PLAIES D'HONNEUR PROLOGUE « La section com confirme, monsieur. » Le Korvettenkapitiin Engelmann n'avait pas l'air d'en croire son propre rapport. « Vous plaisantez. » Le Kapitan der Sterne Huang Glockauer, Flotte impériale andermienne, commandant du croiseur lourd Gangying, braqua des yeux ébahis sur son second. « Un code dix-sept-alpha ? — Sans l'ombre d'un doute, monsieur. Ruihuan est catégorique. C'est ce qu'ils émettent depuis 1306. » Engelmann consulta l'horodateur mural. « Ça fait plus de six minutes; je ne pense donc pas qu'il s'agisse d'une erreur. — Alors ce doit être un problème technique », marmonna Glockauer en reportant son attention vers son répétiteur, où brillait l'icône du transporteur de quatre mégatonnes battant pavillon andermien à qui le Gangying venait de demander de s'identifier – une mesure de routine. » Qui serait assez bête pour passer juste à côté de nous en émettant un dix-sept-alpha, surtout en réponse à une procédure d'identification ? — Je ne conteste pas votre raisonnement, pacha », répondit Engelmann. Il savait que Glockauer ne s'adressait pas vraiment à lui, mais un second devait, entre autres, être l'alter ego de son commandant. Il était censé s'occuper du bon fonctionnement de son vaisseau, certes, mais cela ne représentait qu'un pan de son activité. Il devait aussi aider le commandant à mettre ses idées au clair si nécessaire, or la situation était tellement étrange que Glockauer avait grand besoin de son assistance. — D'un autre côté, poursuivit le second, j'ai déjà vu des pirates agir de façon très stupide, au fil des ans. — Moi aussi. Mais jamais à ce point. — J'y ai réfléchi, pacha, répondit Engelmann, hésitant, et je me demande s'ils sont réellement idiots ou si quelqu'un d'autre ne serait pas sournois. — Comment ça ? — Eh bien, toutes les compagnies commerciales savent que si un de leurs vaisseaux est pris, le coupable voudra faire illusion devant les bâtiments militaires qu'il croisera. Mais la plupart des flottes ont au moins en mémoire la liste des cargos de leur propre nation, y compris les codes de transpondeurs associés aux signatures énergétiques. Les pirates savent donc également qu'ils courent le risque qu'une équipe de détection et de com vigilante procède à une vérification et remarque une anomalie s'ils se servent de, faux codes de transpondeurs. » Il haussa les épaules. « C'est pourquoi ils continuent souvent d'utiliser le code d'origine jusqu'à ce que leur prise soit en sécurité quelque part plutôt que d'en générer un faux. — Bien sûr », dit Glockauer comme le second marquait une pause. Son commentaire aurait pu paraître agacé puisque Binyan Engelmann répétait ce que tous deux savaient parfaitement. Toutefois il reconnaissait le ton que celui-ci employait : il avait une idée derrière la tête, et le commandant était prêt à lui laisser le temps de poser les jalons nécessaires. — Ce que je me demande, pacha, c'est si quelqu'un de Reichenbach n'aurait pas trouvé un moyen de mettre à profit cette pratique. Imaginez qu'on paramètre le logiciel de la balise pour rajouter un dix-sept-alpha au code de transpondeur au cas où le vaisseau serait pris. Dans cette hypothèse, on pourrait avoir bricolé le reste des programmes de façon à éliminer le dix-sept-alpha lorsque le code de transpondeur est renvoyé à l'équipage de pont. — Vous sous-entendez qu'un membre de l'équipe de commandement aurait activé une chausse-trappe dans le programme du transpondeur en comprenant que le bâtiment allait être abordé par des pirates ? — Je dis que ce serait possible, fit Engelmann. Songez-y. Les vaisseaux marchands ne peuvent se défendre contre un pirate. Ils ne sont pas armés et ne gagneraient rien à résister à l'abordage, sinon de s'assurer un véritable massacre une fois les assaillants à bord. Alors, si l'équipe de commandement s'est crue capable de réussir ce que j'envisage, elle a dû être drôlement tentée d'essayer. — Mmm. » Glockauer se frotta la lèvre d'un air songeur. — Vous avez raison, dit-il au bout d'un moment. Surtout si les pirates ont décidé de maintenir l'équipage d'origine en vie et de le forcer à manœuvrer le vaisseau pour eux. Sa meilleure chance de salut – la seule, en réalité – consisterait à ce que les pirates tombent sur un bâtiment de guerre qui comprenne, d'une façon ou d'une autre, que le cargo a été pris. » Il se frotta encore la lèvre tout en méditant le scénario dont ils venaient de discuter. Le dix-sept était un code de transpondeur universel des flottes marchandes, toutefois beaucoup plus courant dans les mauvais romans d'aventure que dans la réalité. Il signifiait « Je suis en cours d'abordage par des pirates », mais émettre ce code ne servait à rien s'il n'y avait pas un vaisseau de guerre ami juste à côté quand l'agresseur se manifestait. En de très rares occasions, un pirate pouvait interrompre une attaque face à un code dix-sept s'il pensait qu'un bâtiment de guerre se trouvait à portée de signal et d'intervention. Toutefois, c'était si exceptionnel que bon nombre de commandants de la flotte marchande préféraient ne jamais émettre le code dix-sept : on avait vu des pirates se venger de manière terrifiante sur ceux qui avaient voulu leur résister... ou appeler à l'aide. Le dix-sept-alpha était encore plus inhabituel, cependant. Il ne signifiait pas « Je suis en cours d'abordage par des pirates » mais « J'ai été abordé et pris par des pirates ». En toute franchise, Glockauer ne se rappelait pas avoir jamais entendu parler d'une émission de dix-sept-alpha en dehors des exercices d'entraînement de la flotte. « N'empêche que ce serait risqué, reprit-il au bout d'un moment, livrant sa réflexion à haute voix. Si le nouvel équipage de la prise activait le transpondeur alors que le vaisseau agresseur est encore suffisamment proche pour le capter, celui-ci s'en rendrait compte en un clin d'œil, quelles que soient les modifications apportées au logiciel de communication du cargo. Même si les pirates ne déclenchaient pas le transpondeur pendant que leurs copains se trouvent encore à portée, ils finiraient bien par faire escale quelque part, et là quelqu'un détecterait le code. Ce qui aurait à coup sûr des conséquences très déplaisantes pour celui qui aurait activé la chausse-trappe. — À n'en pas douter, répondit Engelmann en haussant les épaules. D'un autre côté, il se pourrait que quiconque a eu cette idée se soit dit qu'entre l'éventualité que l'équipage ait déjà été massacré et celle qu'il le soit de toute façon en atteignant la destination finale, le jeu en valait la chandelle s'il offrait même à un seul matelot une chance infime d'être secouru. — En effet. Et j'imagine qu'on aurait pu intégrer quelques précautions supplémentaires à ce logiciel hypothétique. Par exemple, supposez que le programme soit conçu pour retarder l'activation du dix-sept-alpha. Qu'il émette un code normal pendant vingt-quatre à trente-six heures avant d'y ajouter le dix-sept, et il y aurait de fortes chances que le croiseur pirate soit largement hors de portée au moment critique. Et le programme pourrait aussi être paramétré pour faire taire le code dix-sept après un délai donné, ou dans des circonstances particulières – au premier retour en espace normal, par exemple. — Possible. Ou peut-être plus simple encore : s'ils ont déclenché leur balise, c'est uniquement parce que nous avons exigé une identification, pacha. Or nous nous sommes identifiés en tant que vaisseau de guerre à cette occasion. — Voilà une remarque très judicieuse, Binyan. Si le logiciel est conçu pour accoler automatiquement le dix-sept-alpha à toute identification requise par un bâtiment de guerre et en aucune autre circonstance... — Tout à fait, répondit le second. Toutefois il aurait été appréciable – en admettant que notre théorie ait un fond de vérité – qu'on se donne la peine de nous avertir, chez Reichenbach, qu'on s'apprêtait à prendre ce genre de mesure. — Ce n'est peut-être pas une décision qui concerne toute l'entreprise, fit Glockauer. Certes, le vieux Reichenbach est né avec un balai dans le cul et il dirige sa compagnie comme il l'entend. Je le vois bien ordonner que cette précaution soit appliquée sans même en parler à ses commandants. D'un autre côté, cela pourrait être l'idée ingénieuse d'un commandant précis. Une initiative isolée, si on veut, dont Reichenbach lui-même ignore tout. — Ou alors, autre supposition, il ne se passe rien de spectaculaire du tout, répliqua encore Engelmann, adoptant l'un des autres rôles dévolus aux seconds en se faisant l'avocat du diable. Il se pourrait simplement qu'un officier de com ait commis une grosse bourde et accidentellement déclenché un code d'urgence sans même s'en rendre compte. — Envisageable, mais peu probable. Comme vous le disiez, leur propre équipement de com devrait avoir détecté le signal, à ce stade... à moins qu'une bonne raison l'en empêche. De toute façon, nous n'avons pas d'autre choix que d'agir en partant de l'hypothèse que le signal est authentique. — En effet, monsieur. » Ils reportèrent leur attention vers la carte. L'icône verte du cargo, toujours associée au code de transpondeur alphanumérique correspondant au VMA Karawane et cerclée de l'écarlate signalant un code dix-sept-alpha, traversait lentement l'afficheur. Glockauer examina attentivement les barres de données puis tourna la tête vers l'officier tactique du Gangying. — Que donne votre solution d'interception, Shilan ? — Nous pouvons le rattraper sans problème, monsieur, lui assura le Kapitiinleutnantin Shilan Weiss. Et nous sommes capables de produire le double de son accélération maximale. » Elle haussa les épaules. « Impossible qu'il nous échappe. Même s'il faisait demi-tour et s'enfuyait à toute vitesse dès maintenant, nous pourrions opérer une interception zéro-zéro une bonne minute avant l'hyperlimite. — Shilan a raison, pacha, intervint Engelmann. Mais lui donner la chasse serait une solution brutale au problème. » Il eut un sourire pincé, l'air mauvais. « Je dois reconnaître que je préférerais de loin trouver un brillant stratagème qui pousse ces salopards à nous laisser les approcher sans déployer tous ces efforts. — Pas dans cet univers, Binyan, renifla Glockauer. Bien sûr, à supposer qu'ils aient avec eux quelqu'un qui sache aussi bien compter que Shilan, ils comprendront dès que nous nous lancerons à leur poursuite qu'ils ne peuvent pas se sauver. La seule réaction véritablement logique de leur part consisterait à se mettre aussitôt en panne en espérant que nous soyons d'humeur à prendre des prisonniers plutôt qu'à les fusiller sans autre forme de procès. Mais qu'ils le voient de cet œil ou non, il n'y a pas moyen de faire croire à un équipage de pirates, si stupides fus-sent-ils, que laisser un croiseur lourd entrer à leur portée soit une bonne idée. — Je crains que vous n'ayez raison sur ce point, pacha, reconnut Engelmann. Et ils ne manqueront pas de nous voir arriver, en prime. — Sûrement pas », acquiesça Glockauer d'un air ironique. Il regarda le répétiteur quelques secondes encore puis hocha la tête pour lui-même. « Très bien, Shilan. Puisqu'il est inutile de donner dans la finesse, autant être bruts et directs. Placez-nous sur une trajectoire d'interception sous cinq cents gravités. Ruihuan, poursuivit-il en se tournant vers le Kapitiinleutnant Hoffner, son officier de communication, je veux que vous les héliez. Dites-leur qui nous sommes et "suggérez-leur" de mettre en panne avant abordage. — À vos ordres, monsieur ! lança Hoffner dans un sourire. — Et histoire d'appuyer un peu la suggestion de Ruihuan, reprit le commandant, pourquoi ne mettriez-vous pas carrément en ligne vos systèmes de visée, Shilan ? Quelques échos radar et lidar longue portée devraient les aider à se convaincre de notre sérieux. — À vos ordres, monsieur. » Weiss eut un sourire au moins aussi mauvais que celui d'Engelmann, et elle se retourna vers son pupitre et ses instruments de détection tandis que le croiseur lourd modifiait sa trajectoire. Glockauer lui rendit son sourire, fit signe à Engelmann de gagner son poste puis se renfonça dans son fauteuil de commandement en attendant la réponse du Karawane aux exigences de Hoffner. Son regard revint à l'icône brillant sur le répétiteur, et il perdit le sourire. La piraterie était un éternel problème ici, dans la Confédération silésienne. La Silésie n'avait jamais été plus qu'un effondrement politique en progrès dans ses bons jours; or, en cette mille neuf cent dix-huitième année de la diaspora humaine à travers les étoiles, ses jours étaient tout sauf bons. En réalité, la situation se dégradait sans cesse depuis quinze ans T, même par rapport aux normes locales déjà délabrées. Si Glockauer et tous les officiers andermiens répugnaient à le reconnaître, la Flotte royale manticorienne était néanmoins depuis plus de deux siècles le principal instrument de répression de la piraterie au sein de la Confédération. La flotte de l'Empire andermien n'avait acquis l'envergure et les effectifs nécessaires à prétendre exercer un pouvoir de police significatif à long terme dans la région que dans les cent dernières années. Glockauer le savait, de même qu'il comprenait que jusqu'à cinquante ans plus tôt — soixante-quinze au grand maximum — la flotte marchande andermienne était trop négligeable pour justifier qu'on investisse afin de gonfler les forces légères de la flotte au point de lui permettre de mettre un véritable frein aux raids sanglants des pirates et corsaires de la Confédération. Évidemment, même si la répression de la piraterie faisait partie des responsabilités naturelles de tout officier spatial, l'intérêt de l'Empire pour la Silésie ne s'était jamais limité aux pertes de ses compagnies de fret — cela n'avait même jamais été une priorité. Le véritable intérêt des Andermiens pour la Confédération s'était toujours concentré sur des questions de sécurité des frontières et une éventuelle expansion. Il aurait été pour le moins maladroit de l'admettre à voix haute, mais quiconque au sein de l'Empire, de la Confédération ou du Royaume de Manticore possédait un Q. I. supérieur à celui d'un caillou n'entretenait aucune illusion à cet égard. En tout cas, les Manticoriens avaient bien vite muselé les prétentions de l'Empire à exercer sa souveraineté dans la Confédération, qu'ils considéraient avec une arrogance déprimante comme leur chasse gardée. Les cruelles exigences de la guerre contre la République populaire de Havre avaient toutefois détourné la FRM de son rôle traditionnel de policier de Silésie. Cette tendance s'était accentuée pendant les cinquante ou soixante dernières années T, tandis que la FRM augmentait ses effectifs pour faire face aux Havriens, pour culminer dans les quatorze ou quinze années précédentes, après le début des hostilités. Glockauer n'était pas censé être au courant des débats internes qui agitaient au plus au niveau la flotte et le ministère des Affaires étrangères sur la façon dont l'Empire devait réagir à la fois devant la situation locale qui se dégradait sans cesse et la belle occasion que lui offraient les ennuis des Manties. Là encore, toutefois, seul un imbécile ne s'en serait pas douté. D'un côté, les Manticoriens étaient occupés par les Havriens, et la tentation était presque irrésistible de satisfaire les ambitions territoriales que l'Empire entretenait de longue date pendant que la FRM avait trop de pain sur la planche pour réagir de manière efficace. D'un autre côté, le Royaume stellaire était le repoussoir de l'Empire contre l'expansionnisme insatiable de la République populaire. Finalement, la realpolitik l'avait emporté, comme souvent dans la politique étrangère impériale. Il aurait peut-être été satisfaisant de s'arroger le contrôle total de sa sphère d'intérêt légitime au sein de la Confédération, mais chatouiller Manticore alors que le Royaume luttait pour survivre face à une nation qui ne dédaignerait pas de gober l'Empire dans la foulée aurait pu se révéler fatal. L'Empire andermien avait donc choisi de rester e neutre » en faveur du Royaume. Mais la FRM avait obtenu une victoire brutale et stupéfiante sur la Flotte populaire, bien plus complète qu'on ne s'y attendait. Pour ce que Glockauer en savait, personne dans les rangs des services de renseignement spatiaux n'avait pressenti le coup fatal que les Manties se préparaient à porter. De toute évidence, les renseignements savaient au moins vaguement ce que mijotait la R & D manticorienne. Les améliorations récentes et en cours du matériel de la FIA en étaient la preuve, surtout à la lumière des rapports que Glockauer avait lus concernant les nouvelles armes et tactiques des Manticoriens. Mais il doutait fort que, dans l'Empire, on ait apprécié l'étendue de la supériorité qualitative de la FRM sur son adversaire jusqu'à ce que l'amiral de Havre-Blanc ne presse la détente. En toute justice, la FRM aurait alors dû reprendre ses positions d'avant-guerre dans la Confédération. Elle s'en était abstenue et, par certains côtés, la situation était pire encore qu'avant le conflit. Les Manticoriens n'avaient pas regonflé les rangs de leurs forces légères à leur niveau habituel, et la piraterie florissait donc sans véritable obstacle dans l'essentiel de la Confédération. Pire, certains des « pirates » du cru avaient acquis des bâtiments plus perfectionnés. Aucun plus gros qu'un croiseur, mais, à ce jour, les Manties et la FIA avaient détruit au moins trois vaisseaux qui avaient... quitté le service de la République populaire de Havre et fui au loin en quête d'une herbe plus verte. Par conséquent, non seulement le taux d'activités illégales s'était accru, mais leur envergure également, et l'on voyait davantage de raids planétaires en sus des actes de piraterie classiques. Selon les dernières estimations des services de renseignement, près d'un quart de million de Silésiens avaient été tués l'année passée. Une goutte d'eau au regard de la population totale de l'immense Confédération, mais un nombre horrible pris isolément. Néanmoins, si les Manties n'avaient pas regonflé leurs forces légères, ils avaient bel et bien établi un traité les liant à la République de Sidemore dans le système du Marais. Ces huit dernières années T, Sidemore avait vu l'établissement d'une base spatiale assez puissante, malgré le besoin qu'avait la FRM de concentrer ses efforts contre les Havriens. La localisation du système du Marais, à la limite des frontières mal définies de la Confédération et au bord du segment menant de l'Empire en Silésie sur la « route triangulaire » du commerce manticorien, en faisait une base logistique idéale pour les opérations de la FRM en Silésie du sud-ouest. Si ce n'était l'envie de le faire lui-même, Glockauer ne voyait pas d'objection à regarder les Manticoriens taper sur les pirates. Et leurs flottilles basées dans le Marais leur avaient permis de pacifier de façon remarquable un bon dixième du territoire de la Confédération. Mais ils y avaient réussi en établissant une présence dans un secteur où ils avaient toujours refusé que les Andermiens fassent de même. Or, si une nation avait un intérêt légitime à contrôler la situation en Silésie pour protéger ses frontières et son intégrité territoriale, c'était bien l'Empire et non le Royaume stellaire. Pire, les Manticoriens avaient stationné sur leur nouvelle base de Sidemore une force d'intervention complète, soit deux escadres du mur en sous-effectif ainsi que des croiseurs de combat et croiseurs en soutien. Ostensiblement, ces forces, bien plus lourdes que ne l'exigeaient de légitimes opérations anti pirates, devaient protéger l'espace confédéré de toute nouvelle intrusion d'escadres havriennes effectuant des raids contre les vaisseaux marchands. Selon la position officielle de Manticore — à laquelle les opérations indépendantes de vaisseaux isolés anciennement estampillés SerSec ou Flotte populaire apportaient un certain poids —, la véritable (et unique) raison de ce traité avec Sidemore tenait à la volonté d'éviter toute reprise des raids havriens contre le commerce au sein de la Confédération. Nul n'y croyait un seul instant dans l'Empire, et le mécontentement face à l'attitude tyrannique des Manticoriens grandissait sans cesse depuis cinq ans T environ. Maintenant que la République populaire avait été vaincue militairement, traité de paix signé ou non, ce prétexte à la présence de la FRM dans le Marais était de moins en moins crédible. Le mécontentement qu'il générait avait grandi en proportion, et Glockauer soupçonnait que les considérations de politique étrangère qui avaient prévalu pour éviter toute confrontation avec Manticore s'affaiblissaient rapidement. Il n'avait aucune idée de ce à quoi cela les mènerait en fin de compte. Non, ce n'était pas tout à fait vrai. Il avait une idée très précise de comment cela pourrait bien se terminer... Il espérait simplement avec ferveur que cela n'adviendrait pas. En dépit des améliorations récentes et en cours de la puissance de combat de sa flotte et malgré l'imbécillité manifeste du nouveau Premier Lord de l'Amirauté manticorienne, il n'avait aucune envie d'affronter la flotte qui avait fait la preuve de sa capacité indéniable à annihiler la Flotte populaire autrefois si puissante. Mais pour l'instant, songea-t-il en regardant l'icône du Karawane modifier sa trajectoire sur son répétiteur, se détournant en un effort futile pour échapper à son bâtiment plus agile, il n'avait pas à s'inquiéter des Mancies. Son seul souci était les atrocités que ses équipes d'abordage risquaient de découvrir à bord du vaisseau marchand en fuite. L'expérience lui soufflait que ce ne serait pas joli. « Un message du commodore Zrubek, monsieur. » L'amiral Lester Tourville, comblé de ne plus être le citoyen amiral Tourville, quitta des yeux son répétiteur à l'annonce du lieutenant de vaisseau Eisenberg. Il lui paraissait encore bizarre de voir la jeune femme sur son pont d'état-major, mais Thomas Theisman avait sans doute raison. Les états-majors bien rodés que Javier Giscard et lui avaient montés ces dernières années avaient joué un rôle capital dans le succès des forces d'intervention placées sous leurs ordres. Mais, si précieuses fussent-elles, ces équipes de commandement éprouvées n'étaient pas irremplaçables. Javier et lui les avaient bâties une fois, ils pouvaient recommencer s'il le fallait et, entre-temps, ces états-majors splendidement formés étaient trop précieux pour qu'ils les accaparent en égoïstes. Les subordonnés avec qui Tourville avait combattu les Mandes pendant près de dix ans étaient donc passés à d'autres fonctions, profitant de promotions trop longtemps repoussées. D'un autre côté, son nouvel officier de com, le lieutenant Anita Eisenberg, était encore plus « nouvelle » que le reste de son personnel. Son affectation sous son commandement remontait à moins de six mois, et il avait du mal à se faire à son extrême jeunesse. Il devait sans cesse se répéter qu'à seulement vingt-huit ans cette blonde carrée n'était pas la gamine dont elle avait l'air. Ayant bénéficié d'un traitement prolong de troisième génération, elle paraissait à peu près douze ans, ce qui n'aidait pas, de même que sa taille : à peine plus d'un mètre cinquante. En vérité, elle était bel et bien très jeune pour son grade, mais c'était le cas de bon nombre d'officiers de la flotte de Havre désormais. Et, malgré un goût marqué pour le formalisme militaire, elle affichait des compétences et une confiance en soi qui contrastaient avec sa jeunesse indéniable. Il écarta une fois de plus cette idée, non sans se dire que cette impression avait peut-être aussi à voir avec la fatigue qui lui faisait ressentir jusqu'à la moelle chaque mois de son âge beaucoup plus avancé, et il lui fit signe d'approcher de son fauteuil de commandement. Elle lui tendit un bloc-mémo électronique, et un homme aux cheveux noirs le fixa depuis le petit écran lorsqu'il enfonça le bouton LECTURE. — Vous aviez raison, monsieur, commença le commodore Scott Zrubek sans préambule. Ils essayaient de nous attirer dans un piège, comme vous le soupçonniez. J'ai donc maintenu le reste de l'escadre à portée maximale et envoyé deux divisions de contretorpilleurs examiner de plus près ces "vaisseaux marchands". Je crois qu'il y a eu un léger changement de direction quand ils ont vu ce que nous faisions. » Zrubek pouvait se fendre de sourires vraiment mauvais, remarqua Tourville, satisfait. « Il semble qu'ils avaient rempli leurs hangars de capsules lance-missiles, poursuivit le commodore. Ils espéraient manifestement que nous approcherions assez pour leur donner l'occasion de lancer les capsules, mais quand ils ont compris que nous n'allions pas faire entrer les bâtiments lourds à leur portée, quelqu'un s'est dit qu'ils ne réussiraient qu'à nous mettre très en colère en détruisant les contre-torpilleurs. Alors, puisque nous avions refusé de tomber dans leur embuscade et que ces vaisseaux marchands ne pouvaient absolument pas nous échapper, ils ont décidé de reconnaître les faits et de se rendre tant que nous étions d'humeur à faire des prisonniers. Hélas, d'après les rapports préliminaires, on dirait que leur commandant avait des intentions différentes, et apparemment son second lui a logé une balle dans la nuque pour le faire changer d'avis. » Tourville grimaça. Ce genre d'incidents se multipliaient dernièrement et, dans l'ensemble, il devait sans doute y voir un bon signe. Mais cela ne rendait pas moins laid le scénario que Zrubek venait de décrire. — En tout cas, monsieur, reprit le commodore, nous avons les vaisseaux marchands, et l'essentiel de trois des anciens bataillons d'intervention de SerSec qui servaient en tant que fusiliers — plus ou moins. Certains des gars de SerSec n'ont peut-être été enrôlés qu'au moment où Saint-Just s'est fait virer, mais j'ai l'impression que la plupart sont des durs de durs. Un ou deux ont même voulu se battre quand nous les avons abordés, et mon officier de renseignement confronte en ce moment leurs noms à la base de données. Je ne serai pas surpris si certains apparaissent sur la liste ordonnant de tirer à vue. » En attendant, nous contrôlons les six vaisseaux, qui selon mes estimations emportent l'équivalent du chargement de deux ou trois supercuirassés en capsules lance-missiles. Mes gars sont en train d'aspirer le contenu des ordinateurs, et les propriétaires précédents étaient trop occupés à marchander leurs vies et à se rendre pour se soucier de vider les mémoires. Nos équipes de cryptographie sont prêtes à effectuer une première analyse des sections sécurisées, et je fais préparer des téléchargements complets destinés au vaisseau amiral. » Je pense pour l'instant que Carson a envoyé ces pauvres dindons nous ralentir parce qu'il manque cruellement de véritables bâtiments de guerre. Je ne serais pas étonné de mettre la main sur les codes IAE de ses champs de mines, par-dessus le marché. D'un autre côté, il pourrait se montrer assez rusé pour nous en refiler de faux, donc je n'ai pas l'intention de me fier à de soudaines inspirations sans votre autorisation préalable. La situation dans ce secteur devrait être parfaitement en ordre d'ici cinq à six heures. Je vais placer des équipages réduits sur les vaisseaux marchands et les renvoyer vers Havre; sauf accident, je devrais retrouver le reste de la flotte au plus tard à 17:oo le 23. La population locale a l'air assez contente de nous voir, et je ne pense pas qu'il faille une garnison très étoffée pour tenir la planète, je ne m'attends donc pas à prendre de retard. » Zrubek, terminé. » L'écran se vida, et Tourville hocha la tête d'un air approbateur. Zrubek faisait partie de cette nouvelle génération d'officiers généraux que Javier et lui préparaient depuis trois ans. Cette mission — nettoyer le système de Montague des vestiges hétéroclites des forces du citoyen général Adrien Carson — était la première véritable opération en solo du commodore, et il paraissait avoir brillamment réussi l'examen. Exactement comme Tourville s'y attendait en l'envoyant. À plusieurs titres, Montague n'était qu'une opération de formation un peu musclée, mais si Zrubek avait versé dans l'excès de confiance et s'était aventuré à portée de la puissance de feu que transportaient apparemment les cargos de Carson, le résultat aurait pu être tout autre. C'est pourquoi Tourville avait voulu s'assurer que son poulain était réellement aussi prêt à assumer un commandement indépendant qu'il le pensait. Bizarre, songea-t-il. Pendant toutes ces années sous la botte de SerSec, je croyais que le peloton d'exécution était le pire qui puisse m'arriver. Aujourd'hui SerSec a vécu, et à la place je m'inquiète de savoir si ceux que j'envoie à la tête de groupes d'intervention vont me les ramener en un seul morceau. C'est marrant comme l'éventualité de me faire fusiller m'empêchait moins de dormir. Il renifla avec ironie à cette réflexion puis plissa le front, songeur. Maintenant que Montague était écarté, Carson ne tenait plus que deux systèmes stellaires sous son contrôle direct. Le citoyen amiral Agnelli, son allié théorique, en contrôlait actuellement trois autres, mais Agnelli et Carson étaient de drôles d'associés depuis le début. C'étaient deux ambitieux, mais Carson continuait apparemment à vouer une loyauté authentique à l'ordre nouveau instauré par le comité de salut public. Le grade élevé qu'il avait atteint au sein de SerSec sous le gouvernement précédent n'y était sans doute pas étranger, et le personnage était franchement haïssable, grand amateur de méthodes brutales et de terreur en tant qu'instruments de contrôle des masses. Néanmoins, certains éléments indiquaient qu'il était motivé par autre chose que l'appât du gain. En revanche, nul ne serait jamais assez bête pour en dire autant de Federico Agnelli. Tourville se répéta qu'il était peut-être partial du fait qu'il connaissait celui-ci depuis de longues années et avait passé tout ce temps à le détester. Toutefois il n'émettait cette réserve que pour la forme car, malgré tous ses efforts, il ne lui trouvait pas une qualité susceptible de le racheter. C'était un officier aux compétences tactiques limitées, doté pourtant d'une foi marquée en sa propre infaillibilité. Il s'était rallié à la cause du comité non parce qu'il croyait ce que Robert Pierre et Oscar Saint-Just avaient promis au peuple, mais parce que cela lui offrait l'occasion d'obtenir un pouvoir personnel, et il s'était livré au jeu politique avec une adresse qui lui faisait étrangement défaut dans le domaine de la tactique spatiale. Au moins deux officiers généraux connus de Tourville avaient été fusillés parce qu'ils se trouvaient sur le chemin d'Agnelli, qui avait convaincu SerSec qu'il s'agissait d'« ennemis du peuple » afin de s'en débarrasser. Par conséquent, si Carson était en aussi mauvaise posture que Tourville l'estimait, notamment après la perte de Montague, Agnelli limiterait ses pertes en un clin d'œil et abandonnerait son « allié » à son triste sort. Une réaction stupide de sa part, en réalité, puisqu'elle le laisserait affronter tout seul la douzième force lorsque Tourville s'occuperait de lui, en son temps. Mais il pensait sans doute qu'un autre luron apparaîtrait, qu'il ferait jouer contre le gouvernement central. Après tout, il y était toujours parvenu jusque-là, et il avait résisté aussi bien à toute opposition en interne qu'à la Flotte républicaine pendant près de trois ans et demi ce faisant. Hélas pour lui, cela ne serait bientôt plus possible, se dit Tourville avec une satisfaction simple et profonde. Thomas Theisman, Giscard et lui se trouvaient face à une tâche décourageante quand ils avaient entrepris de terrasser l'hydre des menaces contre la sécurité du nouveau gouvernement. S'il avait eu le choix, Tourville n'aurait jamais accepté de s'engager dans le processus de liquidation du nœud de vipères fait d'alliances changeantes et de trahisons qui reliait tous ceux persuadés de pouvoir prétendre à gouverner la République populaire de Havre aussi légitimement que les tombeurs du comité. Malheureusement, il n'avait pas eu le choix, pas davantage que Thomas Theisman. Et la bonne nouvelle, c'était que très peu des seigneurs de la guerre et caïds en puissance qui avaient fait cavaliers seuls figuraient encore dans le paysage. Ce qui expliquait pourquoi Federico Agnelli allait se trouver fort dépourvu au moment de remplacer un allié comme Carson. Peut-être sommes-nous sur le point de nettoyer le secteur au complet, se dit Tourville en s'autorisant un certain optimisme. Et si nous pouvons le faire ici, il ne nous restera que deux ou trois sites véritablement problématiques à gérer. Mon Dieu. Thomas et Héloïse avaient raison dès le début. Nous allons vraiment gagner ce combat. Il secoua la tête, stupéfait de se découvrir téméraire au point d'oser envisager une telle issue, puis il leva les yeux et rendit le bloc-mémo à Eisenberg. « Merci, Anita, dit-il d'un air grave. Veillez à ce qu'une copie de ce message soit jointe à notre prochain rapport destiné à La Nouvelle-Paris, voulez-vous ? — Bien sûr, monsieur. » L'officier de com glissa le bloc sous son bras, se mit au garde-à-vous avec une précision digne de la parade, pivota sur les talons et regagna son poste d'un pas militaire. Tourville la regarda faire en s'efforçant de ne pas sourire trop ouvertement. L'amiral Michel Reynaud, service d'Astrocontrôle de Manticore, regrettait son ancien bureau, et personne n'avait l'air de vouloir lui exprimer beaucoup de sympathie face à cette perte –ce qui était sans doute logique, il le reconnaissait. Après tout, son bureau à bord de la station spatiale de Sa Majesté Héphaïstos, tout neuf, magnifique, immense, luxueux et autres adjectifs dithyrambiques, n'était que l'un des avantages en nature qui avaient accompagné sa promotion récente, et il ferait sans doute mieux de cesser de geindre pour en profiter. Simplement, si splendide soit-il, ce n'était pas l'antre qu'il avait passé ces quinze dernières années à aménager précisément comme il l'entendait. Et puis il préférait largement son ancien poste au nouveau. Enfin, non, ce n'était pas exact. Il préférait juste les gens pour qui il travaillait à l'époque. Il se cala dans le confort éhonté d'un fauteuil qui épousa automatiquement ses formes et, d'un mouvement décidé, posa les pieds au beau milieu de son immense sous-main. Puis il croisa les mains derrière la tête et leva les yeux au plafond tout en réfléchissant aux effets pervers de la réussite. Quand on l'avait envoyé dans le système de Basilic, alors qu'il était encore officier subalterne, il ne s'agissait pas franchement d'un poste prestigieux. En réalité, nul n'était encore certain que le Royaume stellaire de Manticore allait garder la main sur ce site et, si les libéraux ainsi que l'association des conservateurs l'avaient emporté, ce n'aurait pas été le cas. Mais ces isolationnistes mal assortis n'avaient pas eu gain de cause et, sur les cinquante ans suivants, Basilic était devenu un territoire essentiel et précieux. Le trafic transitant par le terminus local du nœud du trou de ver manticorien avait augmenté par bonds successifs jusqu'à représenter presque un tiers de tout le trafic du nœud, et le lieutenant de vaisseau Reynaud était progressivement passé capitaine de frégate, capitaine de vaisseau, jusqu'à devenir l'amiral Reynaud, officier commandant l'Astrocontrôle de Basilic. C'est alors, bien sûr, que les Havriens avaient détruit toute l'infrastructure du système. La douleur déforma le visage de Reynaud au souvenir du raid dévastateur qui avait réduit à néant un demi-siècle d'investissements et de développement. Hangars, installations de maintenance, cales de construction, satellites solaires, fermes orbitales, habitats provisoires, usines et raffineries orbitales. Ça avait été l'attaque havrienne la plus réussie de toute la guerre, et Reynaud l'avait vue de beaucoup trop près. En effet, l'Astrocontrôle figurait également sur la liste de l'ennemi, et seule l'arrivée à point nommé de la Huitième Force l'avait sauvé. Et, il le reconnaissait, lui-même lui devait sans doute la vie. Mais cela remontait à cinq années T. Aujourd'hui, Basilic se reconstruisait, et ce beaucoup plus vite que quiconque – Reynaud y compris – ne l'aurait cru possible avant l'assaut. Sans doute en partie parce que, là où l'infrastructure d'origine n'avait grandi qu'à mesure que le besoin s'en faisait sentir, les installations de remplacement avaient été conçues et bâties pour satisfaire des exigences établies et bien comprises. Un autre facteur, il l'admettait à contrecœur, tenait au fait que le gouvernement Haute-Crête avait vu dans la reconstruction de Basilic l'occasion rêvée de consacrer des sommes colossales à des projets publics. Non seulement cela créait des emplois – considération non négligeable, maintenant que la flotte réduisait ses effectifs et que les personnels démobilisés saturaient le marché du travail – mais cela collait aussi parfaitement avec le slogan de Haute-Crête : « Nous bâtissons la paix. » Tu parles qu'ils « bâtissent la paix », songea Reynaud avec dégoût. Ces imbéciles n'auraient sûrement pas pu mener la guerre! Mais j'imagine que Basilic n'est pas une escroquerie au même titre que certains autres de leurs programmes. Et c'était la véritable raison pour laquelle il n'appréciait pas son poste actuel, s'avoua-t-il. Pas seulement parce qu'il l'éloignait de Basilic alors que le système se remettait seulement sur pied, mais parce qu'à ses yeux le programme qu'il avait été choisi pour diriger – une fumisterie de plus – ne devait son existence qu'aux retombées positives en termes d'image que Haute-Crête et ses acolytes en attendaient. Soyons honnête, se tança-t-il. Ils gonflent peut-être le budget et ils exploitent leur petite idée à fond sur le plan politique, mais il était vraiment temps qu'on soutienne un peu Kare. je déteste juste tout ce battage. Et puis il se trouve également que je ne considère pas le gouvernement comme l'instance idéale pour lui apporter ce soutien. Et je déteste sincèrement que des gens comme Makris regardent par-dessus mon épaule... ou harcèlent ceux qui travaillent pour moi. Et... Il s'imposa de cesser d'en rajouter à la liste de ce qui lui déplaisait dans sa situation. Et puis, il le reconnaissait dans son for très intérieur, bon nombre de ses raisons se réduisaient simplement au fait que le baron de Haute-Crête et ses amis veilleraient à tirer tout le mérite de ses résultats, et il détestait cette idée. Il fixa encore un peu le plafond d'un œil noir puis consulta son chrono, soupira, remit ses pieds à leur place naturelle et laissa le fauteuil se redresser. En parlant du professeur Kare... La porte – ce mécanisme était bien trop splendide pour qu'on le taxe de « sas », même ici, à bord de l'Héphaïstos – s'ouvrit pile à l'heure dite. Ce n'était pas le fait du professeur Jordin Kare, qui arrivait rarement où que ce soit à l'heure, Reynaud le savait. Trixie Hammitt, la secrétaire de l'amiral, en revanche, était ponctuelle jusqu'à l'obsession, au point de compenser les retards de tout un régiment de Kare. L'amiral se leva derrière son bureau, souriant et main tendue, tandis que Trixie faisait entrer l'homme dont le travail était au cœur des efforts actuels de la pompeusement nommée « Agence royale de recherches astrophysiques de Manticore ». Kare était un homme de taille moyenne; ses cheveux bruns se raréfiaient, et ses yeux semblaient hésiter entre le gris et le bleu. Il mesurait quinze bons centimètres de moins que Trixie, et la grande rousse débordant d'énergie et de nervosité avait l'air de laisser ébahi l'astrophysicien de renom. Ce qui se comprenait. Elle faisait le même effet à Reynaud et l'intimidait en prime. Le professeur Kare est arrivé, monsieur, annonça-t-elle d'un ton autoritaire, et Reynaud acquiesça. — Je constate. » Une lueur d'amusement brilla dans les yeux de son visiteur tandis qu'il lui serrait fermement la main. « Pourriez-vous veiller à nous commander des rafraîchissements, Trixie ? » Elle lui adressa un regard dur et appuyé, comme pour lui rappeler qu'elle était sa secrétaire, pas sa boniche. Mais elle finit par hocher la tête avant de se retirer, et il poussa un profond soupir de soulagement. « Je ne pense pas que nous réussirons à nous débarrasser d'elle aussi facilement pendant très longtemps, dit-il à Kare. — Nous sommes des hommes intelligents et très motivés, répondit le scientifique dans un sourire. Je suis sûr qu'à nous deux, vu ce qui nous attend sinon, nous devrions trouver un moyen de... détourner son attention. — Je devrais avoir honte, avoua Reynaud. Je n'ai jamais eu de secrétaire ni d'assistant qui fasse davantage d'heures et abatte autant de travail. Je le sais, et quelque part je l'apprécie énormément. Mais sa façon d'être aux petits soins lors de chacune de nos réunions me rend fou. — Elle fait simplement son travail... Enfin, je crois, répondit Kare. Bien sûr, j'ai aussi envisagé qu'elle soit secrètement à la solde de l'un des rivaux commerciaux du Royaume stellaire et qu'on l'ait chargée de faire définitivement capoter le projet en poussant à bout ses responsables. — Encore un de vos accès de paranoïa, railla Reynaud. — Je ne suis pas paranoïaque, on me harcèle, rectifia Kare. — Oui, sûrement. » Reynaud renifla, ironique, et fit signe à son visiteur de prendre place. Il aimait beaucoup Jordin Kare, et cela contribuait à l'ambiguïté de ses sentiments envers le projet tout entier. Évidemment, le professeur était un individu très sympathique malgré son côté distrait. C'était aussi l'un des plus brillants astrophysiciens qu'ait produits le Royaume stellaire, et il alignait au moins cinq diplômes universitaires – à la connaissance de Reynaud. Celui-ci soupçonnait le scientifique d'en posséder encore deux ou trois autres qu'il avait oublié de mentionner. C'était bien son genre. En le choisissant pour diriger le volet scientifique de l'Arram au moment de détacher l'agence de l'Astrocontrôle, Haute-Crête et compagnie avaient trouvé l'homme idéal pour cette tâche, même si Reynaud rechignait à l'admettre. Maintenant, s'ils voulaient bien ne plus traîner dans ses pattes et le laisser travailler... « Quelles découvertes éblouissantes me réservez-vous aujourd'hui, Jordin? s'enquit-il. — En fait, il se pourrait que j'aie quelque chose à annoncer, cette fois. » Son sourire s'était évanoui, et Reynaud se pencha en avant au ton sérieux inattendu qu'avait adopté le professeur. « Il se pourrait ? — Il est trop tôt pour en avoir la certitude, et je prie le ciel pour réussir à écarter les bureaucrates le temps que nous suivions cette piste, mais nous sommes peut-être sur le point de découvrir le site du septième terminus. — Vous plaisantez ? — Non, répondit Kare en secouant vigoureusement la tête. Les chiffres ne sont qu'exploratoires à ce stade, Michel, et nous sommes encore très loin de désigner un volume définitif. Même ensuite, bien sûr, nous mettrons une bonne année T, sans doute plutôt deux ou trois d'ailleurs, avant de progresser davantage. Mais, sauf lourde erreur de ma part, nous avons enfin corrélé assez de données de détection pour affirmer de manière catégorique qu'il existe bel et bien un septième terminus. — Mon Dieu », souffla Reynaud. Il se renfonça dans son fauteuil et secoua la tête. « J'espère que vous ne le prendrez pas mal, Jordin, mais je ne m'attendais vraiment pas à ce que nous le trouvions. Ça paraissait si improbable après toutes ces années. — Ce fut une quête difficile, et je vois d'ici au moins une demi-douzaine de monographies sortir pour la raconter – sans doute davantage. Vous savez, les calculs théoriques d'origine étaient très ambigus, et cela fait seulement quinze ou vingt ans que nos Warshawskis sont assez sensibles pour récolter les données d'Observation dont nous avions besoin pour les confirmer. Et, ce faisant, nous avons repoussé les frontières de la théorie des trous de ver plus loin que quiconque ces cent dernières années. Mais le terminus existe et, pour la première fois, je suis persuadé que nous allons le trouver. — En avez-vous parlé à d'autres ? demanda Reynaud. — Sûrement pas ! » Kare renifla brutalement. « Après la façon dont ces imbéciles d'attachés de presse assoiffés de publicité ont couru tout raconter aux médias la dernière fois ? — Ils ont réagi un peu prématurément, reconnut Reynaud. — "Un peu" ? s'exclama Kare en le fixant d'un air incrédule. Ils m'ont fait passer pour un excentrique égoïste et vaniteux prêt à clamer qu'il avait découvert tous les secrets de l'univers ! Il m'a fallu pas loin d'un an pour corriger le tir, et la moitié des délégués qui assistaient à la conférence d'astrophysique de la Société royale avaient encore l'air de croire que c'était moi l'auteur de ces stupides communiqués de presse ! » Reynaud fit mine de répondre puis changea d'avis. Il pouvait difficilement dire à Kare qu'il avait tort en étant tout à fait convaincu du contraire. C'était la principale source d'objection de l'amiral à l'implication du gouvernement dans l'Arram. La tâche en elle-même était importante, voire vitale, et le budget nécessaire pour faire tourner la douzaine de vaisseaux de recherche – sans parler des temps d'utilisation des laboratoires et des ordinateurs – lui attachait un coût que bien peu de sociétés privées auraient pu supporter. Mais aux yeux du gouvernement actuel, toute cette affaire n'était qu'une vaste opération de relations publiques, une aubaine pour son image. C'est pour cela qu'on avait créé l'agence plutôt que d'augmenter les fonds destinés à la mission de cartographie de l'Astrocontrôle, qui poursuivait discrètement les mêmes objectifs depuis des décennies. L'Arram avait été lancée en fanfare comme l'une des « initiatives pacifiques qui n'avaient que trop tardé », repoussées par la guerre contre Havre, mais la réalité différait un tant soit peu des apparences proprettes que le gouvernement se donnait tant de mal à projeter. Rien n'aurait pu mieux mettre en évidence les calculs politiques qui sous-tendaient cette « initiative pacifique » que la manière flagrante dont les politiciens s'efforçaient de capitaliser sur le travail du personnel scientifique attaché au projet. Les porte-parole officiels qui « oubliaient » de faire valider leur copie par Kare ou Reynaud étaient déjà pénibles, mais au moins pouvait-on les sanctionner pour leurs péchés. Les maîtres politiques du projet, comme Haute-Crête et Lady Descroix, étaient une tout autre affaire, et c'étaient eux qui avaient réellement mis Kare en rage. « Je suis d'accord pour dire qu'il faut garder le secret là-dessus tant que nous n'aurons rien de précis à signaler, fit l'amiral au bout d'un moment. J'imagine que vous avez demandé à votre équipe de faire motus. — Côté chercheurs, oui. Le problème va venir du côté administratif et budgétaire. Reynaud acquiesça. Les scientifiques affectés au projet partageaient unanimement ou presque l'opinion de Kare concernant les attachés de presse et spécialistes des relations publiques. Certains se seraient peut-être même exprimés avec plus de virulence que lui, d'ailleurs. Mais l'Arram croulait également sous la paperasse, raison de plus selon Reynaud pour que le gouvernement laisse quelqu'un d'autre la diriger. C'était déjà pesant au sein de l'Astrocontrôle, qui malgré son usage des grades militaires était en réalité une structure civile, mais pire encore à l'Arram. Non seulement des bureaucrates gouvernementaux n'ayant que des miettes de qualifications par rapport au professeur Kare et moitié moins d'intelligence encore insistaient pour essayer de « diriger » ses efforts, mais ils s'obstinaient aussi à exercer un degré de surveillance dont Reynaud estimait personnellement qu'il avait sans doute doublé le délai d'aboutissement du projet. Des gens qui auraient dû se préoccuper de recherche passaient au bas mot la moitié de leur temps à remplir formulaire sur formulaire, rédiger et lire des mémos et assister à des conférences administratives qui n'avaient rien à voir avec la découverte d'un terminus de nœud de trou de ver. Presque aussi grave, les responsables du projet étaient des ignares sur le plan scientifique doublés de clients politiques dont la loyauté allait d'abord à ceux qui les avaient nommés à leurs postes prestigieux et bien payés. Comme dame Melina Makris, représentante des Finances au conseil d'administration de l'Arram. Bien qu'elle fasse techniquement partie du ministère de la comtesse de La Nouvelle-Kiev, tout le monde savait qu'elle avait été désignée directement par le Premier ministre. Même en l'absence de rumeurs dans ce sens, Makris se serait personnellement assurée que tous les malheureux qui croisaient son chemin le comprennent. Elle était zélée à l'excès, autoritaire, arrogante, méprisante, irritante... le tout sans parler de ses défauts, d'après Michel Reynaud. Mais elle maîtrisait également à la perfection le jeu d'influence bureaucratique. Mieux, d'ailleurs, que Reynaud lui-même. Et elle avait accès à toute la paperasse de l'agence. Par conséquent, dès que Kare et son équipe scientifique se mettraient à réclamer des fonds supplémentaires pour des missions de détection, elle se précipiterait chez le Premier ministre – et à son service des relations publiques – avec la nouvelle que le professeur Jordin Kare avait encore une fois découvert le grand secret de l'univers. Auquel cas ce même professeur allait l'étriper. Jusqu'à ce que mort s'ensuive. « Laissez-moi y réfléchir un jour ou deux, Jordin, dit Reynaud au bout d'un moment. Il doit y avoir un moyen de dissimuler les fonds dans les méandres des comptes. » Il fit lentement pivoter son fauteuil d'un côté puis de l'autre tout en tapotant son sous-main, plongé dans ses pensées. « Je pourrais peut-être obtenir un coup de main de l'amiral Haynesworth, médita-t-il à voix haute. Elle n'aime pas plus que moi les tracasseries administratives et elle fulmine encore qu'on ait retiré le projet à ses propres troupes. En plus, elle est en pleine inspection de routine des balises du nœud. Peut-être saurai-je la convaincre de nous laisser rogner un peu de son budget pour les passages de détection supplémentaires dont nous allons avoir besoin si nous récoltons ses données par la même occasion. — Bonne chance, répondit Kare, l'air sceptique. — C'est une possibilité. » Reynaud haussa les épaules. « J'aurai peut-être une autre idée. À moins qu'il n'existe aucun moyen de contourner le problème, même si je répugne à l'envisager. Mais je vous promets de faire de mon mieux, parce que vous avez raison : c'est beaucoup trop important pour qu'on l'annonce de façon prématurée. — Un bel euphémisme, à mon avis », commenta gravement Kare. Puis il sourit. « D'un autre côté, même si toute cette surveillance bureaucratique nous emmerde au possible, songez-y, Michel : nous sommes sur le point d'ajouter un terminus au nœud. Et aucun de nous – surtout pas moi – n'a la moindre idée d'où il mènera ! — Je-sais. » Reynaud lui sourit en retour. « Oh oui, je sais ! » CHAPITRE PREMIER « Preeeeeemière prise! » La petite sphère blanche dépassa le jeune homme en uniforme blanc liseré de vert et alla s'écraser dans le gant en cuir plat de l'individu vêtu de gris accroupi derrière lui. Le troisième personnage du tableau – celui qui venait de crier – portait une veste noire anachronique et une casquette, ainsi qu'un masque et un plastron identiques à ceux de l'homme accroupi. Un grondement mécontent mêlé de quelques huées s'éleva à la suite de son annonce, en provenance de la foule qui occupait presque tous les sièges confortables du stade, et le joueur en blanc baissa sa longue et fine batte pour fusiller du regard l'homme en noir. Rien n'y fit. L'autre lui rendit seulement son regard, et il finit par se retourner vers le terrain tandis que celui qui avait attrapé la balle la renvoyait à son coéquipier debout sur un petit monticule situé à un peu moins de vingt mètres. — Attends une minute, fit le commodore Lady Michelle Henke, comtesse du Pic-d'Or, en se tournant sur son siège dans la splendide tribune seigneuriale pour regarder son hôtesse. C'est une prise ? — Bien sûr, répondit gravement Lady dame