PROLOGUE Le président héréditaire Sidney Harris regarda le long cortège disparaître au bout de la promenade du Peuple, puis il se retourna. Depuis la salle de conférence, au deux centième cime, les véhicules drapés de noir ressemblaient à des scarabées inoffensifs rampant au fond d'un canyon urbain, mais lune signification lugubre se reflétait clairement sur les visages qu'il contemplait maintenant. Il se dirigea vers sa chaise et prit place, les coudes posés sur la longue table, le menton dans la paume des mains et le bout les doigts sur les yeux. Puis il se redressa. Iton. Je dois être au cimetière dans une heure, alors soyez bref. » Il se tourna vers Constance Palmer-Levy, ministre de 1;i Sécurité de la République populaire de Havre. « On en sait davantage sur la façon dont ils sont arrivés jusqu'à Walter ? Pas vraiment, non. » Palmer-Levy haussa les épaules. » Les gardes du corps de Walter ont neutralisé le tireur de façon un peu trop radicale. À défaut d'interroger le cadavre, nous l'avons identifié : il s'agit d'un certain Everett Kanamachi .. et d'après le peu d'informations que nous avons pu rassembler, il faisait plus ou moins partie de l'UDC. — Génial. » Elaine Dumarest, ministre de la Guerre, muselait difficilement son agressivité. Walter Frankel et elle s'opposaient depuis des années — c'était inévitable, vu les conflits budgétaires entre leurs deux ministères — mais Dumarest, en personne organisée, préférait appliquer sa politique dans un univers net et propre, et les membres de l'Union pour les droits des citoyens paradaient en tête de sa liste d'éléments perturbateurs. « Vous croyez que les responsables de l'UDC visaient Walter ? » demanda Ron Bergren. Palmer-Levy fronça les sourcils. « Nous les avons amplement infiltrés, dit-elle au ministre des Affaires étrangères, et nos taupes n'ont pas signalé qu'on envisageait une mesure aussi drastique parmi leurs dirigeants. Toutefois, la base a très mal pris les propositions de Walter pour l'AMV, et les membres de l'Union se montrent de plus en plus prudents. D'après moi ils sont en train de s'organiser en cellules, auquel cas le meurtre a pu être autorisé sans que nous l'apprenions. — Je n'aime pas ça, Sid », murmura Bergren. Harris approuva de la tête. L'Union pour les droits des citoyens recommandait « l'action directe dans l'intérêt légitime du peuple » (c'est-à-dire un niveau de vie toujours plus élevé pour les allocataires) mais se limitait habituellement aux émeutes et actes de vandalisme, auxquels s'ajoutaient quelques attentats terroristes à l'occasion et des agressions contre des bureaucrates mineurs, pour l'exemple. L'assassinat d'un ministre représentait une escalade inédite et dangereuse... à supposer que l'UDC avait en effet autorisé l'opération. Nous devrions envoyer l'armée nettoyer tous ces salauds, grommela Dumarest. Nous connaissons leurs meneurs. Donnons leurs noms aux services de sécurité de la Marine et laissons mes fusiliers s'en charger – définitivement. — Ce serait une erreur, fit Palmer-Levy. Pareille répression ne ferait que rendre la foule encore moins docile et, au moins, tant qu'on les laisse se réunir, on sait ce qu'ils préparent. — Comme aujourd'hui ? » lança Dumarest, sarcastique. Palmer-Levy s'empourpra. « Si – et j'insiste sur le "si" – les responsables de l'UDC ont planifié et autorisé le meurtre de Walter, alors j'admets que 'unis avons échoué. Mais, comme vous venez de le faire remarquer, nous avons réussi à dresser une liste de membres et de sympathisants. Si nous les poussons dans la clandestinité, lions ne pourrons plus le faire. Et puis, je le répète, rien ne prouve que Kanamachi n'agissait pas de son propre chef. — Ouais, bien sûr », ironisa Dumarest. Palmer-Levy s'apprêtait à répondre vertement, mais Harris l'arrêt a d'un signe de la main. Pour sa part, le président s'accordait plutôt avec Dumarest, mais il comprenait également lé point de vue de Palmer-Levy. D'après l'UDC, les allocataires avaient naturellement droit à une allocation de minimum vital toujours plus élevée. Ils tuaient (y compris d'autres allocataires) pour affirmer leurs vues, et Harris se serait fait une joie de tous les abattre. Malheureusement, les familles législaturistes à la tête de la République populaire de Havre n'avaient pas le choix : elles devaient permettre l'existence d'organisations telles que l'UDC. En dehors de la violence qui pourrait se déchaîner si on agissait contre eux, ces groupes existaient tient depuis si longtemps et étaient si bien enracinés qu'en éliminer un reviendrait à faire de la place pour un nouveau. La logique voulait donc qu'on garde un œil sur les gêneurs connus plutôt que de les remplacer par d'autres dont on ne saurait rien. Pourtant l'assassinat de Walter Frankel était effrayant. Le système légitimait ou presque la violence des allocataires : elle laissait partie du jeu de pouvoir qui satisfaisait la foule pendant que les législaturistes s'occupaient de gouverner. Les émeutes épisodiques et les assauts contre des maillons contingents de la ..structure bureaucratique havrienne faisaient désormais partie intégrante de ce qui passait pour un « processus démocratique », mais un accord tacite entre les meneurs de l'UDC et lés dirigeants excluait – du moins jusque-là – les membres du gouvernement et les législaturistes éminents de la liste des cibles acceptables. « D'après moi, déclara enfin lentement le président, choisissant ses mots avec soin, nous devons considérer, au moins pour le moment, que l'UDC a bien autorisé cette agression. — Je suis d'accord, je le crains, dit sans joie Palmer-Levy. Et franchement, les rapports selon lesquels Robert Pierre fait les yeux doux aux responsables de l'UDC m'inquiètent presque autant. — Pierre ? » La surprise perçait dans la voix du président et le chef de la Sécurité hocha tristement la tête. Robert Stanton Pierre était le gérant d'AMV le plus puissant de Havre. Non content de contrôler presque quatre-vingts pour cent du vote allocataire total, il occupait également l'office de président du Quorum du peuple, « assemblée démocratique » qui dictait les votes des gérants d'AMV. Voir tant de pouvoir aux mains d'un non-législaturiste en rendait plus d'un nerveux car les familles gouvernantes (statut héréditaire) dépendaient du Quorum du peuple, cette assemblée de béni-oui-oui qui par un vote légitimait leur règne. Pierre, lui, faisait peur. Né allocataire, il s'était frayé un chemin jusqu'à sa position actuelle en utilisant toute la panoplie d'entourloupes du parfait ambitieux. Certains de ses artifices avaient surpris jusqu'aux législaturistes eux-mêmes et, s'il suivait leurs instructions parce qu'il savait de quel côté son pain était beurré, il demeurait maigre et affamé. « Vous êtes sûre de cette information ? » demanda Harris après un instant. Palmer-Levy haussa les épaules. « Nous savons qu'il est en contact avec le PDC », fit-elle. Harris hocha la tête. Le Parti pour les droits des citoyens, l'aile politique de l'UDC, opérait ouvertement dans le Quorum du peuple et dénonçait « l'extrémisme regrettable mais compréhensible auquel certains citoyens étaient poussés ». Le masque était banal mais, en l'acceptant, les gérants du Quorum s'offraient un réseau d'information souvent utile sur les membres clandestins de l'UDC. Nous ignorons de quoi ils ont discuté, continua Palmer-I é v y, ri sa position de président du Quorum lui donne des tas de raisons légitimes pour les rencontrer. Mais il semble s'entendre vraiment très bien avec certains de leurs délégués. — Dans ce cas, nous devons envisager très sérieusement la probabilité qu'il ait eu connaissance à l'avance de ce projet d’assassinat, fit lentement Harris. Je ne dis pas qu'il avait à voir, avec la décision mais, si les responsables de l'UDC étaient impliqués, il aurait pu savoir – ou soupçonner – ce qu'ils mijotaient et s'il savait et ne nous a rien dit, c'est peut-être parce qu’il avait besoin de sceller sa relation avec eux, même à nos dépens. — Sid, vous pensez vraiment que la situation est si grave ? » Bergren. Le président haussa les épaules. « Non, pas vraiment. Mais un excès de pessimisme ne nous tuera pas. En revanche, si l'UDC a bien donné son feu vert et que Pierre en savait quelque chose mais a choisi de se taire, nous allons au-devant d'une grave erreur de politique intérieure en supposant le contraire. — Vous suggérez d'abandonner les propositions de Walter » demanda Georges de La Hure. Cet homme corpulent cheveux blancs avait succédé à Frankel au poste de ministre de l'Économie... non sans déployer d'immenses efforts pour décliner cet « honneur ». Aucune personne sensée n'aurait voulu prendre la responsabilité de la structure fiscale décrépite de la République, et La Hure posait sa question d'un air mécontent. « Je ne sais pas, Georges. » Harris soupira et se pinça l'arête du nez. « Je l'admets à contrecœur, mais je ne pense pas vraiment qu’on puisse se le permettre, reprit La Hure. Pas sans diminuer les dépenses militaires d'au moins dix pour cent. — Impossible, coupa aussitôt Dumarest. Monsieur le président, vous savez bien que c'est hors de question. Nous devons absolument maintenir notre flotte à son niveau actuel – au moins – jusqu'à ce que nous ayons une fois pour toutes réglé le sort de l'Alliance manticorienne. » La Hure fronça les sourcils sans la regarder, mais l'espoir qui brillait dans ses yeux braqués sur le président disparut devant l'expression de Harris. « Nous aurions dû les frapper il y a quatre ans », grommela Duncan Jessup. Le ministre de l'Information publique était un homme trapu, perpétuellement débraillé, qui cultivait l'image d'un oncle grognon au cœur d'or. Son ministère était le porte-parole officiel du gouvernement, son principal organe de propagande, mais il avait également arraché le bureau d'Hygiène mentale au ministère de la Santé publique vingt ans plus tôt. Jessup employait la police d'hygiène mentale avec une aisance froide et impitoyable qui effrayait parfois jusqu'au président, et son contrôle personnel de la PHM en faisait le membre le plus puissant du gouvernement derrière Harris. « Nous n'étions pas prêts, protesta Dumarest. Nos forces étaient trop dispersées, occupées à digérer nos dernières acquisitions, et... — Et vous avez voulu jouer au plus malin, coupa grossièrement Jessup. D'abord le fiasco de Basilic, ensuite le désastre de Yeltsin et Endicott. Nous n'avons réussi qu'à les aider à bâtir leur "alliance" tandis que notre potentiel militaire demeurait stationnaire. Suggérez-vous sérieusement que notre position relative est meilleure aujourd'hui qu'à l'époque ? — Assez, Duncan », fit tranquillement Harris. Jessup le fusilla un instant du regard, puis baissa les yeux. Le président poursuivit, plus calme en apparence qu'en réalité. « L'ensemble du gouvernement a soutenu les deux opérations, et je vous rappelle à tous que, malgré ces deux échecs spectaculaires, la plupart de nos autres manœuvres ont réussi. Nous n'avons peut-être pas empêché les Manticoriens de renforcer leur alliance mais nous nous sommes assuré des positions qui compensent leurs progrès. En même temps, nous le savons tous, l'épreuve de force avec Manticore approche. » Cette remarque fut accueillie par des hochements de tête contrits et Barris se tourna vers l'amiral Amos Parnell, chef d'état-major de la Flotte populaire, assis à côté de Dumarest. « Quel est l'équilibre réel des forces, Amos ? — Il n'est pas aussi favorable que je le souhaiterais, monsieur, répondit Parnell. Nous avons la preuve que l'avance technologique de Manticore est plus considérable encore que nous ne le pensions il y a quatre ans. J'ai personnellement interrogé les survivants de l'opération Yeltsin-Endicott. Aucun de nos hommes n'était présent au stade final de l'action et nous n'avons pas de données susceptibles de confirmer notre analyse des événements, mais il apparaît clairement que les Manticoriens ont détruit un croiseur de combat de classe Sultan avec seulement un croiseur lourd et un contre-torpilleur. Bien sûr, les Masadiens qui formaient l'équipage du Saladin n'avaient pas notre niveau d'entraînement et notre expérience, niais leur échec demeure une indication troublante des capacités relatives de notre matériel. D'après ce qui est arrivé au Saladin, et vu les rapports des survivants des opérations précédentes, nous estimons qu'à tonnage équivalent leur supériorité technique confère à leurs unités un avantage de vingt à trente pour cent. — Sûrement pas tant que ça », objecta Jessup. Parnell haussa les épaules. « Personnellement, je juge cette estimation trop optimiste, monsieur le ministre. Soyons réalistes, leur système éducatif et leur industrie sont beaucoup plus performants que les nôtres, et cette différence se retrouve dans la qualité de leurs ingénieurs en recherche et développement. » Tout en parlant, l'amiral laissa son regard dévier vers Eric Grossman, et le ministre de l'Éducation s'empourpra. Les conséquences catastrophiques de la « démocratisation de l'éducation » en République populaire demeuraient une question sensible entre son ministère et ceux de l'Économie et de la Guerre. Depuis que la supériorité technologique de Manticore s'était imposée comme une évidence, ses échanges avec Dumarest avaient pris un tour acerbe. « De toute façon, poursuivit Parnell, Manticore possède un avantage net, qu'il soit plus ou moins prononcé que nous ne le croyons. D'un autre côté, notre flotte représente deux fois la leur en tonnage comparé, et quarante pour cent de leur mur de bataille est composé de cuirassés tandis que le nôtre compte quatre-vingt-dix pour cent de supercuirassés. De plus, nous avons une grande expérience du combat. Quant à leurs alliés, ils n'ajoutent pas grand-chose à leur puissance de feu réelle. — Alors pourquoi est-ce qu'on s'en inquiète ? demanda Jessup. — À cause de l'astrographie, répondit Parnell. Les Manticoriens possédaient déjà un avantage : leur position centrale. Maintenant ils se sont bâti une défense en profondeur. Je doute qu'ils soient satisfaits de son épaisseur – dans les faits, elle atteint à peine trente années-lumière au niveau de Yeltsin –mais maintenant qu'ils l'ont fermée grâce à Hancock, ils disposent d'un réseau complet de bases de ravitaillement et de maintenance fortifiées tout au long de la frontière. Ils ont donc l'avantage d'une surveillance avancée, et chacune de ces bases représente le point de départ potentiel d'une attaque contre nos propres lignes de ravitaillement si nous agissons contre eux. Leurs patrouilles couvrent déjà tous les axes d'approche, monsieur le ministre, et ce sera encore pire quand les hostilités commenceront. Nous devrons nous frayer un chemin et détruire les bases que nous rencontrerons tout en protégeant nos flancs et nos arrières; ils connaîtront donc à l'avance notre ligne d'attaque et pourront déployer leurs forces pour nous prendre de front. » Jessup grogna et se cala sur sa chaise, sourcils froncés; Parnell continua d'un ton égal. « Toutefois, nous avons établi nos propres bases de façon à couvrir les leurs et, en tant qu'assaillants, nous avons l'initiative. Nous saurons quand et où nous comptons frapper, tandis qu'eux devront couvrir toutes nos cibles potentielles – sans compter que leur flotte se trouve en infériorité numérique. Je ne crois pas qu'ils puissent nous arrêter si nous lançons une offensive totale, mais ils vont nous faire plus mal qu'aucun autre avant eux. — Alors, d'après vous, devons-nous les attaquer ou non ? demanda posément Harris. Parnell jeta un regard en coin au ministre de la Guerre, qui lui fit signe de répondre, et il s'éclaircit la gorge. « Rien n'est jamais acquis dans une campagne militaire, monsieur le président. Comme je vous l'ai dit, j'émets de sérieuses réserves, liées à l'infériorité de notre matériel. En même temps, je pense que nous disposons en ce moment d'un avantage numérique décisif, et je crains que le gouffre technologique qui nous sépare ne se creuse avec le temps. Pour être parfaitement honnête avec vous, monsieur le président, je n'ai pas envie d'affronter Manticore – non qu'ils puissent nous vaincre, mais ils peuvent nous affaiblir; cependant, si nous devons les combattre, mieux vaudrait le faire le plus tôt possible. — Et dans ce cas, comment devrions-nous nous y prendre ? fit sèchement Jessup. — Mes hommes et moi avons dressé des plans sous le nom de code opérationnel global de "Persée", envisageant plusieurs approches possibles. Persée Un commence par la prise de Basilic afin de nous permettre d'attaquer Manticore directement à travers le nœud de son trou de ver; nous lancerions alors l'assaut simultanément par les lignes Basilic-Manticore et Étoile de Trévor-Manticore. C'est notre meilleure chance de les surprendre et de gagner la guerre en portant un seul coup mais, en cas d'échec, nous risquons des pertes catastrophiques. « Persée Deux est plus conventionnel. Nous rassemblons nos forces à la base DuQuesne, dans le système de Barnett, assez loin de la frontière pour que Manticore ne puisse deviner ce que nous préparons. De là, nous attaquons Yeltsin au sud-ouest, le point le plus proche de Manticore sur leur périmètre. Une fois Yeltsin entre nos mains, nous avançons droit sur Manticore en détruisant les bases situées sur nos flancs pour protéger nos arrières. Les pertes seraient plus importantes que dans l'hypothèse d'un succès de Persée Un mais nous éviterions le risque d'une destruction totale de nos forces. « Persée Trois est une variante de Persée Deux qui suppose l'ouverture de deux fronts au départ de Barnett : l'un à Yeltsin et l'autre au nord-ouest, à Hancock. Le but est de menacer les Manticoriens selon deux axes afin de les pousser à diviser leurs forces. Ils pourraient choisir de concentrer leurs troupes pour venir complètement à bout de l'une des attaques, mais c'est peu probable, vu les risques qu'ils seraient alors contraints d'accepter sur le deuxième front. D'après mes hommes, cette hypothèse est compensée par notre capacité à imposer le rythme des opérations en choisissant à quel moment intensifier telle ou telle attaque. » Enfin, il y a Persée Quatre. Contrairement aux autres, ce plan envisage une offensive limitée afin d'affaiblir l'Alliance plutôt que de la vaincre en un seul coup. Dans ce cas, nous attaquons une fois de plus au nord-ouest, vers la station de Hancock. Deux variantes sont possibles : soit nous renfonçons nos effectifs à Seaford 9 pour attaquer directement Hancock, soit nous envoyons une force distincte depuis Barnett sur Zanzibar avant d'obliquer au nord pendant que les forces de Seaford 9 attaquent Hancock, qui sera pris en tenaille. L'objectif premier consiste à détruire la seule base manticorienne importante du secteur et à conquérir Zanzibar, Alizon et Yorik, après quoi nous offrons de négocier un cessez-le-feu. La perte de trots systèmes stellaires habités – surtout dans une zone récemment ajoutée à l'Alliance – secouerait sans doute les autres alliés de Manticore, et la maîtrise de cette région nous mettrait dans une position favorable pour ensuite activer Persée Un ou Trois. — Et si Manticore choisit de poursuivre les opérations plutôt que d'accepter une paix selon nos termes ? demanda Palmer-Levy. — Dans ce cas, nous pourrions lancer Persée Trois – à moins que nous n'ayons subi des pertes plus importantes que prévu – ou nous retirer sur nos positions d'avant la guerre et négocier le cessez-le-feu sur cette base. La deuxième option serait beaucoup moins avantageuse mais resterait envisageable si les opérations militaires sont un fiasco. — Et vous avez une préférence pour l'un des quatre plans d'attaque, Amos ? s'enquit Harris. — Personnellement, je préfère Persée Trois s'il s'agit de mettre un terme au problème, ou bien Persée Quatre – qui diminue substantiellement les risques encourus – si nous adoptons des objectifs plus limités. La nature exacte de nos objectifs relève bien sûr d'une décision politique, monsieur le président. — Je vois. » Harris se pinça de nouveau le nez avant de balayer la table du regard. « Des commentaires, messieurs dames ? — Il faut continuer d'élargir notre base économique si nous voulons maintenir le niveau de l'Allocation de minimum vital, insista La Hure. Et si l'UDC a bien éliminé Walter, je pense que nous devrions faire très attention avant de réduire l'AMV. » Harris hocha la tête d'un air sombre. Sur la planète de Havre, les deux tiers de la population bénéficiaient de l'allocation, et l'inflation faisait partie de la vie économique. Les caisses de l'État étant vides depuis plus d'un siècle, Frankel avait en désespoir de cause proposé qu'on indexe l'AMV sur l'inflation afin de maintenir le pouvoir d'achat réel des allocataires sans l'augmenter. Les « fuites » soigneusement formulées que Jessup avait organisées afin de tester la popularité de cette idée avaient provoqué des émeutes dans presque tous les quartiers proies et, deux mois plus tard, Kanamachi avait tiré douze fléchettes explosives dans la poitrine de Frankel, imposant que son cercueil reste clos lors des funérailles d'État. Une des protestations les moins ambiguës à ce jour, ironisa intérieurement Harris. Il comprenait la panique qui s'emparait de ses collègues à l'idée qu'on réduise effectivement l'AMV. « Compte tenu de ces éléments, poursuivit La Hure, il faut que nous accédions aux systèmes situés au-delà de Manticore, notamment la Confédération silésienne. Si quelqu'un connaît un moyen de nous en emparer sans affronter Manticore, je serais ravi de l'entendre. — Il n'y a aucun moyen. » Palmer-Levy parcourut l'assemblée du regard, mettant chacun au défi de la contredire. Personne ne le fit, et Jessup l'approuva d'un vigoureux signe de tête. Bergren avait l'air beaucoup moins satisfait que ses collègues, mais l'élégant ministre des Affaires étrangères hocha lui aussi la tête à contrecœur. « De plus, reprit la ministre de la Sécurité, une crise diplomatique pourrait aider à calmer le front intérieur, du moins à court terme. Ça a toujours marché jusqu'à maintenant. — C'est vrai. » Une note d'espoir perçait dans la voix du ministre de l'Économie. « Traditionnellement, le Quorum du" peuple accepte toujours qu'on gèle l'AMV pendant les opérations militaires. — Évidemment, fit Dumarest d'un ton méprisant. Ils savent que nous nous battons pour mettre la pâtée dans leur auge ! » Harris grimaça devant son cynisme. Heureusement qu'Elaine s'occupait du ministère de la Guerre plutôt que de relations publiques, se dit-il. Toutefois il ne pouvait contester son analyse. « Tout à fait. » Palmer-Levy eut un sourire froid en regardant Parnell. « Vous dites que nous pourrions subir des pertes contre les Manticoriens, amiral ? » Parnell acquiesça. « Mais nos opérations contre eux seraient-elles étendues ? — Je ne vois pas comment elles pourraient l'être trop, madame la ministre. Leur flotte n'est simplement pas assez importante pour se permettre de sacrifier autant de navires que nous. À moins qu'ils ne trouvent le moyen de nous infliger des pertes complètement disproportionnées, cette guerre ne peut être que courte. — C'est bien ce que je pensais, fit Palmer-Levy d'un air satisfait. Et quelques pertes pourraient même jouer en notre faveur. Je suis sûre que vous pourriez présenter la mort de nos courageux défenseurs de façon à mobiliser l'opinion publique dans ces heures de crise, pas vrai, Duncan ? — Je pourrais, en effet. » Sans aller jusqu'à se lécher les lèvres, Jessup se frotta les mains à l'idée d'un tel coup de propagande, ignorant un soudain éclair de colère dans les yeux de Parnell. « D'ailleurs, en s'y prenant bien, on peut probablement créer un soutien durable pour l'avenir. De toute façon, ça vaudrait certainement mieux que l'instabilité grandissante dont nous sommes témoins. — Alors c'est tout simple, fit Palmer-Levy. Nous avons besoin d'une guerre victorieuse et brève... et je crois que nous savons tous où la trouver, n'est-ce pas ? CHAPITRE PREMIER Dame Honor Harrington laissa tomber son long paquet cylindrique et ôta son chapeau — son « feutre », aurait-on dit deux mille ans plus tôt sur Terre. De son mouchoir, elle essuya la sueur qui perlait sur son front, puis elle s'assit sur un vieil affleurement rocheux en soupirant de soulagement. Elle posa son chapeau sur le côté et contempla le magnifique paysage. Un vent assez froid pour qu'elle se réjouisse d'avoir emmené sa veste en cuir ébouriffait ses cheveux humides de sueur, plus longs qu'avant sa convalescence. Ils demeuraient beaucoup plus courts que ne l'exigeait la mode, mais elle y passait les doigts avec une sensualité curieusement coupable. Elle les avait si longtemps portés très courts pour s'adapter aux casques et à l'absence de gravité qu'elle avait oublié la satisfaction qu'elle tirait de leurs boucles soyeuses. Elle baissa les mains et contempla l'étendue sans fin de l'océan Tannerman. Même ici, à mille mètres au-dessus de sa surface ridée de bleu et d'argent, le vent froid lui apportait l'odeur du sel. Elle était née avec cette odeur qui pourtant lui semblait toujours neuve. Peut-être parce qu'elle avait passé si peu de temps sur Sphinx depuis vingt-neuf ans T qu'elle servait dans la Flotte. Elle tourna la tête et regarda tout en bas, là où avait commencé son ascension. Une petite tache d'un vert brillant ressortait hardiment sur le fond rouge, or et jaune du sol automnal, et elle sollicita les muscles de son œil gauche comme elle avait appris à le faire au cours des interminables mois de thérapie. Elle fut un instant désorientée : elle avait l'impression de bouger tout en restant assise; puis la tache verte se fit soudain plus large. Elle cligna des yeux, toujours surprise par cet effet, et se promit d'exercer davantage son nouvel œil. Mais ce ne fut qu'une pensée lointaine, distraite, car la fonction télescopique de la prothèse effectuait la mise au point sur la structure irrégulière au toit vert et les serres qui l'entouraient. Le toit formait un pic destiné à empêcher la neige de s'y accumuler, car Sphinx se trouvait si loin de la composante GO du système binaire de Manticore que seul un cycle de dioxyde de carbone exceptionnellement actif la rendait habitable. C'était un monde froid, doté d'énormes calottes glaciaires, d'une année qui s'étirait sur soixante-trois mois T et de saisons longues et lentes. Même ici, à quarante-cinq degrés sous l'équateur, les habitants mesuraient les chutes de neige en mètres, et les enfants nés en automne — comme Honor — marchaient avant l'arrivée du printemps. Les extraplanétaires frémissaient à la seule évocation d'un hiver sphinxien. En insistant, on pouvait leur faire admettre que la planète Manticore B-IV, aussi appelée Gryphon, connaissait un climat plus violent, mais il était aussi plus chaud et l'année bien plus courte. Au moins, les événements climatiques gryphoniens prenaient fin trois fois plus vite, et rien ne les ferait démordre de l'idée qu'il fallait être fou pour vivre toute l'année sur Sphinx de son plein gré. Pendant qu'elle examinait la maison de pierre où vingt générations d'Harrington s'étaient succédé, Honor sourit e cette pensée qui comportait malgré tout un fond de vérité. Le climat et la gravité qui régnaient sur Sphinx contribuaient à faire de ses habitants des êtres robustes et indépendants. Ils n'étaient peut-être pas fous, mais ils se montraient fiers et têtus — voire butés. Les feuilles s'agitèrent et Honor tourna la tête tandis qu'une tache rapide de fourrure gris crème émergeait du pseudo-laurier situé derrière elle. Le chêne couronné et l'arbre à piquets, habitat naturel du chat sylvestre à six pattes, poussaient à des altitudes plus raisonnables, mais il se sentait aussi chez lui ici, dans la région des Murailles de cuivre : il avait passé assez de temps sur ses pentes avec Honor encore enfant pour y jouer à son aise. Il se mit à courir en tous sens sur la roche nue et elle se prépara à le recevoir sur ses genoux. Il atterrit lourdement, neuf kilos standard qui équivalaient à plus de douze sur Sphinx, et elle poussa un soupir réprobateur. Il n'eut pas l'air impressionné et se dressa sur son arrière-train, posant ses pattes intermédiaires sur les épaules de sa compagne pour la dévisager de ses yeux verts et brillants. Une intelligence presque humaine la contemplait depuis ces yeux qui n'avaient rien d'humain; il lui toucha la joue gauche d'une patte préhensile dotée de longs doigts et il émit un léger soupir de satisfaction lorsque la peau frémit à son contact. « Non, elle n'a pas cessé de fonctionner », le rassura-t-elle en passant la main sur sa fourrure duveteuse. Il soupira de nouveau, exprimant cette fois un plaisir sans faille, et se laissa glisser dans un ronronnement sonore. Il pesait sur ses genoux comme une masse molle et tiède au bien-être communicatif. Elle savait depuis toujours qu'il partageait ses émotions et s'était parfois demandé si elle-même devinait réellement celles de son chat. Un an plus tôt, il le lui avait finalement prouvé et, tout en le caressant, elle savourait maintenant le plaisir qu'il ressentait. Le calme gagnait autour d'elle, aidé par la brise froide et sèche, et elle se laissait envahir, assise sur l'escarpement rocheux comme dans son enfance, maîtresse des alentours, en se demandant qui elle était vraiment. Capitaine dame Honor Harrington, comtesse Harrington, chevalier de l'Ordre du roi Roger. Quand elle portait l'uniforme, sa tunique noire étincelait de décorations : la Croix de Manticore, l'Étoile de Grayson, l'Ordre du service distingué, la médaille d'honneur, premier rang, la fine ligne rouge sang de la Reconnaissance royale, deuxième rang, deux chevrons marquant ses citations pour faits de guerre avec blessure... La liste s'étirait sans fin. Pendant un temps, elle avait désiré ces médailles, confirmations de sa réussite et de ses compétences. Aujourd'hui encore elle en était fière, pourtant elle n'en rêvait plus. Elle savait trop bien ce que ces morceaux de ruban coûtaient. Nimitz leva la tête et lui enfonça le bout de ses griffes dans la jambe pour signifier son mécontentement : il désapprouvait le cours de ses pensées. Elle lui caressa les oreilles pour s'excuser mais n'en changea pas pour autant : c'étaient ces mêmes considérations qui l'avaient poussée à effectuer les quatre heures d'ascension jusqu'au refuge de son enfance. Nimitz la dévisagea un moment puis soupira, résigné, avant de reposer son menton sur ses pattes et de la laisser réfléchir. Elle porta la main à sa joue gauche et en contracta les muscles sous ses doigts. Il lui avait fallu plus de huit mois sphinxiens (soit presque une année T) de chirurgie reconstructrice et de thérapie pour y parvenir. Son père était l'un des neurochirurgiens les plus doués de Manticore, mais les dégâts causés par le disrupteur avaient mis son talent à l'épreuve car Honor faisait partie de cette minorité d'humains sur qui la thérapie par régénération ne donnait pas de résultats. Les réparations neurologiques opérées sans régénération occasionnaient toujours une légère perte de sensibilité mais, dans son cas, cette perte s'était révélée exceptionnellement grave et s'était compliquée d'une fâcheuse tendance à rejeter les greffes de tissus naturels. Deux remplacements nerveux complets avaient échoué, contraignant les médecins à recourir à des nerfs artificiels dotés de puissants amplificateurs. Les séances de chirurgie sans fin, les échecs répétés et la rééducation longue et douloureuse qu'elle avait dû subir afin de maîtriser les substituts nerveux de haute technologie avaient failli avoir raison de sa volonté. Aujourd'hui encore, les messages que lui envoyaient ses nerfs synthétiques lui semblaient étranges, trop précis. Rien n'avait l'air tout à fait normal, comme si ses implants étaient des capteurs mal réglés, et la comparaison avec les nerfs intacts de sa joue droite accentuait encore cette sensation désagréable. Elle doutait de pouvoir jamais s'y habituer. Son regard se porta de nouveau sur la maison au loin. Toute cette mélancolie lui venait-elle des récents mois d'efforts et de douleur ? Elle avait traversé une période difficile et s'était plus d'une fois endormie en pleurant tandis qu'un feu artificiel crépitait sous sa peau. Aucune cicatrice ne révélait les réparations massives — du moins aucune cicatrice visible — et son visage était presque aussi sensible qu'avant, ses muscles presque aussi dociles. Mais presque seulement. Elle voyait bien la différence dans le miroir, la légère hésitation que marquait la moitié gauche de sa bouche avant de bouger, l'élocution parfois confuse que cette hésitation entraînait. De même, quand le vent lui caressait la joue, elle remarquait sa sensibilité faussée. Et au fond d'elle-même, là où nul ne pouvait voir, se cachaient d'autres cicatrices. Les rêves se faisaient plus rares maintenant, mais ils demeuraient froids et amers. Trop de gens avaient péri sous son commandement... ou parce qu'elle n'avait pas été là pour les garder en vie. Et ces rêves la faisaient douter d'elle-même : Pourrait-elle encore relever le défi du commandement ? Et, si elle en était capable, la Flotte devait-elle lui confier la vie de ses soldats ? Nimitz s'agita de nouveau et se redressa pour poser les pattes sur les épaules de sa compagne. Il planta son regard dans les yeux chocolat d'Honor — l'un naturel, l'autre en matériaux composites et circuits moléculaires dernier cri — et elle sentit son soutien et son affection l'envahir. Elle le prit dans ses bras et enfouit son visage refroidi par le vent dans sa douce fourrure, serrant cette boule de chaleur et chérissant son feu intérieur, plus profond et plus précieux. Il ronronna jusqu'à ce qu'elle le repose sur ses genoux pour prendre une longue inspiration. Elle emplit ses poumons d'air froid, inhalant la fraîcheur de ce début d'automne jusqu'à s'en faire mal, puis elle expira interminablement, se débarrassant de... un poids. Elle ne put l'identifier mais elle le sentit partir, et un autre sentiment le remplaça comme après un long sommeil. Elle était clouée au sol depuis trop longtemps. Sa place n'était plus sur cette montagne qu'elle avait tant aimée, à contempler le décor de sa naissance dans l'air frais et cristallin. Pour la première fois depuis très longtemps, elle ressentait l'appel des étoiles comme une nécessité impérieuse plutôt qu'un défi qu'elle craignait de ne pas savoir relever. Elle décela un changement dans les émotions de Nimitz comme il partageait les siennes. « C'est bon, boule de poils, plus besoin de t'inquiéter », lui dit-elle. Son ronronnement se fit plus sonore et plus rapide. Il remua sa queue préhensile en posant son nez contre celui d'Honor, qui se mit à rire et le serra fort contre elle une nouvelle fois. Ce n'était pas fini, elle en était consciente, mais elle savait au moins où aller et que faire pour enfin se débarrasser de ses cauchemars. « Ouais, reprit-elle à l'adresse du chat sylvestre. Il est temps que j'arrête de m'apitoyer sur mon sort, n'est-ce pas ? » Nimitz remua la queue plus vite en signe d'assentiment. u Grand temps aussi que je retrouve la passerelle d'un vaisseau. À supposer, bien sûr, que les grands chefs veuillent encore de moi. » Cette fois elle ne ressentit aucune amertume à cette idée et se mit à sourire, soulagée. « En attendant, fit-elle plus vivement, nous ferions bien de nous envoler tous les deux. » Elle se leva, déposa Nimitz sur le rocher et se pencha sur son long paquet. Elle dénoua les lanières qui le maintenaient fermé et, dans un cliquetis de métal, assembla la structure tubulaire de ses doigts experts. Nimitz et elle avaient découvert la joie immense de chevaucher les vents des Murailles de cuivre quand Honor avait douze ans, et le chat sylvestre émit des blics d'encouragement tandis qu'elle installait la toile fine et pourtant infiniment résistante. Il lui fallut moins d'une demi-heure pour assembler l'aile delta et vérifier tous les raccords. Elle se glissa dans le harnais qui comportait des lanières de sécurité spécialement modifiées à l'intention de Nimitz. Ce dernier grimpa sur le dos d'Honor et s'agrippa à ses épaules tandis qu'elle ajustait les sangles. Elle sentait le plaisir et l'impatience de son chat se mêler à sa propre exubérance et son œil naturel brillait lorsqu'elle fixa le harnais à l'aile delta et prit la barre en mains. « C'est bon, accroche-toi ! » lui dit-elle avant de s'élancer du bord pour une chute vertigineuse dans un cri de bonheur. Le soleil formait un vague arc rouge orangé derrière les sommets des Murailles de cuivre lorsque Honor effectua un dernier virage. Elle flottait comme un albatros sphinxien au-dessus de l'océan, à cinq kilomètres de la côte. Ses yeux s'étrécirent, amusés, lorsqu'elle aperçut une tache de lumière dans la pénombre, au pied de la montagne. La propriété des Harrington était illuminée dans le noir car son intendant — qui jugeait manifestement qu'une marche de quatre heures suivie de trois heures de vol constituaient un peu trop d'exercice pour une convalescente — rie voulait faire courir aucun risque à son capitaine lors de l'atterrissage. Elle sourit et secoua affectueusement la tête. La pratique de l'aile delta était une passion planétaire sur Sphinx, mais l'intendant en chef MacGuiness venait de Manticore, la planète capitale, et elle le soupçonnait de juger tous les Sphinxiens (et elle-même) un peu fous et irresponsables. D'ailleurs, il faisait de son mieux pour régenter sa vie d'une main de fer. Certes, Honor pouvait difficilement admettre qu'elle aimait le voir aux petits soins pour elle, mais elle devait bien reconnaître (intérieurement) qu'il n'avait pas tout à fait tort cette fois. Pratiquant l'aile delta en experte depuis plus de trente années T, elle aurait dû avoir assez de jugeote pour rentrer tant qu'il faisait assez clair pour atterrir. Il lui faudrait en conséquence endurer avec soumission les reproches respectueux de MacGuiness. Elle s'éloigna de l'océan, ajusta sa position avec précision pour adoucir son angle de descente. Le sol se rua soudain vers elle à une allure vertigineuse. Puis les lumières se trouvèrent juste devant; elle tendit les pieds vers le sol et Nimitz miaula de plaisir tandis qu'elle se précipitait en avant, saluant sa vitesse dans un grand rire. Cette manœuvre la ralentit et elle s'arrêta sur un genou, déposant l'aile delta sur l'herbe rouge et or devant la maison. Un museau froid et moustachu lui caressa l'oreille droite : Nimitz rayonnait de bonheur. Elle le dégagea des sangles et il bondit agilement au sol. Il s'assit pour la regarder quitter à son tour le harnais, se redresser et s'étirer jusqu'à faire craquer ses épaules tout en lui souriant comme une écolière. Puis elle plia l'aile delta en quelques mouvements familiers – pas complètement, mais assez pour en faire un fardeau transportable – et la glissa sous son bras avant de se diriger vers la maison. « Vous avez encore oublié votre bracelet com à la maison, madame, fit une voix respectueuse et légèrement réprobatrice lorsqu'elle pénétra dans la véranda. — Ah bon ? répondit-elle innocemment. Quelle négligence ! Ça m'est sans doute sorti de l'esprit. — Oui, bien sûr », fit MacGuiness. Elle se tourna vers lui et le gratifia d'un grand sourire. Il sourit en retour, mais son regard cachait un certain regret. Aujourd'hui encore, la moitié gauche de la bouche du capitaine était moins expressive et moins alerte, donnant à son sourire une asymétrie qu'on devinait plus qu'on ne la voyait. « Le fait qu'on aurait pu vous demander de rentrer plus tôt n'avait rien à voir avec cet oubli », ajouta-t-il. Honor gloussa. « Rien du tout, fit-elle en traversant la véranda pour déposer l'aile delta repliée dans un coin. — Il se trouve que j'ai essayé de vous appeler, madame, reprit MacGuiness après un instant, la voix plus sérieuse. Un courrier de l'Amirauté est arrivé cet après-midi. Honor se figea un instant, puis rectifia soigneusement la position de l'aile. L'Amirauté avait en général recours à la messagerie électronique et n'envoyait de courriers officiels que dans des circonstances très spéciales. Elle imposa une expression calme à son visage et s'efforça de combattre une soudaine bouffée d'excitation avant de se retourner, le sourcil interrogateur. « Où est-il ? — À côté de votre assiette, madame. » MacGuiness jeta un coup d'œil entendu à sa montre. « Votre dîner vous attend, ajouta-t-il, poussant Honor à sourire de nouveau. — Je vois, murmura-t-elle. Eh bien, laissez-moi prendre une douche et je m'occuperai des deux en même temps, Mac. — Comme vous voulez, madame », répondit MacGuiness sans triomphalisme. Honor s'imposa d'entrer sans hâte dans la salle à manger. La vieille demeure silencieuse l'entourait comme un bouclier. Elle était fille unique et ses parents possédaient un appartement près de leur cabinet médical à Duvalierville, cinq cents kilomètres plus au nord. Ils étaient rarement « à la maison » en semaine et la bâtisse semblait toujours un peu vide sans eux. Pourtant, bizarrement, elle se les représentait toujours ici quand elle était au loin, comme si la maison et eux formaient une seule entité indivisible, comme une ombre protectrice de son enfance. MacGuiness attendait, une serviette soigneusement posée sur l'avant-bras, lorsqu'elle se glissa à sa place. Les capitaines de l'active, entre autres avantages, bénéficiaient des services permanents d'un intendant – mais Honor ne savait pas très bien comment MacGuiness s'était assigné ce rôle. Cela faisait simplement partie de ces choses inévitables : il veillait sur elle comme une mère mais lui imposait des règles sévères. Au nombre de celles-ci figurait un principe strict : rien en dehors d'une bataille rangée ne devait déranger les repas de son capitaine, et il s'éclaircit donc la gorge lorsqu'elle tendit la main vers l'enveloppe anachronique. Elle leva les yeux et il ôta ostensiblement la cloche qui couvrait un plat. Pas cette fois, Mac », murmura-t-elle en brisant le sceau. Il poussa un soupir et reposa la cloche. Nimitz, qui observait leur manège depuis le bout de la table, le ponctua d'un petit blic amusé. L'intendant lui adressa un froncement de sourcils réprobateur. Honor ouvrit l'enveloppe et en sortit deux feuilles de papier, un archaïsme. Elles craquaient au toucher et le capitaine ouvrit de grands yeux – l'organique comme le cybernétique – en parcourant les caractères imprimés de la première page. MacGuiness, à son épaule, se raidit comme elle prenait une profonde inspiration, puis relisait la première page avant de regarder la deuxième. Elle leva les yeux vers lui. — Je pense, dit-elle lentement, qu'il est temps d'ouvrir une bonne bouteille, Mac. Que diriez-vous d'un delacourt 27 ? — Un delacourt, madame ? — Ça ne devrait pas déranger papa... vu les circonstances. — Je vois. Dois-je en déduire qu'il s'agit d'une bonne nouvelle, madame ? — En effet. » Elle s'éclaircit la gorge et caressa la feuille de papier d'un geste empreint de respect. « Mac, on dirait que MédNav dans son infinie sagesse m'a jugée apte à reprendre du service, et l'amiral Cortez m'a trouvé un vaisseau. » Elle leva les yeux avec un sourire soudain et éblouissant. « En fait, il nie donne le Victoire! » MacGuiness, d'ordinaire imperturbable, la regarda bouche bée. Le HMS Victoire n'était pas n'importe quel croiseur de combat : c'était le croiseur de combat, le prix le plus prestigieux, le plus convoité par tous les capitaines. Il y avait toujours un Victoire, dont la liste de distinctions au combat remontait tout droit à Édouard Saganami, fondateur de la I lotte royale manticorienne, et le Victoire actuellement en service était le croiseur de combat le plus récent et le plus puissant de la Flotte. Honor se mit à rire et désigna la deuxième feuille de papier. « D'après ceci, nous sommes attendus à bord mercredi. Prêt reprendre du service dans l'espace, Mac ? MacGuiness croisa son regard, puis il se secoua et un immense sourire illumina son visage. « Oui, madame. Je pense pouvoir le supporter... et c'est certainement l'occasion rêvée pour ouvrir un delacourt ! » CHAPITRE DEUX La navette intrasystème s'arrêta sur le butoir d'arrimage de la station spatiale de Sa Majesté Héphaïstos. Honor appuya sur la touche de sauvegarde de son bloc mémo et quitta son siège à côté du sas. Son visage ne révélait rien de son agitation intérieure tandis qu'elle tirait le béret blanc des capitaines de vaisseau de sous son épaulette gauche. Elle grimaça mentalement en l'ajustant : elle ne l'avait pas porté depuis plus d'une année T et avait oublié combien ses cheveux avaient poussé. On disait dans la FRM que remplacer son premier béret blanc portait malheur. Il ne lui restait donc plus qu'à se couper les cheveux ou à faire élargir le béret, se dit-elle en tendant les bras vers Nimitz. Le chat grimpa bien vite sur son épaulette et ajusta sa position avec un léger blic, puis il caressa le doux béret blanc d'un air de propriétaire. Honor dissimula un sourire indigne du capitaine d'un vaisseau de guerre et Nimitz eut un grognement tolérant et amusé. Il savait que ce symbole comptait beaucoup pour elle et ne voyait aucune raison valable de le cacher. Inutile de mettre son « masque » de capitaine si tôt pourtant, elle devait bien l'admettre puisque, en dehors de MacGuiness, personne dans la navette ne connaissait son identité ni la raison de sa présence. Mais elle avait besoin de s'entraîner. Même le voyage en navette lui semblait étrange après une si longue absence, et il était crucial d'aborder un nouveau commandement du bon pied. De plus... Elle mit brusquement fin à son monologue intérieur et reconnut la vérité. Il ne s'agissait pas simplement d'un sentiment d'étrangeté : elle était inquiète et, malgré la joie que lui procurait son retour dans l'espace, elle mourait de trac. Elle avait passé autant d'heures dans les simulateurs qu'on le lui avait permis entre les séances de chirurgie et de rééducation, mais elle en aurait voulu davantage. Malheureusement, il est difficile de discuter avec votre médecin quand il est également votre père et, même si le docteur Harrington lui avait accordé toutes les heures qu'elle réclamait, une simulation ne valait pas la réalité. Sans compter qu'elle n'avait jamais commandé de navire aussi gros et puissant que le Victoire : avec ses huit cent quatre-vingt mille tonnes et plus de deux mille membres d'équipage, il aurait rendu n'importe qui nerveux après un si long séjour planétaire, avec ou sans simulateurs. Elle savait pourtant que son long congé maladie n'expliquait pas à lui seul son appréhension. Une nomination à la tête du Victoire représentait une immense reconnaissance professionnelle, surtout pour un capitaine qui n'avait jamais auparavant commandé de croiseur de combat. Elle constituait entre autres une approbation implicite de sa conduite dans son poste précédent — quoi qu'elle-même puisse en penser -- et une indication claire que l'Amirauté la destinait à de plus hautes fonctions. Le revers de la médaille, c'est qu'elle s'accompagnait de nouvelles responsabilités et du risque d'échouer. Elle prit une profonde inspiration, carra les épaules et porta la main aux trois étoiles d'or brodées sur sa veste. Tout au fond d'elle-même, elle se mit à rire de ses propres réactions. Chacune de ces étoiles représentait un précédent commandement hypercapable, or elle avait à chaque fois connu les affres du doute. Oh, c'était un peu différent cette fois, mais le fond restait le même. Elle ne désirait rien plus au monde que le commandement... et rien ne l'effrayait plus que l'idée de faillir une fois qu'elle l'avait obtenu. Nimitz émit un nouveau blic discret à son oreille. Il se voulait à la fois réconfortant et critique, et Honor tourna les yeux vers lui. Il bâillait légèrement, découvrant des crocs blancs acérés en un sourire confiant et paresseux de prédateur. Les yeux de sa compagne s'étrécirent, rieurs, comme elle lui caressait les oreilles en se dirigeant vers le sas, MacGuiness sur les talons. La capsule de transport du personnel militaire les déposa à une extrémité de la coque d'Héphaïstos. La station spatiale semblait plus vaste à chaque visite... sans doute parce qu'elle s'agrandissait. Héphaïstos était le chantier naval principal de la Flotte royale manticorienne et les programmes de construction de la Flotte, en constante progression, se reflétaient dans une augmentation tout aussi constante de la taille de la station. Elle mesurait maintenant plus de quarante kilomètres de long et formait un assemblage disgracieux mais terriblement productif de cales de radoub et de construction, d'ateliers de fabrication, de fonderies spatiales et de logements destinés aux milliers d'ouvriers. Dans la galerie du bassin de carénage, elle jeta un coup d'œil par la baie plastoblindée tout en se dirigeant avec MacGuiness vers le boyau d'accès. Elle dut prendre sur elle pour ne pas rester bouche bée comme un aspirant à son premier déploiement, car la forme puissante et élancée qui flottait au bout des faisceaux d'amarrage en cale de construction lui criait de s'arrêter et de la contempler avidement. Le HMS Victoire était presque terminé. Les radoubeurs et leurs engins flottaient autour de lui et rampaient sur sa coque comme de minuscules fourmis laborieuses. Le fuseau aplati de la coque d'acier semblait tacheté en attendant qu'on le revête de son pigment final. Les gorges creuses de lanceurs de missiles et les museaux menaçants de lasers et grasers s'entassaient dans le compartiment d'armement béant, et les mécas posaient déjà le blindage des derniers noyaux d'impulsion. Encore deux semaines, pensa Honor, trois au plus, jusqu'aux essais définitifs. Il y avait seulement vingt années T, la procédure aurait été bien plus longue : des essais d'homologation auraient suivi les tests du constructeur, avant que la Flotte procède à sa propre évaluation. Mais le temps manquait aujourd'hui. Les constructions se succédaient à un rythme effarant, et la raison de cette hâte en effrayait plus d'un. Elle franchit un coude de la galerie et les fusiliers en faction devant le boyau d'accès au Victoire se raidirent. Ils se mirent au garde-à-vous tandis qu'elle approchait d'un pas mesuré. Elle leur rendit leur salut et tendit son identifiant au sergent responsable, qui l'examina brièvement bien qu'attentivement avant de le lui rendre avec un nouveau salut. « Merci, madame la comtesse », fit-il d'un ton sec. La lèvre d'Honor frémit : elle commençait seulement à s'habituer à son statut de pair du Royaume – bien qu'en réalité elle n'en fût pas exactement un – mais elle résista à la tentation de sourire et accepta son identifiant avec un hochement de tête sévère. — Merci à vous, sergent. » Elle allait pénétrer dans le boyau mais s'arrêta en voyant le fusilier tendre la main vers son bracelet com. Il s'immobilisa, raide, et cette fois elle s'autorisa un sourire. « C'est bon, sergent. Allez-y. — Euh... bien, madame la comtesse. » Le sergent s'empourpra, puis il se détendit et lui rendit son sourire. Certains capitaines préféraient prendre leur nouvel équipage par surprise, mais Honor avait toujours jugé cette approche inutile et stupide. À moins que le second ne soit parvenu à s'aliéner les membres de son équipage, ceux-ci le préviendraient de toute façon dès que le capitaine aurait le dos tourné. Et il était hors de question que l'équipage du Victoire laisse son second dans l'ignorance. Elle sourit à cette idée en franchissant la bande rouge annonçant une zone à zéro g pour se lancer dans un gracieux déplacement en chute libre. Une haie d'honneur l'attendait au sas d'entrée. Les soldats se mirent au garde-à-vous, le sifflet électronique du bosco retentit comme lors des vieux rituels et le capitaine de frégate en uniforme impeccable qui avait pris la tête des officiers supérieurs du Victoire la gratifia d'un salut digne de l'Académie. Honor salua avec le même formalisme et sentit que Nimitz demeurait parfaitement tranquille sur son épaule. Elle s'était échinée à lui faire comprendre qu'il devait bien se tenir et fut soulagée de voir que ses efforts avaient payé car, si le chat sylvestre ne se montrait pas familier avec le premier venu, il saluait avec effusion les rares élus de son cercle d'amis. — Permission de monter à bord, madame ? demanda Honor sur un ton très protocolaire en baissant la main. — Permission accordée, madame la comtesse », répondit le capitaine de corvette d'une douce voix de contralto tout en s'écartant du sas d'entrée. Le geste était inhabituellement élégant de la part d'un subordonné. Inconsciemment, presque instinctivement, Honor dissimula un autre sourire. Elle mesurait près de quatorze centimètres de plus que son second mais n'avait jamais eu la même présence, la même capacité innée à dominer l'espace qui l'entourait, et elle doutait de jamais y parvenir. La SA Colonie Manticore avait essentiellement recruté ses colons dans l'hémisphère occidental de la vieille Terre et, après cinq cents années T, l'héritage génétique des premiers colons s'était largement homogénéisé. Malgré quelques exceptions —comme Honor elle-même, dont la mère, originaire de l'ancienne colonie Beowulf, était d'extraction asiatique presque pure — il était difficile de deviner l'ascendance de quiconque au premier regard. Son nouveau second constituait toutefois une autre exception. Par quelque mystère de la génétique, le capitaine de frégate Michelle Henke rappelait le génotype de ses premiers ancêtres manticoriens : sa peau était à peine plus claire que son uniforme noir, ses cheveux bouclaient plus obstinément encore que ceux d'Honor... et son visage portait distinctement les traits nets et caractéristiques de la maison des Winton. Le capitaine de frégate Henke resta muette en escortant le nouveau commandant jusqu'à la passerelle. L'expression de son visage était grave mais une lueur malicieuse brillait dans ses yeux, qui rassura Honor. Elles ne s'étaient pas vues depuis plus de six années T, et à l'époque Henke était plus gradée qu'elle. Aujourd'hui elle avait non seulement deux grades de moins qu'Honor, mais elle devenait également son second et son subordonné immédiat, ce qui lui avait fait craindre une possible hostilité. Elles arrivèrent à la passerelle et Honor jeta à la ronde un coup d'œil de connaisseur. Lorsqu'elle en avait pris le commandement, son vaisseau précédent était tout aussi neuf que le Victoire, et elle avait eu beaucoup de chance, elle le savait, de se voir accorder deux navires flambant neufs à la suite, même dans une Flotte en pleine croissance. Mais si merveilleux qu'ait été le croiseur lourd Intrépide, sa passerelle ne soutenait pas la comparaison avec celle du Victoire, et l'immense section tactique lui mit l'eau à la bouche. Manticore affectionnait particulièrement les croiseurs de combat, parfaitement adaptés aux schémas tactiques rapides et vigoureux que la Flotte appliquait depuis plus de quatre siècles T, et Honor sentait la puissance de son navire vibrer autour d'elle. Elle mit fin à cet instant de plaisir sensuel pour se diriger vers le fauteuil de commandement. Elle allait déposer Nimitz sur le dossier mais changea d'avis : ce moment lui appartenait aussi, et elle décida de le laisser tranquille tout en enfonçant un bouton sur le bras du fauteuil. Les notes claires du signal d'attention générale se déversèrent par les haut-parleurs du vaisseau et son visage apparut sur les écrans muraux tandis qu'elle sortait de sa veste le document portant ses ordres. Elle regardait l'objectif en face, s'imposant de ne pas s'éclaircir la gorge et se demandant dans un coin de son esprit pourquoi elle se sentait si nerveuse. Ce n'était pas comme si elle n'avait jamais accompli ce cérémonial! Elle écarta cette idée et déplia ses ordres. Le bruit du papier froissé retentit dans le silence, puis elle se mit à lire d'une voix claire et posée. « De l'amiral Lucien Cortez, cinquième Lord de la Spatiale, Flotte royale manticorienne, au capitaine dame Honor Harrington, comtesse Harrington, CORR, CM, ÉG, OSD, MH, Flotte royale manticorienne, vingt et unième jour, sixième mois, année deux cent quatre-vingt-deux après l'Atterrissage. Capitaine : il vous est ordonné par la présente de vous rendre à bord du vaisseau stellaire de Sa Majesté le Victoire, CC-quatre-un-trois, pour y assumer les devoirs et les responsabilités d'officier commandant au service de la Couronne. Ne faillissez pas à cette charge sous peine d'en supporter seule les conséquences. Par l'ordre de Lady Francine Maurier, baronne de l'Anse du .Levant, Premier Lord de l'Amirauté, Flotte royale manticorienne, pour Sa Majesté la reine. » Elle replia le document lentement et soigneusement, savourant une fois encore l'excitation de l'instant, puis se tourna vers le capitaine de frégate Henke. « Madame, je prends le commandement, dit-elle. — Capitaine, répondit Henke avec formalisme, vous avez le commandement. — Merci. » Puis Honor se retourna vers l'intercom qui la reliait à son équipage encore anonyme. «Je suis très fière aujourd'hui », commença-t-elle avec sincérité, évitant ainsi la banalité formelle dans laquelle elle craignait de tomber. « Rares sont les capitaines qui ont un jour l'honneur de commander un navire au palmarès si prestigieux. Plus rares encore ceux qui obtiennent le privilège de recevoir leur bâtiment directement des mains du constructeur, et aucun n'a jamais l'occasion de connaître les deux plus d'une fois. En tant qu'équipage du Victoire, nous devons nous montrer à la hauteur et enrichir le palmarès du vaisseau qu'on nous a confié, mais lorsque viendra l'heure pour moi de le laisser aux soins d'un autre capitaine, j'ai la certitude qu'il ou elle devra relever un défi plus grand encore. » Elle s'arrêta, le regard serein, puis se permit un sourire malicieux. — Vous allez vous sentir surmenés et sous-estimés le temps que nous apprenions à nous connaître, mais gardez ceci à l'esprit : c'est pour la bonne cause. Je suis sûre que je peux compter sur vous tous pour me donner le meilleur. Je vous promets de faire de mon mieux en échange. » Elle fit un signe de tête vers la caméra. « Reprenez vos activités », conclut-elle avant de couper la communication et de se retourner vers Henke. — Bienvenue à bord, commandant. » Le second tendit la main pour la traditionnelle poignée de main de bienvenue et Honor la serra fort. — Merci Michelle. Ça fait du bien d'être ici. — Puis-je vous présenter vos officiers supérieurs ? » s'enquit Henke. Honor hocha la tête et le second fit signe aux officiers qui attendaient de s'avancer. — Capitaine de frégate Ravicz, madame, notre ingénieur mécanicien. — Monsieur Ravicz », murmura Honor. Les yeux enfoncés de l'ingénieur brillaient de curiosité tandis qu'il la saluait courtoisement. Elle lui serra la main avant de rendre son attention à Henke. — Capitaine de frégate Chandler, notre officier tactique. — Mademoiselle Chandler. » Le petit officier tactique aux cheveux roux n'arrivait même pas à l'épaule d'Honor, mais elle avait l'air solide, pleine de bon sens, et son regard bleu était aussi ferme que sa poignée de main. « Je crois que vous connaissez déjà le chirurgien en chef Montoya, notre médecin », fit Henke. Honor eut un immense sourire et prit la main du chirurgien dans les siennes. « En effet! Contente de vous retrouver, Fritz. — C'est réciproque, pacha. » Montoya examina un instant sa joue gauche avant de hocher la tête. « Et quel plaisir de vous revoir en si bonne forme, ajouta-t-il. — J'ai eu un bon docteur – plutôt deux, en fait », répondit Honor. Elle lui serra encore la main avant de se tourner vers l'officier suivant sur la liste de Henke. « Lieutenant-colonel Klein, en charge de notre détachement de fusiliers. — Colonel. » Klein eut un signe de tête respectueux en saisissant la main d'Honor. Il avait un visage indéchiffrable, mais un nombre impressionnant de décorations ornaient sa veste noire. Et c'était logique : le Victoire transportait un bataillon complet de fusiliers et l'Amirauté n'allait pas leur choisir un officier supérieur au hasard. « Le capitaine de corvette Monet, notre officier de com, reprit Henke, respectant toujours l'ordre des grades et l'ancienneté. — Monsieur Monet. » L'officier de communications était l'antithèse de l'officier tactique : un homme grand et mince, insipide, aux traits sans humour. Sa poignée de main, bien que relativement ferme, était assez mécanique. « Le capitaine de corvette Oselli, notre astrogatrice. » Henke, dont la voix était jusque-là restée neutre, insista légèrement sur le terme « astrogatrice », et Honor esquissa un sourire car ses propres talents en la matière n'étaient guère remarquables. « Mademoiselle Oselli. » Honor lui serra la main. Elle l'appréciait déjà : les yeux et les cheveux de la jeune femme étaient aussi sombres que les siens, et ses traits délicats, presque rusés, respiraient l'intelligence et la confiance en soi. « Enfin voici le capitaine de corvette Jasper, notre officier chargé de la logistique. — Monsieur Jasper, fit Honor avec un sourire à la fois complice et compatissant, je crois que vous et moi allons nous voir souvent ces prochaines semaines. J'essayerai de ne pas vous demander l'impossible, mais vous savez comment sont les commandants... — Oui, madame, je le crains. » Un certain amusement colorait le baryton de Jasper. « Pour l'instant, je sais presque exactement où nous en sommes et ce dont nous avons encore besoin. Évidemment, tout cela est susceptible de changer d'ici à notre départ du chantier. — Évidemment », acquiesça Honor. Elle croisa les mains derrière le dos et passa en revue tout le petit groupe. « Bien, messieurs dames, nous avons beaucoup à faire et je suis sûre que j'apprendrai vite à vous connaître. Pour l'instant, je vais vous laisser retourner aux tâches que mon arrivée a interrompues, mais vous êtes tous conviés à dîner avec moi à dix-huit zéro zéro, si cela vous convient. Il y eut quelques hochements de tête et murmures affirmatifs, et Honor sourit intérieurement : avait-on jamais vu un officier à qui il ne « convenait » pas de dîner avec son nouveau commandant à son premier jour en poste ? Elle les congédia d'un signe de tête courtois et ils s'éloignèrent, mais elle leva la main au moment où Henke faisait mine de partir. « Attendez un instant, madame. J'aimerais que vous me suiviez dans mes quartiers. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. — Bien sûr, madame la comtesse, murmura Henke en parcourant la passerelle du regard. Mademoiselle Oselli, vous avez le quart. — À vos ordres, madame. À moi le quart », répondit Oselli. Henke suivit Honor dans la capsule intra-vaisseau. Les portes se refermèrent derrière elles et le formalisme du second fit place à un immense sourire. « Bon sang, ça fait plaisir de te revoir, Honor ! » Elle passa un bras autour de son supérieur et la serra fort, puis elle leva la main vers Nimitz. Le chat sylvestre eut un ronronnement joyeux et tendit la patte pour une poignée de main personnelle. Elle se mit à rire. « Ça fait du bien de te revoir aussi, boule de poils. Tu extorques toujours des branches de céleri à tes malheureux compagnons ? » Nimitz émit un Blic suffisant et balança sa queue duveteuse. Honor sourit à son second. En règle générale, elle détestait les effusions et, malgré sa récente élévation au rang de pair du Royaume, elle demeurait mal à l'aise face aux personnes issues des rares hauteurs de l'aristocratie, mais Michelle Henke n'était pas comme les autres. Elle n'avait jamais abusé de la position de sa famille, une branche cadette de la dynastie régnant sur Manticore, et elle affichait une aisance naturelle dans ses relations avec autrui et en public qu'Honor ne pouvait que lui envier. Elles avaient partagé la même chambre pendant plus de trois années T sur l'île de Saganami, et Henke avait passé des heures à essayer d'inculquer les bases des mathématiques multidimensionnelles à sa grande et timide camarade de chambre, et plus de temps encore à l'initier aux mystères du protocole et de la haute société. Honor, descendante d'une famille de francs-tenanciers, n'était pas préparée à fréquenter la noblesse, et elle s'était souvent demandé si l'adjudant de l'Académie ne l'avait pas associée à Henke pour cette raison. Enfin, que son choix ait été intentionnel ou non, la confiance naturelle de Michelle l'avait bien aidée, elle le savait. « Ça me fait plaisir de te revoir aussi, Michelle », dit-elle simplement, la serrant brièvement dans ses bras avant de se redresser quand la capsule s'arrêta. Henke lui sourit puis reprit son air impassible, et les portes s'ouvrirent dans un sifflement. Les deux femmes s'engagèrent dans le couloir qui menait aux quartiers d'Honor. Le fusilier en faction devant la cabine du capitaine se mit au garde-à-vous à leur approche. La jeune femme était impeccable dans son uniforme vert et noir, et Honor eut un geste courtois à son adresse avant d'ouvrir le sas. Elle fit signe à Henke d'entrer, puis s'arrêta en voyant ses nouveaux quartiers pour la première fois. Ils étaient immenses, pensa-t-elle, impressionnée. Ses effets personnels étaient arrivés la veille et MacGuiness s'affairait autour du module de survie pour chat sylvestre fixé à une cloison. Il se retourna et fit mine de se mettre au garde-à-vous en constatant que le commandant n'était pas seule, mais Honor l'arrêta d'un geste. « Michelle, voici l'intendant en chef MacGuiness, mon... ange gardien. » Le commandant en second gloussa et MacGuiness hocha la tête d'un air résigné. « Mac, je vous présente le capitaine de frégate Henke. Vous pouvez reprendre vos activités, ajouta Honor. Le capitaine Henke et moi sommes de vieilles amies. — Bien sûr, madame. » MacGuiness se pencha de nouveau sur le module et Nimitz bondit de l'épaule de sa compagne sur l'engin pour l'observer. Honor quant à elle examinait les lieux, incrédule. Ses effets personnels remplissaient presque trop bien ses quartiers précédents, pourtant ici ils avaient l'air spartiates. Un tapis de valeur couvrait le sol et une immense toile représentant le premier Victoire lors de la bataille de Carson occupait toute une cloison. De l'autre côté de la cabine, un portrait officiel d'Élisabeth III, reine de Manticore, lui faisait face. Un portrait, nota Honor, qui présentait une ressemblance frappante avec son commandant en second. « ConstNav gâte vraiment les commandants des croiseurs de combat, tu ne trouves pas ? murmura-t-elle. — Oh, je ne sais pas. » Henke balaya la pièce du regard et haussa un sourcil. « Je dirais que c'est ce qu'il faut pour une femme de ta distinction, dame Honor. — Tu parles ! » Honor gagna le fauteuil placé devant la baie plastoblindée et s'y enfonça, contemplant les flancs irréguliers de la station spatiale. " Il va me falloir un peu de temps pour m'habituer. — Tu t'y feras, j'en suis sûre », répondit simplement Henke. Elle alla jusqu'au bureau d'Honor et tendit la main vers une plaque dorée déformée par la chaleur qui trônait sur la cloison. Le planeur qu'elle représentait avait perdu le bout d'une aile, et Henke la toucha doucement. « C'est arrivé à Basilic ? demanda-t-elle. Ou à Yeltsin ? — Basilic. » Honor croisa les jambes et secoua la tête. " Et le module de Nimitz l'a échappé belle. On a eu de la chance. — C'est le moins qu'on puisse dire. Tes compétences n'avaient sûrement rien à voir là-dedans, acquiesça le second avec un nouveau sourire. — Je n'irais pas jusque-là, répondit Honor, surprise de sa facilité à l'admettre, mais je dois bien reconnaître en toute honnêteté que j'ai eu ma part de chance. » Henke émit un grognement moqueur et se retourna vers la plaque, la redressant avec soin, et Honor sourit à son dos. Elles ne s'étaient pas vues depuis bien trop longtemps et leur relation avait changé car leurs rôles étaient différents, mais sa crainte que ce changement puisse les mettre mal à l'aise semblait maintenant aussi stupide qu'infondée. Le second abandonna l'idée de redresser la plaque déformée et tourna l'un des confortables fauteuils vers la baie. Elle s'y affala avec une nonchalance agile, antithétique des mouvements économes d'Honor, puis pencha la tête de côté. « Je suis vraiment contente de te revoir, surtout en si bonne forme, dit-elle tranquillement. J'ai entendu dire que ta convalescence était difficile. » Honor balaya cette remarque d'un geste de la main. « Ça aurait pu être pire. Étant donné que j'ai perdu la moitié des hommes sous mes ordres, je me dis parfois qu'elle a été plus facile que je ne le méritais. » Nimitz leva les yeux depuis le module de survie, les oreilles à demi aplaties, comme la voix de sa compagne se teintait d'amertume malgré elle. « Bizarrement, je me doutais que tu ferais ce genre de réflexion, murmura Henke en secouant la tête, l'air désabusé. Certaines personnes ne changent jamais, pas vrai ? » Honor jeta un regard à MacGuiness. " Mac, pourriez-vous nous amener deux bières, s'il vous plaît ? — Bien sûr, madame. » L'intendant appuya sur une dernière touche du module et disparut dans sa cuisine, puis Nimitz bondit jusqu'au divan à côté d'Honor. — Très bien, cher second. Tu n'as qu'à me faire ton petit laïus pour me réconforter », soupira-t-elle au moment où le sas de la cuisine se fermait. Henke fronça les sourcils. — Je ne crois pas que tu aies vraiment besoin d'un "petit laïus", Honor. Toutefois, un peu de bon sens ne te ferait pas de mal. » Honor leva les yeux, étonnée du ton soudain sévère de son amie. Henke eut un sourire forcé. — Je me rends bien compte qu'un capitaine de frégate n'est pas censé dire à un capitaine de vaisseau qu'elle se met le doigt dans mais c'est vraiment stupide de t'en vouloir pour ce qui est arrivé à tes hommes ou à l'amiral Courvosier. » Honor grimaça au nom de Courvosier et la voix de Henke s'adoucit. " Désolée. Je sais que tu étais très proche de l'amiral mais, bon Dieu, Honor, personne n'aurait fait mieux avec les informations dont tu disposais ! Et l'amiral Courvosier ne nous répétait-il pas sans arrêt qu'on ne peut juger la prestation d'un officier qu'en tenant compte de ce qu'il savait au moment où il a pris sa décision ? » Son regard était sévère. Honor sentit sa bouche frémir au souvenir d'autres sermons dans une chambre d'internat, bien des années plus tôt. Elle allait répondre mais s'interrompit car MacGuiness revenait avec leurs bières. Il servit les deux officiers et se retira de nouveau. Honor se mit à faire tourner sa chope entre ses longs doigts, les yeux plantés dans sa bière. Elle soupira. « Tu as raison, Michelle. L'amiral me botterait salement les fesses s'il savait combien je m'en veux pour ce qui lui est arrivé, je le sais bien. Mais ça ne m'empêche pas de culpabiliser, fit-elle en relevant les yeux. Enfin, je me débrouille quand même. Vraiment. — Tant mieux. » Henke leva sa bière. « Aux amis absents, dit-elle doucement. « Aux amis absents », murmura en retour Honor. Les verres s'entrechoquèrent et les deux femmes se mirent à boire puis baissèrent leur chope presque en même temps. — Au cas où j'aurais omis de le dire, poursuivit Henke sur un ton plus animé en désignant les quatre anneaux d'or qui brillaient au poignet d'Honor, je dois avouer que l'uniforme de capitaine de vaisseau te va très bien. —Tu veux dire que j'ai moins l'air d'un grand cheval, surtout », répondit Honor, ironique mais soulagée de ce changement de ton. Henke se mit à rire. « Si tu savais combien les mortels plus petits t'envient tes centimètres, la taquina-t-elle. En tout cas, j'espère que tu en as conscience, je m'attends à ce que tu fasses des merveilles pour ma carrière. — Ah bon ? Et comment ça ? — Regarde les choses en face. Tes deux derniers seconds ont chacun obtenu leur propre vaisseau et, d'après ce que j'ai entendu dire, Alistair .McKeon reçoit son quatrième anneau le mois prochain. Et puis Alice Truman vient de m'écrire qu'elle prend le commandement d'un croiseur lourd. Crois-tu qu'il s'agisse d'une coïncidence s'ils ont tous les deux servi sous tes ordres ? Je te préviens, Honor, il me faudra au moins mon croiseur à moi à la fin de cette mission ! » Elle sourit et reprit une grande gorgée de bière, puis se cala dans son fauteuil, l'air complice. « Et maintenant, madame, avant de nous plonger dans les kilomètres de paperasserie qui nous attendent toutes les deux, je veux entendre ta version de tout ce qui s'est passé depuis notre dernière rencontre. » CHAPITRE TROIS La pluie battait les vitres épaisses, et le feu qui crépitait derrière Hamish Alexander, comte de Havre-Blanc, dansait au rythme du vent qui balayait la cheminée. Il s'agissait d'une façon archaïque, presque barbare, de chauffer une pièce, mais le feu n'avait pas été allumé dans cette intention. Le froid sec du début de l'hiver, précédant les chutes de neige, s'était installé sur Havre-Blanc, pénétrant les corps et les esprits, et la lueur et le grésillement d'un bon feu conservaient la magie d'autrefois. Le treizième comte de Havre-Blanc se cala dans l'immense fauteuil de bois construit sur l'ordre exprès de son ancêtre le onzième comte pour examiner son visiteur. Sir James Bowie Webster, Premier Lord de la Spatiale de l'Amirauté manticorienne, portait l'uniforme noir et or d'amiral; Havre-Blanc était en civil. — Alors c'est officiel ? — Oui. » Webster prit une gorgée de café brûlant puis haussa les épaules. « Je ne dirais pas que mon choix personnel se serait porté sur lui, mais je quitte mes fonctions dans deux mois. » Havre-Blanc grimaça légèrement puis hocha la tête d'un air compréhensif. Il était des plus irritants qu'un homme du talent de Webster doive abandonner le poste de Premier Lord de la Spatiale mais, afin de compenser l'allongement des carrières qu'avait causé l'utilisation du prolong, la Flotte pratiquait depuis longtemps une rotation régulière de ses amiraux pour que ceux-ci restent au contact des réalités du terrain. Webster sourit devant l'expression de son ami; pourtant son regard était sérieux lorsqu'il reprit : « Il faut bien que quelqu'un me remplace et, malgré tous ses défauts, Caparelli a les reins solides. Ça pourrait se révéler important dans les années qui viennent. — Les reins bien solides... pour compenser la mollesse de son cerveau », marmonna Havre-Blanc. Webster émit un grognement moqueur. — Tu ne lui as toujours pas pardonné de t'avoir malmené sur le terrain de football de Saganami, on dirait... — Et pourquoi devrais-je lui pardonner ? demanda Havre-Blanc avec une pointe d'humour. C'était l'exemple type du triomphe de la force brute sur la technique, tu le sais très bien. — Et, en plus, tu as horreur de perdre. — Et j'ai horreur de perdre, acquiesça ironiquement le comte avant de hausser les épaules. Enfin, comme tu dis, il a des tripes. Et au moins il n'aura pas Janacek sur le dos. — Alléluia », commenta Webster, fervent. Les deux officiers ne portaient pas dans leur cœur le responsable civil de la Flotte, récemment remplacé. Toutefois, reprit Havre-Blanc après un moment, quelque chose me dit que tu n'es pas venu jusqu'ici pour m'annoncer que Cromarty et la baronne de l'Anse du Levant avaient choisi Caparelli. — Quelle perspicacité ! » Webster posa sa tasse et se pencha en avant, les avant-bras sur les genoux. « En fait, Lucien Cortez reste Cinquième Lord, mais Caparelli va vouloir mettre en place des gens de son choix et je suis venu te consulter avant de signer quelques affectations de dernière minute. » Havre-Blanc haussa les sourcils et Webster eut un geste qui se voulait rassurant : « Oui, il lui appartient de nommer ceux qu'il souhaite. C'est aussi comme cela que je l'entendais en prenant le poste. Mais il va un peu tâtonner pendant quelques mois et, vu la situation actuelle en République populaire, je veux qu'il puisse s'appuyer sur une équipe solide sur le terrain pendant la phase de transition. — Logique. — Heureux de te l'entendre dire. Bref, je suis à peu près sûr d'avoir placé les bonnes personnes aux bons endroits... à quelques exceptions près. — Telles que ? — La station de Hancock, essentiellement. C'est pour cette raison que je voulais te parler », fit Webster. Havre-Blanc eut un grognement approbateur car il revenait tout juste d'une visite d'inspection de cette station, la plus récente de la Flotte royale manticorienne et peut-être la plus importante. La naine rouge stérile du système de Hancock n'avait rien d'attirant... si ce n'est sa position stratégique : elle se trouvait au nord galactique de Manticore, idéalement placée pour accueillir un détachement militaire avancé destiné à protéger les systèmes de Yorik, Zanzibar et Alizon, tous membres de l'alliance que le Royaume avait initiée pour contrer Havre. Et, peut-être plus important encore, elle se situait à moins de dix années-lumière du système Seaford 9, l'une des plus grandes bases-frontières de la République populaire de Havre. Détail d'autant plus intéressant que Havre n'avait absolument rien à protéger à moins de cinquante années-lumière. — Laisse-la à Sarnow, fit le comte, sur quoi Webster grogna. — Bon sang, je me doutais que tu dirais ça! Il manque d'ancienneté, tu le sais aussi bien que moi! — Ancienneté ou pas, c'est quand même lui qui a convaincu Alizon de rejoindre l'Alliance, répliqua Havre-Blanc, sans compter qu'il a aussi organisé Hancock. Et si tu as lu mon rapport, tu sais quel genre de boulot il a fait là-bas. — Je ne mets pas en cause ses compétences, juste son ancienneté, rappela Webster. Personne n'admire son travail plus que moi mais, maintenant que l'arsenal est opérationnel, la station va accueillir une force d'intervention complète. Il faut donc y nommer un vice-amiral, et si je choisis un contre-amiral – un contre-amiral des rouges, en plus ! – je vais me retrouver avec une mutinerie sur les bras. — Alors monte-le en grade. — Lucien l'a déjà bombardé contre-amiral deux ans avant la date. » Webster secoua la tête. « Non, oublie ça, Hamish. Sarnow est très bon, mais il manque d'ancienneté. — Alors qui envisages-tu de nommer ? s'enquit Havre-Blanc avant de s'arrêter, l'air inquiet. Ah non, Jim ! Pas moi ! — Non. » Webster soupira. « Pourtant je préférerais te savoir là-bas plutôt qu'un autre, mais, même avec le nouveau statut de la station, le poste ne mérite pas plus qu'un vice-amiral. Et puis je veux t'avoir à portée de main quand la situation tournera au vinaigre. Non, je pensais à Yancey Parks. — Parks ? fit le comte en haussant les sourcils, l'air surpris. — Il est presque aussi bon stratège que toi et c'est un sacré organisateur, souligna Webster. — Pourquoi ai-je l'impression que tu cherches à t'en convaincre ? » demanda. Havre-Blanc avec un petit sourire. Webster grommela. « Tu rêves. C'est toi que j'essaye de convaincre. — Je ne sais pas, Jim... » Le comte se leva, croisa les mains derrière le dos et fit un tour rapide de son bureau. Il contempla un instant la nuit humide par la fenêtre puis se retourna pour observer les flammes. « Ce qui m'inquiète, dit-il °sans tourner la tête, c'est que Yancey réfléchit trop. — Depuis quand est-ce un défaut ? Tu viens de reprocher à Caparelli de ne pas réfléchir assez ! — Touché, murmura Havre-Blanc en riant. — Et puis il a travaillé avec TacNav sur le renforcement du secteur, il le connaît comme sa poche; or la priorité des priorités est de rendre Hancock parfaitement opérationnelle. — C'est vrai. » Le comte fronça les sourcils, le regard toujours fixé sur la cheminée, puis il secoua la tête. « Je ne sais pas, Jim, répéta-t-il. Cette idée me gêne un peu. » Ses mains s'agitèrent derrière son dos, puis il se tourna vers le Premier Lord de la Spatiale. « Peut-être manque-t-il de spontanéité. Je sais bien qu'il a des tripes, mais il s'écoute trop réfléchir. Certes, il a du nez en matière de stratégie, quand il fait confiance à son instinct, mais il analyse et sur-analyse parfois la situation au point de ne plus pouvoir se décider. — Je pense qu'un analyste ferait notre affaire », insista Webster. Havre-Blanc fronça encore les sourcils avant d'abandonner. « Écoute, donne-lui Sarnow comme commandant d'escadre et tu as ma bénédiction. — C'est du chantage ! grommela Webster dans un sourire. — Alors ne cède pas. Tu n'as pas vraiment besoin de mon approbation, Ta Seigneurie. — C'est vrai. » Webster frotta son menton anguleux puis hocha la tête. « Marché conclu! fit-il brusquement. — Bien. » Le comte sourit et reprit place derrière son bureau avant de poursuivre sur un ton un peu trop détaché « Au fait, Jim, il y a une chose dont j'aimerais te parler pendant que tu es là. — Oh ? » Webster prit une gorgée de café en regardant son ami par-dessus le bord de la tasse avant de la poser. « De quoi pourrait-il s'agir ? Attends, laisse-moi deviner... Peut-être ta nouvelle protégée, le capitaine Harrington, non ? — Je ne dirais pas que c'est ma protégée, protesta Havre-Blanc. — Ah bon ? Alors c'est sans doute quelqu'un d'autre qui nous harcèle, Lucien et moi, pour la renvoyer dans l'espace, fit Webster, ironique. — C'était la protégée de Raoul, pas la mienne. Je pense simplement que c'est un sacré officier. — Qui s'est trouvée tellement amochée qu'il a fallu une année T pour la remettre sur pied. — Oh, arrête ! Je n'ai pas suivi sa condition médicale mais je l'ai rencontrée. Elle a flanqué la pâtée à un croiseur de combat havrien qui jaugeait trois fois son propre navire après avoir été blessée ! Et j'en connais aussi un rayon sur les blessures traumatisantes. » Il serra les lèvres puis se reprit. « Si elle n'est pas revenue à cent pour cent de ses capacités physiques aujourd'hui, je suis prêt à manger mon béret ! — Je ne te contredirai pas sur ce terrain-là », répondit calmement Webster. Pourtant, derrière son regard serein, il était surpris de la colère sincère qui perçait dans la voix du comte. « Et, comme tu le sais très bien, c'est MédNav qui refuse de la réintégrer. Je veux qu'elle reprenne du service, Lucien aussi et toi aussi, mais les médecins se demandent s'il n'est pas trop tôt. Ils pensent qu'il lui faudrait peut-être un peu plus de temps. — Remets-la en selle, Jim, fit impatiemment Havre-Blanc. — Et si le bureau des officiers supérieurs émet des réserves ? — Des réserves ? » Havre-Blanc fit mine de se lever, le regard menaçant. « Tu veux bien t'asseoir et arrêter de me regarder comme si tu allais me sauter dessus ? » répondit sévèrement Webster. Le comte ouvrit de grands yeux, comme s'il prenait seulement conscience de sa propre expression, puis il haussa les épaules. Il reprit place dans son fauteuil et croisa les jambes, un.