CHAPITRE PREMIER À bord du cotre, l'intense lumière du soleil fit place à l'obscurité totale avec cette soudaineté qu'on ne rencontre que dans l'espace. À travers la baie plastoblindée, une grande femme robuste vêtue de l'uniforme noir et or de la Flotte royale manticorienne contemplait dans un froncement de sourcils la beauté guerrière de son vaisseau d'acier. Le chat sylvestre gris crème juché sur ses épaules changea légèrement de position comme elle pointait la main droite vers le vaisseau. « Andy, je croyais que nous avions parlé du remplacement du noyau bêta quatorze avec l'ingénieur en chef Antrim », fit-elle d'une voix de soprano dont l'absence d'inflexion fit grimacer l'élégant petit capitaine de corvette qui se tenait à ses côtés. « Vous avez raison, commandant. » Il pianota sur le clavier de son bloc mémo et consulta l'écran. « Nous en avons discuté le 16, pacha, avant votre départ en permission; il avait promis de nous recontacter. — Et il ne l'a jamais fait », commenta le capitaine Honor Harrington. Le capitaine de corvette Venizelos hocha la tête. « Effectivement. Désolé, commandant, j'aurais dû le relancer. — Vous avez eu beaucoup d'autres préoccupations », dit-elle. Andreas Venizelos retint une nouvelle grimace, plus douloureuse cette fois. Honor Harrington fustigeait rarement ses officiers, mais il aurait presque préféré qu'elle lui arrache les yeux. Avec ce Ion serein et compréhensif, elle avait beaucoup trop l'air de lui trouver des excuses. « Peut-être, commandant, mais j'aurais quand même dû le relancer, fit-il. Nous savons tous les deux combien les radoubeurs détestent remplacer les noyaux. » Il entra quelques mots sur son bloc. « Je le rappellerai dès que nous aurons regagné le Vulcain. — Parfait, Andy. » Elle se tourna vers lui et le gratifia d'un sourire qui donna un air espiègle à son visage osseux. « S'il essaye de vous mener en bateau, prévenez-moi. Je déjeune avec l'amiral Thayer. Je n'ai peut-être pas encore mes ordres officiels, mais je suis prête à parier qu'elle a une petite idée sur la question. » Venizelos lui rendit son sourire complice. Antrim, il le savait comme elle, se reposait sur un stratagème qui fonctionnait en général. Pour éviter d'entreprendre des travaux pénibles, il suffisait de traîner les pieds jusqu'à ce que « le temps manque », en comptant sur le commandant du vaisseau pour préférer retourner dans l'espace plutôt que de s'attirer les foudres des Lords en retardant le départ. Malheureusement pour l'ingénieur en chef Antrim, la réussite de cette manoeuvre dépendait de la tolérance du commandant en question, or Honor n'était pas disposée à laisser les radoubeurs s'en tirer impunément. Et bien que rien ne fût encore officiel, d'après la rumeur le premier Lord de la Spatiale avait des projets pour le HMS Intrépide. Bref, si elle était en retard, l'Amirauté sanctionnerait quelqu'un d'autre cette fois, et Venizelos se doutait que la perspective d'expliquer à l'amiral Danvers les raisons de ce délai serait loin d'enchanter l'officier commandant 'Malin, station spatiale de Sa Majesté. Le troisième Lord de la Spatiale était notoirement colérique et toujours prêt à faire tomber des têtes. « Bien, commandant. Dites, ça vous dérangerait si je glissais innocemment à Antrim que vous déjeunez avec l'amiral ? — Voyons, Andy. Ne soyez pas méchant... à moins qu'il veuille faire des difficultés, évidemment. — Évidemment, pacha. » Honor sourit à nouveau et se retourna vers la baie. Les rampes lumineuses de l'Intrépide clignotaient en vert et blanc, signalant que le vaisseau était amarré; leur éclat net en l'absence d'atmosphère leur donnait l'air de pierres précieuses, et Honor ressentit un accès de fierté familier. La surface blanche du croiseur lourd reflétait les rayons du soleil au-dessus de la ligne d'ombre qui courait nettement sur sa coque longue de douze cents mètres pour un poids de trois cent mille tonnes. Une lumière éclatante se déversait par l'ovale béant d'un compartiment d'armement, à cent cinquante mètres en avant de l'anneau d'impulsion de poupe, et, sous les yeux d'Honor, des mécaniciens en combinaison souple rampaient sur la masse inquiétante du graser numéro cinq. Elle aurait cru que le problème se situait dans le logiciel de guidage des affûts mais, selon les techniciens de Vulcain, il fallait le chercher dans les circuits mêmes de l'émetteur. Elle eut un brusque mouvement d'épaules et Nimitz la gronda gentiment tout en enfonçant les griffes de ses six pattes plus profondément dans les épaulettes de son uniforme pour garder l'équilibre. Elle fit claquer ses dents et lui frotta les oreilles en silence pour s'excuser, sans jamais quitter la baie des yeux, tandis que le cotre poursuivait sa lente rotation autour de l'Intrépide. Une demi-douzaine d'équipes de mécaniciens s'arrêtèrent pour observer son passage silencieux au-dessus de leurs têtes. Honor avait beau ne pas distinguer les visages derrière les visières, elle imaginait parfaitement l'exaspération mêlée de retenue qui devait se lire sur certains d'entre eux. Les radoubeurs ne supportaient pas que le capitaine du vaisseau sur lequel ils travaillaient regarde par-dessus leur épaule : ils détestaient cela, presque autant que les capitaines eux-mêmes détestaient leur confier leur vaisseau. Elle ravala un petit rire à cette idée car, bien qu'elle n'eût pas l'intention de le leur dire, elle était impressionnée par le travail que les mécaniciens de Vulcain, mais aussi Venizelos, avaient accompli pendant ses deux semaines d'absence, malgré la résistance passive qu'Antrim avait opposée au changement de noyau. Remplacer un noyau d'impulseur était une véritable corvée et Antrim espérait visiblement l'éviter, mais il pouvait abandonner cette idée. Le bêta quatorze posait des problèmes depuis les essais définitifs du vaisseau ou presque; Honor et ses ingénieurs le supportaient depuis trop longtemps. Bien sûr, un noyau bêta n'avait pas l'importance d'un alpha et l'Intrépide pouvait facilement maintenir son accélération à quatre-vingts pour cent du maximum sans son aide. Et puis il y avait la question mineure du coût d'un tel remplacement (autour de cinq millions de dollars), qu'Antrim allait devoir approuver. Tous éléments qui expliquaient sans doute ses réticences, mais l'ingénieur mécanicien en chef de deuxième classe Antrim ne serait pas à bord du HMS Intrépide la prochaine fois que celui-ci devrait pousser ses impulseurs dans le rouge. Le cotre fit demi-tour et décrivit une diagonale au-dessus de la batterie de missiles bâbord arrière et de la géométrie précise du radar six. Les longues lames fines des capteurs gravitiques principaux du croiseur disparurent sous le bord inférieur de la baie d'observation et Honor eut un hochement de tête satisfait tandis que ses yeux chocolat remarquaient l'étalage de pièces de rechange. Dans l'ensemble, elle était plus que satisfaite des performances de l'Intrépide sur les deux ans et demi qui venaient de s'écouler. C'était un vaisseau neuf et ses constructeurs s'étaient donné du mal sur bien des détails. Ils n'y pouvaient rien si on leur avait refilé un noyau bêta défectueux, et le vaisseau avait bien résisté à une première mission exigeante. Non que la préférence d'Honor allât aux patrouilles anti-pirates, mais elle avait aimé agir seule, et la prime versée suite à la saisie d'un escadron « corsaire » silésien n'avait pas fait de mal à son compte en banque. D'ailleurs, le sauvetage du transport de passagers attaqué s'était révélé un morceau de bravoure dont ils pouvaient tous être fiers, mais les moments d'enthousiasme avaient été rares. Elle avait surtout dû travailler dur, tout en s'ennuyant ferme une fois passée l'ivresse de sa première affectation à la tête d'un croiseur lourd, un croiseur flambant neuf par-dessus le marché ! Elle nota mentalement que la peinture au-dessus du graser trois était éraflée, et sentit un timide sourire lui monter aux lèvres en pensant aux bruits qui couraient quant à sa prochaine affectation. En effet, l'empressement avec lequel l'amiral Courvosier avait accepté son invitation à la traditionnelle soirée de réaffectat ion suggérait que les rumeurs avaient un solide fond de vérité. I tint mieux. Elle n'avait pas revu l'amiral, et encore moins servi sous ses ordres, depuis bien trop longtemps, et si les diplomates et les politiciens étaient plus méprisables encore que les pirates, du moins cette soirée offrirait-elle un changement de rythme intéressant. « Tu sais, ce jeune homme a un joli petit cul même s'il n'a pas les yeux bridés, fit remarquer le Dr Allison Chou Harrington. Je parie que tu pourrais passer du bon temps à lui courir après autour du poste de commandement, ma chérie. — Maman ! » Honor réprima une envie peu filiale d'étrangler sa mère et jeta un rapide coup d'œil alentour. Personne ne semblait avoir entendu, et pour la première fois (autant qu'elle s'en souvienne) elle fut heureuse du brouhaha des conversations. « Allons, Honor. » Le Dr Harrington, le regard brillant de malice, leva vers sa fille des yeux en amande qui ressemblaient beaucoup à ceux d'Honor. « Je disais simplement que... — Je sais très bien ce que tu disais, mais ce "jeune homme" est mon second ! — Oui, bien sûr, répondit tranquillement sa mère. C'est ce qui rend la chose si pratique. Et tu dois admettre qu'il est mignon. Je parie qu'il est obligé de repousser ses admiratrices à coups de bâton. » Elle soupira. « En admettant qu'il veuille les repousser, ajouta-t-elle d'un air pensif. Regarde un peu ses yeux! On dirait Nimitz à la saison des amours, tu ne trouves pas ? » Honor était au bord de l'apoplexie, et Nimitz pencha la tête d'un air réprobateur vers le Dr Harrington. Non qu'il vît une objection aux commentaires qu'elle faisait de ses prouesses sexuelles, mais le chat empathe ne comprenait que trop bien à quel point la mère de sa compagne aimait la taquiner. « Le capitaine de frégate Venizelos n'est pas un chat sylvestre et je n'ai aucune intention de lui courir après avec un gourdin, affirma Honor. — Non, ma chérie, je le sais bien. Tu n'as jamais eu beaucoup de goût en matière d'hommes. — Maman ! — Enfin, Honor, tu sais que je ne me permettrais jamais de te critiquer... » Les yeux narquois d'Allison Harrington pétillaient, mais leur malice affectueuse cachait un soupçon de sérieux. c.... mais un capitaine de la Marine comme toi – un capitaine de vaisseau, qui plus est – devrait être capable de surmonter ces inhibitions ridicules. — Je n'ai pas d'inhibitions comme tu dis, répliqua Honor avec toute la dignité qu'elle put rassembler. — C'est toi qui vois, ma chérie. Mais dans ce cas, second ou pas, tu laisses ce charmant jeune homme te filer lamentablement entre les doigts. — Maman, ce n'est pas parce que tu es née sur une planète barbare et licencieuse comme Beowulf que tu as le droit de faire les yeux doux à mon' second ! D'ailleurs, qu'en penserait papa ? — Qu'est-ce que je penserais de quoi ? demanda le chirurgien chef (en retraite) Alfred Harrington. — Ah, te voilà. » Le père et la fille, de la même taille, surplombaient la frêle Allison. Honor pointa le pouce vers le bas. « Maman recommence à dévorer mon second des yeux. — Pas grave. Elle observe beaucoup, mais elle n'a jamais eu de raison d'aller voir ailleurs. — Tu ne vaux pas mieux qu'elle ! — Miaou », fit Allison, et Honor réprima un sourire. D'aussi loin qu'elle s'en souvienne, sa mère avait toujours adoré scandaliser les membres les plus conservateurs de la société manticorienne. Elle trouvait le Royaume tout entier désespérément prude, et ses observations caustiques à ce sujet rendaient absolument furieuses certaines dames de la bonne société. Et sa beauté, ajoutée au fait qu'elle était folle de son mari et n'avait jamais commis le moindre écart (les privant ainsi de tout prétexte pour la rejeter), n'arrangeait rien. Bien sûr, si elle avait été encline à suivre .les mœurs de son monde natal, elle aurait pu sur l'heure se constituer un harem (nommes empressés. C'était une petite femme : elle descendait presque tout droit des Orientaux de la vieille Terre et mesurait deux bonnes têtes de moins que sa fille. La structure osseuse solide et saillante qui avait toujours donné à Honor l'impression d'être commune et mal finie se muait en beauté exotique sur le visage de sa mère, dont le procédé d'allongement de l'espérance de vie avait figé l'âge biologique à trente années T. Elle tenait un peu du chat sylvestre elle-même, pensa Honor : délicate mais forte, gracieuse et fascinante, un rien prédateur, sans compter qu'elle était l'un des plus brillants chirurgiens généticiens du Royaume. Elle était aussi sincèrement inquiète de l'absence de vie sexuelle de son unique enfant, Honor le savait. D'ailleurs, elle s'en inquiétait parfois elle-même, mais ce n'était pas comme si elle avait beaucoup d'occasions. Le capitaine d'un vaisseau spatial ne pouvait tout simplement pas badiner avec un membre de son équipage, même s'il en avait envie – ce dont Honor n'était pas sûre. Elle n'avait quasiment aucune expérience sexuelle (à part un épisode extrêmement désagréable lors de sa formation à l'Académie et un amour adolescent qui s'était mal terminé), faute (l'avoir rencontré un homme qui lui ait donné l'envie de nouer une liaison. Elle ne préférait pas pour autant les femmes : simplement, elle ne s'intéressait à personne – et c'était peut-être aussi bien. Cela évitait toutes sortes de difficultés professionnelles... sans compter qu'un grand cheval comme elle n'attirerait sans doute guère d'intérêt réciproque. Cette idée l'ennuyait un peu. Non, pensa-t-elle, soyons honnête. Elle l'ennuyait beaucoup ! Et Honor trouvait parfois que le sens de l'humour de sa mère n'avait rien d'amusant. Ce n'était pas le cas aujourd'hui cependant, et elle se surprit autant qu'Allison en l'entourant d'un bras pour la serrer contre elle en un rare geste d'affection public. Tu essayes de me corrompre pour que je sois sage, hein ? » Honor eut un hochement de tête négatif à la plaisanterie de sa mère. Je ne tente jamais l'impossible, maman. — Un point pour toi, observa son père avant de tendre une main à sa femme. Viens, Allison. Honor doit se consacrer à ses invités. Il va falloir changer de victime. — Ah, vous autres de la Marine, vous pouvez être de vrais casse... pieds », répondit Allison en lançant un regard faussement prude à sa fille. Honor regarda tendrement ses parents disparaître dans la foule. Elle ne les voyait pas aussi souvent qu'elle l'aurait voulu, ce qui expliquait en partie la joie qu'elle avait ressentie lorsque l'Intrépide avait été envoyé à Vulcain plutôt qu'Héphaïstos pour son radoub. Vulcain était en orbite autour de Sphinx, le monde natal d'Honor, à dix minutes-lumière de la planète Manticore, capitale du Royaume, et elle avait effrontément profité de cette occasion pour passer du temps à la maison et se gaver de la cuisine de son père. Mais Alfred Harrington n'avait pas tort quant à ses responsabilités d'hôtesse, et Honor redressa les épaules pour replonger dans les festivités. Un sourire de propriétaire flottait sur les lèvres de Raoul Courvosier, amiral des verts, tandis qu'il regardait le capitaine Harrington se mêler avec assurance à ses invités; il se rappela l'aspirant dégingandé, tout en genoux et en coudes, le visage dur et anguleux, qu'il avait rencontré seize ans – soit vingt-sept années T – plus tôt. Elle lui avait donné bien du mal, se souvenait-il affectueusement : elle avait la vocation mais souffrait d'une timidité maladive qu'elle était fermement résolue à ne pas montrer ; les cours de mathématiques la terrifiaient mais elle s'était révélé l'un des plus brillants pilotes et tacticiens qu'il ait jamais rencontrés. Un des plus frustrants aussi. Un tel potentiel, des talents si prometteurs, et elle avait bien failli se faire renvoyer avant qu'il arrive à la convaincre de se servir de son intuition pour les tests de mathématiques ! Mais une fois qu'elle avait pris son essor, rien ne l'avait plus arrêtée. Courvosier était célibataire, il n'avait pas d'enfants. C'était pour compenser ce vide qu'il s'était tant investi auprès de ses étudiants à l'Académie, il le savait, mais peu d'entre eux lui avaient donné autant de satisfactions qu'Honor. Bien trop d'officiers se contentaient de porter l'uniforme. Honor, pour sa part, le vivait ! Ça lui allait bien, pensa-t-il. Il la regarda discuter avec le mari de l'officier commandant Vulcain où était passé l'aspirant maladroit? Elle détestait les soirées, il le savait, elle se prenait toujours pour le vilain petit canard, sans jamais le montrer. Et un de ces jours, pensa-t-il, elle prendrait conscience que le petit canard était devenu cygne. L'un des inconvénients du prolong, le procédé d'allongement de l'espérance de vie, était de faire durer les périodes « ingrates » du développement physique. Or, il fallait bien l'avouer, Honor n'avait rien pour plaire en tant que jeune fille – du moins à première vue. Elle avait toujours eu les réflexes félins qu'elle devait au 1,35 g de son monde natal, mais sa grâce, sa prestance venaient d'ailleurs. En première année déjà elle avait cette façon élégante de se mouvoir qui faisait se retourner ceux qui avaient trop vite jugé son apparence peu avenante. Et son visage était de ceux qui embellissaient avec le temps. Pourtant elle ne se rendait pas encore compte que les angles trop marqués s'étaient adoucis pour ne plus dénoter que du caractère, et que les immenses yeux de sa mère conféraient à son visage triangulaire une intrigante touche d'exotisme. Ce n'était sans doute pas très étonnant, vu le temps qu'avait pris cet adoucissement, ralenti par le prolong. Elle ne serait jamais « jolie », certes – juste magnifique... une fois qu'elle aurait compris. Tout cela ne faisait qu'ajouter à ses soucis du moment. Il fixa son verre dans un froncement de sourcils puis regarda sa montre et soupira. La soirée de réaffectation de l'Intrépide était un franc succès : elle était partie pour durer encore des heures, or il n'avait pas le temps d'attendre. Il lui restait trop de détails à éclaircir sur Manticore et il allait donc devoir arracher Honor à ses invités –elle ne lui en voudrait sans doute pas trop. Il se fraya un chemin à travers la foule tandis qu'elle se tournait vers lui, son radar interne l'ayant avertie de son approche. Courvosier n'était guère plus grand que la mère d'Honor et il leva vers elle un visage souriant. « Sacrée fête, capitaine », commença-t-il. Elle lui renvoya un sourire aigre. — Vous trouvez aussi, amiral ? Un peu bruyante cependant, ajouta-t-elle avec une grimace. — En effet. » Courvosier jeta un œil alentour puis la regarda de nouveau. « Je dois attraper la navette pour Héphaïstos dans une heure, Honor, et il faut que nous parlions avant mon départ. Vous pouvez vous libérer ? » Les yeux d'Honor s'étrécirent au ton sérieux et inattendu de l'amiral; à son tour, elle survola du regard le carré des officiers, noir de monde. « Je ne devrais pas, bien sûr... » dit-elle, mais sa voix avait comme des accents nostalgiques. Courvosier réprima un sourire en la regardant opposer son sens du devoir à la tentation. Le combat était inégal, d'autant que la curiosité pesait du côté de la tentation. Elle serra les lèvres d'un air décidé et leva la main. Le maître-intendant James MacGuiness surgit de la foule comme par magie. « Mac, voulez-vous escorter l'amiral Courvosier jusqu'à ma cabine s'il vous plaît ? » Elle s'exprima d'une voix assez grave pour que ses mots se perdent dans le brouhaha ambiant. « Bien sûr, commandant. Merci. » Elle se retourna vers Courvosier. « Je vous rejoins lès que j'aurai trouvé Andy et que je l'aurai prévenu qu'il est seul dans son rôle d'hôte, amiral. — Merci, capitaine. J'apprécie. — Mais moi aussi, amiral, admit-elle dans un sourire. Moi aussi! » Courvosier se détourna de la baie d'observation lorsque la porte de la cabine s'ouvrit en silence pour laisser passer Honor. «Je sais bien que vous n'aimez pas beaucoup les soirées, Honor, mais je suis quand même désolé de vous arracher à une fête qui semble si réussie. — Comme c'est parti, j'aurai tout le temps d'y retourner, amiral. » Elle hocha la tête d'un air las. « Je ne connais même pas la moitié de mes invités, de toute façon ! Je n'avais pas prévu qu'autant de planétaires accepteraient l'invitation. — Pourtant c'était évident, dit Courvosier. Vous êtes des leurs et ils sont fiers de vous. » Honor écarta cette idée d'un geste, le feu aux joues. « Il va falloir vous débarrasser de ce rougissement, Honor, fit sévèrement son vieux mentor. La modestie est une qualité mais, depuis Basilic, on vous a à l’œil. — J'ai eu de la chance. — Évidemment. » Sa réponse fut si prompte qu'elle le fusilla presque du regard. Puis il sourit de la voir mordre aussi vite à l'hameçon, et elle l'imita. « Sérieusement, si je n'ai pas encore eu l'occasion de vous le dire, nous avons tous été très fiers de vous. — Merci, répondit-elle doucement. Ça me fait très plaisir, venant de vous. — Vraiment? » Il eut un sourire un peu forcé en baissant les yeux vers les anneaux dorés qui ornaient sa propre manche noire, « Vous savez, je vais vraiment détester abandonner l'uniforme, soupira-t-il. — Ce n'est que temporaire, amiral. Ils ne vont pas vous laisser chômer bien longtemps. » Elle fronça les sourcils. « En fait, je ne comprends toujours pas pourquoi le ministère des Affaires étrangères vous a réclamé. -- Ah bon? » Il pencha la tête de côté, les yeux brillants. « Vous voulez dire qu'on ne peut pas confier une mission diplomatique à un vieux croulant comme moi ? — Bien sûr que non ! Je dis simplement que vous êtes bien plus utile au cours de perfectionnement tactique qu'à perdre votre temps dans des soirées diplomatiques. » Elle eut une grimace de dégoût. « S'ils avaient un brin de jugeote, à l'Amirauté, ils auraient dit au ministère d'aller voir dans le trou de ver si vous y étiez et ils vous auraient donné le commandement d'une force opérationnelle. — Il y a d'autres choses dans la vie que les cours de perfectionnement tactique... ou le commandement d'une force opérationnelle, fit-il. En vérité, la politique et la diplomatie ont sans doute plus d'importance quand on y regarde de près. » Honor grogna et il haussa les sourcils. « Vous n'êtes pas d'accord ? — Amiral, je n'aime pas la politique, répondit-elle franchement. À chaque fois qu'on s'y implique, tout devient soudain gris et trouble alentour. C'est à la politique qu'on devait la pagaille qui régnait à Basilic, et mon équipage tout entier a bien failli y rester ! » Elle hocha la tête d'un air désabusé. « Non, amiral, je n'aime pas la politique, je n'y comprends rien et je ne veux pas comprendre ! — Alors vous feriez bien de changer d'avis, capitaine. » La voix de Courvosier s'était soudain faite froide et mordante. Surprise, Honor ouvrit de grands yeux, et Nimitz leva la tête de son épaule, fixant son regard vert d'herbe sur le petit amiral angélique « Honor, ce que vous faites de votre vie sexuelle ne regarde que vous, mais aucun capitaine de la Flotte de Sa Majesté ne peut se permettre de garder sa virginité politique, surtout pas en matière de diplomatie. » Elle rougit à nouveau, plus fort encore, mais elle sentit également ses épaules se raidir, tout comme le jour où celui qui n'était ,more que le capitaine Courvosier avait expliqué les règles qui gouvernaient l'Académie. Ils étaient bien loin de l'île de Saga' ni, mais manifestement certaines choses ne changeaient jamais. « Je vous prie de m'excuser, amiral, fit-elle, un peu raide. Je voulais simplement dire que les politiciens semblent moins s'intéresser à leur fonction qu'aux pots-de-vin et à la construction de grands empires. — Bizarrement, je ne suis pas sûr que le duc de Cromarty apprécierait cette description, qui de toute façon ne lui correspond pas. » Honor ouvrit la bouche mais Courvosier la fit taire d'un geste amical. « Oui, je sais bien, vous ne faisiez pas référence au Premier ministre. Et je comprends votre réaction après ce qui est arrivé à votre dernier vaisseau, mais la diplomatie est pour l'instant absolument indispensable à la survie du Royaume, Honor. C'est pourquoi j'ai accédé à la requête du ministère quand il a eu besoin d'envoyer quelqu'un dans le système de l’Etoile de Yeltsin. — Je comprends, amiral. Et je suppose que j'ai eu l'air un peu agressive, n'est-ce pas ? — Juste un peu, acquiesça Courvosier avec un petit sourire. — Oui, un peu beaucoup. Mais il faut dire que je n'ai guère eu de contacts avec des diplomates. J'ai plus souvent eu affaire à des politicards locaux, du genre obséquieux, vous voyez. — Je suppose que vous n'avez pas tort. Mais ceci est bien plus important, et c'est pourquoi je voulais m'entretenir avec vous. » Il se frotta le sourcil avant de le froncer. « Franchement, Honor, je suis un peu surpris que l'Amirauté vous ait choisie pour cette mission. — Ah bon » Elle essaya de dissimuler son humiliation. L'amiral pensait-il qu'elle ne ferait pas de son mieux – surtout pour lui – simplement parce qu'elle n'aimait pas la politique ? Il la connaissait sûrement mieux que ça! « Non que je ne vous croie pas à la hauteur. » Sa réponse immédiate la réconforta, et il hocha la tête en signe de dénégation. « C'est juste que... Bon, que savez-vous de la situation à Yeltsin ? — Pas grand-chose, admit-elle. Je n'ai pas encore reçu mes ordres officiels, ni aucune information tactique, donc je rie sais que ce qu'en a dit la presse. J'ai cherché dans l'Encyclopédie royale, mais ça ne m'a guère avancée. Quant à leur marine, elle ne figure même pas dans les registres officiels. J'ai cru comprendre que Yeltsin n'a rien pour susciter notre intérêt, si ce n'est sa localisation. — Je déduis de votre dernière remarque que vous savez au moins pourquoi nous voulons voir ce système dans notre camp ? » Courvosier avait fait de son affirmation une question, et Honor approuva d'un signe de tête. L'Étoile de Yeltsin se trouvait à moins de trente années-lumière au nord-est galactique du système binaire de Manticore. Elle se trouvait également entre le Royaume de Manticore et la République populaire de Havre, assoiffée de conquêtes, et seul un idiot – ou un membre du parti libéral ou du parti progressiste – pouvait croire que la guerre avec la République de Havre était évitable. Les confrontations diplomatiques entre les deux puissances étaient devenues de plus en plus vicieuses ces deux dernières années, depuis que Havre avait effrontément tenté de prendre le contrôle du système de Basilic, et toutes deux essayaient de consolider leurs positions du mieux possible avant l'inévitable affrontement direct. C'est ce qui faisait l'importance de l'Étoile de Yeltsin. Dans un rayon de dix années-lumière, seul le système d'Endicott comportait un autre monde habité. Des alliés ou, encore mieux, une base avancée dans la zone, pile entre les deux adversaires, constitueraient des atouts inestimables « Ce dont vous ne vous rendez peut-être pas compte, reprit Courvosier, c'est qu'il ne s'agit pas simplement de "stratégie immobilière". Honor„ le gouvernement Cromarty s'efforce de bâtir un rempart contre Havre. Nous sommes sans doute assez riches pour lui tenir tête et notre technologie est plus performante, mais nous ne pouvons pas rivaliser avec les Havriens pour ce qui est de la main-d’œuvre. Le Royaume a besoin d'alliés, niais plus encore il a besoin d'être considéré comme un joueur solvable, quelqu'un qui aura le cran et la volonté de venir à bout de Havre. Beaucoup de systèmes restent neutres, et ils seront sans doute encore nombreux dans ce cas lorsque les hostilités influenceront Nous devons en influencer le plus grand nombre possible, de sorte qu'ils soient "neutres" en notre faveur. — je comprends, amiral. — Bien. Mais la raison pour laquelle je m'étonne que l'Amirauté vous ait affectée, vous, à cet effort précis, c'est que vous êtes une femme. » Honor ouvrit de grands yeux surpris, et Courvosier partit d'un rire sans humour en voyant son expression. « Je ne suis pas sûre de saisir, amiral. — Vous comprendrez lorsque vous aurez vos informations tactiques, promit Courvosier d'un ton amer. Entre-temps, laissez-moi vous exposer les points principaux. Asseyez-vous, capitaine. » Honor s'enfonça dans un fauteuil et souleva Nimitz de ses épaules pour le déposer sur ses genoux, tout en fixant son supérieur. Il avait l'air sincèrement inquiet, mais elle avait beau se creuser la tête, elle ne voyait pas en quoi le fait d'être une femme pouvait la rendre moins apte à commander cette mission. « Vous devez comprendre que l'Étoile de Yeltsin a été colonisée bien avant Manticore, commença Courvosier de sa plus belle voix de conférencier à Saganami. Les premiers colons sont arrivés sur Grayson, la seule planète habitable de Yeltsin, en 988 P. D., presque cinq cents ans avant l'entrée en scène de Manticore. » Sous l'effet de la surprise, les yeux d'Honor s'étrécirent, et il hocha la tête. « Exactement. En fait, on n'avait encore effectué aucune étude de Yeltsin lorsqu'ils ont quitté Sol. Pour tout dire, la maîtrise des procédés cryogéniques datait d'à peine dix ans au moment de leur départ. — Seigneur ! Mais pourquoi aller s'enterrer là-bas ? Ils devaient avoir de meilleures données astro sur des systèmes plus proches de Sol! — En effet. Mais vous avez déjà mis le doigt sur leurs raisons. » Elle fronça les sourcils et il eut un léger sourire. « Au nom du Seigneur, Honor. C'étaient des religieux fanatiques à la recherche d'un monde si lointain qu'on ne viendrait jamais les y déranger. Ils ont dû se dire que cinq cents années-lumière suffisaient, à une époque où on n'avait même pas encore envisagé l'hypervoyage. En tout cas, les fidèles de l'Église de l'Humanité sans chaînes ont fait le saut de la foi, sans aucune idée de ce qu'ils allaient trouver au bout du voyage. — Mon Dieu. » On devinait à sa voix qu'Honor était ébranlée. C'était un officier navigant professionnel, et la simple idée de toutes les fins atroces qu'auraient pu connaître ces colons suffisait à lui retourner l'estomac. « Précisément. Mais ce qui est vraiment intéressant, c'est ce qui les a poussés à un tel geste. » Honor haussa un sourcil et Courvosier les épaules. « Ils voulaient échapper aux "effets corrupteurs et destructeurs de la technologie sur l'âme" », fit-il. Elle le dévisagea, incrédule. « Ils se sont servis d'un vaisseau spatial pour échapper à la technologie ? C'est... c'est insensé, amiral ! — Non, pas tant que ça. » Courvosier s'appuya sur une table avant de croiser les bras. « Remarquez, c'est ce que j'ai d'abord pensé lorsque le ministère m'a fourni ses données sur ce système. Mais en fait, c'était relativement logique, sous un angle un peu fou. Souvenez-vous, cela se passait au début du quatrième siècle de la Diaspora, au moment où la Terre commençait enfin à maîtriser la pollution, à gérer l'épuisement des ressources naturelles et la surpopulation. La situation s'améliorait depuis au moins deux siècles, malgré les efforts des groupes écolos et de "La terre d'abord" pour faire échouer les diverses initiatives spatiales. Les partisans de "La Terre d'abord" avaient sans doute les arguments les plus raisonnables, vu les ponctions en terme de ressources que les vaisseaux de colons effectuaient sur l'économie de Sol, mais au moins ils reconnaissaient les avantages liés au programme. L'industrie spatiale, l'exploitation minière des astéroïdes, les collecteurs d'énergie orbitaux – tout était enfin relié, et la qualité de la vie augmentait dans tout le système. La plupart les gens étaient ravis, et la seule véritable objection des militants de "La Terre d'abord", c'était que la qualité de vie aurait pu grimper plus vite encore si l'on se décidait enfin à arrêter de construire des vaisseaux de colonisation interstellaire. » D'un autre côté, il y avait encore des groupes d'illuminés – notamment les extrémistes "verts" et les néo-luddites – qui ne faisaient aucune distinction entre les efforts de colonisation et les autres activités spatiales. Ils prétendaient, chacun pour ses propres raisons, que la seule véritable solution consistait à se débarrasser de toute technologie pour "vivre comme Dieu voulait voir l'homme vivre". » Honor eut un grognement moqueur que Courvosier salua d'un petit sourire. « Je sais. Ils auraient eu l'air malins s'ils avaient essayé, surtout avec plus de douze milliards de personnes à nourrir et loger, mais la plupart de ces idiots venaient des nations les plus développées. Paradoxalement, les extrémistes deviennent plus extrêmes encore lorsque les problèmes sont sur le point d'être résolus, vous savez, et ceux-là n'avaient aucune idée précise de ce que serait une planète privée de technologie car ils ne s'étaient jamais trouvés dans une telle situation. De plus, après trois siècles passés à dénoncer les maux causés par la science – et par l'exploitation "avide et coupable" qu'en faisaient leurs propres sociétés – les Verts étaient devenus de parfaits ignorants dans ce domaine, guère en phase avec le monde qui les entourait. Quant aux qualifications des néo-luddites, elles étaient pour la plupart obsolètes depuis l'avènement de nouvelles technologies. Dans ces conditions, aucun de ces deux groupes ne pouvait comprendre ce qui se passait. Les solutions simplistes et radicales ont beaucoup plus d'attrait que la véritable réflexion, même si c'est elle qui permettrait de résoudre les problèmes complexes. » En tout cas, l'Église de l'Humanité sans chaînes était née du prêche d'un nommé Austin Grayson, le révérend Austin Grayson, d'une région qu'on appelait l'État de l'Idaho. Selon le ministère des Affaires étrangères, les groupes d'illuminés en marge de la société étaient légion à l'époque; Grayson était de ceux qui enseignaient le retour aux valeurs bibliques, et il s'est retrouvé dans le mouvement pour l'interdiction des machines. Les seuls éléments qui le différenciaient des autres fous et des terroristes, c'étaient son charisme, sa détermination et son véritable talent pour gagner les gens à sa cause. Il a fini par organiser un voyage de colonisation et le financer à hauteur de plusieurs milliards de dollars, tout cela pour emmener ses fidèles vers la nouvelle Jérusalem et son extraordinaire Jardin d'Éden, libre de toute technologie. L'idée était plutôt séduisante, vous savez : se servir de la technologie pour échapper à la technologie. — Séduisante... » Honor n'était pas convaincue, et l'amiral sourit à nouveau. « Malheureusement, une mauvaise surprise les attendait à la fin du voyage. Grayson est une planète plutôt agréable sous bien des aspects, mais c'est un monde à forte densité où l'on rencontre des concentrations inhabituelles de métaux lourds; quant aux plantes et aux animaux indigènes, pas un qui, à long terme, ne soit fatal à celui qui les mange. Ce qui signifiait, bien sûr... — Qu'ils ne pouvaient pas faire une croix sur la technologie s'ils comptaient survivre », acheva Honor. Courvosier hocha la tête « Exactement. Non qu'ils aient été prêts à le reconnaître, cependant. En fait, Grayson lui-même ne l'a jamais admis. Il a encore vécu dix années T après leur arrivée, et chaque année il annonçait la fin de la technologie pour l'année suivante. Mais un dénommé Mayhew a compris bien avant lui qu'ils couraient à la catastrophe. D'après ce que j'ai pu trouver dans les archives, il s’est plus ou moins allié avec un autre homme, un certain capitaine Yanakov, le commandant du vaisseau de colonisation; à eux deux, ils ont provoqué une espèce de révolution doctrinaire à la mort de Grayson : ce n'était pas tant la technologie qui importait, mais la façon dont elle avait été utilisée sur la vieille Terre. Ce qui comptait, ce n'était pas les machines mais le mode de vie impie que l'humanité avait embrassé à l'ère de la machine. » Il se balança quelques instants sur les talons, plongé dans ses pensées, puis il haussa les épaules. « Un tout cas, ils ont abandonné le couplet anti-machine de l’enseignement de Grayson et se sont appliqués à créer une société en strict accord avec la "sainte parole de Dieu". Ce qui comprenait la théorie selon laquelle... (il lança un coup d'œil sombre à Honor) « 'l’homme est le maître de la femme". » Ce fut au tour d'Honor de prendre un air sombre, et il soupira. « Bon sang, vous êtes trop manticorienne ! fit-il avant d'ajouter dans un éclat de rire soudain et sincère : Dieu nous garde si votre mère venait un jour à se trouver sur Grayson ! — Je crains de ne pas bien saisir, amiral. — Bien sûr, c'est normal, soupira Courvosier. Mais, voyez-vous, Honor, les femmes n'ont aucun droit d'après les lois de Grayson, absolument aucun. — Quoi ? » Elle se redressa brusquement dans son fauteuil. Nimitz, alarmé, se mit à miauler tandis que les jambes de sa maitresse s'agitaient soudain. Honor grimaça lorsqu'une griffe d'un centimètre s'enfonça plus profondément qu'elle n'aurait dû, mais elle y prêta à peine attention. « Précisément. Elles n'ont pas le droit de vote, elles ne peuvent rien posséder, ni être membre d'un jury, encore moins travailler dans l'armée... — Mais c'est... c'est barbare ! — Oh, je ne suis pas si sûr, fit Courvosier avec un sourire en coin. Ça pourrait être reposant, par moments. » Honor le gratifia d'un regard noir et il perdit son sourire. « D'accord, ce n'était pas aussi drôle que j'aurais cru. Mais la situation est moins drôle encore. Vous voyez, Masada, la seule planète habitable du système Endicott, a été colonisée depuis Grayson, et pas tout à fait volontairement. Ce qui avait commencé comme un schisme sur la question de la technologie a pris d'autres formes une fois qu'il fut clairement apparu que les colons ne pourraient pas survivre sans son aide. Ceux qui, à l'origine, étaient partisans d'utiliser les machines sont devenus les "Modérés", et ceux qui s'y opposaient les "Fidèles". Lorsque les Fidèles ont été obligés de s'accommoder de la présence des machines, ils se sont appliqués à créer une société pieuse parfaite, et si vous trouvez le gouvernement de Grayson réactionnaire; vous devriez voir ce que ceux-là ont inventé ! Des lois alimentaires, des purifications rituelles pour tous les péchés imaginables, des livres de loi qui rendaient tout écart du "droit chemin" punissable de lapidation, bon sang ! » Finalement, un conflit éclata et les Modérés mirent plus de cinq ans à vaincre les Fidèles. Malheureusement, ceux-ci s'étaient dotés d'une arme de destruction massive. S'ils ne pouvaient pas fonder une société pieuse, ils feraient tout simplement sauter la planète entière – en parfait accord, bien sûr, avec la véritable volonté du Seigneur. » L'amiral eut un geste de dégoût et hocha la tête, puis il poussa un soupir. « Enfin, le gouvernement de Grayson – les Modérés – a conclu un marché avec eux et les a exilés en bloc sur Masada, où ils ont depuis entrepris de créer la société que Dieu avait souhaitée. La manoeuvre a sauvé Grayson, mais les Fidèles sont devenus plus intolérants encore. De nombreux aspects de leur prétendue religion demeurent obscurs pour moi, mais je sais au moins qu'ils ont arraché tout le Nouveau Testament de leurs Bibles car si le Christ avait réellement été le Messie, la technologie ne serait jamais apparue sur la Terre, eux n'auraient jamais été expulsés de Grayson, et, quant à la femme, on lui aurait fait tenir sa véritable place dans la société humaine. » Honor le regarda, trop stupéfaite pour douter plus longtemps, il hocha de nouveau la tête. « Malheureusement, on dirait qu'ils croient aussi que Dieu veut les voir redresser toutes les erreurs de l'univers, et leur objectif est toujours dé forcer Grayson à accepter leur doctrine. Sur le plan économique, aucun des deux systèmes n'a de véritables débouchés, mais ils sont trop proches l'un de l'autre et ils se sont affrontés plusieurs fois en quelques siècles, y compris à l’arme nucléaire. Ce qui, bien sûr, crée l'ouverture que Havre et nous-mêmes essayons d'exploiter. C'est également la raison pour laquelle le ministre des Affaires étrangères m'a convaincu que nous avions besoin d'un militaire de renom – comme votre humble serviteur – à la tête de notre délégation. Les gens de Grayson sont très conscients de la menace que Masada représente et ils auront à cœur que leur interlocuteur en soit lui aussi conscient » Il hocha la tête et fit la moue. « C'est terriblement compliqué, Honor, et je crains que nos propres motivations ne soient pas des plus pures. Nous avons besoin d'une base avancée dans cette région. Plus important encore, nous devons empêcher Havre de s'en procurer une si près de nous. Ces enjeux seront aussi évidents aux yeux de la population locale qu'aux nôtres, donc nous sommes condamnés a nous mêler du conflit régional, au moins dans un rôle de maintien de la paix. À la place du gouvernement de Grayson, je ne me priverais certainement pas d'insister sur ce point, car le premier credo de la théologie masadienne dit qu'un jour les Fidèles reviendront triomphants sur Grayson et renverseront les héritiers des impies qui ont exilé leurs ancêtres et les ont privés de leur planète légitime. Cela signifie que Grayson a vraiment besoin d'un allié puissant et que, dès que nous avons commencé à leur faire les yeux doux, Havre s'est mis à courtiser Masada. Remarquez, eux aussi préféreraient sans doute Grayson à Masada, mais les Graysoniens semblent conscients du destin fatal de ceux qui deviennent les "amis" de la République populaire. » Et c'est pour cette raison que vous devez savoir exactement ce qui se passe sur le plan diplomatique lors de ce voyage, Honor. Vous allez être très, très en vue, et le fait que le Royaume envoie une femme à la tête du volet militaire de l'expédition, eh bien... » Il s'arrêta en haussant les épaules et Honor hocha lentement la tête. Elle essayait encore de se faire à l'existence d'une culture moderne obscurantiste. « Je vois, amiral, fit-elle doucement. Je vois, en effet. » CHAPITRE DEUX Honor lâcha les anneaux et exécuta une sortie en saut périlleux. Elle était loin d'avoir la maîtrise d'une gymnaste professionnelle Mais elle se réceptionna presque parfaitement et salua son public avec une grâce extravagante — un public qui la contemplait d'un œil tolérant, confortablement perché sur les barres parallèles. Elle inspira profondément et passa les mains dans les deux centimètres de sa chevelure trempée pour en retirer la sueur. Puis elle s’essuya vigoureusement la figure dans une serviette qu'elle jeta sur ses épaules, avant de gratifier son spectateur d'un coup d'œil sévère. « Un petit peu d'exercice ne te ferait pas de mal non plus », haleta-t-elle. Nimitz répondit d'un balancement aérien de sa queue préhensile duveteuse, puis il poussa un soupir de soulagement en la voyant traverser les tapis pour atteindre le panneau de contrôle mural. Elle rétablit la gravité réglementaire de 1 g qui régnait à bord de tous les vaisseaux de la Flotte royale manticorienne et le chat sylvestre quitta précipitamment son poste d'observation. Il n'avait jamais compris pourquoi elle s'obstinait à régler la gravité lu gymnase au 1,35 g de son monde natal. Non que Nimitz fût paresseux, mais il était de l'avis fort simple que tout effort était un pensum et certainement pas un plaisir qu'on pouvait rechercher. Il considérait la faible gravité réglementaire des vaisseaux comme la plus belle invention depuis le céleri, et si vraiment elle devait faire de l'exercice, autant qu'elle se livre à des activités qui lui plaisaient également. Il se rua dans les vestiaires et Honor entendit claquer la porte de son casier. Nimitz reparut alors avec un joyeux « blic ! » et elle eut juste le temps de lever la main pour intercepter devant son visage le disque de plastique qu'il avait lancé. « Espèce de petit vaurien ! » fit-elle dans un éclat de rire, tandis qu'il gazouillait de plaisir en se dandinant sur ses quatre membres inférieurs et en ouvrant grand les pattes avant. Elle rit à nouveau et lui renvoya l'antique frisbee. Il n'y avait pas assez de place pour lui faire décrire les trajectoires complexes qu'elle savait lui imprimer sur une planète, mais Nimitz eut un ronronnement enthousiaste. C'était un inconditionnel de ce jeu depuis le jour où il avait vu le père d'Honor — alors bien plus jeune — y jouer avec son golden retriever. Et contrairement au chien, le chat sylvestre avait des mains. Honor rattrapa l'objet qui lui revenait en sifflant puis, dans un sourire, elle feignit de le renvoyer selon une trajectoire haute et incurvée pour en fait le propulser en ligne droite au niveau du genou... c'est-à-dire à hauteur de menton pour Nimitz. Celui-ci s'en saisit adroitement et se mit à décrire un cercle sur lui-même en se servant à la fois des pattes arrière et avant pour prendre de l'élan à la manière d'un lanceur de disque avant de lâcher le frisbee. L'impact fut si violent qu'Honor en eut mal aux mains, et elle secoua la tête d'un air désabusé en renvoyant l'objet. Après toutes ces années, elle n'avait toujours pas réussi à le bluffer. Nul ne savait très bien comment fonctionnaient les sens empathiques des chats sylvestres, mais lorsqu'elle essayait de lui jouer un tour, ce petit démon le devinait immanquablement. Pour sa part, elle ne pouvait pas en dire autant. Il imprima un effet vicieux à son jet suivant, qui arriva sur Honor comme un boomerang. Elle manqua le disque et eut juste le temps de plonger tandis qu'il passait à côté de sa tête et rebondissait sur le sol. Nimitz précipita vers le frisbee, bondit dans les airs et atterrit directement dessus, triomphant, avant d'exécuter une danse de victoire improvisée. Honor se redressa et hocha la tête, puis elle se mit à rire. « D'accord, tu as gagné, lui dit-elle, les mains sur les hanches. Je suppose que tu veux ta récompense habituelle ? » Nimitz eut un signe de tête affirmatif et sa maîtresse poussa un soupir. « Parfait, deux branches de céleri avec le déjeuner de demain. Mais pas plus! » Le chat sylvestre réfléchit un instant puis il se mit à balancer l’extrémité de sa queue pour lui signifier son accord. Il se dressa sur ses pattes arrière de toute la hauteur de ses soixante centimètres et serra les genoux d'Honor entre ses membres intermédiaires tout en lui tapotant la cuisse avec ses pattes avant. Nimitz ne pouvait pas parler malgré un degré d'intelligence que les lointains tendaient malheureusement à sous-estimer, mais elle s’avait ce qu'il voulait. Il se manifesta de nouveau, plus pressant, .et elle lui décocha un sourire tout en écartant de sa poitrine son justaucorps trempé de sueur et en se servant de sa main libre comme d'un éventail pour se rafraîchir le visage. « Hors de question, mon beau! Je ne vais sûrement pas m'exposer à tes griffes avec un vêtement si léger. » Il renifla et réussit à prendre un air à la fois dédaigneux, digne de confiance et pitoyable avant de se lancer dans un ronronnement sonore comme elle se radoucissait et le prenait dans ses bras. Elle ne commit pas l'erreur de l'installer dans sa position habituelle, sur ses épaules, et le chat se mit sur le dos en agitant ses deux paires de pattes dans les airs (la troisième tenait toujours le frisbee pendant qu'elle le caressait. « Mon Dieu, quel chat gâté », lui dit-elle en enfonçant le nez dans la fourrure crème de son ventre. Il émit un enthousiaste « Blic» d'approbation lorsqu'elle prit la direction des douches. Honor avait le gymnase pour elle toute seule : il était déjà tard dans la nuit officielle de l'Intrépide, et la plupart des membres d'équipage qui n'étaient pas de garde dormaient bien au chaud dans leur lit. Elle aurait dû suivre cet exemple mais, comme elle passait beaucoup trop de 'temps derrière son bureau, la « journée » ne comptait jamais assez d'heures pour qu'elle puisse en consacrer ne fût-ce qu'une seule à faire de l'exercice. De plus, l'horaire tardif de ses séances d'entraînement lui permettait de modifier la gravité sans gêner personne; toutefois, sa respiration bruyante et le frémissement de ses muscles épuisés lui indiquaient qu'elle n'y avait pas non plus sacrifié assez de temps sur ses nuits. Elle entra dans le vestiaire, déposa Nimitz et, tout en enlevant son justaucorps, se fit la réflexion qu'elle devrait faire plus d'exercice. Le chat sylvestre rangea le frisbee dans son casier et adressa un regard dégoûté à sa maîtresse qui venait de laisser tomber par terre son vêtement imprégné de sueur avant d'entrer dans la douche. L'eau chaude coulait comme un délice sur son corps et elle tourna le visage vers la pomme de douche tout en tendant la main vers le distributeur de savon. Oui, elle avait vraiment besoin de consacrer plus de temps au sport. Et, à ce propos, il était grand temps qu'elle se trouve un nouveau partenaire de combat. Le lieutenant Wisner faisait bien l'affaire mais on l'avait transféré pendant le radoub de l'Intrépide, une opération classique de rotation du personnel, et Honor savait qu'elle avait repoussé le moment de lui trouver un remplaçant par manque de temps. Elle fronça les sourcils sous sa douche et fit mousser le shampooing dans ses cheveux courts et bouclés. L'adjudant-chef Babcock, l'officier le plus ancien en grade du détachement de fusiliers, pourrait être un bon choix. Voire un trop bon choix. Cela faisait bien longtemps qu'Honor avait quitté l'équipe de combat à mains nues de l'Académie et, à en croire son dossier, Iris Babcock parviendrait probablement à la mettre hors d'état de nuire sans suer une goutte. Et une issue si embarrassante l'encouragerait sans doute à revenir au meilleur de sa forme très rapidement, se dit Honor en se rinçant une dernière fois avant d’éteindre la douche. Elle regagna les vestiaires en dégoulinant et attrapa une sert lune propre. Nimitz se pelotonna sur un banc et attendit patiemment tandis qu'elle se séchait, enfilait son uniforme et se frictionnait ses cheveux encore humides du béret blanc de capitaine, mais il était plus que prêt à bondir sur ses épaulettes — renforcées à cet effet - une fois qu'elle fut parée. Elle l'éleva sur son perchoir et se dirigea vers ses quartiers. Elle aurait vraiment dû aller se coucher mais il lui restait encore un peu de paperasserie à remplir et elle se rendit donc à sa cabine plutôt qu'à sa chambre. Le passage de sa main devant un scanner augmenta l'éclairage et elle gagna son bureau, déterminée à ne pas laisser le hublot panoramique qui s'élevait de ses genoux au plafond la distraire avant la fin de sa corvée. Elle s'autorisa juste une pause pour inspecter le module de survie — du sur-mesure pour chat sylvestre — fixé à la cloison à côté de son bureau. C'était le dernier modèle, doté de tout un tas de sifflets et de sonnettes, d'une résistance accrue et de dispositifs de sécurité supplémentaires. Mais il était aussi tout neuf, et si son emploi du temps prévoyait la vérification quotidienne du module, elle comptait bien l'inspecter aussi à chaque fois qu'elle passait devant tant que toutes ses caractéristiques ne lui seraient pas familières. Nimitz, depuis son épaule, eut un doux ronronnement d'approbation. Il savait bien à quoi — et à qui — ce module devait servir, et son expérience personnelle faisait de lui un fervent partisan de ces inspections consciencieuses. Elle sourit en l'entendant et redressa soigneusement une plaque murale dorée déformée par la chaleur avant de s'asseoir derrière son bureau. Elle avait à peine allumé son terminal que MacGuiness apparut une tasse fumante à la main, et elle se demanda une fois de plus s'il avait branché un mouchard sur les circuits de son ordinateur. Il semblait toujours faire son apparition, comme par magie, à l'instant où elle accédait au système, et malgré l'heure tardive elle pouvait compter sur lui pour lui offrir le cacao doux et savoureux qu'elle aimait tant boire en travaillant. Merci, Mac, fit-elle en prenant la tasse. — De rien, commandant. » Le maître-intendant conclut ce rituel par un sourire. Il la suivait depuis sa précédente affectation, et ils s'étaient enfoncés dans un train-train confortable ces vingt-sept derniers mois. Il avait un peu trop tendance à la materner, mais Honor avait découvert – un peu honteuse – qu'elle ne voyait pas vraiment d'objection à se faire trop gâter. Il regagna discrètement l'office et Honor se retourna vers son écran. Officiellement, elle n'était pas là pour soutenir la mission de l'amiral Courvosier. Non, elle était simplement l'officier le plus gradé dans l'escorte d'un convoi à destination du système Casca, situé vingt-deux années-lumière au-delà de l'Étoile de Yeltsin. Ni Yeltsin ni Casca ne jouissaient d'un voisinage galactique très recommandable, car les politiques des étoiles isolées se résumaient à peu de chose : nombreuses étaient celles qui avaient fait l'amère expérience des raids de pirates, et elles avaient toujours été tentées d'améliorer leur sort en envoyant elles-mêmes des corsaires à l'assaut des navires marchands de systèmes plus fortunés. La situation s'était beaucoup dégradée dernièrement, et Honor (ainsi que la Direction générale de la surveillance navale) soupçonnait fort que les intérêts de Havre dans la région n'étaient pas étrangers au phénomène. Ce soupçon expliquait en retour pourquoi l'Amirauté avait fourni au convoi une escorte de deux croiseurs et autant de contretorpilleurs. Honor hocha la tête tandis que les rapports défilaient sur son écran. Ils avaient l'air bons, comme elle s'y attendait. Cette expédition représentait sa première occasion de commander sa propre escadre, mais si tous les capitaines de la Flotte étaient aussi efficaces que ses propres officiers, cette mission serait une promenade de santé. Elle termina la lecture du dernier rapport et s'enfonça dans son fauteuil en sirotant son cacao pendant que Nimitz se pelotonnait sur le perchoir fixé à la cloison. Elle n'était guère impressionnée par certains membres de la délégation de diplomates emmenée par l'amiral Courvosier, mais elle n'avait pas encore eu de se plaindre de sa nouvelle fonction, hormis le fait qu'elle lui prenait énormément de temps. Et pour ça, se répéta-t-elle, elle ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même. Andreas était parfaitement capable de diriger le vaisseau tout seul, et elle passait beaucoup trop de temps à s'inquiéter des manœuvres quotidiennes du renvoi, elle en était presque sûre. Elle avait toujours eu du mal à déléguer, mais ce n'était pas la seule raison cette fois. Elle aurait dû laisser Andreas s'occuper de l'Intrépide pour se consacrer au reste de l'escadre, mais c'était justement ce qu'elle souhaitait éviter. Non qu'elle ne fît pas confiance à Venizelos, mais elle craignait de perdre ce que tout capitaine de la Flotte aimait par-dessus tout : l'exercice actif de son autorité et de sa responsabilité en tant que seul maître après Dieu sur l'un des vaisseaux de Sa Majesté. Elle eut un grognement fatigué et termina son cacao. MacGuiness le faisait à la perfection et sa richesse, sa douceur et ses calories constituaient une raison supplémentaire pour faire davantage d'exercice, pensa-t-elle avec un sourire. Puis elle se leva et alla se planter devant le hublot panoramique pour contempler l'étrange splendeur changeante de l'hyperespace. Ce hublot était l'un des détails qu'Honor appréciait le plus dans son vaisseau. À bord de l'antique croiseur léger qui avait légué son nom et ses distinctions à l'actuel Intrépide, ses quartiers n'en comportaient pas, et ce panorama lui rappelait sans cesse à quel point l'univers était vaste. Le hublot offrait un spectacle relaxant tout en remettant les choses en perspective : c'était un rappel de la petitesse de l'homme face à l'immensité de la création, presque un défi. Dans un soupir, elle s'allongea sur le confortable divan au pied de la baie. L'Intrépide et les autres vaisseaux du convoi chevauchaient les courants tortueux d'une onde gravitationnelle (une vague, comme disaient les marins) à laquelle on n'avait pas daigné donner de nom : elle devait se contenter d'un simple numéro. La cabine d'Honor se situait à peine à cent mètres en avant des noyaux d'impulsion de poupe et l'immense disque immatériel de la voile Warshawski arrière du croiseur, tremblotant et clignotant comme un vaste éclair gelé, dominait la baie de sa douce splendeur tout en tirant son énergie de la vague gravitationnelle. Son facteur d'accroche était réglé à une infime fraction de son efficacité totale, fournissant une accélération minime, exactement compensée par la décélération de la voile avant, afin de maintenir l'Intrépide à cinquante pour cent de la vitesse de la lumière. Le croiseur aurait pu atteindre une vélocité supérieure de vingt pour cent, mais la densité plus importante des particules composant les bandes hyper serait venue à bout des écrans de protection antiradiation des transporteurs bien avant ce stade. Honor était absorbée dans la contemplation de la voile, fascinée comme toujours par sa beauté glaciale et fluide. Elle aurait pu éteindre les voiles de son vaisseau et le laisser continuer sur son élan, mais les Warshawski équilibraient délicatement la silhouette de l'Intrépide, comme deux pivots qui se faisaient magnifiquement pendant et dotaient le croiseur d'une capacité de réaction instantanée. La vague gravitationnelle qu'elles exploitaient n'avait guère plus d'un demi mois-lumière de profondeur pour un mois-lumière de largeur : c'était un vulgaire ruisselet, comparé aux Abîmes Rugissants, mais un ruisselet assez puissant pour faire bondir le vaisseau à une accélération de cinq mille gravités en moins de deux secondes. Et si les détecteurs de gravité de l'Intrépide remarquaient une turbulence inattendue plus avant, c'est peut-être précisément ce qu'il lui faudrait faire. Honor se secoua et laissa son regard errer plus loin. La voile masquait tout ce qui se trouvait en arrière du vaisseau, mais l'étendue sans fond de l'hyperespace s'étirait vers l'avant et par le travers. Le transporteur le plus proche était distant d'un millier de kilomètres afin de laisser assez d'espace aux voiles des deux bâtiments, et à cette distance même un transporteur de cinq mégatonnes n'était qu'une poussière invisible à l'œil nu. Mais les yeux entrainés d'Honor perçurent le scintillement des voiles Warshawski du vaisseau comme d'étranges îlots, des concentrés de permanence dans le magnifique chaos de l'hyperespace, et derrière lui elle vit l'éclat d'un autre formidable navire marchand. C’étaient ses navires marchands, se dit-elle. Sa responsabilité. Ils étaient lents, lourds, maladroits — le plus petit d'entre eux jaugeait six fois plus que l'Intrépide et ses trois cent mille tonnes mais totalement sans défense et remplis de marchandises dont la valeur combinée dépassait l'imagination. Rien que pour l'Étoile de Yeltsin, il y en avait pour plus de cent cinquante milliards de dollars manticoriens en équipement médical, éducatif, en machinerie lourde, outils de précision, ainsi qu'en ordinateurs et logiciel molcyrc destinés à mettre à jour la base industrielle locale. Tout cela était payé jusqu'au dernier cent par des "prêts" de la couronne -- de véritables cadeaux en fait. Ce détail suffisait à indiquer combien le gouvernement de la reine Élisabeth était prêt à sacrifier pour obtenir l'alliance que recherchait l'amiral Courvosier, et Honor devait veiller à ce que cette cargaison arrive à bon port. Elle s'enfonça plus profondément dans les coussins du divan, la position allongée lui permettant de savourer le relâchement de ses muscles après le sport, et son regard noisette se fit lourd du fatigue. Aucun capitaine de la Flotte n'aimait escorter les convois. Les transporteurs ne jouissaient pas des puissantes voiles Warshawski et des compensateurs d'inertie dont étaient dotés les vaisseaux de guerre, et ils n'osaient donc pas s'aventurer plus haut que les bandes delta de l'hyperespace tandis que les navires de combat pouvaient exploiter les bandes êta, voire thêta. En ce moment par exemple, le convoi d'Honor voyageait au milieu d'une bande delta, ce qui transformait sa vitesse apparente de 0,5 c en une vitesse effective mille fois supérieure à celle de la lumière. À ce rythme, le voyage de trente et une années-lumière vers l'Étoile de Yeltsin allait leur prendre dix jours — un peu moins de neuf en réalité, d'après les horloges de bord. Seul, l'Intrépide n'aurait pas mis plus de quatre jours à effectuer le trajet. Mais ce n'était pas un problème, se dit Honor, somnolente, tandis que Nimitz grimpait sur sa poitrine en ronronnant doucement. Il se pelotonna, cala son menton entre ses seins, et elle lui caressa gentiment les oreilles. Quatre jours ou bien dix, peu importait. Elle n'avait pas besoin de battre des records mais de mener ses marchandises à bon port; de plus, la protection commerciale faisait partie des usages pour lesquels les croiseurs étaient expressément étudiés et construits. Elle bâilla et s'enfonça encore un peu plus dans le divan. Elle envisagea de se lever pour aller se mettre au lit, mais son regard ensommeillé ne quittait pas l'hyperespace, son gris et son noir vacillants, son pourpre et son vert intermittents. Changeant, sans étoiles, l'hyperespace rayonnait et vibrait, il lui faisait signe dans sa beauté infiniment variable; ses yeux se fermèrent sur le ronronnement de Nimitz, comme une berceuse pleine d'affection à l'arrière-plan de son esprit. Le capitaine Honor Harrington n'eut pas la moindre réaction lorsque le maître-intendant MacGuiness entra dans sa cabine sur la pointe des pieds pour glisser sur elle une couverture. Il resta un instant debout à lui sourire, puis il s'en alla aussi discrètement qu'il était venu, et la lumière s'éteignit derrière lui. CHAPITRE TROIS Les nattes étincelaient de blancheur, l'argenterie et la porcelaine brillaient de tous leurs feux, et les maîtres d'hôtel débarrassaient les assiettes à dessert dans le bourdonnement des conversations. MacGuiness se mouvait sereinement autour de la table, versant lui-même le vin, et Honor regardait les lumières jouer sur le cœur rubis de son verre. L’Intrépide était un jeune vaisseau, l'un des plus récents et des plus puissants croiseurs lourds de la Flotte royale manticorienne. Les bâtiments de classe Chevalier stellaire faisaient souvent office de navire amiral dans les escadres ou les flottilles, et les ingénieurs de ConstNav avaient ce détail à l'esprit en dessinant les logements disponibles à bord. La cabine de prestige de l'amiral Courvosier était plus somptueuse encore que celle d'Honor, et la cabine de réception du capitaine était absolument gigantesque selon les critères de la Flotte. Si elle n'était pas assez grande pour y asseoir tous les officiers d'Honor — un croiseur lourd restait un navire de guerre et aucun navire de guerre ne pouvait gaspiller de place —, elle l'était plus qu'assez pour recevoir les plus gradés ainsi que la délégation de Courvosier. MacGuiness termina de remplir les verres et Honor jeta un coup d'œil circulaire aux convives. L'amiral — qui, fidèle à son nouveau statut, avait troqué l'uniforme contre une tenue de soirée civile — était assis à sa droite. Andreas Venizelos faisait face à Courvosier, à gauche d'Honor. De là, les invités étaient placés de chaque côté de la table selon leur ancienneté et leurs distinctions, civiles ou militaires. En bout de table se trouvait l'enseigne de vaisseau Carolyn Wolcott : c'était son premier vol depuis l'obtention de son diplôme et on aurait dit une écolière dans l'uniforme de sa maman. C'était aussi le premier soir où elle se joignait à la table de son nouveau capitaine et son anxiété transparaissait clairement dans la façon trop posée qu'elle avait de se tenir à table. Mais selon le credo de la Flotte royale manticorienne, l'espace était le meilleur endroit pour se familiariser avec ses obligations, aussi bien sociales que professionnelles, et Honor croisa le regard de l'enseigne en touchant légèrement son verre. Wolcott rougit à ce rappel de sa responsabilité en tant qu'officier subalterne et elle se leva. Les autres invités se turent et elle se raidit tandis que tous les regards se tournaient vers elle. Mesdames et messieurs », fit-elle en levant son verre, la voix plus grave, plus mélodieuse — et plus assurée — qu'Honor ne s'y attendait. « Pour la Reine ! — Pour la Reine ! » lui revint la réponse dans un grondement; les verres se levèrent et Wolcott réintégra sa chaise avec un soulagement évident une fois cette formalité accomplie. Elle jeta un œil au capitaine à l'autre bout de la table et son visage se détendit en voyant l'expression approbatrice que celle-ci affichait. — Vous savez, murmura Courvosier à l'oreille d'Honor, je me souviens encore de la première fois où j'ai dû le faire. Étrange que ce rituel puisse être si terrifiant, vous ne trouvez pas ? — Tout est relatif, amiral, et je suppose que ça ne nous fait pas de mal, répondit-elle en souriant. N'est-ce pas vous qui me le disiez, un officier de la Reine doit comprendre la diplomatie au même titre que la tactique ? — Voilà qui est très vrai, capitaine », intervint une autre voix. Honor réprima une grimace. « D'ailleurs, j'aimerais que les officiers de la Flotte soient plus nombreux à réaliser que la diplomatie importe même plus que la tactique ou la stratégie, continua l'honorable Réginald Houseman de la profonde voix de baryton qu'il cultivait. — Je ne crois; pas pouvoir tomber d'accord avec vous sur ce point, monsieur », répondit-elle calmement; elle espérait que son Irritation à cette intrusion dans une conversation privée ne se voyait pas trop. « Du moins, pas du point de vue de la Flotte. C'est certes un élément important, mais notre travail consiste à entrer en scène une fois que la diplomatie a échoué. — Ah oui ? » Houseman arborait le sourire supérieur qu'Honor détestait. « Je me rends bien compte que les militaires manquent souvent de temps pour étudier l'histoire, mais d'après un soldat de la vieille Terre, la guerre n'est rien de plus que la poursuite des démarches diplomatiques par des méthodes qui ne le sont pas. Il avait parfaitement raison. — Vous faites plus ou moins de la paraphrase, et votre "rien de plus" minimise un peu l'affaire, mais je vous accorde que cela résume le sens de la remarque du général Clausewitz. » Les yeux d’Houseman s'étrécirent comme Honor mettait un nom et un grade sur la citation, et les autres conversations cessèrent tandis pic tous les regards se tournaient vers eux. «Bien sûr, Clausewitz vivait à l'ère napoléonienne, juste avant l'âge final de l'impérialisme occidental sur Terre, et De la guerre n'est ni vraiment consacré à la politique, ni à la diplomatie si ce n'est dans la mesure où, comme la guerre, ce sont des instruments de l'État. En fait, Sun Tzu avait fait la même réflexion deux mille années T auparavant. » La mâchoire de Houseman se teintait progressivement de rouge, et Honor eut un sourire aimable. « Toutefois, ni l'un ni l'autre n'avaient l'exclusivité de cette idée, n'est-ce pas ? Tanakov a dit sensiblement la même chose dans ses Principes de la guerre juste après que les voiles Warshawski eurent rendu possible le combat interstellaire, et Gustav Anderman a parfaitement démontré de quelle façon les ressources militaires et diplomatiques peuvent se compléter lorsqu'il a conquis La Nouvelle-Berlin pour en faire l'Empire andermien au seizième siècle. Avez vous lu son Sternenkrieg, monsieur Houseman ? Il s'agit d'une intéressante distillation de la pensée de la plupart des théoriciens qui l'ont précédé, à laquelle s'ajoutent quelques réflexions personnelles, sans doute tirées de son passé de mercenaire. La traduction de l'amiral de Havre-Blanc est sans doute la meilleure disponible. — Euh, non. Je crains de ne pas l'avoir lu », répondit Houseman, sur quoi Courvosier fit mine de s'essuyer les lèvres dans sa serviette pour dissimuler un sourire narquois. « Ce que je voulais dire, cependant, reprit le diplomate, obstiné, c'est que, bien utilisée, la diplomatie rend inutile la stratégie militaire en prévenant tout risque de conflit. » Il huma son vin tout en faisant délicatement tourner son verre et retrouva son sourire supérieur. « Voyez-vous, capitaine, des êtres raisonnables négociant de bonne foi peuvent toujours parvenir à un compromis raisonnable. Prenez par exemple notre situation actuelle. Ni l'Étoile de Yeltsin ni le système d'Endicott ne disposent de ressources susceptibles d'attirer un commerce interstellaire, mais tous deux ont un monde habité, leur population cumulée atteint neuf milliards d'individus et, pour un transporteur hypercapable, deux jours seulement les séparent. Ce qui leur donne toute latitude pour créer une prospérité locale, et pourtant leurs situations économiques respectives sont médiocres... Il est donc parfaitement absurde qu'ils se déchirent depuis si longtemps pour un ridicule désaccord religieux ! Ils devraient commercer, se construire un avenir économique sûr, soutenu par les deux parties, au lieu de gâcher leurs ressources dans une course à l'armement. » Il hocha tristement la tête. « Quand ils auront découvert les avantages d'un commerce pacifique – quand ils auront compris que la prospérité de chacun dépend de celle de l'autre –, la situation se désamorcera d'elle-même sans qu'il y ait besoin de menaces. » Honor parvint à ne pas lancer de regard incrédule à son interlocuteur mais, si elle n'avait pas aussi bien connu l'amiral, elle aurait conclu qu'on avait oublié de mettre Houseman au courant de la situation. Il serait sans doute fort agréable d'arriver à une paix entre Masada et Grayson, mais la lecture des informations qui accompagnaient ses ordres lui avait confirmé les dires de l'amiral quant à leur hostilité de longue date. Et si gratifiant eût-il été de calmer cette hostilité, le but premier de Manticore demeurait de s'assurer un allié face à la République de Havre et non de t'engager dans un effort de pacification presque à coup sûr voué a l'échec. « je suis certaine que ce serait un dénouement souhaitable, monsieur Houseman, fit-elle au bout d'un instant, mais je ne le crois pas très réaliste. — Ah oui? » Houseman se raidit. « Voilà plus de six cents années T qu'ils sont ennemis, lui fit-elle remarquer aussi gentiment qu'elle le put. Les haines religieuses comptent parmi les plus violentes que connaisse l'humanité. — C'est pourquoi ils ont besoin d'un point de vue extérieur, d'un tiers qui n'appartienne pas à l'équation de base et qui puisse les rapprocher. — Excusez-moi, monsieur, mais je croyais que notre but premier était de nous assurer un allié et le droit d'installer des bases militaires pour empêcher Havre de pénétrer cette région à notre place. — Oui, bien sûr, capitaine. » Le ton de Houseman devenait impatient. «Mais la meilleure façon d'y parvenir, c'est de régler le différend des populations locales. Le potentiel d'instabilité et d'intervention havrienne demeurera aussi longtemps que persistera leur hostilité, quoi que nous puissions accomplir en dehors de ce domaine. Une fois que nous les aurons rapprochés, en revanche, nous disposerons de deux alliés dans la région et ni l'un ni l'autre ne sera tenté de faire appel à la République de Havre pour obtenir l'avantage militaire. Le meilleur ciment diplomatique, c'est l'intérêt commun et non simplement l'existence d'un ennemi commun. En effet (il prit une gorgée de vin), notre engagement dans cette région découle de notre propre incapacité à trouver un intérêt commun qui nous lierait aux Havriens, et voilà le véritable échec. Il y a toujours moyen d'éviter la confrontation : il suffit de se donner la peine de chercher, tout en gardant à l'esprit qu'à long terme la violence ne résout jamais rien. C'est pourquoi nous avons des diplomates, capitaine Harrington, et c'est aussi pourquoi le recours à la force brutale signe l'échec de la diplomatie, ni plus ni moins. » Le major Thomas Ramirez, en charge du détachement de fusiliers de l'Intrépide, fixait Houseman d'un air incrédule depuis sa place, plus loin le long de la table. Le fusilier trapu, voire épais, avait douze ans lorsque Havre avait conquis son monde natal, l'Étoile de Trévor. Sa mère, ses sœurs et lui s'étaient enfuis par le dernier convoi de réfugiés à franchir le nœud du trou de ver de Manticore; son père était resté en arrière, sur l'un des vaisseaux de guerre qui s'étaient sacrifiés pour couvrir leur fuite. Sa mâchoire se raidissait maintenant de façon inquiétante tandis qu'Houseman souriait à Honor, mais Higgins, l'ingénieur mécanicien principal de l'Intrépide, lui toucha l'avant-bras et secoua doucement la tête. Cette petite scène n'échappa pas à Honor; posément, elle prit une gorgée de vin puis baissa son verre. « Je vois », fit-elle tout en se demandant comment l'amiral pouvait tolérer un tel nigaud pour second. Houseman avait une réputation de brillant économiste, il était donc logique de l'envoyer, vu l'économie arriérée de Grayson, mais c'était aussi un intellectuel enfermé dans sa tour d'ivoire à qui on avait fait quitter sa chaire au département d'économie de l'université de Mannheim pour venir servir le gouvernement. On n'appelait pas Mannheim « l'université socialiste » sans raison, et l'éminente famille d'Houseman ne cachait pas le soutien qu'elle apportait au parti libéral. Ces deux éléments n'étaient pas faits pour améliorer son cas aux yeux du capitaine Honor Harrington, et sa conception simpliste de la façon dont on devait gérer l'hostilité de Grayson et Masada l'effrayait sincèrement. « Je crains de ne pas pouvoir me rendre à vos arguments, monsieur », dit-elle enfin, reposant son verre d'un geste précis et s’efforçant de garder une voix aussi aimable qu'il était humainement possible. « Vous partez du principe que, d'une part, tous les négociateurs sont raisonnables et que, d'autre part, ils pourront toujours s'entendre sur ce qui représente un "compromis raison-lubie", mais si l'histoire nous enseigne une chose, c'est bien que ici n'est pas le cas. Si vous êtes capable de voir les avantages que ces deux peuples tireraient d'un commerce pacifique, alors ils devraient sans doute leur apparaître à eux de façon évidente, mais selon nos archives personne – de quelque côté que ce soit –n'a même jamais évoqué cette possibilité. Cela indique un degré d'hostilité qui rend l'intérêt économique immatériel, ce qui en retour nous signale que ce que nous croyons rationnel n'occupe sans doute pas une place prééminente dans leur mode de pensée. Et même si c'était le cas, monsieur Houseman, on peut faire des erreurs, et c'est là qu'interviennent les gens en uniforme. — Les "erreurs", comme vous dites, répondit froidement Houseman, se produisent souvent parce que les "gens en uniforme" agissent trop vite ou de façon peu judicieuse. — Bien sûr « , renchérit Honor. Houseman, surpris, ouvrit de grands yeux. « En réalité, l'erreur finale est toujours commise par quelqu'un qui porte l'uniforme, soit qu'il ait mal conseillé ses propres supérieurs alors qu'ils étaient les agresseurs, soit qu'il ait trop vite appuyé sur la gâchette lorsque l'ennemi a eu un mouvement inattendu. Nous faisons parfois l'erreur de prévoir trop en détail les menaces et les réactions à ces menaces, et nous nous enfermons dans des plans de bataille dont nous n'arrivons pas à sortir, tout comme les disciples de Clausewitz. Mais, monsieur Houseman (elle planta soudain ses yeux sombres dans ceux de son interlocuteur, au-dessus de la nappe blanche), les situations qui rendent les erreurs militaires décisives, et même possibles, naissent des manœuvres politiques et diplomatiques qui les ont précédées. — Ah oui ? » Houseman la regarda avec un respect sans enthousiasme mêlé d'une profonde aversion. « La responsabilité des guerres incomberait donc d'abord aux civils, capitaine, plutôt qu'aux protecteurs militaires du royaume et leur cœur pur ? — Je n'irais pas jusque-là, répondit Honor, dont le visage s'éclaira brièvement d'un sourire. J'ai connu plus d'un "protecteur militaire", et je regrette d'avoir à dire que bien peu d'entre eux avaient le "cœur pur" ! » Son sourire disparut. « D'un autre côté, il ne faut pas oublier que dans toute société – comme la nôtre – où les militaires sont contrôlés par des autorités civiles dûment désignées, la responsabilité finale revient aux civils qui font la politique entre les guerres. Je ne veux pas dire que ces civils soient stupides ou incompétents (après tout, se dit-elle, autant rester polie), ni que les militaires ne se trompent jamais en leur donnant des conseils, mais des objectifs mutuellement contradictoires peuvent produire des dilemmes insolubles, malgré toute la bonne foi affichée des deux côtés. Et lorsque l'un des deux ne négocie pas de bonne foi... » Elle haussa les épaules. « C'est encore Clausewitz qui a dit que "la politique est le giron dans lequel se développe la guerre", monsieur Houseman. Ma propre vision des choses est un peu plus simple. La guerre représente peut-être l'échec de la diplomatie, mais même les meilleurs diplomates n'opèrent qu'à crédit. Tôt ou tard, quelqu'un de moins raisonnable que vous va vous mettre au pied du mur, et si l'armée n'est pas là pour couvrir vos dettes vous aurez perdu. — Ma foi (les épaules d'Houseman s'agitaient nerveusement), le but de cette mission est bien d'éviter que cela se produise, n'est-ce pas ? » Il eut un sourire pincé. « je suppose que vous n'avez rien contre le fait que nous évitions une guerre si c'est en notre pouvoir ? » Honor allait faire une réponse cinglante mais elle se força à sourire en secouant la tête. Elle ne devait pas laisser Houseman l'énerver comme ça, se reprocha-t-elle. Il n'y pouvait rien si on l'avait élevé dans une société civilisée, sûre et agréable qui l'avait protégé de la dure réalité d'impératifs ancestraux plus féroces. Et elle avait beau le trouver stupide en dehors de son domaine incontesté de compétence, ce n'était pas comme s'il était responsable de la mission. Ce rôle incombait à l'amiral Courvosier, et elle n'avait aucune appréhension quant à la qualité de son jugement à lui. Venizelos profita de cette brève accalmie pour engager avec Houseman une conversation pleine de tact sur la nouvelle politique fiscale du gouvernement, et Honor se tourna quant à elle vers le capitaine de corvette DuMorne. Une bruyante agitation s'empara soudain de la salle de briefing comme les officiers se levaient pour saluer l'entrée d'Honor et de l'amiral Courvosier derrière elle. Tous deux se dirigèrent vers leur chaise en tête de table et s'assirent, suivis un instant plus lard par les autres. Honor balaya l'assemblée du regard. Andreas Venizelos, son second, et Stephen DuMorne, officier chargé des manœuvres opérationnelles, représentaient l'Intrépide. Le commandant en second de cette mission, le capitaine de frégate Alice Truman du croiseur léger Apollon, était assise à côté du capitaine de corvette Lady Ellen Prévost, officier en second de l'Apollon; elles avaient toutes deux les cheveux aussi blonds qu'Honor les avait sombres. En face d'elles, le capitaine de frégate Jason Alvarez du contre-torpilleur Madrigal était accompagné de son second, le capitaine de corvette Mercedes Brigham. Après l'amiral Courvosier, Brigham était la personne la plus expérimentée de la salle, et elle avait toujours l'air aussi sombre, marquée – et compétente – que dans les souvenirs d'Honor. À l'autre bout de la table, en face d'Honor, avait pris place le plus jeune commandant de l'escorte, le capitaine de frégate Alistair McKeon du contre-torpilleur Troubadour, accompagné de son second, le lieutenant de vaisseau Mason Haskins. Aucun des civils dé la délégation de l'amiral n'était présent. « Bien. Merci à tous d'être venus, commença-t-elle. Je vais essayer de ne pas monopoliser plus de votre temps qu'il n'est nécessaire, mais comme vous le savez, nous revenons demain en espace normal au niveau de l'Étoile de Yeltsin, et je voulais avoir une dernière occasion de tous vous réunir auparavant. » Il y eut des hochements de tête, bien que certains des officiers d'Honor aient tout d'abord été surpris de son goût pour les entretiens en face à face. La plupart des gradés préféraient les conférences électroniques, plus pratiques, mais Honor croyait aux vertus du contact personnel. Selon elle, même le meilleur système com. introduisait une distance entre les participants. Des gens assis autour de la même table étaient plus susceptibles de s'envisager comme les membres d'une même unité, ils avaient plus de chances d'être conscients les uns des autres et d'avoir ces idées et ces réactions qui font qu'une équipe de commandement vaut plus que la somme de ses membres. Du moins, pensa-t-elle, sarcastique, était-ce ce qu'il lui semblait. « Dans la mesure où votre mission est la plus importante, amiral, reprit-elle en se tournant vers Courvosier, peut-être voudrez-vous commencer ? — Merci capitaine. » Courvosier jeta un coup d'œil circulaire aux participants et leur sourit. « je suis sûr que vous êtes maintenant presque désespérément au fait des détails de ma mission, mais j'aimerais encore une fois en souligner les points principaux. » Tout d'abord, bien sûr, il est d'une importance capitale d'assurer notre relation avec Grayson. Le gouvernement espère que nous reviendrons à la maison avec une alliance formelle en poche, mais il s'accommodera de tout ce qui pourra pousser le système de Yeltsin plus profondément dans notre sphère d'influence et diminuera l'accès de Havre à cette région. » Ensuite, souvenez-vous que tout ce que nous dirons au gouvernement de Grayson sera déformé par le filtre que constitue leur perception de la menace masadienne. Leur flotte et leur population sont moins importantes que celles de Masada, et malgré ce que peuvent penser certains membres de ma délégation (un rire discret secoua la table), eux n'ont aucun doute quant au sérieux de la rhétorique masadienne et à leur volonté de revenir sur leur planète en conquérants. Leur dernière guerre ne remonte pas à si longtemps que ça et la situation actuelle est extrêmement tendue. » Enfin, pour ce qui est de l'équilibre des pouvoirs militaires dans la région, gardez à l'esprit que votre petite escadre vaut à elle seule soixante-dix pour cent de toute la flotte graysonienne. Vu le retard relatif de leur technologie, l'Intrépide pourrait à lui seul réduire à néant toutes leurs forces dans un affrontement direct. Ils vont s'en rendre compte, qu'ils soient ou non prêts à l’admettre, mais il est essentiel de ne pas remuer le couteau dans la plaie. Faites-leur comprendre combien nous pourrions leur être utiles en tant qu'alliés, par tous les moyens, mais ne vous laissez pas aller, ni aucun de vos soldats, à vous montrer condescendants. » Il les observa dé ses yeux bleus si francs, et chaque atome de son être le désignait comme amiral en dépit de son statut civil temporaire. Son visage angélique resta terriblement sérieux jusqu'à ce que tout le monde autour de la table acquiesce d'un signe de tête. « Parfait. Et souvenez-vous d'une chose : ces gens ne proviennent pas de la même société que nous, ils en sont même très loin. Je sais que vous avez tous étudié les informations qui vous ont été fournies, mais assurez-vous que vos équipages soient aussi conscients de ces différences que vous. Notre personnel féminin, en particulier, va devoir faire très attention dans tous ses contacts avec les Graysoniens. » Le capitaine de frégate Truman fit la grimace et Courvosier hocha la tête. « Je sais, et si cela nous semble idiot, imaginez l'impression que vont avoir certains de vos officiers subalternes et simples matelots. Mais idiot ou pas, là-bas les choses sont ainsi, et nous sommes des visiteurs. Nous devons nous conduire en invités. Bien sûr je souhaite que tous continuent d'agir aussi professionnellement que d'habitude, en dehors de toute considération de sexe, mais pour eux, le fait que nous ayons des femmes en uniforme - je ne parle même pas des femmes officiers - sera très difficile à accepter. » Nouveaux hochements de tête autour de la table. Courvosier se rassit sur sa chaise. « Je crois que j'ai fait le tour, capitaine, dit-il, du moins tant que je n'ai pas rencontré leurs représentants pour mieux évaluer la situation. — Merci, amiral. » Honor se pencha en avant et croisa les mains sur la table. « Bien sûr j'approuve tout ce que vient de dire l'amiral Courvosier, je n'ai donc qu'une chose à ajouter. Nous allons devoir improviser, mais notre responsabilité consiste à contribuer au succès de l'amiral sans faire de vagues. Si un problème se pose avec un quelconque représentant du gouvernement de Grayson, et même un simple citoyen, je veux en être aussitôt informée - et pas de la bouche des Graysoniens. Nous ne pouvons pas nous permettre d'avoir des préjugés, si mérités nous semblent-ils, et il vaudrait mieux que je n'aie pas d'échos à ce sujet. Est-ce clair ? Un léger murmure d'approbation lui répondit, et elle hocha la tête. « Bon. » Elle frotta légèrement son index gauche sur le dos de sa main droite et hocha encore la tête. « Parfait, dans ce cas occupons-nous de notre programme. » Nous devons laisser quatre transporteurs de classe Mandragore à l'Étoile de Yeltsin, mais nous ne sommes pas supposés livrer leur cargaison à Grayson tant que l'équipe de l'amiral Courvosier n'aura pas commencé les négociations et décidé de la livraison. Je ne pense pas que cela posera problème, mais les transporteurs resteront de fait sous notre responsabilité jusqu'à cette décision et une partie de l'escorte demeurera donc ici pour garder un œil sur eux. De plus, évidemment, nous incarnons une démonstration de force, quelque chose comme un rappel insistant au gouvernement de Grayson de la valeur que peut avoir notre Flotte dans le cadre de leur défense contre Masada - ou d’ailleurs contre la République populaire. » D'un autre côté, nous avons cinq autres vaisseaux à destination de Casca. Nous devrons envoyer avec eux une escorte raisonnable étant donné la recrudescence des activités de piraterie qu'indiquent nos rapports dans cette zone. J'ai donc l'intention de laisser l'Intrépide ici, puisque c'est notre plus impressionnante unité, et d'envoyer Alice et l'Apollon vers Casca en compagnie du Troubadour. » Le capitaine de frégate Truman hocha la tête. « Avec Alistair pour jouer les éclaireurs, vous devriez être capable de faire face à tout ce que vous rencontrerez, et ça me laissera Jason et le Madrigal pour soutenir l'Intrépide. Il vous faudra un peu plus d'une semaine T pour arriver là-bas, mais je veux que vous reveniez le plus tôt possible. Il n'y' aura plus de transporteurs pour vous ralentir au retour, donc je vous attendrai sous onze jours. » Pendant ce temps, Jason (elle tourna son regard vers Alvarez), vous et moi partirons du principe que les Graysoniens savent de quoi ils parlent pour tout ce qui touche Masada. Il ne serait pas très malin de leur part de tenter quoi que ce soit contre nous mais, contrairement à certains membres de la délégation de l'amiral, nous n'allons pas considérer leur rationalité comme une donnée acquise. » Une nouvelle vague d'amusement parcourut la table. «Je veux que nos impulseurs soient constamment parés et - en imaginant qu'on puisse s'arranger pour que nos soldats obtiennent des permissions sur Grayson - je ne veux pas que plus de dix pour cent de nos effectifs se trouvent à terre en même temps. — Compris, commandant. — Alors c'est parfait. Quelqu'un a-t-il quelque chose à ajouter ? — Moi, commandant », intervint McKeon, sur quoi Honor pencha la tête de côté avec un sourire. « Je me pose une question... Quelqu'un a-t-il explicitement annoncé aux Graysoniens que... euh... que notre officier supérieur est une femme ? — Je l'ignore », répondit-elle, surprise d'avoir à l'admettre car elle n'y avait même pas songé. Elle se tourna vers Courvosier. « Amiral ? — Non, nous ne le leur avons pas dit, fit celui-ci en fronçant les sourcils. L'ambassadeur Langtry se trouve à Grayson depuis plus de trois années locales, et selon lui il aurait été malvenu d'insister sur le fait que notre armée comptait du personnel féminin. Les Graysoniens sont fiers et susceptibles, or ils connaissent aussi bien que nous le véritable équilibre des pouvoirs entre eux et le Royaume, et je soupçonne que, si effrayés soient-ils par Masada, leur faiblesse les contrarie. Ils ne veulent pas nous supplier et ils font tout pour l'éviter. En tout cas, Sir Anthony s'est dit qu'ils pourraient le ressentir comme une insulte, comme si nous leur disions explicitement à quel point nous les trouvons barbares. D'un autre côté, nous leur avons transmis la liste de nos vaisseaux et de leurs officiers supérieurs. Leurs colons venaient essentiellement de l'hémisphère occidental de la Terre, tout comme nos propres ancêtres. Ils devraient sans doute pouvoir reconnaître des prénoms féminins. — Je vois. » McKeon fronça les sourcils et Honor observa attentivement son visage. Elle le connaissait assez bien pour voir que quelque chose dans tout cela l'ennuyait, mais elle choisit de ne pas insister et parcourut une nouvelle fois la table du regard. « Rien d'autre ? » demanda-t-elle. Des signes de tête négatifs lui répondirent. « Très bien. Dans ce cas, mesdames et messieurs, au travail. » Courvosier et elle se levèrent et emmenèrent leurs visiteurs jusqu'au hangar d'appontement d'où leurs pinasses devaient les ramener à leurs propres vaisseaux. CHAPITRE QUATRE Le Glaive des Fidèles Matthieu Simonds embarquait d'un pas lourd de colère sur son nouveau vaisseau amiral tout en se répétant qu'il ne devait pas s'adresser au capitaine Yu comme au païen qu'il était. Yu serait sans doute mécontent de ce qu'il allait entendre. Malgré la politesse exquise dont il faisait toujours preuve, le capitaine ne parvenait pas à dissimuler complètement son sentiment de supériorité, attitude horripilante de la part d'un homme provenant d'un monde si impie. Certes l'Église avait besoin de lui, du moins pour un temps. Toutefois, ce ne serait pas toujours vrai, se jura Simonds. Le jour viendrait où Dieu leur livrerait enfin leurs véritables ennemis, et ce jour-là ils n'auraient plus besoin de l'aide des infidèles... Et si ces étrangers impies pouvaient créer les conditions du succès de Maccabeus, ce jour viendrait peut-être beaucoup plus tôt que prévu. Le sas d'accès à la passerelle s'ouvrit devant lui. Il le franchit en se forçant à sourire et à modérer son allure irritée. Le capitaine Alfredo Yu se leva du fauteuil qu'il occupait au centre de la passerelle. Grand et mince, il dépassait Simonds de quinze bons centimètres; il était élégant et à l'aise dans l'uniforme pourpre et or de la flotte de Masada, pourtant il y avait quelque chose de bizarre dans sa façon de se mettre au garde-à-vous. Ni insolence ni manque de respect, simplement une différence, comme s'il avait appris la courtoisie militaire ailleurs. Ce qui bien sûr était le cas. « Bonjour, Glaive. Vous nous faites un honneur inattendu. Que puis-je pour vous ? — Veuillez me suivre dans ma salle de briefing, répondit Simonds, un peu adouci malgré lui par la courtoisie infaillible de Yu. — Bien sûr, Glaive, Capitaine Manning, à vous le quart. — Compris commandant », fit brusquement le capitaine de frégate – qui n'était pas un Masadien, remarqua Simonds dans un nouvel accès de mauvaise humeur. Yu le suivit dans la salle de briefing et se tourna vers lui d'un air attentif tandis que le sas se refermait derrière eux. Simonds observa son expression patiente et terne en se demandant une fois de plus ce que le capitaine pensait derrière ces yeux sombres. Il devait forcément savoir à quel point son vaisseau et lui-même étaient essentiels aux plans de Masada – ou, du moins, essentiels aux plans dont il avait connaissance – et un tiers de l'équipage du Tonnerre divin demeuraient des païens qui occupaient les emplois très qualifiés inaccessibles aux Masadiens. Ils se tournaient vers Yu pour obtenir leurs ordres, non vers Simonds, et pas seulement parce que c'était le commandant de leur bâtiment. Simonds avait survécu à trente ans de sanglantes querelles politiques et doctrinales internes à la théocratie de Masada, et il savait parfaitement que Yu avait ses propres supérieurs et son propre programme. Jusque-là, ses objectifs et ceux de la Foi s'accordaient, toutefois qu'arriverait-il le jour où ce ne serait plus le cas ? Simonds répugnait à envisager cette éventualité, mais il devait néanmoins y réfléchir. Dans cette optique, il était vital de manipuler Yu avec adresse car, lorsque arriverait l'heure de la séparation, il faudrait qu'elle se fasse selon les termes des Fidèles et non ceux des autres. Il s'éclaircit la gorge, bannit ces pensées maussades et désigna une chaise. — Asseyez-vous, capitaine. Asseyez-vous. » Yu attendit avec une courtoisie pointilleuse que Simonds ait lui-même pris place avant de se laisser habilement tomber dans la chaise indiquée. Le Glaive ravala une amère bouffée de jalousie devant l'aisance avec laquelle se mouvait Yu : le capitaine avait dix ans de plus que lui et il avait l'air deux fois plus jeune. L'air ? Yu était tout simplement deux fois plus jeune que Simonds, physiquement du moins, car son peuple était si loin de Dieu qu'il ne voyait aucun mal à interférer avec son plan pour leur espèce. Ces impies utilisaient généreusement le procédé d'allongement de l'espérance de vie, du moins pour leurs militaires et les familles influentes, et Simonds était troublé de constater à quel point il les enviait. La perspective de boire à cette fontaine de jouvence représentait une tentation fatale. Peut-être valait-il mieux que la communauté médicale de Masada reste incapable de reproduire cette technologie, même si cette incapacité était l'un des rappels les plus irritants de tout ce que ces infidèles savaient faire et que les Fidèles ignoraient. — Nous avons un problème, capitaine, finit-il par déclarer. — Un problème, monsieur ? » L'accent étranger de Yu, avec ses voyelles plus longues et ses consonnes plus nettes, sonnait encore bizarrement aux oreilles de Simonds. — Oui. Nos agents sur Grayson viennent de découvrir que le convoi arrivera accompagné d'une puissante escorte. — Puissante à quel point ? » demanda Yu en se redressant, et Simonds eut un sourire aigre. — Nous l'ignorons encore. Nous savons juste qu'elle sera "puissante". » Il émit un grognement plein de mépris. Leur chienne de reine gardera précieusement ses trente pièces d'argent Jusqu'à ce que Mayhew lui vende Grayson. » Alfredo Yu hocha la tête, prenant soin de dissimuler ce qu'il pensait de la sauvagerie qu'exprimait la voix de Simonds. Qu'une femme puisse se trouver à la tête d'un État épouvantait Masada. La Bible elle-même ne disait-elle pas que c'était la corruption d’Eve qui avait souillé l'humanité entière du péché ? – et le dégoût de Simonds à l'idée que Grayson puisse envisager de s’allier avec un régime si vil et contre-nature apparaissait clairement. Pourtant, cette idée lui procurait sans doute aussi comme une satisfaction horrifiée car elle devait flatter son propre sentiment de supériorité : c'était une preuve supplémentaire de l'apostasie de Grayson face à la foi incorruptible des Fidèles. Mais la bigoterie de Masada comptait moins pour l'instant que l'information selon laquelle le convoi disposait d'une escorte avec laquelle il faudrait compter, et le capitaine, plongé dans ses pensées, fronça les sourcils. « Avez-vous pu découvrir quelque chose concernant les ordres de l'escorte, Glaive ? — Comment aurions-nous fait? grommela Simonds d’une voix délibérément aigre. Il est déjà assez difficile de découvrir ce que mijotent les apostats ! Mais nous devons partir de l'hypothèse que les Manticoriens ne resteront pas sagement à l'écart pendant que nous éliminerons leur allié potentiel. — Ils pourraient le faire, cela dépend de leurs ordres. » Les yeux de Simonds lancèrent des éclairs. « Je n'ai pas dit que c'était probable, seulement que c'était possible... et j'espère sincèrement que tel est le cas, étant donné les circonstances. » Le ton serein de Yu dissimulait une petite pique bien sentie, et Simonds rougit. Depuis des semaines, Yu et ses supérieurs poussaient le Conseil des Anciens – respectueusement mais fermement – à faire avancer l'opération Jéricho. Simonds quant à lui avait peur de franchir ce pas, mais il n'ignorait pas que Yu avait raison d'un point de vue strictement militaire et il l'avait fait savoir. Non que cela ait eu un quelconque résultat. Le Conseil avait unanimement décidé d'attendre la livraison du pot-de-vin manticorien à Grayson. Leur propre allié, incapable d'égaler l'efficacité de l'industrie de Manticore, aurait eu bien du mal à fournir le même coup de pouce spectaculaire à leurs infrastructures, et les Anciens, résolus à se saisir de cette largesse pour le compte de Masada, avaient trop attendu. Ou peut-être pas. Même les Anciens n'étaient pas tous au courant, et le noyau des initiés avait ses propres raisons pour retarder l'opération. Bien sûr, il était toujours possible qu'ils aient attendu trop longtemps là aussi, mais ils disposaient de solutions de repli même si on en arrivait à l'opération que tout le monde attendait, les escortes se retireraient avec leurs transporteurs encore remplis dès que la clique régnant sur Grayson aurait vendu ce qui restait de leurs âmes pour se faire les vassaux d'infidèles assez faibles pour se laisser gouverner par une femme. Il y aurait une opportunité, même brève, entre la signature du traité et sa ratification. Si les Fidèles frappaient à ce moment-là, avant que le traité soit officialisé, pour éliminer le gouvernement qui l'aurait ratifié... « Le Conseil des Anciens est unanime sur ce point, capitaine. » Le Glaive s'efforça de prendre une voix agréable. « Tant que nous n'aurons pas d'élément permettant d'affirmer que le commandant de l'escorte manticorienne a l'ordre de ne pas intervenir, nous ne lancerons pas Jéricho. — Sauf votre respect, Glaive, il leur faudrait une escorte vraiment très puissante pour compenser la présence du Tonnerre dans notre propre ordre de bataille. Surtout s'ils ignorent tout de mi présence. — Mais s'ils interviennent, Jéricho se transformera en confrontation armée avec Manticore, et nous ne pouvons sûrement pas tenir tête à la Flotte royale manticorienne. — Pas tout seuls, effectivement », acquiesça Yu, et Simonds, comprenant l'allusion, dévoila ses dents en un sourire pincé. Il savait où Yu voulait en venir, et il n'avait nullement l'intention de le suivre sur ce terrain. Le Conseil des Anciens ne remercierait pas le Glaive s'il créait une situation dans laquelle leur existence dépendait continuellement du bon vouloir des véritables maîtres de Yu à envoyer une flotte puissante les "protéger" ! Ils ne seraient guère plus que des prisonniers assignés à résidence s'ils permettaient qu'une telle chose se produise – ce qui conviendrait .sans doute parfaitement aux objectifs de leurs "alliés". Mais bien sur il ne pouvait pas le dire à Yu. « Nous laisserions trop de place à l'erreur en agissant précipitamment, capitaine, se contenta-t-il de répondre. Manticore est beaucoup plus proche que ne le sont vos amis. Si nous en venions à un conflit ouvert et qu'un seul de leurs vaisseaux en réchappe, leurs renforts arriveraient ici avant les vôtres. Dans ces conditions, même une victoire tournerait au désastre. Et bien sûr, ajouta-t-il, il est beaucoup trop tard pour positionner vos unités ici avant le lancement de Jéricho. — Je vois. » Yu se laissa aller contre le dossier de sa chaise et croisa les bras. Qu'est-ce que le Conseil a l'intention de faire à la place, alors ? — Nous allons respecter la chronologie des premiers déploiements de Jéricho, mais nous ne monterons l'opération elle-même qu'après le retrait de l'escorte manticorienne. — Et si elle ne se retire pas, Glaive ? Ou s'ils la remplacent par un détachement militaire permanent avant son départ? — D'après nous c'est peu probable. De toutes façons, la perspective de précipiter une guerre ouverte avec Manticore est encore moins réjouissante. » Ce fut le tour de Simonds de se caler dans sa chaise. Il y avait des choses que le capitaine ne devrait jamais apprendre, mais il était temps de s'exprimer en termes clairs bien que choisis avec soin, décida-t-il. — Capitaine Yu, les objectifs de vos supérieurs et des miens ne sont pas les mêmes. Nous le savons tous les deux, et nous avons beau énormément apprécier votre aide, le Conseil n'ignore pas que vous ne nous aidez que parce que cela vous arrange. » Simonds s'arrêta tandis que Yu penchait la tête de côté. Puis il eut un signe d'assentiment et le sourire du Glaive se fit plus sincère. Infidèle ou non, il y avait chez ce capitaine un fond de franchise que Simonds appréciait. — Très bien, reprit-il. Nous savons que votre objectif premier est d'empêcher Manticore de pénétrer dans cette région, et nous sommes prêts à vous le garantir une fois notre victoire acquise. Toutefois, nous ne tenons pas à risquer la survie de la Vraie Foi pour cela. Nous avons attendu plus de six siècles pour écraser l'apostat. S'il le faut, nous attendrons six siècles de plus, parce que contrairement à vous -- pardonnez ma franchise – nous savons que Dieu est de notre côté. — Je vois. » Yu pinça les lèvres avant de hausser les épaules. « Glaive, j'ai ordre de soutenir toutes vos décisions mais je suis aussi chargé de vous conseiller quant à l'utilisation optimale du Tonnerre et du Principauté dans l'intérêt de nos buts communs. De toute évidence, cela inclut le devoir de vous donner mon opinion quant au moment idéal pour lancer Jéricho et, honnêtement, nous l'avons déjà laissé passer. J'espère que ma franchise ne vous offense pas, mais je suis un militaire, pas un diplomate. En tant que tel, mon souci premier doit être d'éviter les méprises et non de respecter toutes les nuances formelles de la courtoisie. — Je m'en rends bien compte, capitaine, et je l'apprécie », répondit Simonds, comme c'était d'ailleurs le cas. Il s'inquiétait bien de sa tension artérielle lorsque Yu manifestait trop brutalement son désaccord, sans compter que son ignorance de Maccabée rendait les choses beaucoup plus difficiles, mais il valait mieux entendre tout ce qu'il avait à dire, impie ou non, que le pousser à travailler dans son dos. — Cela posé, reprit Yu, je vous ferais respectueusement remarquer que Dieu aide ceux qui s'aident. Cette "escorte" pourrait bien ne pas se retirer du tout, du moins pas avant d'avoir à ramener chez eux les diplomates manticoriens, et même un traité d'alliance non encore ratifié pourrait conduire Manticore à exercer des représailles si vous frappez Grayson après le départ de leur délégation. La probabilité d'une alliance contraignante entre eux rend toute action à venir extrêmement dangereuse, alors que les ordres actuels de l'escorte se limitent peut-être à protéger le convoi et les représentants du Royaume. — Il se peut que vous ayez raison, capitaine, admit Simonds, mais cela présuppose que nous agissions ouvertement. Le Conseil pense – et moi aussi – que même si ce maudit traité est signé, il sera essentiellement défensif. Sans une garantie de la part de Manticore de soutenir une action offensive, les apostats n'oseront pas nous attaquer seuls, et s'il y a une chose que les Fidèles ont apprise, c'est bien la patience. Nous préférerions vous faire plaisir et frapper maintenant, mais si cela met en péril la sécurité de la Foi, nous sommes prêts à attendre. Tôt ou tard, Manticore et vous réglerez votre différend, d'une façon ou d'une autre, et l'intérêt que le Royaume porte à cette région déclinera. Dans tous les cas, notre chance se présentera à son heure. — Peut-être, Glaive... mais peut-être pas. Comme vous l'avez dit, vous avez attendu pendant six siècles, mais ce furent des siècles de paix relative dans la région. Il y a de grandes chances pour que cette paix appartienne bientôt au passé. Mes supérieurs veulent croire que toute guerre contre Manticore sera de courte durée, mais nous ne pouvons pas le garantir fermement, or Endicott et l'Étoile de Yeltsin se trouveront pris entre nos feux croisés lorsque les combats commenceront. Si Manticore obtient le droit d'installer des bases militaires à Yeltsin, le combat se produira certainement sur le pas de votre porte, et personne ne peut dire quelles en seront les conséquences. » Simonds sentit le goût distant du métal dans les paroles mesurées du capitaine. Yu se gardait bien de préciser qu'il en résulterait peut-être l'annexion pure et simple des deux systèmes par « l'allié » de Masada, mais ils savaient tous les deux à quoi s'en tenir. — Dans ces circonstances, Glaive, continua tranquillement Yu, je pense que toute opération qui laisse espérer une chance significative de victoire immédiate vaut bien que l'on prenne quelques risques. De notre côté, cela nous évite d'avoir à combattre une base ennemie avancée en plein sur notre chemin vers Manticore; quant à vous, cela écarte une forte probabilité que votre système soit ultérieurement pris dans un feu croisé. — Ce que vous dites est tout à fait vrai, capitaine, concéda Simonds, et je le garderai sans doute à l'esprit la prochaine fois que je m'exprimerai devant le Conseil. D'un autre côté, certains alliés pourraient juger votre victoire sur Manticore moins sûre que vous ne semblez le croire. — Rien n'est jamais sûr dans une guerre, mais nous sommes beaucoup plus puissants qu'eux, notre flotte est bien plus importante. Et comme vous l'avez vous-même fait remarquer, Manticore est assez faible et dégénérée pour laisser une femme tenir les rênes du pouvoir. » Simonds s'agita nerveusement, le feu aux joues, et Yu dissimula un sourire. Le Glaive se rendrait sans aucun doute compte que cette dernière phrase se voulait manipulatrice, mais elle allait dans le sens de sa propre intolérance pour qu'il puisse la souligner comme l'aurait fait le ressortissant d'un monde plus civilisé. Simonds ravala une remarque désagréable et observa longuement le capitaine, le regard dur, devinant le sourire qui se cachait tellière ces yeux courtois. Il savait que Yu ne nourrissait pas le mépris qu'il venait d'afficher pour la dégénérescence de Manticore mais, bien sûr, Yu lui-même venait d'une société dégénérée. La République populaire de Havre était plus corrompue encore que la plupart des étrangers, et pourtant les Fidèles soient prêts à saisir tout instrument qui s'offrait pour accomplir l’œuvre de Dieu. Et lorsqu'on se servait d'un instrument, on n'avait pas besoin de lui parler de tous ses autres instruments. Surtout si l'on comptait utiliser l'un pour déplacer l'autre le moment venu. Les Havriens affichaient trop ouvertement leur immense ambition cynique pour qu'on leur fasse confiance. C'était pour cette raison précise que, si professionnelles et logiques ses remarques soient-elles, tout ce que disait Yu devait être examiné encore et encore avant d'être accepté. — Je comprends bien, capitaine, fit le Glaive après un instant, et comme je vous l'ai dit, les Anciens et moi-même y réfléchirons avec soin. Je pense que la décision d'attendre le retrait de l'escadre manticorienne sera maintenue, mais je suis également certain que Dieu finira par nous guider vers la bonne solution. — Comme vous voulez, Glaive, répondit Yu. Mes supérieurs ne partagent peut-être pas votre religion, mais ils respectent vos croyances. — Nous en sommes conscients, capitaine », conclut Simonds sans croire une seconde que les supérieurs de Yu respectaient la Foi. Mais c'était acceptable. Masada avait l'habitude de traiter avec des non-croyants, et si Yu était sincère et que les Havriens croyaient vraiment à la tolérance religieuse dont ils se vantaient, c'est que leur société était encore plus dégénérée que Simonds ne l'aurait cru. Il ne pouvait y avoir de compromis avec ceux qui rejetaient vos croyances, car le compromis et la coexistence ouvraient la porte au schisme. Un peuple ou une foi divisés devenaient la somme de leurs faiblesses et non de leurs forces, et celui qui n'arrivait pas à le comprendre courait à sa perte. CHAPITRE CINQ Dans l'hyperespace, les ondulations des flux d'énergie et les rafales de particules chargées électriquement aveuglent tous les capteurs au-delà d'un rayon de vingt minutes-lumière, mais la grappe de codes lumineux correspondant au convoi était nette et distincte, voire joliment serrée sur le visuel tactique d'Honor, tandis que les vaisseaux approchaient l'hyperlimite de l'Étoile de Yeltsin à la vitesse confortable de 0,33 c. Pendant la translation du n-espace à l'hyperespace, la vitesse avait une importance décisive – au-dessus de 0,3c l'effet de cisaillement dimensionnel mettait en pièces n'importe quel vaisseau – mais ce n'était pas vrai dans l'autre sens. Pour autant, les séjours à grande vitesse dans le n-espace n'étaient pas une partie de plaisir. La déperdition d'énergie au passage de chaque mur hyper allait infiniment les ralentir bien avant qu'ils n'atteignent les bandes alpha et le matériel ne souffrirait pas de l'effet de cisaillement, mais il en irait autrement pour les hommes. Les équipages de la Flotte étaient entraînés pour supporter les effets désagréables d'un retour violent en n-espace mais il y avait des limites à ce que l'habitude pouvait faire pour compenser la soufi rance physique et les nausées violentes. Inutile de faire subir cela a quiconque, surtout aux équipages marchands. « Paré à commencer la translation dans quarante et une .secondes, commandant, annonça le capitaine de corvette DuMorne depuis l'astrogation. — Parfait, monsieur DuMorne. Dirigez la manœuvre. — À vos ordres, commandant. Je dirige la manœuvre. Timonerie, préparez-vous pour la translation initiale à mon signal. — Paré », répondit le chef Killian, la main sur la manette de passage en commande manuelle, au cas où l'ordinateur de l'astrogation aurait un problème. Honor s'adossa pour observer la manœuvre. « Maintenant ! » lança brusquement DuMorne, et le ronronnement du générateur hyper de l'Intrépide, d'habitude inaudible, devint un grognement de basse. Honor ravala une soudaine vague de nausée tandis que son visuel se transformait brutalement. Les motifs changeants de l'hyperespace avaient pris de la vitesse : ils s'agitaient et bondissaient en tous sens comme dans un mauvais dessin animé, et les instruments s'étaient mis à signaler leur descente dans le gradient de l'hyperespace. L'Intrépide atteignit le mur gamma et ses voiles Warshawski libérèrent leur énergie de transit en un gigantesque feu d'azur. Le navire passa presque instantanément de 0,3 c à neuf petits pour cent de la vitesse de la lumière, et l'estomac d'Honor se souleva comme son oreille interne se rebellait contre une perte de vitesse que ses autres sens ne détectaient pas. Les calculs de DuMorne avaient tenu compte de la libération d'énergie, et leur gradient de translation s'accentua encore avec la perte de vitesse. Ils atteignirent le mur bêta quatre minutes plus tard et Honor grimaça de nouveau – moins violemment cette fois – tandis que leur vélocité chutait à moins de 0,02 c. Le visuel montrait un chaos féroce de lumières qui montaient et descendaient à mesure que le convoi tombait tout « droit » sur une « distance » qui n'avait pas d'existence physique, puis ils arrivèrent aux bandes alpha et les traversèrent en un instant pour atteindre le mur du n-espace comme une comète. Les instruments cessèrent de clignoter. Le visuel se figea soudain : il montrait à nouveau les immuables têtes d'épingle des étoiles en espace normal. La nausée s'en alla presque aussi vite qu'elle était venue. Quant au HMS Intrépide, en moins de dix minutes il avait vu sa vitesse tomber de cent mille kilomètres par seconde à quelque cent quarante. Honor inspira profondément et réprima le réflexe qui allait lui faire secouer la tête de soulagement. Une ou deux personnes étaient en train de le faire sur la passerelle, mais les anciens se montraient volontairement aussi blasés qu'elle-même. C'était idiot, naturellement, mais il fallait maintenir les apparences. Elle fit la moue à cette pensée familière puis dirigea son regard vers l'astrogateur. Stephen avait fait un excellent travail comme d'habitude, et l'Intrépide ainsi que les autres vaisseaux flottaient à vingt-quatre minutes-lumière de l'Étoile de Yeltsin, juste à l'extérieur de l'hyperlimite du système. Même le meilleur hyperloch pouvait commettre des erreurs, or la nature de l'hyperespace excluait toute rectification par l'observation, mais le voyage avait été plutôt court, limitant les risques d'erreur, et DuMorne avait calculé sa marge de sécurité avec un talent d'expert. Elle pressa un bouton sur le bras de son fauteuil tandis qu'il relevait leurs coordonnées en espace normal pour affiner leur position, et la voix de l'ingénieur principal lui répondit. « Ici les machines, capitaine de frégate Higgins. — Veuillez reconfigurer en mode impulsion, monsieur Higgins. — À vos ordres, commandant. Reconfiguration engagée. » L’Intrépide replia ses voiles Warshawski sous ses bandes gravifiques. Il n'y eut aucun signe interne de changement, mais le visuel d’Honor et les données transmises par l'ingénierie suffisaient. Contrairement aux voiles Warshawski, qui à l'exception du bref instant où elles libéraient leur énergie de transit étaient invisibles dans l'espace normal, les bandes gravifiques d'un impulseur étaient presque douloureusement voyantes. Elles venaient d'apparaître au-dessus et en dessous de l'Intrépide, leurs extrémités se rejoignant presque, mais laissant à la proue et à la poupe une ouverture béante. Les étoiles se teintèrent de rouge comme un différentiel gravitique de cent mille m/s attirait leurs photons. Le croiseur flottait entre les bandes comme un surfeur au creux d'une vague qui n'a pas encore commencé de déferler. Honor regarda son officier chargé des transmissions. Le lieutenant de vaisseau Metzinger appuya doucement sa main droite sur son oreillette avant de lever les yeux. « Tous les vaisseaux de l'escadre sont reconfigurés en mode impulsion, commandant. — Merci, Joyce. » Les yeux d'Honor se posèrent sur le code lumineux bleu-vert de la planète Grayson, située à dix minutes-lumière et demie, à l'intérieur du système, puis sur DuMorne. « Je suppose qu'avec votre efficacité habituelle, monsieur DuMorne, vous avez déjà défini une trajectoire pour Grayson? — Vous supposez bien, commandant. » DuMorne lui retourna son sourire. « Trajectoire un-un-cinq par... (il vérifia une nouvelle fois sa position et introduisit une légère correction dans l'ordinateur) zéro-zéro-quatre virgule zéro-neuf. L'accélération est de deux cents gravités; renversement dans environ deux virgule sept heures. — Entrez ces coordonnées, chef Killian. — À vos ordres, commandant. Direction un-un-cinq, zéro-zéro-quatre virgule zéro-neuf. — Merci. Transmissions, communiquez notre trajectoire à tous les vaisseaux, je vous prie. — À vos ordres, commandant. » Metzinger envoya les données de l'ordinateur de DuMorne au reste du convoi. « Trajectoire reçue et validée par toutes les unités, annonça-t-elle un instant plus tard. Le convoi est prêt à partir. — Parfait. Et nous, sommes-nous prêts, timonerie ? — Oui, commandant. Paré à partir à deux cents gravités. — Alors allons-y, chef. — À vos ordres, commandant. En route. » Il n'y eut aucune sensation de mouvement à l'intérieur de l'Intrépide tandis que celui-ci prenait de la vitesse à un rythme d'un peu moins de deux km/s : son compensateur d'inertie lui permettait de tricher sans complexe avec les lois de la physique newtonienne. Deux cents gravités représentaient un rythme tranquille pour l'Intrépide, à peine la moitié de sa capacité d'accélération en régime réglementaire, fixé par la Flotte manticorienne à quatre-vingts pour cent de la puissance maximum. En revanche, c'était l'accélération la plus forte que les transporteurs pouvaient supporter sans risque. Les navires marchands avaient beau être beaucoup plus gros, ils étaient aussi dotés de propulsions bien moins puissantes que celles des vaisseaux de guerre et de compensateurs en conséquence plus faibles. Honor se tourna de nouveau vers Metzinger. « Signalez-nous au poste de contrôle de Grayson, je vous prie, Joyce. — À vos ordres, commandant. Transmission effectuée. — Merci. » Honor se cala dans son fauteuil de commandement sur les bras duquel elle posa ses coudes avant de glisser les doigts sous son menton pointu. Le signal mettrait plus de dix minutes à atteindre Grayson et, tout en regardant la lointaine bille luisante grossir lentement sur son visuel, elle se demanda à quel point son sexe allait poser problème. L'amiral Bernard Yanakov quitta son écran des yeux lorsque son aide de camp frappa doucement sur le cadre de la porte ouverte . « Oui, Jason? — On vient de détecter une empreinte hyper juste à la limite du système, amiral. Il manque encore une confirmation d'impulsion mais je me suis dit que ça vous intéresserait. — Vous avez bien fait. » Yanakov éteignit son écran et se leva. Il lissa son uniforme bleu et ramassa son képi. Le lieutenant de vaisseau Andrews s'effaça avant de lui emboîter le pas, légèrement en retrait, tandis qu'il se dirigeait vivement vers le central opérationnel. Le brouhaha des voix et des vieilles imprimantes matricielles les accueillit lorsqu'ils franchirent la porte insonorisée, et Yanakov dissimula une grimace : ces imprimantes bruyantes étaient plus primitives encore que celles que les colons des origines avaient emportées en quittant la Terre. Elles faisaient l'affaire mais constituaient une preuve supplémentaire du recul technologique de Grayson. D'habitude, cela ne le gênait pas, mais ce jour-là n'avait rien d'habituel. Cette empreinte devait appartenir au convoi de Manticore, et, aux yeux de ces visiteurs, la technologie arriérée de sa planète allait être évidente au point d'en devenir embarrassante. Il aperçut des lumières écarlates sur l'écran tactique et hocha la tête d'un air satisfait. Tant qu'ils ne seraient pas certains de l'origine de cette empreinte, la flotte graysonienne considérerait qu'il s'agissait d'une force d'attaque masadienne. Cet exercice imprévu ferait du bien à tout le monde... et, vu la tension actuelle, Yanakov n'avait de toute façon pas l'intention de prendre des risques avec la sécurité de sa planète. Le capitaine de vaisseau Brentworth leva les yeux comme Yanakov se dirigeait vers lui. Les capteurs passifs viennent d'enregistrer une signature d'impulseur, amiral », annonça-t-il brusquement. Une lumière s'alluma sur l'affichage principal derrière lui. De minuscules lettres et chiffres à côté du signal lumineux détaillaient le nombre de vaisseaux et leur accélération. Yanakov eut un petit grognement satisfait en les étudiant. Le nombre de bâtiments et le type de formation correspondent au convoi de Manticore, amiral. Bien sûr, nous ne les détectons encore que sur les capteurs gravitiques, pas sur les capteurs visuels, et nous n'aurons pas de transmission avant une huitaine de minutes. — Compris, Walt. » Yanakov observa encore un instant le panneau avant de se tourner vers son aide de camp. ‹< Jason, prévenez mon cotre que nous décollons incessamment et informez le Grayson de mon arrivée imminente à bord. — Bien, amiral. » Andrews s'éclipsa et Yanakov se retourna vers le panneau. L'Austin Grayson aurait l'air d'une petite antiquité à côté du croiseur de classe Chevalier stellaire qui dirigeait l'escorte manticorienne, mais il restait le vaisseau amiral de la flotte graysonienne et c'est de sa passerelle de commandement, sa place naturelle, qu'il souhaiterait la bienvenue à leurs invités. Grayson avait un air étrangement irrégulier sur le visuel tandis que l'Intrépide et ses protégés s'installaient en orbite de garage. Honor avait été effarée pendant leur voyage au cœur du système de découvrir l'étendue de son industrie spatiale. Pour un système technologiquement arriéré, l'Étoile de Yeltsin s'enorgueillissait d'un nombre impressionnant de transporteurs et de vaisseaux de traitement industriel. Aucun n'avait l'air hypercapable et le plus gros ne devait pas jauger plus d'un million de tonnes, mais ils étaient littéralement partout et certaines des structures orbitales autour de Grayson atteignaient bien un tiers de la taille d'Héphaïstos ou de Vulcain. Sans doute l'étendue des projets de construction orbitale expliquait-elle également la pléthore de sources énergétiques et de signatures moteurs qui faisaient la navette entre Grayson et sa ceinture d'astéroïdes, mais leur nombre demeurait surprenant. L'Intrépide coupa ses bandes gravitiques lorsque le chef Killian annonça l'arrêt des impulseurs, et les réacteurs de vol station-taire prirent le relais. Honor fronça les sourcils face à ses visuels tandis qu'elle notait dans un coin de son esprit le flux de communications entre les autorités planétaires et l'équipe de l'amiral Courvosier sur la passerelle du croiseur lourd. Tout ce qu'elle voyait semblait souligner l'étrange dichotomie — étrange aux yeux d'un Manticorien du moins — entre l'énergie incroyable déployée dans les activités de Grayson et les moyens rudimentaires mis en œuvre. D'antiques soudeuses à l'arc et au laser crachotaient leur lumière éblouissante, malgré le manque de rentabilité de ces techniques primitives et coûteuses en énergie comparées à la soudure par catalyse chimique. Des équipes de construction en combinaison rigide soulevaient et déplaçaient des structures massives, maîtrisant le poids et l'élan par la seule force de leurs muscles en l'absence des exo-combinaisons à faisceaux tracteurs ou antigrav que les ouvriers manticoriens auraient naturellement utilisées. Il lui fallut un moment pour se rendre compte (et plus longtemps encore pour l'accepter) que certains se servaient de riveteuses! Les récepteurs d'énergie orbitaux étaient énormes, lourds et n'avaient pas l'air très efficaces; d'ailleurs, d'après ses capteurs, au moins la moitié de ces structures utilisaient des centrales électriques à fission nucléaire ! Non seulement la fission était passée de mode, mais c'était aussi une dangereuse antiquité technologique, et son utilisation la sidérait. Le vaisseau des premiers colons de l'Église de l'Humanité utilisait la fusion atomique, alors pourquoi, neuf cents ans plus tard, les descendants des colons avaient-ils recours à la fission ? Elle secoua la tête et tourna son attention vers le module d'habitation le plus proche. Celui-ci tournait lentement autour de son axe central mais il devait manifestement disposer de générateurs internes de gravité car la rotation était bien trop lente pour occasionner une gravité utile. En fait, cette allure modérée — et même lente — avait quelque chose de bizarre. Se pouvait-il que... ? Elle tapa une question sur son ordinateur et son étonnement s'accrut encore lorsque le centre d'opérations de combat (CO) confirma ses soupçons. Cette structure tournait à la fréquence d'une rotation par journée planétaire locale, ce qui semblait très étrange, et elle scintillait comme un énorme joyau aux multiples facettes tandis que la lumière de Yeltsin rebondissait sur des étendues inhabituellement vastes de coque transparente. Elle fronça les sourcils et se rapprocha de son visuel pour examiner de plus près un énorme dôme, une cloque transparente de plus d'un kilomètre de long qui lui fit ouvrir de grands yeux. Les concepteurs s'étaient servis d'espèces de vieux stores vénitiens au lieu du plastoblinde auto-polarisant antiradiations auquel Honor était accoutumée. Les stores étaient en ce moment à moitié ouverts du côté le plus proche tandis que la structure se tournait lentement vers le « soir », et elle contempla longuement cette image, incrédule. En réalité, ce n'était pas un module d'habitation, pas au sens classique du terme. Elle regarda le troupeau de bétail paître dans un champ où l'herbe montait aux genoux, sur ce qui devait être l'une des « fermes » les plus chères de la galaxie explorée. Puis elle secoua de nouveau la tête en comprenant enfin : c'était donc pour ça qu'ils construisaient tant d'installations orbitales ! Elle se retourna vers la planète et pour la première fois se rendit vraiment compte de l'étrangeté de ses couleurs. La surface de Grayson était du vert vivant de la chlorophylle, entrecoupé de quelques rares bandes désertiques, mais dans l'ensemble les continents étaient d'un vert riche tirant sur le bleu, plus foncé que tout ce qu'Honor avait l'habitude de voir. Des zones plus claires, aux limites trop nettes et régulières, brisaient cette uniformité, mais les régions claires étaient centrées sur ce qui devait manifestement être des villes, et toutes les habitations se situaient nettement à l'intérieur des terres. Les mers de Grayson étincelaient d'un bleu profond et ressemblaient douloureusement à celles de Sphinx, le monde natal d'Honor. Pourtant, aucune ville ne s'étendait le long de leurs plages blanches, et elle hocha la tête en comprenant pourquoi. Comme le lui avait dit l'amiral Courvosier, Grayson était une planète magnifique. Elle avait des couleurs riches, d'une beauté rare, même parmi les mondes habités, et, malgré son important rayon orbital de treize minutes-lumière et demie, son étoile brillante et une inclinaison axiale minimale la dotaient de températures de surface et de conditions météo que lui aurait enviées toute planète touristique. Mais si belle fût-elle, Grayson n'était pas faite pour être habitée par l'homme. Beaucoup plus petite que la vieille Terre, sa masse était pourtant presque équivalente car ses sols étaient riches en éléments lourds, et même dangereusement riches. Si riches que les plantes fixaient l'arsenic, le cadmium, le mercure et le plomb avant de les transmettre aux herbivores qui les broutaient. Si riches que les mers n'étaient pas simplement « salées » mais contenaient un mélange de toxines naturelles qui rendaient la baignade dans leurs eaux potentiellement mortelle. Pas étonnant alors que les Graysoniens vivent à l'intérieur des terres ! Honor n'osait même pas penser au combat incessant qu'ils devaient mener pour « décontaminer » le sol qui supportait ces bandes d'un vert plus clair où croissaient des récoltes terrestres. Les parents d'Honor étaient médecins, et elle frissonna en envisageant les dégâts neurologiques et génétiques que l'environnement de Grayson pouvait causer. Cela devait être comme de vivre sur une décharge de produits chimiques, et ces gens-là y résidaient depuis neuf siècles! Pas étonnant qu'ils construisent des fermes dans l'espace... À leur place, c'est la population tout entière qu'elle aurait mise en orbite ! Et la beauté de leur planète devait rendre ses dangers plus difficiles encore à supporter. Une amère plaisanterie cosmique : les disciples d'Austin Grayson avaient parcouru cinq cent trente années-lumière pour échapper à la technologie qu'ils tenaient pour responsable de la pollution de leur monde natal et de leur âme, tout cela pour trouver cc joyau empoisonné au bout du voyage. Elle frissonna et se détourna de ce magnifique et mortel panorama pour se concentrer sur le visuel tactique. Les unités de la flotte locale qui étaient venues les saluer avaient décéléré pou' accorder leur vitesse à celle du convoi. Elles partageaient décor mais l'orbite de l'intrépide; et Honor ne les étudiait que pour éviter de regarder la planète, le temps d'accepter sa dure réalité. La plupart de ces unités étaient des bâtiments d'assaut légers, des vaisseaux strictement intra système, non hypercapables, dont les plus grands jaugeaient à peine onze mille tonnes. Ces BAL semblaient tout petits à côté de leur vaisseau amiral, un croiseur léger qui, si grand pût-il paraître au milieu de ses minuscules navires d'escorte, ne jaugeait qu'un peu plus de quatre-vingt-dix mille tonnes, soit à peine les deux tiers de l'Apollon d'Alice Truman. De plus, il avait trente ans de service, mais à Basilic Honor avait commandé un vaisseau encore plus petit et plus vieux et elle ne pouvait qu'admirer l'habileté avec laquelle les Graysoniens avaient manœuvré pour rejoindre son bâtiment. Leurs navires avaient beau être anciens et techniquement inférieurs, les équipages connaissaient leur affaire. Elle soupira et s'enfonça dans son fauteuil, jetant un nouveau regard circulaire sur la passerelle. L'équipe de l'amiral Courvosier s'était occupée de tous les échanges de messages mais elle les avait écoutés et se sentait rassurée par la sincère chaleur qui perçait dans la voix de l'amiral Yanakov. Peut-être ne serait-ce pas aussi terrible qu'elle l'avait craint — et même si c'était le cas, l'aperçu qu'elle venait d'avoir de l'environnement dans lequel ces gens vivaient parviendrait certainement à tempérer ses propres réactions. « Yanakov arrive dans six minutes, pacha », lança soudain le lieutenant Metzinger. Honor hocha la tête avant d'activer sur un bouton qui fit disparaître les écrans de son fauteuil dans leurs compartiments de stockage. — Je crois qu'il est temps que nous descendions rejoindre l'ami-mil au hangar d'appontement pour accueillir nos invités, cher — À vos ordres, commandant. » Andreas Venizelos quitta son fauteuil et la rejoignit comme elle se dirigeait vers l'ascenseur. Monsieur DuMorne, à vous le quart. — À vos ordres, commandant. À moi le quart », répondit DuMorne en quittant son poste pour le fauteuil du commandant tandis que la porte de l'ascenseur se refermait derrière elle. L'amiral Yanakov eut un accès de pure jalousie en voyant le HMS Intrépide grossir devant lui. Ça c'était du vaisseau de guerre, se dit-il en buvant des yeux le fuseau lisse du puissant croiseur qui trônait au milieu des étoiles, étincelant sous les rayons du soleil. C'était la plus belle chose qu'il avait jamais vue. Ses impulseurs et ses barrières de défense latérales étaient coupés, dévoilant sa grâce arrogante à tous les regards. Le centre du vaisseau était doucement rebondi entre les bandes de ses anneaux d'impulsion de poupe et de proue couverts de radars et de capteurs passifs dernier cri. Son immatriculation – CA286 – se détachait fièrement sur la coque blanche, juste à l'arrière des noyaux d'impulsion de proue, et des compartiments d'armement s'ouvraient sur son flanc blindé comme des yeux attentifs. Le cotre frissonna comme l'un des faisceaux tracteurs du croiseur l'accrochait; le pilote coupa les réacteurs tandis qu'ils pénétraient dans le hangar d'appontement de l'Intrépide, cette lumineuse caverne. Le faisceau déposa délicatement le petit engin dans le berceau et le collier d'arrimage se mit en place. Le signal de pressurisation retentit, confirmant l'étanchéité de la jonction. Le lieutenant de vaisseau Andrews et son équipe emboîtèrent le pas à l'amiral qui progressait en flottant dans le boyau d'accès. Yanakov sourit en apercevant le soldat manticorien diplomatiquement stationné auprès de la barre d'appui écarlate placée à l'extrémité du tube. Le soldat allait parler mais s'arrêta en voyant que Yanakov saisissait déjà la barre. La flotte graysonienne utilisait le vert au lieu de l'écarlate mais l'amiral avait deviné la signification du code couleur et il traversa l'interface d'un balancement agile pour pénétrer dans la gravité interne du croiseur. Il s'avança pour laisser à son équipe la place de sortir et le son strident du sifflet du maître d'équipage l'accueillit comme il quittait le sas du boyau. La plate-forme du hangar d'appontement était immense comparée à celle du Grayson qu'il venait de quitter, pourtant elle semblait absolument noire de monde. La garde d'honneur des fusiliers en uniforme de parade vert et noir se mit au garde-à-vous, tandis que le personnel du vaisseau, portant le noir et l'or de la Flotte royale manticorienne, saluait avec insistance. Yanakov ouvrit de grands yeux ébahis. L'équipage de ce fichu vaisseau était composé de gamins ! Le plus vieux soldat en vue ne pouvait pas avoir plus de trente années T, et la plupart avaient l'air à peine sortis du lycée ! Le temps de se faire cette réflexion, par habitude sa main avait déjà décrit un salut en réponse. Puis il se reprit : bien sûr que ce n'étaient pas des gamins ! Il avait oublié que le prolong était accessible à tous les Manticoriens. Mais qu'était-il censé faire maintenant? Il ne connaissait pas si bien que cela les galons de la Flotte manticorienne, alors comment reconnaître les officiers supérieurs au milieu de cette foule de délinquants juvéniles ? Le problème disparut partiellement lorsque s'avança un petit homme au visage rond, habillé en civil. En toute logique, ce devait être le chef de la délégation, ce qui faisait de lui l'amiral Raoul Courvosier. Lui au moins avait l'air d'un adulte – il avait même des cheveux blancs – mais il était beaucoup moins impressionnant que Yanakov ne s'y attendait. Il avait lu tous les articles et tous les actes des conférences de Courvosier sur lesquels il avait pu mettre la main, et cet homme souriant ressemblait davantage à un elfe qu'au brillant stratège aux yeux perçants qu'il avait imaginé, mais... — Bienvenue à bord, amiral », fit Courvosier en serrant fermement la main de Yanakov. Sa voix profonde, contrairement à son visage, était exactement conforme à ce que le Graysonien avait imaginé. Son accent sec était étrange — la longue isolation de Grayson en avait produit un beaucoup plus doux et plus lent —mais son étrangeté même avait quelque chose de juste et d'approprié. « Merci, amiral Courvosier, et permettez-moi, au nom de mon gouvernement et de mon peuple, de vous souhaiter la bienvenue dans notre système. » Yanakov lui serra la main en retour tandis que ses hommes s'assemblaient derrière lui. Puis il balaya de nouveau l'assemblée du regard et il se raidit. Il savait que Manticore permettait aux femmes de travailler dans l'armée, mais jusque-là ce n'était pour lui qu'un concept. Il se rendait maintenant compte que presque la moitié des gens qui l'entouraient — et même certains fusiliers ! —étaient des femmes. Il avait essayé de se préparer à cette idée étrange mais le choc profond, viscéral qu'il ressentait lui indiquait qu'il avait échoué. Ce n'était pas seulement étrange, c'était contre-nature, et il s'efforça de dissimuler son dégoût instinctif en ramenant son regard au visage de Courvosier. « De la part de ma reine, je vous remercie », répondit son hôte, et Yanakov parvint à s'incliner poliment malgré ce rappel qu'une femme régnait sur Manticore. « J'espère que ma visite rapprochera encore nos deux nations et j'aimerais vous présenter mon équipe. Mais, auparavant, permettez-moi de vous présenter le capitaine de l'Intrépide et commandant de notre escorte. » Quelqu'un s'avança auprès de Courvosier et Yanakov se tourna, main tendue, avant de s'immobiliser. Il sentit son sourire se figer en découvrant le visage volontaire, magnifique et jeune que couronnaient le béret blanc et les boucles serrées de cheveux bruns soyeux. Yanakov était grand pour un Graysonien, mais l'officier qui lui faisait face le dépassait d'au moins douze centimètres, ce qui rendait la situation pire encore. Il combattait son effroi en regardant le capitaine manticorien droit dans ses sombres yeux en amande, furieux que personne ne l'ait prévenu. Bouche bée, il se sentait très embarrassé de sa propre immobilité — et bizarrement furieux contre lui-même de ressentir un quelconque embarras. « Amiral Yanakov, voici le capitaine Honor Harrington », dit Courvosier, et Yanakov entendit se bloquer la respiration de ses hommes, incrédules, derrière lui. CHAPITRE SIX « Je n'aime pas ça. je n'aime pas ça du tout, monsieur l'ambassadeur. » Léonard Masterman, l'ambassadeur havrien sur Grayson, leva la tête en fronçant les sourcils. Le capitaine de vaisseau Michaels s'exprimait rarement ainsi, et il arborait une expression inquiète. « Bon sang, pourquoi fallait-il qu'ils l'envoient, elle ? » Le premier attaché militaire faisait les cent pas sur le tapis de l'ambassadeur. « De tous les officiers de la flotte manticorienne, il fallait qu'ils nous collent Harrington ! Bon Dieu, on dirait que l'histoire se répète ! » fit-il amèrement. Le front de Masterman se plissa un peu plus. « Je ne comprends pas bien votre inquiétude, capitaine. Nous ne sommes pas dans le système de Basilic, après tout. » Michaels ne répondit pas immédiatement, car Masterman était un anachronisme. C'était le rejeton d'une éminente famille législaturiste, un diplomate de carrière qui croyait aux règles de la diplomatie, et les Opérations spéciales avaient décidé qu'il ne devait pas avoir connaissance de l'existence de Jéricho, du capitaine Yu et du Tonnerre divin, partant du principe qu'il jouerait son rôle de façon beaucoup plus convaincante si personne ne lui disait qu'il s'agissait d'un rôle. « Non, bien sûr, nous ne sommes pas à Basilic. Mais s'il existe un officier manticorien qui a des raisons de nous détester, c'est bien elle. Et puis elle nous a flanqué une sacrée déculottée à Basilic, monsieur l'ambassadeur. Les Graysoniens doivent en avoir entendu parler. Si Courvosier utilise sa présence pour faire valoir la "menace havrienne" contre leur système... — Laissez-moi m'inquiéter de ça, capitaine, répondit Masterman avec un sourire discret. Croyez-moi, je contrôle la situation. — Vraiment? » Michaels jeta un regard dubitatif à l'ambassadeur. « Absolument. » Masterman fit légèrement basculer sa chaise et croisa les jambes. « En fait, je ne vois pas quel officier manticorien je pourrais préférer voir affecté ici. Je suis stupéfait que leur ministère des Affaires étrangères ait laissé l'Amirauté l'envoyer. — Pardon ? » Michaels haussa les sourcils et Masterman étouffa un rire. « Envisagez la situation du point de vue de Grayson. C'est une femme et personne ne les a prévenus qu'elle arrivait. Sa réputation, si bonne soit-elle, ne saurait compenser ce détail. Les Graysoniens ne sont pas les Masadiens mais leurs bureaucrates acceptent quand même difficilement l'idée d'avoir affaire au gouvernement de la reine Élisabeth, et Manticore remue le couteau dans la plaie en soulignant encore les différences culturelles qui les séparent. » L’ambassadeur hocha la tête à l'expression soudain pensive de Michaels. « Exactement. Quant à Basilic» Masterman fronça les sourcils avant de hausser les épaules. « Je pense que cette opération Hait une erreur, et elle a certes été très mal exécutée, mais contrairement à ce que vous craignez, nous pouvons tourner cela à notre avantage si nous jouons bien nos cartes. » Le capitaine était visiblement perplexe et l'ambassadeur poussa un soupir. « Les Graysoniens ignorent ce qui s'est réellement passé à Basilic. Ils ont entendu notre version des faits et celle de Manticore mais ils savent que nous avons tous les deux des arrière-pensées. Ce qui signifie qu'ils ne prendront pas nos explications à la lettre, capitaine, mais leurs propres préjugés contre les femmes en uniforme vont jouer en notre faveur. Ils voudront croire le pire sur son compte, ne serait-ce que pour se donner raison, et le fait que nous n'ayons pas d'officiers féminins pèsera dans leur réflexion. — Mais nous avons des officiers féminins, protesta Michaels. — Évidemment, fit patiemment Masterman, mais nous avons pris soin de ne pas les assigner à ce système. Et contrairement à Manticore -- qui n'avait probablement pas le choix, dans la mesure où le chef de l'État est une femme – nous n'avons pas dit aux gens du cru que nous employons des femmes. Nous n'avons pas non plus prétendu le contraire, mais leur sexisme est si profondément ancré qu'ils sont prêts à le présumer tant que nous n'apportons aucun démenti. Donc, pour le moment, ils nous prennent pour une bonne vieille société patriarcale. Notre politique étrangère les rend nerveux mais nos politiques sociales sont bien moins menaçantes que celles de Manticore. — D'accord, je saisis, acquiesça Michaels. Il ne m'était pas venu à l'idée qu'ils pourraient penser que nous n'avions pas de personnel féminin; je me disais qu'ils nous trouveraient simplement pleins de tact, mais je vois où vous voulez en venir. — Bien. Mais vous ne vous rendez peut-être pas compte à quel point Harrington est réellement vulnérable. Non seulement elle tient un rôle d'homme, mais elle a aussi été condamnée pour meurtre », précisa l'ambassadeur. Michaels ouvrit de grands yeux. « Monsieur, sauf votre respect, personne n'ira croire ça. Dieu sait que je ne l'aime pas, mais je sais parfaitement que tout ce procès n'était qu'une opération de propagande. — Bien sûr que vous le savez, et moi aussi, mais pas les Graysoniens. Je suis parfaitement conscient que ce n'était qu'un procès-spectacle exclusivement destiné aux autres systèmes, et pour être parfaitement honnête j'avoue ne pas aimer ça. Mais c'est fait, alors autant s'en servir. Tout ce que les Graysoniens savent, c'est qu'une cour havrienne a déclaré le capitaine Harrington coupable du meurtre de tout l'équipage d'un transporteur. Bien sûr, Manticore soutient que ce transporteur dissimulait un navire-Q et qu'elle l'a pris la main dans le sac, en plein acte de guerre -- que peuvent-ils dire d'autre ? – mais le fait qu'un tribunal l'a condamnée va prédisposer un certain nombre de gens à la croire coupable : après tout, c'est une femme. Nous n'avons qu'à souligner sa "culpabilité avérée" en termes plus peinés qu'irrités, la désignant comme le résultat catastrophique et naturellement inévitable d'une politique qui consiste à confier le commandement d'un vaisseau de guerre à une femme avec toutes ses faiblesses. » Michaels hocha lentement la tête. Il nourrissait un vague sentiment de culpabilité, ce qui le surprit, mais Masterman avait raison : les préjugés des habitants de Grayson les rendraient réceptifs à cette histoire qu'aucune planète civilisée n'irait croire un seul instant. « Vous voyez, capitaine ? fit tranquillement Masterman. Cela va nous permettre de changer la nature du débat qui agite Grayson : au lieu d'envisager sereinement les avantages liés aux proposition de Manticore, ils vont les rejeter instinctivement à cause le leur propre sectarisme. Et s'il y a une chose que j'ai apprise au fil des ans, c'est que lorsque la raison et les émotions s'affrontent, ce sont les émotions qui l'emportent. » « ... et voici notre centre d'opérations de combat, messieurs. » Andreas Venizelos était petit pour un Manticorien mais il dépassait de plusieurs centimètres les officiers graysoniens à qui il présumait l'équipement efficace et reluisant du vaisseau. L’amiral Yanakov se retint de regarder trop fixement les superbes instruments, mais il mourait d'envie de les toucher. Le projecteur holographique était large de trois mètres et les écrans plais qui l'entouraient montraient tous les navires dans un rayon de dix minutes-lumière autour de Grayson. Chaque signal lumineux annoté ne représentait pas un groupe de vaisseaux mais bien une unité individuelle, dont la masse et le vecteur vitesse étaient aussi graphiquement indiqués. Il s'approcha de l'un des soldats et regarda par-dessus son épaule. Malgré sa présence, le jeune homme — ou plutôt l'homme qui avait l'air jeune — ne bougea pas un muscle et Yanakov se retourna vers Venizelos. « Pourriez-vous faire fonctionner le projecteur holo, capitaine ? » Venizelos l'observa un instant puis regarda plus loin. « Commandant? » Yanakov sentit son expression se figer, puis il se retourna. Le capitaine Harrington se tenait derrière lui, et son visage ne montrait aucune émotion. Il se força à croiser son regard. La sensation d'étrangeté grandissait à chaque fois qu'il apercevait son uniforme et il la soupçonnait d'avoir confié le rôle de porte-parole à son second parce qu'elle aussi s'en rendait compte. « Cela vous dérangerait-t-il que nous observions le fonctionnement du projecteur holo... capitaine Harrington? » Même à ses propres oreilles, la voix de l'amiral semblait forcée, et il se maudit d'avoir marqué une légère hésitation avant de donner son titre à Honor. « Bien sûr que non, amiral. » Sa voix mélodieuse de soprano ne fit qu'accroître le sentiment d'irréalité qu'éprouvait Yanakov. Elle sonnait comme la voix de sa troisième femme, et Anna en uniforme... Cette idée l'atterrait. « Allumez le projecteur, je vous prie, chef Waters, dit-elle. — À vos ordres, commandant », répondit le second maître avec une sécheresse qui semblait déplacée pour s'adresser à une femme. Mais qui ne l'était pas du tout s'il s'agissait de parler à un officier, se dit Yanakov, presque au désespoir. Bon Dieu, la simple idée d'une femme officier était une contradiction dans les termes ! Le projecteur holo s'anima, et la partie supérieure de l'instrument s'éleva vers le plafond. La grappe d'officiers graysoniens laissa échapper un murmure d'approbation et de plaisir. De petits codes lumineux accompagnaient chaque point : des flèches indiquaient la direction, des lignes pointillées les vecteurs de projection, enfin des caractères alphanumériques informaient sur la puissance, l'accélération et les émissions de capteurs actifs. Ce devait être ainsi que Dieu lui-même voyait les étoiles, et une immense jalousie pour les capacités de ce vaisseau fit frémir le cerveau de Yanakov. « Comme vous pouvez le constater, amiral (Harrington leva gracieusement la main vers le projecteur), nous opé... » Elle s'interrompit au moment où le capitaine de frégate Harris, l'officier détecteur de Yanakov, se plaça entre elle et le projecteur afin d'en examiner les symboles de plus près. Sa main resta un instant suspendue, puis elle pinça les lèvres. « Excusez-moi, capitaine, dit-elle d'un ton dépourvu de toute émotion, je m'apprêtais à montrer quelque chose à l'amiral Yanakov. Harris se retourna et Yanakov rougit en découvrant son expression froide et méprisante. L'amiral avait peut-être du mal à concevoir qu'une femme puisse être officier supérieur, mais Harris était un conservateur pur et dur. Il allait d'ailleurs répondre nais se retint au signe imperceptible que lui fit Yanakov. Il pinça un peu plus les lèvres mais recula pour permettre à Harrington de poursuivre, laissant son corps exprimer en silence son mécontentement. « Comme vous pouvez le constater, amiral, reprit-elle du munie ton égal, nous opérons une projection de la portée de feu probable de chaque navire de guerre. Bien sûr, un affichage aussi détaillé peut devenir un handicap pour un contrôle tactique efficace, nous en utilisons donc de plus petits sur la passerelle pour éviter de noyer l'information. Toutefois, il revient au CO de décider quelles menaces nous devons prendre en compte, et... » Elle continua, ne laissant percer dans sa voix aucune irritation envers Harris pour son comportement insultant. Yanakov écoutait attentivement tout en se demandant s'il n'aurait pas dû lui passer un savon. Il faudrait certainement qu'ils aient une longue conversation en privé, mais aurait-il dû le rappeler à l'ordre immédiatement ? Cela aurait humilié l'officier détecteur devant ses collègues, mais comment les Manticoriens réagiraient-ils à sa retenue ? Il leva les yeux et surprit le regard d'Andreas Venizelos. La colère qu'il y lut répondit à sa question. « Je sais qu'ils sont différents, Bernard, il suffit d'en tenir compte. » Benjamin Mayhew IX, Protecteur planétaire de Gray-son, coupa une nouvelle rose qu'il déposa dans le panier de son serviteur avant de poser des yeux sévères sur le commandant en chef de sa flotte. « Tu savais qu'ils avaient des femmes en uniforme. Tu te doutais probablement que nous aurions affaire à elles tôt ou tard. — Évidemment ! » L'amiral Yanakov lança un regard courroucé au panier, sans se soucier de cacher qu'il ne tenait pas l'arrangement floral pour l'art le plus viril auquel un chef d'État pouvait s'adonner. Il était un des rares à ne pas faire un secret de ses sentiments, mais évidemment il était aussi le cousin au cinquième degré du Protecteur Benjamin, et il gardait des souvenirs très clairs d'un enfant qui faisait encore des mares sur les tapis du palais quand lui-même portait déjà l'uniforme. « Alors je ne comprends pas bien ta véhémence. » Le serviteur se retira sur un geste de Mayhew. « Ça ne te ressemble pas de te plaindre. — Je ne parle pas en mon nom, répondit Yanakov, un peu raide. J'ai simplement dit que mes officiers n'aimaient pas ça, et je le répète. Et quand je dis qu'ils "n'aiment pas", je suis encore trop gentil, Ben. Ils détestent ça, et d'affreuses rumeurs courent sur les compétences d'Harrington. — Ses compétences ? Bon Dieu, Bernard ! Cette femme est décorée de la Croix de Manticore ! » Yanakov le regarda, un peu confus, et Mayhew poussa un soupir. « Tu ferais bien de potasser les décorations étrangères, cher cousin. Pour ton information, la Croix de Manticore vaut à peine moins que de l'Étoile de Grayson et on ne l'obtient que pour héroïsme au front. — L'Étoile de Grayson ? » Yanakov cilla en digérant cette idée. Il semblait impossible que quelqu'un d'aussi jolie et si jeune... Il se reprit en se maudissant intérieurement. Bon sang, cette femme n'était pas aussi jeune qu'il ne cessait de le croire ! Elle avait quarante-trois années T, à peine douze ans de moins que lui-même, et pourtant... « D'accord, elle a des tripes, grommela-t-il. Mais je parie qu'elle a gagné cette médaille à Basilic, pas vrai ? » Le Protecteur hocha la tête et Yanakov haussa les épaules. « Alors ça va seulement rendre les officiers qui ne lui font pas confiance plus méfiants encore. » Il rougit en voyant l'expression qu'affichait son cousin mais il s'entêta. « Tu sais bien que j'ai raison, Ben. Ils penseront exactement ce que les Havriens disent haut et fort : que la décorer faisait partie d'un effort de propagande délibéré pour étouffer ce qui s'est vraiment passé quand elle s'est énervée - sans doute parce que c'était la mauvaise semaine du mois ! – et qu'elle a liquidé un navire marchand sans défense. » Il grinça des dents, frustré. « Bon Dieu, s'il fallait qu'ils nous envoient une bonne femme, ils auraient au moins pu en choisir une qui ne traine pas une réputation de meurtrière ! — Ce sont des conneries, Bernard ! » Mayhew lui fit traverser la véranda pour entrer dans le palais, suivi par son garde du corps personnel au visage sans expression. « Tu as entendu la version de Manticore sur les événements de Basilic, et tu sais aussi bien que moi ce que Havre veut dans cette région. À ton avis qui dit la vérité ? — Manticore, évidemment. Mais le problème n'est pas ce que toi et moi croyons. La plupart de mes hommes ne sont que trop prêts à considérer qu'il est potentiellement dangereux de confier le commandement à une femme. Ceux qui ne pensent pas d'emblée qu'elles se conduisent comme des ogives incontrôlables sont horrifiés à l'idée d'exposer des femmes au combat. Quant aux vrais conservateurs, comme Garret et ses amis, ils ne réagissent pas de façon rationnelle. Ils la considèrent comme une insulte calculée envers notre mode de vie, et si tu crois que j'invente tout ça, tu aurais dû entendre la petite conversation que j'ai eue avec mon officier détecteur ! Dans ces circonstances, la version des faits que donne Havre ne fait que confirmer les inquiétudes de ces trois groupes. Et pas la peine non plus de t'en prendre trop violemment à mes hommes ! Certains de tes civils sont encore pires qu'aucun militaire, et tu le sais bien. Que fais-tu de Jared, par exemple ? — Ce très cher cousin Jared. » Le dégoût qui perçait dans la voix de Mayhew se lisait aussi sur son visage. Il leva les bras en signe d'impuissance. « Oh, d'accord, tu as raison ! Et le vieux Clinkscales est encore pire. Enfin, lui au moins n'est pas prétendant au titre de Protecteur. » Il s'enfonça dans un fauteuil rembourré. « Mais, Bernard, nous ne pouvons pas nous permettre de voir nos efforts réduits à néant à cause d'un stupide préjugé culturel. Manticore peut faire beaucoup plus pour nous que Havre : le Royaume est plus proche, sa technologie plus performante, enfin il y a beaucoup moins de chances qu'il nous annexe distraitement un beau jour. — Alors je te suggère de le dire à tes négociateurs, soupira Yanakov. — Je l'ai fait, mais de nous deux c'est toi l'historien. Tu sais combien le Conseil a rogné l'autorité constitutionnelle du Protecteur ce dernier siècle. Prestwick est un chancelier correct, mais il ne tient pas à faciliter une reprise en main du pouvoir exécutif par ton serviteur. Je pense d'ailleurs que nous avons besoin d'un exécutif plus fort pour gérer tout ce qui se prépare, mais peut-être suis-je un peu partial, vu ma fonction. Le fait est que j'ai plus de prestige que de pouvoir, et certes le clan Mayhew se targue d'avoir encore beaucoup de prestige, mais c'est en très grande part auprès des conservateurs. Or, comme tu viens de le faire remarquer, les conservateurs pensent que toute aide extérieure "menace le mode de vie graysonien" ! Jusque-là, le Conseil me suit et je crois avoir la majorité à la Chambre, mais c'est une courte, très courte majorité, et si les militaires ne me soutiennent pas, je la perdrai. Il faut que tu fasses entendre raison à tes hommes. — Ben, fit lentement Yanakov, je vais essayer, mais je ne crois pas que tu te rendes bien compte de ce que tu me demandes. » Mayhew se raidit dans son fauteuil mais l'amiral continua de parler. « Je t'ai connu enfant, et j'ai toujours su que tu étais plus intelligent que moi. Si tu dis que nous avons besoin de l'alliance avec Manticore, je te crois. Mais parfois je pense que ton grand-père a commis une erreur en vous envoyant, ton père et toi, étudier dans un autre système. Oh, je sais tout des avantages de cette pratique, mais en cours de route tu as perdu contact avec les sentiments que nourrissent la plupart de nos concitoyens sur certaines questions, et c'est dangereux. Tu parles des conservateurs à la Chambre mais, Ben, ils sont souvent moins conservateurs que la population tout entière ! — J'en suis conscient, répondit calmement Mayhew. Contrairement à ce que tu penses, envisager la situation sous un angle différent me permet de remarquer plus facilement certaines choses — combien il est difficile de changer des attitudes profondément enracinées, par exemple —, et les Mayhew n'ont pas plus envie de devenir les Pahlavi de Grayson que ses Romanov. Je ne propose pas de révolutionner notre société en une nuit, mais c'est de la survie de notre planète qu'il s'agit, Bernard. Nous parlons d’une alliance qui peut nous apporter une industrie moderne et une présence militaire manticorienne permanente que Simonds et ses fanatiques n'oseront pas venir chatouiller. De toute façon, que nous nous engagions ou non avec les Manticoriens, nous n'allons pas pouvoir rester neutres. Je ne donne pas plus d'une année T aux Havriens pour s'en prendre ouvertement à Manticore, et lorsque cela se produira, ils passeront tout droit par notre système s'il n'y a rien ici pour les arrêter. Nous sommes sur leur chemin, Bernard, et tu le sais mieux que moi. — Oui, soupira Yanakov. Oui, je le sais. Et je ferai de mon mieux, Ben, vraiment. Mais, bon Dieu, j'aurais aimé que Manticore ait le bon sens de ne pas nous mettre dans une situation pareille, parce que je ne vois vraiment pas comment on va s'en tirer. » CHAPITRE SEPT L’adjudant-chef Babcock sourit comme Honor entrait sur le tapis. Babcock était originaire de Gryphon, Manticore B-5. La gravité de Gryphon n'était supérieure que de cinq pour cent à celle de la Terre et ne représentait donc que quatre-vingts pour cent de celle de Sphinx, le monde natal d'Honor. Babcock mesurait vingt bons centimètres de moins qu'elle et son allonge était moindre. Enfin, elle était deux fois plus vieille qu'Honor et, tout comme l'amiral Courvosier, elle avait bénéficié de la première mouture du prolong. Ce premier traitement avait stoppé le processus de vieillissement beaucoup plus tard que ne le faisaient les nouvelles techniques : des cheveux gris émaillaient sa tignasse lotisse et des pattes d'oie se formaient autour de ses yeux. Tout cela ne l'avait pourtant pas empêchée de projeter Honor aux quatre coins de la salle avec une aisance embarrassante. Honor était plus grande et plus forte, elle avait de meilleurs reflexes et une meilleure coordination mais, comme l'aspirant Harrington l'avait appris longtemps auparavant sur l'île de Saganami, cela ne voulait pas forcément dire grand-chose. Babcock riait au moins en aussi bonne forme qu'elle-même et elle avait quarante années T d'expérience en plus. Elle connaissait des prises que son commandant n'avait même jamais imaginées et Honor la soupçonnait de se régaler de l'occasion – de l'excuse ? –qui s'offrait à elle de flanquer une correction à un officier supérieur. D'un autre côté, Honor se remettait lentement dans le bain et n'était pas d'humeur à se laisser humilier ce jour-là. Elles se retrouvèrent au centre du tapis et se mirent en garde. Il n'y avait pas trace d'un sourire sur les lèvres d'Honor. Elle arborait une expression calme et sereine, elle maîtrisait sa colère et sa frustration sous-jacentes — qui pour n'être pas dirigées contre Babcock n'en étaient pas moins réelles —, et seuls ceux qui la connaissaient très bien auraient pu remarquer la dureté de son regard. Elles se mirent à tourner lentement, déplaçant les mains avec une grâce et une douceur trompeuses. Elles étaient toutes les deux ceinture noire de « coup de vitesse », un art martial qui s'était développé huit siècles plus tôt sur La Nouvelle-Dijon comme une combinaison des formes de combat orientales et occidentales, et le calme se fit dans le gymnase : les autres sportifs s'étaient retournés pour les regarder. Honor sentait ce public en arrière-plan tandis qu'elle concentrait tous ses sens sur Babcock avec une précision féline. Le coup de vitesse était avant tout un sport dur et offensif, un mélange de contrôle de soi et de férocité à tous crins destiné à tirer parti de la taille et de l'allonge supérieure des Occidentaux. Assez humble pour emprunter à d'autres sports — de la savate au t'ai chi —, il se préoccupait beaucoup moins de la forme, au profit d'une violence concentrée. On s'y appliquait moins à utiliser la force d'un adversaire contre lui-même que dans la plupart des arts martiaux orientaux, pour privilégier l'attaque, au détriment de la défense et de la concentration. À l'Académie, un athlète de l'équipe de combat à mains nues qui préférait l'élégance du judo à la férocité du coup de vitesse l'avait un jour comparé à de l'escrime avec une épée à deux mains, mais cela convenait à Honor. Et, comme dans tous les arts martiaux, on ne réfléchissait pas à ce qu'on faisait au milieu d'un combat, on se contentait de le faire : on ripostait par des attaques a des parades tant et tant répétées qu'on n'avait pas conscience du mouvement en cours avant de l'avoir achevé. Elle n'essayait donc pas de penser ni d'anticiper. Babcock était trop rapide, et il s'agissait d'un vrai sport de combat. La moindre inattention se paierait en ecchymoses. L’adjudant-chef eut un mouvement soudain, une feinte de la main gauche, et Honor se pencha en arrière, envoyant sa main droite percuter la cheville droite de Babcock de côté pour bloquer un coup de pied. De la paume gauche elle intercepta le cou de coude qui suivit et Babcock pivota sur son pied gauche en utilisant l'élan que lui fournissait l'arrêt d'Honor pour tourner plus vite encore. Elle planta son pied droit dans le matelas et envoya le gauche voler — un coup aveugle extrêmement rapide — mais Honor n'y était plus. Elle se glissa derrière la jambe de son adversaire et Babcock gémit lorsqu'un poing dur comme le roc s'enfonça juste au-dessus de ses reins. L'autre main d'Honor s'élança pour ceinturer l'officier subalterne afin de la projeter à terre, mais Babcock s'effondra comme une marionnette dont on aurait coupé les fils, pivota pour échapper à l'étreinte d'Honor et se lança aussitôt dans un saut périlleux arrière. Ses pieds atteignirent les épaules du commandant, la repoussant, et Babcock rebondit comme une balle — pour finalement se retrouver projetée dans les airs par des mains de fer. Elle heurta le matelas, roula, bondit sur ses pieds et se remit en position avant qu'Honor ne l'atteigne, et ce fut au tour du commandant de gémir tandis que des doigts raides s'enfonçaient dans son estomac. Elle s'écroula sous l'effet du choc mais leva instinctivement le bras gauche pour bloquer la suite de la combinaison ; son coude atteignit l'adjudant-chef dans les côtes et celle-ci vacilla sur ses talons tandis qu'une exaltation féroce emplissait Honor. Elle intensifia son attaque, utilisant sans pitié son allonge el sa force plus grandes, mais l'adjudant-chef avait encore quelques tours dans son sac. Honor ne comprit pas très bien comment elle en était venue à planer dans les airs, mais le tapis vint finalement à la rencontre de son menton, violemment, et un goût de sang remplit sa bouche. Elle roula, rebondissant loin de Babcock qui continuait son enchaînement, et se dressa sur les genoux pour parer le coup suivant avec ses poignets croisés et renverser son adversaire. Toutes deux sortirent debout de cet assaut, et cette fois chacune souriait en attaquant l'autre, la vengeance au cœur. «Je suppose que vous vous sentez mieux, maintenant? Honor eut un sourire un peu bouffi tandis qu'elle inspectait de la langue la coupure qui entaillait sa lèvre inférieure, et elle s'enroula la serviette autour du cou en soutenant le regard interrogateur de l'amiral Courvosier. Elle aurait dû porter un protège-dents, mais, malgré ce qui promettait de devenir une impressionnante collection de bleus, elle se sentait bien. Elle se sentait même très bien, car elle avait vaincu Babcock trois fois sur quatre. — En effet, amiral. » Elle s'adossa contre les casiers en jouant avec les bouts de sa serviette et Nimitz bondit sur le banc à côté d'elle pour se frotter la tête contre sa cuisse. Il ronronnait plus fort qu'il ne l'avait fait depuis longtemps. Le chat sylvestre empathe était toujours sensible aux humeurs de sa maîtresse, et elle sourit en lâchant la serviette d'une main pour le caresser. — j'en suis heureux. » Courvosier portait un survêtement aux couleurs passées et des gants de handball. Il se laissa tomber sur le banc d'en face avec une grimace ironique. « Mais je me demande si l'adjudant-chef se rend bien compte du nombre de frustrations que vous étiez en train de passer sur elle. » Honor le regarda plus attentivement avant de soupirer. « Je n'ai jamais rien pu vous cacher, n'est-ce pas, amiral? — Je n'irais pas aussi loin. Disons simplement que je vous connais assez pour savoir ce que vous pensez de nos hôtes. » Honor plissa le nez en signe d'assentiment et s'assit aux côtés de Nimitz tout en tapotant d'un air absent les petites taches de ming fraîches qui maculaient son gi. La situation ne s'était pas améliorée, surtout depuis que l'ambassade havrienne avait trouvé son rythme. I] n'y avait aucun moyen d'éviter les visites de courtoisie entre l'équipage de ses vaisseaux et leurs hôtes mais, elle le savait, le malaise qu'elle provoquait chez les Graysoniens débordait sur le personnel féminin. Nimitz cessa de ronronner et la gratifia d'un regard dégoûté en saisissant le cours de ses émotions. Selon lui, Honor passait beaucoup trop de temps à s'inquiéter. Il se dressa donc pour lui mordiller l'oreille en guise de réprimande, mais Honor le connaissait aussi bien que lui la connaissait : elle l'intercepta d'une main et le déposa sur ses genoux afin de protéger son oreille. « Je suis désolée, amiral. Je sais combien il est important que nous maîtrisions tous nos humeurs — Dieu sait que je l'ai assez répété à tout le monde ! — mais c'était sans compter sur ma propre fureur. Ils sont si... si... — Obtus ? Sectaires ? suggéra Courvosier. — Les deux, soupira Honor. Amiral, il suffit que j'apparaisse pour qu'ils se taisent. On dirait que je les lyophilise ! — Est-ce très juste envers l'amiral Yanakov ? » demanda gentiment son vieux mentor. Honor haussa les épaules d'un air irrité. — Non, sans doute pas, mais il est presque pire. Les autres me regardent comme si j'étais un microbe répugnant, mais lui se donne tellement de mal pour avoir l'air naturel que ça ne fait que souligner son malaise. Et l'idée que ces hommes se moquent de l’exemple de leur commandant en chef me met dans une rage telle que je pourrais tous les étrangler ! » Elle baissa les épaules et soupira de nouveau, plus lourdement cette fois. « Peut-être aviez-vous raison quant au choix des officiers supérieurs pour cette opération, amiral. Le fait que je suis une lemme semble leur rester en travers de la gorge. — Peut-être. » Courvosier s'adossa contre le mur et croisa les bras. « Mais que ce soit ou non le cas, vous êtes un officier de la Reine. II faudra bien un jour qu'ils aient affaire à des femmes officiers supérieurs et notre mission consiste également à le leur faire comprendre. Autant qu'ils s'y habituent dès maintenant pour éviter les ennuis par la suite. Le ministère était de cet avis, et même si j'aurais sans doute procédé un peu différemment, dans l'ensemble je partage cette analyse. — Pas moi en tout cas », fit lentement Honor. Elle jouait avec les oreilles de Nimitz et fronça les sourcils en regardant ses mains. « Il aurait peut-être mieux valu leur épargner le choc tant que le traité n'était pas en vigueur, amiral. — Foutaises ! répondit Courvosier. Il aurait surtout mieux valu que l'ambassadeur Langtry nous laisse les prévenir que vous étiez une femme, oui ! — Vraiment » Honor secoua la tête. « Je n'en suis pas si sûre, amiral. Peut-être était-ce perdu d'avance : l'Amirauté a tout simplement eu tort de me choisir. À en croire les Havriens, je suis le psychopathe le plus sanguinaire depuis Vlad l'empaleur. Je ne vois pas comment nous aurions pu choisir un officier plus vulnérable à ce genre d'attaque après les événements de Basilic. » Elle se remit à fixer ses mains, caressant la fourrure duveteuse de Nimitz, tandis que Courvosier contemplait en silence sa tête baissée. Puis il haussa les épaules. — Pour tout dire, c'est précisément à cause de Basilic que l'Amirauté vous a choisie, Honor. » Elle leva les yeux sous l'effet de la surprise et il hocha la tête. « Vous savez que j'ai émis quelques réserves, mais les Lords ont pensé — et le ministère aussi — que Grayson verrait ce qui s'est produit là-bas comme un avertissement. Et de la même façon qu'ils m'ont choisi pour mes talents de stratège, ils vous ont sélectionnée pour votre réputation de tacticienne et vos tripes... et parce que vous êtes une femme. Vous deviez être le symbole vivant de la cruauté des Havriens, d'une part, et de la qualité de nos officiers féminins, d'autre part — Eh bien, fit Honor, mal à l'aise à l'idée qu'elle avait une "réputation" en dehors de la Flotte, je pense qu'ils ont fait le mauvais choix, amiral. Ou plutôt, je crois que Havre l'a retourné contre eux. Je suis un handicap pour vous. Ces gens ne peuvent pas passer outre mon identité pour m'envisager sereinement. — Je pense que ça va changer, répondit calmement Courvosier. Cela prendra peut-être du temps, mais personne ne m'a fixé de date limite avant notre départ. — Je le sais, » Honor fit rouler Nimitz sur le dos pour lui caresser le ventre puis elle se redressa, posa les deux pieds sur le sol et planta sereinement son regard dans celui de l'amiral. « Toutefois, je pense que je devrais me retirer de l'équation. Du moins tant que vous n'avez pas réellement amorcé les discussions. — Vraiment ? » Courvosier prit un air interrogateur et elle hocha la tête. — Vraiment. En fait, je me dis que c'est la décision la plus sage depuis que Yanakov et ses hommes sont montés à bord pour vous saluer. C'est pour cette raison que je n'ai pas directement envoyé Alice et Alistair vers Casca comme j'en avais eu l'intention. — J'y avais pensé. » L'amiral la regarda calmement. « Vous envisagez d'emmener vous-même les autres navires marchands à Casca ? » Elle acquiesça. « Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, Honor. Les Graysoniens pourraient le prendre comme un aveu d'impuissance„ comme la preuve qu'une "simple" femme tu ne peut pas supporter la pression. — C'est possible. Mais je ne vois pas comment cela pourrait provoquer plus de réactions négatives que ma présence ne semble en générer. Si j'emmène l'Apollon avec moi jusqu'à Casca, Jason Alvarez se retrouvera aux commandes. Il ne semble pas rencontrer de problèmes avec ses homologues, à l'exception de ceux qui le prennent pour une femmelette qui obéit à mes ordres. Peut-être à mon retour aurez-vous assez progressé avec ces gens pour que ma seule présence ne mette pas l'alliance en danger. — Je ne sais pas... » Courvosier se pinça la lèvre. « Si vous prenez l'Intrépide et l'Apollon, notre "démonstration de force" va devenir bien pâle. Vous y avez songé? — Oui, amiral, mais ils ont déjà vu les deux vaisseaux et ils savent que nous reviendrons. Cela devrait suffire, je pense. Et je ne suis pas la seule femme qu'ils aient en travers de la gorge : Alice est commandant en second de cette mission – cela fait deux femmes plus gradées que tous nos officiers masculins. » Elle secoua la tête. « Mieux vaut nous mettre hors de votre chemin pour un temps, amiral. » Courvosier n'était pas convaincu mais elle le regarda d'un air presque suppliant et il vit la tristesse empreinte de désespoir qui se cachait derrière ses yeux noisette. Il savait combien l'attitude des Graysoniens la blessait, et pas seulement parce qu'elle était injustifiée. Il l'avait regardée ravaler sa colère, s'asseoir sur ses humeurs et se forcer à rester agréable envers des gens qui la considéraient – au mieux – comme une bête curieuse. Il la savait absolument convaincue de dresser par sa seule présence un obstacle aux négociations. Elle était peut-être même dans le vrai mais ça n'avait pas d'importance. L'idée de porter, même innocemment, la responsabilité de l'échec d'un traité dont le Royaume avait tant besoin la dévorait de l'intérieur. Elle était mécontente, en colère et plus près du désespoir qu'il ne l'aurait cru. Il ferma les yeux, pesant sa proposition avec tout le soin dont il était capable. Il continuait de penser que ce n'était pas la meilleure chose a faire. Il était officier de la Flotte, pas diplomate de profession, pourtant il savait combien les préjugés influaient sur la perception de la réalité. Ce qu'elle considérait comme un retrait tactique, raisonnable allait sans doute être interprété différemment par le habitants de Grayson. Il y avait trop d'éléments, qui prêtaient autant d'interprétations erronées, pour deviner qui voyait juste Mais lorsqu'il la regarda de nouveau, il comprit soudain qu'Il importait peu de savoir qui avait raison ou tort pour l'instant. On pouvait argumenter dans les deux sens, pourtant Honor était sure d'elle, et si elle restait et que les négociations capotaient, elle s’en voudrait à jamais pour cet échec. « Vous avez toujours l'intention de prendre le Troubadour avec vous ? demanda-t-il enfin. — Je ne sais pas... » Elle se frotta le nez. « Je me disais que je devrais au moins vous laisser les deux boîtes de conserve pour faire acte de présence si je retire les croiseurs, amiral. — Je ne pense pas qu'un simple contre-torpilleur fasse une grosse différence à cet égard. Et vous aviez raison au début : vous aurez besoin de quelqu'un pour jouer les éclaireurs si les rapports concernant les activités de piraterie sont exacts. — Je pourrais me servir de l'Apollon... « commença Honor. Mais il secoua la tête. » Vous pourriez, mais ce serait peut-être un peu trop voyant de retirer précisément les deux vaisseaux commandés par des femmes pour laisser ceux qui sont aux mains d'un homme, vous ne croyez pas ? » Honor pencha la tête, réfléchissant à sa question, puis elle eut un signe d'assentiment. Vous n'avez peut-être pas tort. » Elle prit une longue inspiration Les mains immobiles sur la fourrure de Nimitz, elle croisa I veau le regard de l'amiral. «J'ai votre permission alors, .amiral? — D'accord, Honor, soupira-t-il en lui souriant tristement. Allez y, partez, mais pas question de lambiner en route pour retarder votre retour, jeune fille ! Vous devez être revenue dans onze jours, pas un de plus. Si je ne peux pas mettre ces barbares sectaires au pas d'ici là, qu'ils aillent au diable ! — À vos ordres, amiral! » Honor lui sourit, clairement soulagée, plis elle regarda Nimitz. « Et... merci », ajouta-t-elle tout « Regardez ça, commandant. » Le capitaine de frégate Theisman posa son bloc mémo sur ses genoux et fit pivoter son fauteuil de commandement pour faire face à son second. Il haussa un sourcil en découvrant les sources d'impulsion qui rougeoyaient sur le visuel tactique principal. « C'est fascinant, Allen. » Il quitta son fauteuil et s'approcha de son second. « Nous avons une identification ferme de ces vaisseaux ? — Pas tout à fait, mais nous les surveillons depuis trois heures aussi loin de Grayson, dans cette direction et avec cette accélération, l'équipe de détection est sûre qu'ils sortent du système, il doit donc s'agir du convoi. Et si c'est le cas, ceux-ci... (cinq points passèrent au vert) sont certainement les transporteurs, tandis que ceux-là... (trois autres points se détachèrent, cramoisis, formant un triangle autour des cinq premiers) composent l'escorte. Et s'il y a trois vaisseaux dans l'escorte, il s'agit probablement des deux croiseurs et de l'une des boîtes de conserve. « Mmmm. » Theisman se caressa le menton. « Tout ce que vous avez, ce sont des sources d'impulsion, vous ne disposez d'aucune indication de masse. Ce pourraient être les deux contre-torpilleurs et le croiseur léger, fit-il remarquer, se faisant l'avocat du diable. Harrington pourrait très bien laisser son propre vaisseau en orbite et envoyer les autres à Casca. — Il y a peu de chances, commandant. Vous savez comme les pirates ont été virulents dans cette région. » Leurs regards st croisèrent avec une lueur d'amusement, mais Theisman secoua la tête. « Al, les Manticoriens sont doués en protection commerciale Soutenu par deux contre-torpilleurs, un seul croiseur léger suffirait à transformer n'importe quel "pillard" en chair à pâté. — Je reste convaincu que celui-ci (l'un des points cramoisis mit à clignoter), c'est l'Intrépide, commandant. Les vaisseaux sont trop loin pour qu'on obtienne une évaluation fiable de leur masse, mais la signature de son impulseur semble plus puissant que celle des deux autres. Je pense qu'Harrington a placé une boite de conserve à l'avant et que les croiseurs ferment la marche pour couvrir les flancs des transporteurs. » Allen s'arrêta et se mit à tirer sur le lobe de son oreille. « Nous pourrions nous approcher et jeter un petit coup d'œil au trafic orbital planétaire pour voir lequel est resté, suggéra-t-il lentement. — Oubliez ça tout de suite, Al. On observe, on écoute et on ne se rapproche surtout pas de Grayson. Leurs capteurs ne valent rien mais on ne sait jamais. Et puis il reste encore un vaisseau manticorien dans les parages. » Le second hocha tristement la tête. Si la République populaire de Havre avait appris une chose à Basilic, c'est bien que Manticore disposait d'une électronique plus performante. À quel point, cela donnait lieu à des débats animés dans le carré des officiers, mais dans la mesure ou le croiseur léger du capitaine Honor Harrington, qui jaugeait quatre-vingt-cinq mille tonnes, avait réussi à détruire un navire-Q de sept millions et demi de tonnes, la prudence suggérait des hypothèses pessimistes. Au moins, de cette fois on éviterait les mauvaises surprises. — Alors que faisons-nous, commandant ? demanda-t-il enfin. — Excellente question, murmura Theisman. Eh bien, nous «savons que certains d'entre eux sont hors de notre chemin. Et s’ils vont à Casca, ils ne seront pas de retour avant dix ou douze jours. » Il se tapota un instant les dents. « Cela nous laisse une fenêtre d'intervention, si les autres dindons savent en profiter. Réveillez la salle des machines, Al. — A vos ordres, commandant. Direction Endicott ou Merle ? — Endicott. Nous devons informer le capitaine Yu – et bien sûr le Glaive Simonds. Un courrier masadien mettrait trop longtemps a leur parvenir, alors je pense que nous allons nous-mêmes leur apporter la nouvelle. — À vos ordres. » Theisman regagna son fauteuil et s'y enfonça en regardant les petits points se déplacer sur le visuel à une accélération de deux cents gravités. L'un après l'autre, les rapports affluaient, signalant les sections parées à appareiller, et il en accusait réception. Toutefois il n'était pas pressé : il voulait s'assurer qu'aucun de ces points cramoisis n'allait faire demi-tour et regagner Grayson. Il patienta presque trois heures, jusqu'à ce que les vaisseaux manticoriens aient atteint quarante-quatre mille km/s, franchi l'hyperlimite et disparu du champ de ses capteurs gravitiques. — Parfait, Al. Emmenez-nous loin d'ici », fit-il alors, et le Principauté, contre-torpilleur masadien de soixante-quinze mille tonnes que les armoiries du carré des officiers identifiaient encore comme étant le PNS Breslau, s'éloigna en catimini de l'astéroïde derrière lequel il était resté caché. Les capteurs passifs du navire jouaient devant lui le même rôle que les moustaches d'un chat. Theisman se força à se détendre dans son fauteuil, affichant un air serein. Pour tout dire, le Principauté ne courait guère de risques : aucun vaisseau de la flotte graysonienne n'était capable de le rattraper ni de lui faire face, et malgré l'intense activité minière qui régnait dans la ceinture d'astéroïdes, les bâtiments d'extraction tendaient à se regrouper dans les zones où les astéroïdes eux-mêmes étaient nombreux. Le Principauté évitait ces endroits comme la peste, progressant à une allure ridicule par rapport à ses capacités, car les capteurs des Graysoniens avaient beau être rudimentaires et à faible portée, il y avait au moins un navire de guerre moderne en orbite autour de la planète et Theisman n'avait pas l'intention de se faire repérer par celui-là. Leur détection pourrait avoir des conséquences dramatiques pour les plans de Havre... sans parler d'un autre problème plus immédiat, à savoir que le capitaine Yu enfilerait sans doute ses testicules comme les perles d'un collier s'il trahissait leur présence. L'opération prit de longues heures pénibles, mais le vaisseau finit par s'éloigner assez de Grayson pour augmenter sa vitesse et s'écarter du plan de la ceinture d'astéroïdes. Les capteurs gravitiques du Principauté détecteraient tout bâtiment civil bien avant qu'il se trouve à portée de radar et bien avant d'être lui-même visible — ce qui lui laisserait tout le temps de couper ses moteurs. Il prenait rapidement de la vitesse en se dirigeant vers l'extérieur du système. Il devait se trouver au moins à trente minutes-lumière de la planète avant d'opérer sa translation vers l'hyperespace, assez loin pour que son empreinte hyper reste indécelable, et Theisman se détendit avec un soupir silencieux en constatant qu'une fois de plus il s'en était allé discrètement. Maintenant, il ne restait plus qu'à voir ce que le capitaine Yu — et le Glaive Simonds, bien sûr — ferait de cette information. CHAPITRE HUIT « Merci d'être venu, amiral Courvosier. » L'amiral Yanakov se leva pour accueillir son invité, qui haussa les sourcils en apercevant les deux femmes assises à table, car la richesse de leur toilette et de leurs bijoux les identifiait comme deux des épouses de Yanakov. Or une femme ne devait pas apparaître lors d'un dîner privé, à moins que les invités ne soient les plus proches amis de leur mari, et Yanakov savait que Courvosier connaissait cet usage... ce qui faisait de leur présence Co un message. « Merci de m'avoir invité », répondit Courvosier, ignorant les femmes comme le demandait l'étiquette car personne ne les lui avait présentées. Mais, évidemment... « Permettez-moi de vous présenter mes épouses, reprit Yanakov. Voici Rachel, ma première femme. » La femme assise à sa droite sourit en croisant le regard du Manticorien avec une franchise qui le surprit. « Rachel, voici l'amiral Raoul Courvosier. — Bienvenue dans notre foyer, amiral. » A l'image de son sourire, sa voix était douce et assurée. Elle tendit la main. Personne n'avait expliqué à Courvosier comment on saluait la femme d'un officiel graysonien mais il n'avait pas passé sa vie au service de La Reine pour rien : il se pencha sur la main offerte et l'effleura des lèvres. « Merci, madame Yanakov. Je suis très honoré. » Le baisemain lui fit ouvrir de grands yeux mais elle n'eut aucun mouvement de recul ni signe de gêne. De fait, elle sourit de nouveau comme il lâchait sa main, qu'elle posa sur l'épaule de l'autre épouse présente. « Puis-je vous présenter Anna, la troisième femme de Bernard ? » Anna leva la tête en souriant elle aussi et tendit la main pour qu'il l'embrasse à son tour. « Ma sœur Esther m'a demandé le vous présenter ses excuses, amiral », reprit Rachel, et Courvosier se souvint à temps que toutes les épouses d'un foyer graysonien se donnaient le nom de sœur. « Elle a attrapé un virus et le docteur Howard veut qu'elle garde le lit. » Le gracieux sourire de Rachel s'élargit cette fois davantage. «Je vous assure que, sans cet incident, elle aurait été présente. Comme nous toutes, elle attendait impatiemment de faire votre connaissance. » Courvosier se demanda s'il serait bienvenu d'exprimer le désir de rencontrer Esther à une autre occasion. L'idée semblait assez inoffensive mais les hommes de Grayson étaient jaloux de leurs femmes. Mieux valait se contenter d'une formule qui éviterait tout impair. « Dites-lui, je vous prie, combien je suis désolé que la maladie l’ait empêchée de venir. — je n'y manquerai pas », répondit Rachel avant de l'inviter d’un geste gracieux à prendre place sur la quatrième chaise. Elle agita une clochette tandis que Courvosier s'asseyait et des femmes silencieuses et efficaces – des jeunes filles plutôt, se reprit-il en se rappelant que ces gens n'avaient pas accès au prolong entrèrent avec empressement, portant des plateaux de hors-d’œuvre. « Je vous en prie, ne vous privez pas, amiral, fit Yanakov tandis qu'on déposait un plateau devant son invité. Ces légumes proviennent des fermes orbitales et leur taux de métaux lourds est aussi faible que celui des cultures de Manticore ou de Sphinx. » Courvosier hocha la tête mais il se garda bien de se jeter sur son assiette. Il attendit le départ des domestiques puis inclina respectueusement la tête tandis que Yanakov récitait un court bénédicité. La cuisine de Grayson évoquait à Courvosier des saveurs orientales de la vieille Terre et de celles qu'il aurait pu rencontrer en Nouvelle Toscane, sur Manticore. Ce repas était succulent. Le chef cuisinier de Yanakov valait bien cinq étoiles au guide Cosmo, et la conversation à table ne ressemblait à rien de ce qu'il avait imaginé. Yanakov et ses officiers — tous les Graysoniens, en fait — s'étaient montrés si raides et si peu naturels, voire ouvertement méprisants, en présence d'officiers féminins qu'il s'était représenté une vie familiale austère et sans humour, dans laquelle on voyait peu les femmes et on les entendait encore moins. Or Rachel et Anna Yanakov étaient éloquentes et pleines de vie. On ne pouvait ignorer l'affection qu'elles portaient à leur mari, d'ailleurs Yanakov lui-même était un homme complètement différent : il franchissait enfin les limites de la formalité pour se révéler confiant et à l'aise dans ce cadre familier. Courvosier ne doutait pas que cette soirée fût destinée, du moins en partie, à lui montrer la face plus humaine de Grayson, pourtant il sentit sa tension se relâcher dans cette atmosphère accueillante et sincère. Une musique douce passait en fond sonore. L'air, d'un genre inhabituel pour Courvosier (la musique classique de Grayson puisait sa source dans un genre appelé country »), était curieusement animé malgré sa tristesse latente. La salle à manger était vaste, même d'après les critères planétaires manticoriens. Sous le plafond haut et voûté, des tentures murales qui ressemblaient à des tapisseries côtoyaient des peintures à l'huile à l'ancienne mode. Elles représentaient essentiellement des thèmes religieux mais aussi des paysages à la beauté douce-amère et obsédante qui évoquaient un sentiment de perte, comme des fenêtres ouvert sur le pays des elfes, comme si les hommes qui peuplaient le monde ne devaient jamais s'approprier cette beauté. Et entre deux de ces paysages languissants se découpait ni immense baie vitrée... hermétiquement scellée dans son cadre dotée de deux épaisseurs de verre. Un conduit de filtration d’air débouchait juste en dessous. Courvosier frémit intérieurement. Cette fenêtre offrait un panorama stupéfiant : des montagnes sauvages, couronnées de neige et parées d'une verdure luxuriante, qui l'invitaient à jeter au loin ses bottes pour accourir à leur rencontre, pieds nus dans l’herbe bleu-vert. Pourtant la fenêtre était à jamais scellée contre cette éventualité et, précaution supplémentaire, un masque filtrant fourni par l'ambassade pendait à la taille de Courvosier dans un étui discret. Il n'en aurait pas besoin, lui avait assuré l’ambassadeur, tant qu'il limiterait ses séjours sur la planète... à moins que le taux de poussière atmosphérique n'augmente. Et dire que la famille de son hôte vivait là depuis neuf siècles, dans un environnement par bien des aspects plus dangereux que tout habitat spatial. Il fit un effort pour se détourner de la baie vitrée et se mit à siroter son vin. Quand il releva les yeux, il croisa le regard et pensif de Yanakov. Le repas prit fin, Rachel et Anna se retirèrent sur un gracieux au revoir., et un nouveau domestique — un homme cette fois — versa du brandy dans de petits verres de dégustation. « J'espère que vous avez apprécié ce dîner, amiral ? dit Yanakov en faisant délicatement passer son verre sous son nez. — Il était exquis, amiral Yanakov, tout comme les convives. » Courvosier eut un sourire. » je suis sûr, d'ailleurs, que les convives se voulaient exquis, ajouta-t-il lentement. — Touché », murmura Yanakov en souriant en retour. Il posa son verre avec un soupir. « À vrai dire, amiral, cette invitation était en quelque sorte une façon de vous présenter mes excuses. Nous vous avons bien mal traités, notamment vos officiers féminins. » Il avait utilisé l'adjectif avec une hésitation infime, nota Courvosier. « Je voulais vous montrer que nous ne sommes pas complètement barbares. Ni que nous ne gardons pas nos femmes en cage. » Courvosier fit la moue, au ton sec de son interlocuteur mais il gouta son brandy avant de répondre; lorsqu'il parla, sa voix était égale. « J'apprécie ce geste, amiral Yanakov. Mais franchement, ce n'est pas à moi que vous devez des excuses. » Yanakov rougit, mais il hocha la tête. « Je m'en rends bien compte, cependant vous devez comprendre que nous tâtonnons encore dans ce domaine. Selon les usages de Grayson, il serait parfaitement inconvenant de ma part d'inviter une femme chez moi sans son protecteur. » Il rougit plus encore en voyant le sourcil interrogateur de Courvosier. « Bien sûr, je sais que vos femmes n'ont pas de "protecteur" comme les nôtres. D'un autre côté, je dois prendre en compte la réaction qu'aurait mon propre peuple - mes subalternes et les délégués à la Chambre - si je violais aussi ouvertement les usages. Et pas seulement leur réaction à mon égard mais aussi vis-à-vis de vos officiers pour avoir accepté l'invitation. C'est pourquoi je vous ai invité, vous que mon peuple considère plus ou moins comme le protecteur de tout le personnel féminin de votre délégation. — Je comprends. » Courvosier but une nouvelle gorgée du brandy. «Je comprends, en effet, et j'apprécie réellement. Je me ferai également un plaisir de transmettre vos excuses - très discrètement, bien sûr - à mes officiers. — Merci. » Le soulagement et la gratitude de Yanakov étaient évidents. « Il y a des gens sur cette planète qui s'opposent à l'idée même d'une alliance avec Manticore. Certains craignent qu'une culture étrangère ne nous contamine, d'autres ont peur qu'une telle alliance ne nous attire les foudres de Havre au lieu de nous en préserver. Le Protecteur Benjamin et moi-même ne somme pas de ceux-là. Nous sommes trop conscients de ce que cette alliance pourrait nous apporter, et pas seulement sur le plan militaire. Pourtant, il semble que nous ayons tout fait de travers depuis votre arrivée. Nos erreurs ont creusé des gouffres entre nous, et l'ambassadeur Masterman s'est empressé de les élargir.» Je le regrette profondément, amiral Courvosier, et avec moi le Protecteur Benjamin. D'ailleurs, il m'a expressément chargé de vous exprimer ses regrets, en tant qu'homme et en tant que chef du gouvernement de Grayson. — Je comprends », répéta Courvosier, beaucoup plus doucement, tandis qu'un frisson le traversait. Il venait d'entendre l'aveu l'intérêt le plus franc hasardé jusque-là, une ouverture dont il savait que Yanakov voulait le voir se saisir, pourtant elle lui laissait un goût amer dans la bouche. Il appréciait la plupart des Graysoniens qu'il avait rencontrés - pas tous, certes, mais la plupart -malgré leur attitude réservée et leurs usages sociaux pointilleux. Toutefois, si reconnaissant fût-il de cette ouverture, il ne pouvait oublier qu'elle se présentait alors qu'Honor était partie depuis un jour a peine. « Amiral Yanakov, reprit-il finalement, dites au Protecteur Benjamin que j'apprécie profondément son message et que, au nom de ma reine, je me réjouis de la perspective d'une alliance que nous espérons tous. Mais je dois également vous dire, amiral, que la façon dont vos subalternes se sont conduits envers le capitaine Harrington est inexcusable aux yeux de Manticore. » Yanakov s'empourpra de nouveau, plus nettement qu'avant, mais, il resta sans bouger, invitant clairement son hôte à continuer. Courvosier se pencha donc vers lui de l'autre côté de la table. « Je ne suis en aucun cas le "protecteur" du capitaine Harrington, amiral. Elle n'en a pas besoin et, pour tout dire, elle serait vexée qu'on puisse le penser. C'est l'officier le plus dévoué et le plus courageux qu'il m'ait jamais été donné de connaître, et son grade, à un âge très précoce pour un ressortissant de notre royaume -- est une indication de la haute estime dans laquelle sa hiérarchie la tient. Mais si elle n'a pas besoin de la protection de quiconque, c'est néanmoins mon amie. Une amie très chère, une étudiante que je considère comme la fille que je n'ai jamais eue, et la façon dont elle a été traitée est une insulte à notre Flotte tout entière. Son professionnalisme et sa discipline seuls l'ont empêchée d'y répondre, mais je vous dis maintenant, amiral, qu'à moins que votre peuple - ou du moins votre personnel militaire - ne parvienne à la traiter comme l'officier de la Reine qu'elle est et non comme une bête curieuse, les chances qu'une coopération authentique s'établisse entre Grayson et Manticore sont extrêmement réduites. Le capitaine Harrington se trouve être la meilleure de nos officiers féminins, mais elle est loin d'être notre seule femme soldat. — Je le sais. » La réponse de Yanakov était presque un murmure. Il s'accrochait à son verre de brandy. « Je m'en suis rendu compte avant même votre arrivée, et je nous croyais prêts à gérer la situation. Je me croyais prêt. Mais ce n'était pas le cas et le départ du capitaine Harrington est pour moi une source de honte. Je comprends bien que c'est notre conduite qui l'explique, quelle que soit la version officielle. C'est ce qui m'a... poussé à vous inviter ce soir. » Il prit une profonde inspiration et croisa le regard du Manticorien. «Je ne vais pas essayer de nier tout ce que vous venez de dire, amiral Courvosier. Je l'accepte et je vous donne ma parole que je vais faire de mon mieux pour résoudre ce problème. Mais je doit également vous prévenir que ce ne sera pas facile. — Je sais bien. — Oui, mais vous ne comprenez peut-être pas tout à Lui pourquoi. » Yanakov eut un geste vers la fenêtre et les montagnes qui s'assombrissaient. Le soleil couchant teintait de sang les pics enneigés et les arbres bleu-vert se dessinaient en noir. « Ce monde n'est pas tendre pour ses femmes, fit-il doucement. À notre arrivée, la colonie comptait quatre femmes pour un homme car l'Église de l'Humanité avait toujours pratiqué la polygamie... et ce n'était pas plus mal. » II s'arrêta et but une gorgée de brandy, puis il soupira. « Nous avons eu presque mille ans pour nous adapter à environnement et mon organisme tolère les métaux lourds tel que l'arsenic et le cadmium beaucoup mieux que le vôtre, mais regardez-nous. Nous sommes petits et secs, nous avons de mauvaises dents, des os fragiles et une espérance de vie d'à peine soixante-dix ans. Nous surveillons quotidiennement la toxicité de nos terres agricoles, nous distillons chaque goutte d'eau avant de la boire et pourtant nous continuons à souffrir de dommages neurologiques massifs, de retards mentaux, et nos enfants naissent avec des tares. Même l'air que nous respirons est notre ennemi : la troisième cause de décès sur notre planète est le cancer du poumon - le cancer du poumon ! Dix-sept siècles après que Lao Than eut mis au point son vaccin ! Et nous devons faire face a tout cela, amiral, tous ces problèmes de santé, malgré neuf cent ans - presque un millénaire - d'adaptation. Avez-vous la moindre idée de ce que la vie pouvait être pour les colons de la première génération ? Ou de la deuxième ? » Il secoua tristement la tête, les yeux fixés sur son verre. A la première génération, deux nourrissons sur trois étaient mort-nés. Des enfants nés vivants, la moitié souffraient de difformations trop graves pour survivre à la petite enfance, et notre propre survie était si précaire qu'il n'y avait aucun moyen de consacrer nos ressources à les maintenir en vie. Nous avons donc pratiqué l'euthanasie et les avons "renvoyés dans la maison du seigneur» Il leva les yeux; ses mains se tordaient de douleur. « Depuis, ce souvenir nous hante, et cela ne fait pas si longtemps, que nous avons cessé d'euthanasier les bébés nés avec des anomalies mineures corrigibles. Je peux vous montrer les cimetières, les rangées entières de noms d'enfants, les plaques anonymes qui ne portent que des dates. Mais il n'y a pas de tombes. Même aujourd'hui, il n'y en a pas. Les traditions de nos débuts ont la vie trop dure pour cela, et les premières générations avaient un besoin trop pressant de sol pour porter les récoltes terrestres, Il sourit, et la douleur s'atténua légèrement. « Nos coutumes sont différentes des vôtres, certes, mais aujourd'hui nos morts donnent vie à des jardins du souvenir et non plus à des potagers ou des champs de maïs et de haricots. Un jour je vous montrerai le jardin Yanakov. C'est un endroit très... paisible. » Mais c'était différent du temps de nos pères fondateurs, et le coût émotionnel était terrible pour ces femmes qui perdaient bébé après bébé; qui voyaient enfant après enfant tomber malade et mourir, mais qui n'avaient pas d'autre choix que de concevoir encore et encore, même au prix de leur propre vie, si la colonie voulait survivre... » Il secoua de nouveau la tête. Tout aurait pu être différent si nous n'avions pas été une société aussi patriarcale, mais notre religion nous enseignait que les hommes devaient prendre soin des femmes et les guider, que les femmes étaient plus faibles et moins résistantes, et nous ne pouvions pas les protéger. Nous ne pouvions pas nous protéger nous-mêmes, mais le prix qu'elles payaient étaient tellement plus lourd que le nôtre... et c'était nous qui les avions amenées là. » Yanakov s'appuya sur le dossier de sa chaise et agita vaguement la main devant lui. Les lumières n'étaient pas allumées et Courvosier entendit la douleur qui imprégnait sa voix dans l'obscurité grandissante. « Nous étions des fanatiques religieux, amiral Courvosier, sinon nous ne nous serions pas retrouvés là. Certains d'entre nous le sont encore, pourtant je nous soupçonne pour la plupart de ne plus vraiment avoir le feu sacré – il s'est peut-être adouci. Mais à l'époque nous étions des fanatiques, sans aucun doute, ci certains des pères fondateurs ont accusé leurs femmes d'être responsables de la situation parce que, selon moi, c'était bien plus facile que de saigner à leur place. Et bien sûr eux aussi souffraient lorsque leurs fils et leurs filles mouraient. Ils ne pouvaient pas accepter cette douleur, sinon ils auraient simplement abandonné la lutte et seraient morts à leur tour, alors ils l'ont intériorisée et transformée en colère – une colère qu'ils ne pouvaient pas diriger contre Dieu et qui ne pouvait donc trouver qu'une seule cible. — Leurs femmes, murmura Courvosier. — Exactement, soupira Yanakov. Comprenez-moi bien, amiral. Les pères fondateurs n'étaient pas des monstres, et je ne cherche pas d'excuses à mon peuple. Nous ne sommes rien d'autre que le produit de notre passé, tout comme votre propre peuple. Ceci est la seule culture, la seule société que nous ayons jamais connues, et nous les mettons rarement en doute. Je m'enorgueillis de ma connaissance de l'histoire, mais à dire vrai je n'avais jamais fait une telle analyse avant d'avoir à affronter les différences qui nous séparent, et je crains que peu de Graysoniens creusent jamais assez profondément pour comprendre comment et pourquoi nous sommes devenus ce que nous sommes. Est-ce différent chez vous ? — Non. Absolument pas. — C'est bien ce que je pensais. Mais ces premiers temps Durent terribles pour nous. Même avant la mort du révérend Grayson, les femmes étaient déjà traitées en biens mobiliers plus qu'en épouses. Le taux de mortalité était aussi élevé parmi les hommes, or nous étions moins nombreux dès le départ. Et puis la biologie nous a joué un autre mauvais tour. À la naissance, tous avions trois fois plus de filles que de garçons, donc si nous voulions arriver à une population viable, tout père potentiel devait commencer à procréer le plus tôt possible et répandre ses gènes aussi largement que possible avant que Grayson le tue. C'est ainsi que se sont développés nos foyers. Et comme ils se développaient, la famille a pris une importance vitale et l'autorité du patriarche s'est faite absolue. C'était une condition à la survie qui ne cadrait que trop bien avec nos conceptions religieuses. Au bout d'un siècle, les femmes n'étaient même plus des personnes, plus vraiment. Elles étaient devenues des biens, des reproductrices, la promesse que l'homme perdurerait dans un monde qui lui offrait une espérance de vie inférieure à quarante ans de labeur exténuant. Et nos efforts en vue de créer une société pieuse ont institutionnalisé cette situation. » Yanakov se tut à nouveau et Courvosier examina son profil qui se découpait sur le coucher de soleil couleur sang. C'était un aspect de Grayson qu'il n'avait même jamais imaginé, et il en avait honte. Il avait condamné leur étroitesse d'esprit pour se féliciter de sa propre tolérance cosmopolite, et pourtant sa conception de leur culture s'était révélée aussi réductrice que leur vision des usages de Manticore. Il n'avait pas besoin qu'on lui dise que Bernard Yanakov était un représentant exceptionnel de cette société, que bien trop de Graysoniens n'envisageraient pas une seconde de remettre en cause l'ascendant de droit divin qu'ils exerçaient sur les femmes de leur entourage. Mais Yanakov était tout aussi réel que ces autres, et Courvosier soupçonnait que l'âme de Grayson s'exprimait par sa voix. Il y avait bien des Manticoriens qui ne valaient pas la peine qu'on se donne du mal pour eux, mais ils ne représentaient pas la vraie Manticore. C'étaient des gens comme Honor Harrington qui incarnaient Manticore. Des gens qui rendaient le Royaume meilleur que lui-même ne l'aurait rêvé, qui le forçaient à se montrer à la hauteur de ses idéaux parce qu'eux y croyaient et poussaient d'autres gens à y croire aussi. Et peut-être que les gens comme Bernard Yanakov incarnaient la véritable Grayson, se dit-il. Yanakov finit par se redresser, puis il passa la main sur un rhéostat. La lumière se fit, chassant l'obscurité, et il se tourna vers son invité. «  Après les trois premiers siècles, la situation avait changé. Nous avions perdu une immense partie de notre technologie, bien sûr. Le révérend Grayson et les premiers Anciens l'avaient prévu – et ils avaient délibérément laissé derrière eux les professeurs et les manuels, l'élément essentiel qui aurait entretenu notre connaissance des sciences physiques. Nous avons eu de la chance que l'Église n'ait pas considéré la biologie avec la même méfiance, mais dans ce domaine aussi nous manquions désespérément de spécialistes. Contrairement à la colonie de Manticore, personne ne savait où nous étions, et personne ne s'en préoccupait. Et pour cette raison aucun navire doté de voiles Warshawski ne s'est arrêté ici avant environ sept cents ans. Notre vaisseau a quitté la vieille Terre cinq cents ans avant celui des fondateurs de Manticore, donc nous avions un handicap technologique de cinq siècles, et nul n'est venu nous enseigner les technologies qui auraient pu nous sauver. Le simple fait que nous ayons survécu est la preuve la plus claire de l'existence d'un dieu, amiral Courvosier, mais nous sommes revenus à zéro. Nous n'avions que des lambeaux de connaissances, et lorsque nous avons commencé de nous en servir, nous nous sommes retrouvés face au pire danger de tous : le schisme. — Entre les Fidèles et les Modérés, fit doucement Courvosier. — Précisément. Les Fidèles, qui s'accrochaient aux doctrines d'origine de l'Église et maudissaient la technologie. » Yanakov se mit à rire sans joie. Même pour moi, il est difficile d'imaginer comment on pouvait tenir un tel discours, alors je ne crois pas que ce soit possible pour quelqu'un venu de l'extérieur. Depuis l'enfance, ma survie a toujours dépendu de notre technologie, si arriérée soit-elle par rapport à la vôtre. Comment des gens si près de l'extinction pouvaient-ils croire au nom de Dieu qu'Il leur demandait de vivre sans ses apports ? » Mais c'est ce qu'ils ont fait, du moins au début. Les Modérés, d'un autre côté, pensaient que notre situation correspondait au Déluge de notre foi, un désastre qui devait enfin clarifier la volonté de Dieu. Ce qu'Il exigeait de nous, c'était de développer un mode de vie où la technologie serait utilisée comme Il l'avait voulu : au lieu de dominer l'homme, elle l'aurait servi. » Même les Fidèles ont fini par accepter cette idée, mais l’hostilité existait déjà et les factions se sont de plus en plus éloignées. Pas sur la question de la technologie cette fois, mais sur celle de la piété, et là les Fidèles se montraient plus que conservateurs. Ce sont devenus des extrémistes réactionnaires : ils ont taillé la doctrine de l'Église à la mesure de leurs préjugés. Vous trouvez barbare la façon dont nous traitons nos femmes... Avez-vous jamais entendu parler de la doctrine de la Seconde Chute ? » Courvosier répondit par un signe de tête négatif et Yanakov soupira. « Elle est née de la pensée des Fidèles, en quête de la volonté de Dieu, amiral. Saviez-vous qu'ils considèrent le Nouveau Testament comme une hérésie parce que l'avènement de la technologie sur Terre "prouve" que le Christ ne pouvait pas être le vrai Messie ? » Cette fois Courvosier hocha la tête; le visage de Yanakov était sombre. « Eh bien, ils sont allés encore plus loin. Selon leur théologie, la responsabilité de la première Chute, celle de l'Éden à la Terre, incombait à Ève, et nous avions donc créé ici une société où la femme n'avait même plus le statut de personne. Les Modérés voyaient en ce qui nous était arrivé notre version du Déluge, ils croyaient - comme nous le faisons encore aujourd'hui - que Dieu éprouvait notre foi, mais de leur côté les Fidèles étaient persuadés que Dieu ne nous avait jamais destinés à faire face à l'environnement de Grayson. Qu'Il l'aurait transformée en un nouvel Éden si nous n'avions pas péché après notre arrivée. Comme Ève avait commis le premier péché, pour eux les filles d'Eve portaient la responsabilité de ce nouveau péché, la cause de notre Seconde Chute. Cela justifiait la façon dont ils traitaient leurs femmes et leurs filles, et ils exigeaient que nous l'acceptions tous, tout comme ils exigeaient que nous appliquions leurs lois alimentaires et la lapidation. » Bien sûr les Modérés s'y sont opposés, et la haine entre les factions a grandi jusqu'à déboucher, comme vous le savez, sur une guerre civile. Une guerre terrible, amiral Courvosier. Les Fidèles n'étaient qu'une minorité et leurs rangs ne comptaient que peu de véritables fanatiques, pourtant ceux-là ne montraient aucune pitié. Ils avaient la certitude que Dieu était de leur côté. Tout ce qu'ils faisaient, ils le faisaient en son nom, et tous ceux qui s'opposaient à eux - des hommes forcément vils et mauvais-ne méritaient pas de vivre. Nous étions encore loin d'avoir reconstitué une base technologique avancée mais nous savions produire des armes, des tanks et du napalm - et, bien sûr, les Fidèles avaient fabriqué une arme apocalyptique en dernier recours. Nous ignorions tout de son existence jusqu'à ce que Barbara Bancroft, la femme de leur meneur le plus extrémiste, décide que les Modérés devaient savoir. Elle est passée de notre côté - elle s'est retournée contre tout ce en quoi les Fidèles croyaient - pour nous prévenir; mais son courage a amené son lot de nouvelles tragédies. » Yanakov planta ses yeux dans son verre de brandy. « Barbara Bancroft est... eh bien, je suppose qu'on pourrait l'appeler notre "héroïne nationale". Notre planète lui doit la vie. C'est notre Jeanne d'Arc, notre Dame du Lac, dotée de toutes les vertus que nous chérissons dans nos femmes : aimante, attentionnée, prête à risquer sa vie pour sauver celle de ses enfants. Mais c'était aussi un idéal, une figure mythique dont le courage et la solidité ne pouvaient être exigés d'une femme "ordinaire". Nous l'avons fait cadrer avec nos préjugés, pourtant aux yeux des Fidèles, celle que nous appelons la Mère de Grayson est le symbole même de la Seconde Chute, la preuve que toutes les femmes sont par essence corrompues. Ils ont peut-être rejeté le Nouveau Testament mais ils ont leur version de l'Antéchrist, et ils l'appellent la Putain de Satan. « Toutefois, grâce à Barbara Bancroft, nous étions prêts lorsque les Fidèles ont menacé de tous nous détruire. Nous savions que la seule réaction possible était de bannir ces fous, et c'est là, amiral, c'est là que l'univers nous a joué son tour le plus cruel, car nous avions un moyen de le faire. » Il soupira de nouveau et se cala dans sa chaise. « C'est mon propre ancêtre, Hugh Yanakov, qui commandait notre navire colonisateur et il avait essayé de lui conserver au moins une capacité de vol limitée, mais les premiers Anciens avaient détruit les installations cryogéniques dès notre arrivée sur la planète. C'était leur façon de brûler leurs vaisseaux derrière eux et de se livrer, eux et leurs descendants, à leur nouveau monde. Je doute qu'ils l'auraient fait s'ils avaient eu une plus grande culture scientifique. Mais puisque le bâtiment ne pouvait plus nous emmener au loin, notre situation désespérée ne nous laissait pas le choix : nous avons cannibalisé le navire. » Ainsi nous étions là, pour y vivre ou y mourir, et bizarrement nous avions réussi à vivre. Toutefois, à l'époque de la guerre civile, nous avions atteint le stade de connaissances qui nous permettait de construire à nouveau des vaisseaux rudimentaires à propulsion chimique – et bien sûr non hypercapables. Ils étaient beaucoup moins perfectionnés que le bâtiment qui nous avait amenés, ils ne disposaient pas d'installations cryogéniques, mais ils pouvaient faire l'aller-retour vers Endicott en douze à quinze ans. Nous y avions même envoyé une expédition et découvert ce qui est aujourd'hui Masada. » L'inclinaison axiale de Masada est supérieure à quarante degrés et son climat est terriblement rude, comparé à celui de Grayson, mais les hommes peuvent y manger les plantes et les animaux. Ils peuvent vivre sans craindre un empoisonnement au plomb ou au mercure dès qu'ils respirent une poussière. La plupart d'entre nous auraient donné tout ce qu'ils possédaient pour partir là-bas, mais c'était impossible. Nous n'avions pas la capacité nécessaire au déplacement de tant de gens. Mais lorsque la guerre civile a débouché sur la menace d'une poignée de fanatiques qui voulaient faire sauter toute la planète, nous pouvions les déplacer, eux, sur Masada. » Il se remit à rire, d'un rire plus dur et plus triste encore. « Imaginez, amiral. Nous devions les chasser, et la seule planète sur laquelle nous pouvions les exiler valait infiniment mieux que celle où nous autres devions rester ! Ils étaient à peine cinquante mille, et, selon les termes de notre accord de paix, nous les avons équipés aussi généreusement que possible et nous les avons envoyés au loin. Et puis ceux qui restaient se sont évertués à tirer le meilleur parti de Grayson. — Je trouve que vous vous êtes plutôt bien débrouillés, dans ces conditions, fit doucement Courvosier. — Oh, oui. Paradoxalement, j'aime ma planète. Elle fait tout ce qu'elle peut chaque jour pour avoir ma peau, et elle y parviendra tôt ou tard, mais je l'aime. C'est ma maison. Pourtant nous lui devons aussi ce que nous sommes, parce que nous avons survécu, et ce sans perdre la foi. Nous croyons encore en Dieu, nous croyons encore que tout ceci est une épreuve, une purification. Je suppose que vous trouvez cela irrationnel ? » La question aurait pu être caustique mais elle était presque douce. « Non, répondit Courvosier après un instant. Pas irrationnel, je ne suis pas sûr que je pourrais partager votre foi après tout ce que votre peuple a traversé, mais je suppose qu'un Graysonien trouverait ma foi incompréhensible. Nous sommes ce que nos vies – et Dieu – ont fait de nous, amiral Yanakov, et c'est aussi vrai des Manticoriens que des Graysoniens. — C'est un point de vue très tolérant, fit sereinement Yanakov. Un point de vue que bien des gens d'ici, la plupart sans doute, accepteraient difficilement. Pour ma part, je pense que vous avez raison, pourtant c'est toujours la foi qui dicte notre conduite envers nos propres femmes. Oh, nous avons changé au fil des siècles – nos ancêtres ne se disaient pas Modérés pour rien ! – mais nous restons les mêmes. Les femmes ne sont plus des biens, et nous avons imaginé des codes de conduite élaborés pour les protéger et les chérir, en partie en réaction contre les Fidèles, je crois. Je sais que bien des hommes abusent de leurs privilèges, maltraitent leurs épouses et leurs filles, mais l'homme qui insulte une femme en public se fera lyncher sur l'instant, dans le meilleur des cas, et nos femmes sont infiniment mieux traitées que celles des Masadiens. Pourtant elles demeurent légalement et religieusement inférieures. Malgré la Mère de Grayson, nous l'imputons à leur faiblesse : elles supportent trop d'autres fardeaux pour qu'on les force à voter et à posséder des biens... ou à servir dans l'armée. » Il croisa le regard de Courvosier avec un sourire contraint. « Et c'est pour cette raison que votre capitaine Harrington nous effraie tant. Elle nous terrifie, pour tout dire, parce que c'est une femme et que, au fond de nous-mêmes, nous savons que Havre a menti sur les événements de Basilic. Imaginez-vous la menace que cela représente pour nous ? — Pas vraiment, non. Je saisis bien certaines implications mais ma culture est trop différente pour qu'elles m'apparaissent toutes. — Alors comprenez ceci, amiral, s'il vous plaît. Si le capitaine Harrington est un officier aussi remarquable que vous le croyez –et que je le crois –, elle est la preuve que notre conception de la féminité est erronée. La preuve que nous avons tort, que notre religion a tort. La preuve que nous avons passé neuf siècles dans l'erreur. Cette idée ne nous paraît pas aussi terrible que vous pourriez le penser : après tout, nous avons passé ces mêmes neuf siècles à accepter l'idée que nos pères fondateurs avaient tort, ou du moins pas complètement raison. Je pense que nous pouvons admettre notre erreur, avec le temps. Ce ne sera pas simple, il nous faudra faire face à notre équivalent moderne des Fidèles, mais je persiste à croire que nous pouvons le faire. » Pourtant, si nous l'admettons, que devient Grayson ? Vous avez rencontré deux de mes femmes. Je les aime toutes les trois tendrement, je mourrais pour les protéger, mais votre capitaine Harrington, par sa simple existence, me montre que j'ai fait d'elles des êtres moindres que ce qu'elles auraient pu devenir. Et en vérité, elles sont moins que le capitaine Harrington. Moins capables de son indépendance, d'accepter les responsabilités el les risques. Alors que suis-je censé faire, amiral ? Leur dire de ne plus se soumettre à mon jugement? D'entrer sur le marché du travail? De réclamer leurs droits et d'enfiler le même uniforme que moi? Comment saurai-je à quel moment mes doutes quant a leurs capacités cessent d'être le fruit d'un amour et d'une inquiétude sincères ? Lorsque l'idée qu'elles doivent être rééduquées avant de devenir mes égales cesse d'être une appréciation réaliste des limites de leur éducation pour devenir un sophisme destiné à renforcer le statu quo et à protéger mes droits et mes privilèges ? » Il se tut encore une fois et Courvosier fronça les sourcils. « Je... je ne sais pas. Personne ne peut le savoir à part vous, je suppose. Ou elles. — Tout à fait. » Yanakov avala une grande gorgée de brandy puis posa soigneusement le verre sur la table. « Personne ne peut le savoir – mais la boîte de Pandore est ouverte maintenant... disons entrouverte pour l'instant; pourtant, si nous signons ce traité, si nous nous lions militairement et économiquement à un allié qui traite les femmes comme les égales des hommes, nous allons devoir trouver une réponse, nous tous, les femmes comme les hommes, parce qu'une chose est certaine : nul ne peut transformer la vérité en mensonge simplement parce qu'elle fait mal. Quoi qu'il nous arrive face à Masada ou à la République populaire de Havre, notre traité avec vous va nous détruire, amiral Courvosier. Je ne sais même pas si le Protecteur s'en rend bien compte. Peut-être que oui. Il a été éduqué sur une autre planète, alors peut-être regarde-t-il cela comme le levier qui nous forcera a accepter votre vérité. Non, pas votre vérité, la vérité. » Il se remit à rire, plus librement cette fois, et à jouer avec son verre. « Je pensais que cette conversation serait beaucoup plus pénible, vous savez, dit-il. — Vous voulez dire qu'elle ne l'a pas été ? demanda Courvosier, ironique, et Yanakov étouffa un rire. — Oh si, amiral, oh si ! Mais je pensais que ce serait encore pire» Le Graysonien prit une profonde inspiration et se redressa sur sa chaise, avant de reprendre vivement : « En tout cas, voilà e qui explique notre réaction. J'ai promis au Protecteur d'essayer de vaincre mes préjugés ainsi que ceux de mes officiers et de mes soldats, et je prends mon devoir envers le Protecteur autant au sérieux que vous le vôtre envers votre reine, j'en suis sûr. Je vous jure que nous allons faire cet effort, mais, s'il vous plaît, gardez à l'esprit que je suis mieux éduqué et plus expérimenté que la plupart de mes hommes. Nos vies sont bien plus courtes que les vôtres. Peut-être vos concitoyens atteignent-ils la sagesse tant qu'ils sont assez jeunes pour que ce soit utile ? — Pas vraiment. » Courvosier se surprit à étouffer un rire. « Ils accumulent des connaissances, certes, mais la sagesse semble venir plus difficilement, n'est-ce pas? — Vous avez raison. Mais elle finit par venir, même à des gens rigides et conservateurs comme ceux de mon peuple. Soyez aussi patients avec nous que vous le pourrez, s'il vous plaît – et dites au capitaine Harrington à son retour que je serais honoré qu'elle accepte d'être mon invitée pour dîner. — Avec un protecteur ?» le taquina gentiment Courvosier. Yanakov eut un sourire. « Avec ou sans, comme elle voudra. Je lui dois des excuses personnelles, et j'imagine que le meilleur moyen d'enseigner à mes officiers à la traiter comme elle le mérite reste d'apprendre à le faire moi-même. » CHAPITRE NEUF Endicott, étoile de type K4, brûlait de l'autre côté du hublot panoramique, et la planète Masada se prélassait dans sa chaleur. Endicott était beaucoup moins chaude que le véritable four F6 qui régnait au cœur du système de Yeltsin, mais le rayon orbital de Masada représentait à peine le quart de celui de Grayson. Le capitaine Yu était assis, bras croisés, le menton sur la poitrine. Il contemplait la planète et son étoile tout en regrettant que le gouvernement n'ait pas envoyé quelqu'un d'autre sur cette mission. Par principe, il n'aimait pas les opérations clandestines, mais dans le cas présent, soit ses supérieurs avaient grossièrement sous-estimé la réticence et l'obstination des Masadiens, soit ils avaient menti en lui exposant la situation. Il penchait pour la première hypothèse, pourtant il ne connaîtrait jamais le fin mot de l'histoire. Pas dans la République populaire. De l'extérieur, le reste de la galaxie ne voyait que l'immense sphère que Havre avait conquise. On ne se rendait pas compte de la réelle fragilité de son économie et du besoin impératif d'expansion qu'elle entraînait. On ne se rendait pas non plus compte à quel point les dirigeants de la République populaire étaient devenus calculateurs, cyniques et manipulateurs, même avec leurs propres subalternes, sous la pression de cet impératif. Yu, lui, le comprenait. Il avait une meilleure connaissance de l'histoire que la plupart des officiers de la flotte de la République – meilleure en tout cas que ses supérieurs ne l'auraient souhaité. Il avait failli se faire renvoyer de l'Académie lorsque l'un de ses instructeurs avait découvert sa réserve secrète de textes historiques interdits, remontant à l'époque où la République populaire n'était encore que la République de Havre. Il avait réussi à semer assez de doute sur l'identité du propriétaire des cassettes incriminées pour éviter l'expulsion, mais cette expérience demeurait l'une des plus terrifiantes de son existence — et depuis il dissimulait soigneusement ses pensées profondes. Cette attitude sophiste lui pesait parfois, mais pas assez pour en changer : il avait trop à perdre. Sa famille était allocataire depuis plus d'un siècle. Le capitaine avait dû batailler ferme pour quitter les quartiers prolétaires et l'allocation de minimum vital; il avait réussi à force de courage et d'adresse dans une société où ces qualités s'étaient faites de moins en moins utiles, et s'il n'avait pas d'illusions sur la République populaire de Havre, il avait encore moins envie de retrouver la vie qu'il avait fuie. Il poussa un soupir et vérifia son chrono. Simonds était en retard, une fois de plus. Encore une chose que Yu détestait dans sa mission. En homme ponctuel, précis, il supportait très mal que son supérieur direct soit issu d'une culture où l'on faisait délibérément attendre les subalternes pour souligner sa propre supériorité. Non que Havre n'ait pas ses propres tares, se dit-il, retombant dans sa rêverie objective dont les indicateurs de dysfonctionnement social auraient horrifié la police d'hygiène mentale. Deux siècles de dépenses publiques outrancières et de déficit budgétaire étaient venus à bout de l'économie de la République populaire, mais aussi de tout ce qui restait de sens des responsabilités aux familles dominantes. Yu méprisait le peuple comme seul le peut un homme qui s'en est extrait, mais au moins les gens du peuple étaient-ils honnêtes. Des sangsues ignorantes, incultes et improductives certes, mais honnêtes. Les législaturistes qui pondaient les platitudes politiquement correctes à destination du reste de la galaxie et les gérants de l'allocation qui contrôlaient le vote prolétarien étaient mieux éduqués mais malhonnêtes. De l'avis du capitaine Alfredo Yu, ils ne différaient du peuple qu'en cela. Il eut un rictus méprisant et changea de position sur sa chaise, les yeux sur le hublot panoramique, déplorant de ne pouvoir respecter son propre gouvernement. Il est naturel d'exiger de sa patrie qu'elle vaille qu'on se batte pour la défendre, mais Havre ne le méritait pas. Et cela ne changerait pas, du moins pas avant longtemps. Pourtant, corrompu et cynique ou non, c'était son pays. Il ne l'avait pas choisi, mais le sort le lui avait assigné et il le servirait au mieux de ses capacités parce qu'il n'y avait rien de mieux à faire. Et parce qu'être le bras armé de ce pays et réussir malgré ses défauts constituait le seul moyen de prouver que lui-même valait mieux que le système qui l'avait créé. Il grogna intérieurement et se leva pour faire les cent pas dans la salle de briefing. Bon sang, quand il restait assis à attendre comme ça, il finissait toujours par ruminer ces mêmes idées sombres, et il n'en avait vraiment pas besoin à un moment pareil... Le sas de la salle de briefing s'ouvrit et il se retourna pour se mettre au garde-à-vous tandis que le Glaive Simonds faisait son entrée. Il était seul, et le moral de Yu remonta un peu à cette constatation : s'il avait eu l'intention de faire barrage, Simonds aurait amené quelques-uns des nombreux officiers généraux que comptait la flotte masadienne afin de coincer Yu dans les formalités de la courtoisie militaire et ainsi l'empêcher de trop insister. Simonds le gratifia d'un salut muet et prit une chaise plus brusquement qu'à l'habitude. Il appuya sur un bouton qui fit surgir de la table le terminal d'information. II n'y avait pas si longtemps, se rappela Yu, il ignorait encore comment accomplir même cette tâche très simple, mais il avait beaucoup appris de Havre — et pas seulement sur le fonctionnement du système d'information du Tonnerre Yu s'installa dans une chaise en face du Glaive et patienta tandis que