Honor Harrington, duchesse et seigneur Harrington. — Je croyais que tu avais dit qu'on comptait une prise quand il frappait dans le vide, geignit Henke. — En effet, lui assura Honor. — Mais il n'a pas frappé. — C'est une prise, qu'il frappe ou non, tant que la balle est lancée à l'intérieur de la zone de prises. » L'espace d'un instant, la mine d'Henke refléta celle du frappeur face à l'arbitre, mais Honor se contenta de la regarder d'un air parfaitement innocent. Quand son amie reprit la parole, ce fut du ton patient d'une femme déterminée à ne laisser à personne la satisfaction d'un triomphe mesquin. — Et qu'est-ce donc que la "zone de prises" ? s'enquit-elle. — Celle qui va des genoux aux épaules, à condition que la balle survole également le marbre, répondit Honor avec l'air compétent d'un amateur de longue date. — Tu dis ça comme si tu connaissais la réponse il y a un an, fit Michelle pour lui rabaisser son caquet. — C'est bien la réaction mesquine à laquelle je m'attendais de ta part, commenta Honor d'un ton lugubre avant de secouer la tête. Enfin, Mike, c'est un jeu très simple. — Bah, voyons ! C'est d'ailleurs pour ça que Grayson est la seule planète de l'univers connu où on y joue encore. — C'est faux », la gronda Honor, l'air guindé, pendant que le chat sylvestre gris et crème allongé sur le dossier de son siège levait la tête et agitait ses moustaches avec suffisance à l'adresse de Michelle. « Tu sais très bien qu'on joue encore au base-ball sur la vieille Terre et au moins cinq autres planètes. — D'accord, sept planètes sur un total de... combien ? N'en est-on pas à quelque chose comme mille sept cents mondes habités, aujourd'hui ? — En tant qu'astrogatrice de formation, tu devrais t'attacher à être précise », répondit Honor avec un sourire en coin au moment où le lanceur décochait une méchante balle glissante dotée d'un effet puissant. La batte en bois la heurta dans un bruit explosif et la renvoya vers le terrain. La balle traversa le muret qui séparait le terrain du reste du stade, et Henke bondit sur ses pieds, la bouche ouverte pour acclamer le joueur. Puis elle se rendit compte qu'Honor n'avait pas bougé, et elle se retourna, les mains sur les hanches et l'air mi-exaspéré, mi-persécuté. J'imagine qu'il existe une raison pour laquelle il n'y a pas eu de... comment dites-vous, déjà ? Un home run? — Pas de home run si la balle ne reste pas entre les poteaux de limite de jeu quand elle passe la clôture de champ extérieur, Michelle, répondit Honor en désignant les pylônes rayés de jaune et de blanc. Celle-ci était hors-jeu d'au moins dix ou quinze pieds. — Dix ou quinze pieds ? Des "pieds" ? s'exclama Henke. Bon Dieu, Honor ! Dans ce sport ridicule vous ne pourriez pas au moins mesurer les distances avec des unités connues des gens civilisés ? — Michelle ! » Honor la regarda avec l'expression d'horreur qu'on réserve en général à celui qui se lève au milieu de l'église pour annoncer qu'il a décidé d'adorer le diable et qu'il invite toute la paroisse chez lui pour une messe noire et quelques limonades. « Quoi ? s'enquit Henke d'une voix dont la sévérité n'était que légèrement minée par l'étincelle qui brillait dans son regard. — Je n'aurais sans doute pas dû être aussi choquée, fit Honor avec plus de tristesse que de colère. Après tout, moi aussi, comme toi, j'ai été une infidèle perdue et inconsciente de la vacuité de mon existence avant de découvrir le base-ball. Heureusement, un homme qui avait déjà vu la vérité était là pour m'amener à la lumière, fit-elle en désignant le petit roux nerveux en uniforme vert sur vert debout juste derrière elle. Andrew, auriez-vous l'amabilité de répéter au commodore ce que vous m'avez dit quand j'ai demandé pourquoi les bases étaient écartées de quatre-vingt-dix pieds plutôt que de vingt-sept mètres et demi ? — Vous m'aviez en réalité demandé, milady, répondit le lieutenant-colonel Andrew LaFollet, grave et pointilleux, pourquoi nous n'avions pas converti les distances et arrondi à vingt-huit mètres celle qui sépare les bases. Si ma mémoire est bonne, vous aviez même l'air assez contrariée. — Peu importe, fit Honor avec un geste dédaigneux. Répétez-lui simplement ce que vous m'avez dit. — Bien sûr, milady. » Le commandant de son détachement personnel de sécurité se tourna poliment vers Henke. « Voici ce que j'ai répondu à mon seigneur, madame la comtesse : "C'est ça le base-ball, milady !" — Tu vois ? dit Honor avec suffisance. Il y a une explication parfaitement logique. — Bizarrement, je ne pense pas que cet adjectif signifie tout à fait ce que tu crois, gloussa Michelle. D'un autre côté, j'ai entendu dire que les Graysoniens sont assez attachés aux traditions, j'imagine donc qu'on ne peut pas s'attendre à ce qu'ils modifient les règles d'un jeu pour la seule raison qu'il a plus de deux mille ans et qu'il pourrait profiter d'un petit dépoussiérage. — Un "dépoussiérage" n'est une bonne idée que s'il apporte aussi des améliorations, milady, commenta LaFollet. Et vous ne nous rendez pas tout à fait justice en prétendant que nous n'avons opéré aucun changement. Si les archives disent vrai, il fut un temps, dans au moins un championnat de la vieille Terre, où le lanceur n'était même pas tenu de passer à la frappe. Et où le directeur technique pouvait changer de lanceur autant de fois qu'il le voulait au cours d'un même match. Saint Austin a mis un terme à ces absurdités, au moins ! Henke leva les yeux au ciel et se renfonça dans son fauteuil. « J'espère que vous ne le prendrez pas mal, Andrew, mais découvrir que le fondateur de votre religion était également un fanatique du base-ball ne me surprend pas vraiment. Cela explique en tout cas le soin avec lequel certains des aspects... archaïques du jeu ont été conservés. — Je ne qualifierais pas saint Austin de "fanatique du base-ball", milady, répondit LaFollet, songeur. "Fanatique" est probablement un terme beaucoup trop mesuré, d'après ce que j'ai pu lire. — Je ne m'en serais pas doutée », railla Henke en contemplant une fois de plus le stade. L'immense complexe sportif pouvait accueillir au moins soixante mille personnes dans ses tribunes aux fauteuils confortables, et elle n'osait pas imaginer combien il avait coûté. Surtout sur une planète comme Grayson, où ce qui aurait dû être un sport de plein air exigeait des stades équipés d'un système de filtration de l'air rien que pour protéger la population locale de la teneur en métaux lourds de l'atmosphère. Et on n'avait pas regardé à la dépense sur des détails plus prosaïques lors de la construction du stade James Candless. Le terrain, soigné, immaculé, était comme un joyau vert barré des bandes blanches traditionnellement tracées à la poudre de chaux et de la terre riche et nue des lignes des buts. Les couleurs du terrain et celles plus vives encore des spectateurs en habits de fête brillaient au soleil filtré par le dôme protecteur, et la foule brandissait maints fanions et banderoles exhortant l'équipe locale à vaincre. Il y avait même un système de ventilation soigneusement conçu pour recréer exactement les conditions anémométriques extérieures, et le drapeau planétaire graysonien avec ses sabres croisés et sa bible ouverte battait au sommet de l'un des poteaux de limite de jeu tandis que celui du domaine Harrington flottait en haut de l'autre. Elle posa un regard menaçant prolongé sur les poteaux en question, puis consulta l'immense panneau de score holographique projeté au-dessus du champ intérieur et soupira. « Je sais que je vais regretter d'avoir posé la question, mais l'un de vous deux, insupportables je-sais-tout, aurait-il la bonté de m'expliquer d'où sort ceci ? dit-elle en désignant un 2 rouge qui venait d'apparaître dans la colonne des prises. Je croyais qu'il s'agissait de la première prise. — C'était avant la fausse balle, Michelle, répondit Honor avec entrain. — Mais il l'a frappée, protesta Henke. — Peu importe. Une fausse balle compte comme une prise. — Mais... » Henke s'interrompit alors que le lanceur envoyait une balle courbe, que le frappeur propulsa aussitôt hors champ par-dessus l'abri des joueurs côté troisième base. Elle fixa le panneau d'affichage, pleine d'espoir, puis inspira profondément en constatant que le nombre de balles et de prises demeurait inchangé. « Je croyais que tu avais dit... — Une balle fausse n'est une prise que jusqu'à ce que le score atteigne deux prises, coupa Honor. Ensuite, elle ne compte plus comme une prise, ni comme une balle d'ailleurs. À moins d'être rattrapée par l'un des défenseurs, bien sûr. Auquel cas elle mène à l'élimination du batteur au lieu d'être une balle morte. » Henke la dévisagea avec aigreur, et Honor sourit en retour. L'œil torve, elle gratifia l'homme d'armes d'un regard tout aussi désapprobateur. « "Un jeu très simple", grommela-t-elle. Tu parles ! Les Chats sylvestres d'Harrington s'inclinèrent sur un score de onze à deux. Michelle Henke s'efforçait vaillamment d'afficher la commisération requise tandis que l'aérodyne de luxe approchait le terrain d'atterrissage privé de la tribune du propriétaire pour prendre à son bord les invités de son hôtesse. Hélas, elle n'y réussissait pas franchement. « Michelle, ce n'est pas très gentil de se moquer du malheur des autres, déclara Honor avec une certaine sévérité. — Me moquer ? Moi, me moquer ? Moi, un pair du Royaume stellaire, me moquer pour la simple raison que ton équipe s'est fait laminer pendant que ton ami le lieutenant-colonel et toi étiez si occupés à me faire toucher du doigt mon ignorance crasse ? Comment peux-tu imaginer une chose pareille ? — Peut-être parce que je te connais depuis si longtemps. — Ou peut-être parce que c'est exactement ce que tu ferais si les rôles étaient inversés ? — Tout est possible, concéda Honor. D'un autre côté, certaines choses sont moins probables que d'autres et, vu ma force de caractère, cette hypothèse-là est hautement invraisemblable. — Bah, voyons ! J'oublie toujours combien tu es modeste, timide et effacée, Honor », répondit Henke tandis qu'elles montaient dans l'aéro-limousine, suivies de LaFollet portant Samantha, la compagne de Nimitz, et des deux autres membres du détachement de sécurité habituel d'Honor. « Il ne s'agit pas d'être modeste et effacée, mais simplement une adulte plus mûre et responsable. — Pas au point de t'abstenir de nommer ton équipe en hommage à un certain voleur de céleri à six pattes et ses amis couverts de fourrure », répliqua Michelle en caressant entre les oreilles le chat sylvestre installé sur l'épaule de son amie. « Nimitz et Samantha n'ont rien à voir avec mon choix. Certes, ils l'approuvent, mais de deux maux j'ai choisi le moindre. » Elle grimaça. « C'était ça ou bien les "Salamandres d'Harrington". » Michelle releva brusquement la tête et étouffa un petit rire. « Tu plaisantes ! — Si seulement ! En fait, le délégué aux sports nous avait déjà affecté le nom de "Salamandres" quand le conseil des propriétaires et le comité de surveillance du règlement ont accepté d'élargir la ligue. J'ai eu un mal de chien à les faire changer d'avis. — Je trouve que Ça aurait été un nom fabuleux, dit Henke avec un sourire malicieux. — Je n'en doute pas, répondit sévèrement son amie. Moi non, en revanche. Sans même évoquer la question de ma modestie, tu imagines comment Haute-Crête et compères auraient réagi ? C'était du sur-mesure pour leurs éditoriaux ! — Mouais. » Le sourire de Michelle disparut à ce rappel des déplaisantes réalités politiques liées à l'existence du gouvernement Haute-Crête. Ces trois dernières années T, ces réalités s'étaient progressivement faites de plus en plus désagréables et personnelles, pour Honor en tout cas. Ce qui expliquait pourquoi elle avait été ravie de revenir brièvement sur Grayson assumer ses obligations en tant que seigneur Harrington, Henke le savait. Cela expliquait aussi pourquoi la comtesse elle-même s'était empressée d'accepter de passer sa permission ici, sur l'invitation d'Honor. « Tu as sûrement raison, dit-elle au bout d'un moment. Certes, dans un univers bien géré, Haute-Crête ne serait jamais devenu Premier ministre tout court, sans parler de conserver le poste aussi longtemps. J'envisage de me plaindre auprès de la direction. — Je le fais tous les dimanches, assura Honor avec très peu d'humour. Et je soupçonne le Protecteur d'en demander autant au révérend Sullivan, histoire d'ajouter un peu de poids à nos doléances. — En tout cas, ça n'a pas l'air de marcher », fit remarquer Michelle. Elle secoua la tête. « Je n'arrive pas à croire qu'ils aient réussi à tenir aussi longtemps. Bon sang, Honor, ils se haïssent pour la plupart ! Quant à leurs idéologies respectives... — Bien sûr qu'ils se haïssent. Hélas, pour l'instant, ils détestent encore plus ta cousine. Ou du moins leur fait-elle assez peur pour qu'ils restent solidaires face à elle, quoi qu'il advienne. — Je sais, soupira Henke. Je sais. » Elle secoua de nouveau la tête. « Élisabeth a toujours eu un sale caractère. Dommage qu'elle n'ait pas encore appris à le maîtriser. — C'est un peu injuste », protesta Honor, et Henke la regarda en haussant le sourcil. Michelle Henke, suite à l'attentat qui avait tué son père, son frère aîné, le duc de Cromarty et l'équipage entier du yacht royal, se retrouvait au cinquième rang dans l'ordre de succession à la Couronne de Manticore. Sa mère, Caitrin Winton-Henke, duchesse Winton-Henke et comtesse douairière du Pic-d'Or, était la tante de la reine Élisabeth III, l'unique sœur du père de la reine, et Michelle était désormais son seul enfant survivant. Elle n'aurait jamais cru arriver aussi haut dans l'ordre de succession, ni d'ailleurs hériter du titre de son père. Mais elle connaissait Élisabeth depuis toujours et n'était que trop familiarisée avec le caractère enflammé des Winton, que la reine perpétuait dignement. Malgré cela, force lui était d'admettre qu'Honor avait passé plus de temps qu'elle-même en compagnie de la reine ces trois dernières années. La visibilité de la duchesse Harrington en tant que l'un des plus farouches soutiens de la Couronne à la Chambre des Lords (et en tant que membre du cercle intime de « conseillers privés » dont la reine sollicitait les avis plutôt que ceux des membres de son gouvernement officiel) expliquait d'ailleurs pourquoi les médias acquis au gouvernement avaient consacré autant d'énergie à discréditer Honor de toutes les façons possibles. Les diffamations plus ou moins subtiles qu'elle avait dû subir avaient parfois viré au sordide. Toutefois, elle le reconnaissait, Honor n'avait pas seulement passé plus de temps à travailler avec Élisabeth, elle possédait aussi un avantage unique lorsqu'il s'agissait d'évaluer des individus et leurs émotions. Néanmoins... Honor, j'adore ma cousine et je respecte ma reine, dit-elle au bout d'un moment, mais, quand quelque chose l'irrite, elle a le caractère d'un hexapuma qui se serait cassé une dent, tu le sais comme moi. Si elle avait réussi à se maîtriser au moment de la formation du gouvernement Haute-Crête, elle aurait peut-être pu les diviser au lieu de les rapprocher en opposition à elle. — Je n'ai pas dit qu'elle avait parfaitement géré la situation », souligna Honor en s'adossant tandis que Nimitz s'installait confortablement sur ses genoux. Samantha s'échappa des bras de LaFollet pour le rejoindre, et Honor accueillit la chatte sylvestre d'une caresse sur les oreilles. « D'ailleurs, Élisabeth serait la première à reconnaître qu'elle a laissé filer sa plus belle occasion de garder le contrôle quand elle s'est emportée contre eux. Mais pendant que tu t'offrais ton comptant d'aventures dans l'espace, moi j'étais assise sur mon postérieur à la Chambre des Lords et j'observais Haute-Crête en action. Et d'après ce que j'en ai vu, je ne crois pas que la façon dont elle les a pris importait tant que ça, à long terme. — Je te demande pardon ? » fit Henke, un peu gênée. Elle savait que la remarque d'Honor n'était pas un reproche, mais elle ne pouvait étouffer un léger sentiment de culpabilité. Sa mère siégeait elle-même de droit à la Chambre des Lords en tant que duchesse Winton-Henke, et ni l'une ni l'autre n'avaient vu d'inconvénient à ce que Michelle lui donne procuration afin qu'elle les représente toutes les deux. La duchesse avait toujours trouvé la politique bien plus passionnante que sa fille, et elle avait besoin de s'occuper l'esprit après la mort de son mari et de son fils. Michelle était dans le même cas, et elle s'était pour sa part investie à corps perdu dans ses obligations d'officier de la Flotte royale manticorienne. Une possibilité qu'Honor n'avait pas pu embrasser. « Même en admettant qu'il n'y ait pas de tensions idéologiques au sein du gouvernement Haute-Crête, il n'y a pas assez de conservateurs, libéraux et progressistes à la Chambre des Lords pour assurer une majorité à Haute-Crête sans le soutien d'au moins quelques indépendants, souligna Honor. Certes, Haute-Crête a aussi réussi à embarquer les "Hommes Nouveaux" de Wallace, mais cela ne suffit pas non plus à infléchir de manière significative la dynamique des principaux partis. Et la reine a beau avoir effrayé ou mis en colère Haute-Crête et compagnie, elle n'a jamais tenu de propos menaçants aux indépendants qui ont choisi de le soutenir, pas vrai ? — En effet », concéda Henke. Elle se rappelait des bribes de conversations qu'elle avait eues avec sa mère et regrettait de ne pas y avoir davantage prêté attention sur le coup. « Évidemment. Il a obtenu leur soutien sans qu'elle perde jamais son sang-froid face à eux. D'ailleurs, même dans ce cas, on aurait pu croire qu'un scandale tel que celui de Manpower éloignerait bon nombre de ces indépendants du gouvernement. — Pour tout dire, c'est exactement ce à quoi je m'attendais quand Cathy Montaigne a lâché sa bombe, renchérit Henke tout en haussant les épaules. Personnellement, j'ai toujours eu de l'affection pour Cathy. Je la trouvais un peu bizarre avant son départ pour la vieille Terre, peut-être, mais de toute évidence elle a toujours cru en ses principes. Et, bon sang, j'adore son style. — J'ai décidé que je l'appréciais aussi, avoua Honor. Pourtant je n'aurais jamais cru dire ça d'un membre du parti libéral. Quoique, à part leur opposition à l'esclavage génétique, j'ignore ce qu'elle a réellement en commun avec le reste de son parti. » Le ton restait serein, mais le regard s'étrécit dangereusement. La haine viscérale qu'Honor vouait au commerce d'esclaves transgéniques était aussi implacable qu'un hiver sphinxien, sans doute à cause de sa mère. « Je ne crois pas avoir jamais entendu quiconque s'exprimer de manière si... éloquente à ce sujet, ajouta-t-elle. — Elle a un vrai talent d'orateur, oui, et je dirais qu'elle a presque des œillères quand on en vient à ce sujet précis, répondit Henke dans un sourire. Sans parler d'un besoin prononcé de secouer le pouvoir en place comme un prunier, juste par principe. L'une de mes cousines a épousé le beau-frère de Cathy, Georges Larabée, Lord Altamont, et, d'après elle, la mère de Georges est scandalisée de voir Cathy vivre ouvertement "dans le péché" avec un simple roturier. Et pas n'importe lequel ! Un montagnard de Gryphon qui ne perçoit qu'une demi-solde pour avoir contrevenu à la discipline militaire ! » Henke gloussa puis redevint plus grave. Je pensais pourtant que cette fois elle tenait ces salauds. Dieu seul sait comment elle a mis la main sur ces listings – et, pour ma part, je ne me formaliserai pas si Dieu ne me l'explique jamais. Mais d'après ce que maman m'a dit, et à en juger par tout ce que j'ai lu dans les journaux, leur authenticité ne faisait manifestement aucun doute. — Aucun », fit Honor qui, à la différence de son amie, avait une idée assez claire de la façon dont la comtesse du Tor avait obtenu ces documents accablants. L'espace d'un instant, elle envisagea de lui exposer ses soupçons concernant le capitaine de vaisseau Zilwicki et son rôle dans l'arrivée de cette mystérieuse manne de renseignements, puis elle décida de s'abstenir. Michelle n'avait pas vraiment besoin de savoir... de même pour certains autres détails qu'Andrew LaFollet avait découverts sur le compte d'Anton Zilwicki. Comme ce que la nouvelle entreprise de sécurité privée du capitaine faisait d'informations que la comtesse n'avait pas remises aux autorités. — Hélas, reprit-elle, les individus nommément désignés étaient tous du menu fretin, pour ainsi dire. Parfois socialement en vue, peut-être, et parfois suffisamment importants sur le plan politique pour être très visibles, mais pas assez proches du véritable siège du pouvoir pour que cela devienne réellement handicapant. Certes, il était embarrassant qu'un si grand nombre soient liés aux conservateurs, et plus encore à certains membres du parti libéral. D'ailleurs, le ministère de la Justice en a mis vingt-quatre à l'ombre pour très, très longtemps. Mais il y avait juste assez de moutons noirs au sein des autres partis ou parmi les indépendants – et même deux chez les centristes, j'ai honte de le dire –pour que leurs défenseurs prétendent que "tout le monde le faisait" et empêchent la stigmatisation d'un parti précis. Et puis, en l'absence de liens directs avec les dirigeants des partis, le gouvernement a pu éviter le pire en réclamant plus fort que tous les autres le procès des individus nommés. Comme Hendricks, quand il a été rappelé de la vieille Terre et remplacé par un nouvel ambassadeur. — Ou l'amiral Young », fit sombrement Henke. Honor acquiesça, le visage soigneusement inexpressif. L'hostilité implacable qui l'opposait au clan Young remontait à plus de quarante années T, marquées par une haine féroce et plus d'un cadavre. Pour cette raison, elle s'était efforcée de maintenir une façade de neutralité quand la flotte avait rappelé l'amiral Edwin Young de la vieille Terre avant de le condamner en cour martiale pour violation du code de guerre et de le dégrader. Les tribunaux civils s'étaient montrés tout aussi durs malgré son appartenance à la famille du puissant comte de Nord-Aven, qui exerçait énormément d'influence au plus haut niveau de l'association des conservateurs dont était issu le Premier ministre. Il avait réussi à échapper à la peine de mort mais, en dépit de sa naissance noble, il serait l'hôte du ministère royal de la Justice pour quelques décennies. — Ou comme Young, confirma-t-elle au bout d'un moment. En fait, ce qui lui est arrivé montre clairement la manière impitoyable dont les dirigeants étaient prêts à limiter les dégâts... et qui exactement ils étaient prêts à sacrifier dans ce but. C'était un Young, donc un personnage très en vue, et un officier général de la flotte, ce qui rendait ses "actes criminels isolés" plus viscéraux encore, et tant mieux pour eux. Mais ce n'était qu'un cousin au quatrième degré pour Nord-Aven et, honnêtement, il ne représentait rien dans la hiérarchie de l'association des conservateurs. Du coup, quand Nord-Aven s'est abstenu d'intervenir pour lui sauver la mise, c'est devenu une victime très satisfaisante à sacrifier sur l'autel des "principes" de son noble parent tout en concourant à "prouver" que Nord-Aven lui-même et – par extension – les principaux membres de l'association des conservateurs n'avaient jamais été impliqués dans des crimes aussi odieux. C'est précisément pour cette raison que les chefs des partis au pouvoir s'en sont pris si violemment et publiquement au menu fretin. Après tout, ces gens n'avaient pas seulement violé la loi mais aussi trahi la confiance que ces mêmes chefs avaient placée en eux. » Honor haussa les épaules à son tour. « Ça m'écorche de devoir le reconnaître, mais il s'agissait d'une brillante opération de limitation des dégâts politiques. Que Haute-Crête et La Nouvelle-Kiev n'ont toutefois pu mener à bien que parce qu'une majorité des Lords qui n'étaient pas impliqués, dont les indépendants, ont choisi de détourner le regard et de se contenter de boucs émissaires. — Mais pourquoi ? s'enquit Michelle. Maman me disait exactement la même chose dans une de ses lettres, mais je n'ai jamais compris le raisonnement qui vous y mène. — Ça se résume à de la politique et à ce qu'on pourrait appeler les impératifs historiques de l'évolution constitutionnelle », répondit Honor tandis que deux chasseurs lourdement armés portant les couleurs de la garde seigneuriale Harrington prenaient place de chaque côté du véhicule. Les deux Manticoriennes étaient invitées à dîner au Palais du Protecteur, et Honor s'enfonça un peu plus dans son siège et croisa les jambes alors que l'aéro-limousine entamait le long trajet vers le domaine Mayhew sur fond de ciel bleu lumineux semé de nuages, sous l'œil vigilant de son escorte. En gros, dit-elle, la majorité des membres de la Chambre des Lords sont prêts à fermer les yeux sur ce qu'ils ne veulent pas savoir, même à propos d'un sujet tel que l'esclavage, parce que, si honnêtes soient-ils personnellement, ils préfèrent avoir un gouvernement comme celui de Haute-Crête plutôt que celui qui risquerait de le remplacer. Malgré toute la corruption et le clientélisme que cela implique, ils considèrent que Haute-Crête représente un risque moindre qu'Élisabeth et ses partisans si on leur rendait le contrôle des deux chambres. — Maman m'en a parlé, et elle a mentionné la façon dont Saint-Martin cadrait dans le tableau politique. Mais elle était pressée de terminer sa lettre, et je ne lui ai jamais demandé l'explication complète, avoua Henke. — Pour paraphraser ce que l'amiral Courvosier m'a dit un jour, aucun capitaine – ou commodore – de la flotte royale ne peut se permettre de garder sa virginité politique, Michelle. Encore moins quand le commodore en question est aussi proche du trône que toi. » Le ton d'Honor n'exprimait aucun jugement, mais une certaine sévérité imprégnait son regard lorsqu'elle croisa brièvement les yeux de son amie. La comtesse prit un air de défi l'espace de quelques secondes puis baissa les yeux et hocha la tête à contrecœur. — Je sais, dit-elle doucement. C'est juste que... Eh bien, je suppose qu'en réalité je n'ai jamais vraiment apprécié la politique beaucoup plus que toi. Et depuis que papa et Calvin se sont fait tuer et que ce salopard a soufflé le poste de Premier ministre à William Alexander, la simple idée de siéger à la même chambre que lui me soulève l'estomac. — Et c'est toi qui reprochais son sale caractère à la reine ! railla gentiment Honor. — Je plaide coupable. Mais tu m'expliquais quelque chose ? — Je disais que la majorité des membres de la Chambre des Lords soutiennent Haute-Crête pour des raisons qui leur sont propres. C'est sans doute ce que ta mère voulait dire en parlant de Saint-Martin. Cette même majorité redoute ce qui se produira quand les pairs martinieris siégeront enfin. — Pourquoi ? demanda Michelle, si manifestement perplexe qu'Honor soupira malgré elle. — Mike, dit-elle, stoïque, c'est le b. a.-ba de l'histoire politique. Qu'est-ce que la Couronne essaye de retirer aux Lords depuis la naissance du Royaume stellaire ? — Le "pouvoir de la bourse", celui de maîtriser le budget. — Très bien. Mais les fondateurs, par ailleurs des gens très bien, étaient presque unanimement déterminés à veiller à ce que le véritable pouvoir politique au sein du Royaume repose entre leurs mains et celles de leurs descendants. C'est pourquoi la Constitution exige que le Premier ministre soit issu de la Chambre des Lords et que toute proposition de loi relative aux finances soit introduite par les Lords. Il ne me semble pas mauvais qu'on place un pouvoir politique substantiel entre les mains d'une chambre législative qui est à l'abri de l'hystérie politique et idéologique du moment, mais les fondateurs en ont trop fait. N'ayant jamais eu à se faire élire, un trop grand nombre de pairs – je ne parle pas de nous, bien sûr – ont un peu... perdu le contact avec la réalité, disons. Pire : il est encore plus simple pour quelqu'un qui hérite son titre de se construire un empire au sein du parlement. Fais-moi confiance, ajouta-t-elle, sarcastique. J'ai vu comment cela fonctionne sur deux planètes différentes, depuis un poste d'observation bien meilleur que je ne l'aurais voulu. » Elle regarda quelques secondes par la vitre l'escorte tribord, sans la voir, tout en caressant de ses longs doigts la fourrure soyeuse des deux chats sylvestres. Nimitz leva vers elle un regard interrogateur en goûtant ses émotions sur leur lien empathique. Henke crut un instant qu'il allait enfoncer ses griffes dans les genoux d'Honor, tout doucement : il était tout à fait capable de manifester son déplaisir quand l'heure était venue de reprocher à sa compagne humaine sa tendance à ressasser des événements passés que nul ne pouvait changer de toute façon. Mais cette fois il décida de s'abstenir et laissa Honor tranquille jusqu'à ce qu'elle se reprenne et se tourne à nouveau vers leur invitée. Bref, je pense que, dans l'ensemble, la Couronne se contenterait très bien de laisser le Premier ministre actuel en place. Sauf tout mon respect et mon affection pour ta cousine, l'honnêteté m'oblige à souligner qu'elle a intérêt à maintenir un système aristocratique héréditaire. Et pendant que j'y suis, je devrais sans doute faire remarquer que toi et moi sommes dans le même cas. En ce moment, en tout cas. » Mais, depuis des générations, la Couronne souhaite voir un équilibre plus juste entre les pouvoirs de la Chambre des communes et ceux des Lords, et la meilleure façon d'y parvenir consisterait à donner aux Communes le contrôle des finances pour contrebalancer le fait que le Premier ministre est toujours issu des Lords. Sauf que la Couronne n'a jamais su rassembler la majorité requise aux Lords pour amender la Constitution et transférer ce pouvoir à la Chambre basse. — Bien sûr que non », renifla Henke avec ce mépris envers la défense des privilèges aristocratiques dont seul est capable celui qui est issu de cette aristocratie. e Comment ? Tu crois vraiment que des gens qui profitent d'un tel avantage vont voter une loi cédant la moitié de leur pouvoir à quelqu'un d'autre ? — En fait, répondit très sérieusement Honor, c'est exactement ce que redoute Haute-Crête, et bon nombre d'indépendants sont d'accord avec lui. — C'est ce que dit maman, fit Henke, exaspérée, mais ce n'est pas demain la veille, à mon avis. — Ce n'est pas l'opinion de Haute-Crête. Ni celle d'Élisabeth et de William Alexander. Ce n'est qu'une question de chiffres, Mike, et les pairs martiniens pourraient bien faire pencher la balance au sein des Lords au point de permettre à la reine d'enfin réussir son coup. Mais ce qui fausse tout, c'est l'action combinée de la limite constitutionnelle à la création de nouvelles pairies et des termes de l'acte d'annexion de l'Étoile de Trévor au Royaume. La Constitution interdit que l'effectif total de la Chambre des Lords augmente de plus de dix pour cent entre deux élections législatives, et l'acte d'annexion stipule qu'aucun des nouveaux pairs de Saint-Martin ne sera confirmé dans son titre et ne pourra siéger avant les prochaines législatives. » Du coup, le gouvernement et ses soutiens à la Chambre haute tentent de retarder les élections autant que possible. Pour l'instant, il est évident que les Martiniens se rangent fermement derrière la reine et les centristes. Après tout, c'est notre flotte, sous la direction d'Élisabeth et du gouvernement Cromarty, qui a bouté les Havriens hors du système de Trévor et l'a libéré; et c'est Cromarty et ton père, en tant que ministre des Affaires étrangères, qui ont négocié les termes de son admission au sein du Royaume. Sans compter que Saint-Martin n'avait pas d'aristocratie héréditaire avant l'annexion : il est donc peu probable que les Martiniens fassent preuve du même... attachement zélé au statu quo parlementaire. Leur reconnaissance envers ceux qu'ils estiment responsables de leur libération, ajoutée à cette absence de tradition aristocratique, implique que les nouveaux pairs soutiendraient probablement – à coup sûr, en fait – toute motion de Lord Alexander en tant que chef du parti centriste visant à transférer le pouvoir de la bourse à la Chambre des communes. » Mais, tant qu'ils ne siègent pas, ils ne peuvent rien soutenir. Haute-Crête et comparses s'efforcent donc de bâtir une majorité suffisamment écrasante parmi les membres actuels de la Chambre pour résister à ce genre d'action. D'après les derniers chiffres que j'ai vus, le nombre de pairs qui s'opposent aujourd'hui à l'amendement constitutionnel requis leur laisse une marge d'au moins quinze pour cent, mais ce chiffre pourrait s'éroder. Et même dans le cas contraire, deux élections législatives mettront assez de Martiniens à la Chambre pour en venir à bout, à supposer qu'ils appuient vraiment l'amendement. » Donc, en plus d'essayer d'augmenter leur marge de soutien parmi les pairs, Haute-Crête et ses alliés tentent également d'entamer la majorité centriste aux Communes. Puisque c'est la Chambre basse qui vote pour confirmer la création de nouvelles pairies, Haute-Crête espère qu'en augmentant son pouvoir aux Communes il sera capable d'influencer le processus d'approbation de façon à confirmer les pairs qu'il pense pouvoir coopter pour perpétuer la domination des Lords. » Le fait que les députés martiniens vont s'affilier aux centristes ou aux loyalistes renforce cette inquiétude précise. Techniquement, Saint-Martin n'a toujours pas de députés non plus, mais ses "représentants spéciaux" aux Communes remplissent bon nombre des mêmes fonctions, même s'ils ne peuvent pas encore voter. À qui leur loyauté est acquise ne fait aucun doute, et les pairs n'ont pas manqué de remarquer ce détail. » Voilà pourquoi des membres de la Chambre des Lords par ailleurs tout à fait respectables soutiennent activement une ordure comme Haute-Crête et le laissent s'en tirer et limiter les dégâts autour du scandale Manpower. Aucun ne l'aime vraiment, très peu entretiennent la moindre illusion quant à son enquête "approfondie" sur les accusations portées par la comtesse du Tor, et la plupart n'ont pas assez confiance en lui ni en ses alliés pour leur confier leur chien, encore moins leurs enfants. Mais leur position globale consiste à dire que, même si la Constitution actuelle est imparfaite, le système qu'elle a créé est bénéfique pour le Royaume stellaire; or, en ce moment, c'est lui qui défend le statu quo. Je pense que beaucoup sont conscients de l'égoïsme de leur opposition au changement constitutionnel, mais ils ne s'y opposent pas moins pour autant. — Je vois. » Henke s'enfonça dans son siège face à Honor dans le compartiment passager du luxueux véhicule. Elle s'étonnait encore d'entendre Honor Harrington, entre toutes, analyser si clairement et brièvement la situation politique. Elle ne devrait sans doute pas, vu les analyses pénétrantes qu'elle avait toujours su donner de problèmes militaires, mais, depuis près de quarante ans, Henke était celle qui comprenait la politique intérieure du Royaume mieux qu'Honor. Bien sûr, elle se basait pour cela sur ses liens familiaux. En tant que cousine germaine de la reine, elle avait absorbé ce savoir presque par osmose, sans jamais vraiment avoir à y réfléchir. Ce qui, elle l'admettait maintenant, expliquait sans doute en partie pourquoi Honor avait une vision tellement plus claire de la situation actuelle, car elle n'était pas née dans ces cercles éthérés. Elle y était entrée sans cette science instinctive de l'initié, ce qui l'avait contrainte à véritablement réfléchir à son nouvel environnement. Mais n'être pas née puissante et n'avoir pas été élevée au sein de l'élite héréditaire du Royaume stellaire laissait aussi son amie dangereusement ignorante sur certains points, songea Henke avec une anxiété soigneusement dissimulée. Une ignorance qui lui masquait des dangers que Henke elle-même aurait immédiatement identifiés malgré son aversion pour la politique. En dépit de tous les événements qui l'avaient placée au centre du pouvoir politique dans deux nations différentes, Honor continuait à s'envisager comme la fille de franc-tenancier qu'elle avait toujours été et à appliquer les mêmes critères à sa vie privée. Michelle Henke se tourna vers son amie et se demanda une fois de plus si elle ne devrait pas lui dire quelque chose, lui rappeler que ses adversaires politiques pouvaient utiliser sa vie privée contre elle, et qu'ils le feraient si elle leur en offrait l'occasion. Devait-elle demander à Honor si les rumeurs qui commençaient à courir tout bas étaient fondées ? — Ça semble tenir debout, dit-elle finalement. Ça me surprend encore de l'entendre de ta bouche toutefois, je crois. Puis-je savoir si Lord Alexander partage ton analyse ? — Bien sûr que oui. Tu ne crois quand même pas que je n'en ai pas longuement discuté avec lui ? » Honor renifla. « Entre ma position à la Chambre et mon rôle en tant qu'amie de Benjamin à la cour, j'ai passé plus d'heures que je n'aurais voulu à parler stratégie avec celui qui devrait être Premier ministre. — Oui, sans doute est-ce inévitable, fit lentement Henke avant d'incliner imperceptiblement la tête. Et le comte de Havre-Blanc a-t-il su enrichir ta réflexion, lui aussi ? — Oui », répondit Honor en se mettant à caresser Nimitz. Son regard se posa sur sa main parcourant la fourrure soyeuse du chat sylvestre plutôt que de soutenir celui de son invitée, remarqua la comtesse, et sa réponse lapidaire lui parut de mauvais augure. L'espace d'un instant, elle envisagea de la presser davantage, de poser explicitement sa question. Après tout, si elle ne pouvait pas interroger Honor à ce sujet, qui le pouvait? Hélas elle n'en était pas capable, et elle se contenta donc de s'enfoncer dans son siège en hochant la tête. « Ça colle avec ce que maman me disait elle aussi, reprit-elle. Et elle s'imaginait sans doute que j'en savais assez sur les événements pour comprendre sans qu'elle me fasse un dessin comme tu viens de le faire. » Elle haussa les épaules. « Parfois, je me dis qu'elle ne s'est jamais rendu compte à quel point je laissais ce genre de détails à Calvin. J'étais trop occupée avec la flotte. » Une nouvelle pointe de chagrin voila son visage, mais elle la repoussa aussitôt et eut un sourire en coin. — Maintenant que tu m'as tout expliqué, en revanche, je vois ce que tu voulais dire avec tes "impératifs historiques". Enfin, je pense quand même que le mauvais caractère d'Élisabeth n'a pas aidé. — Non, en effet, reconnut Honor en quittant des yeux le chat sur ses genoux avec un air presque soulagé. En tout cas, l'enjeu est devenu personnel pour Haute-Crête, Turner et Descroix. Mais dès l'instant où le duc de Cromarty et ton père ont été tués, il était presque inévitable que nous en arrivions là. Sauf, bien sûr, que, d'un côté comme de l'autre, personne n'aurait pu prévoir ce qui allait se passer en République populaire pendant que nous nous préoccupions de nos querelles intestines. — Je ne te le fais pas dire », répondit sombrement Henke. Puis elle inclina la tête : « Tu crois que Pritchart et Theisman comprennent mieux que moi ce qu'il se passe ? — J'espère, en tout cas. » CHAPITRE DEUX « Bon sang, mais qu'est-ce qu'ils croient ? » grogna Héloïse Pritchart. La présidente de la République de Havre se saisit d'un porte-documents et l'agita violemment en direction de l'amiral Thomas Theisman qui pénétrait dans son bureau privé. Elle affichait un air si orageux que le ministre de la Guerre havrien haussa le sourcil, surpris. Avec ses cheveux platine et ses yeux topaze, la présidente était peut-être la plus belle femme qu'il avait jamais personnellement rencontrée. Elle comptait parmi ces rares individus à qui même la fureur va bien. Mais on ne la voyait presque jamais dans cet état, car l'une de ses plus grandes vertus consistait à savoir rester calme et maîtresse de ses nerfs sous les pressions les plus fortes. Cette qualité avait joué un rôle capital dans sa survie sous le règne de la terreur instauré par le Service de sécurité d'Oscar Saint-Just, pourtant elle n'était guère évidente en cet instant. « Qui ça ? » demanda-t-il posément tandis qu'il prenait place dans l'un des confortables fauteuils orientés vers le bureau de Pritchart tout en offrant à ses visiteurs un panorama époustouflant du centre ville de La Nouvelle-Paris. Les ouvriers avaient presque terminé la reconstruction des tours que Saint-Just avait détruites en faisant sauter la bombe atomique cachée sous l'Octogone, et le regard de Theisman se porta automatiquement vers l'édifice rutilant du Nouvel Octogone venu remplacer l'ancien. « Ces fichus Manticoriens, pardi ! » s'exclama Pritchart avec une telle amertume que Theisman reporta toute son attention vers la présidente qui jetait le porte-documents sur le bureau. Il y reconnut l'écusson caractéristique des briefings officiels du ministère des Affaires étrangères et grimaça. « J'imagine qu'ils n'ont pas répondu comme il fallait à nos dernières propositions, dit-il sur le même ton posé. — Ils n'y ont pas répondu tout court ! À croire que nous n'avons pas présenté de projet. — Ce n'est pas nouveau : ils traînent les pieds depuis des années maintenant, Héloïse, fit remarquer Theisman. Et, soyons francs, il y a peu encore, cela nous arrangeait bien. — Je sais, je sais. » Pritchart se carra dans son fauteuil, prit une profonde inspiration et s'excusa d'un geste de la main – non pour la colère que lui inspiraient les Manticoriens mais pour la façon dont elle l'avait laissée éclater. Si un homme dans la Galaxie ne méritait pas que la présidente lui grogne après, c'était bien Thomas Theisman. Avec Denis LePic, le commissaire du peuple que le SS lui avait attribué pour chien de garde politique, il avait réussi à renverser la dictature impitoyable établie par Saint-Just, dernier survivant du comité de salut public. Le tyran n'avait pas survécu à sa destitution, et Pritchart ne doutait pas un instant de la véracité des rumeurs concernant la façon dont il avait v péri dans les affrontements ». Et si les rumeurs disaient vrai, si Theisman l'avait exécuté sommairement, eh bien, Dieu merci. La République populaire de Havre n'avait surtout pas besoin d'un procès spectacle supplémentaire, suivi des inévitables purges très publiques des soutiens du chef déchue pour encourager les autres* ». * En français dans le texte (NdT). Évidemment, ce dont la République populaire de Havre avait besoin n'importait plus guère, songea-t-elle, puisque la République populaire n'existait plus. Et ça aussi, c'était l'œuvre de l'amiral Thomas Theisman. Elle fit basculer un peu plus le dossier de son siège et observa l'homme brun, légèrement trapu, parfaitement banal en apparence, assis de l'autre côté de son bureau rutilant en acajou de Sandoval poli à la main. Elle se demandait si les citoyens de la République de Havre – ce n'était désormais plus la République populaire, juste la République – avaient une idée de ce qu'ils lui devaient. Les débarrasser de Saint-Just aurait largement suffi à lui valoir leur éternelle gratitude, mais il ne s'était pas arrêté là. Et, au grand étonnement de tous ceux qui ne le connaissaient pas en personne, il n'avait pas fait un geste pour s'emparer lui-même du pouvoir. Il avait juste réuni sur son nom la fonction rétablie de chef d'état-major de la flotte et celle de ministre de la Guerre, s'assurant ainsi un ferme contrôle des deux aspects de la machine militaire de la République. Mais une fois les deux rôles cumulés, il avait obstinément refusé de s'en servir à des fins personnelles et s'était abattu comme la fureur divine sur tous les officiers qui faisaient mine de vouloir abuser de leur position. Une telle retenue paraissait carrément incroyable aux citoyens de la République, vu leur expérience des deux régimes précédents. Évidemment, songea Pritchart avec ironie, bien peu de ces citoyens auraient imaginé que Theisman souhaitait à tout prix éviter le poste qu'elle occupait désormais. En grande partie parce qu'il était conscient de ne pas posséder nombre des qualités requises pour faire un bon homme politique. Il concevait, intellectuellement, qu'il faille faire des compromis et se résoudre à conclure des marchés âprement négociés pour obtenir l'avantage, mais il ne se sentirait jamais à l'aise dans ce rôle. Ce qui ne l'empêchait pas d'analyser le processus, souvent avec une acuité que Pritchart avait peine à égaler. Il comprenait simplement la théorie sans 'être très doué pour la pratique et il était suffisamment sensé pour le reconnaître. Il était aussi remarquablement dépourvu d'ambition personnelle pour un homme qui s'était élevé jusqu'au grade d'amiral au sein de la Flotte populaire, même dans les conditions de promotion accélérée résultant des purges de l'ancien corps des officiers. Les gouffres que le renversement des Législaturistes par Robert Pierre avait laissés dans les rangs des officiers supérieurs et généraux de la flotte, ajoutés aux besoins pressants créés par une guerre mal engagée contre l'Alliance manticorienne, avaient imposé des promotions qui offraient toutes sortes de perspectives à des officiers subalternes compétents... ou ambitieux. Survivre à sa promotion était moins aisé. Entre la résolution impitoyable du Service de sécurité d'exécuter les officiers qui faillissaient à l'État, pour l'exemple, et la méfiance quasi pathologique d'Oscar Saint-Just envers tout officier à l'air trop compétent, tous les officiers généraux de la Flotte populaire étaient conscients que leur vie, et trop souvent celle de leur famille entière, ne tenait qu'à un fil bien ténu. Héloïse Pritchart comprenait mieux que la moyenne comment le système fonctionnait alors, car elle faisait partie des espions officiels de Saint-Just. Comme Denis LePic, sa mission consistait à rendre compte directement au chef de SerSec de la fiabilité politique de l'un des officiers généraux les plus anciens en grade de la République populaire. Hélas pour Saint-Just, ses rapports ne reflétaient guère la réalité. Elle n'aurait jamais cru qu'elle et le citoyen amiral. Javier Giscard — l'homme qu'on lui avait demandé d'espionner et dont elle avait eu l'audace de tomber amoureuse à la place — survivraient. D'ailleurs, ils n'en auraient pas réchappé si Theisman n'avait pas renversé Saint-Just avant que le ministre du Service de sécurité puisse faire purger Giscard. Mais ils avaient fait bien plus que survivre depuis. C'était l'envergure prérévolutionnaire de Pritchart, alors « commandant de brigade delta », l'une des principales avrilistes, qui en faisait un commissaire du peuple si précieux pour Saint-Just. Les avrilistes étaient en général considérés comme les plus « respectables » des divers groupes révolutionnaires armés qui s'opposaient aux Législaturistes. Les plus efficaces aussi, et de loin. Son passé d'avriliste lui conférait donc une aura de légitimité que Saint-Just souhaitait ardemment coopter pour son nouveau Service de sécurité. Et, elle le reconnaissait, tout comme son ami Kevin Usher, elle s'était laissé coopter. En apparence, du moins. Il fallait bien, si elle voulait survivre : elle savait que tôt ou tard ses vieux camarades avrilistes qui persisteraient à s'accrocher ouvertement à leurs idéaux finiraient par disparaître discrètement. Ils étaient morts... pas elle. Parfois elle en concevait encore un sentiment de culpabilité mais, même dans les nuits les plus agitées, elle savait qu'il était absurde de se sentir coupable. Elle n'avait pas agi ainsi dans le seul but de survivre, mais pour se placer dans une position qui lui permettrait peut-être d'en aider d'autres, comme Giscard, à survivre également. Se dresser d'un air de défi pour défendre ses principes aurait été noble, courageux... et stupide au point d'en devenir impardonnable. Sa responsabilité consistait à rester en vie afin de se battre pour ses principes, même en sous-main, et c'était précisément ce que Giscard et elle avaient fait. Ils auraient fini par être découverts et exécutés, de toute façon, si Theisman n'avait pas eu Saint-Just le premier. Et si Saint-Just avait jugé utile de faire rejaillir sa réputation d'avriliste sur SerSec, Theisman y avait vu un avantage similaire pour son propre projet. Il avait besoin de quelqu'un — n'importe qui — à qui confier le poste de chef de l'État. Pritchart doutait que plus de cinq ou six personnes dans toute la République populaire aient réellement cru qu'il ne voulait surtout pas de ce rôle pour lui-même. D'ailleurs, elle n'y avait pas cru elle-même, au début. Mais elle ne le connaissait pas vraiment avant qu'il ne les rappelle dans le système de Havre, Giscard et elle ainsi que le reste de la Douzième Force, en renfort de la flotte capitale qu'il commandait. Seul le fait que Theisman avait toujours eu la réputation au sein de la flotte d'un homme dénué d'ambition politique avait permis à Giscard et au citoyen amiral Lester Tourville – qui, contrairement à elle, le côtoyaient tous les deux depuis des années – de la convaincre de rentrer sur Havre. Ils étaient toutefois très circonspects tous les trois, même si les officiers le connaissaient, et il avait laissé Pritchart littéralement sans voix en l'informant qu'il voulait la voir organiser le gouvernement civil intérimaire. Ce n'était pas tout à fait désintéressé de sa part, bien sûr. Elle avait tout de suite vu combien elle pouvait lui être utile en tant que figure de proue. Après tout, elle avait une expérience largement suffisante de ce même rôle auprès de Saint-Just. Et elle s'était montrée assez réaliste pour admettre qu'il avait une responsabilité écrasante : user de tous les moyens possibles pour éviter la fragmentation complète de la République populaire. Si elle représentait potentiellement une force unificatrice, alors elle n'avait pas davantage le choix d'accepter ce poste, figure de proue ou non, qu'il n'avait eu celui de le lui proposer. Ou de l'offrir à quelqu'un comme elle, en tout cas. En fin de compte, elle en était convaincue, c'était sa relation avec Giscard et la façon dont elle lui rappelait son lien personnel avec LePic qui la lui avait rendue « acceptable ». Il connaissait Giscard et lui faisait confiance; par extension, il avait pu s'en remettre à elle, sachant que Giscard en faisait autant. Mais ce qui l'avait réellement abasourdie quand il lui avait offert les pouvoirs à la fois politiques et militaires du chef de l'État, c'est qu'il était sincère. Il n'y avait pas de clause restrictive, pas de réserve, pas d'autorité conservée en cachette. Thomas Theisman ne serait jamais un montreur de marionnettes. Il n'avait posé qu'une condition, et une seule : elle devait lui prouver qu'elle tenait autant que lui à restaurer l'ancienne Constitution. Pas celle de la République populaire de Havre, qui avait créé le poste de président héréditaire et inscrit dans la loi la puissance dynastique des Législaturistes, mais la Constitution de la vieille République. Celle où les citoyens étaient davantage que de simples drones et votaient. Celle que présidents et députés avaient servie selon le bon vouloir d'électeurs qui les tenaient responsables de leurs actes. Pritchart avait senti le respect la gagner en comprenant qu'elle était en présence d'un véritable romantique. Un homme qui croyait réellement à la primauté de la loi, au caractère sacré des serments solennels et à l'inviolabilité de la responsabilité personnelle. Elle se demandait s'il avait toujours été aussi éloigné de la réalité ou s'il ne l'était devenu que par une réaction d'autodéfense à voir la nation de sa naissance devenir folle autour de lui. Peu importait. Seul comptait le fait qu'il était sincère et totalement dévoué aux principes mêmes que le mouvement avriliste était né pour défendre... et qu'elle était presque aussi désespérément romantique que lui, de ce point de vue du moins. Un peu plus de dix-huit mois T après la mort d'Oscar Saint-Just, après avoir organisé le gouvernement de transition et exhumé la vieille Constitution des oubliettes de l'histoire, Héloïse Pritchart était donc devenue le premier président élu de la République de Havre en bientôt deux siècles, avec Thomas Theisman pour ministre de la Guerre. Par moments, elle avait très envie de le faire