-léger sourire aux lèvres. « Merci, reprit le Premier Lord de la Spatiale. Écoute, Hamish, ce sont les psycho-machins qui s'inquiètent pour elle. » Havre-Blanc s'apprêtait à faire une réponse furieuse mais Webster l'arrêta d'un geste. « Ne monte pas sur tes grands chevaux, d'accord ? » Il attendit que son ami se calme avant de poursuivre. « Tu ne l'ignores pas, même Lucien et moi devons présenter un dossier extrêmement convaincant pour pouvoir passer outre les avis de MédNav, surtout dans le cas d'officiers supérieurs; or Harrington a eu une convalescence difficile. Je ne connais pas tous les détails, mais des complications sérieuses sont intervenues au cours de son traitement et, comme tu l'as dit toi-même, tu sais mieux que moi combien ce peut être usant. » Il s'arrêta, soutenant sans ciller le regard du comte. Le visage de Havre-Blanc se crispa : sa propre femme était presque invalide depuis des années. Il se mordit les lèvres un instant puis hocha la tête. « Bon. D'après mes informations, toutes ces complications et la rééducation l'ont abattue un moment, mais elle se reprend. Ce qui inquiète les psys, c'est qu'elle ait perdu tant d'hommes à Grayson. Et puis Raoul. Si j'ai bien compris, c'était comme un deuxième père pour elle, et quand il est mort elle n'était même pas là. Ça laisse la place à beaucoup de douleur et de culpabilité, Hamish, et elle ne s'est pas vraiment montrée bavarde sur ce sujet avec quiconque. » Havre-Blanc allait répondre mais il fronça les sourcils. Pour arrêter le croiseur de combat Saladin, Harrington avait perdu neuf cents hommes, tandis que trois cents autres se faisaient blesser, et il se rappelait la détresse qu'il avait lue sur son visage lorsqu'elle avait baissé la garde, juste un instant. « Que disent les évaluations psy ? demanda-t-il après un moment. — Elle est dans les limites de l'acceptable. Mais n'oublie pas son chat sylvestre, ajouta Webster avant de grommeler : MédNav en tout cas s'en souvient ! J'ai reçu un long rapport compliqué du capitaine Harding m'expliquant que leur lien télempathique peut complètement fausser les paramètres du test. — Mais il pourrait également justifier qu'elle ne se soit pas épanchée sur l'épaule des psys, fit Havre-Blanc, pensif. Et sans mettre en doute une seule seconde la sincérité de Harding, tu sais bien que tous ces fouille-cerveaux n'apprécient pas leur incapacité à comprendre comment ce lien fonctionne. Mais même eux doivent admettre qu'il peut avoir une puissante influence stabilisante, et Harrington est aussi très têtue. Si elle peut s'en sortir toute seule, elle ne va sûrement pas appeler à l'aide. — Je te l'accorde, mais MédNav ne veut pas la mettre dans une situation où elle devrait prendre des décisions similaires si elle est au bord du gouffre. Trop de vies dépendraient de son jugement – et ce serait aussi totalement injuste envers elle. — C'est vrai. » Havre-Blanc se pinça la lèvre puis secoua la tête. « Pourtant elle ne craquera pas. Elle est têtue, certes, mais pas stupide. Je ne crois pas qu'elle soit du genre à se voiler la face. Si elle était vraiment mal, elle nous le dirait. De plus, ses deux parents sont médecins, non ? — Oui. » Webster était surpris que Havre-Blanc ait connaissance de cette information, on le sentait dans sa voix. « En fait, c'est son père qui s'est occupé de son traitement. Pourquoi ? — Parce qu'en tant que tels ils sont sans doute aussi conscients que PsyNav des problèmes potentiels et, s'il y en avait un, ils la pousseraient à demander une aide médicale. Des gens qui ont élevé une fille comme celle-ci ne se voilent pas la face non plus. Et, contrairement à Harding, ils la connaissent – ainsi que son chat – depuis l'enfance, non ? — Si acquiesça Webster. Havre-Blanc haussa un sourcil en observant le léger sourire du Premier Lord. « J'ai dit quelque chose de drôle ? grommela-t-il, sur quoi Webster secoua la tête. — Non, non. Continue sur ta lancée. — Je n'ai pas grand-chose à ajouter. C'est un officier brillant qui a besoin de retrouver un fauteuil de commandement, et les gens de MédNav ne sont qu'une bande d'incapables s'ils croient qu'elle ne pourra pas le supporter. » Il eut un grognement moqueur. « S'ils s'inquiètent tant à son sujet, pourquoi ne lui donnes-tu pas un poste tranquille pour faciliter sa reprise ? — Tu vois, Lucien et moi l'avons envisagé, fit lentement Webster, mais nous avons décidé de ne pas le faire. » Havre-Blanc se raidit et son ami soutint son regard pendant plusieurs secondes avant de le surprendre en partant d'un rire gras. Oh, bon Dieu, Hamish ! C'est tellement facile de te faire marcher ! — Quoi ? » Havre-Blanc ouvrit de grands yeux confus puis fronça les sourcils. « Comment ça ? » grommela-t-il. Webster secoua la tête en souriant. Harrington sur un poste "tranquille" ? En moins d'une semaine elle se mettrait à ronger les cloisons ! » Il rit à nouveau devant l'expression du comte et se cala dans son fauteuil. Désolé, fit-il d'un ton qui démentait ses paroles, je ne pouvais pas manquer cette occasion de te faire tourner chèvre : tu m'as trop embêté avec son dossier. En fait, Lucien et moi sommes passés outre les recommandations de MédNav pendant ta visite à Hancock. Nous pensons qu'elle est en forme, quoi qu'en disent les psycho-machins, et nous la renvoyons dans le feu de l'action. — Le feu de l'action ? — Tout à fait. Nous lui avons assigné le Victoire la semaine dernière. — Le Victoire? » Havre-Blanc se redressa, bouche bée, puis il se reprit et lança un regard noir à son ami. « Salaud ! Pourquoi ne m'as-tu rien dit ? — Encore une fois : c'est si facile de te faire marcher, répondit Webster en riant. Tu nous fais un petit complexe de supériorité quand il s'agit de juger les autres, ajouta-t-il en haussant un sourcil. Qu'est-ce qui t'a fait croire que je ne partageais pas ton opinion sur son compte ? — Mais il y a un mois tu disais... — Je disais que nous devions passer par certains canaux, et nous l'avons fait. Maintenant c'est réglé. Mais rien que pour te voir en colère, ça valait le coup. — Je comprends. » Havre-Blanc s'enfonça dans son fauteuil et ses lèvres frémirent. e D'accord, tu m'as bien eu. La prochaine fois, c'est mon tour. — J'attends ça avec impatience. — Tant mieux, parce que ce sera au moment où tu t'y attendras le moins. » Le comte se tira un instant l'oreille. Mais puisque tu lui rends un vaisseau, pourquoi ne pas... — Tu ne t'arrêtes jamais ? demanda Webster. Je viens de lui assigner le commandement le plus prestigieux de toute la Flotte ! Qu'est-ce que tu veux de plus ? Du calme, Jim. Du calme ! J'allais juste te proposer d'envoyer le Victoire à Hancock comme vaisseau amiral de Sarnow quand il entrera en service. » Webster se préparait à répondre mais il s'arrêta, l'air inspiré. Il joua quelques instants avec sa tasse puis se mit à sourire. Tu sais, ce n'est peut-être pas une mauvaise idée. Imagine la tête de nos autres officiers généraux si Sarnow récupère le Victoire! — Bien sûr, mais ce n'est pas mon but. Je me dis que si tu donnes le Victoire à Harrington, c'est que tu partages mon estimation de ses capacités – même si tu veux me faire tourner chèvre. — Évidemment. Il lui faudra prendre un peu plus de bouteille avant qu'on puisse l'élever au rang d'officier général, mais elle ira vite. — Eh bien, elle apprendrait beaucoup au contact de Sarnow, et ensemble ils feraient un malheur, dit Havre-Blanc. Et puis, franchement, je me sentirais bien mieux si Parks avait ces deux-là sous ses ordres pour le forcer à garder l'œil ouvert. — Hmmm. J'aime bien cette idée, fit lentement 'Webster. — Bien sûr, Yancey va détester : tu le connais, il est très pointilleux dès qu'il s'agit de protocole et de courtoisie militaire. Alors la façon dont Harrington a secoué les puces à cet imbécile de Houseman à Yeltsin va probablement lui rester en travers de la gorge. — Tant pis. Ça lui fera du bien, à long terme. — D'accord, Hamish. » Le Premier Lord eut un bref signe de tête. « Adjugé. Et j'aimerais vraiment voir la tête de Yancey quand il apprendra la nouvelle ! » CHAPITRE QUATRE « Bien, timonerie, poussez la puissance à quatre-vingts pour cent, fit calmement Honor. — À vos ordres, commandant. Puissance poussée à quatre-vingts pour cent. » Les mains habiles de Constanza, patron d'embarcation, augmentèrent la puissance des bandes gravifiques du Victoire. Honor observait les visuels de son fauteuil de commandement tandis que l'accélération de son vaisseau atteignait le maximum autorisé par la Flotte. À impulsion maximale, le Victoire s'éloignait de la famille de planètes et d'astéroïdes entourant Manticore A pour se diriger vers Manticore B, qui brillait droit devant sur les visuels. Puissance quatre-vingts pour cent, madame, annonça le capitaine de corvette Oselli. Trois virgule neuf mille quatre cent quatorze km/s 2. — Merci, Charlotte. » Le soprano d'Honor était courtois, sans plus, mais sa satisfaction ne faisait aucun doute. Ce chiffre correspondait pile aux estimations du constructeur. Elle enfonça un bouton sur le bras du fauteuil. Salle des machines, capitaine Rayiez, répondit aussitôt une voix. — Capitaine, ici le commandant. Comment ça se passe de votre côté ? » Ivan Rayiez jeta un coup d'œil à la représentante du constructeur, près de lui, et la femme joignit le pouce et l'index en un antique geste d'approbation. « Ça se présente bien, commandant, fit l'ingénieur. Il y a une minuscule anomalie dans la télémétrie pour fusion trois, mais l'impulsion est en plein dans le vert. — Quel genre d'anomalie ? — Rien de grave, madame, juste une petite fluctuation du vase. Elle reste dans les limites tolérées et les systèmes de la salle des machines ne la détectent même pas. C'est pour ça que je la situerais au niveau de la télémétrie, mais je garde un œil là-dessus. — Parfait, Ivan. Paré pour un essai à puissance maximale ? — Paré, commandant. » Honor coupa la communication et se tourna de nouveau vers Constanza. — Timonerie, poussez la puissance au maximum militaire. — À vos ordres, madame. Puissance au maximum militaire. » On devinait un enthousiasme contenu dans la voix de Constanza et Honor dissimula un sourire. Les patrons d'embarcation n'avaient pas souvent l'occasion d'exploiter à plein le potentiel de leur vaisseau – les commandants non plus, d'ailleurs, car ConstNav pouvait se montrer particulièrement irritable en cas de « sollicitation excessive et inutile des systèmes propulsifs d'un vaisseau de Sa Majesté » – mais elle avait d'autres raisons de s'enthousiasmer aujourd'hui. Constanza ajusta lentement les paramètres de puissance, les yeux fixés sur sa console, tandis qu'Honor observait ses propres affichages avec la même intensité. Elle finissait toujours par penser au compensateur d'inertie en pareille circonstance : s'il connaissait une défaillance, l'équipage du Victoire se transformerait instantanément en une substance proche de la purée d'anchois; or le navire d'Honor avait été choisi pour tester la dernière génération de compensateurs mis au point par ConstNav. Il s'agissait d'une adaptation des compensateurs de la flotte graysonienne; ce qui n'était pas fait pour inspirer confiance dans la mesure où la technologie de Grayson avait un bon siècle de retard sur celle de Manticore. Mais Honor avait vu le système en action : malgré une réalisation grossière et un fort encombrement, l'appareil se montrait indéniablement efficace. ConstNav prétendait non seulement avoir supprimé tous les bogues possibles mais aussi amélioré ses caractéristiques techniques. De plus, la Flotte n'avait subi aucun accident de compensateur depuis plus de trois siècles T Du moins, aucun dont on ait eu connaissance. Évidemment, on perdait bien de temps en temps un bâtiment « pour raisons inconnues », et puisqu'une défaillance de compensateur à accélération maximale ne laisserait aucun survivant susceptible de la signaler... Elle écarta cette idée comme les bandes gravitiques atteignaient leur pleine puissance, et Oselli se fit entendre. « Puissance militaire maximale, commandant. » L'astrogatrice leva la tête, un large sourire aux lèvres. « Cinq cent quinze virgule cinq gravités, madame ! — Magnifique ! » Cette fois Honor ne put cacher son plaisir car ils avaient fait deux et demi pour cent mieux que les estimations du constructeur et de ConstNav. Certes, cela représentait toujours trois pour cent de moins que ce dont son vaisseau précédent était capable, mais le HMS Intrépide ne jaugeait que trois cent mille tonnes. Elle appuya de nouveau sur un bouton. — Salle des machines, capitaine Rayiez. — Ivan, c'est encore le commandant. Tout reste au vert chez vous ? — Oui, madame. Je ne voudrais pas maintenir cette puissance trop longtemps (la satisfaction de l'ingénieur le disputait à sa prudence professionnelle), mais ce vaisseau est vraiment bien conçu. » La représentante du constructeur sourit à ce compliment, et il lui sourit en retour. « Nous allons bientôt redescendre », promit Honor. Elle s'enfonça dans son fauteuil en relâchant le bouton. « Timonerie, maintenez-nous à puissance maximale encore trente minutes. — À vos ordres, commandant », répondit vivement Constanza, et Honor ressentit le plaisir de son équipage devant la performance du vaisseau. Elle le partageait, mais son esprit se concentrait déjà sur la phase suivante. Une fois l'essai à pleine puissance terminé viendrait le moment de tester l'armement du Victoire. C'était l'une des raisons qui avaient poussé au choix de leur trajectoire actuelle, car la ceinture bêta servait traditionnellement de champ de tir à la Flotte. Elle compterait bientôt quelques astéroïdes de moins, pensa-t-elle gaiement en levant la main pour gratter le menton de Nimitz qui ronronnait sur le dossier de son fauteuil. James MacGuiness versa du cacao dans la tasse d'Honor, qu'elle porta à son nez pour en respirer l'arôme riche. L'intendant la regardait avec une pointe d'inquiétude, mais il en bannit toute trace de son visage lorsqu'elle se redressa. « Détecterais-je une nouveauté, Mac ? — Pour tout dire, oui, madame. Goûtez. » Elle prit une gorgée prudente et haussa les sourcils, surprise. Après une deuxième gorgée, plus longue, elle reposa la tasse avec un soupir. « C'est délicieux ! Qu'est-ce que vous avez changé ? — J'ai ajouté de la poudre d'amandes, madame. Le bosco m'a dit que les Gryphoniens en raffolaient. — Eh bien, je ne vais pas les contredire. Et rappelez-moi d'en parler à papa la prochaine fois que je le verrai, d'accord? — Bien sûr, madame. » MacGuiness essaya vainement de dissimuler son plaisir devant sa réaction, puis il se raidit lorsque le carillon d'admission retentit. Honor enfonça un bouton. « Oui ? — Le commandant en second, madame, annonça la sentinelle. — Merci, caporal. » Honor pressa un autre bouton pour ouvrir le sas que le capitaine Henke franchit. « Vous avez demandé à me voir, commandant ? — Oui, Michelle. Assieds-toi. » Henke s'exécuta, mais ses manières d'officier en service s'adoucirent à cet accueil informel. Honor leva les yeux vers MacGuiness. « Notre second compte parmi ces barbares qui boivent du café, Mac. Pourriez-vous lui en servir une tasse ? — Bien sûr, madame. » MacGuiness disparut et Henke secoua la tête à l'adresse d'Honor. « Tu continues à engloutir les calories, je vois. Pas étonnant que tu passes autant de temps à faire de l'exercice ! — N'importe quoi, fit Honor, parfaitement à l'aise. Certains d'entre nous ont des métabolismes actifs qui leur permettent de profiter des meilleures choses qu'offre la vie sans en craindre les conséquences. — Tu parles... » ironisa Henke. MacGuiness réapparut avec une tasse de café sur une soucoupe au bord doré. Le capitaine de frégate haussa les sourcils. En effet, la tasse portait les armoiries du Victoire (la déesse de la victoire dont la main levée lançait des éclairs), sous lesquelles figurait l'immatriculation CC-zéro-neuf. Ce qui signifiait que cette tasse avait plus de deux siècles manticoriens, soit presque cinq cents années T. Elle faisait partie du service réservé au commandant dans le deuxième vaisseau du nom et, en tant que telle, rie servait que dans les grandes occasions. « À quoi dois-je cet honneur ? » demanda-t-elle. Honor gloussa, espiègle. « À deux événements, en fait. D'une part, je me souviens que c'est ton anniversaire. » Henke grimaça et Honor gloussa de nouveau, « Allons, allons. Tu ne vieillis pas, tu te bonifies. — Peut-être. Mais, telle que je te connais, tu as répandu la nouvelle dans le carré des officiers - probablement par l'intermédiaire de ton fidèle chevalier servant ici présent -, je me trompe ? » fit Henke en désignant MacGuiness. Honor prit un air innocent et son amie grommela. « Je le savais. Et ça veut dire qu'ils s'apprêtent à m'agresser avec cette chanson stupide ! Bon sang, Honor, tu sais bien que j'ai l'oreille musicale ! Tu as déjà entendu Ivan Rayiez essayer de chanter ? » Elle frémit et Honor dissimula un rire sous une toux hâtive. « Je suis sûre que tu survivras. D'un autre côté, ce n'est pas le seul événement que nous fêtons. Nous avons reçu nos ordres, Michelle. — Ah? » Henke se redressa dans son fauteuil et posa sa tasse, l'insouciance cédant la place à un intérêt soudain. « Eh oui. Étant en tous points prêt pour son premier déploiement, le HMS Victoire est affecté à la station de Hancock pour y prendre à son bord le contre-amiral des rouges Mark Sarnow et faire office de vaisseau amiral de l'escadre de croiseurs de combat numéro cinq. — La station de Hancock en tant que vaisseau amiral d'une escadre ? D'une escadre nouvellement formée, qui plus est ? Bien, bien, bien, murmura Henke, les yeux brillants. Pas mal. Et, d'après ce que j'ai entendu dire, Sarnow devrait mettre de l'animation. — S'il est fidèle à sa réputation, en effet. je ne l'ai jamais rencontré, mais j'ai entendu des commentaires positifs sur son compte. Et je connais au moins un membre de son équipe. — Ah bon ? Lequel ? — Son officier de com était avec moi à Basilic. Le capitaine de corvette Webster. — Webster, répéta Henke, pensive. Le cousin de Sir James peut-être, ou son petit-neveu ? — Son neveu. Il est jeune mais il ne doit pas son grade à sa famille. Je pense que tu l'apprécieras. — S'il fait son travail aussi bien que son oncle, c'est probable », acquiesça Henke. Puis elle sourit : « En parlant de famille, un membre de la mienne se trouve également à Hancock. — Vraiment ? — Oui. Mon cousin - un cousin au quatrième degré en fait - est commandant en second de l'arsenal. » Henke pencha un instant la tête, regardant Honor avec un air mystérieux. « D'ailleurs, tu l'as déjà rencontré. — Ah bon ? » Honor était surprise. Elle avait rencontré plusieurs membres de la famille de Henke - pour la plupart des personnages exaltés qui étaient passés lui rendre visite sur l'île de Saganami - mais elle doutait qu'aucun d'eux serve comme second d'une base orbitale. « Oui, oui. Tu l'as rencontré à Basilic. Capitaine de vaisseau Paul Tankersley. » Honor lutta pour ne pas pincer les lèvres de dégoût. Non qu'elle eût quoi que ce soit contre Tankersley lui-même, se dit-elle une fois la surprise passée. Pour être honnête, elle se souvenait à peine de lui. Elle essaya de se rappeler à quoi il ressemblait, mais son front se plissa tant l'image était vague. Il devait être petit, mais carré et robuste. C'était tout ce qui lui revenait - ça, et la gêne évidente qu'il avait ressentie à l'époque. — Paul m'en a parlé, fit Henke au bout d'un moment, interrompant le cours des pensées d'Honor. Un petit peu, en tout cas. Je crois qu'il en aurait dit plus s'il n'avait pas pensé que cela semblerait déloyal envers son ancien commandant. C'est marrant, il tient à rester loyal, même quand le commandant en question est Pavel Young. » Cette fois, Honor ne put empêcher son visage de révéler une haine froide, et sa main se serra autour de sa tasse de cacao au souvenir de Young. « Tu sais, poursuivit Henke sur un ton volontairement anodin, tu ne m'as jamais dit ce qui s'était vraiment passé cette nuit-là. — Pardon ? » Honor secoua la tête et cligna des yeux. « J'ai dit que tu ne m'avais jamais raconté ce qui s'était vraiment passé cette nuit-là. — Quelle nuit? — Oh, ne sois pas bête, Honor ! Tu sais très bien quelle nuit. » Henke soupira comme Honor la regardait, le visage inexpressif. « La nuit où tu as flanqué une mémorable dérouillée à l'aspirant Lord Pavel Young. Tu te souviens bien de cette nuit ? — Il est tombé dans les escaliers, répondit presque automatiquement Honor, sur quoi Henke émit un grognement sceptique. — Évidemment. C'est pour ça que je t'ai retrouvée cachée sous tes couvertures et que Nimitz avait l'air prêt à défigurer le premier venu! » Honor grimaça en se rappelant une occasion où c'était précisément ce qu'il avait fait, mais Henke ne sembla rien remarquer. « Écoute, Honor, je connais la version officielle. Je sais également que c'est un tissu de mensonges et, au cas où personne ne te l'aurait jamais dit, des tas de rumeurs circulent à ce propos – surtout depuis Basilic. — Des rumeurs ? » Honor posa sa tasse et elle ressentit comme une surprise distante en voyant ses doigts trembler. « Quelles rumeurs ? Je n'en ai pas entendu parler ! — Bien sûr que non : qui va en souffler mot si tu es dans les parages ? Mais, vu la façon dont il a essayé de te poignarder dans le dos à Basilic, beaucoup de gens y ajoutent foi. » Henke se cala dans son fauteuil tandis qu'Honor se tortillait, mal à l'aise, sous le poids de son regard insistant. Elle avait fait de son mieux pour ne jamais révéler ce qui s'était passé en espérant -- de façon plus naïve que réaliste, pensait-elle aujourd'hui – que tout le monde oublierait cette histoire avec le temps. « Bon, fit Henke après un moment, laisse-moi te dire ce qui est arrivé d'après moi. Je pense que ce salaud a essayé de te violer et que tu lui as donné une bonne correction. J'ai tort ? — Je... » Honor s'arrêta et prit une gorgée de cacao, puis elle soupira. « Pas vraiment, répondit-elle enfin. — Mais alors, bon sang, pourquoi ne l'as-tu pas dit à l'époque ? Dieu sait que j'ai essayé de te soutirer la vérité, et le capitaine Harticy aussi ! — Tu as raison. » Honor parlait tout bas, d'une voix inhabituelle, à peine audible, et elle restait les yeux plantés dans sa tasse. « Je ne m'en suis pas rendu compte à l'époque, mais il devait savoir. Ou bien il avait deviné. Mais j'étais... » Elle s'arrêta et prit une profonde inspiration. « Je me sentais si sale, Michelle. Comme s'il m'avait souillée rien qu'en me touchant. j'avais honte. Et puis c'était le fils d'un comte et je n'étais même pas jolie. Qui m'aurait crue ? — Moi, fit sereinement Henke. Et Hartley. Et tous ceux qui vous connaissaient tous les deux et vos deux versions de l'histoire. — Ah oui ? » Honor affichait un sourire ironique. « Tu aurais cru que le fils du comte de Nord-Aven avait essayé de violer un grand cheval comme moi, avec ma figure taillée à la hache ? Henke grimaça intérieurement à l'amertume de son amie, mais elle se retint de répondre trop vite. Très peu de gens savaient combien Honor se trouvait laide à l'Académie. Et, pour tout dire, elle n'était alors pas très jolie, mais ses traits anguleux avaient fini par céder la place à une forme nette de beauté. Elle n'était pas « jolie » et ne le serait jamais, pensa Henke, mais elle n'avait aucune idée de l'envie que suscitaient chez d'autres femmes sa structure osseuse unique et ses yeux exotiques, sombres et bridés. Elle avait un visage vivant, mobile et expressif malgré la légère raideur de sa joue gauche, et elle ne le savait même pas. Pourtant la douleur qu'on lisait dans ses yeux ne provenait pas de sa supposée laideur : elle ne se lamentait pas sur la femme qu'elle était mais sur la jeune fille d'autrefois et la façon dont elle l'avait trahie en refusant qu'on lui rende justice. « Oui, répondit-elle doucement. Je t'aurais crue. À vrai dire, je me doutais bien de ce qui s'était réellement produit. C'est pour ça que je suis allée voir Hartley. — Tu es allée voir Hartley ? » Honor ouvrit de grands yeux et Henke haussa les épaules, gênée. « Je m'inquiétais pour toi et j'étais à peu près sûre que tu n'allais pas révéler la vérité. Alors, oui, je lui ai dit ce que je croyais. » Honor la regarda fixement en se remémorant la terrible scène qui avait eu lieu dans le bureau du capitaine, la façon dont il l'avait presque suppliée de lui dire ce qui s'était vraiment passé, et elle regretta – une fois de plus – de ne pas l'avoir fait. « Merci, dit-elle calmement. Tu as raison. J'aurais dû parler. Ils auraient pu le renvoyer si je l'avais dénoncé... mais je n'y ai pas pensé à l'époque, et maintenant c'est trop tard. De toute façon, ajouta-t-elle en redressant les épaules et en prenant une nouvelle inspiration, il a finalement eu ce qu'il méritait. — Oui et non. Sa réputation est en miettes et il le sait, mais il est toujours dans la Flotte. Et toujours en service actif. — Famille influente. » Honor eut un léger sourire et Henke hocha la tête. « Oui. Je suppose que ceux d'entre nous qui en ont une ne peuvent pas vraiment s'empêcher de l'utiliser, bon gré, mal gré. Tu comprends, tout le monde sait qui nous sommes et il y a toujours quelqu'un pour vouloir qu'on lui soit redevable, même si on ne lui a rien demandé. Mais Pavel Young... (Elle secoua la tête d'un air dégoûté.) Les gens comme lui me rendent malade. Même si tu n'étais pas mon amie, j'aurais adoré voir Young se faire virer. Et avec un peu de chance, il aurait même pu écoper d'une peine de prison, mais... (Henke grimaça) je te pardonne. C'est difficile, tu comprends, mais je crois tout simplement que j'ai un grand cœur. — Merci mille fois », répondit Honor, soulagée que la conversation prenne un tour plus léger. Henke se mit à sourire. « De rien. Mais il faut que tu le saches, Paul n'a jamais apprécié Young et il l'aime encore moins maintenant. D'après ce que j'ai compris, c'est réciproque : Paul aurait aidé de grosses huiles à saboter le radoub pour que le Sorcier ne revienne pas à temps à Basilic et que tu puisses le révéler comme le stupide ballon de baudruche qu'il est. — Quoi ? Je n'ai jamais su que cette manœuvre était délibérée! — Paul n'a jamais dit qu'elle l'était, mais il a fait quelque chose qui a beaucoup plu à l'amiral Warner. Il a été transféré du Sorcier sur Héphaïstos avant même ton retour de Basilic, et depuis il joue les radoubeurs. Il est capitaine de vaisseau maintenant, et d'après papa il va probablement bientôt passer sur la Liste. Mais ne lui dis surtout pas que je t'en ai parlé ! insista Henke, les sourcils soudain froncés, menaçante. Il serait fou de rage s'il croyait que quelqu'un tire les ficelles pour lui. — C'est le cas ? — Pas à ma connaissance. Ou, en tout cas, pas plus que pour quiconque leur semble efficace. Alors ne lui en souffle pas un mot. — Motus et bouche cousue. De toute façon, je ne pense pas avoir beaucoup d'occasions d'échanger des confidences avec lui. — Non ? » Henke pencha de nouveau la tête avant de sourire. « Bon, rappelle-toi simplement de rester muette si l'occasion se présente, fit-elle. Maintenant, pour revenir à ces ordres... » CHAPITRE CINQ « ... donc nos projets de construction sont dans les temps et l'arsenal est totalement opérationnel pour les réparations à effectuer sur place », conclut le capitaine de frégate Lord Haskel Abernathy. Il éteignit son bloc mémo et le vice-amiral des verts Sir Yancey Parks eut un signe de tête approbateur. « Merci, Haskel », dit-il à son officier chargé de la logistique. Puis il leva les yeux vers ses officiers supérieurs et ses capitaines d'escadre dans la salle de briefing du supercuirassé HMS Gryphon. « Bon travail, reprit-il. C'est valable pour vous tous, notamment pour l'équipe de l'amiral Sarnow. Vous avez fait prendre un mois d'avance à la construction de l'arsenal. » Abernathy sourit au compliment et Sarnow hocha silencieusement la tête. Le geste était courtois, pourtant Parks en conçut une légère irritation. Il l'étouffa bien vite en se reprochant de l'avoir ressentie, mais la tâche fut difficile : il était toujours malaisé pour un officier de prendre la relève d'un subalterne et de le voir rester sous ses ordres, et Parks n'appréciait pas de se trouver dans une telle position. La situation ne devait pas être beaucoup plus agréable pour Sarnow, mais c'était une piètre consolation. Parks se trouvait à Hancock depuis à peine un mois T et le contre-amiral aurait été surhumain de ne pas comparer les réussites de son successeur à ce que lui-même aurait pu faire s'il avait gardé le commandement. Certes, il ne l'avait jamais montré, mais cela n'empêchait pas le nouveau commandant de la station de se sentir défié par sa seule présence. Parks écarta cette idée et s'éclaircit la gorge. « Bien, messieurs dames. Cela nous amène à ce que nous allons faire. Zeb, que nous préparent les Havriens, d'après vos services ? » « L'honorable Zébédiah Ezekial Rutgers O'Malley, capitaine de frégate chargé des renseignements, était un homme grand et élancé, au regard triste, que tous — sauf le vice-amiral —appelaient « Zéro ». Il avait aussi un grand sens de l'humour (une chance, vu le poids de ses initiales) et une mémoire d'ordinateur, de sorte qu'il ne prit même pas la peine d'allumer son bloc mémo. « Pour l'instant, monsieur, Seaford 9 a reçu le renfort de deux escadres de supercuirassés, une de cuirassés et une de croiseurs de combat en sous-effectif, plus une demi-douzaine d'escadres de croiseurs et trois flottilles de contre-torpilleurs qui font office d'escorte. » Il s'arrêta comme s'il attendait un commentaire, mais personne n'intervint. « Nous disposons donc d'un avantage d'environ quarante pour cent en nombre de vaisseaux du mur de combat, poursuivit O'Malley, et une fois que le reste de l'escadre de l'amiral Sarnow sera là, nous alignerons seize croiseurs de combat contre leurs six. Toutefois nos rapports indiquent qu'une troisième escadre de supercuirassés pourrait faire route vers la base de l'amiral Rollins. Dans ce cas il aurait l'avantage mais, d'après la DGSN, il mène ses activités comme à l'habitude —exercices et manœuvres à une ou deux années-lumière de Seaford, jamais plus — et nous ne détectons aucun signe de préparations particulières de son côté. » Cependant, il y a un détail qui m'inquiète dans le dernier rapport que j'ai reçu. » O'Malley haussa un sourcil interrogateur à l'adresse de Parks, qui lui fit signe de poursuivre. « Notre attaché sur Havre pense que l'assassinat du ministre de l'Économie de la République populaire reflète une instabilité intérieure croissante. D'après lui – et son analyse diffère légèrement de celle des spécialistes de la DGSN – le gouvernement Harris pourrait accueillir avec soulagement une crise extérieure afin de désamorcer la tension qui agite les milieux proies. — Excusez-moi, capitaine, interrompit poliment Mark Sarnow de sa mélodieuse voix de ténor, mais en quoi l'analyse de l'attaché diffère-t-elle précisément de celle de la DGSN ? — Je dirais qu'ils s'accordent sur la nature du problème mais pas sur sa gravité. La DGSN admet que la situation intérieure donne du fil à retordre à Harris et ses sbires et estime que le président ne refuserait pas une occasion de crier au loup manticorien, mais, selon elle, il a trop de problèmes sur les bras pour rechercher activement une confrontation. Le capitaine de frégate Hale, notre attaché, pense que la DGSN se trompe et que la pression qui s'exerce sur Harris pourrait le pousser à rechercher une confrontation pour détourner l'attention des proies de problèmes économiques structurels insolubles. — Je comprends. » Sarnow frotta l'un de ses épais sourcils, le visage sombre et concentré. « Et d'après vous, qui a raison ? — C'est toujours difficile à dire quand on n'a pas accès à la totalité des informations, monsieur. Cela dit, il se trouve que je connais personnellement Al Hale, et il n'a rien d'un alarmiste. Vous voulez vraiment mon avis ? » O'Malley leva des sourcils interrogateurs et Sarnow hocha la tête. « Dans les circonstances actuelles, je dirais qu'Al a soixante-dix chances sur cent d'être plus près de la vérité. — Et s'ils décident de créer un incident, intervint Parks, cette région représente un choix logique pour eux. » Il y eut des hochements de tête approbateurs autour de la table. Basilic, un terminus du nœud de ver de Manticore situé à cent soixante années-lumière au nord galactique de Hancock, avait pris une importance économique croissante en attirant de plus en plus de colons et d'explorateurs, mais les étoiles étaient rares là-bas, et il y avait bien peu de cibles d'intérêt entre Manticore et Basilic. En conséquence, le Royaume n'ayant jamais pratiqué l'expansion comme un but en soi, la Flotte n'avait pas prévu de bases pour couvrir la région. Ce qui aurait pu ne pas poser problème... sauf que les Havriens avaient déjà une fois tenté de conquérir Basilic. S'ils essayaient à nouveau et y parvenaient, Manticore perdrait jusqu'à dix pour cent de ses revenus extra-système. Pire, dans la mesure où ils contrôlaient déjà l'Étoile de Trévor, la conquête de Basilic leur donnerait deux terminus et rendrait possible l'invasion directe du système de Manticore à travers le nœud, ne laissant d'autre choix à la Flotte royale que de reprendre Basilic à tout prix. Quelles que soient les circonstances, la tâche serait rude, mais elle le serait plus encore si les Havriens établissaient une (lotte puissante pour bloquer l'accès à Basilic depuis le système mère. Seaford 9 représentait de toute évidence un premier pas vers la création d'une telle présence et, tant que Manticore n'avait pas convaincu Alizon et surtout Zanzibar de rejoindre l'Alliance – et construit la station de Hancock –, le Royaume n'avait rien pour la contrecarrer. Dans les faits, la structure du traité local n'avait pas encore été mise à l'épreuve et demeurait précaire, et Havre faisait tout son possible pour l'empêcher de se stabiliser. Les activités de la République – qui incluaient la reconnaissance des « patriotes » du Front de libération de Zanzibar – mettaient Parks face à une équation stratégique peu enviable. Vu la disparité dans le tonnage des bâtiments de ligne et la supériorité technologique de Manticore, il avait toutes les chances d'écraser les unités présentes localement. Hélas, il devait défendre trois alliés situés dans une sphère de presque vingt années-lumière de diamètre. Tant que les deux forces ne se dispersaient pas, il pouvait faire face à toutes les manœuvres de l'ennemi. Mais s'il divisait ses troupes pour couvrir toute la zone sous sa responsabilité et que les Havriens choisissaient de faire donner leur pleine puissance contre une cible unique, ils seraient capables de submerger le détachement en faction et d'écraser ses unités isolées. « À mon avis, déclara enfin le vice-amiral, brisant le silence, nous devons imaginer le pire. Je connais moi aussi le capitaine de frégate Hale et son travail passé m'impressionne. S'il a raison et que la DGSN a tort, nous pourrions nous trouver face à deux situations particulièrement dangereuses. D'une part les Havriens pourraient essayer de déclencher une crise, voire créer un ou deux incidents dans le seul but de nourrir leur propagande. Ce serait grave, dans la mesure où un incident peut prendre des proportions incontrôlables, mais, franchement, cela m'inquiète moins qu'une deuxième éventualité. Ils pourraient bien être enfin prêts à déclencher une véritable guerre. » Le problème, bien sûr (Parks affichait un léger sourire démenti par son regard bleu et dur), c'est de savoir quelle option ils ont choisie. Des commentaires ? — Je pencherais plutôt pour des provocations et des incidents », répondit après quelques instants le contre-amiral Konstanzakis. Le grand commandant de l'escadre de super-cuirassés numéro huit se pencha légèrement, les yeux plantés dans ceux de Parks, et elle tapa de l'index sur le dossier-papier devant elle. « D'après ces rapports, le FLZ accroît ses activités et, si les Havriens recherchent un incident facile et pas trop risqué, leur choix se portera sans doute sur le Front de libération. Ils lui fournissent déjà une "flotte" de bric et de broc ainsi que des refuges. S'ils décident de soutenir une attaque terroriste majeure contre le gouvernement du calife... » Elle haussa les épaules, et Parks hocha la tête. « Zeb ? demanda-t-il. — C'est une possibilité, monsieur, mais apporter un soutien conséquent à Zanzibar à travers la flotte du calife et les forces légères que nous avons déployées pour l'aider nous poserait un réel problème. Le califat a déclaré un embargo sur le commerce havrien et rompu ses relations diplomatiques avec la République quand celle-ci a reconnu le FLZ, donc les Havriens ne disposent pas de filières discrètes pour faire passer des armes. S'ils essayent de les envoyer ouvertement, ils risquent de provoquer une escalade qu'ils ne pourront contrôler. » O'Malley haussa à son tour les épaules. « Franchement, monsieur, ils pourraient choisir une douzaine de points où provoquer une confrontation. Zanzibar serait le plus dangereux de notre point de vue, ce qui pourrait bien les pousser à chercher ailleurs, surtout si leur objectif est de faire beaucoup de bruit sans aller jusqu'à la guerre ouverte. » Parks hocha de nouveau la tête, puis il poussa un soupir et se frotta la tempe droite. « Bon, laissons de côté le scénario d'une crise provoquée tant que nous n'avons pas de preuves tangibles pour nous guider. Même si un incident se produit, ce qui compte c'est la façon dont nous y répondrons, ce qui nous ramène tout droit à nos options. Quel serait le déploiement le plus efficace afin de protéger nos alliés et d'assurer en même temps la sécurité de Hancock ? » Il balaya la table du regard dans un profond silence. Per-. sonne ne dit mot pendant plusieurs secondes, puis Konstanzakis tapa une nouvelle fois sur son dossier. « Nous devrions au moins renforcer les détachements situés à Zanzibar, monsieur. Pourquoi ne pas séparer l'une des escadres de croiseurs de combat en divisions pour répartir ses unités dans les trois systèmes ? Nous garderions la supériorité sur Seaford en ce qui concerne le nombre de bâtiments de ligne et, sur un plan politique, cela rassurerait nos alliés et fixerait des limites claires aux Havriens. » Parks approuva d'un signe de tête, bien que l'idée d'isoler ses croiseurs de combat en une multitude de petits groupes qui ne pourraient faire face à une attaque massive ne lui plût guère. Il allait parler, mais Mark Sarnow s'éclaircit la gorge le premier. « À mon avis, nous devrions envisager un déploiement avancé, monsieur, fit calmement le moins gradé des commandants d'escadre. — Et avancé jusqu'où, amiral ? « La question était plus agressive que Parks n'aurait voulu, mais Sarnow demeura imperturbable. « À pile douze heures de Seaford 9, monsieur, répondit-il, provoquant des mouvements de pieds nerveux sous la table. Je ne parle pas d'une présence permanente; toutefois, une longue période de manœuvres dans la zone rendrait forcément Rollins nerveux et nous resterions dans les limites de notre territoire. Il ne pourrait opposer aucun argument à notre présence, mais s'il tentait quelque chose nous nous trouverions assez près pour que nos forces restent concentrées et puissent le suivre jusqu'à la cible qu'il aurait choisie, quelle qu'elle soit. — Je ne suis pas persuadée que l'idée soit bonne, monsieur, protesta Konstanzakis. Une escadre de croiseurs légers garde déjà un œil sur les Havriens, et ils le savent. Si nous arrivons avec des bâtiments de ligne, nous augmentons les enjeux. Ce type de déploiement est tout à fait logique s'ils sont vraiment prêts à déclencher une guerre mais, s'ils ne veulent qu'un incident, nous leur donnerions une occasion en or d'en provoquer un, limite territoriale ou non. — Nous venons plus ou moins de convenir que, s'ils veulent vraiment un incident, nous ne pourrons pas les empêcher d'en créer un, dame Christa, fit remarquer Sarnow. Si nous ne bougeons pas en attendant de voir ce qu'ils ont en tête, nous leur accordons simplement l'avantage de choisir l'endroit et le moment qui leur conviennent. Si au contraire nous leur imposons cette pression, ils pourraient bien décider que le jeu n'en vaut pas la chandelle. Et même si ce n'est pas le cas et qu'ils préfèrent répliquer, nous serons bien placés pour réagir. Il est peu probable qu'ils nous attaquent s'ils nous ont sur le dos et, s'ils le font malgré tout, notre force tout entière sera sur place pour briser leur élan. — Je partage plutôt l'avis de dame Christa, fit Parks d'une voix qu'il voulut soigneusement neutre. Pas besoin d'ajouter au bruit des sabres pour l'instant, amiral Sarnow. Bien sûr, si la situation évolue, mon opinion de l'attitude à adopter évoluera également. » Il croisa le regard de Sarnow et le contre-amiral acquiesça de la tête après une légère pause. « Très bien. Dans ce cas, amiral Tyrel, poursuivit Parks en regardant son autre commandant d'escadre de croiseurs de combat, nous allons diviser votre escadre. Positionnez deux vaisseaux à Yorik, trois à Zanzibar et trois à Alizon. Le capitaine Hurston (il désigna son officier détecteur) leur attribuera les unités de protection appropriées. — Oui, monsieur. » Tyrel n'avait pas l'air content et Parks ne pouvait pas lui en vouloir. La division de l'escadre allait non seulement accroître la vulnérabilité de chaque unité individuelle, mais elle réduirait aussi Tyrel de commandant d'escadre à commandant de division. D'un autre côté, la manœuvre lui permettait de placer un officier supérieur à Zanzibar, de loin sa responsabilité la plus délicate. Et puis, admit-il intérieurement, elle lui permettrait de maintenir tous les croiseurs de combat de Sarnow à Hancock (une fois qu'ils y seraient arrivés), où il pourrait garder un œil sur leur commandant agressif. « Voilà qui clôt notre réunion pour ce matin », dit-il en se levant pour signifier que le briefing était terminé. Il se dirigea vers le sas. Celui-ci s'ouvrit devant lui et il se trouva face à face avec le secrétaire militaire de communications, qui recula sous l'effet de la surprise. « Euh, excusez-moi, monsieur. Message prioritaire pour le capitaine Beasley. Parks fit signe au secrétaire de passer et l'officier de communications saisit le message qu'il lui tendait. Elle parcourut le texte avec un grognement irrité. « Un problème, Thérèse ? s'enquit Parks. — La détection signale l'arrivée d'un nouveau vaisseau il y a une demi-heure, monsieur, répondit Beasley avant de se tourner vers Sarnow. Il semblerait qu'il s'agisse de votre vaisseau amiral, monsieur. Malheureusement, il n'est pas tout à fait prêt au combat. » Elle passa le message au contre-amiral et continua, à l'adresse de Parks : « Le Victoire a subi un incident technique majeur, monsieur. Toute la fusion de poupe est hors service. D'après l'examen préliminaire de son ingénieur, il y a une fissure dans le coffre du générateur du vase primaire. — Quelque chose a dû échapper aux inspections du constructeur, acquiesça Sarnow qui lisait encore le message. On dirait que nous allons devoir changer toute l'installation. — Y a-t-il eu pertes humaines ? demanda Parks. — Non, monsieur, fit Beasley, rassurante. — Dieu merci. » Le vice-amiral soupira avant de secouer la tête avec un petit rire amer. « Je n'aimerais pas être à la place de son commandant. Imaginez : dans votre rapport pour votre premier déploiement avec le croiseur de combat le plus récent de la Flotte, devoir annoncer à la hiérarchie que vous êtes réduit aux deux tiers de votre puissance ! » Il secoua de nouveau la tête. « Qui est ce malheureux ? — La comtesse Harrington, monsieur, fit Sarnow en levant les yeux du message. — Honor Harrington ? s'exclama Parks, surpris. Je la croyais encore en congé maladie. — Pas d'après ce document, monsieur. — Bien, bien. » Parks se frotta le menton puis se retourna vers Beasley. « Demandez aux radoubeurs de se presser pour effectuer l'inspection détaillée. Je ne veux pas maintenir ce navire en dehors des opérations plus longtemps que nécessaire. S'il est plus rapide de le renvoyer vers Héphaïstos, je veux le savoir au plus vite. — Oui, monsieur. J'y vais tout de suite. — Merci. » Parks posa un instant la main sur l'épaule de Sarnow. « Quant à vous, il semblerait que votre transfert sur votre nouveau vaisseau amiral puisse être légèrement retardé. Pour le moment, je vais retenir l'Irrésistible ici pour vous. Si le Victoire doit être renvoyé à Manticore, je suis sûr que l'Amirauté vous enverra un navire de remplacement avant que j'aie à libérer l'Irrésistible. — Merci, monsieur. » Parks hocha la tête et fit signe à son chef d'état-major de le suivre hors de la salle de briefing. Le commodore Capra se mit en marche et se plaça à sa droite; Parks se retourna pour vérifier que personne ne pouvait les entendre, puis il soupira. « Harrington, murmura-t-il. En voilà une bonne nouvelle. — C'est un excellent officier, monsieur », répondit Capra. Les narines de Parks s'évasèrent en silence, « C'est surtout une tête brûlée qui ne sait pas se contrôler, oui ! » Capra resta silencieux et Parks fit la grimace. « Oh, je connais son palmarès, fit-il, irrité, mais on devrait la tenir en laisse ! Elle a fait du bon boulot à Basilic, mais elle aurait pu y mettre les formes. Quant à son agression d'un diplomate à Yeltsin... » Il secoua la tête et Capra se mordit la langue pour ne rien dire. Contrairement à Parks, il avait rencontré l'honorable Réginald Houseman et il soupçonnait Harrington de n'être pas allée au bout de la correction qu'il méritait. Toutefois il ne pouvait s'attendre à ce que son amiral partage ce point de vue, et ils continuèrent donc à marcher en silence jusqu'à ce que Parks s'arrête brusquement et porte la main à son front. — Oh, mon Dieu! C'est à Houseman qu'elle s'est attaquée, n'est-ce pas ? — Oui, monsieur. — Magnifique. Vraiment ! Vu que le cousin d'Houseman est chef d'état-major pour les croiseurs lourds de Sarnow. J’ai hâte que ces deux-là se rencontrent! » Capra hocha la tête sans prendre parti et Parks poursuivit, davantage pour lui-même que pour son compagnon, tandis qu'ils pénétraient dans l'ascenseur et qu'il tapait le code de leur destination : — Pile ce dont nous avions besoin, soupira-t-il. Deux va-t-en-guerre, l'un comme supérieur hiérarchique direct de l'autre, et de quoi créer une querelle immédiate entre celle-ci et le chef d'état-major d'une escadre de croiseurs ! » Il secoua la tête d'un air fatigué. « J'ai comme l'impression que ce déploiement va me sembler très long. » CHAPITRE SIX C'est là, madame, fit Ivan Ravicz d'une voix chargée de regret. Vous la voyez ? » Honor étudia l'écran du scanner puis sollicita son œil gauche pour le faire passer en mode microscope. Elle se pencha sur le coffre du générateur et grimaça en découvrant la fissure : rectiligne, très fine, presque invisible – au point que même son œil cybernétique avait eu du mal à la trouver –, elle traversait le coffre de part en part en diagonale et s'étendait presque jusqu'au sol. Je la vois, soupira-t-elle. Comment le constructeur a-t-il pu la manquer ? — Parce qu'elle n'était pas là. » Ravicz se gratta le nez. Ses yeux enfoncés exprimaient plus de tristesse que jamais et, écoeuré, il donna un coup de pied au générateur. « Il y a un défaut dans la matrice, pacha. Ça m'a l'air d'une bonne vieille cristallisation, même si c'est censément impossible avec les nouveaux alliages synthétiques. La fissure ne s'est probablement formée qu'après notre passage en cycle opérationnel normal. — Je comprends. » Honor réajusta son œil à une vision normale et se redressa, sentant la légère pression de la patte de Nimitz sur sa tête pour compenser son mouvement. Tout comme son précédent vaisseau, le Victoire possédait trois réacteurs à fusion, pourtant ses besoins énergétiques étaient énormes en comparaison de ceux d'un croiseur lourd. Le HMS Intrépide aurait pu opérer avec un seul réacteur, mais le Victoire en requérait deux, ce qui ne lui laissait qu'un générateur de secours. Avant que le bâtiment puisse être jugé totalement opérationnel, fusion trois devait absolument subir une réparation et celle-ci s'annonçait beaucoup trop longue au goût d'Honor. L'amiral Parks lui avait envoyé un message d'accueil parfaitement correct, mais elle y avait décelé une certaine froideur et, dans ces circonstances, elle aurait aimé pouvoir en rejeter la faute sur les radoubeurs d'Héphaïstos. En l'absence d'une cible humaine légitime pour son mécontentement, Parks pourrait bien décider que le capitaine du Victoire aurait dû savoir que cet incident pouvait se produire... et prendre des mesures pour l'éviter. — Bien. Dans ce cas, je suppose que... » Elle s'arrêta et tourna la tête au bruit de bottes sur le pont derrière elle, puis pinça légèrement les lèvres en apercevant l'homme qui accompagnait Michelle Henke. Il était petit – sa tête dépassait à peine l'épaule d'Honor – mais trapu et robuste, et ses cheveux noirs, plus longs que la mode ne l'exigeait, étaient réunis en un catogan sous son béret noir. Ses poignets portaient les mêmes anneaux d'or que ceux d'Honor mais il avait au col les quatre galons dorés d'un banal capitaine plutôt que l'unique planète qui l'aurait identifié comme figurant sur la Liste. Nimitz s'agita sur l'épaule de sa compagne en ressentant sa soudaine aversion pour l'ancien second de Pavel Young – et les reproches qu'elle s'en faisait. — Désolée du retard, madame, fit Henke sur un ton formel. Le capitaine Tankersley travaillait sur une autre question à notre arrivée. — Pas de problème, Michelle. » La voix d'Honor était plus froide qu'elle ne l'aurait souhaité mais elle tendit la main à Tankersley. » Bienvenue à bord du Victoire, capitaine. J'espère que vous pourrez nous le remettre en état rapidement. — Nous allons essayer, madame. » La voix de Tankersley était plus profonde que dans son souvenir, elle grondait dans sa poitrine. Un filet des sentiments de quelqu'un d'autre s'insinua soudain dans le cerveau d'Honor : Nimitz lui transmettait les émotions de Tankersley comme il avait appris à le faire depuis Yeltsin. Elle n'y était pas encore habituée, loin de là, et leva la main pour lui enjoindre d'arrêter. Mais, ce faisant, elle reconnut la gêne qui habitait son interlocuteur : il regrettait les circonstances de leur première rencontre. — Merci, fit-elle sur un ton plus naturel avant de désigner le scanner. Le capitaine Ravicz me montrait justement les dégâts. Voyez par vous-même. » Tankersley jeta un coup d'œil à l'écran puis l'observa de plus près et joignit les lèvres comme pour siffler. — Elle fait toute la diagonale ? » Il haussa un sourcil et grimaça lorsque Ravicz, lugubre, le lui confirma d'un signe de tête. Il eut un sourire ironique pour Honor : « Ces nouveaux alliages seront vraiment extraordinaires, madame, dès que nous aurons bien compris ce que nous faisons. — En effet. » Le ton de Tankersley lui tira une grimace et elle désigna le générateur. « Je suppose que nous allons devoir effectuer un remplacement complet ? — Je le crains. Oh, je pourrais essayer de faire une soudure, mais elle mesurerait vingt bons mètres de long sur toute la face extérieure. Le coffre n'est pas censé se fendre normalement et, d'après le règlement, la soudure ne doit être envisagée qu'en dernier recours. La fissure court en travers de deux crochets porteurs centraux ainsi que du deuxième canal d'alimentation en hydrogène. Il y a de fortes chances qu'on soit obligé d'enlever le réacteur de toute façon, et je préférerais ne pas vous laisser repartir avec une unité réparée qui pourrait lâcher sans prévenir. Mes hommes essayeront de le raccommoder une fois dans l'atelier. S'ils y parviennent et que le résultat est conforme à nos exigences - ce dont je doute -, nous le garderons en magasin pour un usage ultérieur. Entre-temps, nous pouvons réparer le Victoire en lui fournissant un nouveau coffre. — Vous en avez un pour effectuer le remplacement ? — Oh, oui. Nous disposons de presque toutes les pièces de rechange imaginables. » La fierté que lui inspirait sa base nouvellement opérationnelle était évidente et Honor sentit son hostilité fondre un peu plus encore à le voir manifestement prêt à s'attaquer au problème. « Combien de temps va prendre l'opération, alors ? demanda-t-elle. — C'est la mauvaise nouvelle, madame, fit Tankersley sur un ton plus grave. Il n'y a pas de voie d'accès assez large pour y faire passer la pièce, alors nous allons devoir pratiquer une ouverture dans la salle des réacteurs. » Les mains sur les hanches, il tourna lentement sur lui-même en inspectant l'immense compartiment immaculé, l'air malheureux. « Sur un plus petit vaisseau, nous pourrions débrancher les charges explosives et ôter le panneau d'éjection, mais ça ne s'applique pas ici. » Honor hocha la tête. Comme dans la plupart des vaisseaux commerciaux, les salles de fusion des contre-torpilleurs et des croiseurs légers - ainsi que de certains petits croiseurs lourds -étaient placées à côté de parois éjectables de façon à permettre le largage dans l'espace des réacteurs défaillants en cas d'urgence absolue. Toutefois les vaisseaux de guerre plus grands ne disposaient pas de cette possibilité, à moins que leurs concepteurs n'aient délibérément rendu leurs réacteurs plus vulnérables que nécessaire. Le Victoire mesurait un kilomètre et demi de long pour une largeur maximale supérieure à deux cents mètres, et ses réacteurs étaient logés le long de l'axe central de la coque. Ils étaient ainsi protégés du feu de l'ennemi mais, en contrepartie, l'équipage n'avait plus qu'à espérer que les mécanismes de sécurité fonctionneraient s'il subissait malgré tout des dommages au combat... et il n'existait pas d'accès simple depuis l'extérieur. « Nous allons devoir traverser le blindage et un certain nombre de cloisons pour ensuite les remettre en place, poursuivit Tankersley. Nous disposons de l'équipement nécessaire, mais j'imagine que ça prendra au moins trois mois, voire quatorze ou quinze semaines, plus probablement. — Héphaïstos pourrait-il faire mieux si nous retournions à Manticore ? * Elle posa sa question sur le ton le plus neutre possible, mais, si Tankersley en prit ombrage, il ne le montra pas. « Non, madame. Certes, les radoubeurs d'Héphaïstos ont l'avantage sur nous en ce qui concerne l'équipement, mais je doute qu'ils puissent gagner plus d'une semaine sur les délais que je vous ai indiqués, or vous perdriez déjà deux semaines en transit pour faire l'aller-retour. — C'est bien ce que je craignais, soupira Honor. Bon, notre sort est entre vos mains, on dirait. Quand pouvez-vous commencer ? — Je vous envoie une équipe d'inspection d'ici une heure, promit Tankersley. Les travaux d'agrandissement nous mobilisent encore, mais je pense pouvoir remanier légèrement notre emploi du temps, de sorte que nous commencerons à dégager les câbles de contrôle au prochain quart. La boîte de conserve qui se trouve en cale de radoub numéro deux a encore un anneau d'impulsion de poupe béant et mes équipes de travail en extérieur auront besoin d'un jour ou deux pour la reboutonner. Dès qu'ils ont fini, le Victoire passe en priorité absolue. — Parfait, fit Honor. Tant qu'à confier mon vaisseau à un autre, je préfère qu'il s'agisse d'une personne prête à s'y atteler. — Vous pouvez compter sur moi, madame ! » Tankersley abandonna son examen des cloisons avec un sourire. « Aucun petit radoubeur ne veut avoir un capitaine de vaisseau stellaire sur le dos. Ne vous inquiétez pas : nous vous rendrons le Victoire dès que possible. Le contre-amiral Mark Sarnow leva les yeux et appuya sur un bouton lorsque le carillon d'admission résonna. « Oui ? — Votre officier de communications, monsieur », annonça la sentinelle. Sarnow hocha la tête d'un air satisfait. « Qu'il entre », dit-il avant de sourire tandis que le sas s'ouvrait devant un grand roux dégingandé en uniforme de capitaine de corvette. « Alors, Samuel, j'espère que vous m'amenez des nouvelles du radoub. — Oui, monsieur. » Le capitaine de corvette Webster lui tendit un bloc message. « Voici les estimations du capitaine Tankersley pour la réparation du Victoire, monsieur. —. Ah. » Sarnow prit le bloc et le posa sur son bureau. « Je le lirai plus tard. Donnez-moi juste les mauvaises nouvelles. — Ce n'est pas si terrible que cela, monsieur. » L'expression grave de Webster fit place à un sourire. « Le coffre est complètement fichu, mais le capitaine Tankersley pense pouvoir le remplacer sous quatorze semaines. — Quatorze semaines ? » Sarnow se frotta la moustache d'un air pensif. « Je n'aime pas l'idée de voir le Victoire hors service si longtemps, mais vous avez raison : c'est mieux que ce que je craignais. » Il s'appuya sur son dossier tout en continuant à frotter sa moustache broussailleuse, puis il hocha la tête. « Informez le vice-amiral Parks que je pense pouvoir permettre à l'Irrésistible de partir à la date prévue. — Bien, monsieur. » Webster se mit brièvement au garde-à-vous. Il allait se retirer lorsque Sarnow leva la main. « Une minute, Samuel. » Le capitaine de corvette s'arrêta et son supérieur désigna un siège. « Prenez place. — Bien, monsieur. » Webster s'installa dans le fauteuil tandis que Sarnow se balançait lentement d'avant en arrière dans le sien tout en fixant son bureau, les sourcils froncés. Puis il leva ses yeux verts pour croiser le regard de l'officier de communications. « Vous étiez à Basilic avec Lady Harrington ? » C'était plus une affirmation qu'une question, et des souvenirs vinrent assombrir les yeux de Webster. Il leva une main vers sa poitrine, presque par réflexe, puis la baissa brusquement et hocha la tête. « Oui, monsieur. En effet. — Parlez-moi un peu d'elle. » Sarnow s'enfonça dans son fauteuil et observa le visage du capitaine de corvette. « Bien sûr, j'ai lu son dossier, mais je ne cerne pas tout à fait sa personnalité. — Je... » Webster s'arrêta et s'éclaircit la gorge face à cette question impromptue; Sarnow attendit patiemment qu'il mette de l'ordre dans ses idées. Les marins de la FRM étaient rarement invités à donner leur avis sur leurs supérieurs – surtout leurs anciens commandants – et, en règle générale, le contre-amiral n'aimait pas les officiers qui y encourageaient leurs subalternes. Pourtant il ne retira pas sa question : le vice-amiral Parks n'avait rien dit, mais ses réserves sur le compte d'Harrington apparaissaient clairement dans sa façon de se taire. Honor Harrington avait plus d'expérience de commandement en situation de combat qu'aucun officier de son âge. Rien dans son dossier ne semblait justifier qu'un supérieur soit mécontent d'avoir un capitaine aux compétences si nettes sous ses ordres, pourtant Parks l'était manifestement. Savait-il quelque chose que Sarnow ignorait ? Quelque chose qui ne figurait pas dans son dossier personnel officiel ? Bien sûr, Parks avait toujours été pointilleux en matière de protocole militaire. Nul ne pouvait nier sa compétence, mais il pouvait se montrer guindé à l'excès – voire glacial, en vérité – et Sarnow avait entendu les rumeurs qui circulaient sur Harrington. Il savait également que des histoires couraient toujours sur les officiers qui avaient aussi bien réussi qu'elle. Mais lesquelles étaient fondées ? Celles qui suggéraient qu'Harrington était irréfléchie – et même arrogante – l'inquiétaient, et il les soupçonnait également de fortement soucier Parks. Il pouvait en mettre une grande partie sur le compte des jaloux, et les Lords de l'Amirauté n'auraient sûrement pas confié le Victoire à un commandant sur lequel ils avaient des doutes. Toutefois, restait la possibilité de l'influence personnelle et, de l'avis général, l'amiral de Havre-Blanc avait personnellement pris en main sa carrière. Sarnow connaissait Havre-Blanc et savait que sa position partisane reflétait sans doute sa propre intuition vis-à-vis d'Harrington : elle devait être aussi douée que son dossier le suggérait. Après tout, le rôle d'un amiral consistait également à soutenir les excellents officiers. Pourtant, d'une certaine façon, la réputation même de Havre-Blanc (un homme qui avait toujours refusé de faire jouer son influence en faveur de quiconque) rendait ses efforts actuels légèrement suspects. Enfin, quoi que les autres pensent d'elle, Harrington commandait aujourd'hui le vaisseau amiral de Sarnow. Il devait connaître la femme qui se cachait derrière ces histoires sans se contenter du dossier « officiel » et, pour cela, il avait besoin d'entendre quelqu'un qui la connaissait. Or Samuel Webster n'était pas n'importe quel officier : malgré son jeune âge, il avait sans doute rencontré plus d'officiers généraux, à la fois dans un cadre social et professionnel, que Sarnow lui-même. Il avait également subi une grave blessure en servant sous les ordres d'Harrington, ce qui compenserait sans doute toute tendance à l'idéaliser. De plus, il était brillant et observateur, et Sarnow se fiait à son jugement. Webster, inconscient de ces motivations, s'enfonça plus profondément dans son fauteuil en regrettant que le contre-amiral lui ait posé cette question. Il trouvait déloyal de discuter du capitaine Harrington avec son nouveau supérieur. Mais il n'était plus l'officier de com d'Harrington : il travaillait pour Sarnow. « Je ne suis pas sûr de comprendre ce que vous me demandez, monsieur, dit-il enfin. — Je sais que je vous mets dans une position inconfortable, Samuel, mais vous êtes le seul membre de mon équipe qui l'ait rencontrée et... » Le contre-amiral agita la main sans vouloir expliquer les raisons de son inquiétude, et Webster poussa un soupir. « Dans ce cas, amiral, tout ce que je peux vous dire, c'est qu'elle est la meilleure. Nous avons eu de gros problèmes quand on nous a exilés à Basilic, et le commandant... eh bien, elle a géré les problèmes, monsieur, et je ne l'ai jamais entendue élever la voix une seule fois pendant qu'elle s'en occupait. Vous connaissez la réputation qu'avait Basilic, et nous n'étions pas exactement le meilleur équipage qu'un commandant ait jamais eu. Pas à notre arrivée. Mais, bon sang, amiral, nous l'étions en repartant ! » Sarnow se redressa, surpris par la véhémence de Webster, et l'officier de com détourna les yeux avant de poursuivre. « Elle obtient le meilleur de ses subordonnés, parfois plus qu'ils ne pensaient pouvoir donner, et je ne crois pas que ce soit lié à sa façon d'agir. C'est pour ce qu'elle est, monsieur. Vous lui faites confiance. Vous savez qu'elle ne vous laissera jamais tomber et, quand la crise éclate, vous savez que, s'il existe une chance de vous en sortir, elle la saisira. Je ne suis qu'officier de com, pas spécialiste de tactique, mais j'en ai assez vu à Basilic pour comprendre qu'elle est vraiment douée. l'ignore si on vous a expliqué à quel point ConstNav avait massacré notre armement, amiral, mais nous étions diminués à faire pitié. Nous le savions tous dès le début, mais le capitaine nous a quand même lancés dans une poursuite. Les Havriens ont réduit l'Intrépide à l'état d'épave, monsieur — les trois quarts de l'équipage étaient morts ou blessés, mais elle a persévéré et, bizarrement, elle les a eus. Je ne sais pas si un autre y serait parvenu, mais elle a réussi. » Le capitaine de corvette parlait d'une voix basse, presque inaudible dans le silence de la cabine, et il regardait ses mains. « Nous la tenions pour responsable de notre affectation à Basilic en arrivant. Ce n'était pas sa faute, mais ça ne changeait pas nos sentiments et nous ne les cachions pas. Mais lorsque la situation s'est dégradée, nous l'aurions suivie en enfer. D'ailleurs, je crois que c'est exactement ce que nous avons fait... et nous le referions. » Webster rougit de s'être enflammé. « Désolé, monsieur. Je ne sais pas si c'est ce que vous vouliez savoir, mais... » Il haussa les épaules d'un air impuissant. Ses yeux bleus, étrangement vulnérables, croisèrent ceux de son contre-amiral et Sarnow lui rendit longuement son regard silencieux avant de hocher la tête. « Merci, Samuel, dit-il tranquillement. C'est exactement ce que je voulais savoir. » Honor travaillait sans interruption, concentrée, et ses doigts parcouraient le clavier. Elle se disait parfois que ce n'était pas de la fusion nucléaire mais des rapports et autres mémos que les vaisseaux de la Flotte tiraient leur énergie. Elle en rédigeait sans fin, et ConstNav se montrait plus exigeant encore que PersNav — surtout lorsqu'un des capitaines de Sa Majesté commettait l'imprudence d'abîmer le navire que les Lords de l'Amirauté lui avaient confié. Un malade avait-il convaincu ces messieurs de concevoir autant de formulaires dans le but à peine voilé de punir ces mécréants pour leurs péchés ? Elle termina les corrections finales et apposa son approbation de commandant sur le rapport de Rayiez, ajouta à son propre rapport un renvoi vers celui du capitaine Tankersley, envoya copie de tous les documents importants au contre-amiral Sarnow, au vice-amiral Parks et au troisième Lord de la Spatiale (Lord Danvers) en ajoutant une copie à l'intention des constructeurs du Victoire et des inspecteurs d'Héphaïstos; enfin elle apposa sa signature grâce à un stylet électronique et passa le pouce devant le scanner d'authentification avec un soupir de soulagement. À partir de maintenant, tout cela reposait dans les mains des radoubeurs, et elle n'en était pas mécontente. Elle se laissa aller contre son dossier et prit une gorgée du cacao que MacGuiness avait posé à son coude. Il était encore out chaud, pourtant elle ne l'avait pas entendu l'apporter; elle se promit de le remercier plus tard. Honor poussa un nouveau soupir. Il lui restait encore beaucoup de paperasserie du même genre à remplir et elle se sen-lait coupable de ne pas s'y atteler immédiatement, toutefois cette perspective ne l'enchantait guère. D'un côté, elle aurait voulu descendre à la salle de fusion, mais les hommes du capitaine Tankersley n'apprécieraient pas du tout que le commandant du Victoire regarde par-dessus leur épaule. D'un autre côté, elle sentait monter en elle comme un rhume des cloisons, aggravé d'une réaction allergique à la paperasserie. Peut-être devrait-elle s'éclipser vers le gymnase et passer une heure ou deux... Son terminal de com sonna et elle enfonça le bouton avec n certain soulagement. « Ici le commandant. — Communications, madame, annonça la voix du capitaine de corvette Monet. Signal personnel pour vous de l'Irrésistible. Il s'agit du contre-amiral Sarnow. » Honor posa bien vite sa tasse de côté et passa la main dans ses cheveux. Ils demeuraient bien trop courts pour lui permettre de les natter à l'image de la plupart des femmes officiers, mais leur longueur récente les rendait plus difficiles à dompter. Elle regrettait amèrement de ne pas avoir été prévenue que Sarnow allait appeler. Elle grimaça lorsque ses doigts pressés se prirent sans ménagement dans un nœud, puis elle tira sur sa veste pour la lisser. Elle portait un de ses plus vieux et plus confortables uniformes, un peu usé, les ganses légèrement effilochées, et elle redoutait la réaction de MacGuiness lorsqu'il apprendrait qu'elle avait salué son nouvel amiral dans une tenue aussi négligée. Toutefois elle n'avait pas le temps de se changer : un capitaine de pavillon nouvellement nommé ne faisait pas attendre son amiral quand celui-ci l'appelait enfin. — Passez-le sur mon terminal, s'il vous plaît, Georges, dit-elle. — À vos ordres, madame », répondit Monet. Le visage du contre-amiral Mark Sarnow remplaça les données sur son écran. Il avait le teint plus sombre qu'elle ne s'y attendait, souligné par un regard vert, des cheveux châtains et des sourcils épais, plus foncés que ses cheveux ou sa moustache, qui se rejoignaient en une ligne droite au-dessus de son nez busqué. « Bonsoir, dame Honor. J'espère que je ne vous dérange pas ? » Sa voix de ténor était plus douce que son visage à la mâchoire volontaire. — Bonsoir, monsieur. Non, vous ne me dérangez pas. Je me débattais simplement au milieu de la paperasserie habituelle. — Parfait. J'ai eu l'occasion de parcourir le rapport des radoubeurs sur votre fusion trois, et il semble confirmer l'estimation de votre ingénieur. Je me rends bien compte que vous allez rester en cale de radoub pour encore un moment mais, dans les circonstances actuelles, j'aimerais pouvoir laisser l'Irrésistible regagner Manticore et installer mes quartiers a bord du Victoire le plus tôt possible. — Bien sûr, monsieur. Comme vous le souhaitez. — Merci. » Un sourire éclaira soudain le visage de Sarnow, lui conférant un enthousiasme inattendu, presque enfantin. « Nous essayerons de ne pas vous gêner, capitaine, mais je veux que mes hommes se mettent en rapport avec vos officiers dès que possible. Et, bien sûr, je dois aussi vous mettre au parfum. — Bien, monsieur. » Son visage n'en montra rien, mais Honor ressentit une satisfaction indéniable en le découvrant si chaleureux. Certains amiraux auraient accueilli un capitaine inconnu avec réserve, surtout si celui-ci les avait agacés en arrivant avec un vaisseau estropié – par sa faute ou non. — Très bien, dans ce cas, capitaine. Avec votre permission, nous monterons à bord à zéro sept zéro zéro demain. — C'est parfait, amiral. Si vous le souhaitez, mon intendant contactera le vôtre afin d'arranger le transfert de vos effets personnels. — Merci. Et entre-temps j'aimerais vous inviter à vous joindre aux capitaines Parsons et Corell ainsi qu'à moi-même pour dîner à bord de l'Irrésistible à dix-sept zéro zéro, si cela vous convient. — Bien sûr, monsieur. — Parfait ! À bientôt donc, capitaine », fit Sarnow avant de couper la communication sur un salut courtois. CHAPITRE SEPT « Je suis impressionné, dame Honor. Vous avez là un sacré vaisseau, fit Sarnow tandis qu'ils descendaient la coursive, tirant un sourire à Honor. — Pour tout dire, je n'en suis pas peu fière, monsieur, dit- elle. Enfin, quand il marche. — Je vous comprends, mais les équipes de réparation font un excellent travail et j'ai remarqué qu'elles ont toujours tendance à surestimer le temps qu'une tâche va leur prendre. » Sa moustache frémit comme il souriait. « je ne crois pas qu'elles aient tout à fait conscience de leur valeur. — Ce sont certainement les radoubeurs les plus efficaces auxquels j'aie eu affaire », acquiesça sincèrement Honor. Les équipes de la station Hartcock se trouvaient face à un remplacement beaucoup plus complexe que l'évaluation du capitaine Tankersley ne le laissait entendre, mais elles s'y consacraient avec énergie et efficacité. Ils arrivèrent à l'ascenseur central et Honor s'effaça pour laisser son supérieur entrer le premier, puis elle tapa leur destination. Le court trajet se déroula dans un silence détendu. Nimitz trônait parfaitement calme sur son épaule, signe indubitable qu'il appréciait son nouveau supérieur, et elle tendait à pense comme son chat : Mark. Sarnow était peut-être jeune pour son grade (il n'avait que huit années T de plus qu'elle) mais une énergie confiante émanait de sa personne. L'ascenseur les déposa sur le pont d'état-major du Victoire. Il était plus petit que le pont de commandement d'Honor, mais tout aussi impressionnant : l'écran principal occupait plus de la moitié du pont tandis que les écrans de contrôle reproduisaient les informations critiques dont disposait l'équipage sur la passerelle de commandement. L'équipe du contre-amiral l'attendait, et le capitaine Ernestine Corell, son chef d'état-major, leva les yeux de son bloc mémo en souriant. « J'étais sur le point d'envoyer quelqu'un à votre recherche, monsieur. Vous allez finir par être en retard à la réunion qu'organise l'amiral Parks. Sarnow jeta un coup d'œil à son chrono et fit la grimace. « Nous avons le temps, Ernestine. Venez avec nous en salle de briefing, Joseph et vous. — Bien, monsieur. » Corell et le capitaine de frégate Joseph Cartwright, officier détecteur, suivirent Sarnow vers le sas de la salle de briefing et Honor s'arrêta pour sourire à Samuel Webster avant de les rejoindre. « Prenez place », fit Sarnow en désignant les fauteuils qui entouraient la table de conférence. Il ôta son béret, déboulonna sa veste et se laissa tomber dans un fauteuil en bout de table; Honor s'assit en face de lui, à l'autre extrémité. « Nous n'avons pas le temps d'approfondir, commença le contre-amiral, mais je veux mettre dame Honor au courant des grandes lignes avant que nous ne disparaissions de nouveau à bord du Gryphon. » Il grimaça. « Je serai heureux de voir le Victoire reprendre du service, ne serait-ce que parce qu'il me donnera l'occasion de m'éloigner du vaisseau amiral de la station. J'ai l'impression d'y passer ma vie ! » Honor resta silencieuse, mais elle remarqua la pointe d'exaspération qui perçait dans la voix de Sarnow. À quel point les relations du contre-amiral et de celui qui avait pris sa relève étaient-elles tendues ? « Et une fois qu'il aura repris du service, capitaine Harrington, poursuivit-il, nous allons être très occupés à travailler en escadre. Je crains que l'Amirauté ne nous ait pas envoyés ici en vacances. » Les officiers d'état-major gloussèrent à son ton ironique et Honor sourit tandis qu'il se tournait vers Corell. « Quel est le statut de notre escadre, Ernestine ? — Nous avons obtenu une nouvelle HPA pour le Défi et l'Assaut pendant que le capitaine et vous étiez absents, monsieur, répondit le grand et frêle chef d'état-major. Le Défi devrait arriver sous trois jours, mais l'Assaut a été retardé : il ne sera pas là avant le 20 du mois prochain. — Magnifique. » Sarnow soupira. « Une explication pour ce retard ? — Non, monsieur. Juste la nouvelle HPA. — Pourquoi ne suis-je pas surpris ? Enfin... De toute façon, le radoub ne nous rendra pas le Victoire de si tôt non plus. L'amiral Parks a-t-il reçu cette information ? — Oui, monsieur. — Bien. » Les yeux plissés par la réflexion, Sarnow se frotta le menton. Puis il regarda Honor. « En fait, dame Honor, nous avons une escadre toute neuve. Il n'y a pas eu de cinquième escadre de croiseurs de combat depuis la dernière réorganisation de la Flotte et, à part l'Achille et le Cassandre qui ont été transférés ensemble de la quinzième escadre, aucune de nos unités n'a d'expérience de combat en équipe. Nous allons devoir partir de rien, et le temps ne joue pas en notre faveur. Il soutint le regard d'Honor, et elle hocha la tête. « Tous les officiers généraux que j'ai rencontrés avaient leur propre conception du rôle de leur capitaine de pavillon, pont suivit-il, et je ne fais pas exception. Je compte sur votre constante contribution, dame Honor. Si vous voyez un problème, réglez-le vous-même ou portez-le à mon attention. Si le problème c'est moi ou une de mes décisions, parlez-m'en. Ernestine et Joseph font de leur mieux pour m'empêcher de commettre des erreurs, mais j'aurai parfois besoin de toute l'aide que vous pourrez m'apporter. Compris ? Il sourit mais son sourire était d'acier, et Honor acquiesça. « Vous n'êtes pas le commandant qui ait le plus d'ancienneté dans cette escadre, mais vous n'en êtes pas moins capitaine de pavillon. Cela pourra poser des problèmes lorsque vous aurez affaire à plus ancien en grade, mais je veux que vous gériez cette situation en vous rappelant que vous commandez le vaisseau amiral. C'est vous qui assisterez aux réunions d'état-major auxquelles ils n'auront pas accès, vous qui connaîtrez mes plans et mes intentions. Je ne compte pas me décharger mir vous de mes responsabilités, mais je souhaite vous voir utiliser votre jugement et prendre l'initiative de résoudre les problèmes liés à l'escadre ou au Victoire tant qu'ils relèveront de votre compétence. « En retour de cette dévotion servile à votre devoir, poursuivit-il avec l'un de ses sourires féroces, je vous soutiendrai jusqu'au bout. Si vos décisions me déplaisent, vous en serez la première informée. D'après votre dossier, je pense que vous représentez un énorme avantage, surtout pour une escadre toute neuve. Ne faites rien qui puisse me pousser à changer — je m'y efforcerai, monsieur, répondit calmement Honor. — j'en suis certain - et je m'attends à ce que vous réussissiez Maintenant, Joseph (il se tourna vers son officier détecteur), que savons-nous des paramètres de notre mission ? — Moins que je ne le souhaiterais, monsieur, fit Cartwright. Maintenant que l'escadre de l'amiral Tyrel est détachée, nous allons de toute évidence constituer l'unité écran principale, mais on dirait que le rôle opérationnel de tous les éléments de la force d'intervention est en cours de réévaluation. — une réévaluation assez radicale. » Le capitaine de frégate Ballu haussa les épaules. « Tout ce que je peux vous dire pour l'instant, c'est que, apparemment, l'amiral a l'intention de nous garder ici dans l'immédiat. — Ça pourrait être pire, fit le contre-amiral sur un ton peu convaincu. Au moins nous aurons le temps de nous entraîner. » Cartwright approuva d'un signe de tête. Sarnow se frotta de nouveau le menton, puis il regarda son chrono et se redressa dans son fauteuil : « Bon. Ernestine, puisque l'Achille et le Cassandre ont déjà manœuvré ensemble par le passé, nous allons construire autour d'eux. Je veux que joseph et vous convoquiez les éléments de l'escadre disponibles pour un exercice d'artillerie dans un jour ou deux. Formez deux divisions qui s'affronteront : l'une comprendra l'Achille et le Cassandre, l'autre l'Invincible, l'Intolérant et l'Agamemnon. Je prendrai place à bord de l'Invincible. Prévenez le capitaine Daumier de ma présence. — Bien, monsieur. » Le chef d'état-major prit note sur son bloc mémo et Sarnow se tourna vers Honor. — De toute évidence, nous ne pouvons pas emmener le Victoire, dame Honor, mais j'aimerais que vous veniez avec moi. Et ne vous inquiétez pas, votre présence ne gênera pas le capitaine Daumier. L'Invincible est l'actuel détenteur de la Coupe de la reine, et Daumier est aussi fière de son navire que vous du Victoire. Elle prendra sans doute plaisir à vous montrer quel genre de performance j'attends de mon vaisseau amiral. » Il afficha un nouveau sourire, qu'elle lui rendit. « À notre retour, je compte commencer à établir le réseau de commandement de l'escadre, alors demandez à votre officier de com de se mettre en relation avec le capitaine de frégate Webster afin de vérifier que tout est en ordre avant notre départ. J'aimerais effectuer des simulations à l'échelle de l'escadre dès que possible pour identifier les problèmes. — Bien sûr, monsieur. — Merci. » Le contre-amiral prit une profonde inspiration, se dressa sur ses pieds et remit son béret. «Alors c'est tout pour l'instant. Ernestine, Joseph, nous avons rendez-vous avec le vice-amiral. Vous nous excusez, dame Honor? — Bien sûr », répéta-t-elle, sur quoi Sarnow s'engouffra dans le sas, ses officiers d'état-major sur les talons. Le niveau d'énergie du compartiment chuta de façon spectaculaire à son départ, et elle sourit comme Nimitz soupirait sur son épaule. Pourtant, derrière son sourire, elle se posait des questions. C'était Georges Monet qui avait réceptionné l'original de l'invitation à la conférence sur le Gryphon car Webster ne se trouvait pas encore à bord, or tous les amiraux avaient reçu pour instruction d'amener leur capitaine de pavillon. Sauf Sarnow. Parks n'avait donné aucune raison justifiant son exclusion, et elle pouvait en imaginer plusieurs. Par exemple, le fait que son vaisseau subissait d'importantes réparations. Pourtant un capitaine dont le navire se trouvait aux mains des radoubeurs disposait de plus de temps libre... et elle était la seule exclue. Le vice-amiral Parks avait-il une autre raison de ne pas l’aimer ? Elle n'en voyait pas, mais ça ne voulait pas dire que c'était impossible. Et dans ce cas, cela avait-il un rapport avec Sarnow ? Elle se leva, croisa les mains derrière le dos et sortit lentement de la salle de conférence, préoccupée. Le bruit de la respiration d'Honor résonnait dans le gymnase silencieux tandis qu'elle répétait sans joie les mêmes gestes. La musculation n'était pas son sport préféré, loin de là, mais sa convalescence l'avait beaucoup diminuée. Pas assez pour inquiéter MédNav, peut-être, mais assez pour lui déplaire à elle. Pour rebâtir les muscles du haut du corps, la musculation, bien qu'abrutissante, constituait le moyen le plus rapide. Mais dès qu'elle aurait récupéré sa condition physique, promit-elle en lâchant prise, elle trouverait un tas d'autres moyens plus agréables de la maintenir. Elle poussa un bouton et les câbles à résistance réglable disparurent en silence dans la cloison, puis elle passa les mains dans ses cheveux mouillés. Le Victoire avait été conçu de A à Z comme un vaisseau amiral et, contrairement aux précédents bâtiments d'Honor, il offrait un gymnase privé à l'officier général et son équipe. Sur le principe, Honor n'était pas sûre d'approuver cette pratique, mais elle n'allait pas refuser la proposition que Sarnow lui avait faite de s'en servir. Il était plus petit que le gymnase principal, mais son caractère privé permettait à Honor de régler sa gravité interne au même niveau que celle qui régnait sur sa planète sans gêner les autres ni attendre le milieu de la nuit pour pouvoir le faire. Tournant le dos à l'appareil de musculation, elle posa les deux mains sur ses reins et se pencha en arrière, faisant craquer sa colonne vertébrale. Nimitz leva les yeux depuis son habituel perchoir sur la plus basse des barres asymétriques. Il fit mine de se redresser mais elle secoua la tête. « Oh, non, boule de poils. Ce n'est pas encore l'heure de jouer au frisbee », lui dit-elle. Il reprit sa position initiale avec un soupir lugubre. Elle eut un rire moqueur puis monta sur le plongeoir – un équipement qu'elle approuvait sans réserve. Dans l'espace, la plupart des gens se contentaient sans problème de « nager » dans un bassin à gravité nulle, mais Honor préférait l'eau; or les concepteurs du Victoire, dans un accès de zèle sans doute déplacé, avaient prévu une piscine à l'usage de l'amiral. L'eau qui l'alimentait faisait partie du système de stockage des consommables du croiseur, ce qui expliquait probablement comment l'architecte avait convaincu ConstNav de l'accepter, et si le bassin était plutôt petit, il était assez profond pour permettre d'y plonger. Elle fit trois pas agiles sur la planche, se cambra gracieusement dans les airs et pénétra dans l'eau sans provoquer plus d'éclaboussures qu'un poisson. Nimitz frémit d'un air désapprobateur sur son perchoir. Il était depuis longtemps d'avis que les humains se complaisaient dans de bien étranges activités. L'eau était trop chaude au goût d'Honor... mais, évidemment, elle était native de Sphinx. Elle se laissa glisser au fond de la piscine puis se roula brièvement en boule avant de se redresser pour revenir à la surface inspirer avec plaisir. Elle secoua la tête afin d'écarter les mèches de cheveux qui lui revenaient dans les yeux, retrouva ses repères et nagea fermement vers l'échelle. Il était certes bon d'avoir des principes, décida-t-elle, mais les privilèges décadents liés au grade avaient aussi de bons côtés. Elle sourit et s'engagea sur l'échelle avant de s'arrêter à mi-hauteur tandis que le sas s'ouvrait. L'équipe de Sarnow se trouvait encore à bord du Gryphon et elle pensait disposer du gymnase pour elle seule jusqu'à son retour. Le nouveau venu franchit le sas et s'arrêta net en ressentant l'effet de la gravité augmentée. Il portait un survêtement confortable et un peu usé. Il jeta un rapide coup d'œil circulaire, de toute évidence surpris, puis se redressa en apercevant Honor debout dans l'eau. « Excusez-moi, dame Honor, dit-il aussitôt. Je croyais le gymnase libre. Je ne voulais pas déranger. — Ce n'est rien, capitaine Tankersley. » Honor sortit du bassin. « Et vous ne dérangez pas. Entrez. — Merci, madame. » Tankersley s'avança pour laisser le sas se fermer derrière lui, puis il contempla les lieux et prit un air admiratif. « L'amiral Sarnow ne plaisantait pas en disant qu'on lui avait donné son propre terrain de jeu, pas vrai ? — En effet, acquiesça Honor. Accordez-moi une seconde et je vais baisser la gravité. — Non, s'il vous plaît. Je l'augmente souvent moi-même –quand il n'y a personne dans les parages pour s'en offusquer. D'où ma joie quand l'amiral m'a invité à utiliser son gymnase en dehors de mes heures de service. — Oui, ça rend les gens un peu grincheux d'augmenter la gravité, fit Honor avec un sourire. — Bah, je les comprends, mais j'ai pris cette habitude sur l'île de Saganami. Je faisais partie de l'équipe de combat à mains nues et le chef MacDougal nous poussait toujours à nous entraîner en gravité augmentée d'au moins 0,25 g, nous les fillettes de Manticore et de Gryphon. — Vous faisiez partie de l'équipe ? dit Honor, surprise. Moi aussi ! Dans quelle discipline ? — Celle que le chef préférait, répondit Tankersley, ironique. Le coup de vitesse. — Vous avez continué à vous entraîner ? — Oui. Pas assez à mon goût, mais je m'entraîne. — Bien, bien, murmura Honor. C'est très intéressant, capitaine. Il se trouve que je cherche un partenaire. Ça vous dirait? — Seulement si vous promettez de ne pas me faire mal », fit Tankersley. Honor haussa un sourcil interrogateur et il sourit. « J'ai vu la vidéo de vos exploits graysoniens, madame. — Ah. » Honor rougit et détourna les yeux. « J'espérais que tout le monde oublierait ça. — Il y a peu de chances. Ce n'est pas tous les jours qu'un officier manticorien déjoue une tentative d'assassinat sur un chef d'État ami... et devant les caméras, qui plus est. » Honor haussa les épaules, gênée. « C'est Nimitz qui a tout fait. S'il n'avait pas ressenti leurs émotions et qu'il ne m'avait pas prévenue, nous serions tous morts. » Tankersley hocha la tête plus gravement et jeta un coup d'œil à Nimitz, à l'autre bout du gymnase. Le chat lui rendit son regard avec toute la hauteur d'une star des holovids. « En tout cas, poursuivit rapidement Honor, j'ai toujours besoin d'un partenaire pour m'entraîner, et si vous êtes disponible... — Bien sûr, madame. J'en serais honoré. — Parfait! » Honor lui tendit la main et il la serra avec le sourire. Elle lui sourit en retour, puis le regarda dans les yeux et se figea. Son regard avait quelque chose d'inhabituel qu'elle n'aurait pas su nommer, mais elle se rendit soudain compte que son fin justaucorps était trempé et collant. Elle se sentit rougir à nouveau et baissa les yeux en lâchant sa main, brusquement embarrassée. Il parut ressentir la même chose car il détourna le regard, l'air un peu gêné. Un lourd silence plana un instant entre eux, puis il s'éclaircit la gorge. « Au fait, dame Honor, reprit-il sur un ton légèrement tendu, j'ai toujours voulu vous présenter mes excuses pour ce qui s'est passé à Basilic. Je... — Pas besoin de vous excuser, capitaine. — Si, je crois, madame », répondit calmement Tankersley. Il lui fit de nouveau face, le visage grave. « Non, je vous assure, dit-elle fermement. Vous vous êtes trouvé au milieu d'une vieille querelle. Vous n'aviez rien à voir avec cette histoire et vous ne pouviez rien faire pour empêcher les événements qui ont suivi. — Mais je me suis toujours senti sale à cause de cette affaire. » Il baissa les yeux. « Vous voyez, j'avais signé la demande de radoub du capitaine Young avant d'apprendre que quelqu'un d'autre avait été assigné à Basilic. Moi et tous les officiers supérieurs. » Honor se raidit. Elle s'était demandé pourquoi Young n'avait pas été relevé de ses fonctions pour avoir abandonné son poste; maintenant elle savait. Il avait dû apprendre avant fout le monde qu'elle serait affectée à Basilic et il avait pris des mesures pour se couvrir au moment où il la laisserait seule sur place. Mieux valait pour un capitaine qui, de son propre chef, abandonnait ses positions pour emmener son navire au radoub si l'un problème matériel majeur justifie son acte. Mais, si tous les officiers supérieurs confirmaient qu'une révision générale s'imposait, le règlement l'autorisait à demander la permission de regagner le chantier naval à l'officier le plus gradé de sa station. Tant que ce dernier approuvait, on ne pouvait officiellement pas le blâmer... même si la révision se révélait plus tard superflue. Et puisque Pavel Young était aussi l'officier le plus gradé de la station Basilic, il pouvait accéder à sa propre demande – et laisser Honor seule, sans soutien — sans jamais violer la lettre du règlement. Mais si influente que fût sa famille, sa carrière n'aurait pas survécu lorsque la situation s'était dégradée à Basilic si ses officiers supérieurs n'avaient pas tous approuvé sa requête. « Je comprends », dit-elle au bout d'un moment. Elle ramassa sa serviette et se sécha les cheveux, puis la passa autour de son cou en étalant ses extrémités de façon qu'elles couvrent sa poitrine. Tankersley restait silencieux, le dos droit, les yeux baissés, et elle posa doucement la main sur son épaule. « je comprends, répéta-t-elle, et je ne vois pas ce que vous pourriez vous reprocher dans cette affaire. » Elle sentit son épaule frémir et elle la pressa légèrement avant de retirer sa main. « Vous ne pouviez pas deviner ce qui allait se passer quand vous avez signé sa demande. — Non », fit-il lentement. Il soupira et tourna enfin les yeux vers elle. « Non, madame, je ne savais pas ce qu'il mijotait. Pour tout dire, je savais qu'il y avait une certaine hostilité entre vous. Mais sans en connaître la raison, ajouta-t-il aussitôt. Et comme je vous l'ai dit, j'ignorais tout de votre affectation quand j'ai signé sa demande de radoub. Mais j'aurais dû me douter qu'il préparait quelque chose et il ne m'est jamais venu à l'idée de me poser la question. C'est sans doute pour ça que je m'en veux : je le connaissais et j'aurais dû creuser. Mais a dire vrai, je ne pensais qu'à quitter Basilic. — Alors ça, répondit Honor avec un sourire à peine forcé, je peux le comprendre ! Je n'étais pas non plus ravie d'être envoyée là-bas, et vous y étiez coincé depuis... quoi ? une année T ? — À peu près », dit-il sur un ton plus naturel. Sa bouche se fendit en un sourire. « La plus longue année de ma vie, je crois. — J'imagine. Mais, plus sérieusement, je n'en veux à personne si ce n'est à Young lui-même, et vous devriez faire de même. — Si vous le dites, madame la comtesse. » Le capitaine la surprit en exécutant une révérence très protocolaire. Elle aurait dû se sentir ridicule, debout devant lui dans son justaucorps dégoulinant. Bizarrement, ce ne fut pas le cas. « Bien ! fit-elle. Vous veniez faire de l'exercice, et moi je dois retourner à ma paperasserie. Quand pensez-vous être libre pour un combat ? — Demain, douze zéro zéro, ce serait parfait. » Il semblait soulagé de ce changement de conversation. « Une équipe doit commencer à enlever le blindage extérieur sous fusion trois pendant le premier quart et je veux assister à l'opération, mais je devrais avoir fini pour le déjeuner. — Magnifique ! Je vous verrai donc à douze zéro zéro, capitaine », conclut Honor en hochant la tête. Puis elle se dirigea vers les douches, imitée par Nimitz. CHAPITRE HUIT Le croiseur de combat Invincible accélérait vers le secteur qu'on lui avait assigné. Le capitaine Marguerite Daumier, apparemment détendue dans son fauteuil de commandement, dirigeait l'exercice de tir de sa division temporaire. Toutefois, Honor la soupçonnait d'être moins calme qu'elle n'en avait l'air, car il régnait sur le pont de l'Invincible une atmosphère tendue. Elle frotta les oreilles de Nimitz, s'appliquant à garder un visage sans expression depuis sa place à l'arrière du pont, tout en comparant en silence l'équipe de commandement de Daumier à la sienne. Daumier avait la charge de l'Invincible depuis plus d'une année T et ses hommes travaillaient avec une précision rodée que l'équipage du Victoire n'avait pas encore — mais ça, Honor ne l'aurait admis devant personne. Pourtant, malgré l'entente de l'équipe de commandement, sa division effectuait une prestation médiocre. Ce n'était pas la faute de Daumier. Ni même celle d'un autre, pour tout dire. Aucun des trois vaisseaux n'avait travaillé avec les deux autres auparavant et leur coordination était indéniablement hésitante. L'Intolérant avait manqué un changement de trajectoire et maintenu une accélération de trois cent quatre-vingts gravités pendant plus de quatre-vingt-dix secondes avant que le capitaine Trinh s'en rende compte. Honor se réjouissait de ne pas s'être trouvée sur son pont à ce moment-là pour observer sa réaction, et elle aurait cru que Sarnow allait appeler l'infortuné capitaine afin de lui passer un savon mémorable. Mais le contre-amiral s'était contenté de grimacer et d'observer les écrans en silence pendant que Trinh s'escrimait à reprendre sa place dans la formation. C'était l'erreur la plus spectaculaire de la journée, mais pas la seule, loin de là. La plupart auraient échappé à un simple observateur, mais elles crevaient les yeux pour ceux qui s'efforçaient de réussir l'exercice. Malgré leur taille, les croiseurs de combat disposaient d'un armement par trop limité pour affronter un vaisseau du mur en bataille rangée. Ils devaient manœuvrer sans accroc, selon des schémas hardis, afin de l'emporter sur des adversaires plus volumineux, et déployer les mêmes qualités pour attraper les navires plus petits, leurs proies naturelles, car croiseurs et contre-torpilleurs bénéficiaient d'une meilleure accélération et effectuaient des changements de trajectoire plus rapides. Malheureusement pour les capitaines de Sarnow, si doués soient-ils en tant qu'individus, leur capacité d'action et de réaction en équipe se révélait bien inférieure aux critères habituels de la Flotte. À l'exception bien sûr de l'Achille et du Cassandre, ce qui devait chagriner encore plus le capitaine Daumier, compatit Honor. La division expérimentée du commodore Isabella Banton opérait en équipe depuis plus de deux années T et sa manière de faire réagir les deux bâtiments instantanément au signal de Sarnow le confirmait de façon flagrante. Ils se déplaçaient comme un seul homme et travaillaient avec une précision qui soulignait cruellement la maladresse des autres vaisseaux. Dans un combat réel, les deux navires de Banton auraient sans doute anéanti les trois de Daumier, ce qui ne devait guère la réjouir. « Nous entrons à portée de tir, madame. » L'officier tactique de l'Invincible semblait légèrement tendu, le dos droit, comme s'il résistait physiquement à la tentation de regarder Sarnow par-dessus son épaule. « Com, passez le mot à la division, fit Daumier. Demandez confirmation de leur statut. — À vos ordres, madame. » L'officier de com se pencha sur sa console. « Toutes les unités confirment qu'elles sont prêtes, capitaine, annonça-t-elle au bout d'un instant. — Merci. » Daumier se cala dans son fauteuil, les bras croisés. On aurait presque pu la croire en prière, et Honor retint un sourire de sympathie de peur qu'on se méprenne sur sa signification. Elle se doutait que Daumier aurait largement préféré asservir l'armement de l'Agamemnon et de l'Intolérant au contrôle de feu de l'Invincible, mais ce n'était pas le but de l'exercice car Sarnow savait déjà que le vaisseau de Daumier excellait dans les exercices d'artillerie. Il voulait voir comment la division se comportait en l'absence du réseau tactique de l'escadre dans une situation de combat à grande vitesse et courte distance avec alerte tardive. Et la réponse risquait de ne pas s'avérer très satisfaisante, craignait Honor. « Nous approchons des ultimes repères de tir, annonça l'officier tactique. Recherche de balise initiée. Recherche en cours... Contact ! » Il attendit encore un instant, les yeux rivés sur son écran tandis que les balises fixées sur des astéroïdes simulaient les signaux de navires hostiles. « Identification des balises confirmée ! J'ai une cible, capitaine ! — Feu », répondit brusquement Daumier. Les flancs de l'Invincible vomirent immédiatement leurs armes. Honor se tourna automatiquement vers l'affichage visuel. Il ne servait à rien pour contrôler l'action, mais à une distance si faible... Une terrible tornade silencieuse apparut sur l'affichage tandis que les lasers et grasers déchiraient les astéroïdes inoffensifs de la ceinture de Hancock. Certains des plus petits amas de fer et de nickel disparurent simplement, vaporisés dans une explosion de fureur; d'autres se mirent à briller comme de minuscules étoiles sous la morsure des rayons, puis les premiers missiles ajoutèrent à ce tableau l'éclat de petits soleils effrayants. Honor en était presque impressionnée. Elle avait vu de simples bordées plus destructrices. Elle avait même lancé de telles bordées longtemps auparavant en tant qu'officier tactique du HMS Manticore. Mais le Manticore était un supercuirassé, un engin énorme, lent, lourd et maladroit malgré sa puissance, destiné à survivre à l'étreinte meurtrière du mur de bataille. Ici c'était différent : l'escadre dégageait une impression de rapidité et de puissance, une grâce fatale. Du moins presque fatale, corrigea-t-elle après un coup d'œil à l'affichage tactique, car quelqu'un venait de commettre une erreur grossière. Elle garda les yeux sur l'affichage, prenant soin de ne pas regarder Sarnow, tandis que les vaisseaux achevaient leur séquence de tir et que le centre d'opérations de combat (CO) analysait les résultats. L'un des navires — le malheureux Intolérant une fois de plus, semblait-il — avait dirigé son feu contre les mauvaises balises. S'il s'était agi d'une escadre ennemie, l'une de ses unités n'aurait pas été inquiétée. Non seulement elle n'aurait subi aucun dommage, mais ses équipes de contrôle de tir, libérées de la menace du feu ennemi, auraient également pu répondre librement, comme à l'entraînement au tir sur cible. L'un des bâtiments de Sarnow aurait alors subi un pilonnage en règle. Les épaules du capitaine Daumier se raidirent et le silence s'étira à l'infini sur le pont jusqu'à ce que Sarnow s'éclaircisse la gorge. « On dirait que nous avons un problème, capitaine », fit-il observer. Daumier tourna la tête vers lui et croisa son regard. « À qui le devons-nous ? demanda-t-il ensuite. — Je crains que l'Intolérant n'ait pris pour cible les balises de l'Agamemnon, monsieur. » Dans la voix égale de Daumier ne perçait ni excuse ni condamnation du capitaine Trinh, et Honor l'approuva intérieurement. « Je vois. » Sarnow croisa les mains derrière le dos et se dirigea lentement vers la section tactique afin d'étudier les données détaillées, puis il poussa un soupir. « C'est le début, j'imagine. Mais nous devrons parvenir à de meilleurs résultats, capitaine. — Oui, monsieur. — Très bien. Capitaine Daumier, rassemblez la division, s'il vous plaît. Mettez-nous à l'arrêt par rapport à la ceinture d'astéroïdes pendant que le commodore Banton effectue son exercice. Je veux voir de quoi sa division est capable. — À vos ordres, monsieur. Astro, déterminez la vitesse et les coordonnées nécessaires. — À vos ordres, madame. » La voix de l'astrogateur était aussi dépourvue d'inflexion que celle de son capitaine, mais aucun des deux ne se réjouissait de la leçon silencieuse qu'allait leur donner le contre-amiral, Honor le savait. Les capitaines de division et d'escadre de la cinquième escadre et des unités de protection qui lui étaient rattachées se mirent au garde-à-vous lorsque le contre-amiral Sarnow entra dans la salle de briefing du Victoire. Honor suivait sur ses talons en compagnie du capitaine Corell. Le malaise des officiers rassemblés était presque palpable dans la pièce. Sarnow les réunissait tous pour la première fois et le commodore Prentis, en charge de la cinquante-troisième division, était arrivé à bord du HMS Défi moins de six heures auparavant. Il n'avait donc pas pu prendre part aux exercices des derniers jours, mais était-ce vraiment une chance ? Certes il n'avait encore rien à se reprocher, mais il se trouvait également dans la position du « petit nouveau et il devait s'être rendu compte maintenant que l'escadre s'attendait à voir Sarnow sortir de ses gonds au vu de ses médiocres performances. « Mesdames, messieurs, asseyez-vous », fit Sarnow en prenant place à une extrémité de la table tandis qu'Honor et Corell s'asseyaient à sa droite et à sa gauche. Les officiers regardaient pour la plupart droit devant eux, gênés, mais un capitaine de frégate très élégant assis à côté du commodore Van Slyke, commandant de la dix-septième escadre de croiseurs lourds, lança un regard perçant à Honor avant de détourner les yeux. Elle était certaine de ne l'avoir jamais rencontré, pourtant il lui semblait vaguement familier et elle se demanda de qui il pouvait s'agir. « Eh bien, reprit le contre-amiral après quelques instants, notre travail est tout trouvé, je crois. Heureusement – et j'utilise ce terme à dessein – l'amiral Parks ne nous demandera rien de difficile dans un avenir proche. » Malgré son ton léger, presque fantasque, les officiers attablés grimacèrent intérieurement et le capitaine Trinh s'empourpra. « Personne en particulier ne porte la responsabilité de nos difficultés actuelles, je m'en rends bien compte, poursuivit-il. Malheureusement, nous portons tous celle de surmonter ces difficultés. J'efface volontairement nos erreurs passées, mais à partir de maintenant je retiendrai tout. Compris ? » Il y eut quelques hochements de tête affirmatifs et il les gratifia d'un de ses sourires féroces. « Parfait ! Comprenons-nous bien, messieurs darnes. Je ne cherche pas de bouc émissaire et je ne vous tiendrai pas rigueur de vos erreurs passées, mais je peux aussi me montrer le pire des salauds, un homme que vous ne souhaitez surtout pas connaître. Or le fait que l'amiral Parks surveille nos moindres mouvements ne contribue pas à améliorer mon humeur. Toute nouvelle escadre rencontre des problèmes, je le sais, et l'amiral Parks aussi. Toutefois l'étendue de ma compréhension envers ces problèmes sera fonction des efforts que vous ferez pour les surmonter. Je suis persuadé que vous ne nous décevrez pas. » Nouveaux hochements de tête, plus convaincus cette fois. Sarnow se laissa aller dans son fauteuil. « Dans ce cas, commençons par examiner ce qui n'a pas marché. Les capitaines Corell et Harrington ont préparé une analyse critique des derniers exercices; je suis sûr que nous allons tous trouver leur exposé fascinant. » Des murmures emplissaient le compartiment et le cristal tintait doucement tandis que les intendants remplissaient les verres vides. Les invités du contre-amiral Sarnow formaient de petits groupes ou circulaient dans un flux lent. Honor s'efforçait de sourire et d'avoir un geste amical envers quiconque ce mouvement brownien amenait à sa portée. Ce n'était pas facile car elle détestait depuis toujours les mondanités, mais du moins avait-elle appris à simuler l'aisance requise d'une hôtesse. Elle préleva une branche de céleri sur un plateau de canapés et la tendit à Nimitz. Le chat miaula discrètement de plaisir et prit la friandise en main, se maintenant sur l'épaule de sa compagne grâce à ses quatre membres inférieurs tout en mâchant. Le regard d'Honor s'illumina quand elle ressentit la béatitude de son chat. Elle lui gratta paresseusement le poitrail en regardant MacGuiness circuler agilement entre les commodores et les capitaines et surveiller les autres intendants du Victoire. Elle remerciait le ciel d'avoir un tel assistant. Quant à son second, elle valait bien elle aussi une prière de gratitude ou deux : le capitaine de frégate Henke se mouvait avec la grâce d'un albatros sphinxien et son aisance (ainsi, bien sûr, que son lignage, pensa Honor avec un sourire) compensait amplement son grade subalterne. Le commodore Stephen Van Slyke quitta un groupe pour engager une conversation à voix basse avec Sarnow. Honor ne le connaissait pas, mais il lui faisait bonne impression : bien qu'il fût bâti comme un lutteur – cou de taureau, cheveux noirs, regard brun et sourcils plus épais encore que ceux de Sarnow –, ses mouvements étaient rapides et, si les commentaires qu'il avait faits pendant la réunion ne brillaient pas par leur génie, du moins étaient-ils à la fois pragmatiques et pertinents. Le même capitaine de frégate tiré à quatre épingles qui l'avait regardée pendant la réunion suivait Van Slyke, et il s'arrêta, l'air comme peiné, lorsque les deux officiers généraux s'éloignèrent. Il jeta un bref coup d'œil circulaire autour de lui, puis ses yeux noisette se posèrent sur Honor et s'étrécirent. Elle lui rendit calmement son regard en se demandant quel était son problème. C'était un homme mince qui se déplaçait avec la grâce languissante et étudiée qu'affectait une certaine frange de l'aristocratie – et qu'Honor avait toujours détestée. Elle avait servi sous les ordres d'officiers encore plus indolents, à la voix traînante, et certains comptaient pourtant parmi les personnes les plus vives qu'elle ait rencontrées. Elle ne comprenait pas pourquoi ils choisissaient de dissimuler leurs compétences sous un masque irritant de dandy et aurait préféré qu'ils s'en abstiennent. Le capitaine de frégate continuait de la regarder – pas fixement mais avec plus d'insistance que ne le voulaient les convenances. Il traversa la pièce pour la rejoindre. « Capitaine Harrington. » Sa voix cultivée possédait un vernis qui lui rappela immédiatement quelqu'un, bien qu'elle n'aurait su l'identifier. « Capitaine. » Elle eut un signe de tête courtois. « Je crains que nous n'ayons pas été présentés et, au milieu de tous ces nouveaux officiers, je n'ai pas saisi votre nom. — Houseman, dit-il d'une voix monocorde. Arthur Houseman, chef d'état-major du commodore Van Slyke. Je crois que vous connaissez déjà mon cousin. » Honor sentit son sourire se figer et Nimitz cessa de déguster son céleri. Pas étonnant qu'il lui ait semblé familier. Il était plus petit et plus pâle que Réginald Houseman, mais la ressemblance demeurait prononcée. « En effet, capitaine de frégate Houseman. » Elle insista très légèrement sur son grade et il s'empourpra à ce rappel de sa position subalterne. « C'est bien ce qu'il me semblait... madame. » Il avait délibérément marqué une hésitation. Les lèvres d'Honor se pincèrent et ses yeux lancèrent des poignards ; elle s'approcha de lui et se mit à parler à voix basse afin que personne d'autre ne l'entende. « Comprenez vite ceci, capitaine. Je n'aime pas votre cousin et il ne m'aime pas non plus, mais cela ne vous regarde pas. À moins, bien sûr, que vous ne le souhaitiez – et je ne le crois pas. » Elle découvrit les dents en un sourire carnassier et une lueur d'inquiétude brilla dans les yeux d'Houseman. « Toutefois, quels que soient vos sentiments à mon égard, vous respecterez désormais la courtoisie militaire envers moi et tout mon équipage. » Houseman détourna les yeux et observa à la dérobée Sarnow et Van Slyke. Le sourire d'Honor se fit glacial. « Ne vous inquiétez pas, capitaine. Je n'en parlerai pas à l'amiral Sarnow ni au commodore Van Slyke. Mais de toute façon ce ne sera pas nécessaire, n'est-ce pas ? » Il lui adressa un regard plein de colère, qu'elle soutint froidement. Puis il déglutit; la confrontation était terminée. « Vous aviez autre chose à me dire, capitaine ? demanda-t-elle doucement. — Non, madame. — Alors je suis sûre qu'on a besoin de vous ailleurs. » Il se raidit encore un instant, puis la salua brièvement et se détourna. Nimitz frémissait de colère sur l'épaule d'Honor et elle leva la main pour le rassurer d'une caresse tout en regardant Houseman disparaître dans la foule. Elle aurait pu s'y prendre un peu mieux, se reprocha-t-elle, bien que l'arrogance d'Houseman l'effarât. Un capitaine de frégate, quelle que soit l'influence de sa famille – et le clan Houseman n'en manquait pas –, ne cherchait pas querelle à un capitaine de la Liste sans en subir les conséquences. Pourtant elle savait que sa propre réaction l'avait confirmé dans son hostilité et elle le déplorait. Elle avait sans doute peu de chances de l'éviter mais, en tant que capitaine de pavillon de Sarnow, son rôle consistait également à désamorcer les conflits susceptibles de gêner le bon fonctionnement de l'escadre. Or elle n'avait même pas essayé. Pire, ça ne lui était même pas venu à l'idée. Elle soupira en silence et écouta Nimitz mordre dans son céleri. Il faudrait qu'elle apprenne à se contrôler, un de ces jours. « À quoi pensez-vous, dame Honor ? » murmura une voix de ténor. Elle leva aussitôt les yeux : l'amiral Sarnow lui souriait. « Je me demandais quand vous rencontreriez le capitaine Houseman. Je constate qu'il a survécu à l'affrontement. » Honor rougit face à son sourire et son ton ironiques. « Oh, ne vous faites pas de souci, capitaine. Arthur Houseman est un extrémiste bigot à l'ego surdimensionné. Si vous l'avez un peu piétiné, c'est sans doute qu'il l'avait mérité – et si j'avais pensé que vous iriez trop loin, je vous aurais avertie de sa présence. » Honor reprit une couleur plus naturelle et Sarnow hocha la tête. « Exactement. Comme je vous l'ai dit, dame Honor, vous êtes mon capitaine de pavillon et je compte que vous agissiez comme telle. Cela implique de ne pas tolérer l'attitude d'un officier subalterne prétentieux et imbu de lui-même qui vous reproche d'avoir prouvé que son cousin est un lâche. Malheureusement, il fait très bien son travail. C'est sans doute pour cette raison que le commodore Van Slyke le supporte, mais vous n'avez pas à le faire. — Merci, monsieur, dit-elle sereinement. — Ne me remerciez