celui-ci relisait rapidement le rapport du Bresleau. Le capitaine se reprit. Il ne donnait plus jamais au Tonnerre divin son ancien nom de Saladin aujourd'hui, et il devait cesser de penser au Principauté comme étant le Breslau. Et pas uniquement à cause de la fiction selon laquelle Masada les avait « achetés » à la République populaire, vu qu'il suffisait de savoir compter pour constater que les deux vaisseaux de guerre valaient plus de quatre-vingts pour cent du produit systémique brut d'Endicott. Toutefois, leur transfert formel à la flotte masadienne dégageait sagement la responsabilité de Havre, sur le plan légal (ou du moins technique), de l'usage que Masada pourrait en faire. Il était donc important pour Yu de cacher aux officiers masadiens que les autres « immigrants » et lui les considéraient comme un ramassis d'incompétents fanatiques et superstitieux. Surtout dans la mesure où, malgré tous ses efforts pour s'en empêcher, c'était vraiment ce qu'il pensait d'eux. « J'ai transmis vos propositions au. Conseil des Anciens, capitaine, lança enfin Simonds en s'adossant. Mais avant de prendre une décision, le Grand Ancien Simonds souhaite entendre votre raisonnement de votre propre bouche. Pour cette raison, et avec votre permission, je voudrais enregistrer notre conversation. » Il regarda Yu, qui ravala une moue. Alors, comme ça, c'était sa proposition ? Bon, ce n'était guère surprenant. Le Glaive avait très envie de devenir Grand Ancien lui-même au départ de son frère, pourtant il semblait incapable de comprendre qu'il avait plus de chances d'obtenir le siège qu'il convoitait en se montrant déterminé que frileux. D'un autre côté, si Yu devait porter la responsabilité de cette opération, du moins en tirerait-il aussi une part des honneurs, et il ne perdrait rien à élargir sa base politique – dans la mesure où un « païen » pouvait prétendre en avoir une auprès de ces cinglés. — Je n'y vois naturellement aucune objection, Glaive, répondit-il d'un ton courtois. — Je vous remercie. » Simonds enclencha l'enregistrement. Dans ce cas, commencez simplement par le commencement, capitaine. — Certainement. » Yu recula sa chaise et croisa les bras une fois de plus. « L'idée, Glaive Simonds, est que le départ des trois quarts de l'escorte manticorienne nous offre une occasion de lancer Jéricho avec une forte probabilité de réussite. Il est possible que le départ des vaisseaux soit définitif, toutefois je pense qu'ils reviendront probablement sous peu. En tout cas, je crois que si nous agissons promptement, votre gouvernement pourra éliminer le régime actuel de Grayson et reprendre possession de la planète. » Bien que seule une bande de malades avérés pourrait vouloir Grayson alors qu'ils vivaient déjà sur une planète bien plus agréable, ajouta intérieurement le capitaine. — Pour l'heure, continua-t-il de la même voix égale, il n'y a qu'un vaisseau de guerre manticorien dans l'espace de Yeltsin, probablement un contre-torpilleur. La responsabilité première de ce navire consiste sans aucun doute à protéger les ressortissants manticoriens, et j'estime que sa deuxième priorité sera la protection des transporteurs encore chargés. Dans ces circonstances, je pense que son commandant adoptera une attitude attentiste, du moins au début, si nous attaquons Grayson. De toute évidence je ne peux pas le garantir, mais Grayson devrait se croire capable de venir à bout de nos "raids" sans aide extérieure, et si le commandant du vaisseau manticorien partage cette opinion, il restera sans doute en orbite autour de la planète jusqu'à ce qu'il soit trop tard. Une fois que nous aurons détruit l'essentiel de la flotte graysonienne, il sera confronté à une situation manifestement désespérée et pourrait bien se retirer définitivement en emmenant ses diplomates. — Et s'il ne se retire pas ? Ou, pire, s'il choisit de prendre part à la défense de Grayson? demanda Simonds, le visage figé. — Aucune de ces deux possibilités n'aura la moindre conséquence sur la situation militaire, Glaive. Sa puissance de feu ne peut faire aucune différence véritable dans la suite des opérations. Et s'il participe activement aux actions défensives initiales de Grayson, il n'aura pas l'occasion de se retirer. » Yu eut un sourire discret. « Je me rends bien compte que votre gouvernement s'inquiète d'un éventuel affrontement avec Manticore. Cependant, selon les termes de notre traité, la République populaire de Havre est prête à défendre le système d'Endicott et tous les territoires qui s'y ajouteraient, et nous savons tous deux que l'intérêt que Manticore porte à cette région découle de son désir d'éviter, ou du moins de repousser, une guerre ouverte contre Havre. A mon avis, le risque d'interférence de Manticore dans l'opération Jéricho est acceptable dans la mesure où la reine Élisabeth... (il insista légèrement mais délibérément sur le titre et vit Simonds prendre une profonde inspiration) n'aura probablement pas la volonté politique et militaire d'engager sa flotte pour une cause irrécupérable. Même si ce vaisseau est détruit, son gouvernement encaissera en silence plutôt que de provoquer un conflit majeur. » Le capitaine s'abstint-- une nouvelle fois – de lui rappeler que si les Masadiens avaient accepté de donner à la République populaire le droit d'implanter des bases avancées, les renforts voulus seraient déjà sur place. Évidemment, les chances de précipiter la guerre contre Manticore auraient alors été multipliées, donc la xénophobie de ces fanatiques valait peut-être toutes les difficultés qu'elle causait par ailleurs. « Vous avez l'air confiant, capitaine, mais que se passerait-il s'il s'avérait que ce vaisseau solitaire était le croiseur lourd et non un contre-torpilleur ? — Sa classe n'a aucune importance, Glaive. Si ce navire se révélait être l'Intrépide et qu'il intervenait dans l'opération initiale, le Tonnerre suffirait largement à assurer sa destruction. Et s'il n'intervenait pas dès le début, il ne serait pas assez puissant, par la suite, pour organiser une défense digne de ce nom à lui tout seul. — Je vois. » Simonds se gratta le menton. « Je crains que nous ne soyons pas, pour notre part, aussi convaincus que Manticore ne répondra pas en force, capitaine », dit-il lentement. Yu dut se faire violence pour masquer sa déception sous une expression attentive. « Mais en même temps, vous avez raison quant à l'occasion que nous offre ce départ. Psychologiquement du moins, un vaisseau solitaire – surtout s'il a vu tous ses confrères se retirer – sera probablement plus conscient de ses responsabilités envers son propre gouvernement qu'envers un peuple qui n'est même pas encore un allié officiel. — Exactement, Glaive Simonds, fit respectueusement Yu. — De combien de temps disposons-nous ? demanda Simonds – pour l'information du Conseil des Anciens, Yu le savait, car le Glaive et lui-même n'avaient que trop étudié les chiffres ces dernières vingt-quatre heures. — Un minimum de onze jours à compter de leur départ, soit environ neuf jours à cette heure. Selon leurs ordres, nous pourrions avoir un peu plus de temps, mais je ne compterais certainement pas là-dessus. — Et combien de temps faudrait-il pour terminer Jéricho ? — Nous serions prêts à lancer la première offensive dans quarante-huit heures. Je ne saurais dire précisément à quel rythme les événements se succéderont par la suite car beaucoup de choses dépendront de la vitesse à laquelle Grayson réagira. D'un autre côté, il nous restera presque sept jours avant le retour des vaisseaux de l'escorte, ce qui donnera amplement le temps aux Graysoniens de préparer une contre-attaque. Et je me doute qu'ils voudront réagir aussi vite que possible, ne serait-ce que pour protéger leur position dans les négociations en évitant de paraître faibles. — Je sais que vous ne pouvez être précis, mais le Conseil apprécierait que vous lui fournissiez une estimation. — Je comprends, Glaive. » Les yeux de Yu s'étrécirent pour cacher le mépris qu'on aurait pu y lire. Simonds était un officier de marine, il aurait dû savoir comme Yu qu'il ne pourrait que hasarder des hypothèses. D'ailleurs, il le savait sans doute. Il voulait simplement s'assurer qu'en cas d'erreur les reproches tomberaient sur quelqu'un d'autre, et le mépris de Yu se transforma en cynisme : les politicards havriens et les théocrates masadiens se ressemblaient beaucoup, malgré les apparences. — Très bien, Glaive. En admettant que l'état de préparation de Grayson soit normal, et avec cette réserve qu'une estimation n'est jamais qu'une estimation, je dirais que nous pouvons nous attendre à une contre-attaque sur le deuxième ou le troisième raid. Même en faisant un gros effort d'imagination, je ne peux pas croire qu'il leur faudrait plus d'une journée T ou deux pour identifier notre technique de raid et y répondre. — Et vous êtes sûr de votre capacité à les écraser à ce moment-là ? — Aussi sûr qu'on peut l'être quand il s'agit d'une action militaire. Il est hautement improbable que les Graysoniens – ou même les Manticoriens, si leur vaisseau devait intervenir – comprennent quel adversaire ils affrontent à temps pour sauver leur peau. Ce n'est bien sûr pas impossible, mais il y a très peu de chances. Et même s'ils se replient immédiatement, leurs pertes devraient être presque totales. — Presque ? — Glaive, rappelez-vous qu'il s'agit d'un engagement en espace lointain entre des vaisseaux à impulsion et que nous ne pouvons prédire leur trajectoire d'approche avec certitude, fit patiemment Yu. À moins qu'ils ne se présentent exactement comme nous le souhaitons, le Tonnerre divin, impulseurs coupés, ne pourra envoyer que quelques bordées. Leurs pertes demeureront élevées dans ce cas, mais l'opération de nettoyage reviendra à nos unités construites sur place et il est donc fort probable qu'au moins quelques navires s'échapperont. Comme je vous l'ai déjà dit, cependant, ils n'auront nulle part où se replier. Tout survivant ne pourra que retourner vers Grayson et n'aura pas d'autre choix que de nous affronter lorsque nous avancerons sur la planète. Dans ces conditions, le repli ne fera pas partie de leurs options, et le Tonnerre peut détruire leur flotte tout entière en un après-midi s'ils résistent. — Mmm. » Simonds se frotta énergiquement le menton, sourcils froncés, puis il haussa les épaules. « Parfait, capitaine Yu. Merci de m'avoir consacré votre temps et de vous être expliqué si clairement. » II appuya une seconde fois sur le bouton pour éteindre le magnétophone avant de poursuivre d'une voix plus naturelle : « Je pense que nous connaîtrons la décision d'ici une heure ou deux, capitaine. — Je suis heureux de l'entendre, Glaive. » Yu haussa un sourcil. «Puis-je vous demander si vous avez une idée de ce que sera cette décision ? — Ce sera serré, mais je pense qu'ils devraient accepter. L'Ancien Huggins veut qu'on agisse, et le groupe qu'il représente a beau être assez minoritaire, il est puissant. L'Ancien O'Donnal hésite, mais plusieurs de ses partisans se sentent proches de Huggins sur cette question. — Et le Grand Ancien Simonds ? s'enquit Yu d'une voix neutre. — Mon frère lui aussi souhaite que nous agissions, répondit simplement Simonds. Il devra réclamer quelques faveurs qu'on lui doit pour faire pencher les indécis de son côté, mais je crois qu'il arrivera à ses fins. » Le Glaive se permit un sourire sans humour. « Il y arrive toujours. — Dans ce cas, Glaive, j'aimerais prendre les devants et donner les ordres préparatoires. Nous pourrons toujours désarmer la flotte si le Conseil prend une autre décision. — D'accord. » Simonds se frotta de nouveau le menton, puis il hocha la tête. » Allez-y, capitaine. Mais gardez ceci à l'esprit. Si le Grand Ancien engage son prestige personnel dans cette affaire et que nous échouons, des têtes vont tomber. La mienne pourrait bien être du nombre. La vôtre en sera certainement, du moins en ce qui concerne votre rôle futur au service des Fidèles. — Je comprends, Glaive », fit Yu, soudain pris d'un accès de sympathie involontaire pour le Glaive et son verbiage. Yu lui-même n'encourait pas de sanction plus grave que d'être renvoyé en République populaire en disgrâce, en admettant que la DGSN et le gouvernement ajoutent foi â la version des Masadiens (qui seraient sans aucun doute très insistants) selon laquelle tout échec était entièrement sa faute. L'affaire serait humiliante, voire désastreuse pour sa carrière, mais dans le cas du Glaive Simonds, son idée que des têtes allaient tomber était probablement à prendre au pied de la lettre puisque la trahison contre la Foi était punie de décapitation... en point d'orgue à d'autres expériences beaucoup moins agréables. « J'en suis certain, capitaine. » Simonds poussa un soupir avant de se lever. u Eh bien, je ferais mieux de rentrer. » Yu se leva pour le raccompagner mais le Glaive l'arrêta d'un geste. « Ne vous donnez pas cette peine. Je saurai retrouver mon chemin, et je prendrai au passage en salle des communications une puce comportant l'enregistrement. Vous avez à faire ici. » Le Glaive des Fidèles Simonds se retourna et franchit le sas, laissant Yu seul face au splendide spectacle de Masada et de son soleil. Le capitaine sourit : Simonds avait peut-être l'allure d'un homme qui s'attendait à chaque instant à recevoir une flèche de pulseur, mais au moins il était enfin impliqué. Cette fois, on allait réellement lancer Jéricho, et quand les murs de Grayson se seraient effondrés, le capitaine Alfredo Yu pourrait quitter ce système répugnant et rentrer à la maison. CHAPITRE DIX L'enseigne de vaisseau de deuxième classe Wolcott se mordillait un ongle en regardant les officiers assis à la table d'à côté. L'enseigne de première classe Tremaine était monté à bord de l'Intrépide en tant que pilote du capitaine McKeon, et il discutait maintenant avec le lieutenant Cardones et le capitaine de corvette Venizelos. Wolcott lui enviait son aisance en compagnie de gens si importants. Évidemment, Tremaine faisait partie de l'équipage du commandant à Basilic. Tout le monde savait qu'il y avait un cercle d'intimes, même si le commandant et le second prenaient bien soin de ne pas laisser le passé influer sur leurs relations officielles avec quiconque. Le problème, c'était que Wolcott avait besoin de parler à un membre de ce cercle – mais pas Cardones ni Venizelos. Ils étaient tous les deux accessibles pour leurs officiers subalternes mais elle avait peur de la façon dont le second pourrait réagir s'il décelait dans ses propos une critique du commandant. Quant à la réaction de Cardones, elle serait encore pire... sans parler du fait qu'un officier de l'Ordre de la Vaillance, portant qui plus est sur sa manche la fine rayure rouge sang de la Reconnaissance royale, était plus qu'intimidant pour une recrue fraîchement sortie de l'Académie, même son officier tactique subalterne. Mais l'enseigne Tremaine était assez jeune – et assez peu gradé – pour qu'elle le craigne moins. Il connaissait lui aussi le commandant et il était affecté sur un autre vaisseau, donc si elle se ridiculisait ou le mettait en colère, du moins n'aurait-elle pas à le voir tous les jours. Elle se mordilla le doigt plus fort, dégusta lentement son café puis poussa un soupir de soulagement comme Venizelos et Cardones se levaient. Cardones glissa quelques mots à Tremaine et ils se mirent tous à rire, puis le second et l'officier tactique disparurent dans l'ascenseur du mess. Wolcott prit sa tasse, rassembla son courage et se dirigea vers la table de Tremaine aussi naturellement que possible. Il commençait tout juste à ranger son plateau lorsqu'elle se racla la gorge. Il leva la tête avec un sourire – un très joli sourire –et Wolcott se demanda soudain s'il n'y avait pas d'autres bonnes raisons de faire sa connaissance. Après tout, il était assigné sur le Troubadour, donc l'interdiction qui pesait sur les relations personnelles dans une même chaîne de commandement ne s'appliquait pas... Elle se sentit rougir à cette idée, surtout à la lumière du sujet qu'elle comptait aborder avec lui, et elle se secoua intérieurement. « Excusez-moi, monsieur, fit-elle. Je me demandais si je pourrais monopoliser un peu de votre temps ? — Bien sûr, mademoiselle... ? » Il haussa un sourcil interrogateur et elle s'assit. « Wolcott, monsieur. Carolyn Wolcott, classe de 81. — Ah, votre premier déploiement ? demanda-t-il gentiment. — Oui, monsieur. — Que puis-je faire pour vous, mademoiselle Wolcott ? — Eh bien, c'est juste que... » Elle avala sa salive. Cette conversation allait être aussi pénible qu'elle l'avait imaginé, malgré le charme de Tremaine, et elle prit une longue inspiration. « Vous étiez avec le capitaine Harrington à Basilic et je... j'avais besoin de parler avec quelqu'un qui la connaisse bien. — Oh ? » Ses sourcils mobiles s'aplatirent et son ton se fit soudain froid. « Oui, monsieur, continua-t-elle précipitamment. C'est simplement que... eh bien, il s'est passé quelque chose à... à Yeltsin, et je ne sais pas si je dois... » Elle avala de nouveau sa salive mais les yeux de Tremaine s'adoucirent. « Vous avez eu maille à partir avec un Graysonien, pas vrai ? » Sa voix était beaucoup plus douce, et le visage de Wolcott s'embrasa. « Bon, pourquoi n'en avez-vous pas parlé au capitaine Venizelos ? demanda-t-il. — Je... » Elle se tortillait sur sa chaise; elle se sentait plus jeune et plus maladroite que jamais. « Je ne savais pas comment il allait réagir, ni le commandant. Je veux dire, ils l'ont traitée d'une façon horrible et elle ne leur a jamais rien dit... Elle aurait pu penser que j'étais idiote ou... ou quelque chose comme ça. — J'en doute. » Tremaine se versa du café et maintint la cafetière au-dessus de la tasse de Wolcott d'un air interrogateur. Elle hocha la tête, reconnaissante, et il remplit la tasse avant de se caler au fond de sa chaise pour déguster sa boisson. « Pourquoi ai-je le sentiment que c'est le "quelque chose comme ça" qui vous inquiète, mademoiselle Wolcott? » Elle s'empourpra plus encore et planta les yeux dans sa tasse. « Monsieur, je ne connais pas le capitaine comme... comme vous. — Comme moi ? » Tremaine eut un sourire ironique. « Mademoiselle Wolcott, j'étais moi-même deuxième classe la dernière fois que j'ai servi sous les ordres du capitaine Harrington – et c'est encore récent. Je peux difficilement prétendre bien la connaître. Je la respecte, je l'admire énormément, mais je ne la connais pas. — Mais vous étiez avec elle à Basilic. — Tout comme plusieurs centaines d'autres, et j'étais très jeune et sans expérience. Si vous voulez quelqu'un qui la connaisse vraiment, ajouta-t-il en fronçant les sourcils tandis qu'il parcourait mentalement la liste des officiers de l'Intrépide, vous feriez sans doute mieux de vous adresser à Rafe Cardones. — Je ne pourrais jamais faire ça! » lâcha Wolcott. Tremaine partit d'un grand rire. « Mademoiselle Wolcott, le lieutenant Cardones était lui-même première classe à l'époque et, entre nous, il était plutôt maladroit. Bien sûr, il a dépassé ce stade – grâce au pacha. » Il lui sourit puis se reprit. « D'un autre côté, vous vous êtes déjà assez confiée. Autant continuer et me parler de ce que vous ne voulez pas demander à Rafe ou au capitaine Venizelos. » Elle tournait nerveusement sa tasse, alors il lui sourit. « Allez-y, parlez ! Tout le monde s'attend à ce qu'un deuxième classe mette les pieds dans le plat de temps en temps, vous savez. — Eh bien, c'est-à-dire... Monsieur, est-ce que le capitaine fuit Grayson ? » La question était sortie toute seule, et elle sentit son cœur se serrer en voyant le visage de Tremaine perdre toute expression. « Vous voudriez peut-être éclaircir cette question, deuxième classe ? » Sa voix était glaciale. « C'est que... Le capitaine Venizelos m'a envoyée sur Grayson déposer les bagages de l'amiral Courvosier », fit-elle, malheureuse. Elle n'avait pas voulu présenter les choses ainsi, et elle avait été stupide de poser une question qui pouvait être interprétée comme une critique de son commandant, elle le savait. « Je devais retrouver quelqu'un de l'ambassade, mais il y avait ce... cet officier graysonien. » Son visage s'empourpra de nouveau, mais cette fois à l'évocation de ce souvenir humiliant. « Il m'a dit que je ne pouvais pas atterrir là – j'avais une autorisation pour cette aire, mais il m'a dit que, moi, je ne pouvais pas atterrir là. Que... que je n'avais pas le droit de faire semblant d'être un officier et que je ferais mieux de rentrer chez moi jouer à la poupée. — Et vous n'avez rien dit au second ? » Le ton froid et menaçant de Tremaine ne lui était pas destiné cette fois, et elle fut soulagée de le constater. « Non, monsieur, répondit-elle d'une petite voix. — Qu'avait-il d'autre à dire ? — Il... » Wolcott prit une profonde inspiration. « J'aimerais mieux le garder pour moi, monsieur. Mais je lui ai montré mon laissez-passer et mes ordres, et ça l'a fait rire. Il a dit qu'ils n'avaient aucune valeur. Qu'ils provenaient du commandant, pas d'un véritable officier, et il l'a traitée de... » Elle s'arrêta et ses mains se crispèrent autour de la tasse. « Ensuite il a dit qu'il était grand temps que notre "bande de salopes" quitte Yeltsin, et il... (elle détourna les yeux de la table et se mordit la lèvre) il a essayé de glisser la main sous mon uniforme, monsieur. — Quoi ? » Tremaine s'était à moitié levé, et toutes les têtes étaient tournées vers eux. Wolcott lança un regard torturé alentour et il se rassit sans la quitter des yeux. Elle se força à hocher la tête et les yeux de Tremaine s'étrécirent. « Pourquoi n'avez-vous rien dit ? » Il parlait plus bas mais sa voix demeurait dure. « Vous connaissez les ordres du commandant à ce sujet ! -- Mais... » Wolcott hésita avant de croiser son regard. « Monsieur, nous étions sur le point de partir, et ce Graysonien, il avait l'air de croire que c'était parce que le commandant... fuyait la façon dont ils l'avaient traitée. J'ignorais s'il avait raison ou tort, ajouta-t-elle d'un ton presque désespéré. Et même s'il avait tort, nous devions quitter l'orbite planétaire une heure plus tard. Il ne m'est jamais rien arrivé de tel. À la maison, j'aurais... Mais ici, je ne savais pas quoi faire, et si... si j'avais répété au commandant ce que cet homme avait dit d'elle !... » Elle s'arrêta, se mordant la lèvre plus fort encore, et Tremaine prit une profonde inspiration. « D'accord, mademoiselle Wolcott. Je comprends. Voici ce que vous allez faire. Dès que le second aura fini son quart, vous lui raconterez ce qui s'est passé, mot pour mot, tel que vous vous en souvenez, mais ne lui dites surtout pas avoir un instant imaginé que le commandant prenait la fuite. » Elle lui lança un regard embarrassé – et malheureux – et il lui - toucha gentiment le bras. « Écoutez-moi. Je ne crois pas que le capitaine Harrington soit du genre à fuir. Bien sûr, elle opère un retrait tactique, mais pas par peur des Graysoniens, quoi qu'ils en pensent. Si vous suggérez à Venizelos que vous l'avez envisagé, il va vous dévisser la tête. — C'est précisément ce que je craignais. Mais je ne savais pas quoi faire. Et... et s'ils avaient vu juste, je ne voulais pas lui rendre la situation plus insupportable, et il a dit des choses si horribles sur son compte, je ne savais pas... — Mademoiselle Wolcott, fit gentiment Tremaine, s'il y a bien une chose que le pacha ne fera jamais, c'est vous blâmer pour les actes d'un autre. D'ailleurs elle est très sensible aux cas de harcèlement. Je pense que ça vient de... » Il s'arrêta et secoua la tête. « Aucune importance. Racontez votre histoire au second, et s'il vous demande pourquoi vous avez attendu si longtemps, dites-lui que nous partions si vite qu'on n'aurait rien pu faire avant notre retour de toute façon. C'est assez vrai, non ? Elle hocha la tête et il lui tapota le bras. « Bien. Je vous promets que vous serez soutenue, pas engueulée. » Il s'appuya de nouveau sur le dossier de sa chaise et lui sourit. « En fait, je pense que vous avez besoin de quelqu'un à qui demander conseil quand vous ne voulez pas prendre de risques auprès des officiers. Finissez votre café. Je veux vous faire rencontrer un ami. — Qui donc ? demanda Wolcott, curieuse. — Eh bien, ce n'est pas exactement le genre d'homme que vos parents souhaiteraient me voir vous présenter, répondit-il avec un sourire ironique, mais il m'a bien aidé dans ma première affectation. » Wolcott termina sa tasse et Tremaine se leva. « Je pense que vous allez apprécier le chef Harness, lui dit-il. Et... (ses yeux brillèrent d'un éclat malicieux) s'il y a quelqu'un à bord de l'Intrépide qui sait comment traiter les connards comme ce Graysonien sans rien dire à personne, c'est bien lui ! » Le capitaine de frégate Alistair McKeon regardait Nimitz faire un sort à un quartier de lapin, un de plus. Pour une raison connue de Dieu seul, le lapin terrestre s'était étonnamment bien adapté à la planète Sphinx. L'année sphinxienne durait plus de cinq années T, ce qui, combiné à la gravité locale et à une inclinaison axiale de quatorze degrés, produisait une flore et une faune impressionnantes... et un climat que la plupart des étrangers adoraient au printemps et en automne – du moins au début de l'automne – et détestaient le reste du temps. Dans ces circonstances, on aurait pu croire qu'un animal aussi stupide que le lapin y périrait misérablement. Au lieu de cela, il avait proliféré. Probablement grâce à son fort taux de natalité, se dit McKeon. Nimitz ôta la chair de l'os avec une précision chirurgicale, la posa soigneusement dans son assiette et saisit un nouveau morceau entre ses délicates pattes préhensiles. McKeon eut un sourire. Les lapins prospéraient peut-être sur Sphinx, mais ils n'avaient guère gagné en intelligence et, de la même façon que les humains pouvaient manger la plupart des animaux sphinxiens, les prédateurs planétaires mangeaient les lapins. Et ils le faisaient... avec enthousiasme. « Il aime vraiment le lapin, n'est-ce pas ? » fit observer McKeon. Honor sourit. « Ce n'est pas le cas de tous les chats sylvestres, mais pour Nimitz cela ne fait aucun doute. Le céleri, c'est une autre affaire : ils adorent tous ça. Mais Nimitz est un épicurien, il aime la variété, or son espèce vit dans les arbres et il n'avait jamais eu l'occasion de goûter au lapin avant de m'adopter. » Elle gloussa. « Vous auriez dû le voir la première fois que je lui en ai donné. — Qu'est-ce qui s'est passé ? Notre ami distingué en a-t-il oublié de se tenir à table ? — Il ne savait pas se tenir à table, à l'époque, et il s'est pratiquement vautré dans son assiette. Nimitz leva les yeux de son lapin et ce fut à McKeon de glousser en découvrant son expression dédaigneuse. Peu de chats sylvestres quittaient jamais Sphinx et les étrangers persistaient à sous-estimer ceux qu'ils croisaient, mais McKeon connaissait Nimitz depuis assez longtemps pour savoir à quoi s'en tenir. Sur l'échelle de l'intelligence, les chats sylvestres l'emportaient sur les dauphins de la Terre, et il se demandait parfois s'ils n'étaient pas encore plus intelligents qu'ils ne le laissaient croire aux hommes. Nimitz soutint un instant le regard d'Honor puis, l'air dédaigneux, reprit son repas. Monsieur feint l'indifférence », murmura McKeon. Honor se mit à rire et McKeon sourit : il ne l'avait guère vue joyeuse à Yeltsin. Bien sûr il était son subalterne direct et, comme elle détestait avoir l'air de faire du favoritisme - contrairement à bien des officiers de la Flotte qui considéraient le népotisme et le clientélisme comme les éléments naturels de toute carrière militaire -, il n'avait pas reçu d'invitation à dîner en privé depuis qu'il avait rejoint son expédition. D'ailleurs, elle avait invité le capitaine de frégate Truman à se joindre à eux ce soir-là, mais celle-ci avait prévu un entraînement surprise pour son équipage. McKeon n'en était pas mécontent. Il aimait bien Alice Truman, mais malgré tout le respect que les autres commandants de vaisseau portaient à Honor, il savait fort bien qu'aucun d'eux ne la pousserait sur un sujet qu'elle n'aborderait pas d'elle-même. Il savait également, par expérience personnelle, qu'il ne lui viendrait jamais à l'esprit de partager sa propre douleur avec un membre de son équipage - et qu'elle était moins insensible à la tension et au doute qu'elle ne croyait devoir l'être. Il termina sa tarte à la pêche, se laissa aller contre le dossier de sa chaise et soupira d'aise tandis que MacGuiness lui versait un café. « Merci, Mac », dit-il avant de grimacer comme l'intendant remplissait de cacao la tasse d'Honor. — Je ne comprends pas comment vous pouvez boire ce truc, se lamenta-t-il alors que MacGuiness quittait la pièce. Surtout après un plat aussi sucré et collant que le dessert ! — Vous n'avez pas tort, répondit Honor en sirotant son cacao, le sourire aux lèvres. Mais moi je n'ai jamais compris comment on pouvait apprécier le café. Beurk.! » Elle frissonna. « Ça sent peut-être bon, mais je n'en voudrais même pas comme lubrifiant. — Ce n'est pas si mauvais que ça, protesta McKeon. — Tout ce que je peux dire, c'est que ce doit être une question d'habitude - une habitude que, pour ma part, je ne vois pas l'intérêt de prendre. — Au moins, le café ne colle pas. — Ce qui, mis à part son odeur, constitue sans doute sa seule vertu. » Les yeux sombres d'Honor se mirent à briller. « Le café ne vous permettrait certainement pas de survivre à un hiver sur Sphinx. Pour ça, on a besoin d'une vraie boisson chaude ! — Je ne suis pas persuadé d'avoir l'ambition de survivre à un hiver sphinxien.... — C'est parce que vous n'êtes qu'une femmelette élevée sur Manticore. Vous parlez d'un temps, là-bas ! Vous êtes tous si gâtés qu'à vous entendre deux ou trois flocons font une tempête de neige ! — Ah oui? Je ne vous vois pourtant pas emménager sur Gryphon. — Ce n'est pas parce que j'aime bien les intempéries que ça fait de moi une masochiste. — Je ne crois pas que le capitaine DuMorne apprécierait vos sous-entendus désobligeants sur le climat de sa planète natale, fit McKeon avec un sourire. — Je doute que Steve soit retourné plus de deux fois sur Gryphon depuis l'Académie, et si vous jugez mes remarques sur la météo gryphonienne désagréables, vous devriez l'entendre. L'île de Saganami en a fait un vrai croyant et il y a déjà des années qu'il a installé toute sa famille autour de la baie de Jason. — Je vois. » McKeon joua un instant avec sa tasse puis leva les yeux, mi-sérieux, mi-souriant. « En parlant de vrais croyants, que pensez-vous de Grayson » La bonne humeur disparut des yeux d'Honor. Elle prit une nouvelle gorgée de cacao, comme pour gagner du temps, mais McKeon attendit patiemment. Il avait passé la soirée à essayer d'amener la conversation sur ce sujet, et cette fois il n'allait pas la laisser donner le change. Il avait beau être son subalterne, il n'en était pas moins un ami. « J'essaye de ne pas y penser, finit-elle par admettre, résignée devant son insistance. Ils ont l'esprit étroit, ce sont des fanatiques, et si l'amiral ne m'avait pas laissée m'éloigner, j'aurais fini par leur rentrer dedans. — Ce n'est pas un moyen de communication des plus diplomatiques », murmura McKeon. Honor eut un sourire involontaire. « Je n'étais pas d'humeur particulièrement diplomatique... Et pour tout dire, je ne voyais pas non plus l'intérêt de communiquer avec eux. — En quoi vous aviez tort », fit doucement McKeon. La bouche d'Honor se pinça en une expression têtue qu'il connaissait bien, mais il continua du même ton calme. « Il fut un temps où vous aviez un imbécile de second qui laissait ses sentiments personnels prendre le pas sur son devoir. » Il la vit ciller : ses paroles frappaient au but. « Ne laissez rien vous pousser sur la même voie, Honor. Il y eut un silence entre eux, et Nimitz descendit de sa chaise pour bondir sur les genoux d'Honor. Il se dressa sur ses pattes arrière, posant fermement les quatre autres sur la table, et se mit à regarder les deux humains tour à tour. « C'est ce que vous avez eu en tête toute la soirée, pas vrai ? finit-elle par demander. — Plus ou moins. Vous auriez pu ruiner ma carrière Dieu sait que je vous ai donné des raisons de le faire – et je ne veux pas vous voir commettre des erreurs pour la même raison que moi à l'époque. — Des erreurs ? » La voix d'Honor était tendue, mais il hocha la tête. « Oui, des erreurs. » Il eut un geste d'impuissance. « Je sais que vous ne laisseriez pas tomber l'amiral Courvosier comme moi je vous ai laissée tomber, mais il va bien falloir que vous appreniez un jour à affronter les gens dans un contexte diplomatique. Grayson n'est pas Basilic, et il ne s'agit pas d'appliquer les règlements commerciaux ou de poursuivre des contrebandiers. Il s'agit de coopérer avec les officiers d'un système stellaire souverain dont la culture diffère radicalement de la nôtre, et les règles sont différentes. — Je crois me souvenir que vous vous êtes également opposé à ma décision d'appliquer le règlement pour les communications », répliqua-t-elle d'un ton plutôt cassant. McKeon fit la grimace. Il s'apprêtait à répondre mais elle leva la main avant qu'il ait pu ouvrir la bouche. « Je n'aurais pas dû dire ça. Je sais que vous essayez de m'aider, mais je ne suis tout simplement pas taillée pour la diplomatie, Alistair. Pas si ça implique de supporter des gens comme les Graysoniens ! — Vous n'avez pas vraiment le choix, répondit McKeon aussi gentiment qu'il le put. Vous êtes l'officier le plus gradé de la délégation de l'amiral Courvosier. Que vous aimiez ces gens ou non –et réciproquement –, vous n'y pouvez rien. Mais ce traité compte autant pour le Royaume qu'aucune bataille. Pour ces gens, vous n'êtes pas simplement Honor Harrington. Vous êtes un officier de la Reine, l'officier le plus gradé de la Reine dans leur système, et... — Et vous croyez que j'ai eu tort de partir, coupa Honor. — Oui. » McKeon soutint son regard sans flancher. « Je m'en rends compte, en tant qu'homme je dois avoir eu des contacts beaucoup moins stressants avec leurs officiers, dont certains sont de beaux salauds, alliés potentiels ou pas. Mais ils ne le sont pas tous, et certains ont baissé la garde devant moi une fois ou deux. Ils étaient curieux – plus que curieux – et ce qu'ils voulaient vraiment savoir, c'était comment je pouvais supporter d'avoir une femme pour supérieur hiérarchique. » Il haussa les épaules. « Ils n'étaient pas bêtes au point de poser franchement la question, mais elle était là, sous-jacente. — Que leur avez-vous répondu ? — Je n'ai pas vraiment répondu, mais je pense avoir dit ce que Jason Alvarez ou n'importe quel homme de l'équipage aurait dit : que nous ne nous soucions pas des différences de tuyauterie, seulement de la façon dont les gens font leur boulot, et que vous faites le vôtre mieux que quiconque de ma connaissance. » Honor rougit mais McKeon poursuivit, sans la moindre flatterie : « Ça leur a fait un choc, mais certains y ont réfléchi. Ce qui m'inquiète aujourd'hui, c'est que ceux-là doivent bien savoir que l'Intrépide n'avait pas vraiment besoin de prendre part au convoyage des transporteurs vers Casca puisque nous aurions pu envoyer l'Apollon et le Troubadour. Pour les vrais idiots, cela ne fera sans doute aucune différence, mais qu'en est-il de ceux qui ne sont pas complètement butés ? Ils vont deviner que votre départ était un stratagème pour vous éloigner, vous et le capitaine Truman – "loin des yeux, loin du cœur"... Et que ce soit votre idée ou celle de l'amiral n'a aucune importance. Sauf que si c'était la vôtre, ils vont se demander pourquoi vous vouliez partir. Parce que vous sentiez que votre présence gênait les négociations ? Ou bien parce que vous êtes une femme et que, en dépit de nos discours, vous ne supportiez pas la pression ? — Vous voulez dire qu'ils vont penser que je me suis enfuie, fit carrément Honor. — Je veux dire que c'est possible. — Non. Vous voulez dire que c'est ce qu'ils vont penser. » Elle s'adossa et observa le visage de son interlocuteur. « Vous pensez comme eux, Alistair ? — Non. Ou peut-être que oui, un petit peu. Non parce que vous aviez peur de vous battre mais parce que vous ne vouliez pas faire face à ce combat-là. Parce que cette fois-ci vous ne saviez pas comment vous défendre, peut-être. — Peut-être me suis-je vraiment enfuie. » Elle fit tourner sa tasse de cacao sur la soucoupe et Nimitz renifla son coude. « Mais il me semblait – et il me semble toujours – que je ne faisais que mettre des bâtons dans les roues de l'amiral et... » Elle s'arrêta et poussa un soupir. « Merde, Alistair, je ne sais pas comment combattre leurs préjugés ! » Son juron, si modéré fût-il, fit grimacer McKeon, car jamais auparavant elle ne s'était ainsi laissée aller, même lorsque leur vaisseau partait en lambeaux autour d'eux. « Alors il va falloir que vous trouviez. » Elle leva les yeux vers lui et il haussa les épaules. « Je sais, c'est facile à dire. Après tout, moi j'ai des gonades mâles. Mais ils seront toujours là à notre retour de Casca, et vous allez devoir les affronter. C'est inévitable, quoi que l'amiral ait réussi à obtenir en votre absence, et ce n'est pas seulement à vous-même que vous le devez. Vous êtes notre officier le plus gradé. Ce que vous faites, ce que vous dites – ce que vous les laissez vous faire et vous dire – entache l'honneur de la Reine, pas seulement le vôtre, et il y a d'autres femmes qui servent sous votre commandement. Et même s'il n'y en avait pas, d'autres femmes vous suivront à Yeltsin tôt ou tard, et elles auront à subir le modèle relationnel que vous établissez. Vous le savez bien. — Oui. » Honor prit Nimitz dans ses bras et le serra contre elle. « Mais que dois-je faire, Alistair ? Comment puis-je les convaincre de me traiter comme un officier de la Reine alors que tout ce qu'ils voient, c'est une femme qui ne devrait pas être officier ? — Eh, je ne suis que capitaine de frégate ! répondit McKeon, heureux de la faire sourire. D'un autre côté, vous venez peut-être de mettre le doigt sur l'erreur que vous avez faite depuis le début, depuis que les hommes de l'amiral Yanakov ont fait dans leur froc en comprenant que vous étiez notre commandant. Vous parlez de ce qu'eux voient, pas de ce que vous voyez ni de ce que vous êtes. — Comment ça ? — Vous avez accepté leurs règles sans essayer d'imposer les vôtres. — Vous venez tout juste de me dire qu'il fallait que je sois diplomate ! — Non, j'ai dit que vous deviez comprendre la diplomatie. C'est différent. Si vous avez réellement quitté Yeltsin à cause de la façon dont ils ont réagi face à vous, alors vous avez laissé leurs préjugés vous enfermer dans une boîte. Vous les avez laissés vous faire quitter la ville au lieu de leur cracher à la figure et de les mettre au défi de prouver qu'il y avait une bonne raison pour que vous ne soyez pas officier. — Vous voulez dire que j'ai choisi la solution de facilité. — Oui, je suppose, et c'est sans doute pour ça que vous avez l'impression de vous être enfuie. Il faut être deux pour engager un dialogue, mais si vous acceptez les termes de l'autre partie sans demander à ce que les vôtres soient entendus, alors c'est l'autre qui contrôle le débat et son issue. — Hmmm. » Honor enfouit un instant son nez dans la fourrure de Nimitz pour sentir son ronronnement grave et vibrant. Il approuvait manifestement le propos de McKeon – ou du moins les émotions qui l'accompagnaient. Et Alistair avait raison, pensa Honor. L'ambassadeur havrien avait bien joué ses cartes dans son entreprise pour la discréditer, mais elle l'avait laissé faire. Elle l'avait même aidé en marchant sur des œufs et en s'efforçant de cacher sa colère au lieu d'exiger le respect dû à son rang et ses faits d'armes, quand les Graysoniens ne voyaient en elle qu'une simple femme. Elle enfonça son visage plus profondément dans la chaude fourrure de Nimitz et se rendit compte que l'amiral lui aussi avait eu raison. Peut-être pas entièrement – elle persistait à penser que son absence lui permettrait de glisser un pied dans l'entrebâillement de la porte – mais au moins en partie. Elle s'était enfuie et l'avait laissé affronter les Graysoniens et leurs préjugés sans le soutien qu'il était en droit d'attendre de son subordonné militaire le plus gradé. « Vous avez raison, Alistair, soupira-t-elle enfin, levant la tête pour le regarder. J'ai tout gâché. — Oh, je ne crois pas que ce soit si grave. Il suffit que vous passiez le reste du voyage à mettre vos idées au clair et à décider ce que vous allez faire au prochain crétin sexiste. » Elle eut un sourire entendu et il se mit à glousser. « L'amiral et vous pouvez leur porter des coups hauts, et nous autres les frapperons aux chevilles, commandant. S'ils veulent un traité avec Manticore, ils feraient mieux de s'habituer à l'idée qu'un officier de la Reine, c'est un officier de la Reine, homme ou femme. S'ils n'arrivent pas à se rentrer ça dans la tête, ce traité ne marchera jamais. — Peut-être. » Son sourire s'adoucir. » Et merci. J'avais besoin qu'on me botte les fesses. — À quoi servent les amis ? Et puis je me souviens qu'on m'a botté les fesses quand j'en avais besoin moi-même. » Il lui rendit son sourire, termina son café et se leva. « Et maintenant, capitaine Harrington, si vous voulez bien m'excuser, je dois regagner mon vaisseau. Merci pour ce merveilleux dîner. — De rien. » Honor l'escorta jusqu'au sas avant de s'arrêter et de lui tendre la main. » Je vais vous laisser retrouver le chemin du hangar d'appontement tout seul, capitaine McKeon. Je dois réfléchir à quelques petites choses avant d'aller me coucher. — Bien, commandant. » Il lui serra fermement la main. » Bonne nuit, pacha. — Bonne nuit, capitaine. » Le sas se referma derrière lui et elle sourit. « Bonne nuit, en effet », murmura-t-elle doucement. CHAPITRE ONZE Bonjour, Bernard, fit Courvosier en croisant Yanakov à la porte de la salle de conférence. Vous avez une minute ? — Bien sûr, Raoul. » Sir Anthony Langtry, l'ambassadeur manticorien, détourna discrètement l'attention des compagnons de Yanakov, et le Graysonien eut un sourire. En trois jours, Courvosier et lui avaient réussi à se comprendre bien mieux qu'on n'aurait pu s'y attendre, et il se doutait que cette rencontre inopinée et habilement amenée ne devait rien au hasard. « Merci. » Courvosier attendit que Langtry ait fait passer la porte aux autres Graysoniens, puis il sourit en guise d'excuse. Je voulais simplement vous prévenir que vous alliez peut-être avoir un peu d'hypertension aujourd'hui. — De l'hypertension ? » Yanakov s'était habitué à l'idée que cet homme qui semblait bien plus jeune que lui avait en fait quarante ans de plus. Si Courvosier souhaitait le mettre en garde, il était prêt à l'écouter. «  Oui. » Courvosier grimaça. Puisque la question de l'aide économique est au programme du jour, vous allez devoir supporter l'honorable Réginald Houseman. — Ah. Dois-je comprendre que le sieur Houseman va nous poser problème ? — Oui et non. Je lui ai expliqué les règles du jeu et je suis presque sûr qu'il les respectera dans les grandes lignes, mais il me considère comme un officier de la Flotte, alors que lui est un grand homme d'État. » Il fit de nouveau la grimace. C'est aussi un gugusse condescendant qui croit que nous autres militaires ne savons résoudre les problèmes qu'avec une arme dans chaque main et un couteau entre les dents. — Je vois. Nous avons aussi ce genre de numéro sur Grayson, répondit Yanakov, mais Courvosier secoua la tête. — Pas à ce point-là, croyez-moi. Il fait partie du groupe qui, dans le Royaume, veut limiter les dépenses de notre propre flotte pour ne pas "provoquer" les Havriens, et il croit sincèrement que nous pourrions éviter la guerre si les militaires cessaient de terrifier le Parlement avec des rapports alarmistes sur les préparatifs de la République populaire. Pire, il se prend pour un spécialiste d'histoire militaire. » Courvosier prit un air amusé, sans doute au souvenir de quelque anecdote, puis il haussa les épaules. — Bref, ce n'est pas un de mes grands admirateurs et les accords de coopération militaire que vous et moi avons signés hier soir ne lui plaisent pas du tout. Il a plein de bonnes raisons, mais en gros son analyse du problème l'a convaincu que nous sommes "excessivement pessimistes" de croire en l'hostilité fondamentale de Masada envers votre planète. » Yanakov ouvrit de grands yeux et Courvosier hocha la tête. e Vous comprenez bien. Il croit en la coexistence pacifique, et il ne se rend pas bien compte qu'un mouton ne peut coexister avec un hexapuma que dans son estomac. Comme je vous le disais, il croit même que nous, Manticoriens, devrions chercher à coexister avec Havre. — Vous plaisantez, n'est-ce pas ? — J'aimerais tant. Bref, je pense qu'il va voir dans la présence de votre chancelier sa dernière chance de sauver la situation des mains des va-t-en.-guerre. Je l'ai mis en garde, mais je n'appartiens pas au ministère des Affaires étrangères. Je doute qu'il soit très inquiet des plaintes que je pourrais déposer auprès de ses supérieurs, et d'après l'air qu'il arborait hier soir, je dirais qu'il a coiffé sa casquette d'homme d'État. Il est fort probable qu'il se mette à vous prêcher les vertus de la coopération avec Masada comme moyen de résoudre votre "léger" différend religieux. » Yanakov le regarda fixement puis secoua la tête en souriant. « Eh bien, c'est presque un soulagement de savoir que votre équipe compte elle aussi des gens qui ont un petit pois à la place du cerveau. D'accord, Raoul. Merci d'avoir prévenu. J’en toucherai un mot au chancelier et j'essaierai de faire taire mes gens si Houseman prend des initiatives. -- Parfait. » Courvosier lui tapota le bras avec un sourire, et les deux amiraux pénétrèrent côte à côte dans la salle de conférence. « ... donc, amiral, nous avons grand besoin d'une aide industrielle globale et en particulier de toute l'assistance que vous pouvez nous fournir pour nos projets de construction orbitale, expliquait le chancelier Prestwick. Notamment, dans les circonstances actuelles, en ce qui concerne le développement de notre flotte. — Je vois. » Courvosier échangea un regard avec Yanakov avant d'adresser un signe à Houseman. « Monsieur Houseman Peut-être souhaiterez-vous intervenir sur ce point ? — Bien sûr, amiral. » Réginald Houseman se tourna vers le Graysonien, le sourire aux lèvres. « Monsieur le chancelier, j'apprécie la clarté avec laquelle vous nous avez exposé vos besoins, et le Royaume portera toute son attention à les satisfaire. Cependant, si je puis me permettre, j'aimerais examiner vos demandes en ordre inverse. » Prestwick se recula légèrement et hocha la tête. « Merci. En ce qui concerne le renforcement de votre flotte, mon gouvernement -- ainsi que l'amiral Courvosier en est déjà tombé d'accord avec l'amiral Yanakov – est prêt à fournir à Yeltsin un détachement de sécurité permanent en échange de bases avancées dans le système. De plus, nous établirons nos propres équipements de réparation et de service, et je ne vois aucun inconvénient à les partager avec vous. » Houseman lança un coup d'œil en biais à Courvosier puis s'empressa de poursuivre. « Je pense cependant que d'autres considérations, non militaires celles-ci, n'ont pas encore reçu toute l'attention qu'elles méritent. » Yanakov vit Courvosier se raidir. Le regard des deux amiraux se croisa au-dessus de la table, mais Courvosier s'enfonça dans sa chaise, l'air résigné, tandis que Prestwick prenait la parole. « Des considérations non militaires, monsieur Houseman? — En effet. Même si l'on ne peut ignorer la menace militaire qui pèse sur votre planète, il existe peut-être des moyens non militaires de la réduire. — Ah oui ? » Prestwick jeta un coup d'œil à Yanakov, qui lui fit signe sous la table de rester calme. « Quels pourraient être ces moyens, monsieur Houseman ? demanda lentement le chancelier. — Eh bien, je me rends compte que je ne suis qu'un économiste... (la voix d'Houseman dégoulinait d'autodénigrement et l'ambassadeur Langtry porta une main à ses yeux) mais il me semble que le développement naval ne peut que détourner des matières premières et des ouvriers de vos autres projets. Étant donné la nécessité, face à la croissance de votre population, de construire des fermes orbitales, je me demande en tant qu'économiste s'il ne serait pas plus efficace de trouver des moyens autres que les vaisseaux de guerre pour s'assurer d'une paix durable avec Masada. — Je vois. » Les yeux de Prestwick s'étrécirent, mais les gestes d'apaisement répétés de Yanakov retinrent sa réponse incrédule. « Et ces moyens, quels sont-ils ? — L'intérêt commun, monsieur. » Houseman fit sonner la formule comme un concept qu'il aurait tout juste inventé. « Malgré le déséquilibre démographique entre votre planète et celle des Masadiens, vous disposez d'une capacité industrielle bien supérieure. Ils doivent en être conscients. Et bien qu'aucun des deux systèmes n'ait les installations nécessaires pour attirer de larges volumes commerciaux interstellaires, leur proximité en fait un marché naturel. Les temps de transport – ainsi que les frais –entre vos deux systèmes seraient très faibles, ce qui signifie qu'il existe une possibilité pour vous d'instaurer une relation commerciale extrêmement profitable. — Avec Masada? » lâcha quelqu'un, sur quoi Langtry porta une deuxième main à ses yeux. Houseman fit mine de se retourner dans la direction d'où la question avait fusé mais il se retint (presque), cependant que son sourire se figeait légèrement. Prestwick, quant à lui, prenait son temps pour formuler sa réponse. — Voilà une suggestion fort intéressante, monsieur, mais je crains que l'hostilité viscérale qui oppose Grayson et Masada ne la rende... difficilement applicable. — Monsieur le chancelier, fit Houseman, sincère, en évitant de regarder Courvosier, je suis un économiste, pas un politicien, et ce qui compte pour un économiste, c'est le résultat financier, les chiffres froids et durs de la feuille de comptes. Et le résultat financier est toujours plus avantageux lorsque des groupes potentiellement opposés reconnaissent leur intérêt commun profond et agissent intelligemment en conséquence. « Dans le cas présent, nous avons deux systèmes stellaires voisins, dotés chacun, pardonnez ma franchise, d'une économie marginale. Dans ces circonstances, une course à l'armement n'a aucun sens sur le plan économique. Toute mesure susceptible`de réduire la compétition militaire me semble donc hautement souhaitable. Je suis conscient qu'il ne sera pas simple de surmonter l'héritage de siècles de méfiance, mais toute personne raisonnable peut sans doute voir l'intérêt qu'ont les deux parties à ce qu'un tel effort réussisse? » Il s'arrêta pour sourire à Prestwick, et Courvosier maîtrisa ses nerfs. Comme la plupart des idéologues, Houseman était convaincu que la pureté de ses fins justifiait les moyens qu'il employait – sa promesse de ne pas aborder ce sujet n'avait donc ai laine valeur à ses yeux, comparée à la perspective de mettre fin a six siècles de chamailleries stupides. Il allait dire ce qu'il avait à dire, et la seule façon de l'en empêcher aurait été de lui interdire de participer aux discussions. Ce n'était guère faisable tant qu'il ne s'écartait pas manifestement de la ligne officielle, dans la mesure où il demeurait le deuxième responsable civil de la délégation et qu'il avait des relations dans le Royaume. La seule solution, c'était de le laisser exposer ses idées avant de le mettre hors circuit. « Masada est gravement surpeuplée par rapport à sa capacité de production, poursuivit Houseman, et Grayson a besoin de nouvelles injections de capitaux pour son expansion industrielle. Si vous ouvriez des marchés dans le système d'Endicott, vous pourriez vous assurer une source planétaire proche de denrées alimentaires et un afflux de capitaux suffisant pour satisfaire vos propres besoins en fournissant à Masada les biens et services dont sa population a besoin. C'est évidemment une aubaine pour votre économie, même à court terme. À long terme, une relation commerciale bénéfique aux deux ennemis ne pourrait qu'atténuer – voire éliminer – l'hostilité qui vous a si longtemps opposés. Elle pourrait même créer une situation dans laquelle le développement naval deviendrait aussi inutile qu'il est économiquement peu rentable. » Les Graysoniens le regardaient depuis un moment avec une expression incrédule teintée d'horreur, mais à ces mots ils se retournèrent vers Courvosier, et l'amiral serra les dents. Il avait prévenu Yanakov de surveiller sa tension, mais il n'avait pas imaginé qu'il lui serait si difficile de maîtriser la sienne. « Amiral Courvosier, commença Prestwick, circonspect, cela signifie-t-il que vous rejetez notre demande d'assistance pour le renforcement de notre flotte ? — Non, monsieur, absolument pas », répondit Courvosier, ignorant Houseman qui s'empourprait. Il lui avait déconseillé d'improviser, mais l'économiste était bien trop convaincu de sa supériorité morale pour l'écouter. Dans ces circonstances, son embarras pesait bien peu aux yeux de Raoul Courvosier. « Le gouvernement de Sa Majesté est parfaitement conscient de la menace que Masada représente pour Grayson, continua-t-il d'un ton ferme. Dans le cas où Grayson s'allierait avec Manticore, notre gouvernement a l'intention de prendre toutes les mesures nécessaires et raisonnables pour protéger l'intégrité territoriale de Grayson. Si pour votre gouvernement et votre armée ces mesures incluent l'expansion et la modernisation de votre flotte, nous vous assisterons par tous les moyens envisageables. — Monsieur le chancelier, interrompit Houseman, bien que l'amiral Courvosier soit le représentant direct de Sa Majesté, il reste avant tout un militaire, or les militaires ne raisonnent qu'en terme de solutions militaires. J'essaye simplement de souligner que des hommes raisonnables, négociant sur des positions raisonnables, peuvent parfois... — Monsieur Houseman. » La voix grave de Courvosier, d'ordinaire agréable, était glaciale. L'économiste se retourna pour lui jeter un regard noir. « Comme vous venez de le faire remarquer, poursuivit-il de la même voix glacée, c'est moi qui suis le représentant direct de Sa Majesté. Je suis aussi responsable de cette mission diplomatique. » Il soutint le regard de l'autre jusqu'à lui faire baisser les yeux, puis il hocha la tête et tourna son attention vers Prestwick. — Maintenant, reprit-il comme si de rien n'était, ainsi que je vous le disais, monsieur le chancelier, nous vous assisterons par tous les moyens possibles dans votre développement naval. Bien sûr, comme vous l'avez vous-même indiqué, vous avez également d'autres besoins. L'équipement et les matériaux que nous transférons d'ores et déjà de nos transporteurs à vos installations constituent un premier pas vers leur satisfaction, mais la résolution à long terme de vos problèmes sera une tâche difficile et de grande ampleur. Il va falloir trouver des compromis prudents pour atteindre un équilibre entre la satisfaction de vos besoins civils et militaires, et je suis persuadé que monsieur Houseman s'accordera avec moi pour dire que le meilleur moyen, dans cette optique, consiste à améliorer votre base industrielle et technologique. Et je pense que nous pouvons considérer Manticore, et non Masada, comme votre principal partenaire commercial, du moins... (il eut un sourire glacial) en ce qui concerne l'avenir proche. » Un rire indéniablement teinté de soulagement secoua les Graysoniens, et le visage de Houseman se déforma un instant avant de se radoucir pour prendre une expression neutre et professionnelle. — C'est sans doute une sage hypothèse, en effet, acquiesça Prestwick. — Alors nous partirons de ce principe », répondit posément Courvosier. Il jeta de nouveau un regard à son conseiller économique, et sa voix avait la fermeté de l'acier lorsqu'il répéta : Monsieur Houseman ? — Eh bien, oui, évidemment, dit Houseman. Je ne faisais que... » Il s'arrêta et se força à sourire. « Dans ce cas, monsieur le chancelier, je suppose que nous devrions commencer par envisager la question des garanties que votre gouvernement peut fournir en échange de prêts aux consortiums industriels de Grayson. Ensuite... » Toute la tension résiduelle se dissipa au sein de la délégation graysonienne, et Yanakov se laissa aller contre le dossier de sa chaise avec un soupir de soulagement. Il croisa le regard de Courvosier par-dessus la table et les deux amiraux échangèrent un bref sourire. L'espace était profond, obscur et vide à soixante-cinq minutes-lumière de l'Étoile de Yeltsin lorsque deux vaisseaux firent soudain leur apparition, leurs voiles Warshawski irradiant de gloire bleue en fin d'hypertransit, dans un bref flash qu'aucun œil et aucun capteur ne décela. Ils flottèrent un instant, le temps de reconfigurer les voiles en mode d'impulsion, puis ils se mirent en mouvement avec une accélération d'à peine six gravités, selon un arc qui croisait la limite extérieure de la ceinture d'astéroïdes. Personne ne les vit arriver. « Amiral Courvosier, je n'apprécie pas la façon dont vous m'avez humilié devant la délégation de Grayson ! » Raoul Courvosier se cala dans son fauteuil derrière son bureau de l'ambassade manticorienne, et des générations d'aspirants fautifs auraient reconnu le regard dont il gratifia Reginald Houseman. « Vous n'aviez pas besoin de saper ma position et ma crédibilité de façon aussi évidente ! N'importe quel diplomate digne de ce nom sait que toutes les options doivent être étudiées, or les possibilités de réduire les tensions dans cette région seraient innombrables si Grayson acceptait d'envisager les avantages d'un commerce pacifique avec Masada ! — Je ne suis peut-être pas un diplomate, répondit Courvosier, mais j'en sais long sur les chaînes de commandement. Je vous avais expressément demandé de ne pas soulever cette question, et vous m'aviez juré de ne pas le faire. Bref, vous avez menti. Je me fiche totalement de l'humiliation que vous avez eu à subir en conséquence. » Houseman blêmit avant de devenir écarlate sous l'effet de la rage. Il n'avait pas l'habitude d'être traité avec pareil mépris, surtout pas par un homme de Cro-Magnon, un ignare en uniforme. Il était expert dans son domaine, ses titres le prouvaient. Comment cet homme de main chauvin osait-il s'adresser à lui de cette façon ? — Il était de mon devoir de présenter la vérité, que vous soyez ou non à même de la voir ! — Il était de votre devoir de vous conformer à mes directives ou bien de me dire honnêtement que vous ne pouviez le faire en conscience. Le fait que vous soyez venu dans ce système avec vos propres idées préconçues et que vous n'ayez pas fait l'effort d'apprendre quoi que ce soit depuis fait de vous un être aussi stupide que malhonnête. » Houseman le regarda bouche bée, trop furieux pour répondre, et l'amiral continua d'une voix monocorde et assassine. — La raison pour laquelle ces gens ont choisi d'augmenter leur population après des siècles de contrôle draconien des naissances, la raison pour laquelle ils ont besoin de ces fermes orbitales, c'est que Masada se prépare à les exterminer et qu'il leur faut des hommes pour combattre. Je m'attendais à découvrir que leurs craintes étaient exagérées, mais après avoir étudié leurs rapports de surveillance et les archives publiques, je suis d'avis, monsieur Houseman, qu'ils ont en fait sous-estimé la menace. Certes ils disposent d'une base industrielle plus solide, mais l'autre camp est trois fois plus nombreux, et les Graysoniens ont d'abord besoin de cette industrie pour survivre à leur environnement planétaire ! Si vous aviez pris la peine d'examiner la base de données de leur bibliothèque, ou simplement le résumé que l'équipe de l'ambassadeur Langtry nous a fourni, vous sauriez tout cela. Mais vous ne l'avez pas fait, et je n'ai nullement l'intention de laisser vos opinions d'homme mal informé influer sur la position officielle de cette mission. — C'est ridicule ! bredouilla Houseman. Masada n'a pas l'ombre des capacités nécessaires pour envoyer ce genre d'expédition militaire à Yeltsin ! — Je croyais que les opérations militaires relevaient de mon domaine de compétence, fit Courvosier d'une voix glaciale. — Pas besoin d'être un génie pour s'en rendre compte, il suffit d'avoir l'esprit un brin ouvert ! Regardez leur revenu par tête, bon Dieu! Ils se ruineraient s'ils essayaient ! — Même si c'était vrai, cela ne signifie pas qu'ils ne vont pas essayer. Vous ne semblez pas vouloir ou pouvoir comprendre que la raison n'est pas leur qualité première. Ils se sont juré de vaincre Grayson et d'imposer par la force leur propre mode de vie aux deux systèmes parce qu'ils le considèrent comme un devoir religieux. — N'importe quoi ! grogna Houseman. Je me moque de leur prêchi-prêcha mystique ! Le fait est que leur économie ne pourra tout simplement pas supporter cet effort – certainement pas pour "conquérir" une planète dotée d'un environnement aussi hostile ! — Alors vous feriez peut-être mieux d'aller le dire aux Masadiens plutôt qu'à leurs victimes désignées. Leur flotte est de vingt pour cent plus puissante que celle de Grayson, et plus encore en ce qui concerne les unités hypercapables. Ils disposent de cinq croiseurs et huit contre-torpilleurs, face aux trois croiseurs et quatre contre-torpilleurs de Grayson. Ce n'est pas une composition défensive. Le gros de la flotte masadienne est conçu pour opérer dans un autre système stellaire, tandis que la majorité des vaisseaux de Grayson sont des BAL, des appareils non-hypercapables, destinés à la défense du système. Or les BAL, monsieur Houseman, sont encore moins efficaces au combat que leur tonnage ne pourrait le laisser croire parce que leurs barrières latérales sont bien plus faibles que celles des vaisseaux interstellaires. Les fortifications orbitales locales sont risibles et Grayson ne sait pas générer de barrières latérales sphériques, ce qui signifie que les forts n'ont même pas de défenses passives antimissiles. Et pour finir, le gouvernement de Masada – qui a utilisé l'arme nucléaire sur des cibles planétaires au cours de la dernière guerre – a exprimé à plusieurs reprises sa volonté d'annihiler les "apostats païens" de Grayson si cela se révèle être le seul moyen de "libérer" et de "purger" la planète ! » L'amiral se leva en fixant un regard noir sur le diplomate. — Toutes ces données sont accessibles dans les archives publiques, monsieur Houseman, et les rapports de notre propre ambassade les confirment. Ils confirment également que ces Masadiens industriellement sous-développés ont consacré plus d'un tiers de leur produit systémique brut aux dépenses militaires ces vingt dernières années ! Grayson ne peut pas se le per-- mettre. Ils n'ont réussi à se maintenir à un niveau raisonnable que parce que leur PSB est plus élevé et que le pourcentage plus faible qu'ils peuvent utiliser à des fins militaires représente la moitié des dépenses masadiennes en valeur absolue. Dans ces circonstances, seul un imbécile irait suggérer qu'ils aident leurs ennemis à muscler leur économie : cela revient à tendre le bâton pour se faire battre ! — C'est votre opinion », grommela Houseman. Il était blême sous l'effet combiné de sa fureur et du choc, car il n'avait regardé que les tonnages absolus lors du bref coup d'œil qu'il avait jeté aux puissances militaires comparées des deux systèmes. La véritable différence de capacité ne lui était même pas apparue. — Tout à fait, c'est mon opinion. » La voix de Courvosier était plus calme mais restait ferme. Et parce que c'est mon opinion, c'est également celle du gouvernement de Sa Majesté et de sa mission diplomatique dans ce système. Si vous la désapprouvez, vous aurez tout loisir de le faire savoir au Premier ministre et au Parlement une fois de retour à Manticore. Entre-temps, vous évitez d'insulter bêtement et gratuitement l'intelligence de ceux qui ont vécu toute leur vie avec cette menace, ou je vous vire de cette délégation. Suis-je assez clair, monsieur Houseman ? » L'économiste regarda encore un moment son supérieur d'un assassin avant de le saluer brièvement de la tête et de claquer la porte du bureau. CHAPITRE DOUZE La sonnerie du terminal de communication réveilla Raoul Courvosier en sursaut. Il s'assit aussitôt dans son lit, frotta ses yeux ensommeillés et appuya sur la touche de réception avant de se redresser en reconnaissant Yanakov. L'amiral graysonien était torse nu sous sa robe de chambre et ses yeux brillaient, bouffis de sommeil. « Désolé de vous réveiller, Raoul. » Son doux accent graysonien était saccadé. « Nos radars viennent de détecter une empreinte hyper à trente minutes-lumière de Yeltsin. Une grosse empreinte. — Masada ? demanda brusquement Courvosier. — Nous ne savons pas encore, mais ils arrivent par zéro-zéro-trois zéro-neuf-deux. C'est exactement le genre de coordonnées que donne une course en ligne droite depuis Endicott, — Que disent les signatures d'impulsion? — C'est beaucoup trop loin pour nos appareils. » Yanakov avait l'air un peu embarrassé. « Nous essayons d'affiner nos données, mais... — Transmettez les coordonnées au capitaine Alvarez, coupa Courvosier. Les capteurs du Madrigal sont meilleurs que tout cc dont vous disposez. Il pourra sans doute les affiner pour vous. — Merci. J'espérais vous l'entendre dire. » Yanakov avait l'air si reconnaissant que Courvosier fronça les sourcils, sincèrement surpris. — Vous n'avez pas laissé ce foutu Houseman vous faire croire que j'agirais autrement? — Eh bien, non, mais nous ne sommes pas officiellement alliés, donc si vous... — Ce n'est pas parce qu'il nous manque un bout de papier que nous ne sommes pas conscients, vous et moi, que nos chefs de gouvernement respectifs souhaitent cette alliance. Et l'un des avantages d'être amiral plutôt que diplomate... (Courvosier fit sonner ce mot comme une obscénité) c'est de pouvoir passer outre le bla-bla quand on en a besoin. Maintenant, transmettez cette information au Madrigal. » Il s'arrêta, prêt à couper la communication. « Et puis-je me considérer comme invité au central opérationnel ? — Votre présence serait un honneur, répondit immédiatement Yanakov, sincère. — Merci. Oh, et lorsque vous contacterez Alvarez, demandez-lui où il en est du projet que je lui ai confié lundi. » Courvosier d’un sourire malicieux. « Nous avons contrôlé vos systèmes C» et il va sans doute pouvoir relier les capteurs du Madrigal directement au réseau de votre central opérationnel. — Voilà une bonne nouvelle ! s'enthousiasma Yanakov. Je m'y attelle tout de suite. Je passe vous prendre en voiture clans un quart d'heure. » Les imprimantes cliquetaient sans discontinuer lorsque les amiraux arrivèrent au central opérationnel. Ils se tournèrent comme un seul homme vers l'écran principal, qu'un point traversait à une vitesse infiniment lente. C'était une illusion lié à l'échelle : tout visuel capable de représenter l'espace dans un rayon de trente minutes-lumière devait forcément compresser les données. Mais au moins les détecteurs gravifiques étaient supraluminiques et on observait donc la scène en temps réel. Pour ce que ça changerait... Le Madrigal avait bien relié son CO au réseau graysonien. Le visuel ne pouvait pas montrer de sources d'impulsion individuelles à une telle distance, mais les caractères alphanumériques qui figuraient à côté de l'unique point lumineux étaient bien trop détaillés pour provenir d'instruments locaux. Ce fut la première pensée de Courvosier. La deuxième le consterna et il eut une moue silencieuse : il y avait là dix navires qui accéléraient depuis la faible vitesse qu'imposait la translation en espace normal. Même le Madrigal ne les distinguait pas assez pour identifier les vaisseaux individuellement, mais les puissances d'impulsion permettaient une classification provisoire. Et si les équipes de détection du capitaine Alvarez voyaient juste, il s'agissait de quatre croiseurs légers et six contre-torpilleurs, soit un tonnage plus important que toute la flotte hypercapable graysonienne. Un vecteur de projection apparut soudain en travers du visuel, et Yanakov, à côté de lui, jura. — Qu'y a-t-il ? demanda calmement Courvosier. — Ils se dirigent tout droit vers l'Orbite Quatre, un des nœuds de traitement minier de la ceinture. Bon sang ! — De quoi disposez-vous pour les arrêter ? — De pas assez », fit tristement Yanakov. Il leva la tête. « Walt ! Dans combien de temps atteindront-ils l'Orbite Quatre ? — Environ soixante-huit minutes, répondit le commodore Brentworth. — Y a-t-il un vaisseau avec lequel nous pourrions les intercepter ? — Le Juda pourrait les atteindre juste avant qu'ils n'arrivent. » La voix de Brentworth était monocorde. « Rien d'autre, pas même un BAL. — C'est bien ce que je pensais. » Les épaules de Yanakov s'affaissèrent. Courvosier comprenait parfaitement : envoyer un seul contre-torpilleur contre une telle puissance de feu serait pire qu'inutile. « Dites au Juda de rester à l'écart, soupira l'amiral graysonien, ensuite trouvez-moi un micro. Les gens de l'Orbite Quatre sont livrés à eux-mêmes. » Ses lèvres se tordirent en un rictus amer. «Le moins que je puisse faire, c'est de le leur annoncer moi-même. » Dans le CO du Tonnerre divin, la sphère holo était constellée de points lumineux individuels et d'informations changeantes. Le capitaine Yu s'y trouvait aux côtés du Glaive des Fidèles, le visage calme et détendu, et Simonds réprima une bouffée de regret. Il aurait dû se tenir sur le pont de l'Abraham au lieu de rester là pour regarder un officier subalterne mener la plus puissante attaque de Masada contre l'Étoile de Yeltsin ! Mais c'était impossible. Et si puissante soit cette attaque, elle n'était qu'un des aspects du plan – un plan dont même le capitaine Yu ne connaissait pas tout. Le commandant de l'Orbite Quatre contemplait son écran tandis qu'une goutte de sueur perlait sur son visage. La transmission avait mis près d'une demi-heure pour l'atteindre, mais il savait depuis plus de vingt minutes quel en serait le contenu. « Je suis désolé, capitaine Hill, mais vous êtes livré à vous-même. » Le visage figé, l'amiral Yanakov parlait d'une voix calme. À part le Juda, nous n'avons aucun vaisseau susceptible d'intercepter cette flotte, et l'envoyer seul serait suicidaire. Hill hocha la tête en silence. Sa propre absence d'amertume le surprenait, mais condamner le Juda à partager leur sort n'aurait eu aucun sens. Au moins, il avait pu envoyer les vaisseaux collecteurs vers Grayson. Trois d'entre eux étaient cloués au sol pour réparation mais les autres se trouvaient déjà loin, avec à leur bord les employés de l'Orbite Quatre, et ses capteurs gravitiques venaient de détecter l'escadron que Grayson avait envoyé vers eux. À moins que les Masadiens ne modifient leur trajectoire pour poursuivre les fugitifs sous cinq minutes, ils ne les rattraperaient pas avant qu'ils aient rejoint l'escadron de secours. Ses femmes et ses enfants survivraient. — Faites de votre mieux, capitaine, disait calmement Yanakov. Que Dieu vous bénisse. — Préparez-vous à m'enregistrer », demanda Hill à son officier de communication, et le lieutenant, blême, hocha brusquement la tête. « Enregistrement, commandant. — Message reçu et compris, amiral Yanakov, fit Hill aussi posément qu'il put. Nous ferons notre possible. Pour mémoire, j'approuve entièrement votre décision de ne pas envoyer le Juda. » Il hésita un instant, se demandant s'il devait ajouter une dernière phrase théâtrale, puis haussa les épaules. « Et que Dieu VOUS bénisse aussi, Bernard », ajouta-t-il doucement. L'expression détendue du capitaine Yu avait fait place à un léger froncement de sourcils. Il se pencha de côté, vérifia quelques données puis se redressa en haussant légèrement les épaules. Le froncement disparut, pourtant son regard était devenu fixe. On aurait dit qu'il était déçu, pensa Simonds. Ou qu'il désapprouvait quelque chose. Il allait demander quel était le problème mais les vaisseaux se trouvaient maintenant à trois millions et demi de kilomètres de leur cible et il ne pouvait plus quitter la sphère des yeux. « Ils attendent trop. » La remarque de l'amiral Courvosier n'était qu'un murmure, mais Yanakov l'entendit et eut un signe d'assentiment. Le capitaine masadien avait laissé passer sa chance de neutraliser l'Orbite Quatre avant d'être à portée de ses missiles... Mais ça ne ferait pas une grosse différence pour le capitaine Hill et ses hommes. La vitesse des vaisseaux masadiens augmentait régulièrement. Leur trajectoire s'incurvait déjà pour leur faire contourner l'Orbite Quatre et les remettre sur le chemin qu'ils avaient pris à l'aller. Les hommes en charge des armes se courbaient sur leurs consoles à mesure que la distance diminuait. La tension se lisait sur leurs visages, mais aucune véritable peur. Ils étaient protégés par les bandes gravifiques et les barrières latérales du vaisseau alors que les armes gardant leur cible, couvertes seulement par des défenses actives, étaient exposées à leur feu. « Objectif ajusté, commandant. » À bord du croiseur léger Abraham, vaisseau amiral de la flotte masadienne, l'amiral Jansen leva les yeux à ces mots. « Distance ? — Presque trois millions de kilomètres. Jansen hocha la tête. Ses missiles étaient plus lents que ceux du Tonnerre divin. Leurs propulseurs seraient à court de carburant en moins d'une minute et leur capacité d'accélération ne dépassait pas trente mille gravités, mais la vitesse d'approche de sa (lotte était supérieure à vingt-sept mille km/s. Avec cette vélocité initiale, ses missiles mettraient soixante-dix-huit secondes à atteindre leur cible, contre une minute et demie pour les projectiles de l'Orbite Quatre. Douze petites secondes de différence... mais contrairement à un astéroïde, ses vaisseaux pouvaient éviter les missiles. « Ouvrez le feu », fit-il brusquement. Le visage du capitaine Hill se figea lorsque ses capteurs gravitiques détectèrent le largage des missiles. À cette distance, même en tenant compte de la vitesse d'approche de l'ennemi, ses propres engins à tête chercheuse deviendraient balistiques à huit cent mille kilomètres de leur cible, faute de carburant. C'était pour cette raison qu'il ne les avait pas encore tirés, espérant contre toute probabilité que les vaisseaux continueraient d'approcher jusqu'à ce qu'il ouvre le feu. Non qu'il s'attendît à ce qu'ils agissent ainsi, mais on pouvait espérer. Inutile de lancer des armes qui ne pourraient pas manœuvrer au moment d'atteindre l'ennemi : les missiles balistiques étaient faciles à éviter ou à détruire pour des navires à impulsion. Mais les vaisseaux s'étaient déjà approchés plus près qu'il n'aurait raisonnablement pu s'y attendre, et même un missile balistique valait mieux que rien puisque ses hommes et lui auraient le temps d'en tirer trois salves avant l'arrivée des projectiles masadiens. — Ouvrez le feu! aboya-t-il avant d'ajouter, d'une voix plus douce : Paré à enclencher les défenses actives. » La distance était trop grande pour que les systèmes du Madrigal indiquent la trajectoire de chaque missile, mais le visuel se mit à clignoter comme les capteurs du contre-torpilleur détectaient une soudaine avalanche de sources d'impulsion. Courvosier se tenait en silence aux côtés de Yanakov, observant le visage gris et crispé de l'amiral graysonien; il n'y avait rien à dire, il le savait. Le Glaive Simonds frissonna en regardant les missiles sur le visuel du Tonnerre divin. Ils jaillissaient des flancs de l'assaillant et de l'assailli telles de minuscules gouttes de sang écarlate, à la fois magnifiques et obscènes à force de silence : il manquait le bruit furieux du tonnerre, le spectacle, les sons et les odeurs de la bataille. A la place, on n'entendait que le bourdonnement des systèmes de ventilation et le murmure calme des techniciens de détection. Les points minuscules se déplaçaient avec une lenteur douloureuse sur la vaste échelle de la sphère holographique, et le temps retenait son souffle. Une nouvelle salve suivit la première après trente-cinq secondes, puis une autre, et les Graysoniens répondirent à chacune. Puis les points correspondant à la première salve disparurent, ayant épuisé leur carburant, et l'amiral Jansen modifia sa trajectoire, évitant le feu défensif devenu inerte et maladroit. Simonds imaginait les missiles de Jansen avançant dans le vide créé par Dieu, invisibles pour les capteurs passifs à une telle distance, inévitables et presque merveilleux. Les défenses de l'Orbite Quatre n'avaient pas été conçues pour résister toutes seules à quatre-vingts pour cent des effectifs de la flotte masadienne. Les fortifications fixes constituaient des cibles faciles pour lés missiles. N'importe quel projectile était presque assuré de faire mouche à moins d'être arrêté par les défenses actives, or celles-ci n'étaient tout simplement pas assez nombreuses pour stopper la flopée de missiles qui se dirigeaient vers elles. Le radar accrochait les projectiles les plus proches et des antimissiles se précipitaient à leur rencontre. Les chances d'interception étaient bien plus faibles que si les Graysoniens avaient disposé de systèmes de défense modernes, mais les hommes du capitaine Hill firent du bon travail. Ils en arrêtèrent presque un tiers, puis des lasers et en dernier recours des canons automatiques ouvrirent un feu continu sur les têtes chercheuses restantes. L'amiral Jansen contemplait son visuel, ignorant les salves de missiles ennemis qui se précipitaient à sa rencontre. La première, du moins, ne posait pas de problème : les armes seraient balistiques et inoffensives bien avant de l'atteindre. La deuxième salve aurait encore un peu de jus, mais juste assez pour une attaque frontale : ce qui excluait les bifurcations de dernière seconde. Seule la troisième salve représentait une véritable menace, et il eut un sourire carnassier en regardant les énormes boules de feu brutales et aveuglantes, même à dix secondes-lumière et malgré les filtres du visuel. Le Glaive Simonds se pencha plus près de la sphère holo où le compte à rebours lumineux indiquait le temps restant avant l'impact de la première salve graysonienne. Aucune des signatures d'impulsion de Jansen ne disparut et la force d'attaque modifia de nouveau sa trajectoire pour éviter la deuxième salve. Ses yeux revinrent au visuel secondaire qui surveillait les lancers de l'Orbite Quatre et sa bouche se creusa en un sourire triomphant. Il y eut comme un gémissement doux et silencieux — on le ressentit plus qu'on ne l'entendit — au milieu du cliquetis des imprimantes du central opérationnel comme les codes de données clignotaient. De nouveaux missiles dessinaient leur course sur le visuel... mais tous provenaient de l'assaillant. Les épaules de Courvosier s'affaissèrent. Ils auraient mérité mieux, pensa-t-il. Ils auraient mérité... « Ils ont eu un de ces salauds ! » hurla quelqu'un, et il braqua brusquement son regard vers le visuel. Le missile était un orphelin de la troisième et ultime salve du capitaine Hill. Il aurait dû faire partie de la deuxième salve, mais l'équipe de lancement avait subi une perte momentanée d'alimentation. Le temps que les techniciens, frénétiques, remettent leur arme en service, le missile était parti presque cinq secondes après le départ de la troisième salve et les techniciens étaient tous morts lorsqu'il arriva sur l'ennemi. L'orphelin ne le savait pas, et peu lui importait. Il continua sa course, propulsion toujours active, tandis que ses capteurs suivaient le signal de sa cible. Les systèmes défensifs masadiens faillirent ignorer le missile solitaire, puis lui assignèrent un coefficient de menace très bas puisqu'il traînait derrière les autres. Les vaisseaux de l'amiral Jansen s'étaient lancés dans un ballet effréné car, contrairement aux missiles de la première salve, ceux-ci avaient encore du carburant. Mais les équipes de détection avaient catalogué les missiles ennemis à la perfection et des antimissiles s'élancèrent pour détruire les plus dangereux. Le feu défensif détruisit certains des compagnons de l'orphelin. D'autres s'immolèrent inutilement contre des bandes gravitiques qu'ils ne pouvaient pénétrer. Une poignée d'entre eux frappèrent de front les barrières latérales bien plus faibles qui protégeaient les côtés béants des bandes gravitiques, et l'un d'eux les franchit. Sa cible fit un brusque écart, toutes alarmes hurlantes, mais les dégâts infligés au contre-torpilleur masadien étaient légers, et il ne restait plus que l'orphelin. Rien que l'orphelin et son faible coefficient de menace. Les deux antimissiles envoyés à sa rencontre le dépassèrent, le manquant faute de têtes chercheuses vraiment perfectionnées, et les capteurs de sa cible, à moitié aveuglés par le champ gravifique artificiel des défenses ventrales, le perdirent. Il n'y eut pas de tir de laser de dernière seconde et le missile, programmé pour une attaque frontale, remonta brusquement et jeta tout ce qui lui restait de puissance dans une violente décélération. Il n'eut pas le temps de perdre beaucoup de vitesse, même à trente mille g, mais cela fut suffisant. L'extrémité béante et sans protection des bandes gravitiques du croiseur léger Abraham engloutit l'ogive. Les détonateurs de proximité primaires et de réserve se déclenchèrent en même temps et une explosion de cinquante mégatonnes se produisit à cent mètres du vaisseau amiral masadien. Le Glaive Simonds blêmit lorsque la signature d'impulsion de l'Abraham disparut. L'air siffla dans ses narines et il scruta la sphère holographique pendant un instant glacé, incapable d'accepter l'information. Puis il se tourna vers le capitaine Yu, le regard fixe. Le Havrien lui rendit gravement son regard, mais dans le sien on ne lisait ni choc ni horreur. Pas même la moindre surprise. — Dommage, fit calmement Yu. Ils auraient dû tirer de plus Loin. » Simonds serra les dents pour combattre une folle envie de hurler sur son « conseiller ». Ils venaient juste de perdre vingt pour cent de l'ordre de bataille masadien, et tout ce qu'il trouvait à dire, c'était « ils auraient dû tirer de plus loin » ? Les yeux du. Glaive lançaient des éclairs mais Yu tourna les siens vers les Masadiens de l'équipage. La plupart continuaient à fixer la sphère, sous le choc de cette perte imprévue, et l'officier havrien éleva la voix pour se faire entendre de tous. — En attendant, Glaive, c'est l'objectif final qui compte. Il y a toujours des pertes, même avec un excellent plan de bataille, mais Grayson a perdu bien plus que nous et le piège est tendu, n'est-ce pas ? » Simonds lui lança un regard noir, tremblant de rage, mais il sentait ses hommes derrière lui et comprenait les conséquences fatales que cet incident pourrait avoir sur leur moral. Il savait bien ce que Yu était en train de faire et cet infidèle avait raison — maudit soit-il ! — En effet, se força-t-il à répondre calmement pour ses hommes, et les mots lui brûlaient la langue. En effet, capitaine Yu, le piège est tendu... exactement comme nous l'avions prévu. » CHAPITRE TREIZE La veste de Bernard Yanakov pendait sur une chaise et le dernier bouton de sa chemise était ouvert; il fronça les sourcils en regardant son écran de contrôle avant de lever les yeux avec un sourire las comme la porte s'ouvrait devant Raoul Courvosier et le cliquetis des imprimantes. Malgré ses vêtements civils, personne ne pouvait plus se méprendre : Courvosier était un officier naval, et Yanakov était sincèrement reconnaissant de sa présence. Il leur avait non seulement donné accès aux capteurs de son contre-torpilleur, mais il avait aussi mis à la disposition des Graysoniens sa vaste expérience. Et ce, Yanakov le savait, malgré les protestations de certains membres de sa délégation qui auraient voulu qu'il les embarque tous à bord du Madrigal et les emmène loin du champ de bataille. — Vous avez besoin de sommeil, lança brutalement le Manticorien, et Yanakov hocha la tête. — Je sais, soupira-t-il, mais... » Il s'arrêta, haussa les épaules, et Courvosier eut un signe de tête compréhensif. Il n'approuvait pas, mais il comprenait. Un esprit émoussé par la fatigue n'était pas la meilleure arme d'un système de défense, mais Yanakov ne pouvait pas dormir. Les Orbites Cinq et Six avaient connu le même sort que l'Orbite Quatre, et aucun de leurs deux commandants n'avait eu la chance de Hill. Ou plutôt les Masadiens avaient compris la leçon. Ils tiraient maintenant à six millions de kilomètres, voire plus, des distances telles que la propulsion des missiles défensifs s'arrêtait plus de cinq minutes avant d'atteindre la cible. Les défenseurs bénéficiaient donc de délais de détection plus longs et les défenses actives avaient plus de chances de faire mouche, mais le nombre de missiles envoyés par l'ennemi compensait largement cet avantage en saturant les défenses. Cela coûtait peut-être beaucoup de missiles à Masada, mais Grayson avait déjà perdu neuf pour cent de ses capacités de traitement des ressources orbitales, sans parler des deux mille six cents soldats et des seize mille ouvriers civils morts pendant les attaques. « Vous savez, fit Courvosier d'un ton songeur tout en regardant s'affairer l'équipe de garde de l'autre côté du mur de verre, cette façon de nous attaquer a quelque chose d'étrange. » Il se retourna pour faire face à Yanakov. « Pourquoi ne quittent-ils pas carrément le système ou ne continuent-ils pas simplement tout droit le long de la ceinture d'astéroïdes ? — Mais c'est ce qu'ils font, répondit Yanakov, surpris. Ils détruisent nos installations les unes après les autres, dans l'ordre, en suivant la ceinture. — Je sais bien, mais pourquoi mettent-ils si longtemps ? Pourquoi se précipiter, frapper une seule cible et se retirer ensuite au lieu de se frayer directement un chemin le long de la ceinture ? Cela prendrait beaucoup moins de temps. — De cette façon ils peuvent nous voir arriver et ainsi changer de cible ou même se replier. Il nous est donc impossible de nous mettre en position à l'avance pour les intercepter – à moins de séparer notre flotte en escadrons si maigres que, si l'un d'eux finit par les attraper, il se fera réduire en miettes, expliqua amèrement le Graysonien. — Non, ce n'est pas pour ça. » Courvosier se caressa le menton, sourcils froncés, en observant le visuel. Les agresseurs masadiens traversaient lentement l'écran : ils se retiraient après leur troisième attaque. Il secoua la tête. « Leurs capteurs ne sont pas plus efficaces que les vôtres, n'est-ce pas ? — Ils le sont sans doute même moins, à vrai dire. — Parfait. Votre déploiement orbital de capteurs fournit une détection gravifique en temps réel jusqu'à trente-quatre minutes-lumière, soit huit minutes-lumière au-delà de la ceinture selon leur vecteur de repli normal. Et ça, les Masadiens le savent. — Eh bien, oui. » Yanakov frotta ses yeux brûlants puis se leva et traversa la pièce pour venir examiner le visuel aux côtés de son ami. « Bien sûr, les transmissions mettent du temps à nous parvenir des zones les plus éloignées, surtout au-delà de Yeltsin, mais les Masadiens œuvrent de notre côté de la ceinture, donc le central opérationnel obtient des données en temps réel sur les zones véritablement importantes. C'est pour cette raison qu'ils se replient au-delà de notre capacité de détection après chaque raid pour choisir un nouveau vecteur d'attaque et revenir à la charge. Comme vous l'avez fait remarquer, nos capteurs embarqués ont une portée très limitée par rapport aux vôtres. Même si par hasard nous faisions le bon choix et placions une force sur leur trajectoire, son commandant ne les verrait pas assez tôt pour les intercepter et nous ne pourrions probablement pas non plus lui transmettre d'ordres depuis le central opérationnel à temps. — Je veux bien, acquiesça Courvosier, mais vous ne voyez pas ce que je veux dire. Ils se replient toujours vers le même endroit après chaque assaut, et ils doivent bien savoir que vous les voyez faire. — Hein ? » Le front de Yanakov se plissa et Courvosier hocha la tête. « Oui. Ils retournent à chaque fois dans la même direction avant que vos capteurs ne les perdent. Et comme ils suivent la ceinture d'astéroïdes, leur distance de vol pour rejoindre ce point ne cesse de s'allonger à chaque nouvelle cible. Cela les rend d'une part plus vulnérables, et cela augmente d'autre part énormément le temps qu'ils consacrent à cette opération. Et pourtant ils persistent à se traîner à 0,3 ! Quelle bonne raison ont-ils d'agir ainsi ? — Eh bien... » Yanakov se gratta la tête. « Ils lancent beaucoup de missiles à chaque attaque, cela vide sans doute leurs réserves. Peut-être ont-ils des navires là-bas, pleins de munitions, et doivent-ils les rejoindre pour se réarmer. Et je suppose que la vitesse réduite est destinée à éviter de décélérer trop brutalement si nous réussissons à cacher des unités sur leur chemin. — C'est possible, oui, murmura Courvosier. Mais le moment qu'ils ont choisi pour lancer l'opération semble indiquer qu'ils avaient un vaisseau caché quelque part et que celui-ci a vu l'Intrépide, l'Apollon et le Troubadour partir. Ils peuvent penser que c'était la totalité de notre escorte et ils ne savent peut-être pas que ces navires vont revenir, mais ils doivent se douter qu'il y a une forte probabilité pour qu'une escadre manticorienne passe un jour dans le secteur. Cela devrait influer sur leurs plans : ils devraient agir vite en espérant en finir avec vous avant qu'un amiral de la Flotte royale manticorienne n'intervienne en votre faveur. — C'est déjà fait, en un sens, répondit Yanakov avec un sourire fatigué. — Vous savez bien ce que je veux dire. — Oui, mais c'est votre hypothèse de départ qui me gêne. Il n'y a pas de commerce entre Yeltsin et Endicott, et donc pas de flux d'information. Alors comment auraient-ils fait pour savoir que vous étiez là ? — Ça fait des mois que tout le monde sait que nous allions envoyer une mission diplomatique et un convoi, dit Courvosier, et ils devaient se douter que nous enverrions une escorte. Après notre arrivée, ils n'avaient besoin que d'un seul détachement militaire dissimulé pour se faire une idée précise de ce que nous avions en tête. Et regardez le moment qu'ils ont choisi. Comptez un jour ou deux pour que le détachement rentre discrètement à Masada après le départ de l'Intrépide, encore un jour pour mobiliser une force d'attaque, ce qui les amène ici à peu près au moment où ils ont commencé à tirer. » Il secoua la tête. « Ils savent qu'au moins une partie de l'escorte s'est retirée et ils essayent de s'imposer avant qu'une autre force manticorienne n'arrive pour la remplacer. — Je ne crois pas qu'ils aient les capacités techniques nécessaires pour réussir ce genre d'opération, Raoul. Oh, ils pourraient sans doute faire discrètement rentrer ou sortir un vaisseau. Ils n'auraient qu'à sortir de l'hyperespace hors de notre périmètre de détection, s'approcher à faible puissance et se cacher dans la ceinture d'astéroïdes. Même si nous apercevions ce bâtiment, nous le considérerions sans doute comme un navire de transport minier, et il lui serait tout aussi facile de sortir du système. Mais même s'ils y parvenaient, ils auraient besoin de capteurs presque aussi perfectionnés que les vôtres pour déterminer ce qui se passe autour de la planète. » Yanakov secoua la tête. « Non, c'est forcément une coïncidence. — Peut-être. » Courvosier se redressa. « En tout cas, le capitaine Harrington sera de retour sous quatre jours. — Je ne peux pas attendre aussi longtemps », répondit Yanakov. Courvosier le regarda, surpris. « Ils ont détruit près de dix pour cent de nos centres de traitement. Si je leur laisse encore quatre jours, ils auront réduit à néant quarante ans d'investissements – sans parler des milliers de victimes que feront leurs raids. Surtout s'ils se rangent à votre opinion et cessent cet absurde va-et-vient pour se frayer un chemin sans escale autour de la ceinture. Je dois les arrêter avant... en supposant que je trouve un moyen d'intercepter ces salauds en force. — Je vois. » Courvosier se mordilla un moment l'intérieur de la lèvre avant de plisser intensément le front. « Vous savez, il y a peut-être quelque chose à faire. — Et quoi donc ? — Vous êtes trop fatigué pour réfléchir correctement, Bernard. S'ils retournent à chaque fois vers le même endroit, il y a moyen d'approcher sans être vus. — Effectivement. » Yanakov se rassit brusquement et se mit à taper sur son clavier. « Si nous savons où ils vont, nous pouvons attendre qu'ils se retirent après cette dernière attaque puis placer toutes nos forces sur une trajectoire d'interception de leur vecteur de repli pour la suivante ! — Exactement. » Courvosier eut un sourire. « Envoyez vos gens là-bas, foncez comme des dératés dès que les méchants sont hors de portée de capteur puis arrêtez vos moteurs et laissez-vous glisser jusqu'à ce qu'ils reprennent le chemin du retour. Quelle est l'accélération maximale de votre flotte ? — À peu près cinq cents g en ce qui concerne les unités hypercapables. Trois cent soixante-quinze pour les BAL. Il réfléchit un instant sur ses calculs puis fit la grimace et se mit à corriger les données. « Les BAL apportent-ils une puissance de feu suffisante pour justifier de ralentir vos autres vaisseaux ? — Non. C'est ce que je suis en train de revoir. » Yanakov hocha la tête comme de nouveaux chiffres apparaissaient. « — C'est mieux. Maintenant, étant donné leur schéma opérationnel à ce jour, je pense que nous pouvons compter sur une fenêtre de non-détection de... (il fit un rapide calcul) disons trois heures et demie. Par prudence, trois heures. — Ce qui signifie que vous pourriez atteindre quelle vitesse ? — Environ cinquante-trois mille km/s. Cela nous mènera au point où nos capteurs les perdent à chaque fois en... à peu près quatre heures depuis l'orbite de Grayson, fit Yanakov qui travaillait encore à son terminal. Étant donné leur schéma d'assaut, nous pourrions rallumer nos moteurs... disons trois heures après le début de leur prochaine attaque et les intercepter même s'ils se replient à l'instant où ils nous détectent ! » Ses mains cessèrent de courir sur le clavier. Son regard fatigué était impressionné. « Par la grâce de Dieu qui nous met à l'épreuve, vous avez raison. Nous pouvons y arriver. — Je sais », répondit Courvosier d'un ton moins enthousiaste. Yanakov semblait sur le point de poser une question mais il haussa les épaules. « Oh, c'est bien, j'aime l'idée d'utiliser contre eux leur tactique prévisible, mais il y a encore un petit quelque chose qui me chiffonne. Ça ne tient tout simplement pas debout : comment peuvent-ils nous laisser une telle opportunité ? — Quelqu'un a bien dit que c'est le général qui commet la dernière erreur qui perd, non ? — Oui, Wellington, je crois. Ou peut-être Rommel. » Courvosier fronça les sourcils. « Ou Tanakov ? » Il haussa les épaules. « De toute façon, nous voulons les voir commettre cette erreur. — Nous n'avons rien à perdre à essayer, reprit Yanakov. Laisser notre flotte inactive ne nous mène nulle part. Au moins, cette opération nous donne une chance. Et puis, comme vous dites, le capitaine Harrington sera de retour dans quatre jours. S'ils ont des réserves de missiles quelque part, nous parviendrons peut-être à les détruire et à priver les navires d'assaut de munitions, même si nous ne réussissons pas à les intercepter. Et même si nous ne retardons leurs opérations que de quelques jours, cela suffira à prévenir tous nouveaux dommages avant qu'elle revienne et leur flanque un bon... » Il s'arrêta, une curieuse expression sur le visage. Courvosier haussa un sourcil. « Excusez-moi, murmura Yanakov. je pensais simplement que vous lui demanderiez de nous appuyer avec ses vaisseaux. — Et pourquoi penseriez-vous autrement ? demanda Courvosier. — Mais vous n'êtes pas... Je veux dire, nous ne sommes pas... » Il s'arrêta et se racla la gorge. « Nous n'avons pas encore signé de traité. Si vous prenez le risque de perdre des navires ou de subir des dommages en l'absence de traité, votre gouvernement pourrait... — Mon gouvernement fera ce que Sa Majesté lui dira de faire, répondit calmement Courvosier. Or Sa Majesté m'a demandé de revenir de Grayson avec un traité. » Yanakov le regardait en silence; il haussa les épaules : « Cela devient impossible si je laisse Masada vous détruire, n'est-ce pas ? » Il secoua la tête. « La réaction de la Couronne et même celle du Parlement ne m'inquiètent pas. L'honneur de la Reine est en jeu -- et même si ce n'était pas le cas, je ne pourrais plus dormir tranquille si je vous laissais tous tomber, Bernard. — Merci », fit Yanakov tout bas. Courvosier haussa de nouveau les épaules, un peu gêné cette fois. — Laissez tomber. Il ne s'agit en fait que d'une manœuvre sournoise pour que vos conservateurs changent d'avis. — Oh, bien sûr. » Yanakov sourit et Courvosier fit de même. « En tout cas, je peux faire comme si, n'est-ce pas ? » Il se caressa le menton et se tut un instant. « En fait, avec votre permission, je vais adjoindre le Madrigal à votre force d'interception. — Quoi ? » Surpris, Yanakov s'était laissé allé à une expression fort peu diplomatique, mais Courvosier se contenta de hocher la tête d'un air faussement attristé. — Je vous ai déjà dit que vous aviez besoin de sommeil. Les capteurs du Madrigal sont meilleurs que les vôtres, et donc que ceux des Masadiens. Si nous lui faisons prendre part à la force d'interception, ses capteurs gravifiques détecteront l'ennemi au moins deux minutes-lumière avant que lui ne nous repère. Cela signifie que vous pouvez laisser vos moteurs tourner plus longtemps et atteindre une vitesse supérieure parce que vous n'aurez besoin de couper les moteurs qu'au moment où les Masadiens reviendront effectivement, au lieu de travailler sur des suppositions. Et puis, entre nous, je crois que les croiseurs ennemis ne vont pas apprécier de se retrouver face au Madrigal. — Mais... vous êtes à la tête d'une mission diplomatique ! S'il vous arrivait quelque chose... — Monsieur Houseman ne serait que trop heureux de prendre la relève. » Courvosier fit la grimace. « Ce ne serait pas la meilleure des fins, je vous l'accorde, mais ce ne serait pas non plus désastreux. D'ailleurs j'ai précisé au ministère en acceptant ce poste qu'il n'était que temporaire. En vérité... (il eut un sourire rusé) je crois que je pourrais bien avoir emmené par mégarde un uniforme ou deux dans mes bagages au milieu de tous ces vêtements civils. — Mais, Raoul !... — Vous voulez dire que vous ne voulez pas de moi ? demanda-t-il d'un ton blessé. — Bien sûr que si ! Mais les répercussions possibles... — ... sont de loin compensées par les bénéfices probables. Si un vaisseau de la Reine combat à vos côtés contre votre ennemi juré, cela ne peut que renforcer les chances de ratification d'un traité, ne croyez-vous pas ? — Si, évidemment », répondit Yanakov d'une voix qui vacillait car il savait que cette offre n'était pas dictée par des considérations diplomatiques. « Bien sûr, reprit-il une fois qu'il eut retrouvé le contrôle de sa voix, vous êtes plus gradé qu'aucun de mes officiers. Vous êtes même mon supérieur hiérarchique, en tenant compte de l'âge ! — je me fiche de la hiérarchie, fit Courvosier d'un ton ironique. Après tout, ma flotte entière ne consiste qu'en un unique contre-torpilleur, bon Dieu. — Non, non. Nous devons respecter le protocole, repartit Yanakov avec un sourire fatigué. Et puisque tout ceci n'est qu'un sournois stratagème diplomatique et non une offre d'aide généreuse et spontanée envers des gens qui ont fait de leur mieux pour insulter votre subalterne directe et la moitié de vos autres officiers, autant aller jusqu'au bout de la logique. » Il eut un regard chaleureux pour son interlocuteur et lui tendit la main. Amiral Courvosier, je vous offre la position de commandant en second de la flotte combinée de Grayson et Manticore. I ;acceptez-vous ? » CHAPITRE QUATORZE Une combinaison antivide d'amiral, voilà qui semblait déplacé sur le pont exigu du Madrigal : un contre-torpilleur n'était pas fait pour jouer les vaisseaux amiraux. L'assistant d'astrogation avait été délogé de son poste aux côtés de l'enseigne de première classe Macomb pour fournir un siège et un écran tactique à Courvosier, et si le capitaine Alvarez n'avait pas l'air gêné, presque tous les autres se sentaient clairement mal à l'aise en son auguste présence. Ce n'était pourtant pas le cas du capitaine de corvette Mercedes Brigham. Le second du Madrigal avait d'autres préoccupations : aux côtés de l'officier tactique, elle était plongée dans l'examen de ses visuels, ces fameux visuels qui expliquaient pourquoi Courvosier n'aurait pas voulu être ailleurs : ils fournissaient des informations infiniment plus fiables que tout ce dont disposaient les autres vaisseaux de la petite flotte qui quittait Grayson. L'amiral se laissa aller contre le dossier de son siège, la main sur le harnais antichoc et les yeux sur son écran. Le petit affichage n'était pas aussi détaillé que celui que Brigham et l'enseigne de première classe Yountz étudiaient avec attention, mais il montrait le déploiement protecteur des vaisseaux graysoniens autour du Madrigal. Ils avaient perdu une demi-heure parce qu'un contre-torpilleur masadien avait traîné derrière lis autres pour une raison quelconque. En dehors de ce détail, le programme était parfaitement respecté et deux contre-torpilleurs graysoniens précédaient le Madrigal d'une seconde-lumière et demie de façon à s'interposer entre lui et toute menace potentielle tout en restant couverts par ses capteurs. Ils ne s'inquiétaient guère puisque le navire manticorien surveillait leurs arrières, mais ils le gardaient comme une reine. Étrange, pensa Courvosier. Les contre-torpilleurs manticoriens avaient beau disposer d'excellents capteurs pour leurs déplacements, ils n'arrivaient pas à la cheville des supercuirassés. Pourtant, à cet instant, le Madrigal était ce qui s'en approchait le plus dans cette flotte. Ce n'était qu'un pygmée à côté de l'Intrépide d'Honor, sans parler des croiseurs de combat, mais il jaugeait à peine douze mille tonnes de moins que le vaisseau amiral de Yanakov et ses dispositifs de commandement et de contrôle tout comme sa puissance de feu avaient des secondes-lumière d'avance sur les meilleurs équipements graysoniens. Vu la façon dont les premiers colons de Grayson s'étaient volontairement naufragés, il était miraculeux que leurs descendants aient réussi à redécouvrir tant de choses (et à survivre) par eux-mêmes, mais leur base technologique demeurait inégale. Lorsque l'humanité les avait enfin retrouvés, ils avaient quinze cents ans de retard sur le reste de la galaxie, pourtant les descendants des adeptes technophobes d'Austin Grayson avaient fait preuve de beaucoup d'ingéniosité pour adapter ce qu'ils savaient à chaque nouveau lambeau de technologie sur lequel ils mettaient la main. Ni Endicott ni Yeltsin n'avaient réussi à attirer d'aide extérieure significative avant que la confrontation Havre-Manticore ne rejaillisse sur eux. Les deux systèmes étaient très pauvres. Aucune personne sensée n'émigrait de son plein gré vers une planète comme Grayson; quant aux théocrates totalitaires de Masada, ils ne voulaient tout simplement pas d'immigrants. Dans ces circonstances, les Graysoniens avaient rattrapé un retard considérable dans les deux siècles qui avaient suivi leur redécouverte par la galaxie, mais il restait quelques failles (voire des gouffres) dans leurs connaissances. À production égale, les centrales à fusion de Grayson prenaient quatre fois plus de place que les réacteurs modernes, ce qui expliquait pourquoi les Graysoniens utilisaient encore tant la fission. Quant à leur matériel militaire, il était tout aussi obsolète : ils se servaient encore de circuits imprimés, ce qui les pénalisait sur le plan de la masse et avait des conséquences catastrophiques sur la longévité de l'électronique de bord. Pourtant, leur bagage technologique comportait quelques surprises. Par exemple, la flotte graysonienne avait tout simplement inventé son propre compensateur d'inertie trente années T plus tôt parce qu'elle n'avait pas réussi à s'en faire expliquer le mode de fabrication habituel. Il en résultait un instrument massif et peu maniable du fait des composants utilisés, mais d'après ce que l'amiral avait pu tirer des analyses statistiques, il était peut-être légèrement plus efficace que celui de Manticore. Malgré tout, leurs armes à énergie demeuraient pitoyables d'après les critères modernes, et leurs missiles ne valaient guère mieux. Les missiles de leurs défenses actives utilisaient des réacteurs, bon sang ! Courvosier en avait été abasourdi, puis il s'était rendu compte que leur plus petit missile à impulsion pesait cent vingt tonnes, soit moitié plus qu'un projectile anti-vaisseau manticorien, sans parler des missiles de défense active. Pour cette raison, ils devaient se contenter d'antimissiles moins maniables, à portée plus limitée : au moins ceux-ci étaient assez petits pour qu'on puisse les transporter en nombre et les performances médiocres des engins qu'ils devaient arrêter compensaient leur faiblesse. Les projectiles graysoniens étaient lents, myopes et à faible portée. Pire encore, ils devaient frapper leur cible de plein fouet, et ils auraient aussi bien pu se passer de leurs assistants de pénétration. Ils n'arrivaient pas à la cheville des systèmes du Madrigal, et le contre-torpilleur aurait pu affronter n'importe lequel des croiseurs légers de Grayson (ou de Masada) en combat rapproché. Ce qui pourrait se révéler utile dans les prochaines heures, se dit-il, pessimiste, car quelque chose continuait à le chiffonner dans la façon dont les Masadiens menaient leur opération. Ils étaient trop prévisibles, trop... stupides. Bien sûr, ils s'étaient approchés à trois millions de kilomètres avant de tirer sur l'Orbite Quatre, ce qui n'était pas non plus un trait de génie, mais la dernière guerre entre Grayson et Masada s'était menée à coups de missiles à propulsion chimique et en l'absence de compensateurs d'inertie. Leurs capacités avaient fait un bond de huit siècles environ ces trente-cinq dernières années et leur approche se justifiait peut-être tout simplement par l'inexpérience. Mais les Graysoniens n'auraient pas commis cette erreur, lui répétait son intuition, car Yanakov avait veillé à ce que ses hommes sachent exactement de quoi leurs systèmes étaient capables. Mais bien sûr, Yanakov était un homme remarquable par bien des aspects, pas un officier ordinaire, et Courvosier regrettait que son espérance de vie soit si faible et que son existence touche déjà à sa fin au bout de moins de soixante ans, presque autant qu'il regrettait l'absence de l'Intrépide. Il grogna intérieurement. Peut-être ne devait-il pas appliquer les mêmes critères aux Masadiens qu'à Yanakov, mais il n'en avait jamais rencontré. C'était peut-être bien son problème. Peut-être qu'il les surestimait parce que, malgré leur matériel rudimentaire, les Graysoniens étaient si forts. Ils étaient peut-être aussi mauvais que leurs manœuvres le laissaient croire. Il haussa les épaules. Il découvrirait la vérité bien assez tôt et... « Madame, j'ai... — Je vois, Mai-Ling. » Brigham posa une main légère sur l'épaule de l'assistante de l'officier tactique et regarda Alvarez. « Nous les avons en gravifique, pacha, position trois-cinq-deux par zéro-zéro-huit. Distance dix-neuf virgule un minutes-lumière, vitesse trois mille quatre-vingt-neuf km/s, accélération quatre virgule neuf km/s'. » Elle se rapprocha du visuel pour observer les codes et hocha la tête. (' Ils sont tous là, commandant. Et ils sont en route pour l'Orbite Sept. — Délai d'approche ? — Ils croiseront notre chemin par tribord et seront à portée dans vingt-trois virgule vingt-deux minutes, commandant, répondit Yountz. À cette accélération, nous atteindrons le point de croisement dans quatre-vingt-dix-sept virgule six minutes. — Merci, Janice. » Alvarez lança un regard à l'enseigne de deuxième classe assise à côté de son officier tactique. Mai-Ling Jackson était une jeune femme menue qui rappelait à Courvosier le docteur Allison Harrington, et il avait déjà remarqué la façon dont ses supérieurs se fiaient à son jugement, notamment en ce qui concernait les capacités des systèmes graysoniens. « Dans combien de temps leurs capteurs vont-ils nous lire, Mai-Ling ? — À supposer que les deux flottes maintiennent leur accélération actuelle, disons... vingt virgule neuf minutes, commandant. — Merci. » Alvarez se tourna vers Courvosier. « Amiral ? — L'amiral Yanakov devrait recevoir ces données du CO mais assurez-vous-en auprès de lui. — Bien, amiral, répondit Alvarez tandis que Cummings s'affairait soudain sur son panneau de com. — Le vaisseau amiral confirme réception de nos données, pacha, fit-il après un moment. Le Grayson nous envoie les coordonnées d'une nouvelle trajectoire pour la flotte. — Compris. Astro, vous l'avez ? — Oui, commandant, elle arrive en ce moment sur les ordinateurs. » Macomb étudia son écran. « Trajectoire modifiée en un-cinq-un deux-quatre-sept, avec arrêt des impulseurs dans dix-neuf minutes, commandant. — Exécution, répondit Alvarez, et Yountz se mit à appuyer, sur des boutons. — Cela nous mène en travers de leur course projetée dans cent douze minutes, reprit-elle. En supposant que leur accélération demeure constante, au croisement la distance sera de quatre virgule cent seize minutes-lumière, mais s'ils conservent cette trajectoire et cette accélération, ils atteindront le point de non-retour pour leur vecteur de récupération neuf minutes après que nous aurons coupé l'impulsion, commandant. » Alvarez hocha la tête et Courvosier fit intérieurement écho à son assentiment : il était satisfait. Yanakov coupait peut-être les moteurs un petit peu trop tôt, mais il valait sans doute mieux se montrer prudent. Il fit quelques rapides calculs sur son pavé numérique et son sourire devint carnassier lorsque la solution apparut. Si leur force opérationnelle se laissait glisser pendant treize petites minutes avant de repartir à l'accélération maximale sur un vecteur d'interception, les Masadiens seraient forcés d'accepter l'affrontement ou de s'enfuir vers l'hyperlimite à l'instant où sa signature d'impulsion apparaîtrait sur leurs écrans. S'ils s'enfuyaient, Yanakov ne les rattraperait jamais. Toutefois, s'il avait vu juste et que l'ennemi disposait bien de réserves de missiles dans le coin, fuir reviendrait à les abandonner à sa merci, ce qui sonnerait le glas des opérations que menaient les Masadiens, du moins jusqu'au retour d'Honor. Or il était peu probable que le commandant masadien prenne la fuite, et son sourire se fit plus cruel encore. L'ennemi avait peut-être perdu un croiseur