fusiller rien que pour ça. « Vous savez, Thomas, dit-elle, mi-figue mi-raisin, vous êtes un lâche. — Tout à fait, répondit-il aussitôt. C'est un trait de caractère qui favorise la survie. — C'est comme ça que vous le définissez ? » Elle le regarda en inclinant la tête. « Je pensais qu'il s'agissait plutôt d'un mélange de paresse et du désir de mettre quelqu'un d'autre dans la ligne de mire. — Un désir brûlant d'y mettre quelqu'un d'autre », rectifia-t-il poliment. Puis son sourire se ternit un peu, et il haussa les épaules. « Il n'y a pas autant d'humour là-dedans que je le voudrais, dit-il plus bas. Je pense connaître mes points forts, Héloïse. Et j'espère bien connaître mes limites. Il m'aurait été impossible d'abattre le boulot que vous avez accompli. Et je sais aussi que vous n'auriez pas pu le faire si je n'avais pas été là pour assurer ma part, mais cela ne change rien à ce que vous avez réussi. » Elle eut un nouveau geste de la main, gênée par sa sincérité. « En tout cas, reprit-elle au bout d'un moment, la mine et la voix volontairement légères, vous vous êtes très bien débrouillé pour ne pas avoir affaire à ces fichus Mannes. Ni d'ailleurs aux autres membres du gouvernement quand ils auront vent de leurs nouvelles bouffonneries. — Et en quoi consistent ces bouffonneries au juste, cette fois-ci ? demanda Theisman, accueillant sans broncher son changement d'humeur. En dehors du fait, bien sûr, qu'ils ont rejeté notre dernière proposition. — En rien, reconnut-elle. Mais ils n'ont pas besoin d'en rajouter pour nous créer d'énormes problèmes, Thomas, et vous le savez. — Oui, sans doute. » Il haussa les épaules. « Mais comme je l'ai déjà dit, leur incapacité à trouver leur derrière des deux mains s'est révélée fort utile de mon point de vue. Au moins, je n'avais pas à me soucier d'eux pendant que Javier, Lester et moi courions partout pour pisser sur des feux de forêt ! — Certes », concéda Pritchart avec un léger hochement de tête. Tout le monde ne s'était pas montré prêt à accepter gracieusement le renversement du comité de salut public par Theisman. D'ailleurs, à l'origine, il ne contrôlait que le système capital et sa flotte. C'était la plus grosse de toutes, bien sûr, et les deux tiers des autres systèmes centraux de la République populaire s'étaient déclarés en sa faveur – ou plutôt en celle du gouvernement par intérim de Pritchart – dans les trois premiers mois T. Dans l'ensemble, le reste de la Flotte populaire lui avait également apporté son soutien. Mais une minorité non négligeable des effectifs était sous le contrôle d'autres citoyens amiraux ou, pire, de commandants de zone issus de SerSec qui contestaient la légitimité du nouveau gouvernement. C'était une sacrée chance, comme venait de le sous-entendre Theisman, que les Manticoriens aient choisi de poursuivre les négociations que Saint-Just avait habilement obtenu d'ouvrir. S'ils avaient décidé de reprendre les opérations militaires actives à la place, notamment vu l'immense supériorité technologique de leur nouveau matériel, la République tout entière se serait désintégrée – en quelques semaines, probablement, quelques mois tout au plus. En l'occurrence, Theisman, flanqué de Giscard et Tourville, ses principaux commandants sur le terrain, s'était retrouvé au beau milieu d'une guerre sauvage sur de multiples fronts, face à un kaléidoscope changeant d'ennemis. Pritchart y avait trouvé plus d'un motif de mécontentement. En tant que présidente, elle détestait être distraite des négociations avec le Royaume stellaire, bloquées au point mort. Sur un plan plus personnel, les responsabilités de Giscard, commandant le plus ancien en grade pour Theisman, l'avaient tenu loin de La Nouvelle-Paris – et du lit d'une certaine Héloïse Pritchart – pour l'essentiel des trois dernières années, à quelques semaines près. Ce qui, elle l'admettait, lui pesait encore plus que les casse-tête officiels qui en résultaient. Heureusement, elle n'avait jamais vraiment craint (à la différence de certains) que les efforts de pacification de Theisman finissent par échouer... tant que les Mamies n'y mettaient pas leur nez. La plupart de ses adversaires se méfiaient encore plus les uns des autres qu'ils ne se méfiaient de lui, ce qui lui conférait un avantage important, mais même leur chapelet de trahisons mutuelles n'aurait pas suffi à la survie du gouvernement de transition face à une reprise active de l'offensive par Manticore. — Je sais combien il était important pour Javier, Lester et vous de continuer à parlementer avec les Manticoriens pendant que vous donniez la chasse aux rebelles, reprit la présidente au bout d'un moment. Mais la chasse est presque terminée maintenant, non ? — Oui, Dieu merci. J'attends un rapport de Javier dans les prochains jours, et je serais étonné qu'il ne nous annonce pas que Mikasinovitch est prêt à jeter l'éponge. — Ah bon ? » Le visage de Pritchart s'illumina. Le citoyen général Silas Mikasinovitch était le dernier SS intraitable d'envergure. Il avait réussi à se tailler un empire de poche comprenant six étoiles, qui s'était avéré étonnamment dur à cuire. « Oui. » Theisman leva la main et esquissa un geste de réserve. « Je crains que vous ne soyez obligée de l'amnistier comme les autres, et je le regrette. Mais, sauf erreur grossière de ma part, il est assez réaliste pour voir que sa seule chance désormais consiste à conclure le meilleur marché possible avec vous. — Je lui donnerai bien plus qu'il ne mérite, fit Pritchart, lugubre. Mais l'essentiel est qu'il renonce à tous ses vaisseaux du mur, qu'il débarrasse le plancher et reste hors de nos frontières. — Ça me convient », répondit Theisman. Notamment, songea-t-il, la renonciation aux vaisseaux. Jusqu'à présent, d'après ce qu'en avaient vu Theisman et son état-major, aucun bâtiment havrien plus gros qu'un croiseur de combat n'avait réussi à disparaître purement et simplement. Il savait très bien que quelques commandants d'unités plus légères au moins avaient choisi de monter des opérations indépendantes en tant que pirates ou petits seigneurs de la guerre hors de sa portée, mais il était par venu à empêcher les vaisseaux du mur de faire de même, et il comptait bien continuer. Et maintenant que Lester est intervenu contre Carson et a jeté son petit royaume à bas, poursuivit-il à voix haute, il ne nous reste plus que quatre ou cinq résistants isolés comme Agnelli et Listerman. Donnez-moi encore quatre mois – six tout au plus –et vous serez débarrassée de tous ceux-là aussi, madame la présidente. — Et j'en serai ravie, répondit Pritchart avec le sourire, avant de reprendre son sérieux. Mais, par certains côtés, éliminer Mikasinovitch et les autres de l'équation va encore aggraver la situation. Au moins, tant qu'ils sont là et que leurs unités combattent les vôtres, je peux en prendre prétexte pour tenir les plus agressifs en échec. — Giancola et consorts ? » s'enquit Theisman. Il renifla comme la présidente confirmait sa supposition d'un signe de tête. « Ce type est un imbécile ! — Imbécile ou non – et j'ai beau ne pas l'aimer, je ne pense pas que ce soit un crétin, en réalité –, Arnold Giancola est aussi ministre des Affaires étrangères, souligna Pritchart. Je reconnais ne l'avoir nommé à ce poste que par pragmatisme politique, malgré une admiration très limitée pour sa superbe intelligence, mais c'est lui qui l'a. Et les raisons pour lesquelles je le lui ai confié tiennent toujours. — J'espère que vous ne m'en voudrez pas d'avouer que ça ne me console guère. — Je m'en doute. Et ça ferait bien de continuer ! » Pritchart lança un regard noir à la copie de la Constitution encadrée sur le mur face à son bureau. La signature d'Arnold Giancola y figurait car il faisait partie des délégués de la convention qui avait solennellement juré de recréer les anciennes gloires de la République de Havre. On y voyait aussi la signature d'Héloïse Pritchart, mais pas celle de Thomas Theisman, ce que la présidente considérait comme l'une des plus grandes injustices historiques. Mais leur présence respective à la convention constitutionnelle était l'un des rares points communs entre Giancola et elle. Hélas, cela n'avait pas suffi, au vu des réalités politiques actuelles de la République, pour le tenir hors de son gouvernement. Arnold Giancola était un petit bureaucrate du Trésor sous le président héréditaire Harris. Comme des centaines de milliers d'autres, il avait conservé sous le comité sa position d'avant le coup d'État — dans son cas, la gestion du versement de l'allocation de minimum vital ici même, à La Nouvelle-Paris. Aucun n'avait vraiment eu le choix (à part les administrateurs législaturistes très haut placés, qui avaient tous été purgés par le nouveau pouvoir), parce qu'il fallait bien que quelqu'un continue à faire tourner la machine de l'État au jour le jour; et Robert Pierre et Oscar Saint-Just disposaient d'innombrables moyens de s'assurer qu'ils s'y pliaient bien. Mais, en toute honnêteté, Giancola faisait mieux son travail que la moyenne (ce que Pritchart trouvait très difficile à reconnaître dans le cas de son ministre des Affaires étrangères) et se préoccupait en apparence sincèrement des groles placés sous sa juridiction. Ses compétences avaient attiré l'attention bienveillante de ses nouveaux supérieurs et, au bout de quatre ou cinq années T, on l'avait transféré au ministère des Affaires étrangères, toujours en quête de gestionnaires qualifiés. Il s'était tout aussi bien débrouillé là-bas et avait été régulièrement promu, pour être de nouveau muté au Trésor quand Robert Pierre avait nommé Avram Turner afin de faire passer son énorme programme de réformes économiques. Le nouveau poste de Giancola l'avait ramené dans son bon vieux quartier de La Nouvelle-Paris, où il avait prospéré malgré la douleur et la dislocation économique qu'impliquaient les réformes de Turner. C'était, après tout, un gestionnaire efficace pourvu d'un talent indéniable pour s'attirer la loyauté de ses subordonnés, et il avait fait de son mieux pour minimiser l'impact négatif des réformes sur les citoyens dont il avait la charge. Par conséquent, il était sorti de la chute du comité avec une base politique populaire — assez importante, d'ailleurs —sur la planète capitale de la République, la plus peuplée. Il avait astucieusement capitalisé sur ce soutien. Son frère Jason était sénateur, son cousin Gérard Younger député, et Arnold lui-même avait joué un rôle majeur dans la réorganisation de la capitale suite au renversement de Saint-Just par Theisman. Il nourrissait de toute évidence des ambitions personnelles à l'époque, mais il s'était montré assez malin, indépendamment de ses autres défauts, pour comprendre que Theisman l'aurait écrasé comme un insecte s'il avait agi en conséquence. Il s'était donc rabattu sur l'édification d'une puissante machine politique à La Nouvelle-Paris — qui restait la ville la plus importante de la République, bien que les jours enivrants où le peuple avait le pouvoir fussent passés. Cela lui avait non seulement assuré une place à la convention mais lui avait aussi permis d'influencer directement l'élection d'un nombre surprenant de députés et celle de pas moins de huit sénateurs (lui-même compris), ce qui asseyait de manière non négligeable son pouvoir au Congrès. Cela avait également fait de lui l'adversaire principal de Pritchart quand elle s'était présentée à la première élection présidentielle dans le cadre de la Constitution réhabilitée. S'il s'était agi d'un duel, sa candidature, déjà sérieuse, aurait constitué un réel défi, et elle le savait. Heureusement, elle avait profité de deux avantages conséquents qu'il ne pouvait tout simplement pas compenser : son statut de chef du gouvernement provisoire qui avait bel et bien tenu sa promesse et organisé des élections à la date dite, et le soutien de Thomas Theisman. Sept candidats se présentaient, et Pritchart avait raflé soixante-treize pour cent du vote populaire. Arnold Giancola dix-neuf, et les cinq autres s'étaient partagé les huit pour cent restants. Le résultat n'avait même pas été serré, mais Giancola était clairement sorti de l'élection comme le deuxième personnage majeur du nouveau personnel politique dans la République restaurée. C'est précisément pour cette raison que Pritchart l'avait choisi pour occuper ce qui était techniquement la position cruciale au sein de son gouvernement. En réalité, puisqu'il cumulait le rôle de ministre de la Guerre et celui de chef d'état-major de la flotte, c'était Theisman qui occupait de facto le deuxième rang protocolaire du gouvernement, mais Giancola était sans conteste au troisième. Et, en vertu de la Constitution, il lui reviendrait de diriger pendant trois mois un gouvernement provisoire afin de superviser l'élection spécialement destinée à remplacer Pritchart s'il lui arrivait malheur. Dire qu'elle n'était pas ravie de le savoir dans cette position aurait constitué un splendide euphémisme, pourtant elle n'avait pas vu d'autre choix possible. Ses alliés au Congrès auraient exigé qu'on lui attribue un poste significatif même sans son résultat à l'élection présidentielle, et elle avait espéré le lier au nouveau gouvernement en lui accordant une voix en son sein. Si ambitieux fût-il, il se voyait aussi en homme d'État, et Pritchart était bien consciente qu'il croyait réellement en sa vision personnelle de l'avenir de la République. Ce patriotisme authentique n'avait pas peu contribué à lui permettre de bâtir des alliances politiques... et avait encouragé son ambition en l'investissant d'une mission. C'est précisément ce qui le rendait si dangereux, et elle avait espéré pouvoir convaincre le patriote de serrer la bride à l'ambitieux pour la soutenir par solidarité au cours des premières années décisives de la République restaurée. Par pure coïncidence, la Constitution exigeait également de lui qu'il renonce à son siège au sénat pour accepter un poste au gouvernement, et elle avait escompté qu'il serait moins dangereux au gouvernement, où elle pourrait garder un œil sur lui et commander sa loyauté, qu'au contrôle d'un siège sénatorial. Toutefois, il avait déjoué cette partie de son plan en assurant l'élection de son frère à sa place lors du vote provoqué par sa démission. Quant à son idée de le coopter pour soutenir ses politiques, elle ne s'était pas non plus révélée un franc succès. D'après ce qu'elle en avait vu, il avait simplement compris qu'il devait composer avec des règles et des priorités différentes pour assouvir son ambition de départ et promouvoir sa politique, et il se constituait une faction sans cesse croissante au sein du Congrès. Il s'efforçait également de gagner des appuis au gouvernement en faveur de certaines de ses politiques, ce qui risquait de se transformer en véritable cauchemar; toutefois, elle ne pouvait pas exiger sa démission. Tout le monde voyait sans doute clairement qu'il manœuvrait de façon à se placer en position de la défier si elle se représentait au terme de son mandat, dans quatre ans, mais, du fait de ses alliances au Congrès, s'en débarrasser provoquerait une bataille plus féroce que cela n'en valait la peine. Du moins selon elle, corrigea-t-elle en son for intérieur. — Cet "imbécile" a des projets personnels, Thomas, et vous le savez, dit-elle à voix haute. Je continue d'espérer qu'il ira trop loin et me fournira un prétexte pour le sanctionner, mais il se retranche suffisamment pour que cela devienne difficile. Et les événements vont faire son jeu si les Manticoriens persistent à saboter les négociations. — Pourquoi ? » Les yeux de Theisman s'étrécirent. « Giancola est de plus en plus furieux contre les Mandes depuis des mois. Qu'est-ce qui rend cette réponse-ci plus importante ? — Le fait que, comme je ne devrais pas avoir à vous le rappeler, à vous entre tous, le sénateur Jason Giancola est devenu membre de la commission des Affaires spatiales la semaine dernière, soupira Pritchart. — Oh, merde. — Tout à fait. Bien évidemment, le bon sénateur s'est empressé de vendre la mèche sur le Refuge à son frère. — Après avoir juré de garder le secret ! s'exclama Theisman. — Bien sûr, fit Pritchart dans un rire amer. Allons, Thomas ! La moitié de nos nouveaux législateurs ont encore peur d'éternuer au cas où nous nous révélerions finalement un autre comité de salut public, et l'autre moitié essaye de mener ses affaires "comme d'habitude", à la façon des Législaturistes. Manque de bol, les Giancola appartiennent au second groupe plutôt qu'au premier. Kevin vous a prévenu que Jason serait incapable de se taire s'il apprenait quoi que ce soit dont Arnold pourrait se servir, vous le savez bien. — Oui, je sais », reconnut sans joie Theisman. Il passa la main dans ses cheveux, fixant un point dans le vide pendant quelques secondes. Puis il soupira et reposa les yeux sur la présidente. « C'est grave ? — Assez, je le crains. Arnold s'est montré un peu plus prudent que je ne m'y attendais quand il s'est agi de faire des sous-entendus devant moi, mais il a clairement insinué qu'il était au courant de l'existence de la caisse noire, des chantiers navals et du fait que vous avez envoyé Shannon Foraker les diriger. Quant à déterminer s'il sait ou non ce qui s'y passe vraiment, c'est un peu plus problématique, mais, à en juger par son attitude, je ne parierais pas sur le contraire. — Merde », répéta Theisman, plus sincère encore, et il s'enfonça à son tour dans son fauteuil en soupirant. Peu de choses dans ce que Robert Pierre et Oscar Saint-Just avaient fait emportaient l'approbation complète de Thomas Theisman. L'opération Refuge en faisait partie, même si l'amiral ne se réjouissait guère des circonstances qui l'avaient rendue nécessaire. Ce qui l'étonnait le plus concernant le Refuge, c'est que Pierre et Saint-Just avaient réussi à mener cette opération dans le plus grand secret. Theisman lui-même n'en avait pas entendu souffler mot avant de prendre les commandes de la flotte capitale, et quasiment aucun officier en dehors du projet sous le rang de vice-amiral – et très peu de plus gradés – n'en avait connaissance aujourd'hui encore. Un état de fait que Theisman comptait préserver aussi longtemps que possible. « Thomas, dit Pritchart, comme si elle avait lu dans son esprit – une hypothèse qu'il n'était pas prêt à écarter, après l'avoir vue en action pendant plus de trois ans –, nous allons devoir lever le voile sur le Refuge tôt ou tard, de toute façon, vous savez. — Pas encore, répondit-il aussitôt comme par réflexe. — Thomas... — Pas encore », insista-t-il. Puis il s'imposa une petite pause. Vous avez raison, concéda-t-il ensuite. Tôt ou tard, nous devrons reconnaître l'existence du Refuge. D'ailleurs, je doute que nous parvenions à dissimuler son financement pendant plus d'un an ou deux au maximum. Mais je ne "lève pas le voile" tant que nous n'aurons pas produit de nouvelles unités et du nouveau matériel en quantité suffisante pour dissuader les Manties d'une frappe préventive. — Une frappe préventive ? » Pritchart haussa les sourcils. « Thomas, nous n'arrivons même pas à obtenir qu'ils répondent à une proposition de traité de paix officiel après plus de trois ans d'efforts ! Qu'est-ce qui vous fait croire qu'ils se préoccupent assez de ce qui se passe à l'intérieur de la République pour vous inquiéter de frappes préventives ? — Nous en avons déjà parlé, Héloïse », fit Theisman; puis il se rappela qu'en dépit de sa longue association avec la flotte en tant que commissaire du peuple auprès de Giscard, et même de sa propre carrière de chef de guérilla, la présidente était avant tout une civile. « Pour l'instant, reprit-il au bout de quelques secondes, les Manticoriens sont persuadés que nul ne représente une menace sérieuse à leur supériorité spatiale. Les nouvelles capsules lance-missiles, les nouveaux supercuirassés et plus particulièrement les nouveaux BAL leur confèrent une supériorité tactique telle qu'il serait suicidaire pour une flotte conventionnelle de les affronter. Janacek est peut-être un abruti qui en a engagé d'autres pour l'aider à diriger l'Amirauté manticorienne, mais ils connaissent de toute évidence leurs avantages techniques. C'est la seule explication possible à la diminution du nombre de coques conventionnelles à laquelle ils procèdent. Ils sont en train de réduire leur flotte à sa taille d'avant-guerre, plus ou moins, Héloïse. Ils ne feraient jamais ça s'ils n'avaient pas à ce point confiance en leur supériorité technologique qu'ils pensent pouvoir surmonter un désavantage numérique extrême s'il le faut. » Mais voyez ce que cela implique : leur position stratégique actuelle tout entière repose sur cette supériorité technologique, et leur Premier Lord de l'Amirauté est un crétin. Il sera furieux s'il découvre soudain que Pierre et Saint-Just sont parvenus à bâtir un chantier naval plus étendu encore que celui du système de Havre sans que personne au sein du Royaume stellaire ne s'en doute une seconde. Mais s'il comprend ce que Foraker et ses équipes font là-bas depuis deux ans T, il ne sera pas seulement furieux : il va paniquer. — Paniquer ? » Pritchart secoua la tête. <, Thomas, c'est votre domaine de compétence, pas le mien, mais le terme n'est-il pas un peu fort? Soyons honnêtes. Vous et moi savons que les Mandes nous ont botté le cul et mis la tête au carré. Si Saint-Just n'avait pas réussi à les attirer dans des "pourparlers de trêve", Havre-Blanc aurait démoli la Douzième Force, anéanti la flotte capitale et dicté ses termes ici même, sur Havre. J'étais avec Javier et Lester. Je sais que nous n'aurions rien pu faire pour l'arrêter. — Bien sûr que nous ne pouvions rien faire... à l'époque. Mais c'est précisément ce que je veux dire. Nous le savons, et eux le savent. Pire, ils se reposent là-dessus. Ce qui signifie qu'ils doivent s'assurer de maintenir cet avantage technologique, sur tout au vu de la réduction de leur tonnage total. S'ils se rendent compte que Foraker s'emploie à nous bâtir une toute nouvelle flotte spécialement conçue pour compenser leurs avantages, ils vont aussi comprendre qu'ils ont créé une situation qui, dans les faits, nous permet de repartir à égalité avec eux dans les nouveaux types de bâtiments. Dans la mesure où leur position défensive leur impose de conserver l'avantage numérique dans ce domaine, la solution pour eux consisterait à nous frapper avant que nous ne disposions des nouveaux vaisseaux en assez grand nombre pour nous défendre. — Mais cela violerait les termes de notre trêve, fit remarquer Pritchart. — Qui n'est rien de plus que ça : une trêve. La guerre n'est pas terminée. Pas officiellement, en tout cas, et c'est bien ce que Giancola n'arrête pas de souligner. Bon sang, les Manties eux-mêmes ne cessent de le répéter ! Je suis certain que vous avez vu cette analyse du dernier discours de leur Premier ministre. Ils nous considèrent encore "avec inquiétude", ne serait-ce que pour justifier la structure fiscale qu'ils conservent. Et si nous reconnaissons ouvertement être en train de bâtir une nouvelle flotte capable de leur tenir tête au combat, la tentation d'étouffer la menace dans l'œuf risque d'être grande. Le pire, c'est qu'Édouard Janacek est assez bête et arrogant pour le recommander à Haute-Crête. — Je ne peux pas m'empêcher de penser que vous vous faites trop de souci, lui répondit franchement Pritchart. Mais vous êtes ministre de la Guerre, et je ne suis pas prête à passer outre vos avertissements sur une question comme celle-là. Un peu de prudence ne nous fera sûrement pas de mal, même si cela s'avère excessif, et les Manticoriens ne risquent pas de paniquer à propos de quelque chose dont ils ignorent tout. » En attendant, toutefois, votre volonté de maintenir le Royaume stellaire dans l'ignorance pourrait créer quelques problèmes internes. Pour être honnête, je ne suis pas non plus tout à fait à l'aise à l'idée de maintenir un tel niveau de secret autour de l'opération Refuge. En dehors du fait que dissimuler une caisse noire dans les méandres du budget est constitutionnel, quoi qu'en pense le ministre de la Justice, cela ressemble trop aux vieilles pratiques de Pierre et de Saint-Just. — Par certains côtés, j'imagine. Mais j'ai tenu la commission des Affaires spatiales informée, protesta Theisman, ce qui maintient officiellement le Congrès dans la boucle comme l'exige la Constitution. — Soyez franc, Thomas, le tança Pritchart. Vous ne leur avez pas tout dit sur vos nouveaux joujoux, hein ? — Peut-être pas tout, reconnut-il. Mais je les ai tenus scrupuleusement informés des objectifs du Refuge, et ils sont au courant d'une partie au moins des agissements de Foraker. Sinon, le sénateur n'aurait pas pu "vendre la mèche" à son frère. — En effet. Et c'est précisément le problème interne qui m'inquiète le plus. La plupart de nos sénateurs et les membres du gouvernement manquent encore un peu trop d'assurance à mon goût, à plusieurs titres. D'une part, s'ils étaient plus nombreux à prendre leur courage à deux mains et à se constituer des bases politiques que je puisse utiliser pour contrebalancer Giancola, cela serait très utile quand il s'agit de lui serrer la bride. Ils ne le feront pas de sitôt, toutefois, et entre-temps ils acceptent encore beaucoup trop par réflexe les restrictions sur l'information sous le seul prétexte qu'elles sont "nécessaires" d'après le gouvernement. C'est uniquement pour ça que nous avons su faire passer sans débat le budget qui nous permet de maintenir le Refuge. Mais si Giancola continue d'insister de plus en plus lourdement pour que nous adoptions une position plus ferme dans nos négociations avec Manticore, alors tôt ou tard il va se mettre à appuyer ses arguments en distillant certains des renseignements que son frère lui a manifestement communiqués. Ce qui va mettre le ministère des Affaires étrangères en conflit direct avec le ministère de la Guerre. — Nous nous en occuperons quand le problème surgira, répondit Theisman. Je me rends compte que cela peut créer une situation inconfortable et j'essaierai de ne pas laisser ma paranoïa me pousser à maintenir le secret plus longtemps que nécessaire. Mais je ne pense pas pouvoir exagérer l'importance d'étoffer nos effectifs au point qu'ils dissuadent les Mannes d'entreprendre une action préventive avant que nous ne rendions publique l'existence des nouveaux vaisseaux. — Comme je le disais, je ne suis pas prête à passer outre vos conseils dans ce domaine précis. Je n'y songe même pas. J'aimerais simplement que les Mannes cessent d'apporter de l'eau au moulin d'Arnold. Et, à vrai dire, je pense moi aussi qu'ils mijotent quelque chose. Il doit bien y avoir une raison pour qu'ils persistent à refuser de discuter sérieusement du retour des systèmes occupés, et s'ils n'ont pas l'intention de s'y accrocher de manière permanente, alors qu'est-ce qu'ils foutent ? » CHAPITRE TROIS L'aspirante Zilwicki vit l'uniforme vert sur vert familier avant d'apercevoir la duchesse Harrington. Tout le monde sur l'île de Saganami connaissait cet uniforme, parce qu'en dehors de ceux de la flotte et des fusiliers c'était le seul autorisé sur le campus. Hélène Zilwicki n'était pas censée avoir connaissance du mécontentement et de l'indignation que sa présence en ces lieux inspirait à certains augustes personnages qui s'en plaignaient en privé, mais elle n'était pas la fille de son père pour rien. Anton Zilwicki avait peut-être commencé sa carrière dans la flotte comme technicien de génie mais, avant qu'il n'y soit mis un coup d'arrêt retentissant quatre ans T plus tôt, il avait largement terminé sa transition vers un profil d'agent de renseignement à plein temps, doué qui plus est. Il n'était pas du genre à prendre qui que ce soit de haut, encore moins sa fille orpheline de mère, et il avait toujours insisté sur l'importance de tout bien écouter. Bien sûr, la... relation de son père avec Lady Catherine Montaigne, comtesse du Tor, offrait également à Hélène une vision des événements à laquelle ses collègues aspirants n'avaient pas accès. Elle n'essayait jamais de surprendre leurs conversations, mais la comtesse était aussi effervescente et compulsivement énergique qu'Anton Zilwicki était méthodique et discipliné. Ses conversations ponctuées de points d'exclamation paraissaient souvent partir dans toutes les directions à la fois, selon une trajectoire à haute énergie qui laissait aux imprudents le vague senti ment de s'être fait renverser par un camion... voire plusieurs. En réalité, elles étaient régies par une structure sous-jacente et une certaine cohésion perceptibles par quiconque avait assez d'esprit pour ne pas se laisser distancer par l'intelligence acérée de Lady Catherine. Et la comtesse du Tor n'avait jamais fait preuve du même respect instinctif pour l'autorité et la tradition qu'Anton Zilwicki. <4 Irrévérencieuse » était un terme beaucoup trop tiède pour la décrire, et ses commentaires sur le gouvernement actuel, d'abord acerbes, se faisaient rapidement bien pires. Il était donc inévitable qu'Hélène entende Lady Catherine donner son avis sur la tentative mal inspirée de Sir Édouard Janacek pour faire révoquer la permission spéciale accordée à la duchesse Harrington d'introduire des serviteurs personnels armés dans l'enceinte sacrée de l'École spatiale. Ses efforts avaient connu un échec cuisant, exactement comme ils le méritaient (selon Hélène). Heureusement pour lui, il avait eu le bon sens — ou du moins ses conseillers politiques —de ne pas mener sa campagne sur la place publique, ce qui lui avait laissé la possibilité de faire machine arrière quand il s'était heurté à la résistance inflexible de la reine. Puisque la dispense autorisant la présence des hommes d'armes du domaine Harrington sur l'île avait été accordée par la Cour du Banc de la reine à la requête du ministre des Affaires étrangères, au vu du fait que le seigneur Harrington et la duchesse du même nom étaient deux entités légales parfaitement distinctes qui se trouvaient partager le même corps que l'amiral Harrington, la décision de la révoquer n'était pas l'affaire purement interne à la flotte que Janacek avait tenté d'en faire. Le ministre qui l'avait demandée se trouvait aussi être l'oncle de la reine, et la Cour du Banc dépendait directement de Sa Majesté et non d'Édouard Janacek ni même du Premier ministre Haute-Crête. Dans ces conditions, seul un imbécile aurait essayé d'annuler cet arrangement par pure mesquinerie, comme c'était manifestement le cas. C'était l'opinion de la comtesse, et rien de ce qu'Hélène avait vu ou entendu ailleurs ne laissait penser que celle-ci se trompait. Non qu'elle eût l'intention d'en discuter avec ses camarades de classe. Son père lui avait souvent enjoint de prendre exemple sur les chats sylvestres, qui voyaient et entendaient tout sans jamais rien dire. Évidemment, cet exemple péchait un peu depuis que les chats sylvestres avaient appris la langue des signes. D'un autre côté, il semblait que les chats en avaient vu et entendu davantage encore – sans parler d'y réfléchir – que même son père ne le soupçonnait, et l'analogie était peut-être plus juste qu'elle ne l'avait cru. En tout cas, un aspirant de première année n'avait pas à expliquer à ses condisciples que le responsable civil de leur service était un crétin vindicatif, mesquin et sectaire. Surtout si c'était vrai. Hélène esquissa un sourire à cette idée, mais elle le chassa et s'écarta du chemin tandis que le colonel LaFollet passait la porte du stand de tir. L'homme d'armes balaya les alentours de son regard gris avec une attention aux détails qui était depuis longtemps devenue instinctive. Il remarqua la grande et robuste jeune femme, et l'expression de son visage suggéra qu'une case bien rangée de son cerveau l'avait identifiée comme l'un des nombreux étudiants de la duchesse Harrington. Mais qu'il l'ait ou non reconnue, il l'observa avec un détachement froid et analytique qui la poussa soudain à se réjouir qu'il ait peu de chances de la considérer comme une menace envers la femme qu'il protégeait. Elle était habillée pour le gymnase à cet instant : elle portait le short et le maillot distribué à tous les aspirants femmes. Cet uniforme ne comportait pas de couvre-chef, ce qui la dispensait de l'obligation habituelle de saluer un officier supérieur, mais elle se mit rapidement au garde-à-vous jusqu'à ce qu'il acquiesce en réponse à sa marque de courtoisie. Puis il passa devant elle, et elle se remit au garde-à-vous comme la duchesse Harrington entrait dans le stand de tir à sa suite. — Mademoiselle Zilwicki, fit la duchesse. — Milady », répondit respectueusement Hélène. L'uniforme immaculé d'Honor Harrington, noir d'espace et or, était unique. C'était le seul officier de la FRM à pouvoir porter un écusson de la Flotte spatiale graysonienne montrant une salamandre entourée de flammes, emblème de l'escadre du Protecteur, même en uniforme manticorien, car elle en était le commandant officiel. Mais, en plus de cela, elle était aussi le seul individu dont la veste eût jamais porté à la fois le ruban rouge sang de l'Étoile de Grayson et celui cramoisi, bleu et blanc de la médaille parlementaire du Courage. Des rumeurs insistantes prétendaient que la duchesse Harrington avait refusé la médaille du Courage après avoir mené l'évasion de Cerbère, mais même si elles disaient vrai, elle n'avait pas pu l'éviter après l'assassinat de Cromarty. Hélène se doutait qu'elle avait toutefois dû l'accepter à contrecœur car le baron de Haute-Crête, en tant que nouveau Premier ministre, avait tiré tout l'avantage médiatique possible de l'événement en annonçant qu'elle allait la recevoir. Mais Hélène avait souvent vu ces rubans, et ce n'étaient ni eux ni le chat sylvestre installé sur l'épaule de la duchesse qui captèrent son attention cet après-midi-là. Ce fut plutôt l'étui en bois que portait Honor Harrington. Le genre d'étui qu'un artisan doué fabriquait à la main pour un prix exorbitant dans un minuscule atelier baigné de soleil, de poussière, de l'odeur sucrée des copeaux et du vernis, afin de protéger un objet coûteux jusqu'à l'indécence, et Hélène sentit son intérêt s'éveiller. Elle n'avait encore jamais vu cette boîte, mais elle avait parlé à d'autres qui la connaissaient, et elle savait ce qu'elle contenait. Le calibre .45 de Lady Harrington s'était taillé une réputation – bonne ou mauvaise, selon le point de vue – au sein de la flotte. Ceux qui s'accrochaient à l'idée qu'elle était une tête brûlée, une dangereuse folle furieuse incapable de faire la différence entre le panache des médiocres holodrames historiques et la réalité des devoirs d'un officier moderne voyaient dans cette arme de poing archaïque la confirmation de leurs préjugés. D'autres, comme Hélène et Anton Zilwicki, la considéraient d'un autre œil. Peut-être parce que, contrairement à ceux qui condamnaient la « témérité » de Lady Harrington et la croyaient en quête de gloire, Hélène et son père avaient tous deux passé du temps quelque part où ses détracteurs n'avaient jamais mis les pieds. Ce n'était pas un sujet dont Hélène parlait avec ses camarades, mais elle se demandait parfois comment ils auraient réagi si elle leur avait raconté ses aventures sur la vieille Terre. Et mentionné avoir tué trois hommes à mains nues avant ses quinze ans. Non. Hélène Zilwicki savait bien mieux que la moyenne ce qui était passé par la tête de Lady Harrington quand elle avait décidé d'affronter un chef pirate et ses gardes du corps équipés d'armes modernes avec une antiquité technologique vieille de plus de deux mille ans. Mais elle était aussi suffisamment jeune pour avoir très envie de voir cette antiquité en action. Hélas, elle était déjà en retard pour son cours d'arts martiaux. Bien qu'elle soit en bonne voie pour maîtriser bientôt le style préféré de l'École spatiale, le coup de vitesse, elle passait également du temps à assister le chef Maddison dans l'enseignement du Neue-Stil Handgemenge », un style plus ésotérique développé sur La Nouvelle-Berlin. Celui-ci n'était guère répandu dans le Royaume stellaire, mais elle avait eu le privilège de l'étudier avec le sensei Robert Tye, l'un des deux ou trois pratiquants les plus expérimentés de la vieille Terre. Malgré sa jeunesse, cela en faisait une ressource pédagogique dont Maddison était déterminé à faire le meilleur usage. Hélène appréciait sincèrement d'enseigner aux autres, mais cela lui prenait beaucoup de temps. Et, de toute façon, elle avait déjà terminé son entraînement de tir au pistolet pour aujourd'hui. Par conséquent, elle ne voyait pas quelle excuse imaginer pour justifier sa présence le temps que Lady Harrington gagne le pas de tir avec son .45. Et zut. « Avec votre permission, milady ? fit-elle, et Lady Harrington acquiesça. — Allez-y, mademoiselle Zilwicki », répondit-elle avec un petit sourire, avant qu'Hélène ne se dirige au pas de course vers l'instructeur qui l'attendait. Honor regarda la jeune aspirante disparaître, et son sourire s'élargit. Elle voyait mademoiselle Zilwicki d'un bon œil. Il n'était guère surprenant que la jeune femme tourne si bien... et pas uniquement parce que sa mère était authentiquement héroïque. Peu de médailles parlementaires du Courage avaient été plus méritées que celle du capitaine de vaisseau Hélène Zilwicki, mais sa fille était encore une enfant à l'époque. C'était du côté du père qu'il fallait chercher le plein épanouissement de la force de la jeune fille; or, ces dernières années, Honor avait eu l'occasion d'apprécier mieux que la plupart à quel point ce père était fort. Et de comprendre pourquoi Hélène ne doutait jamais de sa capacité à réussir ce dans quoi elle décidait de se lancer. En fait, Honor regrettait souvent de ne pas avoir eu davantage confiance en elle-même au même âge, à la façon d'Hélène, si c'était bien de cela qu'il s'agissait. Elle avait suffisamment goûté les émotions de la jeune femme à travers son lien empathique avec Nimitz pour en tirer la certitude qu'Hélène n'aurait pas réagi comme elle quand Pavel Young avait tenté de la violer. Enfin, après la tentative de viol, en tout cas, rectifia intérieurement Honor. Sur le coup, elle aurait certainement fait exactement la même chose que son aînée, et peut-être même pire, à en juger par ses résultats en combat à mains nues. Mais plus tard, après avoir eu le temps d'y réfléchir, Hélène n'aurait jamais envisagé de taire les événements au commandant de l'École. Si je lui avais ressemblé un peu plus au même âge, songea Honor, ma vie aurait été complètement différente. Et Paul serait encore vivant. Elle ressentit une pointe familière de deuil, l'écho d'un grand chagrin, et elle inspira brusquement. Oui, il serait encore en vie. Mais je ne l'aurais pas rencontré — pas de la même façon, en tout cas. Elle s'accorda encore un moment pour se rappeler tout ce que Paul Tankersley et elle représentaient l'un pour l'autre, puis elle écarta doucement ce souvenir et suivit Andrew vers le comptoir de l'officier responsable du stand pour signer la feuille de présence. Au sens strict, la loi de Grayson exigeait qu'elle se fasse accompagner dans tous ses déplacements par deux hommes d'armes au minimum, et elle savait que LaFollet n'avait toujours pas digéré sa décision de limiter son détachement de sécurité personnel à sa seule personne ici, sur l'île de Saganami. À vrai dire, elle avait été un peu surprise de constater combien elle-même en était contrariée, alors que l'idée venait d'elle. Certes, ce changement lui pesait pour des raisons qui n'étaient pas celles d'Andrew. C'était son boulot d'être conscient à l'extrême de toutes les menaces potentielles, à toute heure et en tout lieu, et il détestait au plus haut point la façon dont cela réduisait sa capacité à garantir sa sécurité. Pour sa part, Honor était raisonnablement sûre qu'aucun assassin ne rôdait dans les buissons de l'île de Saganami, mais elle avait de longue date abandonné tout espoir que la paranoïa institutionnelle de LaFollet leur permette de porter le même regard sur cette question précise. En plus de ces considérations purement pratiques, toutefois, Honor savait que son homme d'armes s'irritait fort de ce qu'il considérait comme une insulte calculée envers son seigneur. Il savait tout des efforts de Janacek pour faire carrément interdire le personnel de sécurité d'Honor sur le campus de l'École. Il ne l'avait jamais dit explicitement, mais il était fermement convaincu qu'il ne s'agissait que d'une manifestation supplémentaire de la rancune mesquine dont le gouvernement manticorien actuel faisait preuve dès qu'il pensait que personne ne regardait; Honor en était douloureusement consciente. Et cela lui aurait paru évident même sans son lien avec Nimitz : en l'occurrence, LaFollet aurait aussi bien pu hurler son dégoût à pleins poumons. Hélas, et bien que l'idée du compromis fût la sienne, Honor partageait sa vision des sentiments qui avaient inspiré la tentative de Janacek. Ce qui expliquait pourquoi elle aussi en concevait tant d'amertume. Elle espérait que sa réaction naissait des circonstances qui avaient remis Janacek dans le fauteuil de Premier Lord plutôt que du sentiment de sa propre importance, mais elle était assez honnête avec elle-même pour reconnaître qu'elle n'en était pas aussi sûre qu'elle l'aurait voulu. Elle grimaça à cette idée et posa son étui à pistolet ainsi que la sacoche pleine d'accessoires sur le comptoir tandis que l'officier responsable du stand, un adjudant-chef des fusiliers à l'air absurdement jeune et dont la plaque d'identité portait le nom de JOHANNSEN, M. sortait des casques antibruit pour LaFollet et elle, ainsi que les formulaires de rigueur. Elle signa et apposa l'empreinte de son pouce sur la paperasse, puis ouvrit la sacoche et en tira le casque antibruit qu'elle avait fait faire pour Nimitz. Le chat sylvestre ne l'appréciait guère, mais il n'allait sûrement pas le refuser. Quand ils étaient chez elle à Grayson, son stand de tir en extérieur lui permettait de garder un œil sur elle pendant qu'elle s'entraînait, sans qu'il ait à s'approcher au point que le bruit des détonations pose problème. Ici, à l'École, dans ce stand fermé, ce n'était pas possible, et elle l'observa patiemment pendant qu'il mettait le casque et l'ajustait soigneusement. Prêt, boule de poils ? » Le casque antibruit était une version perfectionnée de ce qui était déjà disponible avant même que l'humanité ne quitte la vieille Terre pour les étoiles. Ils étouffaient parfaitement les pics de décibels susceptibles d'abîmer les oreilles, tout en laissant clairement passer les conversations, et le chat sylvestre leva la main en signe d'approbation. Bien », dit-elle en ajustant son propre casque. LaFollet avait déjà mis le sien, et elle attendit patiemment qu'il franchisse la porte pour inspecter soigneusement le pas de tir. Une fois assuré qu'aucun tueur à gages déterminé ne s'y était glissé, il rouvrit la porte et la tint poliment ouverte. « Merci, Andrew », fit-elle gravement avant d'entrer. Le colonel LaFollet se tenait à distance de son seigneur sur le pas de tir bruyant et la regardait faire des trous dans des cibles en papier anachroniques avec une précision méticuleuse. Son automatique produisait un nuage de fumée odorante, contrairement aux pulseurs que la plupart des gens venaient s'entraîner à manier en ces lieux, mais, au moins, il y avait suffisamment d'autres adeptes des armes à feu à propulsion chimique dans la flotte pour que le pas de tir soit équipé d'un système de ventilation efficace. C'était bien d'elle, de préférer les bonnes vieilles cibles papier traditionnelles aux hologrammes sophistiqués qu'on utilisait dans presque tous les programmes de formation au tir de combat. Le colonel s'était souvent dit que cette préférence résultait du fait qu'elle considérait le tir autant comme une forme d'art que comme un moyen sérieux d'autodéfense. Elle approchait son cher coup de vitesse et ses leçons de sabre à la mode de Grayson exactement dans la même optique. Elle n'en prenait pas son entraînement moins au sérieux pour autant, comme le prouvaient amplement les carnages qu'elle avait provoqués dans les trois disciplines. Et elle passait au moins une séance par semaine à s'exercer contre des adversaires holographiques programmés de manière réaliste. Sans compter qu'elle était tout aussi douée pour trouer la peau des hologrammes que celle des silhouettes en papier marquées d'une cible circulaire, qui avaient sa faveur. Bien qu'il laissât rarement passer sa chance de la taquiner sur le choix de son arme — respectueusement, bien entendu —, LaFollet tirait un grand réconfort de l'habileté dont elle faisait preuve dans le maniement de l'antique arme de poing dont l'amiral Matthews lui avait fait présent. Si cela ne tenait qu'à lui, Lady Harrington n'aurait plus jamais l'occasion de prouver ses compétences en matière d'autodéfense, mais ses échecs passés dans ce domaine ne lui inspiraient guère de confiance en l'avenir. Ce n'était pas sa faute à lui si elle attirait les tentatives d'assassinat, les face-à-face avec des pirates sanguinaires et mégalos, ou les exils vers des planètes-prisons infernales, mais cela ne changeait rien aux faits. Par conséquent, Andrew LaFollet voyait d'un très bon œil tout ce qui la rendait plus difficile à tuer. D'ailleurs, il ne risquait pas de sous-estimer le danger mortel que représentait son pistolet sous prétexte qu'il lui cassait les oreilles et qu'il crachait la poudre. Il était peut-être gros, bruyant et dépassé de deux mille ans, il n'en était pas moins efficace. Et, contrairement à ses collègues manticoriens, LaFollet avait d'abord été formé sur des armes qui ressemblaient beaucoup au semi-automatique du seigneur Harrington. De conception un peu plus sophistiquée et fabriquées dans des matériaux sûrement un peu plus modernes, mais le principe de fonctionnement était quasiment identique. Ses collègues de la sécurité du Palais et lui-même les avaient échangées avec une joie non dissimulée contre les pulseurs que l'alliance de Grayson avec le Royaume stellaire leur avait enfin rendus accessibles, toutefois il avait gardé des douze ans T passés à s'exercer avec les armes d'autrefois un profond respect pour leurs capacités. Et puis il avait un jour vu son seigneur user de cette même antiquité » pour tuer deux adversaires bien préparés et équipés de toute une batterie d'armes ( modernes ». Néanmoins, l'éventualité — lointaine, il l'espérait — qu'elle puisse un jour avoir à se déchaîner à nouveau personnellement contre des adversaires armés n'était pas la seule raison pour laquelle il se satisfaisait très bien de faire le pied de grue sur un pas de tir bruyant et enfumé pendant qu'elle expédiait balle après balle vers la cible. Non. Si rassurantes fussent ses compétences aux yeux de son homme d'armes, la véritable raison pour laquelle il n'opposait aucune objection à ses visites au stand de tir était beaucoup plus simple. Cet exercice la détendait. Peut-être plus encore que ses katas de coup de vitesse, les séances de tir exigeaient une rupture mentale complète avec la foule de problèmes qui l'assaillaient en ce moment. Elles lui imposaient de vider son esprit pendant qu'elle se concentrait sur la mémoire des muscles, la respiration, la prise de l'arme et le contrôle de la détente, la mire et l'image de visée... Rien n'aurait su mieux la détourner, même brièvement, de la folie politique et diplomatique actuelle, qui se cristallisait de plus en plus autour de sa personne. Et, rien que pour ça, le tir au pistolet emportait l'approbation enthousiaste d'Andrew LaFollet. Ce qui ne signifiait pas qu'il envisageait tout à fait sereinement ses séances au stand de tir. Pour commencer, l'idée de permettre à quiconque — même à des collègues de la Spatiale — de tenir en mains une arme en présence de son seigneur ne lui plaisait pas du tout. Il savait toutefois qu'il valait mieux ne pas aborder ce point précis avec Lady Harrington, c'est pourquoi il avait plus ou moins omis de lui rapporter la conversation privée qu'il avait eue avec le prédécesseur du sergent Johannsen plus de quatre ans auparavant. Le colonel avait compris depuis longtemps que la façon la plus sûre d'empêcher son employeur de se plaindre de mesures de sécurité irritantes consistait simplement à ne pas lui en parler. Lady Harrington elle-même ne pouvait pas s'indigner de ce qu'elle ignorait -- pourtant, lui faire des cachotteries n'était pas vraiment la tâche la plus aisée au monde. Dans le cas présent, néanmoins, il était à peu près sûr qu'elle n'avait fort heureusement pas conscience que Johannsen, tout comme le précédent officier en charge du stand de tir, veillait discrètement à ce qu'aucun autre tireur ne soit jamais autorisé à entrer pendant qu'elle occupait le pas de tir. Elle finirait peut-être tôt ou tard par se demander pourquoi elle avait toujours les lieux pour elle toute seule, bien sûr. Ce jour-là, elle poserait sans doute des questions très précises auxquelles LaFollet n'était pas pressé de répondre. Mais, entre-temps, son parti pris de rester muet tant qu'elle ne demandait rien paraissait bien fonctionner, et il serait toujours temps de s'en préoccuper le moment venu. Malgré son accord avec Johannsen, le penchant paranoïaque soigneusement entretenu de LaFollet l'empêchait de jamais complètement relâcher sa vigilance. Tout en regardant son seigneur découper » systématiquement la zone cible d'une silhouette supplémentaire à une distance de quinze mètres, il observait aussi constamment les autres pas de tir ainsi que la porte insonorisée donnant accès au stand. Par conséquent, il remarqua l'arrivée d'un homme grand, large d'épaules, les yeux bleus, bien avant Lady Harrington. Le colonel reconnut le nouvel arrivant dès qu'il passa la porte, mais son visage impassible par obligation professionnelle dissimula admirablement sa consternation. Pourtant il n'avait rien contre cet homme. Pour tout dire, il admirait et respectait l'amiral Hamish Alexander, treizième comte de Havre-Blanc, presque autant qu'il admirait et respectait Lady Harrington et, en d'autres circonstances, il aurait été ravi de le voir. En l'occurrence... L'homme d'armes se mit au garde-à-vous et salua bien que Havre-Blanc, contrairement au seigneur Harrington, fût en civil. Sur l'île de Saganami, il tranchait par sa tenue comme un curé dans une maison close, et LaFollet le soupçonnait de le faire exprès. Le comte était considéré comme le principal commandant de terrain de toute l'Alliance manticorienne après sa brillante prestation dans l'opération Bouton-d'or, et la Flotte spatiale de Grayson lui avait accordé le grade d'amiral dans ses rangs. Il avait parfaitement le droit de porter l'uniforme correspondant à son grade — dans l'une ou l'autre de ses deux flottes —quand il le voulait, bien que Sir Édouard Janacek ait jugé utile de le retirer du service actif avec une précipitation indécente en lui accordant une demi-solde — l'une de ses premières décisions en tant que Premier Lord de l'Amirauté. S'il avait pu, Janacek aurait sûrement tenté de lui ordonner de refuser la promotion graysonienne par la même occasion. Techniquement, il en avait le pouvoir puisque les Graysoniens ne lui avaient pas accordé son grade à simple titre honorifique alors que Havre-Blanc n'était pas citoyen de Grayson, mais même le gouvernement Haute-Crête n'avait pas osé faire un affront si gratuit à l'homme qui avait gagné la guerre. Le Premier Lord avait donc avalé la couleuvre, accepté la promotion... puis privé Havre-Blanc de l'occasion de porter quelque uniforme que ce soit en service actif. Son choix de ne plus le porter du tout, même ici, à la source même du corps des officiers de la Flotte royale manticorienne, soulignait seulement la mesquinerie de la décision de Janacek. Le comte lui répondit par un signe de tête fort similaire à celui que Lady Harrington aurait eu si elle n'avait pas porté l'uniforme et l'invita d'un geste à se mettre au repos. LaFollet se détendit, et Havre-Blanc, les oreilles bien couvertes par son casque personnel, vint se poster à ses côtés pour regarder Lady Harrington réduire en lambeaux sa cible du moment. LaFollet était très