pas, capitaine. » Il lui toucha légèrement le coude, les yeux brillants, mêlant amusement et avertissement. « Si vous avez raison, je vous soutiens. Sinon, ne comptez pas sur moi. » Il sourit à nouveau et elle se sentit sourire en retour. CHAPITRE NEUF Le capitaine Mark Brentworth contemplait son pont spacieux avec une intense satisfaction. Le croiseur lourd Jason Alvarez, le plus puissant navire jamais construit dans le système de Yeltsin – du moins avant l'entrée en service des croiseurs de combat Courvosier et Yanakov le mois suivant –, faisait la fierté de la flotte et la sienne. D'ailleurs, il avait déjà prouvé sa valeur. Les pirates qui autrefois infestaient la région se faisaient de plus en plus rares à mesure que les unités manticoriennes stationnées dans le système et la flotte graysonienne en expansion rapide les en chassaient. L'Alvarez et Brentworth avaient deux destructions en solitaire et quatre avec assistance à leur actif, mais les proies s'étaient raréfiées ces derniers mois et le capitaine était presque reconnaissant du caractère ennuyeux de sa présente affectation. Un détachement juste à l'extérieur de l'hyperlimite de l'Étoile de Yeltsin n'avait rien de glorieux, mais son équipage avait besoin de repos après l'épuisante concentration qu'avait demandée la chasse aux pirates. Non qu'il veuille voir ses hommes se détendre trop, pensa-t-il en souriant intérieurement. Le prochain convoi manticorien devait arriver sous six heures et à l'intérieur de l'enveloppe de détection de l'Alvarez, mais ni lui ni son second n'en avaient averti les membres de l'équipage. Il serait intéressant de voir s'ils détecteraient rapidement le convoi... et le temps qu'il leur faudrait pour gagner leurs postes de combat jusqu'à son identification définitive. Entre-temps, ils étaient... « Empreinte hyper non identifiée à trois virgule cinq minutes-lumière, monsieur ! — Déterminez ses coordonnées ! » aboya Brentworth. Il jeta un regard à son second. « Monsieur Hardesty, aux postes de combat ! — À vos ordres, monsieur ! Les alarmes se mirent à hurler pendant que le second répondait et Brentworth baissa les yeux vers les écrans déployés autour de son fauteuil, le front plissé. S'il s'agissait du convoi, il arrivait bien plus tôt que prévu. D'un autre côté, il semblait improbable qu'autre chose entre dans le système à une heure si proche de son HPA. Le capitaine se frotta le bout du nez puis se tourna vers son officier tactique. Concentré, le lieutenant de vaisseau Bordeaux étudiait les données. Ses capteurs, limités par la vitesse de la lumière, mettraient encore du temps à détecter un signai à cette distance, mais l'analyse par le CO des relevés gravi-tiques supraluminiques s'afficha devant lui pendant que Brentworth l'observait. « Il n'y a qu'un seul vaisseau, annonça Bordeaux sans quitter son écran des veux. On dirait un navire marchand. Distance soixante-trois virgule seize millions de kilomètres. Trajectoire zéro-zéro-trois par un-cinq-neuf. Accélération deux virgule quatre km/s2. Vitesse actuelle zéro virgule zéro quarante-huit c. » Brentworth allait hocher la tête mais il se redressa brusquement. Cette trajectoire était parfaite pour obtenir le trajet optimal vers Grayson, mais la vitesse clochait : le transporteur avait dû effectuer sa translation à près de soixante pour cent de la vitesse de la lumière pour parvenir à rester si rapide après la traversée du mur alpha. Or une telle vélocité se situait bien au-delà des normes de sécurité pour un bâtiment équipé d'un bouclier antiradiation et antiparticule de type commercial; quant aux effets physiologiques d'une translation en catastrophe, ils étaient brutaux. D'ailleurs, le vaisseau devait sans doute pousser son compensateur en limite de fonctionnement pour maintenir son accélération avec une propulsion de transporteur ! Aucun capitaine de navire marchand ne manœuvrait ainsi –pas s'il avait le choix. Brentworth sentit son estomac se nouer. En théorie, il devait accueillir trois transporteurs escortés par deux contre-torpilleurs, mais l'Alvarez ne détectait qu'une seule source d'impulsion. Cela, plus la translation en urgence et l'accélération excessive du vaisseau... — Astrogation, préparez une trajectoire d'interception ! Communications, envoyez immédiatement un rapport de contact au central opérationnel! » Il entendit à peine les réponses tendues de ses subalternes tandis qu'il faisait signe à Hardesty d'approcher de son fauteuil. Le visage du second révélait autant d'inquiétude que le sien et Brentworth s'efforça de parler d'un ton calme. « Qui d'autre patrouille dans cette zone, Jack ? Aucun navire plus proche que nous ? — Non, monsieur », répondit Hardesty. Brentworth pinça les lèvres car l'Alvarez était pour l'instant immobile par rapport à l'Étoile de Yeltsin. Certes sa capacité d'accélération représentait le double de celle du transporteur inconnu, mais ce dernier s'éloignait de lui à plus de quatorze mille km/s et se trouvait hors de portée de missile... tout comme ses éventuels poursuivants. « Alors, cette trajectoire, astrogation ? fit-il d'un ton cassant. — Monsieur, nous ne pouvons pas l'intercepter avant son arrivée en orbite graysonienne s'il maintient son accélération actuelle, répondit l'astrogateur. À accélération maximale, nous mettrons plus de quatre-vingt-huit minutes à atteindre la même vitesse que lui. » Les mains de Brentworth se crispèrent sur les accoudoirs du fauteuil et ses narines frémirent tandis qu'il prenait une violente inspiration. Ses craintes se confirmaient. Leur seul espoir d'interception était désormais qu'un bâtiment plus près de Grayson se trouve sur un vecteur convergent. Mais le transporteur n'aurait pas mené pareil train s'il n'était pas pourchassé, et il demeurait une vague possibilité que l'Alvarez puisse parvenir à portée de ses poursuivants. — Mettez-nous sur sa trace, fit-il froidement. — À vos ordres, commandant. Timonier, virez de treize degrés à bâbord. — À vos ordres, monsieur. Virons de treize degrés à bâbord. — Commandant, je capte un message du transporteur ! — Mettez-le sur l'écran principal. — A vos ordres, monsieur. » Un visage apparut sur l'écran, celui d'une femme, tendu et couvert de sueur. Elle avait la voix rauque. — SOS ! SOS ! Ici le navire marchand manticorien Royaume! Sommes attaqués par des vaisseaux de guerre inconnus ! Notre escorte et deux autres transporteurs ont déjà été détruits ! Je répète, sommes attaqués par des vaisseaux de guerre inc... — Commandant ! J'ai une autre empreinte ! » L'annonce de l'officier tactique interrompit le message affolé de l'inconnue et Brentworth se tourna de nouveau vers son simulateur tactique. Une nouvelle source d'impulsion y brillait, juste derrière le transporteur. Non, il y en avait deux... trois ! Le capitaine retint un grognement de désespoir : ces signatures n'appartenaient pas à des transporteurs, pas avec de telles courbes de puissance, et ces engins se précipitaient à la poursuite du Royaume à plus de cinq km/s2. « ... tous les vaisseaux », continuait la voix du capitaine manticorien sur les haut-parleurs. Son message avait mis trois minutes à atteindre l'Alvarez, et il avait été envoyé avant que ses bourreaux ne transitent à leur tour. Il résonnait maintenant comme une malédiction d'outre-tombe dans l'esprit de Brentworth qui regardait les signatures de missiles à impulsion rattraper le bâtiment. « À tous les vaisseaux qui nous reçoivent ! Ici le capitaine Uborevich du Royaume! Sommes attaqués ! Je répète, nous sommes attaqués et avons besoin d'aide ! À tous les vaisseaux qui nous reçoivent, répondez s'il vous plaît ! » L'officier de com de l'Alvarez regardait son commandant d'un air presque suppliant, mais Brentworth resta muet. Répondre ne servait à rien et tous les hommes sur la passerelle le savaient bien. Les missiles poursuivaient le transporteur à une accélération voisine de quatre-vingt-dix mille gravités et Brentworth les regarda rattraper leur cible, écœuré. Ils se fondirent avec la signature plus forte du transporteur... et le Royaume disparut. « ... répondez ! continuait la voix d'Uborevich dans les haut-parleurs. À tous les vaisseaux, répondez s'il vous plaît ! J'ai besoin d'ai... — Éteignez ça », grinça Brentworth, et la voix de la morte s'arrêta au milieu d'une phrase. Il regardait les vainqueurs du Royaume s'éloigner sur son écran, sachant qu'ils franchiraient à nouveau l'hyperlimite bien avant qu'il n'arrive à leur portée. Ses yeux brillaient de frustration et de haine. — Henri, une identification ? » demanda-t-il d'une voix trop calme. Son officier tactique déglutit. — Rien de certain, monsieur. Ce sont des vaisseaux de guerre, forcément, pour supporter une telle accélération et lancer autant de missiles. Sans doute un croiseur léger et deux contre-torpilleurs, mais je ne saurais pas vous en dire plus. — Assurez-vous que toutes les données en notre possession figurent sur la puce. Peut-être nos services de renseignement ou les Manticoriens pourront-ils effectuer une analyse plus approfondie. — Bien, monsieur, Brentworth fixa son écran en silence jusqu'à ce que le trio meurtrier ait disparu dans l'hyperespace, puis il s'adossa avec un soupir las de vaincu. — Astro, maintenez-nous sur une trajectoire d'interception. Il a peut-être largué ses vaisseaux de sauvetage avant d'être détruit. Le capitaine de corvette Mudhafer Ben Fazal bâilla et avala une nouvelle gorgée de café. La primaire G4 du système de Zanzibar n'était qu'une brillante tête d'épingle, loin derrière son bâtiment d'assaut léger qui parcourait lentement la ceinture d'astéroïdes la plus éloignée du centre du système. Il accueillait la chaleur du café comme un réconfort et un rempart contre la solitude glacée qui s'étendait de l'autre côté de sa coque. Il aurait préféré se trouver ailleurs – à peu près n'importe où ailleurs – mais on ne lui avait pas demandé son avis. Les meneurs du FLZ avaient été expulsés de la planète, pourtant ils parvenaient encore de temps en temps à envoyer des cargaisons d'armes à leurs partisans. Celles-ci provenaient d'autres systèmes et, bien que leur fournisseur prît soin d'en ôter toute marque distinctive avant la livraison, de toutes les puissances interstellaires, seule la République populaire de Havre avait reconnu le FLZ. Les unités de renseignement étaient presque sûres que Havre offrait davantage à la flotte décrépite des terroristes que des sanctuaires dans les ports de Mendoza ou Chelsea. Mais, quel qu'il soit, le mécène et armurier du FLZ devait trouver un moyen de faire parvenir les armes et les bombes à Zanzibar et, d'après les services secrets, il utilisait des vaisseaux miniers. Le système de Zanzibar regorgeait d'astéroïdes et personne ne pouvait arrêter et fouiller tous les vieux navires d'exploitation minière. On pouvait déjà à peine patrouiller efficacement les ceintures, pensa Ben Fazal, fatigué. La région représentait simplement un territoire trop vaste pour leur flotte limitée. Enfin, un coup de chance n'était pas exclu, ce qui expliquait pourquoi l'al-Nassir se trouvait là, privant le capitaine de corvette Ben Fazal d'un congé bien mérité. Il se mit à rire doucement et fit basculer le dossier de son fauteuil en avalant une autre gorgée de café. If al-Nassir n'était qu'un jouet comparé aux véritables vaisseaux de guerre qui composaient la division de croiseurs de combat manticorienne en orbite autour de Zanzibar, mais ses armes suffiraient large-. ment à affronter n'importe lequel des minables bâtiments de la flotte » du FLZ. Et il apprécierait d'attraper quelques-uns des sauvages dont les bombes et les « actions de libération » avaient tué et mutilé tant de civils, se dit-il en cessant de rire. « Excusez-moi, commandant, je détecte quelque chose sur mes capteurs passifs. » Ben Fazal regarda son officier tactique d'un air interrogateur et le lieutenant de vaisseau haussa les épaules. — Ce n'est pas grand-chose, monsieur, juste un petit signal radio. Ça pourrait venir d'une balise de prospecteur tout à fait normale mais, d'ici, c'est assez brouillé. — D'où vient le signal ? — De ce groupe d'astéroïdes à deux-sept-trois, je crois. Comme je vous l'ai dit, le signal est très faible. — Bon, allons jeter un coup d'œil, décida Ben Fazal. Timonier, emmenez-nous sur deux-sept-trois. — Oui, monsieur. » Le petit bâtiment changea de trajectoire pour se diriger vers l'insaisissable source du signal et l'officier tactique fronça les sourcils. — Le signal est vraiment brouillé, monsieur, annonça-t-il après quelques instants. S'il s'agit d'une balise, son code d'identification a été trafiqué. Je n'ai jamais rien entendu de pareil. Ça ressemble presque... » Le capitaine de corvette Ben Fazal ne devait jamais apprendre à quoi le signal ressemblait presque. La forme élancée d'un croiseur léger émergea du groupe d'astéroïdes comme un requin et il n'eut qu'un bref instant pour comprendre que ce signal était un leurre destiné à l'attirer et pour reconnaître la signature havrienne du croiseur avant que celui-ci n'anéantisse son vaisseau. « Ils ont passé la frontière du système, commodore. Le commodore Sarah Longtree hocha la tête à l'annonce de son officier détecteur, en espérant qu'elle avait l'air plus calme qu'elle ne l'était. Son escadre de croiseurs lourds était certes une formation puissante, mais elle ne faisait pas le poids face à la force havrienne qui se dirigeait vers elle. « Quand serons-nous à portée de missiles ? — Pas avant douze bonnes heures, madame », répondit l'officier détecteur. Il se gratta le nez et observa son écran, le front plissé. « Je ne comprends pas pourquoi ils effectuent une approche en espace normal. Ils ont détruit une douzaine de plates-formes de détection mais, même si nos transmissions sont limitées par la vitesse de la lumière, ils savent forcément que ces plates-formes ont transmis des renseignements complets avant leur destruction. En plus, ils ignorent une douzaine d'autres plates-formes qui sont à leur portée ! Du coup, la destruction des premières n'a plus aucun sens et, s'ils veulent vraiment nous affronter, il était plus logique d'opérer la translation en n-espace juste à l'hyperlimite. Pourquoi nous laisser les voir arriver de si loin ? — Je l'ignore, admit Longtree, mais franchement c'est le cadet de mes soucis pour l'instant. Avons-nous une idée de leur classe ? — La télémétrie analyse encore les données envoyées par les plates-formes intactes, madame, mais celles qui ont été touchées ont eu un bon aperçu de leurs éléments de tête. Il y a au moins deux croiseurs de combat. — Magnifique. » Longtree s'enfonça plus profondément dans les coussins de son fauteuil de commandement et s'efforça de prendre du recul. L'officier détecteur avait raison, cette approche était bizarre. Les plates-formes de surveillance externe du système de Zuckerman avaient détecté l'ennemi bien avant la limite territoriale de douze heures-lumière, et le leur permettre relevait de la plus profonde stupidité. Si les Havriens n'avaient quitté l'hyperespace qu'à l'hyperlimite, ils seraient arrivés sur Zuckerman – et sur Longtree – bien avant que quiconque les détecte, alors que leur approche actuelle avait laissé largement le temps au commodore d'envoyer un messager vers le QG de la Flotte. Même si son escadre entière était détruite, Manticore saurait qui en portait la responsabilité – ce qui faisait de cet acte de guerre l'attaque la plus bêtement menée de l'histoire. Non que cette idée apportât un quelconque réconfort à ceux qui allaient en mourir. — Actualisation des données par la télémétrie, madame, fit soudain l'officier de com. Force ennemie désormais estimée à six croiseurs de combat, huit croiseurs lourds et des groupes écrans. — Compris. » Longtree se mordit la langue à cette nouvelle et regarda l'ennemi approcher. Ses propres vaisseaux auraient eu leur chance face aux croiseurs lourds, mais la présence de croiseurs de combat faussait irrémédiablement la donne. Toujours pas de rapports signalant d'autres incursions ? — Non, madame, répondit l'officier détecteur. Nous recevons des mises à jour continues de tous les autres secteurs, R.A. S — Merci. » Elle s'adossa de nouveau et se mordilla légèrement le doigt. Bon sang, mais qu'avaient-ils en tête, ces Havriens ? Depuis des années, des deux côtés on faisait bien attention à ne pas violer ouvertement le territoire de l'autre, et voilà qu'ils venaient, au vu et au su de tous, attaquer une base de la Flotte qui ne revêtait même pas une importance majeure ? Aucun sens ! « Changement de statut! » Le commodore tourna brusquement la tête et l'officier détecteur la regarda d'un air totalement incrédule. « Ils font machine arrière, commandant ! — Quoi «  Longtree ne put retenir cette expression de surprise et l'officier détecteur haussa les épaules : il ne comprenait pas. « Ça n'est pas plus logique que le reste de leurs manœuvres, mais ils le font quand même. La télémétrie annonce qu'ils ont viré à cent quatre-vingts degrés et sont passés à une accélération de quatre cents g. Ils retournent tout droit vers l'endroit d'où ils viennent! » Longtree se laissa aller, incrédule et soulagée. Ses hommes et elle ne mourraient pas aujourd'hui, pour finir. Et, plus important encore, la guerre que tout Manticore redoutait ne commencerait pas dans le système de Zuckerman. Pourtant, malgré son soulagement, elle ressentait une certaine confusion. Pourquoi ? Quel était le but de cette opération ? Les Havriens devaient bien savoir qu'ils avaient été vus et identifiés, et ils n'avaient rien obtenu d'autre que la destruction d'une douzaine de plates-formes de détection aisément remplaçables. Alors pourquoi avaient-ils commis ce qu'on pouvait interpréter comme un acte de guerre – surtout si mal préparé -- sans se donner la peine de le mener à bien et d'attaquer ? Le commodore Longtree ne connaissait pas la réponse à cette question, mais elle la savait vitale. Pour une raison obscure, la République populaire de Havre avait délibérément violé le territoire de l'Alliance et, si la destruction de plates-formes de détection ne ressemblait guère à une bataille rangée, le Royaume de Manticore ne pouvait pas ignorer cette provocation. Cela cachait forcément quelque chose. Mais quoi ? CHAPITRE DIX Honor Harrington flottait sur le dos dans la piscine, un orteil glissé sous l'un des barreaux de l'échelle afin de rester sur place; elle laissait son corps se détendre. Les cinq dernières semaines avaient été plus qu'agitées. Elle n'avait jamais servi en tant que capitaine de pavillon, mais elle avait déjà commandé une escadre et croyait savoir à quoi s'attendre. Elle se trompait. Bien sûr, son « escadre » de l'époque était un assemblage temporaire, un groupe taillé sur mesure par l'Amirauté pour les besoins d'une opération unique et non une formation permanente comme la cinquième escadre de croiseurs de combat. Cette dernière représentait un ensemble bien plus vaste qu'aucune force qu'elle avait jamais commandée, et sa fatigue actuelle s'expliquait par la pression incessante que lui imposait Sarnow : il fallait corriger les défauts de l'escadre. Elle avait également dû se familiariser avec son nouveau rôle - ce qui n'était pas beaucoup plus reposant – et avait craint, au début, de marcher sur les plates-bandes du capitaine Coreil. La qualité de la relation qu'entretenaient un chef d'état-major et un capitaine de pavillon était capitale; heureusement, la !lotte royale manticorienne définissait clairement leurs responsabilités. Il appartenait à Corelli de planifier, organiser et conseiller (elle pouvait même prendre des décisions techniques en l'absence du contre-amiral) mais Honor, en tant que capitaine de pavillon, était l'adjoint tactique et opérationnel de Sarnow. À elle aussi de déterminer quelles décisions relevaient de sa compétence et quelles autres échoyaient à l'état-major. En un sens, elle était presque soulagée que le Victoire soit désemparé. En effet, lorsqu'elles ne manœuvraient pas, les unités opérationnelles de l'escadre passaient au moins quatre heures par jour, reliées par leurs ordinateurs, à simuler des manœuvres. Tant mieux, se disait Honor. Car, malgré la fatigue, elle avait trouvé là une chance de découvrir exactement ce que son supérieur attendait d'elle, sachant qu'il observait tout, sans toutefois avoir à diriger sept croiseurs de combat (maintenant que le Défi était arrivé) dans l'espace et en concevoir une ten.ion supplémentaire. Dans l'ensemble, cependant, elle était très satisfaite de sa nouvelle position. Mis à part Houseman, elle n'avait rencontré aucun problème dans ses relations avec les subordonnés de Sarnow, même si elle avait parfois dû se montrer cassante lorsqu'une catastrophe majeure leur éclatait à la figure. Quant au contre-amiral, travailler avec lui était un véritable plaisir. Servir sous ses ordres pouvait se révéler épuisant car il dégageait autant d'énergie qu'une centrale à fusion, son cerveau fourmillait d'idées... et il attendait de ses officiers qu'ils soutiennent le même rythme. Certains de ses capitaines semblaient trouver cela irritant — du moins au début — mais pas Honor, qui appliquait aux officiers généraux les critères élevés que lui avait inculqués Raoul Courvosier. Or Mark Sarnow satisfaisait ces critères. C'était un des plus fins tacticiens de sa connaissance, mais elle avait rencontré beaucoup d'excellents tacticiens qui n'avaient jamais compris la plus dure leçon de toutes : quand s'effacer. Et elle avait constaté de visu ce qui se produisait lorsqu'un amiral y restait imperméable. Le HMS Manticore était le vaisseau amiral de la Flotte à l'époque où elle servait à son bord, et son commandant, l'un des meilleurs sous les ordres duquel elle se fût trouvée, avait fini par demander son transfert de ce poste prestigieux, excédé par un amiral qui insistait pour contrôler chaque détail au point qu'il se sentait réduit à n'être guère plus qu'un passager sur son propre navire. Au contraire, une fois que Mark Sarnow avait donné un ordre, il laissait à Honor le soin de l'exécuter. Ils n'avaient pour l'instant travaillé ensemble que lors des simulations, mais son style s'affirmait déjà : il s'appuyait sur elle dans un partenariat qui lui permettait de réfléchir aux tactiques à venir pendant que ses autres capitaines et elle-même appliquaient celles qu'il avait déjà formulées. C'était également un administrateur doué, toujours parfaitement informé mais capable de déléguer avec une aisance et une confiance qu'Honor ne pouvait que lui envier. En cinq semaines, elle avait appris plus à son contact sur le commandement d'une escadre que dans toute sa carrière, et elle le savait. Bien sûr, sa personnalité avait un autre aspect, se dit Honor avec un sourire ironique tout en s'étirant dans l'eau, L'amiral était très charismatique mais elle n'aurait pas voulu être celui qui le décevait. Il ne s'énervait pas, ne fulminait pas; il se contentait de regarder le coupable d'un air déçu en lui parlant doucement, presque gentiment, comme s'il s'adressait à un aspirant mal dégrossi dont on ne pouvait attendre qu'il fasse bien son travail. Il ne se montrait même pas sarcastique; mais elle n'avait jamais vu personne répéter la même erreur. Plouf, fit quelque chose près d'elle; elle fronça les sourcils. Un nouveau plouf se fit entendre, plus près, et elle ouvrit les yeux... pour voir une troisième balle de tennis la frapper en plein sur l'estomac. Elle se plia en deux et son orteil lâcha prise. Sa tête passa sous l'eau avant qu'elle ait pu se redresser et un miaulement ravi résonna dans le gymnase. Elle se tourna vers Nimitz, indignée : sur le plongeoir, celui-ci se balançait d'avant en arrière sur ses quatre membres inférieurs. Il lui envoya une autre balle. Le projectile entra dans l'eau avec force éclaboussures, juste sous le nez d'Honor. Elle menaça du poing son assaillant poilu qui ramassait une cinquième balle. « Lance ça et je te transforme en pantoufles ! » menaça-t-elle. Le chat sylvestre se contenta de miauler et lui jeta la balle sur la tête; elle passa de nouveau sous l'eau (en éclaboussant généreusement) pour essayer d'attraper le missile rebondissant. Elle y parvint, remonta à la surface en prenant appui sur le fond et Nimitz se plia en deux à son tour sous l'effet d'un tir rapide et précis. La balle frappa dans le mille et le chat poussa un hurlement déchirant comme il passait par-dessus le bord du plongeoir et frappait l'eau de tout son long. Il remonta à la surface comme une loutre terrestre – mais les chats sylvestres vivaient dans les arbres : si bons nageurs fussent-ils, ils détestaient l'eau, et l'expression dégoûtée de Nimitz arracha un éclat de rire à sa compagne. Il ignora sa démonstration de joie déplacée et gagna rapidement le bord de la piscine, puis sortit de l'eau en agitant sa queue trempée qui, normalement volumineuse, ressemblait maintenant à une queue de rat dégoulinante. Il s'assit en ponctuant le ricanement inconvenant d'Honor d'un sifflement dédaigneux, prit sa queue en mains et entreprit de l'essorer. « Bien fait », dit-elle en riant. Elle atteignit le bord en quelques mouvements et s'y hissa aisément tandis qu'il lui lançait un regard assassin. « Oh, ne t'inquiète pas ! Tu ne vas pas fondre. Viens. » Assise sur le rebord du bassin, elle attrapa sa serviette. Il obéit et bondit sur les genoux de sa compagne, où son dégoût se transforma bien vite en satisfaction tandis qu'elle le séchait. « Voilà, boule de poils. Ça va mieux ? Il leva les yeux vers elle, pensif, puis agita les oreilles en signe d'assentiment tout en lui tapotant la cuisse d'une main. Elle rit de nouveau, plus discrètement cette fois, et serra dans ses bras le chat encore humide. « Je dérange » fit une voix. Elle leva la tête. Paul Tankersley se tenait à l'entrée de la salle, un léger sourire aux lèvres. « Non, pas vraiment. » Elle donna un dernier coup de serviette à Nimitz et le poussa à terre afin de pouvoir se lever. « Il est tombé ? — Pas tout à fait. » Honor gloussa encore en voyant l'animal balancer sa queue d'un air méprisant et se diriger vers son perchoir sur les barres asymétriques. « Il a voulu lancer une attaque terrestre à l'aide de balles de tennis et le feu de son lâche ennemi l'a abattu. » Elle désigna les balles qui flottaient encore dans le bassin et Tankersley, interloqué, suivit son doigt du regard avant d'éclater de rire. « Je ne pensais pas que les chats sylvestres étaient de tels diablotins. — Ses diableries n'ont pas de limite. » Honor saisit une serviette propre pour se sécher les cheveux. « Vous devriez le voir jouer au frisbee, poursuivit-elle, cachée sous la serviette. Cette pièce est trop petite pour lui permettre d'exprimer tout son talent, mais venez donc avec nous au gymnase principal un jour où il sera en forme. Seulement, n'oubliez pas votre casque. — J'aimerais bien. Michelle a encore du mal à croire ce qu'elle l'a vu faire avec un frisbee. — Et moi donc ! » s'exclama Honor. Elle finit de se sécher les cheveux, se passa la serviette autour du cou et changea de sujet. « Comment progressez-vous sur fusion trois ? Je reviens à peine du dernier exercice organisé par l'amiral et je n'ai pas encore contacté Michelle. — Nous avançons plus vite que je n'aurais cru, dit-il d'un air satisfait. La suggestion du capitaine de frégate Rayiez que nous passions par en dessous va nous faire gagner au moins deux semaines sur mes premières estimations. Nous devons découper plus de ponts, et la réparation de tous les circuits et câbles de service que nous coupons tiendra sans doute du cauchemar, mais nous économisons un temps fou en évitant la partie blindée. » Il secoua la tête. e Je sais bien que le Manuel insiste pour qu'on passe par le côté, histoire d'éviter les câbles de contrôle, mais ce paragraphe du règlement date d'avant l'invention des nouveaux alliages. J'imagine que ConstNav procédera à quelques discrets changements de procédure une fois nos rapports analysés. En tout cas, nous pourrons tout remettre en place plus rapidement, même s'il faut refaire le câblage. » Honor hocha la tête. Le nouveau blindage imaginé par les ingénieurs de recherche et développement – un alliage complexe de céramique et de métal incroyablement léger pour son volume et sa solidité – était fondu dans la masse au lieu d'être ajouté après la construction de la matrice de la coque. Du coup, il résistait bien mieux aux avaries, mais il ne présentait pas de plaques prédécoupées, si pratiques en cas de réparations. D'un autre côté, le blindage – si léger fût-il – prenait beaucoup de place. Or les vaisseaux de guerre manquaient toujours de place et, comme leurs bandes gravifiques les protégeaient de tout tir venu d'en haut ou d'en bas, les concepteurs de ConstNav réduisaient au minimum le blindage dorsal et ventral des navires (s'ils blindaient ces zones tout court), afin d'optimiser la protection en d'autres endroits. Le Victoire n'était pas un vaisseau du mur de bataille mais, en ne renforçant pas les parties protégées par les bandes gravi-tiques, on avait pu apposer sur ses flancs douze centimètres de blindage supplémentaires au niveau des secteurs critiques et jusqu'à un mètre pour les zones vitales – comme les centrales à fusion. Une telle quantité d'alliage pouvait résister à l'explosion rapprochée d'une bombe atomique d'une mégatonne... et se riait des efforts acharnés d'un laser standard. En fait, le traverser relevait du cauchemar, même avec un équipement de catalyse chimique. La suggestion de Rayiez avait donc séduit Honor, et la réaction de Tankersley lui avait également plu. D'habitude, les radoubeurs ne se distinguaient pas par l'attention qu'ils accordaient aux recommandations des officiers de bord. En règle générale, ils étaient trop occupés à empêcher les curieux de se fourrer dans leurs jambes pendant qu'ils faisaient leur travail pour prendre le temps de réfléchir à leurs propositions, mais Tankersley avait accueilli l'idée avec enthousiasme. Il avait même généreusement fait l'éloge de Rayiez dans ses rapports, ce qui ne pouvait pas faire de mal aux chances de promotion de l'ingénieur. « Comment s'est passé l'exercice ? demanda Tankersley après quelques instants. — Plutôt bien, â vrai dire. » Honor fronça les sourcils d'un air pensif. « En tout cas, nous sommes enfin parvenus à aplanir les difficultés. Mais je pense que le capitaine Dournet n'a pas été ravi d'apprendre que Sarnow comptait coupler l'Agamemnon et le Victoire dans la première division. — Trop près du chef, hein ? » ricana Tankersley. Honor prit un air ironique en secouant la tête. — Non. À mon avis, il s'inquiète plus du fait que le Victoire ait manqué tous les exercices de tir en conditions réelles. Nous nous débrouillons bien lors des simulations, mais il craint que nous ne soyons rouillés et lui fassions perdre la face en rejoignant le reste de l'escadre. — Ça m'étonnerait, avec Michelle et vous aux commandes ! » s'exclama Tankersley. Il avait l'air si convaincu qu'Honor lui décocha un regard surpris. Depuis des semaines elle estimait avoir été injuste de se méfier de lui simplement parce qu'il avait été le second de Pave' Young, mais ce n'était qu'un radoubeur. Pour eux, les vaisseaux étaient des objets à réparer, pas des entités vivantes. Très peu s'identifiaient personnellement avec les navires sur lesquels ils opéraient, pourtant Paul Tankersley semblait presque en colère à l'idée que Dournet puisse émettre des réserves sur le compte du Victoire. Ou était-ce à l'idée qu'il ait des réserves sur son commandant? Elle se sentit rougir à cette pensée et leva la serviette pour frictionner ses cheveux presque secs. Tankersley et elle s'entraînaient ensemble depuis cinq semaines maintenant, et elle le considérait désormais comme un ami. Handicapé par une allonge moindre et une vitesse de réaction plus faible, le corps trapu de ce natif de Manticore s'était pourtant révélé étonnamment puissant. La gravité qui régnait sur la planète-capitale représentait à peine les trois quarts de celle de Sphinx et Honor avait l'habitude de prendre facilement l'avantage sur ses résidents, mais, la première fois qu'elle s'était permis des libertés avec Tankersley, ce dernier l'avait propulsée à l'autre bout du tapis. Elle s'était retrouvée sur le dos et l'avait regardé d'un air si abasourdi qu'il avait éclaté de rire. Elle avait ri en retour, puis s'était relevée pour lui montrer une prise qu'elle avait découverte dans son précédent poste, au contact d'un adjudant-chef plus expérimenté que Tankersley et elle-même réunis. Le souffle coupé par la surprise, il avait gémi en atterrissant sur le ventre, le genou d'Honor sur la colonne vertébrale. A compter de cet instant, leurs rapports étaient devenus parfaitement naturels. Mais elle ne s'était pas rendu compte qu'autre chose remplacerait peut-être leur maladresse initiale et elle examina soigneusement ses propres sentiments, plutôt surprise. « Eh bien, il faudra prouver au capitaine Dournet qu'il avait tort, n'est-ce pas ? » dit-elle enfin sur un ton léger. Elle baissa la serviette qui dissimulait son visage en se sentant reprendre une teinte normale et sourit à Tankersley. « Mais, bien sûr, nous ne pouvons pas le faire tant que vous, zigotos de radoubeurs, n'avez pas remis le Victoire en état de marche. — Aïe ! » Il leva la main comme un escrimeur confirmant une touche. « Nous faisons de notre mieux, madame. Sincèrement. Croix de bois, croix de fer. — Mouais, pour un ramassis de fainéants et de planqués, vous ne vous débrouillez pas trop mal, reconnut-elle dans un sourire. — Oh, merci ! Et pendant que j'y pense, vous n'auriez pas cinq minutes pour un petit combat avec un fainéant planqué ? » Il esquissa un sourire menaçant et elle secoua la tête. « Désolée. Je ne suis même pas allée voir Michelle depuis mon retour à bord. Je suis venue tout droit jusqu'ici pour me détendre et, maintenant que c'est fait, j'ai bien trois mégas de paperasserie à remplir sur mon ordinateur. — Poule mouillée. — Je travaille, moi », protesta-t-elle. Elle fit un vague signe de la main et s'apprêta à partir, mais il tendit le bras et lui toucha l'épaule. « Si vous n'avez pas le temps de vous battre, dit-il, soudain sérieux, voudriez-vous dîner avec moi ce soir ? » Honor ouvrit de grands yeux et, petit détail à peine visible, Nimitz se redressa brusquement sur ses barres asymétriques et agita les oreilles. « Eh bien, je ne sais pas... » commença-t-elle d'instinct. Puis elle s'arrêta. Gênée et indécise, elle le regardait droit dans les yeux. Elle avait eu du mal à convaincre Nimitz de ne pas la relier aux émotions des autres sans avertissement mais, cette fois-ci, elle aurait voulu que son chat l'aide à lire les sentiments que cachait l'expression de Tankersley. D'ailleurs, elle aurait bien aimé commencer par comprendre ses propres sentiments, car son détachement habituel donnait des signes de faiblesse. Elle avait toujours évité de nouer une relation un tant soit peu intime avec un autre officier, parce que cela représentait une complication professionnelle dont elle pouvait se passer, d'une part, mais surtout parce que ses expériences en la matière avaient été plutôt douloureuses. Pourtant, il y avait quelque chose dans le regard du radoubeur et dans sa moue... — J'en serais ravie », s'entendit-elle répondre, et un sentiment de surprise l'envahit lorsqu'elle se rendit compte qu'elle le pensait vraiment. « Parfait ! » Le sourire de Tankersley donnait un air bridé à ses yeux rieurs et Honor sentit une étrange bulle de rire silencieux naître en elle en réponse. » Puis-je vous attendre vers dix-huit zéro zéro, Lady Harrington ? — Vous pouvez, capitaine Tankersley. » Elle lui sourit encore puis se dirigea vers les barres asymétriques, prit Nimitz dans ses bras et regagna les vestiaires. CHAPITRE ONZE L'amiral des verts Sir Thomas Caparelli, Premier Lord de la Spatiale dans l'Amirauté manticorienne, était un costaud au torse d'haltérophile planté sur des jambes de sprinteur. Bien qu'il eût désormais une légère tendance à l'embonpoint, l'athlète dont le style physique sans concession avait à plusieurs reprises épuisé l'équipe de football d'Hamish Alexander sur le terrain de Bon-Espoir demeurait reconnaissable. Pourtant il avait le visage tendu et n'affichait pas l'attitude fanfaronne qui le caractérisait en tant que capitaine et officier général : le Premier Lord de la Spatiale était un homme inquiet. Ses collègues et lui se levèrent à l'entrée dans la salle de conférence d'Allen Summervale, duc de Cromarty, chef du parti centriste et Premier ministre de Sa Majesté la reine Élisabeth III. Le Premier ministre était grand et mince comme tous les Summervale et, malgré l'action du prolong, il avait une chevelure argent et un beau visage profondément ridé. Cromarty était en politique depuis plus de cinquante années T, dont vingt-deux passées à la tête du gouvernement manticorien. Chacune de ces années l'avait marqué. Le Premier ministre fit signe à ses subordonnés en uniforme de se rasseoir, et Caparelli serra les dents en voyant qui entrait dans la pièce derrière Cromarty. Lady Francine Maurier, baronne de l'Anse du Levant, avait parfaitement le droit de se trouver là en tant que Premier Lord civil de l'Amirauté. De même le ministre des Finances Lord William Alexander, deuxième homme du gouvernement. Mais ce n'était pas le cas du grand frère d'Alexander, pas officiellement du moins, et Caparelli s'efforça de dissimuler sa colère lorsque le comte de Havre-Blanc prit place à son tour. « Avant que nous ne commencions, Thomas, je voudrais simplement signaler que le comte de Havre-Blanc est présent à ma demande et non à la sienne. » Le baryton expressif et fluide de Cromarty avait toujours constitué une puissante arme politique, et cette déclaration attira vers lui le regard de Caparelli. « Comme vous le savez, il vient d'effectuer une étude de l'état de préparation de nos stations-frontières pour le compte de l'amiral Webster. Dans ces circonstances, je me suis dit que son opinion pourrait nous aider. — Bien sûr, Votre Grâce. » Caparelli ne semblait guère enthousiaste, il le savait. Ce n'était pas tant qu'il n'aimait pas le comte, se dit-il. C'était juste que, à part en sport, Alexander - ou Havre-Blanc aujourd'hui - avait toujours eu le chic pour lui coller un complexe d'infériorité. Et sa succession aux titres de son père, ajoutée à sa conquête, un an plus tôt, du système d'Endicott, n'arrangeait rien. « Merci de votre compréhension. » Le sourire de Cromarty était si chaleureux que Caparelli sentit une bonne part de son mécontentement s'évaporer. « Et maintenant, Sir Thomas, puis-je entendre vos conclusions ? — Oui, monsieur. » Caparelli fit signe au deuxième Lord de la Spatiale, Patricia Givens, responsable du bureau de planification sous le contrôle duquel opérait la direction générale de la surveillance navale. « Avec votre permission, Votre Grâce, l'amiral Givens va nous en exposer les grandes lignes. — Bien. » Cromarty hocha la tête et tourna son attention vers l'amiral Givens qui se levait pour activer le mur holo derrière elle. Une immense carte stellaire de la frontière entre l'Alliance manticorienne et la République populaire de Havre apparut. Givens, dos à la carte et face à ses interlocuteurs, tira de sa poche un pointeur laser. « Votre Grâce, madame la baronne, Lord Alexander. » Elle eut un salut courtois pour chacun des civils et sourit brièvement au comte de Havre-Blanc, sans toutefois prononcer son nom. Ils étaient certes amis et collègues de longue date, mais Patricia Givens avait un sens aigu de la loyauté. Elle appartenait aujourd'hui à l'équipe de Caparelli et, malgré l'explication fournie par le Premier ministre, elle considérait le comte comme un intrus. « Vous le savez, on nous signale des incidents tout le long de la frontière. » Elle enfonça un bouton de la télécommande intégrée à son pointeur et une multitude de points rouge sang -- une ligne de rubis irrégulière et menaçante qui traçait un demi-cercle autour de Manticore - s'allumèrent sur la carte. Elle se retourna et désigna l'un des points rouges avec son pointeur laser. « Le premier qui nous ait été rapporté fut la destruction du convoi Mike-Golf-dix-neuf ici, à Yeltsin. Toutefois, il ne s'agissait pas du premier incident dans l'ordre chronologique. Il nous est simplement revenu plus vite aux oreilles parce que le temps de transit de Yeltsin à Manticore est plus court. La première incursion en territoire de l'Alliance s'est en fait produite ici, à Candor. » Le pointeur désigna un endroit au sud-est de Yeltsin. « Il y a dix-neuf jours, une escadre de croiseurs légers - identifiés sans doute possible par nos capteurs comme havriens malgré leur refus de répondre à nos sommations - a violé la limite territoriale du système de Candor. Nos forces mobiles sur place n'ont pas pu déterminer de vecteur d'interception et les Havriens ont traversé une partie du secteur excentré; ils se trouvaient à portée effective de missiles d'un de nos centres com couvrant le périmètre mais n'ont pas tiré, puis ils sont partis sans avoir dit un mot. » Elle s'éclaircit la gorge et déplaça le curseur d'abord au nord puis au sud-ouest de Yeltsin. « Des incursions ont eu lieu sur le même modèle ici, à la station Klein, et là, dans le système de Zuckerman. » Le curseur désigna chaque étoile. « La seule différence substantielle entre ces opérations, c'est que la force employée à Zuckerman était bien plus conséquente qu'ailleurs et qu'elle a détruit pour environ quatre-vingt-dix millions de dollars de plates-formes de capteurs en entrant dans le système, après quoi, comme les autres, elle s'en est retournée sans un mot. » Des incidents plus sérieux se sont également produits, selon le même schéma que l'attaque de Mike-Golf-dix-neuf, poursuivit-elle dans un silence pesant, mais nous ne pouvons pas dire avec certitude que les Havriens en sont responsables. Dans le cas de Yeltsin, par exemple, le croiseur graysonien Alvarez a collecté des données sur les agresseurs. Elles étaient particulièrement précises malgré le temps de détection limité dont disposait l'Alvarez, et nos analystes les ont soigneusement étudiées. » Elle s'arrêta et haussa brièvement les épaules comme pour s'excuser. « Hélas, nous n'avons rien qui tiendrait devant une cour de justice. Les signatures d'impulsion appartiennent indéniablement à un croiseur léger et deux contre-torpilleurs et correspondent à des unités de construction havrienne, mais leurs autres émissions n'ont rien de commun avec celles de la Flotte populaire. D'après moi et la plupart des analystes de la DGSN, il s'agissait de navires havriens qui avaient délibérément déguisé leur signature, mais nous n'avons aucun moyen de le prouver, et la République a "vendu" assez de bâtiments à ses divers "alliés" pour nous fournir une ribambelle d'autres suspects potentiels. » Givens marqua une nouvelle pause. Ses yeux noisette étaient durs, et elle pencha la tête. « La même chose vaut pour les incidents de Ramon, Clearaway et Quentin. Dans chacun de ces cas, nos alliés ou nous- mêmes avons perdu des cargaisons et des hommes sans que nos unités puissent jamais s'approcher assez pour identifier les responsables. Le moment auquel ces raids ont eu lieu, ajouté au travail de renseignement qu'un plan et une exécution aussi parfaits ont dû demander afin que nous ne puissions pas effectuer d'interception, tous ces éléments désignent les Havriens mais, une fois encore, nous ne pouvons rien prouver. Impossible également d'apporter la preuve que le FLZ ne se trouve pas à l'origine des lourdes pertes récemment subies par les patrouilleurs et les navires sentinelles du calife de Zanzibar. D'ailleurs, nous sommes incapables de prouver l'existence d'un quelconque lien entre tous ces événements — à part, bien sûr, dans le cas de Zuckerman, Candor et de la station Klein, où la responsabilité de Havre est établie. » Toutefois, Votre Grâce, dit-elle en regardant franchement Cromarty, d'après la DGSN, nous nous trouvons face à une succession de provocations délibérément planifiées et orchestrées. Les incidents sont trop rapprochés dans le temps et trop éloignés dans l'espace pour s'expliquer autrement, et les différences qui les séparent sont bien moins marquées que leur point commun à tous : ils ont eu lieu dans des systèmes stellaires qui, depuis quatre ou cinq ans, cristallisent la rivalité entre le Royaume et la République. En admettant que les mêmes personnes aient conçu et mis en œuvre ces provocations — et cela me semble logique —, alors il ne nous reste qu'un seul suspect possible : Havre. Seuls les Havriens ont à la fois les ressources nécessaires à une telle opération et un mobile sérieux pour nous provoquer ainsi. » L'amiral éteignit son pointeur et regagna sa chaise tandis que le mur polo brillait derrière sa tête brune. Cromarty le contemplait de ses yeux aux paupières tombantes et le silence se prolongea quelques secondes ; puis le Premier ministre se tira l'oreille et poussa un soupir. « Merci, amiral Givens. » Il pencha la tête de côté en regardant Caparelli. « Ces incidents représentent-ils une menace sérieuse, amiral ? —En eux-mêmes, pas vraiment, Votre Grâce. Nos pertes humaines sont douloureuses mais auraient pu être bien plus lourdes; quant à notre position stratégique, elle demeure inchangée. De plus, aucune des forces engagées n'était assez puissante pour poser plus qu'un problème local. Certes, ils auraient pu prendre Zuckerman s'ils avaient voulu, mais c'était de loin la force d'intervention la plus impressionnante qu'ils ont envoyée. — Alors qu'ont-ils en tête ? s'enquit la baronne de l'Anse du Levant. À quoi servent ces manœuvres ? — Ils nous harcèlent, madame, répondit simplement Capa-relui. Ils nous mettent délibérément sous pression. — C'est jouer avec le feu, fit observer William Alexander. — Tout à fait, Lord Alexander, intervint Givens. Les Havriens et nous occupons sans doute nos positions définitives en cas de conflit. Des deux côtés de la frontière, nous avons développé une mentalité d'assiégés et, vu les tensions et les soupçons qui en résultent, ils sont effectivement en train de jouer avec le feu. — Mais pourquoi ? demanda Cromarty. Quel avantage peuvent-ils en retirer ? — Amiral Givens ? » fit Caparelli. Givens soupira. « Votre Grâce, leurs activités actuelles indiquent que la DGSN s'est lourdement trompée dans son évaluation des intentions du gouvernement de la République populaire. Mes analystes s'accordaient pour dire que le président Harris avait trop de problèmes de politique intérieure pour envisager la moindre aventure militaire, et j'étais du même avis. Nous avions tort, et le capitaine de frégate Hale, notre attaché sur Havre, avait vu juste. Ils cherchent à provoquer une confrontation, peut-être pour détourner l'attention des allocataires de leurs problèmes internes vers un ennemi extérieur. — Alors pourquoi agissent-ils à couvert dans la plupart des récents incidents ? demanda Alexander. — C'est peut-être un coup de poker. Nous savons qu'ils sont derrière tout cela mais, s'ils nous mettent au défi de le prouver, nous ne pouvons pas. Ils veulent peut-être que nous les accusions tout en maintenant une façade innocente à des fins de propagande. Une façon d'avoir le beurre et l'argent du beurre : ils ont leurs incidents, mais c'est nous qui passons pour les va-t-en-guerre. — Vous croyez qu'il n'y a rien d'autre là-dessous, amiral ? demanda Cromarty. — Nous manquons d'informations pour le déterminer, monsieur, répondit franchement Givens. Nous ne pouvons que jouer aux devinettes, et c'est le meilleur moyen de précipiter une confrontation qui empêchera l'un comme l'autre de faire marche arrière. — Quelles mesures recommandez-vous, dans ce cas, amiral Caparelli ? — Il existe trois grandes options, Votre Grâce. » Caparelli carra ses épaules et croisa le regard du Premier ministre. « La première consiste à refuser d'entrer dans leur jeu, quel qu'il soit. Vu qu'ils ont frappé nos navires marchands et détruit deux de nos navires de guerre, sans compter les pertes qu'ils ont infligées à nos alliés, nous n'avons pas d'autre choix que d'étoffer les escortes des convois ainsi que les patrouilles. Nous ne pourrons pas leur refuser une confrontation s'ils la veulent vraiment, mais nous pouvons les forcer à sortir de leur trou pour l'obtenir. Toutefois, en opérant ce choix, nous leur laissons délibérément l'initiative. S'ils sont prêts à commettre un acte de guerre ouvert, les forces postées à nos frontières seront trop clairsemées pour les empêcher de nous faire très mal, où qu'ils choisissent de frapper. » La seconde option consiste à leur offrir l'incident qu'ils désirent en les accusant formellement et en les prévenant que nous les tiendrons pour responsables de toute agression à venir. Dans cette hypothèse, mon personnel et moi-même pensons qu'il faudrait à la fois renforcer les forces d'intervention qui couvrent nos alliés et nos bases les plus importants et/ou les plus exposés. Un tel redéploiement prouverait notre sérieux tout en constituant un ajustement prudent de notre position, afin de nous protéger de toute nouvelle violation de nos frontières. » Enfin, nous pouvons effectuer le même redéploiement sans rien dire, et la balle reste dans leur camp. Ils peuvent toujours obtenir leur confrontation, mais nous serons alors en position de leur infliger des dommages importants lorsqu'ils agiront. De plus, évidemment, nous protégerons nos propres sujets et nos alliés, et, dans la mesure où tout incident se produira forcément dans l'espace de l'Alliance, ils pourront difficilement prétendre que nous sommes venus les chercher. — Je vois. » Cromarty fixa le mur polo pendant un long moment, silencieux. « Et quelle option préférez-vous, amiral ? demanda-t-il enfin. La troisième, Votre Grâce, répondit-il sans hésiter. Comme je vous l'ai dit, nous ne pouvons pas les empêcher de presser, mais je ne vois aucune raison de les y aider. Si nous étoffons assez nos détachements aux frontières, ils devront engager des forces plus lourdes à leur tour et prendre le risque de provoquer une véritable guerre dans l'hypothèse où ils décideraient de maintenir la pression. Face à cette éventualité, ils arrêteront les provocations si leur objectif était simplement de détourner l'attention des allocataires. Et même dans le cas contraire, nous donnerons à nos officiers une puissance suffisante pour leur tenir tête quand ils s'aventureront chez nous. — Je vois », fit le Premier ministre avant de lancer un regard à l'amiral de Havre-Blanc, à l'autre bout de la table. Le comte se taisait depuis le début; il observait chaque intervenant à son tour de ses yeux bleus pensifs. Il ne semblait pas disposé à s'exprimer maintenant, et Cromarty savait bien qu'il l'avait mis dans une position inconfortable. Mais il n'avait pas amené l'amiral pour la qualité de son silence et il s'éclaircit la gorge. — Quelle option préférez-vous, monsieur le comte ? » Les yeux de Caparelli lancèrent des éclairs et il serra le poing sous la table, mais il ne dit rien et se tourna simplement vers Havre-Blanc. — À mon avis, dit tranquillement le comte, avant de recommander l'une de ces options, nous devrions nous interroger sur les raisons pour lesquelles la République populaire a choisi ce schéma particulier de provocations. — C'est-à-dire ? le pressa Cromarty. — C'est-à-dire qu'ils auraient pu obtenir la même tension sans répartir leurs efforts tout le long de la frontière, répondit Havre-Blanc de la même voix calme. Ils nous ont frappés – ou sondés – de Minorque à Grendelsbane mais, à part Yeltsin, ils n'ont pas touché aux stations vitales de la Flotte telles que Hancock, Reevesport ou Talbot. N'importe laquelle de ces stations a plus d'importance que des trous comme Zuckerman ou Quentin, pourtant ils sont soigneusement restés à l'écart de ces régions – à l'exception de Yeltsin encore une fois – tout en sachant que nous serions beaucoup plus sensibles à une menace sur ces points stratégiques. Pourquoi? — Justement parce que ce sont nos stations vitales. » La voix de Caparelli était un peu sèche mais il s'imposa d'adopter un ton normal. « Nos forces mobiles sont beaucoup plus importantes dans ces systèmes. C'est pour cette raison qu'ils n'ont fait qu'entrer et sortir à Yeltsin. Ils savaient bien que s'ils fourraient leur nez plus avant, comme à Zuckerman ou Candor, nous leur collerions une bonne raclée. — D'accord. » Havre-Blanc hocha la tête. « Mais s'ils faisaient cela pour une autre raison ? Dans un but précis, et non simplement pour minimiser les risques ? — Ce serait un leurre ? Ils attendraient une réaction précise de notre part ? » murmura Givens, l'air pensif, tout en se tournant vers le mur holo pour un nouvel examen. Havre-Blanc hocha de nouveau la tête. « Exactement. Comme l'a dit l'amiral Caparelli, ils ne nous ont pas laissé d'autre choix que de renforcer nos détachements aux frontières. Ils savent sans doute que cela augmentera les risques encourus lors des prochaines provocations... mais ils savent aussi que nous devrons trouver ces renforts quelque part. » Caparelli émit un grognement mécontent, les yeux rivés au mur holo, et il ressentit comme une brûlure d'acide en prenant conscience que Havre-Blanc n'avait peut-être pas tort... une fois de plus. « Vous suggérez qu'ils essayent de nous pousser à effectuer une dispersion stratégique, fit-il carrément. — Je dis que c'est possible. Nous ne réduirons pas les détachements aux principales frontières, ils le savent. Donc tout renfort significatif ne peut venir que des unités basées à Manticore, et tous les navires que nous enverrons à Grendelsbane ou à Minorque seront trop éloignés pour revenir rapidement en soutien dans le système. Si quelqu'un ouvre les hostilités, le, trajet de retour leur prendra presque autant de temps qu'il en faudrait à une force d'intervention de la République pour arriver. Sans compter qu'ils ne sauront même pas qu'ils doivent revenir tant que nous ne leur aurons pas envoyé un messager portant leurs ordres. — Mais ça ne tient que s'ils comptent réellement ouvrir les hostilités. » La voix de Caparelli avait changé il se faisait l'avocat du diable, refusant de croire que Havre pourrait enfin déclarer la guerre après si longtemps. Pourtant son regard admettait que l'idée était logique, et un silence pesant plana une fois de plus à l'issue de son intervention. — Amiral Givens, fit Cromarty, brisant enfin ce silence. Disposez-vous de données susceptibles de confirmer le scénario que l'amiral de Havre-Blanc et Sir Thomas viennent d'évoquer ? — Non, Votre Grâce. Mais il n'y a rien non plus qui vienne l'infirmer, je le crains. Certains indices sont peut-être enfouis dans l'énorme volume d'informations qui nous arrivent et je m'efforcerai de les trouver s'ils existent, mais, si les Havriens se préparent enfin à attaquer, aucune de nos sources en République populaire ne l'a signalé. Ce qui ne signifie pas que rien ne se trame : le gouvernement havrien a une longue expérience en matière de sécurité et comprend parfaitement les avantages d'une attaque surprise après un demi-siècle de conquêtes. En tout cas, nous n'avons aucun moyen d'entrer dans leurs têtes pour savoir ce qu'ils pensent. » Le deuxième Lord de la Spatiale examina encore le mur holo quelques instants, puis se retourna pour faire face au Premier ministre. « Cela dit, je ne crois pas que nous puissions nous permettre d'ignorer cette éventualité, monsieur, dit-elle sereinement. Il y a une règle d'or en matière d'analyse militaire : en fonction des ressources connues de l'ennemi, on détermine sa stratégie potentielle la plus dangereuse afin de pouvoir l'arrêter. On ne se contente pas d'espérer qu'il n'essayera pas cette stratégie. — L'amiral Givens a raison, Votre Grâce. » Dans un coin de son esprit, Caparelli en voulait encore à Havre-Blanc pour sa seule présence, mais son intégrité l'empêchait de rejeter l'analyse qu'avait offerte le comte. « On ne peut pas toujours éviter de prendre des risques dans le cadre de nos opérations, mais la prudence demeure une grande vertu militaire. Or la prudence voudrait que nous nous montrions pessimistes, surtout avant le début des hostilités. — Quelles seraient les conséquences, en terme de déploiement ? demanda la baronne. — Je n'en suis pas encore certain, madame », admit Caparelli. Il regarda Havre-Blanc d'un air sombre. « À mon avis, quoi qu'ils aient en tête, nous devons au moins effectuer un léger redéploiement afin d'affermir le contrôle des frontières », dit-il d'une voix sans timbre. La tension de ses épaules diminua imperceptiblement lorsque Havre-Blanc marqua son approbation d'un vigoureux hochement de tête. « Même s'ils ne cherchent qu'une simple confrontation et non la guerre, poursuivit-il sur un ton plus naturel, nous n'avons pas d'autre choix que d'étoffer les forces qui pourraient avoir à y répondre. En même temps, toute dispersion majeure de notre mur de bataille représente clairement un risque injustifiable. » Il s'arrêta et se frotta un instant la tempe droite, puis il haussa les épaules. « Je souhaiterais effectuer une analyse approfondie avant toute recommandation formelle, Votre Grâce, dit-il au Premier ministre. Malgré la croissance de la Flotte, notre marge d'erreur reste limitée. Ils ont un avantage de cinquante pour cent en nombre d'unités du mur de bataille, et plus encore pour le tonnage puisque nous possédons un plus grand pourcentage de cuirassés. » La plupart de nos navires sont plus gros et plus puissants que les leurs à classe égale mais, dans la mesure où ils ont mis l'accent sur les supercuirassés, notre mur de bataille compte non seulement moins d'unités mais aussi, en moyenne, des unités plus petites. En conséquence, chaque réaffectation d'escadre hors du système mère nous affaiblira plus qu'une manœuvre équivalente ne les affaiblirait, eux, à la fois proportionnellement et en valeur absolue. » Il secoua la tête et ses épaules puissantes se courbèrent à l'évocation de ces chiffres déplaisants. Il poussa un soupir. « Avec votre permission, Votre Grâce, je souhaiterais inviter l'amiral de Havre-Blanc à se joindre à l'amiral Givens et moi-même à la Maison de l'Amirauté. » Dans cet aveu ne perçait plus qu'une pointe de mécontentement tandis qu'il réfléchissait au problème. « Laissez-nous examiner de près nos engagements et j'essayerai de vous transmettre une recommandation d'ici demain matin. — Ce sera plus que satisfaisant, Sir Thomas, fit Cromarty. — En attendant, intervint Havre-Blanc de sa voix tranquille, il serait peut-être bon d'envoyer un avis de guerre imminente – et le raisonnement qui nous y a menés – à tous nos commandants de station. » À cette suggestion, la tension monta d'un cran dans la pièce, mais Caparelli hocha la tête en soupirant à nouveau. — Nous n'avons pas le choix, approuva-t-il. Je n'aime pas l'idée de rendre nos commandants plus anxieux, car un officier nerveux risque plus de commettre une erreur que nous regretterons tous, mais ils méritent notre confiance et cet avertissement. Le décalage des communications implique depuis toujours que nous leur fassions confiance pour agir de leur propre initiative, et ils ne peuvent le faire intelligemment si nous ne leur fournissons pas toutes les informations en notre possession. Je leur demanderai également de prendre garde aux provocations et de faire de leur mieux pour qu'aucune confrontation ne s'envenime. Mais il faut les prévenir. — D'accord... et que Dieu nous garde », fit tout bas le Premier ministre. CHAPITRE DOUZE « Merci, Mac. C'était délicieux, comme toujours », fit Honor tandis que l'intendant versait le vin. À l'autre bout de la table, le capitaine de frégate Henke approuva, l'air rassasié, et MacGuiness haussa les épaules en souriant. — Aurez-vous besoin d'autre chose, madame ? — Non, c'est parfait. » Il allait ramasser les assiettes à dessert, mais elle leva la main. « Laissez ça pour l'instant, Mac. Je vous sonnerai. — Bien sûr, madame. » MacGuiness fit un petit salut et disparut. Honor s'adossa avec un soupir. « S'il te gave de cette manière tous les soirs, tu vas finir par ressembler à ces vieux dirigeables d'avant la conquête de l'espace, lui lança Henke en gloussant. — Nimitz, peut-être. » Honor sourit affectueusement au chat sylvestre. Il était allongé sur le ventre, étendu de tout son long sur le perchoir qui dominait le bureau, les pattes pendantes, et laissait échapper le doux ronflement d'un chat repu, en paix avec l'univers. « Mais moi ? Grossir ? poursuivit-elle en secouant la tête. Pas avec Paul qui me balance d'un bout à l'autre du gymnase ! Ni avec l'amiral Sarnow qui m'épuise, d'ailleurs. — Totalement d'accord sur ce point », dit Henke avec ferveur. L'eau coule toujours vers le bas et, maintenant qu'Honor s'immergeait dans les activités de l'escadre, un flot incessant de paperasserie submergeait son second. Elle s'apprêtait à renchérir mais s'arrêta, le front plissé, et se cala dans son fauteuil tout en jouant avec le pied de son verre. « Enfin, nous avançons, fit remarquer Honor. Et les radoubeurs nous rendront le Victoire dans une semaine ou deux. Je pense que tout ira mieux quand nous pourrons former l'escadre dans l'espace avec une véritable organisation en divisions et nous dérouiller pour de bon. — Hmmm. » Henke acquiesça, l'air absent et les yeux plantés dans son verre. Puis elle leva la tête et haussa un sourcil interrogateur. « Et l'amiral Parks ? — Quoi, "l'amiral Parks" ? » fit Honor, sur ses gardes. Henke toussota. « Je sais que tu es le seul capitaine de pavillon de cette force d'intervention à ne pas avoir été conviée aux conférences à bord du Gryphon. Pourquoi ai-je l'impression qu'il ne s'agit pas d'un simple oubli ? — Il n'a eu aucune raison impérieuse de m'appeler à son bord, répondit Honor, gênée, et Henke toussota plus fort encore. — Il est déjà bizarre qu'un amiral n'invite pas le commandant d'un croiseur de combat nouvellement arrivé pour une visite de courtoisie à bord, Honor. Et lorsque ce commandant est aussi le capitaine de pavillon de sa principale formation de soutien et ne reçoit d'invitation à aucune des conférences sur le vaisseau amiral, ça devient plus qu'étrange. — Peut-être. » Honor prit une gorgée de vin puis soupira en posant le verre de côté. « Non, pas "peut-être", admit-elle. Au début je croyais qu'on me laissait à la niche à cause de l'avarie sur fusion trois, mais ça ne tient plus debout depuis des semaines. — Exactement. J'ignore quel est son problème, mais de toute évidence il en a un. Et notre équipage commence à le remarquer. Personne n'est content de voir que l'amiral snobe notre capitaine. — Mais ça n'a aucune répercussion sur eux ! fit brusquement Honor. — Ils ne s'inquiètent pas pour eux », répondit tranquillement Henke. Honor, embarrassée, avait du mal à tenir en place. — Eh bien, je n'y peux pas grand-chose. C'est mon supérieur hiérarchique, et pas qu'un peu, si tu te rappelles bien. — Tu en as parlé à Sarnow ? — Non... et je n'en ai pas l'intention ! Si l'amiral Parks a un quelconque problème avec moi, c'est mon affaire, pas celle de Sarnow. » Henke hocha la tête – non qu'elle approuvât son amie, mais elle savait depuis le début qu'Honor réagirait ainsi. « Dans ce cas, quel est le programme pour demain? demanda-t-elle. — Encore des simulations, répondit Honor, accueillant le changement de conversation avec un petit sourire reconnaissant. Un exercice de convoyage. Nous devons d'abord défendre un convoi contre des "pirates opérant en nombre inconnu"; ensuite nous nous transformons en pirates et affrontons son escorte : une division de cuirassés. — Waouh ! J'espère que ce convoi transporte une marchandise digne des coups que nous allons prendre. — Il ne nous appartient pas de poser des questions », fit solennellement Honor. Henke eut un petit rire. « Bon, si nous sommes invités au sacrifice suprême pour la reine et le Royaume demain, je ferais mieux d'imiter Nimitz et d'aller me coucher. » Elle allait se lever mais Honor l'arrêta d'un geste. « Autre chose ? demanda-t-elle, surprise. — En fait... » La voix d'Honor mourut, indécise. Elle baissa les yeux vers la nappe et se mit à jouer avec sa fourchette. Henke se cala dans son fauteuil, soudain intriguée, tandis que le visage de son supérieur virait au vermillon. Tu te souviens, quand j'avais besoin de conseils à Saganami ? fit Honor après quelques instants. — Quel genre de conseils ? En maths multidimensionnelles ? — Non. » Honor rougit un peu plus. « Des conseils personnels. » Henke parvint à dissimuler sa surprise et hocha la tête avec une hésitation imperceptible. Honor haussa les épaules. — Eh bien, j'en ai encore besoin. je n'ai jamais appris certaines... choses, et maintenant je le regrette. — Quel genre de choses ? s'enquit prudemment Henke. — Mais toutes sortes ! » Honor la surprit encore en riant brièvement, avant de lâcher sa fourchette pour écarter les mains. Elle était encore rouge, mais le rire semblait avoir brisé une barrière interne et elle se mit à sourire. « En fait, Michelle, j'ai besoin que tu m'apprennes à me maquiller. — Te maquiller ? » Henke maîtrisa sa voix juste à temps et en ôta toute l'incrédulité qui allait la teinter. Elle fut heureuse de l'avoir fait en voyant l'étincelle qui animait le regard d'Honor. — J'aurais pu demander ça n'importe quand à ma mère et elle aurait adoré tout m'apprendre, mais c'était sans doute là le problème. Elle aurait décidé que la "vierge de glace" avait enfin fondu, et Dieu seul sait où cela nous aurait menées ! » Elle rit à nouveau. «Je ne t'ai jamais dit ce qu'elle voulait m'offrir pour l'obtention du diplôme ? — Non, je ne crois pas », fit Henke, étonnée au fond d'elle-même. Certes, elles étaient proches à l'Académie, mais Honor Harrington avait toujours eu un côté secret que seul Nimitz avait jamais dû explorer, soupçonnait-elle. Et cette Honor aux yeux brillants, presque sans voix, lui était inconnue. Elle voulait m'offrir une soirée avec l'un des plus beaux "cavaliers" de l'agence d'escorte d'Arrivée. » Honor secoua la tête et se mit à rire tout bas en voyant la tête de Henke. « Tu imagines ? Une grande niaise d'enseigne aux cheveux moutonnants, de sortie avec un play-boy ! Mon Dieu, j'en serais morte ! Et imagine un peu ce que les voisins auraient pensé s'ils l'avaient découvert ! » Henke se mit à rire doucement elle aussi à cette idée, car Sphinx était de loin la planète la plus puritaine du Royaume. Les courtisans professionnels, licenciés, étaient monnaie courante sur Manticore. Celui qui recourait à leurs services n'était pas vu d'un très bon œil, mais tout le monde connaissait "quelqu'un" qui l'avait fait. On en rencontrait également sur Gryphon, mais sur Sphinx la profession était peu répandue. Pourtant elle n'avait aucun mal à croire qu'Allison Harrington ait eu pareille idée : la mère d'Honor avait émigré de Beowulf, dans le système de Sigma Draconis, et les mœurs sexuelles qui prévalaient là-bas auraient fait se dresser les cheveux d'un natif de Manticore, sans parler de ceux d'un Sphinxien ! Les deux femmes se faisaient face, chacune à une extrémité de la table, et elles abandonnèrent toute retenue pour éclater de rire en remarquant l'expression jubilatoire qu'arborait l'autre. Mais le rire d'Honor se calma lentement et elle s'adossa une fois de plus avec un soupir. « Je regrette parfois de ne pas l'avoir laissée faire, dit-elle, l'air nostalgique. Je pouvais compter sur elle pour choisir le meilleur et alors, peut-être... » Elle s'arrêta et agita la main. Henke hocha la tête : elle connaissait Honor depuis presque trente années T et, durant tout ce temps, il n'y avait jamais eu un seul homme dans sa vie. Pas même l'ombre d'un, ce qui semblait étrange vu lés relations aisées qu'elle entretenait avec les hommes officiers et l'amitié souvent profonde qui les liait. Pourtant ce n'était peut-être pas si étrange. Honor n'avait aucun mal à se considérer comme faisant « partie de la bande » mais, de toute évidence, elle se voyait encore comme « l'asperge » ou « le grand cheval » de son enfance. Elle avait tort, bien sûr, mais Henke n'ignorait pas que le vrai ou le faux n'avaient pas grand-chose à voir avec l'image qu'on a de soi. Et puis il y avait eu Pavel Young, le seul homme sur l'île de Saganami à jamais avoir exprimé de l'intérêt pour l'aspirant Harrington — et celui qui avait essayé de la violer parce qu'elle rejetait ses avances. Honor avait gardé tout cet épisode au fond d'elle, mais Dieu seul savait à quel point il avait dû affecter une fille qui se croyait laide. Toutefois, d'après Henke, il y avait sans doute une autre raison, qu'Honor ne soupçonnait même pas; et cette raison, c'était Nimitz. Michelle Henke se rappelait la fille désespérément seule qu'on avait désignée pour partager sa chambre à Saganami, mais cette solitude ne s'étendait qu'aux êtres humains. Quoi qu'il advienne, Honor avait toujours eu la certitude — la preuve, même — qu'au moins une créature dans l'univers l'aimait... et cette créature était empathe. Henke connaissait plusieurs personnes qui avaient été adoptées par des chats sylvestres, et chacune d'elles semblait exiger plus de ses relations personnelles. Elles exigeaient la confiance. Une confiance absolue, totale, que très peu d'êtres humains étaient prêts à accorder à quiconque. Henke le savait depuis toujours. C'était une des raisons pour lesquelles elle était si flattée d'avoir l'amitié d'Honor, mais elle se doutait bien que ce besoin de confiance pouvait devenir handicapant dans une relation amoureuse, car le compagnon d'un chat sylvestre savait quand la confiance de l'autre était moins qu'absolue. Et quand il n'était plus digne de la sienne. Dans un sens, il payait le prix du lien qui l'unissait à son chat : une certaine froideur l'écartait des autres humains. Surtout des amants et de leur infinie capacité à le blesser. Certains réagissaient en collectionnant les relations éphémères, les amours de surface qu'ils voulaient délibérément superficielles afin qu'elles ne brisent pas leurs barrières, mais Honor en était incapable. Mieux, elle s'y refusait. Malgré sa mère, elle avait trop de Sphinx en elle... et une intégrité à toute épreuve. « Mais ce qui est fait est fait. » Honor soupira, brisant le cours des pensées de son second. « Je ne peux pas revenir en arrière et tout changer, mais du coup il me manque certains -des talents qui semblent naturels à d'autres. » Elle toucha son visage – la joue gauche, nota Henke – et eut un sourire ironique. « L'art du maquillage, par exemple. — Tu n'en as pas besoin, tu sais », fit gentiment Henke; et elle disait vrai. Elle n'avait jamais vu Honor porter ne serait-ce que du rouge à lèvres, mais cela n'enlevait rien à sa séduction aiguë. « Madame, protesta Honor, mi-gênée, mi-rieuse, ce visage a besoin de toute l'aide qu'il pourra trouver ! — Tu te trompes, mais je ne vais pas me battre avec toi sur ce point. » Henke inclina la tête et sourit légèrement. « Dois-je comprendre que tu souhaites me voir combler les... lacunes de ton éducation ? » Honor acquiesça de la tête et les yeux de Henke brillèrent, moqueurs mais affectueux. « Ou devrais-je dire celles de ton arsenal ? plaisanta-t-elle en gloussant comme Honor rougissait de plus belle. — C'est toi qui vois », répondit-elle avec toute la dignité qu'elle put rassembler. « Bon... » Henke eut une moue pensive puis haussa les épaules. « Nous ne sommes pas tout à fait de la même couleur, tu sais. — Ça change quelque chose ? — Oh, mon Dieu! » gémit Henke en levant les yeux: au ciel, désarmée par l'innocence – et l'ignorance sans fond – que cette question trahissait. Honor semblait surprise et Henke secoua la tête. — Fais-moi confiance, ça change tout. D'un autre côté, maman a toujours insisté pour que ses filles soient bien formées aux techniques de chasse essentielles. Je pense pouvoir faire un petit quelque chose pour toi, mais je vais d'abord devoir opérer une razzia à la boutique du bord. Rien de ce dont je me sers ne marchera sur toi, ça c'est sûr. » Elle fronça les sourcils et établit mentalement une liste des produits dont elle aurait besoin, car une chose était certaine : il n'y avait pas de cosmétiques dans l'armoire à pharmacie d'Honor. « Quand veux-tu parvenir au résultat désiré ? demanda-t-elle. — D'ici une semaine ou deux ? » suggéra Honor, hésitante. Henke parvint à ne pas sourire. «Je pense qu'on peut y arriver. Écoute, on est jeudi... Et si je passais mercredi prochain avant le dîner pour te donner ton premier cours de femme fatale ? — Mercredi ? » Honor était cramoisie. Elle détourna les yeux, examina le portrait de la reine sur la cloison et Henke ravala une pressante envie de rire car Honor dînait avec Paul Tankersley tous les mercredis depuis plus de six semaines. « Mercredi, c'est parfait », acquiesça-t-elle après un moment. Henke hocha la tête. « Entendu. Entre-temps, toutefois... (elle se leva) j'ai vraiment besoin d'aller dormir un peu. Je te retrouve pour parler de la simulation à zéro six trente ? — D'accord. » Honor semblait soulagée de revenir à un sujet professionnel, mais elle fixa de nouveau le portrait de la reine Élisabeth et sourit. « Et... merci, Michelle. Merci beaucoup. — Les amies, ça sert à ça! » Henke se mit à rire, puis elle se redressa et la gratifia d'un bref garde-à-vous. « Sur ce, bonne nuit, commandant. — Bonne nuit, Michelle », répondit Honor en la regardant passer le sas, le sourire aux lèvres. « ... et je crois que cela résume la situation, mesdames et messieurs, conclut Sir Yancey Parks. Merci et bonne nuit. Les capitaines d'escadre assemblés se levèrent à ces mots et quittèrent la salle sur un salut courtois. Tous sauf un, et Parks fronça les sourcils : le contre-amiral Mark Sarnow restait à sa place. « Vous avez quelque chose en tête, amiral ? demanda-t-il. — Oui, monsieur, je le crains, répondit tranquillement Sarnow. Je me demandais si je pourrais vous parler quelques instants. » Il tourna les yeux vers le commodore Capra et le capitaine Hurston, puis revint à Parks. « En privé, monsieur.» Parks prit une brusque inspiration et sentit la même surprise chez Capra et Hurston. Sarnow avait adopté un ton respectueux et réservé mais ferme, et son regard vert semblait très calme. Capra fit mine d'ouvrir la bouche, mais l'amiral leva la main pour l'arrêter. « Vincent ? Mark ? Si vous voulez bien nous excuser quelques instants. je vous rejoindrai dans la salle des cartes afin de terminer l'examen de ces redéploiements dès que l'amiral Sarnow et moi-même en aurons fini. — Bien sûr, monsieur. » Capra se leva en fixant l'officier détecteur et ils quittèrent la pièce ensemble. Le sas se ferma derrière eux. Parks inclina son fauteuil et eut un geste interrogateur à l'adresse de Sarnow. « De quoi souhaitiez-vous me parler, amiral ? — Du capitaine Harrington, monsieur », répondit Sarnow. Le front de Parks se plissa. « Il y a un problème avec le capitaine Harrington ? — Pas avec elle, monsieur. Je suis enchanté de sa prestation sous mes ordres. En fait, c'est pour cela que j'ai demandé à vous parler. — Ah bon ? — Oui, monsieur. » Sarnow croisa le regard de son supérieur avec un air de défi. « Puis-je vous demander, monsieur, pourquoi le capitaine Harrington est le seul capitaine de pavillon à ne jamais être invité aux conférences à bord du Gryphon ? » Parks s'enfonça plus profondément dans son siège, le visage sans expression, et il se mit à tambouriner des doigts sur l'accoudoir. « Le capitaine Harrington, dit-il enfin, est assez occupée à remettre son navire en état et à découvrir ses responsabilités en tant que capitaine de pavillon, amiral. Je n'ai pas jugé utile de l'arracher à ces devoirs prioritaires pour assister à des conférences de routine. — Sauf votre respect, Sir Yancey, je ne crois pas que ce soit vrai », fit Sarnow. Parks s'empourpra. « Vous me traitez de menteur, amiral Sarnow ? » demanda-t-il doucement. Le contre-amiral secoua la tête sans toutefois ciller. « Non, monsieur. Peut-être aurais-je dû mieux m'exprimer : je ne pense pas que son emploi du temps fourni soit la seule explication à son exclusion de vos conférences. » Parks prit une inspiration sifflante et reprit la parole d'une voix aussi glaciale que son regard. « Même en supposant que ce soit le cas, je ne vois pas en quoi ma relation avec le capitaine Harrington vous concerne, amiral. — C'est mon capitaine de pavillon, monsieur, et elle fait rudement bien son travail, répondit Sarnow sur le même ton mesuré. Ces onze dernières semaines, elle a acquis la maîtrise de ses devoirs envers l'escadre à ma pleine et entière satisfaction, tout en supervisant des réparations majeures sur son navire. Elle a fait preuve d'un talent exceptionnel pour les évolutions tactiques, gagné le respect de tous mes autres capitaines et pris sur ses épaules bon nombre des problèmes qui empoisonnent le capitaine Corell. Mieux, c'est un officier de grand mérite dont le palmarès et l'expérience feraient la fierté de n'importe quel capitaine de vaisseau -- et dont bien peu pourraient se vanter. Toutefois son exclusion flagrante des conférences de la force d'intervention ne peut être interprétée que comme un manque de confiance de votre part. — Je n'ai jamais rien dit ou sous-entendu qui puisse indiquer un manque de confiance envers le capitaine Harrington, rétorqua Parks, glacial. — Vous n'avez peut-être rien dit, monsieur, mais vous l'avez certainement montré, intentionnellement ou non. » Parks se redressa brutalement, le visage tendu. Il était manifestement furieux, mais il y avait plus que de la fureur dans son regard tandis qu'il se penchait vers Sarnow. « Je vais être très clair, amiral : je ne tolérerai aucune insubordination. Compris? — Je n'ai pas l'intention de me montrer insubordonné, Sir Yancey. » Le ténor mélodieux de Sarnow était maintenant atone, presque douloureusement neutre, mais il demeurait ferme. « Cependant, en tant que commandant d'une escadre de croiseurs de combat sous vos ordres, mon devoir consiste à soutenir mes officiers. Et si j'ai le sentiment que l'un d'entre eux reçoit un traitement injuste, je dois trouver une explication à ce traitement. — Je vois. » Parks se cala de nouveau dans son fauteuil et étouffa sa colère. « Dans ce cas, amiral, je vais me montrer parfaitement franc avec vous. Je n'étais pas ravi, loin de là, lorsque le capitaine Harrington a été affectée ici. J'ai une confiance plus que limitée en son jugement, voyez-vous. — Non, monsieur. Encore une fois, sauf votre respect, je ne vois pas comment vous avez pu la juger sans jamais la rencontrer. » Parks serra le poing sur la table de conférence et son regard se fit menaçant. « Son dossier démontre clairement que c'est une tête brûlée, dit-il froidement. Elle a personnellement contrarié Klaus Hauptman, et je n'ai pas besoin de vous dire combien le cartel Hauptman est puissant. Ni quelles relations houleuses Hauptman entretient avec la Flotte depuis des années. Vu nos rapports tendus avec la République populaire, le braquer – le braquer un peu plus, devrais-je dire – contre la Flotte de Sa Majesté était chose stupide de la part d'un officier. Puis elle a fait preuve d'insubordination envers l'amiral Hemphill dans son intervention auprès de la Commission d'étude et de développement des armements à la suite de l'affaire Basilic. Certes, ce qu'elle a dit devait être dit, mais aurait dû l'être en privé et avec un minimum de courtoisie militaire. Elle a commis une grossière erreur de jugement en utilisant une commission capitale pour embarrasser publiquement un officier général au service de la reine ! » Comme si ça ne suffisait pas, elle a agressé un envoyé diplomatique du gouvernement de Sa Majesté à Yeltsin, puis adressé un ultimatum à un chef d'État ami. Et, bien qu'aucune charge n'ait jamais été retenue contre elle, tout le monde sait qu'on a dû la retenir d'assassiner des prisonniers de guerre placés sous sa garde après la bataille de Merle ! Si splendide soit son palmarès, cela prouve clairement son caractère instable. Cette bonne femme est incontrôlable, amiral, et je ne veux pas d'elle sous mes ordres ! » Parks s'imposa de desserrer le poing et s'adossa, la respirai ion bruyante, mais Sarnow refusa de reculer d'un seul centimètre. « Je ne suis pas d'accord, monsieur, dit-il doucement. Klaus Hauptman était allé à Basilic afin de l'intimider et de la pousser à négliger son devoir d'officier. Elle a refusé, et si Basilic n'appartient pas aujourd'hui à la République populaire, c'est uniquement grâce à ses décisions ultérieures – pour lesquelles elle a reçu la deuxième récompense de ce Royaume. Quant à sa prestation devant la CEDA, elle n'y a évoqué que les questions qu'on l'avait invitée à discuter et l'a fait de manière respectueuse et rationnelle. Si les conclusions de la Commission ont embarrassé sa présidente, ce n'était sûrement pas sa faute. » À Yeltsin, poursuivit Sarnow d'un air calme qui ne trompait personne, elle s'est trouvée, en tant qu'officier le plus gradé de Sa Majesté, dans une position presque désespérée. Nul n'aurait pu lui reprocher d'avoir obéi à l'ordre illégal que lui avait donné monsieur Houseman, à savoir abandonner Grayson aux Masadiens – et aux Havriens. Au lieu de cela, elle a choisi de se battre malgré le déséquilibre des forces. Elle s'est physiquement attaquée à lui, je ne l'en excuse pas mais je la comprends. Quant aux "prisonniers de guerre" qu'elle aurait essayé de tuer, puis-je vous rappeler qu'il s'agissait du commandant de Merle, qui avait non seulement permis mais ordonné le massacre et le viol collectif de prisonniers manticoriens. Dans ces circonstances, moi, j'aurais descendu ce salaud – contrairement au capitaine Harrington, qui a laissé ses amis l'en dissuader afin qu'il soit légalement jugé et condamné à mort. De plus, l'opinion du gouvernement de Sa Majesté sur ses actes à Yeltsin est claire : je vous rappelle que le capitaine Harrington a non seulement été adoubée et admise au rang des pairs du Royaume en tant que comtesse Harrington, mais qu'elle est également la seule personnalité étrangère à jamais avoir reçu l'Étoile de Grayson pour acte d'héroïsme. — Comtesse ! grommela Parks. Rien de plus qu'un geste politique destiné à faire plaisir aux Graysoniens en reconnaissant toutes les récompenses qu'ils lui ont accordées ! — Sauf votre respect, monsieur, il s'agissait de beaucoup plus qu'un simple geste politique, bien qu'il ait sans doute plu aux Graysoniens. Évidemment, si on lui avait donné la préséance due à un propriétaire terrien d'après les lois de Gray-son – ou à la mesure de l'étendue de son fief sur cette planète ainsi que des revenus qu'elle en tirera –, on ne l'aurait pas faite comtesse mais duchesse. » Parks lui lança un regard assassin mais se mordit la lèvre en silence car Sarnow avait raison, et il le savait. Le contre-amiral attendit quelques instants avant de poursuivre. « Enfin, monsieur, son dossier n'indique nulle part qu'elle ait jamais agi autrement qu'en professionnelle courtoise envers tout individu qui ne l'avait pas provoquée au dernier degré. Et elle n'a jamais manqué en rien à son devoir. » Quant à votre mécontentement de la voir sous vos ordres, je peux seulement dire que je suis ravi qu'elle se trouve sous les miens. Et si elle demeure mon capitaine de pavillon, sa position et son dossier exigent qu'on lui accorde le respect qu'elle mérite. » Le silence s'étira sans fin entre eux et Parks sentit sa colère monter comme la lave, lente et bouillonnante, en reconnaissant l'ultimatum que lui lançait Sarnow du regard. Il n'avait qu'un seul moyen de se débarrasser d'Harrington : se débarrasser d'abord de Sarnow. Or c'était impossible. Il le savait depuis le début, depuis que l'Amirauté avait décidé de les affecter tous les deux à Hancock et par la même occasion de donner le Victoire à Harrington. Pire, Sarnow était capable de déposer une protestation officielle s'il essayait de virer son capitaine de pavillon et, en dehors de son incapacité – ou sa réticence – manifeste à maîtriser ses nerfs, elle ne lui avait donné aucun motif officiel de le faire. Surtout maintenant que Sarnow paraissait clairement prêt à écrire un excellent rapport sur son compte pour toute commission d'enquête. Il aurait voulu rire au nez de son subalterne, le relever de ses fonctions pour insubordination et le renvoyer chez lui avec son Harrington, mais il ne le pouvait pas. Et il savait au fond de lui que c'était sa propre colère et sa frustration qui parlaient. Sa colère d'avoir à supporter Harrington, mais aussi de s'être mis dans une position qui permettait à ce jeunot arrogant de lui faire un sermon sur la courtoisie militaire... et d'avoir raison, bon Dieu! « Très bien, amiral Sarnow. Qu'attendez-vous de moi ? demanda-t-il après plusieurs minutes de fulmination silencieuse. — Je vous demande simplement d'accorder au capitaine Harrington le respect et la possibilité de participer aux opérations de la force d'intervention qu'ont tous les autres capitaines de pavillon sous vos ordres. — Je vois. » Parks s'efforça de dénouer ses muscles et regarda le contre-amiral avec une froide hostilité. Puis il prit une inspiration. « Très bien, amiral. Je donnerai au capitaine Harrington la chance de me prouver que j'ai tort. Et pour votre bien à tous les deux, j'espère qu'elle y parviendra. » CHAPITRE TREIZE Trois des gardes du corps du président Harris sortirent de l'ascenseur pour inspecter le couloir tandis qu'il attendait avec la patience d'un vieil habitué. Naître législaturiste – notamment dans la famille Harris – impliquait de vivre entouré de gardes dès le berceau. Il n'avait jamais vécu autrement, et les seuls changements qu'il avait constatés en héritant de la présidence résidaient dans l'intensité de sa protection et la nationalité de ceux qui l'assuraient, car le bien-être des présidents de la République populaire importait trop pour qu'on le laisse aux soins de ses citoyens. Le personnel de la force de sécurité présidentielle était constitué de mercenaires engagés par régiments entiers sur la Nouvelle-Genève. Cette planète fournissait des soldats et agents de sécurité professionnels très entraînés et connus pour leur loyauté envers leurs employeurs. Cette loyauté était leur meilleur atout sur le marché et justifiait que les gouvernements préfèrent acquitter leurs tarifs exorbitants plutôt que de se fier à leurs propres citoyens. Enfin, leur image d'étrangers, à leurs propres yeux comme à ceux de la population, éliminait simplement la possibilité qu'une source de loyauté adverse parvienne à tourner les hommes de la FSP contre le président qu'ils avaient juré de protéger au prix de leur vie. Malheureusement, pour ces mêmes raisons, la FSP n'était guère appréciée par les militaires du cru qui voyaient (à juste litre) dans la présence des Nouveaux-Genevois la preuve que leur propre gouvernement ne leur faisait pas totalement confiance. Le chef du détachement personnel de Harris se concentra sur son oreillette jusqu'à ce que ses éclaireurs aient annoncé que le couloir était sécurisé, puis il fit respectueusement signe au président d'avancer. Un général de brigade du corps des fusiliers se mit au garde-à-vous lorsqu'il émergea de l'ascenseur. L'homme affichait une expression courtoise mais Harris ressentit son hostilité latente envers les agents de la FSP qui avaient envahi son territoire. Il n'avait sans doute pas tort, d'ailleurs. La grande tour noire de l'Octogone, le centre nerveux des opérations militaires de Havre, semblait un improbable repaire d'assassins. D'un autre côté, le président s'accommodait sans mal de la rancœur d'un officier solitaire et, surtout depuis l'assassinat de Frankel, la FSP refusait de rien laisser au hasard. Mais il n'avait pas besoin pour autant de remuer le couteau dans la plaie : il tendit la main pour serrer celle du fusilier comme celui-ci achevait son salut. « Bienvenue, monsieur le président, fit l'homme un peu froidement. — Merci, général de brigade... Simpkins, c'est ça ? — Oui, monsieur. » Le général de brigade Simpkins sourit, heureux que le chef de l'État se souvienne de lui, et Harris lui sourit en retour. Comme si la FSP l'aurait laissé rencontrer –même très brièvement – quelqu'un sur qui il n'aurait pas été totalement informé ! Toutefois, ce geste adoucit le mécontentement de Simpkins, et il paraissait beaucoup plus naturel lorsqu'il invita le président à l'accompagner dans le couloir. « L'amiral Parnell vous attend, monsieur. Si vous voulez bien me suivre. — Bien sûr, général. Allons-y. » Le trajet fut court et se termina devant une porte qui n'avait pas l'air particulièrement stratégique – abstraction faite des gardes armés qui la flanquaient. L'un d'eux ouvrit la porte devant Harris, et les personnes déjà assemblées dans la petite salle de conférence se levèrent à son entrée. D'un geste, il arrêta ses agents de sécurité sur le seuil. Ils prirent l'air peiné qu'ils avaient toujours lorsqu'il allait quelque part sans eux, mais obéirent à son ordre silencieux avec une résignation née de l'expérience. Pour le président Harris, tout secret connu de plus d'un individu était automatiquement compromis, que l'ennemi l'ait ou non découvert. Or il comptait compromettre le moins possible l'information qui l'amenait. Il n'y avait donc que trois autres personnes dans la pièce. Les membres restants du gouvernement seraient sans doute irrités de découvrir qu'ils avaient été tenus à l'écart mais, ça aussi, il pouvait s'en accommoder. « Monsieur le président, fit l'amiral Parnell sur un ton accueillant. — Amos. » Harris lui serra la main puis se tourna vers les ministres de la Guerre et des Affaires étrangères. « Élaine. Ron. Content de vous voir. » Ses collègues civils le saluèrent de la tête et il revint à Parnell. « Je n'ai pas beaucoup de temps, Amos. Ma secrétaire s'est livrée à une gestion créative de mon emploi du temps pour prouver que je me trouve ailleurs si quelqu'un pose la question, mais je dois refaire surface bientôt pour que cela reste crédible, alors venons-en tout de suite au fait. — Bien sûr, monsieur. » L'amiral fit signe à ses invités de prendre place tandis qu'il restait debout à l'extrémité de la table pour leur faire face. « En fait, monsieur le président, je vais être extrêmement bref car je ne peux parler qu'en termes généraux. Vu les distances auxquelles nous sommes confrontés, le temps que met un messager à faire l'aller-retour m'empêche d'opérer une coordination détaillée depuis ici. C'est pour cette raison que j'ai besoin de partir pour Barnett. » Harris hocha la tête d'un air compréhensif. Havre se trouvait à presque trois cents années-lumière de Manticore – et à plus de cent cinquante de sa propre frontière occidentale, d'ailleurs. Même les navires messagers, qui chevauchaient régulièrement la dangereuse bande thêta de l'hyperespace, mettaient à peu près seize jours à traverser les cent vingt-sept années-lumière qui séparaient Havre de la base de Barnett. « Je voulais surtout qu'on en discute une dernière fois avant votre départ, dit-il. — Bien sûr, monsieur. » Parnell toucha un panneau de contrôle et une immense carte holo apparut au-dessus de la table. Elle était semée du minuscule éclat d'étoiles identifiées par des codes couleur et autres symboles, mais c'étaient les têtes d'épingle rouge sang situées tout le long de la frontière entre Havre et l'Alliance manticorienne qui attiraient l'œil. Les points rouges indiquent les sites où nous comptons les provoquer, monsieur le président. » Il enfonça un autre bouton et des bandes vertes encerclèrent soudain quelques-uns des points rouges. « Voici les systèmes pour lesquels nous avons la confirmation que nos opérations initiales ont réussi. Nous avons prévu des intrusions ultérieures dans de nombreux cas, évidemment, alors un premier succès ne garantit pas que tout se passe sans accroc par la suite; mais pour l'instant ça se présente bien. Le temps et l'argent que nous avons investis dans le réseau Argus ont donné d'excellents résultats, sous la forme d'informations que nos tacticiens ont utilisées pour mettre au point les incidents. À cette heure, il semblerait que nous soyons à peu près parfaitement dans les temps, et nous n'avons encore subi aucune perte. Toutefois, monsieur le président, il faut garder en tête que nous finirons un jour par souffrir, quelle que soit la qualité de notre système de renseignement et de notre préparation. C'est inévitable, vu l'échelle et la portée de nos opérations. — Je comprends. » Harris examina la carte holo, savourant l'étalement géographique des incidents, puis il regarda Ron Bergren. « Avons-nous la moindre indication qu'ils réagissent comme nous le souhaitons, Ron ? — Pas vraiment, Sidney. » Bergren haussa brièvement les épaules et se caressa la moustache. « Nos canaux de renseignement disposent d'une vitesse de transmission de données inférieure à celle des dépêches de la Flotte, sans oublier qu'il est plus difficile pour des espions d'obtenir l'information dont nous avons besoin que pour un amiral d'entendre les rapports de ses officiers supérieurs. Les Renseignements et mon personnel avaient raison, je le crains, en soulignant que nous ne pouvions guère compter sur une confirmation indépendante, mais les médias manticoriens ont l'air d'avoir compris qu'il se passait quelque chose. Ils ne savent pas exactement quoi, ce qui indique un contrôle gouvernemental plutôt sévère dans un royaume avec une tradition de liberté de la presse. Dans ces circonstances, et vu la façon dont Cromarty et ses ministres gouvernent, je dirais que nous avons de bonnes chances qu'ils réagissent en effet comme souhaité. Mais cela dépend en grande partie des conseils de leur état-major. » Le ministre des Affaires étrangères leva un sourcil interrogateur à l'adresse d'Élaine Dumarest, qui haussa les épaules à son tour. « Je ne peux que répéter ce qu'ont dit nos services de renseignement au début. Le remplacement de Webster par Caparelli au poste de Premier Lord de la Spatiale est un signe très positif. D'après son dossier, il donne moins dans la finesse que son prédécesseur. Ses collègues le jugent bon tacticien mais il délègue moins que Webster et présente des faiblesses au niveau de l'analyse. Il est donc moins susceptible de chercher conseil auprès d'autres officiers, et il préfère en général les solutions rapides et directes. Ses recommandations suivront donc certainement la voie que nous souhaitons. — Nous ne pouvons pas en dire beaucoup plus pour l'instant, monsieur le président, confirma Parnell, soutenant respectueusement son supérieur. Nous espérons qu'il mordra à l'hameçon, mais personne ne peut certifier que ce sera le cas. Si on le laissait faire à son idée, je suis presque certain de la réaction qu'il aurait, mais il ne travaille pas tout seul. La possibilité demeure toujours que quelqu'un – comme leur amiral Givens qui, d'après tous les rapports, fait malheureusement très bien son travail – relève un détail qu'il a négligé et le convainque d'en tenir compte. En même temps, ils prendront forcément certaines des mesures que nous voulions, peu importe le décisionnaire. — Je me doutais bien que vous alliez tous insister sur vos réserves. » Le sourire désabusé de Harris empêcha ses mots d'être blessants, et il soupira. « C'est ce que je déteste le plus dans mon boulot. Tout serait tellement plus simple si les autres se montraient toujours gentils et prévisibles ! » Ses subordonnés se fendirent d'un sourire poli et il consulta son chrono. « Bon, il va falloir régler ça en vitesse. Amos, fit-il en regardant calmement l'officier, nous nous reposerons sur vous pour gérer la synchronisation finale depuis Barnett. Prévenez-nous à l'avance autant que possible de façon que nous puissions préparer l'opinion publique de notre côté, mais je me rends compte que vous n'aurez peut-être pas le temps de nous consulter. C'est pourquoi je vous autorise dès maintenant à activer la phase finale dès que vous jugerez la