léger, mais il lui en restait encore neuf, contre les sept de Yanakov – et ce dernier avait laissé le Gloire en orbite autour de Grayson. C'était son croiseur le plus ancien, le moins maniable, et il subissait des opérations de maintenance lorsque tout avait commencé. Il lui aurait encore fallu vingt-quatre heures pour être opérationnel, mais son absence avait créé un vide dans l'ordre de bataille de Yanakov, que le Madrigal s'était empressé de combler. Avec un peu de chance, les Masadiens engageraient le combat contre ces ennemis moins l'ombreux sans se rendre compte que le troisième « croiseur » de Grayson était en fait un contre-torpilleur manticorien. Quel dommage pour eux! L'amiral Yanakov était assis sur la passerelle et enviait en silence la flopée d'instruments dont était entouré le fauteuil du capitaine sur les navires manticoriens. Il avait vue sur tous les écrans importants, mais c'était ridicule comparé à la possibilité offerte aux commandants manticoriens de traiter les données. Toutefois la situation était plutôt claire cette fois, grâce aux yeux perçants du Madrigal. Il avait une étrange sensation de détachement, comme s'il était Dieu : il voyait tous les mouvements des Masadiens sans qu'eux-mêmes puissent seulement deviner qu'il les surveillait. Leurs vaisseaux continuaient d'avancer, s'enfonçant toujours plus profondément dans le piège, tandis que son propre vecteur s'incurvait vers le leur. Il se mit à sourire. Où sont leurs BAL ? » s'inquiéta encore une fois le Glaive des Fidèles Simonds, les yeux fixés sur la sphère holographique du Tonnerre divin. Le capitaine Yu ravala son envie de le rembarrer. Bon Dieu, cet homme était censé être officier naval ! Il aurait dû savoir qu'aucun plan – surtout un plan aussi complexe – ne survivait au contact avec l'ennemi. Personne ne pouvait prendre en compte toutes les variables, et c'était pour cette raison que la conception de Jéricho fourmillait de redondances. Seul un fou s'appuierait sur un plan où tout devait se dérouler comme prévu; et puis il était inutile d'éliminer les BAL. Pour tout dire, il était aussi inutile de tendre ce piège. Si on l'avait laissé faire, Yu aurait préféré un assaut frontal direct : il faisait confiance aux batteries de missiles du Tonnerre divin pour réduire à néant tous les ennemis avant même de se trouver à portée de leurs armes. Mais malgré tous leurs discours sur leur propre perfection en tant qu'élus de Dieu, ce qui passait pour l'état-major de Masada nourrissait à l'endroit des forces graysoniennes une peur qui frôlait la superstition. Les Fidèles semblaient ne pas se rendre compte de l'avantage que le Tonnerre divin leur donnait. À leur décharge, la plupart des membres actuels de l'état-major n'étaient que de jeunes officiers subalternes lors de la précédente tentative de conquête que Masada avait lancée contre l'Étoile de Yeltsin. En était résulté un désastre que même les officiers les plus compétents ne pouvaient se rappeler qu'avec horreur... La plupart des officiers supérieurs qui avaient échappé à la mort aux mains de l'ennemi l'avaient trouvée dans celles de l'Église que leur échec avait «trahie ». Les conséquences sur le moral de la flotte et l'entraînement étaient parfaitement prévisibles et Yu devait admettre que l'actuelle flotte graysonienne était une fois et demie plus efficace que celle de ses alliés. Les Masadiens refusaient de le reconnaître... mais ils avaient également insisté pour que la flotte ennemie soit détruite, ou du moins très endommagée avant que ne lui soit révélée l'existence du Tonnerre divin. La possibilité d'une intervention manticorienne les avait rendus plus insistants encore; pourtant, malgré tout ce que le 7bnnerre pouvait faire pour eux, ils ne s'inquiétaient réellement que des Graysoniens et de leurs armes primitives. C'était stupide, mais le leur dire n'aurait pas été très diplomatique, pas vrai ? « Ils les ont manifestement laissés derrière, Glaive, se contenta-t-il de répondre, aussi patiemment qu'il le put. Vu les données dont ils disposent, c'était la plus sage décision. Les BAL auraient réduit l'accélération de leur flotte de vingt-cinq pour cent, et ils sont beaucoup plus fragiles que des vaisseaux de guerre. — Oui, et ils n'en ont pas besoin, n'est-ce pas ? » L'anxiété donnait un accent assassin à la question de Simonds; il désigna un point lumineux. « Autant pour votre théorie selon laquelle les Manticoriens resteraient à l'écart de cette opération, capitaine ! — Leur intervention n'a jamais été exclue, Glaive. Comme je l'ai dit à l'époque. » Yu sourit, se retenant sagement de préciser que, contrairement à ce qu'il avait assuré au Conseil des Anciens, il pensait depuis le début que les Manticoriens coopéreraient avec Grayson. S'il le leur avait dit, la flotte masadienne serait restée chez elle et se serait dégonflée au lieu de s'engager dans Jéricho. « Et puis, ajouta-t-il, remarquez que ce n'est bien qu'un contre-torpilleur. Un gros morceau pour vos gars, certes, mais il ne fera pas le poids contre le Tonnerre et le Principauté. — Mais ils n'arrivent pas selon le vecteur prévu », s'énerva Simonds. Un ou deux hommes se retournèrent pour observer le Glaive et détournèrent prestement les yeux en croisant le regard froid de leur capitaine. Simonds quant à lui ne remarqua rien. Il était trop occupé à fusiller Yu du regard, le mettant au défi de contester ses dires, mais le Havrien resta silencieux. Discuter ne servait à rien. Il n'y avait jamais eu aucun moyen de garantir quelle trajectoire l'ennemi allait suivre une fois qu'il aurait repéré les vaisseaux masadiens. En fait, Yu était plutôt satisfait de voir à quel point ses projections s'étaient avérées proches de la réalité. Le Tonnerre divin disposait de systèmes de détection assez puissants pour placer les navires masadiens sur le bon vecteur, même avec des communications à la vitesse de la lumière, et le commandant graysonien avait opté, à quelques détails près, pour le changement de trajectoire que Yu avait prévu. Seul un idiot – ou quelqu'un d'aussi peu de sang-froid que le Glaive Simonds -n'aurait pas tenu compte de l'immensité du champ de manœuvre. Yu se serait facilement contenté d'avoir un seul vaisseau à portée de missiles de l'ennemi; en l'occurrence, ils y seraient tous les deux, bien que de justesse. Ils croiseront votre ligne de tir six cent mille kilomètres trop au large, et à presque 0,5 c! continua Simonds. Et regardez ce vecteur ! Pas moyen de faire tomber leurs défenses, ce qui rend inutiles les armes à énergie du Tonnerre divin. — Glaive, fit Yu plus patiemment que jamais, on ne peut pas non plus demander à l'ennemi de tout faire à notre place. Quant à affronter leurs barrières latérales, eh bien, c'est pour ça que nos missiles disposent de têtes laser. — Mais... — Ils n'arrivent peut-être pas exactement selon le vecteur souhaité, Glaive, mais notre temps de vol sera inférieur à quarante secondes pour les avoir à portée au point le plus proche. Le Principauté mettra un peu plus longtemps, certes, mais ils ignoreront tout de notre présence jusqu'à ce que nous attaquions et ils n'auront aucun moyen de nous localiser pour riposter. » Yu n'avait sûrement pas l'intention de le dire à Simonds, mais il aurait lui aussi préféré que ses cibles se dirigent droit vers lui. Dans ce cas de figure, il aurait pu envoyer ses missiles en plein sur le trou béant que les bandes gravifiques laissaient à l'avant des vaisseaux. Mieux encore, il aurait pu se servir de ses lasers et grasers contre ces mêmes cibles sans défense. En l'occurrence, les armes à énergie du Tonnerre divin ne pénétreraient jamais les barrières latérales de l'ennemi de si loin. Il lui faudrait lancer ses missiles à moins de trois millions de kilomètres s'il voulait faire mouche au passage, et le contre-torpilleur était encore moins bien placé. Il avait dû répartir les navires pour couvrir tout le volume que les Graysoniens pouvaient traverser, ce qui signifiait que le Principauté, au plus près, se trouverait à plusieurs millions de kilomètres et qu'il lui faudrait lancer ses armes à partir d'environ huit millions. Le temps de vol des missiles serait inférieur à une minute, et les salves des deux navires parviendraient au but à vingt secondes d'intervalle. Bien sûr, le Tonnerre divin n'aurait le temps de lancer qu'une bordée; toutefois le Principauté arriverait sans cloute à tirer deux fois. Même en feu rapide, il leur fallait légèrement plus de quinze secondes pour recharger, or les navires graysoniens allaient deux fois plus vite que les meilleurs missiles havriens. Il lui était donc physiquement impossible d'opérer plus d'un tir par lanceur avant que la flotte ennemie ne quitte sa portée d'engagement à une vélocité que ses projectiles ne pourraient pas atteindre. Mais il s'agissait d'un scénario d'embûche assez classique et le capitaine de frégate Theisman faisait déjà pivoter son vaisseau sur son axe centrai. Le Tonnerre était trop lent à la manœuvre et trop proche du champ d'action, mais Theisman pourrait faire tirer ses deux flancs pendant la durée de sa fenêtre d'engagement. La première bordée de missiles serait programmée pour une activation tardive de la propulsion, puis le navire roulerait sur l'autre flanc, d'où partirait la deuxième salve. Il pourrait ainsi envoyer autant de missiles que le Tonnerre divin, et ils arriveraient en même temps. Et d'une certaine façon, Yu n'était pas mécontent que ses armes à énergie ne soient pas utilisables. Grâce à ses systèmes de brouillage et autres précautions, il était presque impossible, même pour les Manticoriens, de le localiser s'il n'utilisait que des missiles; en revanche les armes à énergie étaient très facilement traçables, or il avait dû couper ses impulseurs pour cacher ses vaisseaux, ce qui les privait de toute protection latérale. De plus, le Principauté appartenait à la nouvelle classe de contretorpilleurs Cité, limités en armes à énergie mais dotés d'un nombre de lanceurs de missiles que bien des croiseurs légers leur auraient envié. — Je n'aime pas l'idée que nos cibles soient si éloignées, murmura Simonds après un instant, sur un ton plus tranquille bien que toujours entêté. Ils vont avoir bien trop de temps pour détecter nos missiles après le lancer et prendre des mesures d'évitement. Ils pourront rouler sur le flanc et nous opposer leurs bandes gravitiques ventrales s'ils réagissent à temps. — Pour tout dire, j'aimerais moi-même être plus près, Glaive, fit Yu d'un air engageant. Mais ils vont d'abord devoir détecter nos bébés, comprendre ce dont il s'agit et ensuite réagir. Cela va prendre du temps et, même s'ils parviennent à interposer leurs bandes ventrales, nos engins auront encore assez de puissance pour manœuvrer et s'attaquer à leurs barrières latérales. Et, contrairement à vos propres armes, celles-ci détonent à distance. Les systèmes défensifs des Graysoniens ont très peu de chances de les arrêter à temps, et même si nous ne détruisons que le Manticorien et les deux croiseurs, impossible que les autres échappent à l'amiral Franks. — Avec des "si"... » Le Glaive s'agita un moment avant de se détourner de la sphère. Yu poussa un discret soupir de soulagement; il avait cru un instant que le Masadien allait annuler toute l'opération à cause d'un malheureux contre-torpilleur. — Puis-je suggérer que nous passions sur le pont, Glaive ? Le moment approche. » Les impulseurs de l'Austin Gmysan se taisaient depuis plus de douze minutes tandis que l'ennemi poursuivait sa course; l'amiral Yanakov vérifia une fois de plus ses projections. La flotte masadienne avait dépassé le point de non-retour : elle ne pouvait plus se replier sur la trajectoire prévue sans croiser les Graysoniens en chemin. Il ne lui restait donc plus pour option que la fuite honteuse ou un combat résolu. Il passa la main sur le bras de son fauteuil en se demandant si le commandant masadien allait s'enfuir ou contre-attaquer. Sa préférence allait à la seconde hypothèse mais, au point où il en était, il se contenterait de la première. Il se tourna vers le capitaine de frégate Harris et lui adressa un signe de tête. — Message du vaisseau amiral, commandant, fit soudain le lieutenant Cummings. Accélération maximale vers zéro-huit-cinq par zéro-zéro-trois dans vingt secondes. — Compris, répondit Alvarez avant d'ajouter, vingt secondes plus tard : Exécution! » Courvosier sentit ses nerfs se tendre lorsque le harnais antichoc tomba en place et se referma sur lui. Il n'avait pas pris part à un combat depuis trente années T et la montée d'adrénaline fut comme un choc après si longtemps. Les bâtiments masadiens pouvaient maintenant les voir, mais ils n'avaient plus le temps de réagir. La flotte de Grayson (et le IIMS Madrigal) montrait les dents et incurvait son vecteur d'approche pour leur couper toute possibilité de retraite. Pile à l'heure », fit tranquillement le capitaine Yu lorsque l'escadre de l'amiral Franks changea brusquement de trajectoire, prenant la direction opposée de la flotte graysonienne dans ce qui était manifestement une fuite effrénée. Le commandant graysonien réagit exactement comme tout amiral digne de ses galons : il partit à sa poursuite à l'accélération maximale, en suivant exactement le vecteur que Yu avait prévu. En regardant son visuel, il ressentit une pointe de sympathie pour cet homme qui avait respecté toutes les règles, dans la limite des informations dont il disposait, mais qui, ignorant tout du Tonnerre divin, était en train de jeter sa flotte tout entière dans la gueule du loup. L’amiral Courvosier vérifia une nouvelle fois les chiffres et fronda les sourcils car les manœuvres des Masadiens l'étonnaient. Manifestement, ils essayaient d'éviter le combat, pourtant leur trajectoire permettrait à la force opérationnelle graysonienne de les rattraper bien avant qu'ils n'aient atteint la limite de 0„8 c que leur imposait leur écran à particules. Ils ne pouvaient donc pas échapper à Yanakov en espace normal, toutefois ils avançaient déjà à 0,46 e, soit une vitesse bien trop importante pour survivre i une translation alpha. S'ils continuaient ainsi, ils se mettraient vite dans une position où Yanakov les rattraperait s'ils essayaient de décélérer pour atteindre une vitesse de translation raisonnable. Ce qui signifiait, évidemment, que malgré leurs efforts frénétiques pour éviter l'affrontement, ils étaient en train de s'enfermer dans un coin où ils n'auraient plus d'autre choix que de combattre. — Commandant, j'ai quelque chose de bizarre sur mes systèmes actifs, annonça l'enseigne Jackson. — Comment ça, "bizarre" ? — Je ne sais pas très bien, monsieur. » L'enseigne procéda à de soigneuses corrections. « Il y a de la neige devant nous le long de la ceinture d'astéroïdes. — Passez ça sur mon visuel », ordonna Alvarez. Jackson fit encore mieux et transmit également les données à Courvosier. Le front de l'amiral se plissa. Il n'était pas familier des particularités du système de Yeltsin mais les deux masses qu'indiquait le radar avaient en effet l'air bizarre. Elles se trouvaient assez loin l'une de l'autre et aucune n'était bien grosse, mais de par leur densité elles renvoyaient des échos radar si forts que le Madrigal ne pouvait pas en distinguer l'intérieur. Son front se plissa plus encore. Des grappes de micro-météores ? Peu probable. Il ne décelait aucune signature énergétique ni rien d'anormal, et de toute façon ces deux masses étaient trop éloignées du vecteur de la force opérationnelle pour se révéler dangereuses si elles portaient des armes masadiennes, mais leur positionnement illogique le travaillait. Il se brancha sur sa ligne privée avec Yanakov. — Bernard ? — Oui, Raoul ? — Nos systèmes actifs ont remarqué quelque chose de bi... — Missiles détectés », lança soudain le lieutenant Yountz. Courvosier tourna brusquement la tête vers elle. Des missiles ? Ils étaient à plusieurs millions de kilomètres au-delà de la portée effective des missiles masadiens ! Même un commandant pris de panique ne gâcherait pas de munitions à une telle distance ! — Multiples traces de missiles à zéro-quatre-deux par zéro-un-neuf. » La voix de Yountz se transforma en la plate mélopée des officiers tactiques. « Accélération huit cent trente-trois km/s2. Projetons interception dans trente et une secondes. » Courvosier blêmit. Huit cent trente km/s2, ça faisait quatre-vingt-cinq mille g ! Il eut un instant le sentiment que c'était impossible, puis il comprit d'où venaient les missiles : de ces fichues « grappes » ! — On s'est fait avoir, Bernard ! annonça-t-il. Fais rouler tes vaisseaux ! Ces missiles-là sont modernes ! — Seconde salve détectée », psalmodia Yountz. Des lumières s'allumèrent sur les écrans d'Alvarez et Courvosier. Interception seconde salve dans quarante-sept secondes. » Alvarez mit son navire sur le flanc, présentant son ventre au feu, et l'ordre de Yanakov à destination des autres capitaines partit alors que Courvosier parlait encore. Mais ses contretorpilleurs en position avancée se trouvaient à deux secondes-lumière du vaisseau amiral, et cela prit du temps. Du temps pour passer le mot. Du temps pour que les capitaines, abasourdis, détournent leur attention des vaisseaux masadiens si visibles devant eux. Du temps pour donner leurs propres ordres et pour que la timonerie les exécute. Un temps dont bien des Graysoniens ne disposaient déjà plus. Les contre-torpilleurs Ararat et Juda disparurent dans un éclair sauvage. Situés sur le flanc de la force, ils étaient les plus proches du feu ennemi. Les missiles les atteignirent treize secondes avant le Madrigal; ils n'avaient aucune chance. Ils avaient à peine commencé de manœuvrer lorsque les missiles explosèrent. Or ils portaient des têtes laser, c'est-à-dire des émetteurs de lasers à rayons X actionnés par détonateur qui, contrairement aux missiles des Graysoniens, ne requéraient pas une frappe directe. Leur distance à détonation était supérieure à vingt mille kilomètres et tous les systèmes de défense active primitifs des contre-torpilleurs étaient braqués dans la mauvaise direction. Tout comme ceux du Madrigal. Les Manticoriens, ébahis, essayaient vainement de penser aussi vite que leurs ordinateurs tandis que leurs armes s'enclenchaient sans leur intervention. L'équipage du Madrigal était humain, mais les réflexes cybernétiques de ses machines (et une sacrée dose de chance) le sauvèrent de la destruction sous le feu de cette première salve. Neuf missiles le prirent pour cible mais les antimissiles partirent sous accélération de mille km/s2 et les défenses actives laser traquèrent et détruisirent les projectiles approchant avec une hâte et un flegme tout technologiques. Une douzaine de lasers à rayons X cinglèrent vainement son ventre impénétrable, mais les deux têtes laser qui auraient pu transpercer ses barrières latérales ne furent interceptées que de justesse. Pourtant, survivre ne suffisait pas, et Courvosier jura en silence. Leurs agresseurs devaient se trouver dans ces « grappes » et, pour se cacher, ils avaient dû arrêter leurs impulseurs et renoncer à leurs barrières latérales. Ce qui signifiait que, cibles immobiles, ils étaient aussi sans défense face à la riposte. Toutefois, si petites fussent-elles à l'échelle d'un système solaire, ces grappes demeuraient bien trop vastes pour en couvrir l'étendue en tir aveugle. Le Madrigal avait besoin d'une cible et il n'en avait pas. « Faites couvrir toute la force opérationnelle par nos défenses actives ! lança-t-il brusquement à l'adresse d'Alvarez. — Exécution, tactique ! » Le commandant entendit Yountz enregistrer l'ordre et la regarda taper la commande sur sa console avant d'ajouter, sur le ton de la conversation : « Ça va nous rendre très vulnérables, amiral. — On n'y peut rien. » Courvosier ne leva pas les yeux de son visuel. « Ceux qui nous tirent dessus ne vont pas avoir le temps d'envoyer plus d'une ou deux bordées par vaisseau à cette vélocité. Si nous pouvons aider les Graysoniens à passer à travers... — Compris, amiral, répondit Alvarez avant de se retourner vers Yountz. Pouvez-vous me déterminer une cible ? demanda1-il d'un ton sec. — Nous n'arrivons même pas à les trouver, pacha! » L'officier tactique semblait plus frustrée qu'effrayée... mais la peur viendrait en son temps, qu'elle se voie ou non, pensa Courvosier. « Ils doivent forcément se trouver à l'intérieur de ces trucs, mais mes échos radar me reviennent droit dans la figure. Il doit y avoir un genre de réflecteur et... » Elle s'interrompit un instant puis sa voix se fit monocorde. « Maintenant ils me collent un putain de brouillage, pacha. Aucun moyen de les localiser. » Alvarez lâcha une bordée de jurons mais Courvosier s'imposa d'ignorer le commandant et son officier tactique pour se concentrer sur son visuel. Le contre-torpilleur David laissait échapper son atmosphère comme une traînée de sang dans l'espace, mais il était toujours là et toujours dans la bonne position : il n'offrait que le ventre impénétrable de sa bande gravitique à la deuxième salve qui se précipitait déjà sur eux. À l'autre bout de la formation, le Saül n'avait pas l'air touché, mais les deux croiseurs légers avaient souffert. Le Covington tenait sa trajectoire : il perdait de l'air mais ne montrait pas d'autre signe de dommages puisque ses défenses actives rudimentaires continuaient de tirer au laser sur des missiles déjà passés. Il n'avait pas la moindre chance de les toucher, et même dans le cas contraire cela n'aurait guère fait de différence. Mais au moins l'intensité de son feu prouvait qu'il n'était pas sévèrement touché. Quant à l'Austin Grayson, c'était une autre histoire. Il traînait dans son sillage des débris, perdait de l'air, et son équipage ne semblait plus en avoir le contrôle total. En effet il avait roulé sur le flanc mais ne s'arrêtait plus, comme s'il avait perdu sa timonerie, et Courvosier vit ses bandes gravitiques fluctuer. « Bernard ? » Pas de réponse. « Bernard ! » Toujours rien. « Impact de la deuxième salve sur le David dans dix-sept secondes », annonça brutalement Yountz. Courvosier l'entendit à peine. « Tactique, statut du vaisseau amiral ? aboya-t-il. — Il a été touché à plusieurs reprises, amiral. » La voix de l'enseigne Jackson tremblait mais sa réponse fut immédiate. tt Je ne saurais pas dire si c'est grave, mais il a au moins pris un missile sur les impulseurs arrière. Son accélération est passée à quatre cent vingt et un g et continue de chuter. » Courvosier hocha la tête et son cerveau se mit à bouillir tandis que les antimissiles du Madrigal faisaient une nouvelle sortie. Cette fois-ci, l'équipage savait aussi bien que les ordinateurs ce qui se passait et l'efficacité des défenses aurait dû s'en trouver renforcée, mais elles avaient désormais plus d'espace à couvrir pour protéger à la fois le Madrigal et les navires amis. Cette nouvelle salve comptait presque autant de missiles que la première (avec moins de cibles à se partager), et l'ennemi, quel qu'il soit, connaissait clairement la nature du Madrigal : les missiles se répartissaient manifestement en une double bordée classique partie d'un vaisseau relativement puissant (sans doute un croiseur léger), et six d'entre eux dans ce second lancer avaient pris le contre-torpilleur manticorien pour cible. Était-ce dans l'espoir de le détruire ou seulement pour le forcer à utiliser ses systèmes antimissiles pour sa propre défense ? Aucun moyen de le savoir. Tout cela traversa rapidement l'esprit de Courvosier mais il ne pouvait détacher son regard du point lumineux silencieux représentant l'Austin Grayson. Soudain... « Raoul ? » La voix de Yanakov était déformée, il semblait essoufflé. Courvosier se mordit la lèvre : il n'avait pas d'image de son ami mais cet essoufflement lui indiquait qu'il était blessé, salement blessé, et il ne pouvait absolument rien faire pour lui. « Oui, Bernard ? » Tandis que Courvosier répondait, deux missiles se précipitèrent sur le David, déjà endommagé. Les défenses surclassées du contre-torpilleur arrêtèrent le premier mais l'autre partit en chandelle à tribord, à moins de cinq mille kilomètres de la coque. Les barrières latérales et leur champ gravitique protégeaient les côtés du vaisseau; elles demeuraient beaucoup plus vulnérables que les bandes gravitiques ventrale et dorsale mais étaient assez puissantes pour ne pas craindre l'arme à énergie la plus redoutable à une distance raisonnable. Mais pour une tête laser, cinq mille kilomètres ne constituaient pas une distance raisonnable... et les barrières latérales de conception graysonienne ne répondaient pas aux normes modernes. Une demi-douzaine de rayons déchirèrent les barrières du David. Ses bandes gravitiques fluctuèrent avant de mourir tandis que le vaisseau se brisait en deux parties nettes. La section avant disparut dans un éclair aveuglant suite à la destruction du vase magnétique de sa centrale, et les autres navires, lancés dans une accélération effrénée, laissèrent tourner follement derrière eux le reste de sa coque arrière (et tous ceux qui, à l'intérieur, s'accrochaient peut-être encore à la vie) pour s'élancer vers leur salut. Pas moins de quatre missiles prirent le Saül pour cible et pourtant, une fois de plus, le contre-torpilleur s'en sortit miraculeusement indemne. Ses antimissiles rudimentaires étaient inutiles mais cette fois les artilleurs étaient prêts. Malgré leur système de contrôle primitif, ils réussirent à neutraliser deux des projectiles; le Madrigal en eut un autre, et la seule tête laser qu'ils manquèrent vint s'écraser sans danger sur la bande gravifique dorsale du Saül. Le Covington était le suivant sur la trajectoire que les missiles suivaient à travers ce qui restait de la flotte. Trois d'entre eux se dirigèrent vers lui mais le Madrigal en détruisit deux juste avant qu'ils ne détonnent. Le troisième passa les défenses et le croiseur prit un nouveau coup, mais il l'ignora et continua d'avancer. Ce ne fut pas le cas du Grayson. Un seul missile lui était destiné mais il s'approchait par un chemin détourné, vicieux; or les manœuvres d'évitement du Madrigal l'avaient éloigné du vaisseau amiral. Ses antimissiles étaient dispersés, aucun de ses lasers n'eut l'occasion de tirer, de plus la propulsion faiblissante du Grayson en faisait une proie facile pour la manœuvre d'attaque finale du projectile. Quatre rayons au moins (peut-être plus) transpercèrent ses barrières latérales affaiblies. La propulsion du croiseur s'éteignit et Courvosier entendit le hurlement des sirènes d'alerte sur la ligne qui le reliait au pont. « À toi de jouer, Raoul. » La voix de Yanakov était plus faible et il se mit à tousser. « Sors mes hommes de ce mauvais pas si tu peux. — Je vais essayer, promit doucement Courvosier tandis que les lasers du Madrigal ouvraient le feu sur les quatre missiles qui s'approchaient encore de lui. — Merci. » Yanakov toussa de nouveau, un son dur au milieu du babil électronique des défenses actives du Madrigal. « Je suis content de t'avoir connu, ajouta-t-il dans un souffle. Dis à mes femmes que je les aim... » Le croiseur Austin Grayson explosa dans un éclat de fureur silencieuse au milieu du vide sidéral. Une fraction de seconde plus tard, un missile solitaire pénétrait les défenses trop largement déployées du Madrigal. L'amiral des Fidèles Ernst Franks jubilait en se rappelant une autre bataille, une bataille au cours de laquelle Grayson avait, avec une facilité insolente, forcé le rudimentaire contre-torpilleur du sous-officier Franks à capituler. Mais pas cette fois. Cette fois c'était différent, et il eut un sourire féroce. La flotte graysonienne avait été sauvagement mutilée. Elle se trouvait encore trop loin pour lui permettre de discerner les détails mais il ne restait plus que trois signatures d'impulsion, qu'il regarda prendre un nouveau cap dans un hochement de tête. Les navires devaient être parvenus hors de portée des missiles du Tonnerre divin, tapi au milieu dès astéroïdes, et ils essayaient maintenant désespérément de s'éloigner de ses vaisseaux à lui. Mais contrairement à eux, lui était au courant de l'embuscade et il avait choisi son vecteur en conséquence. Il avait autant d'accélération qu'eux et sa trajectoire apparemment suicidaire l'avait placé en position pour leur couper la retraite. Il s'en faudrait de peu, mais ses neuf bâtiments les intercepteraient dans deux heures à peine tandis qu'ils s'efforceraient de rentrer à la maison. Non, pensa-t-il, dans moins de deux heures, car la propulsion des survivants avait sans doute subi des dégâts : en effet, leur accélération était inférieure à quatre virgule six km/s2, soit moins de quatre cent soixante-dix gravités. « Commodore, je reçois un signal du Madrigal. » Le commodore Matthews leva les yeux des rapports d'alerte. Le Covington était salement atteint, toujours en état de combattre, certes, mais avec un quart de ses armes en moins. Pire encore, le tiers avant de sa barrière latérale tribord était hors service, ouvrant une faille mortelle dans son armure. Pourtant quelque chose dans la voix de son officier de communication lui fit oublier son effroi, proche du désespoir. « Affichez-le sur l'écran principal », ordonna-t-il. Le grand écran s'alluma pour montrer un visage inattendu. Matthews reconnut le capitaine Alvarez. Son casque était scellé : un trou béant dans la cloison située derrière lui permettait à Matthews de distinguer les étoiles. « Commodore Matthews ? » La voix d'Alvarez était rude et forcée. « Je suis là, répondit Matthews. Où est l'amiral Courvosier, capitaine ? — Mort. » C'était plus que de la rudesse qui perçait maintenant dans la voix d'Alvarez. On y sentait de la douleur – et de la haine. « Mort ? » répéta Matthews d'un air hébété. Dieu qui nous mets à l'épreuve, aide-nous maintenant, pria-t-il tout bas. Ce n'est qu'alors qu'il se rendit compte à quel point il comptait sur le Manticorien pour sauver ce qui restait de la flotte graysonienne. « Oui, commodore. C'est vous qui commandez maintenant. » Matthews ne voyait pas bien le visage d'Alvarez à travers la visière de son casque mais la bouche de son interlocuteur parut se pincer avant qu'il reprenne la parole. « Commodore, dans quel état sont vos impulseurs ? — Intacts. » Matthews haussa les épaules. « Nos armes ont été durement touchées et je n'ai plus de barrière latérale avant à tribord, mais la propulsion va bien. — Et celle du Saül également », ajouta Alvarez d'un ton monocorde. Il hocha la tête. « Nous vous ralentissons, n'est-ce pas commodore ? » Matthews ne voulait pas répondre à cette question. Le vaisseau manticorien avait été frappé à deux reprises lors de la dernière bordée et l'un des missiles devait avoir touché ses impulseurs. Son accélération continuait de chuter, mais tout le monde serait déjà mort sans l'avertissement de Courvosier... et si le navire manticorien ne s'était pas exposé pour les sauver. De plus, abandonner le Madrigal ne ferait que reculer l'inévitable d'une dizaine de minutes au plus. — N'est-ce pas ? » répéta Alvarez. Matthews serra la mâchoire et s'imposa de hocher la tête. Le commodore entendit Alvarez prendre une profonde inspiration puis le vit se redresser dans son fauteuil. « Cela simplifie grandement les choses, commodore. Vous allez devoir nous laisser derrière vous. — Non ! » répondit brusquement Matthews, laissant parler son instinct. Pourtant Alvarez eut un signe de tête négatif. — Oh si, commodore. Ça n'a rien d'une suggestion. Je tiens mes ordres de l'amiral Yanakov et de l'amiral Courvosier, et nous allons tous leur obéir. — Des ordres ? Quels ordres ? — L'amiral Yanakov a demandé à l'amiral Courvosier de vous ramener à Grayson, commodore... et l'amiral a vécu assez longtemps pour me confirmer cet ordre. » Matthews contempla le trou béant derrière le capitaine et sut que celui-ci mentait. Impossible qu'un homme ait survécu ne serait-ce qu'un instant à une pareille frappe, et encore moins pour donner un ordre. Il allait l'objecter mais Alvarez reprit trop rapidement. « Le Madrigal ne peut pas leur échapper, de toute façon. Ce qui signifie que nous sommes morts. Mais il nous reste encore nos armes. Ce n'est pas votre cas; en revanche, vous avez encore votre propulsion. Nous sommes destinés à jouer l'arrière-garde quoi qu'il arrive. Ne gâchez pas cela, commodore. — Le Saül est encore intact... et nous ne sommes pas complètement largués ! — Même à vous deux, vous ne pourriez rien changer à notre sort, répondit durement Alvarez. Mais si nous les prenons de front... » Matthews distingua son sourire carnassier malgré la visière. « Commodore, ces enfoirés n'ont jamais vu ce qu'un contre-torpilleur manticorien sait faire. — Mais... — S'il vous plaît, commodore. » Il perçait comme une prière sous cette voix dure. « C'est ce que l'amiral aurait voulu. Ne nous en privez pas. » Matthews serra les poings jusqu'à la douleur mais il ne pouvait détourner son regard de l'écran, et Alvarez avait raison. Cette opération avait peu de chances de sauver le Saül et le Covington, mais la refuser ne protégerait pas le Madrigal. « Très bien, murmura-t-il. — Merci, commodore, répondit Alvarez avant de se racler la gorge. L'amiral Yanakov a laissé un autre message avant de mourir. Il a... demandé à l'amiral Courvosier de dire à ses femmes qu'il les aimait. Pourriez-vous passer ce message pour nous ? — Oui, » Les larmes affleuraient sous ce mot mais Matthews se força à le prononcer. Alvarez se redressa. — Je ne sais pas très bien ce qui nous a tiré dessus, commodore, mais en supposant qu'ils ont tous les deux lancé des bordées doubles, je dirais que l'un des deux était un croiseur léger. L'autre était plus gros, peut-être un croiseur lourd. Il s'agissait de deux vaisseaux modernes. Nous n'avons pas pu obtenir de données sur eux mais ils étaient forcément havriens. J'aimerais pouvoir vous en dire plus mais... » Il s'arrêta en haussant les épaules et Matthews hocha de nouveau la tête. — J'en informerai le central opérationnel, capitaine Alvarez, et je veillerai à ce que Manticore soit également mise au courant. — Bien. » Alvarez prit une profonde inspiration puis il posa les mains sur les bras de son fauteuil. « Alors je suppose que tout est dit. Bonne chance, commodore. — Que Dieu vous reçoive comme un des siens, capitaine. Grayson n'oubliera jamais. — Alors nous ferons notre possible pour que le souvenir en vaille la peine, commodore. » Alvarez réussit à sourire et ébaucha un salut. « Ces salauds sont sur le point de découvrir de quoi un vaisseau de Sa Majesté est capable. » La communication cessa. Le Covington repartit à pleine puissance, se précipitant désespérément vers plus de sécurité. Le dernier contre-torpilleur couvrait son flanc blessé et le silence régnait sur le pont. Derrière eux, seul, le HMS Madrigal se tournait pour faire face à l'ennemi. CHAPITRE QUINZE L'Intrépide décélérait à nouveau en approchant de l'hyperlimite de Yeltsin, mais cette fois Honor Harrington attendait la translation dans un état d'esprit très différent. Alistair avait raison, pensa-t-elle en souriant à ses écrans. Le Troubadour précédait l'Intrépide d'une demi-seconde-lumière et même le point lumineux qui le représentait semblait terriblement content de lui-même. Cela tenait en partie au mépris insolent dont faisait preuve toute boîte de conserve pour les navires plus lourds qui traînaient dans son sillage, mais il y avait aussi autre chose, cette fois. En effet, l'escadre tout entière avait désormais l'air déterminée. D'une part, tout le monde était simplement heureux de pouvoir se dégourdir les jambes. Après avoir livré les transporteurs qui les avaient si longtemps encombrés, les vaisseaux d'Honor avaient pris le chemin du retour au niveau des bandes êta. Leur soulagement avait été d'autant plus profond qu'ils ne s'étaient pas vraiment rendu compte à quel point ils se sentaient lourds dans les bandes inférieures. Mais cela n'expliquait qu'en partie la bonne humeur de ses hommes. Il fallait chercher le reste de l'explication dans les réunions qu'elle avait eues avec Alistair et Alice Truman, des réunions dont elle s'était assurée que tous les équipages de ses navires connaissaient le but. Elle avait été furieuse lorsque Venizelos lui avait amené l'enseigne Wolcott. L'expérience de la jeune femme avait cristallisé sa détermination comme aucune des insultes qu'on lui avait faites. Elle s'était lancée dans une enquête à grande échelle à bord des trois vaisseaux pour découvrir ce qu'on avait omis de lui rapporter. Le résultat était édifiant. Peu de femmes avaient subi un harcèlement aussi franc, pourtant, dès qu'Honor se mit à poser des questions, des dizaines sortirent du silence. Elle les soupçonnait (non sans une certaine honte) de s'être tues jusque-là pour les mêmes raisons que Wolcott. Elle n'avait pas eu le cœur d'épingler l'enseigne mais les circonlocutions embarrassées dont celle-ci avait usé pour rapporter les propos du Graysonien étaient révélatrices. Honor espérait que l'hésitation de la jeune femme ne tenait pas à la peur que son capitaine ne blâme le porteur des nouvelles pour leur contenu, mais que Wolcott ait eu ou non peur d'elle, il apparaissait clairement que sa propre absence de réaction face aux insultes expliquait au moins en partie le silence général. Ce qu'elle avait supporté avait empêché Wolcott (et d'autres) de parler, soit parce qu'elles pensaient que le capitaine avait enduré des injures plus graves (et qu'elle s'attendait à ce que son personnel féminin fasse de même), soit qu'elles avaient conclu qu'elle n'allait pas non plus les défendre si elle-même ne se défendait pas. Honor savait que son sentiment d'échec avait donné plus d'éclat à sa fureur mais elle avait très bien su canaliser sa colère depuis. Elle avait beau porter une part de responsabilité, rien de tout cela ne se serait produit si les Graysoniens n'étaient pas des crétins fanatiques, chauvins et xénophobes. Elle savait bien qu'il devait y avoir au moins quelques officiers sur Grayson qui n'avaient pas laissé libre cours à leurs préjugés culturels, mais elle s'en moquait désormais. Son équipage en avait assez supporté. Elle aussi d'ailleurs. Il était temps de mettre Grayson au pas, et elle sentait derrière elle le soutien féroce de ses troupes. Nimitz, perché sur le dossier de son fauteuil, eut un doux ronronnement approbateur et elle leva la main pour lui caresser la tête. Il attrapa son pouce, qu'il taquina gentiment entre ses crocs acérés. Elle se remit à sourire et se laissa aller dans son fauteuil en croisant les jambes tandis que DuMorne se préparait à initier la translation. « Ça c'est bizarre, murmura le lieutenant de vaisseau Carstairs. Je lis trois signatures d'impulsion devant nous, commandant, à environ deux virgule cinq secondes-lumière. Nos vecteurs sont convergents et on dirait des BAL, mais ils ne correspondent à rien dans les profils que nous a fournis Grayson. — Ah ? » Le capitaine McKeon leva les yeux. « Affichez ça sur mon... » Il s'arrêta comme Carstairs anticipait son ordre et transférait les données sur le visuel du fauteuil de commandement. McKeon n'appréciait pas particulièrement son officier tactique mais, malgré son attitude un peu froide et hautaine, Carstairs était vraiment doué. « Merci », dit-il en fronçant les sourcils. L'identification de Carstairs devait être exacte. Les impulsions étaient trop faibles pour appartenir à autre chose qu'à des BAL, mais que faisaient-ils ici, au-delà de la ceinture d'astéroïdes ? Et pourquoi demeuraient-ils silencieux ? Il faudrait encore seize minutes avant que la moindre transmission leur parvienne de Grayson, mais les BAL se trouvaient juste à côté et leurs trajectoires étaient nettement convergentes. — Max ? — Commandant? — Vous avez une idée de ce que ces gens font aussi loin ? — Non, commandant, répondit aussitôt le lieutenant de vaisseau Stromboli. Mais il y a un détail vraiment étrange. Je viens de repasser mes données astro et manifestement leur propulsion était coupée il y a encore quarante secondes. — Quarante secondes ? » Le front de McKeon se plissa plus encore. Les BAL faisaient de minuscules cibles radar, il n'était donc pas surprenant que le Troubadour ne les ait pas repérés tant que leur Propulsion était coupée; en revanche, les signatures d'impulsion de l'escadre manticorienne devaient se voir comme le nez au milieu de la figure, même sur des instruments graysoniens. Si les BAL voulaient les rejoindre, pourquoi attendre neuf minutes avant d'allumer les moteurs ? « Oui, commandant. Vous voyez comme leur vitesse est faible ? Ils étaient plus ou moins immobiles par rapport à la ceinture avant de se mettre en route. » Une ligne verte apparut sur l'écran de McKeon. « Et vous voyez ce changement de trajectoire ? » Un curseur se mit à clignoter à côté d'un virage en épingle à cheveux et McKeon hocha la tête. « Ils ont commencé par s'éloigner de nous en accélération maximale, puis ils ont changé d'avis et ont modifié leur trajectoire de plus de cent soixante-dix degrés pour se tourner vers nous. — Tactique, vous confirmez ? — Oui, commandant. » Carstairs semblait assez furieux contre lui-même d'avoir laissé l'astrogateur donner l'information le premier. « C'est l'allumage de leur propulsion qui a attiré mon attention sur eux, commandant. — Hmmm. » McKeon se frotta le bout du nez, reproduisant ainsi inconsciemment l'un des tics favoris d'Honor. Le Troubadour avançait à deux mille six cents km/s à peine et continuait à gagner de la vitesse suite à la translation. La vitesse d'approche était plus élevée encore, maintenant que les BAL avaient fait demi-tour pour se diriger vers l'escadre, mais que voulaient-ils donc ? « Tactique, dans quelle mesure diffèrent-ils du profil ? — Presque du tout au tout, commandant. Leur puissance de propulsion est trop élevée et la fréquence de leurs impulsions radar est de neuf pour cent trop faible. Bien sûr, nous n'avons pas vu tout l'arsenal de Grayson, mais je n'ai aucune information sur une classe de BAL de cette masse, encore moins sur ses systèmes de capteurs. — Bon, nous ne les avons peut-être jamais vus, mais les BAL sont des appareils intra système. » McKeon réfléchissait à haute voix. « Donc ils doivent venir de Grayson. Pourtant, je me demande pourquoi ils ne nous les ont pas mentionnés. » Il haussa légèrement les épaules. « Com, demandez au capitaine Harrington si elle veut que nous menions une enquête. » Le capitaine de frégate Isaïe Danville était assis, immobile, sur le pont du Bancroft où régnait un silence de mort. Il sentait la peur qui enveloppait son équipage, supplantée cependant par la résignation et l'acceptation. Et d'une certaine façon, cette absence d'espoir allait peut-être les rendre plus efficaces. Des hommes qui se savaient sur le point de mourir étaient moins susceptibles de laisser le désir de vivre les pousser à l'erreur. Danville se demandait pourquoi Dieu avait choisi de tous les tuer de cette façon. Un homme de foi ne remettait pas en question la volonté du Seigneur, mais il aurait aimé savoir pourquoi il avait placé son petit escadron en plein sur le chemin des envahisseurs. N'importe où ailleurs, il aurait suffi de garder profil bas, impulsion coupée. En l'occurrence, ils allaient forcément être détectés, et puisqu'il leur était de toute façon impossible de survivre... « Distance ? demanda-t-il doucement. — Nous approchons les six cent mille kilomètres, commandant. Ils seront à portée de missile dans trente-deux secondes. — Tenez-vous prêts, murmura Danville. N'attaquez pas tant que je n'en donnerai pas l'ordre. Je veux qu'ils soient aussi près que possible. » Le front d'Honor se plissa. Elle voyait les BAL sur son propre système de détection et leur présence l'étonnait autant qu'Alistair. « Andy, réaction ? — Ce ne sont que des BAL, commandant, répondit Venizelos. Ce n'est pas comme si c'était des grands méchants, mais j'ai consulté les données militaires que Grayson nous a fournies et ils n'y figurent pas. Je me sentirais quand même mieux si je les y trouvais. — Moi aussi. » Honor se mordilla l'intérieur de la lèvre. Grayson pouvait avoir des tas de raisons pour omettre par inadvertance de mentionner une classe de vaisseaux légers dans ses données, en revanche elle n'en voyait aucune qui justifierait la présence de ces BAL si loin dans le système. « Com, hélez ces bâtiments. — À vos ordres, commandant. Je les hèle. » Le lieutenant de vaisseau Metzinger transmit le signal puis se cala dans son siège. Quatre secondes passèrent. Cinq. Puis dix. Elle haussa les épaules. « Pas de réponse, commandant. » « Commandant, ils nous hèlent. » L'officier des communications du Bancroft semblait plus calme qu'il ne pouvait humainement l'être, Danville le savait. « Le signal confirme l'identification tactique. Dois-je répondre ? — Non. » Danville pinça les lèvres. Il s'agissait donc bien de l'escorte manticorienne et de sa chienne de commandant. Il y trouvait une certaine satisfaction. Si Dieu avait décidé qu'il était temps pour ses hommes de mourir, pouvaient-ils imaginer meilleure mort qu'au combat, contre une femme qui blasphémait sa volonté en assumant un rôle d'homme ? « Ils pourraient se méfier si nous ne répondons pas, commandant. » La voix de son second était trop basse pour qu'un autre l'entende. « Peut-être devrions-nous essayer de les bluffer ? — Non, répondit Danville sur le même ton. Nous n'avons pas récupéré assez de leurs codes de sécurité pour éviter de nous trahir. Mieux vaut les laisser dans le doute plutôt que leur donner une indication claire. » Le second hocha la tête tandis que Danville gardait les yeux rivés sur son écran. Les Manticoriens disposaient d'armes à bien plus longue portée que lui et leurs défenses étaient beaucoup plus performantes... Mais aucune de ces défenses n'était activée et les vaisseaux ennemis se trouvaient déjà presque à sa portée. La tentation d'ouvrir le feu était grande mais il la rejeta une fois de plus, sachant qu'il devait attendre d'être le plus près possible. Et ils étaient absents depuis trop longtemps pour savoir ce qui se passait dans le système, se disait-il. Non, ils allaient encore essayer de lui parler, essayer de comprendre pourquoi il ne répondait pas, et chaque seconde ainsi perdue les rapprocherait de trois mille trois cents kilomètres de ses missiles. « Passez-moi le capitaine McKeon », fit Honor, le front plissé. Alistair McKeon apparut sur son écran. « Je ne sais pas ce qui se passe, lui dit-elle de but en blanc, mais vous feriez bien d'y jeter un coup d'œil. — Bien, commandant. Il s'agit probablement d'une panne de transmission. Ils continuent d'accélérer vers nous, ils doivent vouloir établir le contact. — Il faudrait une sacrée panne pour affecter les communications des trois BAL en même temps. Hélez-moi ça de nouveau à une seconde-lumière. — À vos ordres, commandant. » « Le contre-torpilleur nous hèle, commandant. » Cette fois-ci l'officier des communications avait la voix tendue et sèche, mais Danville ne lui en voulait pas. Le Troubadour avait encore augmenté son accélération de quelques m/s en direction du Bancroft et la distance qui les séparait n'était plus que d'une seconde-lumière. Danville n'aurait pas osé espérer que Dieu les laisserait approcher si près. En fait, le contre-torpilleur était désormais à portée d'armes à énergie et n'avait toujours pas l'air de se douter de quoi que ce soit. Même les croiseurs se trouvaient maintenant à portée de missiles. « Tenez-vous prêt, lieutenant Early. » Il s'exprimait sur un ton très formel bien que sa voix ne fût pas aussi calme qu'il l'aurait souhaité. « Nous allons attaquer le contre-torpilleur au laser. Pointez vos missiles sur les croiseurs. » L'officier tactique transmit les ordres sur le réseau de l'escadron et Danville commença de se mordiller la lèvre. Approche encore un peu, disait-il au contre-torpilleur. juste un petit peu. Réduis encore un peu la distance de vol jusqu'à tes croiseurs... Bon sang! « C'est ridicule », marmonna McKeon. Les BAL étaient à moins d'une seconde-lumière et ils se taisaient toujours ! A moins de supposer que Grayson ait subi une panne de communications sur toute sa flotte, ces gros malins devaient avoir quelque chose en tête. Mais quoi ? S'il s'agissait d'une sorte d'exercice bizarre, il ne l'amusait pas du tout. « Parfait, dit-il finalement. S'ils veulent jouer, on va jouer. Tactique, faites-moi une carte de la coque de leur unité principale. — À vos ordres, commandant ! » Il y avait comme un sourire dans la voix de Carstairs, habituellement froide, et McKeon sourit à son tour en l'entendant. L'impulsion radar nécessaire pour obtenir une carte de la coque à cette distance ferait presque fondre les récepteurs du BAL. Dans la plupart des flottes on comprendrait le message qu'il s'apprêtait ainsi à envoyer aussi bien que Carstairs : c'était une façon universelle de crier « Hé, imbécile ! » Bien sûr, ces gens étaient restés si longtemps isolés qu'ils ne se rendraient peut-être pas compte de la grossièreté du Troubadour... mais on pouvait toujours espérer. « Qu'est-ce que... ? » lâcha Early tandis que Danville grimaçait à l'avertissement bruyant que hurlaient ses récepteurs d'alerte. « Feu! » aboya-t-il. Le HMS Troubadour n'eut aucun avertissement. Les rayons laser se déplacent à la vitesse de la lumière : le temps que vos capteurs se rendent compte qu'on vous a tiré dessus, le rayon vous a déjà touché. Chacun des BAL masadiens disposait d'un seul laser et, si les barrières latérales du Troubadour avaient été actives, ces armes rudimentaires et relativement peu puissantes n'auraient pas présenté de danger. Mais ses barrières latérales n'étaient pas actives et le capitaine McKeon devint blanc comme linge lorsque les lasers entamèrent la proue de son navire à tribord. Le blindage se déchira, les alarmes d'avarie et de collision se mirent à hurler et le Troubadour fit une brusque embardée au moment où l'énergie pénétrait sa coque. — Mon Dieu, mais ils nous ont tiré dessus ! » Carstairs avait l'air plus indigné qu'effrayé, mais McKeon n'avait pas le temps de se préoccuper des sentiments de son officier tactique. — Inclinaison par bâbord toute ! » aboya-t-il. Le timonier était aussi abasourdi que les autres mais les réflexes acquis en vingt ans d'entraînement prirent le relais. Avant même de confirmer qu'il avait compris l'ordre, il précipita le vaisseau sur le flanc bâbord tout en faisant pivoter la proue afin d'éloigner de l'ennemi le trou béant qui s'ouvrait à l'avant des bandes gravifiques. Il fit bien car la seconde salve de lasers vint s'écraser sans dommage sur la bande gravitique ventrale du Troubadour à l'instant même où les alarmes sonnaient le branle-bas de combat. McKeon fut soulagé de voir le feu ennemi ainsi intercepté, mais de sinistres signaux d'avarie et de perte de pression clignotaient, et aucun de ses hommes ne s'était attendu à cela. Personne n'avait mis sa combinaison antivide, ce qui signifiait que certains devaient avoir péri. Il pria pour que ceux-là ne soient pas trop nombreux, mais il n'y pensa qu'après coup car il venait d'apercevoir les missiles qui se dirigeaient vers les croiseurs derrière le Troubadour. « Pacha! Les BAL ont tiré sur le Troubadour! » fit soudain le lieutenant Cardones. Et puis... « Missiles en approche ! Impact dans quarante-cinq secondes ! » Honor releva brusquement la tête, incrédule. Ils avaient tiré? Ça n'avait aucun sens ! « Défense active trois ! Sonnez le branle-bas de combat ! L'enseigne Wolcott appuya sur le bouton d'alerte situé au niveau du coude de Cardones : l'officier tactique était trop occupé car il avait anticipé les ordres de son commandant et ses mains couraient déjà sur le tableau de bord. « Chef Killian, Zoulou-Deux ! ordonna Honor. — À vos ordres, commandant. Zoulou-Deux, exécution. Killian semblait détaché, davantage parce qu'il n'avait pas encore véritablement assimilé le choc de la première nouvelle que par professionnalisme. Pourtant sa réaction fut presque aussi rapide que celle de Cardones. L'Intrépide se lança dans une manœuvre d'évitement bien qu'il n'eût pas la vitesse de base suffisante pour la rendre efficace, et Honor entendit les griffes de Nimitz percer le capitonnage de son fauteuil comme il les enfonçait dans le dossier. Dans un coin de son esprit, elle se souvenait d'un jeune enseigne de première classe, mais il n'y avait plus trace de ce jeune officier mal assuré aujourd'hui : Rafael Cardones ne commit aucune erreur de priorité et le témoin lumineux des défenses actives laser vira au rouge, indiquant qu'elles étaient prêtes avant même que les barrières latérales soient mises en place. Pas le temps de lancer des antimissiles – seuls les lasers offraient le délai de réponse adéquat, et seulement sous contrôle informatique. Les générateurs des barrières latérales se mirent en route à l'instant où les lasers ouvraient le feu. Un missile en approche disparut, puis un autre, et un autre encore à mesure que les ordinateurs les ciblaient méthodiquement selon leur coefficient de menace. D'autres missiles furent réduits en miettes lorsque les défenses actives de l'Apollon firent feu sur ceux qui se dirigeaient vers lui, et Honor agrippa les bras de son fauteuil tandis que la queue de Nimitz s'enroulait en un geste protecteur autour de son cou. Elle s'était plantée. Elle n'arrivait pas à imaginer pourquoi les Graysoniens agissaient ainsi, mais elle les avait laissés faire. Mon Dieu, s'ils avaient patienté vingt secondes de plus, même les réflexes de Rafe Cardones n'auraient pas pu sauver son vaisseau! Trois malheureux petits BAL d'une planète si primitive qu'elle n'avait même pas de molcyrcs auraient pu annihiler son escadre tout entière ! Mais ils n'avaient pas attendu, et son pouls affolé ralentit. La faible accélération des missiles graysoniens avait pour effet de rallonger leur temps de vol mais aussi d'en faire des cibles plus faciles; et puis ils n'avaient pas de tête laser. Ils avaient besoin de frapper au but, et ils n'y parviendraient pas. Pas face à Rafe Cardones. Elle baissa de nouveau les yeux et sa bouche se fendit. Nombre des membres d'équipage devaient encore être en train de se hâter vers leur poste de combat, la plupart de ses équipes d'armement devaient se trouver en sous-effectif, mais des témoins lumineux cramoisis indiquaient que ses armes à énergie étaient toutes prêtes. — Monsieur Cardones, dit-elle d'une voix dure, vous pouvez passer à l'attaque.» Le capitaine Danville ravala un juron féroce. Il n'était pas présent lors de Jéricho et n'avait guère ajouté foi aux rapports selon lesquels un seul navire manticorien avait détruit deux croiseurs légers et deux contre-torpilleurs avant que le reste de la flotte n'en vienne à bout. Il comprenait maintenant qu'il aurait dû. Il avait frappé le Troubadour à deux reprises et une baisse de sa puissance d'impulsion indiquait qu'il avait touché la propulsion du contre-torpilleur, pourtant celui-ci s'était retourné plus vite qu'un furet masadien pour protéger ses flancs vulnérables. Le seul bâtiment qu'il aurait dû descendre à coup sûr lui avait échappé, mais la vitesse de réaction du Troubadour n'était rien comparée à celle des défenses actives du croiseur. Le Bancroft et les deux autres BAL jaugeaient à peine neuf mille tonnes chacun, pas assez pour charger un stock intéressant de munitions; ils portaient donc leurs missiles dans des lanceurs à un coup. Cela ne réduisait que légèrement le nombre total de projectiles embarqués tout en leur permettant des bordées très fournies pour leur taille. Ils n'avaient peut-être qu'un seul tir par lanceur, mais les BAL étaient des coquilles d'œuf armées de marteaux. Les combats de BAL finissaient en général en orgies de destruction réciproque, mais contre un vaisseau de guerre un BAL pouvait au mieux espérer lancer ses missiles avant d'être rayé de l'univers. Pourtant l'escadron de Danville avait eu toutes les chances possibles. Il avait envoyé trente-neuf missiles vers l'Intrépide et l'Apollon avec l'avantage de la surprise contre des défenses qui n'étaient même pas activées. L'un d'eux aurait sûrement dû faire mouche ! Mais ce n'était pas le cas. Il regarda le dernier missile de sa première salve mourir à un millier de kilomètres du croiseur léger, et les alarmes se mirent à hurler de plus belle tandis que les systèmes de visée accrochaient ses minuscules vaisseaux. Le Bancroft termina sa rotation frénétique pour présenter à l'escadre manticorienne son flanc encore chargé, et le lieutenant Early envoya une nouvelle salve vers l'ennemi, mais c'était inutile. Désespérément inutile. Dieu allait les laisser mourir pour rien. Les défenses actives de Rafe Cardones étaient toutes parées. Il ne s'embarrassa pas de ses CME : leur portée était trop faible et, selon sa base de données, les missiles graysoniens étaient trop stupides pour se laisser leurrer de toute façon. Ses antimissiles partirent presque à l'instant où l'ennemi lançait, mais il les laissa à l'enseigne Wolcott. Il avait d'autres choses en tête. Les lanceurs lourds continuaient d'arriver en ligne à mesure que les équipes se complétaient, mais les armes à énergie étaient prêtes. D'une main agile, il verrouilla le programme de tir et une grosse touche au milieu du tableau de bord se mit à clignoter, attendant confirmation des ordres. Il appuya dessus. Rien ne se produisit pendant un instant interminable. Puis les manœuvres du chef Killian présentèrent le flanc tribord de l'Intrépide vers les BAL l'espace d'un instant... Les ordinateurs en attente n'avaient pas besoin de plus. Une lueur fatale scintilla sur le flanc blindé du croiseur comme les affûts déversaient des torrents d'énergie, le souffle de Dieu, sur une distance à peine supérieure à un quart de million de kilomètres. Aucune barrière de conception graysonienne ne pouvait résister à une telle fureur à si faible distance. Elles firent du mieux qu'elles purent mais les rayons les traversèrent comme du papier. Chaque BAL était la cible de deux lasers et d'un Braser, tous bien plus puissants que les armes des petits vaisseaux. De l'air s'échappa dans une averse de débris tandis que le HMS Intrépide réduisait le Bancroft et ses acolytes en tout petits morceaux. CHAPITRE SEIZE « Quelle est l'étendue des dégâts, Alistair ? — Ça n'est pas joli, commandant. » Le visage d'Alistair McKeon s'assombrit. « Nous avons perdu missile deux et radar trois, ce qui laisse un trou béant dans nos défenses actives par le travers tribord. Le même missile est allé jusqu'aux impulseurs avant : alpha quatre et bêta huit sont détruits. Le deuxième est arrivé en plein sur la membrure vingt pour finir dans l'infirmerie. Il a détruit les câbles qui régissent laser trois et missile quatre et endommagé la soute à munitions deux. Elle est irréparable, mais laser trois et missile quatre sont reconfigurés pour un contrôle local et nous sommes en train de les repressuriser et de leur connecter de nouveaux faisceaux de câbles. Nous avons perdu trente et une personnes dont le docteur McFee et deux assistants médicaux, et nous avons des blessés. » Sa voix était déformée par la douleur. Honor hocha la tête, le regard sombre. Malgré cela, ils savaient tous deux que le Troubadour avait eu une chance insolente. La perte de l'un de ses lanceurs avant et d'une soute à munitions avait altéré ses capacités offensives et la destruction du radar trois laissait un trou inquiétant dans ses défenses antimissiles. Pourtant sa puissance de combat était beaucoup moins diminuée qu'elle n'aurait pu l'être. Quant aux pertes, elles auraient pu se révéler bien pires. Le contre-torpilleur était estropié, et jusqu'au remplacement du noyau alpha il ne pourrait pas générer de voile Warshawski avant, mais il demeurait capable de manœuvrer et de combattre. « Je suis arrivé la bouche en cœur, comme un imbécile, poursuivit amèrement McKeon. Si seulement j'avais activé mes barrières latérales, peut-être que... — Ce n'est pas votre faute, l'interrompit Honor. Nous n'avions aucune raison de penser que les Graysoniens ouvriraient le feu sur nous, et même dans le cas contraire, imposer un état d'alerte plus élevé relevait de ma responsabilité. » Les lèvres de McKeon se pincèrent mais il n'en dit pas plus. Honor s'en réjouit. Quels que soient les événements, ils n'avaient pas besoin d'être deux à s'en vouloir pour la même chose. « Je vous envoie Fritz Montoya dans cinq minutes, reprit-elle quand elle eut la certitude qu'Alistair abandonnait. Nous transférerons vos blessés vers notre infirmerie dès qu'il les aura déclarés stabilisés. — Merci, commandant. » La voix de McKeon trahissait moins de culpabilité mais certainement pas moins de colère. « Mais, bon Dieu, pourquoi ont-ils tiré ? » demanda Alice Truman depuis son angle de l'écran, ouvrant des yeux verts ébahis en formulant la question qu'ils se posaient tous. « C'est insensé ! — Je suis d'accord. » Honor se laissa aller contre le dossier de son fauteuil, le regard dur. Alice avait raison. Même si les négociations avaient complètement échoué, les Graysoniens devaient être devenus fous pour lui tirer dessus. Ils étaient déjà inquiets au sujet des Masadiens, et ils devaient bien se douter que la Flotte allait leur faire payer ce geste. « Moi aussi, ça me semble insensé, reprit-elle après un instant d'une voix sinistre. Mais pour le moment, cette escadre est sur le pied de guerre. J'entends bien arriver à portée d'attaque de Gray-son et exiger une explication ainsi que le désarmement de leur flotte. J'ai également l'intention de demander à parler à nos représentants sur la planète. S'ils refusent d'accéder à l'une de ces requêtes, ou si notre délégation a souffert en quoi que ce soit, nous attaquerons la flotte graysonienne et la détruirons. Compris ? » Ses subordonnés hochèrent la tête. « Capitaine Truman, votre vaisseau prendra la tête de la formation. Capitaine McKeon, je veux que vous restiez à l'arrière. Tenez-vous près de l'Intrépide et reliez votre système de détection au sien pour pallier le trou de votre couverture radar. C'est bien clair ? — Oui, commandant, répondirent à l'unisson les deux capitaines. — Alors parfait. On s'y met. » « Commandant ? Une transmission de Grayson », annonça le lieutenant de vaisseau Metzinger. La tension redoubla sur le pont de l'Intrépide. Cinq minutes à peine s'étaient écoulées depuis l'embuscade et, à moins d'allier la stupidité à la folie, les Graysoniens ne s'attendaient sûrement pas à se sortir de ce mauvais pas grâce à un message qui, compte tenu des délais de transmission, avait été envoyé avant même que leurs vaisseaux n'ouvrent le feu! Mais Metzinger n'avait pas terminé. « Ça vient de l'ambassadeur Langtry », ajouta-t-elle. Honor haussa les sourcils. « De Sir Anthony ? — Oui, commandant. — Passez ça sur mon écran. » Honor sentit une vague de soulagement l'envahir lorsque le visage de Sir Anthony apparut devant elle, car on distinguait clairement derrière lui le mur de son bureau à l'ambassade, et Reginald Houseman se tenait à côté de la chaise de l'ambassadeur. Elle avait craint que tout le personnel diplomatique n'ait été arrêté par les Graysoniens, mais s'ils étaient encore en sûreté dans leur ambassade la situation n'était peut-être pas totalement hors de contrôle, après tout. Alors seulement elle remarqua l'expression sinistre, presque effrayée de l'ambassadeur. Et puis où était l'amiral Courvosier ? « Capitaine Harrington. » La voix de l'ambassadeur était tendue. « Le central opérationnel de Grayson vient de détecter une empreinte hyper que je suppose — et que j'espère — celle de votre escadre. Soyez avisée que des vaisseaux de guerre masadiens patrouillent le système de Yeltsin. » Honor se raidit. Ces BAL n'auraient donc pas été des navires graysoniens ? Mais, dans ce cas, comment étaient-ils arrivés là et pourquoi avaient-ils... ? Mais le message préenregistré continuait et les mots que l'ambassadeur prononça ensuite vinrent briser le cours de ses pensées comme un marteau du cristal. « Considérez tout navire que vous rencontrez comme hostile, capitaine, et sachez qu'il y a au moins deux — je répète, deux —bâtiments de guerre modernes dans l'ordre de bataille masadien. Selon nos estimations, il s'agirait de deux croiseurs, probablement de conception havrienne. » L'ambassadeur déglutit mais c'était un officier naval très décoré et il poursuivit d'un air déterminé. « Personne ne s'est rendu compte que les Masadiens les détenaient et les amiraux Yanakov et Courvosier ont emmené la flotte graysonienne au combat il y a quatre jours. Je... je crains que le Madrigal et l'Austin Grayson ne soient perdus corps et biens, avec les amiraux Courvosier et Yanakov. » Le sang se retira du visage d'Honor. Non ! L'amiral ne pouvait pas être mort ! Pas lui ! « Nous avons un gros problème ici, capitaine, continuait la voix de Langtry. J'ignore pourquoi ils ont attendu si longtemps, mais rien de ce dont dispose Grayson ne saurait les arrêter. Veuillez m'aviser de vos intentions dès que possible. Langtry, terminé. » L'écran se vida et elle continua de le regarder fixement, figée dans son fauteuil. C'était un mensonge. Un mensonge cruel et vicieux ! L'amiral était vivant. Il était vivant, bon sang ! Il ne mourrait pas. Il ne pouvait pas mourir : il ne pouvait pas lui faire ça! Mais l'ambassadeur Langtry n'avait aucune raison de mentir. Elle ferma les yeux; elle sentait la présence de Nimitz à son épaule et se rappela Courvosier tel qu'elle l'avait quitté. Elle se rappela son visage malicieux et l'étincelle dans ses yeux bleus. Et derrière ces souvenirs tout frais s'en bousculaient d'autres, vingt-sept ans de souvenirs, chacun plus douloureux et plus cruel que le précédent, tandis qu'elle se rendait finalement compte, trop tard, qu'elle ne lui avait jamais dit combien elle l'aimait. Et sous le sentiment de perte, aiguisant encore sa souffrance, la culpabilité. Elle l'avait lâché. Il aurait voulu qu'elle reste et ne l'avait laissée partir que parce qu'elle insistait, et à cause de l'absence de l'Intrépide, à cause de son absence à elle, il avait emmené un simple contre-torpilleur au combat et en était mort. C'était sa faute. Elle n'avait pas été là au moment où il avait besoin d'elle... et ça l'avait tué. Elle l'avait tué, aussi sûrement que si elle avait tiré sur lui de sa main. Le silence enveloppait l'équipage de l'Intrépide tandis que tous les regards se tournaient vers la femme qui occupait le fauteuil de capitaine. Son visage avait une expression abasourdie que même l'attaque surprise des BAL ne lui avait pas donnée et les yeux de son chat sylvestre étaient ternes. Il était tapi sur le dossier de son fauteuil, la queue serrée contre son corps, les oreilles aplaties, et l'on n'entendait que sa douce plainte — une lamentation à vous fendre le cœur — tandis que des larmes silencieuses roulaient sur les joues du capitaine. « Quels sont les ordres, commandant ? » Andreas Venizelos brisa enfin le silence de l'équipage et plus d'un grimaça lorsque sa voix calme vint déranger le chagrin de leur commandant. Les narines d'Honor s'évasèrent. Le bruit de sa respiration se fit râpeux et la paume de sa main vint essuyer brutalement, avec colère, son visage humide. Elle se redressa. — Lieutenant Metzinger, enregistrez pour transmission », ordonna-t-elle d'une voix de fer qu'aucun d'eux n'avait jamais entendue. L'officier des communications déglutit. « Enregistrement, commandant, répondit-elle doucement. — Ambassadeur Langtry, reprit Honor de la même voix assassine. Message reçu et compris. Sachez que mon escadre a déjà été attaquée par trois BAL que je suppose maintenant d'origine masadienne; nous les avons détruits. Nous avons souffert des pertes et des avaries mais ma puissance de combat demeure intacte. » Elle inspira de nouveau, tout en sentant sur elle le regard de ses officiers et de ses matelots. « Je me dirige vers Grayson à vitesse maximale. Arrivée prévue en orbite dans... (elle vérifia ses relevés d'astrogation) environ quatre heures vingt-huit minutes à partir de maintenant. » Elle observa le micro et fit la moue. L'acier des forges de la colère fumait dans ses yeux bruns, endurci par le chagrin et la culpabilité; sa voix était plus froide que l'espace. — En l'absence d'informations plus complètes, il m'est impossible de formuler un plan détaillé, mais vous pouvez informer le gouvernement graysonien de mon intention de défendre ce système en accord avec les apparentes intentions de l'amiral Courvosier. Veuillez me préparer un dossier complet sur la question. J'aurai en particulier besoin d'une évaluation immédiate des capacités militaires restantes de Grayson et d'un officier de liaison assigné à mon escadre. Je vous retrouverai ainsi que le plus haut gradé de Grayson à l'ambassade sous dix minutes après mon entrée en orbite. Harrington, terminé. » Elle se laissa aller contre le dossier de son fauteuil. Son visage osseux demeurait inflexible et sa détermination gagna l'équipage présent sur le pont. Ils savaient aussi bien qu'elle que toute la flotte de Grayson, même si elle n'avait subi aucune perte, ne servirait à rien contre l'adversaire qu'elle venait de s'engager à affronter. Il y avait de fortes chances pour que certains d'entre eux meurent, ou certains de leurs amis sur les autres bâtiments de l'escadre, et aucun n'était pressé de mourir. Mais d'autres amis avaient déjà trouvé la mort et eux-mêmes avaient subi une attaque. Aucun des autres officiers d'Honor n'avait été le protégé de l'amiral Courvosier mais beaucoup l'avaient eu pour professeur, et même pour ceux qui ne l'avaient pas connu personnellement, il était l'un des officiers les plus respectés du service. S'ils pouvaient flanquer une raclée à ceux qui l'avaient tué, il n'y avait pas à hésiter. — C'est sur la puce, commandant, annonça Metzinger. — Transmettez. Ensuite vous établirez une nouvelle vidéoconférence avec l'Apollon et le Troubadour. Assurez-vous que les capitaines Truman et McKeon reçoivent copie de la transmission de Sir Anthony et reliez leurs systèmes com. au terminal de ma salle de briefing. — À vos ordres, commandant », répondit Metzinger tandis qu'Honor se levait. Elle lança un regard à Andreas Venizelos à travers le pont en se dirigeant vers le sas de la salle de briefing. — Monsieur DuMorne, à vous le quart. Andy, venez avec moi. » Sa voix demeurait dure, son visage figé. Le chagrin et la culpabilité frappaient à la porte de son esprit mais elle refusait de les écouter. Il serait bien temps de faire face à ses scrupules après le massacre. — À vos ordres, commandant. À moi le quart », répondit calmement le capitaine de corvette DuMorne tandis que le sas s'ouvrait devant Honor. Elle ne l'entendit pas. CHAPITRE DIX-SEPT Le capitaine de frégate Manning s'arrêta à la porte de la salle de briefing et prit une profonde inspiration. Manning aimait bien le capitaine Yu. Dans un service où beaucoup trop d'officiers supérieurs provenaient de familles législaturistes, Yu était l'oiseau rare : un autodidacte. Ça n'avait pas dû aller sans mal, mais d'une façon ou d'une autre le capitaine s'était frayé un chemin presque jusqu'en haut de la hiérarchie sans oublier ce qu'il avait lui-même traversé en route. Il traitait ses officiers avec une fermeté mêlée de respect, voire de chaleur, et il n'oubliait jamais ceux qui le servaient bien. Thomas Theisman commandait le Principauté parce qu'il avait déjà servi sous le capitaine Yu et que ce dernier l'avait voulu sur ce poste; Manning avait été désigné second du Tonnerre divin pour les mêmes raisons. Ce genre de traitement valait au capitaine un degré de loyauté personnelle et de dévotion remarquable, mais il restait humain. Il avait ses mauvais jours, et lorsqu'un commandant – quel qu'il soit – était de mauvaise humeur, ses subordonnés marchaient droit. Or, si le capitaine avait jamais eu de bonnes raisons d'être de mauvaise humeur, c'était bien en ce moment, se dit Manning en appuyant sur le bouton d'admission. « Oui ? » La voix qui lui parvint par l'intercom était aussi courtoise qu'à l'habitude mais contenait une nuance monocorde dangereuse pour qui la connaissait bien. « Capitaine de frégate Manning, commandant. » Le sas s'ouvrit. Manning en franchit le seuil et se mit au garde-à-vous, et un obscur instinct lui commanda de le faire à la mode havrienne. « Vous vouliez me voir, commandant ? — Oui. Asseyez-vous, George. » Yu désigna une chaise et le capitaine se détendit légèrement en s'entendant appeler par son prénom. « Quel est le statut du faisceau tracteur cinq ? — D'après les machines, il y en a encore pour dix, douze heures, commandant. » Le visage de Yu se tendit et Manning s'efforça de ne pas avoir l'air sur la défensive. « Les composants n'ont pas été conçus pour supporter une telle puissance en continu, commandant. Il faut tout démonter jusqu'au noyau de flux pour effectuer les remplacements. — Bordel. » Yu se passa la main dans les cheveux en un geste tourmenté qu'il n'avait jamais laissé voir à un Masadien, puis il frappa soudain la table de sa main libre. Manning parvint à ne pas ciller. Ça ne ressemblait pas au commandant de se plaindre bruyamment, mais ces Masadiens auraient éprouvé la patience d'un saint. Le cliché était moins amusant qu'en apparence car, pour que le commandant se permette d'user de ce langage, qu'il s'était interdit depuis son arrivée dans le système, il fallait qu'on l'ait poussé dans ses derniers retranchements. Yu frappa de nouveau du poing sur la table puis il s'enfonça dans son siège avec un grognement. « Ce sont des imbéciles, George. Des putain d'imbéciles ! Nous pourrions anéantir toute la flotte de Grayson en une heure, en un quart d'heure ! Et ils ne veulent pas nous laisser faire ! — Oui, commandant », répondit calmement Manning. Yu se leva pour faire les cent pas dans la salle de briefing. On aurait dit un lion en cage. — Si quelqu'un m'avait dit, à la maison, qu'il existait des gens pareils dans la galaxie, je l'aurais traité de menteur, grommela-t-il. Nous tenons Grayson par les couilles et tout ce que les Masadiens voient, c'est à quel point eux-mêmes ont souffert ! Bon Dieu, oui, les gens souffrent pendant les guerres ! Et parce que le Madrigal a flanqué une déculottée à leur flotte de merde, ils chient dans leur froc comme s'ils étaient face à la Flotte manticorienne tout entière ! » Cette fois-ci, Manning garda un silence plein de tact. Tout ce qu'il aurait pu dire à ce stade n'aurait fait qu'empirer les choses. Personne, le capitaine Yu compris, ne s'attendait à ce que les systèmes antimissiles manticoriens soient aussi efficaces. Les Havriens savaient bien que les capacités de combat électroniques de la Flotte royale manticorienne étaient supérieures aux leurs et ils avaient supposé que leurs autres systèmes disposeraient eux aussi d'une certaine marge de supériorité, mais la vitesse et la précision des défenses actives du Madrigal les avaient tous choqués. Elles avaient transformé ce qui aurait dû être un succès complet en un résultat très mitigé, et si les défenses du contretorpilleur n'avaient pas été étirées par ses efforts pour protéger les autres bâtiments, il en serait sans doute sorti complètement indemne. Les choses auraient été différentes dans un affrontement prolongé : les ordinateurs auraient pu analyser les réactions du Madrigal et changer les schémas de tir ainsi que les réglages des assistants de pénétration jusqu'à trouver la faille. Mais ils n'avaient eu droit qu'à un tir chacun et le contre-torpilleur avait détruit beaucoup trop de leurs missiles. Cela avait piqué au vif les immigrés » de l'équipage du Tonnerre divin — après tout, c'était leur matériel qui s'était mal comporté — mais sur les Masadiens l'effet avait été désastreux. Le Glaive Simonds était blême lorsque le Madrigal et les deux vaisseaux graysoniens rescapés avaient quitté la portée de leurs missiles. Manning se demandait encore comment le commandant avait réussi à conserver son calme tandis que le Glaive fulminait et l'invectivait, et, malgré son calme apparent, le second ne l'avait jamais vu aussi près de commettre un meurtre que lorsque Simonds avait refusé d'ordonner à Franks de contourner le Madrigal et de poursuivre les Graysoniens rescapés. Simonds dansait presque de rage en rejetant la suggestion de Yu. Le Madrigal avait saboté l'embuscade à un point qui le rendait furieux et qui l'effrayait à la fois, et il savait bien que quelques-uns au moins des navires de Franks, même s'ils se dispersaient, se trouveraient exposés à son feu si l'escadron se déployait pour le contourner. Oui, bien sûr, c'était vrai, mais la réaction du Glaive devant cette menace avait prouvé une fois pour toutes qu'il n'était pas tacticien. Si ses vaisseaux s'étaient dispersés, il aurait peut-être dû dire adieu à un ou deux croiseurs sous le feu du Madrigal mais les autres se seraient trouvés au-delà de la portée effective du contre-torpilleur. Celui-ci n'aurait tout simplement pas pu frapper autant de cibles. Mais Simonds avait insisté pour soutenir la décision qu'avait prise Franks d'attaquer tous ensemble pour se soutenir mutuellement... et il avait payé le prix d'une tactique hésitante. Les bâtiments masadiens avaient dû décélérer en arrivant sur le Madrigal afin de placer leurs propres armes à portée effective du contre-torpilleur et de les y laisser ! On aurait dit une foule armée de gourdins se jetant sur un homme muni d'un pulseur. Les missiles du Madrigal avaient réduit en miettes les croiseurs Samson et Noé ainsi que le contretorpilleur Trône pendant la phase d'approche, puis les Masadiens étaient entrés à portée d'armes à énergie et la situation avait encore empiré. Le croiseur David avait survécu mais il ne valait guère mieux qu'une épave; quant aux contre-torpilleurs Chérubin et Séraphin, ils avaient été endommagés avant que le Madrigal soit à portée de leurs propres armes à énergie. Bien sûr, les gourdins avaient eu leur heure de gloire par la suite. Si rudimentaires fussent-elles, les armes à énergie masadiennes étaient trop nombreuses pour le navire manticorien et elles l'avaient réduit en pièces. Mais même mortellement blessé, le Madrigal avait su planter ses crocs dans les contre-torpilleurs Ange et Archange. Il les avait pilonnés jusqu'à manquer de munitions et avait emmené l'Archange dans sa déroute. De l'escadron qui s'était approché de lui, seuls le croiseur Salomon et le contretorpilleur Domination demeuraient aptes au combat... et bien sûr, comme Franks avait décidé de ralentir pour gagner ce combat suicidaire, les Graysoniens s'étaient échappés. Cela n'aurait pas dû avoir d'importance. Ce que le Madrigal avait accompli aurait dû rendre Simonds plus confiant encore. Si un simple contre-torpilleur pouvait causer un pareil carnage, de quoi croyait-il le Tonnerre divin capable ? « Vous savez ce que cet imbuvable connard m'a dit? » Yu se retourna pour faire face à son second, le doigt pointé comme un revolver, le regard incendiaire. « Il m'a dit – il m'a dit à moi, bon sang ! – que si je ne lui avais pas menti quant aux capacités de mon vaisseau, il serait peut-être plus enclin à m'écouter maintenant ! » Un grognement hargneux fit vibrer la gorge du capitaine. « Putain, mais que croit-il qu'il va se passer quand ses foutus "amiraux" auront la tête si haut dans le cul qu'ils devront respirer par le nombril ? Manning resta silencieux et se concentra pour prendre l'air compréhensif. Yu fit mine de cracher sur le sol, puis ses épaules s'affaissèrent et il se laissa retomber sur son siège. « Bon Dieu, je regrette qu'on n'ait pas fourgué cette mission à quelqu'un d'autre ! » soupira-t-il, mais la fureur avait quitté sa voix. Manning comprenait : le capitaine avait besoin d'exprimer toute sa rage, et pour cela il lui fallait hurler sur l'un des siens. « Bon, conclut-il. S'ils tiennent absolument à être stupides, je suppose que nous ne pouvons rien faire d'autre qu'essayer de minimiser les conséquences de leurs actes. Parfois j'ai envie de tuer Jim Valentine, mais si ce n'était pas si parfaitement inutile, j'en viendrais presque à admirer l'intelligence de sa manœuvre. Je ne pense pas que quiconque ait jamais envisagé de remorquer des BAL à travers l'hyperespace. — Certes, commandant. D'un autre côté, les Masadiens n'auraient pas pu le faire avec leurs propres faisceaux tracteurs ou leurs générateurs hyper. Je suppose qu'une fois qu'on en a la capacité technique, on sait aussi construire des vaisseaux assez évolués pour ne pas en avoir besoin. — Mouais. » Yu prit une profonde inspiration et ferma les yeux un instant. Il avait beau trouver l'idée stupide, il savait également que si les Masadiens avaient accepté de poursuivre, il ne le devait qu'à la suggestion de son ingénieur chef. Ils avaient purement et simplement refusé d'attaquer Grayson avec ce qui restait de leur flotte de combat dans le système de Yeltsin. D'après ce que Yu avait compris, ils avaient peur que Manticore ait confié une super-arme aux Graysoniens. C'était leur idée la plus stupide jusque-là, mais peut-être n'était-il pas si aisé de leur en vouloir. Ils n'avaient encore jamais vu de vaisseau de guerre moderne en action et ce que le Madrigal avait infligé à leur antique flotte les avait terrifiés. Ils devaient savoir, intellectuellement, que le Tonnerre divin et le Principauté étaient bien plus puissants que le Madrigal, mais ils n'avaient jamais vu « leurs » deux navires modernes en action. Leurs capacités n'avaient pas la même réalité à leurs yeux... et de toute façon la crédibilité de Yu s'était trouvée diminuée du fait que le Madrigal avait réussi à réchapper de l'embuscade. Pendant une journée entière, Simonds avait soutenu, inflexible, qu'il fallait suspendre toutes les opérations et chercher un règlement à l'amiable. Yu ne croyait pas que les Masadiens aient la moindre chance d'y parvenir après leurs attaques furtives et la destruction du Madrigal, mais le Glaive s'était obstiné en répétant qu'il ne disposait pas à Yeltsin du tonnage nécessaire pour continuer. C'est alors que le capitaine de frégate Valentine avait émis sa suggestion, et Yu avait hésité à étrangler son ingénieur ou à l'embrasser. Ils avaient déjà perdu trois jours et la panne du faisceau tracteur cinq allait encore allonger l'opération, mais cela avait au moins eu le mérite de pousser Simonds à accepter, même à reculons, de poursuivre. Valentine avait souligné que le Tonnerre divin et le Principauté disposaient tous deux de générateurs hyper beaucoup plus puissants qu'aucun vaisseau masadien, assez puissants, même, pour étendre leur champ de translation à plus de six kilomètres de leur propre coque s'il les poussait dans le rouge. Donc, s'ils opéraient une translation à partir d'une vitesse nulle, ils pouvaient emmener avec eux tout ce qui se trouvait dans un rayon de six kilomètres à ce moment-là. Et donc, si les BAL masadiens se regroupaient assez près d'eux, les bâtiments havriens pouvaient emmener les vaisseaux plus légers dans l'hyperespace. Normalement, ce n'aurait été qu'une intéressante hypothèse de salon, mais Valentine avait poussé l'idée plus loin. L'équipage d'aucun BAL ne pourrait survivre à l'accélération que les vaisseaux supportaient en hyperespace pour la simple raison que leur compensateur d'inertie s'arrêterait à l'instant même où ils essaieraient. Mais si l'on déplaçait tout l'équipage et qu'on enlevait ou amarrait tout le matériel susceptible de bouger, avait suggéré Valentine, il n'y avait aucune raison pour que les navires eux-mêmes ne supportent pas l'accélération au bout d'un faisceau tracteur. Yu l'avait cru fou mais l'ingénieur avait fait les calculs sur son terminal et démontré la possibilité théorique de la manœuvre. Simonds avait sauté dessus et, à la grande surprise de Yu, l'expérience avait fonctionné. Jusque-là, ils n'avaient perdu que deux des tout petits vaisseaux. Les BAL étaient juste assez gros pour qu'il faille concentrer trois faisceaux tracteurs sur chacun et l'un des faisceaux avait décroché pendant l'accélération. Le BAL s'était tout simplement coupé en deux; le second n'avait survécu au voyage que pour permettre à son équipage de découvrir à l'arrivée un trou irrégulier de trois mètres de diamètre sur la moitié de la longueur du vaisseau, là où un réservoir à pression de douze tonnes s'était détaché et avait dérivé vers l'arrière comme un disgracieux boulet de canon. Évidemment, les bâtiments de remorquage s'étaient trouvés intolérablement bondés en prenant en charge les équipages qui ne pouvaient survivre à bord de leurs propres navires. Et comme l'avait dit Manning, les faisceaux tracteurs avaient été énormément sollicités. Mais ça avait marché, et le Tonnerre divin et le Principauté s'étaient retrouvés à jouer les remorqueurs entre Endicott et l'Étoile de Yeltsin. Il s'agissait d'un petit saut, à peine douze heures dans chaque sens pour un bâtiment de guerre moderne, même en remorquant des BAL, mais seuls deux vaisseaux en étaient capables, et ils ne pouvaient remorquer plus de trois BAL à la fois : deux pour le Tonnerre divin et un pour le Principauté. Ils ne possédaient tout simplement pas assez de faisceaux tracteurs pour en déplacer davantage. En trois jours, ils avaient transféré dix-huit des vingt BAL masadiens vers Yeltsin – enfin, seize en comptant les deux qu'ils avaient perdus. Ce dernier voyage du Tonnerre déplacerait les deux derniers et, même si Yu ne voyait pas quel avantage tactique leur puissance de feu pouvait conférer, l'opération semblait avoir redonné confiance aux Masadiens et n'avait donc peut-être pas été menée en pure perte. — Il faut que je parle à l'ambassadeur », fit-il soudain, sur quoi Manning haussa les sourcils, étonné par cette conclusion illogique. « Que je lui demande de me retirer de sous l'autorité de Simonds, expliqua Yu. Je sais que nous devons maintenir la fiction officielle selon laquelle cette opération est exclusivement masadienne, mais si je pouvais leur forcer la main une bonne fois, nous réglerions cette affaire en quelques heures. — Oui, commandant. » Manning se sentait étrangement ému par la franchise de son commandant. Ce n'était pas quelque chose dont on avait l'habitude dans la flotte havrienne. « Peut-être la réparation du faisceau tracteur cinq me donnera-t-elle assez de temps à terre, fit Yu d'un ton songeur. Il faut que l'entretien ait lieu en tête à tête, je n'ai pas confiance en nos liens com. » En fait le commandant n'avait pas confiance en son officier des communications, Manning le savait, puisque c'était désormais l'un des postes occupés par un Masadien. « Je comprends, commandant. — Parfait. » Yu se frotta le visage puis se redressa. « Désolé de vous avoir crié dessus, George. Je vous avais sous la main. — C'est à ça que servent les seconds, commandant », répondit Manning avec un sourire, se gardant d'ajouter que peu d'autres commandants se seraient excusés pour s'être servis de lui dans l'un de ses rôles désignés. « Oui, peut-être. » Yu parvint à sourire. « Et au moins, ce remorquage sera le dernier. — Oui, commandant. Et le capitaine Theisman gardera un œil sur ce qui se passe à Yeltsin jusqu'à notre retour. — Mieux vaut Tom que cette enflure de Franks », grommela Yu. Le Glaive des Fidèles Matthieu Simonds frappa à la porte et la franchit pour pénétrer dans une pièce magnifiquement meublée. Son frère, le Grand Ancien Thomas Simonds des Fidèles de l'Église de l'Humanité sans chaînes, leva les yeux; son visage ratatiné n'avait rien d'encourageant. L'Ancien Huggins était assis à côté de Thomas, l'air encore moins engageant. Le diacre Ronald Sands avait pris place face à Huggins. Sands, l'un des plus jeunes diacres de l'histoire masadienne, avait le visage moins orageux que ses aînés. Il le devait sans doute en partie à son extrême jeunesse, mais le Glaive Simonds soupçonnait surtout ce maître espion de Masada d'être plus malin que les autres Anciens, et de le savoir. Il y eut un frottement de tissu et il tourna la tête pour apercevoir la plus jeune femme de son frère. Il ne se rappelait pas son nom et elle portait le vêtement traditionnel de la femme masadienne, une robe qui dissimulait les formes, mais son visage était sans voile et le Glaive ravala un sourire en comprenant soudain qu'une part de l'évidente colère d'Huggins était dirigée contre cette inconvenance choquante. Thomas avait toujours été très fier de sa virilité et il avait flatté son amour-propre en prenant une femme d'à peine dix-huit années T. Il en avait déjà six autres et Matthieu doutait qu'il ait encore l'endurance nécessaire pour les honorer, mais Thomas aimait à faire étalage de la beauté de sa dernière acquisition dès que ses associés se réunissaient chez lui. Cette pratique rendait Huggins fou furieux – ce qui expliquait d'ailleurs que Thomas s'en délecte. Si la jeune fille avait appartenu à n'importe qui d'autre, l'orageux Ancien l'aurait condamnée à la flagellation publique après un couplet mordant sur le laxisme de l'homme qui permettait à sa femme de se conduire de façon aussi impie. Si l'homme en question avait été un quidam, il aurait peut-être même exigé qu'il soit lapidé. En l'occurrence, il devait faire semblant de ne rien avoir remarqué. Le Glaive s'avança sur le tapis, ignorant la présence de la jeune femme, et vint s'asseoir sur une chaise placée au bout de la longue table. La ressemblance avec un tribunal, lui-même jouant le rôle de l'accusé, n'était certainement pas innocente. « Vous voici donc. » La voix de Thomas était parcheminée par l'âge car il était l'aîné de la première femme de Tobias Simonds tandis que Matthieu était le deuxième fils de sa quatrième femme. « Évidemment. » Matthieu était parfaitement conscient de la position dangereuse dans laquelle il se trouvait, mais, s'il leur montrait qu'il se sentait vulnérable, ses ennemis se jetteraient sur lui comme des rats dépeçant une antilope masadienne. « Je suis heureux de constater qu'il reste au moins quelques ordres auxquels vous savez obéir », fit Huggins d'un ton cinglant. L’Ancien, rancunier, se considérait comme le principal concurrent du Glaive pour le siège de Grand Ancien et Matthieu se tourna vers lui, prêt à rendre coup pour coup, mais Thomas l'avait déjà réprimandé d'un geste de la main. Bon. Au moins son frère n'était pas encore prêt à le laisser tomber. « La paix, mon frère, fit le Grand Ancien à l'adresse d'Huggins. Nous participons tous à l'œuvre de Dieu, ici. Évitons les récriminations. » Son épouse se déplaçait en silence autour de la table, remplissant leurs verres, puis elle disparut lorsqu'un mouvement de la tête de son mari la renvoya vers les quartiers des femmes. Huggins sembla légèrement se détendre avec son départ et il se força à sourire. « Je mérite vos reproches, Grand Ancien. Pardonnez-moi, Glaive Simonds. Cette situation suffirait à mettre à l'épreuve jusqu'à la foi de saint Austin. — En effet, Ancien Huggins, répondit le Glaive avec tout autant de fausse bonne grâce. Et je ne peux nier qu'en tant que commandant de notre armée il soit de ma responsabilité de redresser cette situation. — Peut-être, intervint son frère, impatient, mais elle n'est pas plus votre faute que la nôtre... sauf, bien sûr, dans la mesure où vous avez soutenu les plans de cet infidèle. » La mâchoire du Grand Ancien se contracta et sa tête parut s'enfoncer dans ses épaules. « Rendons justice au Glaive Simonds, plaça Sands du ton hésitant qu'il employait toujours devant ses supérieurs, les arguments de Yu étaient convaincants. Et selon mes sources, ils étaient aussi sincères, dans l'ensemble. Ses motifs lui étaient propres, mais il croyait véritablement avoir les capacités dont il se targuait. » Huggins émit un grognement méprisant mais personne ne contesta les propos de Sands. La théocratie masadienne s'était donné beaucoup de mal pour refuser à son « allié » toute participation à ses propres activités secrètes et chacun dans cette pièce savait à quel point le réseau de Sands était étendu. « Néanmoins, nous avons de gros problèmes pour l'avoir écouté. » Le Grand Ancien gratifia son frère d'un regard dur. Pensez-vous qu'il ait vraiment la capacité de détruire ce qui reste de la flotte des apostats ? — Évidemment, répondit le Glaive. Il a surestimé l'efficacité initiale de Jéricho mais j'ai des hommes qui travaillent dans sa section tactique et ils m'assurent que ses estimations de base sont correctes. Si un simple contre-torpilleur a pu faire tant de mal à notre flotte, le Tonnerre et le Principauté réunis feraient de la chair a pâté des apostats. » Matthieu se rendait bien compte qu'Huggins ne faisait absolument plus confiance à Yu – ni à quiconque se rangeait à l'avis du commandant havrien, d'ailleurs. Pourtant ce qu'il venait de dire s'imposait comme une évidence... et il avait omis de mentionner le jugement que ces mêmes hommes de la section tactique avaient porté sur sa décision personnelle de soutenir la tactique de Franks à Yeltsin. Il n'avait guère apprécié de se l'entendre dire, mais s'il les punissait pour cela ils se mettraient sans doute à lui rapporter ce qu'il avait envie d'entendre plutôt que ce qu'ils pensaient vraiment. « Diacre Sands ? Vous êtes d'accord ? — Je ne suis pas un militaire, Grand Ancien, mais oui. Nos sources avaient déjà souligné que les systèmes manticoriens étaient supérieurs à ceux de Havre, mais leur marge de supériorité est bien moindre que celle que le Tonnerre divin possède sur toute l'armée des apostats. — Nous pouvons donc le laisser faire s'il le faut? reprit le (rand Ancien, pressant. — Je ne vois pas d'autre solution si Maccabée échoue, répondit Sands sans ciller. Dans ce cas, seule une option militaire pourra nous sauver. Et sauf votre respect, le temps presse. Maccabée n'a pas su nous dire si l'escorte manticorienne revenait 'nais nous devons supposer qu'elle sera de retour sous quelques jours. D'une façon ou d'une autre, nous devrons contrôler les deux planètes d'ici là. — Mais Maccabée est notre meilleure chance. » Huggins décocha un regard assassin au Glaive. « Vos opérations étaient censées l'aider, Glaive Simonds. Elles étaient censées lui fournir un prétexte et non se muer en une véritable tentative de conquête ! — Sauf votre respect, Ancien Huggins, commença Matthieu d'un ton remonté, cette... — La paix, mes frères ! » Le Grand Ancien frappa d'une main osseuse sur la table et les fixa tous les deux jusqu'à ce qu'ils se rasseyent au fond de leur chaise, avant de tourner son regard de reptile vers Huggins. « Nous savons tous comment les événements étaient censés se dérouler, mon frère. Malheureusement, nous ne pouvions pas vraiment en informer les Havriens, pas plus que nous ne pouvions procéder sans leur soutien en cas d'échec de Maccabée. Dieu n'a pas encore décidé que nos efforts méritaient sa bénédiction mais Il ne nous a pas condamnés à l'échec. Nous avons deux tours dans notre sac, et aucun d'eux n'a encore échoué. » Huggins lui lança un regard chargé de colère avant de hocher la tête d'un air contraint. Cette fois, il ne fit même pas semblant de s'excuser auprès du Glaive. « Très bien. » Thomas se tourna de nouveau vers son frère. « Combien de temps encore pouvez-vous retarder une action militaire directe sans éveiller les soupçons de Havre ? — Pas plus de trente ou quarante heures. L'avarie du faisceau tracteur du Tonnerre divin nous donne un peu de temps, mais une fois que tous nos BAL seront à Yeltsin, nous devrons soit agir soit avouer que nous n'avons pas l'intention de le faire. — Et votre dernier contact avec Maccabée ? — Le Chérubin a traîné assez loin derrière nous lors de notre quatrième frappe pour s'entretenir avec son messager. À ce moment-là, Maccabée estimait que le régime actuel bénéficiait encore d'un trop fort soutien populaire en dépit de nos attaques. Nous n'avons pas pu le contacter depuis, bien sûr, mais il a signifié qu'il se tenait prêt à agir si le moral de la population graysonienne montrait des signes de faiblesse, or Jéricho doit l'avoir miné. — Diacre Sands, votre avis ? — Je suis d'accord. Bien sûr nous n'avons aucun moyen de savoir à quel point leur moral est bas. Nos propres pertes et le fait que deux de leurs vaisseaux en aient réchappé peuvent avoir un effet de compensation. D'un autre côté, ils savent désormais que nous avons au moins quelques vaisseaux modernes, et comme les médias des apostats ne sont pas contrôlés par un synode de censeurs, on peut supposer, selon moi, qu'au moins quelques comptes rendus de la bataille – et une description des forces auxquelles ils doivent faire face – ont été diffusés par les réseaux d'information planétaires. — Maccabée sait-il de quelle force nous disposons ? s'enquit Huggins. — Non, répondit Sands. Jéricho et lui sont complètement indépendants pour des raisons de sécurité opérationnelle. Étant donné sa position sous le régime actuel, cependant, il doit savoir que ce que nous avons surclasse tous les navires de la flotte des apostats. — C'est vrai, fit l'Ancien Simonds d'un air songeur avant de prendre une profonde inspiration. Parfait, mes frères, je pense que nous devons maintenant nous décider. Maccabée demeure notre meilleure chance de succès. S'il peut s'assurer le contrôle de Grayson par ses propres moyens, nous nous trouverons dans une position bien plus avantageuse pour éviter toute nouvelle ingérence manticorienne. Le Royaume exigera sans doute des réparations exorbitantes, mais je suis prêt à courber l'échine et à présenter des excuses publiques pour notre attaque "accidentelle" contre un vaisseau dont nous n'avions pas remarqué qu'il n'appartenait pas à la flotte des apostats. Le renversement du régime local qui aurait pu soutenir leurs intentions dans la région devrait les pousser à éviter de nouvelles pertes. Et vu leur traditionnelle politique étrangère, il est peu probable qu'ils manifestent la volonté et le courage de nous conquérir pour obtenir les bases qu'ils convoitent. Plus important encore, si Maccabée parvient à ses fins, nous pourrons graduellement obtenir le contrôle de Grayson sans nouvelle action militaire ouverte, ce qui signifie que nous n'aurons plus besoin de Havre non plus. Je pense donc qu'il nous faut retarder le retour du Tonnerre divin à Yeltsin encore une journée au moins pour donner à Maccabée le temps d'agir. » Néanmoins, nous devons aussi envisager la possibilité qu'il échoue — ou du moins qu'il ait besoin d'une démonstration supplémentaire du caractère désespéré de la position militaire des apostats pour réussir. » Il s'arrêta pour regarder son frère. « Au vu de tous ces éléments, Glaive Simonds, je vous demande de commencer les opérations militaires destinées à réduire la flotte ennemie, suivies, si nécessaire, de frappes nucléaires sur des villes mineures afin de créer les conditions du succès de Maccabée. Vous démarrerez ces opérations dans les douze heures suivant votre retour à Yeltsin avec nos derniers BAL. » Il lança un regard circulaire autour de la table, ses vieux yeux chassieux fendus comme ceux d'un serpent. « Quelqu'un s'oppose-t-il à ma décision ? » CHAPITRE DIX-HUIT Une froide odeur de panique assaillit les narines d'Honor comme elle quittait sa pinasse; partout se tenaient des sentinelles armées. Elle avait déjà rencontré le capitaine de vaisseau au visage fermé qui vint l'accueillir, et elle n'avait pas apprécié ce premier contact, mais d'autres soucis repoussaient pour le moment le fanatisme de l'homme à l'arrière-plan. C'était l'un des avantages des catastrophes militaires de grande ampleur, se dit-elle amèrement tandis qu'il l'escortait d'un pas raide vers un véhicule planétaire : comme la perspective d'être pendu, elles permettaient une extraordinaire concentration de l'esprit. Nimitz s'agita sur son épaule, ses oreilles s'aplatirent et il se mit à tirer nerveusement sur le béret blanc d'Honor d'une de ses pattes préhensiles : la tension environnante agressait ses sens empathiques. Honor leva la main pour le caresser. Elle avait d'abord eu l'intention de le laisser sur le vaisseau mais il n'avait pas caché ce qu'il pensait de cette idée et, pour tout dire, elle n'en était pas mécontente. Aujourd'hui encore, personne ne comprenait vraiment comment fonctionnait le lien empathique entre un chat sylvestre et son partenaire humain, mais Honor (comme tous ceux précédemment adoptés par un de ces animaux) était convaincue qu'il l'aidait à garder son calme. Et en ce moment, elle avait besoin de toute l'aide qu'elle pourrait trouver dans cette tâche. Le véhicule planétaire l'emmena vers l'ambassade à travers les rues désertes. Les quelques piétons qu'ils croisèrent se hâtaient, lançant continuellement des regards furtifs vers le ciel. Le système d'aération de la voiture était hermétique et dispensait un air frais et propre, mais une fois encore elle y sentit la panique. Elle comprenait ce sentiment car l'équipe de Langtry avait fait mieux que ce qu'elle avait demandé : elle avait reçu le résumé de la situation une heure avant d'entrer en orbite de Grayson et son contenu sinistre lui avait révélé ce à quoi ses habitants étaient véritablement confrontés. Six siècles durant, leurs ennemis mortels s'étaient juré de les détruire. Ils avaient aujourd'hui la capacité de le faire, et le seul espoir de Grayson résidait dans une escadre de vaisseaux de guerre étrangers qui, peut-être, s'interposeraient entre eux et Masada. Une escadre commandée par une femme ! Oh oui, elle comprenait leur peur, et cette compréhension éveilla au fond d'elle une certaine sympathie malgré la façon dont on l'avait traitée. La voiture arriva à l'ambassade et elle ravala un nouvel accès de détresse en apercevant Sir Anthony Langtry qui l'attendait, seul. Elle aurait dû voir une autre silhouette à côté du grand et imposant ambassadeur. Une petite silhouette au visage malicieux paré d'un petit sourire à son adresse. Elle passa devant le fusilier en faction en remarquant son armure corporelle et son pulseur chargé, et monta les marches. L'ambassadeur descendit à sa rencontre. « Sir Anthony. » Elle lui serra la main sans laisser aucune trace de son chagrin colorer sa voix ou son visage. — Capitaine. Dieu merci, vous êtes là. » Langtry avait été colonel chez les fusiliers. Il comprenait que la situation était désagréable et elle crut lire une trace de la traditionnelle déférence des fusiliers envers le capitaine d'un vaisseau de Sa Majesté dans ses yeux enfoncés tandis qu'il la faisait entrer dans l'atmosphère filtrée de l'ambassade. C'était un homme grand mais sa corpulence — J'ai parfaitement l'intention de protéger les sujets de Sa Majesté, monsieur Houseman. » Honor savait que son antipathie pour le personnage teintait sa voix mais elle n'y pouvait rien. « La meilleure façon de le faire, cependant, consiste à protéger la planète entière, pas seulement les territoires où résident des Manticoriens. — Ne prenez pas ce ton avec moi, capitaine ! Depuis la mort de l'amiral Courvosier, c'est moi qui suis responsable de cette délégation. Je vous saurais gré de le garder à l'esprit et d'attendre mes instructions ! — Je vois. » Le regard d'Honor se durcit. « Et quelles pourraient bien être ces instructions, monsieur Houseman ? — Voyons, d'évacuer bien sûr ! » Houseman la regarda comme si elle était l'un de ses étudiants les plus lents de l'université de Mannheim. « Je veux que vous commenciez dès maintenant à prendre des mesures en vue d'une évacuation rapide et calme de tous les sujets manticoriens à bord de vos vaisseaux et des transporteurs encore en orbite. — Et le reste de la population de Grayson, monsieur Houseman? s'enquit doucement Honor. Dois-je également l'évacuer ? — Bien sûr que non ! » La mâchoire d'Houseman devint écarlate. « Et que je n'aie pas à vous reprendre pour votre impertinence, capitaine Harrington ! Les habitants de Grayson ne sont pas sous votre responsabilité, contrairement à nos sujets ! — Donc mes instructions sont de les abandonner. » La voix d'Honor était monocorde, dénuée de toute inflexion. « Je suis vraiment désolé de les voir dans cette situation. » Houseman ne put soutenir le regard dur d'Honor mais il s'entêta. « Je suis vraiment désolé, répéta-t-il, mais la responsabilité de cette situation ne nous incombe pas. Dans ces circonstances, notre premier souci doit être la sécurité et la protection de nos ressortissants. — Vous-même inclus. » Houseman releva brusquement la tête en entendant le mépris glacial et sans fond qui perçait dans cette douce voix de soprano. Il recula un instant puis frappa du poing sur la table de conférence et se mit brusquement debout. — C'est la dernière fois que je vous le dis, capitaine ! Contrôlez-vous lorsque vous vous adressez à moi ou je vous ferai casser ! Je me soucie uniquement de mes responsabilités – des responsabilités que moi je reconnais, même si vous ne le faites pas – en tant que gardien des intérêts de Sa Majesté dans le système de Yeltsin ! — J'avais l'impression que nous avions un ambassadeur pour s'occuper des intérêts de Sa Majesté », répliqua Honor. Langtry s'approcha d'elle. — En effet, commandant. » Sa voix était froide et il avait beaucoup moins l'air d'un ambassadeur que d'un colonel en fixant Houseman. « Monsieur Houseman représente peut-être le gouvernement de Sa Majesté dans le cadre de la mission de l'amiral Courvosier à Yeltsin, mais je représente quant à moi les intérêts plus larges de Sa Majesté. — Pensez-vous que je doive me servir de mon escadre pour évacuer les sujets manticoriens du front, monsieur ? » demanda Honor sans quitter Houseman des yeux. Le visage de l'économiste se déforma de rage comme Langtry répondait. — Non, commandant. De toute évidence, il serait sage d'évacuer autant de personnel et de civils que possible à bord des transporteurs encore disponibles, mais selon moi votre escadre sera mieux employée à protéger Grayson. Si vous le souhaitez, je peux mettre ça par écrit. — Allez vous faire voir ! hurla Houseman. Et ne jouez pas au plus fin avec moi, Langtry ! S'il le faut, je vous ferai virer du ministère en même temps que je la ferai traduire en cour martiale ! — Vous pouvez toujours essayer. » Langtry eut un grognement méprisant. Houseman était en rage et la bouche d'Honor se déforma tandis que sa propre fureur rejoignait celle du diplomate. Après tout le mépris qu'il avait affiché à l'encontre des militaires et la certitude suffisante de sa propre supériorité dans l'ordre des choses, il ne pensait plus maintenant qu'à ordonner à ces mêmes militaires honnis de sauver sa précieuse vie ! Le vernis et la sophistication de surface avaient craqué pour dévoiler une affreuse lâcheté qu'Honor était très mal placée pour comprendre, encore moins pardonner. Il prit son courage à deux mains pour répondre à Langtry et Honor sentit la présence de l'officier graysonien qui restait silencieusement sur le côté. Elle avait honte qu'il assiste à cette scène, et sous la honte et la colère couraient le terrible sentiment de perte lié à la mort de l'amiral et l'idée qu'elle en était responsable. Cet homme – ce ver de terre, oui – n'allait pas détruire tout ce à quoi l'amiral avait travaillé, et pour quoi il était mort ! Elle se pencha vers lui par-dessus la table, croisant son regard à moins d'un mètre de distance, et sa voix fit l'effet d'un scalpel sur la nouvelle explosion de colère du diplomate. — Fermez votre grande gueule de lâche, monsieur Houseman. » Ces mots froids furent énoncés d'une manière précise, presque calme, et il eut un mouvement de recul. Son visage devint écarlate, puis blême, et se déforma sous l'effet de l'indignation, mais elle poursuivit sur le même ton glacial qui faisait de chaque mot un coup de couteau. « Vous me dégoûtez. Sir Anthony a entièrement raison et vous le savez. Vous refusez simplement de l'admettre parce que vous n'avez pas le courage de faire face à la vérité. — Je vous ferai dégrader ! lança Houseman. J'ai des amis haut placés et je... » Honor le gifla. Elle n'aurait pas dû. Elle savait, tout en armant son geste, qu'elle dépassait les bornes, mais elle mit toute la force de ses muscles sphinxiens dans ce revers de main, et Nimitz grogna de rage partagée. On aurait dit en entendant le claquement qu'une branche d'arbre s'était cassée, et Houseman fut projeté en arrière tandis que du sang jaillissait de son nez et de ses lèvres enflées. Une brume rouge brouillait la vision d'Honor. Elle entendit Langtry parler d'un ton pressant mais elle n'y prêta pas attention. Elle se saisit d'un bout de la table de conférence et la balança hors de son chemin en avançant sur Houseman. Le diplomate, la bouche sanglante, jouait désespérément des mains sur le sol pour s'éloigner sur les fesses. Elle ignorait ce qu'elle aurait fait ensuite s'il avait montré le moindre courage physique. Elle ne le saurait jamais car, tandis qu'elle s'avançait dangereusement au-dessus de lui, elle l'entendit sangloter de terreur, ce qui l'arrêta net. Sa fureur brute regagna l'arrière-plan de son esprit, une fureur toujours grondante, aux griffes acérées, mais cette fois Honor en avait le contrôle. Quand elle parla, sa voix était froide et distante... et cruelle. « Nous sommes venus ici dans le seul but de conclure une alliance avec l'Étoile de Yeltsin, s'entendit-elle reprendre. Pour montrer à ces gens qu'une entente avec Manticore pouvait les aider. Notre Royaume s'était engagé dans ce sens et l'amiral Courvosier le comprenait bien. Il savait que l'honneur de la Reine est en jeu ici, monsieur Houseman. L'honneur du Royaume de Manticore tout entier. Si nous fuyons, si nous abandonnons Grayson alors que Havre prête son assistance aux Masadiens, nous le savons, et alors que c'est notre différend avec les Havriens qui a poussé nos deux forces à s'engager dans ce système, nous souillerons irrémédiablement l'honneur de Sa Majesté. Si vous ne pouvez pas voir les choses autrement, imaginez l'impact que cela produirait sur toutes les alliances que nous tenterions de conclure par la suite ! Si vous croyez que vous pouvez pousser vos "amis haut placés" à me révoquer pour avoir accompli mon devoir, allez-y, essayez. Pendant ce temps-là, ceux d'entre nous qui ne sont pas des lâches devront se débrouiller de leur mieux sans vous ! » Elle tremblait mais sa rage s'était calmée. Elle fixait le diplomate en pleurs, effrayé par ce regard dur et résolu dans lequel il ne voyait que le tueur tapi. Il suffoquait de terreur. Elle l'observa encore un moment puis se retourna vers Langtry. L'ambassadeur était un peu pâle mais une certaine approbation transparaissait sur son visage et il se redressa. « Bon, maintenant, Sir Anthony, dit-elle plus calmement, le capitaine Truman travaille déjà sur un plan d'évacuation des familles de vos employés. De plus, nous allons avoir besoin des noms et de la localisation de tous les autres sujets manticoriens sur Grayson. Je crois que nous pouvons charger tout le monde dans les transporteurs, mais ceux-ci n'ont pas été conçus pour le transport de passagers. Les installations seront