surpris que Nimitz n'ait pas prévenu sa compagne humaine de l'arrivée de Havre-Blanc grâce à leur lien. Peut-être était-elle simplement trop concentrée sur le tir pour être autant à l'écoute du chat sylvestre que d'habitude. Ce n'était sûrement pas parce que Nimitz partageait la consternation de LaFollet : il paraissait évident à l'homme d'armes que le chat sylvestre aimait Havre-Blanc et approuvait vigoureusement son attitude envers la femme que lui-même avait adoptée. Ce qui, aux yeux de LaFollet, démontrait une fois de plus qu'en dépit de siècles de fréquentation de la société humaine le cerveau des chats sylvestres ne fonctionnait tout bonnement pas de la même façon que celui des humains. Le colonel était bien trop professionnel — et prudent — pour se permettre d'interrompre sa surveillance systématique des environs, mais il observait le comte très discrètement, du coin de l'œil, et il se désola en constatant que le regard bleu glacé de Havre-Blanc s'attardait sur son seigneur et s'adoucissait notablement. Lady Harrington tira la dernière balle de son chargeur, et la culasse de son pistolet se verrouilla en position ouverte. Elle le posa soigneusement sur la tablette de son poste, gueule pointée vers le couloir de tir, et enfonça un bouton afin de ramener sa cible vers elle. Elle la contempla quelques instants d'un air songeur puis adressa une moue approbatrice un peu réticente au grand trou crénelé qui avait remplacé la zone cible de la silhouette. Elle décrocha le papier d'une main, se retourna pour le ranger et en installer un nouveau et se figea en apercevant Havre-Blanc. Son hésitation fut brève, si fugace que quiconque ne la connaissait pas aussi bien que LaFollet ne l'aurait sans doute même pas remarquée. Mais LaFollet la connaissait et, s'il s'était désolé à voir la mine du comte, il se désespéra franchement cette fois. Face à la plupart des gens, le visage du seigneur Harrington, avec ses traits taillés à la hache et ses hautes pommettes, constituait un admirable masque pour ses sentiments. Rares étaient sans doute ceux qui se rendaient compte des années de discipline militaire et d'autodiscipline qui avaient nourri ce masque, mais ceux qui la connaissaient réellement savaient très bien déchiffrer son visage malgré tout. Ses yeux la trahissaient. Toujours ses yeux. Ces immenses amandes couleur chocolat. Ces yeux qu'elle avait hérités de sa mère et qui reflétaient ses sentiments d'une façon plus révélatrice encore que l'attitude de Nimitz. Des yeux qui, le temps de deux battements de cœur, trois tout au plus, avaient brillé de joie et de chaleur. Doux Seigneur, songea LaFollet, au bord du désespoir, ils croient tous les deux que personne au monde – l'autre y compris – ne voit ce qui se passe. Ils le croient vraiment Imbéciles. Il se tança sévèrement dès que cette idée lui traversa l'esprit. D'abord, son seigneur pouvait décider de tomber amoureuse de qui elle voulait, ce n'était pas son affaire. Son boulot consistait à la protéger et non à lui dire ce qu'elle pouvait faire ou non de sa vie. Ensuite, elle était manifestement tout aussi consciente que LaFollet des nombreuses raisons pour lesquelles elle n'avait pas à lancer ce genre de regards au comte de Havre-Blanc. Dans le cas contraire, ces deux-là auraient cessé de souffrir noblement en silence depuis au moins deux ans. Et Dieu seul savait où cela les aurait menés ! « Bonjour, Honor, dit Havre-Blanc en désignant la cible perforée. Je n'ai jamais bien su tirer, pour ma part. Avez-vous envisagé de postuler dans l'équipe de tireurs d'élite quand vous étiez aspirante ? — Bonjour, Hamish », répondit Lady Harrington en lui tendant la main. Le comte la prit mais, plutôt que de la serrer à la mode manticorienne, il la leva à ses lèvres et l'effleura comme l'aurait fait un Graysonien. Il avait passé suffisamment de temps sur Grayson pour que son geste paraisse tout à fait naturel, mais une rougeur imperceptible monta aux joues d'Honor. « Pour répondre à votre question, reprit-elle quelques instants plus tard, d'une voix normale, tout en retirant sa main, oui. J'ai envisagé de postuler pour l'équipe de tir au pistolet. La carabine ne m'a jamais intéressée, je le crains, et j'ai toujours apprécié les armes de poing. Mais je me mettais seulement au coup de vitesse à l'époque, et j'ai décidé de me concentrer plutôt là-dessus. » Elle haussa les épaules. « J'ai grandi dans la nature sur Sphinx, vous savez; j'étais déjà assez bonne tireuse en arrivant à l'École. — C'est sans doute une façon de présenter les choses », fit Havre-Blanc, laconique, tout en ramassant la cible, qu'il leva au niveau de ses yeux pour la regarder à travers le trou qui en perçait le centre. « Mes pratiques sportives personnelles étaient un peu plus pacifiques que les vôtres. — Je sais. » Elle acquiesça et le gratifia d'un des sourires en coin qu'imposaient les nerfs artificiels de sa joue gauche. « J'ai cru comprendre que l'amiral Caparelli et vous étiez des adversaires acharnés au football pendant votre formation sur l'île. — Ce que vous avez cru comprendre, c'est que Tom Caparelli a proprement botté mon derrière aristocratique sur le terrain, rectifia le comte, et elle gloussa. — C'est peut-être vrai, mais je suis devenue beaucoup trop diplomate pour le formuler aussi crûment. — Je vois. » Il baissa la cible, et l'humour qu'exprimait son visage s'atténua un peu. « À propos de diplomatie, je ne vous ai pas poursuivie jusque dans votre antre secret pour le seul plaisir de votre compagnie, je le crains. Bien que votre compagnie soit toujours un plaisir. — Vous ne faites pas un trop mauvais diplomate vous-même », fit-elle remarquer, et un autre qu'Andrew LaFollet aurait pu ne pas sentir la tension qui s'était insinuée dans sa voix. « C'est le résultat de décennies en tant que frère d'un homme politique ambitieux, lui assura Havre-Blanc. En fait, la raison pour laquelle je suis venu à votre recherche, c'est que l'ambitieux en question et moi avons passé l'essentiel de la matinée ensemble. — Ah bon ? » Lady Harrington haussa un sourcil interrogateur. « Je devais me rendre à Arrivée pour affaires, de toute façon, expliqua le comte, alors je suis passé voir Willie... qui revenait justement du Palais du Montroyal. — Je vois. » Le ton du seigneur Harrington s'était soudain fait beaucoup plus neutre; elle éjecta le chargeur de son pistolet, déverrouilla la culasse et rangea l'arme dans son étui tapissé de velours. « Dois-je en conclure qu'il vous a demandé de passer me voir ? — Pas précisément. Mais Élisabeth l'avait invité au Palais en tant que chef de l'opposition afin d'assister au briefing officiel présentant les dernières inspirations de Haute-Crête et ses laquais. » Lady Harrington releva les yeux de l'étui pour lancer un regard cinglant au comte, mais il ne le remarqua pas ou fit semblant de ne rien voir. « Le message officiel d'invitation envoyé au chef de l'opposition s'était bizarrement perdu. Une fois de plus. — Je vois », répéta-t-elle en fermant brutalement l'étui. Elle tendit la main vers son sac, mais Havre-Blanc l'atteignit avant elle et, tout sourire, le passa sur son épaule. Elle lui rendit son sourire, mais son regard était inquiet. LaFollet ne s'en étonna pas. Elle avait parcouru beaucoup de chemin depuis l'époque où l'homme d'armes était entré à son service : elle n'était plus un officier spatial béotien en matière de politique. Elle n'avait donc pas manqué le mépris renouvelé que trahissait la voix de Havre-Blanc quand il parlait du Premier ministre, ni la mesquinerie dont avait fait preuve Haute-Crête en omettant délibérément d'aviser Lord Alexander de la tenue du briefing. Tout comme son seigneur, bien qu'à un degré moindre, le colonel était désormais bien plus au courant des usages politiques manticoriens qu'il ne comptait le devenir. De ce fait, il savait que la Constitution n'exigeait pas explicitement du Premier ministre qu'il invite le chef de l'opposition parlementaire aux briefings officiels hebdomadaires de Sa Majesté. Une longue tradition voulait toutefois qu'il le convie aux briefings réguliers, à la fois par simple courtoisie et afin de s'assurer qu'en cas de brutal changement de gouvernement celui qui remplacerait très certainement le Premier ministre soit le mieux informé possible. Nul n'attendait d'un homme politique, même du Premier ministre du Royaume stellaire de Manticore, qu'il invite son principal adversaire aux conseils des ministres ou aux briefings spéciaux de la Couronne. Cela aurait été déraisonnable et stupide. Mais les briefings généraux bihebdomadaires étaient une tout autre affaire, et LaFollet savait que le duc de Cromarty y avait toujours, même au plus fort de la guerre contre les Havriens, scrupuleusement convié Haute-Crête, alors meneur de l'opposition. Cela ressemblait bien à Haute-Crête d'oublier d'accorder cette même courtoisie à celui qui était à l'époque le second » de Cromarty. « Avez-vous eu l'impression qu'une raison particulière justifiait que cette invitation précise se soit "perdue" ? reprit Honor au bout d'un moment. — Pas vraiment, reconnut Havre-Blanc, toutefois je doute fort qu'il ait été ravi de voir Willie, vu la nature et le contenu du briefing. D'un autre côté, il valait peut-être mieux pour lui que Willie soit présent malgré tout. » Lady Harrington inclina la tête d'un air interrogateur, et le comte eut un petit rire. « J'ai l'impression que Sa Majesté se comporte un peu mieux quand Willie est présent pour faire tampon entre elle et son Premier ministre. — Je crains que ce ne soit vrai, répondit Lady Harrington, le ton et la mine beaucoup plus graves que ceux du comte. Je préférerais que ce ne soit pas le cas », poursuivit-elle en se détournant pour attraper Nimitz. Le chat sylvestre sauta dans ses bras et se glissa dans sa position habituelle sur l'épaule droite de sa compagne. Il s'y percha en enfonçant l'extrémité des griffes de ses pattes arrière dans le tissu fait exprès de sa veste d'uniforme, juste sous l'omoplate, tout en ôtant d'une main son casque, et elle se tourna vers Havre-Blanc. « Dieu sait que je compatis avec elle, mais faire étalage de son mépris pour lui, même en privé, n'arrange rien à la situation. — Non, en effet, dit le comte, l'air moins amusé que quelques instants plus tôt. D'un autre côté, Élisabeth et Haute-Crête sont comme l'eau et l'huile. Et on peut dire tout ce qu'on veut de son tact – ou de son manque de tact –, mais on ne peut pas la taxer de malhonnêteté. — Il y a malhonnêteté et fourberie, répondit le seigneur Harrington. Et puis il y a la conscience du fait que remuer le couteau dans la plaie en montrant à quelqu'un qu'on le hait et qu'on le méprise, même si on s'en abstient en public, ne peut qu'aggraver les choses. — Ce n'est pas très juste de dire qu'elle remue le couteau dans la plaie, Honor, protesta tièdement Havre-Blanc. — Si, ça l'est, répliqua-t-elle fermement. Soyez réaliste, Hamish. Élisabeth ne sait pas comment prendre les gens qu'elle méprise. je comprends parce que, à ma façon, j'ai la même faiblesse. » LaFollet remarqua qu'elle ne mentionnait pas le célèbre mauvais caractère de son interlocuteur. « Mais j'ai dû apprendre qu'il est des situations que je ne peux pas résoudre en brandissant un plus gros marteau quand on m'irrite. Élisabeth le sait, intellectuellement, mais quand les émotions s'en mêlent, il lui est presque impossible de dissimuler ses sentiments si ce n'est dans le cadre le plus officiel. » Elle soutint le regard du comte jusqu'à ce qu'il finisse par acquiescer de mauvais gré; puis elle haussa les épaules. « Élisabeth a de grandes qualités, dit-elle alors, mais parfois j'aimerais qu'elle possède davantage de ces... talents relationnels qu'a Benjamin. Elle est capable de "mener" d'une façon peu commune, mais elle n'est pas à sa place quand il s'agit de manipuler des gens qui ne veulent pas déjà la suivre. Et c'est encore plus vrai quand ceux qu'elle devrait convaincre de faire ce qu'elle veut désirent le contraire pour des raisons personnelles. — Je sais, soupira Havre-Blanc. Je sais. Mais, ajouta-t-il d'une voix plus gaie et assurée, c'est à cela que servent des gens comme Willie et vous : à la conseiller quand elle se prépare des ennuis. — Willie, peut-être, fit Lady Harrington en haussant les épaules. — Et vous, insista le comte. Elle en est venue à se reposer sur vous pour beaucoup plus que votre perception privilégiée de la vie politique graysonienne, et vous le savez. — Peut-être répéta-t-elle, manifestement très embarrassée à cette idée, et il changea de sujet. « En tout cas, j'ai décidé que, puisque j'étais dans le coin et que Willie m'a rebattu les oreilles de ce que Haute-Crête – et Janacek – avaient à dire lors du briefing, je pouvais passer vous mettre au courant par la même occasion. » Bah ! voyons, songea LaFollet, sarcastique. Après tout, c'était votre devoir, en conscience, de lui transmettre ces informations capitales dès que possible... et en personne. Nimitz jeta un coup d'œil à l'homme d'armes par-dessus l'épaule de Havre-Blanc et agita les oreilles, manifestement amusé de la tonalité de ses émotions. LaFollet tira la langue au chat sylvestre en pensée, et les yeux vert d'herbe de Nimitz s'animèrent d'une lueur malicieuse, mais il choisit de ne pas réagir plus ouvertement. « Merci », fit Lady Harrington sur le même ton à la fois sérieux et insouciant, comme si elle n'avait pas remarqué l'amusement de son chat et de son homme d'armes. Ce qui n'était sûrement pas le cas, se dit LaFollet en tempérant ses réflexions indisciplinées. Fort heureusement, son lien avec Nimitz ne lui permettait de déceler que les émotions et non les pensées qui les avaient produites. La plupart du temps, elle était capable d'en déduire dans les grandes lignes – et avec une précision assez effrayante – en quoi celles-ci devaient consister, mais, en l'occurrence, ce talent paraissait l'avoir abandonnée. Ce qui en disait sans doute long sur la vigueur avec laquelle elle refusait de regarder en face ce qui se passait réellement entre Havre-Blanc et elle, songea le colonel, beaucoup moins amusé. — Cela pourrait prendre un moment, prévint le comte. À quoi ressemble votre emploi du temps pour le reste de l'après-midi ? — Je donne une conférence ce soir au "broyeur", mais c'est après dîner et j'ai déjà peaufiné mes notes. Jusque-là, je suis libre. J'ai bien un petit paquet de copies à lire et corriger, mais c'est pour une option facultative, je peux sans doute les laisser patienter un après-midi. — Bien. » Havre-Blanc consulta son chrono. « Je n'y avais pas pensé avant que vous ne parliez du dîner, mais il est presque midi. Puis-je vous offrir à déjeuner quelque part ? — Non, mais moi je vais vous offrir à déjeuner », répondit-elle, et LaFollet se sentit désespérer derechef en voyant son regard s'animer soudain d'une lueur plus malicieuse encore que celui de Nimitz. Havre-Blanc haussa un sourcil interrogateur, et elle gloussa. « Vous êtes ici à Saganami, Hamish, et que ça plaise à Janacek ou non, vous êtes officier général. Pourquoi ne préviendrais-je pas Casey à l'avance de façon à réserver l'un des salons des officiers généraux pour le déjeuner ? — Oh, Honor, c'est diabolique », fit Havre-Blanc qui arborait soudain un immense sourire, et LaFollet ferma les yeux, en parfait accord avec cette dernière phrase. Le Casey était l'immense cafétéria de l'autre côté de la cour. Son réfectoire principal pouvait accueillir simultanément près d'un tiers du corps étudiant de l'île de Saganami, mais il disposait également de salons plus petits et bien plus luxueux à l'usage des officiers les plus gradés. Dont quinze à vingt alcôves réservées aux amiraux et capitaines de la Liste forts d'une longue ancienneté ainsi que leurs invités, disponibles selon le principe « premier arrivé, premier servi ». Janacek va avoir une attaque en apprenant que vous et moi avons déjeuné ensemble au beau milieu de ce qu'il aimerait considérer comme son domaine privé, poursuivit le comte. Surtout quand il comprendra que je suis venu tout droit de chez William après avoir discuté de ce que Haute-Crête et lui avaient à dire au briefing de ce matin. — Je doute que nous ayons cette chance, mais on peut au moins espérer faire monter sa tension de quelques crans. — J'aime cette idée », déclara joyeusement Havre-Blanc. Puis il lui fit signe de franchir la porte avant lui. L'espace d'un court instant, Andrew LaFollet fut sur le point de commettre l'impensable. Mais l'instant passa et, en précédant son seigneur afin de lui ouvrir la porte, il se cloua fermement les lèvres pour ne pas se mêler de ce qui ne le regardait pas. Ils ne se rendent vraiment pas compte, songea-t-il. Voilà pourquoi ils ne voient pas que je ne suis pas le seul – le seul être humain, en tout cas – à avoir remarqué la façon dont ils se regardent. Il ne faudrait surtout pas qu'ils aillent s'offrir un déjeuner privé dans un lieu aussi public, mais ils n'en ont même pas conscience. Il ouvrit la porte, effectua par réflexe un contrôle visuel rapide puis s'écarta devant Lady Harrington et son invité. Il les regarda se diriger vers le bureau de Johannsen pour émarger sur la feuille de présence et s'affligea intérieurement. Notre Père l'Église dit que Tu veilles sur les enfants et les simples d'esprit, dit-il à son Dieu. j'espère que Tu veilles sur ces deux-là en ce moment. CHAPITRE QUATRE Le capitaine Thomas Bachfisch, propriétaire et maître à bord du bâtiment marchand armé le Fléau des pirates, était un homme mince et frêle, au visage émacié et ridé. Il était voûté et, malgré son uniforme civil bleu à la taille impeccable, il n'avait rien d'impressionnant. Le Fléau des pirates non plus, d'ailleurs. Jaugeant environ cinq millions de tonnes, le transporteur dépassait à peine une taille moyenne pour la plupart des régions de la Galaxie, même si son tonnage le plaçait effectivement en haut du panier ici, en Silésie. Néanmoins, bien que de toute évidence correctement entretenu, il n'en imposait guère. Un observateur expérimenté lui aurait donné au moins cinquante ans T et l'aurait sans doute identifié comme un produit du chantier Gopfert – désormais fermé – dans le système de La Nouvelle-Berlin. Gopfert était autrefois l'un des chantiers spatiaux les plus productifs de tout l'Empire andermien, fournisseur non seulement des grandes familles marchandes mais construisant aussi des vaisseaux de guerre et de soutien logistique pour la flotte impériale. Mais il y avait longtemps de cela, et les lignes du Fléau des pirates étaient désormais clairement datées, voire un peu archaïques. De plus, sa peinture extérieure criarde flambant neuve lui donnait l'air d'une douairière décrépite après un ravalement raté, et il aurait été difficile d'imaginer bâtiment méritant apparemment moins son nom guerrier. Ce qui convenait très bien au capitaine Bachfisch. Par moments, un marchand opérant ici, en Confédération silésienne, ne pouvait pas souhaiter mieux qu'être sous-estimé. Comme la scène présente en apportait la preuve. Il se tenait dans le hangar d'appontement du transporteur, les mains nonchalamment croisées dans le dos, et regardait avec une satisfaction féroce le dernier groupe de Silésiens en date à avoir sous-estimé son vaisseau traîner les pieds vers la navette du croiseur andermien Todfeind qui les attendait. Plus que dociles, ils marchaient entre les rangs de fusiliers andermiens et les hommes d'équipage armés que Bachfisch avait détachés pour les livrer à leurs nouveaux geôliers. — Nous vous renverrons vos menottes dès que nous aurons mis ces... gens en cellule, Kapitéin, promit l'Oberleutnant der Sterne chargé du détachement de fusiliers andermiens. — J'apprécie, Oberleutnant. » La voix de ténor de Bachfisch était un peu nasillarde, et son accent manticorien saccadé formait un contraste marqué avec celui, plus rude, de l'officier andermien. Croyez-moi, monsieur, tout le plaisir est pour nous. » L' Oberleutnant termina le décompte de prisonniers tandis que le dernier passait devant lui, tête basse. « J'en ai compté trente-sept, Kapitan. » Bachfisch acquiesça. L'Oberleutnant tapa quelques mots sur son bloc-mémo, puis secoua la tête et accorda à l'homme en bleu debout à ses côtés un regard bien plus admiratif que les officiers spatiaux n'avaient coutume d'en gratifier de simples capitaines marchands. «J'espère que vous pardonnerez ma question, Kapitiln, dit-il avec une certaine hésitation, mais comment avez-vous réussi à les capturer, au juste ? » Bachfisch inclina la tête en le regardant, et Oberleutnant secoua la sienne aussitôt. « Je ne me suis peut-être pas bien exprimé, monsieur. Simplement, d'habitude, les pirates ont plus de chances de capturer des équipages marchands que l'inverse. C'est toujours une agréable surprise quand quelqu'un arrive à renverser les rôles. Et je dois reconnaître que, lorsque le Kapitiin m'a dit de venir vous en débarrasser, j'ai fait quelques petites recherches. Ce n'est pas la première fois que vous nous livrez une bande de pirates. » Bachfisch regarda un moment d'un air songeur le jeune officier, dont le grade équivalait à celui d'enseigne de première classe dans la FRM. Il avait déjà transmis un rapport complet au commandant du Todfeind, et l'officier juridique du croiseur avait pris les dépositions sous serment de tous ses officiers ainsi que de la plupart de ses sous-officiers. Il s'agissait de la procédure opérationnelle standard ici, au sein de la Confédération, où les témoins d'actes de piraterie étaient souvent dans l'incapacité d'assister au procès des pirates. Mais il paraissait évident, d'après le sérieux de son visage, que ses supérieurs n'avaient pas choisi de partager leurs informations avec lui... et qu'il était dévoré par la curiosité. Je préfère vous remettre n'importe quelle bande de pirates à vous plutôt qu'aux Solariens, répondit Bachfisch au bout d'un moment. Au moins, quand je les confie à l'Empire, je peux être raisonnablement sûr de ne plus les revoir. Et ils le savent. Ils n'étaient pas contents quand je leur ai dit qui allait nous soulager de leur présence. Quant à la façon dont nous avons renversé les rôles... » Il haussa les épaules. « Le Fléau n'en a peut-être pas l'air, Oberleutnant, mais il est aussi armé que bon nombre de croiseurs lourds. La plupart des vaisseaux marchands ne peuvent pas se permettre la perte d'espace de stockage ni les modifications structurelles nécessaires pour s'équiper d'un armement digne de ce nom, mais le Fléau ne ressemble pas à la plupart des vaisseaux marchands. » Il eut un petit rire. « En réalité, il a commencé sa carrière comme transporteur militaire armé de classe Vogel dans votre propre flotte, il y a quelque chose comme soixante-dix ans. Je l'ai eu à bas prix quand on a fini par le mettre au rebut il y a dix ans T environ, parce que son compensateur d'inertie était plus ou moins grillé. À part ça, il était en assez bon état, toutefois, je n'ai donc pas eu trop de mal à le remettre en service. J'ai remplacé et remis à niveau son armement d'origine par la même occasion, et j'ai longuement réfléchi à la manière de camoufler les sabords d'armement pendant que j'y étais. » Il haussa de nouveau les épaules. « Du coup, la plupart des pirates ne se doutent pas un instant que le "vaisseau marchand sans défense" qu'ils s'apprêtent à aborder est en fait beaucoup plus lourdement armé qu'eux. » Pas tant que nous n'ouvrons pas les sabords pour les envoyer en enfer, en tout cas », dit-il d'une voix de ténor soudain dure et glaciale. Puis il se reprit. « Quant aux clowns que nous venons de vous livrer, reprit-il sur un ton plus badin que ses yeux démentaient, ils étaient déjà dans leurs navettes d'abordage et se dirigeaient vers nous quand leur bâtiment et le reste de leurs camarades s'est transformé en plasma derrière eux. Ils n'ont donc pas eu d'autre choix que d'abandonner leurs armes, passer le sas du personnel un par un et se rendre, exactement comme nous le leur avons demandé. Ils ne voulaient surtout pas irriter nos canonniers en essayant d'agir autrement. L'Oberleutnant regarda le visage ridé aux yeux glacés et décida de ne pas poser la multitude de questions qui continuaient à le préoccuper. Il était à peu près sûr que Bachfisch y aurait répondu poliment, mais quelque chose dans l'attitude du commandant décourageait l'excès de familiarité. Le jeune officier andermien observa la galerie du hangar d'appontement. Comme tout le reste sur le Fléau des pirates, le hangar était parfaitement entretenu : immaculé, cloisons fraîchement repeintes et pont littéralement propre au point de pouvoir manger dessus. Un seul regard au commandant du transporteur suffisait à vous informer qu'il dirigeait un vaisseau extraordinairement soigné, surtout pour un cargo ici, en Silésie, mais cela dépassait la simple propreté. Le Fléau des pirates ressemblait beaucoup plus à un bâtiment de guerre ou au vaisseau de soutien logistique qu'il était en début de carrière qu'à n'importe lequel des transporteurs « normaux » que le lieutenant avait jamais abordés. Il reporta son attention sur le capitaine du Fléau et se mit brièvement au garde-à-vous. Il n'avait pas l'habitude d'accorder des politesses militaires à de simples marchands, mais celui-ci était différent. Et, bien que l' Oberleutnant fût conscient de la tension croissante entre sa propre flotte et celle du Royaume stellaire de Manticore, il reconnaissait cette différence. — Eh bien, monsieur, permettez-moi de vous renouveler l'expression de l'admiration de mon Kapitan. Et j'aimerais y ajouter la mienne. — Merci, Oberleutnant, répondit gravement Bachfisch. — Et vous pouvez être tranquille, je pense : vous ne reverrez plus cette bande de pirates-ci », lui assura l'Andermien avec un petit sourire. Le Todfeind s'éloignait du Fléau en accélérant régulièrement, et Bachfisch regardait depuis son pont de commandement l'image du croiseur lourd. L'espace d'un instant, ses yeux se remplirent d'une profonde nostalgie qui disparut aussi vite qu'elle était venue, et il se retourna vers l'équipage du pont. — Eh bien, nous avons perdu assez de temps à remplir nos devoirs civiques », fit-il, sarcastique, et la plupart des personnes présentes lui sourirent. Bachfisch ne perdrait peut-être jamais son accent manticorien, mais il avait passé les quarante dernières années T en Silésie et, comme la plupart des équipages locaux, celui qu'il avait rassemblé à bord du Fléau était issu de toutes les sources imaginables. Il incluait des Silésiens, des Andermiens, d'autres Manticoriens, des Solariens et même un ou deux hommes et femmes manifestement originaires de la République populaire de Havre. Mais ils avaient tous en commun, comme l'équipage de l'Embus cade, vaisseau frère du Fléau, d'avoir signé leur contrat avec l'assurance que leur bâtiment ne se rendrait jamais face aux pirates infestant la région. On ne pouvait pas vraiment les qualifier de croisés – d'ailleurs, s'il s'agissait de chevaliers, la plupart étaient au mieux d'un gris brumeux – mais tous tiraient une profonde satisfaction de la certitude que tout pirate qui s'en prenait au Fléau ou à l'Embuscade ne commettrait plus jamais d'autre erreur. Aucun ne savait précisément ce qui avait motivé leur commandant pour qu'il passe les quatre dernières décennies à amasser les ressources financières nécessaires à l'achat, l'armement et l'entretien de ce qui revenait à un duo de vaisseaux-Q bien à lui. D'ailleurs, personne – à l'exception peut-être du capitaine de vaisseau Laurel Malachi, commandant de l'Embuscade, et de Jin-chu Gruber, second du Fléau – n'avait la moindre idée de la façon dont il avait mis la main sur le mandat d'auxiliaire spatial qui lui permettait de contourner la loi de la Confédération interdisant la possession privée de bâtiments armés. De toute façon, ils s'en fichaient. Si curieux fussent-ils à l'occasion, ce qui comptait à leurs yeux, c'était que, contrairement à la plupart des spatiaux marchands de la Confédération, ils avaient la quasi-certitude à chaque départ d'arriver au bout de leur voyage sains et saufs, même s'ils tombaient sur un croiseur pirate ou deux en chemin. La plupart avaient des comptes à régler avec les boucaniers brutaux qui terrorisaient les transporteurs marchands silésiens, ce qui les encourageait à suivre Bachfisch n'importe où sans poser de questions embarrassantes. Il exigeait d'eux qu'ils se soumettent à une discipline militaire et qu'ils s'entraînent au maniement des armes, à la fois embarquées et personnelles – et il disposait promptement de ceux qui ne se montraient pas à la hauteur de ses attentes –, ce qui leur convenait tout à fait. Pour tout dire, ils y voyaient le prix dérisoire à payer pour à la fois assurer leur sécurité et s'offrir l'occasion de casser du pirate de temps en temps. Et ils savaient tous que c'était parce que ses bâtiments atteignaient toujours leur destination avec un chargement intact que Bachfisch pouvait appliquer des tarifs très élevés, qui lui permettaient aussi de les payer extrêmement bien selon les critères silésiens. Thomas Bachfisch était tout à fait conscient que bon nombre d'officiers spatiaux auraient été consternés à l'idée d'accepter certains des membres d'équipage de ses vaisseaux. À une époque, lui-même y aurait réfléchi à deux fois avant d'en autoriser quelques-uns à son bord. Mais il y avait bien longtemps de cela, et il ressentait aujourd'hui une immense fierté en voyant combien ses employés disparates formaient une équipe soudée. En fait, il aurait parié sur l'un ou l'autre de ses équipages contre la plupart des vaisseaux de guerre classiques jusqu'au tonnage d'un croiseur de combat, et non uniquement contre les pirates typiquement méprisables qu'ils rencontraient. Il regarda de nouveau l'image un moment, puis jeta un coup d'œil au répétiteur de son officier tactique et fronça les sourcils. En accord avec son statut de bâtiment armé, le Fléau pouvait se targuer de posséder un équipement de détection et des consoles de contrôle de l'armement supérieurs à ceux présents à bord de beaucoup de vaisseaux de guerre de la Flotte confédérée officielle, et les sourcils du capitaine se froncèrent un peu plus en remarquant la barre de données affichée sur le répétiteur. Il s'approcha pour regarder par-dessus l'épaule de l'officier tactique. Celle-ci devina sa présence et se retourna en levant vers lui un regard interrogateur. « Je peux vous aider, pacha ? — Mmm. » Bachfisch posa une main gauche légère sur l'épaule droite de l'officier et se pencha pour taper une requête sur sa console. L'ordinateur réfléchit une nanoseconde ou deux à sa question, puis lui communiqua obligeamment le tonnage du Todfeind. Le lieutenant de vaisseau Hairston baissa les yeux vers les nouveaux chiffres qui clignotaient sur son écran, les compara aux données d'accélération et fit la moue. « On dirait qu'ils sont assez pressés, vous ne trouvez pas ? — J'imagine qu'on peut le dire ainsi comme ça, Roberta », murmura Bachfisch. Il se redressa et se frotta doucement le menton tout en fixant le répétiteur avec attention. Le Todfeind n'était pas le bâtiment le plus récent de l'inventaire andermien, mais sa classe avait été conçue moins de dix ans T plus tôt, et il jaugeait pile quatre cent mille tonnes. Avec un tonnage pareil, son accélération maximale aurait dû se situer autour de cinq cents gravités. Dans la mesure où la flotte andermienne, comme toutes les autres, limitait normalement ses commandants à une accélération inférieure à la pleine puissance militaire, il n'aurait pas dû accélérer à plus de quatre cent et quelques gravités. Or, d'après les capteurs de l'officier tactique, il se situait à un peu plus de quatre cent soixante-quinze. « Ils sont pile à la limite de la performance maximale de leur compensateur », fit remarquer Hairston, et Bachfisch la regarda. Il ouvrit la bouche puis se ravisa dans un haussement d'épaules, lui sourit, lui tapota encore l'épaule et se retourna vers le second. « Je sais que notre contrat prévoit explicitement les retards de transit occasionnés par des activités de piraterie, Jinchu, dit-il, mais nous avons perdu un peu plus de temps que je ne l'aurais souhaité, même pour écraser un pirate de plus. Je crois que nous pourrons nous rattraper si nous parvenons à convaincre Santerro de nous laisser doubler la file de transbordement à Broadhurst, mais je ne veux pas qu'on traîne en route. — Compris, pacha », répondit Gruber. Il désigna de la tête l'astrogateur du Fléau : « J'ai demandé à Larry de mettre à jour notre trajectoire depuis que nous nous sommes détournés pour livrer nos "invités". — Voilà ce que j'aime ! s'exclama Bachfisch en souriant. Des subordonnés consciencieux, qui travaillent sans relâche ! » Gruber se mit à rire, et Bachfisch désigna l'écran de manœuvre principal. — Nous avons encore pas mal de chemin, Jinchu. Alors mettons-nous en route. — Bien, monsieur », répondit le second avant de se tourner vers l'astrogateur. v Vous avez entendu le commandant, Larry. On quitte l'orbite. — À vos ordres, monsieur », fit l'astrogateur sur un ton formaliste. Bachfisch traversa lentement le pont tout en écoutant le bruit familier et réconfortant de son équipage efficace, puis il s'installa dans son fauteuil de commandement. Nul n'aurait pu deviner à son comportement qu'il remarquait à peine le professionnalisme bien rôdé de ses officiers tandis qu'il s'adossait et croisait les jambes, pourtant son attention était ailleurs, loin de là, car il réfléchissait à l'accélération du Todfeind. Ii était possible que l'explication de Hairston soit la bonne. Si élevée fût-elle, cette accélération demeurait dans les limites d'opération des compensateurs d'inertie de la plupart des flottes. Mais pas de beaucoup, et les Andermiens insistaient tout autant que la Flotte royale manticorienne pour éviter les risques inutiles et l'usure prématurée de leurs compensateurs et noyaux d'impulsion. Si le commandant du Todfeind avait choisi de repousser si loin les limites, c'était donc en toute logique qu'il devait être extrêmement pressé. Mais Bachfisch savait ce que Hairston ignorait : le commandant andermien l'avait invité avec ses officiers supérieurs à souper à bord de son bâtiment. La FIA ne faisait pas cette politesse à de simples spatiaux marchands tous les jours, et Bachfisch avait été très tenté d'accepter. Hélas, comme il finissait d'en faire la remarque à Gruber, le détour effectué pour livrer les pirates avait mis le Fléau très en retard, et il avait donc été contraint de décliner l'invitation. Mais si le Kapit'in der Sterne Schweikert avait jugé utile de la lancer, c'est qu'il comptait de toute évidence rester dans le secteur assez longtemps pour qu'on serve le repas. Ce qui sous-entendait qu'il n'était pas particulièrement pressé et donnait à penser, par conséquent, qu'il ne poussait pas son compensateur à la limite. Cela impliquait que la flotte andermienne avait percé le secret de l'efficacité accrue des compensateurs, qui était l'un des principaux avantages tactiques de la FRM sur les Havriens depuis des années. Thomas Bachfisch ne s'était pas rendu dans sa nation natale plus d'une demi-douzaine de fois ces quarante dernières années T. La plupart de ses vieux amis et associés au Royaume stellaire avaient tiré un trait sur lui des décennies plus tôt, le considérant tristement comme un homme perdu qui avait choisi pour patrie d'adoption la Silésie, pensez donc ! Et, il le reconnaissait, ce jugement comportait une part de vérité. Mais cela ne voulait pas dire qu'il avait négligé de se tenir au courant de l'actualité manticorienne, et il avait le sentiment que la flotte royale ne se réjouirait pas de découvrir que les bâtiments de la Flotte impériale andermienne, de plus en plus mécontente, étaient désormais tout aussi rapides que les siens. À supposer, bien sûr, que quelqu'un soit prêt à le croire au sein de l'Amirauté actuelle. CHAPITRE CINQ L'amiral en retraite Sir Édouard Janacek, Flotte royale manticorienne, releva les yeux du rapport affiché sur son terminal de travail et dissimula un froncement de sourcils tandis que son secrétaire et aide de camp introduisait Réginald Houseman dans son bureau. Il le dissimula car le Premier Lord de l'Amirauté du Royaume stellaire de Manticore n'était pas censé accueillir l'un de ses pairs avec une grimace. Mais malgré près de trente ans T passés dans le civil, il persistait à se voir comme un officier spatial, or n'importe lequel de ceux-là aurait regardé son visiteur avec aversion. Houseman se donnait rarement la peine de cacher le mépris profond et durable qu'il vouait aux militaires du Royaume et, quand il s'y essayait, il échouait. Pire, Houseman et sa famille tout entière étaient un ramassis d'incompétents finis et de naïfs sur le plan politique aux yeux de Janacek... pour dire les choses gentiment. C'était pour s'opposer plus efficacement à ce genre de crétins du parti libéral que Janacek avait quitté la flotte, ce qui rendait la situation actuelle trop ironique pour qu'il souhaite s'attarder à y réfléchir, mais c'était comme ça. Houseman et ses alliés parmi les libéraux étaient absolument essentiels pour l'instant, et il était donc politiquement impossible au Premier Lord de laisser son aversion transparaître. « Le Deuxième Lord est arrivé, monsieur », annonça inutilement le secrétaire sur le ton obséquieux qu'il réservait aux visites de Houseman. Car, comme bon nombre de ceux qui méprisaient plus ou moins secrètement les militaires, celui-ci se délectait de leur imposer une attitude servile. « Merci, Christopher. » Janacek congédia le secrétaire d'un signe de tête, puis se leva et tendit la main à son visiteur. « Toujours un plaisir de vous voir, Réginald, mentit le Premier Lord de façon convaincante. Dois-je comprendre que vous avez ces fameuses projections ? — Édouard », répondit Houseman en serrant la main qu'on lui offrait avec un sourire que Janacek devinait aussi faux que le sien. Le Premier Lord fit signe à son visiteur de s'asseoir, et celui-ci prit place dans l'un des confortables fauteuils installés face au bureau. « En effet, j'ai les chiffres que vous avez demandés », poursuivit-il en sortant un porte-puces. Il se pencha pour le placer au coin du sous-main de son interlocuteur puis se radossa. « Et il se trouve qu'ils appuient assez efficacement vos conclusions. — Très bien. » Janacek parvint à masquer son irritation face à la pointe de condescendance qui perçait dans la voix de son interlocuteur. Ce n'était pas facile, même pour un homme qui avait comme lui des décennies d'expérience politique, mais il en donnait l'impression. Et puis ce n'était pas comme si l'attitude de Houseman avait de quoi surprendre. Bien que Janacek fût désormais un civil, son passé d'officier spatial suffisait à l'affliger par contamination –aux yeux de Houseman – de la bêtise et de la nullité inhérentes à tous les officiers. Ce qui rendait toute preuve d'imagination ou de compétence de la part du Premier Lord perpétuellement étonnante et inattendue. Évidemment, songea Janacek, le fait que les officiers de la flotte en général – et l'un d'eux en particulier – ont clairement fait connaître leur opinion sur son compte a sans doute quelque chose à voir avec la virulence de ses sentiments. Dommage que ce soit le seul point sur lequel je tomberai jamais d'accord avec cette folle furieuse d'Harrington. — À supposer que nous gelions la construction de toutes les unités qui ne sont pas au moins terminées à soixante-cinq pour cent, que nous mettions au rebut environ douze pour cent de nos plus anciens vaisseaux du mur encore armés, que nous retirions du service seize pour cent supplémentaires de notre effectif du mur par là-dessus et que nous transformions les places de chantier dont nous n'aurons plus besoin en espaces de stockage contrôlé inactif, nous pouvons appliquer vos plans tout en réduisant les dépenses spatiales d'environ quatorze pour cent des fonds actuellement alloués à la flotte, poursuivit Houseman, dont le ton marquait cette fois sa nette approbation. Cela représente environ deux mille milliards de dollars, que nous pourrons consacrer à des fins beaucoup plus utiles. — Je suis heureux de l'entendre », répondit Janacek – et c'était le cas. Sans doute pas pour les mêmes raisons que Houseman, qui tirait de cette nouvelle un plaisir évident, mais il avait de longue date accepté l'idée que la politique produisait parfois d'étranges associations. Il n'en voulait pour preuve que le fait qu'il tolérait Houseman au poste de Deuxième Lord – soit responsable civil de la politique fiscale de l'Amirauté. À plus grande échelle, la libération de telles liquidités, que le gouvernement allait utiliser pour financer des projets que Janacek désapprouvait personnellement de tout cœur, constituait une autre preuve. Il comprenait la logique qui sous-tendait cette stratégie et y adhérait intellectuellement, mais cela ne la rendait guère plus sympathique. Il sortit la puce de données de son dossier et l'inséra dans sa console, puis appela le premier fichier. Il passa à la première page du résumé et parcourut les premiers paragraphes pendant que Houseman plaçait son bloc-mémo sur ses genoux et l'allumait. « Comme vous le verrez au paragraphe deux, commença le Deuxième Lord, nous pouvons déjà mettre au rebut toutes les unités de la classe Roi William. Ensuite... » « Vous êtes donc d'accord pour dire que nous pouvons sans risque réduire nos dépenses militaires », lança Lady Élaine Des-croix du ton gai et enjoué qui faisait toujours grincer des dents le baron de Haute-Crête. Descroix était une petite femme aux traits doux qui se donnait beaucoup de mal pour ressembler à votre tante préférée, et il se rabâcha encore une fois de ne pas oublier la mâchoire de pseudo-caïman blindée que dissimulait son sourire. « Dans certaines limites, Élaine, intervint habilement le Premier ministre de Manticore avant que le Premier Lord puisse répondre à la ministre des Affaires étrangères. Et à supposer que la situation en République populaire – excusez-moi, en République de Havre – demeure effectivement telle qu'aujourd'hui. » Haute-Crête s'imposa de lui rendre son sourire en y ajoutant une bonne mesure d'acier. Pseudo-caïman ou non, ce n'était pas Descroix qui animait cette réunion, c'était lui, et son luxueux cabinet lambrissé, spacieux et ensoleillé constituait le signe extérieur et la confirmation de son ascendant. Les antiques horloges qui en encombraient les étagères, tables basses et crédences du temps du duc de Cromarty avaient disparu, remplacées par ses bibelots et souvenirs personnels, mais c'était depuis ce même bureau que quatre siècles de Premiers ministres avaient gouverné le Royaume stellaire, et son sourire rappela à Descroix le pouvoir qu'il représentait. « Oh, je pense que nous pouvons considérer que la situation demeurera inchangée », lui assura Descroix. Son regard disait qu'elle avait compris le message mais, en même temps, elle sourit avec une bonne dose d'autosatisfaction. « Nous pouvons leur imposer de prolonger les négociations aussi longtemps que nécessaire. Après tout, que peuvent-ils faire ? — Je ne suis toujours pas convaincue que nous ayons eu raison d'ignorer complètement leurs dernières propositions », fit une autre voix, et Haute-Crête se tourna vers le troisième membre du quatuor qui s'était réuni dans son bureau en attendant l'arrivée de Janacek. Marisa Turner, comtesse de La Nouvelle-Kiev et ministre des Finances depuis le dernier remaniement ministériel, paraissait inquiète. Évidemment, c'était souvent le cas. Elle comprenait pourtant bien les nécessités politiques quand elle y était confrontée, mais s'y plier lui semblait parfois... déplaisant. Ce qui ne l'a jamais empêchée de s'en accommoder malgré tout, se rappela-t-il, cynique. — Nous n'avions guère le choix, Marisa, lui assura Descroix avant de hausser les épaules quand elle la regarda. Pour être tout à fait honnête, poursuivit la ministre des Affaires étrangères, leur proposition était beaucoup trop raisonnable en apparence. Si nous l'avions acceptée, certains éléments au sein du parlement auraient sans doute insisté pour que nous envisagions sérieusement d'appuyer un traité officiel dessus. Ce qui aurait ouvert la porte aux concessions territoriales de notre part qui faisaient également partie de leurs nouvelles propositions. Ce qui, bien sûr, aurait impliqué que nous abandonnions beaucoup trop de tout ce que notre courageuse flotte a gagné pour nous. » L'expression du visage de La Nouvelle-Kiev vacilla un instant, mais Haute-Crête remarqua qu'elle n'élevait pas d'objection face à l'explication de Descroix. Preuve supplémentaire qu'elle était prête à faire ce qu'exigeait le pragmatisme, si déplaisant que cela lui paraisse, parce qu'elle comprenait l'implicite de cette explication aussi bien que chacun dans ce bureau. En dernière analyse, tous les membres du gouvernement actuel comprenaient pourquoi on n'avait pas intérêt à mettre un terme officiel à la guerre contre les Havriens. Le besoin ne s'en faisait pas vraiment sentir, vu la supériorité technique écrasante du Royaume stellaire. Le ministre havrien de la Guerre, Theisman, savait manifestement combien ses forces étaient impuissantes face à une telle supériorité. Et même sinon, de l'avis de Haute-Crête, il n'aurait jamais le cran de relancer des actions militaires ouvertes contre une nation qui avait vaincu la sienne de manière si décisive. S'il avait eu une production de testostérone suffisante pour cela, il n'aurait jamais cédé passivement à quelqu'un comme Pritchart le pouvoir absolu qui était à sa portée ! Non. Si les opérations reprenaient jamais, la Flotte populaire –ou Flotte républicaine, comme elle avait choisi de s'appeler désormais – serait rapidement annihilée, et elle le savait. Par conséquent, tant que le Royaume stellaire ne daignait pas proposer les termes d'un traité de paix officiel, le nouveau gouvernement havrien n'avait d'autre choix que de poursuivre les négociations. Une chance, il le reconnaissait, vu les menaces auxquelles ses alliés politiques et lui devaient faire face à la maison. La Constitution imposait que des élections législatives se tiennent au moins tous les quatre ans manticoriens, sauf dans certaines circonstances extraordinaires soigneusement identifiées... pourtant les dernières législatives remontaient à plus de cinq ans. L'une des circonstances qui permettaient de retarder les élections était l'existence d'un état d'urgence proclamé par la Couronne et confirmé par une majorité des deux tiers dans les deux chambres. L'état d'urgence, toutefois, devait être reconfirmé chaque année, à la fois par la Couronne et par la même majorité dans chaque chambre, sous peine d'être automatiquement levé. L'autre circonstance permettant de repousser des législatives était l'état de guerre. La Constitution n'exigeait pas qu'on recule les élections dans ces deux cas : elle se contentait de stipuler que c'était possible et laissait le choix au gouvernement en place. Contrairement à Haute-Crête, le duc de Cromarty avait toujours été soutenu d'abord par la Chambre des communes et, malgré un fléchissement du moral des électeurs de temps en temps, ce soutien était resté ferme dans l'ensemble. Cromarty avait soigneusement choisi la date des élections, mais il en avait aussi organisé deux pendant la durée de la guerre, et sa majorité à la Chambre basse s'était accrue à la suite de chacune. Haute-Crête, en revanche, recevait essentiellement le soutien des Lords, par conséquent il ne voulait surtout pas organiser d'élections législatives, pour plusieurs raisons. Et puisque le maintien de l'état d'urgence exigeait une majorité aux deux chambres — sans parler de l'accord de la Couronne, qu'il avait bien peu de chances d'obtenir — seul l'état de guerre contre Havre lui permettait de repousser les élections qui, dans les circonstances présentes, se seraient presque à coup sûr soldées par un désastre. Mais l'état de guerre était aussi utile par d'autres aspects. Haute-Crête avait non seulement réussi à retarder la confirmation des pairs martiniens et une défaite électorale quasi assurée et fort embarrassante pour les libéraux comme les progressistes (la représentation de sa propre « association des conservateurs » à la Chambre basse était déjà si faible qu'aucun vote populaire n'aurait pu avoir d'impact majeur sur elle), mais aussi à maintenir les mesures fiscales « limitées à la durée de la guerre » instaurées par le gouvernement Cromarty. Ces impôts étaient impopulaires, au bas mot, mais leur passage était associé dans l'esprit des gens avec Cromarty — et donc le parti centriste. La Constitution du Royaume stellaire avait été rédigée par des gens déterminés à limiter le pouvoir de l'État en restreignant sa capacité à lever des impôts, et les fondateurs avaient conçu un système fiscal dans lequel les revenus du gouvernement dépendaient d'abord des taxes sur les ventes, à l'import et à l'export, et des taxes foncières. La Constitution spécifiait que tout impôt sur le revenu devait être proportionnel et limité à huit pour cent au plus du revenu brut, sauf situations d'urgence. Pour que leur position soit bien claire, les fondateurs avaient également précisé que, même en cas d'urgence, tout impôt progressif sur le revenu ne pourrait être mis en place qu'avec l'approbation d'une majorité des deux tiers des chambres, et qu'il prendrait automatiquement fin (à moins d'être confirmé par la même majorité) dans les cinq ans ou aux élections législatives suivantes. Du fait de ces restrictions, le gouvernement Cromarty avait eu le plus grand mal à faire passer son impôt sur le revenu (dont le taux d'imposition dans les tranches supérieures atteignait presque quarante pour cent) et ses taxes exceptionnelles sur les importations pour financer la guerre. L'opinion publique ne s'était résignée à accepter l'énorme fardeau financier de cette structure fiscale que parce que Cromarty avait su en justifier la nécessité... et parce que les électeurs s'attendaient à ce qu'elle disparaisse dès la fin de la guerre. Hélas pour eux, la guerre n'était pas terminée (en tout cas pas officiellement), et les impôts demeuraient donc applicables. Naturellement, Haute-Crête et ses alliés déploraient profondément (en public) que le refus havrien de conclure une paix définitive les contraigne à maintenir le fardeau fiscal imposé par les centristes. Mais leur devoir d'assurer la sécurité du Royaume stellaire ne leur permettait pas en toute conscience de réduire les impôts tant qu'ils ne seraient pas certains que la menace militaire avait disparu une fois pour toutes grâce à un traité en bonne et due forme. En attendant, cette structure fiscale fournissait un gigantesque apport de fonds qu'ils pouvaient rabattre vers d'autres programmes maintenant que les hostilités avaient cessé. Ce qui n'était bien sûr qu'une conséquence imprévue de la situation internationale instable. Une bonne part de cette manne était allée très discrètement à certaines organisations d'action politique, secrétaires généraux de syndicats, magnats de l'industrie et de la finance. Détourner ces fonds en catimini vers leurs destinataires s'était révélé assez simple, bien qu'il eût été nécessaire de déguiser les transferts sous des appellations telles que « bourses de recherche », « étude des conditions de travail », « subventions éducatives » ou « aides à l'expansion industrielle ». La nouvelle Agence royale de recherches astrophysiques de Manticore comptait parmi les plus efficaces de ces stratagèmes. Il en sortirait sûrement une quelconque avancée concrète, mais son principal mérite résidait dans sa capacité à captiver l'imagination. C'était l'emblème de la campagne « Nous construisons la paix » imaginée par La Nouvelle-Kiev, non sans raison. Après tout, quelque chose comme les trois -quarts de la prospérité du Royaume stellaire reposait sur le transport de marchandises et le trafic titanesque qui transitait par le nœud du trou de ver de Manticore. La découverte de nouvelles destinations desservies par le nœud ne pouvait servir qu'à renforcer cette richesse. Certes, il s'agissait aussi d'une entreprise affreusement