situation idéale. Ne nous laissez pas tomber. — Je ferai de mon mieux, monsieur le président, promit Parnell. — Je n'en doute pas, Amos. » Harris porta son regard sur Bergren. « Ron, vérifiez tout de votre côté. Une fois que les hostilités auront commencé, nos relations avec les puissances neutres, notamment la Ligue solarienne, pourraient devenir vitales. Nous ne pouvons pas prendre le risque de nous trahir, mais amorcez la pompe autant que possible – et, lorsque la guerre éclatera, servez-vous de nos ambassadeurs et de nos attachés pour vous assurer que notre version des événements arrive aux médias neutres avant qu'un de leurs fichus correspondants n'entre dans la zone de combat pour envoyer des rapports "indépendants". Je mettrai Jessup au courant la semaine prochaine pour que le ministère de l'Information s'occupe de préparer les premiers communiqués à l'usage de vos ambassadeurs. » Bergren hocha la tête et le président se tourna vers Dumarest. « Vous hésitiez à accompagner Amos sur Barnett, Élaine. Avez-vous pris une décision ? — Oui. » Dumarest se pinça la lèvre et fronça les sourcils. « Mon cœur me dit d'y aller, mais Amos n'a pas vraiment besoin de m'avoir sur le dos. Et si nous disparaissons tous les deux, certains pourraient se demander où nous sommes et découvrir le pot aux roses. Dans ces circonstances, je pense que je ferais mieux de rester. — C'est aussi ce que je me disais, acquiesça Harris. Et vous pouvez m'être utile vous travaillerez avec Jessup et Ron à donner les accents ad hoc à nos communiqués de presse. Je veux limiter cette affaire aux membres du gouvernement jusqu'au début des opérations, donc nous n'aurons pas beaucoup de temps pour les préparer. Plus nous aurons réfléchi aux informations officielles et aux instructions à donner aux rédacteurs au moment M, mieux ce sera. — Bien sûr, monsieur le président. — Alors nous avons terminé, je pense. Sauf... (il se tourna de nouveau vers Parnell) pour un dernier détail. — Un dernier détail, monsieur le président ? » Parnell semblait surpris, et Harris eut un rire mesuré. « Ça ne concerne pas vraiment les opérations, Amos. Il s'agit de Robert Pierre. — De Robert Pierre, monsieur ? » Parnell ne parvint pas tout à fait à cacher son aversion pour le personnage et Harris rit de nouveau, plus naturellement. « C'est un emmerdeur, hein ? Hélas, il a trop d'influence au Quorum pour me permettre de l'ignorer – et ça me désole, mais il le sait. En ce moment, il me harcèle à propos de plusieurs lettres qu'il avait envoyées à son fils et que SécNav lui a retournées. » Parnell et Dumarest échangèrent un regard éloquent, mais les yeux de l'amiral exprimaient une sympathie involontaire. On avait vu bien des gens, même des gens éminents, disparaître en République populaire, et le seul mot de « sécurité » suffisait à donner des sueurs froides aux parents. La Sécurité navale avait meilleure réputation que la plupart des organes de ce type sur Havre (la police d'hygiène mentale pouvant se vanter de détenir la pire, et de loin), mais elle s'occupait quand même de sécurité. Et Parnell avait beau personnellement détester Robert Pierre et son fils Édouard, l'amour que Robert portait à son fils unique était aussi fort que public. Toutefois, malgré la compassion qu'il pouvait ressentir, Parnell demeurait chef d'état-major et le fils Pierre un officier sous ses ordres, officiellement comme tous les autres. « Je n'en ai pas été informé, monsieur le président, dit-il au bout d'un moment, mais l'escadre de l'amiral Pierre est impliquée dans nos opérations actuelles et nous avons imposé une coupure des communications afin de maintenir la sécurité opérationnelle. — Je suppose que vous ne pouvez pas faire d'exception pour Pierre ? » demanda Harris. Il n'avait pas l'intention de lui forcer la main si Parnell refusait, son ton l'indiquait clairement, et l'amiral secoua la tête, la conscience tranquille. « Je préférerais ne pas avoir à le faire, monsieur. D'abord parce qu'il est vraiment crucial de garder cette opération secrète, mais également, si je puis me permettre, parce que l'usage éhonté que son père fait de son influence pour avancer sa carrière suscite pas mal d'animosité à l'encontre de l'amiral Pierre. Dommage car, même si je ne l'apprécie pas en tant qu'homme, c'est un officier très compétent malgré son tempérament un peu trop fougueux et son arrogance. Mais si je fais une exception pour lui, nos autres officiers vont encore lui en vouloir. » Harris hocha la tête : il n'était pas surpris. Les législaturistes usaient de leur influence pour promouvoir la carrière de leurs enfants, mais ils se réservaient jalousement cette prérogative. Le président faisait trop partie du système pour le condamner – après tout, l'intérêt familial lui avait bien rendu service –mais il trouvait regrettable qu'il fonctionne aux dépens d'autres personnes très compétentes. Pourtant il ne verserait pas la plus petite larme sur Robert Pierre. Cet homme n'était rien d'autre que ce qu'il venait d'en dire : un emmerdeur de première. Pire, les taupes infiltrées dans l'Union pour les droits des citoyens rapportaient de plus en plus de rumeurs selon lesquelles il jouait un double jeu et s'acoquinait avec ses responsables. Il limitait soigneusement ses contacts au groupe légitime du PDC dans le Quorum du peuple, mais le président se réjouissait assez, tout bien considéré, de l'informer que des « considérations de sécurité opérationnelle » l'empêchaient d'accéder à sa requête. « D'accord, je lui dirai que c'est impossible. » Harris se leva et tendit la main à Parnell. « Sur ce, je m'en vais. Bonne chance, Amos. Nous comptons sur vous. — Oui, monsieur le président. » Parnell prit la main qu'on lui tendait. « Merci pour vos vœux de réussite et pour votre confiance. » Harris salua ses ministres de la tête, puis se retourna vers la porte et ses agents de sécurité. CHAPITRE QUATORZE Le capitaine Brentworth accepta le bloc message sans quitter son fauteuil de commandement. Tout était calme sur la passerelle du Jason Alvarez mais une certaine tension régnait sous la surface, comme un chat des marais qui découvre en silence ses crocs, et Brentworth se demandait combien de temps ils devraient encore attendre avant que les crocs en question ne s'émoussent. Il termina les messages de routine, apposa son empreinte digitale sur le scanner pour accuser lecture de leur contenu, puis rendit le bloc au quartier-maître avec un signe de remerciement. Il se tourna enfin vers son visuel tactique, par réflexe. Presque tous les vaisseaux de la flotte graysonienne — une force réduite selon les critères galactiques, mais infiniment plus puissante qu'à peine un an plus tôt — étaient réunis en une immense bulle de cent quinze minutes-lumière de circonférence déployée à quatorze minutes--lumière de l'Étoile de Yeltsin. Leurs capteurs de conception manticorienne avaient une portée bien supérieure mais leur présence n'était qu'un leurre. D'après de nombreux rapports des Renseignements, les Havriens n'avaient pas encore compris que Manticore avait enfin trouvé un moyen d'utiliser des capteurs tactiques éloignés pour transmettre des signaux supraluminiques. Leur portée demeurait limitée à moins de douze heures-lumière, mais les générateurs spécialisés embarqués sur les dernières plates-formes de détection manticoriennes parvenaient à produire des impulsions gravitationnelles directionnelles. Et puisque les ondes gravitationnelles étaient plus rapides que la lumière, leur vitesse de transmission dans la limite des douze heures-lumière l'était aussi. La flotte graysonienne en avait connaissance car Lady Harrington les avait utilisés comme dernier atout dans sa défense héroïque de leur monde, mais Manticore et ses alliés s'étaient donné beaucoup de mal pour empêcher les Havriens de soupçonner leur existence. Ce qui expliquait en grande partie le déploiement actuel des forces graysoniennes. En dispersant autant leurs navires, ils étaient quasiment sûrs de ne pouvoir intercepter aucun intrus arrivant avec plus d'un ou deux bâtiments, mais leur but n'était pas l'interception. Ils servaient à cacher les escadres de combat manticoriennes. Un capitaine havrien pointant son nez à Yeltsin verrait leur faible écran bien avant d'apercevoir un bâtiment de ligne manticorien et conclurait forcément que les Graysoniens l'avaient détecté et signalé à leurs alliés. II maudirait sans doute le hasard qui avait placé une escadre de la FRI0/1, ou deux — de façon fortuite, sans doute dans le cadre d'exercices de routine — dans une position où elles pouvaient générer un vecteur d'interception suite à l'avertissement des Graysoniens. Brentworth eut un sourire mauvais à cette idée. Les plates-formes de capteurs détecteraient toute approche en espace normal à plus de trente heures-lumière et enverraient des données complètes au central opérationnel par impulsion. Munis de ces informations, l'amiral Matthews et l'amiral d'Oreille (le commandant manticorien) placeraient leurs forces de façon à croiser les intrus au moment et à l'endroit de leur choix... et avec le nombre d'unités nécessaire, Bien sûr, les Havriens s'enfuiraient sans doute en apercevant des bâtiments de ligne et, aussi loin de Yeltsin, ils pourraient retourner directement en hyperespace — en admettant que leur vitesse soit inférieure à 0,3 c. Toutefois, s'ils allaient plus vite, il leur faudrait décélérer afin d'atteindre une vitesse de translation raisonnable. Dans ces circonstances, ils auraient sans doute quelques problèmes avant de pouvoir repartir en hyperespace. Quel dommage, n'est-ce pas ? Un simple capitaine de vaisseau n'était pas censé connaître les intentions de ses commandants suprêmes, mais Brentworth avait des relations rares pour un capitaine. Il savait que Matthews et d'Orville assembleraient délibérément une force assez imposante pour ne laisser d'autre choix aux Havriens que de s'enfuir... mais il savait également que, si leur vecteur d'approche empêchait toute fuite, les amiraux de l'Alliance comptaient annihiler les intrus. Et c'était pourquoi, après le meurtre du convoi MG-19, le capitaine de vaisseau Mark Brentworth priait chaque nuit le Seigneur de leur envoyer ces salauds à une vélocité de base trop élevée pour qu'ils puissent s'éclipser avant l'arrivée des supercuirassés. ... de combat ! Postes de combat ! Gagnez tous vos postes de combat ! Ceci n'est pas un exercice ! Je répète, ce n'est pas un exercice ! La voix rauque enregistrée et l'alarme stridente emplissaient le HMS Chevalier stellaire tandis que les membres de l'équipage se précipitaient à leur poste. Le capitaine de vaisseau Seamus O’donnell fit un pas de côté pour éviter un servant de missile au moment où la femme s'engouffrait dans un tube d'accès, puis il bondit dans l'ascenseur et appuya sur un bouton. Il scellait encore sa combinaison lorsque les portes s'ouvrirent sur la passerelle. Son second leva les yeux et s'extirpa du fauteuil de commandement avec un soulagement évident. O’donnell s'y laissa tomber alors que le capitaine de frégate Rogers l'abandonnait à l'instant. Il posa son casque à tâtons car il absorbait déjà du regard l'information déversée par ses simulateurs tactiques. Sa bouche se pinça. Le Chevalier stellaire était le navire de proue de la plus puissante classe de croiseurs lourds manticoriens. Il jaugeait trois cent mille tonnes et pouvait affronter n'importe quelle unité en dessous du croiseur de combat. Dans certaines conditions, il pourrait même envisager de faire face à un croiseur de combat avec une chance de victoire. Ça s'était déjà fait, après tout. Une fois. Mais la force en approche aujourd'hui le dépassait. « Identification ? demanda-t-il brusquement à son officier tactique. — Aucune pour l'instant, monsieur, mais l'analyse préliminaire des signatures indique des bâtiments havriens. » L'officier tactique répondit d'une voix anxieuse et O’donnell accueillit l'information par un grognement. « Com, une réponse à nos sommations ? — Non, monsieur. O’donnell grogna de nouveau et son esprit se mit à fonctionner à toute vitesse. Le système de Poicters ne revêtait pas une importance cruciale en termes de stratégie militaire. La construction d'une puissante base à Talbot avait réduit les unités qui y étaient affectées à surveiller les flancs de la force d'intervention stationnée à la base, mais Poicters demeurait un système habité dont la population totale atteignait presque le milliard d'âmes, et le Royaume s'était engagé à les défendre. C'est pourquoi le Chevalier stellaire et les autres navires de son escadre se trouvaient là, mais pour le moment il était isolé. « Identification formelle par le CO, monsieur, annonça soudain l'officier tactique. Ce sont bien des Havriens. Classe Sultan. — Merde », fit tout bas O’donnell. Il tapota quelques instants sur le bras de son fauteuil de commandement, puis se tourna vers l'officier tactique. « Vecteur de l'ennemi ? — Ils sont presque sur notre réciproque, monsieur : un-sept-trois par zéro-un-huit par rapport à nous. Vélocité de base : zéro virgule zéro quarante-trois e, accélération quatre cent soixante-dix g. Distance une virgule trois cent huit minutes-lumière. Ils sont sortis d'hyper il y a moins de deux minutes, monsieur. Nous ne pouvions pas deviner qu'ils arrivaient. » O’donnell hocha la tête, maudissant en silence le hasard qui l'avait mis dans cette position. Mais était-ce bien le hasard ? L'escadre maintenait le même programme de patrouille depuis des mois. Les Havriens avaient-ils envoyé un éclaireur pour analyser leurs mouvements ? Il espérait que non car, si c'était le cas, il se trouvait face à une interception délibérée, et le Chevalier stellaire ne pourrait jamais vaincre quatre croiseurs de combat. Il alluma des curseurs de manœuvre sur son visuel et chercha une issue. Son vaisseau se dirigeait droit vers l'ennemi à une vitesse d'approche supérieure à trente-trois mille km/s, ce qui le mettrait à portée effective de missiles à près de dix-neuf millions de kilomètres. Soit dans moins de deux minutes et demie, à moins qu'il ne trouve un moyen de l'éviter. Mais les ordinateurs lui annoncèrent ce qu'il savait déjà : il n'existait aucun moyen. Il possédait un avantage à l'accélération d'à peine cinquante g : même s'il faisait demi-tour maintenant, il lui faudrait plus de dix-sept heures pour commencer à s'éloigner d'eux. Et même en décélérant au maximum, il dépasserait leur position actuelle dans moins de treize minutes. S'ils étaient là pour attaquer, leurs bordées détruiraient son vaisseau avant qu'il ait eu le temps de rien tenter. « Timonier, faites-nous rouler et amenez-nous à zéro-neuf-zéro par zéro-neuf-zéro à accélération maximale. — À vos ordres, monsieur. Direction zéro-neuf-zéro par zéro-neuf-zéro à cinq cent vingt-trois gravités », répondit l'homme. O'Donnell observa son visuel, attendant la réaction des Havriens comme le Chevalier stellaire roulait sur le flanc pour leur présenter le ventre impénétrable de sa bande gravi- tique tout en s'éloignant à tribord. C'était une manœuvre claire, destinée à éviter l'affrontement, et elle réussirait... à moins que l'ennemi ne choisisse de diviser sa formation et de partir à sa poursuite. « Com, envoyez un rapport au commodore Weaver, fit O'Donnell, les yeux rivés sur son visuel. Informez-le que nous avons formellement identifié quatre croiseurs de combat havriens de classe Sultan en violation de l'espace de Poicters. Incluez notre position, une analyse tactique et les vecteurs actuels. Demandez des renforts et spécifiez que je m'efforce d'éviter l'affrontement. — À vos ordres, monsieur. » O'Donnell hocha la tête d'un air absent, toujours hypnotisé par son visuel, puis ses mains se tordirent. Les points lumineux représentant les navires hostiles modifiaient leurs vecteurs – pas simplement par rapport au Chevalier stellaire mais aussi les uns par rapport aux autres. Ils changeaient de trajectoire pour l'intercepter et séparaient leur formation pour l'approcher d'angles si différents qu'il ne pourrait jamais leur opposer à tous ses bandes gravitiques. « Modifiez le message, com, dit-il calmement. Informez le commodore Weaver que je ne pense pas être capable d'éviter l'affrontement. Dites-lui que nous ferons de notre mieux. » Le contre-amiral Édouard Pierre se cala dans son fauteuil de commandement avec un sourire carnassier tandis que ses quatre bâtiments se dirigeaient vers l'hyperlimite du système de Talbot. Depuis des années, on lui rebattait les oreilles de la valeur des Manticoriens : tout le monde parlait de leur tradition de victoire, de l'intensité de leur entraînement, de la qualité de leurs tactiques, du talent de leurs analystes, et cela avait le don de l'irriter. Lui n'avait jamais vu leurs cimetières et, s'ils étaient si doués, pourquoi était-ce la République populaire et non le Royaume qui absorbait tous les systèmes stellaires intéressants ? Et pourquoi avaient-ils si peur d'appuyer eux-mêmes sur la gâchette si leur supériorité était si marquée ? Édouard Pierre n'était pas comme la majorité des officiers généraux de la Flotte populaire, et il s'enorgueillissait de cette différence en même temps qu'il la haïssait. L'influence politique de son père expliquait en partie son ascension rapide, mais le combat que Robert Pierre avait mené, jeune homme, pour s'élever socialement l'avait imprégné d'un mépris profond pour « son « gouvernement — mépris dont son fils avait hérité tout en récoltant les bénéfices du pouvoir paternel. Pour cette raison (entre autres), l'amiral Pierre appartenait à la faction belliciste de la flotte. Un mur invisible divisait la Flotte populaire si l'on voulait dépasser le grade de contre-amiral, il fallait être né législaturiste. Rien que pour ça, Pierre aurait haï la plupart de ses supérieurs — non qu'il n'ait pas trouvé d'autres raisons de le faire. Les amiraux législaturistes, protégés de toute concurrence par le mur de leurs privilèges, étaient devenus gras et paresseux. Ils l'avaient trop belle depuis trop longtemps et s'étaient ramollis jusqu'à craindre de risquer leur pouvoir, leur fortune et leur confort contre la menace d'un royaume mono-système à deux crédits comme Manticore. Pierre les méprisait pour cela, et il avait été ravi d'être désigné pour cette mission qui lui offrait l'occasion de prouver que leurs craintes étaient sans fondement. Il vérifia une nouvelle fois son chrono, intérieurement satisfait. Ses vaisseaux arrivaient parfaitement dans les temps et, malgré leur réputation surfaite, les Manticoriens étaient aussi stupides qu’une proie bourrée le jour du versement de l'AMV. Pierre ignorait les détails — il n'était pas assez gradé pour qu'on le mette au courant, pensa-t-il amèrement — mais il savait que la Flotte populaire glissait discrètement des vaisseaux éclaireurs sur trajectoire balistique dans les systèmes-frontières de l'Alliance depuis plus de deux ans. Elle déterminait ainsi les mouvements des patrouilles ennemies, et ces imbéciles de Manticoriens n'avaient même pas eu l'air d'envisager cette possibilité. Sinon, leurs patrouilles n'auraient pas adopté des horaires fixes qui les mettaient à la merci de l'attaque que Pierre lançait aujourd'hui. Des deux attaques, même, car le commodore Yuranovich et l'autre moitié de l'escadre devaient être en train de s'offrir un croiseur manticorien de leur côté. Et c'était exactement ce que Pierre comptait faire dans les... — il consulta encore son chronomètre — deux prochaines heures et demie. Le capitaine de frégate Grégory, commandant du croiseur léger HMS Athéna, se tenait auprès de son officier tactique et secoua la tête en contemplant l'image qu'affichait le visuel. Le cuirassé Bellerophon arrivait rapidement par l'arrière, dépassant le croiseur de Grégory qui progressait lentement dans son long programme de patrouille. Grégory savait que le Bellerophon devait repartir vers le système mère mais ignorait qu'il s'en allait ce jour-là, et son apparition impressionnante avait pour le moins brisé la monotonie de la patrouille. Le monstre de six mégatonnes et demie approchait toujours et le croiseur léger semblait minuscule en comparaison, tandis que le cuirassé passait à cinq mille kilomètres par bâbord arrière de l'Athéna. À cette distance, même un navire de cette taille n'était rien de plus qu'un grain de lumière à l'œil nu, mais le visuel le montrait dans toute sa splendeur, et Grégory secoua de nouveau la tête en le regardant passer son bâtiment. Le rapport de masse entre les deux navires s'élevait à soixante pour un; quant à la différence entre leurs bordées, elle était difficilement concevable. Le capitaine de frégate n'aurait certes pas échangé son magnifique vaisseau, si souple, contre une douzaine de cuirassés lourdauds, pourtant il se sentait rassuré de voir une telle puissance de feu – et de la savoir dans son camp. Le Bellerophon dépassa l'Athéna, progressant avec un avantage de vélocité de douze mille km/s vers l'hyperlimite. Grégory sourit et fit signe à son officier de com d'allumer brièvement les feux de l'Athéna, forme de salut visuel à faible distance que les vaisseaux avaient rarement l'occasion d'échanger en espace profond. Le Bellerophon répondit de la même façon puis disparut du visuel, avançant sous une accélération stable de trois cent cinquante g. Le capitaine de frégate soupira. « Eh bien, c'était passionnant, dit-il à son officier tactique. Dommage qu'il n'y ait pas d'autre animation au programme aujourd'hui. » « Hyperlimite dans trente secondes, amiral Pierre. — Merci. » Pierre hocha la tête à cette annonce et l'alarme de branle-bas de combat retentit une fois à l'intérieur du croiseur de combat Selim afin d'avertir l'équipage. « Hypertransit ! je détecte une empreinte hyper non identifiée ! » s'écria l'officier tactique de l'Athéna. Le ton de sa voix révélait sa surprise, mais il était déjà penché sur sa console pour en apprendre davantage. « Où ça ? demanda brusquement le commandant Gregory. — Position zéro-zéro-cinq par zéro-un-un. Distance cent quatre-vingts millions de kilomètres. Bon Dieu, pacha ! C'est juste au-dessus du Bellerophon! « Contact ! Navire ennemi position zéro-cinq-trois par zéro-zéro-six, distance cinq cent soixante-quatorze mille kilomètres ! Pierre sursauta dans son fauteuil de commandement et se tourna brusquement vers l'officier détecteur qui avait effectué ce rapport soudain et imprévu. Ils auraient dû se trouver à onze minutes-lumière de leur cible ! Que racontait cette bonne femme ? « Contact confirmé ! annonça l'officier tactique du Selim avant d'ajouter : Oh, mon Dieu! Un cuirassé ! L'incrédulité envahit l'esprit de l'amiral. C'était impossible –pas ici ! Mais il se tournait déjà vers son propre visuel et son cœur bondit dans sa poitrine lorsqu'il lut la confirmation d'identification du CO. « Remettez-nous en hyper ! — Nous ne pouvons opérer de nouvelle translation avant huit minutes, monsieur, fit le commandant du Selim, blême. Les générateurs n'ont pas terminé le cycle de transit. Pierre le fixa et son esprit se mit à tournoyer comme un aérodyne qui part en vrille. Il mit une éternité à comprendre les paroles du commandant et, pendant ce temps, ses navires approchaient de l'ennemi à plus de quarante mille km/s. L'amiral ravala un sentiment glacé de panique. Ils étaient morts. Ils étaient tous morts, sauf, avec un peu de chance, si l'équipage du cuirassé ressentait la même surprise que lui. Il pouvait tirer tout droit dans le trou béant qui s'ouvrait à l'avant de ses bandes gravitiques s'il parvenait à faire virer ses navires afin qu'ils présentent leur flanc. Les autres ne pouvaient pas prévoir qu'il apparaîtrait sous leur nez. S'ils mettaient assez de temps à réagir, assez de temps pour gagner les postes de combat... « Bâbord toute ! aboya-t-il. Feu de toutes les batteries à mesure qu'elles arrivent en position ! » « Bon sang, des Havriens ! » murmura l'officier tactique du Bellerophon. Le Manuel déconseillait les rapports à voix basse, mais le capitaine de corvette Avshari ne se sentait pas disposé à le reprendre. Après tout, le Manuel ne mentionnait pas non plus ce genre de situation hallucinante. Le capitaine de corvette regarda les témoins verts de sa console virer à l'orange et au rouge en priant pour que le commandant arrive. Ou alors le second. Ou n'importe lequel de ses supérieurs, parce que ceci dépassait ses compétences et il le savait. Il devait s'agir d'un vol sans histoire, une occasion en or pour les subalternes d'ajouter quelques heures de commandement à leurs dossiers, mais il n'était qu'officier de communications, bon Dieu! Et, pour couronner le tout, il avait obtenu des notes désastreuses en tactique à l'Académie ! Qu'était-il censé faire maintenant? Barrières latérales activées ! Batteries à énergie tribord passées sous contrôle informatique, monsieur ! » lança le jeune lieutenant de vaisseau du poste tactique. Avshari hocha la tête, soulagé : au moins, cela décidait pour lui du sens dans lequel ils allaient tourner. « Timonier, virez à bâbord toute. — À vos ordres, monsieur. Barre à bâbord toute. » Le cuirassé entama sa rotation et de nouvelles alarmes se mirent à hurler. « Ils nous tirent dessus ! fit l'officier tactique tandis que des lasers et des grasers s'attaquaient aux barrières latérales fraîchement activées du Bellerophon. La plupart n'eurent aucun succès : la barrière les tordit et les dégrada, mais des lumières rouges fleurirent sur les écrans de contrôle d'avarie comme une douzaine d'impacts mineurs creusaient son blindage massif. Cette fois-ci Avshari savait exactement que faire. — Mademoiselle Wolversham, vous êtes autorisée à répondre aux tirs ! » Un ordre tout droit sorti du Manuel. Et le lieutenant de vaisseau Arlène Wolversham enfonça le bouton. L'amiral Pierre étouffa un grognement lorsque le cuirassé effectua sa rotation tandis que ses barrières latérales se jouaient avec mépris des bordées havriennes. Il n'avait jamais vu un bâtiment de cette taille manœuvrer de façon si rapide et confiante. Il lui avait fallu à peine dix secondes pour activer ses barrières latérales et virer de bord. Son commandant devait avoir l'instinct et la capacité de réaction d'un félin ! Il distinguait maintenant la signature d'impulsion du navire qui aurait dû être sa proie, à des millions de kilomètres derrière le cuirassé, et il comprit intuitivement ce qui s'était passé. Ses renseignements étaient exacts, mais il était tombé sur un départ imprévu. Un stupide transit de routine que rien ne laissait prévoir. Et il n'y avait plus aucun moyen d'en éviter les conséquences. « À toutes les unités, roulez ! » ordonna-t-il. Mais, tout en s'égosillant, il savait la manœuvre futile si près des missiles ennemis. Même si ses vaisseaux se cachaient à temps derrière leurs bandes gravitiques et évitaient les armes à énergie du cuirassé, ils reculeraient simplement l'inévitable et forceraient l'ennemi à envoyer des têtes laser. Puis il comprit qu'ils n'en arriveraient même pas là. Le HMS Bellerophon ouvrit le feu et des torrents d'énergie qui auraient suffi à détruire une petite lune se déversèrent par les sabords de batterie de sa barrière tribord. Un quart de seconde plus tard, les divisions 141 et 142 de croiseurs de combat de la Flotte populaire cessèrent d'exister. CHAPITRE QUINZE Honor eut un petit sourire embrumé dans le noir en écoutant la respiration lente et régulière dans son dos. Elle caressa d'une main le poignet et l'avant-bras passés autour de son torse. Ce fut une caresse timide, presque incrédule, et son propre étonnement l'amusa, élargissant son sourire. Un bruit discret lui parvint dans l'obscurité et elle tourna les yeux vers sa source. Le sas de la chambre, fermé lorsqu'elle s'était endormie, était maintenant entrouvert et laissait passer un mince rayon de lumière. Pas grand-chose : il éclairait à peine ; mais cela lui suffisait. Deux yeux verts brillaient en la regardant sur la table de chevet, et elle les devina sincèrement approbateurs. Elle toucha de nouveau le poignet qui pesait sur elle, et son sourire trembla des échos mêlés de sa joie du moment et des chagrins passés, tandis que de vieux souvenirs lui revenaient brutalement. Et pour la première fois depuis des années, elle fit volontairement face à tout ce qu'elle avait si longtemps choisi d'oublier. Avoir pour mère Allison Harrington n'était pas chose facile pour une fille qui se savait laide. Honor aimait sa mère et sa mère l'aimait; malgré une carrière aussi absorbante que celle d'un officier de la Flotte, Allison ne s'était jamais montrée trop occupée » pour accorder à sa fille chaleur, amour et soutien. Mais elle était aussi menue et très belle. Honor savait depuis le début qu'elle n'égalerait jamais sa beauté, qu'elle serait toujours une plante qui a trop poussé, et elle haïssait en secret cette part d'elle-même qui n'arrivait pas à pardonner à sa mère d'amplifier par contraste sa gaucherie et ses traits communs. Et puis il y avait eu Pavel Young, Son sourire disparut et elle découvrit les dents par réflexe. Pavel Young, qui avait fait de son mieux pour détruire la faible illusion de séduction qu'elle avait nourrie et avait transformé ses rêves d'amour en un horrible cauchemar. Mais, au moins, elle savait qu'il était son ennemi, qu'il l'attaquait parce qu'il la détestait, elle qui avait froissé son ego, et non parce qu'elle l'avait mérité. Elle s'était sentie salie, souillée, mais il ne l'avait pas complètement abattue. Non, une ami » s'en était chargé. Le chagrin et l'immense honte qu'elle avait ressentis un après-midi, longtemps auparavant, lui revinrent. C'était une scène humiliante, le secret le mieux caché d'une adolescence souvent malheureuse à l'extrême, car elle n'avait compris que trop tard pourquoi Nimitz détestait tant Cal Panokulous. Pas avant d'entrer dans sa chambre sans frapper, tout sourire, lui qu'elle pensait amoureux... et d'entendre celui qui avait effacé la trace odieuse de Young rire de sa maladresse avec un camarade de classe qui les connaissait tous les deux. Elle ferma les yeux pour repousser le flot de détresse si longtemps enfoui. Même après toutes ces années, elle n'avait jamais voulu reconnaître la profondeur de sa blessure. Ce n'était pas une simple trahison mais un coup terrible porté à une adolescente déjà humiliée par un violeur en puissance. Soc jeune fille dont la mère était belle et qui se savait laide. Qui attendait si désespérément qu'on lui prouve le contraire qu'elle avait ignoré les avertissements de Nimitz, pour découvrir tout le mal qu'un être humain pouvait infliger à un autre. Plus jamais. Elle s'était juré que cela n'arriverait plus jamais, le la même façon qu'elle ne lui dirait jamais qu'elle l'avait entendu. Elle avait seulement fui car, si elle l'avait affronté, il aurait menti et nié, ou ri et admis ses propos. Et dans les deux cas elle l'aurait tué de ses mains. Pourtant elle lui avait presque été reconnaissante. Il lui avait montré ce qui pouvait se produire, montré qu'aucun homme ne ressentirait jamais plus qu'un intérêt vulgaire et passager pour elle, si laide et maladroite, et elle avait donc oblitéré toute idée de relation amoureuse. Elle toucha de nouveau cette main chaude et douce, la serrant contre ses côtes, absorbant sa chaleur comme en un geste païen pour se protéger du démon, et elle ferma les yeux avec une conviction renouvelée. Elle savait bien que la plupart des hommes étaient corrects. On ne pouvait être adopté par un chat sylvestre et l'ignorer, mais elle avait quand même bâti ses remparts. Elle leur avait caché une part d'elle-même, mais aussi la raison de son attitude, même aux meilleurs d'entre eux. Il le fallait. Les amis, oui. Elle mourrait pour ses amis ou avec eux. Mais un amant, jamais. Jamais. Elle s'était prémunie contre ce risque, si complètement qu'elle en était heureuse et n'avait jamais pris conscience de ce qu'elle avait fait. Tout cela parce qu'elle ne pouvait laisser personne — et surtout pas elle-même — deviner à quel point la gamine honteuse qui se cachait toujours derrière l'officier de marine déterminé avait été blessée. Deviner qu'au moins une chose dans l'univers lui faisait si mal et si peur qu'elle n'osait pas l'affronter. Elle avait donc suivi sa voie, calme et dégagée, vaguement amusée par les romances compliquées qui naissaient autour d'elle, mais totalement indifférente. Sa mère s'en inquiétait, elle le savait, mais c'était la dernière personne avec qui elle souhaitait en parler. De plus, Allison Harrington ignorait ce qui était arrivé à sa fille sur l'île de Saganami. Privée de cet élément et dotée d'un bagage culturel très différent de celui des Sphinxiens, elle ne pouvait deviner ce qu'Honor refusait de s'avouer, et cette situation arrangeait bien l'officier. Elle en était satisfaite, bizarrement, car elle avait Nimitz et s'était résignée : elle n'aurait jamais besoin ni envie de personne d'autre. Jusqu'à ce jour. La lente respiration de Paul Tankersley ne changea pas, mais sa main réagit dans son sommeil. Elle glissa sur les côtes d'Honor et se creusa sur sa poitrine comme un gentil petit animal chaleureux. Sans passion, mais avec tendresse. Elle sentait la chaleur de son corps contre son dos, son souffle régulier sur sa nuque, et elle referma les doigts sur sa main tandis que ses sens lui rappelaient la chaleur et la douceur incroyables de sa peau, la finesse soyeuse de ses cheveux. Elle voulait venir, ce soir, pourtant elle était aussi terrifiée. Cela semblait idiot maintenant, mais le héros de guerre décoré, le capitaine bardé de médailles attestant de son courage avait eu peur et s'était torturée pour savoir si elle devait amener Nimitz. Sa présence lui était nécessaire. Elle faisait certes confiance à Paul, elle le désirait, toutefois elle avait besoin de la capacité du chat sylvestre à la protéger, moins contre Paul que contre sa propre peur d'être encore trahie. Elle avait honte de son manque d'assurance mais ne pouvait pas s'en défaire. Les chats sylvestres se moquent éperdument de la sexualité des humains, mais très peu de gens le comprenaient, elle le savait, et elle craignait que Paul ne le prenne pour un voyeur. Mais Paul ne s'était pas opposé à la présence de Nimitz, pas plus qu'il n'avait commenté son maquillage, bien que son regard se soit illuminé au vu des efforts de Michelle. Elle avait ressenti ses émotions grâce au chat pendant le repas, et cette fois-ci elle s'y était accrochée plutôt que de refuser le lien empathique. Elle avait goûté la délicieuse intensité du désir de Paul, comme un picotement ou le petit coup de fouet que procure un vieux whisky, mais il y avait tant derrière ce désir. Tant de sentiments dont elle s'était persuadée qu'aucun homme ne pourrait jamais les éprouver pour elle. Son cœur s'était calmé — ou peut-être s'était-il simplement mis à battre pour une autre raison — et, pour la première fois d'aussi loin qu'elle se souvienne, elle s'était réjouie de laisser quelqu'un d'autre prendre l'initiative. Quelqu'un qui comprenait les mystères qui l'avaient toujours perturbée et effrayée. Et à la fin du repas, elle avait même souri lorsque Paul avait informé le chat que les portes de la chambre étaient censées leur assurer une certaine intimité. C'est à ce moment-là, se disait-elle dans le confort de l'obscurité, qu'elle avait acquis la certitude, sans doute possible, de ne pas s'être trompée sur le compte de Paul Tankersley, car Nimitz s'était simplement dressé sur ses pattes arrière en remuant la queue pour atteindre le bouton commandant l'ouverture de la porte. L'air insouciant, il avait franchi le sas pour gagner le bureau, la laissant seule avec Paul, preuve la plus claire qu'il lui faisait confiance. Pourtant elle s'était d'abord montrée raide et tendue. Ses vieux démons, profondément ancrés, la rendaient trop consciente de son ignorance. Elle avait quarante-cinq ans T et ne savait pas comment s'y prendre. Ne savait même pas par quoi commencer ! Il lui avait fallu cent fois plus de courage pour l'avouer à Paul que pour conduire l'Intrépide au cœur des bordées du Saladin à Yeltsin, mais elle savait que si elle ne se lançait pas ce soir, elle ne le ferait jamais. Même en l'absence de Nimitz, elle avait deviné la surprise de Tankersley à ses gestes inexpérimentés, mais il n'avait pas montré le vain mépris adolescent d'un Cal Panokulous, ni celui d'un Pavel Young ou son désir de punir. Juste de l'étonnement, de la douceur et des éclats de rire, sans hâte, et ensuite... Elle sourit à nouveau, les yeux brillants de larmes, et souleva sa main dans le noir. Pas très haut, juste assez pour y déposer un léger baiser avant de la reposer sur son sein et de fermer les yeux. Le carillon aigu déchira le silence et Honor s'efforça de rouler hors du lit en tendant la main vers son terminal de chevet —réflexe naturel de commandant. Mais quelque chose clochait. Elle était emmêlée dans les bras et les jambes de quelqu'un d'autre et elle se débattit un instant avant d'ouvrir brusquement les yeux : son esprit s'éclaircit tout à coup et elle comprit qu'il ne s'agissait pas de son terminal. Elle cligna des yeux puis se mit à rire doucement. Seigneur ! Imaginez la réaction de celui qui appelait Paul si elle avait répondu... surtout qu'ils s'étaient passés de pyjama cette nuit ! Le carillon retentit à nouveau et Paul marmonna quelques mots irrités dans son sommeil. Il grogna et tenta de se blottir contre le dos d'Honor. Le terminal sonna une troisième fois. Une chose était sûre, en tout cas, il dormait beaucoup plus profondément qu'elle. C'était sans doute bon à savoir, mais ça ne sortirait pas son vaisseau du bassin de radoub. Elle le secoua gentiment tandis que le carillon se muait en une sonnerie continue plus aiguë. Il grogna encore, plus fort, puis se redressa soudainement sur un coude. « Qu'est-ce qui... » commença-t-il, avant de s'interrompre en remarquant la sonnerie. « Oh, bon sang ! grommela-t-il. j'avais bien dit au standard de... » Il secoua la tête et les pointes de ses longs cheveux balayèrent l'épaule d'Honor comme une chatouille soyeuse, puis il s'ébroua pour se réveiller. « Désolé. » Il déposa un baiser sur son omoplate et elle eut envie de ronronner comme Nimitz. Puis il s'assit en toute hâte. Ils n'auraient pas transmis cet appel s'ils ne l'avaient pas jugé important. Et ils auraient intérêt à ne pas s'être trompés ! Quand je pense à tout le temps et aux efforts que j'ai consacrés à rendre cette soirée parfaite... » Sa voix grave mourut sur une note suggestive et Honor sourit. « Tu ferais bien de répondre avant qu'ils se mettent à découper le sas au laser », fit-elle. Il éclata de rire et tendit la main, acceptant l'appel en mode vocal uniquement, sans enclencher la vidéo. « Tankersley. — Capitaine, ici le capitaine de frégate Henke », annonça une douce voix de contralto. Honor se redressa plus vite encore que ne l'avait fait Paul en remarquant le formalisme du ton et des mots de Michelle, et en entendant l'amiral Sarnow donner des ordres secs et brefs à son personnel en fond sonore. « Oui, capitaine ? » Paul semblait aussi surpris qu'Honor, mais il avait saisi la tonalité formaliste. « Que puis-je pour vous ? — J'essaye de retrouver le capitaine Harrington, monsieur. Il me semble qu'elle devait dîner avec vous ce soir. Serait-elle par hasard encore là ? » s'enquit Michelle de la même voix professionnelle et impersonnelle – bénie soit-elle ! Honor sortit prestement du lit et se mit à rassembler ses vêtements éparpillés sur la moquette de la cabine. Elle s'empourpra, embarrassée et ravie, lorsque Paul alluma la lumière et la contempla d'un œil flatteur. « Eh bien, ouï, répondit-il innocemment à sa cousine. En fait, je crois qu'elle s'apprête à partir à l'instant. » Honor, en petite culotte, un pied dans sa jambe de pantalon, s'arrêta pour le gratifier d'un geste grossier. Le visage de Paul se rida de plaisir. « Souhaitez-vous lui parler ? — Oui, merci. Incroyable comme Michelle pouvait sembler sévère sans modifier son intonation de façon perceptible, pensa Honor. Elle finit d'enfiler son pantalon et prit place devant le terminal, écartant Paul d'un coup de hanche. Elle ne put retenir un sourire tandis qu'il s'étirait, effrontément et voluptueusement nu, les yeux moqueurs. « Oui, Michelle ? » Sa voix demeurait rieuse malgré elle, mais elle-retrouva son sérieux en entendant la réponse de son second. « Commandant, l'amiral Sarnow m'a chargée de vous demander de regagner immédiatement le bord, avec ses compliments. — Bien sûr. » Les yeux d'Honor s'étrécirent. « Un problème ? — Nous venons de recevoir un message du vaisseau amiral, madame. Tous les officiers généraux et capitaines de pavillon doivent immédiatement se présenter à bord. » Quand Honor émergea précipitamment du tube reliant la base au sabord d'entrée du Victoire, Henke l'y attendait. MacGuiness se tenait à ses côtés, une housse sur le bras; le second et lui semblaient préoccupés. Le matelot en faction à l'extrémité du tube allait se mettre au garde-à-vous, mais Honor lui fit signe de rester au repos avant de se diriger à grands pas vers l'ascenseur, ses deux anges gardiens sur les talons. « L'amiral Sarnow tient sa pinasse prête dans le hangar d'appontement de proue », annonça Henke quand ils entrèrent tous les trois dans l'ascenseur. Les portes se fermèrent et Honor tapa leur destination. Puis elle ouvrit de grands yeux ébahis lorsque son second tendit la main pour bloquer la cabine entre deux ponts. « Je croyais que l'amiral nous attendait, Michelle ! — Oui, mais avant que tu montes à bord du Gryphon... » Henke plongea la main dans la petite poche accrochée à sa ceinture sous sa veste et en ressortit une lingette. Le visage d'Honor prit une teinte pivoine lorsqu'elle entreprit d'en ôter les vestiges d'ombre à paupières et de rouge à lèvres. Le capitaine de frégate ne se permit pas un sourire mais ses yeux brillaient, et Honor jeta un regard en coin à MacGuiness. L'intendant restait de marbre. Enfin, pas tout à fait. Il avait l'air d'un homme à la fois terriblement content et inquiet de ce qui pourrait se produire s'il l'admettait. Honor croisa son regard et le soutint pendant quelques furieuses secondes, le temps pour Henke de lui nettoyer le visage; puis il s'éclaircit la gorge et détourna prestement les yeux pour s'occuper de la housse. Celle-ci s'ouvrit sur le plus bel uniforme de parade d'Honor, qui haussa un sourcil impérieux à cette vue. Le capitaine Henke pensait que vous pourriez avoir besoin de vous changer, madame. Et, bien sûr, je me doutais (MacGuiness insista un peu trop sur le verbe) que vous voudriez être à votre avantage ce soir. — Je n'ai pas besoin de deux mères poules ! Et je vous serais reconnaissante de... — Tiens-toi tranquille ! » Une main lui saisit le menton sans ménagement, poussant sa tête de côté, et la lingette étouffa sa voix en passant une dernière fois sur ses lèvres. Henke pencha la tête pour contempler son travail et prit un air satisfait. Voilà ! Uniforme, Mac ? — Bien sûr, madame. » Honor renonça et poussa Nimitz au creux du bras de MacGuiness, puis elle ôta sa tenue de service tout en se débarrassant de ses bottes. Pour la première fois, elle prit conscience de son corps en présence de l'intendant, mais il ne semblait pas concevoir qu'elle puisse ressentir la moindre gêne. Elle sourit intérieurement, ironique : pendant toutes ces années elle avait fréquenté les gymnases et les vestiaires, s'était entraînée avec des hommes, les avait affrontés au combat, et ce soir elle se rendait soudain compte qu'elle n'était pas l'un d'eux ! Elle enleva son pantalon en s'interdisant de tourner le dos à MacGuiness et saisit l'autre, tout propre, dont un galon doré dissimulait les coutures apparentes. — Oh, merde ! » Henke soupira tandis qu'elle le boutonnait. Tu as du maquillage plein ton col, Honor. Ne bouge plus ! » Honor s'immobilisa et Henke se mit à triturer activement le col cheminée de son chemisier blanc. « Voilà ! fit à nouveau le second. Tâche de ne pas y toucher pour ne rien déranger. — Bien, chef », murmura humblement Honor. Henke esquissa un sourire et prit la veste des mains de MacGuiness, puis aida son supérieur à l'enfiler. — Remets l'ascenseur en marche », poursuivit Honor en mettant ses bottes; et la cabine repartit. Elle accepta un peigne des mains de MacGuiness et le passa sans ménagement dans ses cheveux tout en regardant d'un œil rieur l'intendant fourrer dans la housse les vêtements qu'elle venait de quitter. Une note discrète annonça leur arrivée imminente et elle plongea le peigne dans sa poche puis tira sur sa veste. Nimitz bondit sur son épaule et lui ronronna dans l'oreille pendant qu'elle ajustait son béret. Il lui resta juste assez de temps pour jeter un rapide coup d'œil approbateur à son reflet sur la paroi polie de la cabine, puis les mots HANGAR D'APPONTEMENT UN clignotèrent sur l'affichage de situation. Merci à tous les deux », fit Honor du coin de la bouche avant de passer la porte qui s'ouvrait. Ah ! Vous voici, dame Honor ! » La tension qui assombrissait le visage hâlé de Sarnow trahissait sa surprise il ne s'attendait pas à cette soudaine convocation sur le vaisseau amiral. Honor se demanda un instant si son accueil n'était pas sarcastique, mais il sourit et sa phrase suivante élimina cette hypothèse. « Je suis étonné que vous ayez réussi à revenir à bord si vite en étant prévenue si tard. » Il désigna de la tête le sas béant de sa pinasse et le capitaine Çorell s'y engagea. Honor suivit le chef d'état-major et Sarnow en fit autant. Ils s'installèrent pendant que l'ingénieur de vol fermait le sas et effectuait une inspection visuelle rapide mais complète de l'étanchéité, avant de parler dans le micro intégré à son casque de com. « Sas étanche », signala-t-elle au pont de commandement. Honor installa Nimitz sur ses genoux lorsque le témoin annonçant le départ s'illumina sur la cloison avant de la cabine. Les verrous mécaniques se rétractèrent, une poussée des réacteurs les éleva au-dessus du butoir d'arrimage, puis une poussée plus puissante – imperceptible à bord de la pinasse grâce au générateur de gravité – les éjecta hors du hangar à toute vitesse. Les réacteurs auxiliaires emmenèrent la pinasse hors du périmètre d'impulsion du vaisseau, le pilote alluma sa propulsion principale, et Sarnow poussa un léger soupir de soulagement tandis que le petit bâtiment passait instantanément à une accélération supérieure à deux cents gravités. Honor lui jeta un regard et il lui sourit en tapotant son chrono. « Je déteste arriver le dernier à une réunion, dit-il, mais, à moins que le pilote de l'amiral Konstanzakis n'ait trouvé le moyen de faire passer sa pinasse dans l'hyperespace, nous devrions être à bord au moins cinq minutes avant elle. Bon travail, capitaine. Je n'aurais jamais cru que vous rentreriez à temps. — J'ai essayé de ne pas traîner en route, monsieur », répondit-elle avec un petit sourire. Il se mit à rire doucement. « J'avais remarqué. » Il lança un regard à son chef d'état-major mais le capitaine Corell consultait activement le bloc mémo posé sur ses genoux, alors il se pencha vers son capitaine de pavillon et baissa la voix. « Et, si je puis me permettre, lady Harrington, poursuivit-il d'une voix magnifiquement grave, je ne vous ai jamais vue si resplendissante. » Honor haussa les sourcils à ce compliment parfaitement inattendu – et sans précédent – et Sarnow sourit à en faire trembler sa moustache. « Je constate que le dîner vous a plu », fit-il encore plus bas... en clignant de l’œil. CHAPITRE SEIZE À son arrivée au cœur du remue-ménage nocturne du HMS Gryphon, tout semblait refléter le sentiment d'urgence qu'entretenait Honor. Aucun vaisseau de guerre ne s'arrête jamais complètement, mais même les spatiaux tendent à garder une notion du jour et de la nuit en fonction de ce qu'indiquent leurs horloges. Ça ne changeait sans doute pas grand-chose pour ceux qui étaient de quart à un moment donné, mais l'animal humain perd trop facilement ses repères temporels en l'absence d'un référent commun. En règle générale, le « jour sur un vaisseau amiral correspond au moment où « l'amiral est debout ». Lorsqu'il va se coucher, la plupart de son état-major et sa ribambelle d'attachés l'imitent, et le vaisseau amiral tout entier semble se détendre avec un profond soupir de reconnaissance. Mais, cette nuit, personne n'était détendu. Les hangars d'appontement illuminés du Gryphon grouillaient de haies d'honneur venues accueillir les officiers généraux qui se succédaient, et Honor n'aurait pas voulu se trouver à la place de l'officier de contrôle des hangars. Gérer l'arrivée d'une kyrielle de petits bâtiments représentait une tâche herculéenne, même quand on disposait de la capacité d'accueil d'un supercuirassé. Derrière Sarnow, elle précéda le capitaine Corell hors du sas de la pinasse et dissimula un sourire malgré sa propre nervosité lorsque le lieutenant désigné pour les accueillir se mit au garde-à-vous. La haie d'honneur suivit son exemple, le sifflet du bosco retentit, les fusiliers saluèrent – rien de plus pointilleux que ce cérémonial, mais l'expression inquiète du lieutenant suggérait qu'une autre pinasse arrivait juste derrière... Dès que leur bâtiment aurait cédé sa place, en fait. « Bienvenue à bord, amiral Sarnow, lady Harrington, capitaine Corell. Je suis le lieutenant Eisenbrei. L'amiral Parks vous envoie ses compliments et vous prie de me suivre jusqu'en salle de briefing, s'il vous plaît. — Merci, lieutenant. » Sarnow invita la jeune femme à ouvrir la marche et Honor devina son soulagement tandis qu'elle les guidait hors du hangar. Un autre lieutenant s'efforçait de ne pas s'imposer trop visiblement sur le côté, et Eisenbrei lui fit un signe de tête et désigna du pied la galerie au moment où la pinasse du Victoire se désengageait. Le deuxième lieutenant s'éloigna au trot, Eisenbrei emmena vivement ses invités, et Honor se retint de rire alors que Corell la regardait en levant les yeux au ciel. La salle de briefing principale du Gryphon, bien qu'immense, était bondée, et des têtes se tournèrent vers les nouveaux arrivants lorsqu'Honor et Corell passèrent le sas à la suite de Sarnow. Des douzaines d'amiraux, de commodores et de capitaines de la Liste se trouvaient là, tous galons rutilants, et Honor remercia intérieurement – mais vivement – Henke et MacGuiness en contemplant les hectares d'uniformes de parade qui s'étalaient sous ses yeux. Elle sollicita son œil cybernétique pour obtenir un léger effet de loupe et observer l'assemblée qui les attendait. Elle reconnut son propre étonnement et sa curiosité sur la plupart des visages. La plupart mais pas tous : ceux qui ne semblaient pas étonnés affichaient une expression figée qui suggérait une certaine inquiétude. Voire de la peur. L'amiral Parks était penché sur un affichage holo qu'il étudiait en compagnie d'un commodore – probablement le commodore Capra, son chef d'état-major, pensa-t-elle en remarquant l'aiguillette qui pendait à son épaule gauche –, mais lui aussi leva les yeux à leur arrivée. Leva les yeux et la main, interrompant Capra au milieu d'une phrase. Ses yeux s'étrécirent tandis qu'il se redressait. Il se trouvait trop loin pour que quiconque ne disposant pas de la vision améliorée d'Honor le remarque, mais ce regard bleu glacial s'attarda un instant sur elle, et les lèvres de Parks se pincèrent. Puis il fixa Sarnow et sa bouche s'aplatit plus encore avant qu'il ne lui impose de se détendre. Honor revint à une vision normale et continua prudemment d'afficher un visage impassible. Toutefois son esprit était en alerte et Nimitz s'agitait. Un amiral n'était pas censé regarder de cet œil ceux qu'il était heureux de voir, et elle se rappela la conversation qu'elle avait eue avec Henke une semaine plus tôt. Parks n'avait pas l'air d'adorer l'amiral Sarnow non plus, mais il avait d'abord regardé Honor. Était-elle la cause de son hostilité envers Sarnow ? Lui, en tout cas, ne semblait pas perturbé par une éventuelle animosité. Il emmena Honor et Corell vers Parks, de l'autre côté de la table, et s'exprima d'une voix respectueuse mais détendue. « Amiral Parks. — Amiral Sarnow. » Parks répondit sur un ton un peu trop détaché dans le contexte d'une réunion d'urgence, mais il tendit la main au vice-amiral qui la serra avant de désigner ses deux subalternes. « Permettez-moi de vous présenter le capitaine Harrington, monsieur. Je crois que vous avez déjà rencontré le capitaine Corell. — En effet », dit Parks en saluant Corell. Mais il fixait Honor du regard et elle sentit qu'il hésitait légèrement avant de lui tendre la main. « Bienvenue à bord du Gryphon, lady Harrington. — Merci, monsieur. — Veuillez gagner vos places, poursuivit Parks en se tournant vers Sarnow. J'attends les amiraux Konstanzakis et Miazawa d'un moment à l'autre et j'aimerais commencer dès leur arrivée. — Bien sûr, monsieur. » Sarnow hocha la tête et désigna l'immense table de conférence à ses subalternes tandis qu'il s'arrêtait pour échanger quelques mots avec un amiral qu'Honor ne reconnut pas. Corell et elle trouvèrent les sièges portant leur nom et Honor jeta un coup d'œil alentour pour vérifier que personne ne les entendrait. « Tu peux m'expliquer ce qui cloche, Ernestine ? » fit-elle tout bas. Corell prit elle aussi ses précautions – un regard rapide à la ronde – et haussa les épaules. « Je ne sais pas », répondit-elle. Honor haussa un sourcil et l'autre capitaine répéta son geste. « Je t'assure, Honor. Je n'en sais rien. Tout ce que je peux te dire, c'est que l'amiral était furieux contre Parks à cause... » Elle s'arrêta comme un officier se glissait dans le siège voisin et la supplia du regard de ne pas insister. Honor acquiesça. Ce n'était ni le moment ni l'endroit mais, s'il y avait un problème, elle comptait bien le découvrir. Et vite. Au même moment, l'amiral Konstanzakis passa le sas au pas de course, en compagnie de l'amiral Miazawa. Konstanzakis était presque aussi grande qu'Honor mais beaucoup plus massive et trapue : elle pesait sans doute moitié plus. Miazawa, pour sa part, du haut de son mètre soixante, ne devait pas dépasser les cinquante kilos. On aurait dit un mastiff et un pékinois, mais la tension supplémentaire générée par la présence de l'effectif au complet découragea toute plaisanterie de la part de leurs pairs. L'amiral Parks gagna sa place et regarda les derniers arrivés chercher leur siège, puis il frappa légèrement sur la table – il n'en avait pas besoin – et s'éclaircit la gorge. « Mesdames et messieurs, merci à tous d'être venus si rapidement. Je vous présente mes excuses pour vous avoir convoqués de façon aussi abrupte. Comme vous vous en doutez probablement, je ne l'aurais pas fait sans une excellente raison. Vincent? » Il fit signe au commodore Capra et le chef d'état-major se leva. « Mesdames et messieurs, nous venons de recevoir un message prioritaire de l'Amirauté. » La tension s'accrut encore. Il alluma un bloc message et en commença la lecture. «A l'officier commandant la station Hancock, message envoyé à tous les commandants de station et de force d'intervention. De l'amiral Sir Thomas Caparelli, Premier Lord de la Spatiale. Des rapports signalant des incidents apparemment orchestrés, étendus le long de l'arc extérieur des systèmes de l'Alliance, nous sont parvenus. Bien que l'implication de la République populaire de Havre ne puisse être confirmée dans toutes ces occurrences, des unités de la Flotte populaire ont été formellement identifiées – je répète, formellement identifiées – lors de trois incursions dans l'espace de l'Alliance, à Candor, Zuckerman et Klein. » Un murmure parcourut la table, comme si tous retenaient leur souffle en même temps, mais Capra poursuivit sa lecture de la même voix paisible. «A cette heure, aucun rapport ne signale d'échange de tirs entre unités manticoriennes et havriennes, mais la force populaire qui a violé les limites territoriales de Zuckerman a causé des dégâts importants aux plates formes de détection situées dans la région avant de se retirer. De plus, les systèmes membres de l'Alliance ont souffert des pertes matérielles et humaines que nous ne pouvons attribuer à une force formellement identifiée. A ce jour, les pertes confirmées de notre Flotte face à des ennemis inconnus incluent les contre-torpilleurs Turbulent et Ravageur ainsi que le convoi Mike-Golf-dix-neuf dans son ensemble. » Cette fois personne ne retint son souffle : un grognement guttural s'éleva de l'assemblée, et le visage de l'amiral Parks se tendit. «La DGSN ne saurait pour l'instant expliquer de manière plausible ce qui pousse la République populaire à rechercher une confrontation délibérée, reprit Capra. Néanmoins, au vu de l'identification formelle d'unités havriennes à Candor, Klein et Zuckerman, il nous faut envisager la possibilité — je répète, la possibilité —d'une responsabilité havrienne dans tous les incidents de ce type. C'est pourquoi nous vous demandons de prendre toutes les précautions que la raison et la prudence exigent dans votre zone de responsabilité. Nous vous mettons en garde contre toute escalade unilatérale et autres actions susceptibles d'envenimer la situation, mais votre souci premier doit aller à la sécurité de votre commandement et à la protection de nos alliés. » Le commodore s'arrêta un bref instant puis continua d'une voix plus profonde. « Le présent message vaut avis de guerre imminente. Vous avez l'autorisation et l'ordre de passer en état d'alerte alpha deux selon les règles d'affrontement Baker. Dieu vous garde. Signé : amiral Sir Thomas Caparelli, Premier Lord de la Spatiale, Flotte royale manticorienne, pour Sa Majesté la reine. » Capra éteignit le bloc message, le reposa doucement sur la table de conférence et se rassit dans un silence absolu. D'alpha deux il n'y avait qu'un pas vers la guerre ouverte; quant aux règles d'affrontement Baker, elles autorisaient tout capitaine d'escadre à ouvrir le feu, même de façon préventive, s'il jugeait son commandement en danger. En répétant ces ordres à tous les responsables de station, l'amiral Caparelli venait en fait d'autoriser n'importe quel obscur capitaine à la tête d'une flottille de croiseurs légers détachée dans un système stellaire anonyme à commencer la guerre que tous les officiers de la FRM craignaient depuis des années. Honor en eut des frissons dans le dos. Elle déglutit et sentit sa peur, froide et profonde au creux de l'estomac. Contraire ment à la plupart des officiers assis à cette table, elle avait récemment vu la brutalité des combats. Elle comprenait exactement ce que ce message signifiait, pas eux. Pas vraiment. Privés de son expérience, ils ne pouvaient pas comprendre. Dans ces circonstances, intervint l'amiral Parks, brisant le silence, nous devons immédiatement reconsidérer nos positions et nos responsabilités. Notamment parce que certaines des incursions de ces "forces inconnues" expliquent sans doute les pertes qu'a subies la flotte du califat à Zanzibar. » Il parcourut l'assemblée du regard puis s'enfonça dans son siège. Il croisa les bras, délibérément calme. « En plus du message que le commodore Capra vient de lire, nous avons reçu un avis décrivant les renforts que l'amiral Caparelli déploie sur Hancock. L'Amirauté nous envoie des croiseurs lourds et légers en nombre suffisant pour compléter nos escadres et flottilles de surveillance, ainsi que la dix-huitième escadre de combat sous les ordres de l'amiral Danislav. » Deux ou trois visages se teintèrent de soulagement et Parks se fendit d'un sourire. « Malheureusement, il faudra du temps pour réunir les cuirassés de l'amiral Danislav. D'après Sir Caparelli, nous ne devons pas les attendre avant au moins trois semaines. Toutefois, poursuivit l'amiral, ignorant la déception de ses auditeurs, nos croiseurs légers ont continué à patrouiller les abords de Seaford 9 et, bien qu'ils aient signalé l'arrivée récente d'une troisième escadre de supercuirassés, ils n'ont pas noté de changement majeur dans les schémas opérationnels de la Flotte populaire. Dans la mesure où les seuls incidents observés dans cette région ont consisté en des attaques contre les unités de Zanzibar, au cours desquelles les Havriens — s'il s'agit bien d'eux — ont soigneusement dissimulé toute trace de leur implication, l'activité réduite de l'amiral Rollins pourrait indiquer qu'ils ne sont pas encore prêts à l'action dans notre zone de responsabilité. Ou alors (il découvrit les dents en un sourire sans humour) ces mêmes signes pourraient vouloir dire qu'ils comptent lancer une attaque de grande ampleur dans notre région et qu'ils s'efforcent de ne pas nous fournir d'indices quant à leurs intentions. » Quelqu'un émit un son à mi-chemin entre soupir et grognement, et une lueur d'amusement fit frémir le sourire de Parks. « Allons, messieurs dames ! Si la réponse était évidente, n'importe qui pourrait jouer. » De légers rires embarrassés accueillirent cette sortie, et l'amiral décroisa les bras pour poser un coude sur la table de conférence. « Voilà qui est mieux. Bon, nous sommes tous conscients du caractère sensible de cette région, et je suis certain que c'est également le cas de l'Amirauté. Malheureusement, nous sommes ici et les Lords n'y sont pas. De plus, ils vont devoir gérer toutes les autres zones "sensibles". Dans ces conditions, nous devons considérer que nos forces actuelles, plus la dix-huitième escadre de combat, ne recevront plus de renforts si la guerre éclate. En tenant compte de ces éléments, quelles sont nos possibilités ? » Il haussa un sourcil interrogateur vers ses officiers généraux. Il y eut encore quelques instants de silence, puis Mark Sarnow leva le doigt pour attirer son attention. Les lèvres de Parks se pincèrent peut-être insensiblement, mais il hocha la tête. « J'aimerais renouveler ma proposition de déploiement avancé contre Seaford, Sir Yancey. » Sarnow choisissait avec soin ses mots et son ton. « Certes, nos croiseurs en patrouille devraient remarquer tout mouvement de leurs forces vers un autre système, mais ils devront nous le signaler avant que nous puissions agir. Aucune importance si les Havriens frappent Hancock puisque nos croiseurs devraient arriver les premiers et nous prévenir. Mais s'ils attaquent l'un de nos alliés dans la région, la fenêtre d'interception sera considérablement réduite. S'ils choisissent Yorik, par exemple, nous n'avons absolument aucune chance de les intercepter avant leur entrée dans le système. » Parks s'apprêtait à répondre, mais l'amiral Konstanzakis le devança. « Sauf votre respect, Sir Yancey, il me semble toujours que ce serait une erreur, dit-elle sans détour. L'amiral Caparelli nous recommande particulièrement d'éviter toute escalade unilatérale. Or je vois mal quel autre nom mériterait le déplacement de notre force d'intervention tout entière aux limites territoriales de Seaford ! — Le message de l'amiral Caparelli a mis une semaine à parvenir ici, dame Christa, et l'information sur laquelle il est fondé est plus ancienne encore. » Sarnow tourna la tête pour croiser le regard brun de l'amiral. « Il est fort possible – voire probable – que la situation ait empiré depuis. Dans ces circonstances, il me semble plus important d'adopter des dispositions dictées par "la raison et la prudence" que de veiller à ce que nos actes ne soient pas reçus comme une provocation par les gens qui, précisément, cherchent à déclencher une crise. Il faut s'assurer que l'amiral Rollins et ses vaisseaux ne puissent pas quitter Seaford sans que nous soyons en mesure de les intercepter. — Mais vous parlez d'imposer un blocus à Seaford, protesta l'amiral Miazawa. Ce n'est pas une simple provocation, c'est carrément un acte de guerre. — Je n'envisage pas de blocus. » Sarnow maîtrisait sa voix mélodieuse de ténor, mais un certain agacement y perçait maintenant. « Ce que je propose, monsieur, c'est que nous concentrions nos forces autour des détachements qui surveillent déjà le système, sans interférer en rien avec les mouvements des Havriens. Toutefois, le fait est que, lorsqu'une flotte passe en hyper, on ne peut qu'essayer de deviner où elle ressortira. D'après moi, le seul moyen de pouvoir à coup sûr envoyer notre mur de bataille concentré et prêt à l'action dès que le besoin s'en fait sentir, c'est de le poster si près du mur ennemi qu'il ne pourra pas nous échapper. — Du calme, messieurs dames. » L'amiral Parks soutint quelques instants le regard de Sarnow puis poursuivit. — L'amiral Sarnow a tout à fait raison. Hélas, l'amiral Konstanzakis et l'amiral Miazawa n'ont pas tort non plus, ce qui illustre la difficulté d'établir des plans détaillés en l'absence d'informations concrètes. Toutefois, nos plates-formes de détection hors système n'ont relevé aucune trace de patrouilles havriennes aux limites de Hancock. Il semblerait donc que l'amiral Rollins ne dispose pas d'informations similaires sur nous - et le fait qu'il ne voit pas le gros de notre force à son seuil implique qu'il ignore nos propres dispositions. Auquel cas il joue sans doute aux devinettes comme nous. » Il eut un sourire glacial et Konstanzakis signifia son approbation d'une interjection désabusée. « Si nous adoptons votre déploiement avancé, amiral Sarnow, nous aurons l'avantage de connaître exactement les faits et gestes de la force havrienne à Seaford 9 et d'être en position de l'attaquer au moment de notre choix. C'est un atout majeur. Côté inconvénients, l'amiral Konstanzakis a raison de souligner le risque d'escalade. Pire, même, nous concentrer sur la force que nous connaissons laisserait Hancock - et nos alliés dans la région -. sans défense si les Havriens envoyaient une deuxième force. Si tous nos vaisseaux du mur étaient cloués à observer Seaford 9, Havre pourrait s'emparer d'un ou plusieurs de nos alliés à l'aide de commandos relativement réduits, auquel cas Seaford jouerait le rôle d'aimant destiné à nous éloigner de nos positions au moment crucial. Ai-je tort ? — C'est certes une possibilité, monsieur, concéda Sarnow. Mais si les Havriens envoyaient des détachements limités pour cette opération, ils risqueraient la destruction presque totale en cas d'interception. Ils ont assez d'expérience pour toujours envisager le pire, et je doute qu'ils adoptent des manœuvrés en finesse ou une Coordination serrée sur des distances pareilles. — Vous pensez donc qu'une attaque dans la région se ferait en force et à partir de Seaford. — Plus ou moins, monsieur. Ils pourraient choisir d'agir autrement, je vous l'accorde, mais, dans ce cas, ils enverraient sans doute une force qu'ils jugeraient capable de nous affronter seule. Il me semble donc qu'il vaudrait mieux couvrir nos alliés grâce à des détachements légers tout en concentrant nos unités vers Seaford. Et si une attaque est signalée ailleurs, nous devrons avancer et anéantir les escadres stationnées à Seaford avant de répondre à toute autre menace. À terme, notre objectif premier doit consister à éliminer - ou du moins atténuer -leur avantage en termes de tonnage en les forçant à agir aussi vite que possible dans les conditions qui nous avantagent le plus. — On dirait que vous êtes déjà en guerre, amiral ! lança Miazawa. — Autant que je sache, monsieur, nous le sommes peut-être déjà », répondit Sarnow. Miazawa accusa le coup. — Assez, messieurs », intervint sobrement Parks. Il regarda les deux hommes quelques secondes, puis poussa un soupir et se frotta le front. « Amiral Sarnow, je préférerais par bien des côtés adopter votre proposition. » Cet aveu semblait le surprendre lui-même, mais il secoua la tête. « Hélas, le souci d'éviter toute escalade est également méritoire. Et, contrairement à vous, je n'arrive pas à me débarrasser de l'idée que, expérience ou pas, ils pourraient bien essayer de nous faire quitter nos positions pour frapper avec des détachements légers dans notre dos. De plus, je suis avant tout responsable de la protection des populations civiles et de l'intégrité territoriale de nos alliés. Pour toutes ces raisons, je crains que l'idée d'un déploiement avancé ne soit hors de question. » La bouche de Sarnow se pinça brièvement, mais le contre-amiral hocha la tête et s'adossa. Parks le fixa encore quelques instants, puis il s'attarda sur Honor avant de poursuivre. « Pour l'instant, sauf arrivée de nouveaux renforts à Seaford 9, nous sommes à égalité avec les forces ennemies connues situées dans la zone. Comme l'a fait remarquer l'amiral Sarnow, toutefois, une attaque soudaine contre Yorik pourrait être lancée sans que nous ne l'interceptions, ce qui réduirait à néant notre marge de supériorité. Un assaut contre Alizon ou Zanzibar, d'un autre côté, devrait presque forcément passer par Hancock, nous fournissant une excellente occasion de l'intercepter avant l'objectif. » Il prit une profonde inspiration et se lança. « J'ai donc l'intention d'envoyer les escadres de supercuirassés des amiraux Konstanzakis et Miazawa ainsi que les cuirassés de l'amiral Tolliver à Yorik. Vingt-quatre vaisseaux du mur seront ainsi positionnés pour défendre notre point faible au cas où le départ d'une force d'intervention nous échapperait, tout en protégeant Yorik contre tout assaut par des commandos envoyés à cette intention. » Amiral Kostmeyer (il se tourna vers l'officier commandant la neuvième escadre de combat), vous emmènerez vos cuirassés à Zanzibar. Les pertes qu'ont subies les unités du calife m'inquiètent et, si nous basons tant d'unités à Yorik, Zanzibar devient la cible la plus exposée. » Kostmeyer acquiesça, moyennement satisfaite, et Parks esquissa un sourire. « Je ne vous laisserai pas tout seul dans votre trou, amiral. Je compte rappeler les croiseurs de combat de l'amiral Tyrel et les envoyer vous rejoindre dès que possible. Déployez vos plates-formes de détection et utilisez les croiseurs pour patrouiller aussi agressivement que vous le souhaitez. Si vous êtes attaqué par une force supérieure, abandonnez le système mais maintenez vos unités groupées et gardez le contact avec l'assaillant si possible, jusqu'à l'arrivée du reste de la force d'intervention. — Abandonner le système, monsieur ? » Kostmeyer ne put dissimuler sa surprise et Parks eut un sourire glacial. — Notre responsabilité consiste à protéger Zanzibar, amiral, et nous le ferons. Mais, ainsi que l'a souligné l'amiral Sarnow, nous devons affronter l'ennemi en formant un ensemble cohérent. Et la reconquête du système en présence de notre effectif au complet provoquerait sans doute moins de dégâts aux populations et aux infrastructures qu'une défense désespérée et vouée à l'échec. » Honor se mordilla l'intérieur de la lèvre et leva la main vers Nimitz pour lui caresser les oreilles. Elle ne pouvait que respecter le courage dont faisait preuve tout commandant ordonnant à l'un de ses amiraux d'abandonner volontairement à l'ennemi un système stellaire allié. Même si Parks voyait juste et que ses forces réunies suffisaient à le reprendre sans causer de dommages, ses actions provoqueraient un tollé qui mettrait sans doute sa carrière en péril. Mais, quoi qu'il en soit, l'idée de diviser leurs forces face à une éventuelle attaque l'épouvantait. Son instinct lui soufflait avec insistance que Sarnow avait raison et Parks tort quant au meilleur moyen de pousser l'ennemi à agir mais, ce qui l'effrayait le plus, c'est que ce plan privait Hancock de ses trente-deux vaisseaux du mur. D'ailleurs, il privait la station de tout... à l'exception de la cinquième escadre de croiseurs de combat. « Pendant ce temps, poursuivit calmement Parks, comme s'il avait deviné ses pensées, vous, amiral Sarnow, resterez ici à Hancock avec votre escadre à la tête d'une force d'intervention réduite. Vous devrez protéger la base contre toute attaque. Qui plus est, Hancock continuera de fonctionner comme le pivot de notre déploiement. Je laisserai des instructions détaillées à l'amiral Danislav mais, pour votre information, j'ai l'intention de maintenir son escadre ici également. Vous serez tous les deux bien placés pour relayer l'information et couvrir Alizon, et je détacherai une autre flottille de croiseurs légers pour étoffer nos détachements à la frontière de Seaford. Cela devrait leur permettre de suivre l'ennemi afin de détecter tout changement de trajectoire et de vous alerter à temps pour soutenir l'amiral Kostmeyer si Havre attaquait Zanzibar. Je me rends bien compte que l'amiral Kostmeyer sera beaucoup moins bien placée pour vous venir en aide mais, tant que l'amiral Rollins ignore que nous avons retiré des forces substantielles de Hancock, il devra envoyer des éclaireurs dans le système avant de s'engager dans un assaut. Nous devrions donc être prévenus assez longtemps à l'avance pour rapatrier l'une de nos forces détachées, voire les deux. » Il marqua une pause en observant le visage de Sarnow, puis reprit, serein : — Je sais que je vous laisse très exposé, amiral. Même après l'arrivée de l'amiral Danislav, vous serez en forte infériorité numérique si les unités de l'amiral Rollins vous attaquent avant notre redéploiement, et je préférerais ne pas vous mettre dans cette position. Néanmoins, je ne crois pas pouvoir éviter de risquer votre escadre. Cette base a été construite dans le but de protéger nos alliés et de conserver le contrôle de cette région. Si nous perdons Zanzibar, Alizon et Yorik, alors Hancock se retrouvera isolée et sans assistance, auquel cas elle perdrait à la fois sa valeur et sa viabilité, de toute façon. — Je comprends, monsieur. » La voix saccadée de Sarnow n'exprimait aucune rancœur, pourtant il s'était gardé de dire qu'il partageait l'opinion de Parks, nota Honor. « Très bien, dans ce cas. » Parks se pinça l'arête du nez et se tourna vers son officier détecteur. « Alors, Mark, voyons maintenant les détails techniques. — Bien, monsieur. Tout d'abord, je pense que nous devons réfléchir à la meilleure façon de répartir les unités écrans disponibles entre l'amiral Kostmeyer et le reste du mur. Ensuite... » Le capitaine Hurston continua sur un ton sec et professionnel, mais Honor s'en rendit à peine compte. Elle se cala dans son siège, entendant les détails et les enregistrant pour un usage futur sans vraiment les écouter, et elle perçut la tension qui animait également le capitaine Corelli à ses côtés. Parks commettait une erreur. Pour les meilleures raisons du monde et non sans une certaine logique, mais une erreur. Elle le sentait, comme lorsque son instinct lui révélait soudain l'unité et la cohérence d'un problème tactique complexe. Elle se trompait peut-être. D'ailleurs, elle l'espérait – elle priait le ciel pour avoir tort. Mais la sensation persistait. Et quelle part de la décision de Parks était fondée sur la logique plutôt que sur le désir – conscient ou non – de laisser l'amiral Mark Sarnow et son encombrant capitaine de pavillon sur la touche, là où il ne l'inquiéterait pas ? Elle se posait la question. CHAPITRE DIX-SEPT Dans la salle de briefing du Victoire, le mécontentement se lisait sur les visages. Honor se laissa aller contre le dossier de son siège tandis que le capitaine de frégate Houseman vidait son sac. « ... comprends la gravité de la situation, amiral Sarnow, mais Sir Yancey doit bien se rendre compte que nous ne pourrons pas tenir ce système contre une attaque en force ! Nous n'avons pas la puissance de feu nécessaire et... — Assez, capitaine. » La voix de Mark Sarnow était neutre, mais Houseman se tut brutalement et l'amiral eut un sourire glacial pour les commodores, capitaines et officiers d'état-major de ce qui allait bientôt devenir le groupe opérationnel Hancock 001. — Je vous ai demandé votre opinion franche et honnête, messieurs dames, et je veux l'entendre. Mais contentons-nous des observations pertinentes. Il ne s'agit pas de savoir si nos ordres sont ou non les meilleurs possibles. Nous devons nous attacher à les exécuter correctement. D'accord ? — Tout à fait, monsieur. » Le commodore Van Slyke hocha la tête avec insistance, tout en fusillant son chef d'état-major du regard en une inhabituelle marque publique de désapprobation. — Bien. » Sarnow ignora le rouge qui montait aux joues d'Houseman et se tourna vers le commodore Santon, son commandant de division le plus ancien en grade. « Isabella, le capitaine Turner et vous avez terminé cette étude dont Ernestine et moi vous avons parlé lundi ? — Presque, monsieur, et on dirait que le capitaine Corell et dame Honor ont vu juste. D'après les simulations, c'est faisable, mais nous devons déterminer les modifications à apporter au contrôle de tir; quant au nombre d'unités disponibles, il est encore incertain. Je crains que le Gryphon n'ait autre chose en tête en ce moment que nos demandes d'information. » Banton se permit un sourire identique à celui de son amiral, et deux ou trois gloussements se firent entendre. « Pour l'instant, monsieur, à moins que l'amiral Parks ne change d'avis et les emmène, il devrait y avoir assez de capsules. J'ai donné mes derniers chiffres au capitaine Corell à notre arrivée à bord ce soir, et le capitaine Turner s'occupe en ce moment des modifications logicielles. Sarnow regarda Corell, qui acquiesça en silence. Il y avait bien quelques sceptiques – notamment le capitaine Houseman – mais Honor était plutôt satisfaite. Ce concept tactique datait certes terriblement, mais son caractère désuet impliquait justement que les Havriens ne s'y attendraient pas. Une capsule parasite n'était rien de plus qu'un drone asservi au contrôle de tir du vaisseau qui l'entraînait derrière lui, à l'extrémité d'un faisceau tracteur. Chaque capsule comptait plusieurs lance-missiles à un coup (en général une demi-douzaine) identiques à ceux qui équipaient les BAL. L'idée était simple : on reliait la capsule aux tubes internes du navire afin de lancer un plus grand nombre de projectiles en une seule salve, de façon à saturer les défenses de l'ennemi. Pourtant on ne l'utilisait plus depuis quatre-vingts ans car les progrès des défenses antimissiles avaient rendu cet artifice inefficace. Il manquait aux lanceurs des vieilles capsules les puissants guides massiques qui fournissaient leur élan initial aux missiles des navires de guerre. En conséquence, leur vitesse initiale était plus faible et, puisque leurs projectiles bénéficiaient des mêmes systèmes de propulsion que les autres, ils ne pouvaient compenser la différence de vitesse à moins que les missiles lancés par le vaisseau ne soient délibérément ralentis. Dans le cas contraire, l'effet de saturation était perdu car l'écart de vélocité séparait la bordée en deux salves distinctes. Toutefois, si on ralentissait les missiles embarqués, l'ennemi avait plus de temps pour esquiver et ajuster ses CME ; quant à ses défenses actives, elles disposaient d'un délai de détection et de destruction plus long. Et c'était là le vrai problème, car les défenses actives s'étaient énormément perfectionnées en un siècle. Les lanceurs des BAL et des vieilles capsules avaient été incapables de compenser cet avantage défensif, ce qui expliquait pourquoi l'Amirauté avait cessé toute construction de BAL vingt années manticoriennes auparavant. De plus, les données de la FRY' sur les défenses actives des Havriens (disponibles en grande part grâce au capitaine dame Honor Harrington) indiquaient que leurs antimissiles, bien que moins efficaces que ceux de Manticore, suffisaient amplement à dévorer tout cru les salves des antiques capsules. Mais la Commission d'étude et de développement des armements, non sans opposition de la part de sa présidente, lady Sonja Hemphill, avait ressuscité les capsules et les avait dotées d'une puissance renouvelée. Hemphill rejetait le concept dans son entier (elle le jugeait « rétrograde »), mais son successeur à la tête de la Commission avait énergiquement soutenu le projet. D'ailleurs, Honor ne comprenait pas vraiment la logique des arguments d'Hemphill. Vu sa préférence marquée pour les tactiques appuyées sur le matériel, elle aurait dû accueillir la régénération des capsules avec enthousiasme. À moins que l'amiral n'assimilât intérieurement « vieux » avec « inférieur » dans le cas des systèmes d'armement. Pour sa part, Honor ne pensait pas que l'ancienneté d'une idée l'invalidât nécessairement — surtout maintenant que l'on disposait de nouveaux lanceurs, dont Hemphill avait elle-même supervisé le développement. Bien sûr, elle ne les destinait pas à une antiquité telle que les capsules : elle s'était efforcée de rendre aux BAL leur efficacité dans l'approche tactique que ses détracteurs surnommaient « l'essaim de Sonja ». Les nouveaux lanceurs coûtaient beaucoup plus cher que ceux qui équipaient traditionnellement les BAL, ce qui motivait la réticence d'Hemphill à les « gâcher » dans des capsules. Pourtant la dépense ne l'avait pas gênée dans le cas des BAL : pour la construction d'un bâtiment de nouvelle génération, l'addition se montait au quart de la valeur d'un contretorpilleur, notamment du fait des améliorations du contrôle de tir nécessaires pour bien exploiter les capacités des lanceurs. Mais Hemphill avait fait pression pour qu'on reprenne la construction de BAL et obtenu gain de cause. Comme la plupart des partisans de la « jeune école », elle considérait encore les BAL comme des unités jetables destinées à tirer une salve unique (ce qui ne lui valait pas l'affection de leurs équipages), mais au moins elle avait vu l'intérêt d'en améliorer l'efficacité tant qu'ils existaient. Le fait qu'ils y gagnaient une meilleure chance de survie n'avait sans doute guère pesé dans sa réflexion, mais Honor s'en moquait. Elle ne se préoccupait pas des motivations d'Hemphill l'Horrible dans les rares occasions où celle-ci agissait pour le mieux. Et si les analystes se plaignaient du manque de rentabilité de l'investissement, Honor imaginait facilement le sentiment des capitaines de BAL à la perspective de survivre au combat. Mais, en l'occurrence, les mêmes améliorations valaient pour les capsules parasites et, malgré les objections d'Hemphill, on les en avait dotées. Bien sûr, les nouvelles capsules —armées de dix tubes au lieu de six — étaient conçues à l'usage des navires du mur, dont le contrôle de tir pouvait les gérer, et non à celui des croiseurs de combat. Mais Turner semblait avoir trouvé une solution à ce problème, et les missiles des capsules étaient désormais plus lourds que les projectiles embarqués classiques. Grâce aux nouveaux guides massiques légers mis au point par ConstNav, leurs performances égalaient, voire surpassaient celles de missiles normaux. Quant à leurs ogives, elles provoquaient plus de dégâts. Certes, les capsules étaient maladroites et leur remorquage avait des conséquences fâcheuses sur le compensateur d'inertie d'un vaisseau, diminuant de vingt-cinq pour cent l'accélération maximale. De plus, elles étaient plus vulnérables car privées de barrières latérales et de bouclier antiradiations. Mais si elles parvenaient à tirer avant leur destruction, ça n'avait pas d'importance. « Excellent, Isabella. » La voix de Sarnow rappela Honor à la réalité. « Si nous arrivons à le convaincre de les laisser ici, nous pouvons en mettre cinq derrière chacun des croiseurs de combat, six pour les plus récents. Et même les croiseurs lourds peuvent en tirer deux ou trois. » Il eut un léger sourire. « Ça ne nous sera pas d'un grand secours si les combats traînent en longueur mais, après notre première salve, l'ennemi va se demander s'il n'a pas affaire à des cuirassés plutôt qu'à des croiseurs ! » Des sourires narquois se dessinèrent sur les visages, mais Houseman n'avait pas terminé. Cependant, il fit très attention au ton sur lequel il s'exprimait. « Vous avez sans doute raison, amiral, mais c'est l'idée même que les combats puissent traîner en longueur qui m'inquiète. Avec la base à protéger, nous ne pourrons pas monter une défense réellement mobile puisque l'ennemi peut toujours nous coincer en fonçant droit sur elle. Et une fois les capsules vides, nos croiseurs de combat vont se retrouver démunis face à des vaisseaux du mur, monsieur. Les yeux d'Honor s'étrécirent tandis qu'elle observait le visage d'Houseman. Il fallait un certain culot à un capitaine de frégate pour rouvrir la bouche après s'être fait rabrouer par deux officiers généraux différents, dont son propre supérieur immédiat. Ce qui lui posait problème, c'était l'origine de ce culot : venait-il du courage d'un homme convaincu ou de son arrogance ? N'appréciant pas le personnage, elle avait du mal à se montrer objective et elle s'imposa de lui laisser le bénéfice du doute. Sarnow semblait quant à lui d'humeur moins charitable. « Je m'en rends bien compte, monsieur Houseman, répondit-il. Mais, au risque de vous ennuyer, permettez-moi de vous répéter que le but de cette réunion est de résoudre nos problèmes et non de les récapituler, Houseman parut s'affaisser sur lui-même, courbant l'échine, le visage sans expression. Van Slyke lui décocha un regard plus glacial encore, et quelqu'un s'éclaircit la gorge. « Amiral Sarnow ? — Oui, commodore Prentis ? — Nous possédons un autre avantage majeur, monsieur, fit remarquer le commandant de la cinquante-troisième division de croiseurs de combat. Les nouveaux systèmes supraluminiques équipent toutes nos plates-formes de détection, et avec le Victoire ainsi que l'Achille pour tout coordonner... » Le commodore haussa les épaules et Sarnow acquiesça vigoureusement. Le Victoire était l'un des premiers navires conçus dès l'origine pour intégrer la nouvelle technologie des impulsions gravifiques, mais l'Achille avait reçu le même système lors de son dernier radoub. Leurs émetteurs d'impulsions permettaient aux deux croiseurs d'envoyer des messages supraluminiques à tout navire équipé de détecteurs gravi-tiques. Il leur fallait éteindre leurs bandes gravifiques le temps d'effectuer la transmission car aucun capteur ne pouvait distinguer des impulsions isolées du « bruit » normal du système de propulsion, mais Sarnow aurait une portée de contrôle et de commandement que les Havriens ne pouvaient espérer égaler. « Jack a raison, amiral, si vous me permettez. » Cette fois, Van Slyke ne jeta pas un regard à Houseman. Ils auraient sans doute une discussion animée à leur retour sur le vaisseau du commodore. « Si nous ne pouvons pas égaler leur puissance, nous allons devoir utiliser notre agilité pour faire la différence. — Tout à fait. » Sarnow s'adossa et se frotta la moustache. « Voyez-vous d'autres avantages que nous pouvons exploiter... ou créer ? » Honor s'éclaircit discrètement la gorge et Sarnow haussa un sourcil à son adresse. « Oui, darne Honor ? — juste une question, monsieur, à propos des mouilleurs de mines Erebus. Savons-nous ce que l'amiral Parks compte en faire ? — Ernestine ? » Sarnow laissa la question à son chef d'état-major et le capitaine Corell passa une main délicate dans ses cheveux tout en examinant les données de son bloc mémo. Elle en atteignit la fin et releva la tête avec un signe de dénégation. « Il n'y a rien dans ce que m'a fourni le vaisseau amiral, monsieur. Évidemment, il ne s'agit pas encore de la version finale. Ils réfléchissent encore, comme nous. — Il pourrait être utile de poser la question, monsieur », suggéra Honor. Sarnow hocha la tête. Les mouilleurs de mines n'étaient pas officiellement assignés à Hancock : ils se dirigeaient vers Reevesport lorsque Parks avait reçu le message de l'amiral Caparelli et les avait arrêtés. Ce n'était sans doute qu'un geste instinctif, mais si on pouvait le convaincre de les laisser sur place indéfiniment... « En admettant que nous obtenions de l'amiral Parks qu'il s'en empare pour nous, comment pensez-vous les utiliser, capitaine ? s'enquit le commodore Banton. J'imagine que nous pourrions miner les abords de la base, mais cela serait-il réelle ment efficace ? Les Havriens se méfieront sans doute en l'approchant. » Une objection logique puisque ces mines n'étaient que de bons vieux lasers équipés de détonateurs. Elles ne coûtaient pas cher mais n'avaient qu'une seule chance et une précision moins qu'exemplaire. Pour une efficacité maximale, il fallait donc les employer en masse contre des bâtiments évoluant à faible vitesse, ce qui les désignait en général pour la couverture de zones comportant des cibles relativement immobiles telles que planètes, nœuds de trous de ver ou bases orbitales... où, comme l'avait fait remarquer Banton, les Havriens s'attendraient à les trouver. Mais Honor ne comptait pas les placer là où l'ennemi les attendait. « En fait, madame, j'ai examiné les caractéristiques de propulsion des mouilleurs et nous pourrions peut-être les utiliser plus à notre avantage. — Ah ? » Banton pencha la tête de côté d'un air pensif, sans défi, et Honor acquiesça. « Oui, madame. Les bâtiments de classe Erebus sont rapides – presque autant qu'un croiseur de combat – et configurés pour le placement rapide et massif de mines. Si nous pouvions faire croire aux Havriens qu'il s'agit bien de croiseurs de combat et les faire évoluer avec le reste de notre force, puis balancer les mines sur le » Elle laissa sa phrase en suspens et Banton éclata d'un rire soudain et féroce. « Cette idée me plaît, amiral ! dit-elle à Sarnow. C'est terriblement sournois et ça pourrait bien marcher. — En admettant que les Havriens ne découvrent pas le pot aux roses en leur tirant dessus, intervint le commodore Prentis. Les défenses actives des mouilleurs ne valent pas grand-chose, leurs barrières latérales non plus, d'ailleurs. Vous exigeriez de leurs capitaines une terrible prise de risque, dame Honor. — Nous pourrions les couvrir assez efficacement contre les tirs de missiles en les incluant dans les réseaux tactiques divisionnaires, monsieur, répondit Honor. Ils ne sont que cinq. Il suffit d'en assigner un à chaque division et de confier celui qui reste aux réseaux du Victoire et de l'Agamemnon. Les Havriens ne sauront pas exactement d'où vient notre feu défensif; ils ne devraient donc pas être en mesure de les identifier de loin. Et pour que les mines soient efficaces, il nous faudra de toute façon les utiliser avant d'arriver à portée d'armes à énergie. — Et s'ils détectent les mines ? » Prentis ne contestait pas, il pensait à voix haute, et Honor se permit de hausser les épaules. « Leur contrôle de tir est passif à cent pour cent, monsieur. Elles n'ont pas de signature d'émission active et constituent de minuscules cibles radar. Je doute que les Havriens les voient à plus d'un million de kilomètres, surtout s'ils sont en train de nous pourchasser. Prentis acquiesça, gagné par l'enthousiasme, et Sarnow fit signe à Corell. — Ernestine, prenez note de la suggestion dé dame Honor. Je glisserai l'idée à Sir Yancey; de votre côté, occupez-vous du commodore Capra. Harcelez-le si nécessaire, mais je veux l'autorisation d'utiliser ces navires dans le cas d'une attaque contre Hancock. — Bien, monsieur. » Corell pianota sur son bloc mémo, et l'amiral bascula le dossier de son siège et le fit tourner d'un côté puis de l'autre. « Bon. Admettons que nous puissions piquer les mouilleurs à Reevesport et convaincre l'amiral Parks de nous laisser assez de capsules parasites pour étoffer les premières salves. Je crois que nous n'avons pas le choix : il faut maintenir notre force de frappe en position centrale – probablement ici, à côté de la base – pour nous permettre de répondre à une menace arrivant de n'importe quelle direction. En même temps, je souhaiterais que l'existence de notre technologie de transmission d'impulsions demeure secrète. Les Lords apprécieraient sans doute que nous y parvenions. » Il s'autorisa un sourire ironique. « Mais cela veut dire que nous devons montrer à l'ennemi quelque chose qui puisse expliquer comment nous avons connaissance de sa présence. Nos unités légères ne sont pas assez nombreuses à mon goût, mais nous allons devoir les détacher en patrouilles. Il y eut des hochements de tête approbateurs et Sarnow redressa son dossier. « Commodore Van Slyke, votre escadre est notre deuxième unité tactique la plus lourde, donc vous resterez en formation avec les croiseurs de combat. Ernestine (il se tourna une fois de plus vers son chef d'état-major), je veux que Joseph et vous déterminiez la façon la plus rationnelle d'utiliser les croiseurs légers et les contre-torpilleurs pour couvrir le périmètre. — Bien, monsieur. Nous ferons de notre mieux, mais nous ne pourrons jamais obtenir une couverture complète avec si peu d'unités sur une sphère de cette taille. — Je sais bien. Faites votre possible et concentrez-vous sur les vecteurs d'approche les plus probables depuis Seaford. Même si personne ne se trouve en position de les "apercevoir" à l'instant de leur arrivée, nous devrions pouvoir mettre une unité en bonne place grâce aux émetteurs d'impulsions. » Corell acquiesça et tapa quelques notes sur son bloc mémo. Puis l'amiral sourit à ses subordonnés. « Je me sens déjà un peu mieux, annonça-t-il. Pas beaucoup, évidemment, mais un peu. Maintenant, je voudrais que vous m'aidiez à me sentir encore mieux en suggérant des façons efficaces d'utiliser les ressources tactiques dont nous espérons disposer. L'arène est ouverte, mesdames et messieurs. Le calme régnait sur la passerelle d'état-major du Victoire. Vingt-six heures frénétiques de réunions et d'intense travail de coordination avaient transformé les intentions en réalité, et les forces du vice-amiral Sir Yancey Parks exécutaient maintenant ses ordres. Personne ne semblait enclin à la conversation tandis que le contre-amiral Sarnow et son état-major regardaient les cuirassés et supercuirassés massifs se ranger en formation lâche pour le départ, chaque vaisseau soigneusement éloigné des bandes d'impulsion de son voisin. La sphère bobo s'étoilait de codes lumineux à mesure que leurs propulsions s'allumaient; de lointaines guirlandes de croiseurs légers et de contre-torpilleurs brillaient devant eux et sur chaque flanc, leurs capteurs sondant l'obscurité sans fond pour protéger leurs massifs clients. Plus puissantes (bien qu'infiniment plus discrètes que celles des navires du mur), les signatures d'impulsion des croiseurs lourds formaient des chapelets plus serrés autour de chaque escadre. Et l'énorme formation se mit en mouvement comme une jeune constellation progressant sur la sphère. Un spectacle impressionnant, se dit Honor en contemplant l'affichage aux côtés de Sarnow. Très impressionnant. Mais toute cette puissance de feu s'éloignait d'eux, et la poignée de sources d'émission de la cinquième escadre de croiseurs de combat semblait minuscule et isolée, laissée seule pour assurer la défense de Hancock. Le sentiment qu'on les abandonnait lui glaça le cœur, et elle se reprit vertement pour s'être laissée aller. « Bon, les voilà partis », fit tranquillement le capitaine Corell. Le capitaine de frégate Cartwright, à ses côtés, émit un grognement approbateur. « Au moins il nous a laissé les capsules et les mouilleurs de mines », fit remarquer l'officier détecteur après quelques instants. Cette fois, ce fut Sarnow qui répondit par un grognement. L'air lugubre, l'amiral observa encore la sphère en silence pendant une longue minute, puis il soupira. « Oui, Joseph, il nous les a laissés, mais je ne sais pas s'ils changeront grand-chose. » Il tourna le dos au visuel en un geste de défi délibéré puis regarda Honor. Un sourire fit frémir sa moustache, mais son visage n'avait jamais semblé plus las. « Je ne dénigre pas votre idée, Honor », fit-il lentement. Elle acquiesça : il n'omettait pas souvent son titre honorifique mais, lorsque cela lui arrivait, elle écoutait d'autant plus attentivement car elle avait compris qu'il s'adressait alors à la tacticienne, son égale, et non simplement au capitaine de pavillon. « Votre idée d'utiliser les mouilleurs de mines est brillante, poursuivit-il. Et Ernestine et vous aviez raison de nous estimer capables de modifier notre contrôle de tir pour gérer également les capsules. Pourtant, Houseman est peut-être un con –non, c'est