inconfortables, primitives, et le capitaine Truman a besoin du nombre total de personnes à évacuer le plus tôt possible. — Mon personnel possède déjà ces listes, commandant, répondit Langtry sans même jeter un regard à l'homme qui sanglotait sur le sol derrière Honor. Je les communiquerai au capitaine Truman dès que nous aurons terminé. — Merci. » Honor prit une profonde inspiration et se tourna vers Brentworth. « Je vous présente mes excuses pour ce qui vient de se produire, capitaine, fit-elle calmement. Veuillez croire que c'est bien l'ambassadeur Langtry qui représente la véritable politique de ma reine envers Grayson. — Bien sûr, commandant. » Les yeux du capitaine brillaient en lui rendant son regard et elle se rendit compte qu'il ne voyait plus en elle une femme. Il voyait un officier de Sa Majesté, et c'était peut-être le premier Graysonien à jamais faire abstraction de son sexe pour ne prendre en compte que l'uniforme qu'elle portait. « Parfait. » Elle jeta un coup d'œil à la table renversée et haussa les épaules avant de tourner l'une des chaises vers les deux hommes. Elle s'assit et croisa les jambes, sentant les derniers frissons de colère dans ses membres et le frémissement de Nimitz dans son cou. « Dans ce cas, capitaine, je pense qu'il est temps que nous nous préoccupions d'assurer au mieux la coopération dont nous avons besoin de la part de votre hiérarchie. — Oui, monsieur... euh... madame. » Brentworth se reprit aussitôt : il n'hésitait plus. Il sourit même légèrement à son erreur. Puis son sourire s'évanouit. « Sauf votre respect, commandant Harrington, ça ne va pas être facile. L'amiral Garret est... eh bien, il est extrêmement conservateur et je crois que... » Il prit son courage à deux mains. « Je crois que la situation est si difficile qu'il ne raisonne plus avec discernement. — Excusez-moi, capitaine Brentworth, intervint Langtry, mais ce que vous voulez dire, c'est que l'amiral Garret est un vieux croûton – passez-moi l'expression – au bord de la panique la plus complète. » Brentworth s'empourpra mais l'ambassadeur eut un mouvement de tête impuissant. « Je suis désolé de me montrer aussi brutal, capitaine, et je ne rends sans doute pas justice à l'amiral, mais nous devons être brutalement francs désormais et ne pas laisser de place aux malentendus. Je suis tout à fait conscient que personne ne peut remplacer l'amiral Yanakov, et Dieu sait que Garret a toutes les raisons d'avoir peur. Je ne veux pas non plus dire qu'il craint pour lui-même. Il ne s'attendait pas à ce que ce boulot lui tombe dessus et il se sait incapable de vaincre cette menace. C'est assez pour empêcher n'importe qui de "raisonner avec discernement". Mais le fait est qu'il ne va pas de lui-même renoncer à son commandement en faveur d'un officier étranger qui n'est pas seulement un simple capitaine de vaisseau mais aussi une femme, pas vrai ? — Je n'ai pas parlé de prendre le commandement! protesta Honor. — Alors vous êtes bien naïve, commandant, répondit Langtry. Si cette planète doit être défendue, c'est à vos hommes que vont échoir le gros des combats – et faites confiance à Garret pour comprendre ça. De plus, comme vous l'avez dit vous-même, aucun officier graysonien ne sait comment utiliser pleinement vos capacités. Leurs plans vont devoir se conformer aux vôtres et non l'inverse, ce qui vous met de facto en position d'officier supérieur. Garret le sait bien mais il ne peut pas l'admettre. Non seulement il aurait l'impression de se décharger de ses responsabilités, mais en plus sur une femme. » L'ambassadeur jeta un coup d'œil au capitaine Brentworth mais poursuivit sans ciller. « Aux yeux de l'amiral Garret, cela signifie automatiquement que vous n'êtes pas apte au commandement. Il ne peut pas confier la défense de sa planète à quelqu'un qu'il sait incapable d'accomplir cette tâche. » Honor se mordit la lèvre, mais elle ne pouvait pas réfuter le jugement de Langtry. Le vétéran derrière cette façade d'ambassadeur ne savait que trop bien comment la peur pouvait influer sur les réactions des hommes, et peu de craintes étaient aussi profondes ou tuaient autant de gens que la peur de l'échec. La peur d'admettre l'échec. C'est elle qui poussait un commandant qui perdait pied à s'accrocher à son autorité, qui le rendait incapable de la déléguer alors même qu'il se savait incapable de réussir, et Langtry avait également raison quant à la façon dont les préjugés de Garret viendraient renforcer sa peur. « Capitaine Brentworth. » La voix d'Honor était douce et l'officier graysonien braqua brusquement son regard sur elle. « Je me rends compte que nous vous mettons dans une position peu enviable, poursuivit-elle calmement, mais je dois vous demander – et j'ai besoin de la réponse la plus honnête que vous pourrez me donner – si l'évaluation que l'ambassadeur Langtry fait de l'amiral Garret est correcte. — Oui, madame », répondit Brentworth, promptement bien que clairement contre sa volonté. Il s'arrêta et s'éclaircit la gorge. — Commandant Harrington, il n'y a pas un homme dans l'armée de Grayson qui soit plus dévoué à la protection de notre planète mais... ce n'est pas lui qui devrait occuper ce poste. — Malheureusement, il s'y trouve, fit Langtry, et il ne coopérera pas avec vous, commandant. — Alors je crains que nous n'ayons pas d'autre solution que de le court-circuiter. » Honor se redressa. « Avec qui sommes-nous en contact, Sir Anthony ? — Eh bien... » Langtry se frotta la lèvre. « Il y a bien le conseiller Long, ministre de la Flotte, mais il n'a pas d'antécédents militaires. Je doute qu'il soit prêt à court-circuiter un officier supérieur expérimenté sur un sujet aussi crucial. — Je suis presque sûr qu'il ne le ferait pas, Sir Anthony », intervint Brentworth. L'officier graysonien prit une chaise avec un petit sourire d'excuse mais ce geste en disait long : il le rangeait clairement du côté des étrangers, contre son propre commandant militaire en chef. « Comme vous le disiez, il n'a pas d'antécédents militaires. À part pour les questions administratives, il s'en est toujours référé au jugement de l'amiral Yanakov. Je ne le vois pas changer sa façon d'agir maintenant et, pardonnez-moi, commandant, mais il est plutôt conservateur lui aussi. — Capitaine... (Honor se surprit à rire sincèrement) j'ai dans l'idée que nous n'allons pas aller bien loin si vous continuez à vous excuser au nom de tous ceux à qui mon sexe pose problème. » Elle l'interrompit d'un geste alors qu'il allait répondre. « Ce n'est pas votre faute, et ce n'est pas vraiment la leur non plus. Et puis, même si ça l'était, nous n'avons vraiment pas le temps de désigner des coupables. j'ai la peau assez dure pour subir ce qu'il faudra, alors continuez sans vous préoccuper de mes ressentiments. — Bien, commandant. » Brentworth lui sourit, se détendant encore un peu, puis son front se plissa tandis qu'il réfléchissait. « Que pensez-vous de l'amiral Stephens, Sir Anthony ? » Il regarda Honor. « C'est, ou plutôt c'était, le chef d'état-major de la flotte jusqu'à l'année dernière. — Non, décida Langtry. Comme vous le disiez, il a pris sa retraite. Et de toutes façons, Long et lui se détestent cordialement. Un problème personnel. » Il eut un geste de la main comme pour écarter cette idée. « Ça n'a rien à voir avec la politique de la Flotte mais ce serait en travers du chemin et nous n'ayons pas de temps à perdre avec ça. — Alors je ne vois pas qui il reste. » Brentworth poussa un soupir. « À part le Protecteur, en tout cas. — Le Protecteur ? » Honor haussa un sourcil à l'adresse de Langtry. « C'est une idée. Pourquoi ne pas demander au Protecteur Benjamin d'intervenir ? — Ce serait absolument sans précédent. » Langtry secoua la tête. « Le Protecteur n'intervient jamais entre les ministres et leurs subordonnés. — N'en a-t-il pas le droit? demanda Honor, surprise. — Eh bien, si, techniquement, d'après la constitution écrite. Mais la coutume est autre. Le Conseil du Protecteur a le droit de donner son avis et son approbation pour les nominations ministérielles. Ce dernier siècle, ce droit s'est transformé en un contrôle des ministères dans les faits. Pour tout dire, c'est le chancelier, en tant que premier conseiller, qui dirige véritablement le gouvernement aujourd'hui. — Attendez une minute, Sir Anthony, dit Brentworth. Je suis d'accord avec vous, mais la constitution ne prévoit pas vraiment Ire genre de situation non plus, et la flotte demeure plus attachée aux traditions que les civils. » Il sourit à Honor. « Rappelez-vous que nous jurons de servir le Protecteur et non le Conseil ou la Chambre. Je pense que s'il affirmait ses pouvoirs écrits, la flotte l'écouterait. — Même pour mettre une femme à sa tête ? s'enquit Langtry d'un air sceptique. — Eh bien... » C'était au tour de Brentworth d'hésiter mais Honor se redressa brusquement et posa les deux pieds sur le sol. « Très bien, messieurs, nous n'allons pas régler notre problème si nous ne décidons pas à qui en parler, et je ne crois pas que nous ayons vraiment le choix. D'après ce que vous dites, il faut que ce soit le Protecteur si nous ne voulons plus être isolés. — Je pourrais lui en parler, fit Langtry d'un air songeur, mais il faudrait d'abord que j'obtienne le feu vert du chancelier Prestwick. Ça implique de passer par le Conseil et je sais que certains feront barrage malgré la situation. Ça va prendre du temps, commandant. Au moins un jour ou deux. — Nous n'avons pas un jour ou deux. — Mais... » Honor secoua la tête. « Non, Sir Anthony. Je suis désolée mais si nous choisissons d'agir ainsi, je finirai par défendre cette planète toute seule. À supposer que les Masadiens aient l'intention de continuer leurs opérations maintenant que mon escadre est de retour, je ne peux pas croire qu'ils patientent aussi longtemps. Et franchement, s'ils ont importé tous leurs BAL dans ce système pour soutenir leurs unités hypercapables restantes et deux croiseurs havriens, je vais avoir besoin de toute l'aide que je pourrai trouver pour les occuper pendant que je me charge des gros morceaux. — Mais que pouvons-nous faire d'autre ? — Nous pouvons tirer parti du fait que je suis un capitaine un peu trop direct et franc, sans la moindre notion des subtilités diplomatiques. Au lieu d'envoyer une proposition écrite ou une note diplomatique par les canaux habituels, exigez un entretien direct entre le Protecteur Benjamin et moi-même. — Mon Dieu, mais ils ne feront jamais ça! fit Langtry, estomaqué. Un entretien personnel entre le Protecteur et une femme? Le représentant d'une flotte étrangère, qui se trouve être de sexe féminin ? Non, c'est hors de question ! — Alors débrouillez-vous pour que ce soit envisageable, Sir — Anthony », répondit Honor d'un ton sévère. Elle ne recherchait plus son soutien : elle lui donnait un ordre, et il le savait. Il la regarda fixement, s'efforçant de trouver un moyen de lui obéir, et elle se mit soudain à sourire. « Capitaine Brentworth, vous êtes sur le point de ne pas entendre ce qui va se dire. Vous pouvez faire ça ou bien dois-je vous demander de quitter la pièce pour de bon? — Mon audition n'est plus ce qu'elle était, commandant », fit Brentworth avec un sourire presque complice. De toute évidence, seule la force aurait pu lui faire quitter la salle de conférence. « Très bien, dans ce cas. Monsieur l'ambassadeur, vous allez dire au gouvernement graysonien que si on ne m'autorise pas à rencontrer personnellement le Protecteur Benjamin, je considérerai que Grayson ne juge pas avoir besoin de mes services, auquel cas je n'aurai plus d'autre option que d'évacuer tous les sujets manticoriens et de me retirer de Yeltsin dans les douze prochaines heures. » Brentworth la regarda d'un air hébété; le plaisir qu'il ressentait un instant plus tôt s'était soudainement mué en horreur. Elle lui fit un clin d'œil. « Pas de panique, capitaine. Je ne vais pas vraiment m'en aller. Mais si nous formulons notre requête dans ces termes, ils n'auront pas d'autre choix que d'écouter, n'est-ce pas ? — Euh... oui, commandant, je suppose », fit Brentworth, secoué, tandis que Langtry hochait la tête avec réticence. « Ils ont déjà une crise militaire sur les bras, je suppose qu'on peut aussi bien y ajouter une crise constitutionnelle pour faire bonne figure. Le ministre des Affaires étrangères sera horrifié quand il apprendra que nous avons envoyé un ultimatum à un chef de gouvernement ami, mais je crois que Sa Majesté nous pardonnera. — Quand pouvez-vous envoyer le message ? — Dès que je serai devant le terminal de communication de mon bureau, mais, si ça ne vous dérange pas, j'aimerais passer quelques minutes au moins à soigner la formulation. Je voudrais produire quelque chose de formel et de raide qui laisse entendre que j'ai peiné face aux exigences d'une tête de mule de militaire qui ne comprend pas qu'elle viole tous les précédents diplomatiques. » Malgré la tension, Langtry partit d'un petit rire. » Si je fais bien les choses, je pourrais même éviter de balancer ma carrière par le sas extérieur tout en ayant pointé une arme sur la tête d'un gouvernement ami ! — Vous pouvez faire de moi un ogre aussi méchant que vous le voulez tant que le sauvetage de votre carrière ne nous ralentit pas trop », fit Honor avec un nouveau sourire. Elle se leva. « Eh bien, pourquoi ne travailleriez-vous pas à votre formulation pendant que nous gagnons votre bureau ? » Langtry hocha de nouveau la tête. Il souriait, mais son regard trahissait sa stupéfaction face au message impitoyable qu'elle voulait faire passer. Il quitta la salle de conférence, Honor sur les talons; le capitaine Brentworth, l'air plus stupéfait encore, marchait dans leur sillage. Aucun ne jeta le moindre regard au diplomate qui continuait de pleurer en silence dans l'ombre de la table renversée. CHAPITRE DIX-NEUF « Comment osent-ils ? » Jared Mayhew jeta un regard circulaire sur la salle du Conseil comme s'il cherchait un Manticorien à attaquer à mains nues. « Pour qui se prennent-ils ? — Sauf votre respect, conseiller Mayhew, ils se prennent pour les seuls à même d'empêcher ces fanatiques de Masadiens de conquérir notre système stellaire, répondit beaucoup plus calmement le chancelier Prestwick. — Dieu ne voudrait pas que nous nous sauvions au prix d'un I el... d'un tel sacrilège ! — Du calme, Jared. Du calme. » Le Protecteur Benjamin posa la main sur l'épaule de son cousin. « Souviens-toi qu'ils ne considèrent pas cette requête comme un sacrilège. — Peut-être pas, mais ils doivent bien savoir que c'est insultant, arrogant et dégradant », grommela Howard Clinkscales, ministre de la Sécurité de Grayson. Jared Mayhew et lui étaient les conseillers les plus conservateurs, et ses lèvres se crispèrent en un rictus amer. « Ils crachent sur toutes nos institutions et nos croyances, Benjamin ! — Tout à fait, tout à fait! » murmura le conseiller Philips. Quant au conseiller Adams, ministre de l'Agriculture, il avait l'air de penser pire encore. À peine un tiers des présents ne partageaient pas cette analyse, semblait-il, et Prestwick parcourut désespérément la table du regard. Mayhew et lui s'affrontaient cordialement depuis l'arrivée de Benjamin au poste de Protecteur, cinq ans plus tôt. Un affrontement élégant, dans les formes, au sujet de l'autorité que les six derniers Protecteurs avaient perdue au profit des précédents chanceliers. Pourtant Prestwick demeurait profondément et personnellement attaché à la dynastie Mayhew et les deux hommes avaient étroitement collaboré pour s'assurer une alliance avec Manticore. Maintenant tout s'effondrait, et ses yeux trahissaient sa détresse tandis qu'il s'éclaircissait la gorge. « Pour l'instant, notre inquiétude... » commença-t-il, mais le doigt dressé du Protecteur l'interrompit. « Je sais que c'est l'impression que ça te donne, Howard, fit le Protecteur Benjamin en fixant son regard sur le visage de Clinkscales comme s'il voulait exclure tous les autres, mais nous devons répondre à trois questions. Se rendent-ils vraiment compte à quel point leur demande est insultante ? Vont-ils vraiment retirer leurs vaisseaux de ce système si nous n'y accédons pas ? Et pouvons-nous à la fois protéger Grayson et préserver nos institutions s'ils s'en vont? — Évidemment qu'ils se rendent compte ! répondit brusquement Jared Mayhew. Comment concentrer autant d'insultes en si peu de lignes par accident ? » Le Protecteur se cala dans son siège et contempla son cousin avec un mélange de lassitude, de patience et d'exaspération affectueuse. Contrairement à son propre père, son oncle Olivier avait obstinément refusé de laisser contaminer ses fils par une éducation extraplanétaire et Jared Mayhew était le produit brillant, talentueux et typique d'une éducation graysonienne conservatrice. Il était également deuxième prétendant au Protectorat après le frère de Benjamin et il avait dix ans de plus que lui. « Je ne suis pas sûr qu'"insultes" soit le mot juste, Jared. Et même si c'était le cas, nous les avons au moins autant "insultés" qu'eux ne l'ont fait. » Jared le regarda, stupéfait, et Benjamin soupira intérieurement. Son cousin était un industriel doué mais il était si sûr de ses croyances que l'idée qu'on puisse juger son attitude ou son comportement blessants lui importait peu. Si les étrangers n'aimaient pas la façon dont il les traitait, alors ils n'avaient qu'à rester loin de sa planète. S'ils insistaient pour contaminer son monde par leur présence, il les traiterait conformément à la volonté de Dieu. S'ils se sentaient insultés, c'était leur problème. « Pardonnez-moi, Protecteur, fit une voix sonore, mais qu'ils comprennent ou non qu'ils nous insultent me semble moins important que les deux dernières questions. » Le révérend Julius Banks, chef spirituel de l'Église de l'Humanité sans chaînes, s'exprimait rarement lors des réunions du conseil. Mais cette fois il lança un regard très dur à Prestwick. « Pensez-vous qu'ils pourraient vraiment se retirer et nous laisser à la merci de Masada, chancelier? — Je l'ignore, révérend, répondit franchement Prestwick. Si l'amiral Courvosier était encore en vie, je dirais que non. Dans les circonstances actuelles... » Il haussa les épaules. « Cette Harrington exerce désormais un contrôle total sur leur présence militaire, et ses décisions dictent leur position diplomatique. Je doute que l'ambassadeur Langtry soutiendrait une décision de repli mais j'ignore s'il pourrait l'empêcher de s'en aller. Et puis... ( il hésita un instant en regardant Clinkscales et Jared Mayhew) je dois dire que les expériences qu'ont subies le capitaine Harrington et les autres femmes de ses équipages sur Grayson pourraient bien la pousser à agir dans ce sens. – Évidemment qu'elle a envie de partir ! fit Clinkscales, plein de mépris. Il faut bien s'y attendre quand on laisse des femmes porter l'uniforme ! Bon Dieu, elles ne sont pas assez stables et maitresses d'elles-mêmes pour ça! On a heurté ses sentiments lors de ses précédentes visites, c'est ça ? Eh bien, au moins ça explique pourquoi elle joue du fouet sur notre dos maintenant ! Elle se venge, bon sang ! » Prestwick serra les lèvres pour retenir une réplique cinglante et le Protecteur dissimula encore un soupir, ou plutôt un grognement. Clinkscales avait déjà servi son père et son grand-père avant lui, et pas seulement en tant que ministre de la Sécurité : il commandait en personne la Garde protectorale, le détachement de gardes du corps qui veillait sur Benjamin et toute sa famille à chaque instant. C'était aussi un fossile vivant : Benjamin considérait le vieil homme comme un oncle - un oncle grognon, irascible et souvent exaspérant - et savait qu'il traitait ses propres femmes avec une infinie tendresse. Mais, si attaché fût-il au conseiller, le Protecteur savait aussi qu'il agissait ainsi parce que c'étaient ses femmes. Il les connaissait en tant que personnes, au-delà du concept d'épouse ou de femme, mais il n'aurait jamais envisagé de les traiter comme ses égales. L'idée qu'une femme - n'importe laquelle - s'affirme l'égale d'un homme - n'importe lequel - lui était plus que simplement étrangère : elle relevait de l'incompréhensible. Et en tant que personnification de cette idée, le capitaine Harrington représentait une menace fondamentale pour son mode de vie. – Très bien, Howard, fit Benjamin après un moment, admettons que tu aies raison et qu'elle soit susceptible de retirer ses vaisseaux de notre système pour se venger, parce que c'est une femme. L'idée de nous plier à son ultimatum nous déplaît à tous, mais son instabilité même ne doit-elle pas nous pousser à garder l'esprit ouvert en examinant sa demande ? » Clinkscales lui lança un regard mauvais. Il avait beau être conservateur, il n'était pas idiot pour autant : retourner ses propres arguments contre lui, c'était ce que le Protecteur faisait depuis des années, depuis que ce gamin trop futé était revenu de son université étrangère. Il s'empourpra mais serra les mâchoires et refusa de se laisser entraîner vers la conclusion évidente. « Bon, très bien, fit le conseiller Tompkins. y a vraiment une possibilité pour que cette femme nous abandonne, avons-nous la moindre chance de résister aux Fidèles sans elle ? — Mais bien sûr que oui ! lança Jared Mayhew. Mes ouvriers sont en train de produire des armes et mes chantiers navals convertissent tous nos cargos en transporteurs de missiles ! Nous n'avons pas besoin d'étrangers pour nous défendre contre des minables comme les Masadiens, rien que Dieu et nous-mêmes ! » Personne ne répondit et même Clinkscales détourna la tête, gêné. Jared avait toujours affiché son mépris pour les Masadiens et la haine féroce qu'il leur vouait, mais aucune subtilité rhétorique ne pouvait cacher que Grayson était sans défense. Et même s'ils jugeaient tous les affirmations virulentes de Jared insensées, nul n'avait la volonté ni le courage de le lui dire. Benjamin Mayhew contempla ses conseillers d'un air désespéré. Philips et Adams s'étaient dès le départ opposés au traité avec Manticore, tout comme Jared et Clinkscales, bien que Philips ait semblé changer d'avis sous l'influence de Courvosier une fois Harrington avait disparu de l'équation. La plupart des autres membres du Conseil, quant à eux, s'étaient prudemment rangés du côté de Prestwick, de Tompkins et des autres qui jugeaient que cette alliance essentielle à la survie de Grayson. Mais à l'époque, une attaque des Masadiens ne semblait que probable. Maintenant qu'elle avait eu lieu, la destruction de leur propre flotte emplissait de terreur nombre de conseillers. La certitude que les Masadiens arriérés et méprisés avaient réussi à se procurer une technologie militaire de pointe ne faisait qu'accentuer leur panique, or des hommes effrayés raisonnent avec leurs émotions plutôt qu'avec leur tête. Malgré le caractère désespéré de la situation, si Prestwick proposait un vote à cet instant, la majorité rejetterait sans doute la demande du capitaine Harrington. Le Protecteur sentit le cœur lui manquer tandis que cette certitude le gagnait, mais une voix inattendue se fit alors entendre au secours du bon sens. – Pardonne-moi, frère Jared, fit calmement le révérend Hanks. Tu connais mon opinion quant à l'alliance qu'on nous propose. L'exemple de Masada a enseigné à l'Église qu'elle ne devait pas se mêler de décisions politiques; pourtant, comme beaucoup d’autres dans la Foi, j'ai entretenu de sérieux doutes quant à la sagesse d'une relation étroite avec une puissance dont les valeurs fondamentales diffèrent si radicalement des nôtres. Mais c'était quand nous étions presque à égalité avec l'armée de Masada. » Jared croisa le regard du révérend comme si celui-ci l'avait trahi, mais Hanks s'empressa de poursuivre. « Je ne doute pas que tes ouvriers et toi combattriez vaillamment et que vous seriez prêts à mourir pour notre peuple et notre foi, mais vous mourriez. Et nos femmes et nos enfants aussi. Les Masadiens se sont toujours dits prêts à détruire toute vie sur Grayson si cela se révélait le seul moyen de nettoyer la planète de notre "apostasie". Je crains que nous n'ayons pas le choix : nous devons supposer qu'ils pensent ce qu'ils disent, et si c'est le cas, frère Jared, nous n'avons plus que trois solutions. Nous pouvons nous assurer le soutien des navires de cette étrangère par tous les moyens nécessaires, ou renoncer à tout ce que nous aimons et jurer allégeance à Masada, ou encore mourir. » Le silence trembla dans la salle du Conseil comme le chef spirituel de Grayson exposait les termes de leur dilemme. Nombre de conseillers semblaient plus choqués par les propos de Hanks qu'ils ne l'avaient été en apprenant la destruction de leur flotte; le pouls de Benjamin Mayhew s'accéléra en sentant un instant d'hésitation autour de lui. Depuis un siècle, le Conseil avait peu à peu miné l'autorité liée à la fonction de Protecteur en imposant sans cesse plus de restrictions à ses titulaires successifs. Benjamin lui-même n'était guère plus qu'une figure de proue, mais une figure de proue consciente que son titre conservait bien plus d'autorité aux yeux des citoyens de Grayson que ne le pensait le Conseil, et maintenant les hommes rassemblés dans cette pièce se trouvaient confrontés à une décision qu'ils souhaitaient désespérément éviter. Ils étaient figés; leur primauté sur le Protecteur résonnait du son cristallin de la glace, et il comprit soudain que l'Histoire et le capitaine Harrington venaient de lui fournir un marteau. Il prit une profonde inspiration et laissa le marteau s'abattre. « Messieurs. » Il se leva, assumant une position dominante qu'aucun d'eux ne lui avait jamais vu prendre. « Cette décision est trop importante et nous manquons trop de temps pour la débattre sans fin. Je vais rencontrer le capitaine Harrington. » Des respirations se firent sifflantes tout autour de la table mais il poursuivit de la même voix ferme. « Compte tenu des circonstances, il serait criminellement négligent de ma part, en tant que Protecteur, de ne pas agir. Je vais rencontrer le capitaine Harrington et, à moins que ses exigences ne soient parfaitement déraisonnables, je les accepterai au nom de Grayson. » Howard Clinkscales et son cousin le dévisagèrent, horrifiés, et il tourna la tête pour croiser le regard de Jared. « Je me rends compte que nombre d'entre vous désapprouveront ma décision, mais elle n'a pas été facile à prendre. Plier devant un ultimatum n'est jamais chose facile. Cette décision est néanmoins irrévocable. Je crois cependant que nous pouvons faire en sorte que des points de vue divergents soient représentés en plaçant cette rencontre dans un contexte familial. Je vais inviter le capitaine Harrington à se joindre à ma famille et à moi pour dîner et je t'étends cette invitation, Jared. — Non ! » Jared Mayhew bondit sur ses pieds en fixant son cousin. « Je ne romprai jamais le pain avec une femme qui crache sur tout ce en quoi je crois ! Benjamin regarda son cousin en espérant que sa peine ne se voyait pas. Ils avaient toujours été proches malgré des divergences d'opinion. L'idée que ces divergences pourraient finalement causer une rupture entre eux lui brisait le cœur mais il devait rencontrer le capitaine manticorien. La survie de sa planète l'exigeait, et il sentait la structure politique de Grayson se reformer autour de lui. S'il hésitait, ni son monde ni sa chance de forger une nouvelle base de pouvoir progressiste ne survivrait. «Je suis désolé que tu le prennes ainsi, Jared, fit-il calmement. Tu vas nous manquer. » Jared le regarda fixement, le visage déformé par la rage, puis il se retourna et quitta précipitamment la salle du Conseil. Une vague d'agitation parcourut les conseillers devant ce mépris flagrant du protocole mais Benjamin l’ignora délibérément. – Très bien, messieurs. je crois que cela clôt le débat. » Il tourna les talons et passa la porte pour gagner les quartiers privés du palais. Les conseillers, figés, le regardèrent partir. La porte qui se fermait derrière lui se fermait aussi sur leur propre contrôle du gouvernement, ils le savaient. Il n'y avait pas d'image sur le terminal de communication dans la petite arrière-boutique. C'était une mesure de sécurité, mais elle signifiait également que l'homme qui avait répondu. à l'appel ne pouvait jamais être sûr que l'écran vide ne recelait pas un piège; il prit une profonde inspiration. « Allô ? — Nous ne souffrirons pas deux fois l'abomination de la désolation, fit une voix familière. — Et nous ne craindrons pas la défaite, car ce monde appartient à Dieu, répondit l'homme tandis que ses épaules se détendaient. Comment puis-je vous servir, Maccabée ? — L'heure est venue de reprendre le Temple, mon frère. Le Protecteur va rencontrer en privé la blasphématrice qui commande l'escadre manticorienne. — Une femme ? fit le commerçant, le souffle coupé. — En effet. Mais cette fois le sacrilège servira l'œuvre de Dieu. Cette décision sera annoncée dans l'heure. Avant cela, vous devez mobiliser votre équipe. Tout est prêt ? — Oui, Maccabée ! » L'horreur du commerçant s'était muée en ferveur et ses yeux brillaient. « Très bien. Je rappellerai sous quarante-cinq minutes avec vos instructions définitives ainsi que les sommations et les mots de passe dont vous aurez besoin. Ensuite, l'œuvre de Dieu sera entre vos mains, mon frère. — Je comprends, murmura le commerçant. Mon équipe et moi ne vous ferons pas défaut, Maccabée. Ce monde appartient à Dieu. — Ce monde appartient à Dieu », répondit la voix sans visage. Puis il y eut un déclic et on n'entendit plus que la vibration de I 'appareil. CHAPITRE VINGT C'était certes une femme corpulente. Telle fut la première réaction de Benjamin Mayhew lorsque le capitaine Harrington fut introduite dans le parloir, mais il la rectifia aussitôt. Elle n'était pas tant corpulente que grande. Elle dominait son escorte de sécurité de la tête et des épaules mais, bien que large d'épaules pour une femme et d'allure solide et musclée comme tous les natifs de mondes à forte gravité, elle se déplaçait comme une danseuse et n'avait pas un gramme de graisse. Il regarda le chef de son détachement personnel de sécurité, le colonel Fox, se hérisser comme un terrier confronté à l'élégance d'un lévrier barzoï, et il fut pris d'une envie de rire presque incontrôlable. Fox était son garde personnel depuis l'enfance et c'eût été faire injure à cet homme si fidèle et loyal que de se moquer, mais Harrington mesurait vingt centimètres de plus que lui et Fox n'en était que trop visiblement irrité. Il était également irrité par la créature gris crème à six pattes qui voyageait sur les épaules de la Manticorienne. On n'était pas censé amener d'animaux familiers lors des rencontres d'État, mais, bien sûr, le Protecteur avait décrété qu'il ne s'agissait pas d'une rencontre d'État. Officiellement, il avait simplement invité un officier étranger à dîner. Que cette horrible bonne femme ait adressé un ultimatum à la planète entière afin d'extorquer cette invitation - ne comptait pas — officiellement — mais il ne lui donnait certainement pas le droit d'amener son affreuse créature et Dieu seul savait quels parasites ou maladies extraplanétaires en présence du Protecteur ! Malheureusement pour Fox, le capitaine Harrington avait décidé de ne plus ménager les susceptibilités graysoniennes. Elle n'avait même pas demandé à amener sa bête : elle était simplement apparue avec elle sur l'épaule. Mayhew avait observé son arrivée grâce au système de surveillance du palais et il n'avait pas pu s'empêcher de sourire en la voyant ignorer les allusions insistantes de Fox à cette présence importune. Lorsqu'il avait voulu s'entêter, elle l'avait gratifié de ce regard que les maîtresses de maternelle réservent aux jeunes garçons trop bruyants. Fox avait cédé mais sa relation avec Harrington allait sans doute ajouter un certain piquant à l'atmosphère de la soirée. Mayhew se leva de son fauteuil tandis que Fox escortait Honor vers lui. Contrairement au commandant de son équipe de sécurité, il avait passé six ans sur le campus de Bogota de l'université de Harvard, sur la Terre. Cela lui donnait un degré d'expérience dans les relations avec les femmes d'autres mondes que pour ainsi dire aucun Graysonien ne pouvait égaler, et pourtant même lui fut frappé par l'assurance qu'affichait le capitaine Harrington. Sa taille n'y était pas pour rien mais elle ne l'expliquait pas pour autant, non plus que son charme étonnant et peu conventionnel ni la grâce qui imprégnait ses mouvements. Elle s'arrêta, grande et droite dans son uniforme noir et or frappé d'un écusson représentant une manticore rouge et or rugissante, et elle ôta son béret blanc. Mayhew reconnut ce geste de respect mais ses gardes échangèrent des grimaces dans le dos d'Honor tandis qu'elle découvrait ses cheveux bouclés, coupés court. Les femmes de Grayson n'étaient pas voilées comme leurs sœurs masadiennes mais aucune n'aurait osé porter un pantalon en public et la tradition s'élevait encore contre l'idée qu'elles se découvrent en présence d'hommes. De plus, aucune Graysonienne ne se ferait couper les cheveux aussi court. Mais le capitaine Harrington n'était pas une Graysonienne. Un seul regard dans ces yeux en amande, sombres et froids, suffisait à le confirmer, et Mayhew lui tendit la main comme il l'aurait fait face à un homme. « Bonsoir, capitaine Harrington. » Il se permit un sourire ironique. « Fort aimable de votre part d'être venue. — Merci, Protecteur Mayhew. » Sa poignée de main était ferme (bien qu'il eût l'impression qu'Harrington prenait soin de ne pas y mettre toute sa force) et sa voix de soprano étonnamment douce. Elle était aussi très sérieuse mais il crut déceler une étincelle dans ses yeux sombres. « Il était très généreux de votre part de m'inviter ajouta-t-elle. Il sentit ses lèvres tiquer. « Oui. Eh bien, l'invitation semblait s'imposer, étant donné les circonstances. » Elle pencha la tête, lui concédant le point, et d'un geste gracieux il l'invita à l'accompagner. Elle s'avança à ses côtés d'un pas lent, sans hâte, qui s'adaptait aux jambes plus courtes de son hôte. Il leva les yeux vers elle. » J'ai pensé vous présenter ma famille avant le repas, capitaine, poursuivit-il. Mon jeune frère Michaël est particulièrement impatient de faire votre connaissance. Il est licencié de l'université Anderman sur La Nouvelle-Berlin mais il espère poursuivre ses études sur Manticore si nos négociations aboutissent. — je le lui souhaite, Protecteur. » Le ton d'Harrington indiquait qu'elle avait pris note de ce que cela impliquait : Michaël, comme Mayhew lui-même, avait déjà été en contact avec des femmes d'esprit indépendant. Bien sûr, pensa le Protecteur en souriant intérieurement, ce n'était pas la seule raison pour laquelle Michaël souhaitait la rencontrer. Ils traversèrent le vestibule et passèrent dans la salle à manger ; deux des hommes de Fox quittèrent le groupe pour se mettre en position de chaque côté de la porte. Les quatre autres accompagnèrent le capitaine et le Protecteur puis se postèrent à chaque coin de la vaste pièce. Ils avaient l'habitude de se monter discrets et Harrington ne donna pas l'impression de remarquer leur présence attentive. Fox lui jeta un dernier regard menaçant avant de rejoindre sa propre position, à côté de la chaise du Protecteur, tandis que la famille Mayhew arrivait. « Permettez-moi de vous présenter mes femmes, capitaine Harrington. Voici ma première épouse, Katherine. » Katherine Mayhew était petite, même d'après les critères graysoniens ; à côté d'Harrington, elle paraissait minuscule. Mais elle alliait la grâce de l'épouse traditionnelle de Grayson à un esprit de première classe, et son mari, désespérément irrespectueux des traditions, l'avait activement encouragée dans la poursuite vorace d'études privées qui lui auraient valu une demi-douzaine de diplômes dans n'importe quelle université extraplanétaire. Il leva les yeux vers leur invitée et lui tendit la main sans hésitation. « Madame Mayhew, fit Harrington en serrant gravement la main qu'on lui offrait. — Et voici Élaine », poursuivit Mayhew en présentant sa deuxième épouse. Blaine Mayhew était visiblement enceinte; elle serra la main du capitaine avec un peu plus de circonspection que Katherine mais se détendit comme Harrington lui souriait. « Madame Mayhew, répéta le capitaine. – Nos filles sont déjà couchées, je crains, reprit Mayhew, mais permettez-moi de vous présenter mon frère et héritier, Michaël Mayhew. — Capitaine Harrington. » Michaël Mayhew était plus grand que son frère mais néanmoins beaucoup plus petit que leur invité. Il avait aussi douze ans de moins et se passionnait pour la Flotte. Il eut un sourire puéril : «J'espère que vous serez assez aimable pour me laisser visiter votre vaisseau avant votre retour à Manticore, capitaine. – Je suis sûre que nous pourrons arranger quelque chose, lord Mayhew », répondit-elle avec un très léger sourire. Mayhew secoua la tête d'un air amusé tandis que ses domestiques surgissaient de nulle part. « Je vois que vous avez déjà fait au moins un converti, capitaine », dit-il d'un ton badin tout en souriant à son frère. Michaël s'empourpra. « Excusez-moi si j'ai eu l’air de vous forcer la main, capitaine, fit-il, mais... – Ne vous excusez pas, Lord Mayhew », intervint Harrington en s'asseyant. Un domestique plaça un tabouret haut à côté d'elle sur un geste du Protecteur avant de se retirer avec plus de hâte que de dignité tandis qu'elle convainquait son chat sylvestre d'y prendre place. « Je serai honorée de vous le faire visiter personnellement, si les circonstances le permettent. j'en suis plutôt fière. — Je m'en doute ! fit Michaël d'un air envieux. J’ai lu tout ce que j'ai pu trouver sur les vaisseaux de cette classe mais le cousin Bernard dit que... » Il s'interrompit, son ardeur soudain douchée, et Harrington lui sourit tristement. « Je regrette de ne pas avoir eu. l'occasion de faire plus ample connaissance avec l'amiral Yanakov, Lord Mayhew, mais l'ambassadeur Langtry m'a dit que l'amiral Courvosier et lui étaient devenus très proches. Je crois que l'amiral Courvosier lui vouait un profond respect, et j'espère avoir la chance de vous accueillir à bord pour que vous puissiez juger des capacités de l'Intrépide par vous-même. » Le Protecteur se cala dans sa chaise pour laisser les domestiques verser le vin, et il hocha la tête pour lui-même. La voix de Harrington n'était ni stridente ni pleine de défi, comme il l'avait plus ou moins craint en apprenant son « ultimatum ». Il avait soupçonné – ou espéré peut-être – que les craintes du Conseil étaient exagérées et qu'elle ne les abandonnerait pas vraiment. Maintenant il en était sûr. Les domestiques terminèrent de placer les entrées devant chaque convive et Mayhew baissa la tête pour rendre grâces... et pas seulement pour le repas. Les dernières appréhensions d'Honor s'évanouirent au fil du repas. La famille de son hôte paraissait parfaitement détendue malgré la présence des gardes à chaque coin de la pièce et la mine revêche du capitaine de la sécurité par-dessus l'épaule du Protecteur. La reine Élisabeth était gardée avec la même attention, elle le savait, mais la. base technologique de Manticore permettait à ses gardes davantage de discrétion. Ce n'était pas un mode de vie qu'Honor aurait apprécié mais c'était sans doute une nécessité avec laquelle tout dirigeant devait composer, si populaire soit-il – ou elle. Toutefois, en dehors des gardes, ces gens ne semblaient absolument pas gênés par sa présence. Le Protecteur était plus jeune qu'elle né s'y serait attendue – il avait bien dix ans de moins qu'elle, compte tenu de l'absence de prolong sur Grayson – mais sa conversation désarmante ne masquait ni son assurance ni son autorité. Son frère, d'un autre côté, n'était pas difficile à déchiffrer- pour Honor : elle avait rencontré des dizaines de jeunes comme lui sur l'île de Saganami. C'étaient plutôt les femmes du Protecteur qui l'étonnaient. Elle savait bien que Benjamin et Michaël Mayhew avaient étudié dans des universités extraplanétaires mais elle ne mit pas longtemps à se rendre compte que Katherine Mayhew possédait une culture bien plus étendue que la sienne, du moins dans les domaines non techniques. Élaine, plus jeune, tendait à s'en remettre à sa frêle aînée – c'était manifestement la plus traditionaliste des deux –, pourtant elle s'exprimait tout aussi bien. Après ce qu'elle avait subi, cela lui mettait du baume au cœur et, bien qu'elle n'eût aucune idée de la représentativité de la famille du Protecteur, Honor commençait à comprendre comment l’amiral Courvosier avait pu se lier d'amitié avec l'amiral Yanakov malgré la raideur de ce dernier envers elle-même. Manifestement, son hôte avait décidé que les affaires – et tout détail potentiellement déplaisant – pouvaient attendre la fin du dîner. Les conversations suivaient un cours aimable tandis que progressait le repas, somptueux, mais elles se limitaient essentiellement à une discussion des différences entre Grayson et Manticore. Lord Mayhew et Élaine eurent l'air fascinés lorsqu'elle demanda une assiette pour Nimitz. Quant au capitaine de la sécurité, il était prêt à exploser, mais Lord Mayhew et sa belle-sœur se relayèrent pour glisser de bons morceaux au chat sylvestre... qui les accepta comme son dû. Toutefois il se tenait très bien. Même lorsque Élaine découvrit sa passion pour le céleri, il parvint à dévorer les bâtonnets croquants avec élégance malgré sa dentition de carnivore. Il était clairement à l'aise avec ces gens, et c'était l'élément le plus rassurant; si Honor l'avait amené, c'était certes en partie pour le principe, mais surtout à cause de ses sens empathiques car elle avait appris à se fier à lui comme à un baromètre des émotions de ses interlocuteurs. Le repas se termina enfin. Les domestiques se retirèrent, laissant la famille du Protecteur seule avec leur invitée et leurs gardes; Mayhew se cala dans sa chaise et observa Honor d'un air pensif. « Pourquoi ai-je l'impression, capitaine Harrington, que la... persuasion dont vous avez usé pour "solliciter" cette rencontre était légèrement... exagérée, dirons-nous ? — Exagérée, monsieur ? demanda innocemment Honor. Oh, peut-être un peu. D'un autre côté, je me disais que je pourrais avoir besoin d'un argument pour retenir votre attention. » Le capitaine Fox arborait l'expression figée d'un homme habitué à entendre des discussions sensibles qui ne le regardaient pas, mais il tiqua. « Vous en avez trouvé un, je peux vous l'assurer, fit sèchement Mayhew. Maintenant que vous l'avez, cependant, que puis-je faire pour vous, exactement ? – C'est très simple, monsieur, répondit Honor, se lançant courageusement. Afin d'employer efficacement mon escadre à la défense de cette planète, j'ai besoin de la coopération de votre haut commandement. Si compétents et déterminés soient-ils, vos officiers ne connaissent tout simplement pas assez les capacités de mes navires pour en faire le meilleur usage sans une coordination des plus serrées. — Je vois. » Mayhew la regarda un instant puis il haussa un sourcil. « Dois-je comprendre, d'après ce que vous dites, qu'on vous a refusé cette coopération ? — Oui, monsieur, fit-elle simplement. L'amiral Garret m'a envoyé un parfait officier de liaison en la personne du capitaine Brentworth, mais je n'ai qu'une connaissance très partielle du reste de votre force navale et il a donné des ordres quant au déploiement de mes vaisseaux qui en font un bien piètre sage. — Il a donné des ordres ? » La voix de .Mayhew s'était faite menaçante, et il n'avait pas l'air de jouer un rôle. – Oui, monsieur. Pour être honnête, je crois qu'il a supposé que je comptais placer mes bâtiments sous son autorité lorsque par la voix de l'ambassadeur Langtry, j'ai informé votre gouvernement de ma décision d'aider à la défense de Grayson. — Et était-ce votre intention ? — Je suppose, oui, dans la mesure où ils auraient été intégrés à un plan de défense cohérent. Toutefois le plan choisi est à mon avis loin d'être idéal, or l'amiral Garret refuse d'en discuter avec lui. — Après tout ce que l'amiral Courvosier et le Madrigal ont déjà fait pour nous s'exclama Lord Mayhew. Il lança un regard noir à son frère. « Je t'avais dit que ce Garret était con comme ses pieds, Ben ! Il sait que nous avons besoin des vaisseaux du capitaine Harrington si nous voulons garder une chance mais il ne va pas l'admettre si cela signifie qu'il doit recevoir des ordres d'une femme. Le cousin Bernard a toujours dit... — Oui, Mike, je sais », l'interrompit Mayhew. Il regarda franchement Honor. « je suppose donc, capitaine Harrington, que le véritable but de cette rencontre était de me demander d'ordonner à l'amiral Garret de coopérer avec vous ? — Oui, monsieur, plus ou moins, répondit-elle. — Plutôt plus que moins, je suppose. » Le Protecteur appuya son coude droit sur le bras confortable de sa chaise. « Si je lui ordonne de coopérer, je pense qu'il acceptera l'ordre – du moins officiellement – mais il n'est pas près d'oublier que vous êtes passée par-dessus sa tête pour l'obtenir, capitaine. — Protecteur Benjamin, fit Honor d'un ton égal, ce que vous faites au sein de votre propre flotte ne me concerne absolument pas. Je me soucie uniquement de protéger cette planète en accord avec ce que je crois être les désirs de ma reine. Pour ce faire, j'ai besoin de la coopération que j'ai demandée. Si l'amiral Garret peut me la donner, je suis tout à fait prête à travailler avec lui. — Mais lui n'est pas prêt à travailler avec vous. Mon frère est impétueux et fort en gueule, mais il a raison sur ce point, je le crains... ce qui signifie que je vais devoir relever Garret de ses fonctions. » Intérieurement, Honor frémit de soulagement, mais elle se contenta de répondre calmement : « Vous connaissez l'amiral mieux que moi, monsieur. — Oui, en effet, et c'est bien dommage qu'il ait des idées si arrêtées. » Le Protecteur se frotta la joue avant de hocher la tête. « Très bien, capitaine. L'amiral Garret va cesser de vous poser problème. » II regarda son frère. « C'est toi le mieux informé des affaires de la flotte, Mike. Quel est l'officier le plus gradé après Garret ? — Avec une expérience du commandement ou dans les bureaux ? — Quelqu'un d'expérimenté. — Le commodore Matthews, à moins que tu ne veuilles rappeler un officier en retraite, répondit Lord Mayhew sans hésiter. – Et il est bon, Ben. » Le jeune Mayhew sourit presque timidement à Honor. « Vous n'aurez aucun problème à travailler avec lui, madame. — Alors va pour le commodore Matthews », fit le Protecteur. En dépit d'elle-même, Honor poussa un soupir de soulagement. Mayhew l'entendit et lui sourit. « j'ai l'impression que vous n'êtes pas vraiment habituée à la diplomatie et ses grands enjeux, capitaine Harrington ? — Non, monsieur, en effet, répondit-elle chaleureusement. — Eh bien, dans ce cas vous vous êtes plutôt bien débrouillée. En vérité, vous avez même peut-être fait mieux que vous ne le croyez, étant donné notre situation nationale. » Le capitaine Fox émit un petit bruit et le Protecteur leva vers lui un visage souriant. « Contrôlez-vous, Fox, le taquina-t-il. Il n'y a pas d'espion du Conseil ici. » Fox abandonna son expression figée pour lancer au Protecteur un regard très dubitatif, puis un autre, noir cette fois, à Honor. Il reprit ensuite sa position de parade à côté de la chaise de Mayhew. « Dites-moi, capitaine, fit Mayhew d'un ton léger, avez-vous, par hasard, étudié l'histoire de la Terre ? — Je vous demande pardon, monsieur ? » Honor ouvrit de grands yeux en entendant la question, puis haussa les épaules. « Je ne prétendrais pas être une autorité sur le sujet. — Je ne l'étais pas non plus avant que mon père m'envoie à Harvard, mais vous me rappelez singulièrement le commodore Perry dans les circonstances actuelles. Connaissez-vous sa carrière ? — Perry ? » Honor réfléchit un instant. « Le... commandant des forces américaines lors de la bataille du lac Champlain ? — Du lac Erié, je crois, rectifia Mayhew, mais il s'agissait d'Oliver Perry. Je parlais de son frère Matthew. — Oh. Alors je crains que ma réponse ne soit négative, monsieur. — Dommage. Il était un peu trop pompeux, désolé d'avoir à vous le dire, mais il a aussi sorti de force l'empire japonais de son isolement au quatrième siècle avant la diaspora. En fait, c'est le Japon qui a éveillé mon intérêt pour Perry, bien que le parallèle entre Grayson et les japonais ne tienne pas longtemps, évidemment : ils voulaient qu'on les laisse tranquilles, alors que nous essayons depuis deux siècles de trouver quelqu'un – n'importe qui ! – pour nous amener dans la modernité. Je commence à me dire que vous allez avoir sur nous le même impact que Perry sur les Japonais. » Il eut un léger sourire. Je pense que nous éviterons leurs plus grosses erreurs – et ils en ont fait quelques-unes – mais les conséquences sociales et politiques de votre visite pourraient se révéler plus importantes encore que ses conséquences militaires et technologiques. — Je vois. » Honor le regarda prudemment. J'espère que vous ne croyez pas que ces conséquences seront malheureuses, monsieur ? — Au contraire », fit Mayhew tandis que la porte s'ouvrait et que deux gardes en uniforme entraient dans l'alcôve qui faisait office d'antichambre. Il leva les yeux sans hâte comme les nouveaux venus se dirigeaient vers le capitaine Fox, suivis par deux nouveaux gardes. Je pense qu'elles seront très bénéfiques, même si certains d'entre nous mettront peut-être un moment à... Fox fronça les sourcils à l’approche des nouveaux venus, puis il se détendit en voyant l'un d’eux lui présenter un porte-documents. Il avança la main pour le prendre... et Nimitz bondit soudain de son tabouret avec un miaulement déchirant. Honor tourna vivement la tête tandis que le chat sylvestre atterrissait sur le dos du garde le plus proche d'elle. Ce dernier se mit à hurler lorsque le chat enfonça les longues griffes de ses pattes arrière dans ses épaules, jusqu'aux os, et son hurlement se transforma en un cri de douleur pure et de terreur tandis que les pattes antérieures de Nimitz passaient autour de sa tête et que ses doigts aux ongles recourbés et acérés lui crevaient les yeux. Du sang et des humeurs jaillirent le long des joues du garde qui hurlait, et il leva les bras, affolé, pour saisir son assaillant. Mais ses cris moururent dans un affreux gargouillement sifflant alors que les griffes des membres intermédiaires du chat sylvestre lui tranchaient la gorge jusqu'à la colonne vertébrale. L'homme s'écroula mort comme un arbre abattu; le chat le quittait déjà dans un saut périlleux. Son miaulement se fit plus aigu encore lorsqu'il se jeta sur un deuxième arrivant. Ses six jeux de griffes déchiraient et arrachaient de la chair ; Fox et ses hommes le regardaient horrifiés. Ils avaient été surpris par ses soixante centimètres de long lorsqu'il était descendu de l'épaule d'Honor et ils ne s'étaient pas rendu compte qu'il pesait plus de neuf kilos d'os et de muscle. Ce n'était pas vraiment leur faute : avec les années, Honor s'était tellement habituée à son poids qu'il ne la gênait quasiment plus, et ils n'avaient pas assez tenu compte de l'aisance avec laquelle ses muscles accoutumés à la gravité de Sphinx lui permettaient de le transporter. Enfin, quel que soit leur raisonnement, ils l'avaient négligé, le considérant comme un simple animal de compagnie sans soupçonner sa puissance et la menace qu'il représentait. Ils ne s'étaient pas non plus doutés de son intelligence, et ce carnage totalement inattendu les avait abasourdis. Mais c'étaient des gardes du corps professionnels, responsables de la sécurité du chef de l'État, et ils portèrent vivement la main à leur arme lorsque la bête se déchaîna. Le capitaine Fox saisit le Protecteur sans autre cérémonie et le jeta brutalement à bas de sa chaise, le poussant derrière lui tout en sortant son arme de poing. Lord Mayhew recula comme le sang du premier mort éclaboussait la nappe et rejaillissait sur lui, mais il réagit lui aussi avec une admirable rapidité. Il attrapa ses deux belles-sœurs, les poussa sous la table et se laissa tomber sur elles pour les protéger de son corps. Honor ne vit tout cela que d'un œil. Elle avait toujours su que Nimitz pouvait ressentir ses émotions à elle, mais elle n'avait jamais consciemment partagé celles de son chat. Cette fois-ci c'était le cas... et comme elle ressentait également les émotions du nouveau détachement de « gardes » à travers lui, elle jaillit hors de sa chaise. La paume de sa main alla frapper au visage l'homme qui se trouvait le plus près du Protecteur et il y eut un bruit de cartilage brisé tandis qu'elle lui enfonçait le nez jusqu'au cerveau, au moment même où son compagnon lâchait le porte-documents et tirait à bout portant dans la poitrine du capitaine Fox. L'arme gémit; on aurait dit une hache s'enfonçant dans une bûche. Le capitaine de la sécurité fut projeté en arrière, pistolet à peine sorti. Son cadavre heurta Mayhew et le maintint sur le tapis. Dans un coin de son esprit, Honor reconnut en grinçant le bruit d'un disrupteur sonique extraplanétaire. Elle s'élança et agrippa la nuque du tueur d'une main tandis que de l'autre elle tentait de saisir son arme avant qu'il puisse tirer sur Mayhew. Elle manqua l'arme mais attrapa le poignet de l'homme, qui laissa tomber son disrupteur avec un cri de détresse comme la poigne d'Honor se resserrait et que la main posée sur son cou le soulevait de terre. Il roula des yeux incrédules vers la Manticorienne en s'élevant dans les airs, puis retomba violemment sur la table. Les assiettes volèrent, le cristal se brisa et ses yeux devinrent saillants, le choc virant au supplice lorsqu'elle abattit son coude sur lui. Elle le frappa au plexus solaire comme un marteau, de tout son poids et de toute sa force, avant de se retirer brusquement, le laissant mourir tandis que ses poumons et son cœur oubliaient de fonctionner. La seconde victime de Nimitz était à terre et hurlait en serrant dans ses mains les vestiges de son visage. De nouvelles décharges sifflantes de disrupteurs se firent entendre dans le hall, mêlées au tir explosif d'une unique arme à feu. Une horde de nouveaux gardes tous armés de disrupteurs, passa précipitamment la porte. Honor attrapa un lourd plateau de métal sur la table. Il s'envola à travers la pièce, aussi précis que le frisbee de Nimitz mais beaucoup plus dangereux, et le front du premier intrus se couvrit de sang. Il tomba, faisant trébucher celui qui le suivait et les emmêlant tous brièvement; puis ce fut le chaos total : les gardes du corps du Protecteur venaient soudain de comprendre qui était le véritable ennemi. Des tirs résonnèrent à travers la salle à manger, des balles croisèrent les boules de son compactes des disrupteurs. Des corps tombèrent des deux côtés, et en dehors des disrupteurs, Honor n'avait aucun moyen de deviner qui était ami ou ennemi. Mais Nimitz n'était pas gêné par la confusion. Son miaulement aigu, son cri de bataille, résonna dans les oreilles de la Manticorienne tandis qu'il se jetait au visage d'un autre assassin comme une scie circulaire à six pattes couverte de fourrure. Sa victime s'écroula en hurlant et l'homme à ses côtés pointa son arme vers l'animal, mais Honor se précipita sur lui depuis l'autre bout du tapis. Elle lança la jambe droite en avant et sa botte atteignit l'ennemi à l'épaule, la lui brisant instantanément, puis un coup de marteau lui écrasa le larynx comme elle se laissait tomber sur lui. Tous les gardes de Mayhew étaient maintenant à terre, mais c'était aussi le cas de bien des assassins, et Honor et Nimitz se tenaient debout au milieu des autres. Ils étaient trop nombreux, elle le savait, pourtant il ne restait qu'elle et Nimitz pour les bloquer dans l'antichambre, loin du Protecteur et de sa famille, aussi longtemps qu'ils le pourraient. Les tueurs savaient à l'avance qu'elle serait là, mais ce n'était qu'une femme. Ils ne l'avaient pas imaginée si grande, si forte et si entraînée, et ils étaient surpris de l'incroyable tourbillon de violence qui ne ressemblait en rien à ce qu'ils avaient vu à l'entraînement. Dans les véritables arts martiaux, le premier coup précis qui n'est pas bloqué entraîne toujours la mort ou une infirmité : lorsque Honor Harrington frappait un homme, il s'effondrait. De nouveaux bruits de course se firent entendre dans le hall et les balles sifflèrent et crépitèrent comme les gardes du palais réagissaient à la violence, mais les assassins restants se trouvaient entre Honor et les renforts. Elle se baissa et fit une roulade, fauchant encore deux agresseurs, puis elle bondit sur ses pieds et lança la jambe en arrière, droit sur le visage d'un imprudent. Une boule de son passa juste à côté d'elle et un poing dur comme la pierre alla s'écraser sur la gorge du tireur. Nimitz hurla derrière elle en faisant une nouvelle victime et, d'un coup de pied de côté, elle enfonça le genou d'un autre « garde », le brisant et arquant sa jambe vers l'arrière. L'homme tira sans retenue en s'effondrant, tuant l'un de ses compagnons, et d'un coup de botte Honor réduisit en bouillie la main qui tenait l'arme tout en se tournant vers un nouvel assaillant. Elle lui passa un bras autour du cou, pivota autour de son propre centre de gravité et se pencha brutalement; le bruit des vertèbres qui se brisaient retentit comme un coup de feu tandis que l'homme s'envolait loin d'elle. Des cris, des hurlements et de nouveaux tirs leur parvinrent du hall, et les assassins s'attaquèrent à Honor avec une rage inquiète pendant que leur arrière-garde se retournait pour faire face aux renforts. L'un d'eux brandit frénétiquement un disrupteur en direction de la Manticorienne, mais elle neutralisa le bras du tireur d'un revers de la main, plaçant l'autre derrière la tête de l'homme pour précipiter son visage à la rencontre de son genou. Des os craquèrent et se brisèrent, la jambe de son pantalon se couvrit de sang et elle se tourna vers un nouvel ennemi tandis que les gens de la sécurité passaient enfin la porte. Un marteau vint s'écraser sur son visage. Elle entendit le hurlement de rage et d'angoisse que poussait Nimitz tandis que le coup la projetait de côté, la faisant tourner en suspens comme une poupée, mais elle ne sentait rien d'autre que la douleur, une douleur terrible. Elle s'effondra sur le flanc pour rebondir mollement sur le dos. La douleur s'était envolée. Il ne lui en restait que le souvenir et un engourdissement. Son œil gauche était aveugle tandis que, impuissant, le droit regardait l'homme qui l'avait abattue pointer son disrupteur vers elle dans un grognement. Elle vit l'arme se lever lentement, très lentement, s'ajuster pour un dernier tir à bout portant... et la poitrine de son agresseur explosa. Il tomba sur elle, la couvrant de son sang fumant, et elle tourna faiblement la tête, à deux doigts de l'évanouissement. La dernière chose qu'elle vit fut Benjamin Mayhew, le pistolet automatique encore chaud du capitaine Fox à la main. CHAPITRE VINGT ET UN « Commandant ? Vous m'entendez, pacha ? La voix se fraya un chemin dans sa tête, et elle ouvrit les yeux. Ou plutôt un œil. Elle accommoda laborieusement et cligna de l'œil pour reconnaître le visage qui se penchait sur elle. Une mâchoire triangulaire familière était appuyée sur son épaule droite, et elle tourna la tête pour croiser le regard vert et inquiet de Nimitz. Le chat sylvestre était allongé à côté d'elle plutôt que lové sur elle, sa position préférée, et il ronronnait si fort que le lit en tremblait. Sa main lui semblait étonnamment lourde mais elle la porta aux oreilles de son compagnon et l'inquiétude que traduisait le ronronnement de celui-ci s'atténua légèrement. Elle le caressa de nouveau puis releva les yeux en entendant un bruit discret. Andreas Venizelos se tenait aux côtés du chirurgien chef Montoya et l'élégant second avait l'air aussi inquiet que Nimitz. « Je suis comment ? » essaya-t-elle de demander. Mais les mots qui lui échappèrent étaient mal articulés, indistincts, car seule la moitié droite de sa bouche lui avait obéi. « Vous pourriez aller beaucoup mieux, commandant. » Les yeux de Montoya se mirent à briller de colère. « Ces salauds ont bien failli vous tuer. — C'est très grave ? » Elle prit son temps cette fois, s'efforçant de former chaque syllabe, sans grand résultat. « Pas aussi grave qu'on aurait pu croire. Vous avez eu de la chance, commandant. Vous n'avez été touchée que par la périphérie de la boule de son, mais quelques centimètres plus à droite ou plus haut et... » Le docteur s'arrêta et s'éclaircit la voix. « C'est votre joue gauche qui a tout pris, pacha. Les dommages causés aux muscles ne sont pas aussi sérieux que je le craignais, mais la peau est très abîmée. Le coup a aussi brisé l'arc zygomatique, c'est-à-dire la pommette juste sous et vous vous êtes cassé le nez en tombant. Plus grave, entre l'œil et le menton, les nerfs sont presque tous morts, jusqu'à environ un centimètre en avant de l'oreille. Heureusement, la structure de l'oreille et les nerfs auditifs ont été épargnés, et vous devriez encore pouvoir contrôler au moins une partie de vos muscles faciaux de ce côté. » En bon médecin, Montoya ne permettait pas à l'expression de son visage d'en dire plus aux patients que ce qu'il voulait bien leur révéler. Celle de Venizelos, en revanche, était facile à déchiffrer, et sa définition de la « chance » ne rejoignait manifestement pas celle de Montoya. Honor déglutit et leva la main gauche. Elle sentit sa peau sous ses doigts, mais elle eut l'impression de toucher quelqu'un d'autre : sa joue ne ressentait rien du tout, pas même la pression, et elle n'était pas engourdie. « À long terme, je pense que tout ira bien, commandant, fit aussitôt Montoya. Il va vous falloir une belle greffe nerveuse mais les dégâts sont assez localisés pour que l'opération se révèle plutôt simple. Ça va prendre du temps, et pour ma part je ne me risquerais pas à essayer, mais un chirurgien comme votre père s'en chargerait sans problème. En attendant, je peux m'occuper des os cassés et de la peau avec un soin accélérateur. — Et mon œil ? — Ça se présente mal, commandant, répondit le chirurgien, imperturbable. Il y a énormément de vaisseaux sanguins dans l'œil. La plupart se sont rompus, et comme vous n'aviez plus le contrôle de vos muscles vous n'avez pas pu fermer la paupière en tombant sur le tapis. La cornée est salement lacérée : des débris –porcelaine et verre brisé – s'y sont fichés, ainsi que dans le globe oculaire lui-même. » Elle le fixa de son œil valide et il soutint franchement son regard. « je ne crois pas qu'on puisse le sauver, commandant. Ou alors vous ne pourrez pas faire grand-chose d'autre que distinguer entre ombre et lumière, de toute façon. Il va vous falloir une transplantation, une régénération ou une prothèse. – Régén', pas possible. » Elle serra les poings de rage au son inarticulé de sa voix. « M' mère a vérifié mon profil y a des années. — Eh bien, il vous reste encore la greffe, pacha », fit Montoya. Elle se força à hocher la tête. La plupart des êtres humains pouvaient profiter des techniques relativement récentes de régénération, mais Honor faisait partie des trente pour cent à qui cela était impossible. « Et le reste de mon visage, de quoi l'a l'air ? demanda-t-elle. — Horrible, répondit honnêtement Montoya. Le côté droit va bien mais le gauche est dans un triste état, et vous perdez encore un peu de sang. J'ai drainé les principaux œdèmes, et les coagulants devraient stopper les hémorragies sous peu, mais franchement, pacha, vous avez de la chance de ne rien sentir. » Elle hocha de nouveau la tête : elle savait qu'il avait raison. Puis elle s'assit dans un mouvement brutal. Montoya et Venizelos se regardèrent et le chirurgien parut un instant sur le point de protester, mais il haussa les épaules et s'écarta pour la laisser s'observer dans le miroir accroché à la cloison derrière lui. Ce qu'elle y vit la choqua malgré les avertissements du docteur. Son teint pâle et le blanc éclatant du pansement qui recouvrait son œil rendaient plus effrayante sa blessure – un camaïeu de bleu, de noir et d'écarlate. On aurait dit qu'elle avait été frappée avec une matraque – ce qui, en un sens, était parfaitement conforme à la réalité – mais ce qui la consternait, c'était l'immobilité totale, cadavérique, de toute la moitié gauche de son visage. Son nez cassé lui faisait mal – un élancement régulier, modéré – et sa joue droite semblait tendue en réaction, mais à gauche la douleur cessait. Au lieu de s'atténuer progressivement elle s'arrêtait tout simplement, et le coin de sa bouche demeurait légèrement entrouvert. Elle essaya de le fermer, elle tenta de bander les muscles de sa joue mais rien ne se produisit. Elle contempla le miroir, s'efforçant d'accepter son image, se répétant que Montoya avait raison et que, malgré les apparences, les dégâts étaient réparables. Mais tout son optimisme ne formait qu'un frêle rempart contre la révulsion qu'elle ressentait en se voyant. « Chai eu meilleur allure », dit-elle en regardant, horrifiée, le côté droit de sa bouche et de son visage bouger normalement. Elle prit une profonde inspiration et essaya de nouveau, très lentement. « j'ai eu meilleure allure », parvint-elle à articuler. Et même si sa voix semblait encore étrange et hésitante, du moins elle lui ressemblait. « Pas de doute, commandant, acquiesça Montoya. — Eh bien. » Elle détacha son regard du miroir et leva l'œil vers Venizelos. « Autant se lever. » Ses mots sortirent presque clairement. Peut-être que ça irait, finalement, si elle n'oubliait pas qu'elle devait parler lentement et posément. « Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne i... commença Montoya. — Pacha, je peux m'occuper du vaisseau tout... » fit Venizelos au même moment, mais ils s'arrêtèrent tandis qu'elle passait les jambes par-dessus le bord du lit. Elle posa les pieds par terre et Montoya tendit la main comme pour l'arrêter. « Commandant, vous ne le sentez peut-être pas, mais vous vous êtes pris une sacrée raclée ! Le capitaine Venizelos maîtrise la situation ici, et le capitaine Truman se débrouille très bien avec l'escadre. Ils peuvent continuer encore un peu. — Le toubib a raison, pacha, insista Venizelos. Nous nous occupons de tout. » Sa voix se fit plus dure comme Honor les ignorait tous les deux et se mettait difficilement debout. « Oh, hon Dieu, pacha! Retournez dans ce lit ! — Non. » Elle s'agrippa au lit pour conserver l'équilibre tandis que le sol se dérobait sous ses pieds. « Comme vous dites, docteur, je ne sens rien, fit-elle lentement. Autant en profiter. Où est mon uniforme ? — Vous n'en avez pas besoin, parce que vous allez retourner tout droit au lit ! — J'en portais un en arrivant. » Son regard se posa sur un vestiaire. Elle se dirigea vers le casier, et si son pas était légèrement chancelant, elle choisit de l'ignorer. « Il n'est pas là-dedans », intervint vivement Montoya. Elle s'arrêta. « Votre intendant l'a emmené. Il a dit qu'il essayerai d'enlever les taches de sang, ajouta-t-il. — Alors trouvez-m'en un autre. — Commandant... » reprit-il sur un ton plus dur encore. Elle se retourna pour lui faire face. Le coin de sa bouche se fendit en un sourire plein d'ironie qui ne fit qu'accentuer l'allure grotesque du côté gauche de son visage, affreux et mort. Mais dans son œil brillait comme une étincelle. « Fritz, soit vous me trouvez un uniforme, soit vous me regardez sortir d'ici dans cette tenue ridicule, lui dit-elle. Alors, que choisissez-vous ? » Andreas Venizelos se leva à l'entrée du capitaine Truman, mais pas Honor. Elle avait amené Nimitz dans ses bras plutôt que sur ses épaules car elle se sentait encore trop peu assurée pour lui offrir sa place habituelle, et elle n'avait nullement l'intention d'afficher l'irritante faiblesse de ses genoux plus qu'il n'était besoin. Elle leva les yeux vers son commandant en second et se prépara à la réaction de Truman. Elle avait déjà vu la colère outrée de MacGuiness lorsqu'il avait découvert son visage en apportant l'uniforme qu'elle réclamait, et Venizelos ne faisait aucun effort pour dissimuler ce qu'il pensait : elle exigeait trop d'elle-même. Elle ne fut donc pas surprise quand Truman eut un mouvement de recul. « Mon Dieu, Honor ! Qu'est-ce que vous faites hors de l'infirmerie ? » Le regard vert de Truman se fixa un instant sur son visage blessé avant de se détourner délibérément pour se concentrer sur l'unique œil valide du commandant. «Je contrôle la plupart des problèmes et ça ne m'aurait pas du tout gênée d'aller vous voir là-bas. — Je sais. » Honor désigna une chaise et regarda sa subordonnée s'asseoir. » Mais je ne suis pas encore morte », poursuivit-elle. Elle détestait la lenteur de son élocution. « Et je ne vais pas rester au lit. » Truman regarda Venizelos et le second haussa les épaules. « Fritz et moi avons essayé, capitaine. Ça n'a pas eu l'air de faire beaucoup d'effet. — Non. Alors n'essayez plus, fit Honor. Contentez-vous de me dire ce qui se passe. — Vous êtes sûre d'en être capable ? Vous... Je suis désolée, Honor, mais vous devez savoir que vous n'avez pas bel air du tout, et ce n'est pas mieux quand vous parlez. — Je sais. Mais c'est juste à cause de mes lèvres », mentit-elle. Elle toucha le côté gauche de sa bouche, regrettant de ne pouvoir le sentir. « Vous parlez, moi j'écouterai. Commencez par le Protecteur. Il est vivant ? — Bon, si vous êtes sûre. » Truman semblait douter mais Honor hocha fermement la tête et le capitaine haussa les épaules. « Très bien. Oui, lui et sa famille sont sains et saufs. Mon dernier rapport date de... (elle vérifia son chrono) vingt minutes, et la tentative d'assassinat remonte à seulement cinq heures, donc je ne peux pas vous donner de détails très précis. À ce que j'ai compris, vous vous êtes retrouvée au beau milieu d'une tentative de coup d'État. — Clinkscales ? » demanda-t-elle. Truman secoua la tête. – Non. C'est ce que j'ai d'abord pensé, moi aussi, puisque les assaillants faisaient partie de la sécurité, mais ce n'étaient pas de vrais gardes, finalement. Il s'agissait des membres d'une certaine "Confrérie de Maccabée", un genre de groupuscule extrémiste clandestin dont personne ne soupçonnait l'existence. » Truman s'arrêta et fronça les sourcils. Je ne suis pas sûre d'être prête à gober qu'ils ne savaient rien. — Moi je le crois, commandant. » Venizelos se tourna vers Honor. J'ai surveillé les réseaux planétaires d'information d'un peu plus près que le capitaine Truman n'en a eu le temps. En dehors de quelques vidéos spectaculaires, fit-il en la regardant bizarrement, tout n'est que conjectures, mêlées d'une bonne dose d'hystérie, mais une chose semble assez claire : personne sur la planète n'a jamais entendu parler des "Maccabéens", et personne ne sait vraiment ce qu'ils comptaient obtenir. » Honor hocha la tête. Pas étonnant que les Graysoniens soient en émoi. L'inverse l’aurait plutôt surprise. Mais si le Protecteur Benjamin était sain et sauf, il y avait encore un gouvernement, et en ce moment c'était tout ce dont elle avait le temps de se soucier. « L'évacuation ? s'enquit-elle auprès de Truman. — Elle est en cours, lui assura le capitaine de frégate. Les transporteurs sont partis il y a une heure et j'ai envoyé le Troubadour avec eux jusqu'à l'hyperlimite pour plus de sécurité. Grâce à ses capteurs, ils devraient être prévenus suffisamment à l'avance pour éviter tous les pièges avant la translation. — Parfait. » Honor se frotta la joue droite. Ses muscles la faisaient souffrir de ce côté : ils devaient fournir à eux seuls tous les efforts pour faire bouger sa mâchoire; la perspective de devoir manger l'effrayait. « Du nouveau du côté des Masadiens ? demanda-t-elle après un instant. — Rien. Nous savons qu'ils sont au courant de notre présence et ils auraient déjà dû tenter quelque chose mais ils ne donnent pas signe de vie. — Le central opérationnel ? – On ne les a pas entendus, commandant, répondit Venizelos. Votre capitaine Brentworth est encore à bord mais même lui n'arrive pas à en tirer grand-chose pour l'instant. — Ça ne doit pas trop nous surprendre, Honor, fit Truman. Si ces tarés ont vraiment berné les services de sécurité, ils doivent s'inquiéter d'éventuelles taupes dans l'armée, au moins tant qu'ils n'ont pas une idée précise de l'ampleur du complot. En fait, je ne serais pas étonnée qu'un idiot ait déjà pondu une théorie selon laquelle ce qui est arrivé à leur flotte résulterait d'une "trahison machiavélique du haut commandement" en vue d'organiser l'assassinat. — Donc pour l'instant nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes, fit Honor plus lentement que sa bouche abîmée ne le requérait. Quel est le statut du noyau alpha du Troubadour ? — Les radoubeurs de Grayson ont confirmé le diagnostic d'Alistair, répondit Truman. Il est complètement fichu et ils ne peuvent pas le réparer. Leur technologie Warshawski est encore plus limitée que je ne le pensais et leurs composants ne sont tout simplement pas compatibles avec les nôtres. En revanche, leurs impulseurs standard sont très proches des nôtres et le lieutenant Anthony s'est mis en contact avec leur ingénieur en chef avant que je n'envoie le Troubadour accompagner les transporteurs. D'ici à son retour, les Graysoniens devraient avoir produit des noyaux bêta améliorés pour remplacer les noyaux endommagés, bêta comme alpha. Le Troubadour n'aura toujours pas de Warshawski mais il aura retrouvé une accélération maximale de vingt-cinq g. — Délai pour le remplacement ? — Anthony l'estime à vingt heures, les Graysoniens à quinze. Dans le cas présent, les Graysoniens sont sans doute plus près de la vérité. Je pense qu'Anthony est atterré par leur niveau technologique et qu'il sous-estime leurs capacités. » Honor hocha la -tête puis en éloigna vivement sa main avant que celle-ci ne se remette à lui masser le visage. – Très bien. Si nous pouvons laisser le Troubadour hors d'état d'alerte assez longtemps, alors... » Son terminal sonna et elle appuya sur un bouton pour répondre. « Oui ? — Commandant, j'ai un message personnel pour vous en provenance de Grayson, annonça la voix du lieutenant Metzinger. « De la part du Protecteur Benjamin. » Honor regarda ses subordonnés puis se redressa dans son fauteuil. « Passez-le-moi. » L'écran du terminal s'anima aussitôt et Benjamin Mayhew, l'air las et préoccupé, apparut. Il ouvrit de grands yeux et son visage s'assombrit, bouleversé, en voyant la blessure et l'œil bandé d'Honor. « Capitaine Harrington, je... » Sa voix était rauque et il dut s'arrêter pour tousser, puis il cligna plusieurs fois des yeux en s'éclaircissant bruyamment la gorge. « Merci, dit-il enfin. Vous avez sauvé la vie des membres de ma famille et la mienne. Je serai éternellement votre obligé. » Le côté droit du visage d'Honor s'empourpra, et elle secoua la tête. « Monsieur, vous m'avez aussi sauvé la vie. Et je ne faisais que me protéger moi-même. — Bien sûr. » Mayhew parvint à esquisser un sourire fatigué. « C'est pourquoi vous et votre chat sylvestre... » Ses yeux se posèrent soudain sur l'épaule inoccupée d'Honor. « Il va bien, n'est-ce pas ? J'ai cru comprendre... — Il va bien, monsieur. » Elle se maudit d'avoir parlé trop vite dans sa hâte à le rassurer car ses mots étaient si peu articulés qu'ils en étaient à peu près incompréhensibles. Plutôt que de s'embarrasser en les répétant, elle saisit Nimitz et l'exhiba devant la caméra du terminal. Mayhew se détendit un peu. « Dieu merci ! Élaine était presque aussi inquiète pour lui que nous tous pour vous, capitaine. — Nous sommes des durs, monsieur, répondit-elle lentement et distinctement. Tout ira bien. » Il contempla son visage mutilé d'un air dubitatif en essayant de cacher sa consternation. La médecine manticorienne était meilleure que celle de Grayson, il le savait, mais il avait vu la blessure sanglante de son œil tandis que l'équipe médicale de Sa Majesté -et des fusiliers marins sinistres en armure de combat - l'évacuait. Le reste des dégâts avait l'air encore pire maintenant, et son élocution difficile et la paralysie de ses muscles n'étaient que trop évidents... et horribles. Son visage autrefois si mobile et si expressif restait honteusement figé, rigide et enflé, et Mayhew, malgré toute sa sophistication extraplanétaire, demeurait un Graysonien. Pour lui, rien ne pouvait totalement effacer l'idée que les hommes devaient protéger les femmes, et la certitude qu'elle avait été blessée en le protégeant lui était insupportable. « Je vous assure, monsieur. Tout ira bien », répéta-t-elle. Il finit par décider qu'il n'avait pas le choix : il devait la croire. – Je suis heureux de l'entendre. Mais pour l'instant, dit-il d'une voix soudain plus dure, j'ai pensé que vous aimeriez peut-être savoir qui se trouvait derrière ce coup d'État. — Vous le savez ? » Honor se pencha en avant et sentit Venizelos et Truman se raidir, tout aussi intéressés. « Oui. » Mayhew en avait l'air malade. « Nous avons sa confession sur cassette. Il s'agissait de mon cousin Jared. — Votre cousin ? » s'exclama Honor avant de pouvoir se retenir; il hocha misérablement la tête. « Apparemment, toute sa rhétorique anti-masadienne n'était rien d'autre qu'une couverture, capitaine. Il travaille pour eux depuis plus de huit ans. Pire encore, le conseiller Clinkscales pense maintenant qu'il était le second "Maccabée" et non le premier. Selon lui, mon oncle Olivier lui a passé le flambeau à sa mort. — Mon Dieu, murmura Honor. — Nous commençons seulement à assembler les pièces du puzzle, poursuivit Mayhew sur le même ton malheureux, mais la Sécurité a capturé plusieurs assassins vivants, notamment grâce à votre chat. En dehors du premier qu'il a attaqué, il semble s'être contenté d'aveugler ses adversaires. Je crains qu'un seul de ceux que vous avez frappés ait survécu. » Honor resta silencieuse. Elle se contentait de le regarder, et de compatir. Elle était fille unique mais le clan Harrington était très étendu. Elle n'avait pas besoin qu'on lui explique à quel point il devait être douloureux d'apprendre que votre propre cousin avait comploté pour assassiner votre famille. « Bref, reprit le Protecteur après un instant, Howard et ses hommes les ont emprisonnés, remis en état et interrogés. Howard refuse de me dire comment. Je crois qu'il a peur que je n'approuve pas ses méthodes; mais quoi qu'il leur ait fait, certains ont parlé assez vite et il a réussi à établir une chronologie grossière. » Apparemment, Masada entretient une cinquième colonne parmi nos propres réactionnaires depuis la dernière guerre. Nous n'avons jamais rien soupçonné – encore une chose qu'Howard se reproche – car, fanatiques religieux ou pas, ces "Maccabéens" avaient manifestement compris que leurs idéaux différaient trop de ceux de la majorité pour qu'une résistance ouverte ou une guérilla leur apporte quoi que ce fût. Alors, au lieu de se montrer au grand jour et de s'aliéner toute la population. – tout en avertissant la Sécurité de leur existence –, ils ont attendu leur chance de décapiter l'État en un seul coup. Pour vous remplacer par votre cousin, fit calmement Honor. — Exactement. » La voix de Mayhew était tout aussi calme. « Aucun des assassins ne l'a jamais rencontré mais la nature du soutien qu'ils ont obtenu – des uniformes et des identifiants authentiques, les horaires de la garde, des cartes détaillées, les sommations et les mots de passe de la Sécurité du palais – désignait une personne à l'intérieur du palais. Et les tueurs ont su dire aux hommes d'Howard comment localiser le réseau de communication "maccabéen", ce qui l'a mené à quelques conjurés qui, eux, connaissaient l'identité de "Maccabée". » Mayhew détourna un instant le regard. Howard était atterré. Jared et lui sont de proches alliés au Conseil depuis des armées, alors il s'est senti personnellement trahi. Mais adieu de l'arrêter immédiatement, il l'a affronté en personne et Jared s'est montré assez stupide – ou assez désespéré pour admettre qu'il était Maccabée. Apparemment, il espérait que Howard partageait ses convictions au point de se joindre à lui. Il a dû se dire qu'a eux deux ils pouvaient encore me tuer et prendre ma place... Au lieu de ça, Howard a enregistré toute la conversation avant d'appeler ses hommes pour l'arrêter. — Protecteur Benjamin, fit doucement Honor, vous avez toute ma sympathie. Savoir que votre cousin... — Si Jared était capable de trahir notre planète pour Masada, de projeter l'assassinat de ma famille et de tuer des hommes qui me protègent depuis toujours, fit durement Mayhew, alors ce n'est pas mon cousin! La loi de Grayson ne prévoit qu'un seul châtiment pour ce qu'il a fait, capitaine Harrington. Lorsque l'heure sera venue, il payera. » Honor pencha la tête en silence et les narines du Protecteur s'évasèrent. Puis il se secoua. De toute façon, il s'est refermé comme une huître depuis son arrestation. Quoi qu'il soit par ailleurs, il a l'air honnête dans ses croyances. Mais il a. commis l'erreur de garder des registres. Howard en a beaucoup appris et pense pouvoir démanteler l'organisation tout entière grâce à eux. – Il semble que la position de Jared en tant que ministre de l'Industrie ait constitué la clé du complot. Son père, mon oncle, occupait la même position avant lui et ils avaient placé des équipages entiers de Maccabéens sur certains des vaisseaux de construction et d'exploitation minière. Cela fait un moment que les Masadiens entrent et sortent discrètement de Yeltsin – selon Mike, ce n'était sans doute pas difficile s'ils opéraient leur translation en n-espace au-delà de notre portée de détection avant d'approcher à puissance minimale –, et les équipages maccabéens de Jared les rejoignaient pour leur transmettre des messages à destination de Masada. Howard n'est pas catégorique mais il croit- maintenant que cette guerre n'a été lancée que pour créer la panique et non dans la perspective d'une véritable conquête militaire. Selon l'un des hommes de Jared, le plan consistait à nous faire tuer, Michaël et moi, au moment qu'il jugerait psychologiquement le plus propice. Cela aurait fait de lui le Protecteur, et si la peur et la confusion avaient été suffisantes, il aurait également pu se déclarer dictateur sous prétexte de dénouer la crise. À ce moment-là„ il aurait "négocié la fin des hostilités". Mettre un terme à la guerre sans que Masada n'attaque vraiment la planète devait consolider son pouvoir, après quoi il aurait nommé des amis maccabéens aux postes clés afin de nous "réformer" pour que nous acceptions volontairement la foi de Masada et que Yeltsin s'unisse à Endicott. — Je ne peux pas croire qu'il aurait réussi, murmura Honor. — Moi non plus, mais lui le croyait et il avait réussi à convaincre Masada. Si ça avait marché, ça aurait été parfait du point de vue des Fidèles. Ils auraient mis la main sur nous et notre industrie en évitant les destructions qu'une guerre ouverte aurait provoquées, et la première décision de Jared aurait consisté à mettre fin à nos négociations avec vous. Une fois votre Royaume hors jeu, les Masadiens – dont Howard m'a confirmé qu'ils travaillaient bien avec les Havriens – auraient bénéficié de la seule alliance extérieure. En cas d'échec de l'approche "réformatrice", ils auraient pu se servir de cet avantage pour nous régler notre compte à n'importe quel moment. — Mais les Havriens savaient-ils ce qui se tramait, monsieur ? » demanda le capitaine Truman en se penchant d'un air hésitant vers le micro du terminal. Le Protecteur haussa un sourcil. « Capitaine de frégate Alice Truman, monsieur », précisa-t-elle. Il lui fit signe de poursuivre. « Il me semble peu probable que Havre attaque de son plein gré un vaisseau de Sa Majesté et risque une guerre avec Manticore dans le cadre d'une opération aussi aléatoire et à si long orme. Même en supposant que cela ne provoque pas un conflit – et je suis loin d'être persuadée qu'ils le supposeraient il y a trop de chances pour que quelque chose tourne mal sur Grayson et que nous soyons invités à revenir. — Je crains de ne pas encore connaître la réponse à cette question, capitaine, fit Mayhew après un instant de réflexion. Je vais demander à Howard de faire son enquête. De toute façon, je ne vois pas ce que ça changerait. Les Fidèles sont engagés désormais, et ils ont perdu leur "Maccabée". Quel choix leur reste-t-il si ce n'est de poursuivre dans l'option militaire ? – En effet. » Honor se rendit compte qu'elle se frottait de nouveau la joue gauche et baissa la main. « Bien sûr, s'ils connaissaient la vérité et s'attendaient à ce que Maccabée agisse, cela expliquerait pourquoi ils ont patienté si longtemps. Ils veulent voir s'il a réussi. — S'ils savaient quand il comptait agir, ils doivent aussi savoir qu'il a échoué », dit Mayhew. Honor haussa les sourcils – eux au moins lui obéissaient tous les deux, pensa-t-elle, mais son humour mordant disparut tandis que le Protecteur poursuivait. « Si son plan avait réussi, capitaine Harrington, votre commandant en second – le capitaine Truman, n'est-ce pas ?... » Honor hocha la tête et il haussa les épaules. « Eh bien, le capitaine Truman aurait déjà retiré vos vaisseaux de notre système. » Alice Truman se raidit à cette idée. Rien n'aurait pu la pousser à abandonner Grayson aux mains de Masada. « Et pourquoi donc, Monsieur ? demanda-t-elle, tendue. — Parce que tout le plan consistait à placer la responsabilité de ma mort sur les épaules du capitaine Harrington », répondit-il calmement. Les trois Manticoriens le regardèrent, incrédules. « C'est pour cette raison qu'ils étaient armés de disrupteurs, capitaine. Ce ne sont pas des armes graysoniennes, ni même masadiennes. Ils voulaient faire croire que votre demande d'audience n'était qu'un prétexte pour vous approcher de moi et qu'une fois en ma présence vous aviez sorti votre arme extraplanétaire puis assassiné mes gardes et ma famille dans le cadre d'un plan manticorien pour annexer Grayson. Vous auriez été abattue par d'autres gardes dans votre tentative de fuite. -- Mais il est fou! Le côté droit du visage d'Honor se raidit tandis que son élocution perdait de sa clarté, mais Mayhew ne sembla rien remarquer et elle poursuivit, obstinée. Personne n'y aurait cru! dit-elle plus distinctement. — Je ne sais pas trop, capitaine, fit Mayhew avec une réticence évidente. Je reconnais que cela paraît insensé, mais Grayson est -une véritable cocotte-minute en ce moment, rappelez-vous. Moi mort et avec votre corps pour "preuve", Jared attrait probablement pu semer une panique et une confusion assez grandes pour lui permettre de prendre le pouvoir et de suspendre sommairement les négociations. S'il y était parvenu et avait informé le capitaine Truman que vos vaisseaux n'étaient plus les bienvenus dans l'espace de Yeltsin, qu'aurait-elle pu faire hormis partir ? Surtout qu'il aurait pu interpréter toute décision inverse comme une preuve supplémentaire d'un complot manticorien en vue de s'approprier l'Etoile de Yeltsin... — Il n'a pas tort, Honor, murmura Truman en tirant sur une de ses boucles blondes. Bon Dieu. Je déteste avoir à l'admettre mais il n'a pas tort. — Donc si les Masadiens savaient quand il comptait agir et s'ils surveillent le système pour détecter les signatures d'impulsion sortantes, ils savent qu'il a échoué, fit Honor. – A moins que, par une chance incroyable, ils prennent les transporteurs pour l'ensemble de notre force, acquiesça Truman. — Fort peu probable, intervint Mayhew depuis l'écran du terminal. Ils savent exactement combien vous avez de vaisseaux ici, Jared y a veillé... De même qu'il leur a précisé la classe des navires dont vous disposez. — Oh, merde ! » marmonna Venizelos ; un sourire glacial passa sur les lèvres du Protecteur. « Donc nous Pouvons nous attendre à une réaction militaire sous peu. » Honor s'aperçut qu'elle était de nouveau en train de se frotter le visage mais cette fois elle n'essaya pas d'arrêter. – Protecteur Benjamin, nous ne devons plus perdre un instant. Il faut absolument que je consulte votre flotte dès maintenant. — Je suis d'accord. Vous n'aurez plus aucun problème à ce niveau. — L'amiral Garret a donc été relevé de ses fonctions ? demanda-t-elle, pleine d'espoir. — Pas tout à fait. Son œil valide s'étrécit mais Mayhew lui sourit presque naturellement. « J'ai réussi à sauver les apparences pour lui, capitaine, et c'est important, vu l'état de nerfs dans lequel nous sommes tous ici. Plutôt que de le congédier, je l'ai nommé à la tête des défenses orbitales fixes de Grayson. Le commodore Matthews a été promu au rang d'amiral et c'est lui qui commandera nos unités mobiles. Je lui ai très clairement expliqué que cela impliquait d'adapter ses mouvements et ses ressources aux vôtres; cela ne lui pose pas de problème. — Ça pourrait marcher, fit Honor en réfléchissant à toute vitesse, mais le central opérationnel demeure le point névralgique de nos communications, monsieur. Si Garret décide de traîner les pieds... — Il ne le fera pas, capitaine. Il n'osera rien faire qui puisse s'interpréter comme une insulte à votre égard sur la planète. » Honor haussa une fois de plus les sourcils à le voir si catégorique, et ce fut au tour de Mayhew d'avoir l'air surpris. – Vous n'avez pas surveillé nos réseaux d'information, capitaine ? — Monsieur, je n'ai quitté l'infirmerie qu'il y a quarante minutes. Elle fronça les sourcils sans comprendre ce que les réseaux d'information venaient faire là-dedans„ puis elle se rappela l'étrange expression qu'avait eue Venizelos en les mentionnant. Elle lui jeta un regard acéré et il haussa les épaules en esquissant ce qui ressemblait fort à un sourire. « Je vois. » La voix de Mayhew ramena son attention vers l'écran du terminal. « Dans ce cas, vous rie pouvez pas savoir. Attendez une seconde. » Il éteignit son micro un instant pour s'adresser à quelqu'un d'autre, puis il la fixa de nouveau. – Ce que vous allez voir passe presque sans interruption sur les réseaux vidéo depuis la tentative d'assassinat : un cadeau du système de surveillance du palais, capitaine. Je dirais que ce document a déjà eu plus d'audience qu'aucun flash d'information dans notre histoire. » Son visage s'effaça avant qu'elle puisse demander des éclaircissements. L'écran demeura vide une seconde, puis une autre image apparut. Elle laissait beaucoup à désirer d'un point de vue artistique, pensa-t-elle dans un coin de son esprit, mais la définition était remarquablement élevée pour un objet aussi grossier qu'une cassette vidéo. Il s'agissait du dîner, et elle se vit penchée vers le Protecteur, l'écoutant attentivement, tandis que Nimitz bondissait de son tabouret pour attaquer le premier assassin. Elle fixa l'écran, abasourdie par le carnage, pendant que sa propre image quittait sa chaise pour tuer le deuxième intrus. Le capitaine Fox s'effondra et elle se vit éliminer son assassin avant de se précipiter vers les autres, qui chargeaient vers elle. Le plateau volant arrêta le meneur, puis les gens se mirent à tomber dans toutes les directions tandis que des coups de feu éclataient partout dans la pièce. Elle eut un accès de terreur — elle n'en avait pas eu le temps sur le coup — en voyant les hommes s'effondrer et mourir : comment Nimitz et elle avaient-ils pu réchapper à ce feu croisé ? Puis elle vit sa charge désespérée à la mort du dernier des gardes du Protecteur. La cassette passait ensuite au ralenti, mais elle ne durait pas longtemps. Le combat lui avait semblé bien plus long sur le moment. Les corps semblaient voler autour d'elle, un Nimitz enragé en faisait tomber d'autres, et dans le même coin de son esprit elle se demanda comment ses instructeurs de l'Académie auraient noté sa forme. Il semblait impossible qu'elle ait pu survivre, et en voyant Nimitz éliminer un ennemi sur le point de lui tirer dans le dos elle comprit qu'elle serait morte sans son petit allié. Elle tendit la main vers lui, les yeux toujours rivés sur l'écran, et il partit d'un ronronnement rassurant tout en appuyant sa tête dans la paume d 'Honor. Le sol autour d'elle était couvert d'assassins morts ou mutilés lorsque l'équipe de la Sécurité fit enfin son entrée, et elle sentit son corps tout entier se raidir quand l'homme qui l'avait abattue répéta son geste. Son image s'effondra à l'écran et la sueur perla sur son front lorsque le disrupteur se braqua de nouveau vers elle; puis l'homme se retrouva mort, à terre, et l'écran se vida. Le visage de Mayhew réapparut et la gratifia d'un sourire discret. « Voilà ce que tout Grayson peut voir depuis quelques heures, capitaine Harrington : une bande sur laquelle vous sauvez la vie de ma famille », dit-il doucement. La moitié vivante de son visage s'empourpra. « Monsieur, je... » commença-t-elle, hésitante. Mais la main levée de Mayhew la fit taire. « Ne dites rien capitaine. Pour ne pas vous embarrasser, je ne le répéterai pas, mais de toute façon ce n'est pas nécessaire. Je pense que cette bande devrait fermement discréditer toutes les rumeurs selon lesquelles vous étiez à l'origine de la tentative d'assassinat. Et après l'avoir visionnée, plus personne sur cette planète - l'amiral Garret inclus — n'osera jamais remettre en question votre capacité à servir en tant qu'officier, n'est-ce pas » CHAPITRE VINGT-DEUX C'était la première visite d'Honor au central opérationnel et la taille du dispositif l'impressionna. Il régnait dans la salle de détection un brouhaha stupéfiant; quant aux sonneries stridentes des communications prioritaires et au cliquetis des imprimantes, Nimitz en fut plus qu'étonné. Il se dressa sur les épaules d'Honor, les oreilles à demi couchées, pour émettre un « blic de protestation aigu qui trancha sur le bruit ambiant. Des têtes se tournèrent dans l'immense salle et Honor se sentit marquée au fer rouge par la laideur de son visage. À son côté, le capitaine Brentworth se hérissa et fit un pas en avant, rendant son regard à chacun, quel que soit son rang, mais elle l'arrêta d'un geste imperceptible. Ces regards étaient certes curieux, choqués, voire dégoûtés, mais aucun ne se voulait grossier et la, plupart des observateurs rougissaient et détournaient les yeux presque aussi vite qu'ils s'étaient tournés vers elle. Le commodore Brentworth attendait sa visite. Il sortit de la foule et lui offrit sa main avec une infime hésitation. « Je suis le commodore Walter Brentworth, capitaine », dit-il. Et s'il avait hésité en lui tendant la main, il ne sourcilla pas en mentionnant son titre. « Bienvenue au central opérationnel. — .Merci, commodore », répondit-elle aussi distinctement que possible. Elle s'était durement entraînée pour maîtriser ses lèvres raidies mais le regard du Graysonien vacilla parce qu'elle n'arrivait pas à parfaitement articuler. Il aurait voulu regarder le côté mutilé de son visage, elle le savait, mais il se maîtrisa résolument. « Voici mes officiers, poursuivit-elle. Capitaine de frégate Truman, de l'Apollon, et capitaine de frégate McKeon, du Troubadour. Je crois que vous connaissez déjà le capitaine Brentworth », ajouta-t-elle tandis que le coin mobile de sa bouche se déformait légèrement pour esquisser un sourire. « Je crois, en effet. Le commodore lui sourit puis eut un signe de tête à l'adresse de son fils. Il serra ensuite la main à Truman et McKeon avant de se retourner vers Horion « Capitaine, commença-t-il, permettez-moi de vous présenter nos excuses pour... — Pas besoin d'excuses, commodore l'interrompit-elle, mais celui-ci partageait clairement l'intégrité têtue de son fils. Comme il semblait sur le point de la contredire, elle poursuivit en utilisant les phrases courtes que lui imposait son élocution difficile. « Nous venons de milieux très différents. Les frictions étaient inévitables. L'important c'est de veiller à ce qu'il n'y en ait plus. » Il leva les yeux vers elle et les laissa enfin se poser franchement sur son visage enflé, paralysé. Puis il hocha lentement la tête. « Vous avez raison, capitaine, fit-il en souriant. Mark m'avait dit que vous aviez la tête sur les épaules et j'ai toujours eu une immense confiance en son jugement. — Tant mieux parce que moi aussi », répondit fermement Honor. Le capitaine s'empourpra et son père gloussa avant de faire signe aux Manticoriens de le suivre. « Laissez-moi vous escorter jusqu'à l'amiral Garret, capitaine. » Il y avait comme de l'amusement dans sa voix. « Je crois qu'il vous attend avec une certaine impatience. » L'amiral Léon Garret avait le visage anguleux et des yeux aux paupières tombantes qui se fixèrent sur Honor avec une fascination hypnotique tandis qu'elle pénétrait dans la salle de conférence. Cette fascination s'étendait également à Nimitz, et Honor se demanda lequel des deux il trouvait le plus bizarre : l'espèce d'animal à six pattes qui s'était révélé si dangereux ou la femme en uniforme de commandant ? Il se leva à son approche mais ne lui tendit pas la main. Si sa confusion avait été moins visible, elle aurait pu l'interpréter comme une insulte. En l'occurrence, et malgré la gravité de la situation, l'expression de l'amiral faillit lui faire commettre un impair : un gloussement peu approprié lui monta dans la gorge et elle ne l'étouffa qu'avec difficulté pendant que le commodore Brentworth la présentait au petit groupe que formaient Garret et ses officiers. L'homme qui se trouvait à la droite de l'amiral avait déjà retenu son attention. Il portait l'uniforme de commodore mais l'insigne à son col le désignait comme amiral; elle ne s'étonna donc pas lorsqu'il lui fut présenté comme étant l'amiral Wesley Matthews. Elle le jaugea soigneusement, sans se montrer grossière mais sans faire le moindre effort pour dissimuler son évaluation borgne; il redressa les épaules et lui rendit un regard franc. Elle aima ce qu'elle vit. Matthews était petit, même pour un Graysonien, trapu et solide; il avait le visage intelligent et expressif, et ses yeux noisette ne trahissaient aucun sexisme. Elle se souvint des propos de Lord Mayhew et décida qu'il avait raison. Elle n'aurait aucun mal à travailler avec cet homme. – Merci d'être venue, euh... capitaine Harrington. » Garret rougit en butant sur son titre, puis il désigna les chaises qui se trouvaient de l'autre côté de la table de conférence et poursuivit plus naturellement : « Veuillez vous asseoir. — Merci amiral. » Elle prit place, suivie de ses subordonnés. Elle sentit la queue de Nimitz bouger dans son dos, mais il savait qu'il devait surveiller ses manières. Elle le souleva pour l'asseoir à côté du sous-main, devant elle, tout en remarquant la façon dont les officiers graysoniens le regardaient se mouvoir. Ils avaient manifestement été impressionnés par le film de ses exploits sanglants; quelques-uns semblaient même mal à l'aise. Difficile de leur en vouloir : même chez les Manticoriens, peu de gens se rendaient compte du danger qu'un chat sylvestre pouvait représenter lorsque son partenaire humain ou lui-même étaient menacés. « Oui, bon. » Garret s'éclaircit la gorge. « Comme vous le savez, capitaine (cette fois il lui donna son titre sans hésiter), le comm... l'amiral Matthews a été placé à la tête de nos unités mobiles. J'ai cru comprendre que vous jugiez plus avantageux de les employer dans le cadre d'une défense avancée, avec vos vaisseaux, plutôt que sur une position orbitale. » Il cachait assez bien la déception qu'il devait ressentir puisque l'option orbitale était son idée, se dit Honor dans un accès de sympathie inattendu. – Oui, monsieur. En effet. » Cette sympathie l'aida à garder une voix neutre, sans trace d'autosatisfaction. «Nous estimons à cette heure que deux croiseurs havriens, l'un lourd et l'autre soutiennent Masada. Si c'est le cas, mon escadre devrait être capable de les affronter sans l'aide de vos défenses orbitales. De plus, les Masadiens se sont servis d'armes nucléaires contre des cibles planétaires il y a trente-cinq ans et ils ont plusieurs fois depuis affirmé leur détermination à recommencer. Maintenant que "Maccabée" a échoué, nous devons supposer qu'ils vont tenir parole. Dans ces conditions, je crois que nous devons les arrêter aussi loin de Grayson que possible. – Mais si vous vous déployez au mauvais endroit, fit tranquillement l'un des officiers de Garret, ils pourraient vous passer librement et attaquer malgré tout. Or si vos navires sont loin, nos propres systèmes de défense ont peu de chances d'arrêter des ogives dotées d'assistants de pénétration modernes, capitaine. – Je suis sûr que le capitaine y a déjà pensé, capitaine», intervint Garret, mal à l'aise. De toute évidence, le Protecteur Benjamin avait eu une longue conversation avec lui, mais Honor se contenta de hocher la tête car la réflexion de Calgary était intelligente. – Vous avez raison, capitaine. Mais d'autres éléments viennent compenser ce problème. » Elle s'exprimait fermement pour minimiser sa mauvaise élocution. Ils savent où Grayson se trouve. Si leur but est simplement de bombarder, ils peuvent lancer leurs missiles de très loin à une vélocité proche de celle de la lumière. Une fois leur propulsion éteinte, même nos capteurs auront du mal à les localiser en défense active. Mes vaisseaux pourraient en intercepter la plupart, mais nous parlons de têtes nucléaires : nous devons toutes les détruire. Or nous avons beaucoup plus de chances d'y parvenir tant qu'elles sont en phase de propulsion. » Calgary acquiesça : il comprenait. Honor poursuivit. – Certes, en nous éloignant de Grayson nous augmentons la menace potentielle. Toutefois, nous disposons d'avantages techniques dont nous pensons que Havre n'a pas connaissance. » Un frisson parcourut les Graysoniens, et elle sentit la désapprobation de Truman à ses côtés. Ce qu'elle se proposait de décrire aux Graysoniens figurait encore sur la liste des secrets officiels et Truman s'était opposée à sa révélation. D'un autre côté - même Alice avait dû l'admettre - l'escadre manticorienne n'avait pas d'autre choix que d'utiliser cette technologie et devait donc en parler à ses alliés. – Des avantages, capitaine ? demanda Garret. — Oui, monsieur. Le capitaine de frégate McKeon est notre expert sur ce système, alors je vais lui laisser le soin de vous expliquer. Capitaine ? — Oui, commandant. » Alistair McKeon se tourna vers les officiers graysoniens. Ce à quoi le capitaine Harrington fait référence, messieurs, est un tout nouveau drone de reconnaissance. Les DR ont toujours joué un grand rôle dans notre doctrine de défense, mais comme tout système de surveillance la vitesse de transmission des données a toujours limité l'enveloppe temporelle portée/réponse. En fait, un DR peut nous prévenir que quelqu'un arrive, mais si nous sommes trop éloignés de lui, nous ne pouvons pas répondre à temps. » Il s'arrêta et plusieurs hommes hochèrent la tête. – Toutefois nos ingénieurs de recherche et développement ont travaillé sur une nouvelle approche et, pour la première fois, nous disposons d'une capacité limitée de transmission supraluminique. — Une transmission supraluminique ? » s'exclama Calgary, et il était loin d'être le seul ébahi : cela faisait deux mille ans que l'humanité essayait d'envoyer des informations plus vite que la lumière. – Oui, monsieur. Sa portée demeure trop limitée pour avoir des applications autres que tactiques - notre rayon de transmission optimal atteint à peine quatre heures-lumière pour l'instant - mais cela suffit à nous donner un avantage certain. — Excusez-moi, capitaine McKeon, fit l'amiral Matthews, mais comment ça marche ? Enfin, ajouta-t-il en regardant Honor, si vous pouvez nous le dire sans compromettre votre propre sécurité. — Nous préférerions ne pas entrer dans les détails, amiral, répondit Honor. Moins pour des raisons de sécurité que parce que l'explication serait beaucoup trop technique pour être rapide. — Et parce que c'est sans doute trop technique pour que nos ingénieurs le dupliquent même si nous comprenions l'explication », ajouta Matthews avec un sourire ironique. Honor fut épouvantée par cette remarque mais des rires étouffés secouèrent les hommes de l'autre côté de la table. Elle avait craint de froisser des susceptibilités en affichant la supériorité technique de ses navires, mais Matthews avait l'air de mieux comprendre ses hommes qu'elle. Peut-être était-ce sa façon de lui dire qu'elle ne devait pas s'inquiéter. – Je suppose en effet, monsieur, dit-elle en souriant du côté droit de sa bouche. Du moins jusqu'à ce que nous vous donnions la technologie des molcyrcs et des vases de fusion haute densité. Bien sûr (son sourire s'élargit), une fois le traité signé, votre flotte va devenir beaucoup plus redoutable en tous points. » Les rires des Graysoniens se firent plus sonores cette fois, se teintant même d'un certain soulagement. Elle espérait qu'ils ne s'attendaient pas à la voir sortir une arme divine de son sac à malices technologique, mais tout ce qui pouvait leur remonter le moral dans l'instant valait le coup. Elle fit signe à Alistair de continuer. « Sur le principe, amiral, c'est un retour au bon vieux langage morse. Nos drones de reconnaissance nouvelle génération sont équipés d'un générateur de gravité supplémentaire qui leur permet de créer des impulsions directionnelles extrêmement puissantes. Puisque nos détecteurs gravitiques sont supraluminiques, nous obtenons de fait une réception en temps réel sur leur portée maximale. — C'est génial », murmura un capitaine qui portait l'insigne des chantiers navals. Puis il fronça les sourcils. Et très compliqué, j'imagine. — Oh oui, fit McKeon avec chaleur. Les besoins énergétiques sont énormes : nos ingénieurs ont dû développer toute une nouvelle génération de centrales de fusion pour les satisfaire, et ce n'était que le premier problème. Il a ensuite fallu concevoir un générateur d'impulsions gravitiques et l'intégrer au corps du drone. Comme vous pouvez sans doute l'imaginer, ce générateur pèse beaucoup plus lourd qu'une unité de propulsion et sa conception s'est révélée très problématique. Et puis le système comporte quelques limitations essentielles. D'abord, pour ne pas griller, le générateur a besoin de temps entre chaque impulsion, ce qui limite terriblement la vitesse de transmission de l'information. Pour l'instant nous ne parvenons à obtenir qu'une impulsion toutes les neuf virgule cinq secondes. À une fréquence pareille, ça va nous prendre un moment avant de pouvoir transmettre le moindre message complexe. — En effet, intervint Honor. Mais nous nous proposons de programmer les ordinateurs embarqués pour répondre aux paramètres de danger les plus probables grâce à de simples codes de trois ou quatre impulsions. Ils identifieront la nature de la menace et son approche en moins d'une minute. Les drones pourront ensuite envoyer des messages plus détaillés, dès que nous aurons commencé à leur répondre. — Je vois, fit Matthews avec un bref mouvement de tête. Et avec ce genre d'avertisseur, nous pouvons nous positionner de façon à les intercepter a avant qu'ils parviennent à portée d'attaque optimale de la planète. — Tout à fait. » Honor eut un signe de tête à son adresse avant de se tourner vers l'amiral Garret. « Et mieux encore, amiral, nous aurons le temps de déterminer un vecteur d'interception qui nous permettra de rester à leur hauteur au lieu de nous retrouver avec une vélocité de base si faible qu'elle ne nous autoriserait qu'une fenêtre d'affrontement limitée avant de nous faire semer. — je comprends, capitaine. » Garret se mordilla la lèvre puis il hocha la tête. « Je comprends », répéta-t-il. Il n'y avait pas la moindre trace d'aigreur dans sa voix et Honor en fut soulagée. « Si je m'étais rendu compte que vous aviez cette capacité, j'aurais approché ce problème d'une manière complètement » Il s'arrêta et se fendit d'un sourire forcé. « Évidemment, si je m'étais donné la peine de vous poser la question, je l'aurais su plus tôt, n'est-ce pas ? » La stupéfaction se lisait sur le visage de plus d'un Graysonien, comme s'ils ne pouvaient pas vraiment croire ce qu'ils venaient d'entendre. Honor se demandait comment elle devait répondre, mais il haussa les épaules et sourit plus naturellement. « Eh bien, capitaine, on dit qu'il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Les Manticoriens utilisent-ils cette expression eux aussi ? – Pas en parlant des hauts gradés, monsieur », répondit Honor, hésitante. Garret la surprit en éclatant de rire. On aurait dit un cheval en train de hennir, mais sa sincérité ne faisait aucun doute. Le doigt pointé vers elle, il n'arrivait pas à parler malgré ses efforts. Elle sentit un sourire asymétrique se dessiner en retour sur ses propres lèvres. « Très juste, capitaine, arriva-t-il enfin à placer, amenant de nouveaux sourires sur les visages des Graysoniens. Très juste en effet ! » Il se cala dans sa chaise. « Avez-vous d'autres idées, capitaine Harrington ? – Eh bien, comme vous le savez, nous avons évacué nos personnels civils à bord de nos transporteurs. » Garret eut un signe de tête affirmatif et Honor haussa les épaules. « Le rapport du capitaine Truman comprenait une demande de renforts prioritaire. Je suis sûre que cette demande sera satisfaite mais ces navires sont lents, amiral. J'aurais préféré envoyer l'un de mes navires de guerre, toutefois je ne peux pas me passer de l'Apollon si nous devons faire face à deux croiseurs modernes, et l'avarie du Troubadour le limite à une propulsion par impulseur. Qui plus est, privé de ses voiles Warshawski, il ne pourrait pas dépasser les bandes gamma. Si on pouvait envoyer l'un de vos vaisseaux hypercapables... » Elle s'arrêta car Garret et Matthews faisaient tous les deux non de la tête. Matthews jeta un coup d'œil à son supérieur, qui lui fit signe d'expliquer leur position. « Nous pouvons le faire, capitaine, mais notre technologie d'hyper voyage est beaucoup moins avancée que la vôtre. Nos bâtiments sont limités aux bandes gamma et nos voiles Warshawski ne nous permettent pas d'obtenir une accélération comparable à la vôtre. Je doute que nous puissions gagner plus d'une journée sur le temps de voyage de vos transporteurs. Dans ces conditions, je pense que ces navires seront mieux employés à détourner de vous ce qui reste de la flotte masadienne pendant que vous vous occuperez des Havriens. » Honor se tourna vers Truman et McKeon. Truman eut un petit signe de tête; quant à McKeon, il se contenta de hausser les épaules. Ni l'un ni l'autre ne s'était rendu compte que l'hyper capacité de Grayson était si limitée, mais Matthews avait raison. Le peu de temps gagné serait beaucoup moins utile que le soutien d'un vaisseau de guerre supplémentaire : les Masadiens n'attendraient sans doute plus que quelques heures avant d'attaquer. « Je crois que vous avez raison, amiral Matthews, acquiesçai-elle. Dans ce cas, je crains que nous ne puissions rien faire d'autre que préparer nos unités mobiles à agir et déployer les drones. A moins que... » Quelqu'un frappa à la porte de la salle de conférence puis l'ouvrit, laissant entrer le cliquetis des imprimantes. Honor haussa les sourcils. Le nouveau venu était un homme carré aux cheveux blancs, vêtu de l'uniforme de général de la Sécurité : ce n'était pas un officier de la flotte. « Conseiller Clinkscales ! » s'exclama Garret. Ses hommes et lui se levèrent promptement, imités par les Manticoriens. « Que puis-je pour vous, général ? — Désolé de vous interrompre, messieurs... dames. » Clinkscales s'arrêta pour examiner Honor et Alice Truman de ses vieux yeux féroces, le regard curieux et franc maïs circonspect. « Capitaine Harrington. » Elle prit la main qu'il lui tendait et il serra fort la sienne, comme s'il avait décidé de ne pas s'inquiéter de sa fragilité de femme. « Conseiller Clinkscales », murmura-t-elle en serrant sa main avec la même force. Le général esquissa un sourire glacial. « Je voulais vous remercier, dit-il brusquement. Grayson vous est extrêmement redevable, et moi de même. » Il était visiblement gêné d'avoir à le dire, mais aussi déterminé à prendre sur lui. « Je me trouvais là, c'est tout. Et puis c'est Nimitz qui a fait l'essentiel. S'il n'avait pas réagi aussi vite... » Elle haussa les épaules. « C'est vrai. » Clinkscales éclata de rire, « Je me demande s'il serait prêt à rejoindre les rangs des gardes du palais ? — je crains que non, monsieur. » Honor sourit et elle se rendit compte que seul Clinkscales, de tous les gens qu'elle avait rencontrés depuis l'attentat, n'avait pas l'air embarrassé par l'état de son visage. Apparemment, une fois qu'il avait décidé qu'on était un véritable officier, il s'attendait à ce que l'on porte ses blessures de guerre comme lui-même l'aurait fait. Honor se surprit à apprécier ce vieux dinosaure. « Dommage, fit-il avant de se tourner vers Garret. Comme je le disais, je suis désolé de vous interrompre mais mes hommes ont arrêté l'un des pilotes des vaisseaux maccabéens et il chante comme un pinson. — Ah oui ? » Le regard de Garret s'aiguisa. Honor elle aussi était très intéressée. « En effet. Il ne sait que dal... » Clinkscales s'arrêta et jeta un œil à Honor et Truman. Honor se força à ne pas sourire. « Il ne sait rien sur la classe des vaisseaux havriens, se corrigea le conseiller, en revanche il sait que Masada dispose d'une base avancée dans notre système. — À Yeltsin ? » Garret avait l'air choqué et Clinkscales eut un signe d'impuissance. « C'est ce qu'il dit. Il ne l'a jamais vue, et d'après ceux de ses amis qui ont eu cette chance, elle n'a pas été simple à construire. Mais il sait où elle se trouve ; de plus, il prétend que leur "plus gros vaisseau", quel qu'il soit, pourrait bien être à Endicott en ce moment. — Vraiment ? Honor se pencha vers lui. A-t-il dit pourquoi ? — Quelque chose sur le remorquage de leurs BAL, jusqu'ici », répondit Clinkscales. Honor ouvrit grand son œil valide, étonnée. Elle n'avait jamais entendu parler d'une telle opération ! Ce qui ne voulait pas dire qu'elle était impossible. Et puis cela expliquait comment ils les avaient amenés à Yeltsin. Mais s'ils disposaient de bâtiments modernes, pourquoi perdre du temps à remorquer des unités aussi limitées que les BAL masadiens ? « Il est sûr que le vaisseau amiral est parti ? demanda-t-elle, laissant de côté les questions. Et sait-il quand il doit revenir ? — Il sait qu'il devait partir. Il ne sait pas s'il est encore à Endicott mais je me dis que son absence pourrait expliquer pourquoi ils n'ont pas encore attaqué. Et si c'est le cas, le fait qu'ils n'aient toujours pas agi signifie peut-être que le vaisseau havrien n'est pas encore revenu. — Possible », murmura-t-elle. Elle jeta un regard à Truman et McKeon. « D'un autre côté, nous sommes de retour depuis presque vingt-six heures. Même s'il était parti avant notre arrivée, ce navire devrait être revenu maintenant. À moins que... » Elle frotta le côté engourdi de son visage puis se tourna vers Truman. « Vous avez une idée du temps que peut leur prendre le transit en remorquant des BAL, Alice ? — Je ne crois pas qu'il y ait moyen de le savoir sans essayer nous-mêmes. Personne n'a jamais fait ça, pour autant que je sache. D'ailleurs, je ne crois pas que cela aurait été possible si Yeltsin et Endicott avaient été plus éloignés. Quant à leur vitesse de transit, ils doivent sans doute faire attention, mais à quel point... » Truman haussa les épaules. « Ça dépend surtout du bâtiment qu'ils utilisent, pacha, intervint McKeon. je pense que le rapport de masse est critique. Et puis ils doivent se servir d'un vaisseau qui dispose d'une capacité de traction assez grande pour englober un BAL tout entier. » Honor acquiesça tout en continuant à frotter sa joue blessée, puis elle haussa les épaules. « De toute façon, le simple fait de savoir où les trouver serait un avantage énorme. En supposant que l'information soit fiable. » Elle se tourna vers Clinkscales et aperçut un reflet dur, presque effrayant, dans les yeux du chef de la Sécurité. « Oh, elle est fiable, capitaine, lui assura-t-il d'un ton menaçant. Ils ont installé une base sur Merle – une des lunes d'Uriel », ajouta-t-il à l'adresse d'Honor, qui hocha la tête. C'était logique. Uriel (Yeltsin VI) était une boule de gaz géante, plus grande que le Jupiter de Sol, au rayon orbital approchant les cinquante et une minutes-lumière, soit largement plus que la portée de n'importe quel capteur graysonien. « De quel genre d'installations disposent-ils ? » demanda brusquement l'amiral Matthews. Clinkscales eut un geste d'ignorance. « Ça, je ne le sais pas, amiral, et lui non plus. Pas en détail. » Le conseiller sortit une antique cassette audio. « J'ai amené tout ce qu'il a su nous dire, pour que vos hommes se fassent une opinion plus précise. Tout ce dont il est sûr c'est que "Maccabée"... (le vieux général refusait de prononcer le nom de Jared Mayhew) a détourné certains de nos propres navires de construction dotés d'équipages maccabéens pour aider à la bâtir. Malheureusement, son vaisseau n'était pas du nombre, mais il a entendu un autre capitaine dire qu'ils avaient installé des capteurs modernes. Ils pourraient bien également disposer de quelques armes lourdes en provenance de Havre, mais il ne saurait en jurer. — Mon Dieu, marmonna un Graysonien tandis que le visage d'Honor se raidissait. — Je ne crois pas qu'ils aient pu transformer Merle en véritable forteresse, fit vivement Matthews. Pas sans la capacité de générer une bulle protectrice autour d'une lune qui mesure huit mille kilomètres de diamètre. » Il lança un regard à Honor, qui secoua la tête. « Non, amiral. Même Manticore ne fait pas encore ce genre de miracles, dit-elle sèchement. — Alors tout ce dont ils disposent était sans doute conçu pour nous arrêter. Ils n'ont sûrement pas installé de plates-formes orbitales. Ils ont pris un risque en construisant une base du côté lunaire parce que nous nous livrons régulièrement à des exercices dans la région. Maccabée... (comme Clinkscales, Matthews se refusait à employer le nom de Mayhew) avait accès à nos programmes, donc il pouvait leur dire quand se faire discrets, mais ils n'auraient pas pu nous cacher des installations orbitales. » Honor acquiesça, suivant son raisonnement. « Et des défenses fixes seraient beaucoup plus vulnérables que mes vaisseaux. » Elle avait parlé vite et son élocution s'en ressentait mais nul ne parut le remarquer. « Exactement. Et s'il y a une chance que le gros de leur puissance de feu havrienne soit ailleurs... » Honor regarda Matthews un instant et se rendit compte qu'elle se frottait le visage beaucoup plus énergiquement. Elle se força à arrêter avant d'abîmer encore plus sa peau insensible, puis elle hocha la tête d'un air décidé. « Tout à fait, amiral. Quand vos unités peuvent-elles être opérationnelles ? » CHAPITRE VINGT-TROIS « Pacha ? Thomas Theisman se réveilla en sursaut et son second recula vivement tandis qu'il s'asseyait et passait les jambes par-dessus le bord du canapé. « Quoi? demanda-t-il d'une voix pâteuse tout en frottant ses yeux ensommeillés. Le capitaine est de retour ? — Non, commandant, répondit sans joie le lieutenant Hillyard. Nous détectons toute une ribambelle de signatures d'impulsion qui se dirigent vers nous. — Vers nous ? Vers Uriel, plutôt ? — Tout droit sur Merle, pacha. » Hillyard croisa son regard avec une grimace inquiète. « Oh, merde. » Theisman se leva en regrettant d'avoir jamais quitté la République populaire. « Quel genre de signature ? Celle d'Harrington ? — Non, commandant. — Al, je ne suis pas d'humeur à entendre de mauvaises blagues ! — Je ne plaisante pas. Nous ne la voyons nulle part. — Bon Dieu, les Graysoniens ne nous attaqueraient pas tout seuls, c'est impossible ! Harrington est forcément là-dehors ! — Dans ce cas, on ne l'a pas encore vue, commandant. — Bordel de merde. » Theisman se frotta le visage dans l'espoir de réveiller son cerveau engourdi. Le capitaine Yu avait quarante heures de retard, les rapports en provenance d'Uriel auraient suffi à vous retourner l'estomac, et maintenant le pompon! « D'accord. » Les os de sa colonne vertébrale craquèrent comme il se redressait et attrapait sa casquette. « Allons sur le pont voir ce qui se passe. — Bien, commandant. » Le second le suivit hors de la cabine. « Nous ne les avons détectés qu'il y a cinq minutes environ, poursuivit-il. Nous avons de drôles de relevés d'activité intra système, comme des impulsions gravitiques assez discrètes. » Theisman le regarda et Hillyard haussa les épaules. « On n'y comprend rien, pacha. Elles sont disséminées un peu partout et ne semblent pas "faire" quoi que ce soit, mais pendant qu'on les cherchait nos capteurs regardaient du mauvais côté. Les Graysoniens avaient peut-être commencé à décélérer depuis une demi-heure quand on les a détectés. — Hmm. » Theisman se frotta le menton et Hillyard l'observa en coin. « Pacha, fit-il d'un ton hésitant, c'est peut-être une question déplacée, mais, vous avez entendu parler de ce qui se passe à la hase ? — En effet, c'est une question déplacée ! » Le lieutenant recula Theisman fit la grimace. « Désolé, Al. Oui, j'en ai entendu parler, mais... » Il frappa violemment du poing sur la cloison puis s'arrêta brusquement pour se tourner vers son second. « Je ne peux absolument rien y faire, Al. Si ça ne tenait qu'à moi, je buterais tous ces fils de pute... mais n'en dites pas un mot, même à nos hommes ! » Il soutint férocement le regard d’Hillyard jusqu'à ce que ce dernier acquiesce lentement. Puis il se frotta de nouveau le visage. « Bon Dieu, je déteste ce boulot, il pue ! Le capitaine n'avait pas prévu ça, Al. Je sais ce qu'il en penserait et j'ai été aussi clair que possible avec Franks quant à ma propre position, mais je ne peux pas prendre le risque de contrarier les plans du capitaine : j'ignore comment il gérerait la situation. En plus, fit-il avec un sourire forcé, nous n'avons pas de fusiliers. — Oui, commandant. » Hillyard baissa lès yeux et ses lèvres se contractèrent. « Je me sens tellement... sale à cause de tout ça. — Nous tous, Al, moi comme vous. » Theisman soupira. Il se remit en route et Hillyard dut trottiner pour rester à sa hauteur. Quand je rentrerai à la maison – si jamais je rentre..., murmura sauvagement Theisman, je vais trouver le connard qui a eu cette idée. Je me tape de savoir qui c'est, si je le trouve, il est mort. Je n'ai pas signé pour ce genre de conneries, et ce n'est pas son grade qui sauvera ce fils de pute dans une ruelle sombre ! » Il s'arrêta et jeta un regard oblique à Hillyard. « Vous n'avez rien entendu, lieutenant, fit-il d'un ton sec. — Bien sûr, pacha. » Hillyard fit encore quelques pas avant de lever les yeux vers son supérieur. « Vous voulez un peu d'aide dans votre ruelle sombre, commandant? Nimitz lui manquait. Le dossier de son siège semblait vide sans lui, mais le chat sylvestre était en sécurité dans son module de survie. Il n'était pas plus heureux qu'elle au moment de se séparer, pourtant il avait déjà vécu cette situation et il s'était installé sans protester quand elle l'avait enfermé. Elle cessa de ruminer sa solitude et étudia sa carte. Un solide triangle de BAL précédait son vaisseau. À chaque sommet se trouvait l'un des trois navires de guerre graysoniens restants, tandis que le Troubadour et l'Apollon se pressaient par travers bâbord et tribord de l'Intrépide. Une formation guère orthodoxe qui plaçait les meilleurs systèmes de détection derrière ceux moins capables des unités graysoniennes, mais qui, si elle fonctionnait comme prévu... Elle entendit un bruit discret et leva les yeux pour voir le capitaine Brentworth en train de jouer avec son casque à côté d'elle. Son encombrante combinaison antivide le désignait comme un étranger au sein de l'équipage vêtu de combinaisons souples; de plus, contrairement à tous les autres, il n'avait rien d'autre à faire que de rester planté là à s'inquiéter. Il sentit le regard d'Honor et baissa les yeux. Elle le gratifia d'un de ses sourires bancals. — Vous ne vous sentez pas à votre place, Mark ? » demanda-t-elle gentiment. Il hocha la tête d'un air penaud. « Ne vous inquiétez pas. Nous sommes heureux de vous avoir à bord. — Merci, capitaine. Je me sens simplement inutile sans rien à faire. » Il désigna sa carte d'un geste. « En fait, notre flotte tout entière a sans doute la même impression en ce moment. — Capitaine Brentworth, nous ne pouvons pas accepter ça! » rit une voix joyeuse. L'œil valide d'Honor se mit à briller lorsque Venizelos apparut de l'autre côté de son fauteuil de commandement. «Je vais vous dire un truc, poursuivit le second : si vous nous laissez les Havriens, on vous laisse tous les Masadiens. Qu'en pensez-vous ? — Ça me semble honnête, capitaine, répondit Brentworth en souriant. — Parfait. » Venizelos baissa les yeux vers le commandant. Steve pense qu'il reste encore une heure et cinquante-huit minutes, pacha. À votre avis, ils savent qu'on est là ? » Leur vitesse est tombée à vingt-six mille cinquante-quatre km/s, commandant, annonça l'officier chargé du pointage à l'arrivée de Theisman sur le pont du Principauté. Distance quatre-vingt-douze virgule deux millions de kilomètres. Ils devraient s'arrêter pile au-dessus de nous dans cent dix-huit minutes. » Theisman se dirigea vers l'écran tactique principal et l'observa d'un air menaçant. Un triangle compact de signatures d'impulsion se dirigeait vers lui, décélérant de trois cent soixante-quinze gravités, le maximum qu'un BAL graysonien puisse supporter. 