coûteuse... à un point que ses administrateurs ne soupçonnaient pas, Haute-Crête l'espérait ardemment. On pouvait prélever sans bavure près de dix pour cent de son budget pour le verser directement à divers chantiers navals et établissements de conseil sans qu'il soit jamais gâché à des tâches utiles, et le programme était devenu un tel symbole populaire que nul n'osait remettre ses dépenses en question. Ici et là, des sommes de quarante ou cinquante millions de dollars s'étaient évaporées sans même se draper dans la respectabilité de l'Arram. La plupart étaient passées par des fonds spéciaux dont les bénéficiaires pouvaient être dissimulés sous des prétextes de sécurité nationale obligeamment certifiés par des membres des services de renseignement, mais ce genre de manœuvre n'avait guère été nécessaire. Toutefois, les dépenses les plus importantes — et de loin —avaient concerné des programmes sociaux chers de longue date aux progressistes et aux libéraux. Haute-Crête n'y voyait pour sa part rien d'autre que du gaspillage électoraliste et il avait la conviction que Descroix partageait son point de vue, quoi qu'elle en dise à l'usage du public. Mais la comtesse de La Nouvelle- Kiev était une autre histoire. Elle croyait réellement les pauvres » du Royaume stellaire indigents... même si les plus pauvres d'entre eux jouissaient d'un revenu réel quatre fois plus élevé que celui du citoyen graysonien moyen et à peu près sept ou huit fois celui du Havrien moyen vivant dans sa République financièrement exsangue. Avec ses collègues libéraux, elle était déterminée à bâtir « un nouveau Royaume stellaire, plus juste et équitable » au sein duquel « la richesse indécente des classes possédantes » serait redistribuée par le gouvernement puisque le marché dans son fonctionnement normal paraissait incapable de s'en charger. Avec un peu d'insistance, Haute-Crête aurait fini par reconnaître que, par principe, il aurait dû trouver les libéraux beaucoup plus menaçants que les centristes. Après tout, la rhétorique passionnée des disciples les plus bruyants de La Nouvelle-Kiev résonnait des odieux échos de la pensée qui avait précipité la chute de l'ancienne République de Havre et la création de la République populaire. Heureusement, ils avaient fort peu de chances de jamais atteindre leurs objectifs proclamés au Royaume stellaire. Entre-temps, en accordant les Finances et l'Intérieur aux libéraux et en soutenant publiquement avec vigueur les programmes nationaux de la comtesse, il avait atténué l'image traditionnelle de défenseur purement réactionnaire des privilèges aristocratiques aux dépens de toutes les autres classes qu'avait l'association des conservateurs aux yeux des électeurs. Cet aspect avait encore gagné en importance suite aux accusations hystériques d'esclavage de cette satanée Montaigne et au scandale qu'elles avaient provoqué. D'ailleurs, la réorganisation qui avait mis une part si disproportionnée du pouvoir ministériel entre les mains des libéraux avait été dictée par ce scandale précis. Le gouvernement avait trouvé un appui relativement solide auprès des Lords dans la chasse aux sorcières qui en avait résulté, même s'il avait été malheureusement nécessaire de sacrifier quelques individus sur l'autel de l'indignation morale des masses. Les Communes ne l'entendaient toutefois pas de la même oreille, et les efforts d'Alexander pour ouvrir une enquête spéciale — distincte de l'enquête officielle du gouvernement — avaient été dangereux. Voire très dangereux car, bien que les fichiers que Montaigne et son roturier d'amant avaient livrés aient mentionné un ou deux noms issus des rangs des centristes et un seul des - loyalistes, ils citaient beaucoup plus de conservateurs et de progressistes. Et de libéraux. C'était là l'aspect le plus périlleux de tout ce scandale, vu le poids du parti libéral à la Chambre basse. Pas tant à cause des condamnations qu'Alexander et compères auraient pu obtenir —même si elles auraient causé du tort — que du fait de la révulsion qu'inspirait aux libéraux la seule idée que l'un des leurs ait pu être impliqué dans un trafic d'esclaves génétiquement modifiés. C'était le problème avec ces gens qui insistaient pour se définir en fonction de leurs principes et de leur moralité bien pensante. Quand quelque chose offensait leurs principes (ou du moins menaçait d'attirer l'attention générale sur leur violation publique), ils avaient tendance à s'en prendre aux coupables au mépris de toute stratégie pragmatique. Haute-Crête déplorait quant à lui l'existence d'une pratique telle que l'esclavage génétique, certes, bien qu'il doutât honnêtement qu'elle ait atteint les proportions que lui attribuaient obstinément des hystériques du genre de Montaigne. Mais, il avait beau la déplorer, il y avait d'autres points à prendre en compte, et on pouvait difficilement lui demander de renoncer à sa seule chance d'empêcher la Couronne de détruire l'équilibre fondamental des pouvoirs instauré par la Constitution sur une seule question, malgré le remue-ménage qu'elle pourrait générer. Hélas, impossible d'expliquer ça à un libéral. Ou, en tout cas, à un député de ce parti qui pensait que ses électeurs ou la presse pourraient bien épier l'explication. Il s'était formé une inquiétante vague de fond libérale en appui à la demande d'enquête séparée présentée par Alexander, et Haute-Crête n'avait réussi à l'apaiser qu'avec un remaniement, faisant de La Nouvelle-Kiev le numéro deux du gouvernement et de Sir Harrison Macintosh le ministre de l'Intérieur. À ce poste, Macintosh était le membre du cabinet responsable du bon déroulement de l'enquête, et il possédait une réputation bien établie en tant que juriste. C'était aussi un homme issu des Communes et non un pair, ce qui avait permis aux députés libéraux d'arguer qu'il ne se prêterait jamais à un « torpillage aristocratique » de la procédure. Et, tout aussi important, certaines indiscrétions sur son passé, ajoutées à une personnalité beaucoup plus pragmatique en privé que ne le laissait entendre son personnage public, avaient contribué à fournir au Premier ministre des moyens de pression supplémentaires que même La Nouvelle-Kiev ignorait. Leur existence constituait d'ailleurs une excellente raison supplémentaire de faire passer la comtesse de l'Intérieur aux Finances. Il était impossible de prévoir ce qu'elle aurait fait si elle avait dirigé l'enquête sur l'esclavage et que celle-ci l'avait menée à des révélations dont elle ne voulait pas avoir connaissance. Il était toutefois parfaitement envisageable qu'une telle expérience la pousse à se désolidariser publiquement du gouvernement sur la gestion de cette affaire pour une question de principe, ce qui aurait été catastrophique. En l'occurrence, puisque son cher ami Macintosh était chargé de la question, elle avait pu fermer les yeux et se fier à lui pour aller au fond des choses... tout en se préservant sagement d'une confrontation personnelle avec des possibilités aussi déplaisantes (et de difficiles décisions politiques). Dans l'ensemble, Haute-Crête était assez satisfait de la manière efficace dont il avait su transformer un handicap potentiel en avantage tout en se protégeant lui-même ainsi que son parti de toute accusation de collusion avec les prévenus. Si cela devenait nécessaire, il pourrait toujours faire remarquer que c'étaient ses partenaires dans la coalition, les libéraux, qui s'étaient plantés. Et la réputation de grande droiture morale dont jouissait le parti libéral, du moins auprès de ses électeurs et d'un certain segment des médias, offrait une autre couche de protection. Après tout, si on avait laissé passer quelque chose au cours de l'enquête, il devait s'agir d'une erreur en toute bonne foi de la part d'enquêteurs aussi droits. D'ailleurs, il n'était pas mauvais non plus de pouvoir se cacher derrière La Nouvelle-Kiev et sa coterie de conseillers gauchistes — du genre de Houseman — si des questions embarrassantes surgissaient concernant la politique fiscale et monétaire. Cette dimension risquait de devenir cruciale dans les prochains mois car la date de fin d'application de l'impôt progressif sur le revenu approchait rapidement. Les autres impôts pouvaient légalement être maintenus jusqu'aux prochaines législatives, mais pas l'impôt sur le revenu, et la disparition de cet énorme surplus fiscal (que la Chambre des communes, contrôlée par les centristes, n'accepterait jamais de reconduire) était la véritable raison pour laquelle on avait demandé à Janacek et Houseman de réduire encore les dépenses de la flotte. Sinon, il faudrait tailler davantage dans les dépenses civiles à la place, ce qui était tactiquement inacceptable pour tous les partis du gouvernement. Haute-Crête priait pour qu'ils puissent faire passer ces réductions sans avoir à reconnaître leur véritable mobile mais, dans le cas contraire, il avait bien l'intention de faire porter le chapeau à La Nouvelle-Kiev. Après tout, chacun savait que le parti libéral taxait et dépensait beaucoup, et il arriverait peut-être à s'attacher suffisamment d'indépendants à la Chambre des Lords pour soutenir sa majorité même s'il devait se séparer de la comtesse. Peut-être, mais très peu probable quand même, et il était donc vital de faire approuver les réductions et le nouveau budget aussi vite et discrètement que possible. À supposer que tout se passe bien et qu'ils y parviennent, il serait toujours utile d'avoir la comtesse aux Finances. Ne serait-ce que pour appuyer la prétention du gouvernement actuel à représenter dans les faits une large coalition embrassant toutes les opinions politiques, puisqu'une libérale détenait un poste aussi influent au sein du cabinet. Peut-être plus important encore, Haute-Crête savait qu'au bout du compte elle et lui s'accordaient fondamentalement sur un principe qui paraissait une hérésie aux centristes : ils se croyaient tous les deux fondés à utiliser le pouvoir de l'État pour atteindre leurs objectifs idéologiques. Ils s'affrontaient quant à la nature de ces objectifs, mais ils étaient tout prêts à accepter un degré d'interventionnisme dans les politiques publiques et la vie privée (du moins, celle des autres) auquel les centristes d'Alexander se seraient férocement opposés. Ils étaient également prêts à des compromis tactiques en chemin. Et le Premier ministre devait admettre que la pléthore de dépenses et de programmes gouvernementaux initiés par La Nouvelle-Kiev faisait son effet. Plus d'un alimentait des projets et des services — tels que l'Arram — dont même un centriste reconnaîtrait l'utilité bien qu'en contestant peut-être qu'il appartienne au gouvernement de s'en préoccuper. D'autres faisaient moins l'unanimité sur leur valeur, mais créaient néanmoins un fort sentiment de loyauté chez leurs bénéficiaires. Tous, enfin, capitalisaient sur le désir très humain et naturel d'oublier les sacrifices, la mort et les destructions de la guerre pour se tourner vers du positif, vers quelque chose qui exalte la vie. C'est pourquoi les sondages montraient une érosion lente mais régulière du soutien électoral aux centristes. Les conditions n'étaient pas encore mûres — loin de là — pour les élections qu'il comptait organiser au moment le plus opportun, et il était peu probable que quoi que ce soit puisse entamer suffisamment l'assise électorale des centristes pour les priver de leur position de parti le plus représenté aux Communes. Surtout que la tenue de législatives transformerait également les « observateurs » de Saint-Martin en membres à part entière du parlement. Mais si la tendance se confirmait, ils perdraient sûrement leur position de parti majoritaire, malgré l'arrivée des Martiniens. Les libéraux, en particulier, gagnaient régulièrement du terrain — un motif supplémentaire pour que La Nouvelle-Kiev évite de faire du scandale. Sans parler d'un autre élément qui rendait crucial de faire passer les nouvelles restrictions au nez de l'opposition. Néanmoins, Haute-Crête se répéta une fois de plus qu'il ne devait pas sous-estimer l'aversion de la comtesse pour les tactiques que lui imposait son souci de pragmatisme. Il ne pouvait pas non plus se permettre d'oublier que tout relent d'impérialisme et d'expansion territoriale tenait de l'hérésie intégrale pour un bon libéral, quoi qu'en pense un progressiste. Il était temps d'aplanir un peu le terrain, décida-t-il. Il décocha un regard impérieux à Descroix avant de se tourner vers La Nouvelle-Kiev. « Personne parmi nous n'a d'ambitions impérialistes, Marisa, lui dit-il sincèrement. Toutefois, et notamment à la lumière des problèmes de sécurité dans lesquels le gouvernement Cromarty nous a engagés avec l'annexion de l'Étoile de Trévor, nous allons devoir insister pour que Havre fasse quelques concessions. Et puis il serait temps que ce soit eux qui cèdent un peu de terrain. Nous avons déjà fait un gros effort dans leur sens en acceptant le rapatriement général des prisonniers de guerre alors que nous n'avions rien d'autre qu'une trêve, vous savez. » La comtesse fixa le Premier ministre quelques instants puis acquiesça d'un air songeur. Descroix, d'un autre côté, sûre que La Nouvelle-Kiev ne la regardait pas, leva cyniquement les yeux au ciel. « Rapatrier les prisonniers de guerre », voilà qui sonnait très généreux, mais la comtesse devait se rendre compte comme elle que le Royaume stellaire ne l'avait pas proposé par un effet de la bonté d'âme de Haute-Crête ni pour faire la preuve de sa bonne volonté. Ne plus avoir à nourrir et soigner les prisonniers havriens que l'Alliance manticorienne détenait en bien plus grand nombre aurait déjà suffi à justifier la mesure financièrement; quant aux retombées immensément positives en terme d'image pour le gouvernement qui avait « ramené à la maison nos hommes et nos femmes « Ils savent sûrement tout comme nous que la prochaine concession majeure doit venir d'eux, poursuivit Haute-Crête, très sérieux. Et ils doivent être conscients que des ajustements territoriaux seront inévitables pour régler nos nouveaux problèmes de sécurité. Pourtant toutes les propositions que le ministre Giancola a faites à ce jour posent pour préalable la restitution de tous les systèmes occupés. Aucun gouvernement manticorien ne peut accéder à cette exigence après le prix démesuré que nos personnels militaires ont payé pour les occuper. » Ce n'était pas tout à fait exact, bien sûr, mais il n'avait pas l'intention de le faire remarquer. Les Havriens insistaient effectivement pour la restitution de toutes les planètes occupées, mais tout le monde au ministère des Affaires étrangères savait qu'il ne s'agissait que d'établir une position de départ qui permettrait de faire des concessions plus tard. Et Haute-Crête, contrairement à La Nouvelle-Kiev, savait que Descroix, dans ses rapports au cabinet, s'était soigneusement abstenue de mentionner la dernière suggestion de Giancola : que l'on pourrait peut-être laisser chaque système choisir par plébiscite — organisé par la République, bien sûr — quel côté en garderait le contrôle. Il avait sans doute bien fait de ne pas aborder ce point, songea-t-il en voyant La Nouvelle-Kiev pincer légèrement les lèvres à l'énoncé des mots « personnel militaire ». Elle ne partageait peut-être pas le mépris d'un Réginald Houseman pour les militaires du Royaume mais, comme la plupart des meneurs de gauche, elle entretenait un sentiment au mieux ambivalent quand il s'agissait d'user de la force armée. Que le Royaume stellaire occupât un système étranger, quelles que soient les circonstances qui l'y avaient mené, insultait sa fibre anti-impérialiste, et devoir appuyer une telle occupation, au moins en public, par opportunisme politique n'arrangeait rien. Il apparut toutefois quelques instants plus tard qu'elle était la seule dans ce bureau à nourrir de tels sentiments. « Je suis d'accord, évidemment », intervint Stefan Young, comte de Nord-Aven. Il avait reçu le ministère du Commerce en récompense pour avoir apporté au gouvernement le soutien des fichiers secrets infiniment puissants que son père avait compilés. Le pouvoir que représentaient ces fichiers justifiait aussi qu'il soit la cinquième et dernière personne conviée à cette séance de stratégie au plus haut niveau, en dépit de la place relativement mineure de son ministère dans la hiérarchie officielle du cabinet. Après tout, c'est de là qu'étaient venues les informations capitales grâce auxquelles Haute-Crête avait acquis la certitude de pouvoir... diriger de manière constructive l'enquête de Macintosh sur l'esclavage si cela devenait nécessaire. « Nous ne pouvons absolument pas envisager de restituer des systèmes havriens tant que nos propres besoins en terme de sécurité n'ont pas été traités, continua Nord-Aven. Malgré tout, Michael, je suis assez inquiet de la façon dont l'opposition risque de réagir aux recommandations d'Édouard concernant la réduction supplémentaire du nombre de vaisseaux du mur. » Janacek fronça les sourcils en le regardant, et le comte agita une main nonchalante. « Oh, je ne les remets pas en question, assura-t-il au Premier Lord. À la fois à titre personnel et en tant que ministre du Commerce, je soutiens ardemment le transfert de ces fonds de la maintenance et de l'armement de vaisseaux de guerre obsolètes vers des fins plus productives ! Quant à l'idée que des amiraux sortent de leurs gonds parce qu'on leur a confisqué leurs jouets, ça ne m'empêchera pas de dormir, ajouta-t-il avec plus de férocité. Mais nous proposons une modification substantielle de la composition actuelle de la flotte, et je pense que nous devons veiller à ne pas laisser trop d'ouvertures à l'opposition en agissant de manière trop hardie. » Traduction : ma femme pense que nous devons être prudents, songea Haute-Crête, sardonique. Stefan Young était beaucoup plus malin que son frère aîné Pavel ne l'était avant qu'Honor Harrington ne le tue sur le terrain de duel de la ville d'Arrivée. Pas besoin pour cela d'un Q. I. de génie, mais Stefan savait en général fermer ses propres chaussures sans aide. Ni l'un ni l'autre, cependant, ne seraient jamais plus qu'une pâle copie de leur père, et Haute-Crête ne s'en portait pas plus mal. Aucun meneur de l'association des conservateurs n'aurait pu contrarier Dimitri et survivre, ils le savaient tous, car ses fichiers complets, soigneusement compilés, contenaient beaucoup trop de secrets politiques dévastateurs. À la mort de Dimitri, son fils aîné avait montré des signes troublants d'une ambition qui l'aurait inévitablement mené à mettre en cause la position de Haute-Crête. Heureusement, Harrington avait éliminé cette menace en même temps que Pavel. Quant à Stefan, bien qu'assez ambitieux et en possession des mêmes fichiers fatals, il était aussi assez sage pour se laisser guider par son épouse. Lady Nord-Aven était une tacticienne et une stratège des plus fines, et elle comprenait clairement que Stefan n'était pas du bois dont on fait les chefs politiques charismatiques. Avant leur mariage, Georgia Young — née Georgia Sakristos — était toutefois une assistante en chef de Dimitri et Pavel. Officiellement, c'était leur chef de la sécurité, mais tout le monde savait, sans jamais en discuter ouvertement, qu'elle était en réalité leur spécialiste des « mauvais coups », raison pour laquelle Haute-Crête l'avait choisie pour présider la commission de coordination politique de l'association des conservateurs. La placer à la tête de cette commission aiderait peut-être à la rendre loyale à la direction actuelle de l'association, perspective qui avait notablement pesé dans sa décision, et s'il ne risquait pas d'oublier qu'elle était une arme à double tranchant, tout se passait bien pour l'instant. Du coup, si le souci que Nord-Aven venait de soulever émanait en réalité de sa femme, il était au moins potentiellement fondé, se dit le Premier ministre. « Édouard ? fit-il, invitant Janacek à s'exprimer. — Je reconnais sans mal que l'Amirauté propose un changement non négligeable des priorités, répondit-il, pompeux. Mais la réalité de la situation actuelle exige que nous reconsidérions de manière systématique nos positions précédentes. Il ne précisait pas exactement pourquoi c'était le cas, même ici, remarqua Haute-Crête. Personne d'autre ne parut s'aviser de ce détail, et le Premier Lord poursuivit du même ton posé. « Les politiques de déploiement et la composition des forces que nous avons héritées du gouvernement Cromarty étaient peut-être cohérentes dans l'objectif d'une guerre contre Havre. Pour tout dire, je pense que la composition de nos forces était très déséquilibrée en faveur des modèles de vaisseaux du mur les plus anciens et les moins efficaces. Comme certains autres officiers, je souhaitais la modifier depuis des années, avant même que la guerre n'éclate, mais c'était sans doute trop demander à l'Amirauté que de reconnaître le bien-fondé de concepts aussi innovants. » Il balaya du regard la table de conférence, mais personne ne risqua de commentaire. Ils savaient tous qu'il faisait référence à l'amiral Sonja Hemphill. Il avait l'habitude d'accorder à Hemphill et sa « jeune école » tout le mérite des changements spectaculaires qu'avait connus le matériel de la flotte royale puisque, après tout, c'était sa cousine. Évidemment, cela ne tenait pas compte du fait que la réussite des nouveaux modèles qui avaient révolutionné le combat devait autant à des gens qui avaient réussi à museler l'enthousiasme de Hemphill en s'opposant à ses suggestions les plus radicales. Ni du fait qu'elle s'était pour ainsi dire publiquement désolidarisée de l'Amirauté dirigée par Janacek car elle était en profond désaccord avec la politique du gouvernement. Ce désaccord était sans doute la seule raison pour laquelle il ne la mentionnait pas nommément. À moins qu'il ne s'agît d'un effort inhabituel pour faire preuve de tact. C'était un secret de polichinelle : le vote de Hemphill avait été décisif lors du procès en cour martiale qui avait abouti au renvoi de Pavel Young du service de Sa Majesté, un détail qu'il valait probablement mieux ne pas rappeler à son petit frère en cet instant. « Mais quelle qu'ait été la situation avant le début de la guerre, voire aussi récemment qu'il y a quatre ou cinq ans T, reprit Janacek, les choix militaires hérités de Cromarty sont désespérément dépassés au vu des nouvelles réalités du combat spatial et de nos contraintes fiscales actuelles. Notre plan maintiendra le nombre d'escadres de combat à environ quatre-vingt-dix pour cent du total actuel. » En faisant passer chaque escadre de huit à six bâtiments, s'abstint-il d'ajouter. Par conséquent, une diminution du nombre d'escadres de dix pour cent représentait une réduction de trente-trois pour cent du nombre de coques. « Quant aux vaisseaux que nous envisageons de retirer du service, en les mettant soit à la ferraille, soit au placard, ce ne seraient en vérité que des pièges mortels et obsolètes s'ils étaient engagés au combat contre les nouveaux supercuirassés porte-capsules ou les porte-BAL. Il serait non seulement révoltant de notre part d'envoyer nos troupes mourir dans des bâtiments qui ne seraient guère plus que des cibles, mais chaque dollar que nous dépensons pour les armer et les entretenir est un dollar en moins pour les nouveaux modèles qui ont prouvé de manière si décisive leur supériorité au combat. De tous points de vue, y compris dans la perspective de maintenir une force de combat svelte et efficace, il faut réduire le nombre d'anciens modèles inutiles. — Mais en faveur de quoi ? » insista Nord-Aven. Ce n'était pas un génie, mais il était très doué pour afficher l'attitude de son choix et, en cet instant, il paraissait sincèrement interrogateur et surtout pas critique. La flotte a besoin d'unités plus légères depuis des années, répondit Janacek. Dans l'ensemble, la baisse relative du nombre de ces modèles était inévitable, notamment dans les premières années du conflit. Le besoin de former le mur de bataille le plus grand et le plus puissant possible nous a détournés de la construction et de l'entretien des croiseurs légers et lourds requis pour des tâches telles que la protection du fret. Ceux que nous avons construits ne l'ont jamais été en nombre suffisant pour satisfaire les besoins en unités écran et de reconnaissance de nos principales forces, sans parler de sécuriser le commerce dans des régions comme la Silésie. Par conséquent, la piraterie échappe à tout contrôle dans la Confédération dès qu'on quitte l'aire d'influence immédiate de notre base de Sidemore. — Vous avez donc l'intention de vous attacher à renforcer les effectifs dont nous avons besoin pour protéger notre fret, fit Nord-Aven en acquiesçant gravement. En tant que ministre du Commerce, je ne peux qu'approuver cet objectif, et c'est le cas. Mais je redoute ce qu'un prétendu "expert" travaillant pour l'opposition pourrait en tirer. Surtout au vu de la décision de suspendre la construction des supercuirassés porte-capsules qui ne sont pas encore achevés. » Il regarda le Premier Lord en haussant le sourcil, et Janacek émit un son qu'une âme peu charitable aurait pu qualifier de grognement irrité. Aucune autre flotte n'a encore mis en service de super-cuirassés porte-capsules, asséna-t-il avec une infaillibilité divine. L'amiral Jurgensen et les analystes de la DGSN l'ont amplement confirmé ! Nous, en revanche, disposons d'un solide noyau de plus de soixante unités. C'est plus qu'assez pour battre une flotte conventionnelle, surtout avec les PBAL pour les soutenir et fournir les éclaireurs. — Aucune autre flotte ? répéta Nord-Aven. Pas même les Graysoniens ? — Je voulais dire "aucune flotte potentiellement hostile", bien sûr, rectifia Janacek avec une pointe d'exaspération. Il n'y a qu'une planète de fanatiques religieux illuminés pour avoir la bêtise de consacrer un pourcentage aussi énorme de son produit planétaire brut à son budget spatial à un moment pareil, mais, au moins, ce sont des illuminés de notre camp. Bien sûr, on peut expliquer de plusieurs façons différentes pourquoi ils pensent avoir besoin d'une flotte aussi démesurée et, pour ma part, je ne crois pas que la vérité se limite à leurs explications officielles. » En fait, comme tous ses collègues le savaient, Janacek nourrissait plus d'un noir soupçon à l'endroit des Graysoniens. Leur ardeur religieuse les lui rendait automatiquement suspects, et il n'était pas convaincu par leur argument selon lequel l'absence d'un traité de paix officiel leur imposait de continuer à renforcer leurs défenses. Le prétexte était bien trop commode... ainsi que le reste du cabinet et lui-même l'avaient déjà découvert. Et puis les Graysoniens se montraient arrogants et ne faisaient pas preuve du respect et de la déférence qu'un tel ramassis de ploucs néobarbares devait à la principale flotte de l'Alliance. Il avait déjà eu trois échanges poliment empoisonnés avec leur amiral Matthews – qui n'était que commodore, bon sang, quand Grayson avait intégré l'Alliance –, qui démontraient parfaitement la vision exagérée que cette planète avait de son importance interstellaire. L'une de ces confrontations avait porté sur les restrictions de sécurité trop longtemps retardées qu'il avait jugé nécessaire d'imposer à la DGSN après s'être débarrassé de Givens. La politique de « porte ouverte » que pratiquait l'ancien Deuxième Lord de la Spatiale avec des flottes de seconde zone comme celle de Grayson invitait littéralement à des fuites catastrophiques. D'ailleurs, le risque était encore plus grand avec Grayson qu'avec aucune autre des flottes mineures de l'Alliance, Benjamin Mayhew étant prêt à faire confiance à d'anciens officiers havriens comme l'amiral Alfredo Yu, le commandant de fait de sa fameuse « escadre du Protecteur ». Un homme qui retournait une fois sa veste était toujours susceptible de la retourner à nouveau si cela lui paraissait avantageux, et la restauration de l'ancienne Constitution havrienne lui fournirait même un prétexte moral pour ce faire. Pourtant, les Graysoniens avaient obstinément refusé d'exclure ces officiers de la boucle d'information. Ils avaient même eu le front d'écarter les inquiétudes parfaitement légitimes de l'Amirauté concernant la sécurité sous prétexte que les officiers en question avaient « prouvé » leur loyauté. Bien sûr qu'ils l'avaient prouvée ! Et ceux qui risquaient le plus de rentrer en courant sur Havre étaient précisément ceux qui auraient pris le plus grand soin de prouver qu'ils ne le feraient pas. Ils pourraient même sûrement justifier leur tromperie sur la base du patriotisme maintenant que le régime de SerSec qu'ils avaient fui était défunt. Eh bien, Janacek avait mis un terme à ces bêtises, et si amiral de Grayson » trouvait à redire à la fin de cette ouverture dont il avait si résolument abusé, c'était son problème. La seconde confrontation avait porté sur la décision du Premier Lord de fermer les programmes de R & D conjoints entre Manticore et Grayson. Il était désormais inutile de les financer puisque ce qu'ils avaient déjà produit fournirait du travail pendant au moins vingt ans T dans le cadre de contraintes budgétaires en temps de paix. De plus, il était évident aux yeux de Janacek que ces « programmes conjoints » n'étaient en réalité rien d'autre que le moyen pour Grayson de s'approprier les technologies mises au point par Manticore sans payer la facture d'un développement indépendant. Pas étonnant que Matthews ait été irrité qu'il lui coupe l'accès à cette manne... surtout après la façon dont le gouvernement Cromarty et l'Amirauté dirigée par la baronne de l'Anse-du-Levant avaient choyé et dorloté leurs petits chéris graysoniens. Quant à la troisième... Matthews ne pouvait pas ignorer l'insulte qu'il faisait au Premier Lord en accordant à ce salopard de Havre-Blanc le grade d'amiral dans sa précieuse flotte. Et il neigerait en enfer avant que Janacek l'oublie. Quoi qu'il en soit de leurs intentions, toutefois, reprit-il au bout d'un moment, même les Graysoniens ne sont pas bêtes au point d'espérer pouvoir accomplir quoi que ce soit d'importance à l'échelle interstellaire sans notre soutien. Que cela leur plaise ou non, nous les avons dans la poche au même titre qu'Erewhon, et ils le savent. Par conséquent, même à supposer qu'ils trouvent le moyen de maintenir la taille de leur flotte plus d'un an ou deux sans se mettre en faillite et qu'ils sachent qu'en faire sans nous pour leur tenir la main, leur flotte n'entre pas dans nos considérations de sécurité. Si ce n'est dans la mesure où elle augmente dans les faits "notre" effectif de bâtiments modernes. » Il ne vint à l'idée de personne dans la pièce de remettre en question cette appréciation de leur allié, et le ministre du Commerce haussa les épaules. Je n'ai soulevé ce point que parce que quelqu'un de l'autre côté risque de comparer leur politique de construction avec la nôtre, fit Nord-Aven. Mais qu'adviendrait-il si notre supériorité actuelle dans cette classe de vaisseaux pouvait être contestée par d'autres ? Les Havriens, par exemple. Ils les ont vus en action, pas de doute, et leur motivation est grande pour acquérir le même genre de capacités, surtout dans la mesure où nous n'avons pas signé de traité de paix officiel. » Janacek le fusilla du regard, et Nord-Aven haussa de nouveau les épaules, l'air presque contrit. « J'essaye simplement de jouer l'avocat du diable, Édouard; dit-il doucement. Vous savez que si je ne vous pose pas ces questions tout de suite, l'opposition les posera sans doute plus tard. Et quelqu'un de l'autre côté fera forcément remarquer que, malgré notre monopole sur les nouvelles classes de bâtiments, nous n'en disposons qu'en nombre assez faible par rapport à notre effectif total. Ils vont suggérer l'idée que, si une autre flotte lançait un effort concerté pour rattraper notre avance dans ces nouvelles classes, notre avantage numérique serait insuffisant pour garantir que les Havriens, par exemple, échouent dans leur tentative. — Vous avez sûrement raison, concéda Janacek de mauvaise grâce. Mais en réponse à votre question, notre seul ennemi concevable dans l'avenir immédiat serait les Havriens. Comme vous le dites, la motivation ne leur manque sûrement pas pour égaler nos capacités, mais, honnêtement, leur base technologique est bien trop en retard sur la nôtre pour qu'ils dupliquent notre matériel avant une dizaine d'années, d'après les estimations les plus pessimistes de la DGSN. J'ai discuté de ce point précis avec l'amiral Jurgensen, et il m'assure que ses analystes sont quasi unanimes sur cette question. » De plus, même s'ils possédaient les compétences techniques nécessaires pour produire des vaisseaux équivalents, il leur resterait encore à les construire, les armer puis leur faire subir un entraînement pour les porter à un niveau opérationnel acceptable avant qu'ils représentent une menace pour nous. Ainsi que vous le savez tous grâce aux rapports de la DGSN que je vous ai communiqués, Theisman, Tourville et Giscard en sont encore à combattre leurs propres dissidents avec exactement les mêmes bâtiments obsolescents qu'ils déployaient contre nous. Mieux encore, de notre point de vue d'adversaire potentiel, la façon dont ils continuent à se tuer les uns les autres leur coûte sans cesse leurs officiers et équipages les plus expérimentés tout en réduisant régulièrement le nombre de leurs vaisseaux. » Janacek secoua la tête. «  Non, Stefan. Seuls les Havriens ont des raisons de nous menacer, et ils n'en ont tout simplement pas les moyens. D'ici qu'ils commencent à produire une flotte susceptible de nous mettre en danger, nous aurions tout le temps de renforcer nos effectifs de SCPC et PBAL. En attendant, soixante-quatre de ces supercuirassés suffisent amplement. — Je n'en doute pas, fit Nord-Aven. Mais ces soixante-quatre bâtiments ne peuvent être qu'en un lieu à la fois, du moins c'est ce que pourrait arguer un analyste de l'opposition. Alors de quelle façon justifions-nous la décision de ne pas terminer tous les autres SCPC déjà en chantier ? — Ils n'ont pas besoin d'être partout à la fois, répondit Janacek. La Huitième Force était avant tout un instrument offensif, le moyen de se projeter contre l'ennemi. Maintenant que nous avons redéployé ses unités modernes au sein de la Troisième Force, bien sûr, elle sert aussi de puissants objectifs défensifs en jouant un rôle dissuasif dans le système de l'Étoile de Trévor, mais elle demeure un atout offensif. La supériorité de la Troisième Force sur toute formation qu'elle pourrait affronter est si prononcée qu'elle serait capable de se frayer un chemin à travers n'importe quelle opposition jusqu'au système capitale de n'importe quel adversaire, un peu comme ce que la Huitième Force infligeait aux Havriens quand la trêve actuelle a été négociée. » Il omit bizarrement de mentionner le nom de l'officier commandant la Huitième Force à l'époque, remarqua Haute-Crête. « Étant donné cet élément, nous devons en réalité nous préoccuper de la protection de notre propre territoire et de la défense des systèmes havriens que nous contrôlons actuellement contre les vaisseaux parfaitement obsolescents que tout ennemi potentiel pourrait leur opposer. La manière la plus efficace et la plus avantageuse financièrement d'y parvenir consiste à se servir des nouveaux bâtiments d'assaut léger. Nous pouvons construire et armer des BAL en nombres prodigieux par rapport aux super-cuirassés, et, s'ils sont assez nombreux, ils tiendront tous les systèmes qui en ont besoin. Entre-temps, les vaisseaux que nous ne terminons pas pour l'instant seront toujours disponibles s'il le faut plus tard. Après tout, nous ne les détruisons pas. Nous nous contentons d'arrêter leur construction. Les coques resteront dans leurs cales, et tous les matériaux déjà acquis en vue de leur réalisation seront également maintenus en stockage orbital. L'argent que nous épargnerons pendant ce temps pourra être utilisé pour renforcer l'effectif de BAL dont nous avons besoin pour la défense des systèmes et soutenir la construction de nos forces anti piraterie, sans parler des nombreux programmes domestiques vitaux qui exigent un financement au plus vite, ajouta Janacek avec un regard en coin vers la comtesse. — Sans compter que suspendre les constructions apportera la preuve de notre désir, de paix, souffla Descroix en jetant elle aussi un bref coup d'œil à la ministre des Finances. Comme Édouard l'a très justement souligné, les supercuirassés servent à donner une impression de puissance. Il s'agit de systèmes d'armement offensifs, contrairement aux croiseurs qu'il souhaite construire pour contrer les actes de piraterie. Quant aux BAL, ils sont encore moins adaptés à une politique d'agression contre nos voisins puisqu'ils ne sont même pas hypercapables en l'absence d'un porteur. — Excellente remarque, fit la comtesse en hochant vigoureusement la tête par réflexe anti-impérialiste. — Je vois. » Nord-Aven fronça un long moment les sourcils, l'air songeur, puis acquiesça à son tour, lentement. « Je vois, répéta-t-il plus vivement, et je suis entièrement d'accord, bien sûr. Néanmoins, je persiste à m'inquiéter de la façon dont un chauvin alarmiste pourrait tenter d'attaquer cette nouvelle politique. Plus particulièrement, je m'inquiète à cause de Havre-Blanc et Harrington. » L'effet de ces deux noms fut remarquable : tous les visages se figèrent sur des expressions qui allaient de l'hostilité à la révulsion et au mépris en passant par un soupçon de crainte. Seul Nord-Aven y paraissait insensible, pourtant tous savaient que c'était un mensonge, car il avait plus de raisons qu'eux tous de haïr Honor Harrington. Quant à Hamish Alexander, il ne risquait pas d'avoir oublié qu'il présidait la cour martiale qui avait mis un terme honteux et amer à la carrière militaire de feu son frère. « Ces deux-là nous ont posé problème et ont levé suffisamment d'obstacles sur pas mal de questions, continua calmement le comte. Vu leur envergure de grands dirigeants guerriers aux yeux du public, ils pourraient se révéler encore plus pénibles sur une question aussi intimement liée à la flotte. — Harrington est une folle furieuse, grinça Janacek. Oh, elle est sûrement très charismatique, mais elle n'a encore jamais fait preuve d'aucune perspicacité stratégique. Et, nom d'un chien, le nombre de morts qu'elle a sur la conscience dans ses équipages ! » Il renifla durement. « La "Salamandre", tu parles ! Dommage que le feu semble ne carboniser que les autres ! — Mais elle jouit d'une immense popularité, fit calmement remarquer Nord-Aven. — Évidemment ! grommela Janacek. Les médias de l'opposition y ont veillé, et l'opinion est trop ignorante des réalités militaires et trop entichée de son image publique de panache pour la remettre en question. L'espace d'une seconde, Nord-Aven parut sur le point de demander au Premier Lord si la réputation de l'amiral de Havre-Blanc était aussi usurpée, mais même lui n'était pas assez bête pour cela. La violente réprimande férocement caustique (et très, très publique) que Havre-Blanc avait infligée à Janacek alors qu'ils étaient tous deux en service actif était légendaire. « Nous nous rendons tous compte que la réputation d'Harrington est terriblement surfaite, Édouard, intervint Haute-Crête pour le calmer, mais cela ne donne pas tort à Stefan. Surtout que le vote de notre nouveau budget et des nouvelles priorités financières est devenu vital. Quelle que soit la façon dont elle a acquis cette réputation, elle l'a, et elle a appris à s'en servir efficacement pour lancer ses attaques contre nos politiques. — Elle et Havre-Blanc, ensemble, insista Descroix. — Je sais. » Janacek prit une profonde inspiration et se carra dans son fauteuil. « En fait, autant admettre que j'ai commis une erreur en ne proposant pas de commandement spatial à Harrington. Je voulais la tenir à l'écart d'un pont d'état-major, dans la mesure où elle n'a manifestement pas la carrure d'un officier général malgré les promotions dont l'Amirauté précédente l'a bombardée avec tant de légèreté. Je ne voulais surtout pas qu'elle se retrouve près du front havrien alors que nous étions en cours de négociations, car Dieu seul sait dans quelle action unilatérale démente elle aurait pu nous engager. C'est pourquoi j'ai approuvé sa demande de réintégration dans le personnel de Saganami. Je pensais que nous pourrions la laisser tranquillement dans son placard à enseigner. Sinon, j'avais espéré que les Graysoniens seraient assez fous pour la rappeler à la maison et lui offrir un commandement, puisqu'ils vénèrent manifestement le sol qu'elle foule. Je ne m'attendais pas à ce qu'elle finisse par faire partie du décor à Saganami, mais c'est le cas, et maintenant je ne peux plus justifier son retrait du personnel de l'École sans ouvrir une véritable boîte de Pandore. » Il haussa les épaules, mécontent. « Je n'avais pas envisagé qu'elle se rendrait compte qu'en la maintenant ici, sur Manticore, je lui permettais d'avoir un accès facile au parlement et de rester bien en vue. — Et aucun d'entre nous n'avait prévu que Havre-Blanc et elle formeraient une équipe aussi efficace. » La voix de Des-croix était amère; pendant quelques secondes, son masque de douceur inoffensive tomba et ses yeux se firent durs comme la pierre. « C'est exactement le point que je voulais soulever, dit Nord-Aven. Séparément, ils sont déjà très pénibles; ensemble, ils représentent l'obstacle le plus redoutable que nous ayons à affronter à la Chambre des Lords. Tout le monde est d'accord là-dessus ? — Vous avez sans doute raison, répondit la comtesse au bout d'un moment. William Alexander est une plaie, mais il a toujours joué en équipe; il était entièrement dévoué à Cromarty. Il restait à l'arrière-plan, de sorte que l'opinion publique ne voyait en lui que le technicien de l'équipe Cromarty – un technicien et un stratège certes excellent, mais pas un meneur. Il n'a pas le charisme d'Harrington ni la réputation de commandement de son frère. Et la même chose vaut pour James Webster et Sébastien d'Orville du côté de la flotte. On les respecte, mais aucun d'eux n'a jamais captivé l'attention comme Harrington et Havre-Blanc. Et, bien sûr, aucun d'eux ne siège au parlement, si influents soient-ils en tant qu'analystes de l'opposition. — Je pense donc que nous sommes tous d'accord pour dire que tout ce qui pourrait... nuire à la popularité de Havre-Blanc et Harrington, surtout en ce moment, serait... avantageux ? s'enquit Nord-Aven. Il parcourut la table de conférence d'un œil vif et interrogateur et, un par un, les autres acquiescèrent – la comtesse d'un mouvement plus discret et moins enthousiaste, presque embarrassée, mais elle acquiesça néanmoins. « La question qui vient à l'esprit, milord, fit remarquer Des-croix, c'est : comment pourrions-nous nuire à la popularité de l'un ou l'autre, et encore moins des deux ? Dieu sait qu'ils se sont montrés remarquablement résistants à nos précédents efforts dans ce sens. — Ah, mais c'est parce que nos efforts visaient à désarmer l'un ou l'autre et non les deux à la fois », répondit Nord-Aven avec un sourire des plus déplaisants. CHAPITRE SIX ... Nous devrions donc avoir les contrats en main d'ici la fin de la semaine, milady. » Richard Maxwell, avocat personnel d'Honor sur Manticore et de facto procureur général du duché Harrington, enfonça le bouton SUIVANT sur son bloc-mémo. Une nouvelle page s'afficha, et il l'étudia un instant avant de hocher la tête d'un air satisfait. « C'est tout, milady. — Excellent résumé, Richard, fit Honor, approbatrice. Je suis particulièrement satisfaite de l'avancée des accords concernant les chalets. — Je ne suis pas encore aussi doué que Willard en droit des contrats, mais ce n'était pas vraiment un problème dans le cas présent. Toute cette zone est absolument idéale pour le ski, et l'accès à la côte offre des possibilités d'exploitation en toute saison pour les opérateurs de loisirs. Ils avaient hâte de conclure le marché et ils étaient prêts à payer beaucoup plus cher que prévu le droit de construire sur ce terrain, surtout maintenant que la fin des hostilités revitalise l'économie civile. Et Willard avait raison quant à Odom : c'est un négociateur presque aussi acéré que Willard lui-même. Il savait exactement quand mettre la pression lors de la dernière séance et, au risque de paraître prétentieux, je crois que je m'améliore aussi en droit commercial. Et je dois reconnaître qu'avoir le soutien de Clarise Childers ne fait pas de mal. — Je suis très contente de Merlin, en effet, répondit Honor. Et j'ai remarqué que Clarise a toujours une certaine... présence dans les réunions. Qu'elle soit bel et bien là ou non. » Elle sourit à Maxwell, et il fit de même en réfléchissant à cet euphémisme. Merlin Odom était le représentant que Willard Neufsteiler s'était lui-même choisi sur Manticore pour gérer les opérations de l'empire financier Harrington (en croissance constante) au Royaume stellaire en fonction de ses propres directives générales adressées depuis Grayson. Âgé de quarante-deux ans, il était beaucoup plus jeune que Willard et encore moins enclin à sortir de son bureau pour faire de l'exercice physique. Mais cet avocat trapu, cheveux bruns, yeux bleus et barbiche d'un roux flamboyant, manifestait déjà des intuitions similaires. Avec quelques décennies d'expérience en plus, il serait mieux que prêt à assurer la relève le jour où Willard prendrait enfin sa retraite – et c'était un sacré compliment. Quant à Childers, tout le monde savait qu'Honor avait accès à ses services si besoin, et ce simple fait constituait un atout inestimable. C'était non seulement l'une des avocates les plus compétentes du Royaume, mais la courte – très courte – liste des clients de son cabinet en imposait à tout négociateur commercial. Honor elle-même était devenue l'un des individus les plus fortunés du Royaume stellaire en quinze ans, et sa société Dômes aériens de Grayson, S.A., était fermement établie dans le top 50o des entreprises manticoriennes. Mais Childers travaillait directement pour Klaus Hauptman, dont la fortune personnelle et professionnelle équivalait au moins aux actifs cumulés de ses six concurrents les plus proches. Clarise Childers était directrice et principale associée de l'énorme cabinet d'avocats Childers, Strauslund, Goldman et Wu, dont les uniques clients étaient le cartel Hauptman (qui tenait de loin la tête du top 50o manticorien), la famille Hauptman... et, à l'occasion, Honor Harrington. Puisque nous contrôlons l'aspect commercial de la situation pour le moment, milady, reprit Maxwell, dont le visage sympathiquement laid paraissait songeur, je voudrais maintenant passer un peu de temps à établir le système judiciaire du duché. — Faut-il vraiment qu'on s'y mette si vite ? s'enquit Honor avec une légère grimace. Ce n'est pas comme si le duché avait déjà une population digne de ce nom ! — Milady, fit sévèrement Maxwell, si quelqu'un au sein du Royaume est bien placé pour savoir qu'il ne faut pas attendre, c'est vous. Après tout, vous avez déjà vécu l'établissement d'un domaine sur Grayson. — Mais j'ai laissé le gros du travail à Howard Clinkscales, fit remarquer Honor. En réalité, je n'ai fait que confirmer les décisions qu'il avait déjà prises. — Il se trouve que je sais, d'après ma correspondance privée avec Lord Clinkscales, que vous étiez beaucoup plus impliquée que cela dans le processus, milady, rétorqua poliment Maxwell. Et même sans cela, vous avez eu tout le temps de constater combien il était crucial dans ce genre de situations que l'infrastructure soit bien organisée. — Les deux cas ne sont pas comparables, protesta Honor. En tant que seigneur, je détiens le droit de basse, moyenne et haute justice sur le domaine Harrington. Je n'en veux pas, notez bien, et le pouvoir de décision arbitraire des seigneurs s'est vu régulièrement rogné par des précédents légaux ces derniers siècles. Sans parler de ce que le Sabre a fait pour subordonner les codes civil et pénal de chaque domaine à la Constitution planétaire depuis la "Restauration Mayhew". Toutefois, le seigneur Harrington demeure chef d'État à part entière, avec toutes les prérogatives et responsabilités juridiques que cela implique. La duchesse Harrington, en revanche, n'est qu'un administrateur – un gouverneur de la Couronne, pour ainsi dire. — Et, tout comme un gouverneur, la duchesse détient les pouvoirs de révision judiciaire et de commutation des peines, fit à son tour remarquer Maxwell. Et, tout comme un gouverneur, elle est dans les faits le premier magistrat de son duché. Ce qui signifie qu'elle a besoin de mettre en place un système de tribunaux et de maintien de l'ordre qui fonctionne. — Pour maintenir l'ordre où ça ? demanda Honor d'un ton plaintif. La population totale du duché s'élève à... combien ? Deux mille personnes au grand maximum, aujourd'hui ? Dispersées sur combien de milliers de kilomètres carrés ? — Le chiffre est en réalité un peu plus élevé. Pas beaucoup, je l'admets, mais un peu plus élevé quand même. Et il s'apprête à grimper en flèche pour une autre raison, qui doit vous être familière vu votre expérience graysonienne avec Dômes aériens. Une fois que les équipes de reconnaissance et de construction des chalets arriveront, la population actuelle sera multipliée au moins par cinq. Et une fois que les chalets et les stations commenceront à attirer des touristes ainsi que la population résidente nécessaire pour assurer un bon niveau de service, il va franchement exploser. — D'accord, d'accord, soupira Honor. Je me rends. Soumettez-moi une proposition d'ici mercredi prochain et je vous promets de vous recontacter à ce propos dès que possible. — Tu entends ça, Nimitz ? » fit l'avocat par-dessus son épaule à l'adresse du chat sylvestre gris et crème confortablement étendu sur un perchoir fait sur mesure à côté de sa compagne plus petite, tachetée brun et crème. Nimitz releva les oreilles, et Maxwell se mit à rire. e Je compte sur toi pour garder un œil sur elle et veiller à ce qu'elle prête réellement attention à mes mémos dit-il. Nimitz le regarda un instant puis se redressa en position semi-assise sur son perchoir et leva les mains. Il ferma ses deux poings, les plaça de chaque côté de sa tête et leur fit décrire un bref mouvement de va-et-vient vers le bas. « Sale traître », murmura sombrement Honor en lisant le signe qui signifiait « d'accord ». Nimitz émit un blic rieur et se remit à signer. « Pas ma faute si tu as besoin d'un chaperon, disaient ses doigts en mouvement. En plus, il m'apporte du céleri. «  « Et dire que ta loyauté s'achète à si peu de frais », répondit Honor en secouant la tête d'un air consterné. « Pas ma loyauté. Juste ma coopération » « C'est cela », renifla Honor. Puis elle se retourna vers Maxwell. « Eh bien, maintenant que vous avez recruté votre larbin à fourrure, je n'ai sans doute plus d'autre choix que de lire votre mémo. Bien que je me demande franchement où au juste vous pensez que je vais pouvoir le caser dans mon emploi du temps. — Je suis sûr qu'à eux deux Mac et Miranda trouveront bien une heure à voler quelque part pour que vous puissiez le lire. Je vous promets d'être aussi concis que possible. Mais avant d'approuver aucun projet, il faut vraiment que vous en lisiez un peu plus que le résumé et les titres des chapitres, milady. Je suis flatté que vous me fassiez confiance, mais les décisions finales et leurs conséquences à venir sont de votre ressort. — Je sais », dit-elle plus sérieusement avant de taper une requête sur le terminal de son bureau. Elle étudia l'écran pendant quelques secondes puis entra une courte note. « J'avais choisi mercredi au hasard, reconnut-elle, mais on dirait que c'est bel et bien faisable. Tant mieux, d'ailleurs, parce que j'ai un examen à Saganami cet après-midi-là. Je vais crouler sous les copies à corriger pendant mon temps libre pléthorique au moins jusqu'à la fin du week-end. Donc, si vous pouvez me le faire parvenir pour mercredi matin, ou mieux encore mardi soir, je le caserai d'une façon ou d'une autre avant de disparaître sous mes copies. — Je suis heureux de