un con – mais il a raison lui aussi. Notre agilité éblouira sans doute les Havriens au début, nous pourrions même leur poser des problèmes inattendus. Mais s'ils envoient des vaisseaux du mur et qu'ils insistent, ils feront de nous de la chair à pâté. — Nous pouvons toujours abandonner le système, monsieur, suggéra Cartwright, ironique. Après tout, si l'amiral Parks est prêt à laisser Zanzibar à l'ennemi, il serait mal placé pour se plaindre si nous opérons un... retrait tactique de Hancock. — Voilà des propos subversifs ou je ne m'y connais pas, Joseph. » Sarnow eut un sourire fatigué et secoua la tête. « Et je crains que ce ne soit pas envisageable. L'amiral a oublié deux ou trois détails, voyez-vous. Comme l'évacuation du personnel de la base si nous nous retirons. » Le cœur d'Honor se glaça car elle s'était efforcée de ne pas y penser. L'agrandissement en cours des installations de Hancock avait considérablement gonflé le nombre d'ouvriers sur la station, et la base disgracieuse abritait presque onze mille hommes et femmes. L'escadre et ses unités de protection pourraient entasser à leur bord soixante à soixante-dix pour cent d'entre eux – en admettant qu'aucun bâtiment ne soit d'abord perdu ou gravement endommagé au combat – mais seulement au prix de contraintes énormes pour les régulateurs de paramètres vitaux. Et même dans ce cas, il faudrait abandonner trente à quarante pour cent des radoubeurs. Or elle connaissait un officier qui soutiendrait qu'il était de son devoir de rester si un seul de ses hommes y était contraint. « Il s'est un peu planté sur ce coup-là, pas vrai ? » murmura le capitaine Corell, et cette fois Sarnow gloussa. Ce n'était pas un son agréable mais on y décelait de l'humour, et Honor se sentit étrangement émue de le découvrir ainsi après les réunions d'escadre pendant lesquelles il avait affiché un visage confiant. « J'avais remarqué », acquiesça-t-il. Il s'étira en bâillant à se décrocher la mâchoire. « D'un autre côté, il n'avait pas tort quant à la valeur relative de Hancock. Si nous perdons tous nos alliés dans la région, une base ici ne sert plus à rien. D'ailleurs, nous ne pourrions pas la garder si Havre instaurait un blocus pour nous couper de l'arrière et nous fonçait droit dessus. Et puis Parks doit trouver un équilibre entre la perte éventuelle de trente à quarante mille Manticoriens à Hancock et les risques que courent des milliards de civils dans les systèmes habités que nous sommes venus défendre. » Il secoua la tête. «Je n'ai rien à redire à cette partie de son raisonnement. C'est un calcul froid, je vous l'accorde, mais un amiral doit parfois savoir être froid. — Pourtant il aurait pu l'éviter, monsieur. » La voix de Corell dénotait un entêtement respectueux et Sarnow la regarda. « Allons, allons, Ernestine. Je suis son contre-amiral le moins ancien en grade. C'est facile pour un sans-grade de soutenir une réponse agressive : après tout, ce n'est pas sa tête qui tombera si le responsable suit son conseil et se plante. D'ailleurs, dame Christa avait raison en ce qui concerne le risque d'un affrontement que personne ne souhaite vraiment. — Peut-être. Mais qu'auriez-vous fait à sa place ? lança Cartwright. — C'est une question injuste. Je ne suis pas à sa place. J'aime à croire que j'aurais suivi mes propres conseils, mais je ne peux pas en être sûr. Lourde est la tête qui porte le béret de vice-amiral, Joseph. — Jolie manœuvre d'évitement, monsieur », fit amèrement Cartwright. Sarnow haussa les épaules. « Ça fait partie du boulot, Joseph. Partie intégrante. » Il bâilla de nouveau et adressa un geste fatigué à Corell. « J'ai besoin de dormir un peu, Ernestine. Dame Honor et vous pouvez vous occuper de la boutique quelques heures ? Je demanderai à mon intendant de me tirer du lit à temps pour la réunion sur les exercices défensifs. — Bien sûr, monsieur », répondit Corell tandis qu'Honor acquiesçait de la tête. L'amiral quitta la passerelle sans son énergie habituelle et ses trois subordonnés échangèrent un regard. « Voilà un homme qui vient de se faire poignarder en beauté par son propre supérieur », conclut doucement le capitaine Ernestine Corell. Le visage sombre, le vice-amiral Parks observait son visuel sur lequel les vecteurs de ses détachements commençaient à diverger. Il n'aimait pas ce qu'il venait de faire. Si les Havriens tombaient sur le dos de Sarnow avant l'arrivée de Danislav... Il repoussa cette idée avec un frisson intérieur. Il s'inquiétait : et si Sarnow avait raison ? Et s'il avait choisi la mauvaise solution ? Mais il y avait trop d'impondérables, trop de variables. Et Sarnow était bien trop agressif. Parks s'autorisa un grognement de mépris. Pas étonnant que le contre-amiral s'entende si bien avec Harrington ! Enfin, en tout cas, s'il devait déléguer un éventuel combat à mort à l'une de ses escadres, il avait choisi celle dont l'équipe de commandement était la plus adaptée à la tâche. Non que cette certitude lui promette de meilleures nuits s'il s'avérait qu'il s'était trompé. L'amiral Kostmeyer atteindra l'hyperlimite sur son vecteur dans vingt minutes, monsieur, et nous, soixante-treize minutes après elle. Parks leva les yeux à l'intervention de son chef d'état-major. Capra avait l'air plus épuisé encore que lui, pour avoir réglé une montagne de détails de dernière minute. Ses yeux sombres se cernaient de rouge, mais il était rasé de près et on aurait dit qu'il avait enfilé son uniforme dix minutes plus tôt. — Dites-moi, fit tout bas Parks, vous croyez que j'ai fait le bon choix ? — Franchement, monsieur ? — Toujours, Vincent. — Dans ce cas, monsieur, je dois dire que... je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas. » La lassitude du commodore transparut dans la façon dont il secouait la tête. « Si les Havriens envoyaient des forces à Yeltsin, Zanzibar et Alizon en esquivant Hancock, nous aurions un mal de chien à les faire reculer avec Seaford pour menacer nos arrières. Mais là, nous leur laissons l'initiative. Nous nous contentons de réagir au lieu de les manipuler. » Il eut un geste d'impuissance. « Peut-être si nous en savions plus sur ce qui se passe ailleurs serions-nous en meilleure position pour décider, mais je vous avouerai que je n'aime pas l'idée de dépouiller Hancock à ce point. — Moi non plus. » Parks se détourna de l'affichage principal et s'enfonça dans son fauteuil de commandement avec un soupir. « Dans le pire des cas, Rollins va devoir continuer à supposer que nos forces sont concentrées jusqu'à ce qu'il envoie un éclaireur à Hancock pour le détromper, or il se montre très négligent sur ce point depuis des mois. Il ne peut pas envoyer le gros de sa force soutenir ses éclaireurs sans que nos patrouilles les détectent et, s'il les envoie sans soutien, Sarnow pourrait parvenir à les détruire avant qu'ils s'approchent assez pour confirmer notre absence. Et même s'il échoue, il faudra au moins trois jours T aux éclaireurs pour aller faire leur rapport, puis trois ou quatre jours pour que Rollins bouge. Nous pouvons revenir de Yorik en à peine trois jours; sept à compter de l'instant où l'un de nos patrouilleurs passera en hyper près de Seaford pour nous prévenir de l'attaque. — Huit, monsieur, rectifia tranquillement Capra. Avant de partir, il devra les suivre assez longtemps pour confirmer qu'ils ne se dirigent pas vers Yorik. — D'accord, huit jours. » Parks secoua la tête, fatigué. « Il suffit que Sarnow arrive à les occuper pendant quatre jours... » Il laissa sa phrase en suspens et croisa le regard de son chef d'état-major, l'air comme suppliant. Quatre jours. Ça n'était pas si long – à moins de n'avoir qu'une escadre de croiseurs de combat à opposer à quatre escadres de navires du mur. — C'est ma décision, dit enfin Parks. C'est peut-être la mauvaise. J'espère que non mais, bonne ou mauvaise, je dois vivre avec. Et au moins les Havriens ne savent pas encore ce que nous faisons. Si Danislav se dépêche un peu et arrive avant qu'ils s'en rendent compte, Sarnow et lui auront une chance raisonnable. — Et, au moins, ils auront une capacité suffisante pour évacuer les ouvriers s'ils doivent fuir, ajouta Capra sur le même ton. — Et ils pourront évacuer les ouvriers s'ils doivent fuir », répéta Parks en fermant les yeux dans un soupir. Les escadres massives disparurent dans le désert de l'hyperespace et, derrière elles, une petite poignée de croiseurs de combat reprit la tâche qu'elles venaient d'abandonner. CHAPITRE DIX-HUIT L'amiral Parnell contemplait la baie d'observation lorsque sa navette se posa sur DuQuesne Central, principal astroport de la troisième plus grosse base navale havrienne. L'immense structure militaire (nommée d'après l'homme qui avait transformé la République en État impérialiste) était l'industrie dominante — la seule, en fait — d'Enki, unique planète habitable du système de Barnett. Plus d'un million de fusiliers et de marins étaient stationnés de façon permanente sur Enki, et le système regorgeait de navires de guerre de toutes classes, le tout protégé par d'imposantes fortifications. Parnell avait observé ces navires depuis le pont du croiseur lourd qui l'avait amené à Barnett et des sentiments mitigés l'animaient : il était impressionné, mais aussi conscient du risque auquel il exposait sa marine, excessif à son goût. Comme il l'avait dit des mois plus tôt au président Harris, il n'avait pas vraiment envie d'affronter Manticore. À l'inverse des précédentes victimes de la République, le royaume stellaire avait eu le temps et les responsables qu'il fallait pour se préparer. Malgré le pacifisme confus de certains hommes politiques, les sujets de Manticore étaient en général unis derrière leur reine, têtue et déterminée jusqu'à l'obsession. Riches, ils avaient pu acquérir une puissance de feu effrayante, et l'ampleur de leur système d'alliances mettait la Flotte populaire face à une menace de dimension nouvelle. Contrairement aux conquêtes précédentes de Havre — des États mono-systèmes — l'Alliance ne pouvait être vaincue en une action rapide et propre, à moins de lui porter un coup direct au cœur; or se ruer sur Manticore sans protéger les flancs et les arrières de la Hotte, c'était courir à la catastrophe. Non, s'ils voulaient le royaume stellaire, ils devraient se battre pour l'obtenir. Et en premier lieu briser ses défenses aux frontières et annihiler are bonne partie de sa flotte par la même occasion. L'amiral quitta son siège lorsque le mécanisme d'amarrage s'enclencha. Il saisit sa mallette, fit un signe de tête à l'équipe de sécurité qui l'accompagnait partout et emprunta la rampe de la navette avec un sourire qui masquait son appréhension. L'immense salle de guerre de la base DuQuesne était plus luxueusement meublée encore que la salle de planning opérationnel de l'Octogone, et l'état-major de Parnell formait un arc silencieux derrière lui tandis qu'il étudiait les écrans de statut. Il avait pris l'habitude d'absorber lui-même les données brutes. Cela irritait certains de ses subordonnés, il le savait, mais il n'agissait pas ainsi par défiance. S'il n'avait pas cru en leurs compétences, ils seraient encore chez eux, mais même les meilleurs commettent des erreurs. Il en avait déjà relevé plus d'une dans sa carrière et, tout en sachant qu'il ne pouvait pas humainement assimiler tous les détails, au fil des années il s'était entraîné à digérer un aperçu général de la situation. Il y avait moins de rapports annonçant de nouveaux déploiements manticoriens qu'il ne l'aurait souhaité, mais ils lui donnaient bon espoir Des mouvements étaient signalés tout le long de la frontière, et l'opération Argus avait donné de meilleurs résultats qu'il ne l'aurait cru quand on la lui avait proposée. Argus ne permettait pas d'amasser les informations rapidement, mais celles qu'elle fournissait se révélaient étonnamment détaillées et, si le reste de l'opération était réalisable, c'était uniquement grâce i cet aperçu des schémas opérationnels classiques de la FRM. De plus, Argus le réconfortait. La supériorité constante du matériel manticorien avait fini par prendre des proportions démesurées dans son esprit et il se réjouissait de voir l'excès de confiance de l'ennemi se retourner contre lui. Il remarqua avec satisfaction l'arrivée de nouvelles unités de la FRM à Zuckerman, Dorcas et Minette. D'autres rapports indiquaient le renforcement substantiel des escortes et des patrouilles aux frontières. Tant mieux. Chaque navire occupé dans ces régions serait une épine de moins dans son pied quand les choses sérieuses commenceraient. Les informations en provenance de Seaford 9 le satisfaisaient beaucoup moins. Bien sûr, vu le volume spatial qu'occupait cette maudite Alliance, elles étaient périmées, mais elles restaient aussi terriblement vagues. Toutefois, Rollins savait la situation critique; il s'efforçait sans nul doute en ce moment d'affiner ses données, à moins qu'il ne l'ait déjà fait. Parnell parcourut du regard les dernières estimations des services de renseignement (estimations pifométriques, se dit-il, désabusé) quant à la puissance actuelle de la flotte basée dans le système mère de Manticore. Aucun moyen de vérifier l'exactitude de ces données-là, mais de toute façon elles ne revêtaient pas encore d'importance vitale. Il se tourna vers les tableaux récapitulant les incursions des phases un et deux ainsi que leurs résultats et, pour la première fois depuis son entrée dans le centre opérationnel, il fronça les sourcils et jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. « Commodore Perot. — Monsieur ? répondit le chef d'état-major — Que s'est-il passé à Talbot ? » demanda Parnell. Perot fit la grimace. « Nous l'ignorons, monsieur. Les Manticoriens n'en ont rien dit, mais les vaisseaux de l'amiral Pierre doivent être tombés dans un piège. — Quelque chose d'assez gros pour tous les détruire ? murmura Parnell pour lui-même. Perot acquiesça, l'air encore plus penaud. « Sans doute, monsieur. — Mais, bon sang, comment ont-ils fait ? » Parnell se frotta le menton et jeta un regard perplexe à la mention STATUT INCONNU figurant à côté des noms de quatre des meilleurs croiseurs de combat havriens. « Pierre aurait dû parvenir à éviter ce qu'il n'était pas capable d'affronter. Pouvaient-ils connaître à l'avance l'heure et le lieu de son arrivée ? — Nous ne pouvons pas totalement exclure cette possibilité, monsieur, mais même l'amiral Pierre ignorait son objectif avant d'ouvrir ses ordres scellés. Et l'autre volet de l'opération, à Poicters, s'est déroulé sans accroc. Le commodore Yuranovich a détruit un croiseur de classe Chevalier stellaire à l'endroit précis où il comptait le trouver. Comme vous pouvez le constater (Perot désigna les informations situées sous le nom des vaisseaux engagés à Poicters), il a subi des dommages plus importants que prévu – je crains que le Barberousse et le Sinjar ne restent au radoub un certain temps – mais les Manticoriens ne semblaient se douter de rien. Dans la mesure où les deux pans de la mission bénéficiaient de mesures de sécurité similaires, nous pensons qu'ils ne savaient pas non plus que Pierre arrivait. — Une coïncidence, alors », fit simplement Parnell. Perot haussa légèrement les épaules. « Pour l'instant, c'est notre seule explication, monsieur. Les prochaines données Argus concernant Talbot seront relevées en fin de semaine prochaine; nous devrions avoir un peu plus d'informations à ce moment-là. Nos bébés couvrent la zone dans laquelle l'interception devait avoir lieu. — Mouais. » Parnell se frotta le menton avec plus de vigueur. « Les Manticoriens ont-ils répondu à la perte du Chevalier stellaire ? — Ils n'ont rien dit mais ont fermé le nœud à nos navires, expulsé tous nos courriers diplomatiques de l'espace de l'Alliance, sans explication officielle, et entrepris de suivre et harceler nos convois traversant le territoire de l'Alliance. Un incident s'est produit à Casca, mais nous ne savons pas avec certitude qui l'a provoqué. Officiellement, Casca fait partie des non-alignés, pourtant ils ont toujours penché vers Manticore et, d'après certains de mes analystes, les opérations de la phase un pourraient bien avoir poussé les autorités locales à paniquer et demander la protection du Royaume. Notre commandant en poste sur place a échangé un tir à grande distance avec une escadre de croiseurs de la FRM avant de s'enfuir. » Perot haussa de nouveau les épaules. « Difficile de lui en vouloir : il n'avait rien de plus gros qu'un contre-torpilleur. Ils l'auraient mangé tout cru s'il s'était obstiné. » Parnell acquiesça, plus calme en apparence qu'en réalité. La tension montait et Manticore commençait à répondre, sans toutefois déposer de plainte diplomatique officielle. C'était peut-être bon signe, ou mauvais. Soit le Royaume savait exactement ce qui se passait et choisissait de se taire pour ne pas informer l'ennemi de sa réponse avant que celle-ci soit prête. Soit la FRM ne savait pas ce qui se tramait ni quelle tuile allait lui tomber dessus. Et si elle pensait que les incidents et provocations n'étaient que les prémices d'une opération de plus grande envergure, elle pouvait attendre d'avoir compris sa nature avant de porter plainte. Dans tous les cas, les Manticoriens avaient manifestement décidé que se plaindre ne servirait à rien, et la façon dont leurs forces se redéployaient un peu partout – et pas seulement çà ou là – indiquait sans doute que les commandants de station avaient reçu de nouveaux ordres. Quant à ses rapports fragmentaires sur les mouvements de troupes, ils soulignaient un repositionnement des unités consécutif à ces nouveaux ordres. Maintenant, s'ils pouvaient continuer... Son regard se porta de nouveau sur l'absence totale d'informations nouvelles en provenance de Seaford 9 et il grimaça. — Bien, mesdames et messieurs, dit-il finalement en se tournant vers ses subordonnés, mettons-nous au travail. » Il ouvrit la marche vers la salle de conférence, où le commodore Perot commença un exposé détaillé. Parnell l'écouta attentivement, hochant la tête à l'occasion. Tout au fond de lui, il sentait la décision finale approcher à chaque battement de cœur. En théorie, il devrait être impossible de localiser et d'attaquer les navires commerciaux d'un ennemi en hyperespace. La portée effective maximale des scanners s'y trouve réduite à vingt minutes-lumière, l'hyperespace est vaste, et même la connaissance des heures de départ et d'arrivée d'un convoi ne devrait pas être d'une grande utilité. Toutefois, les apparences peuvent se révéler trompeuses. Certes, l'hyperespace est très vaste, pourtant presque tout le trafic qu'il abrite passe par les autoroutes que constituent les ondes gravitationnelles, les bâtiments tirant leur énergie et leur accélération extravagante de leurs voiles Warshawski. Les connexions navigables d'un système stellaire vers un autre sont comptées et les points de passage optimum connus de la plupart des marines. De même les endroits à éviter du fait de leur niveau élevé de turbulences. Le pirate qui connaît les horaires d'un navire donné n'a pas vraiment besoin de son itinéraire. Il lui suffit d'utiliser les mêmes tables astro que le commandant de sa cible afin de déterminer sa trajectoire probable assez précisément pour l'intercepter. Quant à ceux qui n'ont pas la chance de disposer des données nécessaires, il leur reste quelques recours. Ainsi, les capitaines de navires marchands préfèrent de loin rester sur leur onde gravitationnelle (une vague, comme disaient les marins) jusqu'à la translation finale : cela limite les dépenses énergétiques tout en réduisant les contraintes structurelles et physiologiques. En conséquence, les pirates se postent souvent au point d'intersection entre une vague et l'hyperlimite d'une étoile, attendant qu'une proie arrive sur eux. Et si tout le reste échoue, on peut toujours compter sur la chance. C'est à sa sortie de l'hyperespace qu'un vaisseau est le plus vulnérable : à une vélocité de base faible s'ajoute la saturation des systèmes de détection, submergés par l'afflux soudain de données sur l'espace normal. De plus, les générateurs hyper mettent une dizaine de minutes au moins à boucler le cycle de transit, interdisant tout retour en hyperespace pour fuir une éventuelle menace. À défaut de règle inviolable, la norme consiste à effectuer sa translation sur le plan de l'écliptique du système d'arrivée, donc un pirate patient n'a qu'à placer son bâtiment en orbite stellaire juste à l'hyperlimite, réduire ses émissions et sa puissance au niveau minimum, et attendre qu'un transporteur bien gras et insouciant opère une translation dans son enveloppe d'interception. En l'absence d'émissions pour trahir sa présence, un bâtiment aussi petit qu'un navire de guerre est très difficile à repérer, et plus d'un malheureux capitaine de la marine marchande ne s'est rendu compte du danger qu'à l'arrivée de la première salve de missiles. Mais le croiseur lourd havrien Glaive et ses acolytes n'avaient pas besoin de ces techniques de chasse approximatives, pensait le capitaine Theisman. Grâce aux services de renseignement havriens, le commodore Reichman connaissait les horaires exacts de sa proie. En fait, l'officier tactique de Theisman avait repéré le convoi de cinq vaisseaux et son escorte des heures plus tôt, tandis que l'escadre du Glaive se cachait tranquillement dans une e bulle » fort pratique de la vague locale. Elle leur avait permis de laisser passer le convoi sans être vus, avant d'engager une poursuite. Theisman n'aimait pas cette mission, en partie parce qu'il n'appréciait ni le commodore Annette Reichman ni les tactiques qu'elle appliquait. Si on lui avait laissé le choix, il n'aurait attaqué le convoi que six années-lumière plus loin, au moment où il aurait dû opérer une transition entre deux vagues en utilisant ses impulseurs. Reichman en avait décidé autrement — et, d'après lui, son choix était stupide —, pourtant cela n'expliquait qu'une partie de son aversion pour cette mission. Il était avant tout officier de marine; en tant que tel, son instinct lui dictait de protéger les transporteurs, et le fait que deux des cibles de l'escadre n'étaient pas de simples navires marchands n'arrangeait rien à l'affaire. Mais on lui avait demandé beaucoup de choses qu'il n'approuvait pas au cours de sa carrière, alors, s'il devait se plier aux ordres, il préférait exécuter correctement sa tâche... en admettant que Reichman le laisse faire. Il se tenait sur le pont du Glaive, silencieux, le front plissé, en attendant le prochain ordre du commodore. Les Manticoriens étaient forts, comme le prouvait sa douloureuse expérience personnelle, pourtant Reichman semblait confiante. Peut-être plus que la situation ne l'y autorisait. Certes, l'escorte ne consistait qu'en deux croiseurs légers et trois contretorpilleurs, mais le combat en hyperespace ne ressemblait pas à un engagement en espace normal. L'essentiel de l'avantage défensif des vaisseaux plus lourds disparaissait ici, or Reich-man ne semblait pas se soucier de la vulnérabilité accrue de son escadre, ce qui inquiétait Theisman. Toutefois, la situation tactique évoluait dans l'ensemble selon les prévisions du commodore. Disposant de peu de vaisseaux, le commandant de l'escadre manticorienne avait opté pour un déploiement en avant des transporteurs, ne laissant qu'un seul navire pour couvrir leurs arrières, c'est-à-dire le vecteur présentant théoriquement la menace minimale. Mais Reichman n'avait pas besoin d'effectuer une interception de front. Pour des raisons de sécurité, un navire marchand ne pouvait pas dépasser 0,5 c en hyperespace. Cela correspondait à une vélocité effective en espace normal de plusieurs centaines de fois la vitesse de la lumière, mais seule comptait la vitesse relative, et la supériorité de leurs boucliers antiradiations et antiparticules permettait aux bâtiments de Reichman d'atteindre une vitesse de vingt pour cent supérieure à celle du convoi. Ils étaient donc en train de s'en rapprocher à raison de trente mille kilomètres par seconde, et le contre-torpilleur de queue devrait les apercevoir à peu près... maintenant. Le capitaine de corvette MacAllister sursauta dans son fauteuil de commandement lorsque des sources d'émission inconnues brillèrent soudain sur son visuel. Les capteurs de son contre-torpilleur auraient dû les détecter plus tôt, même en hyperespace, mais le nombre de sources était provisoire et les codes d'identification fluctuaient sous ses yeux. Quelqu'un là-bas disposait de bonnes capacités de guerre électronique et s'en servait. Il se tourna prestement vers l'affichage des vecteurs et ravala un juron. Ils se trouvaient à peine à trois cents millions de kilomètres. À cette vitesse, ils rattraperaient le convoi en moins de trois heures, et il était absolument impossible que des navires marchands les sèment. Il jura tout bas en frottant ses mains sur les accoudoirs. Leurs discrets poursuivants devaient disposer de boucliers de classe militaire pour se permettre une vitesse pareille; ce devaient donc être des navires de guerre. Un fait que leur activité de guerre électronique avait déjà confirmé, pensa-t-il, morose. De la même façon qu'elle confirmait leurs intentions hostiles. Mais qui étaient-ils ? Y en avait-il d'autres plus loin qu'il ne pouvait voir ? Et de quelle puissance disposaient-ils ? Il n'y avait qu'un seul moyen de le savoir. « Postes de combat », annonça-t-il d'un ton sinistre à l'officier tactique. Des alarmes se mirent à hurler, et il se tourna vers l'officier de com. « Ruth, envoyez un message au capitaine Zilwicki. Dites-lui que des croque-mitaines nous arrivent par-derrière et que je vire pour les identifier formellement. Joignez les données tactiques. — À vos ordres, monsieur. — Timonier, virez à cent quatre-vingts degrés. Décélération maximale. — À vos ordres, monsieur. — Manny (MacAllister regarda son astrogateur), je veux un retournement qui nous remette à notre vitesse d'approche actuelle à dix minutes-lumière. Nous ne pourrons peut-être pas les identifier de si loin, mais nous pourrons au moins voir quelle taille ils font. — Oui, monsieur. » L'astrogateur se pencha sur sa console à l'instant où le second de MacAllister, en combinaison antivide, apparaissait sur le pont. À son épaule pendait la combinaison du capitaine de corvette. Il lui sourit en guise de triste remerciement et désigna le visuel d'un signe de tête en saisissant le vêtement. On dirait que nous sommes invités à une petite fête, Marge. » Il se dirigea vers sa minuscule salle de briefing pour se changer. « Tenez le fort pendant que je m'habille. » Le contre-torpilleur revient vers nous, monsieur annonça l'officier tactique de Theisman. Le capitaine jeta un coup d'œil à Reichman, mais celle-ci ne cilla pas. Elle s'y attendait sans doute, comme lui-même. En fait, il pensait assister à cette manœuvre plus tôt et ressentit une certaine compassion pour l'équipage de ce vaisseau. « Eh bien, ils nous ont vus, madame, dit-il après quelques instants. Quels sont vos ordres ? — II n'y en a pas. Je doute qu'il ait besoin d'entrer à notre portée pour obtenir des données exactes sur notre compte, mais on peut toujours rêver. D'ailleurs (elle sourit sans humour), ce n'est pas comme si ces salauds pouvaient nous échapper, n'est-ce pas ? — Non, madame, répondit doucement Theisman. J'imagine que non. » Le HMS Impétueux décélérait vers ses poursuivants à plus de cinquante et un km/s 2 comme ses voiles Warshawski canalisaient l'énergie de l'onde gravitationnelle. Dix-neuf minutes plus tard, il fit demi-tour et se remit à accélérer jusqu'à ce que la vitesse d'approche des ennemis soit retombée à trente mille km/s, à une distance à peine inférieure à cent cinquante-huit millions de kilomètres. Le visage du capitaine de corvette MacAllister se tendit lorsque les capteurs de l'Impétueux pénétrèrent enfin leurs CME. « Ruth, envoyez un nouveau message à la vieille, fit-il sereinement. Dites-lui que nous sommes poursuivis par six croiseurs lourds havriens – classe Cimeterre, on dirait. Je pense qu'ils entreront à portée du convoi dans... (il baissa de nouveau les yeux vers son visuel) deux heures et trente-six minutes. » Le visage du capitaine Hélène Zilwicki se figea pendant qu'elle écoutait l'analyse que MacAllister effectuait de la menace située à treize minutes-lumière et demie derrière sa minuscule escadre. Six ennemis contre ses cinq navires, six ennemis tous plus gros et beaucoup plus lourdement armés. Même l'avantage technologique que ses bâtiments auraient pu exploiter en espace normal ne compterait pas ici car il se manifestait surtout dans les engagements à coups de missiles, or ceux-ci étaient inutilisables sur une onde gravitationnelle. Aucune propulsion par impulsion ne fonctionnait ici : les puissantes forces gravitationnelles de l'onde la détruiraient instantanément. En conséquence, tout missile se trouverait anéanti à l'instant où ses impulseurs se déclencheraient... et aucun vais seau ne pouvait se protéger derrière ses bandes gravitiques ou ses barrières latérales. Elle n'envisagea même pas de quitter la vague. Cette manœuvre lui aurait permis de récupérer ses barrières latérales et d'utiliser ses missiles, mais les navires marchands s'étaient enfoncés de quatre heures-lumière dans la vague. Il leur aurait fallu huit heures pour en sortir, or ils ne les avaient pas. Elle sentait la tension qui animait la passerelle, l'odeur de l'appréhension collective, mais personne ne disait mot et elle ferma les yeux dans sa détresse. Deux des énormes navires maladroits combinaient le transport de marchandises et de passagers; ils se dirigeaient vers Grendelsbane avec à leur bord des machines-outils d'une importance capitale, des mécas et des contrôleurs pour les bassins de radoub... et plus de six mille civils et techniciens de la Flotte accompagnés de leur famille, dont la vie n'avait pas de prix. Au nombre desquels le capitaine Anton Zilwicki et leur fille. Elle s'efforçait de ne pas y penser. Elle ne pouvait pas se le permettre. Pas si elle voulait tout faire pour les sauver. Mais il n'y avait qu'une seule chose à faire, et elle eut un terrible sentiment de culpabilité en levant finalement les yeux vers ses officiers. « Com, message à toutes les unités. » Même à ses propres oreilles, sa voix semblait rouillée et tendue. « Début du message : du commandant de l'escorte à tous les vaisseaux. Nous avons détecté six navires de guerre, apparemment des croiseurs lourds havriens, se rapprochant par l'arrière. Distance actuelle : treize virgule six minutes-lumière, vitesse d'approche trente mille km/s. Sur leur trajectoire présente, ils nous rattraperont sous deux heures et quatorze minutes. » Elle prit une profonde inspiration et baissa les yeux vers son visuel. « Vu les avertissements de l'Amirauté, je dois supposer qu'ils ont l'intention d'attaquer. Que toutes les unités d'escorte se mettent en formation autour de moi et fassent demi-tour pour affronter l'ennemi. Le convoi se dispersera et continuera indépendamment. Zilwicki, terminé. — C'est enregistré, madame. » La voix de l'officier de com était neutre. « Transmettez. » L'ordre était voilé de larmes et le capitaine se racla brutalement la gorge. « Timonier, paré à virer. — À vos ordres, madame. » Elle fixait le visuel en essayant de ne pas penser aux deux personnes les plus importantes de son univers ni à la façon dont ils réagiraient à son dernier message, froid et officiel. Quelqu'un lui toucha l'épaule. Elle leva la tête en clignant des yeux pour éclaircir sa vision. C'était son second. « Dites-leur que vous les aimez, Hélène », fit-il tout bas. Elle serra les poings, au supplice. « Je ne peux pas, murmura-t-elle. Alors que personne ici ne peut dire à sa... » Sa voix se brisa et la main de son second resserra douloureusement son étreinte. — Ne soyez pas stupide ! » Il avait la voix rauque, presque féroce. « Personne sur ce vaisseau n'ignore que votre famille est ici et personne ne va croire une seule seconde que vous n'agissez que dans leur intérêt ! Maintenant, retournez sur le réseau de com et dites-leur que vous les aimez, bon Dieu! » Il la secoua dans le fauteuil de commandement et elle arracha son regard du sien, contemplant d'un air désespéré les autres officiers et matelots présents sur le pont, implorant leur pardon. Mais elle n'en avait pas besoin. Elle le vit dans leurs yeux, le lut sur leurs visages, et elle prit une profonde inspiration. « Timonier, fit-elle d'une voix soudain claire, demi-tour. Jeff (elle se tourna vers l'officier de com), établissez une ligne privée avec le Carnarvon, s'il vous plaît. Je prendrai la communication dans ma salle de briefing. — Bien, madame », répondit doucement l'officier. Hélène Zilwicki quitta vigoureusement le fauteuil de commandement et se dirigea vers le sas, la tête haute. Thomas Theisman serra les dents lorsque les sources d'impulsion revinrent vers lui en formation d'attaque. Il croisa les mains derrière le dos et s'imposa de regarder le commodore Reichman sans montrer ses sentiments. Elle qui était si sûre que le commandant manticorien ordonnerait au convoi tout entier, cargos et escorte, de se disperser. Après tout, avait-elle souligné, la vague les priverait de l'avantage des missiles à longue portée, qui leur aurait donné une chance d'obtenir un résultat intéressant. C'était pour cette raison qu'on les interceptait ici plutôt qu'entre deux vagues, comme l'avait suggéré Theisman. Aucun commandant ne sacrifierait ses navires pour rien alors qu'un ordre de dispersion en sauverait au moins quatre sur les dix. Thomas Theisman savait qu'elle avait tort, mais Annette Reichman n'avait encore jamais affronté de Manticoriens. Et comme Theisman avait perdu face à eux, elle avait ignoré ses avertissements avec une condescendance à peine voilée. « Vos ordres, madame ? » s'enquérait-il maintenant. Reich-man déglutit. — Nous allons les prendre de front », fit-elle après un instant. Comme si elle avait le choix, se dit Theisman, écœuré. « Bien, madame. Souhaitez-vous modifier notre formation? » demanda-t-il sur le ton le plus neutre possible. Les narines de Reichman s'évasèrent. « Non ! » aboya-t-elle. Theisman leva les yeux par-dessus l'épaule du commodore. Son regard froid éloigna les officiers d'état-major et ses propres hommes, et il se pencha vers elle pour lui parler tout bas. « Commodore, si vous adoptez une formation conventionnelle et que vous utilisez l'armement de poursuite, ils vont se tourner pour nous présenter leur flanc et faire feu avec tout ce qu'ils ont à portée optimale. — N'importe quoi ! Ce serait suicidaire ! fit sèchement Reichman. Nous allons les mettre en pièces s'ils ne se protègent pas derrière leurs voiles ! — Madame (il parlait doucement, comme à un enfant), nos navires jaugent sept fois les leurs, et ils sont obligés d'entrer à portée d'armes à énergie. Ils savent aussi bien que nous ce que cela signifie. Alors ils feront la seule chose à faire : ils exposeront leur flanc pour utiliser tous les lasers possibles en visant nos noyaux alpha de proue. Qu'ils en détruisent un et notre voile avant s'éteint, et aussi loin dans une vague... » Il n'avait pas besoin de terminer sa phrase. En l'absence d'une voile avant pour faire pendant à la voile arrière, aucun bâtiment ne pouvait manœuvrer dans une onde gravitationnelle. Il serait condamné à maintenir la même trajectoire et la même vitesse. Impossible de revenir en espace normal sans moyen de contrôler l'attitude de translation, à moins de parvenir à réparer. Et la moindre zone de turbulence le réduirait à néant. La perte d'une seule voile coûterait donc au moins deux vaisseaux à Reichman, car un navire intact devrait remorquer l'estropié à l'extrémité de ses faisceaux tracteurs pour le sortir de la vague. « Mais... » Elle s'arrêta et déglutit à nouveau. « Que recommandez-vous, capitaine ? demanda-t-elle enfin. — Que nous fassions la même chose. Nous subirons des dommages, nous perdrons probablement quelques navires, mais nos voiles seront moins exposées et nos bordées beaucoup plus nourries. Nous aurons donc plus de chances de les détruire avant qu'ils ne touchent nos voiles. » Il croisa son regard sans ciller, en étouffant l'envie de lui hurler à la figure qu'il l'avait prévenue. Elle baissa les yeux. « Très bien, capitaine Theisman. Allez-y. » Anton Zilwicki était assis par terre, les yeux fermés; il serrait dans ses bras une petite fille de quatre ans qui pleurait sur sa veste. Elle était trop jeune pour tout comprendre, mais elle en comprenait assez, se dit-il en écoutant derrière lui les voix des officiers de passerelle du Carnarvon qui, le visage tendu, s'étaient regroupés autour du visuel principal de l'énorme transporteur. « Mon Dieu, murmura le second. Regardez ça ! — Un de moins, fit une autre voix, rauque. C'était l'un des croiseurs ? — Non, plutôt un contre-torpilleur à mon avis, et... — Regardez, regardez ! C'était un de ces salauds de Havriens ! Et en voilà un autre ! — Oh, mon Dieu. Celui-ci, c'était bien un croiseur ! » grommela quelqu'un. Zilwicki ferma les yeux plus fort, retenant ses larmes pour l'amour de sa fille. Il savait que le Carnarvon faisait appel à toute sa puissance de propulsion et s'éloignait à toute vitesse de ses semblables, recherchant l'illusoire sécurité de la dispersion. Si deux vaisseaux havriens étaient détruits, alors au moins un des transporteurs survivrait... mais lequel ? « Bon sang ! Elle en a eu un autre ! » souffla une voix. Les bras de Zilwicki se resserrèrent autour de sa fille. « Et celui-ci ? — Non, il est encore là. Elle n'a touché que sa voile, mais ça devrait... Oh, mon Dieu! » La discussion s'arrêta net, comme coupée au couteau, et son cœur se serra. Il savait ce que ce silence signifiait et leva lentement les yeux. La plupart des officiers détournèrent la tête, mais pas le capitaine du Carnarvon. Des larmes roulaient sur son visage, pourtant elle soutint son regard sans ciller. « Son navire est détruit, dit-elle doucement. Ils ont tous été détruits. Mais elle a d'abord anéanti trois vaisseaux havriens, et un survivant au moins a perdu une voile. Je ne crois pas qu'ils continuent la poursuite avec un seul bâtiment, même intact. Pas avec un estropié à remorquer. Zilwicki hocha la tête en se demandant confusément comment l'univers pouvait abriter tant de douleur. Ses épaules se mirent à trembler tandis que ses larmes coulaient enfin, et sa fille lui passa les bras autour du cou en le serrant fort. « Qu'est-ce qui s'passe, papa ? murmura-t-elle. Les... les Havriens vont faire du mal à maman ? Ils vont nous attraper ? — Chut, Hélène », dit-il à travers ses larmes. Il appuya la joue contre ses cheveux, absorbant son odeur de petite fille, et ferma de nouveau les yeux en la berçant doucement. Les Havriens ne vont pas nous attraper, mon bébé, souffla-t-il. Nous sommes en sécurité maintenant. » Il prit une inspiration difficile. « Grâce à maman. CHAPITRE DIX-NEUF Le Victoire modifia sa trajectoire pour regagner la base, et Michelle Henke dissimula un sourire en regardant son commandant à l'autre extrémité du pont. Honor se montrait rarement satisfaite de ses propres efforts, surtout devant ses officiers. Elle affichait sa satisfaction face à leurs performances et celles de son équipage, oui, mais sa propre compétence allait de soi. Aujourd'hui, toutefois, elle se laissait aller sur les coussins de son fauteuil de commandement, les jambes croisées et un léger sourire aux lèvres, tandis que Nimitz se pavanait sans retenue sur le dossier du fauteuil. Henke gloussa et se tourna vers la section tactique pour décocher un clin d'œil triomphant à Evelyne Chandler. La petite jeune femme rousse sourit en retour et leva les mains au-dessus de sa tête en signe de victoire; Henke entendit quelqu'un derrière elle rire sous cape. Après tout, ils avaient toutes les raisons d'être terriblement fiers d'eux-mêmes et de leur commandant, se dit Henke. L'escadre avait travaillé dur depuis le départ du vice-amiral Parks. Sa vigueur et sa précision croissantes avaient même tiré des sourires d'approbation au contre-amiral Sarnow, et la remise en service du Victoire n'aurait pas pu mieux tomber. Plus d'un officier d'Honor avait entendu parler des réserves du capitaine Dournet : celui-ci craignait que l'inactivité forcée du vaisseau amiral n'ait rouillé son équipage au point d'embarrasser son Agamemnon. Toutefois Henke était la mieux placée pour éviter que cela ne se produise. Les problèmes de l'escadre avaient accaparé Honor, lui interdisant de prendre en charge l'entraînement quotidien du Victoire. D'ailleurs, ce genre d'activité relevait plus de la responsabilité d'un second, et les longues heures éprouvantes de simulation que Henke avait infligées à l'équipage avaient porté leurs fruits lors des manœuvres de la veille. Le Victoire n'avait pas embarrassé l'Agamemnon. En fait, le navire de Dournet avait eu un mal de chien à tenir la comparaison avec son codivisionnaire, et Henke savourait à l'avance sa prochaine rencontre avec le second de l'Agamemnon. Le Victoire avait également réussi la meilleure performance d'artillerie de l'exercice, surpassant de huit pour cent l'Invincible du capitaine Daumier, au grand dam de son équipage. Mais le meilleur restait encore à venir, se dit Henke avec un sourire paresseux, car l'amiral Sarnow avait ensuite divisé sa petite force opérationnelle en deux pour des simulations de combat. Le commodore Banton se trouvait à la tête des deuxième et troisième divisions ainsi que de leurs unités de protection, tandis que Sarnow commandait la première et la quatrième. Enfin, en théorie, car Sarnow avait informé Honor cinq minutes après le début de l'exercice que le capitaine Rubenstein, officier le plus gradé de la division 54, et lui-même étaient au nombre des victimes, et qu'elle prenait le commandement. Elle n'avait pas été prévenue à l'avance, mais elle avait manifestement réfléchi à la situation car elle avait donné ses ordre sans hésiter. Elle s'était servie des plates-formes de détection supraluminique pour localiser les unités de Banton, et avait divisé sa force en deux groupes de deux navires, accéléré jusqu'à la vitesse d'interception, puis éteint ses impulseurs, réduisant ses. émissions électroniques et gravitiques au silence. Mais elle ne s'était pas arrêtée là, car l'Achille de Banton, elle le savait, pouvait également la détecter et la suivre. Sachant que le commodore avait enregistré sa trajectoire de base avant qu'elle interrompe ses émissions, Honor avait lancé des drones de guerre électronique programmés pour imiter la propulsion de ses croiseurs de combat sur une trajectoire conçue pour attirer Banton dans la position qu'elle-même avait choisie. Le commodore avait mordu à l'hameçon — sans doute en partie parce qu'elle ne s'attendait pas à ce qu'Honor utilise des drones GE (à huit millions de dollars pièce) lors d'un exercice — et avait modifié sa trajectoire pour les intercepter. Le temps qu'elle comprenne ce qui se tramait, Honor avait ramené ses deux divisions sur des courses purement balistiques, bandes gravitiques et barrières latérales baissées jusqu'à la dernière seconde, les laissant opérer séparément au mépris de la sagesse tactique conventionnelle. Elle avait frappé les unités médusées de Banton depuis des directions très divergentes, et son approche peu orthodoxe s'était appuyée sur la formation plus traditionnelle adoptée par le commodore, pilonnant ses navires de tête sous deux angles différents, semant la confusion dans ses défenses actives et utilisant sa propre division de tête pour masquer pendant près de deux minutes le feu de ses navires les plus éloignés. Enfin, cerise sur le gâteau, elle avait demandé au capitaine de frégate Chandler de reprogrammer les leurres antimissiles des unités de protection de sorte que les croiseurs lourds passent soudain pour des croiseurs de combat. Les leurres étaient entrés en action au pire moment possible pour l'officier tactique de Banton. En l'absence d'identification formelle des vaisseaux d'Honor « invisibles » jusqu'au moment où ils remirent soudain leurs impulseurs en marche), il n’avait dû déterminer à qui il avait affaire avant de tirer, et les leurres l'avaient embrouillé juste assez longtemps pour que le Victoire, l'Agamemnon, l'Assaut et l'Invincible « détruisent » le vaisseau amiral de Banton et « mutilent » le Cassandre sans subir de dommages. Le Défi et l'Intolérant avaient fait de leur mieux par la suite, d'ailleurs la performance du capitaine Trinh avait largement racheté ses problèmes antérieurs, mais ils n'avaient aucune chance. Résultat final : destruction complète de la force de Banton, avaries limitées sur l'Agamemnon et l'Invincible, et deux malheureuses frappes au laser sur le Victoire. L'Assaut s'en était tiré sans une égratignure et avait même récupéré tous les drones GE qu'Honor avait largués, à deux exceptions près. Ils nécessiteraient une révision avant toute nouvelle utilisation mais, en les récupérant, l'équipage de l'Assaut avait fait gagner près de quarante-huit millions de dollars à la Flotte et, d'après Henke, l'équipage de Rubenstein allait sans doute jubiler plus encore que celui d'Honor. L'amiral Sarnow n'avait pas dit un mot, mais il affichait un sourire éloquent lors de son entrée sur le pont du Victoire pour la dernière phase de la « bataille ». Quant au commodore Ban-ton, elle se montrait bonne perdante. Son équipage et elle s'étaient fait rouler, elle le savait, et elle avait transmis ses félicitations personnelles à Honor avant même que les ordinateurs aient fini de calculer les estimations de dommages. Deux jours extrêmement satisfaisants, somme toute, décida Henke. Une semaine entière s'était écoulée sans incident depuis que l'amiral Parks avait disparu à l'hyperlimite, soulageant profondément l'escadre sans écorner sa détermination à prouver qu'il se trompait sur le compte de son amiral et de son capitaine de pavillon. Les réussites de ces derniers jours semblaient d'ailleurs un excellent premier pas. Évidemment, pensa-t-elle, satisfaite, ce premier pas avait été meilleur pour certains que pour d'autres. Évelyne Chandler se frottait déjà les mains en pensant à sa prochaine conversation avec l'officier tactique de l'Invincible. Détenteur de la Coupe de la Reine, hein ? Quant à Ivan Rayiez, il était aussi heureux qu'un chat sylvestre dans un potager planté de céleri. Sa nouvelle centrale à fusion fonctionnait à la perfection et l'Agamemnon avait été poussé dans ses derniers retranchements pour suivre l'accélération produite par les impulseurs magnifiquement réglés du Victoire. On avait même vu George Monet se fendre d'un ou deux sourires — une première historique pour l'officier de com. En plus, le commodore Banton avait déjà annoncé que les équipages de ses vaisseaux payaient leur tournée. Honor remarqua une étincelle dans les yeux de Henke et eut un sourire plein d'affection pour son second alors que celle-ci se retournait vers sa console. Michelle avait le droit d'être contente. Après tout, c'étaient ses programmes d'entraînement qui avaient maintenu le Victoire dans une telle forme. Mais l'entraînement n'expliquait pas tout. Les exercices et les simulations pouvaient accomplir beaucoup, mais ils ne fournissaient pas ce petit supplément indéfinissable qui faisait la différence entre un équipage d'élite et un bon groupe. Peut-être celui-ci venait-il du mystérieux esprit de corps qui semblait toujours habiter les vaisseaux de ce nom, de l'idée qu'ils devaient se montrer à la hauteur d'une certaine tradition. Ou peut-être de tout autre chose. Honor l'ignorait, mais elle l'avait senti frémir autour d'elle comme de l'électricité statique, attendant qu'on le mette à profit, ce qu'elle avait fait. Elle n'avait même pas réfléchi à ses manœuvres, pas consciemment; elles lui étaient venues simplement, avec une précision sans accroc. Ses subalternes avaient exécuté ses ordres de la même façon et ils avaient le droit d'être fiers. Que Banton fût de bonne composition ne gâchait rien, évidemment. Honor connaissait plus d'un officier général qui n'aurait pas eu le sourire après la défaite cuisante que le commodore venait de subir, surtout en se découvrant battu par le capitaine de pavillon plutôt que par l'amiral. Mais Honor soupçonnait Banton de partager son analyse du comportement de l'amiral et de sa décision d'être porté au nombre des blessés. Honor était peut-être son capitaine de pavillon, mais elle était moins ancienne en grade que six des sept autres commandants de croiseurs de combat sous les ordres de Sarnow, et c'était la première fois qu'elle pouvait leur montrer de quel bois elle se chauffait ailleurs que dans les simulateurs. Sarnow s'était délibérément écarté pour la laisser gagner ses galons aux yeux de l'escadre, et elle aurait voulu se pavaner comme Nimitz tant l'exercice s'était bien déroulé. D'ailleurs, se dit-elle en s'adossant, son menton pointu appuyé sur ses doigts tendus, c'était exactement ce qu'elle comptait faire sous peu... entre autres choses. On était mercredi et l'escadre allait rejoindre la base bien avant l'heure du dîner. Elle comptait arriver dans les quartiers de Paul avec une bouteille du précieux Delacourt de son père et découvrir cc que cachaient ses allusions rieuses à des frictions à l'huile chaude. Le coin de sa bouche frémit à cette idée, une fossette se creusa sur sa joue droite et la chaleur lui monta au visage, mais elle s'en moquait. « Commandant, je détecte une empreinte hyper à deux-zéro-six, annonça le capitaine de frégate Chandler. Une seule source d'impulsion, distance six virgule quatre-vingt-quinze minutes-lumière. C'est trop gros pour un courrier diplomatique, madame. » Honor regarda l'officier tactique avec une certaine surprise, mais Chandler ne le remarqua pas car elle interrogeait ses ordinateurs et tentait d'établir un contact. Plusieurs secondes passèrent, puis elle se redressa et hocha la tête, l'air satisfait « Aucun doute, il s'agit d'une signature d'impulsion manticorienne, madame. On dirait un croiseur lourd. Je n'en aurais confirmation que lorsque les capteurs classiques le détecteront. — Compris. Gardez un œil sur lui, Évelyne. — À vos ordres, madame. » Un croiseur, hein ? Honor s'adossa une fois de plus. Un simple croiseur ne changerait pas grand-chose, mais Van Slyke se réjouirait de son arrivée. Son escadre se trouverait enfin au complet et le reste du groupe d'intervention verrait en lui le héraut des renforts beaucoup plus conséquents qu'on leur avait promis. De plus, il serait sans doute porteur de messages, et le moindre lambeau d'information récente apporterait un immense soulagement. Elle leva les bras et attira Nimitz sur ses genoux, lui frottant les oreilles tout en pensant à la vidéoconférence que l'amiral avait prévue pour le lendemain matin. Elle tenait à aborder plusieurs sujets, notamment la chance qu'elle avait eue de réussir son tour avec les drones GE. Elle s'enfonça dans le fauteuil en réfléchissant à la manière la plus efficace (et la plus subtile) de s'y prendre. Plusieurs minutes s'écoulèrent. La routine tranquille et posée de sa passerelle murmurait à son oreille un mantra apaisant. Elle tournait des phrases dans sa tête, les manœuvrant avec une certaine langueur, un plaisir félin. Pourtant il ne fallait pas se fier à ses yeux rêveurs. Le discret carillon de la section de communication annonçant l'arrivée d'un message la tira instantanément de ses réflexions, et son regard se porta sur le dos étroit du capitaine de corvette Monet. L’officier de com enfonça un bouton et écouta quelques instants son oreillette. Les yeux d'Honor s'étrécirent lorsqu'elle vit ses épaules frémir; si elle ne l'avait pas su totalement professionnel et parfaitement dépourvu d'humour, elle aurait pu croire qu'il riait. Il appuya encore sur quelques boutons puis fit pivoter son siège pour lui faire face. Son visage était admirablement sérieux mais ses yeux bruns brillaient légèrement lorsqu'il s’éclaircit la gorge. — Un message urgent pour vous, commandant. » Il s'arrêta un instant. « De la part du capitaine Tankersley. » Une légère rougeur monta aux joues d'Honor. Tous les membres de son équipage étaient-ils donc au courant de sa... relation avec Paul ? Ça ne les regardait pas, de toute façon, bon sang ! Et leur histoire n'avait rien de clandestin : Paul étant radoubeur, ils ne violaient même pas le règlement interdisant toute liaison entre officiers situés dans la même chaîne de commandement ! Pourtant, alors qu'elle s'apprêtait à lancer un regard courroucé à l'officier de com, elle fut sauvée par son propre sens du ridicule. Évidemment, son équipage savait : même l'amiral Sarnow était au courant ! Elle ne s'était jamais rendu compte que tout le monde remarquait son absence de vie amoureuse mais, si elle voulait rester discrète, elle aurait dû y penser plus tôt. Et l'étincelle dans les yeux de Monet n'avait rien d'obscène. En fait, se dit-elle en devinant le même amusement silencieux chez le reste des officiers du pont, il avait plutôt l'air heureux pour elle. « Eh bien, passez-le sur mon écran, fit-elle, soudain consciente qu'elle se taisait depuis un peu trop longtemps. — C'est une communication privée, madame. » La voix de Monet était si douce qu'Honor réprima un sourire. Elle quitta le fauteuil, Nimitz dans les bras, en combattant une fossette rebelle. « Dans ce cas, je la prendrai sur le terminal de ma salle de briefing. — Bien sûr, madame. Je vous la transmets. — Merci », répondit Honor avec toute la dignité qu'elle put rassembler, avant de se diriger vers le sas de la salle de briefing. Celui-ci s'ouvrit devant elle et, en le passant, elle se demanda soudain pourquoi Paul l'appelait. Le Victoire atteindrait la base dans une demi-heure, mais le délai de transmission à cette distance représentait encore environ dix-sept secondes, ce qui interdisait dans la pratique toute conversation en temps réel. Alors pourquoi n'avait-il pas attendu un quart d'heure de plus ? Le sourcil froncé, elle déposa Nimitz sur la table et prit place dans le fauteuil du commandant puis alluma le terminal. L'écran indiqua l'imminence de la transmission, puis le visage de Paul apparut. « Bonjour, Honor. Désolé de te déranger, mais je me suis dit qu'il valait mieux te mettre au courant. » Le front d'Honor se plissa en remarquant son expression sinistre. « Nous venons de recevoir le signal d'arrivée d'un croiseur lourd, poursuivit la voix enregistrée avant de marquer une pause. Il s'agit du Sorcier, Honor. » Elle se raidit dans son fauteuil. Paul la regardait depuis l'écran comme s'il la voyait; son regard plein de compassion semblait la mettre en garde tandis qu'il hochait la tête. « Pavel Young en est toujours le commandant, fit-il doucement. Et il est toujours plus haut que toi dans la hiérarchie. Fais attention, d'accord ? Le croiseur léger havrien Napoléon dérivait dans l'obscurité, loin du faible phare que constituait la naine rouge du système. Il avait coupé ses impulseurs, réduit au silence ses capteurs actifs, et son commandant, assis sur le pont, était tendu. Le croiseur poursuivait sa course silencieuse à l'intérieur de l'orbite d'une planète gelée aux confins de Hancock. Il distinguait la signature d'impulsion de deux contre-torpilleurs manticoriens sur son visuel, mais le plus proche se trouvait à plus de vingt minutes-lumière et il n'avait pas la moindre intention d'attirer son attention. Le capitaine de frégate Ogilve n'avait pas été impressionné par l'opération Argus quand on la lui avait expliquée. Elle lui avait apparue comme le meilleur moyen de provoquer une guerre dans laquelle son navire se ferait frire; pourtant elle avait donné de bien meilleurs résultats qu'il n'aurait cru. Elle prenait un temps fou, et, même si aucun des bâtiments impliqués ne s'était encore fait attraper, cela pouvait changer. Toutefois, il suffisait qu'elle continue de fonctionner encore un peu, le temps que l'amiral Rollins reçoive les données dont il avait besoin... et que le Napoléon se tire de Hancock en un seul morceau! « Nous arrivons au premier relais, monsieur. » L'officier de com avait l'air aussi malheureux que lui, et Ogilve s'efforça de rayonner de calme en quittant des yeux le visuel pour acquiescer. Il ne faudrait pas que ses troupes se rendent compte que leur commandant avait aussi peur qu'elles, se dît-il, amer. « Paré à initier le transfert de données, fit-il. — Bien, monsieur. Le silence régnait sur le pont tandis que l'officier de com allumait ses lasers. Dans ces circonstances, toute forme d'émission représentait un danger, mais la position du relais avait été soigneusement choisie. Les responsables de l'opération Argus savaient que le périmètre de tous les systèmes stellaires manticoriens était surveillé par des plates-formes de détection dont ils ne pouvaient égaler la portée et la sensibilité, mais aucun réseau de surveillance n'était capable de tout couvrir. Les schémas de déploiement en avaient tenu compte et –jusque-là, du moins – ils avaient bien placé leur argent. Ogilve eut un grognement amusé à son propre choix de mots, car Argus avait coûté des milliards. Les plates-formes de détection furtives avaient été insérées à deux mois-lumière de là pour dériver dans le silence de l'espace interstellaire, alimentation bloquée sur le minimum absolu. Elles avaient passé les capteurs manticoriens comme n'importe quel débris spatial, et le minuscule filet d'énergie qui les avait stabilisées et alignées dans leur position finale, choisie avec soin, était littéralement indétectable à plus de quelques milliers de kilomètres. En fait, mettre les plates-formes en place était la partie simple du plan. Le profane oublie facilement l'immensité – et le vide – de tout système stellaire. Le plus gros vaisseau spatial ne représente qu'une poussière à cette échelle. Tant qu'aucune signature énergétique ne le trahit, attirant l'attention, il est pour ainsi dire invisible; or les plates-formes étaient bien plus petites encore et équipées des meilleurs systèmes furtifs que Havre savait produire. Ou, dans le cas présent, rectifia Ogilve, acheter clandestinement auprès de la Ligue solarienne. Le plus gros risque provenait des lasers de faible puissance, fins comme un cheveu, qui les liaient au relais de stockage central. Mais, même là, le risque avait été réduit au minimum. Les plates-formes ne communiquaient que par transmissions épisodiques ultrarapides. Même si quelqu'un s'égarait sur leur chemin, il lui faudrait un énorme coup de chance pour se rendre compte qu'il entendait quelque chose, et le programme des plates-formes leur interdisait de transmettre si leurs capteurs détectaient quoi que ce soit en position d'intercepter le message. Non, les Manticoriens avaient très peu de chances de tomber sur les minuscules espions robotisés; c'est le facteur qui venait relever leurs données qui avait du souci à se faire. Car, si petit soit-il, un navire était plus gros qu'aucune plate-forme, et la récupération des informations lui imposait de rayonner, même discrètement. « Faisceau étroit paré, monsieur. Arrivée au point de transfert dans... dix-neuf secondes. — Initiez le transfert quand nous serons en position. — À vos ordres, monsieur. Paré. » Les secondes s'égrenaient lentement et l'officier de com passa la langue sur ses lèvres. « Transfert initié, monsieur. » Ogilve se raidit et ses yeux se braquèrent un peu trop vite sur le visuel. Il observait douloureusement les contre-torpilleurs manticoriens qui poursuivaient pourtant leur route dans une bienheureuse ignorance, puis... — Transfert terminé, monsieur ! » L'officier retint un geste de soulagement en coupant le laser et Ogilve sourit malgré sa nervosité. « Bien joué, Jamie. » Il se frotta les mains et sourit aussi à son officier tactique. « Alors, mademoiselle Austeil, et si nous regardions ce que nous avons récupéré ? — Excellente idée, monsieur. » L'officier tactique lui rendit son sourire et se mit en devoir d'examiner les informations transférées. Plusieurs minutes s'écoulèrent en silence, car le dernier transfert remontait à un mois et demi. Il y avait donc un grand nombre d'informations à trier, mais elle se raidit tout à coup et releva brusquement la tête. « J’ai là quelque chose de très intéressant, monsieur. » L'excitation contenue qui perçait dans sa voix tira Ogilve de son fauteuil sans qu'il y réfléchisse. Il traversa le pont en quelques enjambées et se pencha sur son épaule alors qu'elle tapait sur son clavier. Son visuel tremblota un instant puis se figea, et la date et l'heure se mirent à briller dans un coin. Ogilve prit une profonde inspiration en comprenant ce qu'il avait sous les yeux. Une vingtaine de bâtiments de ligne... Non, plus que ça. Mon Dieu, il y en avait plus d'une trentaine ! Mais c'était le mur de bataille ennemi tout entier ! Il fixait le visuel, retenant son souffle, incrédule face au déplacement massif d'unités auquel il assistait. L'enregistrement était fortement compressé et l'incroyable masse de signatures d'impulsion traversait le système stellaire à toute vitesse. C'était forcément une manœuvre. Ça ne pouvait rien être d'autre, se répétait encore et toujours Ogilve comme une incantation pour se protéger de la déception qui suivrait inévitablement. Mais il ne fut pas déçu. Les énormes cuirassés et supercuirassés continuèrent leur mouvement, s'éloignant de Hancock jusqu'à en atteindre l'hyperlimite. Puis ils disparurent. Tous sans exception. Ogilve se redressa lentement, avec précaution. « Sont-ils revenus, Midge ? » souffla-t-il. L'officier tactique secoua la tête en ouvrant de grands yeux étonnés. « Les plates-formes de ce secteur les auraient-elles repérés s'ils étaient revenus ? insista-t-il. — Pas nécessairement, monsieur. Ils pourraient être rentrés sur une trajectoire extérieure à leur enveloppe de détection. Mais, à moins qu'ils aient eu connaissance de la présence des capteurs et qu'ils aient monté ce spectacle pour nous duper, ils auraient regagné le système en fin de manœuvres en suivant à peu près la même trajectoire. Et, dans ce cas, les plates-formes les auraient vus... Et ils sont partis depuis plus d'une semaine, monsieur. » Ogilve hocha la tête et se pinça l'arête du nez. Incroyable. L'idée même que les Manticoriens se livrent à un exercice qui les éloigne de Hancock dans un moment de pareille tension était ridicule. Mais, si impossible que cela paraisse, ils avaient trouvé encore plus stupide : ils s'étaient purement et simplement retirés, laissant la station de Hancock sans protection ! Il prit une profonde inspiration et se tourna vers son astrogateur. « En combien de temps pouvons-nous sortir d'ici ? — Sans que notre empreinte hyper soit détectée ? — Évidemment ! — Hummm. » Les doigts de l'astrogateur couraient sur sa console tandis qu'il examinait le problème. « Sur ce vecteur, quatre-vingt-quatorze virgule huit heures, le temps de passer les plates-formes de capteurs ennemies identifiées, monsieur. — Merde », murmura Ogilve. Il frottait nerveusement ses mains sur les coutures de son pantalon et s'imposa de contrôler son impatience. Ces données étaient trop importantes pour risquer de les perdre. Il allait devoir attendre, patienter encore quatre jours avant de pouvoir rentrer à la maison avec cette nouvelle incroyable. Mais une fois à Seaford... Bon, dit-il brusquement. Arrêt complet des émissions. Rien ne doit sortir de ce vaisseau. Jamie, abandonnez les transferts de données restants. Midge, je veux que vous restiez jour et nuit au chevet de vos capteurs passifs. Si quelque chose fait mine de venir vers nous, je veux être au courant. Cette info vient de nous rembourser du coût de l'opération Argus depuis le premier jour, et nous la ramenons à la maison même s'il faut passer en hyper sous le nez d'un Manticorien ! — Et que faites-vous de la sécurité opérationnelle, monsieur ? protesta son second. — Je ne vais pas attirer leur attention sur nous, répondit fermement Ogilve. Mais nous ne pouvons pas risquer de perdre cette information, elle a trop d'importance; donc, s'il apparaît qu'ils pourraient nous repérer, on se tire. Tant pis pour le reste de l'opération Argus. Nous avons exactement ce que l'amiral Rollins attendait et, bon Dieu, on va lui annoncer la nouvelle ! » CHAPITRE VINGT Honor salua d'un signe de tête le fusilier en faction et franchit le sas d'accès à sa cabine sans un mot. Son visage n'exprimait aucune émotion mais, sur son épaule, Nimitz était tendu. Le sourire que lui réservait MacGuiness s'effaça dès qu'il la vit. « Bonsoir, madame », dit-il. Elle tourna la tête au son de sa voix et son regard se troubla, comme si elle remarquait seulement sa présence. Il vit ses lèvres se serrer un instant, puis elle prit une profonde inspiration et lui sourit. Pour qui ne la connaissait pas, elle aurait presque pu paraître naturelle. « Bonsoir, Mac. » Elle gagna son bureau et y laissa tomber son béret; puis elle se passa les mains dans les cheveux, détournant un moment le regard. Enfin elle transféra Nimitz de ses épaules à son perchoir rembourré, s'assit dans son fauteuil et le fit pivoter pour faire face à l'intendant. « Je dois finir mon rapport sur les manœuvres. Filtrez mes appels pendant ce temps, d'accord ? Passez-moi les communications du capitaine Henke, de l'amiral Sarnow et de son état-major ainsi que de n'importe quel autre commandant, mais demandez aux autres si le second ne pourrait pas leur répondre. — Bien sûr, madame. » MacGuiness dissimula son inquiétude face à cet ordre inhabituel et elle sourit de nouveau, reconnaissante, à son ton naturel. « Merci. » Elle alluma son terminal et il s'éclaircit la gorge. — Désirez-vous une tasse de cacao, madame ? — Non, merci », répondit-elle sans quitter l'écran des yeux. MacGuiness l'observa puis échangea un regard silencieux avec Nimitz. Le langage corporel du chat sylvestre exprimait sa propre tension, mais il remua les oreilles et tourna la tête, museau pointé vers le sas de l'office ; l'intendant se détendit légèrement. Il hocha la tête et se retira discrètement. Honor continua de fixer les lettres qu'affichaient son écran jusqu'à ce que le sas se close derrière lui, puis elle ferma les yeux et les couvrit de ses deux mains. L'échange silencieux entre MacGuiness et Nimitz ne lui avait pas échappé. Et si une part d'elle-même broyait du noir et leur en voulait, elle leur était surtout extrêmement reconnaissante. Elle baissa les mains et inclina son fauteuil avec un soupir. Nimitz l'interpella gentiment depuis son perchoir, et elle se tourna vers lui avec un sourire amer et fatigué. « Je sais », dit-elle tranquillement. Il bondit sur le bureau et s'assit bien droit, soutenant son regard sombre de ses yeux vert d'herbe. Elle tendit la main vers sa douce fourrure gris-crème. Sa caresse était légère, elle l'effleurait à peine, mais il ne réclama rien de plus énergique. Elle devina son inquiétude. Elle savait depuis toujours que Nimitz agissait pour l'aider à surmonter ses crises de colère ou de déprime, pourtant elle n'avait jamais réussi à comprendre comment. Autant qu'elle sache, aucun des humains précédemment adoptés par un chat sylvestre n'y était parvenu, mais l'étrange intensification de leur lien depuis Grayson était désormais à l'œuvre. Elle sentit son influence, comme une main affectueuse, soulager son esprit en adoucissant ses émotions brutes. Il ne les lui ôtait pas. Peut-être n'en était-il pas capable – ou savait-il qu'elle lui en aurait voulu. Ou peut-être était-ce tout simplement contre ses principes. Elle l'ignorait, mais elle ferma les yeux une fois de plus, passant doucement les mains sur la fourrure du chat dont la douce caresse mentale soignait sa blessure intérieure. C'était terriblement injuste. Elle était si heureuse malgré la tension liée à la crise havrienne, et maintenant voilà. On aurait dit que Young savait que tout allait trop bien et qu'il s'était délibérément fait détacher ici pour tout gâcher. Elle avait envie de crier et de tout casser, de laisser éclater sa colère contre un univers qui permettait pareille situation. Mais l'univers n'était pas réellement injuste, pensa-t-elle, ironique. Il se fichait juste complètement de ce qui se passait. La main puissante et délicate du chat sylvestre toucha sa joue droite comme une plume et elle rouvrit les yeux. Nimitz l'interpellait de nouveau, et elle se mit à sourire pour de bon. Elle l'attira dans ses bras, le serrant contre sa poitrine, et goûta son soulagement tandis que sa propre douleur refluait. « Merci », souffla-t-elle en enfouissant le visage dans sa chaude fourrure. Il émit un petit blic et elle le serra encore plus fort avant de le reposer sur son perchoir. « C'est bon, boule de poils, j'ai surmonté la crise. » Il balança sa queue en signe d'approbation et le sourire d'Honor s'élargit. « Et je dois vraiment terminer mon rapport avant de m'éclipser pour le dîner. Alors tu restes là bien tranquille et tu gardes un œil sur moi, d'accord ? » Il acquiesça et s'installa confortablement, la regardant parcourir les paragraphes qu'elle avait déjà rédigés. Les minutes passèrent, puis une demi-heure, sans autre bruit que le ronronnement de son terminal et le contact de ses doigts sur le clavier. Elle était si concentrée qu'elle n'entendit pas le discret carillon. Celui-ci retentit à nouveau. Honor fit la grimace et ouvrit mine fenêtre afin d'accepter l'appel sur sa station de travail. Les lignes du rapport cédèrent la place aux traits de MacGuiness. « Excusez-moi de vous déranger, madame, fit-il sur un ton formel, mais l'amiral cherche à vous joindre. — Merci, Mac. » Honor se redressa et passa une nouvelle fois la main dans ses cheveux. Ce serait une bonne idée de les laisser pousser pour pouvoir les tresser, se dit-elle distraitement en appuyant sur le bouton de réception. « Bonsoir, Honor. » La voix de l'amiral Sarnow était plus grave qu'à l'habitude et elle ravala un sourire ironique. Elle s'était déjà demandé s'il avait entendu les rumeurs qui couraient sur son compte et celui de Young. — Bonsoir, monsieur. Que puis-je pour vous ? — J'ai étudié les messages qu'apportait le Sorcier. » Il observait son visage en mentionnant le vaisseau de Young, mais elle ne cilla pas. Il acquiesça mentalement, elle le sentit, en constatant qu'elle était déjà au courant. « Il y a plusieurs sujets que nous devrons aborder pendant la prochaine réunion d'escadre, poursuivit-il sur un ton neutre, mais avant cela je dois accueillir le capitaine Young au sein du groupe d'intervention. » Honor hocha la tête. L'idée d'inviter Young à bord de son vaisseau lui soulevait le cœur, mais elle s'y attendait. Mark Sarnow n'agirait jamais comme Sir Yancey Parks : il n'exclurait pas l'un des capitaines. Pas tant que ce dernier ne lui avait pas donné une bonne raison de le sanctionner. « Je comprends, monsieur, dit-elle après quelques instants. Le Sorcier est-il déjà arrivé à la base ? — Oui. — Alors je veillerai à l'inviter, monsieur », dit-elle simplement. Sarnow s'apprêtait à rajouter quelque chose mais il resta muet. Elle lut dans ses yeux qu'il était tenté d'envoyer l'invitation par ses propres canaux de communication et elle pria pour qu'il ne le lui propose pas. « Merci, Honor. J'apprécie, fit-il enfin. — Aucun problème, monsieur. » Elle mentait. Les lignes du rapport réapparurent lorsqu'elle coupa la communication. Elle les contempla sans les voir pendant plu sieurs secondes puis soupira. De toute façon elle l'avait fini, se dit-elle avant de le sauvegarder. Elle passa quelques minutes à en envoyer des copies à Sarnow et Ernestine Coreil, bien consciente qu'elle ne faisait que retarder l'inévitable. Puis elle tapa un code de communication. Un instant plus tard, le visage de Michelle Henke emplissait l'écran. « Passerelle, commandant en second », commença-t-elle. Puis elle sourit. « Bonjour, pacha. Que puis-je faire pour vous ? — Dites à Georges de contacter la base, s'il vous plaît. Demandez-leur de transmettre un message au croiseur lourd Sorcier. » Honor vit Henke ouvrir de grands yeux et elle poursuivit sur le même ton creux. « Il fait partie de nos renforts et vient d'arriver. Transmettez mes compliments et ceux de l'amiral Sarnow à son commandant (la formule de politesse lui était amère) et invitez-le à se rendre immédiatement à bord afin de rencontrer l'amiral. — Bien, madame, répondit calmement Henke. — Lorsque Georges aura envoyé le message, informez le bosco que nous aurons besoin d'une haie d'honneur. Et dès que vous obtenez une réponse du Sorcier, faites-moi savoir quand il arrivera à bord. — Bien, madame. Souhaitez-vous que je l'accueille ? — Ce ne sera pas nécessaire, Michelle. Prévenez-moi simplement de son arrivée. — Bien sûr, commandant. Je m'en occupe immédiatement. — Merci. » Honor coupa la communication. Le capitaine Lord Pavel Young, raide et silencieux, observait l'indicateur de position tandis que sa capsule de transport traversait la base. Il portait sa plus belle tenue de cérémonie, sans oublier la ceinture dorée et l'anachronique sabre de parade. Son reflet le contemplait depuis les parois polies de la capsule. Il s'examinait en silence, le regard amer malgré sa superbe. Un uniforme habilement taillé (et payé très cher) dissimulait son embonpoint croissant tout en restant à peu près réglementaire et une barbe bien taillée masquait son double menton. Son apparence était parfaite et le satisfaisait, mais il devait faire appel à tout son calme — mis à rude épreuve — pour ne pas faire la grimace à son reflet. Le culot de cette salope. Mais quel culot ! Ses « compliments », ah oui ? Et comme par hasard associés à ceux de l'amiral Sarnow ! Cette fois il grimaça, mais il se maîtrisa brusquement et retrouva une expression normale tandis que son cœur frémissait de haine. Honor Harrington. Lady Harrington. La putain de basse extraction qui avait saboté sa carrière — et maintenant le capitaine de pavillon du groupe d'intervention. Il grinça des dents à son évocation. Il ne l'avait pas spécialement remarquée la première fois qu'il l'avait vue sur l'île de Saganami. Elle était de la promotion suivante, ce qui aurait dû lui ôter tout intérêt à ses yeux, même si elle avait été plus qu'une paysanne de Sphinx. Et puis elle était commune de visage et manquait de sophistication, les cheveux presque rasés et le nez trop long. Elle valait à peine un deuxième coup d'œil et n'était certainement pas à la hauteur de ses critères habituels. Pourtant, un détail dans sa façon de se mouvoir, dans la grâce de son maintien, avait piqué son intérêt. Il l'avait observée par la suite. C'était la mascotte de l'Académie, bien sûr, avec son satané chat sylvestre. Certes, elle faisait semblant de ne pas voir qu'elle était la chouchoute des instructeurs et que tout le monde gâtifiait devant son affreuse bestiole, mais lui n'était pas dupe. Même le chef MacDougal, le prof d'éducation physique, ce rustre, s'en était entiché. Et l'intérêt de l'aspirant Lord Young pour elle avait grandi jusqu'à ce qu'il le fasse connaître. Et cette bâtarde l'avait éconduit. Elle lui avait dit non — à lui ! — devant ses amis. Elle avait essayé de faire croire qu'elle ne mesurait pas l'affront qu'elle lui faisait, mais c'était faux et, quand il avait voulu la remettre à sa place avec quelques phrases bien senties, cette enflure de MacDougal avait surgi de nulle part et lui avait collé un rapport pour « harcèlement » ! Personne ne lui avait dit non depuis ses seize ans, depuis le pilote du yacht de son père, et il lui avait fait son affaire dès qu'il l'avait surprise seule. Ouais, et son père avait veillé à ce qu'elle se taise par la suite. Il aurait dû arriver la même chose à Harrington, mais non. Oh non, pas avec elle. Un grognement sourd, plein de haine, tremblait au fond de sa gorge au souvenir de son humiliation. Il avait tout planifié si soigneusement. Il avait passé des jours entiers à déterminer son emploi du temps exact, jusqu'à découvrir l'existence de ses séances de gym privées, tard le soir. Elle aimait augmenter la gravité et avait la salle pour elle toute seule, la nuit. Il avait souri en comprenant qu'il la trouverait seule dans les douches. Il avait même pris la précaution de saupoudrer de cotanine le céleri que l'un des amis d'Honor ne cessait de donner à son maudit chat. Il n'avait pas réussi à lui en faire ingurgiter assez pour tuer ce petit démon, mais la cotanine l'avait rendu si somnolent qu'elle l'avait laissé dans sa chambre. C'était parfait. Il l'avait surprise sous la douche, nue, et il avait lu le choc et la honte dans ses yeux. Il avait savouré sa panique pendant qu'il la poursuivait sous le jet d'eau, la regardant reculer en essayant de se couvrir, ridicule. Et il goûtait déjà sa revanche. Mais quelque chose avait changé. La panique dans ses yeux avait cédé la place à un autre sentiment lorsqu'il avait essayé de la projeter contre le mur de la douche et, sa peau étant mouillée et glissante, elle lui avait échappé. Sa force l'avait étonné quand elle lui avait fait lâcher prise. Ça avait été sa première pensée. Puis il avait gémi de détresse au moment où le tranchant de sa main droite le frappait au ventre. Il s'était plié en deux : la douleur était si forte qu'il avait envie de vomir, et le genou d'Harrington avait percuté son bas-ventre comme un bélier. Il avait hurlé. La sueur perlait sur son front au souvenir de sa honte, de la terrible douleur dans son bas-ventre et, pour couronner le tout, de l'humiliation terrible de la défaite. Mais l'arrêter n'avait pas suffi à cette furie. Son coup sauvage, déloyal, l'avait surpris et paralysé, et elle avait continué avec une efficacité brutale. Un coude lui avait écrabouillé les lèvres. Le tranchant d'une main lui avait cassé le nez. Un autre coup terrible lui avait brisé la clavicule et un genou l'avait encore frappé — au visage cette fois — tandis qu'il s'écroulait. Elle lui avait cassé deux incisives au niveau de la gencive et six côtes, puis l'avait abandonné sous le jet d'eau, sanglotant de douleur et d'angoisse, la bouche ensanglantée. Elle avait récupéré ses vêtements et s'était enfuie. Dieu seul savait comment il était parvenu jusqu'à l'infirmerie. Il ne se souvenait même pas avoir quitté le gymnase ni avoir rencontré Reardon et Cavendish, mais ils avaient mis au point une histoire ensemble. Pas assez solide pour que personne y croie, mais suffisante — vu son nom — pour lui éviter tout châtiment officiel. Du moins le plus gros. Ce faux-cul moralisateur de Hartley l'avait quand même traîné jusqu'à son bureau pour le forcer à présenter ses excuses — ses excuses ! — à la putain, devant l'adjudant et lui-même. Ils avaient dû se contenter de le blâmer pour l'histoire de harcèlement ». La harpie avait sans doute vidé son sac, mais personne n'avait osé réagir. Pas tant qu'ils n'avaient que sa parole contre celle du fils du comte de Nord-Aven. Mais il avait quand même dû lui présenter ses excuses ». Et, pire encore, elle lui avait fait peur. Il était terrifié à l'idée qu'elle puisse de nouveau le blesser, et il la haïssait pour cela plus encore que pour la correction qu'elle lui avait flanquée. Il découvrit les dents en un sourire vicieux devant son reflet. Il avait fait de son mieux pour le lui faire payer par la suite. Il avait usé de toute l'influence de sa famille pour détruire sa carrière comme elle le méritait. Mais la peste avait trop d'amis, comme ce connard de Courvosier. Évidemment, il comprenait parfaitement cette relation-là. Malgré le temps et l'argent qu'il y avait consacré, il n'était jamais parvenu à le prouver, mais il savait qu'elle couchait avec Courvosier. Rien d'autre ne justifiait la façon dont il avait toujours veillé sur sa carrière, mais au moins (il eut un sourire mauvais et triomphant) le vieux avait finalement eu ce qu'il méritait. Dommage que les Masadiens n'aient pas mis la main sur Harrington en plus ! Il se tira de ce doux rêve éveillé pour revenir à la dure réalité : ses échecs répétés pour lui régler son compte une fois pour toutes. Son père et lui avaient réussi à semer assez d'embûches sur son chemin pour ralentir ses promotions, mais elle avait le chic pour se trouver là où il y avait de l'action et, bizarrement, elle en retirait toujours toute la gloire. Comme le désastre dans la salle des machines du Manticore, quand elle était officier tactique. Elle avait obtenu la médaille d'honneur et la reconnaissance royale pour en avoir sorti trois misérables matelots, puis avait fait parler d'elle en sauvant des couillons qui ne s'étaient pas écartés lors de l'avalanche de l'Attica en 275, sur Gryphon. Où qu'il se tourne, il retrouvait Harrington, et tout le monde lui répétait combien elle était fantastique. Il avait cru la tenir enfin à Basilic, mais elle était tombée par hasard sur les Havriens qui tentaient de s'emparer du système. Encore un énorme coup de pot, mais qui s'en souciait ? Personne ! À elle les lauriers et à lui le blâme officiel pour e avoir mal évalué la menace pesant sur le système qu'il défendait » ! Et pendant qu'elle s'en allait vers un nouvel épisode glorieux à Yeltsin, les enflures sans nom de l'Amirauté l'avaient voué à l'oubli en lui faisant escorter des convois vers la Confédération silésienne ou opérer des observations de routine sur les ondes gravitationnelles afin de mettre à jour les cartes d'AstroNav —bref, toutes les basses besognes qui leur venaient à l'esprit. D'ailleurs, il était censé escorter un nouveau convoi lorsque la crise avait forcé l'Amirauté à envoyer le Sorcier à Hancock en renfort de dernière minute. Et maintenant ceci. Elle était capitaine de pavillon. Il allait devoir obéir aux ordres de cette putain, et il ne pouvait même pas profiter de sa naissance pour la remettre à sa place. Elle le dépassait aussi socialement ! S'il était l'héritier d'un des plus vieux comtés du Royaume, elle était « comtesse » à part entière. La dernière des parvenues peut-être, mais comtesse. L'indicateur de position se stabilisait maintenant que la capsule approchait de sa destination et il parvint — sans savoir comment — à effacer la grimace de son visage. Quatre ans. Pendant quatre longues, interminables années T il avait enduré sa honte et les sourires humiliants de ses subalternes tandis qu'il trimait sous les foudres de l'Amirauté après Basilic. C'est encore à elle qu'il le devait et, un jour, d'une façon ou d'une autre, il veillerait à ce qu'elle paye pour tout. Mais, pour le moment, il devait subir une humiliation supplémentaire et faire comme s'il ne s'était jamais rien passé entre eux. Les portes s'ouvrirent et il prit une profonde inspiration en pénétrant dans la galerie du bassin de carénage. Une haine renouvelée, pleine d'amertume, brilla un instant dans ses yeux lorsqu'il aperçut le superbe navire à quai. Le HMS Victoire, fierté de la Flotte. Il aurait dû lui revenir plutôt qu'à Harrington, mais ça aussi elle le lui avait enlevé. Il rajusta le sabre sur sa hanche et se dirigea d'un pas raide vers les fusiliers en faction devant le boyau d'accès au Victoire. Honor se tenait devant le sabord d'entrée, aux côtés de la haie d'honneur, et attendait, les mains moites, que Young émerge du boyau. Un dégoût profond l'animait. Elle aurait voulu se sécher les mains, mais elle n'en fit rien et se contenta de rester là, le visage serein, l'épaule étrangement légère et vulnérable sans le poids et la chaleur de Nimitz. Elle n'avait même pas envisagé d'amener le chat sylvestre. Young apparut au dernier coude, glissant dans la gravité nulle du boyau, et elle pinça imperceptiblement les lèvres en apercevant sa tenue de cérémonie. Ça lui ressemblait bien d'en faire trop, pensa-t-elle, méprisante. Il lui fallait toujours impressionner les plus petits avec le pouvoir et l'argent de sa famille. En atteignant la ligne écarlate, il attrapa la barre d'appui pour passer l'interface et entrer dans la gravité interne du Victoire, et le fourreau du sabre se prit dans ses jambes. Il trébucha et faillit tomber alors que le sifflet du bosco retentissait et que la haie d'honneur, imperturbable, se mettait au garde-à-vous. Les yeux d'Honor brillèrent un instant de plaisir sadique tandis qu'il rougissait, humilié. Mais il se rattrapa et, le temps qu'il remette son sabre en place, elle avait banni toute satisfaction de son visage, à défaut de ses autres émotions. Il la salua, les joues encore rouges, et elle n'eut pas besoin de Nimitz pour ressentir sa haine. Il était peut-être plus ancien en grade qu'elle, mais il visitait son navire, et elle savait tout en lui rendant son salut combien cela devait lui être amer. — Permission de monter à bord, capitaine ? » Sa voix de ténor, si proche et à la fois si différente de celle de l'amiral Sarnow, était totalement dépourvue d'intonation. — Permission accordée, capitaine », répondit-elle avec le même formalisme. Il passa le sas du sabord. « Si vous voulez bien me suivre, capitaine, l'amiral vous attend dans sa salle de briefing. » Young hocha brièvement la tête et la suivit jusqu'à l'ascenseur. Il prit place au fond de la cabine, le dos à la paroi, tandis qu'elle tapait leur destination sur le panneau de commande. Il régnait entre eux un silence empoisonné. Il la regardait, savourant sa haine comme un vin rare dont le bouquet amer se mêlait de la douce promesse d'une vengeance à venir. Elle ne semblait pas consciente de son regard et l'ignorait, à l'aise, les mains derrière le dos et les yeux fixés sur l'indicateur de position. La main de Young se serra comme une griffe sur la poignée de son sabre. La putain quelconque de Saganami avait disparu, et il se rendit compte qu'il haïssait, plus encore que la gamine timide, la femme grande et magnifique qui l'avait remplacée. L'élégance discrète de son maquillage expert soulignait sa beauté et, malgré sa haine et la peur résiduelle qu'il ressentait à se trouver à sa portée, il sentit le désir l'aiguillonner. Le désir de la posséder et de la réduire à un nom de plus sur la liste de ses conquêtes, de la remettre à sa place pour toujours. L'ascenseur s'arrêta, la porte s'ouvrit et elle lui indiqua le couloir d'un geste gracieux. Il la suivit jusqu'à la salle de briefing de l'état-major, et l'amiral Sarnow leva la tête lorsqu'ils entrèrent dans le compartiment. « Le capitaine Young, monsieur », fit calmement Harrington pendant qu'il se mettait au garde-à-vous. Sarnow le regarda un long moment en silence puis se leva. Young croisa son regard et un détail dans les yeux verts de l'amiral lui souffla qu'il faisait partie de ces officiers généraux qui prenaient parti pour la putain. Est-ce qu'elle couchait aussi avec lui en douce ? « Capitaine. » Sarnow le salua de la tête et Young serra les dents sous sa barbe à l'omission de son titre de noblesse. « Amiral, répondit-il d'une voix tout aussi neutre. — Vous avez sans doute beaucoup de choses à me dire sur la façon dont on voit la situation à Manticore, poursuivit Sarnow, et j'ai hâte de vous entendre. Prenez place, je vous prie. » Young se glissa dans le siège en ajustant soigneusement son sabre. L'arme d'apparat le gênait dans ses mouvements, mais elle lui donnait aussi un sentiment de supériorité lorsqu'il comparait ses vêtements splendides à l'uniforme banal que portait l'amiral. Sarnow le regarda puis se tourna vers Harrington. « Je crois que vous avez à faire sur la base, dame Honor. » Young serra un peu plus les dents en l'entendant utiliser le titre de son ennemie. « Le capitaine Young et moi-même allons être bloqués ici un moment, donc je ne vous retiendrai pas. N'oubliez pas la vidéoconférence. » L'ombre d'un sourire passa sur ses lèvres. « Il n'est pas nécessaire que vous reveniez à bord si vous souhaitez faire autrement. N'hésitez pas à vous servir d'un terminal de la base. — Merci, monsieur. » Harrington se mit au garde-à-vous puis jeta un regard à Young. « Bonsoir, capitaine », ajouta-t-elle d'une voix blanche avant de s'éclipser. « Et maintenant, capitaine Young (Sarnow se rassit et s'adossa), passons aux choses sérieuses. Vous m'avez apporté un message de l'amiral Caparelli, et il m'assure avoir discuté de la situation avec vous avant de vous envoyer. Alors si vous commenciez par me répéter ce que Sa Seigneurie avait à dire... — Bien sûr, amiral. » Young s'adossa et croisa les jambes. « Tout d'abord... » CHAPITRE VINGT ET UN Robert Stanton Pierre sortit son discret petit aérodyne de la ligne principale de circulation et laissa le contrôle d'approche de la tour Hoskins prendre en charge son ordinateur de vol. Il se cala dans son fauteuil et contempla les océans et les montagnes de lumière qui formaient La Nouvelle-Paris, capitale de la République populaire. Son visage affichait l'expression sinistre et dure qu'il s'interdisait à la lumière du jour. Il y avait peu de circulation, si tard dans la nuit. D'une certaine façon, Pierre aurait préféré en voir davantage : il aurait pu se servir du mouvement des autres véhicules pour cacher le sien. Mais son planning officiel chargé ne lui permettait pas de s'éclipser pendant la journée, surtout avec les crétins de Palmer-Levy qui le surveillaient comme des rapaces. Évidemment, ce n'étaient pas des rapaces bien malins. Sa bouche mince se déforma en un sourire ironique malgré la peine qu'il dissimulait au fond de son cœur. Si on leur montrait ce qu'ils attendaient, on pouvait compter sur eux pour le voir — et ne pas chercher plus loin. C'est pour cette raison qu'il avait tout fait pour qu'ils aient connaissance de ses rencontres avec le PDC. Le Parti pour les droits des citoyens appartenait au système depuis si longtemps que ses meneurs, à quelques rares exceptions près, étaient complètement dépassés, ce qui réduisait leur organisation à n'être plus qu'une couverture pratique pour ses véritables activités personnelles. Certes, le PDG se révélerait sans doute utile si l'occasion se présentait. Non, lorsqu'elle se présenterait. Seulement, il ne s'agirait pas de celui que Palmer-Levy (et la plupart des responsables du parti, d'ailleurs) connaissait. Le contrôle d'approche amena l'aérodyne près du sommet de la tour, et Pierre concentra son attention sur l'édifice. La tour Hoskins culminait à un peu plus de quatre cents étages et mesurait un kilomètre de diamètre un énorme hexagone creux, à l'armature d'acier et de béton céramisé, semé de points d'accès au trafic aérien, qui surgissait de la verdure en contrebas. À une époque, les tours de La Nouvelle-Paris — de petites villes à part entière — faisaient la fierté de la capitale, mais le béton céramisé de la tour Hoskins, prétendu indestructible, se fissurait et s'écaillait déjà après trente ans à peine. Vu de près, le bâtiment semblait lépreux, rapiécé et réparé à la va-vite. D'ailleurs, sans que ce soit évident depuis l'extérieur, Pierre savait que ses vingt-trois étages supérieurs avaient été fermés et abandonnés cinq années T auparavant car les canalisations avaient massivement cédé. Hoskins figurait encore sur la liste d'attente des équipes de maintenance qui s'occuperaient sans doute un jour de sa plomberie. En admettant, bien sûr, que les bureaucrates ne les envoient pas finalement s'occuper d'une < urgence » plus pressante (comme la piscine du président Harris)... ou que les techniciens ne démissionnent pas simplement après avoir décidé qu'il était plus facile de vivre sur l'AMV. Pierre n'aimait pas la tour Hoskins. Elle lui rappelait trop le passé, et son échec à faire effectuer les réparations nécessaires, lui le puissant gérant d'AMV, le mettait en rage. Mais c'était son district de la capitale. Il contrôlait les voix des habitants de Hoskins, qui se tournaient vers lui pour obtenir leur part des bénéfices du système de protection sociale. Ce qui en faisait à leurs yeux un homme très important — et lui assurait une sécurité en ces lieux que même Palmer-Levy ne pouvait égaler... ou percer. Il découvrit les dents tandis que le contrôle d'approche l'insérait dans le sommet creux de la tour et que son aérodyne s'enfonçait dans le puits mal éclairé. Malgré la jeunesse physique qu'il devait au prolong, il avait quatre-vingt-onze ans T et se rappelait un autre temps. Il se battait alors pour quitter l'AIVIV, et la pourriture n'avait pas encore tout gagné. A l'époque, les canalisations de la tour Hoskins auraient été réparées en quelques jours, et l'annonce que les bureaucrates en charge de sa construction avaient utilisé des matériaux ne correspondant pas aux normes et enfreint les codes de construction de A à Z pour empocher d'énormes profits les aurait conduits devant les juges, puis en prison. Aujourd'hui, tout le monde s'en fichait. Il enfonça un bouton à l'air innocent et l'aérodyne échappa au contrôle d'approche. Une manœuvre illégale – et théoriquement impossible – mais, comme pour tout le reste en République populaire de Havre, à condition d'y mettre le prix, on pouvait contourner tous les règlements qu'on voulait. Il fit glisser l'appareil de côté jusqu'à un appartement abandonné au trois cent quatre-vingt-treizième étage et le posa sur la terrasse. Celle-ci n'était pas conçue pour de tels atterrissages, ce qui justifiait la petite taille et la légèreté de l'aérodyne. Il est temps que quelqu'un répare la tour Hoskins, pensa Pierre en coupant les systèmes de navigation. Entre autres choses. Wallace Canning leva la tête d'un mouvement rapide et nerveux. Des talons claquaient sur le sol nu et leur écho résonnait le long des couloirs vides jusqu'à donner l'impression que toute une légion invisible se dirigeait vers lui. Mais il avait assisté à bien des réunions du genre ces trois dernières années, même si les conditions étaient souvent moins extrêmes. Il ne cédait plus à la panique, et son pouls redevint normal lorsqu'il distingua une unique paire de pieds au cœur de ces échos. Un carré de lumière apparut. Il s'adossa contre le mur et regarda le carré devenir un rayon qui balayait le sol tandis que l'arrivant descendait les marches de la mezzanine. À mi-chemin, le rayon se releva, clouant Canning au mur et lui faisant froncer les yeux sous son intensité. Il resta un instant braqué sur lui puis revint aux morceaux de plâtre tombés du plafond sur les escaliers. Il finit par atteindre le pied des marches et se dirigea vers Canning, puis Robert Pierre fit passer la torche dans sa main gauche pour tendre la droite. « Ça fait plaisir de vous voir, Wallace », dit-il. Canning hocha la tête avec un sourire qui n'avait plus rien de forcé. Vous aussi, monsieur », répondit-il. Quelques années plus tôt, il aurait eu du mal à donner du « monsieur » à un proie, même gérant d'allocation. Mais cette époque était révolue car Wallace Canning était tombé en disgrâce. Sa carrière diplomatique s'était soldée par un échec humiliant et même sa famille législaturiste n'avait pas réussi à lui en épargner les conséquences. Pire, elle n'avait même pas essayé. Canning était devenu un symbole, un avertissement pour tous ceux qui échouaient. On l'avait dépouillé de son poste et de sa position sociale, banni dans un logement proie comme en abritait la tour Hoskins et condamné à rejoindre tous les mois la queue qui se formait pour l'obtention des chèques d'Allocation de minimum vital. On en avait fait un allocataire, mais un allocataire différent : son accent, ses expressions, jusqu'à sa façon de marcher ou de regarder les autres, tout le désignait comme différent aux yeux de ses nouveaux pairs. Rejeté par toutes ses anciennes connaissances, il était aussi fui par ceux dont il était devenu l'égal. Il ne lui restait plus alors que la haine et l'apitoiement. Les autres sont arrivés ? demanda Pierre. — Oui, monsieur. Après examen du site, j'ai décidé d'utiliser le court de tennis plutôt que le grand gymnase : il ne comporte pas de lucarnes et je n'ai dû obscurcir que deux rangées de fenêtres. — Très bien, Wallace. » Pierre hocha la tête et lui asséna une claque sur l'épaule. Bon nombre des « meneurs » qu'il allait rencontrer ce soir auraient hésité pendant des heures à prendre