1Trois signatures plus puissantes brillaient aux sommets du triangle mais ce n'étaient pas celles des vaisseaux d'Harrington. Le Principauté disposait de bons relevés de masse sur ces points : ils représentaient forcément ce qui restait de la flotte graysonienne. « On a quelqu'un en position pour voir derrière ce mur ? — Non, commandant. A part le Vertu, tout le monde est ici. — Mouais. » Theisman se frotta le sourcil et se maudit de ne pas avoir convaincu Franks d'envoyer l'un des contre-torpilleurs masadiens à Endicott au retour d'Harrington. L'amiral avait refusé sous prétexte que le Tonnerre divin avait déjà deux heures de retard et arriverait donc incessamment. Tout ce que Theisman avait réussi à obtenir, c'était que le Vertu soit envoyé au point de translation du Tonnerre pour prévenir le capitaine dès son arrivée. Il écarta cette idée pour se concentrer sur la carte. Les Graysoniens avaient tout l'air d'avoir lancé cette petite expédition sans Harrington, mais s'ils savaient dans quoi ils s'engageaient, il leur fallait un immense courage -- et une bêtise comparable. Mais le savaient-ils ? Manifestement, ils étaient au courant de quelque chose, sinon ils ne seraient pas là. Theisman ignorait comment ils avaient eu vent de la présence masadienne sur Merle mais il semblait peu probable qu'Harrington ait pu récupérer des données exploitables sur les BAL de Danville. Heureusement pour eux, aucun vaisseau masadien ne s'était trouvé à proximité pour aider Danville; toutefois le contre-torpilleur Pouvoir avait pu effectuer des relevés gravitiques longue portée, et Harrington n'avait même pas ralenti. Il n'y avait donc pas eu d'épave assez grosse pour qu'on se donne la peine de la fouiller – ce qui confirmait l'analyse de Theisman. Mais si ce n'était pas Harrington qui avait découvert l'existence de Merle, cela impliquait forcément une fuite du côté graysonien. La base d'origine était antérieure à l'engagement de Havre et les Masadiens s'étaient toujours montrés très secrets quant à la façon dont ils l'avaient construite. Toutefois, ils avaient presque certainement eu recours à une aide locale; quel qu'ait été leur assistant, il avait sans doute vendu la mèche. Et dans ce cas, les Graysoniens ne se rendaient peut-être pas compte de ce qui les attendait ici. Enfin, rectifia-t-il amèrement, de ce qui aurait dû les attendre si le capitaine n'avait pas eu tant de retard. Merde, merde, merde ! Plus rien n'allait, et impossible de savoir ce que le capitaine aurait voulu qu'il y fasse ! Il prit une profonde inspiration. Au pire, les Graysoniens avaient découvert Merle, appris l'existence du Principauté et du Tonnerre divin, et tout raconté à Harrington. Que ferait-il à sa place ? Putain, il ne viendrait certainement pas droit sur eux, pas s'il connaissait l'existence du Tonnerre! Il enverrait saris doute ses contre-torpilleurs chercher du renfort et garderait ses croiseurs au centre du système pour couvrir Grayson en priant comme un taré pour que la cavalerie arrive à temps. D'un autre côté, Harrington était très forte. La flotte de la République l'avait soigneusement étudiée depuis Basilic et elle pouvait très bien s'imaginer affronter le Tonnerre si les Graysoniens occupaient les Masadiens entre-temps. Theisman ne voyait pas comment elle pourrait s'y prendre mais il n'aurait pu jurer que c'était impossible. Mais dans ce cas, où était-elle ? Il examina de nouveau la formation graysonienne. Si elle était là-dehors, c'était forcément derrière ce triangle ; elle devait le suivre d'assez près pour que les impulseurs de tous ces BAL réunis la dérobent à la vue des capteurs gravitiques situés en avant du triangle. Seulement, d'après son dossier, elle était assez sournoise pour envoyer ainsi les Graysoniens afin qu'il arrive à cette conclusion alors qu'elle se trouvait ailleurs... par exemple à l'affût de vaisseaux havriens abandonnant leurs alliés masadiens. Son regard se tourna vers un écran de vision directe empli de l'énorme sphère d'Uriel. La planète était si grosse qu'elle générait une hyperlimite de presque cinq minutes-lumière, soit la moitié de celle d'un astre M9. Cela signifiait que le Principauté devrait accélérer au maximum de sa puissance pendant quatre-vingt-dix-sept minutes avant de pouvoir opérer une putain de translation. Or Harrington pouvait avoir positionné ses croiseurs sur une course balistique afin d'arrêter ceux qui tenteraient de s'enfuir. Si ses impulseurs étaient coupés, il ne la verrait pas arriver avant qu'elle entre à portée des radars, alors qu'elle le détecterait dès qu'il allumerait son impulsion. Elle aurait ainsi le temps d'ajuster son propre vecteur. Sans doute pas assez pour un duel classique mais suffisamment pour que deux croiseurs réduisent un contre-torpilleur en fumée. En supposant, bien sûr, qu'elle ignorait tout du Tonnerre divin et qu'elle s'attendait à le voir fuir. Il jura encore intérieurement et vérifia combien de temps il lui restait avant l'arrivée des Graysoniens. Cent sept minutes. S'il voulait s'en aller, il aurait intérêt à le faire vite... et si on lui laissait le choix, c'est exactement ce qu'il allait faire. Thomas Theisman n'était pas un trouillard mais il savait ce qui se passerait si Harrington frappait en l'absence du Tonnerre divin; et puis, à plus long terme, si elle avait demandé du renfort, il arriverait bien avant aucune force en provenance de Havre. De plus, à l'origine, le plan voulait qu'on réussisse cette-opération en évitant la guerre contre Manticore. Tout le monde savait que ce conflit approchait, mais ce n'était ni le temps ni le lieu pour le commencer. Enfin, les guerres éclataient rarement à l'instant et à l'endroit prévus. Il redressa les épaules et se détourna de l'écran. — Al, mettez-moi en communication avec l'amiral Franks. — Ne soyez pas ridicule, capitaine ! lança l'amiral Ernst Franks. — Amiral, je vous assure qu'Harrington et ses vaisseaux se tiennent juste derrière les BAL. — Même si vous aviez raison – ce dont je suis loin d'être persuadé –, les armes dont nous disposons sur Merle nous donnent l'avantage. Nous allons annihiler ses alliés puis nous concentrer sur elle et l'achever dans la foulée. — Amiral, répondit Theisman, qui se faisait violence pour garder son calme, ils ne seraient pas là s'ils n'avaient pas une petite idée de ce qui les attend. Cela veut dire... — Cela ne veut rien dire, capitaine. » Les yeux de Franks s'étrécirent. Il avait eu des échos de ce que cet infidèle pensait de son combat contre le Madrigal. « C'est vous qui nous avez fourni nos missiles. Vous connaissez leur portée efficace, et vous savez que rien dans l'arsenal des apostats ne pourrait les arrêter. — Monsieur, vous n'aurez pas affaire aux défenses des Graysoniens, fit Theisman, au bord du désespoir. Et si vous avez trouvé les défenses actives du Madrigal efficaces, essayez d'imaginer ce qu'un croiseur de classe Chevalier stellaire va nous faire ! — Moi je ne crois pas qu'Harrington soit là ! aboya Franks. Contrairement à vous, je sais exactement quel genre d'information a pu tomber aux mains des apostats et je ne fuis pas devant une menace imaginaire ! Il s'agit simplement d'une expédition venue vérifier les histoires abracadabrantes que X tient de y, qui lui-même les tient de Z. Ils n'oseraient pas éloigner de Grayson les vaisseaux de cette chienne d'infidèle pour aller à la chasse aux rumeurs alors que le Tonnerre divin pourrait se jeter sur la planète en son absence. — Et si vous aviez tort, amiral ? demanda Theisman d'une voix raide. — J'ai raison. Mais même si j'avais tort, dites-vous qu'elle vient à nous selon nos propres termes. Nous allons éliminer les apostats puis la submerger sous un feu à courte portée, comme nous l'avons fait avec le Madrigal. » Theisman ravala un juron. Si Harrington était bien là, cette tactique était suicidaire. Franks s'était fait botter les fesses jusqu'aux oreilles par un foutu contre-torpilleur, alors à quoi s'attendait-il face à deux croiseurs ? Inutile de protester, cependant. Franks avait trop entendu dénigrer sa précédente tactique, il avait obstinément soutenu que la responsabilité de ses lourdes pertes incombaient à la portée supérieure des missiles du Madrigal et à la façon dont celui-ci avait endommagé sa flotte avant même que les Masadiens puissent riposter. Cette fois-ci, c'est lui qui disposait de l'avantage d'une longue portée depuis la base de Merle et il était fermement décidé à prouver qu'il avait eu raison la première fois. — Alors quels sont vos ordres, amiral ? s'enquit brutalement Theisman. — La force opérationnelle va se mettre en formation derrière Merle comme prévu. Les lanceurs de la base ouvriront le feu dès que les apostats entreront à leur portée. Si l'un d'eux – ou de vos Manticoriens – y survit, nous pourrons les affronter avec une vélocité de base équivalente à courte portée. — je vois. » C'était sans doute le plan de bataille le plus stupide que Theisman ait jamais entendu, vu la qualité des deux forces, mais il ne pouvait rien y faire à moins de filer à l'anglaise. Or, d'après la tête que faisait Franks, il soupçonnait les Masadiens d'avoir braqué leurs armes à énergie sur le Principauté. S'ils pensaient que le vaisseau tentait de s'enfuir, ils se chargeraient eux-mêmes de le détruire. — Très bien, amiral. » Il coupa la transmission sans plus s'embarrasser de politesse et jura pendant deux minutes d'affilée. — Plus que quarante minutes, commandant, annonça Stephen DuMorne. La portée est d'environ dix virgule six millions de kilomètres. — Com, demandez à l'amiral Matthews d'ouvrir le mur. On va jeter un coup d'œil », fit Honor. Si les Havriens avaient donné ce qu'elle craignait aux Masadiens, Matthews et elle allaient le savoir dans à peu près cent quarante secondes. — Bordel, je le savais ! » cracha le capitaine Theisman. Ses propres capteurs étaient aveugles derrière Merle mais les systèmes de détection de la base transmettaient leurs données au Vertue ça allait changer. Le mur compact de BAL venait de s'écarter pour révéler les signatures beaucoup plus puissantes qui se trouvaient derrière lui. Il s'agissait bien d'Harrington... et elle était aussi bonne que le disait son dossier, bon sang ! Sous ses yeux, les vaisseaux manticoriens vinrent se placer en avant du bouclier, adoptant une formation antimissile classique et déployant des leurres pendant que les Graysoniens disparaissaient derrière eux. L'amiral Matthews observait patiemment son écran. Le Covington était encore privé de cinq lance-missiles mais ses armes à énergie et les générateurs de barrières latérales avaient été réparés en un temps record. Malgré tout, Matthews savait à quel point le navire aurait été impuissant face à l'attaque que le capitaine Harrington invitait délibérément. Il avait été horrifié lorsqu'elle lui avait décrit l'endurance des missiles sol-air havriens, due à leur propulsion plus robuste et plus imposante, mais elle avait eu l'air confiante. L'heure était venue de voir si cette confiance était justifiée. Si ces missiles bénéficiaient de l'endurance estimée, ils accéléreraient jusqu'à l'incroyable vitesse de cent dix-sept mille km/s et parcourraient plus de huit millions de kilomètres avant que leur propulsion ne s'éteigne. Étant donné la vitesse d'approche de leurs propres bâtiments, on arrivait à une portée d'engagement efficace supérieure à neuf millions de kilomètres. La base devrait donc lancer la première bordée... à peu près... maintenant. — Missiles détectés ! aboya Rafael Cardones. Ils approchent à huit cent trente-trois km/s2. Impact prévu dans cent trente-cinq secondes à partir de... maintenant ! — Lancez les défenses actives, plan Alpha. — À vos ordres, commandant. Lancement du plan Alpha. » Le capitaine Theisman parvint à cesser de jurer. Il quitta des yeux sa carte pour lancer un regard assassin au lieutenant Trotter tandis que les premiers antimissiles manticoriens frappaient. Trotter n'y pouvait rien s'il était l'un des très rares officiers masadiens à bord du Principauté. En fait, c'était un type plutôt sympa, qui l'était devenu plus encore par une sorte de contamination intellectuelle au cours de son séjour à bord du vaisseau havrien. Malheureusement pour lui, il était masadien et à portée de main. Trotter sentit le regard de son capitaine et rougit sous l'effet d'un curieux mélange de sentiments : humilié, il aurait voulu s'excuser, mais il en voulait aussi au commandant. Il ouvrit la bouche puis la referma et Theisman se força à détourner le regard. En guise d'excuse, il eut un petit haussement d'épaules à l'adresse du Masadien, puis il se concentra de nouveau sur sa carte. La salve comptait trente missiles, plus qu'Honor n'en attendait, et ils étaient gros et dangereux. Chacun pesait plus de cent soixante tonnes, soit deux fois plus que ses propres missiles, et tout ce poids supplémentaire était dévolu à une impulsion plus robuste, de meilleures têtes chercheuses et des assistants de pénétration auxquels aucun missile havrien embarqué ne pouvait prétendre. Toutefois, elle s'y était attendue et Rafe Cardones ainsi que le capitaine de corvette Amberson, l'officier tactique de l'Apollon, avaient disposé l'escadre selon un plan de défense classique en trois étapes. Les antimissiles de l'Intrépide se chargeaient des interceptions à longue distance tandis que l'Apollon et le Troubadour s'occupaient des projectiles qui échappaient au vaisseau amiral. Quant à ceux qui passaient à travers les deux couches d'interception, ils auraient affaire aux lasers des trois vaisseaux regroupés sous le contrôle de l'Intrépide. Sur son écran tactique, Honor effectuait le pointage des vecteurs d'approche des missiles afin de situer les lanceurs. — On attaque les lanceurs, commandant? demanda nerveusement Cardones tandis que partaient ses premiers antimissiles. — Pas encore, monsieur Cardones. » Honor voulait conquérir cette base intacte si possible, car elle ne disposait toujours pas d'une identification catégorique des vaisseaux modernes auxquels elle devrait faire face. Elle allait peut-être le découvrir très vite à ses dépens, mais dans le cas contraire elle trouverait bien quelque part sur cette base les fichiers (ou les gens) qui sauraient le lui dire. Une seconde salve partit de Merle; elle contenait exactement le même nombre de projectiles. Honor hocha la tête en vérifiant le temps écoulé. Trente-quatre secondes. Les Renseignements généraux estimaient que les Havriens disposaient de nouveaux lanceurs à trois coups exécutant un cycle de tir en trente à quarante secondes. D'après le délai entre les lancers, il semblait donc ne pas y avoir plus de trente tubes. Restait à savoir combien de missiles étaient alloués à chaque lanceur. Elle ramena son attention vers les projectiles de la première salve. Leurs CME étaient plus efficaces que les RG ne l'avaient prédit. Quinze d'entre eux étaient passés à travers la zone d'interception avancée gérée par Cardones, mais ses ordinateurs étaient déjà en train d'adapter leurs solutions initiales et de les transmettre à l'Apollon et au Troubadour. Les puissantes propulsions de ces missiles leur conféraient une vitesse incroyable : ils avaient déjà atteint une vélocité deux fois supérieure à celle d'aucun projectile qui serait parti de l'Intrépide à l'arrêt. Mais la vitesse ne suffisait pas à prendre le dessus car la distance de lancement laissait amplement le temps aux Manticoriens de prévoir des interceptions. L'écran d'Honor émit un bip sonore au lancement de la troisième salve et elle se mordit la lèvre. Elle y alla trop fort du côté gauche, inerte, et le goût du sang se répandit dans sa bouche avant qu'elle ait relâché sa pression. Trois bordées, soit quatre-vingt-dix missiles. C'était plus qu'elle n'aurait cru les Havriens susceptibles de confier aux Masadiens. Si une quatrième salve partait, il lui faudrait abandonner l'idée de prendre la base intacte et se résoudre à la détruire. Quatre missiles de la première salve dépassèrent la zone d'interception médiane et des témoins se mirent à clignoter sur les panneaux tactiques de l'Intrépide. Les ordinateurs travaillaient sans relâche : ils calculaient déjà les trajectoires des antimissiles chargés de la troisième salve, tout en ajustant celles des projectiles de l'Apollon et du Troubadour sur la deuxième et en concentrant le feu des lasers des trois bâtiments sur ce qui restait de la première salve. Honor ressentit un soudain accès de fierté pour son escadre au moment où le dernier missile de la première vague explosa à trente mille kilomètres de l'Intrépide. L'amiral Wesley Matthews sentit le cœur lui manquer en découvrant la densité et l'accélération des bordées ennemies. Il se souvenait de ce que des missiles bien plus petits et plus lents avaient infligé à la flotte graysonienne. Mais cette fois il ne s'agissait pas d'une embuscade, et puis les vaisseaux d'Harrington avaient été construits par des sorciers plutôt que par des techniciens ! Ils avaient une efficacité nette et franche, une précision mortelle et sublime qui leur permettaient de détruire les missiles par grappes de trois, quatre ou cinq. Sur le pont, l'équipage oublia toute retenue militaire pour se mettre à crier et siffler comme les spectateurs d'un événement sportif. Matthews se serait bien joint à eux mais il s'en abstint. Pas par professionnalisme, ni par dignité ou par conscience de l'exemple qu'il devait donner. Ce qui l'arrêta, ce fut l'idée que quelque part derrière ces missiles en approche se trouvait au moins un navire qui pouvait faire aussi bien que ceux d'Harrington. — Et voilà les derniers, pacha », fit amèrement Hillyard. Theisman grogna. C'était tout Franks de jeter l'argent par les fenêtres, pensa-t-il, mauvais. Si efficaces que se soient révélées les défenses actives d'Harrington, ses systèmes devaient être sollicités jusqu'à leur limite. Si seulement Franks avait accepté de retarder les lancements suivants jusqu'à ce que la distance soit plus réduite et que les Manticoriens disposent d'un délai de réponse moindre... mais non ! Au lieu de cela, il essayait de les noyer sous le nombre de ses missiles alors que n'importe quel idiot aurait compris que le moment choisi importait plus que la quantité. Il consulta sa carte. Harrington se trouvait encore à trente-cinq minutes de la base. Assez pour effectuer un léger mais judicieux ajustement dans sa position... à supposer que Franks ne l'abatte pas en s'imaginant qu'il essayait de s'enfuir. Ça ne changerait pas grand-chose au résultat final mais le professionnel qu'il était se refusait à perdre sans avoir rien fait. Ses doigts se mirent à danser sur le clavier pour afficher un vecteur test sur son écran et il hocha la tête. — Astrogation, téléchargez les données de mon pupitre ! — À vos ordres, monsieur. Téléchargement. — À mon signal, paré à exécuter, fit Theisman avant de se tourner vers le lieutenant Trotter. Com, informez l'amiral que je vais ajuster ma position pour optimiser l'efficacité de mon tir dans... (il jeta un coup d'œil à son chronomètre) quatorze virgule six minutes à compter de maintenant. — À vos ordres, monsieur », répondit Trotter. Cette fois Theisman lui sourit car la voix de l'officier de communication était aussi décidée que celle de l'astrogateur. La deuxième salve de Merle eut encore moins de réussite que la première et Honor se détendit un peu en constatant qu'il n'y avait pas de quatrième lancer. Soit ils avaient épuisé leurs munitions, soit il s'agissait d'une feinte, mais vu la vitesse à laquelle ces trois salves s'étaient succédé, elle doutait de la deuxième hypothèse. Elle leva les yeux vers Venizelos. « Je crois qu'on n'aura pas besoin de bombarder la base pour finir, Andy, fit-elle tandis que la dernière- vague de missiles approchait. Tant mieux. J'espère encore pouvoir... » Une lumière écarlate se répandit sur le pont, et Honor tourna vivement la tête tandis qu'une alarme se menait à hurler. « La défense active numéro trois rejette notre solution ! » Les mains de Cardones dansaient sur son pupitre. « Passage en commande manuelle. » Honor serra les poings pendant que trois missiles profitaient de ce trou inopiné dans leurs défenses. « Plan Baker deux ! ordonna Cardones en essayant de maîtriser les voyants d'alerte. — À vos ordres, monsieur ! » La voix de contralto de l'enseigne Wolcott était tendue mais ses mains allaient aussi vite que celles de son supérieur. « Baker deux paré ! » L'un des missiles disparut après que le laser de l'Apollon l'eut pris pour cible, conformément aux instructions de Wolcott, mais il en restait deux. Les ordinateurs de l'Intrépide les avaient considérés comme déjà détruits avant que la défense active numéro trois ne se mette hors ligne. Maintenant ils se débattaient désespérément pour réaffecter les priorités adéquates aux séquences de feu et Honor s'inquiétait en vain. Ça allait être serré. S'ils ne les arrêtaient pas au moins à vingt-cinq mille kilomètres... Un autre projectile fut détruit à vingt-sept mille kilomètres. Un leurre à bâbord détourna le troisième, qui détona pourtant six centièmes de seconde trop tard par travers bâbord; le HMS Intrépide frémit de douleur. Une douzaine de rayons laser frappèrent la barrière latérale bâbord, qui les dévia pour la plupart loin de la coque, mais deux rayons passèrent à travers l'écran antiradiations. La céramique composite et les alliages de la coque en acier armé résistèrent obstinément, absorbant et déviant une énergie qui aurait suffi à déchiqueter la coque en titane d'un vaisseau graysonien. Mais rien ne put tout à fait les arrêter et les alarmes d'avarie se mirent à hurler. « Frappes directes sur laser deux et missile quatre ! » Honor tapa du poing sur l'accoudoir de son fauteuil. « Soute à munitions trois ouverte sur l'espace. Défense active deux hors ligne, pacha! L'équipe de contrôle d'avarie est dessus, mais nous avons de grosses pertes au niveau du laser deux. — Compris. » La voix d'Honor était dure; pourtant, alors même qu'elle répondait d'un ton grinçant, elle savait qu'ils avaient eu de la chance, beaucoup de chance. Ce qui ne réconforterait sans doute pas les familles de ceux qui venaient de mourir, pas plus qu'elle-même d'ailleurs. « La défense active trois est de nouveau en ligne, commandant », annonça l'enseigne Wolcott d'une petite voix; Honor hocha brièvement la tête. « Com, passez-moi l'amiral Matthews. » Le visage du Graysonien apparut sur le terminal du fauteuil de commandement. « Les avaries sont graves, capitaine ? demanda-t-il simplement. — Ça aurait pu être pire, monsieur. Nous travaillons à réparer. » Matthews allait dire quelque chose mais il s'arrêta en voyant l'expression qui animait le côté mobile du visage d'Honor. Il se contenta d'un signe de tête. « Nous dépasserons Merle dans... (elle jeta un coup d'œil à sa carte) vingt-sept minutes. Puis-je suggérer que nous passions en formation d'attaque ? — Vous pouvez, capitaine. » La voix de Matthews était sévère mais ses yeux brillaient. Theisman soupira de soulagement quand le Principauté se mit en mouvement sans s'attirer les foudres d'aucun de ses « amis ». Son vaisseau n'était pas fait pour un combat si rapproché car son armement en missiles lourds laissait peu de place aux armes à énergie, ce qui risquait d'être fatal à cette distance. Mais Harrington venait enfin de faire une erreur : comme il l'avait prévu, elle maintenait sa force groupée en dépassant Merle, à la recherche de l'ennemi qu'elle savait devoir se tapir derrière la base. Elle ne pouvait pas savoir exactement à quoi s'attendre et ne prenait donc pas le risque d'isoler ses unités, au cas où elles tomberaient sur un vaisseau moderne. C'était logique puisque quiconque espérait la battre devrait garder ses forces groupées ou courir ce même risque de défaite en combat singulier. Toutefois, il était impossible que Franks la batte. Cela voulait dire que le Principauté mourrait de toute façon, et les choix qui s'offraient à un kamikaze étaient fort différents. Le contre-torpilleur havrien accéléra, contournant Merle dans le même sens que ses ennemis. « Feu à volonté ! » ordonna Honor comme son écran se constellait soudain de signatures ennemies. Pas le temps de planifier des manœuvres prudentes. La fusillade aurait lieu à bout portant et celui qui tirerait le premier survivrait. Les effectifs étaient presque équilibrés et les BAL graysoniens plus gros et plus puissants que ceux de leurs opposants. De plus, aucun des vaisseaux figurant dans l'ordre de bataille de Masada n'approchait les performances des navires d'Honor. Toutefois, les capteurs de Merle leur avaient transmis les coordonnées d'approche des assaillants avant que ceux-ci puissent les apercevoir et la flotte masadienne porta donc les premiers coups sans avoir été localisée par l'Intrépide. Le croiseur frémit comme un rayon laser traversait sa barrière latérale à bout portant pour détruire le laser neuf. Un BAL graysonien explosa juste derrière lui et l'Apollon fut touché deux fois de suite, mais les Masadiens étaient également frappés en retour. Deux de leurs BAL se retrouvèrent en plein sur le chemin du Covington, et le vaisseau de Matthews les détruisit sans avoir été touché plus d'une fois. Le contre-torpilleur Domination concentra son tir sur le Saül, réduisant le vaisseau graysonien à l'état d'épave, mais le Troubadour se trouvait sur le flanc du Saül et se chargea de réduire en bouillie le navire masadien. Le Domination disparut dans une boule de feu et deux BAL graysoniens s'élancèrent sur le contre-torpilleur Pouvoir pour un combat rapproché sauvage et vicieux. Ernst Franks jura comme un charretier tandis que les vaisseaux ennemis déchiraient sa formation. Les lasers du Salomon vinrent à bout d'un BAL apostat, puis d'un autre, mais tout se passait trop vite et trop près pour que ses ordinateurs arrivent à suivre. Le Salomon tira de nouveau sur une cible qu'il avait déjà détruite, pendant que le Pouvoir explosait. Franks tourna instinctivement la tête vers son affichage tactique pour voir le HMS Intrépide passer devant son vaisseau amiral. Les rayons concentrés du croiseur se précipitèrent tout droit dans le trou béant à l'avant des bandes gravifiques et le dernier croiseur de la flotte masadienne disparut dans un éclair éblouissant quand ses vases de fusion cédèrent. Honor observait son écran et son unique œil valide lui faisait mal tant elle se concentrait. Les navires masadiens tombaient plus vite encore qu'elle ne l'aurait espéré, mais où donc étaient les Havriens ? Avaient-ils fait tout ce chemin pour les manquer ? Elle grimaça alors qu'un nouveau BAL allié explosait. Toutefois il ne restait plus qu'une poignée de BAL masadiens, sans aucun vaisseau de guerre pour les soutenir, et les unités de Matthews se chargeaient d'eux avec une précision méthodique. « Timonier, virez par deux-sept-zéro ! — À vos ordres, commandant. Virons par deux-sept-zéro. » Le HMS Intrépide s'éloigna de Merle selon une trajectoire incurvée pour permettre à ses capteurs de chercher l'ennemi dont Honor savait qu'il était forcément quelque part. « Paré à manœuvrer », murmura le commandant Theisman tandis que son bâtiment apparaissait de l'autre côté de la lune rocailleuse, sans cesser de prendre de la vitesse. Les capteurs de la base continuaient à alimenter son affichage tactique, et il eut un sourire carnassier. « Paré... Maintenant ! » — Pacha! Derrière nous...! » Le cri du capitaine de corvette Amberson ramena les yeux du capitaine Alice Truman vers son écran, et elle blêmit, horrifiée. « À gauche toute ! » aboya-t-elle. Sur quoi l'Apollon se déporta violemment. Trop tard. Le contre-torpilleur havrien avait parfaitement tout calculé et sa première bordée explosa juste à l'entrée du gouffre qui s'ouvrait à l'arrière de l'Apollon entre ses bandes gravitiques ventrale et supérieure. Des rayons laser déchirèrent le flanc bâbord du croiseur léger comme d'immenses griffes et les alarmes d'avarie se mirent à hurler comme des damnées. « Virez de bord ! cria Truman. Timonier, virez de bord ! » Une deuxième bordée approchait déjà et elle se demanda dans un coin de son esprit pourquoi les Havriens utilisaient des missiles alors qu'ils se trouvaient à portée d'armes à énergie, mais elle n'eut pas le temps d'y réfléchir. Son croiseur vira de bord, offrant sa barrière latérale au feu ennemi; deux des missiles en approche se jetèrent sur elle et périrent avant que leurs détonateurs de proximité s'enclenchent. Quatre autres détonèrent juste avant la barrière et leurs lasers la transpercèrent pour aller lacérer le blindage déjà abîmé; un septième contourna l'Apollon pour exploser sur son flanc tribord. Le pont du croiseur léger se remplit de fumée, de cris et de tonnerre. Le sang se retira du visage de Truman tandis que sa barrière latérale tribord s'éteignait et que le Principauté s'approchait pour finir le travail. Theisman eut une grimace triomphante, pourtant il avait amèrement conscience que son triomphe serait de courte durée. Il aurait pu finir le croiseur léger avec une troisième salve mais il l'avait déjà mutilé. Le capitaine se chargerait de l'achever. Son rôle à lui consistait à endommager autant de navires manticoriens qu'il pourrait avant le retour du Tonnerre divin. « Occupez-vous du contre-torpilleur ! aboya-t-il — À vos ordres, commandant ! » Le Principauté vira à tribord pour présenter au Troubadour son flanc bâbord rechargé, mais le contre-torpilleur manticorien l'avait vu venir et son commandant savait que faire. Theisman se raidit lorsque le navire ennemi dirigea contre lui un feu de lasers trois fois plus puissant que le sien avant de se retourner pour présenter sa bande gravifique ventrale aux missiles en approche. Le Principauté frémit de douleur et la carte tactique s'éteignit brièvement. Deux de ses missiles suivirent une trajectoire ascendante, essayant de passer à travers la barrière latérale haute du Troubadour mais les défenses actives du contre-torpilleur les détruisirent et Theisman se mit à jurer pendant que l'ennemi reprenait sa position de tir à une vitesse diabolique. Toutefois le Principauté avait lui aussi tourné et sa bordée tribord partit avant que le Troubadour ait terminé sa manœuvre. Le vaisseau de Theisman rua de nouveau tandis que les lasers entaillaient profondément sa coque, mais cette fois-ci l'une de ses ogives laser passa les défenses du Troubadour. Pas moyen de savoir quels dégâts elle avait faits (il n'avait déjà pas le temps de vérifier l'étendue des avaries de son propre vaisseau!) mais le navire manticorien avait indéniablement souffert. « Direction zéro-neuf-trois par trois-cinq-neuf ! » Le Principauté plongea vers la lune, se contorsionnant afin de présenter sa bande gravifique supérieure au Troubadour pendant que les équipes d'armement encore en vie s'efforçaient de recharger les lanceurs. L'unique laser de son flanc bâbord prit pour cible un BAL graysonien qui n'eut pas le temps de comprendre, puis le bâtiment havrien frémit sous le laser qu'un croiseur léger graysonien braquait sur ses impulseurs avant. Il perdit de l'accélération et ses bandes gravitiques vacillèrent, mais les témoins de chargement des quatre lanceurs restants sur le flanc bâbord étaient allumés et Theisman lança son vaisseau dans une folle rotation arrière pour attaquer le Graysonien. Il n'en eut pas le temps : l'Intrépide revenait à pleine vitesse sur l'inverse de sa trajectoire d'origine et un torrent d'énergie traversa la barrière latérale du Principauté comme si elle n'existait pas. — Barrière latérale grillée ! cria Hillyard. Nous avons tout perdu sur le flanc bâbord ! » Le second jura. « Arrêt d'urgence du réacteur, pacha! » Le Principauté fit appel à son générateur de secours et le visage de Theisman se détendit. Son vaisseau avait beau être foutu, il en avait davantage accompli à lui tout seul que toute la force opérationnelle de Franks. Sacrifier les survivants n'aurait servi à rien. « Coupez les bandes gravitiques », fit-il calmement. Hillyard le fixa une seconde, surpris, puis appuya sur sa console et les bandes gravitiques du Principauté s'éteignirent. Theisman contempla son affichage tactique en se demandant presque sereinement s'il avait agi assez vite. Couper les bandes gravitiques était un signal universel de reddition, mais si quelqu'un avait déjà programmé un tir... ou n'était pas d'humeur à accepter sa reddition... Personne ne fit feu. Le Troubadour roula sur le flanc bâbord en perdant de l'air par ses blessures et Theisman soupira de soulagement lorsque le Principauté se mit à trembler : un faisceau tracteur le prenait en charge. Il comprit alors que ses hommes et lui survivraient malgré tout. Monsieur, fit doucement le lieutenant Trotter, l'Intrépide nous hèle. » CHAPITRE VINGT-QUATRE Honor se laissa aller contre le dossier de son fauteuil tandis que le sas s'ouvrait dans un soupir. Un homme brun très ordinaire, vêtu de l'uniforme sang et or des capitaines de frégate masadiens, le franchit escorté par le major Ramirez. Ramirez mesurait six centimètres de moins qu'Honor. Il était originaire de Saint-Martin, la seule planète habitable du système de l'Étoile de Trévor et l'un des mondes à plus forte gravité jamais colonisés par l'homme. La pression atmosphérique au niveau de la mer était assez élevée pour entraîner des concentrations presque toxiques de dioxyde de carbone et d'azote, et le major reflétait la gravité sous laquelle il avait vu le jour. Il était bâti comme une turbine d'hydroglisseur qui aurait eu mauvais caractère et il vouait à la République populaire de Havre une haine plus féroce qu'aucun natif de Manticore. En cet instant, son absence totale d'expression montrait exactement ce qu'il ressentait et Honor devina la bataille que se livraient ses émotions et toute une vie de discipline pour ne rien laisser transparaître. Toutefois, c'était le prisonnier du major qui l'intéressait. Il avait l'air beaucoup plus calme qu'il ne devait l'être et, malgré elle, Honor ressentit un certain respect pour lui tandis qu'il soutenait sereinement son regard. Il avait fait de l'excellent travail —meilleur sans doute que ce qu'elle-même aurait réussi dans de telles circonstances — et pourtant elle devinait une étrange tension sous cet air assuré. Quelque chose à voir avec la demande d'entretien qu'il avait faite ? Le capitaine glissa sa casquette sous son bras et se mit au garde-à-vous. « Capitaine Theisman, flotte des Fidèles, madame, annonça-t-il d'un ton brusque... et avec un accent qui n'avait rien de masadien. — Bien sûr, capitaine. » L'ironie d'Honor était gênée par son articulation encore difficile et elle vit les yeux de Theisman s'ouvrir grand en découvrant son visage ravagé et les bandages sur son œil gauche. Elle attendit mais il refusa de mordre à l'hameçon. Elle haussa les épaules. — Pour quelle raison souhaitiez-vous me voir, capitaine ? — Madame, je... » Theisman jeta un coup d'œil à Ramirez avant de ramener son regard vers elle en un appel silencieux mais éloquent : il voulait lui parler en privé. Le major se raidit et Honor observa attentivement le Havrien qui se taisait résolument en la regardant. « Ce sera tout pour l'instant, major », finit-elle par dire. Ramirez se hérissa une seconde puis se mit au garde-à-vous avant de se retirer dans un silence qui en disait long. « Et maintenant, capitaine ? Vous vouliez peut-être me dire pourquoi la République populaire a attaqué la flotte de Sa Majesté ? — Capitaine Harrington, je suis officiellement citoyen masadien, répondit Theisman. Mon vaisseau est, ou plutôt était, le bâtiment masadien Principauté. — Votre bâtiment était le contre-torpilleur Breslau, construit par les chantiers navals Gunther pour le compte de la République populaire de Havre », fit Honor d'un ton monocorde. Il eut l'air étonné et elle sourit légèrement. « Mes équipes d'arraisonnement ont trouvé la plaque du constructeur ainsi que les splendides registres officiels masadiens, capitaine Theisman. » Son sourire disparut, « Arrêtons ce petit jeu, voulez-vous ? » Il demeura quelques instants silencieux puis répondit sur un ton aussi monocorde que celui d'Honor. « Mon navire a été acheté par la flotte masadienne, capitaine Harrington. Mon personnel est constitué de citoyens masadiens. » Il soutint son regard d'un air de défiance et elle hocha la tête. Cet homme connaissait son devoir aussi bien qu'elle et il avait reçu l'ordre de maintenir sa couverture, si peu crédible soit-elle. « Très bien, capitaine, soupira-t-elle. Mais si vous avez l'intention de rester sur cette version, pourrais-je savoir pourquoi vous vouliez me voir ? — Oui, madame », répondit Theisman. Pour la première fois il eut l'air mal à l'aise. « Je... » Il serra les dents puis poursuivit fermement. « Capitaine, j'ignore ce que vous avez l'intention de faire de Merle mais je me suis dit que vous aviez le droit de savoir : il y a du personnel manticorien sur la base. — Pardon ? » Honor se leva à demi avant de pouvoir se maîtriser. « Si c'est une plaisanterie... commença-t-elle d'un air menaçant. — Non, madame. Le capitaine Y... » Il se racla la gorge puis reprit, plus circonspect : « L'un de mes supérieurs a insisté pour qu'on récupère les survivants du HMS Madrigal. Nous l'avons fait. Ensuite, ils ont été confiés aux... autorités locales compétentes sur Merle. » Honor s'effondra dans son fauteuil; la façon dont le Havrien avait choisi ses mots sonnait comme un avertissement dans son esprit. Masada n'aurait pas hésité à abandonner les survivants du Madrigal à leur triste sort, elle n'en doutait pas une seconde. Elle avait présumé que tel était le cas et avait évité de penser à la façon dont ils étaient morts. Maintenant elle savait que certains avaient survécu, mais le ton sur lequel Theisman évoquait les « autorités locales compétentes » modéra immédiatement sa joie. Il prenait ses distances vis-à-vis de ces autorités, du moins dans la mesure où sa couverture le lui permettait. Pourquoi ? Elle allait le lui demander mais ses yeux s'étaient faits plus suppliants encore et elle modifia sa question. « Pourquoi me dites-vous cela, capitaine ? — Parce que... » II avait commencé brusquement mais il se tut et détourna les yeux. « Parce qu'ils méritent mieux que d'être bombardés par leurs propres collègues, capitaine. — Je vois. » Honor observa son profil, persuadée qu'il y avait autre chose. Il avait commencé à répondre avec trop de colère, et cette colère, ajoutée au dégoût qu'il affichait en parlant des "autorités locales", l'effrayait. « Et si nous laissions la base tranquille pour l'instant, capitaine, croyez-vous qu'ils seraient en danger ? demanda-t-elle doucement. — Je... » Theisman se mordit la lèvre. « Je dois respectueusement refuser de répondre à cette question, capitaine Harrington », répondit-il d'un ton très formel. Elle hocha la tête. « Je vois », fit-elle à nouveau. Il rougit car sa voix impliquait qu'il avait répondu, mais il soutint obstinément son regard. Cet homme était aussi intègre que brillant, pensa-t-elle en espérant qu'il n'y en avait pas beaucoup d'autres comme lui au service de Havre. Ou l'espérait-elle vraiment ? « Très bien, capitaine Theisman, je comprends. » Elle appuya sur un bouton et regarda par-dessus l'épaule du Havrien tandis que le sas s'ouvrait derrière lui pour admettre Ramirez. « Major, veuillez ramener le capitaine Theisman dans ses quartiers. » Honor fixa le major droit dans les yeux. « Vous veillerez personnellement à ce que ses hommes et lui-même soient traités avec toute la courtoisie due à leur rang. » Les yeux de Ramirez lancèrent des éclairs mais il eut un signe d'assentiment et elle se retourna vers Theisman. « Merci pour cette information, capitaine. — Oui, madame. » Theisman se remit au garde-à-vous. « Lorsque vous l'aurez ramené à ses quartiers, major, revenez tout droit ici. Et amenez vos capitaines de compagnie avec vous. » Le capitaine Harrington et ses officiers firent mine de se lever lorsque l'amiral Matthews franchit le sas mais, embarrassé par cette marque de déférence après tout ce qu'ils avaient accompli, il leur fit signe de rester assis. Il eut un signe de tête à l'adresse du capitaine Brentworth et remarqua que les fusiliers d'Harrington étaient également présents. « Merci d'être venu, amiral, fit Honor. Je sais que vous avez fort à faire. — Rien que mon chef d'état-major et le capitaine de pavillon ne puissent gérer, répondit Matthews, écartant ses remerciements d'un geste. Avez-vous de grosses avaries, capitaine ? — Elles auraient pu être pires mais elles demeurent assez graves, monsieur. » Sa lente voix de soprano était sinistre. « L'impulsion de l'Apollon est intacte mais deux cents membres d'équipage sont morts ou blessés; son armement bâbord se limite à un seul laser et sa barrière latérale ne pourra être réparée avec les ressources locales. » Matthews grimaça. Il avait perdu beaucoup plus d'hommes et sa flotte tout entière se réduisait maintenant à deux croiseurs (dont l'un, le Gloire, très endommagé) et onze BAL, mais seuls comptaient vraiment les navires manticoriens, tout le monde dans cette cabine le savait. « L'Intrépide s'en est mieux tiré, poursuivit Harrington après quelques instants. Nous avons perdu nos capteurs gravitiques longue portée mais l'équipage a peu souffert, tout compte fait. L'armement lourd, les radars et les circuits de contrôle de tir sont à peu près intacts. Quant au Troubadour, il déplore vingt morts et la perte de deux lanceurs ainsi que du laser cinq. Il a également perdu une bonne part de sa capacité de communication à longue portée mais ses capteurs marchent. Je crains que l'Apollon ne soit hors course, mais à eux deux l'Intrépide et le Troubadour demeurent en état de combattre. — Bien. Je suis désolé pour le navire du capitaine Truman et son équipage, mais vous me voyez soulagé d'entendre le reste, capitaine. Et je suis reconnaissant de tout ce que vos hommes et vous avez fait pour nous. Vous pourrez le leur dire ? — je le ferai, monsieur. Merci. Je sais que vos propres pertes ont été lourdes. Veuillez transmettre à vos hommes mon admiration pour le travail qu'ils ont accompli contre les Masadiens. — Je n'y manquerai pas. » Matthews se permit un petit rire fatigué. « Et maintenant que nous avons expédié les civilités, pourquoi ne me dites-vous pas ce que vous avez en tête ? » L'officier manticorien le gratifia de l'un de ses étranges sourires à demi figés. Le côté de son visage qui demeurait expressif rendait l'autre, dévasté, d'autant plus choquant, mais Matthews s'efforça de ne pas le montrer, de la même façon qu'il essayait de faire taire le sentiment instinctif que cette blessure était la preuve même que les femmes n'avaient pas leur place au combat. Une conception propre à sa culture, il le savait, mais elle faisait partie de son bagage et deux jours n'avaient pas suffi à l'en défaire. « J'ai discuté du problème que pose la base avec mes propres officiers, répondit-elle. Puis-je partir du principe que la situation demeure inchangée ? — En effet », dit tristement Matthews. Ils étaient tombés d'accord sur ce point : l'amiral était le seul à pouvoir demander la reddition de Merle, de peur que la vue d'une femme à l'autre bout du lien corn ne pousse les fanatiques d'en bas à adopter une attitude suicidaire – bien que, de toute façon, ils n'aient guère eu l'air enclins à la raison. « Ils persistent à refuser de se rendre. Je crois qu'ils espèrent nous retenir assez longtemps pour que le deuxième vaisseau havrien vienne les secourir. — Ou du moins assez longtemps pour que Grayson soit sans protection à son retour », acquiesça Honor. Elle regarda Venizelos puis revint à Matthews. « Aucun de nos prisonniers n'a su ou n'a voulu nous dire exactement à quelle classe appartenait cet autre vaisseau, amiral. D'un autre côté, nombre d'entre eux semblent persuadés – et c'est troublant – que ce navire est de taille à tous nous défaire. — je sais. » Matthews eut une moue peu enthousiaste, mais son devoir exigeait qu'il fasse cette proposition : « Dans ces circonstances, je crains que nous n'ayons pas le choix. Je sais que nous avons besoin d'information mais nous n'avons ni le temps ni les moyens – en ce qui concerne ma flotte – nécessaires à une attaque au sol. S'ils refusent de se rendre, soit nous laissons la base tranquille jusqu'à ce qu'on puisse revenir avec une force d'assaut appropriée, soit nous la détruisons, en espérant que certains des prisonniers que nous avons déjà se montreront plus coopératifs avec le temps. — Malheureusement, je crois que nous avons un autre problème, avança prudemment Honor. C'est pour cette raison que je vous ai demandé de venir à bord, monsieur. D'après l'un de nos prisonniers, des survivants du Madrigal sont retenus sur Merle. — Vous êtes sérieuse ? » Matthews bondit de sa chaise puis eut un bref geste de la main. « Oui, évidemment. » Il se mordit la lèvre. « En effet, cela change tout, capitaine Harrington. Nous ne pouvons plus bombarder la base maintenant. — Merci, amiral, fit lentement Honor. J'apprécie votre réaction. — Capitaine, le Madrigal a sauvé mon vaisseau au prix de sa propre vie, et seuls les dégâts qu'il a infligés à la flotte masadienne ont empêché nos ennemis de conquérir ou bombarder ma planète avant votre retour. Qu'un seul de ses membres d'équipage soit encore en vie dans cette base et Grayson fera tout son possible pour l'en sortir vivant, » Il s'arrêta et fronça les sourcils. « Et vu l'intolérance des Masadiens, nous aurions intérêt à intervenir le plus vite possible. » Honor hocha la tête. Le capitaine Brentworth lui avait dit que l'amiral réagirait ainsi mais elle était néanmoins soulagée de l'entendre. « Le problème, monsieur, c'est qu'il y a beaucoup plus d'hommes dans la base que nous n'en avons ici. — Je n'en doute pas, acquiesça Matthews en se pinçant la lèvre. Contrairement aux vôtres, aucun de nos vaisseaux ne transporte de détachements de fusiliers; en revanche, nous avons quelques armes de poing. — Oui, amiral. Cependant, comme vous l'avez fait remarquer, nous avons des fusiliers et j'ai discuté avec le major Ramirez de la meilleure façon de les employer. Si vous le permettez, je vais lui demander de partager nos conclusions avec vous. — Bien sûr. » Matthews se tourna vers le major et Ramirez s'éclaircit la gorge. « Voilà, amiral. Je dispose de trois compagnies à bord de l'Intrépide. » L'accent de Ramirez ne ressemblait pas à celui des autres Manticoriens que Matthews avait entendus : ses consonnes liquides étaient étrangement musicales dans la bouche d'un homme aussi massif. « L'Apollon héberge une quatrième compagnie, qui a souffert une vingtaine de pertes pendant l'attaque. Je dispose donc à peu près d'un bataillon et j'ai de quoi équiper un peu plus d'une compagnie en armures de combat. D'après nos estimations actuelles, la base est sans doute beaucoup plus vaste que nous ne l'avions tout d'abord cru, et elle compte environ sept mille hommes. Combien d'entre eux ont reçu la formation et l'équipement nécessaires pour être considérés aptes au combat, nous l'ignorons, mais les chiffres leur donnent un avantage considérable sur nos cinq cents hommes. » Je doute qu'une force au sol purement masadienne puisse tenir face à nos armures de combat mais les Havriens leur ont peut-être fourni des armes modernes et les trois quarts de mes gars seront en combinaison souple. Dans ce genre d'environnement... » Il haussa les épaules et Matthews acquiesça. « Il nous manque également les plans détaillés de la base elle-même, poursuivit Ramirez. Tout ce que nous avons réussi à tirer des prisonniers, c'est une vague idée de la disposition des zones d'entrée et la localisation des sas sécurisés. Toutefois, d'après le capitaine, nous ne pouvons pas nous permettre de procéder méthodiquement : il ne faut pas qu'on nous tienne trop longtemps éloignés de Grayson. De plus, nous avons des raisons de croire que nos collègues seront en danger si nous les laissons aux mains des Masadiens. Nous ne pouvons donc pas sonder les défenses pour obtenir de plus amples informations tactiques. » Vu tous ces éléments, le meilleur plan que j'aie pu élaborer me vaudrait sans doute d'être rendu à la vie civile par les instructeurs de l'Académie si j'osais le leur exposer. Grâce au radar et à des observations directes, nous avons identifié trois entrées principales, dont les hangars réservés à leurs appareils légers. J'ai l'intention de choisir l'une de ces entrées, la zone des hangars, et d'utiliser la force brute pour me frayer un chemin à l'intérieur avant 'de traverser tout ce qui se trouvera sur notre passage jusqu'à ce que nous trouvions les Manticoriens prisonniers, la salle de contrôle ou bien le générateur central. Dans le meilleur des cas nous tomberons sur les prisonniers et pourrons nous retirer immédiatement. Sinon, la garnison n'aura pas d'autre choix que de se rendre une fois que nous contrôlerons leur système de régulation vitale ou que nous serons en mesure de le couper en détruisant leurs réacteurs. Du moins, je l'espère. — Je vois. » Le regard de Matthews passa de Ramirez à Harrington pour revenir à Ramirez. « En quoi puis-je vous aider, major ? — Je me rends bien compte que vos hommes ne sont pas des fusiliers, amiral, de plus vos combinaisons antivides sont beaucoup plus fragiles que nos combinaisons souples. » Matthews fit la moue face au tact que déployait Ramirez. « Dès lors, les utiliser en soutien à mes fusiliers ferait courir un risque injustifiable à votre personnel, mais vous avez en effet beaucoup d'hommes et j'aimerais m'en servir pour faire diversion. — Pour faire diversion ? — Oui, monsieur. Je voudrais utiliser nos pinasses et nos navettes pour monter une grosse attaque factice contre les deux autres points d'entrée principaux. Nos pinasses sont étudiées pour les assauts au sol, entre autres, et deux d'entre elles vous apporteront leur concours afin de rendre vos "attaques" aussi convaincantes que possible et persuader les défenseurs de concentrer leurs forces contre vous. L'autre attaque débutera quinze minutes après que vous aurez commencé les opérations d'atterrissage, de façon à leur laisser le temps de se déployer dans votre zone. Le temps qu'ils se redéployent contre nous, nous devrions être à l'intérieur de la base, où la configuration des lieux devrait rendre notre armure de combat plus efficace encore et me permettre de disposer les hommes en combinaison souple à l'arrière. — Je vois. » Matthews réfléchit un instant, puis il sourit. « Certains de mes hommes vont être contrariés, major. Nous nous sommes plutôt bien débrouillés contre les Fidèles lors de plusieurs combats au sol pendant la dernière guerre, alors l'idée qu'ils vous serviront plus ou moins de couverture ne va pas leur plaire. Mais je crois que nous pouvons le faire... et vous avez raison quant à la différence entre nos capacités de combat. » Honor hocha de nouveau la tête, mais son front se plissa soudain. « En même temps, capitaine Harrington, cette opération va devoir se dérouler très rapidement. Non seulement l'autre vaisseau havrien peut revenir, mais aucun de vos compatriotes prisonniers sur Merle ne sera équipé de combinaison antivide. Si les combats dépressurisent la zone, ils mourront. Et s'il vient aux Masadiens l'idée de les utiliser comme otages... » L'expression de son visage devint sinistre. « Vous avez raison, monsieur, fit calmement Honor, mais nos transporteurs ont mis en place les drones de reconnaissance, et le Troubadour et l'Apollon ont encore des capteurs gravifiques capables de lire leurs transmissions. Si le navire havrien revient, nous devrions être au courant assez tôt pour nous mettre en route et l'intercepter, surtout qu'il se dirigera sans doute vers Merle de toute façon. Quant à la menace qui pèse sur les survivants du Madrigal, ajouta-t-elle tandis que le côté vivant de son visage se durcissait, je la crois moindre, hélas, que le danger qu'ils courent si nous n'agissons pas. Nos informations sur leur traitement sont réduites mais inquiétantes. Dans ces circonstances, nous devons considérer comme acceptable toute opération raisonnablement risquée susceptible de les libérer. Et puis, malgré le peu d'estime que le major Ramirez a pour son plan, j'ai une foi absolue en lui et ses troupes. » Elle regarda Matthews droit dans les yeux. « Étant donné les informations dont nous disposons, je crois que nous ne pouvons pas faire mieux. J'aimerais avoir votre permission d'essayer. — Ma permission ? » Matthews eut un sourire presque triste. » Bien sûr que vous avez ma permission. Et mes prières vous accompagneront. » CHAPITRE VINGT-CINQ Le capitaine des Fidèles Williams faisait les cent pas dans la salle de commandement en se mordillant la lèvre inférieure. C'est en grande partie sa piété qui lui avait valu d'être nommé à ce poste, et maintenant cette même piété aiguisait sa rage à l'idée du désastre causé par une femme. Et il avait beau s'en défendre violemment, la peur se mêlait à sa rage. Peur pour lui-même et pour l'œuvre de Dieu. L'amiral apostat qui se prostituait pour la chienne de Manticore avait cessé de réclamer sa reddition. Cela ne pouvait signifier qu'une seule chose : ils se préparaient à tenter une manœuvre plus directe. Mais quoi exactement? Williams ne le savait pas et son ignorance frémissait dans ses veines et nourrissait sa colère. Cette chienne ! Si elle n'était pas revenue – dans un système stellaire où ni elle ni sa putain de reine n'étaient les bienvenues –, Masada aurait achevé l'œuvre de Dieu. Mais elle était revenue, avec ses maudits vaisseaux, et en deux jours elle avait réduit à néant tout ce qui restait de la flotte, hormis le Vertu et le Tonnerre divin. Elle s'était dressée contre l'œuvre et la volonté de Dieu, comme les femmes l'ont toujours fait, et tout en marchant Williams la maudissait dans un silence féroce. Les événements n'étaient pas censés se dérouler ainsi. En tant qu'officier commandant Merle, il connaissait depuis le début l'existence de Maccabée, il savait que toutes leurs manœuvres militaires ne servaient qu'à masquer la véritable opération, et il s'était demandé, tout au fond de lui, si les Anciens n'essayaient pas d'être un peu trop malins. Pourtant ils avaient passé des décennies à créer les Maccabéens sans que la Sécurité des apostats ne soupçonne jamais rien. C'était sans doute le signe que Dieu approuvait ! Et puis les païens de Havre avaient offert l'ingrédient final, déterminant, le moyen de déclencher la crise dont Maccabée avait besoin. Quelle meilleure preuve pouvaient-ils trouver de la volonté de Dieu que cette occasion d'utiliser des infidèles contre les apostats ? Pourtant Williams avait douté, et dans les cauchemars qui le hantaient depuis Jéricho – et surtout depuis le retour de la chienne – un doute tout neuf le tourmentait. Était-ce son propre manque de foi qui leur avait aliéné Dieu ? Était-ce lui qui avait permis à la chienne de Satan et à ses vaisseaux de faire échouer l'œuvre divine ? Il ne devait pas se laisser aller à de telles pensées, pourtant il ne pouvait pas non plus les faire taire. Même la prière et la pénitence n'y avaient rien fait, mais ses nuits sans sommeil lui avaient révélé une autre vérité. Les serviteurs de Satan devaient être punis, et il les avait donc punis dans l'espoir de détourner des Fidèles la fureur divine en prouvant à nouveau sa propre foi. Et il avait failli. Dieu continuait à ignorer ses Fidèles. Comment expliquer sinon que le Tonnerre divin ne soit pas revenu pour anéantir cette chienne ? Ou que les missiles de Merle n'aient pas même détruit le moindre BAL? Il n'y avait pas d'autre réponse, et tandis qu'il faisait les cent pas, inquiet, la rage au ventre, il priait désespérément pour que Dieu se tourne à nouveau vers son peuple et le sauve. « Le Covington est prêt, major. — Merci. » Thomas Ramirez accusa réception de l'information puis leva les yeux. L'adjudant-chef Babcock se tenait à ses côtés dans le compartiment des troupes bondé; ses yeux gris étaient calmes et fixes derrière le viseur ouvert de son armure de bataille et elle portait un pulseur à trois canons. « Paré, canonnier ? — Oui, monsieur. Toutes les armes ont été vérifiées. La compagnie du capitaine Hibson et la section QG sont en armure. Nous avons dû disqualifier un jeu d'armures 'mais l'Apollon en avait un autre tout prêt. Le capitaine se dit parée à donner l'assaut. — Très bien », murmura Ramirez tout en remerciant le ciel en silence que Susan Hibson ait été précédemment affectée auprès des bataillons d'assaut lourd. On l'y avait entraînée exactement aux situations auxquelles ses hommes seraient confrontés aujourd'hui et c'est pour cette raison qu'il l'avait nommée capitaine d'assaut pour l'Intrépide dès son arrivée à bord. — Mettez-moi en lien direct avec le Covington. — À vos ordres, monsieur », répondit le technicien de communication. Un signal sonore retentit, annonçant que l'armure de Ramirez était branchée sur le circuit de com. « Covington, ici Baïonnette. Vous me recevez ? — Covington, reçu, Baïonnette. À vous. — Commencez les frappes, Covington. Je répète, commencez les frappes. — Covington, reçu, répondit la voix dans ses écouteurs. Commençons les frappes. Que Dieu vous garde, Baïonnette. — Merci, Covington. Baïonnette terminé. » Le major manœuvra un interrupteur pour se brancher sur le réseau manticorien. — Baïonnette à Vaisseau leurre. Lancez les opérations. — À vos ordres, Baïonnette. Vaisseau leurre, reçu. Lançons les opérations. » — Capitaine Williams ! » Williams se retourna vivement à ce cri. Son officier tactique désignait frénétiquement l'affichage principal et le capitaine déglutit sous l'effet de la surprise et de la peur. Des douzaines de bâtiments légers descendaient des vaisseaux en orbite; deux pinasses dotées d'une incroyable signature énergétique ouvraient le chemin. Ils prirent de la vitesse pendant qu'il les regardait pénétrer dans la mince couche atmosphérique de Merle, saturée d'hydrogène. Des projections écarlates identifièrent leurs cibles. — Ils se dirigent vers les entrées des véhicules ! fit brusquement Williams. Alertez les équipes qui sont prêtes et dites aux hommes du colonel Harris de se magner ! » Les équipages manticoriens arboraient une expression tendue : ils attendaient tous nerveusement les tirs antiaériens. Mais rien ne vint et les pilotes modifièrent leur approche timide, montèrent l'antigrav à cent vingt pour cent et poussèrent les réacteurs pour fondre en piqué sur leur cible. Sous approchons de l'objectif. À vos postes », annonça dans son micro l'officier en charge de l'armement sur l'Intrépide. Des témoins lumineux orangés virèrent au rouge à bord de chaque pinasse et les mains des artilleurs se fermèrent sur leur manette. — Lancez vos missiles ! Lancez vos missiles ! » cria l'officier, et deux doigts impatients appuyèrent sur la gâchette. Des roquettes de cinquante centimètres partirent en chaîne comme d'éphémères météores à la queue enflammée. Il s'en élança douze de chaque pinasse, soit vingt-quatre ogives d'une tonne dotées d'un rendement que l'homme n'avait longtemps pu obtenir que grâce aux armes atomiques, et les pinasses suivirent dans leur sillage. Le capitaine Williams blêmit tandis qu'un premier coup de tonnerre retentissait dans la base de Merle. Toute l'installation trembla, les lumières clignotèrent, et des regards anxieux se levèrent vers le plafond dont la roche gémissait. De la poussière tomba sur l'équipement de la salle de contrôle et le mugissement de la première explosion fut suivi d'un deuxième, puis d'un troisième... Les dernières roquettes atteignirent leur cible et les pulseurs montés à l'avant des pinasses ouvrirent le feu. Chaque seconde, trente mille cartouches de calibre trente millimètres se précipitaient dans la fumée et la poussière qui se répandaient en tourbillons dans la mince atmosphère de Merle. Puis les pinasses passèrent juste au-dessus de leur objectif et lâchèrent les bombes à plasma. La plupart des hommes postés aux entrées étaient déjà morts. Les autres périrent instantanément, consumés par le cœur d'un soleil. « Dieu de miséricorde, tiens-toi à nos côtés ! » murmura Williams, horrifié. Il avait perdu tous ses capteurs à proximité immédiate des zones touchées, mais des caméras éloignées montraient la fumée et la poussière, ainsi que les épaisses volutes d'atmosphère respirable qui jaillissaient de la base. Il se tourna brusquement vers le plan de Merle. Ils avaient pénétré de cent mètres à l'intérieur des installations ! Les sas sécurisés se fermèrent et le capitaine, terrifié, se passa la langue sur les lèvres en regardant les navettes pleines de troupes atterrir à deux kilomètres des entrées et commencer à dégorger des centaines de silhouettes en armure. — Dites à Harris de se magner ! » cria-t-il d'une voix rauque. Eh bien, murmura Ramirez, voilà qui était impressionnant, pas vrai, canonnier ? — Comme vous dites, major, répondit l'adjudant-chef Babcock avec un sourire carnassier. Vous croyez qu'ils ont mordu ? — Oh, je dirais qu'il y a de grandes chances. En tout cas, on a frappé assez fort à la porte pour attirer leur attention. » Il jeta un coup d'œil au chronomètre et brancha son micro. « Furet Leader, ici Baïonnette. Paré à débarquer dans dix minutes. » Les vaisseaux s'élevèrent en hurlant, firent demi-tour et plongèrent à nouveau. Les dernières caméras masadiennes les virent venir mais, au moment où le colonel Harris prévenait ses troupes dans un cri, les missiles antiradiations jaillirent de leurs tubes. Six secondes plus tard, ils privaient la base de ses yeux et les pinasses reprenaient leur angle d'attaque original pour creuser tout droit dans Merle. Les défenseurs masadiens se couchèrent, roulèrent de côté dans des passages secondaires là où c'était possible, puis la base tout entière fut de nouveau agitée de convulsions. Cette fois, chaque pinasse n'avait tiré qu'un seul missile, mais leur radar embarqué emmena chacun d'eux directement vers les sas que leurs prédécesseurs avaient éventrés pour suivre à huit mille m/s les couloirs qui en partaient. Ils ne portaient pas de charge explosive mais leurs ogives frappèrent les premiers sas internes avec la force de vingt-trois tonnes et demie de TNT pièce : deux cents et quelques Masadiens supplémentaires moururent tandis que les sas se désintégraient en projetant un gaz brûlant et des éclats métalliques meurtriers. D'autres transports de troupes atterrirent et le colonel Harris, à force de malédictions, obligea les survivants à se relever pour les envoyer rejoindre leurs positions à travers la poussière et l'atmosphère qui s'échappait en hurlant pendant que les sas principaux du cœur de la base se fermaient brutalement derrière eux. — Baïonnette, le Furet est en route. Je répète, le Furet est en route. — Cinq sur cinq, Furet. Baïonnette, reçu. » Ramirez leva les yeux vers son pilote. « Suivez-les, Max. » Le capitaine Williams s'efforçait de ne pas se tortiller d'impatience tandis que ses capteurs endommagés essayaient de comprendre ce qui se passait. La plupart des hommes de Harris semblaient avoir survécu et il entendit des bribes de conversation au moment où leurs officiers les poussaient vers telle et telle position défensive, mais tous ses détecteurs de surface étaient grillés. Il n'aurait pas su dire où se trouvaient les assaillants, dans combien de temps ils tomberaient sur Harris ni comment ils étaient armés. Il ne pouvait pas non plus voir le nouvel essaim de petits vaisseaux qui se dirigeait vers les hangars situés de l'autre côté de Merle. Feu! » Des roquettes s'élancèrent encore, beaucoup plus légères que celles qui avaient éventré les précédentes entrées. Leurs ogives pesaient à peine trois cents kilos pièce, mais les portes du hangar furent soufflées et les dômes de surface s'ouvrirent comme des os brisés. Cent vingt hommes et femmes en armure de combat tombèrent des sas ventraux des pinasses comme une neige mortelle, utilisant leur système antigrav pour descendre lentement vers les trous béants. Quatre cents autres fusiliers manticoriens débarquèrent de cotres et de navettes à leur suite. De nouvelles alarmes se mirent à hurler et le capitaine Williams se retourna brusquement pour voir des taches écarlates toutes fraîches se répandre sur le plan de la base. La clé de l'opération résidait dans sa vitesse d'exécution et les quelques techniciens masadiens qui se trouvèrent sur le chemin de la première patrouille périrent sans qu'on ait cherché à savoir s'ils voulaient combattre ou se rendre. Puis vinrent les premiers sas verrouillés. Des ingénieurs apposèrent rapidement des charges explosives sur les panneaux massifs tandis que d'autres scellaient des sas portables en plastique derrière eux. Les armures de combat n'étaient pas conçues pour les orteils impatients et le capitaine Hibson en était donc réduite à faire claquer son chewing-gum pendant que ses équipes travaillaient. Non qu'elle ait eu à leur reprocher lenteur ou manque de précision, seulement l'opération prenait du temps, si bons fussent-ils. — Scellé ! annonça la voix du lieutenant Hughes dans son casque. — Allez-y, grogna-t-elle en réponse. — Feu! » ordonna Hughes. Les silhouettes en armure se détournèrent des sas, au cas où. Il y eut un instant de silence tendu puis la roche de Merle leur renvoya l'écho adouci de l'explosion. Dépassant le bouclier généré derrière une charge, un retour de feu fendit le mur en plastique d'un sas mais les ingénieurs s'y attelèrent avant que plus de quelques mètres cubes d'air se soient échappés. Et tandis qu'ils travaillaient, une douzaine de sas supplémentaires introduisaient des fusiliers dans la base par groupes de six. Le colonel Harris se retourna vivement. La poussière et la fumée se déposaient à ses genoux avec une lenteur irréelle, mais toujours aucun signe de l'attaque au sol. Ce n'était pas normal. Les assaillants auraient dû profiter le plus vite possible des brèches qu'ils avaient ouvertes afin de ne pas laisser à ses propres hommes le temps de se mettre en position pour les recevoir. Alors où étaient-ils donc ? « Les hangars ! cria une voix dans son casque. Ils arrivent aussi par les hangars ! » Aussi ? Harris regarda une fois de plus autour de lui. Ils n'attaquaient pas du tout ses positions ! C'était un leurre... et tous ses hommes se trouvaient du mauvais côté des sas verrouillés ! Les hommes du capitaine Hibson s'élancèrent dans le couloir avec la rapidité que seule autorisait l'armure de bataille. Il n'y avait pas assez de place pour utiliser les réacteurs et leurs muscles exo squelettiques étaient de véritables pompes à énergie, mais dans la gravité ambiante ils leur permettaient d'avancer en faisant des bonds de trente mètres. La terreur les précédait, pestilentielle. Ici ou là une arme à feu aboyait et des balles métalliques glissaient sur l'armure des fusiliers, mais les troupes d'Hibson portaient des pistolets à trois canons et des fusils à plasma et elles se déplaçaient avec la précision et la souplesse acquises au prix de mois d'entraînement. Elle regarda une équipe descendre le couloir qui s'ouvrait devant elle. À l'intersection suivante, deux fusiliers armés de fusils à plasma se tournèrent chacun d'un côté. Une lumière blanche se reflétait sur leur armure tandis qu'ils arrosaient les couloirs perpendiculaires; l'équipe suivante les dépassa pendant que leurs experts en démolition posaient des explosifs sur le plafond écorché des tunnels. Ils reculèrent, les charges détonèrent et les corridors s'effondrèrent sur plus de dix mètres; l'équipe reprenait déjà son chemin. À son chrono, l'opération n'avait duré que seize secondes. Harris faisait passer ses hommes par les dispositifs d'accès du personnel incrustés dans les sas principaux, mais chacun n'admettait que trois hommes à la fois; quant au compte rendu de la situation, il n'avait pu tirer du capitaine Williams qu'un discours hystérique sur les démons et le diable. « Baïonnette, ici Furet Un, fit la voix du capitaine Hibson dans le casque de Ramirez. Nous avons pénétré dans la base sur deux kilomètres. J'ai trouvé des panneaux dans les couloirs indiquant le chemin de la salle de contrôle et de la salle des machines. Lequel dois-je suivre ? — Furet Un, ici Baïonnette, répondit Ramirez sans hésiter. — Prenez la salle de contrôle. Je répète, prenez la salle de contrôle. — Baïonnette, Furet Un, reçu. Nous dirigeons vers la salle de contrôle. » Le colonel Harris avait un petit groupe de réserve central qui ne disposait d'aucune des armes fournies par les Havriens à ses unités de manœuvre primaires mais se trouvait stationné au cœur de la base de façon à pouvoir se rendre dans tout secteur menacé. Le colonel avait une idée très précise de ce qui arriverait à ces hommes s'il les lançait à l'assaut du rouleau compresseur qui se dirigeait vers eux, pourtant il n'avait pas le choix : il les envoya dans les tunnels à la rencontre des intrus. Certains tombèrent sur des passages barrés par des monceaux de gravats et furent retardés. D'autres, moins chanceux, trouvèrent la mort. Les armes à trois canons des fusiliers, alimentées par leur ceinture, expulsaient chaque seconde cent fléchettes explosives de quatre millimètres à une vitesse initiale de deux mille m/s. Ce genre de projectile traversait des cloisons blindées comme une scie à ruban à hypervélocité. Les dégâts qu'il infligeait à des combinaisons antivide classiques étaient indescriptibles. — Baïonnette, ici Furet Un. Nous rencontrons une résistance organisée, si on peut dire. Pas de problèmes pour l'instant. — Furet Un, Baïonnette, reçu. Continuez à progresser, capitaine. — À vos ordres, monsieur. Furet Un, reçu. » Le colonel Harris franchit le dispositif d'accès du personnel et se précipita dans le couloir devant tous ceux qu'il avait fait passer avant lui. La voix du capitaine Williams dans son casque avait dépassé le stade de l'hystérie. Le commandant de la base marmonnait des prières et promettait de punir les putains de Satan. Le colonel grimaça de dégoût : il n'avait jamais aimé Williams, et ce que lui et d'autres dans son genre faisaient depuis deux jours le rendait malade. Mais son boulot consistait à défendre la base ou à mourir en essayant et il exhorta ses hommes à plus d'efforts tout en pressentant leur échec. « Baïonnette, ici Furet Un. Ma première équipe est à deux pas de la salle de contrôle. Je répète, ma première équipe est à deux pas de la salle de contrôle. — Furet Un, ici Baïonnette. Bon travail, capitaine. Envoyez vos hommes à l'intérieur, mais rappelez-leur que nous voulons l'endroit intact. — À vos ordres, monsieur. Nous le prendrons en un seul morceau si possible. Furet Un, terminé. » Le capitaine Williams entendit le tonnerre se rapprocher et appuya violemment sur le bouton qui commandait la fermeture du sas d'accès à la salle de contrôle. Il le fixa, les yeux écarquillés, puis se retourna pour maudire ses techniciens qui se précipitaient vers le sas demeuré ouvert à l'autre bout de la pièce. Ils l'ignorèrent et il sortit son arme de poing. « Retournez à vos postes ! » hurla-t-il. Un lieutenant terrifié fit mine de se mettre à courir et Williams lui tira dans le dos. L'homme s'effondra et son cri de douleur galvanisa les autres. Ils franchirent le sas en toute hâte sous les imprécations de Williams, qui continua de tirer jusqu'à ce que son chargeur soit vide. Il se tourna alors de nouveau vers la salle de contrôle, les yeux brouillés par la folie, tout en remplaçant calmement son chargeur. Il passa le sélecteur sur automatique. Le lieutenant se traînait en sanglotant vers le sas, laissant une épaisse tache écarlate sur le sol, et Williams se rendit près de lui. Il vida son chargeur dans le corps du mourant. Le soldat Montgomery plaça sa charge sur le panneau verrouillé, recula d'un pas et appuya sur le bouton. Le sas fut éventré et le sergent Henry le franchit d'un bond. L'arme d'un unique officier masadien crachait ses balles à moins de dix mètres et les projectiles en acier glissaient impuissants sur l'armure du sergent. Il les sentait rebondir sur lui et voulut sortir son pulseur, mais ses ordres, se rappela-t-il, étaient de prendre l'endroit intact. Il grimaça et avança sous le feu de l'ennemi. Un poing rendu irrésistible par l'armure de combat assomma le Masadien. Dans le couloir, un sas se verrouilla sans crier gare, écrasant l'homme qui précédait le colonel Harris dans une explosion d'hémoglobine. Le colonel s'arrêta net sous le choc. Quelqu'un se mit à hurler dans les haut-parleurs de sa combinaison et il se retourna pour découvrir lin autre homme en train de crier et de se contorsionner tandis que la porte située à l'autre extrémité du couloir réduisait sa jambe en bouillie. Mais soudain, au milieu des cris, il entendit quelque chose d'encore plus terrifiant. « Votre attention, s'il vous plaît. À tout le personnel masadien... » Il blêmit car la voix que diffusaient les haut-parleurs parlait avec un accent qui lui était inconnu... et elle appartenait à une femme. « Ici le capitaine Susan Hibson du corps de fusiliers de l'Armée royale manticorienne, annonça la voix froide et monocorde. Nous avons pris possession de votre salle de contrôle. Nous contrôlons désormais les sas, les capteurs et le système de régulation vitale. Déposez immédiatement les armes ou soyez prêts à en subir les conséquences. — Oh, mon Dieu », geignit quelqu'un. Harris avala difficilement sa salive. « Qu'est-ce qu'on fait, monsieur ? » Son second était coincé de l'autre côté du sas derrière le colonel. L'effort qu'il faisait pour maîtriser sa peur était presque palpable. Harris poussa un soupir. « Il n'y a qu'une chose à faire, répondit-il péniblement. On dépose les armes, les gars. C'est fini. » CHAPITRE VINGT-SIX Le cotre atterrit au milieu des ruines des hangars et une haute silhouette élancée en combinaison souple de capitaine de la Flotte descendit la rampe d'accès, au pied de laquelle une escouade de fusiliers se mettait au garde-à-vous. Sergent Talon, deuxième escouade, troisième section, compagnie A. — Sergent. » Honor lui rendit son salut puis tourna la tête vers son pilote. Aucun des véhicules légers de l'Intrépide n'était revenu et elle avait donc réquisitionné le deuxième cotre du Troubadour. Le capitaine McKeon, qui s'occupait encore des avaries de son navire, aurait bien aimé lui dire qu'elle ne pouvait pas le prendre. Malheureusement, elle était son supérieur hiérarchique, et puisqu'il ne pouvait pas la forcer à rester dans le vaisseau, en sécurité, il lui avait assigné le lieutenant Tremaine pour pilote. Et maintenant le lieutenant descendait la rampe dans son sillage et Honor fit la moue en apercevant la lourde carabine à plasma qu'il portait à l'épaule. . Des poches de résistance tenaient encore bon à l'intérieur de la base et on ne pouvait totalement écarter la possibilité de tomber sur un os. C'était pour cette raison que Ramirez avait envoyé une escouade entière la pouponner et qu'elle-même portait un pistolet. Toutefois l'arme sur laquelle Tremaine avait jeté son dévolu lui semblait un peu excessive. « Je n'ai vraiment pas besoin d'un baby-sitter de plus, Scotty. — Non, madame, bien sûr que non, acquiesça-t-il tout en vérifiant une nouvelle fois l'indicateur de charge de sa carabine. — Laissez au moins ce monstre dans le cotre ! » Il leva les yeux vers elle, l'air offensé. e Vous n'êtes pas un fusilier, lieutenant. Vous pourriez blesser quelqu'un avec ça. — C'est justement le but, madame. Ne vous inquiétez pas. Je sais ce que je fais », lui assura-t-il. Elle soupira. — Scotty... » reprit-elle, mais il la gratifia soudain d'un large sourire. — Madame, le commandant m'écorchera vif s'il vous arrive quelque chose. » Il regarda le sergent Talon par-dessus l'épaule d'Honor et son sourire s'élargit comme le fusilier lui décochait un coup d'œil hostile. « Ne le prenez pas mal, sergent, mais le capitaine McKeon peut se montrer un brin déraisonnable par moments. » Le sergent Talon fixa un instant sa carabine, renifla dédaigneusement dans son micro ouvert, puis elle se tourna délibérément vers Honor. — Vous êtes prête, madame ? — Je suis prête, sergent », répondit-elle, abandonnant tout effort pour dissuader son garde du corps trop zélé. Talon hocha la tête et fit signe à sa section de partir en tête tandis que celle du caporal Liggit fermait la marche. Talon quant à elle escorta le capitaine Harrington tout en ignorant délibérément le lieutenant qui suivait tant bien que mal son supérieur et ses longues jambes. Le caporal Liggit gloussa discrètement derrière elle. — Qu'y a-t-il de si drôle, caporal ? demanda un soldat sur le circuit com. de la section. — Lui », répondit Liggit en désignant Tremaine d'un geste. Il se mit à rire encore plus fort tandis qu'il bondissait pour rattraper le capitaine. — Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il a ? — Oh, pas grand-chose... mais j'ai été instructeur en armes portatives sur l'île de Saganami, et il se trouve que je le connais : — il est classé tireur d'élite avec la carabine à plasma. » Le soldat regarda un instant Liggit d'un air incrédule, puis se mit à rire elle aussi. « Je persiste à penser qu'il aurait été plus sage de retarder votre atterrissage. » Le major Ramirez accueillit Honor dans le mess des officiers transformé en salle des prisonniers. « Les combats continuent, madame, et ces idiots sont bons pour l'hôpital psychiatrique. J'ai perdu trois hommes dans des attaques à la grenade perpétrées par des Masadiens qui s'étaient "rendus". — Je sais, major. » Honor tenait son casque dans le creux de son bras et elle remarqua que les hommes du sergent Talon n'avaient pas rangé leurs pistolets. Même le lieutenant Tremaine avait abandonné sa fausse gaieté et gardait le doigt tout près de la gâchette de sa carabine. Elle reporta son regard vers Ramirez et le coin vivant de sa bouche se déforma en un bref sourire, presque une excuse. « Malheureusement nous ignorons de quel délai nous disposons, poursuivit-elle calmement. J'ai besoin d'informations, et vite. Et puis... (sa voix se fit sinistre) je veux qu'on trouve l'équipage du Madrigal. Je refuse de les laisser derrière nous si nous devons nous retirer précipitamment. — Bien, madame. » Ramirez inspira puis désigna un officier masadien en uniforme de capitaine. « Le capitaine Williams, madame. Commandant de la base. » Honor étudia le Masadien d'un œil curieux. En effet, le côté droit de son visage était presque aussi abîmé et enflé que la moitié gauche du sien. L'autre côté était tendu et renfrogné, et il se tendit plus encore comme Williams soutenait son regard d'un air de défi. « Capitaine Williams, commença-t-elle sur un ton courtois, je regrette... » Il lui cracha à la figure. La salive frappa la peau morte de sa joue gauche. Elle ne le sentit pas et pendant un court instant elle ne put tout à fait se convaincre qu'il avait osé, mais le bras du major Ramirez jaillit soudain. Des doigts en armure tordirent le col de l'uniforme intégral du Masadien et des muscles exosquelettiques gémirent au moment où il soulevait Williams du sol. Il le projeta violemment contre le mur, comme une marionnette, et son poing droit s'élança. « Major ! » La voix d'Honor claqua comme un fouet et Ramirez dévia son poing juste à temps. Son gant alla s'écraser comme une massue sur le mur à côté de la tête de Williams, si violemment que des éclats de pierre coupèrent la joue du Masadien. Le capitaine, en train d'étouffer, le visage congestionné, tourna la tête avec un petit cri de terreur. « Désolé, madame. » Le major était vert de rage en murmurant ses excuses – à Honor, pas à Williams – et il laissa tomber le Masadien. Il frotta sa main gauche sur son harnachement comme pour la débarrasser d'une contamination et le sergent Talon tendit à Honor une serviette tirée d'un distributeur situé sur une des tables du mess. Elle essuya prudemment son visage engourdi, les yeux sur le major, en se demandant si Williams comprenait bien qu'il avait été à deux doigts de mourir. « Je comprends vos sentiments, major, dit-elle calmement, mais ces gens sont nos prisonniers. — Oui, madame. Je comprends. » Ramirez prit une profonde inspiration et tourna le dos à Williams qui essayait bruyamment de retrouver son souffle. « Ce sont des salopards, et l'un d'eux a tué le toubib qui essayait de le raccommoder, mais ce sont nos prisonniers. Je m'en souviendrai, madame. — Veillez-y », fit Honor, mais tout en parlant elle posa la main sur son épaule et il parvint à sourire brièvement. « À vos ordres, madame », répondit-il plus naturellement. Il désigna ensuite une grande carte étalée sur l'une des tables. « Laissez-moi vous montrer où nous sommes. » Honor le suivit jusqu'à la table et il passa un doigt sur le plan de la base qu'ils avaient saisi. « Nous contrôlons à présent les trois niveaux supérieurs, fit-il, et j'ai envoyé l'une des escouades du capitaine Hibson au niveau cinq s'emparer de la salle des machines, mais les Masadiens qui tiennent encore le niveau quatre et quelques zones du cinq ont eu trop de temps pour se préparer avant notre arrivée. On dirait que les éléments les plus fanatisés de la garnison se sont dirigés par là quand nous avons pris la salle de contrôle. Certains savaient comment déverrouiller les sas manuellement, alors nous n'avons pas pu les empêcher de se regrouper pour former de gros nœuds de résistance. » Honor examina le plan et hocha la tête : elle comprenait. « Les spécialistes que nous a prêtés l'amiral Matthews sont en train d'interroger les ordinateurs, poursuivit Ramirez, et pour ma part je laisserais bien les Masadiens où ils sont une fois que nous aurons trouvé ce que nous sommes venus chercher. Malheureusement (sa voix devint dure), nous avons commencé à relever des indices selon lesquels les survivants du Madrigal seraient détenus quelque part dans cette zone, au niveau quatre, conclut-il en tapotant du doigt sur la carte. — Des indices ? demanda brusquement Honor. Aucune confirmation ? — Non, madame. C'est bien ce qui m'inquiète. Ces gens... (il désigna d'un geste les Masadiens alignés contre le mur du mess) refusent tous de nous en parler, mais ils ont l'air terriblement mal à l'aise quand nous posons la question. Nous n'avons pas eu le temps de procéder à un interrogatoire systématique et puis, comme vous dites, ce sont nos prisonniers, alors il y a des limites à la façon dont nous pouvons nous renseigner. Pourtant, après ce que nous a dit le capitaine Theisman, je n'aime pas ça, madame. Je n'aime pas ça du tout. — Et moi non plus, murmura Honor tout en fixant son œil valide sur la carte. Est-ce que nous savons si... » Elle s'arrêta : un lieutenant s'avançait en compagnie d'un nouveau prisonnier masadien. Il se mit au garde-à-vous et salua ses supérieurs. Le Masadien ne l'imita pas mais il avait l'air moins renfrogné que la plupart de ses compatriotes. « Capitaine, major, fit le lieutenant, voici le colonel Harris, commandant de la force de défense au sol. — Je vois. » Ramirez examina le Masadien. « Colonel, je suis le major Ramirez, corps de fusiliers de l'Armée royale manticorienne. Voici le capitaine Harrington, de la Flotte de Sa Majesté. Le regard de Harris se porta sur Honor tandis que Ramirez la nommait et ses yeux s'étrécirent. Elle y décela un éclair de dégoût, mais elle n'aurait su dire s'il était dû à ce qu'elle était – la femme dont les forces avaient vaincu les Fidèles – ou à l'aspect de son visage. Il la fixa un instant puis, sans un mot, salua d'un bref signe de tête. « Permettez-moi de vous féliciter pour avoir demandé à vos hommes de se rendre », continua Ramirez. Sa voix masculine était moins « menaçante » et Honor décida de le laisser mener la conversation. « Vous leur avez sans aucun doute sauvé la vie. » Harris hocha de nouveau la tête sans rien dire. « Toutefois, colonel, il semble que nous ayons un problème ici. » Il désigna un point sur le plan de la base. « Certains de vos hommes continuent à résister dans ces secteurs. Ils ne disposent pas de la puissance de feu nécessaire pour nous arrêter et beaucoup vont se faire tuer si nous devons aller les chercher. J'apprécierais que vous leur donniez l'ordre de déposer les armes pendant qu'il est encore temps. — Je ne peux pas faire ça. » Harris parlait pour la première fois, la voix calme mais ferme, malgré un brin d'amertume. « Tous ceux qui étaient prêts à se rendre l'ont déjà fait, major. Ce que je pourrai dire ne les fera pas changer d'avis. — Alors je crains qu'il ne nous faille avoir recours aux armes lourdes », dit Ramirez en examinant attentivement le visage du colonel. Le regard d'Harris sembla se figer, puis il prit une profonde inspiration. «À votre place je m'en abstiendrais, major. » Il posa le doigt sur la carte, à cinq centimètres de celui de Ramirez. « Il y a des prisonniers manticoriens dans cette zone. — Harris, salaud de traître ! » Honor détourna vivement la tête, l'œil brillant de rage, tandis que le capitaine Williams se tortillait entre les mains d'un fusilier manticorien. Il avait l'écume aux lèvres et hurlait des imprécations à l'adresse du colonel, et cette fois elle choisit de ne pas intervenir lorsqu'il fut de nouveau projeté contre le mur. Le torrent d'insultes mourut dans une toux inquiète et rauque au moment où le choc lui coupait la respiration. Elle se retourna vers Harris. « Veuillez poursuivre, colonel », fit-elle sereinement. Il cilla au son de sa voix mais tapota de nouveau le plan. « C'est là qu'ils sont, major, fit-il comme si Honor n'avait pas parlé. Et si j'étais vous, je me dépêcherais d'y aller, ajouta-t-il. Je me dépêcherais vraiment. » « Capitaine, vous voulez bien reculer, s'il vous plaît ? » grinça le sergent Talon. De la fumée obscurcissait le couloir et des explosions de grenades ainsi qu'un intense crépitement d'armes portatives se faisaient entendre plus avant. « Non, sergent, je ne veux pas », répondit Honor sur un ton presque aimable. Elle n'avait rien à faire dans une bataille au sol, elle le savait. Ça ne faisait pas partie de son domaine de compétence. Mais elle avait le pistolet à la main tandis que les hommes de tête du capitaine Hibson se frayaient un passage le long du couloir. « S'il vous arrive quelque chose, le major va me botter le cul ! grommela Talon avant d'ajouter, un peu tard : Si le capitaine me permet l'expression. — Il ne va rien m'arriver, répondit Honor, sur quoi Scotty Tremaine, derrière elle, leva les yeux au ciel. — Madame, je... » Devant eux, les tirs s'intensifièrent puis moururent, et Talon écouta le rapport sur son circuit com. « Ça y est. Ils en sont au couloir dix-sept. » Elle gratifia encore Honor d'un regard noir. « Cette fois-ci, vous restez derrière moi, capitaine ! — Oui, sergent », répondit humblement Honor tandis que Talon grognait de nouveau. Ils avançaient péniblement au milieu de la fumée et des gravats, passant à côté de cadavres, entiers ou non, entre les murs maculés de sang. Quelques fusiliers étaient au nombre des victimes car, si aucune des armes de l'infanterie masadienne n'arrivait à la cheville des leurs, les défenseurs avaient eu un peu plus de temps pour se préparer et les plus fanatiques s'étaient précipités hors de leurs cachettes, porteurs de mélanges explosifs, dans des attaques suicides. Peu d'entre eux avaient atteint leur cible et la plupart de leurs victimes n'étaient que légèrement blessées grâce à leur armure de combat, mais leur fanatisme furieux était effrayant. Honor était en train de franchir un amoncellement de cadavres masadiens lorsqu'un lieutenant manticorien arriva précipitamment et s'arrêta net. « Capitaine Harrington, avec les respects du major Ramirez, pourriez-vous venir tout de suite ? Nous avons... trouvé les prisonniers, madame. » Il avait la voix dure et monocorde; l'estomac d'Honor se serra. Elle allait poser une question mais une lueur dans son regard la retint. Au lieu de cela, elle se contenta de hocher la tête et s'élança en avant. Cette fois, le sergent Talon n'opposa aucune objection; elle envoya simplement sa section de tête en éclaireur afin de dégager le passage. Lorsque Honor trébucha sur un cadavre, le sergent la rattrapa sans un mot puis la prit dans ses bras en armure et bondit à un rythme que le capitaine n'aurait jamais pu soutenir. Le caporal Liggit fit de même pour Tremaine et les murs du couloir se brouillèrent tant leur passage était rapide. Ils arrivèrent dans une zone moins exiguë, quadrillée de fusiliers frappés d'une étrange immobilité, et Talon la mit à terre. Elle avança, mal à l'aise, au milieu des hommes grands et massifs en armure de bataille, consciente que Scotty se faufilait entre eux derrière elle, puis elle s'arrêta brusquement en apercevant Ramirez. Le regard du major était dur, ses narines palpitaient et de tout son être émanait une rage meurtrière. Une porte blindée béait derrière lui et deux médecins, à genoux dans une mare de sang, travaillaient frénétiquement sur un officier marinier manticorien à l'uniforme souillé. Le cadavre d'un officier masadien gisait sur le mur opposé, et il n'avait pas été tué par un tir de pulseur : on lui avait dévissé la tête comme une capsule de bière. Le fusilier en armure qui se tenait à côté du corps avait le bras droit sanglant jusqu'à l'épaule. Nous avons trouvé six morts pour l'instant, madame, grinça Ramirez sans préambule. Apparemment, ce salopard... (il eut un geste énervé pour désigner le Masadien décapité) s'est mis à parcourir le couloir en descendant les prisonniers lorsque notre équipe d'éclaireurs est arrivée dans la zone de détention. Je... Il s'arrêta comme le médecin le plus gradé se relevait et abandonnait l'officier marinier. Il croisa le regard du major et secoua légèrement la tête. Ramirez ravala un chapelet de jurons. L'unique œil d'Honor lançait des éclairs en contemplant le corps. Elle avait empêché Ramirez de démolir Williams et ce souvenir lui semblait maintenant bien amer tandis que le major s'efforçait de reprendre un semblant de contrôle sur lui-même. «Je crains que ce ne soit pas tout, madame, ajouta-t-il d'une voix dure et saccadée. Vous voulez bien me suivre ? » Elle fit oui de la tête et se mit en marche, mais Ramirez fit signe à Tremaine qui commençait à la suivre de rester en arrière. « Pas vous, lieutenant. » Tremaine regarda Honor d'un air interrogateur, mais elle avait décelé quelque chose dans la voix de Ramirez et elle secoua brièvement la tête.