l'entendre, milady, mais n'avez-vous pas aussi une séance à la Chambre des Lords mercredi ? Je croyais avoir vu une annonce selon laquelle le gouvernement comptait présenter son nouveau budget cette semaine et, bien que le travail autour du duché soit important, je ne voudrais pas qu'il interfère avec vos préparations en vue de cet événement. — Non, répondit Honor avec une autre grimace du fond du cœur. La séance a été reportée au mercredi suivant. Je ne sais pas très bien pourquoi, mais le gouvernement nous a prévenus avant-hier qu'il reculait le débat d'une semaine. Quant aux préparations, il n'y en aura pas beaucoup à faire. Haute-Crête va tenir exactement les mêmes propos que depuis trois ans, le comte de Havre-Blanc et moi allons faire de même; ensuite la Chambre va voter – de peu, bien sûr – le budget que le gouvernement souhaite, les Communes introduiront des amendements pour le modifier, les Lords les annuleront et rien du tout ne changera. » Maxwell la regarda en se demandant si elle se rendait compte à quel point elle paraissait amère (et épuisée) en cet instant. Non qu'il fût surpris de l'entendre. Le pouvoir qu'avait la Chambre des Lords d'être à l'initiative des lois de finance n'était qu'une partie de l'avantage que lui conférait le « pouvoir de la bourse » au sein du Royaume stellaire. De plus, toute loi effectivement adoptée devait l'être sous la forme finale approuvée par les Lords. Cela signifiait, comme Honor venait de s'en plaindre, que les Lords pouvaient en réalité annuler tous les amendements déplaisants introduits par les Communes et exiger un vote en bloc de leur propre version de toute loi de finance. Dans des circonstances normales, les Communes avaient encore largement leur mot à dire puisqu'elles pouvaient rejeter la version finale des Lords et – notamment –refuser d'approuver toute mesure de financement extraordinaire nécessaire pour soutenir le budget des Lords. Or les circonstances n'étaient pas normales. Les « mesures de financement extraordinaires » étaient déjà en place et, cerise sur le gâteau, les pairs du Royaume avaient le droit de voter l'autorisation d'ouvrir d'urgence les crédits destinés à des services gouvernementaux cruciaux, même sans l'approbation de la Chambre basse, en cas d'impasse budgétaire. Certes, les Premiers ministres prudents veillaient en général à ne pas abuser de leurs armes. Pour que les Lords passent outre l'avis des Communes, il fallait une situation dans laquelle une part non négligeable de l'électorat soit prêt à reprocher aux députés leur incapacité à accepter un compromis. Dans ce cas, la chambre dont les membres devaient solliciter leur réélection était fatalement désavantagée; mais si les Lords avaient été assez stupides pour risquer de se retrouver dans une situation où on pourrait leur reprocher la fermeture de la plupart des services gouvernementaux, le mécontentement à long terme aurait peut-être permis à la Couronne de retirer à la Chambre haute le pouvoir de la bourse depuis longtemps. C'était précisément pour cette raison que le gouvernement Haute-Crête essayait si obstinément d'acheter le soutien de l'opinion publique... et que la duchesse Harrington et le comte de Havre-Blanc étaient si précieux en tant que porte-parole de l'opposition à la Chambre des Lords. Sur la question du budget de la flotte, en particulier, leur avis avait beaucoup de poids auprès des électeurs. Et c'était aussi pour cette raison que Haute-Crête et ses alliés voulaient si désespérément réduire leur efficacité par tous les moyens possibles. Les ministres eux-mêmes devaient se garder de paraître chercher personnellement querelle aux deux plus célèbres héros de la guerre contre la République populaire, mais cela leur imposait seulement de se montrer plus inventifs et de déléguer les attaques à des affidés suffisamment éloignés. Et cela ne restreignait en rien les « commentateurs » et journaux parrainés par le gouvernement – ni les imbéciles qui les croyaient –, et la fatigue accumulée par Lady Harrington commençait à se voir. Bien sûr, elle avait eu largement plus que sa part de couverture médiatique partisane, à la fois au sein du Royaume et sur Gray-son, et elle l'avait gérée avec un degré de calme apparent qui n'était qu'un masque, Maxwell en était pour sa part certain. Il avait appris à la connaître assez bien ces dernières années pour savoir que, malgré sa capacité à afficher calme et sérénité, son caractère orageux était probablement aussi dangereux que celui de la reine elle-même. Il paraissait plus ardu de lui faire perdre son sang-froid, mais il n'aurait pas parié que rien l'arrêterait une fois qu'elle le perdait pour de bon... comme auraient pu en témoigner les fantômes de Pavel Young et Denver Summervale. D'une certaine façon, c'était encore pire pour elle que pour les frères Alexander, songea Maxwell. Au moins, Haute-Crête et consorts ne les considéraient que comme un seul dangereux adversaire, alors que nul n'ignorait que les contributions de Lady Harrington aux débats de la Chambre des Lords représentaient l'opinion du Protecteur Benjamin ainsi que celle d'Élisabeth III. Qui, l'un comme l'autre, n'avaient pas un gramme d'estime pour le baron de Haute-Crête et ses collègues ministres. L'avocat s'apprêtait à dire quelque chose, mais il changea d'avis. Il pouvait difficilement lui apprendre quoi que ce soit. Et même sinon, son rôle n'était pas de lui apporter des conseils ou confidences politiques spontanés, indépendamment des rumeurs qu'il pouvait avoir entendues. Et puis, se dit-il, i/ v a une meilleure façon de procéder... à supposer que je juge avoir le droit de me mêler de sa vie privée, bien sûr. Je n'ai besoin de lui parler de rien. Il suffira d'en toucher un mot à Miranda ou Mac. Qu'ils voient comment aborder la question avec elle. — Lord Alexander et le comte de Havre-Blanc sont là, milady. — Merci, Mac. Demandez-leur d'entrer tout de suite, voulez-vous ? — Bien sûr, milady. » Honor mit son liseur en pause, gelant le défilement sur la troisième page de l'analyse de la bataille du cap Saint-Vincent par l'aspirante Zilwicki, et releva les yeux dans un sourire. James MacGuiness, seul intendant de toute la Flotte royale manticorienne à ne pas servir effectivement dans la Spatiale, lui sourit en retour puis inclina la tête en un demi-salut avant de se retirer de son étude. Elle le regarda partir avec affection, parfaitement consciente de l'importance capitale qu'il avait prise dans la bonne marche de sa vie quotidienne en vingt ans T. Elle jeta un coup d'œil à Nimitz, drapé dans un splendide isolement sur le double perchoir qu'il partageait normalement avec sa compagne. On était jeudi, et Samantha était absente : elle accompagnait Miranda et Farragut à l'institut Andreas Venizelos, orphelinat et école privée qu'Honor avait fondé pour les enfants des morts au combat, manticoriens comme graysoniens. L'IAV possédait des campus tant dans le Royaume stellaire qu'à Yeltsin, et Miranda, en tant que chef du personnel d'Honor, l'y représentait régulièrement car d'autres devoirs pressants l'occupaient de plus en plus. Les gamins adoraient Nimitz, Samantha, Farragut et les chats sylvestres en général; quant aux chats, qu'ils aient quatre pattes ou six, ils aiment tous passer du temps avec les enfants. C'était un plaisir dont tous les chats se réjouissaient à l'avance, et Nimitz se joignait souvent aux autres même quand Honor ne pouvait pas venir. Jamais, toutefois, lorsqu'une réunion telle que celle d'aujourd'hui figurait au programme de sa compagne humaine. Elle regarda derrière le chat et aperçut LaFollet, devant la porte du bureau, tenant son poste même ici, avant que MacGuiness ne referme derrière lui. Puis elle se hissa hors de son fauteuil et alla se planter devant la grande fenêtre en saillie qui surplombait les jardins paysagers du manoir comme une espèce de tourelle suspendue. La paroi externe de la fenêtre, en cristoplast du sol au plafond, donnait sur la baie de Jason, belle, bleue et scintillante. Honor s'autorisa un instant de pause pour profiter à nouveau de la vue, puis se retourna vers la porte et lissa sa robe de style graysonien et sa tunique. Au fil des ans, elle s'était parfaitement habituée aux vêtements traditionnels graysoniens. Elle considérait encore qu'ils n'étaient bons qu'à « faire joli », mais elle avait bien dû admettre que ce n'était pas forcément une mauvaise chose. Et elle avait une autre raison de les porter presque constamment ici, au Royaume stellaire, quand elle n'était pas en uniforme, du moins. Ils rappelaient à tous, elle-même incluse, qui d'autre elle était... et la dette que le Royaume stellaire et toute l'Alliance manticorienne avaient envers la population de sa planète adoptive. Encore un détail que cet imbécile de Haute-Crête a l'air capable d'ignorer sans effort, voire pire, songea-t-elle amèrement avant de repousser un accès de colère familier. Ce n'était pas le moment d'en rajouter à la liste des bonnes raisons pour sauter à la gorge du Premier ministre. MacGuiness revint peu après en compagnie de Hamish et William Alexander. « Le comte de Havre-Blanc et Lord Alexander, milady », murmura l'intendant et majordome avant de se retirer en fermant doucement les portes en bois poli derrière lui. « Hamish. Willie. » Honor traversa la pièce et leur tendit la main, sans qu'il lui paraisse désormais étrange de les accueillir si familièrement. De temps en temps, elle éprouvait un brusque sentiment d'irréel en s'entendant appeler la reine ou Benjamin Mayhew par leur prénom, mais même ces moments-là se faisaient plus rares et plus espacés. Bizarrement, elle demeurait tout à fait lucide quant à son identité et ses origines tout en se découvrant capable de se mouvoir de plus en plus naturellement au sommet du pouvoir dans deux nations différentes. Elle n'y réfléchissait pas souvent mais, quand elle en prenait conscience, elle réalisait combien son admission tardive dans les cercles les plus restreints des deux nations modelait sa perspective. C'était une profane qu'on avait élevée au statut des plus puissants parmi les initiés. Pour cette raison, elle portait sur les choses un regard différent, les envisageait sous un angle que ses alliés considéraient parfois comme presque candide, elle le savait. Elle était étrangère par nature autant que par expérience aux querelles politiques si sophistiquées, violentes et toujours polies (en apparence, du moins) qui leur semblaient naturelles, même quand ils les déploraient. D'une certaine façon, ses amis graysoniens et manticoriens se comprenaient beaucoup mieux qu'elle ne comprenait chacun d'eux, pourtant elle avait fini par se rendre compte qu'elle s'était fait une sorte d'armure de son indifférence aux empoignades partisanes autour d'elle. Ses adversaires comme ses alliés voyaient en elle une femme manquant lamentablement de sophistication, trop directe, réticente à « jouer le jeu » (ou incapable de le faire) selon les règles qu'ils comprenaient tous si bien. Cela faisait d'elle un facteur inconnu et imprévisible, notamment pour ses adversaires. Ils savaient tout des subtiles nuances de position, d'avantage et d'aubaine qui guidaient leurs propres décisions et manœuvres tactiques, mais ils trouvaient la simplicité et la franchise de ses positions à elle curieusement déroutantes. On aurait dit qu'ils n'arrivaient pas à croire qu'elle était exactement ce qu'elle disait être, qu'elle croyait véritablement en ce qu'elle disait, parce qu'eux-mêmes étaient trop différents. Ils s'entêtaient donc à la considérer avec méfiance et nervosité, attendant toujours l'instant où elle finirait par révéler sa « vraie » nature. Cela pouvait être utile quand il s'agissait d'ennemis, mais cela n'allait pas sans quelques inconvénients. Même ses alliés les plus proches – en particulier les aristocrates, songea-t-elle en goûtant Qu'il n' avait rien à révéler. Ils étaient peut-être parvenus à cette conclusion intellectuellement, mais les pairs du Royaume faisaient trop partie intégrante du monde dans lequel ils étaient nés pour réussir à s'en dissocier, même s'ils l'avaient voulu. Or ce n'était pas le cas, bien sûr : pourquoi auraient-ils dû le vouloir, d'ailleurs ? C'était leur monde, en fin de compte, et Honor était assez honnête pour lui reconnaître au moins autant d'aspects positifs que négatifs. Pourtant même les meilleurs d'entre eux – même un homme comme Hamish Alexander, officier de Sa Majesté depuis soixante-dix ou quatre-vingts ans – ne pourraient jamais se dégager tout à fait de cette danse dont ils pratiquaient les pas depuis l'enfance. Elle écarta cette idée en serrant la main aux deux frères tour à tour, puis les invita à rejoindre leurs fauteuils habituels dans un sourire. Un sourire de bienvenue, cordial, dont elle n'avait plus conscience qu'il se faisait plus chaleureux encore quand ses yeux croisaient ceux de Havre-Blanc. William Alexander, en revanche, en était très conscient. En fait, il avait ressenti depuis quelque temps avec quelle chaleur elle accueillait en général son frère, sans toutefois le noter consciemment. De même qu'il n'avait pas prêté attention à toutes leurs petites conversations intimes, privées, ni à la façon dont Hamish paraissait inévitablement trouver une raison de rester pour une discussion de dernière minute avec elle portant sur des détails, suite à l'une de leurs séances de réflexion stratégique à trois têtes. Cette fois, il la regarda sourire avec un embarras qui grandit encore lorsque Hamish lui rendit son sourire. « Merci de nous avoir invités, Honor, fit Havre-Blanc en gardant sa main dans la sienne un instant de plus que la courtoisie ne l'exigeait. — Comme si je ne vous invitais pas tous les deux chez moi avant chacune des petites soirées de Haute-Crête depuis des années maintenant, répondit Honor en reniflant. — En effet. Mais je ne voudrais pas vous laisser penser que nous commençons à ne plus y attacher autant de valeur, milady, ajouta-t-il avec un petit sourire. — Aucun risque, répondit Honor, sarcastique. Nous nous sommes tous trois rendus suffisamment impopulaires auprès du gouvernement pour que je n'envisage pas que l'un de nous n'attache plus de valeur aux deux autres. — À moins que vous ne souhaitiez donner raison à ce type de la vieille Terre, intervint William. Vous savez bien, machin... Hancock ? Arnold ? » Il secoua la tête. « Un de ces vieux Américains. » Il se tourna vers son frère. « C'est toi l'historien de la famille, Hamish. À qui est-ce que je pense ? — Sauf erreur de ma part, répondit Havre-Blanc, l'homme dont tu cherches si maladroitement le nom est Benjamin Franklin. C'est lui qui a conseillé à ses amis rebelles de rester soudés s'ils ne voulaient pas être pendus chacun dans leur coin, bien que je sois stupéfait que pareil inculte dans le domaine historique ait songé à cette citation. — Vu toute l'eau qui a coulé sous les ponts depuis ton précieux Franklin, je pense que quiconque n'est pas resté bloqué au stade anal réalise un exploit en se souvenant de lui tout court, fit William. Évidemment, j'étais à peu près sûr que tu serais capable de me raconter sa vie par le menu. — Avant que vous ne poursuiviez dans cette direction, Willie, le mit en garde Honor, je devrais sans doute préciser que je connais moi-même assez bien Franklin et sa période historique. — Ah bon. Eh bien, dans ce cas, bien sûr, mon exquise courtoisie naturelle m'interdit d'explorer plus avant la... Bref, vous voyez. — En effet, je vois », fit Honor d'un ton menaçant, et ils se mirent à rire tous les deux. Un coup discret fut frappé à la porte de l'étude qui s'ouvrit à nouveau devant MacGuiness. Il poussait une desserte garnie de rafraîchissements préparés par maîtresse Thorn, la cuisinière graysonienne d'Honor, et il la plaça à l'extrémité du bureau. Il n'avait plus besoin de demander à ses invités ce qu'ils préféraient : il versa donc une chope d'Old Tillman au comte de Havre-Blanc avant de déboucher une bouteille de bourgogne sphinxien qu'il offrit à l'examen de Lord Alexander. Honor et Hamish échangèrent un sourire tandis que William vérifiait le bouchon et reniflait délicatement puis hochait la tête d'un air approbateur. Enfin MacGuiness versa une deuxième Old Till-man pour Honor. Elle la prit et lui adressa un sourire comme il se retirait, puis Hamish et elle levèrent leur chope embuée et couronnée de mousse en un salut de buveurs de bière, excluant à dessin l'amateur de vin désespérément snobinard et efféminé à leurs côtés. — Je dois avouer, Honor, fit Hamish avec un soupir d'aise tout en reposant sa chope, que je préfère largement votre conception des rafraîchissements à celle que l'on subit dans la plupart des réunions politiques de Willie. — C'est parce que vous n'assistez pas aux bonnes réunions, suggéra Honor, l'œil brillant. Loin de moi l'idée que des aristocrates-nés, des hommes au sang bleu comme votre honorable frère seraient un peu éloignés des plaisirs simples de la vie, mais une chose que j'adore sur Grayson, c'est que même le plus snob des seigneurs n'a pas honte d'avouer qu'il apprécie une bière de temps en temps. — Les prétendues vertus d'un penchant pour la bière sont grossièrement exagérées par les malheureux qui restent aveugles aux qualités supérieures d'un bon cru, les informa William. Je ne refuse pas une bière moi-même à l'occasion. C'est toujours mieux que l'eau. Mais pourquoi se contenter du second choix quand on peut trouver meilleur ? — Ce n'est pas notre cas, répondit son frère, mais on se demandait justement pourquoi tu le faisais, toi. — Un peu de tenue, les enfants », gronda Honor, avec l'impression furtive d'être plus leur nounou que leur collègue politique, bien que le plus jeune des deux frères fût de plus de vingt ans son aîné. « Nous avons d'autres sujets à discuter avant de nous attaquer à un échange d'insultes en bonne et due forme. — À vos ordres, chef ! s'exclama Havre-Blanc dans un grand sourire, et elle secoua la tête en le regardant avec affection. — En fait, dit William sur un ton soudain beaucoup plus grave, vous avez tout à fait raison, Honor. Nous avons bel et bien plusieurs sujets à traiter, dont un que je préférerais franchement ne pas avoir à aborder. » Honor s'adossa dans son fauteuil et ses yeux s'étrécirent en goûtant ses émotions. Malgré les plaisanteries habituelles entre les deux frères, elles dégageaient une impression de tension contenue mêlée de colère. Elle en avait l'habitude : il s'agissait d'une conséquence inévitable de la situation politique dont ils étaient venus parler. Mais elle n'avait jamais décelé le niveau d'anxiété qu'elle relevait de la part de William en cet instant. Il y avait quelque chose de nouveau et très pointu dans ses émotions, un sentiment d'urgence centré sur un point particulier. Qui plus était, il semblait tenter d'étouffer ce dont il s'agissait, ou du moins hésiter à en admettre la source, ce qui la surprenait après toutes les crises qu'ils avaient traversées ensemble. « Et de quoi s'agit-il ? s'enquit-elle prudemment. — Eh bien... » William la regarda un instant puis jeta un coup d'œil à son frère et prit visiblement son élan. « D'après mes sources, dit-il de la voix d'un homme décidé à traverser un terrain difficile et qui effectue le travail préparatoire à son expédition, la flotte va encore être frappée de restrictions financières dans le nouveau budget. Les dernières estimations sont tombées, et il apparaît clairement que la fin de l'application de la loi sur l'impôt d'urgence sur le revenu s'apprête à tailler des coupes sombres dans les caisses noires de Haute-Crête et sa clique et leurs financements de faveur. Ils n'aiment pas ça du tout, mais ils ne sont pas bêtes au point d'essayer de la proroger. Pas alors qu'ils savent que nous ferons échouer leur tentative aux Communes et que nous nous servirons de l'occasion à la fois pour désigner à tous leurs véritables priorités en matière de dépenses et pour les priver de la possibilité de nous reprocher à nous toutes les plaies fiscales du Royaume. À la place, Janacek va recommander que l'on réduise d'environ vingt pour cent notre effectif de vaisseaux du mur en service actif afin de libérer des fonds générés par d'autres "taxes de guerre". Il envisage également de suspendre la construction de presque tous les supercuirassés porte-capsules pour la même raison, et Haute-Crête pense avoir trouvé le moyen de vous neutraliser, Hamish et vous, quand les nouvelles restrictions seront débattues à la Chambre. — Encore des restrictions ? » répéta Hamish avant de marmonner dans sa barbe quelque chose qu'Honor préférait ne pas avoir entendu clairement. « Comment peuvent-ils justifier de réduire encore les effectifs de la flotte ? demanda-t-elle à William, assez surprise de s'entendre rester si calme. Nous sommes déjà tombés à un nombre de coques inférieur à celui dont nous disposions avant le début de la guerre. Et, comme ils aiment à le rappeler au peuple, la guerre n'est toujours pas terminée. — Pas officiellement, en tout cas, grommela Hamish. — Ils comptent le justifier exactement de la même façon que toutes les autres réductions, répondit William à la question d'Honor. En soulignant combien ils peuvent économiser sur le budget de la Spatiale grâce à l'efficacité et la puissance accrues des nouveaux types d'unités. Ils n'ont pas besoin que tous ces vieux vaisseaux "obsolescents" se mettent en travers du chemin de la nouvelle flotte efficace que Janacek a créée à lui tout seul. » Bien que totalement en accord avec l'opinion de William concernant Haute-Crête et Sir Édouard Janacek, Honor grimaça à la note sarcastique féroce qui perçait dans sa voix amère. Hamish, d'un autre côté, était trop furieux pour y prêter grande attention. « C'est le plus beau ramassis de conneries que j'aie entendues depuis des mois, grinça-t-il. Même pour eux, ça établit un nouveau record! — Il s'agit d'une progression logique par rapport à ce qu'ils ont déjà fait, Hamish », fit remarquer Honor. Sa voix était de loin la plus sereine des trois, pourtant ses yeux durs comme l'agate n'avaient rien de particulièrement calme. « Toutefois l'ampleur de cette réduction m'étonne. Ils ont déjà taillé dans la graisse et le muscle, maintenant ils s'attaquent à l'os. — Votre analyse est désespérément exacte, fit William. Et vous avez raison, c'est une extension en droite ligne de la justification qu'ils ont produite à chaque étape. Les nouveaux types de bâtiments sont plus puissants, ont plus de chances de survie et exigent moins de personnel, or, avec la fin de l'impôt sur le revenu actuel, leur budget est soudain si serré que quelque chose doit trinquer. — La flotte doit "trinquer", hein ? répéta férocement Hamish. Mais c'est ce menteur, cet imbécile buté de Janacek que je vais faire trinquer, moi ! D'ailleurs, je... — Du calme, Hamish », intervint Honor sans jamais quitter William du regard... et sans songer à la familiarité dont elle avait fait preuve envers Havre-Blanc. « Nous savions déjà qu'ils considèrent le budget de la flotte comme une tirelire dans laquelle ils peuvent éternellement piocher pour leur précieux "dividende de la paix". Perdre notre sang-froid et nous mettre en rage pendant que nous les pourfendons lors des débats nous donnera simplement l'air de réagir de façon excessive. Ce qui les rendra plus raisonnables par contrecoup. Si stupide soit leur politique, nous devons rester unis et nous y opposer en des termes calmes et rationnels. Surtout nous deux, et vous le savez. — Vous avez raison », dit-il après une courte pause furieuse. Puis il prit une profonde inspiration. « Alors ils vont réduire notre puissance de combat encore davantage, hein ? » Son frère acquiesça, et Hamish renifla. « Et j'imagine que Jurgensen et ses mignons de la DGSN vont soutenir Janacek? — Évidemment », répondit William, et ce fut au tour d'Honor de renifler. Personne n'avait été surpris quand Janacek avait commencé son deuxième mandat de Premier Lord de l'Amirauté en retirant Hamish Alexander du service actif, de sorte qu'il ne touchait plus qu'une demi-solde. Le palmarès du comte de Havre-Blanc au cours de la guerre était brillant, mais la réincarnation combinée d'Horace Nelson, Togo Heimachoro, Raymond Spruance, Gustave Anderman et Édouard Saganami n'aurait pas été assez éblouissante pour compenser l'animosité personnelle et l'amertume entre lui et Sir Édouard Janacek. Cette réaction-là, du moins, était attendue, si mesquine et haineuse fût-elle. Mais Honor soupçonnait le reste de la flotte d'avoir été aussi surprise et contrariée qu'elle lorsque Janacek avait décidé que Sir Thomas Caparelli et Patricia Givens méritaient eux aussi « du repos ». Caparelli, songea-t-elle, avait peut-être vraiment besoin de se reposer après avoir subi une pression intense en tant que commandant en chef de la flotte royale pendant plus de dix ans. Hélas, ce n'était pas la véritable raison pour laquelle on le relevait de ses fonctions. Elle avait appris à bien connaître l'ancien Premier Lord de la Spatiale à son retour de Cerbère, et une chose était sûre : Thomas Caparelli ne serait jamais le béni-oui-oui d'aucun homme politique. Son intégrité ne lui aurait pas permis d'aider Janacek à réduire les effectifs de la flotte alors que le gouvernement n'avait pas encore jugé bon de mettre un terme à la guerre contre la République populaire. Et donc, comme Havre-Blanc bien que pour des raisons différentes, il avait dû partir. L'amiral Givens avait été écartée au même motif à peu près que Caparelli, malgré les résultats exceptionnels qu'elle avait obtenus en tant que responsable de la Direction générale de la surveillance navale. Sa loyauté envers Caparelli et leur relation de travail très serrée aurait de toute façon imposé son éviction aux yeux de Janacek, puisqu'il considérait devoir « faire le ménage » au sein des personnels. Des rumeurs couraient également qui les disaient en profond désaccord sur les plans de Janacek en vue de la restructuration des priorités de renseignement de la flotte, mais son plus grand péché consistait à avoir refusé d'orienter ses analyses pour leur faire dire ce que ses supérieurs civils en attendaient. Elle s'était donc elle aussi retrouvée récompensée d'une demi-solde pour avoir aidé à préserver le Royaume stellaire. S'il était une accusation que l'on ne pouvait pas porter à l'encontre de son remplaçant, c'était celle de se montrer excessivement indépendant. L'amiral Francis Jurgensen était devenu un anachronisme dans la flotte royale en guerre : un officier général qui devait son grade élevé à des soutiens politiques davantage qu'à ses compétences personnelles. Ce type d'officiers étaient tristement répandus avant guerre, bien qu'ils aient été éliminés sans pitié, en général par Caparelli, mais aussi beaucoup trop souvent (et douloureusement) par des actions ennemies. Hélas, ils faisaient leur retour sous la nouvelle direction de l'Amirauté. Si écœurée fût-elle, Honor se doutait que c'était inévitable. Après tout, Sir Édouard Janacek avait été pile ce genre d'officier tout au long de sa propre carrière. Ce qui importait dans le cas de Jurgensen, toutefois, c'est qu'il comprenait précisément ce que Janacek et ses supérieurs politiques voulaient entendre. Si Honor n'était pas prête à l'accuser de falsifier carrément des preuves, elle était loin d'être convaincue qu'il s'y refuserait. Et tout le monde savait au sein du Service, et notamment dans la communauté du renseignement, que Jurgensen avait un long passé d'homme qui « interprétait » les preuves en fonction des exigences de ses supérieurs. « Eh bien, j'imagine que c'était prévisible, fit Havre-Blanc tout en fronçant les sourcils à l'adresse de son frère. Ils doivent libérer des liquidités pour financer d'une façon ou d'une autre leurs projets clientélistes. — En effet, une manœuvre de ce genre était sans doute inévitable, fit William, et, pour être honnête, ça ne me surprend pas tellement. Par ailleurs, ce qui m'a réellement étonné – et consterné – c'est l'autre nouvelle que mes sources m'ont transmise. — Une autre nouvelle ? » Honor le regarda brusquement, intriguée une fois encore par les curieuses pointes d'hésitation et de mécontentement qui émanaient de lui. Un détail frustrant concernant sa capacité à déceler les émotions d'autrui, c'était son impuissance à détecter les pensées qui les sous-tendaient. Comme dans ce cas précis. Elle était raisonnablement certaine que la colère bien identifiable au milieu des émotions de William n'était pas dirigée spécifiquement contre elle, toutefois elle était de toute évidence responsable en partie de son angoisse, et ce qui l'avait mis en colère était directement lié à elle, d'une façon ou d'une autre. « Oui. » William détourna les yeux un instant et contempla le portrait grandeur nature de Paul Tankersley que Michelle Henke avait fait faire pour le dernier anniversaire d'Honor. Il était accroché en face de son bureau et de sa station de travail, et il laissa son regard se poser un instant sur ce visage souriant. Puis il prit une profonde inspiration, carra les épaules et se tourna vers Honor et Havre-Blanc. « D'après mes sources, Haute-Crête et ses alliés sont sûrs d'avoir trouvé le moyen de mettre sérieusement à mal votre crédibilité et celle d'Hamish, Honor. Il leur apparaît tout aussi évident qu'à nous que vous seriez nos deux porte-parole les plus efficaces contre cette folie, mais ils croient avoir découvert comment vous neutraliser en vous... détournant de ce sujet. — J'aimerais bien voir ça ! » s'exclama Havre-Blanc d'un air mauvais, mais Honor sentit son estomac se nouer tandis que les émotions contenues derrière les yeux bleus de William se déversaient en elle. « Lâchez votre bombe, Willie, dit-elle calmement, et il soupira. — Demain matin, répondit-il d'une voix blanche, la rubrique de Salomon Hayes inclura l'annonce que Hamish et vous êtes amants. » Honor sentit le sang se retirer de son visage, mais même sa propre stupéfaction n'était rien par rapport à la soudaine pointe de fureur brûlante qu'elle décela chez Havre-Blanc. William n'avait pas de sens empathique, lui, mais il n'en avait pas besoin, et il poursuivit d'une voix plus monocorde que jamais, le visage figé. « Vous savez tous les deux comment Hayes fonctionne. Il ne va pas le dire explicitement, sans équivoque, ni citer de noms à l'appui de ses allégations, mais le message sera parfaitement clair. Il va suggérer que vous êtes amants depuis deux ans T... et les chroniqueurs préférés de Haute-Crête préparent déjà des "points de vue" destinés à alimenter le scandale. Apparemment, c'est la véritable raison pour laquelle Haute-Crête a repoussé le débat d'ouverture à la Chambre des Lords : il veut laisser le temps à vos bourreaux de prendre un bon départ. Ils veilleront à se donner un air exempt de toute mesquinerie et insisteront sur le fait que votre vie personnelle ne doit avoir aucune influence sur les questions de politique publique, mais ils savent très bien que ces accusations vous handicaperont terriblement tous les deux. Et l'admiration que le public vous garde, en tant qu'individus et héros de la Spatiale, aggravera encore le retour de feu, surtout que vous n'aurez aucun moyen de prouver que Hayes ment. » Il éclata d'un rire brutal et dépourvu d'humour. « Au mieux, reprit-il d'un ton dur, ce sera votre parole contre la sienne... et un chœur soigneusement orchestré pour noyer tout ce que vous direz. Et, pour être honnête, vous passez tellement de temps ensemble, en privé comme en public, et vous collaborez si étroitement tous les deux qu'il sera impossible de réfuter les allégations inévitables selon lesquelles vous en avez largement eu l'occasion. — Réfuter? » s'étrangla Havre-Blanc, tandis qu'Honor restait paralysée, stupéfaite. Dans son dos, elle entendit un choc étouffé lorsque Nimitz sauta de son perchoir sur le bureau. Elle sentit le chat sylvestre tendre son esprit vers elle et tenter de s'interposer entre elle et sa douleur comme il l'avait déjà fait si souvent, avant même qu'il ne bondisse par-dessus son épaule pour atterrir sur ses genoux. Elle le prit dans ses bras sans tourner son fauteuil et le serra fort, enfouissant son visage dans sa fourrure soyeuse pendant qu'il ronronnait pour elle, mais cette fois personne ne pouvait la protéger de sa douleur. Pas même Nimitz. Dans l'ensemble, les mœurs manticoriennes étaient beaucoup plus lâches que celles de Grayson. D'ailleurs, les mœurs de la planète capitale étaient bien plus souples que celles de Sphinx, où Honor était née. Normalement, on aurait trouvé risible l'idée qu'une liaison entre deux adultes consentants puisse concerner quiconque à part ces deux adultes. Normalement. Mais pas dans le cas présent. Pas dans celui du seigneur Harrington, qui devait aussi se préoccuper de la susceptibilité de ses sujets et de la façon dont l'opinion publique réagirait sur Gray-son, ainsi que de l'impact que cela aurait, à travers elle, sur le Protecteur Benjamin et ses efforts isolés pour maintenir l'état de préparation militaire de Grayson face à l'abandon concret de l'Alliance manticorienne par le Royaume stellaire. Grayson avait eu suffisamment de mal à avaler la relation qu'elle avait eue avec Paul mais, s'ils ne s'étaient jamais mariés, aucun d'eux n'était l'époux d'un autre non plus. C'était néanmoins le cas de Havre-Blanc, et un deuxième front s'ouvrait là car Lady Émilie Alexander, comtesse de Havre-Blanc, était l'une des personnalités publiques les plus aimées de tout le Royaume. Autrefois l'une des actrices d'holovision les plus belles et talentueuses de Manticore, elle était confinée dans un fauteuil de régulation vitale suite à un accident d'aérodyne survenu quand Honor n'avait pas encore trois ans. Pourtant Émilie avait refusé de laisser sa vie prendre fin. L'accident l'avait handicapée physiquement, mais l'esprit brillant et la volonté qui l'avaient propulsée au sommet de sa profession n'avaient pas été touchés. Les chirurgiens avaient réussi à préserver suffisamment de ses centres de contrôle moteur pour lui donner l'usage presque intégral d'un bras et d'une main ainsi qu'une élocution quasi normale, même si le contrôle de ses muscles lisses dépendait entièrement de son fauteuil médicalisé. Ce n'était pas grand-chose. En fait, c'était même pathétique, mais elle avait fait en sorte de s'en contenter. Incapable de remonter sur les planches, elle était devenue productrice et auteur, à la fois poétesse et brillante historienne, biographe semi-officielle de la maison de Winton. Et à son statut de grande héroïne tragique de Manticore, de femme exemplaire et aimée qui avait défié et inspiré tout le royaume en lui montrant quelles épreuves on pouvait surmonter par un courage indomptable, s'était ajoutée l'histoire romantique de son mariage avec Hamish Alexander. L'histoire d'un amour et d'une dévotion qui avaient survécu à près de soixante ans de confinement dans un fauteuil. Plus d'un homme aurait demandé la dissolution de leur mariage, avec douceur et selon des conditions généreuses sans doute, de façon à pouvoir se remarier, mais Hamish avait rejeté toute suggestion en ce sens. Au fil des ans, on avait parlé de liaisons discrètes occasionnelles entre lui et des escortes professionnelles, mais de telles relations étaient parfaitement tolérées sur Manticore, où on leur accordait même une valeur thérapeutique. Gryphon et Sphinx étaient moins convaincus de ce dernier point, chacun pour ses propres raisons, mais la planète capitale était beaucoup plus... sophistiquée à cet égard. Il y avait néanmoins une énorme différence entre recourir occasionnellement aux services d'une escorte, surtout quand on était marié à une parfaite invalide, et nouer une relation avec une femme qui n'était pas une professionnelle. Notamment pour Hamish et Émilie Alexander, des catholiques de la seconde Réforme qui s'étaient mariés sous le régime de la monogamie, pour le meilleur et pour le pire, jusqu'à ce que la mort les sépare. Tous deux prenaient très au sérieux leurs vœux de mariage et, même dans le cas contraire, personne, jusqu'aux ennemis politiques ou personnels les plus farouches de Hamish Alexander, n'aurait osé mettre en doute l'amour qu'il portait à sa femme. Jusqu'à ce jour. Jusqu'à Honor. Elle releva la tête et fixa William, incapable de regarder Hamish, et sa détresse s'accrut encore en comprenant enfin la teneur des réflexions de William. Il se demandait si le papier que Hayes s'apprêtait à publier n'était pas vrai, et elle savait pourquoi. Parce qu'il aurait dû l'être. Parce que, si elle avait eu le courage de révéler ses sentiments à Hamish, ils seraient bel et bien devenus amants. Honor ignorait si cela aurait constitué une trahison aux yeux de Lady Émilie... et cela n'aurait pas eu d'importance. C'était pour cette raison, comprenait-elle maintenant, qu'elle avait poliment décliné toutes les invitations à visiter la demeure familiale des Alexander à Havre-Blanc, malgré leur collaboration politique étroite. C'était le territoire d'Émilie, la maison qu'elle ne quittait jamais. L'endroit où elle était à sa place aux côtés d'Hamish, et que la simple présence d'Honor aurait en quelque sorte profané. Et, parce qu'elle n'avait jamais personnellement rencontré Émilie, Honor pouvait faire mine de n'avoir jamais péché contre elle, même en pensée. C'était là le plus ironique. Elle ignorait si ceux qui avaient fourni à Hayes les ragots qui alimenteraient sa rubrique féroce dans la Gazette d'Arrivée croyaient leurs propres allégations. Mais bien qu'il n'y ait pas eu d'entorse physique au mariage d'Hamish et Émilie, elle savait qu'ils avaient tous les deux souhaité aller au-delà. Ils ne l'auraient jamais admis devant l'autre, et voilà qu'ils se retrouvaient accusés de cela même qu'ils étaient déterminés à ne pas laisser se produire, et tout effort pour réfuter les allégations en ce sens ne ferait qu'aggraver leur cas. C'était absurde, lui soufflait un coin de son cerveau. La protection de la vie privée aurait dû s'appliquer à Hamish et elle, même s'ils avaient été amants. Et cela n'avait pas d'importance. Même ici, au Royaume stellaire, on n'aurait pu imaginer scandale plus funeste vu la dimension emblématique de Lady Émilie et de son mari, car William avait raison : les gens les plus susceptibles de partager les valeurs d'Honor et de soutenir ses opinions politiques seraient les plus révoltés par sa « trahison » d'une personnalité publique adorée. Et ce qui rendait ce scandale dommageable sur Manticore devenait franchement désastreux sur Grays on. Leur vie privée n'avait rien à voir avec leurs succès ou leurs compétences en tant qu'officiers spatiaux, mais on n'en tiendrait pas compte. L'idée serait émise, discrètement, que leurs sentiments mutuels affectaient d'une façon ou d'une autre leur réflexion. Elle en était sûre. Et pour ridicule qu'elle soit, cette accusation resterait. Toutefois, ce n'était pas le véritable objectif de cette manœuvre. Elle visait en réalité à détourner le débat d'une discussion des dangers que recelaient les propositions de Janacek vers un examen de la personnalité de l'homme et de la femme qui étaient devenus ses détracteurs les plus efficaces. Le cette fois-ci. Pas s'il pouvait les forcer à consacrer toute leur énergie et leur capital moral à se défendre d'accusations aussi retentissantes. Et si Haute-Crête et compagnie parvenaient à les discréditer sur cette question, ils pouvaient le faire sur toutes les autres... « Qui a transmis ces rumeurs à Hayes ? s'enquit-elle d'une voix égale qui l'étonna. — C'est important ? répondit William. — Oui, dit-elle d'un ton qui n'avait plus rien d'égal, tandis que Nimitz sifflait de fureur. C'est important. William la regarda d'un air inquiet, et ce qu'il vit dans ses yeux chocolat transforma son inquiétude en peur. — Je n'en suis pas sûr, fit-il au bout d'un moment. Et même dans le cas contraire, je ne pense pas que je vous le dirais. — Je suis capable de le découvrir par moi-même. » Sa voix était une lame soprano, et elle sentit une détermination glacée l'envahir. e J'ai trouvé qui avait commandité le meurtre de Paul Tankersley, dit-elle au frère de l'homme qu'elle aimait. Et je saurai trouver l'ordure responsable de ce coup fourré. — Non, vous ne pouvez pas, répondit William avant de secouer brusquement la tête. Enfin, vous pouvez, évidemment, mais à quoi bon ? » Il la fixa d'un air suppliant. e Votre duel avec Young vous a presque détruite, Honor ! Si vous découvriez qui est à l'origine de ces rumeurs et que vous le provoquiez en duel, ce serait dix fois pire, bien plus destructeur que les rumeurs ! Vous seriez finie en tant que personnalité politique ici, au Royaume, quelle que soit l'issue. Sans parler du nombre de gens qui se diraient que cette histoire devait être vraie pour que vous réagissiez si violemment. — Il a raison. » La voix d'Hamish Alexander était ferme et grinçante, et elle se tourna enfin vers lui. Il s'imposa de soutenir calmement son regard, et elle sut que, pour la première fois, il avait compris. Il avait compris ce qu'une part de lui-même devait soupçonner de plus en plus depuis des années : qu'elle avait toujours su ce qu'il ressentait pour elle et qu'elle partageait ses sentiments. « Il a raison, répéta-t-il. Nous ne pouvons pas nous permettre d'accorder autant de crédibilité à cette histoire, ni l'un ni l'autre. Surtout dans la mesure où elle ne contient pas une once de vérité », ajouta-t-il en tournant un œil noir vers son frère. William soutint son regard féroce sans ciller, conscient autant qu'Honor que sa colère ne le visait pas vraiment. « Je te crois, dit-il avec calme et sincérité. Mais le problème consiste à le prouver. — Le prouver! s'exclama Havre-Blanc, rageur. — Je sais, je sais ! » William secoua de nouveau la tête, l'air presque aussi furieux que son frère. « Vous ne devriez pas avoir quoi que ce soit à prouver, l'un comme l'autre. Mais vous savez aussi bien que moi que ça ne se passe pas ainsi dans les affaires de diffamation comme celle-ci, et il est impossible de prouver ce que vous n'avez pas fait. Surtout que vous avez travaillé très étroitement ensemble. Nous – nous tous, collectivement – avons trop tablé sur le capital politique que vos succès ont généré. Nous vous avons délibérément associés, nous avons attiré l'attention de l'opinion sur vous deux en tant qu'équipe. C'est comme ça que les électeurs vous perçoivent désormais, et il ne leur sera que plus facile de croire à ces âneries du coup. Surtout quand on commencera à évoquer le temps que vous avez passé tous les deux tout seuls. — Tout seuls ? » Les deux frères se retournèrent vers Honor à cette réaction. « Je suis un seigneur, Willie. Je ne vais jamais nulle part sans mes hommes d'armes : je ne peux pas, en vertu de la loi de Grayson ! Quand avons-nous réellement eu l'occasion d'être "tout seuls" ? — Vous êtes plus maligne que ça, Honor, répondit William avec compassion. Tout d'abord, personne ne croira que vous n'auriez pas pu vous éclipser, même sous le nez d'Andrew, si vous le vouliez vraiment. Et on ne le croira pas parce que vous savez aussi bien que moi que c'est vrai, vous auriez pu. Et puis, même sinon, croyez-vous vraiment que quiconque doute que n'importe lequel de vos hommes d'armes mentirait effrontément si vous le lui demandiez ? Elle le fusilla à son tour du regard, puis elle sentit ses épaules s'affaisser car il avait raison. Évidemment, et elle le savait avant même d'ouvrir la bouche. Elle se noyait et cherchait simplement à se raccrocher à toutes les branches. « Alors que faisons-nous, maintenant ? demanda-t-elle, amère. Peuvent-ils vraiment réduire impunément la lutte pour le contrôle politique du Royaume tout entier à une manœuvre aussi mesquine et venimeuse qu'une fausse rumeur d'infidélité ? — Non, répondit William. Ils ne peuvent pas réduire cette lutte à cela, Honor. Mais ce n'était pas vraiment votre question. En vérité, Hamish et vous étiez nos armes les plus puissantes, et ils peuvent bel et bien neutraliser notre capacité à utiliser l'un ou l'autre d'entre vous contre eux. C'est idiot, malveillant et mesquin, mais ça ne marche pas moins bien pour autant. Cela va au moins vous paralyser tous les deux presque à coup sûr le temps qu'ils fassent passer la réduction des effectifs de la flotte et le budget, mais je suis certain qu'ils en attendent aussi un effet à plus long terme. Et le plus beau, à leurs yeux, c'est que plus vous-mêmes, vos amis et vos alliés nierez les accusations, plus sûrement un certain pourcentage de l'électorat pensera qu'elles doivent être vraies. » Honor le dévisagea puis se retourna vers Hamish et vit la même détresse dans son regard. Ses émotions étaient trop douloureuses pour elle, et elle étouffa donc ses capacités empathiques jusqu'à ne plus sentir que Nimitz, son amour, son inquiétude et son impuissance totale à combattre cet ennemi-là pour elle. Elle détourna les yeux d'Hamish pour les poser sur William et s'efforça de ne pas laisser ses épaules s'affaisser davantage. Alors que faisons-nous ? lui demanda-t-elle tout bas. — Je ne sais pas, Honor. Je ne sais pas. » CHAPITRE SEPT « À votre avis, qu'est-ce qu'ils nous mijotent, canonnier ? — Pardon, monsieur ? » Le capitaine de corvette Anna Zahn, flotte de Sidemore, officier tactique du HMS LaFroye, releva la tête de son répétiteur, surprise. Le capitaine de vaisseau Ackenheil n'était pas franchement à cheval sur les formalités, y compris l'annonce pointilleuse de sa présence à son arrivée sur le pont, et elle ne s'était pas rendu compte qu'il était là. « Je vous demandais ce qu'ils mijotent à votre avis », fit le Manticorien en désignant son afficheur. Il était à cet instant paramétré en mode astrographique, échelle interstellaire, et plus d'une douzaine d'étoiles étaient associées à des icônes d'un rouge clignotant. « Je ne sais pas vraiment, commandant », répondit Zahn au bout d'un moment. Elle faisait partie des rares officiers de Sidemore servant à bord de bâtiments de la flotte royale sur un poste à responsabilité. Cela n'était pas lié à un quelconque préjugé à l'encontre des Sidemoriens mais plutôt au fait qu'il n'y avait guère d'officiers sidemoriens tout court. La flotte de Sidemore tout entière avait à peine huit ans T, et Zahn était donc très peu expérimentée par rapport à son grade selon les critères manticoriens. Il se trouvait également qu'elle était très douée pour son boulot, ce qui expliquait comment elle s'était retrouvée affectée en tant qu'officier tactique à bord du principal vaisseau de la division de croiseurs 237. Intellectuellement, elle savait qu'elle n'aurait pas été là si les Manties ne l'avaient pas crue capable de tenir son rôle. Depuis l'alliance de Sidemore avec le Royaume stellaire, Manticore avait mis en place une politique d'affectation croisée systématique des officiers de manière à s'assurer que les deux flottes connaissaient bien la doctrine et les procédures de la FRM tout en offrant à la FS la possibilité d'accroître son expérience le plus vite possible. Pour autant, on n'était pas prêt à nommer un officier aux compétences douteuses sur un poste aussi sensible que celui d'officier tactique à bord d'un croiseur lourd. Mais quoi qu'en dise son cerveau, ses émotions refusaient obstinément de se laisser convaincre. Peut-être cela ne se limitait-il pas à elle. Peut-être la flotte de Sidemore dans son entier — si limitée soit-elle — avait-elle du mal à croire qu'on puisse la prendre au sérieux à un si jeune âge. Anna Zahn ne pouvait pas s'exprimer pour les autres officiers de son monde natal, mais elle se sentait souvent comme la petite nouvelle de la classe quand elle comparait sa maigre expérience spatiale de sept ans T au curriculum vitre d'un homme tel qu'Ackenheil, presque trois fois plus vieux qu'elle et combattant vétéran très décoré par-dessus le marché. Du coup, elle hésitait un peu à exposer son opinion, même quand on la lui demandait. Surtout qu'elle était censément l'officier de quart et qu'elle aurait dû surveiller le pont de commandement au lieu de se poser des questions sur des rapports pour lesquels elle n'était pas supposée se mettre martel en tête de toute façon. Le LaFroye était en orbite de garage standard, bandes gravitiques coupées, l'équipage de quart était réduit à la portion congrue, et elle avait cédé le gouvernail au lieutenant Turner, l'astrogateur (qui avait onze ans de plus qu'elle et neuf années d'expérience supplémentaires), donc ce n'était pas vraiment comme si elle négligeait son devoir, mais quand même... La bouche sévère d'Ackenheil parut frémir comme si un sourire menaçait de s'y imposer un instant, et elle se sentit rougir. Elle détestait rougir. Cela lui donnait l'impression d'être une écolière qui jouait les officiers spatiaux. Jason Ackenheil parvint — non sans mal — à ne pas sourire tandis que les joues du capitaine de corvette Zahn prenaient une délicate teinte rosée, et il se tança d'en avoir eu l'intention. Enfin, il n'en avait pas vraiment eu l'intention. Simplement, la jeune Sidemorienne était déterminée à bien faire et convaincue que la Flotte royale manticorienne avait fait une entorse exceptionnelle à ses critères de sélection pour la mettre à son poste actuel. C'était une jeune femme d'un talent hors du commun, dotée d'un instinct tactique parmi les meilleurs qu'il avait jamais vus, mais cela semblait bizarrement lui échapper. Mais il ne pouvait pas le lui reprocher. En vérité, malgré ses compétences, la flotte s'était effectivement démenée pour affecter des officiers de la FS sur des postes à responsabilité à bord des vaisseaux de la FRM déployés localement, et certains — non, pour être honnêtes, tous — manquaient cruellement d'expérience selon les critères manticoriens par rapport au poste qu'ils occupaient. Impossible de l'éviter. À moins de vouloir s'affliger d'une flotte dont aucun officier ne dépasserait le grade de lieutenant, Sidemore n'avait pas d'autre choix que de promouvoir à un rythme ridiculement élevé. Tout comme la flotte de Grayson avant-guerre, les Sidemoriens avaient acquis un petit noyau dur de Manticoriens « prêtés mais l'essentiel de leur corps d'officier se construisait de l'intérieur, et affecter un maximum de leurs officiers locaux les plus prometteurs sur des vaisseaux de la FRM était une façon de leur transmettre un peu de la longue expérience manticorienne. Tout le monde le savait, et il s'était préparé à découvrir que Zahn n'était pas... pleinement qualifiée quand on l'avait informé qu'elle serait affectée sur le LaFroye. Pour finir, il s'était inquiété pour rien, comme il l'avait compris dans la semaine suivant son arrivée. Cela remontait à plus de six mois T, et sa première impression favorable s'était largement confirmée sur cette période. 