une décision aussi simple que de déplacer le rendez-vous de quarante ou cinquante mètres, mais Canning s'était contenté d'agir. Ce n'était peut-être rien, mais l'instinct d'un meneur et son esprit d'initiative se révélaient toujours par des petits riens. Canning allait partir vers le court de tennis, mais la main posée sur son épaule l'arrêta. Il se retourna vers Pierre, qui ne parvenait pas à masquer son inquiétude sous les étranges ombres qui jouaient sur son visage éclairé par en dessous. « Vous êtes certain d'être prêt pour ça, Wallace ? » Il parlait à voix basse, presque gentiment, mais sur un ton pressant. « Je ne peux pas vous garantir que tous ces gens sont exactement ce qu'ils prétendent. — Je vous fais confiance, monsieur. » Il était difficile pour Canning de le dire et plus encore de le penser, mais c'était la vérité. Il ne s'accordait pas avec Pierre sur de nombreuses questions mais il lui faisait implicitement confiance. Il s'imposa de sourire. « Après tout, je sais que vous avez démasqué au moins une taupe de Séclnt. Si ça pouvait signifier que vous les avez toutes découvertes... — Je crains qu'il n'y ait qu'un seul moyen de le savoir, soupira Pierre en posant le bras sur les épaules de l'ex-législaturiste. Oh, et puis zut ! Allons-y. » Canning acquiesça et écarta l'épais drap que son équipe avait tendu en travers d'une arche démesurée, ouvrant sur un court mais large passage entre les tourniquets et les caisses; Pierre suivit son guide jusqu'à l'autre extrémité, obstruée par un drap similaire, que Canning poussa de côté. L'homme politique éteignit sa lampe torche car ils pénétraient dans une vague lumière. Leurs pas résonnaient sur le sol nu; il flottait une odeur de moisi et de renfermé. On aurait dit que le bâtiment était le cadavre d'un arbre immense, pourri de l'intérieur. La faible lueur de tubes lumineux très espacés les guida dans leur traversée du gymnase, le long du terrain de basket et des piscines couvertes d'une épaisse couche de poussière, jusqu'à l'élément central du complexe sportif depuis longtemps défunt. Canning écarta un nouveau drap, et Pierre cligna des yeux. L'homme avait manifestement réussi à remplacer la plupart des ampoules récupérées par les locataires depuis l'abandon du court, et Pierre n'aurait pas pu souhaiter meilleur résultat. Les fenêtres obscurcies masquaient à tout observateur extérieur la lumière qui transformait le spacieux terrain de tennis en une scène illuminée. Le choix de ce monument délabré dédié à la corruption et à la mauvaise gestion était profondément symbolique, mais les hommes de Canning avaient créé une poche de lumière et d'ordre en son sein. Ils avaient même balayé et lavé, dépoussiéré les fauteuils des spectateurs et ôté les toiles d'araignée – et cela aussi était profondément symbolique. Malgré les risques auxquels s'exposaient tous les participants, la réunion n'avait pas cette aura de secret et de discrétion paranoïaque qui caractérisait les rencontres d'autres groupes clandestins. Certes, se disait Pierre en descendant la tribune pour atteindre le niveau du court, la paranoïa et la discrétion restaient de rigueur, surtout dans une opération de ce type, mais aux moments cruciaux s'appliquaient d'autres critères. S'il réussissait cette nuit, cela justifierait tous les risques que Canning et lui-même avaient pris pour établir le décor et l'ambiance adéquats. Et s'il échouait, bien sûr, Canning et lui « disparaîtraient » sans doute sous peu. Il atteignit le terrain et se dirigea vers la petite table installée en son centre. Environ soixante-dix hommes et femmes le regardaient depuis les tribunes, et chaque visage exprimait un mélange unique d'angoisse et de curiosité. Les douze personnes du premier rang semblaient particulièrement tendues : des quatre-vingts membres du comité central du PDC, c'étaient les seuls en qui il avait assez confiance pour les inviter. Il s'assit dans le fauteuil qui l'attendait et croisa les mains sur la table. Canning se plaça derrière lui. Pierre resta silencieux, laissant son regard glisser lentement sur tous les visages, s'arrêtant quelques instants sur chacun d'eux jusqu'au dernier. Puis il s'éclaircit la gorge. « Merci d'être venus. » Sa voix résonnait dans la grande salle et il eut un sourire ironique. « Je me rends bien compte qu'il ne s'agit pas du lieu de réunion le plus pratique et je reconnais également avoir pris des risques en nous rassemblant tous au même endroit, pourtant cela m'a semblé nécessaire. Certains d'entre vous ne se sont jamais vus, mais je vous assure que j'ai personnellement rencontré chacun de ceux que vous ne connaissez pas. Si je ne leur faisais pas confiance, ils ne seraient pas ici. Bien sûr, je peux m'être trompé, mais... Il haussa les épaules, et un ou deux membres de son public esquissèrent un sourire. Puis il se pencha en avant et toute légèreté disparut tandis que son visage se durcissait. « La raison pour laquelle je vous ai conviés ici ce soir est simple. Il est temps pour nous de cesser de parler de changement et de commencer à agir. » En réponse, ses auditeurs retinrent leur souffle. Il hocha lentement la tête. « Chacun de nous est ici pour ses propres raisons. Je vous préviens que tous ne sont pas motivés par l'altruisme ou de grands principes — pour tout dire, ces qualités-là font de médiocres révolutionnaires. » Une ou deux personnes cillèrent à ce choix de mot et il eut un sourire glacial. « Pour réussir pareille entreprise, il faut un immense engagement personnel. Les principes, c'est bien beau mais ça ne suffit pas. Et je vous ai sélectionnés parce que vous avez tous ce petit plus. Qu'il s'agisse d'indignation personnelle, de colère contre ce qu'on vous a fait subir, à vous ou à l'un de vos proches, ou encore de simple ambition, cela importe peu. Mais vous êtes portés par votre motivation et assez intelligents pour agir. je crois que cela vaut pour chacun d'entre vous. » Il s'adossa, les mains toujours sur la table, et laissa le silence s'étirer quelques instants. Il reprit d'une voix dure et froide : « Pour votre information, mesdames et messieurs, je n'irai pas prétendre avoir entretenu des sentiments nobles ou altruistes lorsque j'ai contacté le PDC et l'UDC. C'était plutôt l'inverse, d'ailleurs. Je cherchais à protéger mon pouvoir; et pourquoi aurais-je dû m'en priver ? J'ai passé soixante ans à assurer mon actuelle position au Quorum. Il était naturel de surveiller mes flancs, et c'est ce que j'ai fait. » Mais j'avais aussi d'autres raisons. Il faut être aveugle pour ne pas remarquer que la République populaire de Havre est en difficulté. Notre économie est pour ainsi dire inexistante et notre productivité chute régulièrement depuis plus de deux siècles T; nous ne survivons qu'en jouant les parasites, en soutirant nos moyens de subsistance aux systèmes stellaires que notre "gouvernement" conquiert pour remplir les caisses. Pourtant, plus nous grossissons, plus le système devient bancal. Les législaturistes sont divisés en factions qui protègent chacune son petit coin de gazon, et la Flotte est sur-politisée. Nos prétendus "dirigeants" se battent pour obtenir la plus grosse part du gâteau et, pendant ce temps, les infrastructures de la République pourrissent sous leurs pieds, à l'image de cette tour. Et personne ne semble s'en préoccuper. Ou, du moins, personne ne semble savoir comment arrêter le processus. » Il se tut, laissant son public digérer ses paroles, puis il reprit sur un ton plus calme mais aussi plus cinglant. « Je suis plus vieux que la plupart d'entre vous. Je me rappelle une époque où le gouvernement devait rendre des comptes, ne fût-ce qu'au Quorum du peuple. Ce n'est plus le cas. On me considère comme un homme puissant au sein du Quorum, et je peux vous dire que nous sommes devenus une assemblée de béni-oui-oui. Nous faisons ce qu'on nous demande, quand on nous le demande. En retour, nous recevons nous aussi notre part du gâteau et, de ce fait, nous laissons les législaturistes formuler des plans et des politiques dictés par leurs intérêts et non les nôtres. Des plans qui mènent la République tout entière droit à la catastrophe. — A la catastrophe, monsieur Pierre ? » La question lui fit lever la tête. Elle émanait d'une blonde frêle au premier rang, vêtue à la façon tapageuse des allocataires. Toutefois, la coupe de ses vêtements était subtilement moins baroque et son visage ne portait pas le maquillage outrancier en vogue. — À la catastrophe, oui, madame Ransom, répéta calmement Pierre. Regardez autour de vous. Tant que le gouvernement maintient l'AMV au-dessus de l'inflation, les gens sont contents; mais regardez la structure qui sous-tend le système. Les immeubles partent en morceaux, les services publics sont de moins en moins fiables, notre système éducatif est pitoyable, la violence des gangs fait partie de la vie quotidienne dans les tours groles. Mais l'argent continue d'aller à l'AMV, aux divertissements... et à la Sécurité interne. Il sert à nous rendre gras et heureux, et à maintenir les législaturistes au pouvoir, au lieu de permettre investissements et réparations. » Et même sans parler de l'économie civile, prenez l'armée. La Flotte absorbe un pourcentage démesuré de notre budget total, et les amiraux sont aussi corrompus et intéressés que nos maîtres politiques. Pire, ils sont incompétents. » Plusieurs participants se regardèrent à cette dernière phrase grinçante, et ses poings se serrèrent. Mais Ransom n'en avait pas terminé. — Suggérez-vous que la solution consiste à démanteler le système tout entier ? » demanda-t-elle. Il eut un grognement ironique. « Impossible », répondit-il. Ses auditeurs se détendirent perceptiblement. « Nul n'y parviendrait. Nous avons mis deux siècles à en arriver là. Même si nous le souhaitions, nous ne pourrions pas tout défaire en une nuit. L'AMV est une réalité quotidienne et le restera encore longtemps. Quant au besoin de piller d'autres planètes pour remplir un tant soit peu les caisses – soyons honnêtes, c'est exactement ce que nous faisons –, nous ne nous en débarrasserons pas avant des dizaines d'années, quels que soient les changements que nous imposerons à notre économie. Si nous essayons d'enlever trop de briques à la fois, la structure tout entière va s'effondrer sur nos têtes. Cette planète ne peut même pas se nourrir sans apports extérieurs ! A votre avis, que se passerait-il si nous étions soudain privés des revenus du commerce extérieur qui payent notre subsistance ? Seul le silence lui répondit, et il hocha la tête d'un air sinistre. « Exactement. Les partisans de réformes radicales feraient bien de comprendre dès maintenant que notre tâche sera longue et difficile. Et ceux qui s'intéressent moins aux réformes qu'au pouvoir – il y en a dans cette salle, ajouta-t-il avec un mince sourire – doivent se mettre dans la tête que, sans réforme, d'ici dix ans il n'y aura plus de pouvoir à exercer. Les réformateurs ont besoin de pouvoir pour agir, et ceux qui courent après le pouvoir ont besoin de réformes pour survivre. Gardez-le tous à l'esprit. Une fois que nous aurons renversé les législaturistes, nous pourrons débattre de décisions politiques ; pas avant. C'est compris ? » Il balaya l'assemblée d'un regard froid, et des murmures d'approbation lui parvinrent. « Très bien. » Il se pinça l'arête du nez et reprit, la main toujours devant le visage : « Vous vous demandez sans doute pourquoi je vous ai rassemblés aujourd'hui pour vous dire tout ça. Eh bien (il baissa la main et son regard se durcit), il y a une raison. Vous avez tous entendu parler des incidents qui nous opposent aux Manticoriens, n'est-ce pas ? » Une fois de plus, l'assistance acquiesça et il émit un grognement amer. « Évidemment que vous en avez entendu parler. Le ministère de l'Information publique les exploite à fond et entretient une ambiance de crise pour que les gens se tiennent tranquilles. Mais ce que le ministère vous cache, c'est que les Manticoriens n'en sont pas responsables. C'est nous qui orchestrons délibérément ces incidents, préliminaires à une attaque en force contre l'Alliance manticorienne. Quelqu'un s'étrangla et Pierre hocha la tête. « Eh oui, ils vont enfin se lancer – après avoir laissé les Manticoriens renforcer leur armée et affermir leurs positions. Ça ne ressemblera à aucune de nos "guerres" précédentes. Les Manticoriens sont trop forts et, franchement, nos propres amiraux trop incompétents et trouillards. » La douleur déformait son visage, mais il le disciplina et se pencha sur la table. « Ces idiots de l'Octogone ont mis sur pied une "campagne" et l'ont vendue au gouvernement. Je n'en connais pas tous les détails mais, même s'il s'agissait du meilleur plan jamais conçu, je ne ferais pas confiance à notre Flotte pour l'exécuter. Pas contre une armée aussi efficace que la FRM. Et je sais de source sûre qu'ils ont déjà connu plusieurs désastres dans les phases préliminaires – des désastres qu'ils dissimulent même au Quorum. » Il observa son public d'un air sinistre et poursuivit d'une voix plus que grinçante, déformée par la haine. Ses yeux lançaient des éclairs. « Parmi ces désastres, l'un me concernait personnellement. Mon fils et la moitié de son escadre ont été détruits – annihilés – lors d'une de ces "provocations mineures". On les a jetés, gâchés pour rien, et ces salauds refusent de reconnaître ce qui s'est passé ! Si je ne disposais pas de mes sources personnelles dans l'armée... » Il s'arrêta et regarda ses poings serrés sur la table; un silence de mort régnait dans la salle. « Voilà, vous connaissez ma motivation, messieurs dames, dit-il enfin d'une voix froide et calme, Je n'avais pas besoin de plus pour passer de la réflexion à l'action. Toutefois, si personnelles soient mes raisons, elles n'invalident en rien mes propos et ne me poussent pas vers une entreprise folle et téméraire. Je veux que les salauds qui ont tué mon fils pour rien payent et, pour ça, je dois réussir. Ce qui signifie que vous devez tous réussir avec moi. Ça vous intéresse ? Il leva les yeux vers ses auditeurs et examina leurs visages tandis qu'ils enregistraient son défi. Il y lut la peur, l'angoisse et la tentation, et sut qu'il avait gagné. « Très bien, dit-il doucement, éliminant toute trace de douleur de sa voix. À nous tous, plus mes autres contacts – dont ceux que j'ai mentionnés au sein de l'armée –, nous avons la capacité de réussir. Pas tout de suite. Il faut attendre les conditions idéales, la séquence d'événements propice, mais le moment approche. Je le sens. Et pour ce moment-là, nous avons un atout dans notre manche. — Un atout dans notre manche ? » répéta quelqu'un. Pierre éclata de rire. « Plusieurs, en réalité, mais je pensais à l'un d'eux en particulier. » Il désigna Canning, qui se tenait toujours derrière lui. « Ceux d'entre vous qui ne connaissaient pas monsieur Canning avant ce soir l'ont tous rencontré. Ce que vous ignorez sur son compte – et qu'il a accepté de me laisser révéler –, c'est qu'il travaille pour Constance Palmer-Levy en tant qu'espion de la Sécurité intérieure. » Une douzaine d'individus bondirent soudain sur leurs pieds, sous le choc. Deux d'entre eux prirent même la direction de la sortie, mais la voix de Pierre claqua comme un fouet au milieu de la confusion générale. « Asseyez-vous ! » Son autorité sèche les figea sur place et il les fusilla du regard dans le silence. « Croyez-vous que Wallace m'aurait permis de vous le révéler s'il comptait nous trahir ? Et, dans ce cas, les hommes de Séclnt ne nous auraient-ils pas attendus à notre arrivée ? Bon sang, c'est lui qui a tout préparé pour ce soir ! » Il soutint leur regard, rayonnant de mépris face à leurs doutes, sans préciser qu'en laissant Canning tout arranger il testait une dernière fois la fiabilité de l'ancien législaturiste. Ceux qui s'étaient levés se rassirent, et les deux fuyards revinrent vers les autres, penauds. Pierre attendit qu'ils aient tous retrouvé leur place, puis il hocha la tête. « C'est mieux. Bien sûr, il a été introduit dans le PDC en tant que taupe. Et peut-on lui reprocher d'avoir accepté ? Ils lui ont tout pris, ils l'ont disgracié et humilié; puis ils lui ont offert un moyen de tout retrouver. Et pourquoi aurait-il ressenti la moindre obligation envers vous ? Vous étiez l'ennemi, pas vrai ? Des traîtres et des fauteurs de troubles qui cherchaient à détruire le monde dans lequel il avait grandi. » Ils n'avaient pas prévu ce qui se produirait une fois qu'il serait dans la place. » Il leva les yeux vers un Canning tendu, la mâchoire serrée. « II savait parfaitement qu'ils le manipulaient, et ils ne lui avaient laissé aucune raison de se sentir des obligations envers eux non plus. » Alors il a écouté et répété, comme un bon petit espion, mais il réfléchissait à ce qu'il répétait – et à qui. Aucun de ceux dont il attendait l'aide n'avait levé le petit doigt pour lui. À votre avis, quels sentiments lui inspirait ce système ? » Tout le monde fixait Canning, et l'ancien diplomate leva le menton, croisant les regards avec passion. « Et puis, une nuit, il m'a vu rencontrer deux responsables de cellules de l'UDC et il ne l'a pas signalé. Je le sais parce que j'ai lu son rapport. » Pierre se fendit d'un sourire comme deux ou trois personnes le regardaient, surpris. « Eh oui, Wallace n'est pas mon seul contact au sein de Séclnt. Alors, quand il a décidé de me révéler ce qu'il était, je savais qu'il disait la vérité, au moins sur sa relation avec Séclnt. » C'était il y a trois ans, messieurs dames. Depuis, je ne l'ai jamais pris en défaut, en train de mentir ou de me dissimuler des informations. Bien sûr, il savait que je le testais. S'il avait été une taupe, il se serait sans doute donné beaucoup de mal pour maintenir sa couverture, mais il n'aurait pas réussi pendant si longtemps. Pas avec les tentations auxquelles je l'ai soumis pour le pousser à me trahir. Comme nous tous, il a ses propres motivations, mais j'ai totalement confiance en lui, et c'est en grande part grâce à lui que nous pourrons réussir. — Comment? » fit une voix. Pierre haussa les épaules. « Il est arrivé plus près de moi et de mes contacts au PDC qu'aucun autre espion de Palmer-Levy. Depuis le mois dernier, il fait même partie de mon état-major. Nos adversaires savent que Canning connaît nies faits et gestes de l'intérieur, et nous avons soigneusement veillé à ce que tous ses rapports soient exacts. Bien sûr (il sourit à nouveau), ils ne se rendent pas compte qu'il ne leur raconte pas tout. » Quelqu'un se mit à rire en comprenant soudain, et Pierre acquiesça. « Précisément. Ils ont tellement confiance en lui qu'ils en ont fait leur source d'information majeure sur ma personne, et il leur dit exactement ce que je veux qu'ils entendent. Tous les employés de Séclnt ne sont pas des idiots et il demeure vital de préserver notre sécurité, mais nous disposons là d'une ressource inestimable – qui de plus a une connaissance intime des mécanismes de notre "gouvernement". Vous comprenez maintenant pourquoi j'ai parlé d'un atout dans notre manche ? Un léger murmure d'approbation lui répondit. Il le laissa passer et se pencha une fois de plus sur la table avant de reprendre d'une voix douce : « Bien, il est temps de nous engager. La guerre contre Manticore approche. Nous n'avons aucun moyen de l'arrêter, même si nous le voulions, mais si la Flotte continue sur sa lancée, le conflit tournera à la catastrophe. Or les catastrophes, messieurs dames, offrent leur chance aux révolutions. Si nous voulons en tirer parti, nous devons nous mobiliser et concevoir nos plans dès maintenant. À vous tous, outre mes contacts dans l'armée et la Sécurité, vous représentez tous les éléments dont nous avons besoin pour réussir — si vous vous engagez sincèrement à travailler avec moi à partir de cet instant. » Il plongea la main dans la poche intérieure de sa veste et en tira une feuille de papier. Il la déplia et les regarda de ses yeux froids d'un air de défi. « C'est précisément ce à quoi vous liera ce serment, messieurs dames. » Il le brandit, leur laissant voir les quelques lignes nettes — et les deux signatures qui les accompagnaient. Il découvrit les dents. « Wallace et moi avons déjà signé, poursuivit-il sereinement. Si Séclnt met la main là-dessus, lui et moi sommes des hommes morts, mais ce document prouve notre engagement. Maintenant il est temps d'apporter la preuve du vôtre. » Il posa la feuille sur la table et ôta le capuchon d'un stylo. « Une fois que vous aurez signé, vous ne pourrez plus revenir en arrière. J'ai toutes les raisons du monde de garder ceci en sécurité, et je vous promets de le faire. Mais si l'un d'entre nous trahit les autres, si l'un d'entre nous fait une connerie et mène involontairement Séclnt jusqu'à nous, ce document sera trouvé. Chacun de nous sait que les autres sont au courant. Et que nous nous engageons à agir jusqu'au bout. Il posa le stylo sur la feuille et s'adossa, observant son public en silence. Sur plus d'un visage blême perlait la sueur, et le silence s'étirait sans fin. Puis une chaise crissa sur le sol. Cordélia Ransom fut la première à venir signer. CHAPITRE VINGT-DEUX Honor était allongée sur le ventre et soupirait dans son oreiller tandis que des doigts agiles et puissants lui massaient les épaules et le creux du dos. Elle avait eu droit à son lot de massages et de frictions au fil des années, mais Paul était l'un des masseurs les plus doués qu'elle ait rencontrés... même si son contact n'était pas tout à fait professionnel. Cette idée la fit glousser, puis elle se cambra dans un soupir alors que ces doigts de fée passaient sous son corps et lui caressaient les seins. Pas professionnel du tout, se dit-elle béatement, se livrant avec délices aux attouchements; elle sentit son souffle dans son cou juste avant que ses lèvres ne la frôlent. « Tu te sens mieux ? » murmura-t-il en lui enfonçant doucement les pouces dans les reins tandis que ses doigts s'écartaient pour lui masser la taille. « Hmmm, beaucoup mieux, souffla-t-elle avant de s'étrangler de rire. Paul Tankersley, tu es vraiment un personnage détestable. — Détestable ? » répéta-t-il sur un ton blessé. Elle hocha la tête. « Détestable. Regarde comme tu me détournes de mon devoir. — Ah, oui, murmura-t-il en laissant ses mains glisser vers ses hanches, se penchant pour lui embrasser le dos. Douce distraction, qui renoue l'écheveau effiloché de l'affection. — Je ne crois pas que ta citation soit exacte, dit-elle en se retournant et en tendant les bras vers lui. Mais, d'un autre côté, on s'en fiche, hein ? » « Eh bien. » Paul versa le vin et tendit un verre à Honor puis reprit place à ses côtés. Elle pencha le buste pour lui permettre de glisser son bras autour d'elle puis se radossa. Il était peut-être plus petit, mais Honor devait surtout ses centimètres supplémentaires à ses jambes, et dans un pareil moment il faisait exactement la bonne taille. « Eh bien quoi ? demanda-t-elle. — Tu veux qu'on parle d'un certain capitaine qui te pose problème ? » Elle tourna la tête et ses yeux s'assombrirent, mais le sourire compréhensif de Paul adoucit le retour soudain de son angoisse. Elle allait ouvrir la bouche mais s'arrêta tandis que Nimitz sautait sur le lit. « J'ai l'impression que quelqu'un d'autre veut y mettre son grain de sel », fit simplement Paul. II n'avait pas fait sortir Nimitz de sa chambre à coucher depuis la première nuit, et Honor se demandait souvent s'il l'avait fait pour lui-même ou pour elle cette fois-là. Enfin, quelles qu'aient été ses raisons, il avait mieux accepté le chat sylvestre en tant que personne que la plupart des gens n'y parvenaient jamais. Et il avait fait vite. Il hocha simplement la tête à l'adresse du nouveau venu, puis sourit tandis que Nimitz avançait délicatement sur le drap qui couvrait le corps d'Honor, pour enfin s'étaler sur leurs genoux à tous les deux. « Hédoniste ! » lança Paul en riant; le chat émit un blic approbateur et ravi. Puis son sourire s'effaça et il se tourna vers Honor. « Comme je disais avant qu'un troisième larron n'intervienne, tu es prête à en parler ? — Il n'y a rien à dire. » Honor se mit à regarder ses doigts et à triturer l'extrémité du drap. « Il est là. Je suis là. Il faudra bien que je le supporte. » Elle haussa les épaules. « S'il le faut, j'y arriverai. — Tout simplement ! Elle le regarda avec un pâle sourire. « Peut-être pas, mais... » Elle haussa de nouveau les épaules et il fronça les sourcils. — Honor, il te fait encore peur ? » demanda-t-il très doucement. Elle rougit mais ne détourna pas le regard, et le ronronnement réconfortant de Nimitz fit vibrer ses genoux. « Je commença-t-elle, puis elle soupira. « Oui, j'imagine qu'il m'effraie encore, admit-elle en continuant de tordre le drap. Pas à cause de ce qu'il pourrait essayer de faire cette fois-ci, plutôt à cause des souvenirs qu'il réveille, je crois. Il m'a donné des cauchemars pendant des années, et chaque fois que je pense à lui ils reviennent. Et puis (elle baissa enfin les yeux) ça me fait peur de savoir que je suis capable de haïr à ce point. — C'est bien ce que je pensais. » L'étreinte de Paul se resserra, poussant la tête d'Honor sur son épaule, et sa voix résonna dans l'oreille de sa compagne. « D'un autre côté, tu devrais peut-être te demander comment lui se sent en ce moment. — Mais je m'en fiche ! » répondit-elle sur un ton amer. Il éclata de rire. « Et pourtant tu ne devrais pas ! Honor, Pavel Young est sans doute l'officier le plus malheureux de toute la Flotte en ce moment – à cause de toi. » Elle se redressa, laissant le drap glisser sur Nimitz, puis se tourna vers lui, l'air ahuri. « Crois-moi, Honor. Imagine. Sa carrière est gelée depuis Basilic alors que la tienne a décollé comme une fusée. Pendant que tu étais au cœur de l'action, il escortait des transporteurs vers des trous paumés ou mettait à jour des cartes stellaires. « Pire, tous les officiers de la Flotte savent ce qu'il a essayé de te faire et comment tu as retourné la situation. Et maintenant où se retrouve-t-il ? Attaché à un groupe d'intervention dont tu es capitaine de pavillon ! » Il secoua la tête d'un air sarcastique. « Je ne vois pas ce qu'il pourrait trouver plus humiliant. — Oui, mais... — Il n'y a pas de mais. » Il posa ses doigts sur la bouche d'Honor. « Et puis ce n'est pas tout. Tu ne vois pas que c'est un lâche ? — Un lâche ? — Oui. Honor, j'ai été son second pendant près de deux années T On finit par se connaître après tout ce temps, et Pavel Young est un minable. Il profite de tous les avantages de son grade mais il n'aurait jamais risqué sa carrière comme tu l'as fait à Basilic. Et s'il s'était trouvé à Yeltsin, il aurait établi un nouveau record d'hypervitesse pour se tirer. Bref, ma douce, il a le courage intellectuel et physique d'une mouche, et tu lui as flanqué une raclée mémorable à seulement dix-neuf ans T. Crois-moi, son pire cauchemar c'est de se retrouver face à toi pour une réédition ! Honor se rendit compte qu'elle avait la bouche grande ouverte et la ferma brusquement; Paul se remit à rire en voyant sa tête. Elle le regarda dans les yeux pour essayer de deviner quelle part de ses propos était sincère et quelle autre destinée uniquement à la réconforter. Elle se détendit lentement en comprenant que tout était vrai. Paul avait peut-être tort, mais il ne disait pas cela juste pour lui faire plaisir. Elle se lova de nouveau contre lui, tout en imaginant Pavel Young sous un angle qu'elle n'avait jamais envisagé; Paul la laissa réfléchir. Elle étudia le souvenir horrible de cette nuit-là, sous la douche, depuis une perspective différente, et cette fois elle reconnut la peur, la terreur même, derrière la haine de Young pendant qu'elle le mettait à terre. Et elle se rappela d'autres détails également. Pavel Young évitant les sports de contact, reculant aux rares occasions où l'un de ses égaux relevait ses mesquineries... Elle n'avait jamais imaginé que Pavel Young pût avoir peur d'elle. Pour sa part, elle ne l'avait plus craint après cette fameuse nuit. Pas sur le plan physique, en tout cas. Mais s'il était... « Tu as peut-être raison, fit-elle sur un ton hésitant. — Évidemment. J'al toujours raison ! » dit-il avec une suffisance calculée avant qu'Honor ne lui coupe le souffle en lui plantant un doigt dans les côtes. « Je devrais peut-être avoir peur de toi, tu es une violente ! » souffla-t-il en se frottant le flanc. Il sourit alors qu'elle éclatait de rire. « Voilà qui est mieux. Dis-toi simplement qu'à chaque fois qu'il devra te regarder ou prendre ses ordres du vaisseau amiral il se souviendra de ce que tu lui as fait – et de ce qui s'est passé quand il a essayé de te poignarder dans le dos. On dit que la meilleure vengeance c'est la réussite, alors profite. — J'essayerai », répondit-elle sérieusement; puis elle soupira. « Mais le savoir malheureux ne me rend pas sa présence plus supportable. — L'inverse ne serait pas très sain », fit-il, tout aussi sérieux. Puis il envoya Nimitz rouler au bas du lit d'un mouvement de hanches. Le chat sylvestre se tortilla agilement dans les airs pour retomber sur ses six pattes dans un bruit sourd. Paul regarda Honor, l'œil rieur. « Entre-temps, si tu cherches une activité susceptible de te réconforter, je suis ton homme », ronronna-t-il. « Je crois que nous sommes tous là; nous pouvons commencer. » Sur l'écran, Mark Sarnow fit un signe de tête à ses capitaines et officiers généraux assemblés. Le terminal situé dans les quartiers de Paul était trop petit pour consacrer à tous les visages une image normale mais assez grand pour permettre à Honor de reconnaître tout le monde. L'écran de l'amiral, bien sûr, était assez large pour lui montrer tous les détails, et elle se félicitait de ne pas avoir froissé son uniforme cette nuit. « Premier élément à l'ordre du jour, évidemment, la critique de l'exercice d'hier, continua Sarnow. Un exercice qui, si je puis me permettre, a l'air de s'être mieux déroulé pour certains que pour d'autres. » Son ton chaleureux empêchait toute interprétation blessante, et le commodore Banton eut un sourire ironique. « Vous voulez dire, monsieur, que certains se sont fait battre à plate couture », répondit-elle. Son regard se porta sur le médaillon où figurait Honor et elle secoua la tête. « C'était une ruse de première classe, dame Honor. Vous m'avez bien eue. — J'ai eu de la chance, madame. — De la chance ? » Banton grommela puis haussa les épaules. « Oui, un peu, j'imagine, mais certains semblent aider la chance. En tout cas, j'entends bien vous donner une leçon la prochaine fois, mais ne vous sous-estimez pas. » Deux ou trois murmures d'approbation se firent entendre et Honor s'empourpra. « Je partage l'analyse du commodore Banton, intervint fermement Sarnow, ce qui m'amène au point suivant. Nous comptons déjà utiliser les capsules parasites afin d'étoffer nos salves de missiles. Et si nous nous servions aussi des drones GE comme l'a fait dame Honor ? — Vous voulez arriver à portée de missile sur une trajectoire d'interception balistique pendant qu'ils regardent de l'autre côté ? fit le commodore Prentis en plissant le front, pensif. Ça serait plutôt risqué contre un mur de bataille, vous ne croyez pas ? S'ils détectaient notre contrôle de tir avant que nous ne fassions feu... — Une seconde, Jack, intervint Banton. L'amiral a peut-être une idée. Même s'ils nous détectent, à portée optimale nous disposerions de deux ou trois minutes pour remettre nos impulseurs en marche. Si nous les tenons prêts, il leur faut quatre-vingt-dix secondes pour atteindre la puissance maximale. Même chose pour les barrières latérales. Et nous pourrions toujours lancer notre bordée. — C'est vrai, fit le capitaine Rubenstein, mais... » Le débat était lancé et Honor s'adossa, se contentant d'écouter les autres. Pour sa part, l'idée lui plaisait, au moins en tant qu'option envisageable. Trop de choses dépendaient de la situation tactique réelle pour établir à l'avance des plans détaillés, mais elle approuvait la façon dont Sarnow impliquait ses officiers dans ses réflexions stratégiques. Si les commandants sous ses ordres savaient qu'il réfléchissait â l'avance, ils étaient plus susceptibles de réagir rapidement que d'attendre des ordres précis. La discussion se poursuivit sur des détails des manœuvres, puis Ernestine Corell et le capitaine Turner conclurent en présentant les modifications du contrôle de tir réalisées pour les capsules parasites. Tout semblait aller pour le mieux, décida Honor. Il régnait encore une certaine nervosité car le groupe d'intervention demeurait extrêmement conscient de sa vulnérabilité et de son isolement, mais tout le monde prenait exemple sur les commandants des croiseurs de combat et s'efforçait d'améliorer la situation. « ... Tout est donc réglé, déclara le contre-amiral. Le capitaine Corell vous fera parvenir les nouvelles formations de visée d'ici le déjeuner. Isabella, j'aimerais revoir la dernière version des codes de tir des capsules avec vous et le capitaine Turner. Vous pouvez m'appeler à, disons, treize zéro zéro ? — Bien sûr, monsieur. — Dans ce cas, messieurs dames, je vous souhaite une bonne matinée. Allez prendre votre petit-déjeuner. » Des sourires lui répondirent alors que tous s'apprêtaient à éteindre leur terminal, mais Honor s'arrêta, le doigt sur le bouton, car Sarnow la regardait. « Attendez juste un instant, dame Honor demanda-t-il. Elle s'adossa, l'œil curieux, pendant que les autres visages disparaissaient. Lorsqu'ils furent seuls, elle haussa un sourcil. « Vous vouliez me dire quelque chose, monsieur ? — Oui, Honor. » Il se cala dans son fauteuil, passa un doigt sur sa moustache et soupira. « Il y a eu un changement dans la chaîne de commandement du commodore Van Slyke, je me suis dit que vous aviez le droit de le savoir. — Un changement, monsieur ? » Elle parvint à garder une intonation naturelle. « Oui. Le capitaine Young a plus d'ancienneté que tous ses autres commandants, ce qui fait de lui le second de Van Slyke. — Je comprends, fit calmement Honor. — Je m'en doutais. » Sarnow plissa un instant le front puis haussa les épaules. « Je n'en suis pas ravi, mais il n'y a aucun moyen de l'éviter. Je crains cependant que nous ne devions aider Van Slyke à le mettre au parfum, et je voulais que vous l'appreniez par ma bouche. — Merci, monsieur. J'apprécie. — Bah. » Sarnow haussa de nouveau les épaules, puis il se redressa. « Bon, voilà pour les mauvaises nouvelles. Voulez-vous vous joindre à moi pour le déjeuner ? Amenez le capitaine Henke, ce sera un repas de travail. — Bien sûr, monsieur. Nous y serons. — Parfait. » Sarnow la salua d'un signe de tête et coupa la communication. Elle se laissa aller contre le dossier de son siège et prit Nimitz dans ses bras. « Tu as le temps de petit-déjeuner avant de partir ? » s'enquit Paul depuis la minuscule salle à manger, et elle se secoua. « Toujours, répondit-elle, et j'espère que tu as du céleri pour un certain bandit poilu. » Pavel Young traversa le boyau qui reliait son cotre au hangar d'appontement du HMS Croisé. Le Croisé était plus vieux et plus petit que le Sorcier, mais même Young ne trouva rien à redire à la haie d'honneur impeccable ni à la galerie étincelante. Il eut un hochement de tête approbateur : un vaisseau propre est un vaisseau efficace. « Bienvenue à bord, Lord Young. Capitaine de frégate Lovat, commandant en second. Le commodore m'a demandé de vous escorter jusqu'à sa salle de briefing. — Après vous, capitaine. » Young remarqua la chevelure noisette finement tressée du capitaine, une femme élancée aux formes séduisantes, et il la gratifia d'un sourire affable. L'avoir pour second ne lui aurait pas déplu, et il laissa son regard traîner discrètement sur ses hanches et son pantalon bien rempli en la suivant jusqu'à l'ascenseur. Lovat le mena sans un mot jusqu'à la salle de briefing d'état-major et appuya sur le bouton d'admission à sa place. « Nous sommes là, monsieur. » Sa voix était agréable mais froide, et Young lui décocha un sourire plus affable encore lorsque le sas s'ouvrit. « Merci, capitaine. J'espère que nous nous reverrons. » Il l'effleura en entrant dans la salle de briefing, puis s'arrêta en apercevant au lieu du commodore un autre capitaine de frégate, portant l'aiguillette d'officier d'état-major. « Bonjour, Lord Young, fit celui-ci. Arthur Houseman, chef d'état-major du commodore Van Slyke. Je crains que le commodore n'ait été retardé à la dernière minute alors que vous étiez déjà en transit. Il m'a demandé de vous assurer qu'il serait là dès que possible; je vous tiendrai compagnie jusqu'à son arrivée. — Je vois. » Young traversa le compartiment et prit place sur un des sièges en réprimant une moue irritée. Il détestait qu'on lui colle un subalterne dans les pattes, mais ce n'était sans doute pas la faute de Houseman, se disait-il. « Asseyez-vous, capitaine, je vous en prie », fit-il en désignant une autre chaise. L'homme s'exécuta. Young s'adossa et observa l'officier d'état-major, les paupières mi-closes. Houseman. L'un des Waldheim-Houseman de Nouvelle-Bavière, sans doute – il leur ressemblait. Young eut un sursaut de mépris. Les Houseman étaient connus pour leurs convictions sociales extrêmes : ils geignaient sans cesse sur le sort des « petites gens » et sur la « responsabilité sociale ». Ce qui ne les empêchait pas de profiter de tous les avantages qu'offraient leur naissance noble et leur fortune. Ils en tiraient simplement une confortable suffisance lorsqu'ils toisaient ceux qui agissaient de même sans s'encombrer de pieuses platitudes pour prouver leur valeur morale. « J'imagine qu'on ne vous a pas beaucoup laissé respirer avant de vous envoyer ici, monsieur, commença poliment Houseman. — Non, en effet. » Young haussa les épaules. « Mais quand l'Amirauté envoie des ordres prioritaires, on ne se plaint pas. On se contente d'obéir. — J'ai cru remarquer. Mais au moins votre arrivée tardive vous aura épargné ce que nous autres avons dû subir hier, monsieur. — Hier ? » Young pencha la tête de côté, et Houseman sourit sans joie. « Nous faisions partie des éléments de protection du commodore Banton », expliqua-t-il. Young le regardait toujours sans comprendre, et le sourire du capitaine se fit un peu plus amer. « Le Croisé a été détruit ainsi que les croiseurs de combat lorsque notre chère capitaine de pavillon nous a fait sa petite surprise, monsieur. » Young restait immobile, l'esprit alerté par le ton acide de Houseman. Le capitaine de frégate se rendait-il compte de tout ce qu'il venait de révéler ? Et pourquoi haïssait-il Harrington ? Et puis tout se mit en place. Houseman! « Oui. » Il se laissa aller contre son dossier et croisa les jambes. « J'ai raté l'exercice. Évidemment, je connais le capitaine Harrington depuis longtemps. Depuis l'Académie, en fait. — Ah oui ? » L'absence de surprise dans la voix de Houseman indiquait que ses précédentes révélations étaient intentionnelles. Ses paroles suivantes le confirmèrent. « Je ne la connais moi-même que depuis quelques mois. Évidemment, j'ai entendu parler d'elle. Les gens parlent, vous savez, monsieur. — Oui, je sais. » Young découvrit les dents en un simili-sourire. « J'ai cru comprendre qu'elle s'était taillé une réputation ces dernières années. » Il haussa les épaules. « Elle a toujours été... déterminée, dirais-je. Pour ma part, je la trouve un peu colérique, mais je suppose que ce n'est pas un inconvénient au combat. Pas tant qu'on garde la tête froide, bien sûr. — Je vous l'accorde, monsieur. D'un autre côté, je ne suis pas sûr que "colérique" corresponde tout à fait à ma définition du capitaine de pavillon. C'est un peu trop... trop aimable, si vous voyez ce que je veux dire. — Peut-être, en effet. » Young découvrit de nouveau les dents. Il n'était pas censé encourager un officier à critiquer l'un de ses supérieurs, mais Houseman n'était pas n'importe quel officier. C'était le chef d'état-major d'un commodore avec lequel Harrington aurait des relations régulières, et il faudrait un Van Slyke surhumain pour ne pas être influencé par l'opinion que son chef d'état-major avait d'elle. « En fait, vous avez raison, capitaine, dit-il„ s'engageant dans une conversation longue et fructueuse. Je me souviens qu'à Saganami elle avait tendance à rudoyer les autres. En restant toujours dans les limites du règlement, bien sûr, mais je me disais... » CHAPITRE VINGT-TROIS Un faible signal sonore tinta dans la pénombre reposante de la salle de guerre centrale – la « fosse » pour ses occupants. L'amiral Caparelli leva la tête pour localiser le nouvel incident sur l'écran principal, à l'autre bout de la fosse, puis il en tapa les coordonnées sur son terminal et parcourut les informations du regard. « Mauvaise nouvelle » demanda calmement l'amiral Givens derrière l'holo hémisphérique, plus petit. Caparelli haussa les épaules. « C'est plus irritant que grave... je crois. Encore une incursion à Talbot. Évidemment (il sourit sans joie), le rapport date de onze jours. La situation peut être devenue plus qu'irritante, depuis. — Mmm. » Givens fit la moue et regarda l'holo qui les séparait d'un air morose. Elle se concentrait sur un point qu'elle était seule à voir, et Caparelli attendit patiemment qu'elle trouve ce dont il s'agissait. Plusieurs secondes passèrent, puis une minute pendant laquelle il écouta les bruits discrets de la fosse; enfin elle se secoua et le regarda à travers les minuscules étoiles. « Une idée, je suppose ? — Plutôt une observation générale. — Allez, dites-moi tout, Pat. — Bien, monsieur. » Elle eut un vague sourire puis redevint sérieuse. « Ça fait plusieurs jours que ça me travaille; je crois que les Havriens essayent de nous la jouer trop fine. — Ah bon ? » Caparelli fit basculer son dossier et haussa un sourcil. « Comment ça ? — À mon avis, ils s'efforcent d'appliquer une coordination trop serrée. » Givens désigna le visuel. « Ils augmentent la pression depuis des semaines maintenant. Au début, il s'agissait simplement de "pirates" mystérieux que nous ne pouvions identifier formellement et, quand nous savions qu'ils étaient havriens, il n'y avait pas d'affrontement. Puis ils se sont mis à harceler activement nos patrouilles. Maintenant ils pourchassent convois et patrouilles pour les détruire. Mais à chaque fois qu'ils passent à la vitesse supérieure, ils partent d'un point donné, puis le phénomène se propage par vagues vers le nord et le sud. — Ce qui signifie ? — Ce qui signifie que chaque nouveau type de provocation résulte d'une autorisation spécifique issue d'un nœud de décision central. Regardez la chronologie, monsieur. » Elle plongea la main dans la carte polo et passa le doigt le long de la frontière. « Si on part du principe que toute escalade a été autorisée d'un point situé à cinquante ou soixante années-lumière à l'intérieur du territoire de la République – comme Barnett, par exemple –, le délai entre les incidents de chaque côté du premier correspond à la différence de temps de trajet depuis Barnett jusqu'à chacun de ces points. » Elle retira sa main et son front se plissa; elle se mordillait la lèvre en examinant la carte. Donc ils coordonnent leurs opérations depuis un centre de commandement, acquiesça Caparelli. Mais on s'en doutait depuis le début, Pat. D'ailleurs, nous faisons la même chose. Alors en quoi est-ce qu'ils essaieraient de "nous la jouer trop fine" ? — Nous ne faisons pas comme eux, monsieur. Nous canalisons l'information et autorisons des déploiements globaux, mais nous laissons nos commandants sur place faire appel à leur propre jugement pour compenser le retard des communications. J'ai l'impression qu'au contraire les Havriens autorisent chaque nouvelle vague d'activité depuis Barnett, ce qui implique un lien de commandement et de contrôle dans les deux sens au lieu d'un simple flux d'informations. Ils attendent que les rapports leur parviennent, puis ils envoient l'ordre de commencer la phase suivante; ils attendent les nouveaux rapports, et ensuite autorisent une autre phase. Ils jouent les dinosaures, c'est pour ça que la crise s'intensifie de façon si pesante. — Mmrnrn. » Caparelli fixait à son tour la demi-sphère. La théorie de Givens expliquait sans aucun doute la maladresse croissante des Havriens. Ce qui avait débuté comme une série d'attaques éclairs se transformait peu à peu en un chapelet de frappes sans cesse plus lourdes, séparées par des laps de temps plus importants. Cela semblait indéniablement plus maladroit, mais tout stratège se ménage naturellement des portes de sortie, des points auxquels il peut interrompre une opération si nécessaire. Pat avait peut-être raison et la coordination de cette phase revenait peut-être à Barnett, mais cela ne signifiait pas que le même principe prévaudrait une fois les hostilités officiellement engagées. À. ce stade, il n'y avait plus d'issue de secours; c'était quitte ou double, et un stratège qui connaissait son affaire optait pour les schémas décisionnels les plus flexibles possibles. À condition qu'il connaisse son affaire. Il fit pivoter son fauteuil d'un côté puis de l'autre, lentement, et leva de nouveau les yeux vers Givens. — Vous pensez qu'ils pourraient continuer à opérer ainsi une fois la guerre déclarée ? — Je ne sais pas. C'est possible, vu leurs schémas opérationnels passés. N'oubliez pas que nous sommes le premier adversaire pluri-système qu'ils affrontent. tous leurs plans d'opérations précédents impliquaient des attaques convergentes très contrôlées sur des cibles relativement petites, peu étendues, et même le meilleur état-major prend des habitudes de raisonnement. Ils ont peut-être négligé certaines conséquences des différences d'échelle. » Mais ce qui compte surtout, quoi qu'ils aient l'intention de faire après l'ouverture des hostilités, c'est que cette première phase est soumise à un contrôle central fort. Ils ont forcément des plans opérationnels détaillés pour la suite et, après avoir étudié leurs précédentes campagnes, je suis prête à parier qu'ils comportent de prudentes – et lourdes – contraintes temporelles. Et même si je me trompe, pour le moment ils ne réagiront à nos initiatives que sur la base d'un flux d'informations à deux voies vers Barnett. — En admettant qu'ils n'aient pas déjà envoyé l'ordre de lancer la phase suivante pendant que nous discutions. — Évidemment, acquiesça Givens. Mais s'ils n'ont pas encore atteint ce point, il pourrait se révéler utile d'insérer dans cette boucle de commandement les informations dont nous voudrions les voir disposer. — Comme... ? — je ne sais pas, admit Givens. Mais je n'aime pas l'idée de perdre une occasion de les déstabiliser. La pire des choses serait de les laisser nous tomber dessus en force au moment de leur choix. J'aimerais les secouer, les fragiliser. » Caparelli hocha la tête et se mit à méditer comme elle sur la carte bobo. Ses yeux revenaient automatiquement aux trois points les plus sensibles : Yeltsin, Hancock et la région Talbot-Poicters. Bien que le rythme et la violence de la guerre des nerfs que leur livrait Havre aient régulièrement augmenté, Manticore avait jusque-là fait bonne figure lors des affrontements. La perte du Chevalier stellaire et de son équipage était largement compensée par la destruction de deux divisions de croiseurs de combat havriens lors de leur rencontre fortuite avec le Belerophon à Talbot. Dans le même ordre d'idées, la perte tragique de l'escadre entière du capitaine Zilwicki lui avait non seulement valu la médaille parlementaire de la bravoure, plus haute récompense du Royaume pour acte d'héroïsme, mais avait également sauvé tous les vaisseaux du convoi placé sous sa protection... et coûté à la Flotte populaire presque le double du tonnage cumulé de ses propres navires. D'autres attaques avaient connu plus de réussite, évidemment, car les Havriens possédaient l'avantage de l'initiative. Et puis, Caparelli l'admettait à regret, ils semblaient aussi disposer de renseignements incroyablement précis sur des systèmes stellaires réputés bouclés. Mais dans l'ensemble, dans une logique de guerre froide et brutale, leurs revers moins nombreux mais plus spectaculaires faisaient de l'ombre à leurs succès. Hélas, cela ne transformait pas leur opération globale en échec. Bien que Caparelli eût limité ses redéploiements par rapport aux premières prévisions, les forces d'intervention et autres escadres continuaient d'aller et venir dans l'espace de l'Alliance. Il en concevait un sentiment d'insécurité qui le poussait à réagir passivement plutôt qu'à prendre des initiatives; certains commandants aux frontières souffraient manifestement du même mal. Il tapota sa console et son front se plissa un peu plus. La région de Talbot-Poicters l'inquiétait à cause de l'intense activité que les Havriens y avaient déployée. Les deux systèmes stellaires étaient exposés, et il était possible que les incidents soient dus à des missions de reconnaissance classiques. Des missions en force qui tombaient par hasard sur des patrouilles locales – et les écrasaient sous leur poids, se dit-il amèrement –au cours de repérages en vue d'attaques ultérieures. Seulement, leur timing laissait penser que l'ennemi disposait déjà de renseignements détaillés. Yeltsin et Hancock, d'un autre côté, l'inquiétaient par l'absence d'activité dans ces deux zones depuis le premier raid mené contre un convoi à Yeltsin et les mystérieuses pertes du calife à Zanzibar. C'était peut-être parce qu'il les considérait comme ses points faibles, mais l'absence d'activité autour des deux étoiles le poussait à se demander si les Havriens ne voulaient pas justement qu'il s'en soucie. Pour couronner le tout, la décision qu'avait prise l'amiral Parks de laisser Hancock à découvert aurait suffi à donner un ulcère à n'importe quel Premier Lord. Il comprenait le raisonnement de Parks, mais le partageait-il ? Rien de moins sûr. D'ailleurs, il était allé jusqu'à écrire un message lui ordonnant de regagner Hancock avant de le classer sans l'envoyer, se contentant de sommer l'amiral Danislav de faire diligence. La tradition de la FRM voulait que l'Amirauté n'annule pas les décisions d'un homme de terrain à moins de disposer de renseignements très précis inconnus de et si Sir Thomas Caparelli manquait bien d'une chose pour l'instant, c'était de renseignements précis. « Ils vont le faire, Pat, murmura-t-il, les yeux toujours fixés sur la carte. Ils vont vraiment le faire. C'était la première fois que l'un d'eux l'admettait, même implicitement, mais Givens hocha simplement la tête. « Oui, monsieur, acquiesça-t-elle à voix basse. — Il doit bien y avoir un moyen de les déstabiliser, marmonna le Premier Lord de la Spatiale en tambourinant de plus belle sur sa console. Un moyen de retourner leurs plans contre eux. » Givens se mordilla encore la lèvre quelques instants, puis elle prit une profonde inspiration et plongea de nouveau la main dans la carte holo. Elle la referma autour de l'Étoile de Yeltsin et les yeux de Caparelli s'étrécirent tandis qu'il levait la tête vers elle. « Je crois qu'il y en a un, monsieur », dit-elle sereinement. « Voyons si je vous ai bien compris, Sir Thomas. » La voix du duc de Cromarty était très calme. « Vous proposez que nous incitions délibérément Havre à attaquer l'Étoile de Yeltsin ? — Oui, monsieur. » Caparelli croisa le regard du Premier ministre sans ciller. « Et quel raisonnement vous y amène ? s'enquit Cromarty. — En gros, monsieur, nous espérons tendre un piège aux Havriens. » Caparelli s'éclaircit la gorge et activa une petite carte holo du système de Yeltsin dans la salle de conférence ultra-sécurisée attenante au bureau de Cromarty. « À cette heure, l'Étoile de Yeltsin abrite notre plus forte concentration militaire hors du système mère de Manticore, expliqua-t-il. Nous nous sommes donné beaucoup de mal pour garder secrète la puissance exacte des forces qui y sont stationnées. Vu les informations dont l'ennemi semble disposer sur nos mouvements de routine ailleurs, il se peut qu'il en sache plus sur Yeltsin que nous ne le souhaiterions, mais le plan de l'amiral Givens nous offre au moins la possibilité de retourner ça contre lui. » Caparelli manipula les commandes de la carte et le petit système stellaire flottant au-dessus de la table fut soudain constellé de points verts. « Les Graysoniens ont passé l'année à fortifier le système avec notre aide, Votre Grâce. Nous sommes encore loin d'avoir terminé mais, comme vous pouvez le constater, nous avons accompli des progrès considérables et un bon nombre de forts orbitaux couvrent la planète. Ils sont petits par rapport aux nôtres parce qu'ils datent de la guerre froide entre Masada et Grayson, mais ils sont nombreux et ont été réparés et lourdement réarmés. De plus, la flotte graysonienne vaut aujourd'hui au moins un groupe d'intervention lourd de notre propre flotte – une réussite incroyable après seulement dix-sept mois d'efforts en partant de leur base technologique ; quant à la Seconde Force de l'amiral d'Orville, il s'agit d'une formation très puissante. Dans l'ensemble, monsieur, ce système est l'endroit idéal pour qu'un agresseur vienne se casser le nez. — Mais il appartient aussi incidemment à un allié souverain du Royaume, amiral. » La voix de Cromarty traduisait son inquiétude et une certaine désapprobation. « Vous proposez que nous poussions délibérément l'ennemi à attaquer l'un de nos amis – sans le consulter. — Je comprends parfaitement les conséquences de ma proposition, Votre Grâce, mais je crains que nous n'ayons atteint un stade où nous manquons de temps pour ce genre de consultations. Si l'amiral Givens a vu juste – et je pense que c'est le cas –, les Havriens ont lancé le compte à rebours pour un plan qu'ils ont peut-être passé des années à mettre au point. Nous disposons de nos propres plans défensifs, mais il est extrêmement dangereux de les laisser engager une guerre selon leurs propres termes, au moment de leur choix et contre une cible de leur choix. Dans la mesure du possible, nous devons les pousser à effectuer un faux départ ou, du moins, à attaquer la cible que nous aurons choisie. Mais pour cela, Votre Grâce, nous devons leur faire parvenir l'information souhaitée à temps pour les forcer à repenser leurs opérations et envoyer de nouveaux ordres depuis leur commandement central avant l'heure H. » Ce plan repose sur l'un des officiers de communication de l'amiral Givens à TacNav. L'ambassadeur havrien s'est démené pour le suborner. Il collabore avec les Havriens depuis presque deux années T maintenant, mais ce qu'ils ignorent –nous l'espérons – c'est qu'il travaille en fait pour l'amiral Givens. À ce jour, ses rapports se sont toujours révélés parfaitement exacts, mais il n'a transmis que des informations inoffensives ou dont nous étions certains que l'ennemi pouvait les obtenir par d'autres canaux. » Nous nous proposons de l'utiliser pour apprendre aux Havriens, à travers l'ambassadeur Gowan, qu'inquiets de l'activité autour de Talbot nous y envoyons plusieurs des escadres de combat de l'amiral d'Orville en renfort. Nous dépêcherons des unités de remplacement à Yeltsin, bien sûr, mais pas avant deux ou trois semaines. En même temps que cet agent transmettra l'information à Gowan, nous adresserons des instructions concordantes à l'amiral d'Orville par les canaux classiques. Aux yeux de tous, il s'agira d'un ordre absolument authentique... mais le même messager emportera des ordres séparés sous couverture diplomatique, demandant à l'amiral d'Orville de ne pas tenir compte des instructions de redéploiement. Si les Havriens ont d'autres sources dans notre section communications, celles-ci pourront relever les ordres "officiels" comme confirmation du rapport de notre agent double. » Si notre analyse actuelle des opérations havriennes est exacte, ils coordonnent probablement tout depuis leur base dans le système de Barnett. Si nous pouvons faire parvenir cette fausse information à Barnett assez vite, le commandant là-bas disposera d'une fenêtre temporelle pour frapper Yeltsin avant l'arrivée de nos "renforts". Seulement, à ce moment-là, il découvrira qu'aucun des vaisseaux de d'Orville n'est jamais parti. — Je comprends bien, Sir Thomas, mais si l'ennemi attaque Yeltsin en force suffisante pour prendre le système malgré la présence de l'amiral d'Orville ? Il est déjà difficile de demander à nos alliés de subir le premier coup, mais que se passera-t-ii si ce coup suffit à les conquérir malgré tous nos efforts ? » Caparelli s'adossa dans son fauteuil, le visage figé. Il resta muet plusieurs secondes, puis reprit la parole d'une .voix pesante. « Votre Grâce, ils vont nous attaquer. Ni moi ni aucun des membres de mon état-major n'en doutons. Et, lorsqu'ils lanceront l'assaut, Yeltsin sera l'une des premières cibles. C'est forcé, vu la faible distance qui le sépare de Manticore. Je sais à quel risque ma proposition expose les Graysoniens mais, à mon avis, nous ne pouvons pas envisager de manœuvre plus efficace que de pousser l'ennemi à nous attaquer selon nos propres termes. Dans le meilleur des cas, il sous-estimera la force de d'Orville, attaquera en nombre insuffisant et des officiers comme d'Orville et l'amiral Matthews leur flanqueront une correction. Et même si nous perdons toute la flotte de d'Orville et Yeltsin, nous leur ferons très, très mal, et une contre-attaque immédiate depuis Manticore nous permettrait de reprendre le système avec un rapport de pertes qui penchera lourdement en notre faveur. — Je vois. » Cromarty se frotta le menton, le regard sombre, puis il inspira profondément. « Pour quand avez-vous besoin d'une décision, Sir Thomas ? — Franchement, Votre Grâce, le plus tôt sera le mieux. Nous ignorons s'il nous reste assez de temps pour réussir – en admettant qu'on puisse réussir – avant qu'ils lancent une attaque ailleurs. Si c'est le cas, il n'en reste pas beaucoup. — Je vois, répéta le duc. Très bien, amiral. Je vous ferai parvenir ma décision, dans un sens ou dans l'autre, le plus vite possible. — Merci, Votre Grâce. » Caparelli quitta la salle de conférence, et le Premier ministre posa les coudes sur la table et le menton dans ses mains tout en contemplant longuement la carte en silence. En bon homme politique, il maîtrisait habituellement l'expression de son visage, mais elle trahissait maintenant son combat intérieur. Finalement, il enfonça un bouton sur son terminal de com. « Oui, Votre Grâce ? fit une voix. — J'ai besoin d'une ligne brouillée hautement sécurisée vers le vaisseau de l'amiral de Havre-Blanc, Janet », répondit-il sur un ton calme. Hamish Alexander faisait les cent pas dans la salle de briefing du HMS Sphinx, les mains croisées derrière le dos, et fronçait les sourcils en écoutant le Premier ministre lui parler depuis son terminal. « ... et voilà l'histoire, Hamish. Qu'en penses-tu ? — Allen, je pense que tu ne devrais pas me poser la question, répondit le comte de Havre-Blanc, irrité. Tu sapes l'autorité de Caparelli en me demandant d'évaluer sa proposition. Surtout en ignorant les canaux officiels pour opérer dans son dos ! — Je m'en rends compte. Malheureusement – ou heureusement, selon le point de vue – tu représentes ma meilleure source pour obtenir une deuxième opinion. Je vous connais, William et toi, depuis des années. Si je ne peux pas te poser la question, à qui puis-je m'adresser ? — Tu me mets en porte-à-faux, marmonna Havre-Blanc. Et si Caparelli le découvre, on ne pourra pas lui reprocher de démissionner. — Je suis prêt à prendre le risque. » La voix de Cromarty se durcit. « Écoute, Hamish, son idée revient plus ou moins à trahir un allié, or tu es non seulement un stratège respecté mais aussi l'officier qui a conquis Endicott et finalisé notre alliance avec Grayson. Tu connais les personnes impliquées en plus de la situation militaire. Alors donne-moi ton avis, quel qu'il soit. » Havre-Blanc serra les dents, puis soupira et s'immobilisa. Il savait reconnaître un ordre quand il en entendait un, si déplaisant fût-il. « D'accord, Allen. » Il se laissa tomber dans le fauteuil face au terminal et réfléchit quelques secondes, puis il haussa les épaules. « Je pense qu'il a raison, dit-il avec un sourire forcé devant l'évidente surprise de Cromarty. — Tu pourrais être plus précis ? demanda le duc après une pause. — Ou, en clair, pourquoi est-ce que je soutiens un homme que je n'aime pas ? » Le sourire de Havre-Blanc s'élargit et il agita la main. « Si ça marche, l'effet est exactement celui qu'a décrit Caparelli : ça nous permet de contrôler la situation et sans doute de les frapper avec une force beaucoup plus importante que les Havriens ne s'y attendront. Il a également raison de dire qu'ils attaqueront Yeltsin de toute façon, et sa solution nous donne la meilleure chance de garder le système. Dans le pire des cas, elle nous permettra au moins de percer un trou conséquent dans leur force d'assaut. C'est donc le genre de bataille que nous devons livrer : elle nous offre une bonne chance de gagner – ce qui serait d'une importance psychologique incalculable en début de guerre – et de leur infliger des pertes lourdes même si nous échouons. Quant aux Graysoniens, Allen, ils ont la peau dure. Ils savaient parfaitement qu'ils devenaient des cibles en s'alliant avec nous, mais ils ont quand même jugé que cela en valait la peine. — Mais prendre cette décision sans même les prévenir... » Cromarty n'acheva pas sa phrase, mais il n'était manifestement pas satisfait du tout. — Je sais », murmura Havre-Blanc. Il se tut. « Vois-tu, reprit-il après un moment, je viens d'avoir une ou deux idées. D'abord, tu pourrais suggérer à Caparelli qu'il y a un moyen de rendre sa stratégie plus efficace encore. » Cromarty le regarda d'un air interrogateur et l'amiral haussa les épaules. « Je sais bien que je me suis opposé à la dispersion de la force stationnée dans le système mère, mais imagine qu'en même temps que nous laissons filtrer l'info selon laquelle nous dépouillons Yeltsin nous envoyions trois ou quatre escadres de cette force en renfort à d'Orville. Si l'ennemi pense que nous avons privé Yeltsin de quatre escadres alors qu'en fait nous venons d'en rajouter quatre, il va fortement sous-estimer notre présence. — Et s'il surveille le système mère ? Je ne suis peut-être pas amiral, mais je sais que même les navires marchands n'auront aucun mal à suivre les signatures d'impulsion d'une force aussi puissante. Et il est à peu près certain que certains des cargos "neutres" dans les parages espionnent activement pour le compte de la République populaire. — Certes, mais nous pouvons le présenter comme un exercice d'entraînement pour, disons, deux escadres, et officiellement envoyer les deux autres à Grendelsbane avant d'utiliser le même tour de passe-passe que Caparelli envisage pour d'Or-ville. Même les amiraux impliqués ne connaîtraient pas leur véritable destination tant qu'ils n'auraient pas ouvert leurs ordres scellés – après le passage en hyperespace. Là, tous les tuyaux dont l'ennemi disposerait sur nous confirmeraient leur départ dans la direction correspondant à leurs ordres officiels. On pourrait même demander à Patricia Givens si une référence à ces mouvements pourrait être ajoutée à sa fuite sans rendre l'appât trop évident. — Mmmm. » Cromarty fronça les sourcils à l'autre bout du lien com, le regard pensif. L'idée d'envoyer des renforts à Yeltsin lui plaisait manifestement et il réfléchit quelques secondes avant d'acquiescer. « D'accord, je pense que je vais le suggérer. Mais tu as parlé d'une "ou deux" idées. Quelle est la deuxième ? — Si je ne m'abuse, Michaël Mayhew se trouve sur Manticore. Il me semble qu'il travaille sur sa thèse à l'Université royale. Est-il parti à cause de la crise ? » Le Premier ministre se raidit, puis il secoua la tête et Havre-Blanc haussa les épaules. « Dans ce cas, tu as accès à l'héritier du Protecteur Benjamin, le prince héritier de Grayson. Ce ne sera pas comme si tu parlais au chef de l'État, mais c'est certainement ce que tu peux trouver de mieux après lui. » « ... et je suis sûr que vous comprenez pourquoi je vous ai demandé de me rendre visite, Lord Mayhew, fit calmement le duc de Cromarty. Mes amiraux s'accordent à penser qu'il s'agit là de notre meilleure option stratégique, mais elle implique forcément d'exposer votre planète à des risques énormes. Et, vu les délais en jeu, nous n'avons absolument pas le temps d'en discuter avec le Protecteur Benjamin. » Michaël Mayhew hocha la tête. Il avait l'air absurdement jeune (et il l'était) pour un thésard, même sur Manticore. De fait, il était encore assez jeune pour que son corps tolère les traitements prolong de première génération, un luxe inaccessible au peuple graysonien isolé avant son adhésion à l'Alliance. Cromarty regardait maintenant ce visage si jeune se plisser sous l'effet de la réflexion et se demanda si Grayson était prêt pour la longévité dont ses enfants allaient hériter. « Je comprends le problème, monsieur », répondit enfin Michaël Mayhew. Il échangea un regard avec l'ambassadeur de Grayson et haussa les épaules. « Je ne crois pas que nous ayons vraiment le choix, Andrew. — Je regrette que nous ne puissions pas en parler directement avec le Protecteur », fit l'ambassadeur, inquiet. Mayhew haussa de nouveau les épaules. « Moi aussi, mais je crois savoir ce qu'il dirait. » Il se retourna vers Cromarty et son jeune regard était ferme. « Votre Grâce, mon frère savait où il s'engageait en choisissant de s'allier avec Manticore plutôt que de se laisser digérer par Havre – ou pire, par Masada. Nous savions depuis le début que nous serions pris au milieu des hostilités au moment crucial. Alors, si nous devons être attaqués de toute façon, toute manœuvre qui améliore nos chances de gagner vaut d'être tentée. Et puis, conclut-il avec une certaine chaleur dans le regard, nous vous sommes redevables. — Alors vous pensez que nous devrions poursuivre ? — Oui. En vérité, en tant que seigneur Mayhew et héritier du Protectorat, je vous le demande formellement, monsieur le Premier ministre. » « J'y crois â peine », murmura Sir Thomas Caparelli. Il plia la directive manuscrite laconique et la glissa dans son enveloppe aux écussons de sécurité jaune et noir. Il laissa tomber l'ensemble dans la fente de recyclage située sur son bureau puis leva les yeux vers Patricia Givens. « Moins de cinq heures, et on a le feu vert. — C'est vrai ? » Même Givens semblait surprise, et Caparelli eut un petit rire. « Et mieux que ça, il nous demande d'augmenter les enjeux. » Il fit glisser un brouillon d'ordre de déploiement jusqu'à elle et bascula le dossier de son siège pendant qu'elle l'examinait. « Quatre escadres ? murmura Givens en tortillant une mèche de cheveux bruns autour de son index, l'air absent. Sacrée diversion. — Je ne vous le fais pas dire. Et rien que des supercuirassés. » Caparelli sourit avec une pointe d'amertume. « Ça représente vingt-six pour cent des supercuirassés de la Première Force. Si le système mère est attaqué pendant qu'ils sont là-bas... » Il laissa sa phrase en suspens et écarta les mains en signe d'impuissance; Givens fit la moue. « Peut-être. Mais peut-être pas. Ça ne nous découvre pas totalement, et si les Havriens gobent nos faux redéploiements, ils vont tomber sur soixante supercuirassés qu'ils croyaient ailleurs. — Je sais. » Le front de Caparelli resta plissé quelques instants, puis il hocha la tête. « Bon, organisons tout ça. À mon avis, on aurait intérêt à envoyer un officier général qui a de la bouteille avec des renforts pareils. — À qui pensez-vous, monsieur ? — Qui d'autre que Havre-Blanc ? répondit-il, le sourire de nouveau amer. — Havre-Blanc ? » Givens ne parvint pas à dissimuler sa surprise. Non seulement Caparelli et le comte ne s'appréciaient pas, mais ce dernier était également commandant en second de la Première Force. — Havre-Blanc, répéta Caparelli. Je sais que ça va faire un trou dans la chaîne de commandement de Webster, mais les escadres qu'on lui enlève auront le même effet. Et puis, outre qu'il a l'ancienneté et la jugeote nécessaires pour les commander, c'est aussi notre officier le plus populaire – après Harrington – auprès des Graysoniens. — Certes, monsieur. Mais il est aussi plus ancien en grade que l'amiral d'Oreille. Ce qui' signifie qu'il le supplantera à son arrivée. Ça ne posera pas de problèmes ? — Je ne pense pas. » Caparelli réfléchit quelques instants puis secoua la tête. « Non, je suis sûr que non. D'Orville et lui sont amis depuis des années et ils savent tous deux combien la situation est critique. D'ailleurs (le Premier Lord découvrit les dents en un sourire sans joie), même si ce subterfuge marche, il devrait y avoir assez d'action pour les occuper tous les deux. » CHAPITRE VINGT-QUATRE L'amiral Parnell entra dans la salle de guerre DuQuesne avec empressement malgré l'heure tardive. À le regarder, on n'aurait pas deviné qu'il avait dormi moins de trois heures, mais il était douloureusement conscient de sa propre fatigue. Il envisagea – une fois de plus – de prendre un comprimé stimulant mais, dans ce cas, il ne parviendrait jamais à se rendormir. Il valait mieux commencer par voir ce qu'un café brûlant pourrait faire pour lui. Le commodore Perot se trouvait déjà là et se retourna prestement, un bloc message sous le bras, à l'approche de son patron. « Ça ferait bien d'être important, Russell. » Parnell ne plaisantait qu'à moitié, et Perot hocha la tête. « Je sais, monsieur. Je ne vous aurais pas dérangé dans le cas contraire. » Perot s'exprimait d'une voix calme, mais il pencha la tête de côté, invitant l'amiral à le suivre dans l'une des salles de briefing haute sécurité. Parnell ne put s'empêcher de hausser les sourcils sous l'effet de la surprise. Perot ferma la porte derrière eux, étouffant le murmure de la salle de guerre, puis il tapa un code de sécurité complexe sur le bloc message avant de poser le pouce sur le scanner. L'écran s'anima sans protester, et Perot le tendit en silence à l'amiral. Parnell plissa le front devant le logo diplomatique, puis parcourut le texte et se raidit. Il se laissa tomber dans un fauteuil et relut les phrases laconiques ; il sentit la brume du sommeil se dissiper dans son esprit. « Bon sang, monsieur. Ils l'ont fait, souffla Perot. — Peut-être », fit Parnell, plus circonspect, mais sa propre exultation le disputait à la prudence. Il posa le bloc message sur la table et se frotta la tempe. e À quel point la source de l'ambassadeur Gowan est-elle fiable ? — On ne peut jamais garantir la fiabilité d'une source de renseignements, monsieur, mais tout ce que cet agent nous a signalé s'est toujours avéré, et... — Ça pourrait vouloir dire que les Manticoriens sont au courant de ses activités et qu'ils s'en servent pour nous tendre un piège, interrompit sèchement Parnell. — C'est l'éternel problème des espions, monsieur. Dans son cas, toutefois, nous avons obtenu des renseignements concordants sur certains points. » Parnell haussa un sourcil et Perot les épaules. « Si vous allez à la page suivante du message, vous verrez que les deux détachements de la Première Force mentionnés dans le rapport initial de cette source sont partis presque au moment exact qu'il avait indiqué, et leur trajectoire correspondait à ses informations. Gowan a également pris un jour ou deux pour consulter ses autres contacts, et certains des marins sur le départ avaient la langue assez bien pendue. Trois de ses indicateurs – deux serveurs et un coiffeur, tous sur Héphaïstos – ont signalé qu'ils avaient entendu leurs clients se plaindre d'être envoyés sans délai à Grendelsbane. — Quel genre de clients ? s'enquit Parnell, concentré. — Des matelots et des non-cadres, monsieur. Aucun officier. Et rien que des habitués. » Perot secoua la tête. « Certainement pas des imposteurs engagés pour l'occasion; alors, à moins de supposer que le réseau tout entier de Gowan a été découvert et que les services de renseignement manticoriens savaient exactement qui faire parler devant qui... » Le chef d'état-major s'arrêta en haussant les épaules. « Mouais. » Parnell reporta son regard sur le bloc message. Il voulait y croire mais combattait son propre désir. Si seulement ils avaient réussi à étendre le réseau Argus à Yeltsin ! Mais ils avaient manqué de temps, sans compter que l'intense activité spatiale dans le système excluait ce genre d'installation. Les Graysoniens semblaient vouloir fondre tous les astéroïdes du système pour leurs projets orbitaux et planétaires, et les Renseignements avaient décidé qu'ils avaient trop de chances de tomber sur l'une des plates-formes de capteurs, si furtive soit-elle, et de réduire à néant l'opération Argus tout entière. Ils n'avaient donc pas la même vue sur Yeltsin que sur les autres systèmes. C'était peut-être ça, son problème : il s'était habitué à disposer de plus d'informations qu'il n'était en droit d'en attendre. « Des nouvelles de Rollins ? demanda-t-il. — Non, monsieur. » Perot jeta un coup d'œil au calendrier et à l'horloge murale, et il fit la grimace. « Les navires Argus ne peuvent pas se tenir à un programme fixe mais, s'ils ont gardé la même fréquence d'incursion, l'amiral a dû recevoir hier son dernier relevé de Hancock. — Restent donc dix-sept jours avant qu'il nous parvienne », grommela Parnell. Il s'adossa en se mordillant la lèvre. Il ne pouvait pas se permettre d'attendre dix-sept jours. Barnett se trouvait à cent quarante-six années-lumière de Yeltsin, soit un voyage de trois semaines pour des supercuirassés, et il disposait d'une fenêtre d'intervention d'à peine vingt-six jours. Il ne pouvait pas différer sa décision jusqu'au rapport de Rollins mais, d'un autre côté, il lui faudrait se passer des trois escadres de combat de l'amiral Ruiz, en route vers Barnett. Il pouvait encore leur subtiliser les deux escadres que son premier plan de déploiement destinait à Seaford et y envoyer celles de Ruiz en remplacement... mais, si Ruiz était retardé, Rollins pourrait se retrouver en difficulté vis-à-vis de ses propres objectifs. Il se mordilla la lèvre de plus belle. Le plan global envisageait une attaque massive de Yeltsin dans le but exprès d'isoler et de détruire les unités manticoriennes qui y étaient stationnées pour démoraliser et user la FRM. Si Caparelli en avait réellement retiré quatre escadres, alors la force présente était à peu près diminuée de moitié, en admettant que les premières estimations du déploiement à Yeltsin soient correctes, et il n'aimait pas l'idée de laisser filer ces proies supplémentaires. D'un autre côté, l'effet sur le moral des troupes pourrait en être amplifié puisqu'il parviendrait sans doute à annihiler une force plus réduite sans subir de pertes substantielles. Et, au fond, il préférait affronter une opposition relativement plus faible tant qu'il n'avait pas eu l'occasion d'évaluer son handicap technologique par lui-même. Les rapports de combat à sa disposition le disaient au moins aussi grave qu'il le craignait, voire pire, et la tentation était grande d'élargir le gouffre numérique en sa faveur tant qu'il n'en avait pas l'assurance. Ce qui lui déplaisait le plus, c'était de réorganiser l'opération entière dans de si brefs délais. Ses propres forces et celles de Seaford étaient censées agir de concert, s'élancer simultanément, selon les ordres d'assaut qu'il enverrait depuis Barnett. S'il attaquait maintenant, la guerre commencerait à l'instant où il pénétrerait dans l'espace de Yeltsin; or, il n'en savait pas assez sur la situation dans la région de Hancock et Seaford pour être certain que Rollins disposait d'une supériorité suffisante (même sans Ruiz) pour jouer efficacement son rôle. Il soupira et se frotta de nouveau la tempe. C'était pour cette même raison qu'il avait déplacé son QG à la base DuQuesne, se répéta-t-il, et que le président Harris l'avait autorisé à décider lui-même de la chronologie finale. Mais il s'attendait à une évolution plus progressive, pas à ce changement radical de dernière minute. Il ferma un instant les yeux, prit une profonde inspiration et redressa son dossier. — On y va, dit-il brusquement. — Bien, monsieur. » La voix de Perot frémissait d'enthousiasme contenu, mais lui aussi était un professionnel. « Et l'amiral Rollins, monsieur ? — Envoyez-lui un messager. Non, deux, au cas où il arriverait malheur au premier. Dites-lui que nous partons avec toutes les unités disponibles sous quarante-huit heures. — Toutes les unités, monsieur ? — Moins le groupe d'intervention de l'amiral Coatsworth, destiné à Seaford », corrigea Parnell. Il se caressa le menton et hocha la tête. « S'ils ont retiré tant de navires, pas la peine de dépouiller le détachement de Seaford pour les prendre à plus de deux contre un. D'un autre côté, nous ignorons la situation exacte de Rollins. Il aura peut-être besoin de plus de vaisseaux que nous ne le pensions à l'origine, alors dites-lui que les éléments qui lui étaient assignés quitteront Barnett sous huit jours au plus tard pour le rejoindre, ou à l'arrivée de l'amiral Ruiz s'il met moins de huit jours. Je laisserai des ordres plaçant Ruiz sous l'autorité de Coatsworth, ça étoffera l'ordre de bataille de Rollins, au cas où. — Bien, monsieur. » Perot entrait des notes sur son bloc mémo à un rythme infernal. « Dès que vous avez envoyé ces messages, allez trouver les opérateurs de la base. Je leur donnerai quarante-huit heures si nécessaire, mais pas la peine de le leur dire. Si possible, je voudrais être prêt à partir sous vingt-quatre heures. Assurez-vous qu'ils envoient une copie de nos simulations sur Yeltsin à chaque escadre. Je veux qu'on les apprenne par cœur en chemin. — Bien, monsieur. — Et n'oubliez pas de demander à l'amiral Coatsworth d'envoyer un messager à Rollins avant de partir. Je sais qu'il le fera de toute façon, mais rendez l'instruction officielle. Rollins a besoin de connaître sa date d'arrivée – et de savoir si Ruiz l'accompagne ou non – pour coordonner ses propres mouvements. Nous ne pouvons pas nous permettre de merder en modifiant les plans à la volée. — Bien, monsieur. — Ensuite, il faudra prévenir le président. J'enregistrerai un avis pendant que vous mettrez tout en mouvement et j'aurai besoin qu'un autre messager l'emmène jusqu'à Havre. » Cette fois Perot se contenta de hocher la tête tout en tapant ses notes, et l'amiral eut un petit sourire. « J'imagine que je devrais me fendre d'une phrase théâtrale que le ministère de l'Information publique et les livres d'histoire pourraient citer mais, bon sang, rien ne me vient. Quant à admettre la vérité, ça ne sonnerait pas très bien. — La vérité, monsieur ? — La vérité, Russell, c'est que, maintenant que l'heure est venue, je suis mort de trouille. Bizarrement, je ne crois pas que même le ministère de l'Information publique pourrait en tirer quoi que ce soit. — Évidemment... mais ça résume plutôt bien mes propres sentiments. D'un autre côté... — D'un autre côté, nous les tenons à notre merci – en admettant que nos informations soient fiables. » Parnell se secoua et se leva. « Enfin, si ce n'est pas le cas, nous devrions les voir à temps pour repasser illico en hyperespace. De toute façon, il faut qu'on aille vérifier. » CHAPITRE VINGT-CINQ Le petit homme discret qui se tenait dans le bureau de Robert Pierre ne ressemblait pas à un ogre. Oscar Saint-Just était un homme poli qui n'élevait jamais la voix, ne buvait ni ne jurait jamais. Il avait une femme et deux enfants adorables, et s'habillait comme un petit bureaucrate anonyme. Il était aussi premier sous-secrétaire d'État à la Sécurité interne, le bras droit de Constance Palmer-Levy, et sa voix douce avait envoyé tant de gens aux oubliettes qu'il en avait lui-même perdu le compte. « Personne ne sait que tu es là, je suppose ? » Derrière son bureau, Pierre se laissa aller dans son fauteuil. Il haussait un sourcil interrogateur en désignant un fauteuil vide. « Tu devrais me faire plus confiance, Robert, fit Saint-Just sur le ton du reproche. — En ce moment, la confiance que j'accorde aux hommes pâlit singulièrement au profit de ma paranoïa galopante. » Pierre s'exprimait sèchement, mais une pointe d'humour perçait dans sa voix et Saint-Just sourit. « Je te comprends », murmura-t-il. Il s'assit et croisa les jambes. « Dois-je déduire de ton invitation que nos projets sont plus ou moins dans les temps ? — Plutôt plus que moins. Le commodore Danton nous a fourni les armes et les navettes pile au bon moment. — Excellent » Saint-Just s'autorisa un sourire, puis il pencha la tête de côté. « Et la main-d’œuvre pour s'en servir ? — Cordélia Ransom a choisi les cellules de l'UDC dont nous avions besoin et les a coupées de la boucle de fonctionnement normale de l'Union. Elle leur fait faire des simulations en ce moment, mais je ne compte pas leur fournir le matériel tant que nous ne sommes pas prêts à agir. — Et Ransom comprend-elle la nécessité du... euh... nettoyage ? Son dossier à SécInt la décrit comme sincèrement engagée. Va-t-il vraiment falloir la nettoyer elle aussi ? — Non. » Pierre secoua la tête et sa bouche se pinça de dégoût pour les impératifs de son propre plan. « Elle comprend comment ça doit fonctionner et, comme tu dis, elle est engagée. Elle est prête à faire des sacrifices pour qu'on réussisse, mais je crains qu'il ne faille lui donner le Trésor public par la suite. — Ça ne me dérange pas, observa Saint-Just. — Moi non plus, du moins tant qu'elle comprend que nous devons aller doucement – et pour l'instant je crois que c'est le cas. — Si ça te va, ça me va. » Saint-Just se frotta les lèvres d'un air pensif. « Et Constance ? — Cette partie du plan est sur le point d'être exécutée, encore une fois grâce à Cordélia. » Pierre sourit. « Elle n'a pas eu besoin de forcer quiconque pour y parvenir, d'ailleurs. Le comité d'action central de l'UDC s'est jeté sur l'idée, crise ou non. Je crois que la réputation de Constance ne s'est pas améliorée à leurs yeux depuis l'assassinat de Frankel. — La mienne non plus, fit tranquillement Saint-Just. J'espère qu'ils ne vont pas essayer de faire coup double par excès de zèle ? — Si je pensais qu'il y avait la moindre chance, j'interviendrais personnellement. » Pierre secoua la tête. « Non, Cordélia insiste pour qu'on laisse aux "nazis de Séclnt" – il s'agit de toi, Oscar – le temps de réfléchir à la leçon que leur donne le peuple. C'est une excellente agitatrice, tu sais. On pourrait peut-être la convaincre de prendre l'Information publique plutôt que le Trésor. — Je te laisse les manœuvres politiques. Moi, je comprends la sécurité et la stratégie; quant à la politique... » Saint-Just haussa les épaules et leva les mains en signe d'ignorance; Pierre eut un sourire carnassier. La politique telle qu'on la pratique dans la République populaire de Havre va bientôt changer du tout au tout, Oscar. À l'avenir, je pense que tu pourrais bien comprendre les nouvelles règles plus clairement que le président Harris. » Kévin Usher traversait en silence le toit de la tour Rochelle en s'efforçant de ne pas grimacer, tandis que le reste de son équipe le suivait. Ses lunettes à infrarouge donnaient au sommet de la tour un caractère surréaliste et chatoyant, mais il s'entraînait depuis assez longtemps pour ne pas en être gêné. C'était le vacarme infernal – et inévitable – de ses équipiers qui l'inquiétait. Il contourna la dernière cheminée d'aération et jeta un coup d'œil à la zone découverte qui s'étendait entre lui et le bord de la tour. Le vent faisait claquer ses vêtements et lui causait de nouvelles inquiétudes leur plan de fuite prévoyait un saut en chute libre avec générateurs antigrav depuis le haut de la tour et, avec un vent pareil, ils risquaient de s'écraser sur le bâtiment.. . Il écarta cette idée et tira de l'étui son arme de poing. Les fusiliers de la République populaire l'avaient bien formé pendant son service militaire, et le contact du pulseur lui semblait familier et rassurant tandis qu'il cherchait du regard l'homme de Séclnt chargé de surveiller le toit. Il n'aimait pas trop cette partie du plan, mais l'UDC rie pouvait pas se permettre de laisser en vie des témoins de cette opération. « Voilà. Les lunettes aidèrent Usher à localiser sa cible; il s'agenouilla, cala le canon de l'arme militaire sur son avant-bras, comme à l'entraînement. Il procéda à l'acquisition visuelle de la cible ainsi que le lui avaient enseigné ses instructeurs dix ans plus tôt, et son doigt se serra sur la gâchette. Une volée de cinq fléchettes non explosives déchira le corps de l'agent Séclnt et le sang gicla. L'homme n'eut même pas le temps de crier, et Usher laissa échapper un grognement satisfait. Il s'avança un peu plus sur le toit en tournant la tête de droite et de gauche et en tenant le pulseur à deux mains, prêt au combat. On leur avait répété qu'il n'y avait qu'un seul garde, mais Usher avait vu trop d'opérations échouer à cause de renseignements erronés pour s'y fier aveuglément. Enfin, pour une fois, les informations semblaient exactes, et il fit signe aux autres d'avancer pendant qu'il se dirigeait vers le bord du toit pour vérifier la ligne de visée. Parfaite. Il se retourna pour regarder ses équipiers s'installer. Deux hommes de l'équipe Vipère s'agenouillèrent, et des pistolets pneumatiques enfoncèrent violemment leurs pointes dans le socle du lanceur. Deux autres posèrent le tube et l'unité de guidage sur le trépied, tandis que le chef d'équipe s'affairait sur son bloc pour lancer la séquence autotest du missile. Elle inclina la tête lorsqu'un témoin de dysfonctionnement mineur s'alluma, puis écarta le missile. Le projectile de secours, quant à lui, réussit le test, et elle hocha la tête, satisfaite. Usher se tourna vers ses propres responsabilités et signifia aux trois membres de l'équipe de sécurité qu'ils devaient prendre place autour du périmètre. Il fit signe au guetteur d'approcher et désigna une tour de l'autre côté de la ceinture verte. « Assure-toi que tu surveilles la bonne aire de lancement », dit-il calmement. La femme acquiesça. Elle fit apparaître un diagramme sur l'écran de ses lunettes et bougea lentement la tête afin d'en aligner les contours avec ceux de la tour, jusqu'à ce que le viseur se mette à clignoter juste au-dessus d'un point d'accès au trafic aérien. « Je l'ai, murmura-t-elle. Vérifié et confirmé. — Alors mets-toi à l'aise. Elle doit arriver dans une dizaine de minutes, mais elle pourrait être retardée. » La femme acquiesça de nouveau et s'installa confortablement, posant la carabine de visée laser sur le parapet. Usher jeta un nouveau coup d'œil à l'équipe Vipère. Elle était prête et assez loin du bord pour passer inaperçue lors d'un examen superficiel. Ne restait plus à craindre qu'un survol, mais il n'y en aurait pas si ses informations sur les balayages aériens étaient aussi fiables que le reste. Il parcourut discrètement son périmètre et trouva un recoin abrité du vent qui lui permettait malgré tout une vue complète des opérations. Il s'installa et attendit. « J'imagine que nous avons fait le tour, alors... à moins que vous ne voyiez autre chose, Oscar ? Saint-Just secoua la tête et Constance Palmer-Levy se leva. Son équipe l'imita avec un soulagement évident. Rares étaient ceux qui partageaient son goût pour les sessions stratégiques tardives, mais aucun ne protestait lorsque le chef de Séclnt leur demandait de rester tard. « Je vais passer au service des statistiques avant de partir et leur mettre la pression sur cette corrélation avec les activités de l'UDC, fit Saint-Just. Vous pourriez bien être sur une piste. En tout cas, ça ne peut pas faire de mal de s'en assurer. — Excellent. » Palmer-Levy s'étira et bâilla, avant de sourire, ironique. « Je crois que j'ai travaillé un peu tard, même pour moi, avoua-t-elle. — Alors rentrez à la maison et dormez, dit Saint-Just. — C'est ce que je vais faire. » Palmer-Levy se détourna et fit signe à son assistant personnel de la suivre. Ils quittèrent tous les deux la salle de conférence, suivis d'un détachement de sécurité, et se dirigèrent vers les ascenseurs. L'ascenseur déposa le chef de la Sécurité et ses gardes du corps dans le garage situé au quatre centième étage de la tour. Une équipe technique s'empressait autour de sa limousine et pratiquait les vérifications de routine destinées à éviter toute mauvaise surprise. Palmer-Levy attendit patiemment la fin de l'opération. Le souvenir de Walter Frankel était trop frais dans son esprit pour qu'elle se plaigne du temps ainsi perdu. « Tout est prêt, madame, annonça finalement l'ingénieur-chef en gribouillant son nom au bas d'un bloc mémo. Vous pouvez partir. — Merci », répondit-elle en montant à bord. L'aérodyne ressemblait à une limousine civile de luxe et était aménagé en conséquence, mais il était aussi rapide, blindé et équipé d'une armada de capteurs calquée sur l'équipement de reconnaissance avancée des véhicules de fusiliers. Quant au pilote, c'était un vétéran décoré. Palmer-Levy lui sourit en prenant place et il la salua respectueusement, attendant la fermeture du sas pour enclencher ses turbines et l'antigrav. La limousine s'éleva sans accroc et il la fit glisser le long de la rampe vers le point d'accès extérieur. « Cible en vue ! » Le murmure du guetteur crépita sur le lien com. Usher et son équipe se raidirent. Le guetteur changea de position et aligna la visée passive de sa carabine sur le nez de la - limousine qui quittait la rampe. Sur le toit, la tension monta d'un cran. « Acquisition... maintenant ! » lança-t-elle en appuyant sur la détente. Une alarme se mit à hurler et le pilote de Palmer-Levy se tortilla sur son siège. Il jeta un œil au témoin lumineux rouge qui clignotait sur sa console de GE et blêmit. « On nous prend pour cible ! » aboya-t-il. La charge de lancement illumina le toit de la tour comme un éclair tandis que le lanceur crachait son missile Vipère. Ses minuscules impulseurs s'enclenchèrent instantanément, lui imprimant une accélération supérieure à deux mille gravités tandis que ses capteurs détectaient le rayon laser que réfractait plus bas l'aérodyne; il plongea. Le pilote tenta une manœuvre d'évitement frénétique, maïs le Vipère l'avait accroché visuellement et il n'allait pas assez vite pour l'induire en erreur. Il fit de son mieux, mais il était trop tard pour que cela suffise. Constance Palmer-Levy eut un instant pour comprendre ce qui se passait, puis l'extrémité des bandes gravifiques du missile percuta l'aérodyne. Le véhicule explosa dans une tempête de débris composites. Ses réservoirs d'hydrogène formèrent des boules de feu bleu éclatantes, et le commandant de la Sécurité interne ainsi que ses gardes du corps sombrèrent en une pluie macabre vers La Nouvelle-Paris. CHAPITRE VINGT-SIX « Dieu merci. » Le capitaine de frégate Ogilve se détendit enfin comme le Napoléon quittait l'hyperespace pour apercevoir la primaire du système de Seaford 9 droit devant. Dans les faits, son bâtiment était sauvé depuis le passage en hyperespace, mais il avait passé ses nuits à rêver de catastrophes qui l'auraient empêché de livrer ses informations. Il se tourna vers son officier de com. — Jamie, enregistrez un avis urgent à l'attention personnelle de l'amiral Rollins. Début du message : Monsieur, les dernières données Argus confirment le retrait complet – je répète, complet – du mur de bataille manticorien à Hancock. L'analyse des données suggère qu'il n'y reste au plus qu'une escadre de croiseurs de combat et ses éléments de protection. Le Napoléon fait route vers votre vaisseau amiral. HPA (il consulta son visuel) dans deux virgule deux heures, avec informations complètes. Ogilve, terminé. Fin du message, Jamie. — Bien, monsieur. » Ogilve hocha la tête et s'adossa, laissant enfin la fatigue l'envahir en imaginant l'activité que son message s'apprêtait à provoquer sur le vaisseau amiral. Des pas résonnèrent jusqu'à son fauteuil et il leva les yeux sur son second. — Bizarrement, je crois que cette affaire ne fera pas de mal à nos carrières, monsieur, murmura ce dernier. — En effet », acquiesça froidement Ogilve. Son second venait d'une éminente famille législaturiste et il ne l'aimait pas du tout. Pire, il n'avait aucune confiance en ses compétences. Mais le jeu politique semblait parfois le seul d'importance dans la Flotte populaire et, s'il exigeait que le capitaine de frégate Ogilve porte son second à bout de bras, il avait intérêt à se faire les muscles. « Et puis, se dit-il amèrement tandis que le second regagnait son poste, s'il en tirait effectivement une promotion, peut-être serait-il réaffecté loin d'au moins un incompétent. L'amiral Yuri Rollins secoua la tête, encore sous le coup de la surprise, alors que les images du réseau Argus passaient pour la troisième fois sur la sphère holo principale de son vaisseau amiral. — Je n'arrive pas à y croire, murmura-t-il. Pourquoi Parks irait-il faire une chose aussi stupide ? C'est forcément un piège. — Sauf votre respect, monsieur, je ne vois pas comment ça se pourrait, intervint le capitaine Holcombe. Pour qu'il y ait piège, il faudrait qu'ils aient connaissance de l'opération Argus, et c'est impossible. — Rien n'est impossible, capitaine », répondit froidement le contre-amiral Chin. Le chef d'état-major de Rollins s'empourpra. — Je ne voulais pas dire qu'ils ne pouvaient pas avoir détecté nos plates-formes, madame, fit-il, un peu raide. Mais s'ils connaissaient leur existence, ils les auraient sûrement déjà détruites. — Ah oui ? Imaginez qu'ils soient au courant et préfèrent la subtilité à la force brute. Pourquoi les détruire si elles peuvent servir à nous désinformer ? — Peu probable, dit Rollins à contrecœur. Quel que soit l'avantage tactique de nous leurrer à Hancock, il ne compenserait pas les dégâts stratégiques qu'Argus leur inflige dans d'autres systèmes. Non (il secoua la tête), ils ne laisseraient pas le réseau en place s'ils en connaissaient l'existence. — Et si l'amiral Parks était le seul à avoir remarqué les plates-formes ? demanda Chin. S'il vient seulement de les repérer, il pourrait avoir choisi de les utiliser à son profit tout en envoyant des messagers prévenir du danger les commandants d'autres stations. — Possible, mais encore une fois peu probable. » Rollins se détourna du visuel et enfonça les mains dans les poches de sa veste. S'il les a découvertes, il sait sans doute qu'elles couvrent toute la périphérie du système. Donc il ne peut pas revenir discrètement pour nous tendre un piège sans être détecté. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne pense pas qu'il prendrait délibérément le risque de nous laisser pénétrer le système sans opposition en comptant sur son éventuelle capacité à nous intercepter depuis une position distante. — En effet. » Chin croisa les bras et lança un regard accusateur à la sphère holo. « Dans ce cas, toutefois, je me demande bien ce qu'il a en tête. — À mon avis, c'est encore une preuve qu'il ignore tout d'Argus, madame », fit le capitaine Holcombe. Elle haussa un sourcil interrogateur et lui les épaules. S'il ne se trouve pas à Hancock, il doit forcément patrouiller les systèmes alliés de la région. Auquel cas, je pense qu'il a laissé Hancock à découvert précisément parce qu'il ne nous croit pas en mesure de l'apprendre. Après tout, l'un des objectifs premiers d'Argus était de réduire le nombre de patrouilles de reconnaissance afin de pousser les commandants manticoriens à un excès de confiance, dans l'espoir qu'ils commettraient justement ce genre d'erreur. — C'est vrai. » Chin fit la moue quelques secondes puis elle hocha la tête. u J'imagine que ça me paraît juste un peu trop beau qu'il se mette soudain à faire exactement ce que nous attendons de lui. — Mais est-ce vraiment ce que nous attendons de lui ? » demanda Rollins. Ses deux subordonnés se tournèrent vers lui, l'air surpris. Sa manœuvre nous offre certainement une excellente occasion d'écraser Hancock, mais elle signifie également qu'une attaque ne se refermerait que sur du vide en ce qui concerne les unités de guerre. Des croiseurs de combat ? Des clopinettes, oui ! » Il sortit une main de sa poche et l'agita d'un air dédaigneux avant de la remettre à sa place. (^ Nous voulions des escadres de combat, et les voilà ailleurs. Et puis combien de temps croyez-vous que l'amiral Parks restera là où il est parti ? L'Amirauté manticorienne ne va pas laisser Hancock à découvert bien longtemps, quoi qu'il ait en tête; alors, si nous devons profiter de son absence, il faut le faire maintenant. — Sans confirmation auprès de l'amiral Parnell ? » La question de Chin ressemblait à une affirmation, et Rollins acquiesça. — Exactement. Nous sommes à dix-huit jours de Barnett, même pour un messager, soit trente-six jours pour qu'une information fasse l'aller-retour. Si nous attendons aussi longtemps, ils vont fatalement renforcer Hancock. — Pouvons-nous attendre la date prévue, monsieur ? » s'enquit Chin. Rollins fronça les sourcils. Officiellement, seuls son état-major et lui étaient censés connaître la chronologie des événements, mais il avait convié Chin à cette réunion car, bien qu'elle fût la moins ancienne en grade de ses commandants d'escadre, il respectait son jugement. Et s'il voulait obtenir son avis, elle devait connaître l'étendue de ses problèmes. — Je ne crois pas, dit-il enfin. En admettant que l'amiral Parnell ne recule pas les opérations, nous sommes censés attaquer dans trente et un jours. » Chin acquiesça sans triomphalisme en apprenant enfin quand la guerre devait commencer. — Dans ce cas, évidemment, vous avez raison, monsieur. — Nous ne pouvons pas attendre aussi longtemps si nous comptons les attaquer avant qu'ils reviennent à la raison. — Depuis le début je répète que cette opération est trop centralisée, grommela Holcombe. Lier les plans opérationnels aussi intimement alors qu'une telle distance sépare les deux zones d'opération, c'est... — C'est ce qu'on nous demande de faire », coupa Rollins sur un ton sec. Le chef d'état-major ferma brusquement la bouche, et l'amiral haussa les épaules. « Pour tout dire, je suis assez d'accord avec vous, Ed, mais nous sommes tenus d'obéir aux ordres. — Alors qu'envisagez-vous, monsieur ? demanda Chin. — Je ne sais pas. » Rollins soupira. « J'imagine que ça dépend de ce qu'on juge le plus important : la base de Hancock ou sa force d'intervention. » Il prit place dans un fauteuil, étira ses jambes et leva un front plissé vers la cloison tout en envisageant ses options. Le plan original promettait de bonnes chances de réussite contre Hancock. L'arrivée de l'amiral Coatsworth augmenterait sa puissance « officielle » de plus de cinquante pour cent, et les Manticoriens ignoreraient tout de son arrivée tant que Coatsworth ne frapperait pas Zanzibar, derrière eux. Avec lui derrière et la force d'intervention de Seaford devant, ils seraient pris en étau. Mais si Hancock était déserté, le plan tout entier perdait sa signification. Aucun moyen de deviner où se trouvaient les Manticoriens ni en quel nombre – en tout cas, pas avant que les autres collecteurs d'informations d'Argus fassent leur rapport. Toutefois, Hancock était la seule base de réparation ennemie dans le secteur. Si de toute façon il devait leur courir après, les priver de cette installation constituait un premier pas très intéressant. Il prit une profonde inspiration et se redressa; à ce mouvement, Holcombe et Chin se tournèrent vers lui. « On va y aller », dit simplement Rollins. Holcombe eut un mouvement approbateur; quant à Chin, elle semblait soulagée qu'un autre ait eu à prendre la décision. « Attendrons-nous le rapport des autres réseaux Argus ? » demanda Holcombe. Chin ne dit rien mais secoua la tête instinctivement, et Rollins était d'accord avec elle. « Non. » Il se hissa hors du fauteuil. « Cela prendrait six ou sept jours. Or, si nous voulons agir, il n'y a pas de temps à perdre. — Bien, monsieur. » L'amiral marcha brièvement de long en large, plongé dans une réflexion intense, et il hocha la tête. — Ed, je veux que la force d'intervention soit prête à partir sous vingt-quatre heures. Envoyez un messager à Barnett pour aviser l'amiral Parnell de nos intentions. Il devrait arriver avant le départ de l'amiral Coatsworth, alors ordonnez-lui de nous rejoindre à Hancock. Nous consoliderons nos forces et attaquerons Zanzibar ensemble. Ensuite nous pourrons nous associer pour prendre Yorik ou Alizon. D'ici là, nous aurons sans doute assez de renseignements supplémentaires pour savoir où Parks est parti et comment il est déployé. — Bien, monsieur. — Amiral Chin, votre escadre opérera une reconnaissance de Hancock à notre entrée dans le système. » Chin acquiesça mais elle ne put dissimuler sa surprise : ses cuirassés étaient moins puissants que les unités des autres escadres de combat. « Je n'ai pas perdu la tête, amiral, fit sèchement Rollins. Vos navires sont plus légers, mais ils devraient amplement suffire à battre des croiseurs de combat et, si nous ne rencontrons rien de plus lourd, je veux au moins en attraper le plus possible avant qu'ils s'enfuient. De plus, si une mauvaise surprise nous attend, votre accélération est supérieure à celle des supercuirassés. » En gros, se disait-il, les cuirassés pouvaient se tirer plus vite que n'importe lequel de ses autres navires. Il lut dans les yeux de Chin qu'elle avait compris tandis qu'elle hochait la tête. Et les croiseurs de combat de l'amiral West, monsieur ? s'enquit-elle. — Nous vous les attacherons, mais ne le laissez pas prendre trop d'avance sur vous. Son escadre est en sous-effectif, alors je ne veux pas qu'il aille taquiner les Manticoriens à trois contre deux si vous êtes trop loin derrière pour le soutenir. — Compris, monsieur. — Bien. » Rollins replaça les mains dans ses poches et se balança sur les talons, le regard dur fixé sur la sphère holo. — Très bien, dit-il enfin, allons-y. Nous avons un tas de détails à régler avant de partir. » Les trois officiers se retournèrent et quittèrent le compartiment, laissant le visuel allumé derrière eux. L'image tranquille du système de Hancock désert brillait en silence dans la pénombre. CHAPITRE VINGT-SEPT — Toujours rien. » Sir Yancey Parks fit brusquement demi-tour sur le pont d'état-major une fois de plus; ses assistants s'occupaient tous de tâches mineures qui avaient l'avantage de les tenir hors de son chemin. Tous, sauf le commodore Capra qui regardait son amiral, le visage soigneusement inexpressif. — Je déteste qu'on me laisse mariner comme ça, fulmina Parks. — C'est peut-être pour ça qu'ils le font, monsieur. » Capra s'exprimait d'une voix calme et Parks eut un grognement ironique. « Évidemment! Hélas, ça ne diminue pas l'efficacité de la manœuvre. » Parks s'arrêta et se retourna pour lancer un regard assassin à la sphère holo. Le CO était passé en affichage astrographique et on y voyait les rares étoiles de sa zone de commandement ainsi que les données les plus récentes sur les positions alliées et ennemies. L'amiral pointa un menton rageur vers le point lumineux muet qui représentait Seaford 9. «  Ce salaud sait très bien ce qu'il compte faire, dit-il à voix basse pour le seul bénéfice du commodore Capra. Il sait quand il va attaquer et comment il va s'y prendre, et moi je sais seulement que j'ignore tout de ses plans. » Il se tut et se mordilla la lèvre pendant que son estomac faisait des nœuds. Il découvrait peu à peu que les simulations de guerre et les exercices d'entraînement où l'on ne risquait rien de plus que sa réputation et sa carrière étaient une chose, et que les opérations sur le terrain en étaient une autre. Elles mettaient en jeu des vies – pas simplement la vôtre mais aussi celle de vos équipages, voire l'existence du Royaume. Une découverte peu plaisante... et qui le faisait douter de ses propres compétences. Il soupira et força ses muscles à se détendre par le seul effet de sa volonté; puis il se retourna vers Capra et le regarda dans les yeux. « Sarnow avait-il raison ? » Il exprimait son principal souci, et le commodore haussa les épaules, mal à l'aise. « Vous connaissez mon opinion, monsieur. Je n'ai jamais aimé l'idée de laisser la base de Hancock si démunie, mais quant à savoir si notre attitude doit être agressive ou défensive... » Il haussa de nouveau les épaules en signe d'impuissance. « Je ne sais pas, monsieur. J'imagine que cette attente commence à me porter sur les nerfs aussi. — Mais vous commencez à vous dire qu'il avait raison, n'est-ce pas ? » insista Parks. Le commodore détourna les yeux; il prit une profonde inspiration et acquiesça. La bouche de Parks tressaillit et il fit demi-tour, les mains derrière le dos. « Si on a besoin de moi, je suis dans mes quartiers, Vincent », dit-il calmement avant de quitter le pont à pas lents. Le navire havrien Alexandre glissait en silence aux confins du système de Yorik, en route vers une plate-forme Argus. Il aurait dû s'agir d'une mission de routine étant donné la force limitée que les Manticoriens maintenaient sur place, mais le visuel tactique de l'Alexandre était constellé de sources d'impulsion cramoisies, et le commandant les contemplait d'un air consterné. « Mais qu'est-ce que c'est que ça, Léo ? demanda le capitaine de frégate Trent. — Je n'en ai pas la moindre idée, madame, répondit franchement l'officier tactique. On dirait une force d'intervention en détachement, mais je ne vois pas ce qu'elle ferait ici. Je m'attendrais davantage à croiser pareille formation à Hancock. — Moi aussi. » Le ton de Trent était aigre, et elle jeta un coup d'œil au capitaine de corvette Raven. Le second était de quart et occupait le fauteuil de commandement au milieu du pont, mais il fixait son supérieur plutôt que ses écrans. « Qu'en dites-vous, Yasir ? » demanda-t-elle. Les épaules du second frémirent à cette question. « J'en dis que je préférerais annuler le téléchargement, madame », répondit-il sur un ton prudent : il savait ce qu'il pourrait advenir de leurs carrières s'ils prenaient cette décision. « Il y a trop de passage et ils opèrent de façon très agressive. Il suffit d'une unité au mauvais endroit et... » Il fit la grimace et Trent hocha la tête. Raven n'avait pas tort. Mais la présence de tant de navires ennemis signifiait sans doute que des événements inhabituels se produisaient à Yorik, rendant les données Argus plus précieuses encore. Tel serait en tout cas le verdict de n'importe quelle commission d'enquête, elle le savait. Elle appuya une épaule contre le poste tactique et ferma les yeux, perdue dans ses pensées. L'Alexandre lui-même ne courait qu'un risque réduit : il se trouvait au-delà de l'hyperlimite et pouvait remettre ses bandes gravitiques en marche en à peine deux minutes. Les générateurs hyper prendraient un peu plus de temps – on ne pouvait pas dissimuler la signature résiduelle d'un champ de translation en attente, trop puissante – mais l'Alexandre parviendrait malgré tout à s'éclipser bien avant qu'un autre navire s'approche assez pour le toucher. Non, le risque concernait le réseau Argus lui-même. S'ils se faisaient repérer, les Manticoriens allaient fatalement se demander pourquoi un croiseur léger ennemi traînait dans le secteur. Et si on les mettait sur la piste, même les systèmes furtifs de conception solarienne qui équipaient les plates-formes de détection ne parviendraient pas à les dissimuler bien longtemps. « Nous allons poursuivre l'opération, dit-elle enfin. Nous ne pouvons pas remettre les impulseurs en marche sans risquer de donner l'alerte, de toute façon, donc nous sommes obligés d'entrer dans le système. Mais je veux que la section tactique reste sur le qui-vive : si on détecte la moindre trace de présence dans le coin lorsque nous atteindrons le point de transmission, nous annulerons le téléchargement. » Le capitaine de frégate Tribeca se prélassait dans son fauteuil de commandement et se réjouissait intérieurement tout en observant ses visuels et en faisant un pied de nez au capitaine Sir Roland T. Edwards. Le HMS Flèche et les deux autres contre-torpilleurs de sa division jouaient le rôle des agresseurs pour les besoins de cet exercice et, à cet instant précis, le Flèche et l'Attaque faisaient semblant de n'être que des trous dans l'espace et regardaient le reste de la flottille les chercher. L'alimentation des systèmes était réduite au minimum et les capteurs passifs suivaient la trace des neuf autres contre-torpilleurs et du croiseur léger qui les suivait maladroitement dans le rôle du « navire marchand ». Encore quelques heures et le convoi arriverait à portée de missiles et, pour le moment, tous les contre-torpilleurs regardaient dans la mauvaise direction. Certains allaient piquer un fard au compte rendu de l'exercice, pensa-t-il, satisfait. Évidemment, la possibilité demeurait qu'une des boîtes de conserve se retourne dans sa direction; mais, même ainsi, on avait peu de chances de le repérer. Dans le pire des cas, s'il était découvert, il lui faudrait s'élancer à forte accélération et prier que la chance lui sourie, mais les choses se présentaient bien. Edwards le croyait manifestement de l'autre côté – et Tribeca l'y avait un peu aidé. Le Guet-apens, troisième contre torpilleur de sa division, se trouvait quelque part là-bas et avait délibérément laissé échapper des bribes choisies de communications divisionnaires. Edwards pensait donc avoir plus ou moins localisé la formation. Tribeca étouffa un ricanement à cette idée. Edwards était toujours si sûr de lui. H ne lui serait pas venu à l'idée qu'on puisse se montrer plus malin, et... « Excusez-moi, pacha, je viens de capter un drôle de signal. C'est... Ah, le revoilà. — Quoi ? » Tribeca tourna son fauteuil vers l'officier tactique et fronça les sourcils. « Revoilà quoi, Becky ? — Je l'ignore, monsieur. On dirait... » Elle laissa sa phrase en suspens et secoua la tête, puis regarda l'officier de com. « Hal, balaye la zone située entre zéro-huit-zéro et un-deux zéro. Je crois que c'est un laser de communication. — Je m'y mets, répondit l'officier de com, sur quoi les sourcils de Tribeca se froncèrent un peu plus. — Un laser de communication ? Qui viendrait d'où ? — C'est la question, pacha. » L'officier tactique redirigeait ses propres capteurs passifs tout en répondant. « Je ne vois rien. S'il s'agit bien d'un laser, il est de très faible puissance et je n'en capte qu'un filet de temps en temps. — Il est intermittent ? » Le front de Tribeca se plissa et l'officier tactique hocha la tête. « Je l'ai aussi, monsieur, annonça l'officier de com. Zéro-huit-huit. » Il fronça les sourcils et ajusta soigneusement un rhéostat. « C'est bien un laser de communication. Nous n'en captons que la périphérie. Je dirais qu'il y a un défaut dans les systèmes d'orientation de l'émetteur. Trois fois rien – le rayon ne dévie qu'un tout petit peu – mais ça suffit à le diriger vers nous de façon intermittente. De plus, il est brouillé... et je ne reconnais pas le code. — Quoi ? » Tribeca bondit hors de son fauteuil et se rua vers la station tactique. « Vous ne voyez vraiment rien, Becky ? — Non, monsieur. Quoi que ce soit, c'est silencieux et trop loin pour qu'on le trouve sur nos capteurs passifs. Dois-je passer à la détection active ? — Attendez. » Tribeca se frotta furieusement le sourcil. L'exercice était oublié. Le Flèche se trouvait à dix minutes-lumière du premier officier supérieur. S'il passait le relais, il donnerait à quiconque était à l'extrémité de ce rayon au moins vingt minutes pour quitter tranquillement la portée des capteurs actifs pendant qu'il attendrait les ordres, et il n'avait aucune idée du vecteur qu'emprunterait le bâtiment inconnu. Par contre, il savait que ce navire n'était pas manticorien, sinon Hal aurait identifié son code de brouillage. Il se laissa tomber dans le fauteuil de commandement et enfonça un bouton. « Machines, lieutenant de vaisseau Riceman, fit une voix. — Riceman, ici le capitaine. L'équipage s'apprête à passer aux postes de combat. » Il entendit quelqu'un prendre une profonde inspiration sur le pont et l'ignora. « Oubliez l'exercice. En combien de temps pouvez-vous réellement lever les bandes gravitiques ? — En quatre-vingts secondes c'est bon, pacha », répondit simplement Riceman; Tribeca hocha la tête. « Alors préparez-vous. » Il se retourna vers l'officier tactique. « Becky, je veux que vous appeliez les hommes aux postes de combat à mon commandement, mais laissez le contrôle de tir et les capteurs en attente. Quel que soit notre inconnu, s'il est à portée de laser, il pourrait bien se trouver également à portée d'armes à énergie, alors je ne veux pas d'émissions actives tant que les bandes gravitiques et les barrières latérales ne sont pas levées. Compris ? — Oui, monsieur. Et l'Attaque, monsieur ? Ce sera une cible facile sans ses bandes gravitiques si quelqu'un lui tire dessus. — Je vous l'accorde, mais si notre inconnu savait que nous sommes là, il ne serait pas en train de transmettre, donc je ne pense pas qu'il nous ait sur ses capteurs passifs non plus. Et si j'ai vu juste, il sera bien trop occupé à regarder notre grosse signature bruyante pour remarquer l'Attaque avant que son commandant comprenne qu'il se passe quelque chose et allume ses impulseurs. Malgré tout, Hal (il se tourna vers l'officier de com), orientez un rayon vers lui et ordonnez-lui de passer aux postes de combat dès que nos bandes gravifiques fonctionneront. — À vos ordres, monsieur. — Dans ce cas, nous sommes prêts, Becky. Tous aux postes de combat ! » « Contact ! s'écria l'officier tactique de l'Alexandre. Bandes gravitiques détectées, position un-trois-six par zéro-neuf-deux ! » Il enfonça des touches sur sa console. « Contre-torpilleur manticorien à dix-huit millions de kilomètres, capitaine ! — Merde ! » Le capitaine Trent frappa du poing sur l'accoudoir de son fauteuil de commandement. « Postes de combat, mais pas d'émissions actives ! Confirmez ! — À vos ordres, pas d'émissions actives. » L'officier tactique confirma l'ordre pendant que Yasir Raven déclenchait l'alarme d'appel aux postes de combat. Rester passif signifiait que le croiseur ne pouvait lever ni ses bandes gravifiques ni ses barrières latérales, mais il restait une infime chance qu'ils n'aient pas été détectés et... « Impulsion radar ! aboya l'officier tactique à travers le hurlement de l'alarme. Ils nous voient, madame ! » Il s'arrêta puis annonça : « Deuxième source d'impulsion détectée ! Deux contre-torpilleurs à dix-huit millions de kilomètres ! Trent ravala un nouveau juron. À cette distance et dans cette position, un Manticorien n'avait qu'une seule bonne raison d'allumer soudain ses impulseurs. Pas de chance ! Mais, bon Dieu, que fichaient-ils, tous systèmes silencieux, pile au bon endroit pour que son rayon de com les frappe ? « Changement de vecteur, fit l'officier tactique d'une voix tendue. Ils arrivent sur une trajectoire d'interception, madame. Accélération cinq cent vingt gravités. — Allumez les impulseurs. » Trent se tourna vers son astrogatrice. « Déterminez les coordonnées de translation, Jackie, et exécutez un changement de vecteur aléatoire au moment où nous passerons le mur. Je veux que nous partions dès que les générateurs seront prêts. — Bien, madame. Transmission des coordonnées. — Impulseurs nominaux, commandant ! — Timonier, éloignez-nous d'eux. Virez à un-deux-cinq puis roulez à bâbord. — À vos ordres, madame. Virons à un-deux-cinq et roulons à bâbord. » Trent se retourna vers son visuel et fusilla du regard les points brillants des contre-torpilleurs manticoriens. À peine à une minute-lumière, presque sur ses genoux ! Ils étaient trop loin pour lui tirer dessus – en imaginant qu'ils se fient à leur identification au point de la certifier hostile – mais le mal était fait. Elle s'imposa de s'adosser, lèvres pincées, et tambourina sur ses accoudoirs. Elle allait le payer cher et, quelles que soient les autres conséquences de cette opération, tous les malheurs de la galaxie s'apprêtaient à lui tomber sur la tête. « Il est devenu actif, annonça l'officier tactique de Tribeca d'une voix intense. On dirait un croiseur léger de classe Conquérant, monsieur. Il change de vecteur et s'éloigne de nous. — Une chance de le toucher ? » Il y avait plus d'espoir que d'assurance dans la voix du commandant, et elle secoua la tête. « Désolé, monsieur, pas la moindre. Il se trouve à l'extérieur de notre enveloppe de missiles et roule pour nous présenter ses bandes gravifiques. — Bon sang », murmura le capitaine de frégate. Il examina son propre visuel en ignorant les questions dont le commandant de l'Attaque, perplexe, le bombardait sur le terminal de com. Pendant ce temps, le croiseur havrien s'éloignait de lui et accumulait de l'accélération, et si loin... La source d'impulsion disparut dans l'étincelle d'une empreinte hyper et il grommela. Autant pour l'idée qu'il pouvait le rattraper. « Timonier, coupez l'accélération. » Il s'enfonça dans son fauteuil rembourré pendant que son cerveau réfléchissait à toute vitesse. « Hal, envoyez un rapport de contact avec toutes les données de Becky au capitaine Edwards. Faites-en une copie pour l'amiral Parks. — À vos ordres, monsieur. » L'ascenseur s'ouvrit dans un sifflement pour laisser passer son second en combinaison antivide. Son accoutrement semblait un peu déplacé sur le pont car personne dans l'équipe de quart n'avait eu le temps de se harnacher, et Tribeca eut un sourire amer en voyant sa propre combinaison au bras du second. « Merci, Fred, mais je crois que c'est fini. — Qu'est-ce qui est fini ? demanda le second, exaspéré. J'espère que vous vous rendez compte que nous venons tout juste de saborder l'exercice, pacha! — Je sais, je sais. » Tribeca se leva et retourna jusqu'à la section tactique pour regarder tout l'étrange incident se rejouer. « À votre avis, Becky, que faisait-il là ? — Eh bien (l'officier tactique s'adossa et se gratta le nez), une chose est sûre, c'est qu'il se trouvait trop loin pour voir l'intérieur du système avec ses capteurs embarqués. Ajoutez ça au fait qu'il frappait quelque chose avec un rayon de communication et... » Elle haussa les épaules. « Mais, bon sang, comment auraient-ils pu... » Tribeca secoua la tête. Il n'arrivait pas à croire que les Havriens possédaient un système furtif que les capteurs de la FRM ne pouvaient pas pénétrer, mais, comme l'avait souligné Becky, le croiseur communiquait bien avec quelque chose. Et puisque ses propres capteurs ne montraient toujours rien susceptible d'y correspondre, il devait bien conclure empiriquement qu'ils disposaient d'une capacité furtive très supérieure aux estimations des services de renseignement. « Timonier, dit-il, le regard toujours fixé sur le visuel tactique, ramenez-nous sur la position d'où nous avons capté les premières bribes, puis mettez le cap à zéro-zéro-huit. Faites ça doucement, je ne veux rien rater en chemin. — À vos ordres, monsieur. Inversion de trajectoire. — Bien. » Tribeca posa une main légère sur l'épaule de l'officier tactique. « S'il y a vraiment quelque chose là-dehors, ce sera terriblement difficile à repérer, Becky. Ne sous-estimez pas les capacités des systèmes havriens. Imaginez que c'est un de nos engins qui ne veut pas qu'on le trouve, et trouvez-le. — À vos ordres, pacha. S'il y a quelque chose, je le localiserai », promit-elle. Il serra son épaule sous sa main. « Pacha, vous voulez bien me dire ce qui se passe ? » supplia le second. Tribeca sourit malgré sa nervosité lorsque la voix du commandant de l'Attaque – qui s'égosillait toujours sur le lien com – fit écho à la question. Puis son sourire disparut. « Venez en salle de briefing, Fred. » Il soupira. « Autant que je vous l'explique en même temps qu'au capitaine Fargo. » « Mon Dieu. » L'amiral Parks secoua la tête en parcourant le message qui s'affichait sur son écran. « Je ne l'aurais pas cru si je ne l'avais pas vu. Mais comment les Havriens ont-ils pu réussir un coup pareil ? — Je ne sais pas, monsieur. » Capra se leva et se mit à tourner en rond dans la salle de briefing. « Oh, je vois bien plusieurs façons d'amener les plates-formes en position; seulement je ne vois pas comment ils ont trouvé des systèmes furtifs qui ont su nous les cacher par la suite. — Je dirais que le capitaine de frégate Tribeca est sans doute sur la bonne piste, amiral », intervint Zéro O'Malley. L'officier de renseignement remonta jusqu'à la partie du message qui l'intéressait et la désigna de son stylet. « Nous ne pouvons pas nous en assurer tant qu'il ne sera pas rentré avec le relais pour que nous le désossions, mais sa description liminaire évoque manifestement un assemblage de différentes technologies. Or Dieu sait que les Havriens commercent amplement avec la Ligue solarienne. — Mais la Ligue a décrété un embargo sur les technologies militaires à destination de nos deux États », rappela Parks. O'Malley acquiesça. L'obtention de cet embargo était l'une des plus belles réussites diplomatiques du Royaume car il favorisait nettement Manticore et sa base technologique supérieure à celle de Havre. Mais la négociation n'avait pas été facile et seul le contrôle que le Royaume pouvait opérer sur les flux commerciaux de la Ligue à travers le terminus Sigma Draconis du trou de ver de Manticore avait donné au ministère des Affaires étrangères assez de poids pour réussir. « Je vous l'accorde, monsieur, mais je ne dis pas qu'il s'agissait d'un transfert de technologie autorisé. La Ligue est organisée selon un schéma très souple et consensuel, et certaines planètes membres n'ont peut-être pas apprécié notre insistance pour l'embargo. L'une d'elles, ou une entreprise d'armement malhonnête, ou un officier corrompu, ont peut-être accepté de ne pas en tenir compte. — Zéro a peut-être raison, monsieur, intervint le capitaine Hurston, mais je ne crois pas que la façon dont ils ont eu accès à cette technologie compte autant que le fait en lui-même. » L'officier détecteur se passa la main dans les cheveux et poursuivit d'une voix inquiète : « Et, bien sûr, reste à savoir où ils ont installé des plates-formes semblables. Yorik est loin d'avoir l'importance d'autres systèmes de l'Alliance, ce qui suggère qu'il n'aurait pas bénéficié d'une grande priorité. Ce qui, en retour, voudrait dire que... — Qu'ils ont fait la même chose tout le long de la frontière », acheva Parks, sinistre. Hurston acquiesça. L'amiral fit basculer son dossier et se frotta les yeux du plat de la main en regrettant que Hurston ne puisse avoir tort. Car il avait raison : si les Havriens avaient équipé Yorik de leurs satanées plates-formes de détection invisibles, ils l'avaient forcément fait ailleurs également. Il serra les dents et jura en silence. Manticore, trop sûre de sa supériorité technologique, avait refusé d'envisager que l'ennemi – lui aussi conscient de la situation – puisse prendre des mesures de compensation. Et, de son côté, il s'était montré aussi aveugle que tous les autres. — Ça change tout, dit-il enfin. Notre certitude – non, ma certitude que l'amiral Rollins ne pouvait pas savoir que nous avions découvert Hancock ne vaut plus. Ce qui signifie (il s'imposa de l'admettre d'une voix calme) que l'amiral Sarnow avait raison depuis le début. » Il prit une inspiration et se secoua, puis redressa son dossier, baissa les mains et se mit à parler sur un ton brusque. — Bon, j'ai merdé et il est temps d'essayer de réparer. » Il se tourna vers Hurston. « Mark, je veux que vous révisiez tous nos plans d'urgence. Insérez-y l'hypothèse que Havre observe nos déploiements le long de la frontière depuis au moins six mois et trouvez tous les détails du plan qui nécessitent une modification à la lumière de ce nouvel élément. Zeb (il se tourna vers l'officier de renseignement), je veux que vous vous chargiez du relais que ramène Tribeca. Démontez-le complètement. Trouvez tout ce que vous pourrez sur son compte – pas seulement comment il marche mais aussi tout ce que vous pourrez me dire sur les composants et le fabricant d'origine. Et veillez à ce que Tribeca sache que je compte le recommander chaudement pour son initiative. » L'officier hocha la tête et Parks se tourna vers le capitaine Beasley. — Thérèse, convoquez une vidéoconférence pour (il jeta un coup d'œil au chrono) zéro neuf zéro zéro. Je veux que tous les commandants d'escadre, leur état-major et les capitaines de pavillon y assistent. Puis envoyez des messagers vers Hancock, Zanzibar et l'Amirauté. Informez-les de notre découverte et ordonnez à l'amiral Kostmeyer de quitter Zanzibar sans délai pour nous retrouver à Hancock. Veillez à ce que l'amiral Sarnow reçoive une copie de ce message pour information. — Bien, monsieur. — Vincent. » Parks s'adressait cette fois à son chef d'état-major. Je veux que vous travailliez avec Mark sur la révision des plans d'urgence, mais pondez-moi d'abord un nouveau déploiement pour ce système. Partez du principe que nous laisserons une flottille de contre-torpilleurs et une escadre de croiseurs légers en patrouille... et trouvez-moi le reste de ces foutues plates-formes de détection. Si les Havriens nous observent depuis le début, la priorité absolue est de reconcentrer nos forces, alors établissez des ordres liminaires pour que nous partions dès la fin de ma conférence avec les commandants d'escadre. — Bien, monsieur. — Parfait. » Parks posa les mains sur la table et redressa les épaules. e Mettons-nous au travail. Et prions le ciel pour arriver à temps. » CHAPITRE VINGT-HUIT Honor ferma le message qui occupait son écran, fit basculer le dossier de son fauteuil et prit une gorgée de cacao avec un mélange de soulagement et de regret. L'arrivée inattendue, la veille, du croiseur léger Anubis, porteur de messages de la part de l'amiral Danislav, avait mis l'amiral Sarnow (et son capitaine de pavillon) au fait des dernières informations dont disposait l'Amirauté. Des informations terrifiantes. Aux yeux des Lords, il n'y avait plus aucun doute : la République populaire de Havre comptait lancer une attaque en force... très bientôt. Honor partageait cette analyse, et la dispersion ordonnée par Parks l'inquiétait d'autant plus. Enfin, au moins Danislav avait confirmé que son escadre de cuirassés, renforcée par une division supplémentaire que l'Amirauté avait eu bien du mal à trouver, arriverait au plus tard dans soixante-douze heures. Malheureusement, Danislav, bien que tacticien déterminé, n'était pas réputé pour son imagination... et il était plus gradé que Sarnow. Elle grimaça à cette idée. Même avec ses dix cuirassés, Danislav serait bien trop faible pour tenir le système contre une agression sérieuse. Il aurait besoin de toute l'imagination disponible, et elle espérait qu'il aurait le bon sens de reconnaître les talents de Sarnow et de s'appuyer sur eux. Contrairement à Parks. Elle grimaça de nouveau et fit rouler une autre gorgée de cacao sur sa langue. Nimitz émit un discret grognement et elle sourit tandis qu'il bâillait, remuait les oreilles et s'étirait sur son perchoir, la queue recourbée en un geste dédaigneux qui exprimait sa propre opinion de Parks. « Tout à fait d'accord », lui dit-elle avec un petit rire. Elle avait beau respecter l'intelligence de Nimitz, elle ne se faisait aucune illusion sur sa capacité à juger des compétences d'un amiral. Sauf, bien sûr, quand il était du même avis qu'elle. Elle eut un sourire moqueur et fit doucement pivoter son fauteuil, puis son sourire s'évanouit. Ces derniers jours avaient apporté leur lot de tension comme Pavel Young prenait sa place au sein des officiers du groupe d'intervention. Dans l'ensemble, elle était parvenue à éviter les contacts directs avec lui, mais sa seule présence voilait sa bonne humeur, au point que même Paul et Michelle avaient du mal à la dérider. Au moins, elle n'avait pas eu à le supporter hors des conférences officielles car Sarnow avait fait briefer Young par ses propres assistants, mais elle se sentait coupable. Ernestine Corell s'était chargée de la plupart de ces réunions et, bien qu'elle choisît ses mots avec grand soin, le ton qu'elle employait pour parler de lui en disait long sur l'opinion qu'elle en avait. Honor fronça les sourcils et se frotta le bout du nez en se demandant (une fois de plus) comment un individu de cet acabit avait survécu si longtemps au service de Sa Majesté. Elle avait vu la réaction de Corell se répéter chez bien trop d'officiers, dont bon nombre d'hommes, pour se croire la seule à en penser du mal. Elle soupira et bascula un peu plus son dossier. Vu les problèmes qu'il lui avait posés, elle avait fait sur sa personne des recherches plus approfondies qu'elle ne voulait bien l'admettre et dont le résultat l'avait atterrée. Elle savait depuis toujours qu'une certaine frange de l'aristocratie (qui ne se limitait pas aux conservateurs, loin de là) ne s'estimait pas concernée par les lois, se croyait au-dessus des contraintes que les êtres moindres devaient accepter, mais la famille Young arrivait à se démarquer même au sein des plus viles couches de la noblesse. D'après ce qu'elle avait lu, le père de Pavel, l'actuel comte de Nord-Aven, était aussi détestable que son fils. Quant au grand-père, on le tenait pour pire encore ! Trois générations d'une même famille avaient suivi leur voie égoïste, déterminées, semblait-il, à démontrer à elles seules jusqu'où la « noblesse » pouvait s'abaisser. Et, bizarrement, on les avait laissées faire. La richesse, la naissance et l'influence politique, résuma-t-elle amèrement. Un pouvoir qu'ils jugeaient si naturel que les responsabilités qui l'accompagnaient n'avaient aucune incidence sur leur vie. Un pouvoir dont ils abusaient avec une insouciance qui la rendait malade. Certes, leur attitude révoltait également la majorité de leurs pairs, mais cela ne protégeait pas de leurs méfaits les plus petits et, parfois, elle en venait à s'interroger sur la société tout entière. Pourtant, même lorsqu'elle était au plus bas, une part têtue d'elle-même soulignait qu'ils ne se détachaient si visiblement que parce qu'ils constituaient l'exception et non la règle. Ses épaules frémirent et elle se sermonna. Ce qui poussait Young à se conduire ainsi et la façon dont il s'en tirait comptaient moins que les conséquences de ses actes, et une chose était désormais claire. Paul avait vu juste : Young avait peur d'elle. Elle le lisait dans ses yeux, maintenant qu'elle savait ce qu'elle y cherchait, dans les rares occasions où il se trouvait à sa portée. Elle avait un peu honte, d'ailleurs, de la satisfaction intense que lui avait inspirée cette découverte. Même le fait que Houseman et lui se démenaient manifestement pour lui mettre le commodore Van Slyke à dos ne parvenait pas à gâcher son triste plaisir – bien que ça aurait pu être le cas, elle l'admettait franchement, si Van Slyke s'était montré prêt à leur accorder le moindre crédit. Elle eut un nouveau sourire glacé et se retourna vers son terminal : l'image du commodore avait ramené son attention aux choses vraiment importantes. Elle ouvrit une carte du système et des positions actuelles du groupe d'intervention, et hocha la tête d'un mouvement lent et satisfait en l'étudiant. L'amiral Sarnow avait repensé les déploiements ces deux dernières semaines, et la force d'intervention n'était plus groupée autour de la base. Il y avait laissé les mouilleurs de mines, car il avait conçu pour eux un plan à la fois plus subtil et plus sûr que celui qu'Honor avait envisagé, mais il avait placé ses croiseurs de combat et ses croiseurs lourds au plus loin de la primaire afin de couvrir les vecteurs d'approche les plus probables depuis Seaford 9. Cela n'allait pas sans risques, reconnaissait Horion Si les méchants arrivaient par l'autre bout du système, l'escadre pourrait bien se trouver en mauvaise position pour gérer la menace, mais elle demeurait assez près pour intercepter l'ennemi avant la base, en théorie. Ce serait serré si les Havriens arrivaient sur le vecteur le moins favorable car le remorquage des capsules limitait les unités de Sarnow à une accélération inférieure à trois cent cinquante-neuf g. L'interception aurait donc lieu à une distance dangereusement faible; toutefois, l'avantage que leur conférait leur capacité de transmission supraluminique devait rendre la chose possible. D'un autre côté, l'amiral Rollins n'allait probablement pas se montrer trop inventif. S'il croyait disposer d'une puissance suffisante pour prendre le système, il ne ressentirait pas le besoin de jouer au plus fin; et s'il en doutait, il aurait toutes les raisons de se montrer prudent au moment dé lancer l'attaque. Elle hocha de nouveau la tête puis leva les yeux au moment où le carillon d'admission résonna. Elle vérifia son chrono et haussa les sourcils en appuyant sur le bouton. Elle n'aurait pas cru la matinée si avancée. Oui ? — Le commandant en second, madame, annonça le fusilier en faction. — Merci, caporal. Qu'elle entre. » Le sas s'ouvrit aussitôt et Michelle Henke la salua d'un sourire. « Prête pour les rapports de la semaine ? » Henke tira un bloc mémo de sous son bras et l'agita. Honor grommela. « Comme toujours. » Elle soupira et désigna le fauteuil qui lui faisait face. « Assieds-toi et voyons en combien de temps on peut expédier ça, cette fois. » « D'accord. » Henke acquiesça et entra une note sur le bloc mémo. « Voilà pour l'aspect matériel de la salle des machines. Maintenant (elle examina un nouvel écran de données), venons-en aux promotions. Le chef Manton doit passer maître principal, mais, si nous lui donnons son grade, nous dépasserons nos effectifs en électronique. — Mmmm. » Honor tapota doucement du doigt sur ses genoux croisés en se laissant aller contre son dossier. Le commandant d'un vaisseau de Sa Majesté avait le pouvoir d'autoriser la promotion des engagés et non-cadres tant qu'il restait dans les limites de l'effectif que PersNav lui imposait. Si une promotion dépassait l'effectif, il fallait dès que possible rendre le personnel « trop gradé » au contrôle de l'Amirauté pour réaffectation. C'était un règlement pénible, mais il servait à empêcher les commandants de faire du favoritisme. « Il est extrêmement efficace, Michelle, dit-elle enfin. Et Dieu sait qu'il a fait un excellent boulot depuis l'entrée en service du Victoire. Je ne veux pas le perdre, mais je ne veux pas non plus le retenir. De toute façon, nous dépasserons l'effectif quand il sera promu, même si nous attendons que PersNav prenne l'initiative – auquel cas il passera encore au moins dix mois dans son grade, facilement. Si nous le nommons maître principal maintenant, il aura au moins le salaire et l'ancienneté qu'il mérite. — D'accord. Le seul problème, c'est que les autorités navales vont exiger que lui ou le maître principal Fanning soit réassigné hors du Victoire. — À moins que nous ne convainquions l'amiral de nous soutenir pour le garder "dans l'intérêt du service", fit Honor, songeuse. Après tout, c'est le meilleur technicien gravitique que j'aie jamais vu et il faut prendre soin de notre transmetteur d'impulsions, or c'est son œuvre depuis le début, donc... » La sonnerie de son terminal l'interrompit, lui tirant une grimace. « Excuse-moi une seconde, Michelle », dit-elle en redressant son dossier. Elle appuya sur la touche de réception et l'écran s'alluma sur le visage d'Évelyne Chandler. Au vu de son expression, Honor se raidit. « Oui, Évelyne ? — Le réseau de capteurs extérieur vient de signaler une empreinte hyper, madame, une grosse empreinte, à environ trente-cinq minutes-lumière de la primaire. Pile sur une trajectoire d'approche rapide depuis Seaford. — Je vois. » Honor sentit Henke soudain tendue et fut surprise du calme qu'exprimait sa propre voix. « Elle est grosse comment, cette empreinte ? — Nous recevons seulement les relevés liminaires, madame. Pour le moment, on dirait trente à quarante bâtiments de ligne, plus leur escorte », répondit Chandler sur un ton monocorde. La bouche d'Honor se pinça. « L'état-major dispose-t-il de vos données ? — Oui, madame. Le CO est en train de les lui envoyer mais... Une icône prioritaire écarlate se mit à clignoter au coin de l'écran d'Honor, et sa main levée arrêta l'officier tactique au milieu de sa phrase. « C'est sans doute l'amiral Sarnow, Évelyne. Restez en ligne. » Elle accepta l'appel prioritaire et carra les épaules tandis que le visage de Mark Sarnow remplaçait celui de Chandler. Les épais sourcils de l'amiral étaient froncés et sa bouche déterminée sous sa moustache. Honor s'imposa de l'accueillir avec le sourire tout en sachant que sa propre tension se lisait sur son visage. « Bonjour, monsieur. Je suppose que vous avez vu les données de détection ? — En effet. — J'en parlais justement avec le capitaine de frégate Chandler, monsieur. Puis-je la réintégrer dans le circuit ? — Bien sûr ! » L'écran vacilla tandis qu'Honor introduisait Chandler dans une conférence à trois. Quelques instants plus tard, l'écran se séparait en cinq pour accueillir le capitaine Coreli, le capitaine de frégate Cartwright et le lieutenant Southman, l'officier de renseignement de Sarnow. « Bon. Que savons-nous exactement ? » Sarnow parlait d'une voix vive et hachée mais claire. Chandler s'éclaircit la gorge et Honor lui fit un signe de tête. « Nous recevons maintenant des informations assez complètes, monsieur, commença l'officier tactique. Pour l'instant, nous dénombrons trente-cinq bâtiments de ligne. Le décompte des éléments écran est moins sûr mais, d'après les projections actuelles du CO, il devrait y avoir (elle jeta un coup d'œil de côté pour vérifier les chiffres sur son visuel) environ soixante-dix contre-torpilleurs et croiseurs. Du côté des navires de ligne, il y aurait vingt-deux supercuirassés, sept cuirassés et six croiseurs de combat. » Chandler croisa le regard de Sarnow avec une expression sinistre et le lieutenant South-man joignit les lèvres comme pour siffler. « Qu'y a-t-il, Casper ? » demanda l'amiral. Le lieutenant haussa les épaules. C'est à peu près tout l'effectif de l'amiral Rollins, monsieur. Il ne doit pas avoir laissé plus d'un ou deux bâtiments de ligne à Seaford... en admettant, bien sûr, qu'il s'agisse de Rollins. — En l'admettant », grommela Corea, ironique. La bouche tendue de Southman esquissa un demi-sourire. « Nous pouvons sans doute présumer que c'est le cas, madame. Mais l'important c'est que nos estimations les plus pessimistes lui attribuaient seulement trente-sept navires de ligne, et certains doivent bien être au radoub. Donc, à moins qu'il n'ait obtenu des renforts conséquents, il n'a laissé à Seaford que les fortifications fixes. Et nos patrouilles auraient sûrement signalé l'arrivée de renforts. — Ah vraiment? » grogna Cartwright. L'officier détecteur affichait une mine aussi sinistre que l'était sa voix. « Ce qui me frappe, moi, c'est qu'on ne sait pas ce que fichent nos patrouilles ! Elles auraient dû arriver ici il y a plusieurs heures – au moins – pour nous prévenir du mouvement de Rollins. — Elles se sont peut-être trop approchées, Joseph », fit calmement Honor. Elle capta l'attention de Cartwright et poursuivit, la main levée : « Nos commandants de patrouille connaissent leurs responsabilités. Une seule chose aurait pu les empêcher de nous prévenir : que les Havriens aient trouvé le moyen de les intercepter. Et elles se sont probablement fait prendre en suivant de trop près les unités de Rollins. Je ne vois pas comment l'ennemi aurait pu les abattre sinon, et, de toute façon, ça ne changerait rien à la remarque de Casper : on dirait vraiment que Rollins envoie toutes ses unités, ce qui... — Ce qui suggère qu'il ne s'agit pas d'une mission de reconnaissance, acheva l'amiral Sarnow en hochant fermement la tête. Il ne viendrait pas ici avec une telle force et ne laisserait pas Seaford à découvert sans prévoir une opération décisive. Et il ne penserait pas pouvoir s'en tirer s'il ne savait pas que nous avons laissé Hancock sans protection. — Mais comment le saurait-il, monsieur ? » protesta Corell sans conviction. Sarnow haussa les épaules. « Il y a plusieurs hypothèses plausibles. La plus évidente voudrait qu'il ait effectué une reconnaissance dans l'un des autres systèmes et qu'il y ait repéré des unités qui auraient dû se trouver ici. Mais, pour l'instant, la façon dont il a compris notre situation importe moins que celle dont il va réagir. Ou celle dont nous allons réagir. » Les yeux verts de Sarnow se fixèrent sur Chandler. « Disposons-nous d'une projection de vecteur, capitaine ? — Pas encore, monsieur. Ils ont effectué un transit à très faible vélocité et restent plus ou moins à l'arrêt par rapport à la primaire depuis. — À une distance pareille ? » L'amiral haussa les sourcils ; Honor et lui se regardèrent, surpris, en essayant de comprendre. À cette distance, aucun capteur embarqué ne pouvait observer l'intérieur du système, alors qu'attendaient les Havriens ? En admettant qu'ils ignoraient tout du réseau de capteurs supraluminiques, ils auraient néanmoins dû accumuler la plus grande vitesse possible avant que les plates-formes de détection extérieures et leurs transmissions limitées à la vitesse de la lumière n'alertent les défenseurs de leur arrivée. « Oui, monsieur. Je... » Chandler s'arrêta comme une sonnerie résonnait. Elle baissa de nouveau les yeux vers son visuel puis les reporta vers l'amiral. « Maintenant ils avancent, monsieur. Ils semblent se séparer en deux groupes et envoyer les cuirassés et les croiseurs de combat devant. Ça pourrait changer, mais pour l'instant ils sont en train d'ouvrir un véritable gouffre entre eux, bien que les deux groupes approchent à faible accélération. Deux km/s2 – disons deux cent quatre gravités – pour les éléments de tête, et la moitié pour les supercuirassés. — Deux km/s2. » La voix et le visage de Sarnow étaient pensifs. « Pas très audacieux de leur part, observa sèchement Corell. Ce n'est pas comme si nous étions capables de les arrêter. — Ils ne sont peut-être pas sûrs de leurs informations, suggéra Cartwright. S'ils pensent simplement avoir l'avantage, ils ne veulent peut-être pas s'engager trop loin dans le système avant d'avoir la certitude de pouvoir l'emporter. — Possible. Mais nous ne pouvons qu'émettre des hypothèses, souligna Sarnow. Quelle trajectoire suivent-ils, capitaine Chandler ? — Le capitaine Oselli est en train de le déterminer, monsieur. Il semble qu'ils comptent intercepter la base. » Quelqu'un parla derrière Chandler et elle acquiesça. « Je confirme, monsieur. S'ils maintiennent leur accélération et leur trajectoire actuelles avec retournement dans environ cinq heures et demie pour les éléments de tête, les cuirassés et croiseurs de combat se trouveront à l'arrêt par rapport à la base à distance zéro dans dix heures et quarante minutes. — Je vois. » Sarnow s'adossa, le regard aiguisé, pendant que ses pensées galopaient. « Bien, imaginons pour le moment que Joseph ait vu juste. Ils ne sont pas sûrs de leurs informations. Ils pensent peut-être même qu'il s'agit d'un piège. Leurs éléments de tête ont une capacité d'accélération supérieure à celle de leurs supercuirassés, ce qui les désigne logiquement pour effectuer une reconnaissance. Et, bien sûr, ils disposent d'une puissance de feu largement suffisante pour s'occuper de nous si, effectivement, nous n'avons pas de soutien. » Il haussa les épaules. « C'est une approche prudente, mais je crains que ça ne nous aide guère. » Sa réflexion fut accueillie par des hochements de tête approbateurs et Honor entendit – sans les voir – les doigts de l'amiral tambouriner sur sa console. « Au moins, leur accélération nous donne du temps. » Il haussa la voix. « Capitaine Oselli ? — Oui, monsieur ? » La réponse de Charlotte Oselli leur parvint faiblement mais clairement, d'une zone hors de portée de la caméra de Chandler. « Sauf changement ultérieur, nous voici devant une ouverture idéale pour un plan Ventouse, capitaine. Veuillez déterminer notre trajectoire à partir de cette hypothèse et recontactez-moi dès que c'est fait. — À vos ordres, monsieur. » Sarnow se frotta la moustache pendant une minute, puis il se tourna vers Honor. « Honor, je vais demander à Samuel de transmettre les ordres liminaires aux mouilleurs de mines grâce à l'émetteur d'impulsions. Une fois que tout le monde sera en mouvement, nous passerons au réseau de commandement classique et nous le gérerons à travers vos propres canaux de communication. — Bien, monsieur. » Sarnow regarda par-dessus son épaule. « Samuel, vous avez entendu ? » Honor ne perçut pas la réponse de Webster mais le contre-amiral hocha la tête, satisfait. « Bien. Dès que le capitaine Oselli aura fini ses calculs, je leur donnerai une trajectoire de base et les coordonnées de dépôt du champ de mines. » Bon, poursuivit-il en se retournant vers l'écran, une fois les mouilleurs partis... — Excusez-moi, monsieur, intervint la voix d'Oselli, mais j'ai notre vecteur. Je suppose que vous voulez limiter nos signatures au minimum ? — En effet. En admettant que ça nous permette quand même de prendre nos positions. — Ça va être un peu plus serré qu'on ne le souhaiterait, monsieur, fit l'astrogatrice, mais nous pouvons y arriver. Si nous partons sous dix minutes, nous pouvons rattraper leur trajectoire à quatorze mille cent huit km/s dans trois heures cinquante-deux minutes. Ils se trouveront alors environ trente-cinq minutes après le retournement, à une vitesse de trente-quatre mille deux cent soixante-dix-huit km/s. — Distance à la fusion des trajectoires ? — Un peu plus de six virgule cinq minutes-lumière, monsieur. Disons cent virgule neuf millions de kilomètres. À cet endroit, nous serons environ à deux cent trois millions de kilomètres de la base. — Je vois. » Le visage de Sarnow s'était fermé à mesure qu'Oselli parlait. Celui d'Honor restait volontairement inexpressif, mais elle pouvait presque lire les pensées de l'amiral. La DGSN estimait justement la portée de détection maximale des Havriens contre des bandes gravitiques à faible puissance couvertes par les systèmes de GE manticoriens à six minutes-lumière et demie. Mais il ne s'agissait que d'une estimation, et si on les détectait plus tôt... « En admettant que nous manœuvrions ainsi, capitaine Chandler, quand entrerions-nous à portée efficace de missiles ? — Presque exactement deux heures après fusion des trajectoires, monsieur. » La réponse immédiate de Chandler indiquait qu'elle avait préparé ses chiffres à l'avance. La bouche de Sarnow dessina un bref sourire, et l'officier tactique poursuivit : « À supposer qu'ils maintiennent le vecteur projeté – et que nous ne soyons pas détectés trop tôt, évidemment –, nous nous trouverons pile à cent millions de kilomètres de la base lorsque la distance entre eux et nous atteindra sept millions de kilomètres. Ce qui devrait les faire entrer de plus de cinq cent mille kilomètres dans notre enveloppe de missiles. — Je vois. » Sarnow se frotta de nouveau la moustache, puis il hocha la tête. « Bien. Allons-y. Samuel, dites à l'officier commandant les mouilleurs que je veux voir son champ de mines à quatre-vingt-dix-huit millions de kilomètres. Et puis (l'amiral tourna les yeux vers Honor presque malgré lui) dites-lui d'exécuter l'opération Évacuation dès qu'il en aura terminé. — À vos ordres, monsieur. » Cette fois on entendit la réponse de Webster sur le canal de communication. Honor croisa le regard de Sarnow et hocha légèrement la tête en comprenant le sens de ses ordres. L'opération Évacuation éloignerait de la base tous les personnels non combattants que les mouilleurs parviendraient à embarquer. Cela ne représenterait qu'environ cinquante pour cent des effectifs – et Paul Tankersley ne serait pas du lot —, mais inutile de faire comme s'ils avaient le choix. Huit croiseurs de combat ne pouvaient pas humainement arrêter la puissance de feu qui accélérait vers eux. « Très bien, mesdames et messieurs. Je crois que la phase liminaire est au point, fit Sarnow en découvrant les dents devant la caméra. Maintenant, voyons quels dégâts nous pouvons infliger à ces salauds. » CHAPITRE VINGT-NEUF L'amiral Yuri Rollins faisait lentement les cent pas sur le pont d'état-major du Barnett qui entrait lourdement dans le système. Il avait une fois de plus adopté sa posture de réflexion favorite — les mains dans les poches de sa veste — et serrait entre ses dents une pipe qu'il n'avait pas allumée. Cette pipe était l'une de ses rares affectations (fumer n'était que récemment revenu à la mode parmi les législaturistes havriens) mais il la trouvait réconfortante dans l'instant. Jusque-là, tout s'était déroulé exactement comme prévu. On les avait suivis, comme prévu, mais les trois croiseurs légers qui surveillaient sa force s'étaient un peu trop enhardis. Le capitaine de frégate Ogilve et cinq de ses compagnons d'escadre étaient partis dix heures avant le reste de la flotte et, contrairement aux Manticoriens, ils savaient à l'avance quelle trajectoire l'amiral comptait suivre. Les croiseurs légers s'étaient crus hors de portée de Rollins jusqu'à ce que le Napoléon et ses acolytes apparaissent derrière eux, les clouant contre la force d'intervention. Elle les avait massacrés. D'ailleurs, le premier navire manticorien avait péri sans pouvoir tirer une seule bordée. Ce succès constituait un début satisfaisant pour l'opération, bien que Rollins n'entretînt aucune illusion quant à ce que les autres patrouilles manticoriennes avaient fait : elles étaient passées en hyperespace tous azimuts presque à l'instant où ses propres vaisseaux passaient le mur alpha. Elles devaient approcher de l'endroit où Parks avait emmené ses autres navires, et l'amiral manticorien ne tarderait donc plus à se mettre en mouvement. Parks ne disposait peut-être pas d'informations précises sur la trajectoire de ses ennemis, mais une attaque sur sa principale base avancée devait figurer en haut de sa liste de priorités. Dans ces circonstances, force était de supposer que Parks se trouvait déjà sur le chemin et qu'il arriverait probablement sous soixante-douze à quatre-vingt-quatre heures au plus. Cela devait toutefois amplement suffire, car une chose au moins était sûre : les dernières données du réseau Argus, qu'ils s'étaient attardés pour relever, avaient confirmé que Parks n'était pas dans le système. Les plates-formes ne disposaient pas de la puissance nécessaire pour observer ce qui se passait dans un rayon de dix minutes-lumière autour de la primaire, mais elles n'auraient pas manqué toute unité s'approchant assez pour franchir l'hyperlimite de Hancock. Or rien d'autre qu'un croiseur n'était entré. Il s'arrêta pour observer l'écran principal. Comme prévu, sa propre force traînait derrière celle de l'amiral Chin. En fait, il avait l'intention de stopper ses navires à onze minutes-lumière de Hancock, pile sur l'hyperlimite : pas question de laisser ses supercuirassés lents s'embourber plus profondément que nécessaire. Le groupe d'intervention de Chin suffirait amplement à éliminer tous les croiseurs de combat manticoriens — et leur base. S'il s'avérait finalement qu'il s'agissait là d'un piège subtil, il refusait de le laisser se refermer sur l'essentiel de la puissance de combat de sa force d'intervention. Il hocha la tête pour lui-même et reprit ses lentes allées et venues. Honor finit de sceller sa combinaison antivide et baissa les yeux vers Nimitz. « Il est temps, boule de poils « , dit-elle doucement, et le chat sylvestre se dressa pour lui caresser affectueusement le genou. Elle passa ses gants sous le corps de l'animal, le souleva et le serra un long moment contre elle avant de le déposer soigneusement dans le module de survie. Il vérifia lui-même son environnement puis se lova dans ce nid douillet. La séparation leur pesait à tous deux dans ce genre de circonstances, mais ils commençaient à s'y habituer. Honor lui caressa une dernière fois les oreilles, prît une pro-tonde inspiration et ferma le couvercle du module sur lui. Elle vérifia les joints et les sécurités, puis ramassa son casque et quitta le compartiment sans un regard en arrière. L'efficacité tranquille du pont de commandement l'enveloppa dès sa sortie de l'ascenseur. Elle se dirigea vers son fauteuil et y prit place, posant son casque de côté. Elle appuya sur un bouton pour sortir les visuels de leur position de rangement. Ils l'entouraient d'un flux d'informations, et elle tendit la main vers l'arrière pour vérifier que son harnais antichoc l'attendait bien tandis que ses yeux parcouraient les écrans silencieux. Le Victoire et ses compagnons d'escadre accéléraient à gravité constante de zéro virgule neuf cent quatre-vingt-six g, protégés par les croiseurs lourds de Van Slyke et les dix croiseurs légers que Cartwright et Ernestine Corell avaient relevés de leur affectation en patrouille. La force d'intervention semblait se traîner à une accélération si faible, mais même les meilleurs systèmes de guerre électronique avaient des limites. Si les équipements furtifs de la FRM se montraient extrêmement efficaces contre des capteurs actifs tels que les radars, la seule manière de limiter la distance de détection de bandes gravifiques consistait à réduire leur alimentation. Mais, lente ou pas, la force de frappe de Sarnow se trouvait exactement sur la trajectoire que Charlotte Osai avait déterminée et fonçait droit vers ses ennemis massifs. Qui plus est, les Havriens maintenaient bien la séparation qu'Évelyne Chandler avait signalée. Tant mieux – c'était tout ce qu'on pouvait espérer contre une telle masse de métal. L'opération Ventouse n'était pas fondée sur l'hypothèse ridicule que des croiseurs de combat pouvaient arrêter des navires du mur et elle comportait un certain nombre de risques, mais elle offrait aussi une chance indéniable de saigner l'ennemi – surtout si ce dernier avait l'obligeance de s'approcher en deux formations séparées. Et restait la vague – très vague – possibilité qu'on parvienne à retarder les Havriens assez longtemps pour que Danislav arrive. Honor termina son examen des visuels et se carra dans le fauteuil, croisant les jambes et respirant le calme qu'on la payait pour afficher. Elle parcourut le pont du regard et remarqua, satisfaite, que personne ne la regardait. Chacun braquait les yeux dans le bon sens : vers ses propres visuels. Elle enfonça un bouton de communication. Contrôle auxiliaire, capitaine Henke, répondit un contralto suave. — Ici le commandant, je suis sur le pont. — À vos ordres, madame. Vous êtes sur le pont et vous avez le commandement. — Merci, Michelle. On se voit plus tard. — Bien, madame. Tu me dois une bière de toute façon. — Mais je te dois toujours une bière, se lamenta Honor. À mon avis, tu as une drôle de façon de tenir les comptes. » Henke partit d'un petit rire et Honor secoua la tête. « Terminé », dit-elle avant de relâcher le bouton. En un sens, elle aurait préféré avoir Michelle sur le pont à ses côtés mais, contrairement à ses bâtiments précédents, le Victoire était assez grand pour abriter une reproduction du pont de commandement à l'arrière de la coque. Surnommé Coventry, le contrôle auxiliaire était géré par la « doublure » de son équipe sur le pont, supervisée par Henke. Une idée effrayante par certains côtés, mais la certitude qu'une per sonne de confiance était prête à prendre soin de son vaisseau à sa place lui libérait l'esprit dans des proportions qu'elle n'aurait pas imaginées. Elle s'installa plus confortablement dans son fauteuil et vérifia ses visuels. Les mouilleurs de mines avaient déjà terminé leur part de l'opération initiale et repartaient en direction de la base. Elle aurait de tout cœur souhaité que Paul figure au nombre de ceux qu'ils allaient emmener, mais il ne serait pas du voyage, et puis la base n'était pas totalement sans défense. Elle ne disposait d'aucune arme offensive mais était équipée d'une « bulle » de même nature que les barrières latérales des navires de guerre, presque aussi puissante que celles du Victoire; quant à ses défenses actives antimissiles, elles étaient excellentes. On n'avait pas réussi à adapter son contrôle de feu défensif pour gérer les capsules parasites, donc elle restait privée de feu offensif, mais elle pouvait relativement bien se protéger. Du moins tant qu'aucun bâtiment de ligne havrien n'entrait à portée d'armes à énergie. Et ça finirait par arriver. Honor se força à regarder la vérité en face. Sarnow ferait de son mieux mais cela ne suffirait pas à changer le destin de Paul. Même si le groupe d'intervention parvenait à attirer la formation de tête loin de la base, il ne pouvait que retarder l'inévitable. Oh, Danislav arriverait peut-être à temps, mais personne n'était assez stupide pour compter là-dessus... et, même dans ce cas, ses propres vaisseaux seraient en forte infériorité numérique. Non, ils n'allaient pas sauver la base, mais au moins l'amiral avait ordonné au commandant de se rendre dès que l'ennemi entrerait à portée d'armes à énergie. L'idée de perdre Paul au profit d'un camp de prisonniers – surtout un camp havrien –lui brisait le cœur, mais il survivrait. Cela seul comptait, se disait-elle. Il survivrait. Elle s'autorisa un instant supplémentaire d'inquiétude silencieuse puis plaça toutes ses pensées pour Paul Tankersley dans un placard de son cerveau, dont elle ferma la porte avec autant d'amour et de douceur qu'elle avait scellé le module de survie de Nimitz. Son visage se détendit et elle enfonça un autre bouton de com. Pont d'état-major, chef d'état-major. — Ernes Line, ici le commandant. Dites à l'amiral que je suis sur le pont et que j'attends ses ordres, s'il vous plaît. » Le contre-amiral Geneviève Chin regardait son visuel sur le pont d'état-major du Nouvelle-Boston en s'efforçant de ne pas s'agiter. Elle n'avait pas le trac, se répétait-elle. Pas dans le sens habituel du terme en tout cas. Elle pouvait être fière de sa désignation pour mener le premier véritable assaut contre l'ennemi malgré son manque relatif d'ancienneté et, à part les deux contre-torpilleurs qui s'entêtaient à rester juste à la limite de son enveloppe de missiles, elle ne voyait aucun signe des Manticoriens. Évidemment, le commandant ennemi – où qu'il se cachât – obtenait d'excellentes informations sur sa force grâce aux deux espions, mais elle ne s'en inquiétait pas trop. Guerre électronique ou pas, il n'avait aucun moyen de se faufiler à portée de missiles sans qu'elle le repère et, à moins qu'il ne se soit trouvé pile au bon endroit lorsque les premiers rapports d'incursion étaient arrivés à la vitesse de la lumière, impossible qu'il ait eu le temps de se mettre en position d'attaque – une position qui ne soit pas suicidaire, s'entend –sans faire donner ses impulseurs à pleine puissance. Pourtant, malgré son raisonnement, elle se sentait indéniablement tendue. Elle avait presque atteint le renversement, alors où se terraient ces salauds ? Ils auraient dû se montrer, depuis le temps... sauf s'ils avaient décidé d'abandonner Hancock sans résistance. Si les données dont elle disposait sur leur force étaient exactes, ce serait sans doute une sage décision – qui toutefois ne cadrait pas du tout avec l'idée qu'elle se faisait de la flotte manticorienne. Édouard Saganami avait fixé les normes d'engagement de la FRM lors de son dernier combat : il avait péri en défendant un convoi contre un ennemi qui pour un navire manticorien en alignait cinq. Ses héritiers s'étaient montrés dignes du fondateur au fil des siècles, et une pareille tradition ne se bâtissait pas en un clin d'œil. Elle ne pouvait pas imaginer qu'un amiral manticorien la laisse s'effilocher sans combattre. Non, il était là quelque part et il préparait quelque chose. Elle ne le voyait pas, mais elle n'en avait pas besoin pour le deviner. — Arrêt de la propulsion dans cinq minutes, annonça Oselli. — Merci, Charlotte. » Honor baissa les yeux vers son écran, qui affichait désormais le visage de Mark Sarnow, et elle ouvrit la bouche. « J'ai entendu », fit-il. Son expression semblait moins crispée qu'auparavant. En fait, il avait l'air presque détendu, comme si lui aussi se sentait soulagé maintenant que l'heure de vérité approchait. Soulagé aussi d'être arrivé si loin sans se faire repérer, se dit amèrement Honor. Les cuirassés havriens avaient opéré leur retournement vingt-huit minutes plus tôt, et ils n'auraient sans doute pas continué à décélérer s'ils avaient su que l'ennemi se trouvait droit devant eux. « Bien, monsieur. Des ordres ? — Non. — Très bien, monsieur. » Elle se radossa, posa les coudes sur les bras du fauteuil et reporta son regard vers l'affichage de position. Six heures et quart s'étaient écoulées depuis l'arrivée des Havriens ; les points lumineux écarlates représentant les vaisseaux du mur ennemi avançaient dans leur sillage et décéléraient constamment, tout en continuant de les rattraper à plus de vingt mille km/s. Et le fait qu'ils agissaient exactement comme les défenseurs de Hancock le souhaitaient ne rendait pas leur approche moins décourageante. « Le réseau Argus signale quelque chose, monsieur. » Rollins s'immobilisa et jeta un bref coup d'œil au capitaine Holcombe. Le chef d'état-major était penché sur l'épaule du capitaine Santiago, les yeux fixés sur le visuel de l'officier détecteur, et l'amiral s'imposa d'attendre sans commentaire que les informations se précisent. « Cinq vaisseaux, monsieur, dit enfin Holcombe. Accélération d'environ quatre virgule neuf km/s'. Ils se trouvent à l'autre extrémité du système et s'éloignent de la base manticorienne – ainsi que de l'amiral Chin – vers l'hyperlimite. » Il consulta l'indicateur temporel. « Le décalage de transmission depuis les plates-formes qui les ont détectés s'élève à trente-trois minutes, monsieur. — Identification ? — Ils sont assez gros, monsieur, répondit Santiago. Pour soutenir cette accélération, il s'agit sans doute de croiseurs de combat, mais nous n'avons aucun moyen de le confirmer. — Une escorte ? — Aucun signe, monsieur. — Je vois. » Rollins plongea les mains plus profondément dans ses poches et reprit ses allées et venues. Cinq croiseurs de combat potentiels qui s'éloignaient. Logique, surtout si les défenseurs ne s'attendaient pas à l'assaut. Ils ne pouvaient pas avoir entassé tout le personnel de la base dans si peu de navires mais, s'ils devaient répondre à une situation d'urgence et organiser une évacuation à la volée pour sauver qui pouvait l'être, le timing était cohérent. Seulement, où était l'escorte ? Il fronça les sourcils et accéléra le pas. Les capteurs Argus avaient repéré quelques contre-torpilleurs et croiseurs positionnés pour couvrir les approches les plus probables depuis Seaford, sans parler des boîtes de conserve qui s'accrochaient aux flancs de Chin. Les Manticoriens avaient peut-être détaché toutes leurs unités légères en patrouilles. Cela expliquerait d'ailleurs l'absence d'unité écran autour des croiseurs de combat, mais même... — Ed, envoyez un message au Nouvelle-Boston, fit-il. Prévenez l'amiral Chin qu'Argus confirme le départ de cinq unités ennemies, peut-être des croiseurs de combat. Donnez-lui leur vecteur et soulignez que notre identification n'est pas formelle. — Bien, monsieur. Dois-je lui donner l'ordre de les poursuivre ? — Surtout pas ! s'exclama Rollins. Elle ne pourrait pas les rattraper et, s'ils nous préparent un coup en douce, pas la peine de faire ce qu'ils attendent de nous. — Bien, monsieur. » « Paré à éteindre les impulseurs. Extinction », fit Oselli. Sur quoi le chef Constanza coupa aussitôt la propulsion du Victoire. « Rotation, ordonna calmement Honor. Georges, confirmez l'instruction au reste du groupe d'intervention. — À vos ordres, madame. » Monet parla dans son micro car le réseau de communication du groupe dépendait désormais de sa console, tout comme celle de Chandler contrôlait maintenant le réseau tactique. La section communication de l'amiral Sarnow était reliée aux capteurs gravitiques du Victoire : elle recevait directement les données des plates-formes de détection supraluminique et les transmettait au CO. « Rotation en cours, madame », murmura le chef Constanza pendant qu'elle faisait doucement effectuer un demi-tour au croiseur de combat afin de présenter sa proue à l'ennemi en approche. L'opération fut lente car, bandes gravitiques coupées, le Victoire manœuvrait comme un éléphant – un éléphant paresseux –, à la seule force de ses réacteurs d'attitude. Les capsules parasites qui traînaient à la poupe n'arrangeaient rien, pourtant c'était pour elles que l'on réorientait les vaisseaux. Les systèmes furtifs du Victoire pouvaient faire beaucoup pour le dissimuler à ses ennemis, mais les capsules à l'extrémité des faisceaux tracteurs n'étaient pas efficacement couvertes. La seule façon de les cacher consistait à les placer dans l'ombre du navire. « Toutes les unités ont opéré la rotation, madame, annonça enfin Monet. — Merci. » Honor baissa les yeux vers l'écran qui la reliait au pont d'état-major, et Sarnow acquiesça. « Et maintenant, fit-il sereinement, nous attendons. » « Encore un message du vaisseau amiral, madame », annonça l'officier de com de Chin. Le contre-amiral haussa un sourcil. « Argus signale que les sources d'impulsion quittant la base maintiennent le même vecteur vers l'hyperlimite. — Merci. » Chin échangea un regard avec son chef d'état-major et son officier détecteur. Le capitaine de frégate Kiim plissait le front tout comme elle, mais le capitaine DeSoto semblait insouciant. Ce qui ne voulait pas dire grand-chose : l'officier détecteur était bon technicien mais il n'avait pas l'imagination du chef d'état-major. Elle se laissa tomber dans son fauteuil de commandement et croisa les pieds en s'adossant pour réfléchir. Elle ne ressentait plus aucune impatience, comme si l'apparition de ces signatures d'impulsion de l'autre côté de la base avait effacé une part de sa tension. Mais l'ombre d'un doute hantait son esprit. Ces navires devaient être des croiseurs de combat pour soutenir une telle accélération, et ils la maintenaient depuis trop longtemps pour n'être que des drones de guerre électronique. Elle qui était si convaincue que les Manticoriens tenteraient quelque chose avant d'abandonner docilement la base à laquelle ils avaient consacré tant d'argent, d'efforts et de temps... « Distance à la base ? demanda-t-elle à DeSoto. — Bientôt cent huit millions de kilomètres, madame. » « La distance à la base est maintenant de cent un millions de kilomètres, monsieur, annonça Honor à Mark Sarnow qui hocha la tête. — Paré à virer et à faire feu. » Sa voix de ténor avait une légère rudesse, seul signe de la tension éprouvante des deux dernières heures. Le respect qu'Honor avait pour lui augmenta encore d'un cran. Les cuirassés avaient réduit la distance de plus de quatre-vingt-treize millions de kilomètres et leur vélocité demeurait plus élevée de presque cinq mille six cents km/s. S'ils lançaient la poursuite à puissance maximale maintenant, ils pouvaient imposer aux Manticoriens un combat d'armes à énergie malgré leur plus grand potentiel d'accélération. Elle savait tout des stratagèmes que Sarnow comptait utiliser pour les ralentir car elle l'avait aidé à les mettre au point, mais elle savait également ce qui se produirait en cas d'échec. Il y avait là trop de navires ennemis pour qu'une simple dispersion sauve ses croiseurs de combat de l'issue d'une poursuite acharnée, et il l'avait délibérément accepté afin d'optimiser le seul véritable coup qu'il pouvait leur porter. Il fallait pour cela un immense courage intellectuel ou un manque total d'imagination. Elle observa de nouveau son visuel et laissa ses pensées se tourner vers les capsules parasites. Le compensateur d'inertie nouvelle génération du Victoire et ses impulseurs plus puissants lui permettaient d'en remorquer sept; l'Achille, l'Agamemnon et le Cassandre pouvaient en gérer six chacun, mais les navires de classe Redoutable, plus vieux, n'en tiraient que cinq. « Que » cinq. Elle esquissa un sourire à cette idée. Honor se sentait de plus en plus tendue. Une première pointe d'impatience lacérait son calme professionnel tandis que les kilomètres défilaient. Enfin Mark Sarnow parla depuis l'écran situé au niveau de son genou droit. — Très bien, dame Honor, dit-il sur un ton très militaire. Exécution ! CHAPITRE TRENTE Contact ! » L'amiral Chin sursauta dans son fauteuil. DeSoto se penchait sur son visuel et elle fronça les sourcils tandis que plusieurs secondes s'écoulaient sans supplément d'information. — Je ne suis pas sûr de ce que je vois, madame, dit-il enfin. Je détecte plusieurs minuscules cibles radar à environ sept millions de kilomètres, sans alimentation et trop petites pour être des vaisseaux de guerre, même des BAL. Mais elles se trouvent presque exactement sur notre trajectoire de base. Nous les rattrapons à environ cinq mille cinq cent quatre-vingt-quatorze km/s et... Bon sang ! » Le groupe d'intervention de l'amiral Sarnow avait terminé sa rotation et présentait son flanc à l'ennemi en approche. Les capsules flottaient à l'arrière comme une étrange traîne. « Paré », murmura Honor. Aucun capteur actif n'était branché, mais ils avaient eu des heures pour affiner les données de leurs systèmes passifs et elle sentit un sourire carnassier lui monter aux lèvres. Les minces lasers du réseau tactique faisaient du groupe d'intervention une seule vaste entité, et des points lumineux apparurent à mesure que chaque division de croiseurs de combat et de croiseurs confirmait acquisition de la cible qui lui était assignée. Elle patienta encore deux battements de cœur puis... « Feu! » aboya-t-elle. Et le groupe d'intervention Hancock 001 cracha ses projectiles. Le Victoire et l'Agamemnon à eux seuls envoyèrent cent soixante-dix-huit missiles vers les Havriens, presque cinq fois la bordée d'un supercuirassé de classe Sphinx. Les autres divisions de l'escadre disposaient de moins de lanceurs, mais même les divisions de croiseurs menées par Van Slyke tiraient chacune deux fois plus de projectiles qu'un cuirassé de classe Bellérophon. Neuf cents missiles se précipitèrent vers l'amiral Chin et les bandes granitiques de chaque bâtiment furent levées au même instant. Les Manticoriens reprirent leur direction d'origine, poussèrent leur accélération dans le rouge et déployèrent leurres et brouilleurs pour se couvrir pendant qu'ils s'éloignaient précipitamment sur la trajectoire des Havriens à quatre virgule quatre-vingt-treize km/s2. Pendant un terrible instant, l'esprit de Geneviève Chin se figea. Deux escadres de supercuirassés n'auraient pas pu produire une pareille salve, or les Manticoriens n'alignaient que des croiseurs de combat! C'était impossible! Et pourtant les missiles étaient là, et quarante ans d'entraînement la forcèrent à se ressaisir. « Virez de quatre-vingt-dix degrés à tribord ! Faites rouler toutes les unités ! » ordonna-t-elle. Son poing s'abattit sur l'accoudoir du fauteuil tandis que les vaisseaux amorçaient leur rotation. Ça allait être serré car les cuirassés manœuvraient lentement, et elle se maudit d'avoir perdu de précieuses secondes sous l'effet de la surprise. Un torrent de missiles s'abattit sur les bâtiments havriens dont les officiers de défense ébahis avaient tardé à calculer des trajectoires : il n'y avait personne à prendre pour cible sur leurs capteurs jusque-là et ils n'étaient pas devins. Des antimissiles partirent d'abord de façon sporadique, puis en nombre croissant. Les défenses actives des cuirassés étaient pléthoriques, mais les Manticoriens avaient dirigé toute leur puissance de feu sur seulement quatre cuirassés et le même nombre de croiseurs de combat... et presque un tiers des projectiles en approche n'emportaient ni tête laser ni ogive nucléaire mais les meilleurs émetteurs de CME et assistants électroniques de pénétration que Manticore fabriquait. Ils semèrent la pagaille dans les systèmes de traque havriens. Les signatures d'impulsion de certains missiles se séparaient pour se rejoindre avec entrain, les brouilleurs saturaient les radars défensifs et un affreux bruit électronique attaquait les réseaux tactiques qui, l'instant d'avant, ne se doutaient pas de l'assaut imminent. La moitié des réseaux sautèrent — pour quelques secondes seulement, peut-être, mais pendant ces secondes-là les vaisseaux de Chin se retrouvèrent soudain seuls dans le lit du torrent. Ils durent recourir à un contrôle local et, en l'absence de commandement centralisé, deux ou trois unités se chargèrent des mêmes missiles tandis que personne n'inquiétait certains autres. Les antimissiles et les lasers en détruisirent des douzaines, des vingtaines, mais rien n'aurait pu tous les arrêter et Chin agrippa son fauteuil de commandement pendant que son massif vaisseau amiral gémissait de douleur. Des têtes laser poignardèrent le Nouvelle-Boston de leurs rayons X; des hommes et du blindage furent vaporisés sous leur impact mortel. Et ceux-là n'étaient que les coups mineurs, ceux qui devaient d'abord traverser les barrières latérales et l'écran antiradiation. Le Nouvelle-Paris, le croiseur de tête, tarda trop à réagir et plus d'une douzaine de missiles détonnèrent presque droit devant lui. Des grappes de lasers mortelles pénétrèrent l'ouverture béante à l'avant de ses bandes gravifiques et Chin, horrifiée, le regarda exploser sur son visuel. De bâtiment de ligne de six mégatonnes, il passa soudain à l'état de boule de feu en expansion. Les croiseurs de combat Walid et Soliman moururent avec lui. Les autres vaisseaux prenaient coup sur coup. Le cuirassé Waldenville chancela lorsque son anneau d'impulsion de proue fut détruit, et le croiseur de combat Malik quitta brusquement la formation, bandes gravitiques coupées. Une division de croiseurs lourds s'efforçait de le protéger des capteurs manticoriens mais, privé de bandes gravitiques et de barrières latérales, le Malik était perdu. Alors même que Chin l'observait, l'équipage se réfugiait dans les capsules de sauvetage, fuyant le navire sans défense avant que l'ennemi le localise et le détruise malgré les unités écrans. Les avaries d'impulsion du Waldenville lui avaient coûté la moitié de sa capacité d'accélération; le cuirassé Kaplan avait perdu un quart de ses armes à bâbord et le Havre était presque aussi abîmé; quant au croiseur de combat Alp-Arslan, il vomissait de l'air et des débris. Toutefois, les navires survivants se trouvaient enfin en position, présentant le flanc à l'ennemi, et leurs missiles se précipitèrent à la poursuite des Manticoriens. Par rapport à la salve massive qui avait fait tant de dégâts sur l'escadre de Chin, cette réponse était timide, pourtant l'amiral regardait la signature des missiles sortants avec avidité. Les Manticoriens s'éloignaient d'elle en ligne droite, offrant à ses projectiles une cible idéale : l'ouverture béante à l'arrière de leurs bandes gravi-tiques. Elle serra le poing de rage lorsque les leurres éparpillèrent ses tirs tandis que les lasers et antimissiles détruisaient ceux qui n'avaient pas désengagé leur cible. Contrairement à elle, l'ennemi s'était attendu à essuyer son feu, et les défenses actives de la FRM, étaient terriblement efficaces. Une nouvelle salve de missiles manticoriens fondit sur le Malik. Il n'y en avait que quelques douzaines cette fois, mais le croiseur de combat était une cible immobile. Les unités écrans firent de leur mieux pour les arrêter mais une dizaine au moins passèrent, et ils ne portaient même pas de têtes laser : des boules de feu d'une mégatonne enveloppèrent le Malik de la chaleur et la lumière d'une étoile. Lorsqu'elles s'éteignirent, huit cent cinquante mille tonnes de navire avaient encore disparu. Chin jura en silence, amère. Un cuirassé et trois croiseurs de combat – tous de classe Sultan – perdus bêtement. Le choix de cibles opéré par l'ennemi s'était révélé aussi meurtrier que la puissance de son feu et elle s'était jetée droit dessus. Elle s'imposa de l'accepter, puis tourna les yeux vers le visuel et découvrit les dents en digérant les informations. Elle ignorait comment des croiseurs de combat avaient pu lui envoyer autant de missiles, mais ils s'étaient exposés pour y parvenir. Malgré leur accélération supérieure, sa vitesse lui donnait un avantage amplement suffisant pour les amener à portée d'armes à énergie. Or aucun croiseur de combat ne pouvait résister à celles qu'emportait un cuirassé. « Remettez-nous en position, grinça-t-elle. — Bien, madame. » DeSoto semblait écœuré, secoué, mais il se reprenait. Le navire blessé vira pour poursuivre ses bourreaux. Puis... « Nouveau contact, amiral. Correction, multiples contacts, direction un-sept-neuf par zéro-zéro-huit, distance cent six virgule neuf millions de kilomètres ! » De nouveaux points lumineux apparurent sur l'écran tactique du fauteuil de commandement et Chin serra les dents. Des supercuirassés. Seize supercuirassés – deux escadres de combat complètes – qui arrivaient vers elle depuis la base « sans défense » à quatre virgule trois km/s2. « Inversion de trajectoire. Décélération maximale ! » Les yeux d'Honor lançaient des éclairs tandis que les « supercuirassés » se dirigeaient vers les Havriens. La base n'était peut-être pas armée, mais ses capteurs gravifiques avaient observé le premier échange sauvage et son système de contrôle du trafic avait suffi à activer les drones de guerre électronique préprogrammés que Sarnow avait laissés en orbite autour d'elle. Les drones se précipitaient maintenant vers l'ennemi, qui n'avait plus d'autre choix que de faire demi-tour à puissance maximale dans le timide espoir d'échapper aux « bâtiments de ligne » qui s'avançaient pour l'achever. L'amiral Chin demeura assise sans bouger pendant de longues secondes silencieuses. Une minute s'écoula, puis deux, et trois. Les impulseurs de ses navires s'efforçaient désespérément de ralentir leur charge irréfléchie vers les supercuirassés manticoriens, mais la distance qui les séparait fondait inexorablement et les yeux de l'amiral brûlaient de rage et de frustration tandis que les croiseurs de combat s'éloignaient d'elle à toute vitesse. L'échange de missiles continuait, toujours aussi féroce malgré un volume de projectiles plus faible maintenant que les deux camps détournaient leurs flancs, mais les missiles plus performants des Manticoriens et surtout leurs systèmes de guerre électronique leur permettaient de tenir bon. Pire, ils ignoraient tous les autres vaisseaux pour s'acharner sur le Waldenville qui, impulseurs endommagés, ne pouvait produire la même décélération que les autres et traînait de plus en plus loin derrière – de plus en plus près des croiseurs de combat – pendant que les bâtiments de Chin fuyaient les supercuirassés. Elle baissa les yeux vers le visuel tactique, puis quitta le fauteuil en étouffant un juron et se dirigea pesamment vers l'écran principal. DeSoto et Klim échangèrent des regards contrits quand elle abandonna la protection du harnais antichoc et laissa son casque à côté du fauteuil, mais aucun n'osa protester tandis qu'elle observait la carte holo d'un œil mauvais. « Confirmez l'identification de ces supercuirassés ! ordonna-t-elle. — Madame ? » DeSoto, surpris, ne put retenir sa question, mais il s'éclaircit bien vite la gorge lorsque Chin tourna vers lui un regard assassin. « Euh... le CO est très confiant, madame, répondit-il en toute hâte, le nez sur son propre visuel. Les émissions et la puissance d'impulsion sont conformes en tous points aux informations de la base de données sur les super-cuirassés de classe Sphinx. » L'amiral émit un son guttural désagréable et croisa les mains derrière le dos. Son état-major demeurait silencieux devant sa colère tandis qu'elle se balançait d'avant en arrière. L'écran principal confirmait le rapport de l'officier détecteur mais, maintenant que sa réaction instinctive était passée, son intuition rejetait les données. Ça n'avait aucun sens. Si des croiseurs de combat pouvaient lui lancer autant de missiles – et elle commençait à soupçonner de quelle manière ils y étaient parvenus –, des bâtiments du mur auraient certainement pu ajouter une puissance de feu terrible. Deux escadres de super-cuirassés auraient annihilé sa force tout entière et presque ramené les chances des deux camps à égalité face à la force d'intervention de Rollins en un seul coup. Et si les Manticoriens pouvaient placer leurs croiseurs de combat à portée de missiles sans se faire détecter, pourquoi n'auraient-ils pas fait de même avec les supercuirassés ? Et puis, s'il s'agissait vraiment de supercuirassés, pourquoi les croiseurs de combat persistaient-ils dans leur fuite ? Ils s'éloignaient d'elle sous accélération de presque cinq km/s'. Ajouté à sa propre décélération, cela produisait un vecteur de changement cumulé de neuf virgule quarante-cinq km/s2. Évidemment, aucun croiseur de combat n'avait envie de s'approcher plus que nécessaire d'un cuirassé, mais leur trajectoire impliquait qu'ils ne répondent à son armement de poursuite que grâce à leur propre armement de poupe. Certes, leur feu se concentrait sur le Waldenville et causait des avaries de plus en plus graves, mais ils auraient pu virer pour lui présenter leur flanc et quadrupler l'intensité de leur tir. Avec les super-cuirassés qui venaient à la rescousse, Chin n'aurait pas pu se permettre de ralentir sa fuite pour virer et répondre de la même façon. Son furieux mouvement de balancier se calma et ses yeux s'étrécirent : une nouvelle idée lui venait à l'esprit. Si elle avait affaire à des supercuirassés, pourquoi le réseau Argus n'avait-il pas détecté leur retour dans le système ? Elle jeta un coup d'œil au chrono. Sept minutes depuis le changement de trajectoire. Sa vitesse était tombée de mille neuf cents km/s et celle des croiseurs de combat avait augmenté de plus de deux mille. Elle avait d'ores et déjà perdu l'occasion de les amener à portée d'armes à énergie mais, si elle faisait demi-tour pour reprendre la poursuite, elle les tiendrait à portée efficace de missiles pendant plus d'une heure. Sauf qu'une telle manoeuvre condamnerait également ses navires en les exposant aux supercuirassés. À moins que... Un trio de missiles havriens trouva une faille dans les défenses sur-sollicitées du groupe d'intervention et se dirigea vers le HMS Croisé. Les leurres et les lasers du croiseur lourd firent de leur mieux, mais le feu ennemi était trop nourri et les sources de menace trop nombreuses. Les ordinateurs du réseau tactique libérèrent ses systèmes d'autodéfense une fraction de seconde trop tard. Les têtes laser explosèrent à moins de treize mille kilomètres, et ces missiles provenaient de bâtiments de ligne. Leurs rayons X déchirèrent les barrières latérales comme si elles n'avaient pas existé. L'acier blindé fut enfoncé, vaporisé, et un circuit de sécurité mit une microseconde de trop à se mettre en marche. Le vaisseau amiral du commodore Stephen Van Slyke disparut dans l'explosion aveuglante d'un vase de fusion, et le capitaine Lord Pavel Young hérita soudain du commandement de la dix-septième escadre de croiseurs lourds. L'amiral Chin remarqua à peine la destruction du Croisé. Un croiseur lourd de plus ou de moins, quelle différence à l'échelle de cet engagement... ou de la menace qui approchait depuis la base manticorienne ? Si c'était bien une menace. Elle se mordit la lèvre. S'il ne s'agissait pas de super-cuirassés, alors elle avait affaire aux meilleurs drones de guerre électronique qu'elle avait jamais vus, et son instinct semblait bien fragile contre la certitude froide de ses capteurs, mais... Elle prit une profonde inspiration sans quitter l'écran des yeux. — Demi-tour, fit-elle d'une voix dure et glaciale. Vecteur de poursuite, accélération maximale. » — L'amiral Chin fait demi-tour, monsieur ! L'amiral Rollins frémit lorsque le rapport du capitaine Holcombe l'atteignit au milieu de son désespoir à l'idée qu'il était tombé dans un piège. Il se tortilla sur son fauteuil, vérifia ses propres relevés, incrédule, puis s'affaissa et regarda les signatures d'impulsion de Chin accomplir leur manoeuvre suicidaire. « Des ordres, monsieur ? » s'enquit Holcombe, tendu. Rollins ne put que hausser les épaules, impuissant. Il se trouvait à plus de deux cent millions de kilomètres derrière Chin. Un ordre mettrait plus de douze minutes à lui parvenir, et son vecteur rejoindrait celui des supercuirassés ennemis dans moins de cinquante. Ses chances de leur échapper, déjà minces, disparaîtraient si elle accélérait vers eux pendant encore douze minutes. « À quoi bon ? demanda-t-il d'une voix calme mais amère. Impossible de la rappeler à temps ni de nous approcher assez pour l'aider, même si elle continuait droit vers nous. Elle est livrée à elle-même. » « Ils n'ont pas marché, monsieur, fit tranquillement Honor. — Non, pas complètement », acquiesça Sarnow depuis l'écran de com. Sa voix n'exprimait aucune réelle surprise. Ils avaient tous deux nourri l'espoir que les Havriens interrompent leur attaque en voyant les « supercuirassés », mais ce n'avait jamais été qu'un espoir. « Mais ils savent qu'on les a eus, et ils ont assez ralenti pour nous maintenir hors de portée d'armes à énergie. » Honor hocha la tête en silence et consulta de nouveau son visuel et la liste des navires endommagés qui s'allongeait sans cesse sur le côté de l'écran. Le Défi du commodore Prentis avait subi des avaries – pas encore critiques – au niveau des impulseurs et l'Assaut avait également été touché. Toutes ses armes demeuraient opérationnelles, mais ses capteurs gravi-tiques étaient détruits et son système de communications assez abîmé pour que le capitaine Rubenstein passe le contrôle du réseau tactique de sa division à l'Invincible. Les croiseurs Mage et Circé avaient chacun subi deux frappes, mais le Croisé représentait leur seule perte totale. Dans un coin de son esprit, elle était atterrée d'ainsi qualifier la mort de neuf cents hommes et femmes, mais c'était le reflet de la réalité car les pertes étaient infimes comparées à celles que Sarnow avait infligées en réponse. Elle le savait, mais au fond elle en voulait à son amiral : malgré son brio et son audace, il n'avait pas réussi à arrêter l'ennemi. Ils avaient blessé les Havriens sans sauver la base – et Paul – en fin de compte. Elle étouffa fermement son ressentiment, honteuse de se montrer si injuste, et s'efforça d'envisager froidement la situation. Au moins, la deuxième formation ennemie restait en position sur l'hyperlimite. Ils ne se mesuraient encore qu'à la force meurtrie qui les talonnait, et l'icône brillante du champ de mines déposé à la hâte clignotait sur son visuel à trois millions de kilomètres à peine. Même les capteurs du Victoire ne distinguaient pas clairement les mines alors qu'ils en connaissaient la position. Les Havriens auraient encore moins de chances de détecter leur matériau à faible signature. « Nous atteindrons le champ de mines dans deux virgule quatre-vingt-seize minutes, madame, annonça Charlotte Oselli comme si elle lisait dans ses pensées. L'ennemi devrait entrer à sa portée dans... sept virgule cinquante-trois minutes. » Honor acquiesça sans quitter son écran des yeux. Pourvu que les mines ne commettent pas d'erreur sur l'IAE du groupe d'intervention. « Vous avez raison, madame. Ce sont forcément des drones. Geneviève Chin hocha fermement la tête à l'adresse du capitaine de frégate Klim et se détourna de l'écran principal. Elle regagna le fauteuil de commandement d'un pas raide et y prit place, bouclant son harnais antichoc avec une lenteur posée. Puis elle se tourna vers DeSoto. « Appliquez de nouveaux ordres de tir. Ils se concentrent sur le Waldenville, eh bien rendons-leur la monnaie de leur pièce. Choisissez deux croiseurs de combat et frappez-les avec tout ce qu'on a. — À vos ordres, madame ! » La même avidité marquait la réponse de DeSoto, et Chin eut un mince sourire. Ils s'étaient fait avoir et l'avaient payé; maintenant, à eux de rire un peu. Le changement soudain des schémas de tir prit les officiers de défense manticoriens au dépourvu. La première salve concentrée perça un trou dans leur volée d'antimissiles et parvint à portée du Défi et de l'Achille. Le Défi ne subit que trois frappes dont aucune critique, mais une douzaine de lasers pénétrèrent l'arrière béant des bandes gravitiques de l'Achille et des alarmes d'avarie se mirent à hurler tandis que cinq rayons s'enfonçaient dans sa coque. « Nous avons perdu graser un-six et laser un-huit, monsieur. Cinq morts à radar onze. Missile cinq-deux ne répond plus mais le contrôle d'avarie s'en occupe. — Compris. » Le capitaine Oscar Weldon ne leva même pas les yeux au rapport de son second. Il se contenta d'observer l'écran de com du pont d'état-major pour voir le reflet de son propre sentiment dans les yeux du commodore Banton. Les Havriens avaient fini par concentrer leur feu, et maintenant ils connaissaient leurs cibles. L'Achille frémit comme une autre salve s'abattait sur lui, et il entama une nouvelle manoeuvre d'évitement pendant que deux croiseurs légers se rapprochaient de ses flancs pour ajouter leur poids à sa défense. — Entrée dans le périmètre d'attaque du champ de mines... maintenant ! » annonça brusquement Charlotte Oselli. Les yeux d'Honor se fixèrent sur le dos d'Évelyne Chandler. L'officier tactique resta muette une seconde, puis un témoin lumineux vert clignota sur sa console et ses épaules tendues se relâchèrent imperceptiblement. — Transpondeurs IAE interpellés et acceptés, pacha! Nous entrons sans problème. » Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule et Honor leva le pouce en un geste désuet. Les circuits d'identification ami/ ennemi pouvaient toujours avoir des ratés, surtout lorsqu'un navire avait subi au combat des avaries susceptibles de détruire les transpondeurs embarqués ou de modifier radicalement sa signature. Mais le champ de mines les avait reconnus; il ne tuerait pas leurs propres vaisseaux blessés et, presque plus important, il ne révélerait pas sa position à l'ennemi ce faisant. Chandler parvint à sourire en retour, puis elle se retourna vivement vers son écran : de nouveaux signaux d'avarie hurlaient sur le réseau tactique du groupe d'intervention. Son sourire s'évanouit et elle découvrit les dents en un rictus agressif. «Ils se concentrent sur l'Achille et le Défi, madame », annonça-t-elle. Honor se mordit la lèvre en se demandant comment l'ennemi avait identifié ses deux vaisseaux amiraux divisionnaires. « Quand arriveront-ils au champ de mines ? — Dans cinq virgule vingt-deux minutes, madame. » « Voilà qui est mieux », murmura l'amiral Chin. D'après leurs signatures, DeSoto avait porté son choix sur un croiseur de combat de classe Redoutable et un Homère. Les Redoutables, plus vieux, n'étaient pas très gros, mais les Homères valaient bien les Sultans de Havre, plus récents et légèrement plus massifs. Elle regarda une nouvelle salve s'élancer sur les talons de l'Achille, un sourire mince et froid aux lèvres. Un Homère constituerait un acompte fort satisfaisant sur la vengeance que Geneviève Chin avait l'intention d'exercer. « L'ennemi entrera à portée d'attaque du champ de mines dans trois minutes. » La voix du lieutenant Oselli était monocorde et tendue. Honor ne prit même pas la peine d'acquiescer, les yeux rivés sur le visuel tandis que les vaisseaux échangeaient des missiles. Les Havriens avaient rattrapé et dépassé le cuirassé boiteux qu'Évelyne Chandler martelait, le lui dissimulant derrière leurs bandes gravitiques réunies. Le groupe d'intervention se choisit une nouvelle cible. Il obtenait de bons résultats –avec un pourcentage de réussite bien supérieur à celui des Havriens – mais l'ennemi envoyait deux missiles à chaque fois qu'il en lançait un, et tous prenaient pour cible l'Achille et le Défi. Ce dernier semblait tenir bon, mais le vaisseau amiral de Bantou avait pris une bonne douzaine de coups et perdu l'essentiel de son armement de poupe. Pire, il lui manquait deux noyaux bêta et la puissance de ses