- Pendant quelques instants, Tremaine fit mine de se rebeller, puis il se ravisa et recula pour prendre place aux côtés du sergent Talon. Ramirez emmena Honor quarante mètres plus loin, jusqu'à un coude dans le tunnel, puis il s'arrêta et déglutit. — Capitaine, je ferais mieux de rester ici. » Elle allait lui poser une question mais l'expression de son visage l'arrêta. Elle eut un signe de tête et passa le coude. La douzaine de fusiliers en vue avaient quelque chose d'étrange. Pendant un instant, elle ne comprit pas pourquoi, puis elle remarqua qu'ils avaient tous enlevé leur casque et que chacun d'eux était une femme. Cette idée la glaça et elle accéléra le pas avant de tomber en arrêt devant la porte béante d'une cellule. « Ma chérie, il faut que vous nous laissiez l'emmener, disait une voix douce, gentille. S'il vous plaît, nous devons la soigner. » C'était le capitaine Hibson, dont la voix d'habitude forte et confiante était pleine de larmes tandis qu'elle se penchait sur le corps nu et martyrisé d'une jeune femme étendue sur une couchette crasseuse. Le visage de la prisonnière était méconnaissable sous les bleus et les coupures, mais Honor le reconnut. De la même façon qu'elle reconnut la jeune femme tout aussi nue et plus martyrisée encore que la première tenait dans ses bras. Elle s'accrochait désespérément à sa compagne, essayant de lui faire un bouclier de son corps, et Honor s'avança comme un fantôme. Elle s'agenouilla près de la couchette et la jeune femme — la jeune fille — la fixa avec des yeux d'animal apeuré en gémissant de terreur. Enseigne Jackson », fit Honor, et un éclair d'humanité ou de quelque chose d'approchant trembla dans ces yeux brutalisés. Vous savez qui je suis, enseigne ? » Mai-Ling Jackson la regarda pendant une éternité avant de hocher violemment la tête comme dans un spasme. « Nous sommes là pour vous aider, enseigne. » Honor ne saurait' jamais comment elle avait réussi à garder une voix douce et calme, mais elle y parvint. Elle frôla doucement la chevelure raide et emmêlée de l'enseigne nue, qui se déroba comme si on la frappait. « Nous sommes là pour vous aider, répéta Honor tandis que les larmes coulaient sur son visage. Mais il faut nous laisser emmener le capitaine Brigham. Les toubibs vont la soigner, mais vous devez la lâcher. » L'enseigne Jackson gémit en s'accrochant plus désespérément au corps inerte entre ses bras. Honor lui caressa de nouveau la tête. « S'il vous plaît, Mai-Ling. Laissez-nous l'aider. L'enseigne baissa les yeux vers le visage de Mercedes Brigham, couvert de croûtes, et ses gémissements se transformèrent en un sanglot déchirant. Pendant quelques instants, Honor crut qu'elle allait refuser, qu'ils allaient devoir lui arracher Brigham de force, mais soudain son étreinte désespérée se relâcha. Hibson intervint aussitôt, soulevant dans ses bras en armure le capitaine qui respirait à peine, et Mai-Ling Jackson se mit à hurler comme une damnée tandis qu'Honor la prenait dans ses bras protecteurs. Il fallut dix minutes aux médecins et à toute leur science pour venir à bout de l'hystérie de l'enseigne Jackson, et même ainsi Honor savait que ce n'était qu'une accalmie dans la tempête. Ces yeux en amande reflétaient trop l'enfer pour qu'autre chose y trouve sa place, mais du moins Jackson se tenait-elle tranquille sur le brancard, secouée par d'intenses frissons sous la couverture. Elle tenait la main de son commandant comme une enfant et ses yeux la suppliaient de faire que tout cela n'ait été qu'un cauchemar. Honor s'agenouilla près d'elle. « Pouvez-vous nous dire ce qui s'est passé ? » demanda-t-elle gentiment. L'enseigne se contracta comme si on l'avait frappée, mais cette fois elle passa la langue sur ses lèvres couvertes de croûtes et hocha timidement la tête, effrayée. « Oui, madame », murmura-t-elle, puis elle agita les lèvres sans bruit et de nouvelles larmes inondèrent ses yeux. « Prenez votre temps », reprit Honor de cette même voix douce, et Jackson parut tirer un peu de force de cet encouragement. « Ils... ils nous ont ramassés, murmura-t-elle dans un souffle. Le commandant, le second et moi étions les seuls officiers encore en vie, madame. Il devait y avoir vingt ou... ou trente matelots. Je ne suis pas sûre. Elle déglutit à nouveau et l'un des médecins glissa un verre d'eau dans la main d'Honor. Elle le porta aux lèvres de Jackson, qui but quelques petites gorgées. Puis elle se rallongea sur le brancard, les yeux fermés. Lorsqu'elle reprit la parole, sa voix était monocorde, mécanique, dénuée de toute humanité. « Ils nous ont ramenés ici. Au début, pendant quelques jours peut-être, c'était supportable, mais ils ont mis tous les officiers dans la même cellule en disant... (son calme passager montra de nouveau des signes de faiblesse) en disant que puisque nous laissions des femmes porter l'uniforme, le commandant pouvait garder ses putains avec lui. » Le côté intact du visage d'Honor était aussi figé que la partie ravagée, mais elle serra la main de l'enseigne. « Ensuite... ensuite ils sont devenus fous, souffla Jackson. Ils sont venus nous chercher... le capitaine Brigham et moi. On... on pensait que c'était juste pour un interrogatoire, mais ils nous ont jetées dans cette... grande pièce, et il y avait tous ces hommes, et ils... ils... » Sa voix se brisa en sanglots et Honor lui caressa le visage. « Ils ont dit que c'était parce que nous étions des femmes. Ils... ils se sont moqués de nous, et ils nous ont fait mal, et ils ont dit... ils ont dit que c'était la volonté de Dieu de... de punir les putains de Satan ! Elle ouvrit les yeux et se redressa laborieusement sans quitter des yeux le visage d'Honor, tandis que sa main se refermait comme une serre. « On a lutté, madame, vraiment ! M-mais... on avait les menottes et ils étaient si nombreux ! S'il vous plaît, madame, on a essayé ! On a vraiment essayé ! — Je sais, Mai-Ling. Je sais bien », répondit Honor au milieu de ses larmes en serrant dans ses bras le jeune corps brutalisé. L'enseigne se détendit convulsivement. La tête sur l'épaule d'Honor, elle reprit d'une voix brisée, sans vie — Quand ils ont eu... fini, ils nous ont renvoyées. Le commandant — le capitaine Alvarez — a fait ce qu'il pouvait, mais il ne savait pas, madame. Il ne savait pas ce qu'ils allaient nous faire. — Je sais », murmura encore Honor. L'enseigne serra les dents. « Et puis ils sont revenus et... et je n'avais plus la force de lutter. Je... je ne pouvais plus. J'ai essayé mais... » Elle prit une violente inspiration. « Le capitaine Brigham s'est battue. Je... je crois qu'elle en a bien amoché quelques-uns avant qu'ils la maîtrisent, et après ils l'ont frappée, et frappée et frappée ! » Sa voix se brisa dans les aigus et un médecin lui injecta un calmant pendant qu'elle se mettait à trembler violemment dans les bras d'Honor. Le commandant a essayé de les arrêter, madame. Il. .. il a essayé et... et ils l'ont frappé avec la crosse de leur carabine et ensuite ils... ils... » Elle se tordait de douleur. Honor lui couvrit la bouche d'une main, l'empêchant de parler le temps que le calmant fasse son effet. Elle avait déjà vu l'énorme tache de sang séché qui maculait le sol de la cellule ainsi que les traces irrégulières laissées par les talons d'un corps qu'on avait traîné à travers la flaque jusqu'à la porte. « Et puis ils nous ont violées à nouveau, fit enfin l'enseigne, les yeux brumeux. Encore et encore, et... et ils disaient que c'était vraiment sympa de la part de leur commandant de... de leur donner leurs propres putains. » Sa voix faible s'éteignit. Honor la rallongea doucement, se pencha pour embrasser son front sale et meurtri puis glissa la main inerte de l'enseigne sous la couverture avant de se relever. « Prenez soin d'elle », fit-elle à l'adresse du médecin le plus gradé. La femme hocha la tête, le visage baigné de larmes. Honor acquiesça puis se retourna vers la porte de la cellule. En la passant, elle sortit son arme et en vérifia le chargeur. Le major Ramirez leva les yeux au moment où le capitaine Harrington descendait le couloir. — Capitaine, que dois-je... ? » Elle passa à côté de lui comme s'il n'avait pas ouvert la bouche. Son visage était dénué d'expression mais le côté droit de sa bouche était agité de spasmes violents et elle avait son arme à la main. « Capitaine ? Capitaine Harrington ! » Il tendit la main pour lui attraper le bras et elle consentit enfin à le regarder. « Hors de mon chemin, major. » Malgré son élocution difficile, chacun de ces mots fut clairement énoncé. « Nettoyez cette section. Retrouvez tous nos hommes. Faites-les sortir d'ici. — Mais... — Vous avez vos ordres, major », coupa-t-elle sur le même ton glacial avant de dégager brusquement son bras. Elle repartit dans le couloir tandis qu'il la regardait, impuissant. Elle ne leva pas les yeux en retrouvant les fusiliers à l'entrée du couloir. Elle se contenta de marcher droit devant et ils s'écartèrent comme des enfants effrayés. Les hommes du sergent Talon firent mine de l'accompagner mais elle les écarta d'un geste brutal en continuant à marcher. Le lieutenant Tremaine la regarda passer en se mordant la lèvre. Il avait entendu parler des découvertes que les fusiliers avaient faites. Au début il n'y avait pas cru, ou plutôt il n'avait pas voulu y croire, mais ensuite les toubibs étaient passés près de lui avec le brancard du capitaine Brigham. Alors il avait compris et la fureur des fusiliers avait pâli face à la sienne, car il connaissait bien Mercedes Brigham. Il la connaissait même très bien. Le capitaine avait dit qu'elle voulait être seule. Elle avait donné l'ordre qu'on lui fiche la paix. Mais Scotty Tremaine avait vu son visage. Elle disparut dans le couloir et le lieutenant se raidit, décidé. Il posa sa carabine à plasma dans un coin et se précipita derrière Honor. Honor monta les escaliers encombrés de gravats sans se préoccuper de celui qui essayait de la rattraper et dont elle entendait la respiration difficile. Cela n'avait pas d'importance. Rien n'avait d'importance. Elle franchit les marches d'un bond, tirant profit de ses longues jambes et de la faible gravité. Elle dépassa quelques fusiliers, traversa deux ou trois mares de sang masadien, et son œil unique avait l'éclat de l'acier en fusion. Elle longea le dernier couloir, le regard fixé sur la porte ouverte du mess; une voix l'appelait derrière elle, une voix distante, irréelle, immatérielle, et elle choisit de l'ignorer en entrant dans la pièce bondée. Un officier du corps des fusiliers la salua puis recula, ébahi, et elle passa devant lui comme s'il n'existait pas. Elle parcourut du regard les rangées de prisonniers à la recherche d'un visage qu'elle trouva bientôt. Le capitaine Williams leva les yeux comme s'il avait senti sa haine, et il blêmit. Elle se dirigea vers lui, poussant des gens hors de son chemin, et la voix qui l'appelait devint plus forte : son propriétaire se frayait un passage dans la foule derrière elle. Williams essaya de se dérober mais, de la main gauche, Honor l'attrapa par les cheveux, et il hurla de douleur lorsqu'elle lui frappa la tête contre le mur. Il bougeait les lèvres et déversait des mots qu'elle ne prit pas la peine d'écouter. De la main droite, elle appuya le canon de son arme sur le front du Masadien et s'apprêta à tirer. Des mains saisirent fermement son avant-bras et le repoussèrent violemment; l'explosion brutale d'une fléchette de pulseur troua le plafond du mess tandis que son pistolet gémissait. Elle tenta de tordre les mains qui agrippaient son bras pour se débarrasser de celui qui la gênait, mais les mains s'accrochaient désespérément et quelqu'un lui criait dans l'oreille. D'autres voix s'ajoutèrent à la première, d'autres mains rejoignirent celles qui pesaient sur son bras et l'écartèrent de Williams, qui s'effondra sur les genoux en vomissant et pleurant de terreur. Elle lutta férocement contre tous mais elle ne put se libérer et tomba elle aussi à genoux pendant qu'on lui arrachait son pistolet en la forçant brutalement à tourner la tête. Pacha ! Pacha, vous ne pouvez pas ! » sanglota presque Scotty Tremaine. Des larmes coulaient le long de ses joues tandis qu'il tenait le visage d'Honor entre ses mains. « S'il vous plaît, pacha! Vous ne pouvez pas faire ça, pas sans procès ! Elle le regardait fixement en se demandant, l'esprit confus, ce qu'un procès avait à voir là-dedans. Il la secoua doucement. « S'il vous plaît, pacha. Si vous tuez un prisonnier sans procès, la Flotte... » Il prit une profonde inspiration. « Vous ne pouvez pas, madame, même s'il le mérite cent fois. — Non, elle ne peut pas, fit une voix glaciale, et une ombre de santé mentale reparut sur le visage d'Honor lorsque entra l'amiral Matthews. Je suis venu dès que j'ai appris, capitaine. » Il parlait lentement et distinctement, comme s'il sentait qu'il devait se frayer un chemin jusqu'à son esprit. « Mais votre lieutenant a raison. 12bus, vous ne pouvez pas le tuer. » Elle le regarda droit dans les yeux et quelque chose en elle se relâcha lorsqu'elle vit la douleur et la honte – et la rage – qui emplissaient son âme. « Mais ? » Elle ne reconnut pas sa propre voix et la bouche de Matthews se déforma en une moue haineuse et méprisante quand il lança un regard assassin au capitaine masadien en sanglots. « Mais moi je peux. Pas sans procès, bien sûr. Il en aura un, je vous l'assure, ainsi que toutes les bêtes sauvages qu'il a lâchées sur vos compatriotes. Un procès scrupuleusement et parfaitement équitable, et dès qu'il sera terminé, cette espèce d'ordure sadique et tous les autres responsables seront pendus comme ils le méritent, conclut-il à voix mi-basse en soutenant calmement son regard. » Je vous le jure, capitaine, sur l'honneur de la flotte graysonienne. » CHAPITRE VINGT-SEPT Honor Harrington était assise devant le hublot panoramique, l'âme aussi glacée que l'espace au-delà du plastoblinde. L'amiral Matthews, Alice Truman et Alistair McKeon, assis derrière elle, demeuraient silencieux. Dix-neuf. Ils avaient retrouvé dix-neuf des membres de l'équipage du Madrigal, et ce chiffre avait suffi à vaincre la réserve du capitaine Theisman, enfin. Il n'y avait aucune trace des survivants dans la base de données de Merle. Apparemment, Williams avait tout effacé, mais Theisman avait lui-même récupéré les rescapés du Madrigal, et ils étaient alors cinquante-trois. Dont vingt-six femmes. Sur ce nombre, seules l'enseigne Jackson et Mercedes Brigham avaient survécu, et Fritz Montoya avait un air sinistre en décrivant les blessures internes de Brigham et ses os brisés. Honor s'était arrangée pour que Theisman soit présent lors du rapport de Montoya, et le capitaine havrien avait blêmi et s'était tourné vers elle, horrifié. « Capitaine Harrington, je vous jure que j'ignorais à quel point la situation était terrible. » Il avait dégluti avec difficulté. « S'il vous plaît, il faut me croire. Je... je savais qu'on leur menait la vie dure mais je ne pouvais rien y faire et... je ne savais pas que c'était si dur. Sa détresse, tout comme sa honte, était sincère. Le bosco du Madrigal l'avait confirmé, c'étaient bien les missiles de Theisman qui avaient tué l'amiral, et Honor aurait voulu le haïr pour ça. Elle le voulait tant que c'en était douloureux, mais la détresse de Theisman lui avait aussi enlevé cette haine. « Je vous crois, capitaine, avait-elle répondu, lasse, avant de prendre une profonde inspiration. Seriez-vous prêt à témoigner devant une cour graysonienne sur les faits dont vous avez personnellement connaissance ? Personne ne vous demandera pourquoi vous avez "émigré" vers Masada. J'ai la parole de l'amiral Matthews sur ce point. Mais très peu de véritables Masadiens témoigneront volontairement contre Williams et ses bêtes sauvages. — Oui, madame. » La voix de Theisman était glaciale. « Oui, madame, je témoignerai. Et... je suis désolé, capitaine. Plus que je ne saurais le dire. » Maintenant elle regardait les étoiles et son cœur se serrait dans sa poitrine car, si les bases de données de Merle ne recelaient aucune information sur les prisonniers, elles en contenaient sur d'autres sujets. Elle savait enfin à quel type de vaisseau elle serait confrontée, et il ne s'agissait pas d'un croiseur lourd. Loin de là. « Eh bien, dit-elle enfin, au moins nous savons. — Oui, madame », fit calmement Alice Truman. Elle s'arrêta un instant, puis posa la question que tous avaient à l'esprit : « Que faisons-nous maintenant, madame ? » La partie droite de la bouche d'Honor se déforma en un sourire sans humour, car au fond d'elle-même elle avait bien peur de connaître la réponse. Elle disposait d'un croiseur lourd et d'un contre-torpilleur endommagés, plus un croiseur léger parfaitement inutilisable, et elle se trouvait face à un croiseur de combat qui jaugeait huit cent cinquante mille tonnes. Ce qui restait de la flotte de Grayson était négligeable : si elle engageait les équipages graysoniens contre un croiseur de combat de classe Sultan, autant les abattre elle-même. Quant à son propre navire, il n'était pas non plus de taille : un Sultan transportait presque le double de son armement, cinq fois plus de munitions et jouissait de barrières latérales bien plus résistantes que les siennes. Malgré l'électronique plus performante de l'Intrépide, il n'y aurait guère de survivants si le Troubadour et lui s'opposaient main dans la main au Tonnerre divin. « Nous faisons de notre mieux, Alice », répondit-elle doucement. Elle se redressa, se détourna du hublot panoramique et reprit d'une voix plus professionnelle : « Ils peuvent encore décider de ne pas aller plus loin. Ils ont perdu quasiment toutes leurs unités masadiennes, ce qui laisse Havre sans couverture. Le commandant du Tonnerre divin en sera tout aussi conscient que nous, et il ne peut pas deviner sous combien de temps nous attendons nos renforts. — Mais nous, nous le savons, madame. » La voix de McKeon était calme. « Les transporteurs n'atteindront pas Manticore avant neuf jours. Ajoutez-en quatre pour que la Flotte réagisse et... » Il haussa les épaules. « Je sais bien. » Honor tourna les yeux vers Truman. « Les noyaux d'impulsion et les voiles Warshawski de l'Apollon sont en bon état, Alice. Vous pouvez nous faire gagner cinq jours sur ce délai. — Oui, madame. » Truman avait l'air de le regretter mais elle ne pouvait rien faire pour se rendre utile sur place. « Alistair, nous allons devoir nous concerter, vous et moi, en rentrant sur Grayson. Il va falloir la jouer fine si nous avons à combattre. — Oui, madame », fit McKeon, aussi calmement que Truman. Honor se tourna vers l'amiral Matthews, qui s'éclaircissait la gorge. « Capitaine, personne ne se doutait que vous vous attaquiez à si forte partie, mais vos hommes ont déjà fait – et souffert – beaucoup plus pour nous que nous n'étions en droit d'attendre. J'espère que le capitaine du Tonnerre divin aura le bon sens de comprendre qu'il a perdu la partie et de se retirer. Dans le cas contraire, cependant, Grayson tiendra probablement en dépit de tous les efforts des Fidèles jusqu'à l'arrivée de vos renforts. » Il se tut. Honor savait ce qu'il essayait de dire, et pourquoi il n'y arrivait pas tout à fait. Les navires manticoriens avaient peu de chances de sortir vivants d'un affrontement avec un bâtiment de classe Sultan et l'homme en lui voulait lui laisser une porte de sortie, lui trouver une bonne raison de reculer et de survivre. Pourtant, le militaire qu'il était savait à quelles extrémités les Masadiens pourraient s'abaisser en apprenant ce qui était arrivé à Merle, à leur flotte et au Principauté. Les gens désespérés font des choses irrationnelles... or l'ennemi s'était dit prêt à user de l'arme nucléaire contre Grayson alors qu'il n'était pas encore désespéré. Si faibles que fussent leurs chances contre un Sultan, l'Intrépide et le Troubadour étaient tout ce qui restait à Grayson, et si Honor décidait de les retirer... « Peut-être, amiral, répondit-elle sereinement, mais s'ils sont assez fous pour poursuivre à ce stade, nul ne saurait dire de quoi ils sont capables. Et même si on le savait, mon boulot consiste à protéger cette planète. — Mais vous n'êtes pas des Graysoniens, capitaine. » La voix de Matthews était aussi paisible que la sienne et elle haussa les épaules. « Non, en effet. Mais nous avons partagé beaucoup d'épreuves avec vos hommes, et nous avons un compte à régler avec Masada. » Elle entendit un léger grognement d'approbation du côté de McKeon. « L'amiral Courvosier aurait souhaité que je reste à vos côtés comme il l'a fait, monsieur, poursuivit-elle en écartant sa peine et son sentiment de culpabilité. Et, plus important encore, c'est ce que ma reine attend de moi – et ce que j'attends de moi-même. » Elle secoua la tête. « Nous n'allons nulle part, amiral Matthews. Si les Masadiens veulent encore Grayson, ils devront d'abord nous passer sur le corps. » « Oui, monsieur. Je crains que ce ne soit confirmé. » Le capitaine Yu était assis dans le bureau de l'honorable Jacob Lacy et l'ambassadeur de Havre paraissait tout aussi sombre que lui. À la différence de la plupart de ses collègues diplomates, Lacy était un officier de la flotte en retraite, détail pour lequel Yu se sentait profondément reconnaissant. « Merde, murmurait maintenant l'ambassadeur. Et le Principauté aussi ? — Tous, monsieur l'ambassadeur, répondit durement Yu. Tom Theisman a envoyé des infos au Vertu juste avant qu'Harrington ne lance son assaut final et la base de Merle a confirmé la destruction totale de la flotte masadienne avant que les communications ne soient coupées. Dans les faits, il ne reste plus que le Tonnerre, monsieur. » Tandis qu'il l'admettait, sa voix se chargeait d'une fureur qui se consumait comme de la lave au fond de sa gorge. Si seulement le faisceau tracteur cinq n'était pas tombé en panne ! Si seulement ils n'avaient pas découvert que même l'anneau de flux était grillé ! Douze heures de réparation s'étaient transformées en vingt, puis vingt-cinq, et enfin ce gros connard, cet incompétent de Simonds, leur avait coûté un jour et demi de plus avec ses tergiversations ! Si ça n'avait pas été complètement insensé, Yu aurait juré que cet imbécile essayait de retarder leur retour à Yeltsin ! Et le résultat avait été catastrophique. « Quelles sont maintenant les chances de Masada, capitaine ? demanda Lacy au bout de quelques instants. — Ils auraient plus de chances s'ils essayaient d'éteindre l'Étoile de Yeltsin en pissant dessus, monsieur. Oh, je pourrais me charger d'Harrington. Ça n'irait pas sans mal – les Chevaliers stellaires sont de gros clients – mais je pourrais me débarrasser d'elle. Seulement on n'y gagnerait rien. Elle doit avoir demandé des renforts. Tous ses vaisseaux de guerre étaient présents à Merle, mais si elle a d'abord envoyé ses transporteurs, les renforts pourraient arriver sous dix ou douze jours. Car il y aura des renforts, prêts à nous botter le cul, monsieur. Nous avons détruit au moins un navire manticorien, et d'après le dernier rapport de Merle, nous avons encore tué quelques sujets de Sa Majesté là-bas. Harrington a sans doute la preuve que le Principauté sort de nos chantiers navals. Quoi qu'en pensent l'état-major et le gouvernement, la Flotte royale manticorienne ne va pas supporter ça sans réagir. — Et si Masada contrôlait Grayson à leur arrivée ? » Au ton de sa voix, Lacy connaissait manifestement déjà la réponse. Yu grogna d'un air désabusé. — Ça ne changerait rien du tout, monsieur l'ambassadeur. De toute façon, je doute que Grayson se rende, sachant que des renforts arrivent, et puis cet imbécile de Simonds est tout à fait capable d'ordonner des frappes nucléaires pour l'exemple. » Il serra les dents. « S'il le fait, monsieur, je refuserai d'obéir. — Évidemment ! » Yu se détendit un peu à la réponse de l'ambassadeur. « Sur un plan moral, on ne peut pas justifier le massacre de civils. Quant aux répercussions diplomatiques, elles seraient désastreuses. — Alors que voulez-vous que je fasse, monsieur ? demanda calmement le capitaine. — Je ne sais pas. » Lacy se passa la main sur le visage et, le front plissé, contempla le plafond en silence pendant un long moment. Puis il poussa un soupir. « Cette opération est foutue, capitaine, et vous n'en êtes pas responsable. » Yu hocha la tête en espérant – sans grande conviction – que l'état-major se rangerait à l'opinion de Lacy. « Grayson va se précipiter pour signer le traité, maintenant. En plus de souligner la menace masadienne, nous avons littéralement poussé Grayson dans les bras de Manticore. La gratitude autant que l'intérêt personnel va les rapprocher, et je ne vois aucun moyen de l'éviter. Si les Masadiens avaient procédé avec plus de vigueur, ou s'ils nous avaient autorisés à poster une escadre ou deux à Endicott pour vous soutenir, il en irait peut-être autrement, mais maintenant... » L'ambassadeur se pinça le nez puis poursuivit lentement : — J'aimerais tant que nous puissions tout simplement nous laver les mains de cette affaire, mais une fois que Grayson aura signé avec Manticore, nous aurons plus que jamais besoin d'une présence à Endicott. Et bien que je sois de plus en plus tenté de mépriser les "Fidèles", eux aussi vont avoir plus que jamais besoin de nous car Manticore et Grayson doivent mourir d'envie de les hacher menu. La difficulté, c'est de les garder en vie assez longtemps pour qu'ils comprennent. — D'accord, monsieur. Mais comment on s'y prend ? — On gagne du temps. C'est tout ce qu'on peut faire. Je vais envoyer mon vaisseau courrier demander la "visite" d'un escadron de combat ou deux, mais il se passera au moins un mois T avant qu'il en sorte quoi que ce soit. D'une façon ou d'une autre, nous allons devoir empêcher Masada de commettre une bêtise –enfin, une nouvelle bêtise – en repoussant toute contre-attaque manticorienne contre Endicott. — Si vous me permettez, monsieur l'ambassadeur, ce serait vraiment bien si vous y arriviez. — je ne garantis rien, fit Lacy, mais on ne peut guère espérer davantage pour l'instant. » Il balança lentement sa chaise d'avant en arrière puis hocha la tête. « Si vous parvenez à empêcher les Masadiens de se lancer dans de nouvelles opérations aventureuses contre Yeltsin, votre vaisseau se trouvera encore à Endicott, intact, lorsque les Manticoriens se montreront, n'est-ce pas ? » Yu acquiesça et l'ambassadeur se pencha sur son bureau. (^ Alors je veux que vous soyez parfaitement honnête avec moi, capitaine. Je sais combien vous êtes proche du capitaine Theisman, mais je dois vous poser une question. En admettant que ses hommes et lui aient survécu, s'en seront-ils tenus à leur couverture? — Oui, monsieur. » La réponse de Yu était sans appel. « Personne n'y croira mais ils suivront les ordres. De plus, ils ont tous des papiers masadiens. — Parfait. Alors voici ce que nous allons faire. Vous allez retarder le Glaive Simonds pendant que je travaille son frère et le Conseil des Anciens. Si nous pouvons éviter toute nouvelle offensive contre Grayson et préserver l'intégrité du Tonnerre, j'essayerai de bluffer quand Manticore voudra punir Masada. Lorsqu'ils arriveront, le Tonnerre redeviendra le PNS Saladin, une unité républicaine officielle chargée de défendre le territoire d'un allié de Havre. — Mon Dieu, monsieur... Manticore n'avalera jamais ça! — Probablement pas, concéda Lacy, mais si je peux les faire hésiter, même brièvement, à commettre un acte de guerre contre nous, la porte sera entrouverte. Et si je procède assez vite et que Masada accepte de payer des réparations substantielles, nous pourrons peut-être éviter l'invasion pure et simple d'Endicott jusqu'à l'arrivée de nos renforts. — Monsieur l'ambassadeur, Masada n'a pas les moyens de payer des réparations. Ils se sont ruinés avec leur budget militaire. — Je sais. Nous devrons les financer... Un élément de plus en notre faveur, si ça marche. » Yu secoua la tête d'un air dubitatif. « Je me rends bien compte que vous n'avez pas beaucoup d'atouts en main, monsieur, mais ça me semble vraiment très mince. Et je vous garantis que les Masadiens ne seront pas d'accord – en tout cas pas spontanément. Je commence à les croire encore plus débiles que nous ne le pensions, et s'il y a une chose dont je suis sûr, c'est que les deux Simonds sont déterminés à ne pas laisser Masada devenir un État client de Havre. — Même si la seule autre option est l'anéantissement? — Je n'irais pas parier là-dessus. Et puis vous partez du principe qu'ils sont prêts à admettre que la seule autre option est l'anéantissement. Vous connaissez leur religion de cinglés ! — Oui, en effet, soupira Lacy. C'est pourquoi nous n'allons pas leur dire ce que nous faisons tant qu'ils peuvent tout faire échouer. Il va falloir les garder dans l'ignorance quant à nos véritables intentions, en espérant qu'ils comprennent plus tard que nous avions raison. — Bon Dieu, murmura Yu en s'affaissant dans son siège. Vous en demandez beaucoup, monsieur l'ambassadeur, non ? — Capitaine, fit Lacy avec un sourire désabusé, nul ne sait mieux que moi quel sac de nœuds je vous confie. Malheureusement, je n'ai pas d'autre sac. Vous pensez pouvoir vous en tirer ? — Non, monsieur, je ne pense pas, répondit franchement Yu. Mais nous n'avons pas d'autre choix que d'essayer. » ... d'autre choix que d'essayer », fit la voix du capitaine Yu, puis la chambre du Conseil retentit d'un bruit sec : le diacre Sands avait appuyé sur le bouton d'arrêt du magnétophone. Il se tourna vers le Grand Ancien Simonds, mais le regard enflammé de ce dernier était fixé sur le visage fermé de son frère. — Autant pour vos précieux alliés, Matthieu. Quant à vos propres hommes, ils n'ont pas l'air d'avoir fait mieux ! » Le Glaive Simonds se mordit la lèvre. L'hostilité du Conseil terrifié était palpable. Tout ce qu'il pourrait dire ne servirait à rien, alors il resta silencieux. La sueur perlait sur son front. Il leva soudain les yeux, ahuri, lorsque quelqu'un d'autre prit la parole. « Sauf votre respect, Grand Ancien, je ne pense pas que nous puissions tout mettre sur le dos du Glaive Simonds, fit simplement Huggins. C'est nous qui lui avons demandé de retarder les opérations. » Le Grand Ancien ouvrit des yeux ébahis car Huggins vouait à Matthieu Simonds une haine et une jalousie légendaires. Toutefois, Huggins poursuivit d'une voix ferme. « Nous avons donné au Glaive les instructions que nous pensions les meilleures, mais nous n'avons pas assez tenu compte des forces de Satan, mes frères. » Il parcourut du regard la table du Conseil. « Cette femme, cette servante de Satan, Harrington, a détruit nos vaisseaux présents à Yeltsin. » Son ton calme, détaché, donnait plus de force encore à sa haine. « C'est elle qui a profané tout ce que nous tenons pour sacré. Elle s'est opposée à l'œuvre de Dieu, et nous ne pouvons blâmer le Glaive car nous l'avons nous-mêmes exposé au venin du Démon. » Un murmure discret parcourut la table et Huggins se fendit d'un mince sourire. « Et puis, il y a nos "alliés". Eux aussi des infidèles. Ne savions-nous pas dès le début que leurs objectifs différaient des nôtres ? N'est-ce pas la peur qu'ils nous engloutissent qui nous a menés à préférer l'opération Maccabée à une franche invasion ? » Il haussa les épaules. « Là aussi nous avons fait erreur. Maccabée nous a laissés tomber, s'il a jamais été des nôtres. Soit il a fait une tentative et échoué, soit il ne tentera jamais rien. Or, après leur bataille main dans la main, les apostats et la putain de Manticore vont devenir comme frères. C'est inévitable... si nous permettons au Diable de triompher. » Il s'arrêta, et Thomas Simonds se passa la langue sur les lèvres dans le silence total. « Devons-nous déduire de votre dernière remarque, frère Huggins, que vous avez une proposition ? » Huggins acquiesça et les yeux du Grand Ancien s'étrécirent. « Pourrions-nous l'entendre ? — Les infidèles havriens ne se rendent manifestement pas compte que nous avons découvert la trahison qu'ils projettent », fit Huggins sur un ton très naturel. Le Glaive Simonds se tortilla sur sa chaise et s'abstint de contester l'interprétation que Huggins donnait des intentions de Havre. L'Ancien poursuivit sur le même ton. « Ils nous prennent pour des imbéciles, nous qui nous sommes attelés à l'œuvre du Seigneur. Leur seule préoccupation consiste à nous emprisonner dans une prétendue alliance contre leurs ennemis. Tout ce qu'ils nous diront à partir de maintenant naîtra de cette préoccupation, et ainsi c'est Satan lui-même qui parlera par leur bouche. N'ai-je pas raison? » Il jeta de nouveau un regard à la ronde, découvrant des visages approbateurs. Les Anciens assemblés arboraient l'expression d'hommes qui ont frôlé le désastre. La catastrophe qui avait démoli leurs plans, le piège dans lequel ils s'étaient jetés – eux et leur planète – les terrifiaient, et leur foi demeurait la seule certitude dans un univers qui s'effondrait. « Très bien. Si nous ne pouvons pas leur faire confiance, alors il faut concevoir nos propres plans et les concrétiser au nom de Dieu tout en les dissimulant aux dissimulateurs. Ils croient notre cause sans espoir, mais nous, mes frères, nous savons que Dieu se tient à nos côtés. Nous avons été appelés à accomplir son œuvre et nous ne pouvons pas nous permettre de trébucher et d'échouer à nouveau. Il ne doit pas y avoir de Troisième Chute. — Amen », murmura quelqu'un, et le Glaive Simonds ressentit un certain émoi au fond de lui. Quoi qu'en pensât le capitaine Yu, Simonds était un militaire. La plupart des décisions qui avaient tant irrité le Havrien n'étaient pas le fruit de sa stupidité mais d'un programme dont Havre ignorait tout, et il n'était que trop conscient de la position militaire désastreuse qui en résultait. Pourtant, il était aussi homme de foi. Il croyait, malgré son ambition, malgré son vernis de sophistication, et en écoutant les paroles sereines de Huggins, il entendait sa propre foi l'appeler. « Satan est habile, continua Huggins. Par deux fois il a éloigné l'Homme de Dieu, par deux fois la femme fut son instrument. Il cherche aujourd'hui à recommencer en utilisant la putain de Manticore et sa servante Harrington. Si nous n'envisageons la situation que par les yeux de la chair, notre position est en effet désespérée. Mais il est d'autres yeux, mes frères. Combien de fois devrons-nous succomber aux ruses du Démon avant de reconnaître la vérité du Seigneur ? Il faut placer en Lui notre confiance et Le suivre comme Meshak, Shadrak et Abed Nego entrant dans la fournaise, ou Daniel dans la fosse aux lions. Moi, je dis que notre position n'est pas désespérée. Je dis qu'elle ne le sera jamais tant que Dieu sera notre guide. — Aucun doute, ce que vous dites est vrai, frère Huggins, fit le Grand Ancien d'une voix empreinte de respect. Toutefois, nous ne sommes tous que de simples mortels. Quel recours avons-nous maintenant que notre flotte est détruite si les Havriens nous privent également du Tonnerre divin? Comment pourrons-nous repousser toute la puissance de Manticore si le Royaume s'attaque à nous ? — Nous devons simplement tenir notre rôle, Grand Ancien, répondit Huggins avec une certitude inébranlable. Nous avons en mains le moyen de provoquer la ruine des apostats avant que la flotte de la putain n'intervienne. Il nous suffit de saisir l'épée de Dieu et de lui faire porter le coup fatal pour prouver notre constance dans la Foi et Il confondra la putain, oui, et les infidèles de Havre en même temps. — Que voulez-vous dire, frère Huggins ? demanda lentement le Glaive Simonds. — Ne savons-nous pas depuis le début que Manticore est faible et décadente ? Si nos forces sont en possession de Grayson et si aucun des vaisseaux de la putain ne survit pour contester notre version des événements, que pourra-t-elle faire ? Elle reculera devant la lumière de Dieu, et sa main nous protégera puisqu'Il a promis de toujours protéger les Fidèles. Et ne voyez-vous pas qu'Il nous a donné les moyens d'y parvenir ? Les yeux d'Huggins brûlaient d'un feu messianique et il brandit un doigt long et osseux vers le magnétophone du diacre Sands. Nous connaissons les plans des infidèles, mes frères ! Nous savons qu'ils comptent nous détourner de notre but et nous abandonner, nous prendre dans leur piège... mais ils ignorent que nous le savons ! » Il tourna son regard intense vers le Glaive. Glaive Simonds ! Si vous aviez le commandement incontesté du Tonnerre divin, combien de temps vous faudrait-il pour prendre l'Étoile de Yeltsin face aux navires manticoriens ? — Une journée, répondit Simonds. Peut-être moins, peut-être un peu plus. Mais... — Mais vous n'en avez pas le commandement incontesté, les infidèles y ont veillé. Pourtant, si nous faisons semblant d'être dupes de leurs mensonges, si nous endormons leur vigilance en semblant accepter leurs délais, nous pouvons changer tout cela. » Il lança au Glaive un nouveau regard enflammé. « Quelle proportion de l'équipage du Tonnerre divin reconnaît la Foi ? — Un peu plus des deux tiers, frère Huggins, mais nombre d'officiers aux postes-clés sont des infidèles. Sans eux, nos hommes seraient incapables de tirer le maximum du vaisseau. — Mais ce sont des infidèles, fit tout bas Huggins. Des étrangers à la Foi, qui craignent la mort, même au nom de Dieu, parce qu'ils l'envisagent comme une fin plutôt qu'un commencement. Si nous les menions de force au combat et qu'ils devaient se battre ou mourir, ne choisiraient-ils pas de se battre ? — Si », murmura le Glaive. Huggins sourit. — Grand Ancien, si on faisait porter aux infidèles de Havre la responsabilité de l'invasion de Yeltsin aux yeux de la galaxie, ils n'auraient plus qu'à faire semblant de nous avoir soutenus en connaissance de cause. Endicott n'est qu'un pauvre petit système stellaire, quel crédit leur resterait-il si la galaxie apprenait que nous les avions dupés pour parvenir à nos fins plutôt qu'aux leurs ? — La tentation serait grande d'éviter à tout prix un tel embarras, fit lentement l'Ancien. — De plus, mes frères, ajouta Huggins en balayant encore une fois l'assemblée du regard, si la putain croyait que les Havriens nous soutiennent et que leur flotte est prête à réduire son royaume en cendres, oserait-elle affronter cette menace ? Ou révélerait-elle sa véritable faiblesse devant la lumière de Dieu, abandonnant les apostats à leur destin ? » Un rude grognement approbateur lui répondit, et il sourit. « Ainsi Dieu nous montre la voie. Nous allons laisser Havre nous "retarder", mais nous mettrons ce retard à profit pour faire monter à bord du Tonnerre divin davantage des nôtres, jusqu'à ce que nous soyons assez nombreux pour vaincre les infidèles de l'équipage. Nous saisirons le vaisseau et en ferons le véritable tonnerre divin en donnant aux infidèles le choix entre une mort certaine et la vie si les apostats et leurs alliés sont défaits. Nous allons écraser les navires de la servante de Satan et reprendre Grayson des mains des apostats, et la putain de Manticore croira Havre à nos côtés. Et, mes frères, Havre sera bel et bien à nos côtés. Les infidèles n'auront pas le cœur d'admettre que nous les avons bernés. Et mieux encore, nous aurons réalisé leur vœu le plus cher en privant Manticore d'un allié à Yeltsin ! La République populaire est corrompue et ambitieuse. Si nous arrivons à ses fins malgré sa propre couardise, elle accueillera notre triomphe comme le sien ! Il y eut un silence abasourdi, puis quelqu'un se mit à battre des mains. Ce ne fut tout d'abord qu'un applaudissement isolé, mais un deuxième puis un troisième s'y joignirent. En quelques secondes les applaudissements retentirent jusqu'au plafond et le Glaive Simonds se surprit à frapper aussi vigoureusement que les autres dans ses mains. Il était debout et il applaudissait. Même l'idée que Huggins venait de le supplanter à jamais pour la succession à son propre frère ne pouvait étouffer l'espoir qui était né dans son cœur. Il était entré dans cette pièce persuadé que Masada courait à sa perte, et maintenant il savait qu'il avait eu tort. Il avait laissé sa foi vaciller, il avait oublié qu'ils étaient les Fidèles de Dieu et qu'ils se reposaient sur plus que leurs simples pouvoirs mortels. La grande épreuve de la Foi de son peuple était venue, et seul Huggins l'avait reconnue pour ce qu'elle était : la chance de se racheter enfin de la Deuxième Chute ! Il croisa le regard de l'Ancien et s'inclina, reconnaissant la passation de pouvoir. Et si dans un coin de son esprit il savait que le plan de Huggins n'était qu'un pari insensé, un ultime défi chevaleresque qui devait se terminer par la victoire ou la destruction totale, il choisit de l'ignorer. Le désespoir avait noyé la raison, car il n'avait pas d'autre choix. L'idée que leurs actes — que ses propres actes — avaient failli à leur Dieu et condamné la Foi était insupportable. Tout simplement. CHAPITRE VINGT--HUIT Vous rentrez à la maison, enseigne », fit doucement Honor. Elle posa sa main sur l'épaule de la jeune femme allongée sur une couchette de l'infirmerie tandis que Nimitz se prélassait sur sa propre épaule. Mai-Ling Jackson parvint à afficher un petit sourire fragile, une ombre de sourire. Honor s'efforça de sourire en retour à ces yeux embrumés par les drogues, tout en priant pour que les thérapeutes parviennent à remettre l'enseigne sur pied. Puis elle recula et contempla l'équipement de régulation vitale qui entourait la couchette voisine. Mercedes Brigham était encore inconsciente mais Fritz Montoya avait fait du bon travail et sa respiration avait l'air plus régulière. En tout cas Honor voulait le croire. Elle se retourna et faillit heurter le chirurgien de première classe Wendy Gwynn. L'infirmerie de l'Apollon était petite et étroite comparée à celle de l'Intrépide, les blessés de l'escadre débordaient jusque dans le carré, le mess des officiers et tous les autres compartiments inoccupés - et pressurisés - du croiseur léger meurtri. Gwynn n'allait pas manquer de travail pendant le voyage de retour, Honor le savait, mais les blessés seraient sortis d'affaire. Eux au moins, elle pouvait les renvoyer à la maison vivants. Prenez bien soin d'elles, docteur, dit-elle tout en sachant que c'était inutile. — Je vous le promets, madame. Ne vous en faites pas. — Merci. » Honor s'avança dans le couloir avant que Gwynn puisse voir les larmes qui baignaient son œil. Elle prit une profonde inspiration et redressa son dos douloureux tandis que Nimitz la réprimandait gentiment. Elle n'avait pas dormi depuis son propre réveil à l'infirmerie et il n'aimait pas ses émotions négatives dues à l'épuisement. Honor elle-même ne les appréciait guère, mais elle n'avait pas le privilège de la fatigue. Sans compter que ses cauchemars l'attendaient. Elle les entendait murmurer dans les profondeurs de son esprit et se demandait si c'était bien son seul devoir qui l'avait tenue si longtemps debout. Nimitz la gronda de nouveau, avec plus d'insistance, et elle caressa sa douce fourrure en un geste d'excuse muet avant de se diriger vers l'ascenseur qui menait à la passerelle. Le capitaine de corvette Prévost portait en écharpe son bras engoncé dans un synthéplâtre et se déplaçait en boitant douloureusement, mais sa voix douce était ferme comme elle s'adressait au timonier. Le second de l'Apollon n'était pas la seule de l'équipage à son poste malgré ses blessures, loin de là. Plus de la moitié des hommes de Truman étaient morts ou blessés; de ses officiers supérieurs, seuls Prévost et l'ingénieur en chef Hackmore étaient encore sur pied. — Prête à partir, Alice ? — Oui, madame. J'aurais préféré... » Truman s'interrompit dans un haussement d'épaules et contempla les ruines du poste tactique et de la console d'astrogation ainsi que la cloison arrière de la passerelle, raccommodée à la hâte. Ce n'était pas un coup direct mais une explosion secondaire qui avait tué le capitaine de corvette Amberson, le lieutenant Androunaskis et toute l'équipe d'astrogation, Honor le savait. Elle offrit sa main à Truman. « Je sais bien. Moi aussi j'aurais préféré que vous puissiez rester. Mais c'est impossible. J'aimerais vous prêter plus de personnel médical, Dieu sait que Gwynn en aurait l'usage, mais... » Honor haussa les épaules à son tour et Truman acquiesça en saisissant fermement la main qu'on lui tendait. Si l'Intrépide et le Troubadour étaient appelés à combattre le Tonnerre divin, ils auraient besoin de tous les médecins et infirmiers disponibles. « Bonne chance, pacha, dit-elle doucement. — Bonne chance à vous aussi, Alice. » Honor serra une dernière fois sa main puis recula pour ajuster son béret blanc. « Vous avez mon rapport. Dites-leur... » Elle s'arrêta puis secoua la tête. « Dites-leur qu'on a essayé, Alice. — Vous pouvez compter sur moi. — Je sais bien », répéta Honor. Elle fit un signe de tête et agita légèrement la main, puis se détourna sans un mot. Dix minutes plus tard, elle se tenait sur sa propre passerelle et regardait l'Apollon quitter l'orbite de Merle sur l'écran de vision directe. Les avaries du croiseur léger étaient affreusement évidentes sur ses flancs déchiquetés mais il filait à cinq cent deux gravités. Honor s'imposa de détourner les yeux. Elle avait fait tout ce qu'elle pouvait pour réclamer des renforts mais savait parfaitement, au plus profond d'elle-même, que si elle avait vraiment besoin d'eux ils arriveraient trop tard. Elle sentit ses muscles fatigués flancher sous le poids de Nimitz et elle se redressa en réorientant les capteurs optiques vers la surface de Merle. Un compte à rebours s'égrenait avec la régularité d'un métronome et l'écran s'assombrit soudain quand il atteignit zéro. Une énorme boule de lumière blanche et silencieuse creva la surface froide et enfla en un clin d'œil. Elle entendit le murmure à peine audible de l'équipage présent sur la passerelle, satisfait de voir éliminée toute trace de la base masadienne. Honor fixa encore un long moment son visuel; elle leva la main pour caresser les oreilles de Nimitz et prit la parole sans quitter des yeux l'explosion mourante. « Bon, Steve. Emmenez-nous loin d'ici. » La lune s'éloigna et elle se détourna enfin du visuel tandis que le Troubadour venait se placer à côté de son vaisseau. Ils étaient de nouveau ensemble, tout ce qui restait de son escadre, pensa-t-elle en essayant d'oublier l'amertume de sa réflexion. Elle était fatiguée, tout simplement. « Dans quel état se trouve notre lien com. avec le Troubadour, Joyce ? demanda-t-elle. — Solide, madame, tant que nous ne nous éloignons pas trop. — Bien. » Honor jeta un coup d'œil à son officier des communications en se demandant si sa question ne l'avait pas fait paraître inquiète. À la réflexion, si elle paraissait inquiète, c'était peut-être parce qu'elle l'était. Metzinger était un bon officier. Elle l'avertirait s'il y avait des problèmes. Mais avec des capteurs gravitiques en panne, l'Intrépide ne pouvait plus recevoir les transmissions supraluminiques des drones de reconnaissance qui montaient la garde en vue du retour du Tonnerre divin. Son navire était aussi borgne qu'elle, et sans les capteurs du Troubadour pour faire le boulot... Elle vérifia de nouveau le chrono et prit une décision. Cauchemars ou pas, elle ne pouvait pas faire son travail si la fatigue lui embrumait le cerveau. Elle croisa les mains derrière son dos et se dirigea vers l'ascenseur. Andreas Venizelos était de quart mais il quitta le fauteuil de commandement pour l'accompagner jusqu'à l'ascenseur. Elle sentit sa présence derrière elle et regarda par-dessus son épaule. « Vous allez bien, pacha ? demanda-t-il tout bas. Vous avez l'air crevée. » Il ne quittait pas son visage des yeux : il s'inquiétait pour elle. « Pour quelqu'un qui vient de perdre la moitié de sa toute première escadre, je vais bien », répondit-elle sur le même ton. La partie droite de sa bouche esquissa un sourire. « Je suppose que c'est une façon de voir les choses, mais on a aussi fait du dégât en chemin. Et s'il le faut, je pense qu'on peut en faire encore plus. » Honor laissa échapper un petit rire fatigué et le poussa gentiment à l'épaule. « Bien sûr, Andy. » Il sourit et elle le poussa de nouveau, avant de prendre une profonde inspiration. « Je vais rattraper un peu de sommeil. Appelez-moi s'il se passe quelque chose. — Bien, commandant. » Elle entra dans l'ascenseur et la porte se ferma derrière elle. Alice Truman regardait elle aussi son visuel tandis que l'Intrépide et le Troubadour se dirigeaient vers Grayson. Elle se mordit la lèvre en pensant à ce qu'ils allaient sans doute devoir affronter dans les prochains jours. Elle détestait avoir à les quitter mais le capitaine Theisman avait fait du trop bon boulot sur l'Apollon, c'était comme ça. Elle appuya sur un bouton de com. Salle des machines, capitaine Hackmore, annonça une voix épuisée. — Charlie, ici le commandant. Vous êtes prêts, en bas, pour la translation ? — Oui, pacha. Les systèmes de propulsion sont bien la seule partie de ce rafiot dont je puisse répondre. — Bien. » Truman ne quittait pas des yeux les points qui s'éloignaient, représentant les vaisseaux d'Honor. « Je suis contente de vous l'entendre dire, Charlie, parce que je veux que vous mettiez hors circuit les mécanismes de sécurité du générateur hyper. » Il y eut un instant de silence puis Hackmore s'éclaircit la gorge. Vous êtes sûre, commandant ? — Absolument sûre. — Pacha, d'accord, j'ai dit que la propulsion était en bon état, mais on a subi beaucoup de frappes. Je ne peux pas garantir avoir détecté toutes les avaries. — Je sais bien, Charlie. — Mais si vous faites monter la propulsion aussi haut et qu'elle lâche, ou si on accroche une harmonique... — Je sais, Charlie, répondit Truman sur un ton encore plus ferme. Et je sais aussi que nous transportons tous les blessés de l'escadre. Mais si vous déverrouillez les systèmes de sécurité, nous pouvons gagner vingt-cinq ou trente heures, peut-être même plus, sur notre trajet. — Vous avez trouvé ça toute seule, n'est-ce pas ? — J'étais une honnête astrogatrice dans le temps, et je sais encore jongler avec les chiffres quand le besoin s'en fait sentir. Alors ouvrez votre boîte à outils et mettez-vous au travail. — Bien, commandant. Si c'est ce que vous voulez. » Hackmore hésita un instant puis demanda, serein : « Le capitaine Harrington est au courant, madame ? — Je crois que j'ai un peu oublié de lui en parler. — Je vois. » Truman devinait le sourire fatigué derrière les paroles de l'ingénieur. « Ça vous est, comme qui dirait, "sorti de l'esprit", je suppose. — Voilà, c'est ça. Vous pouvez le faire ? — Évidemment que je peux le faire ! Ne suis-je pas le plus brillant ingénieur de toute la Flotte ? » Hackmore se remit à rire, plus naturellement cette fois. « Bien. Je savais que vous aimeriez cette idée. Faites-moi savoir quand vous êtes prêt. — Oui, madame. Et je voulais juste ajouter, commandant : vous pensiez que je serais d'accord et ça me fait chaud au cœur. Ça veut sans doute dire que vous me tenez pour presque aussi fou que vous l'êtes. — Flatteur ! Allez jouer avec vos clés anglaises. » Truman coupa la communication et se laissa retomber contre le dossier de son siège. Elle frottait ses mains sur les bras du fauteuil en se demandant comment Honor aurait réagi si elle lui en avait parlé. D'après le règlement, elle ne pouvait avoir qu'une seule réaction car Truman s'apprêtait à enfreindre toutes les consignes de sécurité. Mais Honor avait assez de pain sur la planche pour le moment. Si l'Apollon ne pouvait pas être présent pour affronter le gros Havrien, le moins qu'il puisse faire c'était de ramener les renforts aussi vite que possible. Pas la peine de fournir un sujet d'inquiétude supplémentaire à Honor. Le capitaine ferma les yeux en essayant d'oublier la douleur et l'épuisement qu'elle avait lus dans l'œil valide de son supérieur. La douleur y était depuis qu'elle avait appris la mort de l'amiral Courvosier, mais elle semblait plus profonde désormais, alourdie par le tribut que son escadre avait payé au combat, et celui qui restait à payer. Le privilège de commander était à ce prix : l'angoisse et l'épuisement. Les civils – et nombre d'officiers subalternes – ne voyaient que la courtoisie et la déférence, le pouvoir divin accordé au commandant d'un vaisseau de Sa Majesté. Ils ne connaissaient pas l'envers du décor : toujours faire face parce que votre équipage a besoin de vous, tout en sachant malheureusement qu'une erreur de jugement ou une négligence peut tuer bien d'autres gens que vous-même. Et la douleur de condamner vos propres hommes à mort parce qu'il n'y a pas d'autre choix, parce que risquer leur vie fait partie de leur devoir, et que le vôtre consiste à les emmener dans l'antre de la mort... ou à les envoyer devant. Le capitaine Truman ne connaissait pas de vocation plus noble que de commander un vaisseau de Sa Majesté, pourtant elle haïssait parfois les masses anonymes qu'elle avait juré de protéger à cause de ce que cela coûtait à des gens comme ceux de son équipage. Des gens comme Honor Harrington. Ce n'était pas le patriotisme, la noblesse ni le dévouement qui maintenaient ces hommes et ces femmes debout quand ils avaient envie de mourir. C'étaient peut-être les raisons qui les avaient poussés à revêtir l'uniforme et qui les faisaient rester dans l'armée pendant les années de paix, ces périodes intermédiaires où ils savaient ce qui pouvait se produire. Ce qui les maintenait debout quand il n'y avait plus aucune raison d'espérer, c'étaient les liens tissés entre eux, la loyauté, la certitude que d'autres comptaient sur eux comme eux-mêmes comptaient sur ces autres. Et parfois, bien trop rarement, tout se résumait à une seule personne qu'on ne pouvait tout simplement pas décevoir. Quelqu'un dont on savait qu'il ne vous laisserait jamais tomber, qu'il ne vous ferait jamais faux bond. Alice Truman savait depuis toujours que ce genre de personnes existaient, mais elle n'en avait jamais rencontré. Maintenant c'était fait et elle avait l'impression de trahir Honor en n'ayant pas d'autre choix que de l'abandonner dans le besoin. Elle rouvrit les yeux. Si les Lords de l'Amirauté choisissaient de respecter le règlement, elle passerait devant un conseil de discipline, peut-être même une cour martiale, pour avoir inconsidérément mis en danger son bâtiment. Et même si ce n'était pas le cas, il y aurait sans doute des commandants pour juger que le risque ne se justifiait pas, car si elle perdait l'Apollon, personne à Manticore n'apprendrait qu'Honor avait besoin d'aide. Mais quelques heures feraient peut-être la différence à Yeltsin, et elle ne pourrait plus jamais se regarder dans un miroir si elle ne tentait pas le coup. Son intercom émit un bip sonore et elle appuya sur un bouton. Passerelle, ici le commandant. — Les mécanismes de sécurité sont déverrouillés, pacha, annonça la voix de Hackmore. Ce rafiot déglingué est paré à partir. — Merci, Charlie », répondit fermement le capitaine Alice Truman. Elle vérifia son visuel tactique. « Paré pour translation dans huit minutes. » CHAPITRE VINGT-NEUF Alfredo Yu aurait dû être plongé dans le rapport sur la réparation des faisceaux tracteurs du Tonnerre qu'avait envoyé la salle des machines mais il regardait les données sans les voir, le front plissé, incapable de se concentrer. Quelque chose clochait dans la réaction des Masadiens. Il y avait un problème et il ne parvenait pas à mettre le doigt dessus, ce qui accentuait encore son malaise. Il s'éloigna du terminal et se mit à faire les cent pas, inquiet, en essayant de se convaincre qu'il se faisait des idées. Bien sûr que quelque chose t clochait » chez les Masadiens ! Il avait échoué. Ce n'était peut-être pas sa faute, mais il avait échoué et cet échec et ses conséquences devaient résonner dans le cœur et l'esprit de tous les Masadiens. Et pourtant... Il s'arrêta, les yeux dans le vague et le regard fixe, en s'efforçant de cerner ce pourtant ». Était-ce le silence du Conseil des Anciens ? Les excuses tièdes que le Glaive Simonds lui avait présentées pour avoir retenu le Tonnerre à Endicott ? Ou tout simplement le sentiment qu'un désastre menaçait ? Il découvrit les dents en un sourire sans humour devant son propre esprit de contradiction. Il s'attendait à une réaction hystérique du Conseil et à une volée d'ordres contradictoires, il aurait donc dû se sentir soulagé d'avoir eu tort. Cette absence de réaction, ce silence ébahi servaient mieux les objectifs de l'ambassadeur Lacy et les siens. Était-ce pour cela qu'il s'inquiétait ? Parce que c'était trop facile ? Et pourquoi s'étonnait-il que Simonds soit devenu si malléable ? Le Glaive devait être stupéfait d'être encore en vie. Il devait sans doute se demander quand son étrange immunité lui ferait défaut, or un homme qui sentait la mort veiller sans savoir quand elle allait frapper avait des raisons de ne plus se ressembler, de ne plus se montrer aussi irritable et importun qu'à l'habitude, non ? Quant à son impression de désastre imminent, que pouvait-il attendre d'autre ? Malgré la façade sereine qu'il affichait devant son cercle d'officier havriens, il n'avait pas le moindre espoir que Manticore recule à cause d'un unique croiseur de combat moderne — surtout celui qui avait ouvert les hostilités. Et si lui-même n'y croyait pas, comment pouvait-il demander à son équipage d'y croire ? Il y avait de l'électricité dans l'air à bord du Tonnerre divin et les hommes faisaient leur devoir sans un mot en essayant de se persuader qu'ils feraient partie des survivants quand tout serait terminé. Autant d'explications rationnelles à son malaise. Malheureusement, aucune ne le satisfaisait complètement. Il se retourna machinalement, presque contre son gré, vers le calendrier qui s'affichait sur la cloison. Il ignorait à quel moment précis les transporteurs d'Harrington étaient partis mais elle les avait probablement renvoyés vers Manticore dès qu'elle avait découvert la véritable nature du Tonnerre, voire plus tôt. Il avait donc une vague idée des délais : il disposait de huit à dix jours avant l'arrivée des renforts manticoriens et chaque longue seconde d'attente éprouvait un peu plus ses nerfs. Au moins, les Fidèles semblaient accepter la défaite. Il avait été agréablement surpris de voir les Anciens reconnaître aussi rapidement que toute nouvelle attaque serait vaine. Quant à Simonds, sa décision de renforcer les fortifications réparties dans le système d'Endicott était certes ridicule, mais elle valait cent fois mieux qu'un assaut impitoyable sur Grayson. Ils agissaient exactement comme l'ambassadeur Lacy et lui-même le souhaitaient, alors pourquoi n'arrivait-il pas à s'en satisfaire ? C'était cette impression de futilité, décida-t-il. Le sentiment que les événements se déroulaient selon un schéma préétabli que nul ne pouvait modifier. Il savait que plus rien ne comptait vraiment, que quoi qu'il fasse ou les convainque de faire, l'issue ne changerait pas, et cette certitude rendait l'inactivité dangereusement séduisante. Peut-être était-ce pour cette raison qu'il n'avait pas objecté aux derniers ordres du Glaive. Le Tonnerre divin n'avait pas été conçu pour effectuer des transports de troupes mais, même sans faire appel à ses capacités d'hypervoyage, il allait plus vite qu'aucun navire masadien. Alors si l'idée d'encombrer son vaisseau avec un surcroît de Fidèles ne lui plaisait guère, du moins ne lui intimait-on pas l'ordre de retourner à Yeltsin tant qu'il jouait les cargos. Et puis il aurait au moins l'illusion de faire quelque chose. Il eut un grognement désabusé. Peut-être Simonds et lui avaient-ils plus de choses en commun qu'il ne voulait bien se l'avouer : ils semblaient tous deux s'acharner à préserver une illusion. Il jeta un nouveau regard au calendrier. Les premières navettes arriveraient dans neuf heures. Il redressa les épaules et se dirigea vers le sas. Manning et lui allaient avoir un mal fou à trouver où caser les Masadiens. Tant mieux. Voilà qui lui donnerait enfin une bonne raison de s'inquiéter. L'amiral des Verts Hamish Alexander, treizième comte de Havre-Blanc, patientait à côté du boyau d'accès tandis que la pinasse s'arrimait dans le hangar d'appontement du HMS Hardi. Son vaisseau amiral se dirigeait déjà vers l'hyperlimite à puissance militaire maximale, et si son visage rude avait l'air calme, la peau qui cernait ses yeux bleus était tendue. Il croisa les mains derrière le dos. Il n'avait pas encore tout à fait digéré la nouvelle, il le savait. Le prolong permettait de longues amitiés et il avait connu Raoul Courvosier toute sa vie. Plus jeune que lui de douze années T, il était monté plus vite dans la hiérarchie (en grande partie grâce à ses origines nobles). Pourtant ils avaient toujours été proches, sur le plan personnel, pas seulement professionnel. Lors de son premier vol en tant qu'aspirant, il avait suivi les cours d'astrogation du lieutenant Courvosier, puis il avait marché sur les pas du capitaine Courvosier en tant qu'instructeur tactique sur l'île de Saganami, enfin, pendant des années, il avait discuté stratégie et politiques de déploiement avec l'amiral Courvosier. Et maintenant, sans crier gare, voilà qu'il était mort. Il avait l'impression de s'être réveillé un matin amputé d'un bras ou d'une jambe, mais Hamish Alexander avait l'habitude de la douleur. Et celle-ci avait beau être terrible, autre chose l'emplissait de crainte. Au-delà du chagrin personnel, au-delà même de l'idée que la Flotte avait perdu un extraordinaire meneur d'hommes, se trouvait la certitude que quatre cents soldats avaient péri avec lui et qu'un millier, d'autres attendaient probablement leur fin à Yeltsin en ce moment... enfin, s'ils n'étaient pas déjà morts. Voilà ce qui effrayait Hamish Alexander. La pression dans le boyau d'accès s'aligna sur celle du vaisseau et un petit capitaine robuste en sortit, cheveux blonds roulés en tresse sous le béret blanc des commandants de vaisseau. Le sifflet du bosco retentit et les soldats formant la haie d'honneur se mirent au garde-à-vous. Elle salua brièvement. Bienvenue à bord, capitaine Truman, fit Alexander en lui rendant son salut. — Merci, monsieur. » Les traits tirés, le visage de Truman reflétait son épuisement. Le voyage n'avait pas dû être facile pour elle, se dit Alexander, pourtant on lisait dans ses yeux verts épuisés un chagrin récent et poignant qu'il ne comprenait que trop bien. « Je m'excuse de vous avoir arrachée à l'Apollon, capitaine, reprit-il tandis qu'ils se dirigeaient vers l'ascenseur du Hardi, mais nous devions partir sans tarder et j'ai besoin de savoir tout ce qu'un témoin des événements de Yeltsin pourra me dire. Dans les circonstances actuelles... » Il haussa légèrement les épaules et elle acquiesça. « Je comprends, monsieur. J'ai horreur de quitter l'Apollon mais il a besoin de faire un séjour aux chantiers navals, pas moi. De plus, le capitaine de frégate Prévost peut se charger des décisions. — Je me réjouis que vous compreniez. » La porte se ferma derrière eux et Alexander détailla sa visiteuse pendant que l'ascenseur s'élevait vers la passerelle. Ses vaisseaux avaient quitté l'orbite de Manticore quinze minutes après avoir reçu le message angoissé de l'Apollon et il avait pu constater les avaries du croiseur lorsque celui-ci avait rejoint le Hardi pour déposer Truman à bord. Il n'avait encore qu'une connaissance schématique des événements qui s'étaient déroulés à Yeltsin mais un seul coup d'œil à la coque déchiquetée lui avait suffi pour comprendre que la situation était grave. Que l'Apollon soit demeuré hypercapable tenait du miracle et il s'était alors demandé à quoi Truman ressemblait. Maintenant il était fixé. « J'ai remarqué, fit-il en choisissant soigneusement ses mots, que vous aviez fait très vite pour revenir de l'Étoile de Yeltsin, capitaine. — En effet, monsieur. » La voix de Truman était monocorde et Alexander lui sourit. « Ce n'était pas un piège, capitaine. D'un autre côté, je me doute bien que vous n'avez pas gagné trente heures sur la durée du trajet sans faire joujou avec votre générateur hyper. » Alice Truman le regarda en silence pendant plusieurs secondes. Lord Alexander – non, depuis la mort de son père il était comte de Havre-Blanc – avait la réputation d'un homme prêt à ignorer le règlement quand il le gênait, or une lueur complice brillait dans ses yeux derrière l'inquiétude. « Eh bien, oui, monsieur, admit-elle. — Jusqu'où l'avez-vous poussé, capitaine ? — Trop loin. Nous avons atteint le mur iota vingt-quatre heures après notre départ de Yeltsin. » Alexander cilla malgré lui. Elle avait dû déverrouiller toutes les sécurités ! Aucun navire n'était encore revenu en un seul morceau des bandes iota. En vérité, nul ne savait si c'était possible. «Je vois. » Il s'éclaircit la gorge. « Vous avez eu beaucoup de chance, capitaine Truman. J'espère que vous vous en rendez compte ? — Oui, monsieur. Je m'en rends parfaitement compte. — Vous devez aussi être très douée, poursuivit-il sur le même ton, puisque vous avez mystérieusement réussi à ramener votre vaisseau entier. — Comme vous venez de le dire, amiral, j'ai eu de la chance. J'ai également un ingénieur extrêmement compétent, qui acceptera peut-être un jour de m'adresser de nouveau la parole. » Le visage d'Alexander se fendit soudain en un sourire presque enfantin et Truman lui rendit son sourire. Mais ce ne fut qu'une expression fragile et fugace qui disparut bientôt, et elle frissonna. «Je sais bien que j'ai enfreint toutes les procédures de sécurité, monsieur, mais sachant ce qui attendait le capitaine Harrington à Yeltsin, j'ai jugé le risque justifié. — Je suis tout à fait d'accord avec vous, et je l'ai dit au Premier Lord de la Spatiale, Lord Webster. — Merci, monsieur, répondit calmement Truman. — En fait, capitaine, nous allons maintenant tester les compétences de mes ingénieurs. Je crains de ne pouvoir pousser les générateurs de deux escadres complètes de croiseurs de combat aussi loin que vous l'avez fait, mais je crois que nous pourrons gagner quelques heures. Nous n'avons manifestement pas de temps à perdre. » Truman hocha la tête. L'inquiétude se lisait à nouveau dans ses yeux, car s'ils n'avaient pas de temps à perdre, Grayson et le capitaine Harrington n'en avaient peut-être plus du tout devant eux. L'ascenseur s'arrêta et la porte s'ouvrit sur l'activité fébrile de la passerelle. La force opérationnelle d'Alexander se mettait seulement en place (trois des croiseurs de combat lui avaient été brutalement affectés pour remplacer des navires qui n'étaient pas prêts à partir), toutefois le capitaine Hunter, son chef d'état-major, remarqua sa présence. Hunter glissa un mot à l'officier détecteur et se dirigea aussitôt vers l'ascenseur en tendant la main à Truman. « Alice, j'ai entendu dire que l'Apollon avait subi des avaries terribles, mais ça fait plaisir de vous revoir. J'aurais préféré que les circonstances soient différentes. — Merci, monsieur. Moi aussi. — Venez avec nous en salle de briefing, Byron, fit Alexander. Je crois que nous avons tous les deux besoin d'examiner en détail le rapport du capitaine Truman. — Bien sûr, monsieur. » Alexander entra le premier dans la salle de briefing et fit signe à ses subalternes de prendre place. «Je n'ai jamais rencontré le capitaine Harrington, je crains, fit-il. Je connais son dossier, mais je ne la connais pas personnellement et j'ignore tout de sa présente situation. Je voudrais donc que vous commenciez par le commencement et que vous nous racontiez tout ce qui s'est passé depuis votre entrée dans le système de Yeltsin. — Bien, monsieur. » Truman prit une profonde inspiration et se redressa dans son fauteuil. « Nous sommes arrivés à la date prévue, amiral, et... Alexander se laissa bercer par sa voix, s'intéressant autant à ce qu'elle disait qu'à sa façon de le dire. Son esprit travaillait clairement et froidement, isolant des fragments d'information, identifiant les questions à poser, engrangeant des réponses. Mais sous la concentration persistait une crainte glacée. Car malgré tous les risques que Truman avait pris, il y avait de fortes chances qu'Harrington et ses hommes soient déjà morts. Et dans ce cas, Hamish Alexander était sur le point de commencer la guerre que Manticore redoutait depuis quarante ans. « Pacha ? » Venizelos passa la tête par le sas ouvert et Honor quitta des yeux sa paperasse. « Oui, Andy ? — On a récupéré le laser quatre, enfin plus ou moins; je me suis dit que ça vous intéresserait. Il reste un problème avec le réseau de commandes de tir et l'équipe de maintenance va devoir mettre à jour manuellement les ordinateurs de guidage des affûts, mais le compartiment est de nouveau étanche et tous les circuits de test sont au vert. — Bon boulot, Andy ! » Honor eut un demi-sourire. « Maintenant, si James et vous arriviez à rétablir les capteurs gravi-tiques... » Elle laissa sa phrase mourir sur une note de défi et il fit la grimace. « Pacha, pour l'instant on s'occupe de ce qui est difficile. Pour l'impossible, il faudra s'adresser au chantier naval. — C'est bien ce que je craignais. » Honor fit signe à son second de s'asseoir et il l'observa discrètement en s'installant. Elle avait meilleure mine maintenant que le baume réparateur de Montoya avait estompé l'horrible contusion qui la défigurait. Le côté gauche de son visage demeurait immobile, mort, mais Venizelos commençait à s'y habituer. Quant à son œil, il était aussi abîmé que le médecin l'avait craint mais elle avait remplacé son pansement volumineux par un bandeau noir qui lui donnait un faux air de corsaire. Toutefois, son apparence ne comptait guère, pensa-t-il. Au réveil de son premier somme en cinquante-trois heures, elle était entrée dans une colère noire en découvrant que Montoya et MacGuiness avaient drogué son cacao. Venizelos avait même cru un moment que rien ne l'empêcherait de les mettre tous deux aux arrêts, pas même le serment solennel du docteur qu'il aurait pu la remettre sur pied en moins de trente minutes si le Tonnerre divin s'était manifesté. Toutefois, leur manœuvre avait eu l'avantage de la faire dormir quinze heures d'affilée et elle devait bien savoir, au fond, combien ce repos lui était nécessaire. Venizelos n'avait pas eu vent des intentions de Montoya, sinon il se serait lui-même chargé de droguer le cacao du commandant. Il l'avait regardée s'épuiser et il avait eu très peur, à la fois pour elle et pour tous ceux qui avaient besoin d'elle. La nouvelle de la mort de l'amiral Courvosier l'avait déjà terriblement atteinte, mais après la découverte des survivants du Madrigal, sa souffrance était devenue un spectacle insupportable. Il ne pouvait lui en vouloir de la haine qu'elle vouait à Masada et il comprenait son sentiment de culpabilité, même sans partager sa cruelle conviction qu'elle avait failli à l'amiral. Pourtant ils avaient besoin qu'elle se reprenne. Si le Tonnerre divin arrivait, il leur faudrait la vraie Honor Harrington sur la passerelle de l'Intrépide, prête à accomplir de nouveaux miracles pour eux, et pas un automate épuisé et à moitié hébété. « Bon... » Elle se laissa aller dans son siège et sa voix tira le second de ses pensées. « Je suppose que nous sommes aussi prêts que possible à accueillir les Masadiens. — Vous pensez vraiment qu'ils vont venir, pacha Ça fait plus de quatre jours. Ils seraient déjà là s'ils avaient l'intention de se montrer. — On pourrait le croire, oui. — Mais vous n'y croyez pas... » fit Venizelos. Ses yeux s'étrécirent comme Honor confirmait son analyse d'un signe de tête. « Et pourquoi pas, commandant ? — Je ne saurais pas vous donner de raison logique. » Elle croisa les bras sur son ventre, l'œil sombre et sérieux. « Tout ce qu'ils tenteront à Yeltsin à partir de maintenant ne fera qu'empirer leur situation. S'ils nous détruisent ou qu'ils lancent une attaque nucléaire sur Grayson, la Flotte en fera de la chair à pâté. Et même si les Masadiens l'ignorent, les Havriens le savent bien. S'ils avaient l'intention d'agir, ils auraient déjà dû le faire, sans nous laisser le temps de réparer et de nous préparer, et surtout sans laisser aux renforts le temps d'arriver de Manticore. Pourtant... » Elle laissa sa phrase mal articulée mourir et Venizelos frissonna intérieurement. Le silence se prolongea jusqu'à ce qu'il s'éclaircisse la gorge. « Pourtant quoi, madame ? demanda-t-il calmement. — Ils ne sont pas loin, fit Honor. Ils sont tout près et ils arrivent. » Elle fixa son œil unique sur Venizelos et la moitié de sa bouche se déforma en un sourire devant l'expression de son visage. « Ne vous inquiétez pas, Andy, je ne deviens pas mystique avec l'âge ! Mais réfléchissez un instant. S'ils avaient dû se comporter de façon rationnelle, ils seraient partis à l'instant où notre escadre est revenue. Ils ne l'ont pas faits Ils auraient dû s'enfuir au lieu de rester nous combattre quand nous sommes allés les chercher à Merle. Et puis... (sa voix se fit sombre, sinistre) il y a la façon dont ils ont traité l'équipage du Madrigal. » Elle se tut un instant, fixant de nouveau la table d'un œil noir, puis elle se reprit. « Le fait est que ces gens ne sont pas rationnels. Ils ne vivent pas dans le même monde que nous. Je ne peux pas bâtir une jolie petite analyse des intentions de l'ennemi, mais d'après ce qu'ils nous ont montré, je crois – non, je suis sûre – qu'ils ne vont pas modifier leur comportement maintenant. — Même si les Havriens leur retirent le Tonnerre divin? — Ça, en effet, admit Honor, c'est la seule chose qui pourrait les arrêter. Mais allez savoir si la République populaire peut le leur retirer... Après ce qui s'est produit à Merle, je ne parierais pas là-dessus. » Elle secoua la tête. « Non, je pense qu'ils viendront. Et si c'est le cas, ils ne devraient plus beaucoup tarder. » CHAPITRE TRENTE Yu avait eu encore plus de mal que prévu à tous les faire tenir dans le vaisseau. Tous les compartiments libres jusque-là débordaient de soldats masadiens équipés de leur armement individuel et on ne pouvait pas se retourner sans leur marcher dessus. Yu serait soulagé lorsque le premier groupe débarquerait. Leur présence en nombre soumettait également le régulateur des paramètres vitaux du Tonnerre à un effort excessif, qui faisait justement l'objet d'une réunion. Yu, le capitaine de frégate Valentine et le capitaine de corvette DeGeorge, commissaire de bord, passaient les chiffres en revue dans la cabine du commandant. DeGeorge n'était pas content du tout. « Le pire, pacha, c'est que la plupart d'entre eux n'ont même pas de combinaison antivide. Si nous connaissons une défaillance vitale, ça sera très laid. — Quels imbéciles », grommela Valentine. Yu le gratifia d'un regard réprobateur mais il n'y mit guère de conviction et l'ingénieur haussa les épaules. « Il suffisait pourtant de leur faire enfiler la combinaison antivide pour le voyage, pacha. Certes leur équipement est minable et les pauvres types auraient souffert, mais au moins ils auraient eu leur combinaison sur eux. » Il fronça les sourcils. « Et puis autre chose encore. On emmène tous ces connards vers leurs bases astéroïdes, pas vrai ? » Yu acquiesça et. Valentine haussa de nouveau les épaules. « Eh bien, vous n'irez pas me faire croire qu'ils ont autant de combinaisons disponibles sur leurs bases ! Yu fronça les sourcils à cette réflexion : l'ingénieur n'avait pas tort. Ils emmenaient tous ces hommes vers des bases en environnement hostile et ils n'avaient pas pris la moindre combinaison antivide. C'était parfaitement stupide, même pour des Masadiens, et il se demanda pourquoi ce détail ne lui était pas apparu plus tôt. « Enfin, en tout cas, reprit DeGeorge, je garde un œil sur les paramètres vitaux et jusqu'ici tout va bien. J'espère que ça va continuer ! » George Manning, assis au milieu de la passerelle, s'efforçait d'imiter la confiance qu'affichait le commandant. Non qu'il fût particulièrement confiant, mais il avait eu tout le temps nécessaire pour s'habituer à son impression de catastrophe imminente. De toute façon, il n'avait pas vraiment le choix. Il vérifia son chrono : ils avaient pris plus d'une demi-heure de retard pour la première livraison. Il tourna la tête. — Com, contactez la base trois et transmette à notre nouvelle HPA. — À vos ordres, monsieur », répondit le lieutenant Hart, son officier des communications masadien. Un détail dans cette réponse fit tiquer Manning, une note étrange dans la voix, plus profonde que l'anxiété qu'ils ressentaient tous. Le second le regarda plus attentivement. Hart sembla ne pas se rendre compte qu'on l'examinait. Il se pencha sur la gauche pour lancer le logiciel de communication rapide et le regard de Manning se figea soudain. On discernait sous la tunique du Masadien une forme anguleuse qui n'aurait pas dû s'y trouver... surtout qu'elle ressemblait à un pistolet automatique. Le second détourna délibérément les yeux. Il se trompait peut-être quant à la nature de cette forme, mais il en doutait. Évidemment, même s'il avait vu juste, il y avait peut-être une bonne raison pour expliquer sa présence. Hart pouvait essayer de compenser ses propres angoisses, ou peut-être n'était-ce qu'un cas isolé : un homme sur le point de craquer. Dans l'espace confiné de la passerelle ce serait certes terrifiant, mais Manning aurait infiniment préféré cette explication à celle qu'il savait la bonne. Il appuya sur un bouton de son intercom. « Ici le commandant », fit une voix. Manning répondit d'un ton aussi naturel que possible. « Ici le capitaine Manning, monsieur. J'ai informé la base trois de l'arrivée tardive des troupes. Je me suis dit que vous n'y seriez pas hostile. » Le visage d'Alfredo Yu se figea au mot « hostile ». Il leva soudain les yeux vers ses compagnons et lut exactement le même choc dans leurs regards. Il resta un instant sans réaction : le cœur lui manquait; puis son cerveau se remit à fonctionner. « Très bien, monsieur Manning. Le capitaine Valentine et moi étions justement en train d'évoquer nos problèmes de paramètres vitaux. Pourriez-vous passer à ma cabine pour en discuter avec nous ? — Je crains de ne pouvoir quitter mon poste pour l'instant, monsieur. » La voix de Manning était ferme et Yu serra les dents de douleur. « Parfait, George, dit-il. Merci de m'avoir prévenu. — De rien, monsieur », répondit calmement Manning. Un déclic annonça la fin de la communication. « Bon Dieu, pacha! lança Valentine d'une voix inquiète, on peut pas laisser George tout seul là-... — Fermez-la, Jim. » L'absence d'émotion dans la voix de Yu la rendait plus redoutable encore, et Valentine referma la bouche. Le commandant se plongea dans ses pensées, les yeux clos, et ses subordonnés restèrent assis dans un silence figé. Yu sentait leur angoisse et se maudissait de son indifférence passée. Il avait été si content de voir que Simonds voulait juste renforcer les garnisons de ses astéroïdes ! Bon Dieu, pourquoi n'avait-il pas saisi ce que la présence de tant de Masadiens armés à bord du Tonnerre impliquait ? La panique menaçait mais il la combattit. Au moins George s'était montré plus observateur que lui. Toutefois, dans ses plans d'urgence, il n'avait jamais envisagé de transporter autant d'ennemis armés. À peine un tiers de l'équipage régulier était encore havrien; avec tous les soldats masadiens entassés à bord, le rapport de forces s'établissait à cinq contre un. Il se leva, se dirigea rapidement vers le sas, l'ouvrit et inspira profondément, soulagé d'apercevoir le fusilier en faction dans le couloir. Le caporal leva la tête lorsque le sas s'ouvrit, puis il se raidit quand Yu lui fit signe. Il s'approcha et le commandant se mit à parler à voix basse. — Marlin, allez voir le major Bryan. Dites-lui que nous sommes en situation hostile. » Yu n'aimait pas l'idée d'envoyer le caporal en personne, mais il n'avait pas le choix. Il avait réussi à conserver ses officiers parmi les fusiliers et la plupart des non-com., et chacun d'entre eux avait reçu des instructions pour ce genre de situation. Toutefois la moitié des fusiliers du Tonnerre étaient masadiens et portaient les mêmes unités com. individuelles que les hommes de Yu. S'ils étaient dans le coup (et ils l'étaient forcément) et que l'un d'eux entendait Marlin transmettre des messages codés... Le caporal Marlin blêmit mais hocha la tête, puis il se mit au garde-à-vous et s'élança vivement dans le couloir. Yu le regarda partir avant de se retirer dans sa cabine, en espérant que le fusilier pourrait prévenir Bryan à temps. Il posa le pouce sur la plaque de sécurité d'une armoire murale dont la porte s'ouvrit brutalement lorsque le scanner reconnut son empreinte. Les armes de poing qui s'y trouvaient étaient rangées dans des étuis comme ceux dont se servait la police, portés en bandoulière, plutôt que dans les étuis militaires classiques. Il en jeta un à chacun de ses officiers puis ouvrit sa tunique. Il passa la bandoulière sur son épaule tout en regardant Valentine quitter lui aussi sa tunique. — On est dans la merde, Jim. Je ne vois pas comment on va pouvoir garder le contrôle du vaisseau alors que j'ai laissé toutes ces enflures monter à bord. » L'ingénieur hocha la tête d'un mouvement brusque, sans panique toutefois, et Yu poursuivit sur le même ton sinistre. « Ça veut dire qu'il faut paralyser le Tonnerre. — Bien, monsieur. » Valentine renfila sa tunique et se mit en devoir de bourrer ses poches de chargeurs. — Qui est de garde aux machines ? — Workman », répondit Valentine d'un air dégoûté. Le visage de Yu se durcit. — Bon. Vous allez devoir vous introduire là-bas d'une façon ou d'une autre pour mettre les générateurs à fusion nucléaire en arrêt d'urgence. Vous vous en sentez capable ? — Je peux toujours essayer, monsieur. L'essentiel de l'équipe de garde est masadien mais Joe Mount est avec eux pour les empêcher de faire des conneries. — Ça m'embête de vous demander ça, Jim... commença Yu, mais Valentine l'interrompit : — Vous n'avez pas vraiment le choix, commandant. Je ferai de mon mieux. — Merci. » Yu le regarda un instant dans les yeux puis se tourna vers DeGeorge. — Sam, vous et moi allons essayer de rejoindre la passerelle. Le major Bryan saura que faire quand Marlin arrivera et... » Le sas s'ouvrit derrière lui et Yu se figea un instant avant de tourner brusquement la tête. Un colonel masadien se tenait dans l'ouverture, quatre hommes armés derrière lui, et il tenait à la main un pistolet automatique. — Vous ne frappez jamais à la porte de vos officiers supérieurs, colonel ? » aboya le commandant par-dessus son épaule tout en glissant la main dans sa tunique encore ouverte. — Capitaine Yu, fit le colonel comme si personne n'avait parlé, je dois vous informer que ce bâtiment est désormais sous... » Yu se retourna, et son pulseur gémit. Il était chargé de fléchettes non explosives mais réglé en position automatique : le dos du colonel explosa en une sinistre pluie écarlate. Il s'effondra sans un cri et le même vent de destruction s'abattit sur ses troupes. La cloison qui faisait face au sas disparut sous une couche de sang brillante. Dans le couloir, quelqu'un hurla de terreur, et Yu se rua vers le sas. Six Masadiens étaient bouche bée devant ce carnage. Cinq d'entre eux saisirent frénétiquement leur carabine lorsque le commandant apparut, pulseur en main. Le sixième réfléchit plus vite : il se retourna et se mit à courir tandis que Yu appuyait de nouveau sur la gâchette. Sa rapidité lui sauva la vie : ses compagnons absorbèrent le feu de Yu juste assez longtemps pour qu'il atteigne un coude dans le couloir. Le capitaine jura violemment. Il retourna précipitamment dans la cabine, se jeta sur le panneau com. situé derrière son terminal et abattit le pouce sur le bouton d'appel à l'équipage. — Hostile quatre-un ! annonça sa voix par chacun des haut-parleurs du navire. Je répète, Hostile quatre-un ! » Le major Joseph Bryan sortit son arme de poing, se retourna et ouvrit le feu sans un mot. Les huit soldats masadiens présents avec lui dans l'armurerie fixaient encore l'intercom d'un air ébahi lorsqu'ils moururent. Ce n'est qu'à ce moment que Bryan se permit de jurer. Il s'était demandé pourquoi le lieutenant masadien voulait inspecter l'armurerie; maintenant il était fixé, mais trente ans passés dans l'armée en tant que conquistador de la République populaire le poussèrent à vérifier. Il se pencha sur le corps rongé par les fléchettes de son pulseur, déchira la tunique ensanglantée, et son visage se durcit en une expression à la fois satisfaite et lugubre lorsqu'il aperçut le pistolet qu'elle dissimulait. Le sas de l'armurerie s'ouvrit et il se retourna vivement, toujours accroupi. Ce n'était que le caporal Marlin. — Bordel, mais qu'est-ce que vous foutez là ? aboya Bryan. Vous êtes censé protéger le commandant ! — Il m'a envoyé vous trouver avant son annonce sur l'intercom, monsieur. » Marlin contempla les corps ensanglantés, le regard amer. « Je suppose qu'il disposait de moins de temps qu'il n'aurait cru. » Bryan se contenta de grogner en réponse. Il était déjà en train d'enfiler une armure corporelle simple par-dessus son uniforme; le caporal se reprit et suivit son exemple. Ils auraient tous deux largement préféré une armure de combat ou au moins une combinaison de combat, mais ils manquaient de temps. Le major boucla son gilet blindé et choisit une petite arme à fléchettes sur l'un des râteliers. Il venait de la charger lorsque retentit le claquement sec d'une arme à feu masadienne. Il se retourna de nouveau vers le sas mais baissa son arme en entendant des pulseurs lui répondre. Le capitaine Young apparut dans l'ouverture. « J'ai neuf hommes avec moi, monsieur, annonça-t-il sans préambule. — Bien. » Bryan réfléchissait à toute vitesse en enfilant des cartouchières. L'annonce « Hostile quatre-un » signifiait que le commandant ne les croyait pas capables de garder le contrôle du navire, et vu le nombre de soldats masadiens à bord, Bryan ne pouvait que partager cette analyse. Sa mission dans ce cas était simple, mais il aurait préféré disposer d'un contingent plus nombreux avant de se lancer. Il boucla ses cartouchières et émit un grognement approbateur lorsque Young fit signe à cinq hommes d'entrer se mettre en tenue. Les quatre restants se tapirent devant le sas, désormais armés de pulseurs à fléchettes que Marlin leur avait lancés. Ils devaient couvrir leurs compagnons pendant que ceux-ci s'équipaient. Puis Bryan prit une décision. « Je prends Marlin et quatre de vos hommes, capitaine. Restez ici pendant trente minutes sauf contrordre mais ne foutez pas le feu. Si vous êtes obligés de sortir, prévenez-moi avant d'agir – et assurez-vous que rien ne tombe aux mains des Masadiens. — Bien, monsieur, fit Young. Hadley, Marks, Banner, Jancowitz, vous accompagnez le major. » Les hommes cités hochèrent la tête sans cesser de se barder d'armes. Bryan attendit qu'ils se soient amplement chargés de munitions puis il leur fit signe de sortir. « ... Je répète, Hostile quatre-un! » Le lieutenant Mount se contracta en entendant ces mots grésiller dans le haut-parleur. Pendant un instant il le regarda, incrédule, devinant la confusion des Masadiens autour de lui. Puis il tendit la main vers le panneau de contrôle. Le capitaine de corvette Workman n'avait jamais entendu parler de « Hostile quatre-un » mais il connaissait les plans du Glaive Simonds et ce message obscur et soudain ne pouvait signifier qu'une chose. La balle de son revolver fit éclater la tête du lieutenant avant que ce dernier n'atteigne l'interrupteur d'arrêt d'urgence. Le capitaine Manning ne cilla même pas lorsque la voix du capitaine Yu se déversa des haut-parleurs. Il savait que cela finirait par arriver et il avait déjà accepté l'idée qu'il se trouvait coincé sur la passerelle. Dès que le commandant eut confirmé une situation quatre-un, il glissa la main droite sous l'accoudoir du fauteuil de commandement. Un panneau discret qui n'apparaissait sur aucun plan s'ouvrit, et Manning y glissa l'index à l'instant où le lieutenant Hart sortait son pistolet. « Quittez le fauteuil de commandement, capitaine Manning! aboya le Masadien. Et mettez vos mains bien en évidence ! » Le timonier havrien se jeta sur l'officier des communications pour lui arracher son arme mais deux coups de pistolets retentirent quelque part derrière Manning et le second maître s'effondra sur la passerelle. Son assistant masadien l'enjamba pour prendre en charge le panneau de contrôle, et le visage de Manning se durcit, haineux. Il eut un grognement rageur à l'adresse de Hart mais l'officier des communications se contenta d'agiter son arme. — Allez, hors du fauteuil maintenant ! » Manning se leva en lui lançant un regard chargé de mépris. Le panneau secret se referma comme il quittait le siège. Le Masadien rendit son regard au capitaine. « Voilà qui est mieux, et maintenant... — Lieutenant Hart ! cria le Masadien qui venait de prendre en charge les manœuvres. Le vaisseau refuse d'obéir, monsieur ! » Hart se tourna vers lui et Manning banda ses muscles, prêt à bondir, mais il s'efforça de se détendre car il y avait au moins un autre homme armé derrière lui. L'officiers de communications se pencha par-dessus l'épaule du timonier et appuya sur divers boutons. Rien ne se produisit. Il se redressa et lança un regard haineux à Manning. — Qu'est-ce que tu as fait? demanda-t-il. — Moi ? Rien du tout. Peut-être le second maître Sherman a-t-il touché à quelque chose avant que vous ne l'assassiniez, répondit Manning d'une voix grinçante. — Ne me raconte pas d'histoires, saloperie d'hérétique ! siffla Hart. Je ne... Une sirène se mit à hurler, puis une autre et encore une autre. Il se retourna, incrédule, tandis que les sections tactique, astrogation et communications se verrouillaient toutes en même temps. Des témoins d'alerte écarlate s'allumèrent sur toutes les consoles et Manning se mit à sourire. — On dirait que vous avez un problème, lieutenant, dit-il. Peut-être que vous...» Il n'entendit même pas le coup partir. Le capitaine Yu tenta sa chance jusqu'à l'ascenseur. Il n'avait pas le temps de prendre toutes les précautions nécessaires et Valentine et DeGeorge couvraient le couloir avec leurs pulseurs tandis qu'il tapait son code personnel pour passer en contrôle manuel, puis indiquait leur destination. « Entrez ! » aboya-t-il, mais quelqu'un cria alors qu'ils obéissaient et des balles ricochèrent sur la porte de l'ascenseur qui se refermait. « Merde ! » Valentine s'éloigna vivement de la porte en se tenant la cuisse gauche et Yu jura en apercevant la tache rouge et humide en train de se former. DeGeorge fit allonger l'ingénieur et déchira sa jambe de pantalon. Valentine gémissait en serrant les dents tandis que le commissaire de bord sondait rapidement la blessure. La balle a dû manquer les artères principales, capitaine, fit-il aussitôt, avant de baisser les yeux vers Valentine. Ça va être horriblement douloureux, Jim, mais si on peut vous tirer d'ici vivant vous vous en sortirez. — Merci de me rassurer », haleta Valentine. DeGeorge se mit à rire, d'un rire dur et forcé, et il déchira encore un peu de tissu pour improviser un bandage. Yu n'écoutait que d'une oreille, concentré sur l'indicateur de position de l'ascenseur. Celui-ci clignotait et changeait régulièrement. Il s'était mis à espérer lorsque l'indicateur se figea soudain et que l'ascenseur s'immobilisa. Il frappa du poing sur le mur. A ce bruit, DeGeorge leva un regard interrogateur vers le commandant tout en mettant la dernière main au bandage de Valentine. « Ces salauds ont coupé l'alimentation, fit Yu. — Uniquement celle des ascenseurs, on dirait. » Valentine avait la voix rauque mais il pointa un doigt sanglant vers le panneau de statut énergétique. Le témoin rouge qui aurait dû indiquer le passage sur le générateur de secours était éteint. Son visage se déforma — pas seulement sous l'effet de la douleur. Les réacteurs marchent toujours. Ça veut dire que Joe n'a pas réussi à les arrêter. — Je sais. » Yu espérait que Mount était encore en vie mais il n'eut qu'une brève pensée pour le lieutenant. Il était déjà en train d'arracher le plancher pour atteindre le sas de secours. Le major Bryan s'arrêta dans le sas de l'étroit couloir de service encore fermé pour reprendre son souffle. Il aurait aimé disposer d'un moyen de voir à travers la porte, mais il n'en avait pas. Ses hommes et lui allaient devoir se lancer en aveugles et prier pour que ça marche; ce n'était pas de cette façon qu'il avait atteint le grade de major. « Bon, dit-il calmement. Je prends à droite, Marlin à gauche. Hadley et Marks viennent avec moi, Banner et Jancowitz avec Marlin. Compris ? » Un chœur discret de grognements lui répondit. Il saisit son arme et actionna de l'épaule le levier d'ouverture. Le sas s'ouvrit brusquement et Bryan plongea. Il atterrit sur le ventre, déjà occupé à situer l'ennemi, et son premier coup partit avant même qu'il ait cessé de glisser. Son arme cracha une grappe de fléchettes dans la galerie du hangar d'appontement. Un officier masadien explosa sur la cloison plastoblindée, la maculant de sang et de lambeaux de chair. Ses trois subalternes armés de fusils, à la fois surpris et terrifiés, se retournèrent vers le major. L'arme crachait ses fléchettes encore et encore, si vite que seul un des Masadiens eut le temps de hurler avant que des disques aiguisés comme des lames de rasoir lui déchirent les chairs. Les hommes d'équipage havriens qu'ils tenaient jusqu'alors en respect se précipitèrent à l'abri. Une seconde arme à fléchettes se fit entendre à gauche de Bryan, en mode automatique cette fois, et des coups de feu retentirent en réponse. Il entendit la plainte des balles qui ricochaient sur les parois mais il concentrait déjà son tir sur les renforts masadiens qui tentaient de se frayer un passage par le sas du hangar d'appontement. Ses fléchettes les réduisirent en viande hachée frémissante au milieu des hurlements, puis Hadley, derrière lui, leur balança une grenade d'abordage. L'arme à fragmentation fit l'effet d'un marteau divin dans l'étroit couloir, et soudain il n'y eut plus personne pour tenter de franchir le sas. Bryan se remit debout. Marlin était touché : il saignait beaucoup du bras gauche, qu'un coup de fusil lui avait presque arraché, mais ça aurait pu être bien pire. Au moins dix-huit Masadiens avaient péri. Ces salauds avaient trouvé le temps de rassembler plus de vingt Havriens dans le hangar d'appontement avant l'arrivée de Bryan. « Trouvez-vous des armes », ordonna le major en désignant les fusils et les pistolets masadiens ensanglantés qui parsemaient le pont. Des hommes encore sous le choc lui obéirent tant bien que mal et il appuya sur son unité com. « Young, ici Bryan. Nous sommes en position. Et vous ? — J'ai rassemblé trente-deux hommes, le lieutenant Warden inclus, major. » Le son d'armes à fléchettes et de fusils accompagnait la voix de Young. « Nous subissons des tirs concentrés depuis les sections un-quinze et un-dix-sept; quant à un-seize, ils y ont fait une percée au niveau de l'ascenseur mais j'ai fait sauter la Morgue avant qu'ils parviennent à entrer. » Bryan serra les dents. L'armurerie était isolée du reste du vaisseau et aucun de ses hommes ne pourrait donc plus y rejoindre Young. Quant à la destruction de la Morgue (la zone de maintenance et de stockage des armures de combat, proche du couloir un-cinq-cinq), elle impliquait que les soldats dont il disposait allaient devoir combattre sans armure. « Chargez-vous de toutes les armes et munitions que vous pouvez transporter, ensuite sortez, fit-il brusquement. Retrouvez-nous ici, et surtout n'oubliez pas votre petit cadeau d'adieu. — Bien, monsieur. J'y veillerai. » Alfredo Yu glissait tête la première le long de l'échelle d'inspection, saisissant un barreau de temps à autre pour se donner de l'élan tandis que le collier antigrav accroché à sa ceinture supportait son poids. Sur les ordres de Yu, les hommes de DeGeorge avaient dissimulé une douzaine de ces colliers sous chaque ascenseur avant même que le Tonnerre n'arrive à Endicott, et le commandant bénissait sa prévoyance tout en se maudissant d'avoir laissé Simonds le rouler dans la farine. Il se retourna. Plus haut dans la cage d'ascenseur, DeGeorge fermait la marche, et Valentine progressait entre eux. L'ingénieur était toujours vaillant mais son visage blême dégoulinait de sueur, sa jambe de pantalon se teintait de rouge foncé et il devait s'accrocher des deux mains à l'échelle. Yu atteignit un conduit transversal et vérifia sa position avant de s'y glisser. Les conduits étaient chichement éclairés et il avait mal aux yeux à force de se concentrer sur l'ombre, niais il n'avait certainement pas besoin d'une lampe s'il comptait passer inaperçu... Un cliquetis se fit entendre un peu plus loin. Il leva la main pour arrêter les autres et s'avança en silence grâce à l'antigrav, la main gauche prête à saisir une prise tandis que la droite brandissait un pulseur. Quelque chose bougea dans l'ombre et, tout en levant son pulseur, il s'agrippa de sa main libre à un barreau pour contrer les effets du recul. Il allait appuyer sur la gâchette mais se détendit en constatant que les trois hommes devant lui ne portaient pas d'armes. Il approcha doucement. L'un d'eux l'aperçut et souffla un avertissement inquiet. Les deux autres relevèrent la tête et tournèrent les yeux vers lui avant de frémir de soulagement. « Commandant ! Qu'est-ce qu'on est contents de vous voir, monsieur ! » s'exclama à voix basse un second maître, signifiant ainsi à Yu qu'il ne devait pas parler trop fort tandis qu'il se dirigeait vers eux. « On essayait de rejoindre le hangar d'appontement, monsieur, continua-t-il, et on a failli tomber dans un piège. Ils ont ouvert les portes des ascenseurs au niveau trois-neuf-un. — C'est vrai ? » murmura Yu. DeGeorge arrivait derrière lui, traînant Valentine. « Avez-vous une idée du nombre d'hommes dont ils disposent, Evans ? — Peut-être une demi-douzaine, monsieur, mais ils étaient tous armés et pas nous... » Le second maître désigna d'un geste ses deux compagnons et Yu hocha la tête. « Jim., donnez votre pulseur et votre collier antigrav à Evans. » L'ingénieur blessé tendit son arme à l'officier puis se mit en devoir de vider ses poches des chargeurs qu'elles contenaient pendant qu'Evans lui débouclait son collier antigrav. Yu se tourna vers DeGeorge. « Il faut qu'on ôte ces salauds du chemin, Sam, pour nous et pour les autres. » DeGeorge acquiesça et Yu désigna la cloison arrière du conduit. « Vous grimpez le long de cette cloison. Moi je prends le haut de l'ouverture et Evans le bas. » Il leva les yeux vers le second maître pour s'assurer qu'il écoutait bien et celui-ci fit un signe de tête affirmatif. « Il faut que ça aille vite. Ne me quittez pas des yeux. Dès que je fais signe, vous y allez à fond. Avec un peu de chance on aura atteint l'ouverture avant qu'ils s'en rendent compte. Compris ? — Oui, monsieur », répondit tout bas Evans. DeGeorge hocha la tête. « Bon, on y va », fit Yu d'un air sinistre. Le major Bryan contemplait le hangar d'appontement pendant que Young s'extrayait du couloir de service. C'était le dernier membre du groupe parti de l'armurerie mais quinze autres hommes étaient arrivés par d'autres voies improbables. La plupart sans armes, bien que certains soient apparus chargés de fusils dont les soldats masadiens n'auraient plus besoin, mais Young et ses compagnons avaient amené assez d'armes à fléchettes pour tous. En fait, Bryan en avait encore une petite réserve entassée sur le pont, et avec la charge destructrice que Young avait laissée dans l'armurerie, les Masadiens ne mettraient pas la main sur des armes équivalentes. Malheureusement, il n'avait rassemblé que soixante-dix hommes. Il pouvait tenir le hangar, aucun doute (en tout cas pour l'instant), mais peu d'options se présentaient à lui et aucun des officiers supérieurs n'était entré en contact avec lui. « Nous avons distribué les respirateurs, monsieur », annonça le sergent Towers. Bryan grogna en réponse. L'avantage du hangar d'appontement, c'était que ses casiers de service et de secours regorgeaient de masques. Maintenant qu'ils avaient été distribués, les Masadiens ne pouvaient plus se servir des ventilateurs pour les asphyxier ou les gazer. De plus, deux officiers des machines avaient mis les sas de secours hors service, ce qui empêchait également l'ennemi de dépressuriser la galerie. Le major faisait garder le couloir d'accès jusqu'aux portes coupe-feu, ce qui lui donnait le contrôle de la cage d'ascenseur, mais dans la mesure où l'alimentation des ascenseurs était coupée, il ne s'agissait que d'un avantage limité. « Quels sont les ordres, monsieur ? » demanda calmement Young. Bryan prit une mine renfrognée : ce qu'il voulait faire, c'était lancer une contre-attaque, mais il n'irait pas loin avec soixante-dix hommes. « Pour l'instant, on tient la position, répondit-il. Mais faites préparer les pinasses. » Les pinasses allaient plus vite que la majorité des petites embarcations et elles étaient armées, bien qu'aucune ne fût dotée d'artillerie externe à cet instant. Toutefois elles demeuraient bien plus lentes que le Tonnerre, dont l'armement les écraserait comme des mouches. Young le savait aussi bien que Bryan mais il se contenta d'acquiescer. « Bien, monsieur », conclut-il. La main de Yu, moite, glissait sur les barreaux. Son cœur battait la chamade. Il n'aimait pas ce genre de combat, mais il n'avait pas le choix. Il se retourna pour vérifier la position d'Evans et DeGeorge. Ils étaient prêts et le regardaient fixement. Il prit une profonde inspiration et leur fit signe. Ils se jetèrent tous les trois en avant; Yu roula de côté à mi-course, tenant son pulseur à deux mains tandis qu'il passait comme l'éclair devant les portes béantes de l'ascenseur. Un soldat masadien l'aperçut et voulut donner l'alerte mais le commandant appuya sur la gâchette et deux autres pulseurs gémirent, balançant une tornade de fléchettes dans le couloir. Les tireurs n'avaient pas le temps de viser mais leurs armes n'en étaient pas moins mortelles : les projectiles déchiquetèrent les ennemis tapis en embuscade. Yu tendit le pied et coinça ses orteils sous l'un des barreaux avant que le recul du pulseur puisse l'éloigner de l'échelle. Il se rapprocha du mur à la force des jambes puis passa un coude par l'ouverture afin de se maintenir immobile. Son pulseur gémit à nouveau comme l'ennemi tentait de passer un tournant du couloir. Un cri perçant lui apprit qu'il avait fait mouche et il conserva sa position, le souffle court, tandis qu'Evans et DeGeorge se hissaient à ses côtés. « Evans, allez voir si vous pouvez récupérer leurs armes. Le capitaine DeGeorge et moi-même vous couvrirons. — À vos ordres, monsieur. » Le second maître jeta un coup d'œil de chaque côté du couloir puis se glissa par les portes ouvertes et se mit à tirer vers lui les fusils automatiques des Masadiens. Le reste de leur petit groupe arriva, haletant, pour se saisir des armes qu'il leur tendait. Pendant ce temps DeGeorge envoya une volée de fléchettes dans le couloir afin de neutraliser un importun. L'un des corps portait un sac plein de grenades. Evans eut un sourire démoniaque et en envoya une rouler vers l'endroit où le couloir faisait un coude. Des hurlements annoncèrent son arrivée mais une terrible explosion les fit taire. « Bien joué ! » lança Yu. Evans lui sourit en réintégrant la cage d'ascenseur avec le sac de grenades. « Deux hommes supplémentaires viennent d'arriver, monsieur », annonça une voix. Yu hocha la tête. En dehors des couloirs de service qui partaient des quartiers des fusiliers, ce conduit représentait le seul chemin d'accès au hangar d'appontement. Tous les membres d'équipage postés dans les parties supérieures du vaisseau qui avaient réussi à ne pas se faire prendre passeraient forcément devant cette ouverture. « Sam, Evans et vous allez choisir trois hommes et tenir cette position. Je vais continuer jusqu'au hangar pour me rendre compte de notre situation là-bas. — Bien, monsieur, répondit DeGeorge. — Qui a une unité com. ? » Deux hommes levèrent la main. « Vous, Granger, donnez la vôtre à monsieur DeGeorge. » Le matelot s'exécuta et le commissaire de bord fixa l'unité com. à son poignet gauche. « Sam, nous ne récupérerons pas le contrôle du vaisseau si Bryan n'a pas réussi à rassembler assez d'hommes dans le hangar d'appontement. Si je peux, je vous enverrai quelques fusiliers en renfort. Sinon, restez ici jusqu'à ce que je vous appelle, et alors rejoignez-moi aussi vite que possible. C'est clair ? — Très clair, monsieur. — Parfait. » Yu posa la main sur l'épaule du commissaire de bord avant de s'élancer dans le conduit. « Monsieur ! Major Bryan! Le commandant est là ! » Bryan leva les yeux, profondément soulagé, tandis que le capitaine Yu sortait de la cage d'ascenseur. Yu traversa le couloir à grandes enjambées, suivi de quelques matelots, dont deux portaient le capitaine Valentine presque inconscient. Bryan se mit au garde-à-vous et commença son rapport mais Yu leva la main pour l'arrêter. Les yeux sombres du commandant parcoururent les visages des hommes rassemblés puis il serra les mâchoires. « C'est tout ? » demanda-t-il à voix basse. Bryan eut un signe de tête affirmatif. Yu avait l'air terriblement déçu mais il se redressa et se dirigea vers le panneau de contrôle. Il tapa un code sécurisé et grogna de satisfaction. Bryan l'avait suivi et regardait par-dessus son épaule. Les données qu'affichaient le petit écran ne signifiaient rien pour lui et il n'aurait pas su comment y accéder de toute façon, mais elles semblaient faire plaisir au commandant. « Bon, ça au moins, ça a marché, murmura ce dernier. — Monsieur ? » s'enquit Bryan d'un air perplexe. Yu eut un sourire lugubre. « Le capitaine Manning a mis les ordinateurs de la passerelle hors service. Tant qu'ils n'auront pas compris comment il s'y est pris, ils ne pourront pas manœuvrer et le système tactique tout entier restera bloqué. » Les yeux de Bryan se mirent à briller et Yu hocha la tête. « Vous avez fait préparer les pinasses ? — Oui, monsieur. — Bien. » Yu se mordilla un instant la lèvre, puis ses épaules s'affaissèrent. « Bien, répéta-t-il plus lentement, mais je crains qu'il ne nous faille abandonner beaucoup de gens derrière nous, major. — Oui, commandant, répondit Bryan d'un air sinistre avant de s'éclaircir la gorge. Que croyez-vous que ces enflures aient l'intention de faire avec le Tonnerre? — J'ai bien peur de le deviner, major, soupira Yu. Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons pas les arrêter. Au point où nous en sommes, le mieux à faire est d'essayer de tirer nos hommes d'ici. » « Comment ça, vous n'arrivez pas à entrer dans le hangar d'appontement? » hurla le Glaive Simonds. Le brigadier qui lui faisait face se retint de passer la langue sur ses lèvres. « Nous avons essayé, monsieur, mais ils sont trop nombreux là-dedans : d'après le colonel Nesbit, ils seraient au moins trois ou quatre cents. — N'importe quoi ! C'est n'importe quoi ! Ils sont à peine six cents à bord et nous en avons abattu au moins les deux tiers ! Dites à Nesbit de se bouger le cul et d'entrer ! Cet imbécile de Hart a buté Manning, alors si Yu m'échappe lui aussi... » La phrase du Glaive resta en suspens, menaçante, et le brigadier déglutit. « Combien ? s'enquit Yu. — Je dirais cent soixante, monsieur », répondit Bryan. Le visage de Yu restait de marbre mais on lisait la douleur dans ses yeux. Cent soixante personnes, soit moins de vingt-sept pour cent de son équipage havrien, pourtant il n'y avait pas eu de nouvelle arrivée depuis presque un quart d'heure et les Masadiens utilisaient maintenant des lance-flammes en plus des grenades et des fusils. Il leva son unité com. jusqu'à sa bouche. « Sam ? — Oui, monsieur ? — Ramenez vos fesses. Il est temps de partir. » « Ils ont quoi ? — Ils ont lancé les pinasses, monsieur, répéta le malheureux officier. Et... et une explosion s'est produite dans le hangar d'appontement juste après leur départ », ajouta-t-il. Le Glaive Simonds jura violemment et se retint – miraculeusement – de frapper le messager. Puis il se retourna brusquement vers le lieutenant Hart : « Où en sont vos ordinateurs ? — Nous... nous essayons encore de comprendre quel est le problème, monsieur. » Hart croisa le regard du Glaive d'un air craintif. « On dirait un genre de verrou de sécurité et... — Bien sûr que c'en est un ! grogna Simonds. — Nous finirons par le contourner, promit le lieutenant, blême. Il suffit de parcourir l'historique des instructions, à moins que... — À moins que quoi ? s'enquit le Glaive comme Hart s'interrompait. — À moins qu'il ne s'agisse d'un verrou matériel plutôt que logiciel, monsieur, répondit-il d'une toute petite voix. Dans ce cas, il nous faudra remonter les circuits principaux jusqu'à lui, et sans le capitaine Valentine... — Ne vous cherchez pas d'excuses ! hurla Simonds. Si vous n'aviez pas été si rapide à descendre Manning, on aurait pu lui faire avouer la nature de son intervention ! — Mais, monsieur, nous ne sommes pas sûrs que ce soit lui ! Je veux dire... — Imbécile ! » Le Glaive gifla le lieutenant du revers de la main avant de se tourner brusquement vers le brigadier. « Mettez cet homme aux arrêts pour trahison contre la Foi ! Le capitaine Yu était assis dans le siège du copilote et regardait son magnifique vaisseau s'éloigner à l'arrière. Le silence amer qui régnait dans le compartiment passager de la pinasse faisait écho au sien. Comme lui, les hommes assis là-bas étaient soulagés d'avoir survécu, mais leur soulagement se teintait de honte. Ils avaient laissé trop des leurs derrière eux. Ils n'avaient pas eu le choix, mais cette certitude ne leur apportait aucun réconfort. Dans un coin de son esprit, Alfredo Yu aurait préféré ne pas s'en sortir car il avait davantage honte encore que ses hommes. C'était son navire qu'il abandonnait, et son équipage : il les avait laissés tomber. Et puis il avait failli à son devoir envers le gouvernement de la République populaire... Toutefois celui-ci ne suscitait guère de loyauté personnelle et même la certitude que la Flotte le punirait pour son échec ne comptait pas à ses yeux face à cet abandon. Pourtant il n'avait pas eu le choix : il avait sauvé autant d'hommes que possible, il le savait. Il soupira et fit apparaître une carte du système. Il y avait bien quelque part un endroit discret où ses hommes et lui-même pourraient se cacher jusqu'à l'arrivée des escadres de combat qu'avait réclamées l'ambassadeur Lacy. Tout ce qu'il avait à faire, c'était de le trouver. CHAPITRE TRENTE ET UN Honor se coupa un autre morceau de steak et le glissa dans sa bouche. Elle avait découvert que s'alimenter était une tâche douloureuse lorsque seule la moitié de votre visage fonctionnait. Le côté gauche de sa bouche était inutile dès qu'il s'agissait de mâcher et, détail humiliant, elle ne se rendait compte que certains aliments dégoulinaient sur sa joue et son menton insensibles que lorsqu'ils venaient tacher son uniforme. Elle avait progressé ces derniers jours, mais pas assez pour accepter de manger en public. Toutefois ce souci-là au moins était banal, presque réconfortant par rapport aux autres. Cinq jours s'étaient écoulés depuis le départ de l'Apollon. Si les Masadiens comptaient faire une nouvelle tentative — et bien qu'elle eût affirmé à Venizelos qu'ils seraient fous d'essayer, elle restait convaincue qu'ils tenteraient quelque chose — ils ne tarderaient plus. Pourtant, à sa propre surprise, elle parvenait à l'envisager presque sereinement. Elle avait atteint un état d'équilibre, d'acceptation. Elle était engagée. Elle avait fait tout son possible pour se préparer et préparer son équipage et il ne leur restait plus qu'à affronter ce que leur réservait l'avenir. Une fois qu'elle avait accepté cette perspective, le chagrin, la culpabilité, la haine et la peur s'étaient mués en une étrange sérénité. Elle savait que cet état ne durerait pas : c'était simplement sa façon de s'adapter à l'attente, mais elle l'appréciait. Elle mâchait soigneusement, prenant soin de ne pas se mordre la joue gauche et heureuse que sa langue n'ait subi aucun dommage. Puis elle avala sa bouchée et prit sa bière. Elle but avec le même soin, penchant la tête de côté afin de minimiser les risques. Elle venait de reposer sa chope lorsque la sonnerie musicale d'un terminal com. lui parvint par le sas de la salle à manger. « Blic ? s'enquit Nimitz depuis son bout de table. « Aucune idée », répondit-elle. Elle attendit et MacGuiness passa bientôt la tête par le sas avec l'air désapprobateur qu'il prenait lorsqu'on interrompait les repas de son commandant. « Excusez-moi, madame, mais le capitaine Venizelos veut vous parler. » L'intendant prit un air dédaigneux. « Je lui ai dit que vous étiez en train de manger mais il prétend que c'est important. » L'œil valide d'Honor se mit à briller et elle cacha derrière sa serviette le sourire qui naissait au coin de sa bouche. Depuis sa blessure, MacGuiness protégeait ses rares moments de solitude comme un mastiff irritable, surtout pendant les repas, et il ne lui aurait jamais pardonné de se moquer. « Je suis persuadée que c'est vraiment important, Mac », dit-elle pour l'apaiser, et l'intendant s'effaça d'un air dubitatif pour la laisser passer. Puis il se dirigea vers la table et plaça une cloche sur son assiette afin de la garder au chaud. Nimitz leva vers lui des yeux interrogateurs mais MacGuiness haussa les épaules en signe d'ignorance et le chat sylvestre quitta sa chaise pour trottiner derrière sa partenaire. Honor appuya sur une touche pour accepter la communication. Le message EN ATTENTE disparut de l'écran, remplacé par un Venizelos apparemment inquiet. « Qu'y a-t-il, Andy ? — Le drone neuf-trois vient de détecter une empreinte hyper à la limite de sa portée, madame, soit pile cinquante minutes-lumière. » Honor sentit son visage devenir uniformément immobile. Sa sérénité venait de prendre un coup, mais elle se contrôlait. À une distance pareille, ils avaient encore du temps devant eux. « Vous avez des détails ? — Juste la séquence d'alerte pour l'instant. Le Troubadour est prêt à relayer la transmission à mesure qu'elle nous parviendra mais... » Il s'arrêta parce qu'on lui disait quelque chose qu'Honor ne parvint pas à saisir, puis se retourna vers son commandant. « Oubliez ça, pacha. D'après le capitaine McKeon, neuf-deux vient d'annoncer qu'un vaisseau traverse son champ de détection. Neuf-trois confirme et le situe sur le plan de l'écliptique. On dirait qu'ils contournent la planète pour attaquer Grayson par-derrière. » Honor hocha la tête en réfléchissant à toute vitesse. Sur ce genre de trajectoire, il ne pouvait s'agir que des Masadiens, or on savait que Masada disposait encore d'au moins un autre navire hypercapable, donc celui-ci n'était pas nécessairement le croiseur de combat. Et puisque les capteurs gravifiques de l'Intrépide ne fonctionnaient plus, elle ne pouvait pas directement lire les impulsions supraluminiques des drones et se trouvait dans l'incapacité d'envoyer le Troubadour vérifier la nature de la menace sans perdre son lien en temps réel avec les capteurs tactiques principaux. « D'accord, Andy. Prévenez l'amiral Matthews et activez nos bandes gravifiques. Demandez à Rafe et Stephen de déterminer une trajectoire. Tant que nous n'aurons pas d'indications de masse de la part d'un des drones, c'est tout ce que nous pourrons faire. — À vos ordres, madame. — J'arrive tout de suite et... » Honor s'arrêta en sentant une présence dans son dos. Elle regarda par-dessus son épaule et vit James MacGuiness, bras croisés. Elle soutint un instant son regard puis se retourna vers Venizelos. « J'arrive dès que j'ai fini de déjeuner », rectifia-t-elle d'un air soumis. Malgré sa tension, le second lui sourit. « Bien, madame, je comprends. — Merci. » Honor coupa la communication, se leva et se dirigea tout droit vers la table sous le regard sévère de son intendant. L'enseigne Wolcott sentait ses collègues refléter sa propre appréhension tandis qu'elle mettait à jour la trajectoire projetée de l'ennemi. Le capitaine Venizelos circulait entre les postes de contrôle, mais Wolcott était plus consciente de l'absence du commandant que de la présence du second. Elle n'était sans doute pas la seule, à en juger par le nombre de regards qu'elle avait surpris en direction du fauteuil qui trônait vide au milieu de la passerelle. Elle termina sa tâche et se cala dans son siège. Une voix tranquille lui parla alors à l'oreille gauche. — Du calme, enseigne. S'il y avait vraiment un problème, le pacha n'aurait pas pris le temps de finir son déjeuner. » Elle tourna la tête et rougit en croisant le regard compréhensif du lieutenant Cardones. — Ça se voyait tant que ça, monsieur ? — Oui. » Cardones lui fit un grand sourire. « Évidemment, c'est peut-être parce que moi aussi j'aimerais bien qu'elle soit là. D'un autre côté, d'après nos calculs, il ne va rien se passer pendant un moment, et je préfère largement que la vieille soit reposée quand tout commencera que de la voir dépenser son énergie à me tenir la main entre-temps. — Oui, monsieur. » Wolcott regarda de nouveau ses instruments. On disposait maintenant d'estimations de la masse du vaisseau ennemi transmises par trois drones et, d'après le CO, il y avait quatre-vingt-dix chances sur cent qu'il s'agisse du croiseur de combat havrien. Pas vraiment de quoi la réconforter. Elle observa les lignes lumineuses innocentes et inoffensives qui s'affichaient sur son écran et sentit son pouls s'accélérer. Sa chevelure châtain était humide de sueur et son estomac n'était plus qu'un nœud. Elle avait eu très peur quand l'Intrépide s'était élancé vers les missiles de Merle, mais c'était pire cette fois. Bien pire. Maintenant elle savait ce qui pouvait arriver car elle avait vu des bâtiments exploser, elle avait vu les conséquences des traitements cruels infligés à Mai-Ling Jackson, une camarade de promotion, et elle avait perdu deux amis chers à bord de l'Apollon : elle mourait de peur. Sa propre mortalité lui apparaissait pleinement et l'approche lente de l'ennemi lui laissait trop de temps pour y réfléchir. — Monsieur, fit-elle tout bas sans lever les yeux, vous avez vu plus de combats que moi et vous connaissez mieux le capitaine. Est-ce que... » Elle se mordit la lèvre puis lui lança un regard presque suppliant. « Combien de chances avons-nous de nous en tirer ? — Eh bien... fit lentement Cardones en se tirant l'oreille, laissez-moi vous présenter la situation sous un autre angle, Carolyn. La première fois que le pacha m'a emmené au combat, je savais qu'elle allait me faire tuer. Ce n'est pas que je le croyais : j'en avais la certitude, et j'avoue que j'ai bien failli me pisser dessus. » Il lui sourit à nouveau et, malgré sa peur, Wolcott esquissa elle aussi un timide sourire. — Eh bien, j'avais tort, poursuivit Cardones. C'est marrant, on en oublie presque d'avoir peur quand la vieille est là. Comme si on savait qu'ils ne l'auront jamais, et donc qu'ils ne vous auront pas non plus. Ou peut-être qu'on se sent trop embarrassé pour avoir peur, vu qu'elle ne craint rien. Je ne sais pas. » Il haussa les épaules d'un air penaud. — En tout cas, elle a fait sa fête à un navire-Q de sept millions et demi de tonnes avec un croiseur léger, alors elle peut sans doute venir à bout d'un croiseur de combat avec un croiseur lourd. Et si elle s'inquiétait, j'imagine qu'elle serait ici à se tracasser comme nous au lieu de finir son repas. — Oui, monsieur. » Wolcott parvint à sourire plus naturellement et se retourna vers la console comme son oreillette lui signalait que le Troubadour transmettait de nouvelles informations. Elle mit de nouveau à jour les projections et Rafael Cardones regarda le capitaine Venizelos par-dessus sa tête baissée. Leurs regards se croisèrent, pleins d'une triste sympathie pour l'enseigne Wolcott. Ils comprenaient parfaitement qu'elle ait besoin d'être rassurée... et ils savaient également qu'il y avait une énorme différence entre attaquer un navire-Q en fuite et affronter un croiseur de combat qui venait droit sur vous. Honor ouvrit le module de survie et Nimitz y sauta d'un air résigné. Cette fois au moins il n'y avait pas d'urgence : il prit le temps de vérifier les distributeurs de nourriture et d'eau et d'arranger son nid de façon satisfaisante. Puis il se coucha et regarda Honor en la mettant en garde d'un miaulement. « Oui, et toi aussi sois prudent », dit-elle tout bas en lui caressant les oreilles. Il ferma les yeux pour savourer son contact, puis elle recula et verrouilla le couvercle du module. « Le CO confirme les évaluations de masse transmises par les drones, madame, annonça Venizelos en l'accueillant devant l'ascenseur. Le vaisseau arrive par l'arrière de la planète. - HPA ? — Il est encore à plus de deux milliards de kilomètres, madame, et il limite son accélération à environ cinquante g, probablement pour éviter d'être détecté. Vitesse de base : cinquante-neuf mille cinq cents km/s. En admettant qu'il conserve son accélération actuelle, il atteindra Grayson dans une huitaine d'heures à une vitesse approximative de soixante-quatorze mille km/s. » Honor hocha la tête puis se retourna car quelqu'un sortait de l'ascenseur. On avait trouvé dans les stocks une combinaison manticorienne pour le capitaine Brentworth et seul l'insigne de Grayson peint au niveau des épaules le distinguait du reste de l'équipage. Il lui sourit d'un air tendu. Il est encore temps de quitter le vaisseau, Mark, dit-elle assez bas pour que personne d'autre ne puisse l'entendre. — On m'a assigné ce poste, madame. » Son sourire était peut-être tendu mais sa voix demeurait remarquablement calme. Le regard borgne d’Honor se fit approbateur et chaleureux; pourtant elle insista. « Certes, mais je ne vois pas avec qui vous allez nous relier dans les prochaines heures. — Commandant, si vous voulez que je quitte votre bâtiment, vous pouvez m'en donner l'ordre. Dans le cas contraire, je reste. Il doit y avoir un officier graysonien à bord si vous affrontez ces fanatiques en notre nom. » Honor allait lui répondre mais elle ferma la bouche et secoua légèrement la tête. Elle posa gentiment la main sur son épaule puis se dirigea vers le poste d'astrogation occupé par DuMorne afin d'observer son écran. Le Tonnerre divin – ou le Saladin, ou tout autre nom – maintenait une accélération faible, mais il s'agissait probablement d'une simple précaution. Il se trouvait à plus de cent minutes-lumière de Grayson sur sa trajectoire actuelle et à plus de quarante minutes-lumière de Yeltsin, ce qui le mettait hors de portée de tous les détecteurs de Grayson. Bien sûr, son commandant savait qu'il avait affaire à des vaisseaux de guerre modernes mais il ne voyait certainement pas l'Intrépide ni le Troubadour sur ses écrans. Quant aux drones, extrêmement discrets, il ne devait pas non plus les détecter. Alors, en admettant qu'il ignorait tout de leur déploiement (or il ne pouvait rien en savoir) et de leur portée de détection ainsi que de leur capacité de transmission supraluminique, il se croyait sans doute invisible pour l'instant. Elle se frotta le bout du nez. Elle n'aurait pas procédé de cette façon, vu la différence de gabarit, mais les Masadiens avaient manifestement opté pour une approche prudente. Le temps qu'ils entrent dans la sphère de détection de Grayson, ils seraient loin de Yeltsin et ils auraient certainement coupé leur propulsion. Leur durée de vol s'en trouverait prolongée mais cette manœuvre les amènerait de l'autre côté de la planète sur une trajectoire balistique, et puisque la signature de leurs impulseurs ne serait pas là pour les trahir, ils arriveraient à portée de missile de Grayson et pourraient tirer avant d'être repérés par les capteurs actifs. Toutefois elle les avait déjà détectés. Que faire maintenant de cette information ? Elle se pencha sur la console de DuMorne et traça une esquisse de trajectoire plus courte, plus serrée, partant de Grayson pour décrire une courbe autour de la planète, à l'intérieur de la parabole qu'emprunterait probablement le Saladin. « Tapez-moi ça en affinant la trajectoire, Steve. Considérez que nous utilisons notre accélération maximum en suivant cette courbe. À quel moment entrerions-nous à portée de ses capteurs ? DuMorne se mit à jongler avec les chiffres et Honor regarda un vecteur hypothétique se dessiner comme il transformait son esquisse en trajectoire ferme. « Il nous détecterait à peu près à cet endroit, madame, à cent trente-cinq millions de kilomètres de Yeltsin, dans environ cent quatre-vingt-dix minutes. Notre vélocité de base serait de cinquante-six mille six cent soixante-sept km/s. Il se trouverait alors ici, à environ quatre cent quatre-vingt-quinze millions de kilomètres de Yeltsin et à un virgule trois milliards de Grayson sur sa trajectoire actuelle. Le point de convergence de nos vecteurs respectifs se situerait à deux virgule trois millions de kilomètres de Grayson, cinq virgule vingt-cinq heures plus tard. En admettant, bien sûr, que les accélérations demeurent inchangées. » Honor hocha la tête à cette remarque : si un élément était certain dans cette affaire, c'était bien que l'accélération du Saladin changerait dès qu'il repérerait l'Intrépide et le Troubadour. « Et si nous contournions Yeltsin sur une trajectoire qui rejoindrait la leur ? — Une seconde, madame. » DuMorne tapa encore quelques chiffres et un nouveau vecteur apparut sur l'écran. « Si nous les approchons ainsi, ils nous détecteront à environ un virgule cinq milliards de kilomètres de l'orbite de Grayson dans deux cent cinquante minutes. Notre vitesse d'approche s'élèverait alors à cent quarante et un mille quatre cent quatre-vingt-dix-sept km/s et les vecteurs convergeraient quarante-huit minutes après détection. — Merci. » Honor croisa les bras et se dirigea vers le fauteuil de commandement en réfléchissant aux options qui s'offraient à elle. La seule chose qu'elle ne pouvait pas se permettre, c'était d'attendre là que l'ennemi vienne à elle : si elle lui laissait prendre l'avantage de la vitesse, le Saladin serait dans une position idéale pour l'affrontement à coups de missiles et il pourrait survoler Grayson – ainsi que les vaisseaux d'Honor – dans une relative impunité. Pour éviter cela, Honor pouvait aller à sa rencontre en empruntant la trajectoire inverse de celle du croiseur havrien. Dans ce cas le Saladin ne pourrait pas l'éviter mais leur vitesse d'approche serait élevée, limitant sévèrement la durée de l'affrontement : ils auraient un peu plus de quatre minutes pour lancer leurs missiles de façon efficace, et à peine sept secondes pour utiliser leurs armes à énergie. Le Saladin ne pourrait refuser le combat mais celui-ci serait sans nul doute très court. Ou alors Honor pouvait décrire sa propre parabole, moins ample, à l'intérieur de celle du Saladin. Le croiseur de combat disposerait encore de la plus importante vélocité de base au moment où il détecterait l'Intrépide et le Troubadour mais leurs courses convergeraient et les Masadiens se trouveraient à l'extérieur de la courbe. Les navires d'Honor parcourraient une distance moindre et le croiseur de combat serait incapable de passer à l'intérieur, même s'il cessait de traîner pour passer en puissance maximum. Inconvénient majeur, ils se trouveraient alors dans un affrontement convergent, un long duel pendant lequel les batteries de missiles plus puissantes des Masadiens, leurs soutes à munitions plus vastes et leurs barrières latérales plus résistantes pourraient être pleinement mises à profit. La durée même du combat leur donnerait plus de temps pour pilonner l'Intrépide et le Troubadour... qui disposeraient également de plus de temps pour toucher le Saladin. Bref, soit elle choisissait un combat rapproché court et sauvage en misant sur la chance, soit elle optait pour une guerre de tranchées. Bien sûr, elle possédait un avantage majeur et cette idée la fit sourire méchamment : tout comme les Masadiens lorsqu'ils avaient tué l'amiral, elle savait où se trouvait l'ennemi, tandis que celui-ci ignorait ce qu'elle faisait. Elle joua un instant avec la trajectoire qu'elle envisageait, modifiant les chiffres de DuMorne sur le simulateur tactique de son fauteuil, puis elle poussa un soupir. Si le Saladin était arrivé un peu plus lentement ou selon une courbe plus ample, elle aurait peut-être eu assez de temps pour accélérer sur une trajectoire convergente puis couper ses impulseurs afin d'entrer discrètement à portée de missiles. Mais ce n'était pas le cas. Et à bien y réfléchir, elle ne pouvait pas prendre le risque d'aller tout droit à sa rencontre. Si les Masadiens étaient assez fous pour lancer une attaque maintenant, elle devait partir du principe que le capitaine du Saladin était capable d'attaquer Grayson à l'arme nucléaire. Elle ne pouvait pas engager le combat en espérant frapper au but si son échec laissait le champ libre au Saladin. Il ne restait donc que l'approche convergente. Elle se cala dans son fauteuil et frotta un moment le côté insensible de son visage en réfléchissant à la façon dont le croiseur de combat avait choisi d'attaquer. Son capitaine avait l'air bien prudent; au point qu'une telle frilosité la surprenait, surtout dans la mesure où toute attaque contre Grayson ne pouvait être qu'un acte désespéré. Si la flotte de la République populaire avait accumulé quelque chose en cinquante années T de conquête, c'était bien de l'expérience, or ce commandant n'en faisait guère preuve. Il ne ressemblait vraiment pas à Theisman, et elle n'allait certainement pas s'en plaindre ! Mais si elle mettait un capitaine prudent face à une situation où il devait choisir entre un combat à mort près de la planète et la fuite, surtout si elle s'arrangeait pour lui prouver qu'elle le surveillait alors même qu'il se croyait invisible, peut-être flancherait-il. Et si elle parvenait à l'éloigner pour repenser sa stratégie, elle gagnerait du temps... et chaque heure que l'autre passerait à hésiter rapprocherait un peu l'arrivée des renforts manticoriens. Évidemment, il déciderait peut-être qu'il avait fait de son mieux pour être discret et qu'il fallait maintenant agir comme elle-même l'aurait fait depuis le début : foncer droit sur l'Intrépide et le défier avant de l'éliminer. Elle ferma son œil valide, le visage calme et immobile, pour prendre sa décision. — Com, passez-moi l'amiral Matthews. — À vos ordres, madame. » Matthews paraissait inquiet sur l'écran d'Honor, car les capteurs granitiques du Troubadour avaient également transmis leurs données au Covington. Pourtant il soutint calmement son regard. — Bonjour, monsieur. » Honor articulait soigneusement, s'efforçant de paraître calme et confiante comme il se devait. — Capitaine, répondit Matthews. — J'emmène l'Intrépide et le Troubadour rejoindre le Saladin selon une trajectoire convergente, annonça Honor sans préambule. Son approche prudente pourrait signifier qu'il vient seulement reconnaître le terrain. Dans ce cas, il pourrait bien s'enfuir en comprenant que nous sommes en mesure de l'intercepter. » Elle s'arrêta et Matthews hocha la tête mais elle devina à son regard qu'il réfléchissait et ne croyait pas non plus se trouver face à un vol de reconnaissance. En même temps, poursuivit-elle, la possibilité demeure que Masada dispose de plus de vaisseaux hypercapables locaux que nous ne le croyons, donc le Covington, le Gloire et vos BAL vont devoir surveiller la petite porte. — Compris, capitaine », fit calmement Matthews, et Honor entendit les mots qu'il n'ajouta pas : si le Saladin parvenait à se débarrasser de l'Intrépide et du Troubadour, ceux-ci l'auraient du moins peut-être assez abîmé pour que les navires graysoniens aient une chance face à lui. — Peut-être. « Alors nous y allons, monsieur. Bonne chance. — Bonne chance à vous, capitaine Harrington. Dieu et nos prières vous accompagnent. » Honor acquiesça et coupa la communication, puis elle se tourna vers DuMorne. « Steve, communiquez la première trajectoire au timonier. C'est parti », fit-elle sur un ton serein. CHAPITRE TRENTE-DEUX « Monsieur, nous avons détecté une autre impulsion gravitique. — Où ça ? » Le Glaive des Fidèles Simonds se pencha sur l'épaule de son officier tactique et le lieutenant Ash désigna un point flou sur son écran. « Ici, monsieur. » Ash procéda à quelques ajustements laborieux, puis il haussa les épaules. « Il s'agissait d'une unique impulsion cette fois-ci. Je ne sais pas... peut-être n'était-ce qu'un écho. Je n'ai jamais vraiment manié les drones de reconnaissance tout seul. « Mouais », grommela Simonds avant de reprendre sa ronde impatiente. Il aurait dû s'asseoir dans le fauteuil de commandement du Tonnerre divin et rayonner de confiance tandis que son vaisseau s'enfonçait plus profondément dans le système de Yeltsin, mais il en était incapable. Et la certitude que Yu l'aurait fait sans que ça lui demande le moindre effort l'énervait encore plus. La fatigue n'arrangeait rien : il n'avait pas dormi depuis trente heures et son organisme réclamait du repos, pourtant il résistait stoïquement à la tentation. Pas question de dormir. Il leur avait fallu plus de douze heures pour remonter les circuits et dénicher le verrou caché dans l'accoudoir du fauteuil de commandement. Le Glaive nourrissait la certitude humiliante que les ingénieurs infidèles auraient trouvé beaucoup plus vite, mais Mount et Hara étaient morts, Valentine, Timmons et Lindemann s'étaient échappés, et cet imbécile de Hart avait tué l'unique officier supérieur qu'ils avaient réussi à capturer ! Yu était loin depuis longtemps lorsqu'ils avaient repris le contrôle des systèmes de navigation, pourtant il n'y avait plus moyen d'annuler l'attaque. La saisie du Tonnerre équivalait à une déclaration de guerre contre Havre : seuls Dieu et un succès à Yeltsin pouvaient désormais sauver les Fidèles des conséquences de cet acte. Simonds accéléra le pas, refusant d'admettre, même intérieurement, qu'il avait toujours compté avoir Yu – ou au moins Manning – sous la main. Le capitaine de corvette Workman fournissait un travail correct en salle des machines mais Ash était le meilleur officier tactique disponible et son obsession pour les anomalies gravitiques à un moment pareil prouvait qu'il n'était qu'un pâle substitut de Manning. Tout comme lui-même n'était qu'un pâle substitut de Yu, murmurait une petite voix effrayée au plus profond du Glaive. « Le drone un-sept annonce le largage d'un autre drone, capitaine. — Trajectoire prévue ? — La même que les autres, madame. Ils opèrent un balayage conique de soixante degrés devant le Saladin. Aucun signe d'activité sur les flancs. — Merci, Carolyn. » Honor se tournait déjà vers son panneau com. et elle manqua le sourire ravi que fit l'enseigne en s'entendant appeler par son prénom. « Vous êtes notre expert sur la question, dit-elle au visage qui s'affichait sur le petit écran. Y a-t-il une chance qu'ils détectent les impulsions gravitiques ? — C'est presque certain, maintenant qu'ils sont à l'intérieur de notre enveloppe de drones, répondit promptement McKeon, mais je doute qu'ils comprennent de quoi il retourne. Après tout, même chez nous personne ne croyait ça possible avant que l'amiral Hemphill s'en mêle. » Honor eut un sourire aigre et McKeon l'imita. Ils gardaient tous les deux, non sans raison, un souvenir plus qu'hostile de Lady Sonja Hemphill. Pourtant Honor devait bien admettre que, cette fois, « Hemphill l'Horrible » avait vu juste. « De plus, poursuivit McKeon, les impulsions sont unidirectionnelles et la fréquence de répétition si basse qu'ils ne capteront probablement pas plus de quelques impulsions par drone avant de quitter leur rayon de transmission. Avec si peu de données, même le meilleur analyste sera incapable de reconnaître ce qu'ils entendent. Mouais. » Honor se frotta le bout du nez. Alistair avait sans doute raison, mais si elle avait détecté des impulsions gravitiques qui n'auraient pas dû se trouver là, elle se serait creusé la cervelle pour trouver à quoi elles correspondaient. « Bon, on ne peut plus rien y faire. » À part espérer que personne chez les Masadiens ne soit en veine. McKeon hocha la tête comme s'il avait entendu la réserve qu'elle avait émise mentalement. Honor vérifia son chrono : ils se trouvaient à deux heures et demie de l'orbite de Grayson. Ils entreraient à portée des capteurs du Saladin dans quarante minutes. « Monsieur ! Glaive Simonds ! » Simonds se retourna brusquement au cri du lieutenant Ash. « Deux sources d'impulsion, monsieur ! Elles viennent tout juste d'apparaître de nulle part ! Simonds traversa la passerelle en quelques rapides enjambées pour observer l'écran d'Ash. Les signatures écarlates des vaisseaux ennemis brillaient avec entêtement à vingt-quatre minutes-lumière du Tonnerre par la hanche de bâbord. « Vélocité de base de l'ennemi : cinquante-six mille six cent soixante-douze km/s, monsieur. » La voix d'Ash se faisait plus calme à mesure qu'il se réfugiait dans l'aspect mécanique de son rapport. « Et la nôtre ? — Soixante-quatre mille cinq cent vingt-huit km/s, monsieur, mais ils prennent l'intérieur de notre course. Ils nous rattrapent parce que le rayon de courbure de leur trajectoire est beaucoup plus petit. » Simonds serra les dents et frotta ses yeux injectés de sang. Comment avait-elle fait? Comment cette putain avait-elle fait ? Il ne pouvait s'agir d'une coïncidence. Si Harrington suivait cette trajectoire, c'est qu'elle savait exactement où il se trouvait et ce qu'il faisait. Or c'était impossible ! Il ôta la main de ses yeux et regarda fixement l'écran en essayant de réfléchir. La façon dont elle avait procédé importait peu, se répétait-il fermement pendant qu'une petite voix superstitieuse lui serinait le contraire. L'important, c'était qu'elle se trouvait à l'intérieur de sa trajectoire... et que son vecteur s'incurvait vers lui. La vitesse de rapprochement s'élevait à douze mille km/s et elle augmentait. Elle serait donc à portée de missiles dans trois heures, soit bien avant qu'il puisse tirer sur Grayson. Il disposait encore d'une forte capacité d'accélération, toutefois insuffisante : elle n'avait qu'à resserrer sa course pour demeurer à l'intérieur de sa trajectoire. Il ne pouvait pas s'approcher assez pour attaquer la planète sans entrer à la portée d'Harrington, or le Tonnerre représentait le dernier espoir des Fidèles. — Virez de quatre-vingts degrés à tribord et faites passer notre accélération à quatre cent quatre-vingts gravités ! — À vos ordres, monsieur, répondit le timonier. Virons de quatre-vingts degrés à tribord. Accélération augmentée à quatre cent quatre-vingts gravités. » Ash regarda son commandant d'un air surpris et le Glaive se retint de lui montrer les dents. Au lieu de cela, il se retourna et glissa son corps douloureux dans le fauteuil de commandement. Ses écrans se déployèrent doucement et il se mit à scruter le simulateur tactique en attendant la réaction d'Harrington. « Je n'y crois pas ! Le pauvre c... » Andreas Venizelos se reprit. « Je veux dire, il s'en va, madame. — Non. Pas encore en tout cas. » Honor glissa les doigts sous son menton triangulaire. « C'est une réaction instinctive, Andy. Nous l'avons surpris et il ne veut pas s'approcher avant d'avoir eu le temps de réfléchir. — Le Saladin accélère, madame, de quatre virgule sept km/s2 », annonça Cardones. Honor hocha la tête. Cela ne durerait sans doute pas mais pour l'instant le Saladin se dirigeait dans la bonne direction. « Steve, mettez-nous sur une trajectoire de poursuite. Je veux que son accélération relative reste à deux cent cinquante g à peu près. — À vos ordres, madame », répondit DuMorne. Honor se cala dans son fauteuil et regarda le point lumineux représentant le croiseur de combat suivre son nouveau vecteur. Simonds se surprit à s'essuyer les mains sur les genoux et il s'arrêta aussitôt. Le Tonnerre maintenait son nouveau cap et son accélération depuis plus de soixante-dix minutes, or la servante de la putain suivait dans son sillage sans essayer de le rattraper. Elle laissait le Tonnerre prendre de la vitesse par rapport à elle alors que ses navires, plus petits, jouissaient d'une accélération maximum plus importante. Cela ne présageait rien de bon. La distance qui les séparait dépassait maintenant les vingt-quatre minutes-lumière et demie, pourtant Harrington savait exactement où les Masadiens se trouvaient. Le Tonnerre ne voyait l'Intrépide que grâce aux drones qu'Ash avait déployés à l'arrière mais il ne détectait aucun drone manticorien. À moins que les capteurs d'Harrington ne soient encore plus performants que ne le croyait Yu, elle n'aurait pas dû les voir, et pourtant elle s'était adaptée à tous les changements de cap qu'il avait ordonnés ! La supériorité technique que cela impliquait l'effrayait et le rendait fou. Pire : il ne pouvait pas la semer pour revenir discrètement selon un autre vecteur... et elle l'avait déjà repoussé loin de la ceinture d'astéroïdes et de l'orbite de Grayson. Pas étonnant qu'elle se contente de le laisser courir ! Il avait perdu un temps précieux à essayer d'échapper à quelqu'un qui voyait tous ses mouvements, et le temps qu'il ralentisse pour revenir à portée de missile – en admettant qu'elle le laisse faire –plus de six heures se seraient écoulées depuis l'apparition des Manticoriens sur ses écrans. Il grommela dans sa barbe et se tritura les joues. Après ce que les vaisseaux manticoriens avaient infligé aux Fidèles, il redoutait de croiser le fer avec Harrington. Et puis Yu et Manning avaient veillé à préserver leur importance en s'assurant que leurs officiers subalternes masadiens n'aient pas leur compétence. Ash et ses hommes étaient pleins de bonne volonté mais ils ne pouvaient tout simplement pas tirer le meilleur de leurs systèmes. Il sentait déjà leur tension monter tandis qu'ils comprenaient eux aussi que l'ennemi parvenait à les observer à pareille distance. Mais ça ne changeait pas le fait que les navires ennemis jaugeaient à peine la moitié du Tonnerre à eux deux. Si celui-ci devait les affronter, il en était capable. Toutefois, il devait aussi mener à bien sa mission contre Grayson... « Calculez une nouvelle trajectoire, fit-il sèchement. Je veux atteindre l'extrême limite de la portée effective de nos missiles et ensuite maintenir la distance constante. » « Changement de cap ! annonça Cardones. Il revient vers nous à accélération maximum, madame. » Honor hocha la tête. Elle savait qu'il y viendrait; en fait, elle s'attendait à ce que ce mouvement intervienne beaucoup plus tôt et elle s'étonna de nouveau car leurs croiseurs étaient conçus pour s'approcher de leur cible et la détruire, non pour ces hésitations timides à grande distance. Mais maintenant il s'approchait pour de bon. « Astro, emmenez-nous à sa rencontre, dit-elle calmement, mais voyons si nous ne pouvons pas le pousser à un duel de missiles. Maintenez notre accélération d'approche à... (elle réfléchit un instant) disons six km/s2. — À vos ordres, madame. » Honor acquiesça puis elle appuya sur un bouton de l'accoudoir. — Cabine du commandant, ici l'intendant MacGuiness. — Mac, vous pourriez me trouver quelques sandwichs et une tasse de cacao ? — Bien sûr, madame. — Merci. » Elle coupa la communication et regarda Venizelos. La tradition, dans la Flotte manticorienne, voulait que les équipages partent au combat l'estomac plein et aussi reposés que possible, or ses hommes se trouvaient à leur poste de combat depuis presque cinq heures. « Andy, redescendez en alerte deux et dites aux cuisiniers que je veux un repas chaud pour tout le monde. » Elle le gratifia d'un de ses sourires en coin. « Vu la façon dont ce manchot manœuvre, on devrait avoir largement le temps ! À l'autre bout de la passerelle, l'enseigne Carolyn Wolcott sourit à sa console en entendant la confiance qui émanait de sa voix. Le fauteuil de commandement semblait bizarrement plus grand à Simonds que lorsque Yu y était assis et ses yeux fatigués le brûlaient tandis qu'il surveillait son simulateur. Harrington avait choisi de laisser le Tonnerre approcher mais elle maintenait sa position entre lui et Grayson. Et lorsqu'il avait inversé son accélération pour ralentir sa vitesse d'approche, elle l'avait imité, comme si elle espérait un duel de missiles. Simonds s'en inquiétait car le Tonnerre, en tant que croiseur de combat, disposait de missiles plus gros et plus lourds, dotés d'assistants de pénétration plus performants et de charges explosives plus puissantes. Les Fidèles avaient déjà eu l'amère confirmation de la supériorité de la technologie manticorienne sur celle de Havre, mais Harrington croyait-elle sa marge de supériorité telle qu'elle équilibrait les chances ? Et, plus effrayant encore, avait-elle raison ? Il se cala délibérément dans son fauteuil, sentant la fatigue dans tous ses os. Et il maintint sa trajectoire. Ils entreraient à portée de missile dans douze minutes. « Bon, Andy, remettez-nous en alerte générale », fit Honor. Le mugissement de l'alarme rappela l'équipage aux postes de combat tandis qu'elle enfilait les gants de sa combinaison antivide et en posait le casque à côté de son fauteuil. Elle aurait sans doute dû le coiffer – bien que la passerelle blindée de l'Intrépide se situe au cœur du vaisseau, elle n'était pas à l'abri d'une dépressurisation explosive – mais elle avait toujours considéré que les capitaines qui mettaient leur casque trop tôt rendaient leur équipage nerveux. Au moins, elle avait pu faire trois quarts d'heure de sieste dans la salle de briefing et les voix tranquilles autour d'elles lui paraissaient fraîches et alertes. « D'après vous, qu'est-ce qu'il va faire, madame ? La question venait de son côté aveugle, alors elle tourna la tête. « Difficile à dire, Mark. Il aurait dû foncer sur nous à l'instant où il nous a détectés. Il n'arrivera pas à nous passer discrètement – la façon dont nous l'avons intercepté devrait le lui avoir prouvé. jusqu'à maintenant il n'a réussi qu'à perdre six heures à essayer de nous semer. — Je sais bien, madame. Mais maintenant il approche. — Oui, mais il n'a pas l'air très convaincu. Regardez comme il décélère. Il va se retrouver immobile par rapport à nous à six millions sept cent cinquante mille kilomètres, soit la portée maximum de propulsion d'un missile. Ce n'est pas la marque d'un capitaine très agressif. » Elle secoua la tête. « Il teste encore le terrain, je ne comprends pas. — Il ne pourrait pas avoir peur de notre maîtrise technologique ? » Honor prit un air désabusé et se fendit d'un demi-sourire ironique. « Si seulement ! Mais non, Theisman était un fin tacticien donc l'homme que Havre a choisi pour commander le Saladin devrait être encore meilleur. » Elle lut de l'étonnement dans les yeux de Brentworth et eut un geste apaisant. « Nos systèmes d'alerte avancée et nos assistants de pénétration sont bien meilleurs que les leurs, mais nous sommes face à un croiseur de combat. Ses barrières latérales sont deux fois plus épaisses que celles de l'Intrépide, sans parler du Troubadour, et ses armes à énergie plus puissantes. De près nous pourrions lui faire mal, mais pas autant que lui. Et même dans un duel aux missiles, la seule solidité de ses défenses passives devrait lui donner confiance. C'est... » Elle s'arrêta, à la recherche d'une comparaison adaptée. « En fait, dans un affrontement à coups de missiles, notre épée est plus aiguisée mais son armure bien plus épaisse. Et s'il s'approche, il brandira sa hache de guerre contre notre épée. Il devrait charger pour pénétrer à l'intérieur de notre enveloppe de tir plutôt que de rester au loin, où nous avons plus de chances de donner le meilleur de nous-mêmes. » Brentworth approuva de la tête et Honor haussa les épaules. «Je ne devrais sans doute pas me plaindre, mais j'aimerais bien savoir quel est son problème. » « Nous sommes à portée de missile ! » annonça Ash. Simonds se redressa dans son fauteuil. « Attaquez comme prévu »„ répondit-il sur un ton monocorde. « Missiles largués ! Ils approchent à quatre cent dix-sept km/s'. Impact dans cent soixante-dix secondes à partir de... maintenant ! — Plan Alpha, feu, fit calmement Honor. Timonier, initiez la manœuvre Fox-trot deux. -- À vos ordres, madame. Plan Alpha, feu », répondit Cardones. Le chef Killian accusa réception des ordres juste après lui. Le Troubadour roula, se retournant par rapport à l'Intrépide pour présenter son travers bâbord intact au Saladin. Les deux navires commencèrent à décrire des lacets autour de leur trajectoire de base tandis que leurs missiles s'élançaient et que les appâts et les leurres électroniques déployés sur les flancs de l'Intrépide s'éveillaient. « L'ennemi répond à nos tirs. » La voix du lieutenant Ash était tendue. « Temps de vol cent soixante-dix-neuf secondes. La détection annonce seize projectiles en approche, monsieur. » Simonds acquiesça d'un signe de tête : non seulement le Tonnerre disposait d'un armement plus lourd mais il comptait aussi deux lanceurs de plus que l'ennemi. Pourvu que cela suffise. « Ils brouillent les systèmes télémétriques primaires, annonça Ash, qui surveillait les rapports techniques de ses missiles. Les têtes chercheuses passent en mode de poursuite secondaire. » Rafael Cardones tira sa deuxième bordée trente secondes après la première et les lanceurs du Troubadour, asservis à son système de contrôle de tir plus performant, firent de même. Une troisième bordée s'ensuivit, puis une quatrième, et il fit un signe à Wolcott comme le Saladin lançait sa quatrième salve. « Antimissiles maintenant », dit-il à son assistante. Le Glaive Simonds regardait son simulateur et il enragea lorsque sa première salve décrocha et s'éloigna des cibles. Les autres missiles continuèrent à charger : ils se précipitaient déjà à plus de cinquante mille km/s et accéléraient encore, mais les Manticoriens crachèrent des antimissiles qui s'élancèrent à leur rencontre à plus de neuf cents km/s2. Le front d'Honor se plissa tandis que l'enseigne Wolcott abattait un à un les premiers projectiles du Saladin. Le croiseur de combat divisait son feu entre le Troubadour et l'Intrépide : c'était la décision la plus stupide que le capitaine avait prise. Il aurait dû concentrer son tir au lieu de le disperser ! Ses adversaires étaient moins lourds, beaucoup plus fragiles, et en les visant tous les deux il se privait d'une occasion de les submerger individuellement. Simonds jura en silence quand le dernier missile de son premier lancer disparut loin de sa cible. Le lieutenant Ash mettait à jour les brouilleurs de la deuxième salve mais la salope en avait déjà détruit six... et le Tonnerre n'avait arrêté que neuf de ses premiers projectiles. Il s'agrippa frénétiquement aux accoudoirs du fauteuil de commandement lorsque les missiles manticoriens rescapés approchèrent. Deux d'entre eux furent détruits, puis un troisième, niais rien n'arrêta les trois autres et le Tonnerre divin frémit lorsque des rayons laser déchirèrent sa barrière latérale. Des alarmes d'avarie se mirent à hurler et une lumière rouge s'alluma sur le schéma de contrôle des dégâts. « Nous avons pris un coup, déclara Workman. Le faisceau tracteur sept est mort. Les compartiments huit-neuf-deux et neuf-trois sont ouverts sur l'espace. Aucune perte humaine. » « Je crois qu'on a... Oui ! Il perd de l'air, madame ! — Excellent, canonnier. Refaites-nous la même chose. — À vos ordres, commandant ! » Rafael Cardones eut un sourire cruel et sa sixième salve quitta les lanceurs de l'Intrépide. L'enseigne Wolcott à ses côtés présentait un visage sans expression. Ses doigts couraient sur la console à mesure que ses capteurs décelaient des changements dans les CME des missiles en approche et qu'elle ajustait ses données pour compenser. La deuxième salve du Tonnerre divin eut aussi peu de réussite que la première et Simonds se tourna brutalement vers sa section tactique, le regard noir, mais il ravala la remarque mordante qu'il s'apprêtait à faire. Ash et ses assistants étaient penchés sur leurs consoles mais le système leur fournissait trop d'informations à la fois. Blêmes et impuissants, ils tentaient d'anticiper les solutions que les ordinateurs suggéreraient après avoir analysé la situation, puis réagissaient par à-coups paniqués. Il avait besoin de Yu et de Manning, et ils n'étaient pas là. Ash et ses hommes n'avaient tout simplement pas la compétence. Le Tonnerre divin gémit comme deux nouveaux rayons déchiraient sa barrière latérale et crevaient sa coque. « Ma parole, il se bat comme un manche », murmura Venizelos. Honor hocha la tête. Les réactions du Saladin paraissaient lentes et maladroites, presque mécaniques, et elle se prenait à espérer. S'il continuait comme ça, ils pourraient peut-être bien... L'enseigne Wolcott manqua un missile en approche. L'ogive lourde explosa à quinze mille kilomètres de l'Intrépide, par tribord avant. Une demi-douzaine de faisceaux d'énergie s'abattirent violemment sur sa barrière latérale. Deux d'entre eux la franchirent et le croiseur eut un sursaut de douleur tandis qu'un pan de blindage se désagrégeait. « Deux coups à l'avant ! Lasers trois et cinq détruits. Radar cinq idem. Lourdes pertes humaines au niveau du laser trois ! Les lèvres d'Honor se pincèrent et son œil valide s'étrécit. — Nous l'avons touché, monsieur ! Au moins une fois, et... » Un bruit de tonnerre coupa la parole au lieutenant Ash. La passerelle trembla, les lumières faiblirent et les alarmes d'avarie se mirent à hurler. « Missile deux-un et Braser un détruits ! Dégâts importants dans le hangar d'appontement et le dortoir sept-cinq ! » Simonds blêmit. L'ennemi les avait touchés six fois — six ! — et eux n'avaient fait mouche qu'une fois en retour. Le Tonnerre avait beau être puissant, il ne pourrait soutenir ce rythme bien longtemps et... Le croiseur de combat rua une nouvelle fois, de nouveaux témoins lumineux devinrent écarlates et le Glaive prit une décision. « Virez de quatre-vingt-dix degrés à tribord ! Accélération maximum ! » « Il abandonne le combat, commandant ! » triompha Cardones. Honor, incrédule, regarda le Saladin virer de quatre-vingt-dix degrés. Il se trouvait juste assez loin pour qu'il soit inutile de tirer vers l'espace béant que ses bandes gravitiques laissaient sans protection à l'arrière mais elle était ébahie : le capitaine ennemi avait bien failli lui donner une opportunité fatale. Et maintenant il partait en accélération maximum ! Ça semblait ridicule, mais Rafe avait raison : il abandonnait le combat ! « Devons-nous le poursuivre, madame ? » Le ton de Cardones ne laissait aucun doute quant à sa préférence personnelle et Honor ne pouvait pas le lui reprocher : ses lanceurs de missiles étaient intacts et il avait fait mouche au moins six fois contre une pour l'ennemi. Mais Honor refusait de se laisser emporter par son enthousiasme à quitter son rôle de chien de garde. « Non, canonnier. Laissez-le partir. » Cardones parut un instant vouloir protester, puis il acquiesça. Il se cala dans son siège, ouvrit ses listes d'approvisionnement et entreprit de les équilibrer. L'enseigne Wolcott regarda le commandant par-dessus son épaule. « Je suis désolée d'avoir raté celui-là, madame, fit-elle d'un air malheureux. Il a changé de direction au dernier moment et... — Carolyn, vous vous êtes très bien débrouillée. Vraiment », lui répondit Honor. Cardones leva les yeux et confirma d'un signe de tête vigoureux. L'enseigne les regarda l'un après l'autre pendant un moment puis elle sourit brièvement et se tourna de nouveau vers sa console. Honor fit signe à Venizelos, qui déboucla son harnais antichoc et se dirigea vers elle. — Oui, commandant? — Vous aviez raison de dire qu'il se battait comme un manche. C'était pitoyable. — En effet, commandant. » Venizelos se gratta le menton. On aurait dit une simulation... comme si nous n'étions confrontés qu'à ses ordinateurs. — Je pense que c'était le cas », fit tout bas Honor, sur quoi le second ouvrit de grands yeux. Elle déboucla son harnais et se dirigea vers la section tactique, Venizelos sur ses talons. Elle tapa une instruction sur le panneau de contrôle de Cardones et ils visionnèrent à nouveau le court affrontement sur l'écran tactique principal. Le combat n'avait pas duré plus de dix minutes et Honor secoua la tête lorsque l'enregistrement s'arrêta. — Je ne crois pas qu'un équipage havrien contrôle ce vaisseau. — Quoi ? » Venizelos rougit d'avoir répondu si fort et il jeta un bref coup d'œil à ses collègues présents sur le pont avant de se retourner vers elle. « Pacha, vous ne croyez quand même pas que la République populaire aurait confié un bâtiment pareil à des allumés comme les Masadiens ? — Ça semble stupide, admit Honor en se pinçant légèrement le bout du nez tandis qu'elle réfléchissait à ce qu'elle avait vu. Surtout quand on sait qu'ils ont laissé un de leurs hommes à la tête du Breslau. Pourtant aucun commandant havrien n'aurait manœuvré comme celui-ci. Il nous a donné tous les avantages dont nous pouvions rêver, Andy. Ajoutez-y son arrivée maladroite et timide, et... » Elle haussa les épaules et Venizelos acquiesça lentement. — Les Havriens doivent savoir qu'ils se sont engagés en terrain miné, madame, dit-il au bout d'un moment. Ils sont peut-être partis, tout simplement, en laissant Masada faire à son idée. — Je ne sais pas. » Honor se retourna pour regagner son fauteuil. « Dans ce cas, pourquoi n'ont-ils pas emmené le Saladin avec eux ? À moins que... » Son œil s'étrécit. « À moins que, pour une raison quelconque, ils n'aient pas pu », murmura-t-elle. Puis elle secoua la tête. « De toute façon, ça ne change rien à notre mission, fit-elle d'un ton plus dur. — Non, mais ça va peut-être rudement la simplifier, pacha. — Peut-être, mais je n'y compterais pas trop. Si l'équipage du Saladin est exclusivement masadien, Dieu seul sait ce qu'ils vont faire. Une chose est sûre, il y a plus de chances qu'ils utilisent l'arme nucléaire contre Grayson si on leur en donne l'occasion. Et, inexpérimentés ou pas, ils ont un croiseur de combat moderne entre les mains. C'est un sacré navire, Andy, et ils ont fait tellement d'erreurs cette fois-ci qu'ils en ont forcément tiré des leçons. » Elle se laissa aller dans son fauteuil et son œil valide croisa le regard du second. Si jamais ils reviennent, ils se montreront plus malins », conclut-elle. CHAPITRE TRENTE-TROIS Le Tonnerre divin décrivit une immense boucle vers l'extérieur afin de revenir derrière ses adversaires, pendant que les équipes de contrôle d'avarie se démenaient. Il leur fallut du temps pour finir leurs observations, mais Matthieu Simonds, las et émerveillé, écouta tous leurs rapports à mesure qu'ils parvenaient sur la passerelle. Ça semblait impossible. Ces coups auraient détruit n'importe quel bâtiment masadien; pourtant, malgré toutes les blessures béantes qui s'ouvraient sur les flancs du Tonnerre, il n'avait perdu qu'un lanceur de missiles et un unique graser. Simonds ruminait sa haine tandis que l'ennemi exécutait sa propre boucle à l'intérieur de sa trajectoire, reproduisant chacun de ses mouvements. Toutefois, malgré sa haine, il commençait à comprendre pourquoi Yu se montrait si certain de pouvoir détruire l'Intrépide, car le Tonnerre était plus solide que dans ses rêves les plus fous. Son cerveau fatigué prit doucement conscience de son pouvoir, de son énorme capacité de destruction... et il comprit en même temps, amer, combien il avait mal tiré profit de ce pouvoir. Il vérifia de nouveau le simulateur. Deux heures s'étaient écoulées depuis qu'il avait abandonné le combat et la distance entre le Tonnerre et l'Intrépide était remontée à seize minutes-lumière et demie. Workman lui avait assuré que le lanceur vingt et un serait de nouveau opérationnel sous trente minutes, mais le temps passait et il ne comprenait que trop bien qu'il avait laissé Harrington dicter les conditions de l'affrontement. Il disposait d'au moins deux jours avant que des renforts arrivent de Manticore mais elle s'interposait obstinément entre Grayson et lui et il l'avait laissée gâcher des heures précieuses qu'il aurait dû consacrer à l'œuvre de Dieu. Fini, tout ça. Il se leva et se dirigea vers les panneaux de contrôle tactique. Ash, en discussion avec ses assistants, leva les yeux. « Alors, lieutenant ? — Monsieur, nous avons terminé notre analyse. Désolé que ça nous ait pris si longtemps mais... — Laissez tomber, lieutenant », fit-il sur un ton plus brusque qu'il ne l'aurait voulu et qu'il essaya d'adoucir d'un sourire. Ash et ses hommes étaient presque aussi fatigués que lui-même, il le savait, et ils avaient dû faire leurs analyses avec les manuels de référence sur les genoux. C'était une des raisons qui l'avaient poussé à perdre du temps en manœuvres. Il n'arriverait sans doute pas à dépasser Harrington mais il n'avait pas l'intention de reprendre le combat avant qu'Ash ait fini de digérer ce qu'il avait appris durant le premier affrontement. « Je comprends vos difficultés, fit Simonds plus aimablement. Dites-moi simplement ce que vous avez appris. — Bien, monsieur. » Ash prit une profonde inspiration et consulta son bloc mémo électronique. « Malgré leur plus petite taille, leurs missiles bénéficient d'assistants de pénétration plus performants, surtout au niveau des CME. Nous avons programmé notre contrôle de tir pour compenser toutes les techniques d'alerte avancée que nous sommes parvenus à identifier. Je suis sûr qu'ils ont encore en réserve des trucs que nous n'avons pas vus mais nous avons éliminé la plupart de ceux qu'ils ont déjà utilisés. — Sur le plan défensif, les leurres et les brouilleurs dont ils sont équipés sont très bons, mais leurs antimissiles et les lasers des défenses actives ne sont que légèrement supérieurs aux nôtres. De plus, nous avons capté les signaux émis par les leurres et mis à jour les fichiers d'exclusion de nos missiles. Je pense que nous arriverons beaucoup mieux à les déjouer dans le prochain affrontement. — Très bien, lieutenant. Mais qu'en est-il de nos propres défenses ? — Glaive, nous n'avons tout bonnement pas assez l'habitude de nos systèmes pour les faire opérer en feu commandé. je suis désolé, monsieur, c'est la vérité. » Les assistants d'Ash baissèrent les yeux vers leurs mains ou leurs panneaux de contrôle mais Simonds se contenta de hocher la tête, lentement, et le lieutenant continua. — Comme je vous l'ai dit, nous avons mis à jour les fichiers pour les divers types de menace et nous avons retravaillé les logiciels pour extrapoler à partir de notre analyse des tirs précédents. De plus, j'ai installé des programmes de brouillage et de diversion qui se lanceront sur ordre de l'ordinateur. L'ensemble ne sera pas aussi flexible qu'une équipe tactique expérimentée mais nous devrions gagner en efficacité en supprimant l'élément humain de la chaîne de décision. » Le lieutenant n'aimait pas avoir à faire un tel aveu mais il soutint le regard de Simonds sans ciller. « Je vois. » Le Glaive se redressa et massa son dos douloureux, puis il regarda par-dessus son épaule. « Astrogation, la nouvelle trajectoire est prête ? — Oui, monsieur. — Alors ramenez-nous sur Harrington. » Simonds gratifia Ash de son sourire le plus paternel. « Vous allez avoir une occasion de nous montrer les fruits de votre labeur, lieutenant. » — Ils reviennent, pacha. » Honor posa sa tasse dans l'emplacement réservé à cet effet sur son accoudoir et haussa un sourcil à l'adresse de Cardones avant de baisser les yeux vers son simulateur. Le Saladin, après avoir porté la distance qui les séparait à presque trois cents millions de kilomètres, décélérait maintenant vers l'Intrépide à quatre virgule six km/s'. « À votre avis, commandant, qu'est-ce qu'il a en tête cette fois ? — J'imagine qu'il a passé ces deux dernières heures à réfléchir à ce que nous lui avons infligé, Andy. S'il revient, c'est sans doute qu'il croit avoir compris ses erreurs de tout à l'heure. — Alors vous croyez qu'il va essayer de s'approcher à portée d'armes à énergie ? — À sa place je le ferais, mais rappelez-vous ce qu'on dit du meilleur escrimeur. » Venizelos prit un air perplexe et elle eut un sourire forcé. « Le meilleur escrimeur du monde ne craint pas son dauphin, il craint le pire escrimeur parce qu'il ne peut pas deviner ce que ce crétin va faire. Le second acquiesça et Honor se tourna vers son lien com. avec le Troubadour. Elle ouvrit la bouche mais McKeon sourit et secoua la tête. — J'ai entendu ce que vous disiez à Andy, madame, et j'aimerais que vous vous trompiez. Dommage que ce ne soit pas le cas. — Même s'il est mauvais, il a sans doute beaucoup appris lors du premier affrontement, Alistair. Dans ce cas, il va concentrer son tir en s'approchant. — Oui, madame. » McKeon n'en dit pas plus mais ils connaissaient tous les deux la cible logique du Saladin. Le Troubadour supporterait beaucoup moins bien les avaries que l'Intrépide et sa destruction priverait Honor d'un quart de ses lanceurs. — Restez tout près. Quoi qu'il ait l'intention de faire, ça commencera par un échange de missiles et je veux que vous vous trouviez à l'intérieur du périmètre des défenses actives de l'Intrépide. — À vos ordres, pacha. — Rafe, fit-elle en se retournant vers Cardones, appelez le lieutenant Harris pour vous relever, que Carolyn et vous puissiez prendre du repos, Vous aussi, chef Killian, ajouta-t-elle en jetant un coup d'œil au timonier. Il nous reste quatre ou cinq heures avant d'entrer à portée de missiles et je veux vous voir tous les trois frais comme des gardons à ce moment-là. » Le Glaive Simonds se cala fermement contre le dossier confortable du fauteuil de commandement. D'un côté il aurait voulu avancer franchement, se colleter de près avec ses ennemis et les détruire une fois pour toutes; pourtant il n'osait pas. Harrington avait trop malmené le Tonnerre lors du premier affrontement. Mieux valait se montrer prudent le temps de s'assurer que les ajustements auxquels Ash avait procédé dans leurs défenses suffisaient. II avait donc ordonné un demi-tour afin de réduire leur vitesse d'approche et ainsi se maintenir une nouvelle fois juste à portée de missiles plutôt que de s'approcher trop vite. Harrington s'était assez éloignée pour augmenter son temps d'approche et il grinça des dents comme l'attente, longue et exquise, mettait ses nerfs à l'épreuve. Voilà quatorze heures maintenant qu'elle jouait à ses petits jeux avec lui et il n'avait pas quitté la passerelle du Tonnerre depuis quarante-cinq heures, entrecoupées seulement de quelques brèves siestes agitées. Il avait l'estomac plein d'acide et de café, et il voulait en finir. « Pas possible ! Il veut encore se battre au missile ! » Rafael Cardones venait de prendre son quart, relevant le lieutenant Harris, et malgré son état de nerfs (ou peut-être à cause de lui) Honor ressentit une envie presque irrésistible de rire au dégoût qui perçait dans la voix de l'officier tactique. « Estimez-vous heureux, canonnier, dit-elle au lieu de rire. S'il préfère rester hors de portée d'armes à énergie, ça me va. — Je sais bien, pacha. C'est juste que... » Cardones laissa sa phrase en suspens et se pencha sur sa console pour prendre connaissance des derniers événements. Honor secoua affectueusement la tête en regardant son dos. « Il entrera à notre portée dans dix minutes, annonça-t-il après quelques instants. Sa vitesse d'approche sera tombée à quatre cents km/s. — Tenez vos missiles prêts, lieutenant », fit Honor d'un ton formel. La distance qui les séparait tomba à six virgule huit millions de kilomètres et le Tonnerre divin se mit à cracher ses missiles vers l'ennemi, ordinateurs gavés de toutes les améliorations tactiques auxquelles Ash avait pensé. Cette fois, il choisit le tir rapide dès la première salve : une deuxième suivit quinze secondes plus tard, puis une troisième et une quatrième. Deux cent seize missiles furent lancés avant que les premiers atteignent les navires manticoriens, dont les projectiles se précipitaient à leur rencontre. « Ils concentrent leur feu sur le Troubadour », fit Cardones, tendu. Honor se tenait à ses accoudoirs. « Alistair, lancez Yankee-trois. — À vos ordres, madame. Yankee-trois, exécution. » La voix de McKeon était monocorde et métallique. « Chef, mettez-nous en Yankee-deux », poursuivit Honor. L'Intrépide ralentit et roula de côté. Le Troubadour se glissa derrière lui pour tenter de dissimuler sa signature d'impulsion derrière le vaisseau plus puissant tout en évitant de bloquer son propre feu. Il s'agissait d'une manœuvre de sang-froid, conçue pour placer les barrières latérales du croiseur entre l'ennemi et lui. Toutefois le Saladin disposait de scans détaillés des deux navires et ses missiles ne se laisseraient sans doute pas berner. De plus, leur propulsion leur laissait encore une importante marge de manœuvre. » Défense antimissile Delta. — À vos ordres, madame. Plan Delta initié. » Wolcott répondit cette fois d'une voix calme, sereine, et Honor se sentit un instant fière de la jeune femme. Mais elle l'oublia vite en se reportant à son visuel, sur lequel s'affichait la densité du feu masadien. Le Saladin transportait beaucoup plus de munitions et en usait sans vergogne. Honor aurait aimé lui rendre la monnaie de sa pièce car l'Intrépide était équipé du nouveau lanceur Mod 7b, qui permettait des cycles de tir espacés de seulement onze secondes. Elle aurait pu effectuer un tir vingt pour cent plus dense que celui du Saladin — tant que duraient ses munitions —, mais à cette distance, inutile de gâcher ainsi ses projectiles. Le Glaive Simonds découvrit les dents en un sourire canin en regardant les efforts d'Ash porter leurs fruits. Les leurres d'Harrington étaient moitié moins efficaces cette fois, et, déchargés de la coordination des défenses du Tonnerre, Ash et son équipe réagissaient aussi bien plus rapidement à ses autres mesures défensives. Ses missiles s'acharnaient sur les vaisseaux manticoriens, et même à cette distance il sentait la pression qu'ils exerçaient sur les défenses d'Harrington. Sept projectiles de la première salve dépassèrent ses antimissiles, et si les lasers de l'Intrépide les arrêtèrent tous avant la zone dangereuse, la rapidité du tir d'Ash laissait aux Manticoriens des délais d'engagement beaucoup plus réduits pour chaque bordée. Il s'arracha de la contemplation du visuel pour vérifier ses défenses et son moral monta encore d'un cran. Les programmes de CME préenregistrés fonctionnaient au-delà de ses espérances. Dix des missiles en approche décrochèrent et s'éloignèrent, à la recherche des leurres du Tonnerre; les antimissiles et les lasers se chargèrent aisément des six autres. Cinq minutes passèrent, puis six, huit, dix. D'une façon ou d'une autre, Carolyn Wolcott arrêtait chaque missile envoyé par le Saladin, mais celui-ci s'adaptait beaucoup plus rapidement aux CME défensives de l'Intrépide. Son feu se faisait plus précis et plus lourd, et cette fois il ne flanchait pas. Cardones frappa une fois le croiseur de combat, puis une deuxième et une troisième, pourtant il continuait à tirer, pilonnant les Manticoriens en ignorant ses propres blessures. Matthieu Simonds jura tout bas comme un nouveau missile frappait son navire, puis ses yeux injectés de sang se mirent à briller : un cri de triomphe montait de son équipe tactique. Le HMS Troubadour vomit des débris et de l'air lorsque le laser à rayons X lacéra profondément sa coque. Le blindage se déforma puis se déchira, un lanceur de missiles et son personnel humain disparurent en un clin d'œil et des alarmes de dépressurisation se mirent à hurler. Le contre-torpilleur continua d'avancer, traînant des débris et de l'air dans son sillage, et ses lanceurs restants crachèrent leurs projectiles vers l'ennemi massif. Honor grimaça lorsque le laser déchira le Troubadour. Le Saladin avait davantage appris de leur premier affrontement qu'elle ne l'avait espéré. Ses CME étaient bien plus efficaces, ses équipements de défense active plus lourds et plus nombreux abattaient les missiles en approche avec une efficacité consternante, et chaque coup qu'il portait causait des dégâts beaucoup plus importants que les projectiles manticoriens qui parvenaient jusqu'à lui. Elle aurait dû laisser Rafe agir à sa guise plus tôt. Elle aurait dû poursuivre le Saladin avant que son équipage inexpérimenté n'ait le temps de s'habituer aux armes, mais elle n'arrivait pas à se convaincre, à ce moment-là, que ses soupçons étaient justifiés. Et puis, se dit-elle sans pitié, elle avait laissé son désir de rester en vie supplanter celui de s'interposer entre le Saladin et Grayson. Elle se mordit la lèvre alors qu'un autre missile masadien était détruit à une seconde du Troubadour. Elle avait gâché sa plus belle occasion d'anéantir le Saladin tant qu'il était encore maladroit et maintenant ses hommes allaient mourir en nombre à cause de sa bêtise. « Regardez ! Regardez ! » cria une voix du fond de la passerelle du Tonnerre. Le Glaive Simonds se retourna vivement dans son fauteuil pour lancer un regard assassin au responsable de cette atteinte à la discipline, mais le cœur n'y était pas. Lui aussi avait vu deux autres missiles passer au travers des défenses frénétiques de la putain. « Frappes directes sur missile neuf et laser six, commandant ! annonça le lieutenant Cummings. Aucun survivant dans les affûts, et nous avons de lourdes pertes à la détection et au CO. » Alistair McKeon secoua la tête comme un boxeur K.-0. Des particules de poussière flottaient dans l'air et la puanteur dégagée par la combustion des matériaux isolants et des cadavres était parvenue jusqu'à la passerelle avant que la section de ventilation du CO ne soit fermée. Il entendit quelqu'un vomir. « Bêta quinze est mort, pacha! » lança Cummings. McKeon ferma les yeux de douleur. Un silence, puis la voix de l'ingénieur devint monocorde. « Commandant, je suis en train de perdre la barrière latérale bâbord en arrière de la membrure quarante-deux. — Timonier, faites-nous rouler ! » aboya McKeon, et le Troubadour tourna brutalement, éloignant sa barrière latérale mutilée du Saladin. « Attaquez avec les lanceurs tribord ! » Le Tonnerre divin gémit sous l'effet d'un nouveau missile, mais un sentiment de pouvoir et d'invincibilité emplissait Matthieu Simonds. Son navire avait perdu deux lasers, un radar, deux faisceaux tracteurs supplémentaires et un autre lanceur, pas davantage, et ses capteurs lui montraient le blindage éventré et les débris que le contre-torpilleur traînait dans son sillage. Une nouvelle bordée partit pendant qu'il observait. L'exultation de son équipage flamba autour de lui et il sentit son poing s'abattre sur l'accoudoir pour presser les missiles d'avancer. La sueur perlait du visage de Rafael Cardones sur son panneau de contrôle. Les motifs de combat électronique du Saladin s'altéraient à une vitesse incroyable comparée à leur lenteur arthritique lors du premier affrontement. Quant à ses défenses actives, elles semblaient voir à travers les CNTE de ses missiles. Il sentait l'anxiété de Wolcott à côté de lui tandis que toujours plus de projectiles passaient à travers ses défenses sur-sollicitées pour mutiler le Troubadour, mais il n'avait pas de temps à lui consacrer. Il devait absolument trouver une faille dans l'armure du Saladin. « Bon D...! » La voix du lieutenant Cummings mourut avec une étrange soudaineté. Une fraction de seconde plus tard, fusion un passa en arrêt d'urgence et le contre-torpilleur hésita, le temps que fusion deux prenne entièrement le relais. Plus aucun rapport ne parvenait au pont depuis le centre de contrôle d'avarie : il n'y avait plus personne pour en faire. « Passez en tir rapide sur tous les lanceurs ! Le regard d'Honor était fixé sur le lien com. avec le Troubadour et la moitié vivante de son visage se décomposait à mesure que les rapports d'avarie inondaient la passerelle d'Alistair McKeon. Munitions ou pas, elle devait absolument détourner le feu du Saladin vers l'Intrépide avant que pour le Troubadour il ne soit trop... Le lien com. se rompit soudain et elle se tourna horrifiée vers le visuel tandis que le Troubadour se brisait comme un bout de bois et que le tiers arrière de sa coque explosait comme un soleil. La passerelle du Tonnerre croulait sous les hourras et Matthieu Simonds lui-même frappait sur ses accoudoirs et hurlait son triomphe. Il se tourna vers son visuel et l'image du dernier vaisseau impie qui s'interposait encore entre lui et les apostats, le visage enlaidi par l'envie de détruire et de tuer. Mais à travers sa soif de sang il remarqua la soudaine accélération du tir de l'Intrépide. Le Tonnerre tituba, alarmes hurlantes, comme une nouvelle tête laser passait ses défenses, et cette fois Simonds grogna de fureur car la frappe venait de lui coûter deux lanceurs. — Ash, tuez-moi cette salope ! Maintenant c'était le tour de l'Intrépide. Des alarmes d'avarie se mirent à hurler comme des femmes torturées tandis que la première bordée masadienne le frappait et Honor détourna son esprit de l'horreur et de la douleur causées par la mort du Troubadour. Elle ne pouvait pas se permettre d'y penser et de se laisser paralyser par le souvenir des amis qui venaient de mourir. — Timonier, Hôtel-huit ! » ordonna-t-elle d'une voix de soprano qui n'était pas la sienne, sans la moindre nuance d'angoisse ou de culpabilité. — Nous avons perdu les câbles de contrôle de l'anneau de poupe, commandant! annonça le capitaine de frégate Higgins depuis le centre de contrôle d'avaries. Notre accélération est tombée à deux cent soixante g ! — Remettez-moi ces impulseurs en état de marche, James. — Je vais essayer, mais un laser a traversé la membrure trois- douze, pacha. Il va falloir au moins une heure pour installer un câble de remplacement. L'Intrépide se tordit encore tandis qu'un nouveau rayon laser s'enfonçait dans ses entrailles. — Frappe directe sur la section com. ! » La voix du lieutenant Metzinger était déformée par le chagrin. « Pas un de mes gars ne s'en est sorti, commandant. Pas un ! » Le Tonnerre gémit sous l'effet de deux autres lasers et Simonds jura. Les missiles arrivaient si vite et en tel nombre que même les lasers guidés par l'ordinateur ne parvenaient pas à tous les arrêter, mais il pilonnait Harrington avec une violence égale et son vaisseau à lui était bien plus solide. Un chiffre se mit à clignoter dans le coin de son visuel lorsque les bandes gravifiques de l'Intrépide faiblirent soudain, et son regard s'enflamma. — Accélération maximum ! aboya-t-il. Réduisez la distance. On va finir cette chienne aux armes à énergie ! » L'Intrépide trébucha de nouveau : une autre tête laser avait échappé à l'enseigne Wolcott. Les rayons X détruisirent encore deux lanceurs. Rafael Cardones était au désespoir. Il touchait ces salauds au moins aussi souvent qu'ils atteignaient l'Intrépide mais le Saladin était si solide qu'il ne semblait même pas le remarquer. Et il ne lui restait que neuf lanceurs. Soudain il se figea, les yeux fixés sur les données qu'affichait son visuel. Impossible ! Seul un idiot utiliserait ainsi son système d'alerte avancée... mais si le capitaine avait vu juste et qu'un Masadien était aux commandes en face... Il comprit soudain et pinça les lèvres : les CME du Saladin se trouvaient sous contrôle informatique. Forcément. Et l'affrontement avait assez duré pour que ses propres capteurs détectent un motif récurrent. Le croiseur de combat exécutait un plan complexe de contre-mesures électroniques selon des séquences de quatre cents secondes, mais à chaque nouvelle séquence il repartait exactement du même point ! Pas le temps d'expliquer ça au commandant. Ses mains se précipitèrent pour modifier les ordres de chargement et mettre à jour les profils de pénétration de ses projectiles, puis il bloqua tout feu offensif en appuyant sur un bouton. Il ne prêta pas attention à la consternation générale lorsque ses tirs cessèrent. Il avait les yeux fixés sur le chrono, il regardait les chiffres défiler, puis il appuya sur la commande de tir. Simonds fronça les sourcils lorsque le tir de l'Intrépide cessa brusquement. Quinze secondes passèrent sans que le navire manticorien lance aucun missile, puis vingt, vingt-cinq. Il remplit d'air ses poumons, prêt à crier sa joie, puis jura sauvagement, déçu, car une nouvelle salve venait de partir. Neuf missiles avançaient dans l'espace, surprenant les ordinateurs du Tonnerre divin par leur approche peu orthodoxe. Ils arrivaient regroupés en une étroite phalange, formation suicidaire face à des défenses actives modernes... sauf que les trois missiles de tête ne portaient d'autre charge que leurs CME. Leurs brouilleurs mugissaient, aveuglant tous les systèmes de capteurs actifs et passifs en formant un solide mur d'interférences. Ni le Tonnerre ni les missiles situés derrière eux ne pouvaient voir à travers ce mur. Un opérateur humain aurait sans doute compris que l'Intrépide avait une bonne raison pour aveugler les têtes chercheuses de ses propres missiles mais les ordinateurs ne décelèrent qu'une source de brouillage et ne lui assignèrent que deux antimissiles. L'un des brouilleurs disparut mais les deux autres survécurent et se redéployèrent, variant l'intensité et la forme de leurs émissions pour dérouter les antimissiles suivants. Ils continuèrent d'avancer puis soudain s'élancèrent vers le haut pour laisser le champ libre aux missiles qui se trouvaient derrière eux. Les lasers des défenses actives pivotèrent au dernier instant et frappèrent comme des serpents, crachant des éclairs de lumière cohérente tandis que les ordinateurs identifiaient enfin la menace, mais les brouilleurs les avaient protégés jusqu'au dernier moment et les missiles d'attaque savaient exactement ce qu'ils cherchaient. L'un des six mourut, puis un autre, mais le quatuor final parvint à son but et une alarme se déclencha sur le panneau du lieutenant Ash. Il tourna brusquement la tête, horrifié. Il eut moins d'une seconde pour se rendre compte que ces missiles-là avaient été programmés pour se servir de ses systèmes d'alerte avancée, pour utiliser ses leurres comme des phares. Ensuite ils percutèrent leur cible de plein fouet. Deux des projectiles se transformèrent en boules de feu éclatantes qui secouèrent le Tonnerre jusqu'à la quille tandis que des marteaux de soixante-dix-huit tonnes heurtaient sa barrière latérale à 0,25 c. Malgré toute leur énergie furieuse, ces deux-là ne causèrent pas de dégâts, mais leurs petits frères, conçus pour pénétrer les barrières latérales, fonctionnèrent comme prévu. L'Intrépide frémit lorsqu'une nouvelle frappe le priva de deux lanceurs supplémentaires, mais ensuite quelqu'un lança un grand cri de triomphe et Honor se tourna vers son visuel. Impossible ! Personne ne pouvait faire passer de bonnes vieilles ogives nucléaires au travers des défenses acérées d'un vaisseau moderne ! Pourtant Rafe Cardones y était parvenu. Il avait réussi ! Toutefois il n'avait pas obtenu de frappes directes. Les bandes gravifiques du Saladin fluctuèrent alors qu'il titubait hors de portée des boules de feu. Des volutes d'air et de l'alliage vaporisé s'échappaient de l'endroit où sa barrière latérale bâbord avait lâché, mais il était toujours là. Tandis qu'Honor l'observait, le croiseur de combat blessé roulait désespérément sur lui-même pour opposer sa bande gravitique dorsale aux missiles qui se précipitaient encore vers lui. L'alimentation des bandes gravifiques le stabilisa et le Saladin partit à puissance maximum selon un vecteur qui l'éloignait brusquement de l'Intrépide. Il accéléra comme un fou, abandonnant le combat et fuyant son adversaire mutilé. Le HMS Intrépide était trop endommagé pour se lancer à sa poursuite. CHAPITRE TRENTE-QUATRE Deux navires de guerre terriblement diminués contournaient l'Étoile de Yeltsin pendant que leurs équipages tentaient de réparer les dégâts. Le personnel médical menait sa propre guerre contre l'horreur des corps mutilés et brisés. Tous à bord savaient que le prochain affrontement serait le dernier. Honor Harrington écoutait les rapports en s'imposant de dissimuler son désespoir. La destruction de sa section com. avait rendu l'Intrépide sourd et muet, comme si les mauvaises nouvelles internes ne suffisaient pas ! Un quart de l'équipage était mort ou blessé et on avait enfin trouvé du travail au capitaine Brentworth. L'officier graysonien gérait le réseau de contrôle d'avaries depuis le pont, libérant ainsi l'assistant du capitaine Higgins, le lieutenant Allgood, pour d'autres tâches — et Higgins avait cruellement besoin de lui. L'Intrépide avait perdu son anneau d'impulsion de poupe et l'armement tribord se réduisait à un unique graser et huit lanceurs. Pire, entre les soutes à munitions endommagées et sept minutes de tir à cadence maximale, il ne lui restait plus qu'une centaine de missiles, et ses capteurs avaient subi d'énormes dégâts. La moitié du radar principal, les deux systèmes secondaires de contrôle du tir et deux tiers des capteurs passifs étaient détruits. Il voyait encore son ennemi mais son accélération n'atteindrait qu'un tiers de celle du Saladin tant que les ingénieurs d'Higgins en combinaison antivide n'auraient pas réparé l'anneau d'impulsion de poupe (s'ils y parvenaient un jour), et même alors, il avait perdu tellement de noyaux qu'il serait limité à deux virgule huit km/s2. Si le commandant du croiseur de combat devinait la vérité, il pourrait facilement accélérer et le semer. Il avait déjà porté la distance qui les séparait à quatre-vingt-quatorze millions de kilomètres. Encore deux minutes-lumière et Honor ne serait plus capable de le détecter, encore moins de le combattre, sans le Troubadour pour relayer les informations transmises par les drones de reconnaissance. À cette idée, le chagrin la submergea de nouveau, mais elle l'écarta. Elle n'avait pas le temps de s'apitoyer, pourtant elle ne pouvait oublier que trois cents hommes et femmes formaient l'équipage d'Alistair McKeon et que peu d'entre eux avaient dû survivre. Mais Rafe avait aussi gravement endommagé le Saladin, se dit-elle. Peut-être même assez pour que ces fanatiques se retirent. Sinon, il y avait peu de chances que l'Intrépide parvienne à les arrêter. Le Glaive Simonds se tenait parfaitement immobile tandis que l'infirmier fermait d'un dernier point de suture l'entaille qui lui ornait le front. D'un geste il refusa l'antalgique qu'on lui offrait. L'infirmier battit aussitôt en retraite car il avait amplement à faire dans le navire : il y avait plus de mille deux cents morts à bord du Tonnerre divin, pour les deux tiers des soldats qui n'avaient pas emmené de combinaison antivide. Simonds toucha sa blessure, laide et suturée. Il avait eu de la chance de seulement perdre connaissance, il le savait, pourtant il ne se sentait pas en veine. Sa tête lui faisait très mal, et s'il ne pouvait pas reprocher à son second d'avoir abandonné le combat, il n'aimait pas pour autant la situation qu'il avait trouvée à son réveil. Il serra les dents tandis que les derniers rapports défilaient sur son écran. Le blindage du Tonnerre et son bouclier antiradiation avaient sauvé le vaisseau, mais son armement bâbord se trouvait réduit à cinq lasers et six lanceurs, dont la moitié en contrôle local. Il avait perdu vingt et un pour cent d'accélération maximum; ses capteurs gravitiques et la moitié des autres (dont tous ceux situés à bâbord) étaient morts, et le rapport de Workman sur les générateurs de barrières latérales n'était pas optimiste. Le Tonnerre divin était presque tout nu à bâbord, mais s'il répartissait ses générateurs restants entre les deux barrières, celles-ci n'atteindraient qu'un tiers de leur solidité théorique; quant à ses boucliers antiradiation, ils étaient complètement perdus. Simonds n'osait même pas envisager d'exposer ce flanc du vaisseau au feu d'Harrington... mais l'armement et le contrôle de tir tribord demeuraient intacts. Il toucha de nouveau ses points de suture, l'esprit clair et froid malgré l'épuisement. La chienne était encore là, défiant obstinément la volonté de Dieu, et elle l'avait blessé. Mais lui aussi l'avait blessée : il confronta le profil des vaisseaux de classe Chevalier stellaire inscrit dans la base de données havrienne au nombre de missiles qu'elle avait tirés. Même si elle n'avait pas perdu de soute â munitions, elle devait se trouver presque à sec. Il jeta un nouveau coup d'œil à son visuel. Glacé de haine, il remarqua qu'elle continuait à s'interposer entre Grayson et lui. Il ignorait comment elle faisait pour surveiller ses moindres mouvements, et maintenant il s'en fichait. Il était le guerrier de Dieu. Son devoir était clair et ce fut un immense soulagement de rejeter toute distraction pour enfin l'accomplir. « Dans combien de temps la barrière latérale bâbord sera-t-elle réparée ? — Quarante minutes, monsieur. » Workman semblait fatigué mais confiant, et le Glaive hocha la tête. « Astrogation, mettez-nous sur une trajectoire en ligne droite vers Grayson. » « Il change de trajectoire, pacha. » Honor leva les yeux à cette annonce de Cardones et son sang se glaça. Le commandant du Saladin s'était décidé. Il ne manœuvrait plus contré l'Intrépide : au lieu de cela, il avait choisi de se diriger tout droit vers Grayson, en un geste de défi évident. Elle resta un instant immobile, réfléchissant à toute vitesse pour trouver une solution; mais il n'y en avait pas. Elle s'éclaircit la gorge. « Mark, passez-moi le capitaine Higgins, dit-elle calmement. — Bien, madame », répondit Brentworth. Il y eut un bref silence, puis une voix tendue se fit entendre sur l'intercom. « Higgins. — James, ici le commandant. Combien de temps vous faut-il encore sur les câbles de contrôle ? — Dix minutes, madame. Peut-être un peu moins. — J'en ai besoin maintenant, fit Honor d'un ton monocorde. Le Saladin revient. » Il y eut un court silence, puis l'ingénieur en chef répondit sur le même ton. « Compris, commandant. Je vais faire de mon mieux. » Honor fit pivoter son fauteuil pour faire face à Stephen DuMorne. « En admettant que nous récupérions nos impulseurs de poupe dans dix minutes, où pouvons-nous intercepter le Saladin? Elle sentit son équipage se crisper au mot « intercepter », mais DuMorne se pencha simplement sur sa console, puis il leva les yeux vers elle. « Sur cette base, nous pouvons procéder à une interception distance zéro à cent cinquante-deux millions de kilomètres de la planète dans à peine plus de cent cinquante-sept minutes, madame. Notre vitesse à l'interception s'élèvera à vingt-six mille soixante-huit km/s. » Il s'éclaircit la gorge. « Nous entrerons à portée de missiles onze minutes avant interception. — Compris. » Honor se pinça l'arête du nez. Ce qu'elle s'apprêtait à faire à son équipage lui brisait le cœur. Ils méritaient bien mieux, mais elle ne pouvait pas le leur donner. — Steve, mettez-nous sur cette nouvelle trajectoire, dit-elle. Chef Killian, je veux que nous présentions notre bande gravitique ventrale au Saladin. — À vos ordres, madame. » L'Intrépide amorça son virage et Honor se tourna vers Cardones. « Rafe, nous devrions être capables de suivre le Saladin sur le radar ventral, mais nous allons avoir du mal à détecter des missiles à travers la bande gravitique. » Cardones acquiesça, le visage impassible. Honor lut dans ses yeux qu'il comprenait, mais elle devait le dire. « J'ai l'intention de lui présenter notre bande gravitique ventrale pendant toute la phase d'approche. Nous ne disposons pas de munitions en nombre suffisant pour stopper le Saladin à coups de missiles, alors nous allons approcher jusqu'à pouvoir tirer à bout portant, à moins qu'il ne prenne peur. Préparez le plan de tir en partant du principe que je ferai rouler l'Intrépide à vingt mille kilomètres pour faire feu avec nos armes à énergie bâbord. » Cardones se contenta d'acquiescer une fois de plus, mais quelqu'un souffla. Vingt mille kilomètres, ce n'était pas une portée d'arme à énergie mais une portée suicidaire ! « Il ignorera quand exactement nous avons l'intention de rouler, poursuivit Honor de la même voix calme. Cela devrait nous donner l'avantage du premier tir, et à une telle distance, la solidité de ses barrières latérales importe peu. » Elle soutint le regard de Cardones de son œil valide et conclut tout doucement : « Je vous fais confiance, Rafe. Cette première salve doit frapper au but; ensuite continuez à tirer quoi qu'il advienne. » Matthieu Simonds arborait un sourire grimaçant tandis que son vaisseau accélérait vers Grayson. La chienne ne pouvait plus faire de manœuvres alambiquées maintenant. Elle se trouvait toujours à l'intérieur de sa trajectoire, elle pouvait encore l'intercepter, mais cette fois c'était lui qui fixait les conditions de l'affrontement, pas elle, et il regarda le vecteur de l'Intrépide s'étirer pour venir croiser le sien. Ils se rencontraient à cent cinquante-deux millions de kilomètres de la planète. Mais l'Intrépide ne survivrait pas jusque-là. — Andy. — Oui, madame ? — Passez à l'arrière, au contrôle de feu auxiliaire. Emmenez Harris, et assurez-vous qu'il soit parfaitement au courant du plan de tir de Rafe. » Les lèvres de Venizelos se pincèrent mais il hocha la tête. Compris, pacha. » Il hésita un instant puis lui tendit la main. Honor la serra fermement et il hocha de nouveau la tête en entrant dans l'ascenseur. Les navires se dirigeaient l'un vers l'autre et leur mouvement avait quelque chose d'irrévocable. Le défi lancé était accepté. Ils se rencontreraient à un point invisible de l'espace et l'un d'eux y mourrait. Il n'y avait aucune autre issue, et tous le savaient. « Cent minutes avant interception, monsieur », annonça l'astrogateur. Simonds jeta un coup d'œil à son officier tactique. Si l'Intrépide continue à nous présenter sa bande gravitique ventrale, nos tirs ne seront pas très efficaces avant qu'il ne roule pour tirer à son tour, monsieur, fit calmement Ash. — Faites de votre mieux, lieutenant. » Simonds se retourna vers son visuel et le point écarlate qui représentait l'ennemi avec un sentiment de certitude totale. Harrington n'allait pas s'engager dans un combat de missiles. Elle allait s'approcher au plus près et attaquer à bout portant, et il en concevait pour elle un respect réticent mêlé de haine. L'Intrépide ne survivrait pas à cette distance, mais s'il arrivait jusque-là, il infligerait de terribles dommages au Tonnerre. Il le savait et il l'acceptait car, dommages ou non, le Tonnerre survivrait pour attaquer Grayson. Cela aussi il le savait. Dieu ne permettrait pas une issue différente. Aucun des deux vaisseaux mutilés et à demi aveugles n'était désormais capable de voir plus loin que l'autre, même s'il l'avait voulu. Ainsi, aucun d'eux ne vit les empreintes hyper de seize croiseurs de combat et de leur escorte émerger soudain à vingt-trois virgule soixante-seize minutes-lumière de l'Étoile de Yeltsin. Ça y est, amiral, annonça le capitaine Edwards. La détection a des données sur les deux signatures d'impulsion. Nous avons le croiseur de combat à trois-un-quatre; à trois-deux-quatre il doit s'agir de l'Intrépide. Aucune trace du Troubadour. — Compris. » Hamish Alexander s'efforça de ne pas laisser ses émotions colorer sa voix en accusant réception du rapport d'Edwards. Si le HMS Hardi ne voyait pas le Troubadour, cela signifiait que le Troubadour était mort. Pourtant, pendant toute la durée du trajet il savait qu'ils arriveraient presque à coup sûr trop tard, malgré les risques pris avec les réglages du générateur hyper. Maintenant il savait qu'il s'était trompé et le bonheur le disputait au chagrin que lui causait la perte du contretorpilleur. Il avait réparti ses croiseurs de combat en escadres, disposant quatre formations distinctes autour de Grayson pendant la translation pour se donner la meilleure couverture spatiale possible, et il avait fait rentrer les navires en n-espace à vitesse maximum. Il entendait encore quelqu'un vomir derrière lui, mais il avait conservé la plus grande vélocité possible suite à la traversée du mur alpha, et il avait bien fait. L'escadre du Hardi s'était positionnée dans l'axe de Grayson et Yeltsin, couvrant l'arc le plus large du demi-cercle. Les vecteurs projetés sur son visuel parlaient d'eux-mêmes. Non seulement les vaisseaux se trouvaient devant les deux navires de guerre mais ils coupaient aussi leur trajectoire vers Grayson. Cela lui donnait une vitesse d'approche effective de presque vingt mille km/s, et il ne se trouvait qu'à douze minutes-lumière du Saladin. Donc le Hardi le croiserait à cinq virgule six minutes-lumière de Grayson et entrerait à portée de missiles trois minutes plus tôt. Ils arrivaient à temps. Malgré tout, malgré la perte du Troubadour, ils arrivaient à temps pour Grayson et le HMS Intrépide. « Je ne comprends pas pourquoi le Saladin n'essaye pas de s'enfuir, murmura Edwards. Il ne se croit quand même pas capable de tous nous affronter ! — Qui sait ce que peuvent penser des fanatiques religieux, capitaine ? » Alexander gratifia le commandant du Hardi d'un mince sourire avant de se retourner vers son visuel en dissimulant une grimace. La trajectoire de l'Intrépide ne laissait aucun doute quant aux intentions d'Harrington. Il n'en attendait pas moins d'un pareil officier et il respectait son courage, pourtant il remerciait le ciel qu'elle n'ait désormais plus besoin de prouver sa détermination. Il leva les yeux vers Alice Truman. Pour la première fois depuis son arrivée à bord du Hardi, on lisait moins de tension sur son visage. Elle avait ramené les renforts à Yeltsin deux jours plus tôt qu'il n'était théoriquement possible... et cela signifiait que l'Intrépide vivrait. Mais il savait d'après le rapport de Truman que le croiseur n'avait plus de capteurs gravifiques, et sans le Troubadour, personne ne lui relayait plus les informations des drones de reconnaissance. Harrington ne pouvait donc pas savoir que les renforts étaient là, à moins qu'il ne l'en informe lui-même. Il se tourna vers l'officier de com. Harry, enregistrez pour transmission à l'Intrépide. "Capitaine Harrington, ici l'amiral de Havre-Blanc à bord du HMS Hardi, en approche depuis zéro-trois-un avec la division de croiseurs de combat un-huit, distance douze virgule cinq minutes-lumière. D'après mes estimations, nous devrions entrer à portée du Saladin dans quatre-vingt-deux minutes. Éloignez-vous et laissez-le-nous, capitaine. Vous avez fait votre boulot. Havre-Blanc, terminé." — C'est sur la puce, amiral, fit le lieutenant avec un immense sourire. — Alors envoyez, Harry, envoyez ! » répondit Alexander avant de se caler dans son fauteuil, le même sourire aux lèvres. La distance continuait de diminuer et Honor savait qu'il ne pouvait y avoir qu'une seule issue. Elle s'était efforcée de l'accepter dès l'instant où le Saladin avait pris la direction de Grayson. Elle comprenait la peur qu'elle sentait autour d'elle, car elle aussi avait envie de vivre, et elle aussi avait peur. Mais en endossant l'uniforme de la Flotte, elle avait accepté la responsabilité et le privilège de servir sa reine et son peuple, et peu importait que Grayson fût la planète d'un autre peuple. « Joyce. — Oui, madame ? — J'aimerais bien un peu de musique. » Metzinger ouvrit de grands yeux et Honor sourit. « Mettez-nous la septième de Hammerwell sur l'intercom, s'il vous plaît. — La septième de Hammerwell ? » Metzinger se reprit. « Bien, commandant. » Honor avait toujours aimé Hammerwell. Lui aussi était originaire de Sphinx, et au cœur de toutes ses œuvres se trouvait la beauté froide et majestueuse de son monde natal. Elle se laissa aller dans son fauteuil tandis que les mesures étourdissantes du chef-d’œuvre du plus grand compositeur manticorien se déversaient par les haut-parleurs. Les gens se regardèrent, d'abord surpris, puis ravis, quand les bois et les cordes les entourèrent de leur musique. Le HMS Intrépide se hâtait vers l'ennemi, accompagné par la beauté obsédante du Salut au printemps de Hammerwell. L'Intrépide ne lâche pas, amiral », annonça le capitaine Hunter. Alexander fronça les sourcils. Harrington devait avoir reçu son message depuis cinq bonnes minutes mais sa course n'avait pas dévié. Il vérifia son chrono. À cette distance, la réponse de l'Intrépide mettrait encore cinq ou six minutes à lui parvenir et il se força à se rasseoir. « Harrington craint peut-être que le Saladin n'attaque la planète si elle ne maintient pas sa pression », fit-il, mais même à ses propres oreilles cette réponse sonnait faux. « Interception dans soixante-quinze minutes », lança l'astrogateur de Simonds. Le Glaive hocha la tête. Hamish Alexander fronça de nouveau les sourcils. Cela faisait maintenant plus d'une demi-heure que le Hardi se trouvait dans l'espace de Yeltsin et pourtant Harrington maintenait sa trajectoire. Elle persistait à marcher vers un combat sans espoir. Ça n'avait aucun sens. Il disposait de quatre croiseurs de combat soutenus par douze bâtiments plus légers. Le Saladin n'avait aucun moyen de les distancer, vu leur vitesse initiale supérieure. Avec une telle puissance de feu pointée sur son ennemi, Harrington n'avait aucune raison logique de continuer comme elle le faisait. Elle se trouvait encore trop loin du Saladin pour que celui-ci puisse ouvrir le feu, mais ce ne serait plus vrai si elle n'abandonnait pas la poursuite sous dix minutes. « Mon Dieu », laissa échapper Alice Truman. Alexander la regarda le capitaine de frégate était blanc comme un linge. « Qu'y a-t-il, capitaine ? — Elle ne sait pas que nous sommes là. » Truman se tourna vers lui, le visage tendu. « Elle n'a pas reçu votre message, amiral. Sa section com. est hors service. » Le regard d'Alexander se figea, puis il acquiesça. Évidemment. Harrington avait déjà perdu le Troubadour et sa propre accélération atteignait à peine 2,5 km/s2, il y avait donc eu combat et avaries, et si elle était privée de sa section com. en plus des capteurs gravitiques... Il se tourna vers son chef d'état-major. « Byron, quand serons-nous à portée de missiles ? — Dans trente-neuf virgule six minutes, monsieur. — Et quand leurs vecteurs se croiseront-ils ? — Dans dix-neuf minutes », répondit Hunter d'un ton monocorde. Alexander serra les dents; sa douleur était d'autant plus grande qu'il s'était d'abord réjoui. Vingt minutes. À peine un clin d'œil dans ce gigantesque univers, pourtant ces vingt minutes faisaient toute la différence : ils arrivaient trop tard, au bout du compte. Grayson serait sauve, mais ils allaient voir le HMS Intrépide mourir sous leurs yeux. Le Salut au printemps parvint à son point culminant et se tut. Honor prit une profonde inspiration. Elle se redressa et regarda Cardones. « Délai avant interception, canonnier ? demanda-t-elle calmement. — Dix-huit minutes, pacha. Portée de missiles dans six virgule cinq. — Très bien. » Elle posa ses avant-bras très précisément sur les accoudoirs de son fauteuil de commandement. « Paré à enclencher les défenses actives. » « Capitaine Edwards ! — Oui, amiral ? » Le capitaine du Hardi répondit à voix basse en observant la tragédie sur son visuel. « Faites virer l'escadre de quatre-vingt-dix degrés à tribord. Je veux qu'on tire sur le Saladin dès maintenant. — Mais... » protesta Edwards. Alexander lui coupa brusquement la parole. « Exécution, capitaine ! — À vos ordres, amiral ! Byron Hunter jeta un coup d'œil en coin à l'amiral et s'éclaircit la gorge. « Monsieur, nous sommes encore à plus de cent millions de kilomètres. Impossible qu'on l'atteigne de... — Je sais, Byron, fit Alexander sans se détourner de son visuel, mais c'est tout ce que nous pouvons faire. Harrington les détectera peut-être sur son radar – si elle a encore un radar –pendant la phase d'approche. Et peut-être que le Saladin a lui aussi subi des dégâts dans son réseau de capteurs. S'il n'essaye pas de s'enfuir, c'est peut-être parce qu'il ignore que nous sommes là. Si nous le lui faisons savoir, il prendra peut-être la fuite. Et puis, qui sait? s'il maintient sa trajectoire on pourrait même frapper au but ! Il leva enfin les yeux et le chef d'état-major lut le désespoir dans son regard. « C'est tout ce que nous pouvons faire », répéta-t-il tout bas tandis que l'escadre de croiseurs de combat 17 virait pour présenter son flanc au Saladin et passait en tir rapide. Le Tonnerre divin crachait ses premiers missiles et les capteurs mutilés de l'Intrépide ne pouvaient les voir à plus d'un demi-million de kilomètres. Rafe Cardones et Carolyn Wolcott disposaient donc de sept secondes à peine pour les détruire, soit une fenêtre temporelle bien trop courte pour utiliser des antimissiles. Les brouilleurs et les leurres endommagés s'efforçaient d'aveugler et de détourner les projectiles en approche, et ils en avaient appris encore plus sur le contrôle de feu offensif des Masadiens que le lieutenant Ash sur le leur. Les trois quarts de la première salve décrochèrent et se perdirent au loin tandis que des lasers à commande informatique frémissaient comme des limiers sur une piste, jouant de leur délai de prédiction minime pour intercepter les missiles encore en phase d'acquisition. Des éclairs de lumière cohérente abattaient leur cible à une vitesse désespérée, mais l'Intrépide ne pouvait pas humainement arrêter tous les missiles. La plupart de ceux qui passèrent gâchèrent leur fureur sur son impénétrable bande gravitique ventrale, mais quelques-uns se précipitèrent vers le haut ou le bas pour attaquer ses barrières latérales. Des alarmes d'avarie hurlèrent à nouveau, des hommes et des femmes moururent, des armes furent détruites, mais le croiseur ignora ces dégâts et continua d'approcher. Le silence régnait sur la passerelle. Honor Harrington, immobile dans le fauteuil de commandement, les épaules droites, comme une oasis de calme au cœur de ce silence, fixait son visuel. Encore sept minutes avant interception. Matthieu Simonds se fendit d'un sourire mauvais tandis que l'Intrépide continuait d'avancer dans le tourbillon de ses missiles. Le croiseur de combat lançait soixante-douze projectiles par minute et ses réserves de munitions fondaient comme neige au soleil, mais Harrington n'avait pas tiré un seul missile en retour et son approche décidée l'effrayait au milieu de sa rage et de son épuisement. Il la touchait, il le savait bien, mais elle s'avançait comme une force destructrice dont seule la mort elle-même aurait pu venir à bout. Il fixait le point lumineux sur son visuel, regardait l'air s'en échapper comme du sang en s'efforçant de comprendre. C'était une infidèle, une femme. Qu'est-ce qui la poussait à le poursuivre ainsi « Interception dans cinq minutes, pacha. — Compris. » L'angoisse d'Honor ne colorait pas sa voix calme de soprano. Ils subissaient déjà le feu du Saladin depuis six minutes. Neuf missiles les avaient touchés, dont deux gravement, et les missiles croiseur de combat ne feraient que gagner en précision pendant qu'ils approcheraient. Une salve impressionnante se précipitait dans l'espace : quatre-vingt-quatre missiles issus de quatre croiseurs de combat à une vitesse d'approche de base de trente mille km/s. Une autre la suivait, et une troisième, mais la distance à parcourir s'étirait sans fin. Leurs impulseurs s'étaient éteints trois minutes (soit douze virgule trois millions de kilomètres) après le lancer, une fois atteinte la vitesse terminale de cent six mille km/s. Ils avançaient maintenant sur une trajectoire purement balistique, indétectables sur le visuel d'Hamish Alexander. L'estomac de l'amiral faisait des nœuds. Treize minutes depuis le lancer. Même à cette vitesse, il leur faudrait encore quatre minutes avant d'entrer à portée du Saladin, et à chaque seconde les chances de frapper au but s'amenuisaient. L'Intrépide fut ébranlé par deux nouveaux lasers qui lacéraient son travers bâbord. « Missile six et laser huit détruits, commandant, annonça le capitaine Brentworth. Le docteur Montoya signale que le compartiment deux-quarante est ouvert sur l'espace. — Reçu. » Honor ferma son œil sous le coup de la douleur : le compartiment deux-quarante avait été converti pour accueillir les urgences médicales lorsque les blessés étaient devenus trop nombreux pour l'infirmerie. Elle espérait que les bulles vitales de secours qu'on leur avait attribuées en avaient sauvé certains, mais au fond de son cœur elle savait que la plupart d'entre eux venaient de mourir. Son navire vacilla une fois de plus et de nouveaux rapports annoncèrent morts et blessés, mais le compte à rebours de son visuel continuait de s'égrener. Plus que quatre minutes. il Intrépide n'avait plus que quatre petites minutes à tenir. « Interception dans trois virgule cinq minutes », fit le lieutenant Ash d'une voix rauque. Simonds hocha la tête et s'enfonça dans son fauteuil, se préparant pour l'holocauste à venir. « Missiles à portée... maintenant ! » annonça le capitaine Hunter. Le voyant d'une alarme de proximité s'alluma sur la console du lieutenant Ash, une sirène se mit à hurler et une armada de points écarlates apparut sur le radar. Le lieutenant ouvrit de grands yeux. Ils arrivaient à une vitesse incroyable, et ils ne pouvaient pas se trouver là. C'était impossible ! Et pourtant si. Ils avaient parcouru plus de cent millions de kilomètres tandis que le Tonnerre divin avançait à leur rencontre, et leur absence de propulsion leur avait permis d'échapper à tous les capteurs passifs qui restaient au croiseur. Contre de Si petites cibles, le radar d'Ash avait une portée maximum à peine supérieure à un demi-million de kilomètres, soit moins de cinq secondes vu leur vitesse d'approche. « Missiles à trois-cinq-deux ! » s'écria-t-il, et Simonds se tourna brutalement vers son visuel secondaire. Cinq projectiles seulement se trouvaient assez près pour atteindre le Tonnerre et ils n'avaient plus les moyens d'ajuster leur trajectoire, mais le Tonnerre n'avait pas dévié de sa course depuis plus de deux heures. Ils se précipitèrent vers son étrave et virèrent grâce à leurs réacteurs secondaires, jetant leurs têtes laser dans le trou béant à l'extrémité des bandes gravitiques. Ils explosèrent tous les cinq en même temps. Le Tonnerre divin rua comme une bête blessée tandis qu'une demi-douzaine de lasers déchiraient son travers bâbord, et Matthieu Simonds blêmit, horrifié, en voyant la deuxième salve se jeter sur lui. « Barre à tribord, toute ! » s'écria-t-il. Le pilote tourna brutalement la barre, écartant l'avant vulnérable du Tonnerre de cette nouvelle menace et Simonds se sentit soulagé. Puis il comprit ce qu'il venait de faire. « Ordre annulé ! » hurla t il. « Il vire ! » s'écria Cardones, et Honor se redressa brusquement dans son fauteuil. Impossible ! Il n'y avait aucune... « Roulez à bâbord ! Toutes batteries, feu! « Faites feu avec les batteries de proue ! » s'époumona désespérément Simonds. Il n'avait pas le choix. Le Tonnerre manœuvrait trop lentement et son deuxième ordre avait aggravé sa première erreur. Il aurait dû finir de virer aussi vite que possible pour présenter à l'Intrépide sa barrière latérale bâbord diminuée tout en roulant pour bloquer les missiles avec sa bande gravifique ventrale ou dorsale. Au lieu de cela, le timonier avait obéi aux ordres et arrêté le mouvement pour revenir en position initiale dans le même plan, et le Tonnerre présenta quelques brèves secondes son étrave à l'Intrépide. L'armement de proue du croiseur de combat se mit à cracher du feu : deux puissants lasers axiaux tirèrent frénétiquement sur la cible qui se trouvait soudain droit devant eux. La première salve alla mourir sur la bande gravifique ventrale de l'Intrépide, mais le croiseur était en train de rouler. Le Tonnerre tira de nouveau et son énergie déchira à bout portant la barrière latérale du manticorien. À pareille distance, le blindage ne servait à rien. Le vaisseau d'Honor vomit de l'air et des débris dans l'espace, puis ses armes à énergie de bâbord arrivèrent enfin en position. Quatre lasers et trois grasers beaucoup plus puissants passèrent en feu rapide continu, et aucune barrière latérale n'était là pour les arrêter. Le Glaive Simonds eut un instant pour comprendre qu'il avait failli à son Dieu, puis le HMS Intrépide réduisit son vaisseau à néant. CHAPITRE TRENTE-CINQ Honor Harrington entra au son du sifflet du maître d'équipage, et Nimitz se raidit sur son épaule tandis qu'elle ouvrait un œil surpris. L'amiral de Havre-Blanc l'avait convoquée pour une dernière réunion de routine avant qu'elle ne ramène l'Intrépide à Manticore, mais l'ambassadeur Langtry attendait à ses côtés dans le hangar d'appontement du Hardi. Détail assez étrange, des personnages aussi importants que l'amiral Wesley Matthews et Benjamin Mayhew lui-même étaient également présents. Elle commençait à se poser des questions lorsque sa main, par habitude, se leva pour saluer. Hamish Alexander attendit que le Protecteur Mayhew et Sir Anthony Langtry aient trouvé des chaises avant de prendre place derrière son bureau et d'observer la femme qui se tenait devant lui. Son chat sylvestre était manifestement nerveux mais elle paraissait calme malgré la surprise qu'elle devait ressentir. Il se rappela leur première rencontre. Elle lui avait déjà semblé calme lorsqu'elle était montée à bord faire son rapport, annoncer les avaries et les pertes humaines avec une indifférence répugnante. On aurait dit qu'elle n'y accordait aucune importance, comme si les hommes faisaient partie de l'équipement normal d'un bâtiment et n'étaient que des armes qu'on pouvait oublier après les avoir usées. Son détachement, son absence de sentiments l'avaient choqué. Mais la nouvelle leur était alors parvenue que le capitaine McKeon avait miraculeusement réussi à sauver une centaine de membres de son équipage dans sa dernière pinasse et le masque était tombé. Il l'avait vue se détourner, essayer de cacher ses larmes et le tremblement de ses épaules, alors il s'était placé entre elle et ses hommes afin de protéger son secret. Cet officier-là était spécial; l'épaisseur de son armure était à la mesure de son chagrin et de sa douleur. Puis il se remémora un des jours suivants, celui où, le visage de marbre, elle avait regardé en silence les hommes qui avaient violé et massacré l'équipage du Madrigal faire face à leur bourreau graysonien. Elle n'y avait pas pris plaisir mais elle avait regardé leur pendaison avec la même détermination que celle dont elle avait fait preuve face au Saladin. Pas pour elle-même mais pour ceux qui ne verraient jamais leurs tortionnaires punis. Cette volonté inflexible de voir justice faite en leur nom avait permis à Alexander de mieux la comprendre. Il l'enviait. Il était deux fois plus vieux qu'elle et sa carrière (qui comprenait la récente conquête du système d'Endicott) aurait fait la fierté de n'importe qui, pourtant il l'enviait. L'escadre d'Harrington avait été déchirée et ses deux unités restantes ne valaient pas mieux que des épaves. Neuf cents membres de son équipage avaient péri, trois cents autres étaient blessés, et elle resterait à jamais convaincue (comme lui à sa place) que la liste des victimes aurait pu être plus courte si elle avait été meilleure. Mais elle se trompait, comme lui-même se serait trompé, et rien ne pourrait déprécier l'exploit que ses équipes et elle avaient accompli. Ce que ses équipes avaient accompli pour elle, à cause de ce qu'elle était. Il s'éclaircit la gorge et, alors qu'elle se tournait vers lui, il fut de nouveau frappé par la séduction brute qui émanait d'elle. Il la ressentit malgré la paralysie de la moitié de son visage et son bandeau anachronique, et se demanda quel effet elle devait produire avant sa blessure. « De toute évidence, capitaine Harrington, dit-il tranquillement, je vous ai convoquée à bord pour autre chose que la traditionnelle réunion précédant les départs. — Ah oui, monsieur ? » Sa voix de soprano n'était que poliment interrogative et il sourit légèrement en reculant sa chaise. — Eh oui. Voyez-vous, capitaine, de nombreuses dépêches ont circulé entre Grayson et Manticore. Y compris, ajouta-t-il en perdant le sourire, une protestation vigoureuse de l'honorable Réginald Houseman. » Harrington ne cilla pas. — J'ai le regret de vous informer, capitaine, que les Lords de l'Amirauté ont placé un blâme dans votre dossier. Quelle que soit la provocation – et je suis sûr qu'il y a eu provocation – un officier de la Reine n'a aucune excuse pour s'attaquer physiquement à un représentant civil de la Couronne. J'espère ne plus jamais avoir besoin de vous le rappeler. — Moi aussi, monsieur », répondit-elle d'un ton qui semblait dire le contraire. Sans arrogance, sans défiance, mais sans la moindre nuance d'excuse. Il se pencha sur le bureau. — Comprenez-moi bien, capitaine, fit-il calmement, personne ne remet en cause ce que vous avez accompli ici, et aucun officier de Sa Majesté n'a envie de gâcher sa compassion pour le sieur Houseman. Ce n'est pas pour lui que je m'inquiète, mais pour vous. » Il se produisit quelque chose dans la sérénité de l'œil chocolat. Harrington pencha légèrement la tête de côté, imitée par son chat sylvestre qui fixait l'amiral de ses yeux verts. « Vous êtes un officier de premier plan. » Elle s'empourpra mais ne détourna pas la tête. « Mais vous avez les vices de vos vertus, capitaine Harrington. L'action n'est pas toujours la meilleure des politiques, et il y a des limites. Franchissez-les trop souvent – quelle que soit la provocation – et votre carrière prendra fin. Je le regarderais comme une tragédie, à la fois pour vous et pour le service de la Reine. Ne le permettez pas. » Il soutint quelques instants son regard puis elle hocha légèrement la tête. « Je comprends, monsieur, dit-elle sur un ton très différent. — Bien. » Alexander se laissa de nouveau aller contre son dossier. « Maintenant, au risque de saboter tous mes efforts pour vous inculquer la crainte de Dieu, je dois vous informer qu'en dehors de votre tendance à rosser ses diplomates, Sa Majesté est plutôt contente de vous, capitaine. À vrai dire, j'ai cru comprendre qu'elle souhaitait vous exprimer ses remerciements personnellement à votre retour dans le Royaume. Je suppose que cela devrait... euh... compenser les éventuelles conséquences néfastes de votre blâme. » Elle devint plus rouge encore et, pour la première fois depuis qu'il l'avait rencontrée, il la vit presque troublée. « Je dois aussi vous informer qu'un certain capitaine Alfredo Yu, dernièrement au service de la République populaire de Havre, a été ramassé à Endicott. Il a déposé une demande d'asile auprès de la Couronne. » Harrington se raidit sur sa chaise, le regard fixe, et il acquiesça. « Je l'enverrai à Manticore à bord de votre navire, capitaine, et je m'attends à ce que vous lui témoigniez la courtoisie due à son grade. Elle hocha la tête et il fit de même. « En ce qui me concerne, je n'ai plus rien à vous dire, mais je crois que le Protecteur Benjamin souhaite ajouter quelque chose. » Alexander se tourna poliment vers le dirigeant de Gray-son, imité par Harrington. « En effet, capitaine Harrington, commença Mayhew avec un sourire. Ma planète ne pourra jamais assez vous remercier de ce que vous avez fait pour nous, mais nous sommes pleinement conscients de notre dette, non seulement envers vous mais aussi envers votre équipage et votre royaume, et nous souhaitons vous exprimer notre gratitude d'une manière concrète. Donc, avec la permission de la reine Élisabeth par l'intermédiaire de Sir Anthony, je vous demande de signer notre traité provisoire d'alliance en son nom. » Honor prit une profonde inspiration et le sourire de Mayhew devint triste. « S'il avait vécu, l'amiral Courvosier l'aurait signé. Je suis persuadé qu'il n'aurait pas souhaité voir un autre que vous le faire à sa place, et je vous demande donc d'achever son œuvre ici. L'acceptez-vous ? — Je... » Honor dut s'arrêter et s'éclaircir la gorge. « J'en serai honorée, monsieur. Très honorée. Je... » Elle se tut et secoua la tête, incapable de poursuivre. « Merci, fit doucement Mayhew avant d'agiter la main. Restent encore deux petits détails, toutefois. Étant donné les bénéfices que nous comptons tirer de notre nouvelle relation avec Manticore, nous pensons étendre nos fermes orbitales et augmenter notre population à un rythme accéléré. À ma requête, la Chambre a autorisé la cession pour organisation d'un nouveau domaine sur notre continent le plus austral. Avec votre permission, nous comptons l'appeler Domaine d'Harrington, et je vous demande d'accepter d'en être le seigneur, ainsi que vos descendants. » Honor, abasourdie, se releva si vite que Nimitz faillit perdre l'équilibre et dut enfoncer ses griffes profondément dans son épaulette. « Monsieur... Protecteur Benjamin... Je ne peux pas... je veux dire, vous ne pouvez pas... » Elle bafouillait, cherchant désespérément des mots qui exprimeraient ses sentiments, sa surprise, son incrédulité et le souvenir encore récent de la façon dont on l'avait traitée à son arrivée. « S'il vous plaît, capitaine, l'interrompit Mayhew. Asseyez-vous. » Elle obéit sans réfléchir et il lui sourit de nouveau. « Je suis pragmatique, capitaine. J'ai plus d'une bonne raison pour vous demander d'accepter ce rôle. — Mais je suis officier de la Reine, monsieur. J'ai d'autres devoirs, d'autres responsabilités. — Je m'en rends compte. Avec votre permission, j'ai l'intention de nommer un régent qui gérera les affaires quotidiennes de votre domaine, mais votre titre sera très réel, capitaine, et l'on vous enverra de temps en temps des documents pour accord et signature. De plus, Yeltsin et Manticore ne sont pas si éloignées et nous espérons vous revoir souvent, bien que la Chambre comprenne pleinement qu'il vous sera impossible de gouverner vos sujets. Mais en dehors du revenu que cela représente – il sera substantiel dans quelques années et la Chambre souhaite sincèrement que vous le touchiez – il existe une raison plus pressante pour que vous acceptiez. Voyez-vous, nous avons besoin de vous. — Besoin de moi, monsieur ? — Oui. Grayson va connaître de profonds changements dans les prochaines décennies, sur les plans politique, social et économique. Vous serez la première femme de notre histoire à posséder de la terre, et nous avons besoin de vous en tant que modèle –et en tant que défi – pour nous aider à intégrer pleinement les femmes dans notre société. Et, pardonnez ma franchise, votre... personnalité marquée et le fait que vous ayez bénéficié du pro-long signifie que vous resterez un modèle très puissant pendant longtemps. — Mais... » Honor se tourna vers Langtry. « Sir Anthony ? Ce ne serait même pas légal d'après la loi manticorienne ? — Normalement, non. » Les yeux de l'ambassadeur brillaient clairement de plaisir. « Toutefois, dans ce cas précis, Sa Majesté l'a personnellement autorisé. De plus, la Chambre des Lords a estimé que votre statut de noble dans un système souverain allié du Royaume équivaudrait à celui d'un comte manticorien. Si vous acceptez la proposition du Protecteur – et le gouvernement de Sa Majesté vous demande de l'envisager très sérieusement –vous deviendrez la comtesse Harrington en plus du seigneur Harrington. » Honor le regardait fixement, incapable de le croira comme (lu douter de lui. Elle sentit la queue de Nimitz frotter sa colonne vertébrale. « Je... » Elle s'arrêta encore une fois, puis secoua la tête avec un sourire incrédule. « Vous êtes vraiment sûr, Protecteur Benjamin ? — Oh oui. Grayson tout entière en est sûre. — Alors, je suppose qu'il me faut accepter. Je veux dire, fit-elle en rougissant brutalement, je serais honorée d'accepter. — Je comprends tout à fait ce que vous voulez dire, capitaine. Nous vous avons sauté dessus et prise au piège sans prévenir, et vous préféreriez que nous infligions cela à quelqu'un d'autre, mais vous accepterez malgré tout. » Le visage d'Honor prit une teinte plus foncée encore et le sourire du Protecteur s'élargit. « D'un autre côté, c'est une chose qui arrive parfois aux gens qui braquent une arme sur la tête d'un gouvernement, ajouta-t-il, taquin, et je crois qu'une fois remise du choc vous vous ferez à l'idée. » Elle se mit à rire – que faire d'autre ? – et il rit avec elle. « Je ne le mérite pas, monsieur, mais merci. Sincèrement. — Je vous en prie. Et maintenant il reste juste une petite chose. » il se leva et lui fit un signe de la main : « Levez-vous, capitaine Harrington. » Honor s'exécuta et le Protecteur tendit la main vers l'amiral Matthews, qui sortit un ruban rouge sang d'un petit étui orné de velours et l'étala sur sa paume. Une étoile d'or aux nombreux rayons, finement ciselée, pendait à son extrémité, et le Protecteur écarta le ruban d'un geste plein de respect pour bien la montrer. « Capitaine Honor Harrington, j'ai le plaisir indicible de vous remettre, au nom du peuple de Grayson, l'Étoile de Grayson pour héroïsme au service de notre planète. » Honor prit une inspiration et se mit au garde-à-vous par réflexe. Mayhew se dressa sur la pointe des pieds pour lui passer le ruban autour du cou. Il l'ajusta avec soin. L'Étoile brillait comme une flamme sur son uniforme noir. « Cette médaille est notre plus haute récompense pour acte de bravoure, lui dit-il tranquillement. Depuis des années, elle a été portée par des hommes véritablement extraordinaires, mais pas un, je crois, ne l'était plus que la femme qui l'a reçue aujourd'hui. » Un silence religieux s'installa dans la cabine, puis Langtry s'éclaircit la gorge. « Et maintenant, capitaine, dit-il, il reste encore une formalité avant que vous nous accompagniez sur la planète, le Protecteur Benjamin et moi-même, afin de signer officiellement notre traité et d'être investie dans votre rôle de seigneur. » Honor se contenta de le regarder, trop ébahie par tout ce qui venait de se produire pour réagir autrement. Il lui sourit avant de se reculer et d'ouvrir la porte qui donnait sur la salle à manger de l'amiral. Alistair McKeon et Alice Truman apparurent, le sourire jusqu'aux oreilles. Honor ne comprenait plus rien. Elle croyait Alistair encore à bord de l'Intrépide avec Scotty Tremaine et les autres survivants, attendant de rentrer avec elle à Manticore. Pourtant il était là, en habit d'apparat (où l'avait-il déniché puisque toutes ses affaires s'étaient envolées avec le Troubadour?), portant une épée dans son fourreau. Alice était vêtue de façon tout aussi protocolaire et portait quant à elle un petit coussin en soie. Alice traversa la cabine et posa le coussin sur le sol. Puis elle tendit les mains et, à la grande surprise d'Honor, Nimitz lui sauta dans les bras. Alice fit un pas en arrière avec le chat sylvestre et se mit au garde-à-vous tandis qu'Alistair s'arrêtait à côté de Langtry. « Capitaine, à genoux, s'il vous plaît. » L'ambassadeur désigna le coussin et elle obéit comme dans un rêve. L'acier tinta lorsqu'il tira l'épée étincelante, et McKeon recula d'un pas derrière lui avec le fourreau avant de se mettre au garde-à-vous. « Par les pouvoirs qui me sont conférés en tant qu’ambassadeur de Sa Majesté auprès de Grayson et à sa demande express, agissant pour elle, en son nom et en tant que grand-croix de l'Ordre du Roi Roger, énonça Langtry de sa voix ?rave, je vous confère les rang, titre, prérogatives et devoirs de chevalier de l'Ordre du Roi Roger. » Il posa la lame rutilante sur l'épaule droite d'Honor, puis sur la gauche, puis sur la droite à nouveau tandis qu'elle le regardait fixement. Enfin il sourit et rabaissa. l'épée. « Levez-vous, darne Honor, dit-il doucement, et que vos actions à venir défendent l'honneur de la Reine aussi fidèlement que vos actions passées. »