'Toutefois, il devait reconnaître qu'il avait parfois l'impression d'être son oncle plutôt que son commandant. Elle était si jeune ! Il avait l'habitude de voir des enseignes de vaisseau de cet âge plutôt que des capitaines de corvette et, quelquefois, il avait du mal à le cacher, si compétente soit la capitaine de corvette en question. Ce qui ne contribuait sûrement pas à lui faire croire qu'elle méritait son poste, se rappela-t-il sévèrement. De plus, il voulait sincèrement entendre ce qu'elle avait à dire. Elle était peut-être jeune, mais il avait appris à respecter ses capacités analytiques presque autant que ses compétences tactiques, et il vint se planter à côté de son fauteuil. Personne ne sait réellement ce qu'ils préparent, capitaine, dit-il en se penchant sur son épaule pour examiner les incidents affichés sur son répétiteur. En tout cas, la DGSN n'a pas l'air d'en avoir la moindre idée ! Ni moi non plus, pour être tout à fait franc. C'est pourquoi je serais intéressé d'entendre toutes les hypothèses que vous souhaiteriez me soumettre. Vous ne pouvez sûrement pas faire pire que nous autres à tenter de deviner leurs intentions. » Zahn se détendit légèrement en apercevant une infime étincelle dans le regard brun du commandant. Puis elle reporta son attention vers les données figurant sur son répétiteur et fronça les sourcils, l'air songeur cette fois. — J'imagine, monsieur, dit-elle lentement, qu'il est possible qu'ils se livrent bel et bien à des opérations classiques de répression de la piraterie. — Mais vous pensez que ce n'est pas le cas, encouragea Ackenheil comme elle marquait une pause. — En effet, monsieur. » Elle releva les yeux vers lui et secoua la tête. « Évidemment, je ne pense pas que quiconque croie vraiment que c'est ce qui se passe, n'est-ce pas ? — Aucun risque », répondit Ackenheil, laconique. Il y avait deux incidents de plus que lors de sa dernière vérification, remarqua-t-il, et il se frotta le menton en réfléchissant. Il aurait sans doute dû se réjouir que la Flotte impériale andermienne ait choisi de produire un effort substantiel pour écraser les opérations des pirates dans et autour de la région que la FRM patrouillait depuis sa base située dans le système du Marais. Dieu lui était témoin qu'il avait souvent eu l'impression de devoir se dédoubler pour pouvoir s'occuper de cette vermine. Depuis qu'Honor Harrington avait détruit l'escadre « corsaire » d'André Warnecke dans le Marais, aucun pirate sain d'esprit ne s'approchait de Sidemore, mais cela n'avait pas empêché les attaques classiques, les meurtres et atrocités habituels en Silésie tout le long de la zone de responsabilité de la base de Sidemore. Quoi qu'il en pense par ailleurs, donc, il devait reconnaître qu'il se sentait indéniablement soulagé de voir baisser régulièrement le nombre d'attaques de pirates contre les planètes et contre les vaisseaux marchands grâce aux efforts andermiens. Mais si cette intervention était la bienvenue, elle était aussi troublante. Les Andermiens avaient veillé à se faire discrets dans la région après que l'Amirauté eut annoncé son intention d'établir une base de la flotte dans le Marais. Quelques officiers andermiens qu'Ackenheil avait rencontrés ne s'étaient pas donné la peine de dissimuler leur mécontentement suite au traité que le Royaume stellaire avait signé avec la République de Sidemore. Ils y voyaient manifestement un nouvel exemple d'ingérence manticorienne dans une zone qui leur paraissait appartenir à la sphère d'intérêt légitime de l'Empire andermien. Mais quels que soient leurs sentiments, l'Empire n'avait pas opposé de protestation publique, et, selon sa position officielle, tout ce qui réduisait la criminalité en Silésie était bienvenu. Les diplomates qui l'affirmaient mentaient effrontément, et tout le monde le savait, mais c'était la version officielle depuis près de neuf ans T. Et durant cette période, la FIA avait limité sa présence dans et autour du Marais à des contre-torpilleurs faisant une escale planétaire, une division de croiseurs légers de temps en temps, et très rarement des croiseurs lourds ou croiseurs de combat isolés. Cela suffisait à rappeler au Royaume stellaire que l'Empire s'intéressait aussi à cette région sans user de forces suffisamment lourdes pour y voir une provocation face à la présence manticorienne. Mais, ces derniers mois, tout cela semblait avoir changé. Les Andermiens n'avaient effectué que trois escales planétaires sur ce laps de temps et, à part un croiseur lourd de la nouvelle classe Verfechter, seuls des contre-torpilleurs avaient rendu visite à Sidemore. Mais si la situation demeurait inchangée dans le système du Marais même, ce n'était pas du tout le cas ailleurs. On aurait dit que partout où Ackenheil regardait, des patrouilles impériales interceptaient soudain pirates, corsaires et autres hors-la-loi, et elles ne procédaient pas à l'aide de contre-torpilleurs ni de croiseurs légers. Il se pencha un peu plus sur le répétiteur de Zahn et plissa le front en lisant les codes de données attachés aux deux incidents qu'il ignorait. « Une division de croiseurs de combat, là, à Dune ? » demanda-t-il en haussant le sourcil, surpris, tout en indiquant une étoile du secteur de Breslau au sein de la Confédération. « Oui, monsieur », répondit Zahn avant de désigner l'autre nouvel incident, dans le système de Tyler, près de la frontière nord-est du secteur de Poznan. « Et, ici, il s'agissait apparemment d'une escadre entière de croiseurs lourds. — J'ignorais qu'ils comptaient autant de croiseurs dans leur flotte tout entière », ironisa Ackenheil en montrant les icônes cramoisies dispersées. Trois d'entre elles représentaient des interceptions de pirates par des forces ne comportant rien de plus lourd qu'un contre-torpilleur. Toutes les autres indiquaient des opérations impliquant des croiseurs ou croiseurs de combat. « On a vraiment l'impression de les retrouver où qu'on regarde, monsieur », fit Zahn en se tiraillant le lobe de l'oreille gauche d'un geste songeur dont Ackenheil était à peu près persuadé qu'elle était inconsciente. « Ce qui vous évoque quoi ? s'enquit-il, revenant à sa question initiale. — Ce qui m'évoque à tout le moins un redéploiement très substantiel de leurs effectifs disponibles, dit-elle d'une voix plus professionnelle, délaissant son oreille et oubliant ses hésitations pour s'attaquer au problème. Je crois que nous oublions parfois que nous n'entendons parler que des bâtiments andermiens qui interceptent bel et bien quelqu'un, monsieur. Pour chaque vaisseau qu'on nous signale, il y en a sûrement une demi-douzaine d'autres, voire plus, dont nous n'entendons pas parler. — Excellente remarque, murmura Ackenheil. — Quant à expliquer pourquoi ils ont besoin de se redéployer ainsi rien que pour attraper des pirates... poursuivit Zahn avec un haussement d'épaules imperceptible, le regard perdu au loin, je n'y vois aucune raison opérationnelle impérative, pacha. Ce n'est pas comme s'ils avaient brusquement commencé à subir des pertes particulièrement lourdes parmi leurs vaisseaux marchands – ou, en tout cas, nous n'en avons pas entendu parler. J'ai consulté les rapports des renseignements pour le vérifier. Et même s'ils s'inquiétaient soudain de la présence des pirates et corsaires, pourquoi utiliser des croiseurs de combat? — Pourquoi pas, s'ils en ont ? contra Ackenheil, endossant aisément le rôle de l'avocat du diable. Après tout, ils doivent bien exercer et initier leurs équipages au feu d'une façon ou d'une autre, et ils n'ont pas de grande guerre en cours pour cela. C'est l'une des raisons pour lesquelles la FRM a déployé certains de ses meilleurs équipages et commandants ici avant-guerre : pour user des opérations de répression de la piraterie comme d'une validation tactique. — Ça tiendrait debout, monsieur, mais ça ne correspond pas à leurs précédentes habitudes opérationnelles. Et j'ai demandé à Tim de faire quelques recherches pour moi. » Elle adressa un regard interrogateur au commandant, qui acquiesça. Le mari de Zahn était un analyste civil employé au département des archives des opérations spatiales dans le Marais, et le commodore Tharwan, le directeur du département, en pensait le plus grand bien. Ce qui expliquait en partie pourquoi le capitaine de vaisseau s'intéressait tant à l'opinion de son capitaine de corvette, il le reconnaissait intérieurement. Selon lui, la base de données de la DGSN ne référence pas la moindre occurrence où l'Empire aurait engagé des unités aussi lourdes qu'une division de croiseurs de combat dans des opérations anti pirates de routine, reprit Zahn. Les archives signalent qu'ils n'ont usé de forces aussi lourdes que lorsque pirates ou corsaires avaient réussi à mettre sur pied une force capable de mener à bien des frappes à l'échelle d'une escadre, comme Warnecke le faisait. » Elle secoua la tête et indiqua d'un geste les icônes rouges sur son répétiteur. « Il ne se passe rien de tel dans la région où ils opèrent en ce moment, pacha. — Alors, s'ils opèrent en dehors de leurs paramètres habituels, avec des forces plus lourdes, bien que le degré de dangerosité reste à peu près le même, ça me ramène à ma première question, fit Ackenheil. À votre avis, qu'est-ce qu'ils mijotent réellement? » Zahn fixa son afficheur en silence pendant quelques secondes, sans le voir, probablement, songea le commandant, qui aurait presque pu toucher du doigt l'intensité de sa réflexion. Il n'aurait pas su dire si elle pensait aux données brutes ou se demandait si oui ou non elle devait lui dire le fond de sa pensée, mais il s'imposa d'attendre patiemment jusqu'à ce qu'elle tourne à nouveau la tête vers lui. Si vous voulez mon avis, en toute honnêteté, monsieur, dit-elle calmement, je pense qu'ils veulent nous faire savoir qu'ils transfèrent des forces de plus en plus lourdes vers la Silésie. Et je pense qu'ils veulent nous faire savoir qu'ils mènent des opérations actives – contre les pirates, pour l'instant – tout le long de nos zones de patrouille. — Et pourquoi voudraient-ils que nous le sachions ? » Ackenheil haussa le sourcil en regardant sa mine sombre, et elle prit une profonde inspiration. Ce n'est qu'une intuition, pacha, et je n'ai pas l'ombre d'une preuve à l'appui de ma réflexion, mais je pense qu'ils ont décidé que le moment était venu de faire valoir leurs prétentions au sein de la Confédération. » Ackenheil haussa son autre sourcil. Non qu'il rejetât sa théorie, mais il était surpris qu'un officier si peu expérimenté, même s'il pensait le plus grand bien de ses compétences, ait pu la bâtir. Il avait lui-même envisagé cette possibilité, et il aurait voulu pouvoir l'écarter immédiatement. Qu'est-ce qui vous fait croire ça ? Et pourquoi devraient-ils se décider à ce moment précis ? s'enquit-il, curieux de son raisonnement. — L'une des raisons pour lesquelles cette idée m'est venue, c'est sans doute que je viens de Sidemore, reconnut Zahn en reportant son attention vers le répétiteur. Nous n'avons jamais été directement sur le chemin des Andermiens, mais, avant que la duchesse Harrington nous sauve des griffes de Warnecke et ses bouchers, l'Empire était la seule véritable puissance interstellaire dans notre secteur de la Galaxie. On avait plus ou moins pris l'habitude de regarder par-dessus notre épaule en nous demandant quand l'empereur allait vouloir imposer sa suprématie en Silésie. » Elle haussa de nouveau les épaules. « Cela ne nous menaçait pas directement parce que nous n'avions rien que quiconque pourrait suffisamment convoiter pour que les Andies se donnent la peine de nous annexer. Mais, même si loin des routes les plus empruntées, nous en entendions assez pour savoir que l'Empire veut gober des morceaux de la Confédération depuis toujours. — Je ne vous contredirai pas là-dessus », répondit Ackenheil au bout d'un moment, en se remémorant les rapports des renseignements qu'il avait étudiés avant le déploiement du LaFroye et depuis son arrivée. Nul n'avait officiellement suggéré que les Andies pourraient envisager de se lancer, même si leurs ambitions en Silésie remontaient à très loin, mais il était sans doute logique que Zahn examine très sérieusement cette possibilité. Comme elle venait de le faire remarquer, elle était originaire de la région; un étranger – même un étranger servant dans la Flotte royale manticorienne – aurait un long travail ardu à fournir pour égaler sa sensibilité aux nuances de la structure de pouvoir locale. Quant à la raison pour laquelle ils ont décidé que c'était le bon moment d'agir, pacha, reprit Zahn, je vois bien un ou deux facteurs. Le plus important est sans doute la façon dont l'Alliance a botté le derrière des Havriens. Ils pensent ne plus avoir besoin de se soucier que Havre puisse les atteindre après avoir passé Manticore, et s'ils n'ont plus besoin d'une zone tampon, ils pourraient bien ne plus juger utile de rester "neutres" en notre faveur. Et puis... » Elle s'interrompit brutalement, et Ackenheil baissa aussitôt les yeux vers le dessus de sa tête. Il allait lui demander de poursuivre mais s'en abstint en comprenant soudain ce qu'elle s'apprêtait sûrement à dire. Et maintenant que nous réduisons les effectifs de la flotte – comme des imbéciles – et que nous sommes affligés d'un Premier ministre qui ne reconnaîtrait pas un principe s'il lui mordait les fesses et d'un ministre des Affaires étrangères qui a autant de caractère qu'une motte de beurre tiède, ils n'en croient probablement pas leur chance, se dit-il amèrement. C'est parfaitement exact, mais ce n'est pas vraiment le genre de discours qu'une Sidemorienne a envie de tenir à son commandant manticorien. — Je vois où vous voulez en venir, dit-il à voix haute au bout de quelques secondes. J'aimerais pouvoir trouver une raison de vous contredire. Hélas, je n'en vois pas. » Zahn releva les yeux vers lui, la mine inquiète, et il haussa les épaules. — La DGSN n'a pas réuni les pièces du puzzle aussi bien que vous, Anna. Pas encore. Mais je pense qu'ils vont y venir. — Et qu'est-ce qu'on fait, alors, monsieur ? demanda tout bas la capitaine de corvette. — Je l'ignore. » Il allait ajouter quelque chose mais se ravisa en secouant la tête, un petit sourire aux lèvres, et se détourna. Zahn le regarda partir et, tout comme il avait compris ce qu'elle avait tu, elle savait ce qu'il s'était abstenu de dire. N'importe quel Sidemorien l'aurait deviné, même si personne de sa connaissance n'aurait manqué de tact au point de le dire à leurs alliés manticoriens. Ils savaient tous précisément quelle politique le gouvernement Cromarty aurait adoptée face aux efforts impériaux d'expansion territoriale en Silésie. Personne n'avait la moindre idée de la réaction qu'aurait le gouvernement Haute-Crête, en revanche... mais on ne s'attendait à rien de bon. CHAPITRE HUIT Lady Catherine Montaigne, comtesse du Tor, faisait les cent pas dans son salon avec toute l'énergie qui la caractérisait... et bien peu de sa gaieté habituelle. « Qu'ils aillent tous au diable ! » lança-t-elle par-dessus son épaule à l'homme trapu assis, immobile, dans son fauteuil préféré. On aurait pu les croire expressément conçus comme contraires en tous points sur le plan physique. Elle mesurait au moins quinze centimètres de plus que lui et était si mince qu'elle paraissait plus grande encore, alors qu'il était large au point d'avoir l'air court sur pattes. Elle avait les yeux bleus et les cheveux blonds ; lui, sombres et bruns. Elle ne tenait littéralement pas en place alors qu'il avait une capacité à rester assis sans bouger, plongé dans ses réflexions, qui rappelait souvent les rochers en granite de son Gryphon natal. L'élocution abrupte de la comtesse et ses changements de sujet foudroyants ébahissaient souvent ceux qui n'étaient pas prêts à tenir le rythme; lui était posé et discipliné à l'excès dans sa réflexion. Et alors qu'elle détenait l'un des trente plus anciens titres de pair du Royaume stellaire, lui était un montagnard de Gryphon, avec tout ce que cela impliquait d'hostilité viscérale envers ce qui touchait à l'aristocratie. Et ils étaient amants. Entre autres. « Ne me dis pas que leur tactique te surprend, Cathy », tonna-t-il d'une voix si grave qu'elle semblait venir de plus bas que ses orteils. C'était une voix étonnamment douce, vu l'aversion manifeste de son propriétaire pour ce qu'il avait à dire. « Contre quelqu'un comme Harrington ? » Il éclata d'un rire dépourvu d'humour. « C'est sans doute la seule personne qu'ils détestent plus que toi en ce moment. — Mais c'est tellement méprisable, même de leur part, Anton, répondit Lady Cathy. Je ne suis pas surprise, juste furieuse. Non, pas furieuse. Je suis à deux doigts de sortir démembrer ces connards. En commençant de préférence par les parties de leur anatomie qu'ils affectionnent. Dans la douleur. Avec un couteau très émoussé. — Et si tu trouves un moyen de le faire, je serai ravi de t'aider. En attendant, Harrington et Havre-Blanc vont devoir mener leur propre combat. Et ce n'est pas tout à fait comme s'ils ne pouvaient compter sur le soutien de personne en chemin. — Tu as raison, reconnut-elle sans joie. Et puis nos antécédents ne sont pas très reluisants, hein ? » Elle grimaça. « Je sais très bien que Jérémie s'attendait à ce que nous fassions mieux, vu ce que tu avais réussi à tirer des fichiers de ces imbéciles. Je déteste le décevoir, les décevoir tous. Et je n'apprécie guère l'échec non plus. — Tu veux me faire croire que tu t'attendais à ce qu'ils se laissent gentiment faire ? demanda-t-il avec une petite étincelle dans ses yeux sombres. — Non, répondit-elle avec une certaine hargne. Mais j'espérais bien que nous ferions coincer davantage de ces salauds ! — Je comprends ce que tu veux dire. Mais on a quand même obtenu des condamnations pour plus de soixante-dix pour cent des noms qui figuraient sur ma liste. Vu le contexte politique, c'est mieux que ce à quoi on était en droit de s'attendre. — Et si j'étais rentrée tout droit à la maison en empruntant le nœud comme tu voulais le faire, le contexte politique n'aurait pas eu d'influence, grinça-t-elle. — Oh, on en a déjà parlé, fit Anton Zilwicki d'une voix aussi patiente que ses chères montagnes. Aucun de nous n'aurait pu prévoir l'assassinat de Cromarty. Sans cela, tout aurait été parfait, et tu avais tout à fait raison de dire qu'il fallait faire quitter la vieille Terre à Jérémie. » Il haussa les épaules. «Je sais que je n'ai pas passé autant d'années que toi profondément engagé aux côtés de la Ligue contre l'esclavage, mais il est terriblement injuste de te reprocher d'avoir mis trois semaines de trop à rentrer à la maison. — Je sais. » Elle s'arrêta de marcher et resta en contemplation devant la fenêtre pendant quelques instants tendus, puis elle prit une profonde inspiration, carra les épaules et se retourna vers lui. « Je sais, répéta-t-elle plus vivement. Et tu as raison. Étant donné que ce fumier de Haute-Crête était à la tête du gouvernement à notre retour, nous avons eu de la chance d'obtenir autant de condamnations. Même Isaac le reconnaît. » Elle grimaça de nouveau, et Zilwicki hocha la tête. Isaac Douglas, à la surprise du Gryphonien, paraissait s'être attaché de manière permanente aux pas de la comtesse. Zilwicki s'attendait plutôt à le voir accompagner Jérémie X, mais il était resté au service de Lady Cathy en tant que majordome-garde du corps. Et aussi, Zilwicki le savait, en tant que lien clandestin de la comtesse avec l'organisation interdite connue sous le nom de « Théâtre » et ses terroristes, anciens esclaves en fuite. C'était aussi l'oncle préféré, le précepteur et le protecteur adjoint de Berry et Lars, les deux enfants que Zilwicki avait officiellement adoptés après qu'Hélène les eut secourus sur la vieille Terre. D'ailleurs Isaac était une présence très rassurante pour eux. Comme pour leur père adoptif, puisqu'il en était question. « Évidemment, poursuivit la comtesse, il ne me l'a pas dit explicitement, mais il me l'aurait fait savoir s'il avait été d'un autre avis. J'imagine donc qu'il est à peu près aussi satisfait qu'on pourrait raisonnablement s'y attendre. Enfin, je ne pense pas une minute que le Théâtre et lui – ou Jérémie – soient prêts à en rester là. Surtout qu'ils savent qui figurait sur la liste et n'a pas été condamné. » Elle paraissait très contrariée en finissant sa phrase, et Zilwicki haussa les épaules. « Tu n'aimes pas tuer. » Sa voix de basse grondante était douce mais implacable. « Moi non plus. Mais je ne perdrai pas le sommeil pour des salopards impliqués dans le trafic d'esclaves génétiquement modifiés – et tu ne devrais pas non plus. — Mais ce n'est pas le cas, dit-elle avec un pâle sourire. Pas au sens intellectuel. Ni au sens philosophique. Pourtant, j'ai beau haïr l'esclavage et tous ceux qui y participent, quelque chose au fond de moi persiste à détester qu'on rende "justice" sans que l'accusé bénéficie d'un procès. » Son sourire se fit encore plus désabusé. « On pourrait croire qu'après toutes ces années à fréquenter des terroristes assoiffés de sang je devrais m'être débarrassée de ma sensiblerie. — Il ne s'agit pas de sensiblerie. Un excès de principes, peut-être, mais il est bon d'avoir des principes, dans l'ensemble. — Peut-être. Mais, soyons honnêtes. Jérémie et moi – comme le Théâtre et moi – sommes alliés depuis de trop longues années pour que je puisse prétendre ignorer ses activités et celles de ses amis "terroristes", ou dire que je ne les ai pas tacitement cautionnées en travaillant avec eux. Je ne peux donc pas tout à fait m'empêcher de soupçonner qu'une part au moins de ma... contrariété présente vient du fait que, cette fois-ci, j'ai peur que cela ne se passe à ma porte. Ce qui me paraît très hypocrite. — Ce n'est pas de l'hypocrisie. C'est la nature humaine. Et Jérémie sait ce que tu ressens. — Et alors ? demanda-t-elle comme il marquait une pause. — Alors je doute qu'il envisage rien d'aussi extrême que tu le redoutes ici, dans le Royaume stellaire. Jérémie X n'est pas du genre à rien laisser s'interposer entre lui et les marchands d'esclaves ou leurs clients. Mais c'est aussi ton ami, et bien que nous n'ayons pas coincé tous ceux qui figuraient sur la liste, le Royaume demeure un parangon de vertu en matière d'esclavage par rapport à des territoires comme la Confédération silésienne ou la Ligue solarienne. Je suis à peu près sûr qu'il saura s'occuper pendant des années rien qu'avec les Solariens et les Silésiens de la liste sans étendre sa chasse jusqu'à Manticore. Surtout si toi et moi parvenons à maintenir la pression sur nos gros porcs locaux sans qu'il en fasse de la chair à pâtée. — Tu n'as peut-être pas tort, dit-elle au bout d'un moment de réflexion. N'empêche, ce ne serait pas le cas s'il ne disposait pas d'une liste de courses pour ces autres nations. Et je ne suis pas convaincue de notre capacité à maintenir la pression maintenant que Haute-Crête et cette charogne de Macintosh ont réussi à limiter les dégâts et cacher les miettes sous le tapis. — N'oublions pas La Nouvelle-Kiev », répondit Zilwicki, et cette fois la colère grondait comme un continent en mouvement dans sa voix grave. La comtesse le regarda d'un air interrogateur, et il grogna, amer. « Quoi qu'on en pense, Haute-Crête et Macintosh n'auraient pas pu s'en tirer si elle ne les avait pas laissés faire. » Lady Cathy fit mine d'ouvrir la bouche, mais il l'arrêta dans son élan d'un geste de la main. « Je ne dis pas qu'ils ont été bêtes au point de l'impliquer activement dans des sessions stratégiques sur comment étouffer l'affaire ou limiter la casse. Je dis simplement que, comme tous les autres putain d'aristos qui soutiennent Haute-Crête, elle n'esquissera pas un mouvement qui risquerait de renverser la barque et de permettre à Alexander de former un gouvernement. Surtout s'il lui suffit de fermer les yeux sur un détail aussi insignifiant que l'esclavage génétique ! — Tu as raison », reconnut la comtesse au bout d'un moment, l'air manifestement dépité. Puis elle se remit à faire les cent pas dans l'appartement. « On croit que je chausse des œillères, que je deviens monomaniaque quand il s'agit d'esclavage, je le sais bien, dit-elle. On a même sans doute raison. Mais ceux que cette pratique ne révolte pas manquent totalement d'humanité. Et puis comment peut-on prétendre soutenir les droits civiques, la protection juridique, le progrès social et toutes ces nobles causes dont Marisa Turner parle si savamment quand on est prêt à fermer les yeux sur un trafic d'êtres humains – d'êtres humains conçus et conditionnés dans cette optique – qui viole tous ces pieux principes ? » Ses yeux bleus lançaient des éclairs, ses joues pâles brillaient d'une révolte des plus sincères, et Anton Zilwicki s'adossa dans son fauteuil pour mieux l'admirer. « Lady Caracole », c'était le surnom que ses amis lui donnaient en plaisantant, et il lui allait bien. Elle tenait effectivement de la pouliche de race, avec ses mouvements incessants et son tempérament explosif. Mais derrière la pouliche se cachait autre chose, qui ressemblait dangereusement à la soif de chasser d'un hexapuma sphinxien. Zilwicki était un des rares à avoir eu le droit de découvrir ces deux aspects, et il les trouvait tout aussi séduisants, chacun à sa façon. « Tu ne vois donc pas La Nouvelle-Kiev comme le chef idéal du parti libéral ? s'enquit-il ironiquement, et elle renifla en réponse, amère. — Si j'avais jamais eu le moindre doute sur la question, ils se sont envolés le jour où elle a accepté de se compromettre avec Haute-Crête, déclara sévèrement la comtesse. Quels que soient les avantages tactiques à court terme, les conséquences à long terme vont être désastreuses. Pour elle comme pour le parti. — Tu es d'accord avec moi pour dire que tôt ou tard le gouvernement Haute-Crête finira par capoter, alors ? — Évidemment ! » Elle lui lança un regard noir. « Qu'est-ce que c'est? Le jeu des mille dollars ? Je sais que tu t'intéresses beaucoup plus que moi à la politique interstellaire – du moins tant que la question de l'esclavage n'y apparaît pas – mais même moi je me rends compte que ces imbéciles nous ramènent tout droit vers une stupide confrontation avec les Havriens, qu'ils sont en train de saborder l'Alliance en chemin et qu'ils sont trop aveugles pour le voir venir ! Ou pour s'apercevoir que les électeurs ne sont pas aussi crétins qu'ils le pensent. Quand la crise va éclater et que l'opinion découvrira à quel point Havre-Blanc et Harrington avaient raison depuis le début concernant notre degré de préparation militaire, ça va se payer cher. Même les libéraux de base vont comprendre que Marisa Turner s'est prostituée de son plein gré en s'associant politiquement à Haute-Crête. Ils vont examiner toutes les dépenses sociales du programme "Nous bâtissons la paix" dont elle se félicite si bruyamment pour l'instant, et ils vont y voir clair. Ils vont réaliser que, pour apporter tous ces financements à ses projets favoris, elle a dû les prendre à la flotte. Et puisqu'on en est aux manœuvres politiques bêtes et méchantes, n'oublions pas ce qu'elle et les autres dirigeants du parti libéral sont prêts à aider Haute-Crête à faire à Harrington et Havre-Blanc. Tu crois qu'il n'y aura pas de retour de bâton contre ça quand tout le monde comprendra enfin qu'il s'agissait d'une machination ? Allons ! » Elle leva les yeux au ciel, exaspérée, et croisa les bras. Voilà ! J'ai réussi ton petit test? » s'enquit-elle. Zilwicki eut un rire moqueur tandis qu'elle lui décochait l'un de ses fameux regards assassins. Puis il hocha la tête. — Haut la main. Mais je n'essayais pas de déterminer si tu savais déjà que la pluie mouille. En réalité, je préparais le terrain pour une autre question. — Laquelle ? — Celle-ci : nom de Dieu, pourquoi la laisses-tu entraîner le parti dans sa chute ? fit-il d'une voix de granit friable dont tout humour avait disparu. — Je la laisse faire, moi ? Bon sang, Anton ! Je fais tout ce que je peux avec tout ce que j'ai depuis mon retour de ,Sol. Non que ça ait eu le moindre effet. J'aurais peut-être pu en accomplir davantage si Haute-Crête n'avait pas remplacé Cromarty et que j'avais récupéré mon siège aux Lords, mais j'ai incontestablement fait tout ce que je pouvais depuis l'extérieur du parlement ! Tout en me rendant presque aussi impopulaire que le jour où ils m'ont exclue, par-dessus le marché, ajouta-t-elle, maussade. — Ce ne sont que des excuses », répondit carrément Zilwicki, et elle le regarda d'un air incrédule. « Des excuses, répéta-t-il. Nom d'un chien, Cathy, tu n'as vraiment rien retenu de tout ce que tu as réussi en travaillant avec Jérémie et le reste de la Ligue contre l'esclavage ? — Mais de quoi tu parles ? — De ton incapacité à te dissocier de la comtesse du Tor maintenant que tu es rentrée chez toi. » Elle le dévisagea, manifestement sans comprendre, et il soupira. e Tu t'efforces de jouer selon leurs règles, expliqua-t-il' d'un ton plus patient. Tu laisses ton identité te dicter tes possibilités d'action. C'est peut-être inévitable vu ton titre et ta famille. » Elle allait l'interrompre, mais il secoua prestement la tête. « Non, ce n'était pas la critique d'un montagnard contre tout ce qui tient à l'aristocratie. Et je ne t'accusais certainement pas d'être de ces crétins "fin de race" comme Haute-Crête ou même La Nouvelle-Kiev. Je dis simplement que tu as hérité d'une position de pouvoir. Cette réalité influe forcément sur ta façon d'aborder les problèmes, dans la mesure où tu les attaques depuis la base politique que tu possèdes déjà. D'accord ? — Jusque-là, oui, dit-elle lentement alors qu'elle l'observait tout en réfléchissant intensément. Et tu veux en venir quelque part ? — Bien sûr. Mais ma conclusion n'est pas de celles auxquelles un aristocrate songerait spontanément, précisa-t-il avec un petit sourire. — C'est-à-dire ? — Permets-moi de reformuler. Nous sommes tous les deux d'accord pour dire que le gouvernement actuel est en position de continuer à t'exclure de la Chambre des Lords indéfiniment, ce qui signifie que ta position de pairesse ne te confère en réalité aucun avantage. Autrement dit, ta base politique t'est à peu près inutile dans les circonstances actuelles. C'est bien ça ? — C'est peut-être un peu caricatural, mais c'est vrai dans l'ensemble », concéda-t-elle en le fixant, fascinée. L'une des qualités qu'elle préférait chez lui, c'était son immense perspicacité et ses facultés analytiques, que son apparence mesurée dissimulait à tant d'observateurs peu attentifs. Il n'avait pas ses fulgurances, sa capacité à isoler d'instinct les éléments centraux de la plupart des problèmes. Mais cette capacité abandonnait parfois la comtesse, lui faisait défaut et, dans ces cas-là, elle avait tendance à vouloir remplacer l'analyse par l'énergie et l'enthousiasme. À prendre le problème à bras-le-corps plutôt que de le disséquer et de trouver par le raisonnement le meilleur angle d'attaque. Une erreur qu'Anton ne commettait jamais, et qu'il lui évitait souvent de commettre. « Dans ce cas, il te faut une nouvelle base politique, dit-il. Que ta base actuelle t'aidera peut-être à acquérir, mais totalement indépendante. — Telle que ? — Telle qu'un siège aux Communes, répondit-il simplement. — Quoi ? » Elle cilla. « Je ne peux pas siéger aux Communes : je suis une pairesse ! Et même sinon, Haute-Crête n'est pas près d'autoriser des élections législatives, donc je ne pourrais pas me présenter même si j'en avais le droit. — La comtesse du Tor ne peut pas siéger à la Chambre des communes, en effet. Mais Catherine Montaigne pourrait... si elle n'était plus comtesse du Tor. — Je... » Elle s'apprêtait à répondre du tac au tac, mais elle se figea en le dévisageant sous l'effet de la surprise. Voilà ce que je voulais dire en parlant de ta position de pouvoir héritée qui se dresse sur ton chemin, dit-il doucement. Je sais que, spontanément, tu ne vénères pas plus que moi les privilèges aristocratiques – sans doute moins, même, à ta façon, car c'est de là que tu viens et tu sais que cette vénération n'est souvent pas du tout méritée. Mais j'ai parfois l'impression que tu portes encore les œillères de la strate sociale dans laquelle tu as grandi. Il ne t'est jamais venu à l'idée que, depuis qu'ils ont réussi à abâtardir ta position de pairesse en t'excluant de la Chambre, ton titre est plus un handicap qu'un bienfait? — Je... » Elle se secoua. « En fait, non, répondit-elle lentement. Tu comprends, d'une certaine façon, c'est simplement... — C'est simplement qui tu es, conclut-il à sa place. Mais ce n'est pas le cas, en réalité, tu sais. Ça l'était peut-être avant ton départ pour la vieille Terre, mais tu as beaucoup mûri depuis. Quelle importance le fait d'être une pairesse du royaume a-t-il pour toi ? — Plus que je ne le voudrais », confessa-t-elle honnêtement après une longue réflexion, et elle secoua la tête. « Bon sang. Jusqu'à ce que tu me poses la question, j'aurais dit que ça n'avait aucune espèce d'importance. Mais en fait si. — Ça ne m'étonne pas, répondit-il avec douceur. Mais permets-moi de te poser une question. Ton titre de comtesse de Tor a-t-il autant d'importance à tes yeux que tes principes ? — Sûrement pas, répliqua-t-elle aussitôt avec une certitude féroce qui la surprit un peu elle-même. — Alors imagine le scénario suivant, fit-il en croisant les jambes et en s'enfonçant plus confortablement dans son fauteuil. Une aristocrate fougueuse, qui brûle de passion pour ses convictions, renonce à l'un des titres de noblesse les plus respectés et révérés du Royaume stellaire tout entier. Déterminée à se battre pour ses principes, elle sacrifie le statut privilégié de sa naissance afin de se présenter aux élections – des élections, note bien – à la Chambre des communes parce qu'elle a été exclue de la Chambre des Lords en raison de ces mêmes convictions. Une fois élue, bien sûr, elle est investie d'une légitimité morale dont elle n'aurait jamais joui en tant que détentrice d'un titre hérité. Elle a payé un prix évident pour ses principes, renoncé de sa propre initiative à quelque chose que nul n'aurait pu lui ôter, parce qu'il s'agit du seul moyen pour elle de se battre efficacement pour ce en quoi elle croit. Contrairement à ses adversaires aristocrates, qui se démènent au moins en partie pour préserver leur position privilégiée et le statu quo, elle a commencé par renoncer à ses privilèges. Sans compter que le succès de sa campagne électorale démontre qu'elle réunit le soutien populaire nécessaire pour accéder au parlement sur la foi de ses mérites personnels. Ce qui n'est le cas d'aucun d'entre eux. Ou, du moins, ce qu'aucun d'entre eux n'est prêt à prendre le risque de vérifier. — Je ne crois pas bien reconnaître l'héroïne qui se sacrifie noblement dans ta petite fable. » Elle se montrait sarcastique, mais ses yeux bleus brillaient. « Et même si je renonçais bel et bien à mon titre, on ne peut pas dire que je ferais vœu de pauvreté. Il faudrait que j'en parle à mes comptables pour m'en assurer mais, à vue de nez, je dirais que moins de vingt-cinq pour cent de toute la fortune du Tor est indissociable du titre. Pour être honnête, plus de la moitié de la fortune familiale vient du côté de maman et n'a rien à voir avec le titre. — Je m'en rends bien compte mais, bizarrement, je ne crois pas que ton frère irait se plaindre si tu lui refilais le titre sans crier gare », répondit-il, plus sarcastique encore qu'elle ne l'avait été, et elle renifla. Si Henry Montaigne se retrouvait soudain comte du Tor, il serait tout aussi brusquement propulsé parmi les dix pour cent des sujets les plus riches du Royaume de Manticore. Évidemment, Cathy Montaigne resterait pour sa part dans les trois ou quatre pour cent, mais c'était une autre affaire. Mais même si renoncer à ton titre ne te condamnerait pas franchement à vivre pauvre, dans le caniveau, poursuivit-il il ne s'agirait pas non plus d'un sacrifice purement symbolique. Les gens le comprendraient. Et cela te permettrait de transformer ce dont Haute-Crête et ses copains ont fait un handicap – ton exclusion de la Chambre des Lords – en avantage. — Tu crois sincèrement que je serais capable d'accomplir davantage en tant que députée sans expérience que dans ma position actuelle ? — Oui. — Mais je n'aurais pas d'ancienneté, je ne pourrais prétendre à la présidence d'aucune commission. — Et à quelle commission de la Chambre des Lords participes-tu en ce moment, dis-moi ? s'enquit-il, sardonique, avant de rire comme elle lui faisait une grimace. Sérieusement, Cathy, reprit-il, plus grave, tu pourrais difficilement accomplir moins sur le plan politique en siégeant aux Communes qu'en tant que pairesse privée de son siège aux Lords. Et que tu fasses partie d'une chambre ou de l'autre, cela n'aura aucun effet sur l'influence que tu as en dehors des canaux gouvernementaux officiels. Qui plus est, les principes d'ancienneté des Communes sont beaucoup moins figés. Tu pourrais être surprise de l'accès qu'on t'ouvrirait à des affectations utiles en commission. Surtout si les centristes décident de chercher un terrain d'entente avec toi. — Ce qu'ils feraient sans doute, pas vrai ? réfléchit-elle à voix haute, l'air songeuse. À défaut d'autre chose, ils verraient en moi un levier susceptible d'éloigner un peu plus La Nouvelle-Kiev et les dirigeants du parti des mécontents dans mon genre. — Au bas mot. Et soyons réalistes : s'ils devaient te considérer de la sorte, c'est d'abord parce que tu serais effectivement ce levier. D'ailleurs, c'est ce qui justifierait ta présence aux Communes. » Elle lui lança un regard piquant, et il rit sans humour. « Allons, Cathy ! Nous savons tous les deux que Jérémie t'a appris à être honnête avec toi-même en ce qui concerne tes objectifs et tes tactiques. Tu ne veux pas priver Turner et compagnie de leur contrôle sur le parti? — Et toi, tu n'es pas un loyaliste envers la Couronne qui adorerait voir les libéraux paralysés par des conflits internes ? répliqua-t-elle. — Ça ne me briserait pas vraiment le cœur, reconnut-il gaiement. Mais, depuis que je te connais, j'ai bien été forcé d'admettre que tous les libéraux ne sont pas de foutus imbéciles. Ce qui n'était pas facile à accepter pour moi, si je puis me permettre. J'imagine qu'une personne ici présente en est responsable, m'ayant poussé par la séduction – passe-moi l'expression – à envisager qu'ils n'aient pas tous du porridge en guise de cervelle. — Toujours est-il, poursuivit Ziiwicki avec un petit sourire tandis qu'elle lui tirait la langue, que j'en ai conclu être capable de vivre avec pas mal de choses en lesquelles vous croyez, toi et d'autres libéraux de la même trempe. Nous ne serons sûrement jamais d'accord sur tout, mais il y a long à dire en faveur d'une société où le mérite prend le pas sur la naissance. Je n'aime pas trop la plupart des bêtises économiques socio-interventionnistes et irréalistes qui vont avec pour beaucoup de libéraux, mais toi non plus, hein ? — Tu sais bien que moi non plus. — Parfait, alors. » Il haussa les épaules. « De mon point de vue, si tu es capable de pousser le parti à poursuivre des objectifs compatibles avec ceux que j'approuve, je ne vois aucune raison de ne pas travailler avec toi – voire avec d'autres libéraux. Toutefois, comme tu le suggérais il y a quelques minutes, les chances sont faibles que La Nouvelle-Kiev et sa clique cessent de se compromettre avec ce fumier de Haute-Crête avant longtemps. Donc si je veux travailler avec des libéraux, je dois essayer de mettre quelqu'un comme toi à leur tête. » Il lui sourit. « Tu vois ? Une démarche purement calculatrice de ma part, en vue de mon intérêt personnel. — Sûrement. » Elle renifla puis resta inhabituellement immobile pendant plusieurs secondes, le temps d'y réfléchir. « Tout cela est vraiment fascinant, Anton, dit-elle enfin. Mais même si le scénario ambitieux que tu m'as préparé était jouable, il dépendrait toujours de l'organisation d'élections par Haute-Crête. Par conséquent, si intéressante soit cette option, je ne peux rien faire. Et ce probablement pour des années, au rythme où nous allons. — Je te l'accorde, il y a peu de chances que Haute-Crête organise des législatives plus tôt qu'absolument nécessaire, fit calmement Ziiwicki. Mais j'ai effectué quelques recherches discrètes, et il semble que le député de la circonscription du Haut-Threadmore ici, en Arrivée, vient de se voir offrir un poste très lucratif au sein d'une des principales banques solariennes. S'il l'accepte, il devra quitter Manticore pour la Ligue. La seule chose qui le retienne, c'est qu'il prend au sérieux ses responsabilités de membre de l'ancien parti libéral, et il est très mécontent de la façon dont La Nouvelle-Kiev et les dirigeants du parti ont décidé de mettre leurs principes dans leur poche au nom d'un avantage politique. D'après mes sources, dont le gentleman en question, sa famille et lui auraient bien besoin des revenus supplémentaires qu'apporterait ce nouveau poste, mais il se juge moralement tenu, pour lui-même et ses administrés, de rester où il est et essayer d'éviter que les choses n'empirent encore. » Maintenant, s'il devait accepter ce poste en banque, il serait forcé de renoncer à son siège au parlement. Le Haut-Threadmore n'apprécierait pas, car une majorité des électeurs de la circonscription sont également membres du vieux parti libéral, et ils ne sont pas plus satisfaits que lui de la nouvelle direction. Néanmoins, en vertu de la Constitution, sa démission provoquerait automatiquement la tenue d'une élection partielle dans les deux mois afin de le remplacer. C'est une obligation absolue que même Haute-Crête ne pourra pas contourner ou repousser, guerre ou non. Et si tu briguais officiellement ce siège, qu'il t'apportait son soutien enthousiaste et menait une campagne active en ta faveur, que ta stratégie de campagne insistait sur ta renonciation à l'une des pairies les plus prestigieuses du Royaume à seule fin de te présenter aux élections comme une simple roturière, pour une question de principes... » Il haussa les épaules, et elle écarquilla doucement les yeux tout en le dévisageant. CHAPITRE NEUF « Non. » La reine Élisabeth III regarda Honor dans les yeux et secoua férocement la tête. S'il vous plaît, Élisabeth, dit Honor. En ce moment, ma présence fait plus de mal que de bien. Si je rentre à la maison pour... — Vous êtes à la maison », l'interrompit brusquement la reine. Son visage au teint acajou était dur, et le chat sylvestre perché sur son épaule aplatit les oreilles en réaction à la colère de sa compagne humaine. Une colère qui n'était pas dirigée contre Honor, mais qui n'en était pas moins violente. Pire, Honor la ressentait presque aussi clairement qu'Ariel et, l'espace d'un instant, elle regretta de ne pas être dotée des mêmes oreilles à aplatir en réponse. Cette idée incongrue lui traversa rapidement l'esprit puis s'envola, et elle inspira très profondément avant de reprendre la parole, aussi calmement que possible. « Ce n'est pas ce que je voulais dire », fit-elle. Puis elle ferma la bouche une fois de plus comme Élisabeth agitait la main pour l'interrompre. « Je le sais bien. » La reine grimaça et secoua la tête. « Je ne voulais pas non plus me montrer si dure, reprit-elle, contrite. Mais je ne présenterai pas mes excuses pour l'idée exprimée. Vous êtes manticorienne, Honor, et pairesse du royaume, et vous méritez beaucoup mieux que ça! » Elle désigna le poste HV fixé au mur, et Honor suivit son geste du regard, malgré elle, jusqu'à l'écran où Patrick DuCain et Minerva Prince, animateurs de l'émission politique nationale hebdomadaire « Sur le gril », cuisinaient un panel de journalistes devant d'immenses hologrammes représentant le visage d'Honor... et celui de Havre-Blanc. Le son était coupé, un détail dont Honor était profondément reconnaissante, mais elle n'avait pas vraiment besoin de l'entendre. Elle essaya de se rappeler qui sur la vieille Terre se lamentait que « ça continue encore et encore » – elle ne s'en souvenait pas, mais elle n'avait pas besoin de connaître son nom pour reconnaître le sentiment qu'il décrivait, car regarder DuCain et Prince ravivait de douloureux souvenirs des confrontations partisanes cruelles qui avaient suivi la première bataille de Hancock. À l'époque, elle comptait déjà parmi les points de mire de ces échanges brutaux, et elle aurait donc dû y être habituée. Pourtant ce n'était pas le cas. On ne pouvait pas s'y habituer, songea-t-elle avec amertume. « Ce que je mérite ou non n'a que peu d'impact sur ce qui se passe effectivement, Élisabeth », dit-elle d'une voix qui demeurait calme et posée tandis qu'elle sentait la tension raidir le long corps musclé de Nimitz sur son épaule. « Et cela n'a aucun impact sur les dégâts que cause cette affaire tant qu'elle dure. — Peut-être, concéda Élisabeth. Mais si vous vous retirez sur Grayson maintenant, ils gagnent. Pire, tout le monde saura qu'ils ont gagné. Et puis cela ne changerait sans doute rien de toute façon », fit-elle à voix plus basse, et son dos droit comme la justice parut plier légèrement. Honor voulut ouvrir la bouche puis la referma. Non qu'elle fût prête à renoncer au débat, mais elle craignait qu'Élisabeth n'ait vu juste. Tous ceux qui siégeaient au parlement, tant à la Chambre des Lords qu'aux Communes, savaient pertinemment ce qu'on lui avait fait, et cela n'avait aucune importance. La première chronique de Hayes avait bientôt été suivie d'un premier « point de vue », et ce premier commentaire « respectable » avait été la salve d'ouverture méticuleusement rédigée d'une campagne bien orchestrée. C'était le premier assaut du picador, porté avec un talent impeccable, et le fait que le gouvernement Haute-Crête était une coalition réunissant de nombreux partis donnait une base très, très vaste à cette attaque en règle. L'opinion manticorienne avait l'habitude des échanges vociférant entre porte-parole et organes des différents partis, mais cette fois les lignes partisanes étaient floues. Non, pas floues. Le véritable problème, c'est que les divisions étaient plus claires encore qu'à l'accoutumée... et que cette fois tous les grands partis à l'exception des centristes et des loyalistes étaient de l'autre côté. Les condamnations venaient de tout le spectre politique traditionnel, ce qui leur conférait un dangereux degré de légitimité aux yeux de beaucoup de gens. Des individus aux opinions si diverses ne tomberaient sûrement pas d'accord sur quelque chose qui n'était pas évident ! Cette première chronique avait paru dans les pages du Gardien d'Arrivée, le principal journal du parti libéral manticorien, sous la signature de Régina Clausel. Clausel était journaliste depuis près de cinquante ans T... et agent du parti libéral depuis plus de trente-cinq. Elle conservait son accréditation de reporter et de commentatrice politique ostensiblement indépendante mais, dans les sphères médiatiques professionnelles, on voyait en elle l'une des principales représentantes des libéraux. On la respectait également beaucoup dans ces mêmes sphères pour ses compétences, malgré la façon dont elle les avait subordonnées à ses convictions idéologiques. Après tout, l'efficacité primait sur l'honnêteté intellectuelle, songea Honor avec amertume. Ce qui importait dans le cas présent, toutefois, c'était sa notoriété. Elle intervenait régulièrement dans quatre émissions HV thématiques différentes, sa chronique paraissait dans dix-huit journaux à fort tirage et des dizaines de titres de moindre importance, et son style familier, facile à lire, ainsi que son calme affable devant les caméras avaient séduit un lectorat et un public vastes. Bon nombre de ses lecteurs n'étaient pas des libéraux —d'ailleurs, un fort pourcentage étaient en fait des centristes qui lisaient ses chroniques ou la regardaient parce qu'elle fournissait la preuve rassurante qu'on pouvait ne pas partager les mêmes idées politiques tout en ayant une cervelle. Ses arguments bien tournés faisaient réfléchir jusqu'aux lecteurs qui n'étaient pas d'accord avec elle, et si on était déjà enclin à penser comme elle, ils paraissaient souvent assez brillants. C'était aussi l'un des très rares chroniqueurs politiques hors du parti centriste à ne pas avoir violemment attaqué Honor à propos de ses duels avec Denver Summervale et Pavel Young. Honor ne savait pas bien pourquoi, dans la mesure où le parti libéral se donnait officiellement pour objectif de faire disparaître la coutume des duels. Il s'agissait de l'un des rares points de son programme qu'Honor approuvait, nonobstant sa réputation de violence. L'éradication du trafic d'esclaves génétiquement modifiés en était un autre, mais, sur le plan personnel, l'existence des duels la touchait plus encore. Si les duels n'avaient pas été légaux, Paul n'aurait jamais été tué... et Honor n'aurait pas été forcée de recourir à la même coutume comme seul moyen de punir ceux qui avaient planifié sa mort. Elle savait également que l'aspect prédateur de sa personnalité pourrait trouver le code des duels par trop adapté à ses besoins dans certaines circonstances -- encore une raison pour elle de préférer le voir aboli. Elle n'aimait pas se demander si elle pouvait se faire confiance dans ce domaine. D'après les sources de William Alexander, la raison la plus probable du silence de Clausel à cette occasion était en fait assez simple : elle détestait le clan Young depuis des décennies. Une bonne part de cette haine venait apparemment d'une antipathie idéologique, mais elle semblait aussi comporter un élément très personnel. Ce qui devait rendre son alliance présente avec l'association des conservateurs plus inconfortable encore pour elle que pour la plupart des libéraux, mais on ne l'aurait pas deviné vu le talent avec lequel elle avait joué le rôle qu'on lui avait confié. Elle n'avait pas une seule fois condamné ouvertement Honor ni Havre-Blanc. D'ailleurs, elle avait passé plus du tiers de son article à critiquer Hayes pour sa chronique intitulée «  Les ragots de la commère », piteuse comme toujours, et un autre tiers à demander à ses collègues journalistes de ne pas sauter aux conclusions sur la base d'une source aussi douteuse. Puis, ayant établi son propre professionnalisme, son intégrité, son scepticisme et sa complète sympathie pour les victimes sacrificielles, elle avait consacré le dernier tiers à donner aux saloperies de Hayes la saveur fatale de la légitimité. Honor se souvenait encore mot pour mot des derniers paragraphes de cette chronique dévastatrice. Il va sans dire que la vie privée de tout citoyen de ce royaume, si éminent soit-il, devrait rester privée. Ce qui se passe entre deux adultes consentants est leur affaire et celle de personne d'autre, et il serait bon que nous tous, journalistes, le gardions à l'esprit à mesure que cette histoire se dénoue. De même qu'il nous appartient à tous de ne pas oublier que ces premières allégations non c9nfirmées viennent d'une source des plus douteuses. Toutefois, dans le même temps, que cela nous plaise ou non, certaines questions doivent être posées. Des hypothèses déplaisantes doivent être examinées, ne serait-ce que pour être réfutées. Nous avons fait de nos héros des symboles. Nous les avons élevés aux plus hauts degrés de notre respect et de notre admiration pour le courage et les compétences dont ils ont largement fait la preuve au combat contre les ennemis de tout ce en quoi nous croyons et qui nous est cher. Peu importe l'issue de cette histoire, elle ne peut en rien diminuer les contributions colossales à la guerre contre l'agresseur havrien apportées par l'homme qui commandait la Huitième Force et a mis la Flotte populaire à genoux, et par la femme dont le courage admirable et les compétences tactiques lui ont valu d'être surnommée « la Salamandre ». Néanmoins, le courage et la compétence suffisent-ils ? Que pouvons-nous légitimement exiger de héros dont nous avons aussi fait des chefs politiques et des hommes d'État? L'excellence dans une arène se retrouve-t-elle dans un autre type de combat, complètement différent ? Et quand il s'agit de choses aussi fondamentales que la personnalité, la fidélité à la parole donnée, l'héroïsme au combat confère-t-il une envergure héroïque en tant qu'être humain? Le plus troublant, bien sûr, sera l'argument de ceux qui pensent que la vraie grandeur se dévoile dans les petits détails. Que nos choix et nos décisions personnels offrent le véritable reflet de nos positions et de nos choix publics. Qu'en réussissant — ou en échouant — à l'aune de nos valeurs privées, nous révélons notre capacité ou non à porter le poids de nos responsabilités publiques. Et reste la question du discernement. Que penser des accusations qui seront inévitablement portées, selon lesquelles toute personnalité publique, tout homme d'État qui s'est placé dans une position aussi fausse par de tels écarts de conduite fait preuve d'un manque de discernement lamentable, impardonnable chez un individu responsable de la construction des politiques et de l'avenir du Royaume stellaire de Manticore ? Il est très tôt — beaucoup trop tôt — pour prendre une décision précipitée sur ces questions troublantes. En fait, on est même tenté de souligner qu'il est beaucoup trop tôt pour poser ces questions, puisque nous n'avons pas encore la confirmation que ces rumeurs sordides contiennent la moindre parcelle de vérité. Pourtant, ces questions, nous nous les posons, discrètement, tout bas, au fond de nous. Et, au bout du compte, que ce soit juste ou non, que ce soit raisonnable