bandes gravifiques faiblissait. Il pouvait encore soutenir l'accélération du groupe d'intervention, mais s'il continuait à subir des avaries... « Portée d'attaque du champ de mines dans deux minutes. » Le capitaine de frégate DeSoto se raidit lorsqu'un léger écho radar apparut sur son écran. Il eut une poussée d'adrénaline en se rappelant la dernière fois où son radar avait détecté quelque chose et il enfonça une touche pour interroger les fichiers de menace de sa base de données. Les ordinateurs réfléchirent posément puis affichèrent servilement leur réponse. — Champ de mines droit devant ! s'exclama-t-il. — Roulez à tribord ! » aboya aussitôt l'amiral Chin. Une fois de plus, son groupe d'intervention fit un écart face à une nouvelle menace. « Ils l'ont vu, monsieur », fit Joseph Cartwright. Sarnow grimaça. Il avait espéré que l'ennemi approcherait plus encore, qu'il foncerait droit sur les mines sans les voir, mais les Havriens se méfiaient depuis leur première surprise. Il les regarda virer de côté et ses yeux verts, durs comme la pierre, s'étrécirent en apercevant les nouvelles analyses vectorielles. « Ils le voient, mais ils ne réussiront pas à l'éviter », dit-il d'un ton sinistre. Le groupe d'intervention havrien parvint à portée des mines comme une voiture incontrôlable ou un aérodyne en piqué. La réaction ultrarapide de Chin avait atténué la menace, toutefois ses navires allaient bien trop vite pour l'éviter complètement. À leur entrée, les vaisseaux se tenaient sur le flanc par rapport au champ et présentaient leurs bandes gravitiques ventrales, mais les mouilleurs de mines connaissaient leur affaire. Ils connaissaient également le vecteur sur lequel l'amiral Sarnow comptait attirer les Havriens et les mines formaient un disque aussi haut que profond, perpendiculaire à leur ligne d'approche. L'espace se transforma en un mur de lumière lorsque les plates-formes laser à détonateur crachèrent leur fureur concentrée sur les bâtiments de Chin. Des milliers de rayons, chacun plus puissant que ceux générés par les missiles à tête laser, frappèrent leurs proies. La grande majorité des rayons s'écrasa en vain sur les bandes gravitiques des navires, mais il y en avait trop – et ils étaient trop éparpillés – pour être tous interceptés. Le Nouvelle-Boston frémit : des blessures déchiraient à nouveau son blindage massif et détruisaient armes et servants. Trois noyaux bêta et un alpha disparurent également, et les écrans du pont d'état-major clignotèrent tandis que fusion quatre s'arrêtait en urgence, mais les autres centrales prirent le relais et le contrôle d'avarie ainsi que les équipes médicales se précipitèrent dans les compartiments endommagés. Le Nouvelle-Boston était blessé mais toujours apte au combat en quittant la zone d'attaque. Tous les navires havriens n'étaient pas dans ce cas. L'AlpArslan se brisa en deux et vomit des flammes lorsque le vase de contention de fusion deux céda, et les croiseurs lourds Cimeterre, Drusus et Khopesh disparurent dans une boule de feu similaire : leurs barrières latérales et écrans antiradiations ne faisaient pas le poids face à une puissance de feu qui se riait des défenses d'un cuirassé. Une demi-douzaine de contretorpilleurs les rejoignirent et le Waldenville, déjà mutilé et diminué, sortit mourant de cet holocauste. Geneviève Chin écoutait l'avalanche de rapports d'avaries et de pertes, le visage dur et haineux. Encore une fois. Ils s'étaient encore une fois joués d'elle ! Mais comment, bon sang? Un champ de mines n'avait rien à faire à cet endroit et elle avait choisi son vecteur d'approche elle-même ! Les Manticoriens s'étaient adaptés à sa trajectoire, ils ne l'avaient pas poussée sur un vecteur de leur choix, alors comment avaient-ils su où placer leurs mines ? Le dernier de ses bâtiments meurtris — de ceux qui restaient — quitta la portée des mines et roula pour reprendre l'engagement. La bouche de Chin ressemblait à un couteau tandis qu'elle digérait ses pertes. Il ne lui restait que deux croiseurs de combat — de vieux modèles Tigre, tous deux endommagés — et cinq cuirassés, tous plus ou moins abîmés. L'armement du Kaplan était presque anéanti et le Merston avait perdu la moitié de ses armes à énergie ainsi qu'un tiers de sa barrière latérale tribord. Le Nouvelle-Boston, le Havre et le Colline de Macrée étaient moins touchés, mais les vaisseaux d'escorte étaient décimés. À peine la moitié d'entre eux demeuraient aptes au combat, et Dieu seul savait ce que ces maudits Manticoriens leur réservaient encore ! Elle ouvrit la bouche pour ordonner l'abandon de la poursuite puis s'immobilisa quand les données de son visuel changèrent une fois de plus. De féroces cris de joie retentirent sur le pont du Victoire et les yeux d'Honor se mirent à briller. Leur puissance de feu était ridicule par rapport à celle de leurs poursuivants, mais ils avaient déjà détruit plus de deux fois leur propre tonnage ! Si Parks avait laissé une simple escadre de combat pour les soutenir, ils auraient pu anéantir la formation de tête des Havriens, voire sauver le système tout entier, mais le groupe d'intervention n'avait rien à se reprocher. Et peut-être, pourquoi pas ? Ces dernières pertes allaient-elles enfin décider l'ennemi à laisser tomber. Puis les cuirassés roulèrent en position normale. Quatre d'entre eux seulement demeuraient aptes au combat, mais la modification de leur trajectoire faisait qu'ils présentaient main tenant leur flanc aux Manticoriens et la distance qui les séparait était tombée à cinq millions de kilomètres. Ils avaient eu le temps de digérer les schémas défensifs ennemis et de s'y adapter; quant à leurs artilleurs, furieux et humiliés, ils avaient soif de revanche. Deux cent cinquante-huit missiles s'élancèrent des cuirassés meurtris et de leur escorte, et vingt-deux passèrent tous les artifices du groupe d'intervention. Le HMS Défi tituba de côté sous la violence du choc. Sa barrière latérale bâbord disparut et la moitié de son anneau d'impulsion de poupe fut vaporisée. Deux de ses trois centrales à fusion passèrent en arrêt d'urgence et il roula sur le dos, vomissant de l'air et des débris de blindage. Il ne restait plus âme qui vive sur le pont, mais le second regarda ses écrans depuis le contrôle auxiliaire et sut que tout était fini. Sa main s'abattit sur un bouton rouge et les alarmes ordonnant l'abandon du navire hurlèrent sur tous les haut-parleurs du bord. Un sixième à peine de l'équipage du Défi échappa à la salve suivante qui détruisit le bâtiment, mais il eut plus de chance que celui de l'Achille : Honor blêmit tandis que le vaisseau amiral du commodore Isabella Banton explosait avec tout son équipage. « Oui ! Le cri de DeSoto fut noyé sous le hurlement de triomphe des autres officiers de Chin tandis que les croiseurs de combat manticoriens explosaient. Les yeux brillants, elle étouffa son envie d'abandonner et gratifia son officier détecteur d'un sourire cruel. « Nous approchons du point Delta. » La voix de Charlotte Oselli rompit le silence abasourdi, et Honor maîtrisait de nouveau l'expression de son visage quand elle baissa les yeux vers son écran de com. L'amiral Sarnow était probablement aussi bouleversé qu'elle par la perte de ses deux commandants de division les plus anciens en grade et celle du quart de son escadre, mais il croisa son regard sans ciller. — Changement de trajectoire, monsieur ? demanda-t-elle. — Faites virer le groupe d'intervention de quinze degrés à tribord », répondit Sarnow, sur quoi Honor entendit quelqu'un retenir son souffle. Ils prévoyaient depuis le début de modifier leur trajectoire au point Delta car les mines étaient leur dernier atout. Sans autre tour dans leur sac, leur seule chance d'offrir quelques heures de plus à la base – et à l'amiral Danislav – consistait à convaincre les Havriens de s'en éloigner pour poursuivre le groupe d'intervention. Mais un virage à quinze degrés représentait le changement le plus radical qu'ils avaient envisagé : il permettrait à l'ennemi d'optimiser sa trajectoire et de les tenir plus longtemps à portée de missiles. Elle savait ce que Sarnow pensait car la même idée lui était venue. Ajouté à ce qui venait de se produire, un changement de vecteur si important rendrait la tentation de les poursuivre irrésistible. Il leur offrait froidement l'occasion de détruire l'escadre tout entière, un appât calculé pour gagner du temps – quelques heures qui ne changeraient sans doute rien pour la base de toute façon. Dame Honor Harrington croisa le regard de son amiral et acquiesça. — À vos ordres, monsieur », répondit-elle tout bas. CHAPITRE TRENTE ET UN — Ils changent de trajectoire, madame. Il ne s'agit pas d'une simple manoeuvre d'évitement : leur vecteur de base vire de quinze degrés à tribord. — Je vois. » L'amiral Chin arborait un sourire de prédateur. Ces super-cuirassés étaient forcément des drones, sinon les croiseurs de combat n'auraient pas interrompu leur course vers eux. Quant au changement de trajectoire, cette invitation évidente à les poursuivre, il ne pouvait signifier qu'une chose : les Manticoriens avaient épuisé toutes leurs ressources. Ils voulaient qu'elle les prenne en chasse de façon qu'elle reste hors de portée d'armes à énergie de leur base, car ils savaient très bien qu'ils ne pouvaient plus l'arrêter autrement. Elle n'ignorait pas ce qu'ils mijotaient : ils allaient l'attirer loin de la base puis se disperser. Ils perdraient ce faisant l'avantage d'une défense active massée mais, d'ici là, la distance qui les séparait augmenterait de nouveau. Seuls ses cuirassés posséderaient une puissance de feu suffisante pour passer leurs défenses individuelles et elle ne pourrait tirer que sur quelques-uns d'entre eux. Elle fut tentée de les ignorer, mais la base n'allait pas s'envoler et elle aurait peut-être enfin de la chance. L'ennemi avait perdu un quart de ses croiseurs de combat et un croiseur lourd, et d'autres navires avaient souffert. S'il était prêt à se laisser prendre en chasse, elle ne voyait pas d'inconvénient à accepter l'invitation, dans l'espoir d'en détruire encore un ou deux avant qu'ils se séparent. — Ils mordent à l'hameçon, madame. — Je vois ça, Évelyne. » Honor se frotta le bout du nez en se demandant si cela lui faisait vraiment plaisir. Le feu des cuirassés s'était allégé lorsque, reprenant un vecteur de poursuite, ils s'étaient trouvés limités à leur armement de proue, mais leur contrôle de feu s'adaptait aux systèmes de GE du groupe d'intervention. Ils persistaient à moins bien viser, mais leurs ogives étaient bien plus puissantes et, malgré leurs pertes, ils possédaient l'avantage du nombre de lanceurs. Surtout maintenant que le Défi et l'Achille avaient péri, grinça une petite voix dans son esprit. Le Victoire roula, menant son escadre dans une nouvelle manoeuvre d'évitement, et Honor se mordit la lèvre tandis qu'une salve de missiles s'abattait sur l'Agamemnon et le Cassandre. Le croiseur lourd Circé, endommagé, croisa l'arrière du Cassandre pour s'adapter aux mouvements des croiseurs de combat, et six des projectiles dirigés contre le navire du capitaine Quinlan décrochèrent. Ils choisirent de poursuivre le croiseur, et leur virage soudain dans ce but les éloigna des antimissiles qui se précipitaient à leur rencontre. Les lasers du Circé en arrêtèrent deux. Les quatre autres passèrent... et brisèrent le croiseur comme un jouet. — Com, formation Réno. Faites approcher les croiseurs. — À vos ordres, madame. Formation Réno. » La voix monocorde de Georges Monet semblait étrangement calme quand il accusa réception de l'ordre et le relaya. Alors seulement Honor jeta un coup d'œil à son lien com avec le pont d'état-major. Elle avait donné cet ordre sans penser à Sarnow, motivée seulement par l'idée de rapprocher les escortes des croiseurs de combat afin qu'ils se soutiennent mutuellement. Mais Sarnow se contenta d'acquiescer puis tourna la tête vers Cartwright qui lui parlait. Les supercuirassés ennemis commencent à bouger, monsieur, annonça l'officier détecteur. Ils se dirigent vers la base. » « L'amiral Rollins avance, madame », fit le capitaine de frégate Klim. Chin hocha simplement la tête. Il était grand temps que Rollins comprenne qu'il n'avait pas affaire à des supercuirassés et se bouge les fesses, pensa-t-elle amèrement. Ça n'aurait rien changé à sa propre situation, mais elle aurait apprécié ce soutien psychologique. Évidemment, cela signifiait probablement que les Manticoriens se disperseraient plus vite : ils n'auraient plus aucune raison d'accepter les coups quand ils auraient compris que Rollins s'approchait de la base derrière elle. Le HMS Agamemnon ne vit pas le missile arriver. Il venait de l'arrière et passa dans une zone étroite qu'aucun capteur ne couvrait plus, une frappe précédente ayant aveuglé le radar. Il détonna légèrement à bâbord. Pendant un instant les avaries semblèrent mineures, puis toute la section arrière explosa. Le moignon de coque avant trébucha de côté puis disparut à son tour. Les autres navires s'éloignèrent à la hâte des nuages de gaz et de chaleur qui, quelques instants plus tôt, constituaient un croiseur de combat et son équipage. Le visage de Mark Sarnow était dur et sinistre. L'efficacité croissante des Havriens dépassait déjà ses prévisions, or le groupe d'intervention se trouvait encore à quinze minutes du point de dispersion prévu. Ses hommes s'étaient superbement battus, mais huit mille d'entre eux avaient péri et les supercuirassés havriens approchaient. Inutile de sacrifier plus de vies pour protéger une base qu'il ne pouvait de toute façon pas sauver. Il regarda son écran de com et lut la même pensée amère dans les yeux chocolat d'Honor Harrington. Elle savait l'ordre de dispersion imminent, et il ouvrit la bouche pour le donner. « Monsieur ! Amiral Sarnow ! Il tourna brusquement la tête, surpris, car cette voix appartenait au capitaine de corvette Samuel Webster. Il avait presque oublié la présence de Webster, mais l'officier de com désignait son visuel, celui qui était relié au réseau de capteurs supraluminiques. Le capitaine de frégate Francis DeSoto afficha un rictus satisfait lorsque le troisième croiseur de combat manticorien disparut. Il n'eut pas besoin d'ordre pour se chercher une cible de remplacement et examina avidement son visuel. Un autre Homère. Voilà ce qu'il voulait... Mais il se raidit tandis qu'une icône changeait soudain. La destruction de l'Agamemnon ainsi qu'un glissement dans la formation ennemie avait ouvert une brèche dans la nuée de signatures d'impulsion qui se cachaient les unes les autres, et le Nouvelle-Boston aperçut pour la première fois clairement le HMS Victoire. Le visuel mis à jour clignota de nouveau et les yeux de DeSoto se mirent à briller. Ce navire était de cinq pour cent plus gros qu'un Homère, ce qui en faisait l'un des nouveaux vaisseaux de classe Hardi. « Il s'agit bien de l'amiral Danislav, monsieur ! » Joseph Cartwright confirmait le rapport de Webster en jubilant. Quant à Sarnow, il luttait pour contenir son propre enthousiasme. L'énorme empreinte hyper se trouvait bien au-delà de la portée des capteurs embarqués du Victoire, mais son identification ne faisait aucun doute. Les dix cuirassés au cœur de la formation se détachaient clairement et Danislav devait déjà interroger le réseau de capteurs. L'amiral s'imposa de rester assis et silencieux, observant la carte que Webster relayait à partir des transmissions supraluminiques des plates-formes de détection. Les navires de Danislav maintinrent leur vecteur d'arrivée pendant dix secondes puis vingt, poursuivant leur route sans dépasser les huit mille km/s de la translation en espace normal, puis la carte se mit à clignoter. Danislav modifia sa trajectoire, ses navires passèrent à une accélération de quatre cent trente gravités et un nouveau vecteur se dessina sur l'écran. Des chiffres apparurent, traduisant l'analyse du CO. Vingt-six minutes. Si les Havriens continuaient à poursuivre Sarnow pendant vingt-six minutes, ils atteindraient le point de non-retour. Vingt-six petites minutes et ils ne pourraient plus échapper aux cuirassés de Danislav. Il se retourna vers l'écran de com pour annoncer la nouvelle au capitaine Harrington. Vingt-quatre missiles se hâtaient vers le groupe d'intervention. Cinq décrochèrent à plus d'un million de kilomètres, capteurs aveuglés par les brouilleurs. Trois autres accrochèrent des leurres. Deux projectiles, n'apercevant pas leur cible principale, en choisirent une deuxième et s'éloignèrent pour frapper le croiseur lourd Guerrier. Des antimissiles en détruisirent six de plus. Huit passèrent la zone de défense externe et s'enfoncèrent en zigzaguant tandis que leurs CME luttaient contre les systèmes qui s'efforçaient de les détruire. Ils étaient surclassés... mais ils approchaient à cinquante-cinq mille km/s. Les lasers en détruisirent un, puis deux autres. Un quatrième. La poignée de survivants corrigea une dernière fois sa, trajectoire. Deux d'entre eux furent éliminés, et l'ultime paire de missiles explosa. Le HMS Victoire gémit et se tordit quand les rayons X poignardèrent profondément son flanc blindé. Les compartiments laser sept et graser cinq explosèrent. Radar cinq les accompagna, ainsi que la section com deux, missiles treize et quatorze, contrôle d'avarie trois, le hangar d'appontement numéro deux et quatre-vingt-treize hommes et femmes. Une explosion secondaire se produisit au niveau de com deux et du contrôle d'avarie trois. Du gaz incandescent et des débris de blindage débordèrent violemment dans le CO, l'éventrant par le dessous et tuant ou blessant vingt-six personnes de plus. Le feu et la fumée emplirent le compartiment, et le terrible choc se répercuta dans toute la salle et jusqu'à la cloison arrière – celle qui séparait le CO du pont d'état-major. La cloison rompue cracha ses morceaux à une vitesse fatale. L'un coupa en deux le corps du quartier-maître. Un deuxième tua trois des matelots de Joseph Cartwright. Un troisième traversa le pont dans un hurlement et décapita Casper Southman avant de ricocher sur la console d'Ernestine Corell. Il manqua le chef d'état-major de quelques centimètres et elle s'éloigna brusquement de ses écrans brisés, horrifiée, toussant et s'étouffant à cause de la fumée, tandis que son voisin disparaissait dans une explosion de sang. Un quatrième éclat mortel vint entamer le dos du fauteuil de l'amiral Mark Sarnow. Il traversa le fauteuil en tournant sur lui-même comme une scie circulaire brûlante. L'impact brisa net le harnais de l'amiral et le projeta vers l'avant, mais le fragment de cloison le frappa pendant sa chute. Il lui sectionna la jambe droite juste au-dessus du genou et lui déchiqueta le mollet gauche. Des morceaux du fauteuil se fichèrent dans son dos et sa cage thoracique se brisa comme de la porcelaine lorsqu'il s'abattit sur l'écran principal, pour rebondir comme une poupée désarticulée. Samuel Webster se jeta vers l'amiral tandis que les sas de sécurité se refermaient brutalement pour empêcher l'air de s'échapper en tornades. La combinaison antivide de Sarnow s'était déjà gonflée au niveau des cuisses pour former un garrot d'urgence, et son cri n'était qu'un mince soupir pendant que Webster le déplaçait doucement afin de vérifier ses moniteurs vitaux. L'amiral leva les yeux vers son officier de communications en luttant contre une douleur intense. « Ne pas se disperser ! souffla-t-il de toute son énergie faiblissante tandis que d'une main il agrippait le bras de Webster comme un enfant fiévreux. Dites-leur de ne pas se disperser ! » Webster blêmissait à mesure qu'il constatait les terribles blessures de son supérieur et ses doigts couraient sur le panneau médical de la combinaison. Un soulagement bienvenu se répandit dans le corps de l'amiral, étouffant la souffrance. L'évanouissement le guettait, mais il le combattit comme la douleur, s'accrochant à sa conscience, lorsque Ernestine Corell apparut à ses côtés. « Ne dispersez pas la formation ! » souffla-t-il encore. Corell regarda Webster. « Qu'est-ce qu'il a dit? demanda-t-elle, et Webster haussa les épaules en signe d'impuissance. — Je l'ignore, madame. » Sa voix était lourde de chagrin et il toucha doucement l'épaule de Sarnow. « Je n'ai pas compris. Corell s'approcha plus près et Sarnow essaya une fois de plus, désespérément, de donner son ordre, mais l'obscurité le saisit avant. Les rapports d'avarie inondaient le pont du Victoire et Honor s'entendit en accuser réception – calme et maîtresse d'elle-même comme une étrangère – pendant que ses yeux épouvantés restaient rivés à l'écran vide au niveau de son genou droit. Elle en arracha son regard et se tourna vers le visuel tactique. Le CO était détruit, mais les systèmes de contrôle de tir de la section tactique avaient pris le relais. Elle vit les croiseurs Magicien et Merlin se précipiter vers leur nouvelle position, sur les flancs du Victoire, afin de soutenir ses défenses actives maintenant que le groupe d'intervention connaissait la nouvelle cible des Havriens. Ses pensées se succédaient rapidement, claires et froides. Elle savait ce que Sarnow s'apprêtait à dire. Elle était son alter ego tactique depuis trop longtemps pour l'ignorer... mais il n'avait rien dit. Le commandement devait être transféré suite à l'incapacité de l'amiral. Elle le savait comme tout le monde, mais il ne restait aucun officier général. Le capitaine Rubenstein était désormais l'officier le plus ancien en grade, mais les capteurs gravitiques de l'Assaut étaient détruits et sa section com lourdement endommagée. Il ne pouvait ni recevoir les transmissions des plates-formes de détection ni transmettre ses ordres de façon efficace... et Rubenstein ignorait que Danislav était arrivé et ce que l'amiral avait eu en tête. Elle sentait sur elle le regard de Georges Monet; il attendait l'ordre d'informer Rubenstein qu'il avait le commandement, elle le savait, mais elle resta muette. Le groupe d'intervention continuait d'avancer, pilonné par les Havriens, et son propre feu devenait plus faible et sporadique à mesure que des têtes laser détruisaient les lanceurs de missiles et déchiraient barrières latérales et coques. La distance qui les séparait augmentait lentement, mais elle était d'abord tombée à moins de trois millions de kilomètres. Les capitaines de Mark Sarnow se cramponnaient tristement à leur trajectoire, conscients d'avoir rempli tous les objectifs qu'ils s'étaient fixés et attendant que le vaisseau amiral donne l'ordre de dispersion. Le capitaine Pavel Young, blême et couvert de sueur, était assis dans son fauteuil de commandement. Le Sorcier n'avait pas été touché — un des rares qui pût s'en vanter — et ses capteurs gravitiques avaient détecté la même information que le Victoire. Il savait que les renforts étaient arrivés et la terreur le rongeait de l'intérieur tandis qu'il attendait que l'étrange immunité de son navire prenne fin. Il fixait le curseur représentant le vaisseau amiral qui subissait des frappes plus ou moins directes, un goût de sang dans la bouche — il s'était mordu la lèvre. La sauvagerie des coups qu'essuyait le Victoire était amplifiée par le calme qui régnait sur le pont du Sorcier. Mais, malgré sa panique, il exultait dans un coin de son esprit car la mort de Van Slyke lui avait enfin donné le commandement d'une escadre, et une expérience du commandement dans une bataille pareille — de quelque façon qu'il l'ait obtenu — laverait finalement la honte du fiasco de Basilic. Ils atteignirent le point de dispersion convenu et il se prépara à ordonner un changement de trajectoire radical au signal du vaisseau amiral. Mais rien ne vint. Ils passèrent le point invisible dans l'espace et continuèrent d'avancer sur le même vecteur... en se tordant toujours sous le feu de l'ennemi. Il ouvrit de grands yeux incrédules. Il contempla désespérément le point lumineux du Victoire, le regard presque implorant. Quel était le problème de Sarnow ? Ils n'avaient plus besoin de rester groupés ! Les Havriens apercevraient les cuirassés de Danislav sous vingt minutes — trente-cinq au plus. Il se doutait bien qu'ils abandonneraient l'action à ce moment-là de toute façon. Pourquoi ne les laissait-il pas sauver leur peau ? Puis l'immunité du Sorcier prit fin. Le missile ne lui était même pas destiné, mais son leurre bâbord le détourna de l'Invincible. Il explosa à vingt-quatre mille kilomètres et traversa la barrière latérale pour annihiler le laser quatre et éventrer la soute à munitions numéro deux. Pavel Young fut pris de panique au son des alarmes d'avarie. « Ordre à toute l'escadre ! » Les notes aiguës et tendues de sa voix de ténor firent tourner toutes les têtes sur le pont. « Dispersion des bâtiments ! Je répète, dispersion des bâtiments ! » Honor Harrington fixait son visuel tandis que la dix-septième escadre de croiseurs lourds quittait la formation. C'était trop tôt. Ils avaient encore besoin de douze minutes –juste douze petites minutes – pour s'assurer de la destruction de leurs poursuivants ! Cinq des croiseurs lourds s'écartèrent sous ses yeux. Seul le Merlin maintint sa trajectoire, collé au flanc du vaisseau amiral comme une bernique, faisant feu de tous ses lasers pour le protéger. « Contactez le Sorcier! aboya-t-elle. Ramenez-moi ces navires en position ! » Pavel Young regardait l'officier de communications. « Vos ordres, monsieur ? » La voix de son second était dure et Young ramena ses yeux affolés vers le visuel. Les Havriens ignoraient son vaisseau en fuite pour marteler sauvagement les croiseurs de combat exposés par sa défection. « Vos ordres, monsieur ? » cria presque le second. Le capitaine Lord Pave! Young serra la mâchoire en silence. Il ne pouvait pas retourner dans ce cauchemar. Impossible ! « Pas de réponse de la part du Sorcier, madame. » Le Victoire tremblait sous le coup d'une nouvelle frappe et la voix de Monet vibrait de concert, mais son immense surprise au silence du croiseur lourd transparaissait clairement. Honor tourna brusquement la tête et Monet eut un mouvement de recul en découvrant son expression. « Établissez-moi un lien direct avec le capitaine Young ! — À vos ordres, madame. » Monet enfonça quelques touches et l'écran vide aux genoux d'Honor montra le visage de Pavel Young. La sueur lui dégoulinait sur les joues et jusque dans la barbe. À ses yeux, on aurait dit un animal traqué. « Revenez en formation, capitaine ! » Young se contenta de la regarder en bougeant les lèvres. « Revenez en formation, bon sang! » L'écran redevint noir : Young avait coupé la communication. Pendant une seconde, abasourdie, elle ne put y croire, et durant cette seconde une nouvelle salve de lasers frappa les défenses du Victoire. Le navire gémit et frémit, des rapports d'avarie frénétiques se mirent à crépiter autour d'Honor et elle quitta l'écran des yeux pour s'adresser à Georges Monet. « Message général à tous les croiseurs lourds. Revenez immédiatement en formation. Je répète, revenez immédiatement en formation ! » Le front plissé, perplexe, l'amiral Chin observait les manœuvres des Manticoriens. Ses tirs avaient dû toucher le système de communication du vaisseau amiral, décida-t-elle. C'était la seule explication logique à cette soudaine confusion. Les croiseurs lourds quittaient la formation sous ses yeux, abandonnant le réseau antimissiles, et ses projectiles se ruèrent sur les défenses affaiblies des croiseurs de combat. L'un d'eux tituba, vomissant de l'air et des débris, mais il reprit sa trajectoire et continua sa course. Une nouvelle salve cracha son feu, déchirant, mutilant et taillant l'ennemi en pièces; Chin sourit à la perspective du massacre à venir puis eut un rictus cruel en voyant quatre des croiseurs en fuite revenir soudain en arrière. Un seul continua sur sa lancée et son contrôle de tir l'ignora pour se concentrer sur les navires qui acceptaient le combat. Honor décocha un dernier regard haineux au point lumineux isolé qui continuait à s'éloigner de sa formation. Le Cassandre avait été terriblement mutilé suite au départ de Young. Sa barrière latérale bâbord ne fonctionnait plus, le laissant nu et vulnérable, mais les autres croiseurs reprirent leur place dans le réseau et Honor donna de nouveaux ordres. L'Intolérant et l'Invincible se positionnèrent entre le Cassandre et l'ennemi, le protégeant de leurs propres barrières latérales pendant que l'équipage s'activait frénétiquement à réparer. Ils avaient neuf minutes pour remettre la barrière en service. L'amiral Yuri Rollins se retourna brutalement dans son fauteuil de commandement pour fixer le capitaine Holcombe. Le chef d'état-major était blême et Rollins sentit le sang quitter son visage à l'écoute de son rapport. Il bondit de son fauteuil et courut presque jusqu'à la carte principale, la contemplant d'un air incrédule tandis que les capteurs Argus actualisaient l'image. Les plates-formes de détection avaient mis plus de quinze minutes à lui faire parvenir les données, et les cuirassés manticoriens fonçaient déjà à douze mille km/s. Une ligne rouge sang partait des navires nouvellement arrivés et s'étirait vers l'escadre meurtrie de Chin. Le sang de l'amiral se glaça lorsque les projections du CO apparurent devant lui. Chin serait piégée, incapable d'échapper à cette menace, dans moins de dix minutes... et un avertissement mettrait treize minutes à l'atteindre. — Demi-tour, puissance militaire maximale ! » lança-t-il brusquement; puis il se détourna quand des voix étonnées confirmèrent réception de l'ordre. Il regagna pesamment son fauteuil et s'y enfonça. Ces nouveaux vaisseaux du mur ne suffiraient pas à l'arrêter, mais ils pouvaient lui faire subir des dégâts terribles avant qu'il parvienne à les détruire. Et il ne pouvait pas être certain que d'autres ne suivraient pas... Or leur arrivée soudaine, ajoutée aux pièges que les croiseurs de combat avaient tendus à Chin, le laissait entendre. Pour finir il s'agissait bien d'un traquenard, se dit-il, découragé. Il ignorait comment ils avaient réussi. Peut-être avaient-ils placé un navire en attente juste au-delà de l'hyperlimite, prêt à partir quérir les renforts au moment opportun. Il ne savait pas et c'était sans importance. Il devait repasser l'hyperlimite avant que quelqu'un d'autre se montre – et son demi-tour constituait le seul moyen de prévenir Chin. Ses capteurs gravifiques le détecteraient... et elle comprendrait peut-être à temps pourquoi il agissait ainsi. « L'amiral Rollins est passé en décélération maximale, madame. » Le capitaine de frégate Klim semblait perplexe et l'amiral Chin fronça les sourcils, surprise. Elle se tordit le cou pour apercevoir la carte holo principale et son étonnement s'accrut. Une lueur clignota enfin sur l'écran d'Honor, apportant la confirmation impartiale des ordinateurs que ses poursuivants ne pouvaient plus échapper à l'escadre renforcée de Danislav, quoi qu'ils fassent. Elle essaya de se réjouir, mais Mark Sarnow et ses hommes avaient payé trop cher pour cela. « Statut de la barrière latérale du Cassandre? — Toujours hors service, pacha. Il a aussi perdu cinq noyaux bêta et son accélération maximale est tombée à quatre virgule six km/s Z. » Honor inspira profondément. Vu le pilonnage que les Havriens avaient subi, leur accélération était assez faible pour encore permettre au Cassandre de s'éloigner d'eux, mais il ne survivrait jamais assez longtemps pour parvenir hors de leur portée. Pas sans barrière latérale. — Amenez-le sur notre flanc tribord. Collez-le aussi près de nous que possible et adaptez notre accélération à la sienne. Dites-lui de maintenir sa position par rapport à nous. Transmettez ensuite l'ordre de dispersion au reste du groupe d'intervention. » Le front de l'amiral Chin se plissa un peu plus lorsque le groupe d'intervention manticorien se sépara. Aucun doute cette fois-ci : chaque navire s'écartait amplement de ses voisins selon une manœuvre manifestement préparée avec soin. Tous sauf deux. Une paire de croiseurs de combat restèrent collés, si serrés que ses capteurs les distinguaient difficilement l'un de l'autre. Elle hocha la tête. Le plus proche était le vaisseau de classe Hardi, et il couvrait de toute évidence un codivisionnaire endommagé, ce qui faisait de ces deux-là sa cible logique. Mais, tout en réfléchissant, elle gardait les yeux sur les sources d'impulsion des supercuirassés de Rollins en train de décélérer. Quelle raison auraient-ils de faire ça si ce n'était... Les cuirassés havriens meurtris ralentirent brutalement et Honor découvrit les dents. Ils avaient enfin compris. Elle ignorait comment, mais ils savaient... Seulement ils ne se doutaient pas qu'il était déjà trop tard. Les cuirassés achevèrent leur demi-tour, décélérant à pleine puissance, et elle se représenta l'ambiance qui régnait sur le pont du vaisseau amiral. L'officier commandant ne devait pas savoir d'où venait la menace. Tant qu'il ne voyait pas les bâtiments de Danislav sur ses propres capteurs, il ne pouvait que repartir dans l'autre sens, et chaque seconde de décélération augmentait la vitesse relative du Victoire de neuf km/s. Il était temps de corser un peu ses problèmes de visée. « Exécutez Passe-passe », ordonna-t-elle. Évelyne Chandler enfonça des commandes sur sa console et huit drones de guerre électronique jaillirent des deux croiseurs de combat. Ils se dispersèrent dans quatre directions différentes, chaque paire bien serrée et reproduisant la signature du vaisseau mère. Le Victoire et le Cassandre modifièrent brusquement leur trajectoire pour se précipiter sur un cinquième vecteur. La multiplication soudaine des cibles eut exactement l'effet escompté. Incapable de déterminer quels étaient les véritables bâtiments, le commandant havrien choisit de ne pas gâcher ses munitions sur des hypothèses... Il avait sans doute compris qu'il allait avoir besoin de tous ses missiles sous peu. Le feu cessa et le vaisseau amiral ravagé du GI H001 ainsi que son jumeau mutilé purent se précipiter vers plus de sécurité. CHAPITRE TRENTE-DEUX Le président héréditaire Harris parcourut des yeux la salle à manger magnifiquement décorée en s'efforçant de dissimuler son inquiétude. C'était son anniversaire et la horde étincelante de ses partisans s'était rassemblée comme à l'habitude. Pourtant, cette fois, il y avait une différence car, si le tintement doux des couverts semblait tout à fait naturel, l'absence presque totale de conversations l'était moins. Il sourit sans joie et saisit son verre de vin. Évidemment qu'il n'y avait pas de conversations ! Personne n'avait envie de parler de ce que tous savaient. Il prit une longue gorgée de vin, remarquant à peine son bouquet exquis, et balaya les tables du regard. Comme à chaque Journée du Président, le gouvernement de la République populaire s'était arrêté le temps de la fête, puisque tous ses dignitaires se devaient d'être présents. Seuls Ron Bergren et Oscar Saint-Just manquaient à l'appel. Le ministre des Affaires étrangères était parti pour le nœud du trou de ver d'Erewhon afin de gagner la Ligue solarienne et d'essayer désespérément (et sans doute en vain) de convaincre ses dirigeants que Manticore avait commencé la guerre. Saint-Just, quant à lui, travaillait dix-huit heures par jour depuis l'assassinat de Constance — sans se rapprocher de ses tueurs. Mais tous les autres membres du gouvernement se trouvaient là, de même que les chefs des clans législaturistes les plus éminents de Havre, accompagnés de leur famille proche. Harris reposa le verre et plongea les yeux dans la robe fauve du vin. Malgré l'ambiance forcée de joie et de normalité, une terrible tension régnait dans la salle, car la peur croissante provoquée par la mort inattendue de Constance était amplifiée par les rapports désastreux en provenance du front. Ils s'étaient fait piéger. Harris se força à l'admettre. Ils avaient mis leur plan en application, sûrs qu'ils mèneraient le jeu comme ils l'avaient toujours fait, pour découvrir qu'après cinquante ans de conquêtes ils se trouvaient enfin face à un ennemi plus rusé qu'eux. Il avait lu les messages. Vu les informations dont disposait l'amiral Rollins, Harris devait reconnaître qu'il n'avait pas eu d'autre choix que d'attaquer le système de Hancock. Toutefois, avec le recul, il paraissait plus qu'évident que les Manticoriens savaient tout du réseau Argus prétendument secret. Ils s'en étaient servis pour offrir à Rollins un appât irrésistible en simulant le retrait de leurs unités, et le résultat avait été catastrophique. L'arrivée des cuirassés qui avaient forcé l'amiral Chin à se rendre était déjà un mauvais coup, mais ce n'était pas terminé. Oh, non. Loin de là. Harris frémit. La deuxième partie du piège ennemi avait échoué de très peu lorsque le reste de la force opérationnelle « dispersée » de l'amiral Parks était sorti de l'hyperespace à peine trente minutes trop tard pour intercepter Rollins; pourtant la fuite ne l'avait pas sauvé. Se retrouvant à presque un tiers de ses effectifs d'avant-guerre, Parks avait immédiatement attaqué Seaford 9 et la force d'intervention havrienne affaiblie. Les défenseurs de Seaford avaient détruit quelques vaisseaux du mur et en avaient endommagé d'autres, mais seuls trois de leurs bâtiments de ligne avaient survécu — et le vaisseau amiral de Rollins n'en faisait pas partie. Le Barnett avait explosé assez tôt au cours de l'engagement, tuant Rollins et tout son état-major. La confusion qui avait suivi avait achevé Seaford. Ensuite Parks avait laissé une escadre de combat pour tenir Seaford et avait regagné Hancock... juste à temps pour voir l'amiral Coatsworth entrer dans le système, persuadé que Rollins le maîtrisait. Au moins, Coatsworth avait réussi à sauver la plupart de ses navires, mais ses escadres de tête avaient terriblement souffert et, privé du radoub de Seaford, il avait dû rentrer tout droit à Barnett avec ses unités endommagées, tandis que des messagers annonçaient le désastre en République populaire. Le ministère de l'Information publique avait imposé une censure totale des informations, mais des fuites avaient alimenté la rumeur. C'était une des raisons pour lesquelles Harris avait maintenu la célébration annuelle de son anniversaire : il s'agissait d'un effort pour convaincre l'opinion publique de la confiance du gouvernement face à la rumeur. Non qu'il en attendît aucun effet positif, songea-t-il amèrement. Seule la nouvelle que l'attaque de l'amiral Parnell sur Yeltsin avait réussi pourrait calmer le peuple, et le rapport victorieux de Parnell ne leur parviendrait pas avant au moins une semaine. En admettant, bien sûr, qu'il ait une victoire à annoncer. Harris grimaça à cette idée lugubre et se redressa dans son fauteuil. Si le président faisait une tête d'enterrement, ça n'arrangerait certainement pas les choses, et... Il laissa cette idée en suspens car le chef de son détachement de sécurité traversait rapidement la salle pour le rejoindre. L'homme arborait une expression neutre que démentait radicalement son langage corporel. — Qu'y a-t-il, Éric ? — Je n'en suis pas sûr, monsieur. » Son accent nouveau-genevois était plus prononcé – et plus tendu – qu'à l'habitude. Le contrôle de circulation de la capitale vient de détecter une demi-douzaine de navettes de la Flotte qui ont pénétré l'espace aérien de la ville sans autorisation préalable. — Sans autorisation ? » Harris repoussa son fauteuil et se leva. « Vers où se dirigent-elles ? Qu'ont-elles répondu aux sommations du contrôle ? — Elles se prétendent en mission d'entraînement inopinée autorisée par la sécurité navale afin de tester l'état de préparation du contrôle de circulation, monsieur le président. — Un test de sécurité ? » Harris s'essuya la bouche du revers de sa serviette, qu'il laissa tomber près de son assiette. Bon, j'imagine que c'est assez logique dans les circonstances actuelles, mais contactez Saint-Just et faites confirmer par SécInt. — Nous essayons, monsieur, mais le ministre n'est pas devant son terminal de communication. — Alors appelez le sous-secrétaire Singh. Quelqu'un doit bien savoir... L'agent de la force de sécurité présidentielle se raidit, porta la main à sa discrète oreillette et pâlit. De la main droite, il saisit le président par la manche, et Harris trébucha quand il entreprit de le pousser vers une sortie. — Éric ! Mais, bon Dieu... — Les navettes viennent de changer de trajectoire, monsieur le président! Elles se dirigent droit vers nous et... » L'homme n'eut pas le temps de finir sa phrase car sept navettes d'assaut de la Flotte populaire survolaient le palais dans un hurlement. Quatre ogives de cinq tonnes dotées d'un guidage de précision s'écrasèrent pile sur la salle à manger présidentielle. Sidney Harris, sa femme, ses trois enfants, son gouvernement au complet et tous ses principaux conseillers cessèrent d'exister au milieu d'une boule de feu provoquée par des explosifs chimiques. , Cinq secondes plus tard, le palais lui-même n'était plus que décombres brûlants éparpillés sur l'horrible cratère que formaient désormais ses jardins autrefois immaculés. « Mesdames et messieurs du Quorum, je suis épouvanté par la gravité de cet acte de trahison. » Robert Stanton Pierre, président du Quorum, secouait la tête d'un air sévère en examinant les visages abasourdis dans l'assemblée. Un silence de mort accompagnait ses paroles. Pratiquement tout le gouvernement de la République populaire de Havre avait été annihilé ainsi que les chefs de toutes les familles législaturistes influentes, et la signification de ce désastre commençait seulement à poindre dans l'esprit des membres du Quorum. « L'interception et l'élimination des traîtres par le personnel de Séclnt, sous la direction du ministre Saint-Just, ne doivent pas minimiser le coup qui nous a été porté, poursuivit tristement Pierre. Non seulement nos dirigeants ont été sauvagement assassinés, mais les traîtres étaient issus de notre propre flotte ! Le commodore Danton a confirmé que les navettes qui ont exécuté l'opération étaient couvertes par des ordres officiels – des ordres qui auraient disparu de sa base de données, effacés par d'autres traîtres, sans la réaction vive de membres loyaux de son état-major. Je déplore les pertes que ces hommes et femmes loyaux ont eu à subir lors des fusillades qui ont détruit le quartier général du commodore, mais la présence des traîtres qui les ont provoquées ajoutée à leur détermination à recourir à la violence donne naissance aux soupçons les plus graves. Dans ces conditions, nous n'avons pas d'autre choix que d'envisager l'hypothèse la plus pessimiste, du moins tant qu'une enquête approfondie n'aura pas fait la lumière complète sur ces horribles événements. — Monsieur le président ! » Un parlementaire solide et bien en chair se leva, et Pierre lui fit signe de la tête. « La présidence reconnaît monsieur Guzman. — Qu'entendez-vous par "hypothèse la plus pessimiste", monsieur le président? — Que nous sommes face à la crise la plus grave de notre histoire, fit doucement Pierre. Cette attaque a été lancée par du personnel de la Flotte juste après la pire défaite qu'elle ait jamais subie. Nous devons nous demander qui avait l'autorité nécessaire pour envoyer ces navettes "en exercice". Nous devons nous demander qui avait toutes les raisons de craindre la réaction du gouvernement face à son échec dans le système de Hancock et la perte de Seaford 9. — Vous ne sous-entendez quand même pas que des officiers supérieurs sont responsables ? — Je dis simplement que, tant que nous ignorons qui est responsable, nous devons envisager toutes les éventualités, si terribles fussent-elles, répondit Pierre d'une voix calme. J'espère de tout coeur me montrer terriblement injuste envers notre personnel militaire en suggérant pareille hypothèse mais, tant que nous n'en avons pas la certitude, nous devons à la République de nous méfier au cas où j'aurais raison. — Nous le devons à la République ? » demanda quelqu'un sans chercher à se faire reconnaître. Pierre hocha la tête d'un air sinistre. « Le gouvernement vient d'être exterminé, messieurs dames. Les ministres Saint-Just et Bergren sont les seuls survivants, et seul monsieur Saint-Just se trouve actuellement sur Havre. Il m'a déjà fait savoir que, en tant que simple successeur de fait de madame Palmer-Levy, il ne se sentait pas capable d'assumer le poids du gouvernement. Cela signifie que nous, représentants du peuple, n'avons d'autre choix que d'exercer les pouvoirs d'urgence jusqu'à ce qu'un gouvernement légitime puisse être rétabli. — Nous? lança quelqu'un, et Pierre acquiesça de nouveau. — Je me rends bien compte que notre expérience est limitée, mais qui d'autre reste-t-il ? » Il regarda ses collègues d'un air ému. « Nous sommes en guerre contre lé Royaume de Manticore et ses laquais. En cette période de danger, la République ne doit pas rester sans instance gouvernante et, tant que nous ignorons si la Flotte mérite notre confiance, je n'ose pas nous placer à sa merci. Face à ces sujets d'inquiétude prioritaires et que nous ne pouvons escamoter, nous devons prendre nos responsabilités et fournir au peuple la stabilité dont il a tant besoin en fondant un comité de salut public afin d'assumer la direction de l'État. » Les membres du Quorum du peuple regardèrent leur président en ouvrant de grands yeux. Après toutes ces années passées à approuver mécaniquement la politique des autres, seule une poignée d'entre eux savaient manier efficacement le pouvoir. Cette simple idée les terrifiait, pourtant nul ne pouvait prendre en défaut la logique de Pierre. Quelqu'un devait bien se charger du pouvoir et, s'ils couraient le risque d'un coup d'État militaire... Pierre laissa le silence se prolonger pendant plusieurs minutes interminables, puis il s'éclaircit la gorge. — J'ai, de mon propre chef, discuté de notre situation critique avec monsieur Saint-Just. Il s'est déjà assuré le contrôle des centres administratifs essentiels, ici, sur Havre, et il m'assure de la loyauté du personnel de Séclnt, mais il n'a pas l'ambition d'imposer le joug d'un seul homme à la République. En fait, il m'a quasiment supplié de vous exposer les difficultés de notre position afin que nous puissions agir promptement et établir un comité collectif, seul capable de prouver à notre peuple et à la Galaxie tout entière que nous ne permettrons pas à des conspirateurs de renverser la République. » Pierre haussa les épaules en signe d'impuissance. « Nous n'avons pas d'autre choix que d'accéder à sa requête, mesdames et messieurs, et de former un gouvernement provisoire jusqu'au rétablissement de la sécurité publique. » CHAPITRE TRENTE-TROIS Amos Parnell, assis dans son bureau attenant à la salle de guerre centrale de la base DuQuesne, regardait son terminal avec horreur. Le chef d'état-major de la flotte havrienne, un homme vigoureux et trapu, semblait soudain vieilli et ratatiné, le visage hagard. Sa force opérationnelle avait regagné le système de Barnett moins de dix heures plus tôt, au terme d'un trajet affreusement lent depuis Grayson et ce que les historiens appelleraient sans doute la bataille de Yeltsin. Le « massacre de Yeltsin », oui ! Et par sa faute. Il avait mordu à l'hameçon des Manticoriens et avalé la canne avec. Il ferma les yeux, se couvrit le visage des deux mains et sut qu'il était fini. Au combat, mais aussi intérieurement. Il était entré à Yeltsin persuadé de posséder un avantage de trois contre un, pour se retrouver face à une force plus puissante que la sienne. Et, mystérieusement, les Manticoriens et leurs alliés avaient réussi à parfaitement pré-positionner leur mur de bataille, bandes gravifiques coupées. On les aurait crus devins, capables d'observer tous ses mouvements en temps réel. Leurs premières bordées l'avaient pris par surprise. À peine l'ennemi avait-il révélé sa présence qu'un quart de sa flotte était déjà endommagée ou détruite, et il n'avait aucune idée de la façon dont il avait pu sauver quoi que ce soit de ce piège infernal. Il ne se rappelait pas. Sans doute pourrait-il écouter l'enregistrement des communications et la boîte noire du pont d'état-major pour reconstituer ses ordres, mais il n'avait absolument aucun souvenir de les avoir donnés. Tout n'était qu'un cauchemar de décisions ultrarapides et d'improvisation désespérée qui l'avait finalement tiré de Yeltsin avec deux fois moins de vaisseaux qu'il n'en avait fait entrer, dont la moitié dans un état si lamentable que le retour à Barnett avait pris deux fois plus de temps que l'aller vers Yeltsin. Et maintenant ceci. Le président était mort. Le gouvernement tout entier en fait, de même que son propre père, sa sœur cadette, son frère, trois de ses cousins et leur famille presque au complet. Et les responsables provenaient des rangs de la Flotte. Il grinça des dents à cette idée, fou de douleur. Le piège que les Manticoriens avaient tendu à l'amiral Rollins à Hancock avait encore mieux réussi que l'embuscade de Yeltsin. Seize pour cent – les seize meilleurs pour cent – du mur de bataille de la Flotte avaient été détruits et, pendant que des marins saignaient et mouraient aux frontières, d'autres commettaient un attentat contre les leurs. Il en concevait une terrible honte personnelle et rêvait au pulseur chargé que contenait le tiroir de son bureau. Il suffirait d'une simple pression sur la gâchette... mais il devait plus que cela à la République. Il lui devait de faire tout son possible pour enrayer ce désastre. La porté de son bureau s'ouvrit; il baissa brusquement les mains et leva les yeux. Le commodore Perot se tenait sur le seuil. Parnell ouvrit la bouche pour s'enquérir du motif de son intrusion, mais il s'arrêta. Le commodore n'était pas seul : deux hommes et une femme attendaient derrière lui. Ils portaient l'uniforme de Séclnt, et le visage de Perot avait une teinte maladive. L'un des hommes de Séclnt toucha l'épaule du commodore, qui entra dans la pièce d'un pas traînant, le regard fixe. Parnell se raidit et ouvrit une fois encore la bouche, mais la femme prit la parole avant lui. « Amiral Amos Daughtry Parnell ? » Il s'agissait davantage d'une accusation que d'une question, prononcée d'une voix dure et hachée. « Qu'est-ce que ça signifie ? » Parnell tenta de s'exprimer sur un ton ferme, mais il sentit sa voix frémir de lassitude. — Amiral Parnell, je suis le sous-secrétaire spécial Cordélia Ransom, attachée à la Sécurité. Je dois vous informer que vous êtes en état d'arrestation. — En état d'arrestation ? » Indifférent, comme engourdi, Parnell la regarda sortir une feuille de papier de sa poche. « De quoi m'accuse-t-on ? — D'avoir trahi le peuple », répondit Ransom de la même voix dure. Elle jeta la feuille sur le bureau et l'amiral la regarda, stupéfait, avant de la ramasser d'une main tremblante. D'après la date, l'ordre de détention de Séclnt avait été rédigé dans les heures suivant l'arrivée de son courrier de Yeltsin et, comme tous les OD de Séclnt, sa formulation était vague. Les chefs d'accusation, résumés en phrases plates et laconiques, n'étaient pas détaillés. Il les parcourut lentement sans parvenir à se convaincre que tout cela lui arrivait vraiment, puis il atteignit la dernière page. Il ne s'agissait pas d'un ordre de détention classique pour finir, car la signature avait changé. Dans l'espace qui aurait dû porter l'autorisation du ministre de la Sécurité intérieure figuraient un nom et un titre différents. Il les regarda sans réagir. Par ordre de Robert S. Pierre, président du comité de salut public, pouvait-on lire. Dame Honor Harrington entra dans la salle de briefing. Elle ôta son béret blanc et Nimitz se poussa gentiment de son épaule quand elle glissa le couvre-chef sous son épaulette gauche, les yeux fixés sur l'homme qui l'attendait. Le vice-amiral Sir Yancey Parks croisa son regard sans ciller. Elle ressentait ses émotions grâce au lien télempathique qui la reliait au chat sylvestre, et il ne l'appréciait manifestement toujours pas. Elle ne s'en étonna pas. Elle ignorait ce qui l'avait braqué contre elle dès le début, mais elle en avait conclu que ça n'avait guère d'importance. Ils n'étaient tout simplement pas faits pour s'entendre. Pourtant c'étaient des professionnels. Ils n'avaient pas besoin de s'apprécier et, de la même façon qu'elle devinait l'hostilité du vice-amiral, elle sentait qu'il était absolument déterminé à accomplir son devoir. Dommage, pensa-t-elle, qu'il ne puisse ressentir ses propres émotions. Une telle relation serait peut-être venue à bout de leur hostilité réciproque. Ou peut-être pas. « Je viens de lire le rapport de votre médecin sur l'amiral Sarnow, fit Parks de façon un peu brusque. Je dois avouer que je suis impressionné. Très impressionné. — Oui, monsieur. Le médecin en chef Montoya est l'un des meilleurs que je connaisse – et je l'ai constaté de première main. — J'ai cru comprendre. » Parks esquissa un sourire sévère et désigna un siège. « Asseyez-vous, capitaine, asseyez-vous ! ajouta-t-il d'une voix légèrement irritée. Elle s'exécuta sous son regard glacial. « Je dois des remerciements à l'amiral Sarnow... et à vous. » Parks rechignait à l'admettre mais il s'y obligeait. « Évidemment, vous avez eu tort, techniquement, de ne pas transmettre le commandement au capitaine Rubenstein mais, au vu de la situation tactique – et du résultat –, je soutiens complètement votre décision et, dans le message que j'ai adressé à l'amiral Caparelli, j'approuve votre conduite et souligne votre talent et votre courage. — Merci, monsieur », fit Honor. Elle leva la main pour calmer Nimitz qui s'agitait sur son épaule. «J'ai également lu votre rapport sur les... incidents qui ont émaillé l'engagement, poursuivit Parks d'une voix monocorde. « J'ai recueilli les témoignages de tous les capitaines survivants. À la lumière de ces témoignages et des enregistrements conservés sur la base de données du Sorcier, je ne doute pas une seconde que Lord Young ait ordonné la dispersion de son escadre sans autorisation préalable, pour ensuite retirer son navire et le soutien qu'il devait vous apporter, au mépris de vos ordres. La situation est compliquée par le fait qu'il est en réalité plus ancien en grade que vous, mais il n'avait aucun moyen de savoir que l'amiral Sarnow n'était plus aux commandes. Au moment où il a pris sa décision, il a agi contre ce qu'il croyait être les ordres de l'amiral Sarnow et donc au mépris de l'autorité de son supérieur hiérarchique en présence de l'ennemi. Je n'ai eu ainsi d'autre choix que de lui retirer son commandement et de réunir un conseil des capitaines afin d'examiner sa conduite. » Il s'arrêta et Honor le regarda en silence. Elle connaissait déjà l'existence du comité d'enquête. Elle n'aimait pas Parks, mais elle devait admettre qu'il avait agi avec promptitude et générosité envers le groupe d'intervention. Bien sûr, pensa-t-elle amèrement, il ne restait pas grand monde envers qui se montrer généreux. La force de Sarnow avait souffert plus de douze mille pertes humaines et aucune n'était nécessaire. Elle ne pourrait jamais pardonner à Parks d'avoir permis ce massacre, elle le savait, mais elle savait également qu'il avait fait de son mieux. Il avait pris une mauvaise décision mais il ignorait tout des satellites espions havriens à ce moment-là. Une fois leur existence découverte, ses actions s'étaient révélées à la fois rapides et décisives. Seul le résultat comptait, sans doute, et la conquête de Seaford 9 ajoutée à la destruction de toute présence militaire ennemie dans sa zone de commandement représentait un sacré résultat. Mais Parks savait ce qu'il devait au groupe d'intervention. Il s'était montré plus que généreux dans ses compliments et elle avait déjà vu le tableau d'honneur qu'il avait proposé à la reine. Elle y figurait, tout comme Sarnow, Banton, Van Slyke, au moins une douzaine d'autres officiers et deux fois plus de matelots et non-cadres. Un trop grand nombre n'étaient mentionnés qu'à titre posthume, mais Parks avait fait ce qu'il pouvait – et il ne prenait pas de gants dans son rapport pour juger ses propres décisions. Il avait entièrement admis ses erreurs –et avait tout aussi explicitement fait l'éloge de l'amiral Mark Sarnow ainsi que des officiers et marins agissant sous ses ordres. À l'exception de Pavel Young. Young avait été relevé de son commandement et placé aux arrêts avant même que Parks attaque Seaford, et le commodore Capra avait recueilli la déposition enregistrée d'Honor pour le comité d'enquête. Maintenant elle en attendait le verdict. « Les officiers du conseil sont d'avis que Lord Young a prouvé son inaptitude totale à commander un vaisseau de Sa Majesté, fit calmement Parks. Le conseil a également conclu que la confusion provoquée par son retrait de votre réseau antimissiles était directement responsable d'un nombre indéterminé mais substantiel de pertes sur les autres navires du groupe d'intervention. Le conseil recommande, avec mon approbation (Parks planta ses yeux dans ceux d'Honor), que Lord Young soit renvoyé à Manticore afin d'y passer en cour martiale pour lâcheté et désertion en présence de l'ennemi. Les narines d'Honor s'évasèrent et Nimitz siffla. Un intense sentiment de satisfaction l'envahit, froid et assassin plus qu'enthousiaste. Parks la regardait en silence et elle inspira avant de carrer les épaules. « Merci, monsieur. Pour tous nos hommes. L'amiral haussa les épaules, mais Nimitz fit parvenir à Honor ses émotions partagées : ses propres actions, même couronnées de succès, présentaient le flanc à de sérieuses critiques. La famille de Young jouerait sans doute là-dessus pour sa défense, et le soutien qu'il apportait aux recommandations du conseil ferait du comte de Nord-Aven son ennemi mortel, qu'importe l'issue du procès. Il le savait et s'en inquiétait, mais il soutenait néanmoins ces recommandations. « En tout cas, reprit-il au bout d'un moment, il est temps que vous rameniez le Victoire à la maison pour y subir quelques réparations, dame Honor. » Elle hocha la tête. Le radoub de Hancock avait pansé les blessures les plus graves du groupe d'intervention mais la plupart des unités étaient déjà reparties pour Manticore. Les navires endommagés étaient trop nombreux pour les capacités d'accueil de la base, et les plus abîmés, ceux qui avaient besoin du plus grand nombre d'heures de radoub, devaient être renvoyés dans le système mère. Or le HMS Victoire mettrait des mois à guérir. « Vous partez pour Manticore sous douze heures, fit Parks, et j'y renvoie Lord Young dans votre bâtiment. Il sera aux arrêts dans ses quartiers. » Honor se raidit et fit mine d'ouvrir la bouche, mais le regard de Parks la cloua sur son siège. « Votre navire est le prochain à partir. Vu les lourdes accusations qui pèsent sur lui, Young a droit au retour et au procès les plus rapides possibles, et je compte que vous le traitiez avec toute la courtoisie militaire requise. Tant qu'il n'a pas été jugé et condamné, il demeure officier de la reine et votre supérieur. Je me rends compte de la position inconfortable dans laquelle cela vous place, mais je m'attends à ce que vous accomplissiez votre devoir – comme vous l'avez toujours fait. » Son regard s'adoucit légèrement sur ces derniers mots et elle fut étonnée du regret sincère qu'elle décela chez lui grâce à son lien avec Nimitz. Sa colère et son dégoût à l'idée de respirer le même air que Pavel Young en furent muselés et elle se mordit la lèvre un court instant avant d'acquiescer. « Je comprends, Sir Yancey. — Je me doutais que ce serait le cas, madame la comtesse. » Elle haussa imperceptiblement les sourcils à l'usage inattendu de son titre et il sourit. Ce n'était pas un sourire chaleureux, mais il était sincère. Il se leva et lui tendit la main. « Le commodore Capra transmettra vos ordres officiels au Victoire, dit-il. Quant au capitaine Young, je l'informerai personnellement des recommandations du conseil – et des miennes – avant de l'envoyer à bord. — Bien, monsieur. — Je crois que cela conclut notre affaire, dame Honor. Bon retour. » Il lui serra fermement la main et elle se mit au garde-à-vous puis se tourna vers le sas. Il s'ouvrit devant elle en sifflant et elle allait le franchir lorsque l'amiral reprit la parole, l'arrêtant. « Ah, au fait, dame Honor. J'oubliais de vous dire qu'un autre passager vous attendrait à votre retour sur le Victoire. — Un autre passager, monsieur ? » Honor se retourna dans l'encadrement du sas, l'air perplexe, et Parks se mit à rire avec humour. « On dirait que le capitaine Tankersley a été promu capitaine de la Liste juste avant l'attaque havrienne. En tant que tel, il est trop gradé pour demeurer commandant en second de cette base et, puisqu'il a, disons, brillamment réglé les problèmes techniques du Victoire, j'ai pensé qu'il était juste de le renvoyer à Manticore pour le faire réaffecter à son bord. » Honor le regarda en ouvrant de grands yeux, partagée entre la stupéfaction et une joie soudaine, et Parks la gratifia du premier sourire naturel qu'elle l'eût jamais vu arborer. «Je pense que vous trouverez de quoi discuter pendant le voyage, capitaine Harrington. » LA MARINE D'HONOR HARRINGTON DOCTRINE ET CONCEPTION NAVALES Au vingtième siècle de la Diaspora, comme c'est déjà le cas depuis sept siècles T, la conception des bâtiments de guerre est dictée par les capacités et les limitations des systèmes de propulsion. Il se produit beaucoup moins d'affrontements en hyperespace qu'en espace normal, tout simplement parce que les vaisseaux s'y croisent rarement. Ils sont de ce fait optimisés pour le combat en espace normal, malgré les inconvénients tactiques majeurs qu'impose ce parti pris dans les rares occasions où des navires s'opposent en hyperespace. Le mouvement en espace normal repose sur les bandes gravifiques propulsives, ces bandes à gradient de gravité générées par les impulseurs, situées au-dessus et au-dessous du bâtiment. Les lois de la physique de la propulsion par impulsion exigent que ces bandes convergent sans se rejoindre aux extrémités, laissant deux trous béants dont celui de poupe est beaucoup plus étroit que celui de proue. Puisque aucune arme connue n'est capable de pénétrer une bande gravitique, un vaisseau ne peut pas tirer sur une cible située directement au-dessus ou au-dessous de lui; de même, un tir dirigé sur lui d'en « haut » ou d'en « bas » se révèle inefficace. Contrairement aux extrémités, il est possible de fermer les côtés des bandes gravifiques grâce à des remparts qui présentent un gradient de gravité beaucoup plus faible. Ces barrières latérales constituent la ligne de défense principale des bâtiments de guerre : presque impénétrables pour les missiles (malgré une compétition féroce entre les concepteurs d'assistants de pénétration et les ingénieurs qui s'efforcent de développer des barrières toujours plus résistantes), elles sont insensibles aux armes à énergie les plus puissantes tant que la distance demeure supérieure à quatre ou cinq cent mille kilomètres, soit environ quarante pour cent de la portée effective contre une cible sans barrières. Le fait qu'un vaisseau ne peut pas davantage tirer à travers ses bandes gravitiques qu'on ne peut le toucher dicte également la disposition de son armement. Celui-ci est essentiellement regroupé sur les flancs, ne laissant aux extrémités qu'un faible armement de poursuite permettant de faire feu vers l'avant et l'arrière. L'équipement de poursuite, conçu pour couvrir les angles morts des bordées latérales, est généralement beaucoup plus léger que les batteries montées sur les flancs pour la simple raison qu'il doit tenir dans un volume de coque beaucoup plus réduit. Il est impossible de percer des « trous » dans une bande gravitique, toutefois des portails (des sabords de batterie, dans le jargon de la Spatiale) peuvent s'ouvrir dans les barrières latérales d'un vaisseau afin de permettre à ses propres armes de tirer sans encombre. En théorie, les sabords de batterie représentent de dangereuses failles dans les défenses, mais ils constituent en pratique des cibles trop petites et éphémères (on ne les ouvre que le temps d'un tir) pour que l'ennemi les vise délibérément. Néanmoins, il arrive parfois (bien que très rarement) qu'un missile chanceux pénètre un sabord ouvert. Cependant, même ce genre de coup n'inflige pas systématiquement des dommages. Un vaisseau doté de boucliers antiradiations et antiparticules militaires peut atteindre en toute sécurité une vitesse de 0,8 c tandis que les navires marchands s'équipent de générateurs de boucliers beaucoup plus faibles — et moins volumineux — afin de gagner en capacité de transport ce qu'ils perdent en vitesse de pointe. Mais la vitesse ne justifie pas à elle seule la puissance supérieure des boucliers militaires. En effet, ceux-ci servent également à combler l'espace entre les barrières latérales et la coque de façon à diminuer, voire annuler, l'effet d'un coup qui serait parvenu à percer les défenses principales. Les contraintes de la propulsion par impulsion et le fait que les vaisseaux sont conçus pour tirer par le flanc conditionnent enfin la forme de la coque. Les noyaux qui génèrent les bandes gravitiques doivent se trouver en des points très précis en fonction des dimensions du bâtiment. En principe, on les positionne à une distance des extrémités représentant douze à quinze pour cent de la longueur du vaisseau et au milieu en largeur. Malgré quelques rares exceptions, cela implique que presque tous les navires de guerre soient aplatis : des fuseaux à tête de marteau qui s'effilent au niveau des anneaux d'impulsion de proue et de poupe pour s'évaser à nouveau jusqu'à atteindre un quart de la largeur maximale du vaisseau aux extrémités. La capacité des navires de guerre à générer leur propre gravité interne permet aux concepteurs d'orienter le « bas » et le « haut » perpendiculairement à l'axe longitudinal du bâtiment, de sorte qu'on peut exploiter efficacement le volume interne et que les anciens termes de « pont supérieur » et « pont inférieur retrouvent un sens. L'armement de poursuite doit être casé dans les extrémités évasées du fuseau, relativement à l'étroit. En général, l'armement de poursuite d'un vaisseau de guerre léger représente à peu près le tiers de la puissance de tir de ses flancs, mais cette 'proportion diminue en fonction inverse de la taille du navire. Les bâtiments réellement énormes, tels que les supercuirassés, peuvent équiper leurs flancs d'armes sur quatre à cinq étages; leur longueur atteignant sept à huit fois leur largeur maximale, chaque étage offre donc vingt-cinq à trente fois le volume d'armes destinées à la poursuite. Le dessus et le dessous des vaisseaux ne portent pas d'armes bien qu'une partie de ces zones soit utilisée pour installer divers dispositifs de détection et de communication. Certaines flottes ont essayé de monter verticalement des lanceurs de missiles afin d'exploiter cet espace « perdu », mais les résultats n'ont en général pas convaincu. Les bandes gravitiques d'un bâtiment de ligne peuvent atteindre cent kilomètres de large, or aucun missile ne peut activer ses propres impulseurs à l'intérieur du périmètre d'impulsion de son vaisseau mère de peur que ceux-ci n'en affectent la propulsion. Et comme toute interférence entre eux vaporiserait les impulseurs du missile (et le missile tout entier), chaque projectile doit s'éloigner en ligne droite du vaisseau sur quatre-vingt-dix à cent kilomètres, trajectoire impossible pour une arme lancée verticalement. Les lanceurs des flancs comportent de puissants guides massiques destinés à faire rapidement quitter aux missiles l'influence des bandes gravitiques et, en théorie, un lanceur vertical pourrait intégrer un guide massique à trajectoire interne incurvée afin de lancer le missile selon un angle qui lui permettrait de franchir les bandes gravitiques. En pratique, il demeure impossible d'aligner la trajectoire du missile sur celle prise par un projectile lancé depuis les flancs avec une précision suffisante, et le supplément de masse requis par un guide massique incurvé et plus long est rédhibitoire. Quant aux efforts consacrés à la conception de missiles qui se passeraient de guides massiques pour tirer leur accélération initiale de réacteurs conventionnels, ils se sont tous révélés décevants. La doctrine navale et les tactiques appliquées en espace normal ont évolué en fonction des limites et des possibilités décrites ci-dessus. Évidemment, la proue et la poupe d'un navire — qui ne bénéficient pas de la protection des barrières latérales — constituent ses points les plus vulnérables et le rêve de tout tacticien en espace normal consiste à dessiner un T en croisant l'ennemi afin de lancer vers sa poupe ou sa proue béante une bordée à laquelle l'autre ne pourra répondre que par son armement de poursuite. Mais, les deux côtés en étant conscients, les occasions de former un T sont rares, même dans le cas de duels, et carrément inexistantes dans les affrontements entre flottes. La situation tactique la plus courante est le duel de flanc, dans lequel les deux navires utilisent toute la puissance de leurs bordées contre l'adversaire. Toutefois, même dans ce cas, un commandant prudent n'oublie jamais l'impénétrabilité de ses bandes gravitiques. Dès que possible, il fait rouler son bâtiment pour que le feu qu'il ne peut pas éviter — notamment celui des missiles — s'écrase sur cette puissante défense. À distance réduite, les vaisseaux plus légers, beaucoup plus rapides à la manoeuvre étant donné leur masse inférieure, ressemblent souvent à des derviches tourneurs à force de rouler dans un sens puis dans l'autre pour alternativement utiliser leurs armes de flanc et priver l'ennemi d'une cible pour son propre feu. Des tactiques aussi énergiques ne sont cependant guère pratiques lorsque deux flottes s'affrontent. Tout d'abord, les bâtiments de ligne, pouvant peser jusqu'à huit millions cinq cent mille tonnes, se montrent nécessairement plus lents quand il s'agit de rouler; mais, plis important encore, on a aussi vu le développement d'une formation connue sous le nom de « mur de bataille ». Dans la mesure où il faut présenter son flanc à l'ennemi afin de lui envoyer les bordées les plus nourries possibles, les amiraux ont conçu une tactique consistant à empiler leurs bâtiments de ligne verticalement et en file indienne, en ne laissant entre eux que le périmètre de sécurité minimal requis par leurs bandes gravifiques. Cela a donné naissance au fameux « mur » — une formation souvent énorme, large d'un navire et qui peut s'étendre sur des milliers de kilomètres verticalement et horizontalement le long du vecteur de base de la flotte. À défaut de simplifier les manœuvres, cette formation permet au moins de soumettre l'ennemi à une puissance de feu maximale. Hélas, le formalisme tactique encouragé par le mur de bataille rend également les engagements massifs indécis jusqu'à en devenir frustrants, à moins que l'une des forces ne soit tenue de rester par la nécessité de défendre une cible qu'elle ne peut abandonner, comme par exemple un système stellaire habité. Si l'une des forces en présence souffre plus que l'autre et n'a aucune raison stratégique impérieuse de combattre jusqu'à la mort, il suffit à son commandant de faire rouler les unités de son mur sur le flanc afin qu'elles ne présentent plus à l'ennemi que le dos ou le ventre de leurs bandes gravi-tiques, puis il peut consacrer ses efforts à la fuite. Un opposant qui se tournerait vers lui afin de s'approcher et de l'empêcher de partir (seule parade envisageable) courrait le risque de dessiner un T à ses dépens, permettant aux vaisseaux du mur adverse de rouler à nouveau et de faire donner leurs batteries vers la gorge béante de la force poursuivante —avec des conséquences fatales. Dans les rares occasions où des vaisseaux de guerre s'affrontent en hyperespace, l'environnement tactique est radicalement différent. En règle générale, les navires stellaires en hyper restent dans la zone d'influence d'une onde gravitationnelle et utilisent leurs voiles Warshawski pour tirer leur accélération et leur décélération de l'onde, les propulsions à impulsion (celles des missiles y compris) se révélant inutilisables à proximité d'une onde gravitationnelle. La voile Warshawski est une simple bande de contrainte gravifique modifiée très puissante, projetée sous la forme d'un disque formant un angle droit avec la coque au lieu de lui demeurer parallèle. La voile, tout aussi impénétrable qu'une bande gravifique, s'étend sur trois cents kilomètres dans toutes les directions (et jusqu'à cinq cents dans le cas des vaisseaux les plus massifs), ce qui accroît l'importance de l'armement de poursuite mais prive également le navire de la protection de ses bandes gravifiques contre les tirs venus d'en haut ou d'en bas. D'ailleurs, le bâtiment se trouve même dépourvu de barrières latérales car elles n'ont plus rien à quoi se fixer. On pourrait donc s'attendre à ce que les amiraux évitent les ondes gravitationnelles lorsqu'ils se voient forcés de combattre en hyperespace, mais une telle décision revient à refuser le combat. En effet, un navire sous propulsion Warshawski dispose d'une accélération dix fois supérieure à celle que permettent les impulseurs. Que l'ennemi se retire de l'onde et les vaisseaux qui s'y sont maintenus peuvent s'enfuir en relative impunité. Quelques flottes ont essayé d'équiper leurs bâtiments de ligne des générateurs de bulles — équivalents sphériques des barrières latérales — utilisés pour protéger les fortifications fixes. Elles comptaient mettre à profit ce système dans les combats en hyperespace, mais la place requise était rédhibitoire. L'unité ainsi équipée possédait un énorme avantage en hyperespace, mais le volume occupé par les générateurs amputait considérablement celui consacré aux armes, ce qui plaçait ce même navire dans une position beaucoup plus défavorable lors des affrontements en espace normal. Or le combat en n-espace constitue la dorme et celui en hyperespace l'exception, et aucune flotte n'a donc jamais construit une classe entière de vaisseaux dotés de générateurs de bulles. Dans la mesure où les bâtiments de guerre sont à la fois privés de leur principale défense passive contre les bordées issues des flancs de l'ennemi et de leurs armes offensives à plus longue portée, la sagesse tactique conventionnelle exige un engagement de face, soit l'exact opposé du combat en espace normal. On part en effet du principe selon lequel, la zone située à l'avant ou à l'arrière d'une impénétrable voile Warshawski étant beaucoup moins étendue que la longueur exposée du navire, le rétrécissement de la zone cible (et donc la moindre vulnérabilité du vaisseau) compense largement toute perte de puissance de feu. En termes de manœuvres, une fois le combat engagé en hyperespace, l'avantage d'une position haute ou basse peut devenir plus crucial encore que le T des batailles en espace normal. Si une partie de l'une des forces parvient à se retrouver « au-dessus » ou « en dessous » de son adversaire, elle peut viser le ventre ou le dos désarmés des vaisseaux ennemis sans essuyer de tir en retour. Impossible de refuser le combat en faisant rouler son navire dans ces conditions, puisqu'il n'y a pas de bande gravitique derrière laquelle se cacher. De toute évidence, un amiral attaqué sous plusieurs angles à la fois en hyperespace se trouve en situation délicate. ARMEMENT SPATIAL À l'aube du XXe siècle de la Diaspora, l'arme anti-vaisseau longue portée en espace normal est le missile à impulsion, capable d'atteindre une accélération maximale de quatre-vingt-cinq mille gravités et doté de CME défensives, d'assistants de pénétration des barrières latérales et d'ogives laser. Dans la mesure où la vitesse maximale des missiles demeure très inférieure à celle de la lumière, ils peuvent être détectés et pris pour cibles par les défenses antimissiles dans la phase d'approche. La distance à laquelle ils sont tirés impose également qu'ils soient capables de se diriger eux-mêmes vers leur objectif car la vitesse limitée des transmissions rendrait rapidement leur contrôle depuis le vaisseau arthritique et inexact. Mais, puisque leurs systèmes de traque embarqués ne peuvent rivaliser avec ceux d'un bâtiment de guerre, ils sont particulièrement vulnérables aux contre-mesures électroniques ; la flotte équipée des meilleures CME dispose donc d'un avantage appréciable au combat. Le délai de détection laissé par les missiles permet également au capitaine visé d'employer des manœuvres d'évitement contre eux. Dans le pire des cas, il peut faire rouler son navire pour recevoir les projectiles contre ses impénétrables bandes gravitiques. Mais dans les engagements à plus grande distance, le temps de vol des missiles et la capacité d'accélération des navires lui offrent la possibilité de s'éloigner nettement de la position que le contrôle de tir de l'adversaire a prédéterminée au moment du lancer, imposant ainsi une contrainte plus forte sur les impulseurs et les capteurs des missiles en approche. Étant donné tous ces éléments, un missile n'est efficace que si ses impulseurs demeurent actifs et capables de manœuvres d'attaque terminales jusqu'à l'instant de la détonation. L'enveloppe efficace d'un missile (soit l'ensemble des points qu'il peut atteindre sous impulseurs actifs) peut être étendue si on diminue son accélération, retardant ainsi le moment où ses impulseurs (petits mais puissants) s'éteignent. Son accélération maximale se monte à quatre-vingt-cinq mille gravités et sert à très courte distance afin d'obtenir le temps de vol minimal. Sous pareille accélération, le missile dispose d'une endurance de soixante secondes, le limitant à une enveloppe efficace d'environ un million cinq cent mille kilomètres (en admettant que la cible et le tireur se trouvent à l'arrêt l'un par rapport à l'autre au moment du tir) et à une vitesse terminale d'environ cinquante mille km/s. En fixant l'accélération à quarante-deux mille cinq cents gravités, on peut tripler la durée de fonctionnement des impulseurs et obtenir une distance d'engagement effectif de six millions sept cent cinquante-cinq mille kilomètres et une vitesse terminale d'environ soixante-quinze mille km/s. Des accélérations plus faibles demeurent possibles, mais la portée maximale et la vélocité chutent à partir de ce seuil, et la plupart des flottes ont adopté des réglages minimum aux alentours de quarante-deux mille cinq cents g. Ce n'est toutefois pas le cas de la FRM, selon laquelle en certaines occasions la distance d'engagement et la vélocité comptent moins que le temps de vol efficace afin de suivre les manœuvres de l'ennemi. Toutes ces enveloppes d'attaque, bien sûr, peuvent être radicalement étendues ou réduites par les vélocités et accélérations relatives des navires engagés. Les chances de détruire un missile augmentent selon une progression géométrique dans les cinquante ou soixante mille derniers kilomètres de sa course, lorsqu'il se stabilise sur son vecteur d'attaque final, et on ne voit donc quasiment jamais de frappes directes contre des défenses actives modernes. En conséquence, l'ogive nucléaire classique d'une mégatonne tombe déjà en désuétude à l'époque d'Honor Harrington, pour être remplacée par la tête laser. Sur le bus terminal d'une tête laser sont montés des systèmes de visée sophistiqués et de puissants réacteurs d'attitude qui lui permettent de s'aligner avec sa cible de façon à lui décocher le plus grand nombre de rayons laser ; ils doivent également produire un effet « porc-épic » en envoyant des rayons dans toutes les directions. Chaque laser inflige moins de dégâts que ne le ferait une frappe directe, mais les chances de toucher l'ennemi — et de le toucher plusieurs fois — grâce à un seul missile en sont fortement augmentées. Non seulement la distance de neutralisation plus faible d'une tête laser diminue les risques de destruction par les défenses actives avant détonation, mais l'effet porc-épic permet également de couvrir un volume plus important. Les défenses actives antimissiles consistent en projectiles antimissiles, lasers et (dans le cas des flottes techniquement moins avancées) autocanons. Les antimissiles ressemblent à de petits projectiles anti-vaisseaux, à l'endurance plus limitée, dépourvus de charge mais capables d'accélérations encore plus fortes. Leur arme, c'est leurs bandes gravifiques : si elles rencontrent celles d'un missile attaquant, ils se vaporisent tous les deux dans la fusion de leurs bandes; si l'assaillant est déjà balistique, l'effet de cisaille gravifique des bandes de l'antimissile suffit largement à le détruire. Du fait de leur forte capacité d'accélération, toutefois, la portée efficace des antimissiles dépasse rarement le million de kilomètres. Si les antimissiles manquent leur proie, les lasers commandés par ordinateur héritent de leur mission. Contrairement aux missiles, les rayons X exigent des frappes directes mais, le temps qu'ils entrent en action, leur cible stabilise théoriquement son vecteur pour l'approche finale, ce qui leur fournit des solutions de tir grandement simplifiées. Dans certaines flottes, les lasers sont soutenus par des autocanons — la ligne de défense de la dernière chance. Le raisonnement est simple : il faut envoyer tellement de projectiles qu'ils formeront un mur de métal sur le chemin des missiles. En effet, vu leur vitesse d'approche, il suffit que ceux-ci touchent un obstacle pour exploser, mais le développement des têtes laser a rendu les autocanons inutiles. Lorsqu'un missile peut attaquer depuis une distance de vingt ou trente mille kilomètres, aucun projectile balistique lancé au dernier moment ne peut l'atteindre à temps. Gardez à l'esprit que tout cela ne vaut que lors des engagements où les navires se propulsent par impulsion. Tous les combats en espace normal, évidemment, en font partie, tout comme ceux qui se déroulent en hyperespace mais hors des limites d'une onde gravitationnelle. À l'intérieur d'une vague, cependant, le mouvement ne naît que des voiles Warshawski et les missiles sont donc inutilisables. Seules les armes à énergie s'y révèlent efficaces et, dans ces conditions, on obtient en général des combats rapprochés et très brutaux. Le laser et le graser sont les armes à énergie par excellence. Les grasers offrent une portée plus grande et causent plus de dégâts, mais ils occupent un volume beaucoup plus important que les lasers. La plupart des navires disposent donc de batteries mixtes et composent avec l'efficacité moindre du laser afin de pouvoir installer un plus grand nombre d'armes (ce qui leur permet de tirer sur un nombre plus élevé de cibles) tout en conservant les capacités de destruction du graser. Jusqu'au croiseur léger, les bâtiments manquent en général tellement de place pour installer leurs armes qu'ils se contentent d'un armement à énergie composé uniquement de lasers. Bien qu'on l'utilise rarement à l'époque, on connaît déjà la torpille à énergie, qui n'est en fait qu'une poche de plasma confinée dans un vase électromagnétique. Les torpilles à énergie se déplacent à une vitesse proche de celle de la lumière, ce qui les rend très difficiles à contrer pour une défense active, mais elles n'ont pas de tête chercheuse. Il s'agit donc d'armes purement balistiques; dès lors, le choix initial du contrôle de tir est crucial, beaucoup plus que dans le cas des missiles. De plus, l'endurance du vase dépasse à peine une seconde, limitant la portée absolue des torpilles à environ trois cent mille kilomètres. Leur usage est encore limité par leur inefficacité absolue contre une barrière latérale intacte, leur imposant de pénétrer par l'avant ou l'arrière des bandes gravifiques. Malgré cela, les bâtiments de ligne de certaines flottes (dont la FRM) emmènent des batteries de torpilles au cas où l'ennemi les laisserait croiser son T ou dans l'éventualité d'une défaillance de ses barrières latérales suite à des avaries au combat. La lance gravifique, une invention récente à l'époque, offre la possibilité de détruire une barrière latérale en la frappant d'un rayon disruptif composé d'énergie gravitique concentrée. Malheureusement, cette arme dispose d'une portée maximale efficace à peine supérieure à cent mille kilomètres, elle est très lente, volumineuse et capricieuse, de sorte que bien peu de commandants se montrent prêts à sacrifier l'espace qu'ils peuvent consacrer à des armes ayant fait leurs preuves pour installer un équipement qui marchera peut-être... s'ils survivent assez longtemps pour parvenir à portée de l'ennemi. L'ÉQUILIBRE DES FORCES NAVALES L'équilibre des forces navales entre Manticore et Havre avant la guerre résulte d'une course à l'armement qui dure depuis presque cinquante ans. Malgré l'écart entre la richesse du Royaume stellaire de Manticore et la structure financière délabrée de la République populaire, Havre est tellement plus étendu que, bien qu'il y consacre un pourcentage moindre de ses revenus, son budget militaire se révèle plus élevé en valeur absolue. De plus, le Royaume stellaire au coeur de l'Alliance manticorienne ne possède que trois planètes habitées, contre plus d'une centaine pour Havre — qui dispose ainsi d'un réservoir plus vaste d'où tirer équipages et personnel de maintenance. Enfin, Havre a entrepris de s'armer bien avant Manticore. La puissance réelle des deux parties en 282 A.A. (1904 P.D.) se répartit comme suit : Puissance comparée par classe Classe Flotte manticorienne Flotte de Havre Nombre Tonnage* Nombre Tonnage* Supercuirassés 188 1 318,5 412 2 801,6 Cuirassés 121 694,3 48 258,3 Bombardiers 374 1 430,6 Croiseurs de combat 199 199 148,7 81 59 Croiseurs lourds 333 92 210 54,5 Croiseurs légers 295 30,1 354 29,8 Contre-torpilleurs 485 35 627 40,7 Total 1 621 2 318,6 1 944 4 674,5 * En millions de tonnes. La flotte de la République populaire possède donc un avantage de deux contre un en termes de tonnage; pourtant son avantage global en nombre d'unités n'est que de un virgule deux contre un, bien que les navires de la FRM soient uniformément plus massifs à classe égale. Cette apparente contradiction résulte de la composition des deux forces. La Flotte populaire est conçue pour les guerres de conquête, mais aussi pour maintenir l'ordre dans l'immense sphère déjà passée sous la coupe de la République. Le grand nombre de bâtiments moyens que compte son ordre de bataille n'est pas censé étoffer le mur de bataille, où leur taille inférieure constituerait un sérieux handicap face à de véritables vaisseaux du mur; en fait, ils sont destinés à protéger les systèmes occupés contre toute unité plus petite qu'un navire du mur. (Ce détail revêt une importance capitale contre Manticore qui a toujours préféré les croiseurs de combat. En effet, l'accélération et la puissance de feu combinées du croiseur de combat en font l'outil idéal des raids sur les infrastructures industrielles orbitales des systèmes stellaires ennemis, et la FRM a élevé cette tactique au rang d'un art au fil des siècles.) Les mêmes nécessités de maintien de l'ordre expliquent le plus grand nombre de contre-torpilleurs dans la Flotte populaire. De plus, les deux flottes disposent d'un grand nombre de BAL (bâtiments d'assaut léger) qui n'apparaissent pas dans les chiffres ci-dessus car leur puissance de combat individuelle est limitée et ils ne sont pas hypercapables, puisque exclusivement destinés à la défense locale. Il faut également souligner — une fois encore malgré la masse supérieure de la plupart des engins de la FRM — que le mur de bataille havrien au complet (supercuirassés et cuirassés) compte quarante-neuf pour cent plus d'unités que celui de Manticore, pour un tonnage supérieur de cinquante-deux pour cent. On retrouve dans ces statistiques la nécessité pour Manticore de construire un plus grand pourcentage de cuirassés, plus petits et moins puissants. En effet, les cuirassés amputent moins son budget plus limité tout en étant moins longs à construire; de plus, Manticore a besoin de navires en nombre en plus du seul tonnage, pour des raisons de flexibilité tactique. Malgré cela, l'Amirauté manticorienne persiste dans son refus de construire des bâtiments de ligne plus petits et moins chers comme l'a fait la République populaire de Havre. D'après la FRM, si certaines concessions s'imposent pour étoffer les rangs, les navires modifiés sont trop petits et trop faibles pour entrer dans le mur de bataille; et Manticore, contrairement à Havre, ne peut s'offrir des millions de tonnes de pseudo bâtiments de ligne incapables de subir le gros des combats. Le tableau suivant montre le déplacement moyen respectif des vaisseaux de dernière génération dans les deux flottes; il faut toutefois garder à l'esprit qu'il ne s'agit que de moyennes. Tannage moyen en fonction de la classe Classe Manticore Havre Supercuirassé 8 250 000 8 000 000 Cuirassé 6 750 500 6 331 800 Bombardier 4 500 000 Croiseur de combat 878 900 856 800 Croiseur lourd 325 000 300 000 Croiseur léger 120 000 98 900 Contre-torpilleur 85 000 76 400 La différence entre les tailles moyennes de coques s'impose comme une évidence, mais sa signification en termes de capacité de combat est mieux illustrée par la comparaison de deux navires de classe équivalente : le HMS Victoire et le navire havrien Sultan. Ce sont des croiseurs de combat de dernière génération, mais le Victoire jauge 879 000 tonnes et emmène un équipage de 2 105 personnes (fusiliers inclus) contre 858 000 tonnes et 1 695 hommes d'équipage pour le Sultan. Si le Victoire jauge à peine trois pour cent de plus, ses barrières latérales sont de dix pour cent plus résistantes que celles du Sultan et ses armes à énergie quinze fois plus massives (et beaucoup plus puissantes) à quantité égale. Sur le plan offensif, le Sultan aligne neuf lasers, six grasers et vingt lance-missiles sur son flanc contre les huit lasers, dix grasers, deux torpilles à énergie et vingt-cinq lance-missiles du Victoire. Quant à l'armement de poursuite, celui du Sultan se compose de deux lasers et cinq lance-missiles à la proue comme à la poupe, tandis que le Victoire emporte quatre lance-missiles, deux grasers et un laser dans les mêmes positions. Une partie de l'armement supérieur des navires manticoriens y trouve sa place aux dépens des munitions mais, bien que le Sultan embarque vingt-cinq pour cent de projectiles en plus, cet avantage est compensé par l'électronique et les assistants de pénétration plus performants de la FRM, qui rendent les missiles du Victoire de presque trente pour cent plus précis (et plus difficiles à arrêter), et par une cadence de tir plus élevée pour chaque lanceur. Les deux bâtiments reflètent également des doctrines tactiques et des philosophies de construction différentes. La FRM conçoit ses croiseurs de combat comme éléments de protection des escadres de combat, mais elle les considère aussi comme capables d'opérations indépendantes. La doctrine havrienne, par contre, lie les croiseurs de combat au mur de bataille : pour elle, il s'agit d'éléments plus petits et plus rapides de la force de combat principale, destinés à jouer un rôle important dans les engagements massifs. La FRM considère qu'un croiseur de combat n'a qu'une faible espérance de vie face à des vaisseaux du mur et que les actions opposant deux croiseurs de combat sont brèves et violentes. En conséquence, ConstNav estime qu'il vaut mieux cire capable de lancer plus de missiles — et surtout des missiles plus peina tuner, — plus vite et embarquer des armes à énergie assez lourde; pour emporter la décision à courte distance plutôt de survivre plus longtemps que l'adversaire. Il tant également souligner que la flotte manticorienne, plus petite, compte prix; de deux fois plus de croiseurs de combat que celle des Havriens. De toute évidence, dans tout combat contre un navire de même classe, les vaisseaux manticoriens tirent un énorme avantage de leur armement plus lourd, de leur équipement de guerre électronique plus performant et de leurs défenses actives globalement plus efficaces. Un seul Victoire aurait ainsi pu affronter deux Sultan avec une bonne chance de triompher. Le personnel des deux flottes révèle une disparité presque aussi frappante. Des deux côtés, les corps d'officiers se composent de professionnels engagés pour une longue durée, mais Manticore, dans l'ensemble, se conforme aux principes établis par le commodore Édouard Saganami. On attend des officiers de la FRM qu'ils prennent des initiatives et on les y prépare, tandis que les officiers havriens se voient tenus en laisse par leurs supérieurs. Les amiraux manticoriens laissent en général à leurs subordonnés une liberté d'action considérable dans la limite de larges paramètres tactiques et stratégiques. Leurs homologues havriens soumettent leurs unités à une planification rigoureuse, centralisée, et s'attendent à être obéis. Il y a bien quelques exceptions au modèle — certaines frappantes —dans les deux flottes mais, dans l'ensemble, un commandant manticorien raisonne beaucoup plus facilement par lui-même 'qu'un Havrien. Plus important encore sans doute, la République ne pardonne pas facilement et elle est beaucoup plus politisée. Aucun officier havrien n'ose s'écarter ouvertement de la « ligne du parti » et, s'il ne se conforme pas aux ordres, sa carrière a toutes les chances de rapidement prendre fin. De plus, le favoritisme et le carriérisme sévissent de façon plus systématique au sein de la Flotte populaire que dans les rangs de la FRM, malgré les craintes compréhensibles des réformateurs manticoriens quant à sa tradition de patronage et de népotisme. Il existe par ailleurs une énorme différence entre les matelots et non-cadres des deux flottes, car plus de soixante-dix pour cent du personnel des ponts inférieurs dans la marine havrienne sont des conscrits. Manticore, par contraste, a réussi à former des équipages composés uniquement de volontaires — dont un bon nombre déjà forts d'une expérience dans l'immense flotte marchande du Royaume — car la population a pris conscience de la t^ menace havrienne ». De plus, les officiers mariniers, épine dorsale de toute flotte, atteignent une durée de service dans la FRM deux fois supérieure à celle de leurs homologues havriens du fait des récompenses personnelles moindres qu'offre la Flotte populaire et du renouvellement plus fréquent des hommes dans une marine employant des conscrits. Le niveau d'éducation des deux camps diffère également de façon marquée. La « démocratisation » progressive du système éducatif de la République populaire de Havre l'a affaibli, tandis que Manticore s'enorgueillit d'un système « méritocratique » dur, notamment pour ses programmes universitaires (deux éléments qui expliquent amplement la supériorité technologique prononcée de la FRM). Il est hélas vrai que les matelots les mieux formés de la Flotte populaire sont les conscrits de planètes conquises qui avaient terminé leurs études avant que les politiques éducatives centralisées de la République populaire de Havre viennent tourmenter leurs établissements d'enseignement. Reste cependant un impondérable majeur qu'aucune des deux flottes ne peut quantifier avant le début du conflit. La Flotte populaire se repose peut-être sur des conscrits mal formés (comparativement) pour constituer le gros de son personnel, mais elle est presque continuellement en guerre depuis plus d'un demi-siècle terrien. Certes, aucun de ses adversaires n'a été assez puissant pour lui résister longtemps, mais la flotte havrienne est forte d'une expérience opérationnelle sans égale. Inévitablement, ses équipages ont acquis une pratique du terrain susceptible de compenser leur infériorité initiale, et ses officiers croient en général en leur tradition victorieuse. Reste à voir si ces facteurs contrebalanceront l'entraînement intensif et la motivation du personnel manticorien, et seule l'épreuve du feu peut le révéler.