ou non, nous devons leur trouver une réponse, même si c'est pour conclure que nous n'aurions jamais dû nous les poser. Car nous parlons de nos dirigeants, d'un homme et d'une femme que nous avons tous révérés en temps de guerre, dont le discernement et la capacité à nous diriger en temps de paix sont devenus décisifs pour la prospérité et la sécurité de notre royaume. La leçon est peut-être là : nul n'est parfait, nous avons tous commis des erreurs, et même nos héros sont de simples êtres humains. Il est injuste d'exiger de quiconque qu'il excelle en tout, qu'il se montre aussi compétent dans les affaires de l'État que dans l'enfer des combats. Finalement, nous avons peut-être hissé nos héros trop haut, en les plaçant sur un piédestal qu'un simple mortel ne devrait pas avoir à grimper. Et si, en fin de compte, ils sont tombés des hauteurs comme l'Icare des vieilles légendes, est-ce vraiment leur faute ou la nôtre ? La rubrique de Clausel avait été dévastatrice, moins pour ce qu'elle disait que pour le terrain qu'elle avait préparé, et les articles suivants — écrits par des conservateurs, des progressistes, d'autres libéraux et des indépendants personnellement engagés auprès du gouvernement pour une raison quelconque — avaient pris racine dans, ce terreau fertile avec une aura d'objectivité aussi convaincante que fausse. Honor avait publié son propre communiqué, bien sûr, et elle savait que William Alexander avait aussi fait jouer ses contacts au sein de la presse pour effectuer le plus grand travail préventif possible avant que le scandale n'éclate. Elle avait fait de même de son côté, d'ailleurs, et était apparue, non sans une angoisse soigneusement dissimulée, sur le plateau de « Sur le gril ». Cette expérience ne comptait pas parmi les plus agréables de sa vie. Ni Prince, libérale depuis toujours, ni DuCain, militant loyaliste, n'avaient jamais fait mystère de leur affiliation politique. C'était un des éléments qui contribuaient au succès d'audience de leur émission. Malgré leurs divergences politiques, ils se respectaient et faisaient un effort méritoire pour étendre ce même respect à leurs invités, tout en réservant les polémiques pour la séquence finale. Mais ils ne s'abstenaient pas pour autant de poser les questions qui fâchent. « J'ai lu votre déclaration du 15 avec un immense intérêt, milady, avait dit Prince devant les caméras. J'ai remarqué que vous reconnaissiez avoir "une relation personnelle et professionnelle étroite" avec le comte de Havre-Blanc. — En fait, avait posément rectifié Honor, tout en caressant les oreilles de Nimitz, allongé sur ses genoux et beaucoup plus calme en apparence qu'en réalité, je n'ai rien "reconnu" du tout, Minerva. J'ai simplement expliqué entretenir une relation personnelle et professionnelle étroite avec le comte de Havre-Blanc et son frère, Lord Alexander. — Oui, en effet. » Prince avait accepté la nuance de bonne grâce. « Voudriez-vous saisir cette occasion d'expliquer cela un peu plus en détail pour nos spectateurs ? — Bien sûr, Minerva. » Honor avait regardé la caméra bien en face et souri avec l'aisance qu'elle avait appris à afficher. « Le comte et moi soutenons tous deux le parti centriste, or c'est Lord Alexander, depuis la mort du duc de Cromarty, qui dirige ce parti. Dans la mesure où les centristes détiennent la majorité aux Communes alors que les partis actuellement au gouvernement dominent la Chambre des Lords, il était inévitable que nous devenions de proches alliés politiques. D'ailleurs, cette relation fait l'objet de discours et de débats aux Lords depuis près de trois ans T maintenant... de même que la vigueur de notre opposition aux politiques du gouvernement Haute-Crète. — Mais l'argument principal de la présente controverse, avait fait remarquer DuCain, est que votre relation avec le comte de Havre-Blanc dépasse le cadre d'une simple alliance politique. — Et c'est le cas, fit calmement Honor. Le comte de Havre-Blanc et moi nous connaissons depuis plus de quinze ans T maintenant, depuis la bataille de Yeltsin. J'ai toujours eu le plus grand respect professionnel envers lui. Comme tout individu qui n'est pas aveuglé par une jalousie mesquine et un antagonisme personnel, je pense. Les yeux de DuCain avaient brillé d'amusement devant sa référence à peine voilée à Sir Édouard Janacek, et elle avait poursuivi sur le même ton serein. « Je suis heureuse de dire qu'après notre première rencontre dans le système de l'Étoile de Yeltsin, et plus particulièrement dans les trois ou quatre ans qui ont précédé ma capture par la Flotte populaire, ce respect professionnel a eu l'occasion de se transformer en une amitié privée. Une amitié qui n'a fait que grandir avec notre collaboration politique étroite aux Lords depuis mon retour de Hadès. Je le considère non seulement comme un collègue mais aussi comme un ami cher. Nous n'avons jamais tenté d'insinuer le contraire, et nous ne le ferons pas. — Je vois. » DuCain avait jeté un regard à Prince, lui rendant discrètement la main, et elle avait à son tour acquiescé en signe de compréhension. « Dans votre déclaration, milady, vous niez également être plus que des amis et collègues. Voudriez-vous développer ? — Il n'y a pas grand-chose à développer, Minerva. » Honor avait haussé les épaules. « Tout le tapage actuel n'est que la répétition et l'analyse incessante d'allégations sans fondements issues d'une source tout sauf fiable. Sans vouloir trop insister, il s'agit là d'un homme qui gagne sa vie grâce au sensationnel et n'hésite guère à en créer de toutes pièces quand la réalité ne lui en fournit pas un stock suffisant. Et qui refuse – par souci d'éthique journalistique" – de "compromettre son intégrité" en citant ses sources puisque, bien entendu, elles ne lui ont parlé que sous couvert d'anonymat. » Elle s'était exprimée d'une voix de soprano parfaitement sereine. La main qui caressait les oreilles de Nimitz n'avait jamais ralenti ni accéléré. Mais son regard était très, très froid, et Prince avait paru reculer insensiblement. — C'est peut-être le cas, milady, avait-elle dit au bout de quelques instants, mais la controverse semble gagner en puissance plutôt que refluer. Pourquoi, à votre avis ? — J'imagine que c'est humain », avait répondu Honor. Elle aurait en réalité voulu dire : Parce que le gouvernement Haute-Crête – avec la complicité de votre chère comtesse de La Nouvelle-Kiev –orchestre à dessein une campagne de diffamation, pauvre conne! Mais, bien sûr, elle ne pouvait pas. Les coupables commençaient toujours par protester qu'ils étaient victimes d'une campagne délibérément calomnieuse, de sorte que recourir à cet argument n'aurait fait que convaincre une immense part de l'opinion de la véracité des accusations. Après tout, si elles n'étaient pas vraies, les accusés en auraient simplement produit la preuve plutôt que de leur resservir ce vieux refrain, non ? On a inévitablement tendance, et c'est sans doute très sain, à mettre à l'épreuve la personnalité de ceux qui occupent des positions de pouvoir ou d'influence politique, avait dit Honor. Tendance à supposer le pire parce qu'il est important de ne pas nous laisser prendre au piège par des manipulateurs et des imbéciles qui nous feraient croire qu'ils valent mieux que cela. » Hélas, cela peut présenter un inconvénient face à des accusations grotesques et sans fondement, parce qu'il est impossible de prouver qu'on n'a pas fait quelque chose. J'ai clarifié autant que possible ma position sur ce point. Je n'ai pas l'intention d'insister davantage, et je ne pense pas qu'il soit souhaitable ni utile que je me répande en protestations d'innocence incessantes – ni le comte de Havre-Blanc, d'ailleurs. Nous pouvons tous deux répéter sans fin qu'il n'y a pas une once de vérité là-dedans, que nous n'avons jamais partagé d'intimité physique, mais nous ne pouvons pas le prouver. Néanmoins, je souhaite souligner que ma déclaration invitait quiconque détient la preuve du contraire à la révéler. Personne ne s'est montré. — Mais d'après monsieur Hayes, avait fait remarquer DuCain en réponse, c'est parce que le service de sécurité du comte de Havre-Blanc et – surtout – le vôtre sont trop efficaces... quand il s'agit de faire disparaître des preuves déplaisantes. — Mes hommes d'armes sont extrêmement efficaces quand il s'agit de me protéger de menaces physiques, comme ils l'ont prouvé ici même, en Arrivée, chez Regiano, il y a plusieurs années. Et ils assurent ma sécurité en tant que seigneur Harrington, à la fois sur Grayson et ici, sur Manticore. J'imagine que, si je le voulais vraiment, ils pourraient se montrer très performants pour détruire ou dissimuler des preuves. Toutefois, monsieur Hayes prétend avoir parlé à des gens qui disent avoir connaissance personnellement de ces prétendus écarts de conduite. À moins qu'il soit prêt à m'accuser d'avoir menacé ces témoins de violences physiques pouf les faire taire, je ne vois pas comment mes hommes d'armes pourraient l'empêcher de les produire. Et si j'étais prête à recourir aux menaces ou à la violence, pourquoi donc n'aurais-je pas commencé par lui au lieu de ses prétendus témoins ? » Elle arborait un sourire pincé, mais personne ne risquait de se méprendre sur sa signification... ni d'oublier les fantômes de Denver Summervale et Pavel Young. « En réalité, bien sûr, il n'y a pas eu de menaces, avait-elle repris en haussant de nouveau les épaules. Et il n'y en aura pas, pourtant monsieur Hayes persistera sûrement à brandir la "menace" de mes hommes d'armes pour se justifier de ne pas présenter de témoins. En attendant, je crois que nous avons consacré autant de temps à ce sujet qu'il le mérite et, comme je l'ai dit, je n'ai pas l'intention de répéter sans cesse mes dénégations. — Bien sûr, milady, avait murmuré Prince. Dans ce cas, voudriez-vous commenter le budget spatial que propose le gouvernement? Par exemple... » Le reste de l'entretien avait traité exclusivement de questions de politique, et Honor était à peu près sûre de s'être bien tirée de cette partie-là. Elle était moins sûre que quiconque ait pris la peine de le remarquer. Les analyses qui avaient suivi – y compris, malheureusement, le commentaire « Tout bien pesé » par lequel DuCain et Prince concluaient toujours leur émission – l'avaient complètement ignoré pour se concentrer une fois de plus sur le scandale, beaucoup plus intéressant. D'après les sondeurs et analystes de William Alexander, elle avait marqué quelques points avec cet entretien, voire obtenu un léger retournement d'opinion en sa faveur. Mais cela n'avait pas suffi à endiguer le flot à long terme, et ses adversaires avaient répliqué en redoublant de violence. Tout ne marchait pas uniquement dans leur sens, évidemment. D'ailleurs, Honor avait eu la surprise de découvrir qu'une demi-douzaine de libéraux de premier plan et même un ou deux commentateurs conservateurs cherchaient sincèrement à sa dissocier de cette chasse aux sorcières. Elle fut un peu honteuse d'identifier ce sentiment, de constater qu'elle était devenue tellement cynique concernant les appuis du gouvernement Haute-Crête que la seule idée que l'un d'eux soit véritablement intègre l'ébahissait, mais un peu seulement. Et, à mesure que le tempo augmentait, ces voix raisonnables disparurent simplement – on ne les avait pas fait taire : elles avaient été noyées, écrasées sous une pyramide soigneusement agencée de sous-entendus et d'accusations. Elle n'avait pas non plus manqué d'autres défenseurs. Catherine Montaigne, au beau milieu d'une campagne électorale qui l'opposait aux dirigeants de son propre parti, avait pris sa défense. Sa dénonciation acerbe de la tactique employée avait été très violente, et elle n'avait pas hésité à désigner la comtesse de La Nouvelle-Kiev et d'autres membres éminents du parti libéral comme complices de ce qu'elle décrivait ouvertement comme une campagne de diffamation. Ironie du sort, alors que les dirigeants du parti déchaînaient leurs foudres contre elle pour sa témérité, cela l'aidait auprès des électeurs du Haut-Threadmore. Mais il s'agissait d'une unique circonscription, où les gens écoutaient ce qui se disait dans le cadre d'une élection très disputée, et pas simplement le bruit et la fureur qui affleuraient en surface. Klaus et Stacey Hauptman lui avaient également apporté leur soutien inconditionnel, même, s'ils ne pouvaient en réalité pas faire grand-chose. Stacey avait clairement déclaré que les ressources des Hauptman étaient à sa disposition, mais, pour être honnête, la fortune Hauptman, si vaste fût-elle, n'aurait rien ajouté matériellement à la caisse de guerre qu'Honor pouvait produire à partir de ses propres ressources. Leurs détectives privés, en revanche, (ainsi qu'Anton Zilwicki, même si elle n'avait pas l'intention d'en parler à quiconque, y compris William Alexander) avaient fouillé aussi loin que la loi le permettait – et peut-être un peu plus, dans certains cas – dans le passé et les dossiers de Hayes. Voilà comment ils pouvaient réellement l'aider, car cela permettait à Honor de tenir son personnel de sécurité sagement à l'écart du fauteur de scandale. Mais celui qui s'occupait de la sécurité de Hayes était manifestement très doué dans ce rôle et avait de l'argent à claquer. Pour Anton Zilwicki, soutenu par Elijah Sennett, le chef de la sécurité du cartel Hauptman, il s'agissait de la comtesse de Nord-Aven. Bizarrement, cela n'étonnait pas du tout Honor. Malheureusement, les lois manticoriennes sur la diffamation, bien que plus dures qu'ailleurs, n'étaient pas sans faille. La principale reconnaissait aux journalistes le droit d'assurer la confidentialité de leurs sources et dressait des obstacles imposants face aux plaignants qui exigeaient qu'ils en révèlent l'identité. Tant que Hayes se limitait à rapporter que ses « sources » suggéraient qu'Honor et Hamish étaient amants, sans jamais dire que lui-même le prétendait, il restait juste en deçà du champ d'application de la loi. Honor avait fait de son mieux pour le provoquer et le pousser à cette affirmation fatale, mais il avait refusé de se laisser entraîner à commettre cette erreur. Elle pouvait toujours le poursuivre pour diffamation, et elle gagnerait probablement, mais le procès s'étalerait sur des années (au moins), et si colossaux soient les dommages et intérêts qu'on lui accorderait en fin de compte, cela n'aurait aucun impact sur la situation politique actuelle... à part convaincre tout le monde qu'elle essayait désespérément de le faire taire par tous les moyens. Heureusement peut-être, le code des duels interdisait explicitement de défier un journaliste sur la base de ses commentaires ou de propos qu'il avait rapportés. Il aurait été possible de trouver une autre justification pour un duel, mais elle était bien obligée de se rallier à l'avis de William : cela ne ferait qu'empirer les dégâts. De plus, Hayes avait manifestement bien pris note de ce qui était arrivé à Pavel Young. Pour rien au monde il ne se serait montré là où Honor risquait de le défier. Il n'y avait donc aucun moyen d'endiguer le flux des rumeurs qui nourrissaient les spéculations corrosives des commentateurs du gouvernement et leurs appuis. Les chroniqueurs centristes, dont beaucoup étaient tout aussi partisans que les libéraux et les conservateurs, répliquaient farouchement. Mais les attaques venaient de trop de directions à la fois, elles étaient trop habiles, et, ici et là, des défenseurs isolés commencèrent à se taire. Un ou deux dont on s'attendait à ce qu'ils défendent Honor et Havre-Blanc ne s'y essayèrent jamais pour de bon, et elle savait que William notait les noms des silencieux. Pas seulement afin de punir plus tard leur manque de soutien, mais parce qu'il se demandait pourquoi ils restaient muets. Depuis des décennies, des rumeurs insistantes couraient sur les comtes de Nord-Aven et leur capacité à manipuler tant leurs alliés que leurs adversaires grâce à l'usage judicieux qu'ils faisaient des secrets contenus dans leurs fichiers. Par conséquent, Alexander se demandait si, par hasard, il aurait dû connaître certains détails sur ceux qui gardaient si opportunément le silence à l'avantage de Stefan Young. Pourtant, en fin de compte, tous les efforts des centristes et même le soutien direct de la reine elle-même s'étaient révélés insuffisants. Les traits fatals avaient été lancés trop adroitement. Honor savait que Havre-Blanc et elle continuaient de jouir d'un soutien solide parmi les électeurs manticoriens, mais elle savait aussi qu'il s'était largement érodé. Cela ne pouvait pas affecter leur siège à la Chambre des Lords, mais le déluge de critiques publiques concernant leurs infidélités supposées se reflétait par une chute significative dans les intentions de vote pour les alliés de leur parti aux Communes. D'atouts dans les deux Chambres, on les avait transformés en handicap dans celle où cela comptait vraiment, celle que Haute-Crête et ses amis ne contrôlaient pas déjà. C'était dur pour Havre-Blanc, mais pire encore pour Honor. Malgré son énergie intacte, Hamish Alexander avait cent trois ans T, soit presque cinquante de plus qu'elle. Dans une société vivant avec le prolong, où l'espérance de vie se montait à trois siècles T, c'était négligeable. Toutefois, Hamish faisait partie de la première génération de Manticoriens ayant bénéficié de ce traitement. La plupart des prolongés » de première et deuxième générations avaient atteint l'âge adulte entourés de parents et grands-parents, oncles et tantes d'une autre époque. Leur attitude fondamentale face à l'âge, et plus particulièrement aux différences d'âge, s'était forgée dans une société qui n'avait pas encore totalement accepté la nouvelle durée probable d'une vie, y compris la leur. Pire peut-être, les premières générations de thérapies prolong, les moins abouties, interrompaient le processus de vieillissement à un stade plus avancé, au moins sur le plan cosmétique. En tant que prolongé de première génération, donc, Hamish avait une chevelure noire largement semée de blanc et le visage marqué par les rides d'expression et des pattes d'oie. Dans une société privée de prolong, on aurait pu le prendre pour un homme vigoureux, la quarantaine avancée ou la petite cinquantaine. Mais Honor était une prolongée de troisième génération. Physiquement, elle paraissait à peine trente ans et donc, pour bon nombre de ceux qui suivaient le scandale, elle était « la petite jeune », la Jézabel. À leurs yeux, si le comte « trahissait » Lady Havre-Blanc après tant d'années de fidélité inébranlable, c'était forcément parce qu'elle l'avait tenté et systématiquement poursuivi de ses avances. Ce dont elle se réjouissait sincèrement pour l'instant, c'était d'avoir réussi à convaincre ses parents de rester sagement sur Grayson. Ça aurait déjà été grave si son père s'était trouvé dans le Royaume car, si doux et humain qu'il fût, Honor savait très bien à qui elle devait son caractère volcanique. Très rares étaient ceux qui avaient déjà vu Alfred Harrington perdre son sang-froid; de ceux-là, tous n'avaient pas survécu à l'expérience, mais cela remontait à l'époque où il servait dans la flotte, et il en discutait rarement, même avec elle. Ça aurait été encore pire dans le cas de sa mère. Bien pire. Sur le monde natal d'Allison Chou Harrington, Beowulf, on aurait ri aux larmes à l'idée hystérique que les affaires de cœur concernaient quelqu'un d'autre que les intéressés. La nature des vœux de mariage des Alexander aurait pesé lourd dans la balance de l'opinion beowulfienne, mais on aurait conclu, avec une saine rationalité, que si les individus en question étaient prêts – unanimement – à modifier ces vœux, c'était leur affaire. En tout cas, l'idée que cela puisse avoir le moindre retentissement sur les responsabilités publiques d'Honor aurait paru ridicule. Allison Harrington, bien que citoyenne du Royaume stellaire depuis près d'un siècle, demeurait très beowulfienne sur ce point. Et c'était sa mère. De ses dernières lettres à Honor émanait une férocité presque effrayante, et Honor frémissait chaque fois qu'elle imaginait sa mère lâchée sur le plateau d'une émission comme » Sur le gril ». Ou, pire, dans la même pièce que Régina Clausel. Allison était peut-être toute petite, mais les chats sylvestres aussi. Cette réflexion ramena Honor à l'instant présent. Elle leva les yeux vers la reine et soupira. « Je ne sais pas, Élisabeth », dit-elle d'une voix qui lui parut terne et vaincue. Ses épaules s'affaissèrent et elle se frotta les yeux de la main droite avec lassitude. « Je ne sais plus ce qui pourrait nous aider. Peut-être que retourner à Grayson serait une erreur, mais tout ce que je sais, c'est que chaque jour que je passe ici et où j'apparais à la Chambre des Lords me donne l'impression d'aggraver la situation. — C'est ma faute, fit tristement Élisabeth. J'aurais dû mieux gérer tout ça. Willie a essayé de me le dire, mais j'étais trop en colère, trop blessée pour écouter. J'avais besoin d'Allen Summervale pour me faire entendre raison, et il était mort. — Élisabeth », commença Honor, mais la reine secoua la tête. « J'aurais dû me maîtriser. J'aurais dû être raisonnable jusqu'à trouver le sujet qui pouvait les diviser au lieu de leur déclarer la guerre et de les pousser à se rassembler ! — Ce que vous auriez dû faire ou ne pas faire n'a plus d'importance désormais, répondit doucement Honor. Pour ma part, je ne pense pas qu'il existait un sujet de discorde dont vous auriez pu vous servir pour les diviser. Pas avec la menace des pairs de Saint-Martin qui plane sur leurs têtes. — Alors j'aurais dû aller jusqu'au bout, fit Élisabeth, amère. J'aurais dû ne pas me préoccuper de la crise constitutionnelle et refuser Haute-Crête pour Premier ministre. Qu'ils essayent de gouverner sans le soutien de la Couronne ! — Vous seriez allée à l'encontre de tous nos précédents constitutionnels, répliqua Honor pour la défendre. — Et alors ? Les précédents peuvent être modifiés ou remplacés! — Au beau milieu d'une guerre ? — Une guerre que nous étions en train de gagner... jusqu'à ce que je laisse ces salopards accepter la "trêve" de Saint-Just ! aboya Élisabeth. — Arrêtez, Élisabeth ! » Honor lança un regard noir à sa reine. « Vous pouvez ressasser autant que vous voulez, ça ne changera rien. Vous étiez comme un commandant au milieu de la bataille, qui doit décider que faire dans l'instant, alors que les missiles volent encore. N'importe qui peut s'asseoir après coup et voir exactement ce qu'il aurait dû faire. Mais les choix, il fallait les faire à ce moment-là, avec ce qu'on savait et qu'on ressentait alors, et vous ne saviez pas comment la guerre allait se terminer. Et vous ne saviez surtout pas qu'un gouvernement Haute-Crête se servirait des pourparlers de paix pour éviter la tenue d'élections législatives ! » Bien sûr, vous auriez pu provoquer une confrontation. Mais vous ne savez pas prédire l'avenir et vous ne lisez pas dans les esprits. Vous avez donc choisi de ne pas risquer de paralyser complètement notre gouvernement alors que vous ignoriez quand la guerre prendrait fin, et puis Haute-Crête nous a pris au piège avec ces pourparlers sans fin. On n'a jamais dit que Des-croix, La Nouvelle-Kiev et lui ne comprenaient pas le fonctionnement de la politique intérieure, notamment dans sa variété la moins noble. — Non, en effet. » Élisabeth soupira. « Je regrette que la Constitution ne m'autorise pas à dissoudre le parlement et à organiser moi-même de nouvelles élections. — Moi aussi. Mais c'est comme ça, vous ne pouvez pas. Ce qui nous ramène à moi. Parce que, contrairement à vous, Haute-Crête peut organiser des élections quand il veut, et s'il arrive à se servir de Hamish et moi pour prolonger suffisamment la curée, il pourrait bien réussir à faire pencher les sondages en sa faveur au point de décider que le moment est venu. — Vous avez peut-être raison, admit Élisabeth, manifestement à contrecœur. Mais, même ainsi, je ne pense pas que rentrer à Grayson soit la réponse, Honor. Déjà, on aurait l'impression qu'ils vous ont fait fuir la ville; mais la politique intérieure n'est pas notre seul motif d'inquiétude ici, pas vrai ? — Non, en effet. » Honor secoua la tête car, cette fois, la reine n'avait pas tort. Les mœurs du Royaume stellaire étaient assez libérées, et le « crime » d'Honor et Hamish aux yeux des Manticoriens était que toute liaison entre eux aurait violé le caractère sacré du vœu personnel que Havre-Blanc avait choisi de faire en optant pour un sacrement du mariage bien précis. D'autres religions et dénominations acceptaient des versions du mariage différentes, moins restrictives, et chacune était tout aussi contraignante légalement et acceptable moralement pour la société dans son entier. Par bien des côtés, cela aggravait encore son infraction supposée car il s'était volontairement engagé dans une union particulière et intensément personnelle avec sa femme alors qu'aucune exigence sociale ou légale ne le lui imposait. S'il avait désormais choisi d'offrir son amour à une autre femme, il se dérobait à une responsabilité personnelle qu'il avait librement acceptée. C'était déjà grave, mais sur Grayson, où il existait effectivement – ou du moins jusque récemment — un code religieux et social universel et une institution unique du mariage, les dégâts étaient pires encore. Ce qui étonnait Honor dans la réaction des Graysoniens, ce n'était pas sa violence, mais qu'un si faible pourcentage accorde du crédit à ces allégations. Elle aurait cru, surtout après sa relation avec Paul, que la majorité de la population serait prête à croire le pire et à la condamner. Or c'était le contraire, et il lui avait fallu un moment pour comprendre pourquoi. Havre-Blanc jouissait lui-même d'un immense respect public sur Grayson, toutefois cela n'entrait quasiment pas en ligne de compte. C'est Honor qui importait, et ils la connaissaient. Ce n'était pas plus compliqué. Ils la connaissaient vraiment, et ils se souvenaient qu'elle n'avait jamais nié que Paul et elle étaient amants, qu'elle n'avait jamais prétendu être ce qu'elle n'était pas. Même ceux qui persistaient à la détester pour ce qu'elle représentait savaient qu'elle aurait refusé de nier la vérité et, du coup, ils avaient identifié le mensonge en l'entendant. C'était précisément pour cette raison que les dégâts étaient encore pires. Les Graysoniens n'étaient pas en colère contre elle du fait d'accusations de mauvaise conduite qu'ils savaient fausses; ils étaient furieux contre Manticore, qui permettait qu'on les brandisse. Ils considéraient cette douloureuse épreuve comme une insulte et une humiliation publique de la femme qui avait par deux fois sauvé leur monde de la conquête, et au moins une fois d'un bombardement nucléaire par des fanatiques religieux. Honor avait toujours été horriblement gênée par la façon éhontée dont ils la vénéraient, notamment parce qu'elle avait l'impression que cela niait les sacrifices consentis par tant d'autres au cours des batailles qu'elle avait menées dans le système de l'Étoile de Yeltsin. Mais elle n'avait jamais rien imaginé de tel dans ses pires cauchemars. L'attitude de Grayson envers le Royaume stellaire s'était dangereusement modifiée ces trois dernières années T. Il restait d'immenses réservoirs de gratitude, d'admiration et de respect pour la flotte royale, les centristes et — surtout — la reine Élisabeth elle-même. Mais il y avait aussi une colère profonde, dirigée contre le gouvernement actuel du Royaume et l'arrogance avec laquelle il avait de manière arbitraire et unilatérale accepté la proposition de trêve d'Oscar Saint-Just alors qu'une victoire éclatante était à portée de l'Alliance. Cette décision était globalement considérée comme une trahison de tous les alliés du Royaume stellaire, et notamment de Grayson, qui entre tous avait de loin apporté la plus importante contribution — et fait les plus grands sacrifices. Quant à la politique de Haute-Crête par la suite, elle n'avait en rien diminué l'indignation. Il paraissait évident aux yeux des Graysoniens comme à ceux des Havriens que Haute-Crête et Descroix n'avaient pas l'intention de négocier de bonne foi. L'interprétation de leurs raisons pouvait varier, mais on reconnaissait universellement leur duplicité. Haute-Crête n'avait rien arrangé en continuant comme il avait commencé, se contentant d'annoncer ses décisions à ceux qui étaient censément ses partenaires par traité plutôt que de les consulter et d'agir de concert. Honor soupçonnait que ce manque d'égard dérivait en partie de son intérêt presque exclusif pour des questions purement intérieures, mais cela reflétait aussi indéniablement sa personnalité. Il considérait les roturiers et francs-tenanciers de Manticore comme ses inférieurs, et de loin; quant aux roturiers étrangers, par définition, ils étaient encore moins dignes de son précieux temps. Benjamin IX et son Conseil, ainsi qu'une majorité de travail parmi les Clefs de Grayson, avaient compris ce dangereux et rare équilibre du pouvoir politique au sein du Royaume stellaire. Ils savaient ce qui se passait, et ce n'étaient pas des béotiens en matière de combats politiques internes complexes. Pourtant, même ainsi, ils avaient du mal à contenir leur colère et à se souvenir qu'ils devaient la diriger contre Haute-Crête et compagnie plutôt que contre le royaume dans son entier. Pour les membres élus du Conclave des sujets et en particulier pour l'immense majorité de la population graysonienne, qui était non seulement moins « sophistiquée » mais aussi moins bien informée des ramifications dont Benjamin n'était que trop conscient, c'était plus difficile encore. Et voilà que ces mêmes individus qui avaient déjà fait enrager l'opinion publique graysonienne lançaient publiquement de fausses accusations contre leur héroïne planétaire, qui était aussi le deuxième officier le plus gradé de leur flotte, le champion du Protecteur, la deuxième personne seulement de leur histoire à avoir reçu l'Étoile de Grayson non pas une, mais deux fois, et l'un de leurs quatre-vingt-deux seigneurs par-dessus le marché. Et une femme. À ce jour encore, les interdits hérités du code social graysonien d'avant l'Alliance proscrivaient absolument toute insulte publique faite à une femme. N'importe quelle femme. Et celle-là plus que toute autre. Par conséquent, la tactique qui avait si bien neutralisé Honor dans le jeu politique manticorien avait produit l'effet inverse sur Grayson. L'opinion publique s'était ralliée autour d'elle plus vigoureusement qu'avant, mais c'était une opinion en colère. Une marée montante d'indignation avait fait d'elle un symbole qui menaçait de disloquer une alliance que Benjamin ne maintenait déjà qu'à grand-peine. Elle n'avait nulle part où aller. Elle ne pouvait rien accomplir sur Manticore, et sa simple présence, ajoutée à la détermination du gouvernement à la maintenir neutralisée, ne faisait qu'entretenir le scandale et nourrir la colère de Grayson. Pourtant, si elle se réfugiait là-bas, elle aggraverait seulement la situation, car les Graysoniens décideraient sûrement (et à raison) qu'on l'avait chassée du Royaume stellaire. Les dégâts existants seraient démultipliés, et sa présence sur Grayson alimenterait la fureur planétaire en la maintenant sous l'œil du public; elle prit donc une inspiration profonde, résignée, et secoua la tête. — Non, fit-elle, la politique intérieure n'est pas notre seul motif d'inquiétude. » « Je n'aime pas ce que nous entendons à propos de la Silésie. » Sir Édouard Janacek s'enfonça dans son fauteuil tout en regardant les deux hommes assis de l'autre côté du magnifique bureau par lequel il avait fait remplacer celui, plus petit et banal, qui servait à la baronne de l'Anse-du-Levant. L'amiral Francis Jurgensen, Deuxième Lord de l'Amirauté, était un homme petit et tiré à quatre épingles. Son uniforme était comme toujours irréprochable, et ses yeux marron francs et naïfs. L'amiral Sir Simon Chakrabarti était bien plus grand et large d'épaules. Il avait le teint presque aussi sombre qu'Élisabeth Winton mais, en dehors de ce détail, il rappelait en général beaucoup Sir Thomas Caparelli — physiquement, du moins, et à première vue. Toute similitude était néanmoins illusoire. Chakrabarti avait réussi à atteindre son grade actuel, très élevé, sans jamais commander au combat. Il avait vu le feu pour la dernière fois en tant que capitaine de corvette, officier en second du croiseur lourd l'Invincible, contre des pirates silésiens plus de trente ans auparavant. Depuis, sa carrière avait été vouée à l'administration, avec un bref détour par ArmNav. On aurait pu se demander en quoi ce genre de carrière qualifiait un homme pour devenir Premier Lord de la Spatiale, mais, dans l'esprit de Janacek, la flotte avait pour l'instant moins besoin d'un vétéran grisonnant que d'un administrateur hors pair. Gagner une bataille était à la portée de n'importe qui quand on possédait un mur pourvu d'un avantage qualitatif si décisif, mais il fallait un homme au fait des tenants et aboutissants des décisions administratives et des réalités budgétaires pour faire la part des exigences du service et de la nécessité de réduire les effectifs. Chakrabarti était de ceux-là, sans parler de ses relations politiques exemplaires. Son beau-frère était Adam Damakos, le député libéral qui présidait la commission des Affaires spatiales à la Chambre des communes, mais c'était aussi le cousin d'Akahito Fitzpatrick, duc d'Eau-Grise, l'un des plus proches alliés du baron de Haute-Crête au sein de l'association des conservateurs. Cela aurait fait de lui le meilleur choix pour un poste d'une telle importance, même en l'absence d'autres recommandations. Et, au moins, Janacek avait pu le choisir lui-même au lieu qu'on lui colle quelqu'un sur les bras comme cet imbécile de Houseman qui avait été nommé Deuxième Lord ! « Je n'aime pas ça du tout, poursuivit-il. Nom d'un chien, à quoi les Andies jouent-ils ? » Il regarda Jurgensen avec insistance, et l'amiral haussa les épaules. « Les informations que nous avons pu rassembler jusqu'à maintenant sont assez contradictoires, dit-il. En l'absence d'explications – ou d'exigences – officielles de la part de leur ministre des Affaires étrangères, nous ne pouvons que spéculer sur leurs intentions. — Je m'en rends bien compte, Francis. » Janacek s'exprimait avec douceur, mais ses yeux s'étrécirent. « D'un autre côté, vous êtes à la tête de la Direction générale de la surveillance navale. Ça ne voudrait pas un peu dire que vous êtes plus ou moins censé spéculer sur ce genre de choses ? — Si, répondit calmement Jurgensen. Je voulais simplement qu'il soit bien clair que nos analystes ne sont pas en possession des informations qui nous permettraient d'effectuer des projections précises des intentions andermiennes. Il regarda le Premier Lord sans ciller, avec la confiance de décennies d'expérience quand il s'agissait de veiller à bien se couvrir avant de risquer la moindre opinion personnelle. Il attendit que Janacek signifie de la tête qu'il comprenait sa réserve, puis il haussa de nouveau les épaules. « À cette réserve près, donc, dit-il alors, il apparaît effectivement que les Andies ont entrepris un redéploiement systématique destiné à encercler la base de Sidemore par le nord et le nord-ouest, s'interposant ainsi entre la base et le reste de la Confédération. Rien n'indique pour l'instant si l'empereur Gustav envisage des opérations contre nous, toutefois cette éventualité ne peut pas être entièrement écartée. Il semble néanmoins plus probable qu'il ait l'intention – pour l'instant, du moins – de simplement se livrer à une démonstration de force. — Une démonstration de force dans quel but ? s'enquit Chakrabarti. — La question est très débattue, répondit Jurgensen. L'avis majoritaire en ce moment est que les Andermiens nous approcheront sûrement bientôt par le canal diplomatique afin de faire valoir leurs prétentions territoriales en Silésie. — Les salauds, commenta Janacek sur le ton de la conversation, avant de grimacer. Enfin, je suppose que ça se tient. Ils convoitent la Silésie d'aussi loin que je m'en souvienne. Je ne peux pas me prétendre surpris d'entendre que ces opportunistes à la manque jugent le moment venu de commencer à se tailler les meilleurs morceaux. — Nous avons clairement fait connaître notre position sur ce point, historiquement, remarqua Chakrabarti en inclinant la tête, les yeux fixés sur le Premier Lord. — Et cette position n'a pas changé – pas encore, répondit Janacek. — Parce qu'elle va changer ? demanda Chakrabarti, plus direct qu'à son habitude, et Janacek haussa les épaules à son tour. — Je ne sais pas, reconnut-il. C'est une décision qui doit se prendre au niveau du gouvernement. Pour l'instant, toutefois, sauf contrordre, notre politique demeure la même. Le gouvernement de Sa Majesté (il utilisa cette expression sans aucune ironie) n'est pas prêt à accepter l'acquisition de territoire par l'Empire andermien ou quiconque aux dépens de l'actuel gouvernement de la Confédération silésienne. — Dans ce cas, dit Chakrabarti, pragmatique, nous devrions sans doute renforcer Sidemore pour compenser la "démonstration de force" de Francis. — Ce n'est pas ma démonstration de force, Simon, intervint calmement Jurgensen. — Bref. » Chakrabarti écarta sa remarque d'un geste. « Nous devrions néanmoins envisager de déployer au moins deux escadres de combat supplémentaires à Sidemore. — Mmm. » Janacek se mit à décrire des cercles de l'index sur son bureau en fronçant les sourcils. « Je comprends votre raisonnement, Simon, mais dégoter un tel tonnage ne va pas être aisé. » Chakrabarti le regarda un instant, puis décida de ne pas souligner qu'il aurait peut-être été plus facile de trouver les vaisseaux du mur nécessaires si le gouvernement ne venait pas de décider d'en mettre autant au rebut. Malgré sa carrière bureaucratique, il avait passé trop longtemps dans la Spatiale pour ne pas voir l'ironie amère de la situation. Il était aussi trop expérimenté en tant que politicien en uniforme pour enfoncer le clou. « Aisé ou non, Sir Édouard, préféra-t-il dire d'une voix un tantinet plus officielle, si nous comptons poursuivre notre politique actuelle et décourager tout aventurisme andermien, il faut renforcer Sidemore. Nous n'avons pas besoin des nouveaux supercuirassés porte-capsules, mais il faut déployer des unités qui auront une valeur plus que purement symbolique. Sinon, cela revient à leur dire que nous ne sommes pas prêts à aller au conflit. Janacek releva la tête, et le Premier Lord de la Spatiale soutint sereinement son regard. Puis Jurgensen s'éclaircit la gorge. « En fait, intervint-il prudemment, il serait peut-être plus sage d'envoyer quand même quelques SCPC. — Ah bon? » Chakrabarti se tourna vers le Deuxième Lord de la Spatiale en fronçant les sourcils. « Oui, fit Jurgensen. J'ai effectué une revue générale de nos renseignements sur les Andermiens ces deux dernières semaines, et je suis tombé sur quelques rapports... troublants. — Des rapports troublants sur quoi, Francis ? demanda Janacek en fonçant les sourcils comme Chakrabarti. — Ils ne sont pas très précis, répondit Jurgensen. C'est la raison principale pour laquelle ils ne vous ont pas déjà été transmis, Édouard. Je sais que vous préférez les données fermes à de vagues spéculations, nous avons donc essayé de les confirmer d'abord. Vu les circonstances, toutefois, et bien qu'ils restent encore à vérifier, je pense que nous devons en tenir compte pour envisager les renforts dont Sidemore pourrait avoir besoin. — Ce qui serait beaucoup plus facile si vous nous disiez ce qu'ils contiennent, fit remarquer Chakrabarti. — Je vous ferai parvenir un précis d'ici la fin de la journée, promit Jurgensen. En gros, il existe des indices – dont aucun n'est attesté, comme je le disais – suggérant que les Andies pourraient avoir récemment commencé à déployer à leur tour de nouveaux systèmes d'armement. Hélas, nous n'avons guère de détails sur le matériel dont il pourrait s'agir. — Et vous n'avez pas jugé utile de porter ces informations à notre attention ? s'enquit Janacek, menaçant. — Je n'étais même pas au courant de leur existence il y a encore deux semaines. Et, avant cette réunion, on n'avait pas du tout envisagé de déployer de forces supplémentaires pour dissuader les Andermiens. Dans ces conditions, j'ai jugé préférable d'essayer de vérifier ces informations d'une manière ou d'une autre avant de vous les transmettre. » Janacek plissa le front pendant quelques secondes puis haussa les épaules. « De toute façon, nous n'aurions pas pu y faire grand-chose en attendant que vous les confirmiez, concéda-t-il, et Jurgensen acquiesça calmement. Mais je ne suis pas ravi de les entendre, qu'elles soient attestées ou non. Leur matériel était presque aussi bon que le nôtre avant la guerre; s'ils l'ont amélioré depuis, nous allons peut-être devoir reconsidérer sérieusement nos forces en Silésie. Le Premier ministre ne va pas aimer entendre ça moins de quatre mois après que nous avons fini de dire au parlement que nous réduisions un peu plus les effectifs de notre mur. Jurgensen et Chakrabarti acquiescèrent solennellement, la conscience tranquille puisqu'ils n'avaient rien proposé de tel, quoi que les Lords civils de l'Amirauté aient eu à en dire. Certes, ni l'un ni l'autre n'avait contesté les réductions d'effectifs, mais c'était très différent d'en porter la responsabilité. « Quel genre de détails connaissez-vous donc ? demanda Chakrabarti au bout d'un moment. — Presque rien, à vrai dire, reconnut Jurgensen. Un analyste sidemorien prétend que le visuel des croiseurs de combat andermiens de la nouvelle classe Thor montre moins de sabords de missiles qu'ils ne sont censés en avoir. Ce que ça veut dire exactement, nous n'en avons pour l'instant aucune idée, et nous n'avons pas encore corroboré ses dires par une analyse indépendante des images. La prise de vue brute est en route, mais nous ne l'aurons pas avant encore une semaine ou deux. » De plus, deux rapports de commandants de vaisseaux marchands suggèrent que les Andies pourraient avoir réussi à améliorer leurs compensateurs d'inertie. Les éléments sont très parcellaires, mais les deux commandants en question signalent avoir observé des bâtiments andermiens produisant des accélérations beaucoup plus élevées qu'ils n'auraient dû. — Des marchands ! railla Chakrabarti, mais Jurgensen secoua la tête. — J'ai d'abord eu la même réaction, Simon, ce qui explique aussi pourquoi je voulais obtenir confirmation avant d'en parler. Mais l'un de ces commandants marchands est un amiral qui touche une demi-solde. — Quoi ? » Le regard de Janacek se fit acéré. « Quel amiral à la demi-solde ? — Un certain Bachfisch, répondit Jurgensen. — Ah, lui ! » Janacek renifla. « Je m'en souviens maintenant. Un raté qui a manqué laisser détruire son vaisseau! — Ce n'est peut-être pas la meilleure référence possible sur un CV, effectivement. Mais il s'agit d'un homme expérimenté, qui a passé plus de trente ans en service actif avant de... quitter la Spatiale. » Janacek eut un autre reniflement méprisant, bien que moins spectaculaire cette fois. Chakrabarti, de son côté, parut soudain plus songeur, et Jurgensen esquissa un mouvement d'épaule. « Une demi-douzaine d'autres rapports, la plupart en provenance de correspondants indépendants de nos attachés spatiaux au sein de l'Empire, indiquent que les Andermiens ont au moins expérimenté des missiles à portée allongée, et nous savons depuis des années maintenant qu'ils développent leurs propres capsules. Ce que nous ignorons, et que je n'ai pas encore trouvé moyen de confirmer ou d'infirmer, c'est s'ils ont commencé à construire des SCPC. — Trouvez un moyen de vérifier. » La voix de Janacek était tendue. Son estimation des forces nécessaires s'était fondée sur le maintien par Manticore de son monopole sur la nouvelle classe de supercuirassés. Ses rapports au gouvernement n'avaient même pas envisagé que les Andermiens puissent avoir engagé la construction de leurs propres SCPC. Il n'y avait aucune raison d'en parler, se dit-il, sur la défensive. C'est des Havriens que nous devons nous soucier, pas des Andermiens. S'il le fallait, nous pourrions très bien vivre en leur laissant la Confédération tout entière, à court terme en tout cas. Et puis Francis ne m'en avait pas encore touché mot. « En attendant, poursuivit-il en se retournant vers Chakrabarti, j'ai besoin de propositions concrètes de votre part concernant les forces exactes que nous devons transférer vers Sidemore. — Voulez-vous que je parte de l'hypothèse la plus pessimiste ? » demanda le Premier Lord de la Spatiale. Janacek fit non de la tête. « Pas la plus pessimiste. Inutile de se faire peur et d'avoir une réaction excessive alors que rien de tout ça n'a encore été confirmé par les Renseignements. Partez du principe qu'ils ont amélioré leurs capacités, mais ne nous laissons pas emporter. — Ça laisse encore pas mal d'incertitudes, Édouard, souligna Chakrabarti, et Janacek fronça les sourcils. Je veux être certain de fonder mes propositions sur ce que vous voulez vraiment. — D'accord. Considérez que leurs capacités actuelles sont à peu près équivalentes aux nôtres il y a six ans T. Pas de SCPC, pas de Cavalier fantôme et pas de porte-BAL, mais, sinon, comptez qu'ils ont tout ce dont nous disposions, y compris les nouveaux compensateurs. — Très bien », fit Chakrabarti en acquiesçant, l'air satisfait. Puis il inclina la tête, interrogateur : « Sur la base de ces hypothèses, toutefois, je peux déjà vous dire que "deux escadres de combat" ne suffiront pas. Pas si près de l'arrière-cour des Andies. — Nos ressources ont des limites, répondit Janacek. — Je comprends. Mais il se pourrait que la situation ne nous laisse pas d'autre choix que de déshabiller Pierre pour habiller Paul. — Il est fort probable que le gouvernement parvienne à contrôler la situation par la voie diplomatique, fit Janacek. S'il apparaît qu'une preuve plus concrète de notre résolution est nécessaire, nous n'aurons qu'à faire le nécessaire pour trouver les effectifs. — Oui, monsieur. Mais si nous voulons renforcer Sidemore à l'échelle requise par rapport à la menace que nous anticipons, il va également falloir choisir quelqu'un pour commander ces renforts. Le commandant actuel de la base, le contre-amiral Hewitt, manque déjà un peu d'expérience pour ce qu'il a sous sa responsabilité. Il n'est pas assez gradé, et de loin, pour commander ce qui va devenir l'une de nos trois plus vastes formations, que nous lui donnions le nom de "flotte" ou pas. — Mmm. » Janacek plissa le front en regardant son bureau, songeur. Chakrabarti n'avait pas tort, mais choisir un nouveau commandant de base n'allait pas être facile. Sidemore s'était révélé assez utile, mais sûrement pas essentiel ni vital pendant la guerre. Maintenant que la guerre était gagnée dans les faits, Sidemore allait devenir de moins en moins pertinent vis-à-vis des besoins stratégiques du Royaume stellaire; par conséquent, aucun officier ambitieux n'apprécierait de s'y faire reléguer. Sans parler des pièges potentiels dont cette affectation était farcie. Malgré ses propos à Jurgensen et Chakrabarti, Janacek était certain, en son for intérieur, que le gouvernement préférerait largement éviter toute confrontation avec les Andermiens, à raison. De toute façon, le Premier Lord n'avait jamais été favorable aux pressions expansionnistes qu'il avait souvent décelées à la fois chez la flotte et le parlement. C'est pourquoi il avait fait de son mieux pour se désengager de Basilic pendant son premier passage à l'Amirauté, avant qu'Harrington, cette folle furieuse, ne manque les mener à la guerre ouverte contre les Havriens avec cinq ans d'avance. Si on en venait là, il recommanderait certainement au cabinet de faire des concessions territoriales raisonnables face aux Andermiens. Ce n'était pas comme si les territoires en question appartenaient au Royaume stellaire, et rien en Silésie ne lui paraissait valoir qu'on risque un incident ouvert. Mais cela signifiait que celui qu'on enverrait à Sidemore se retrouverait dans une position peu enviable, à s'efforcer de dissuader les Andermiens d'agir tout en sachant pertinemment qu'aucun renfort supplémentaire ne viendrait. Et si les Andermiens ne se laissaient pas dissuader et qu'un incident quelconque se produisait, le gouvernement désavouerait certainement les actes du commandant de la base. Même dans le meilleur des cas, on se souviendrait de lui comme de l'officier de service quand l'Empire avait pris ses aises en Silésie. Ce ne serait pas sa faute, bien sûr, mais cela n'empêcherait pas ses pairs — et ses supérieurs — d'associer l'événement avec sa prise du commandement. Alors où trouver un amiral capable de faire du solide avec des bouts de ficelle s'il le fallait, de convaincre l'Empire qu'il se battrait jusqu'à la mort plutôt que de lui céder la Silésie (du moins jusqu'à ce qu'il reçoive l'ordre inévitable de la lui laisser), sans que sa perte soit dommageable s'il devenait nécessaire pour le gouvernement de le désavouer ? De but en blanc, il ne voyait personne, mais une idée lui viendrait sûrement. CHAPITRE DIX Le vice-amiral Shannon Foraker se tenait dans la galerie du hangar d'appontement, les mains nonchalamment croisées dans le dos, et contemplait les étoiles à travers le vide du hangar tout en regardant la pinasse en approche se poser sur les butoirs d'arrimage. Les ombilicaux se déployèrent vers la pinasse, suivis par le boyau de débarquement, et elle carra les épaules et se redressa légèrement tandis que la haie d'honneur se préparait. Les témoins lumineux à son extrémité du boyau passèrent du rouge à l'orange — en attente — puis au vert vif : sceau hermétique et atmosphère respirable. Enfin le sas s'ouvrit, et le sifflet du bosco se mit à couiner dans les aigus — un son qu'elle n'avait jamais réussi à apprécier. « Le ministre de la Guerre », annonça l'intercom tandis qu'un homme brun assez trapu en uniforme d'amiral franchissait le sas au son du sifflet, et la haie d'honneur se mit aussitôt au garde-à-vous. L'amiral Foraker fit de même, tout en regardant le nouvel arrivant saluer le commandant du VFRH Souverain de l'espace. Le capitaine de vaisseau Patrick M. Reumann lui rendit vigoureusement son salut. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, Reumann dépassait son visiteur d'une demi-tête, et c'était sans doute lui le plus imposant des deux physiquement malgré sa chevelure de moins en moins fournie, se disait Foraker. Pourtant, bizarrement, cela paraissait sans importance. Non par la faute d'une faiblesse du capitaine de vaisseau, car l'homme choisi pour commander le premier bâtiment de la classe de supercuirassés la plus récente et la plus puissante de la Flotte républicaine avait peu de chances d'être un minus face à quiconque. Simplement, pour la flotte en général, et pour tous ceux liés à l'opération Refuge en particulier, Thomas Theisman était devenu un personnage de légende, presque une icône. Shannon Foraker n'y aurait pas réfléchi davantage six ou sept ans plus tôt. Elle se montrait alors parfaitement imperméable aux dures réalités du service spatial sous le règne de Robert Pierre et du Service de sécurité. Jusqu'à ce qu'on la mette enfin face à l'affreuse vérité. L'humiliation et la honte qu'elle avait ressenties en étant contrainte de devenir complice de la brutalité de SerSec contre son gré avaient transformé l'univers de Foraker à jamais. Le petit prodige apolitique qui ne voulait rien d'autre que faire son travail avec patriotisme et honneur avait compris que c'était impossible, en tout cas sous la botte de SerSec. Elle avait vu un amiral qu'elle respectait et en qui elle avait confiance poussé au bord de la mutinerie, vu un ancien commandant qu'elle respectait plus encore poussé à trahir de son plein gré parce que son propre sens de l'honneur n'aurait pas supporté d'autre violation, et on l'avait elle-même poussée à deux doigts de la prison ou de l'échafaud. Dans le sillage de ces expériences, elle avait consacré à d'autres problèmes les qualités qui avaient fait d'elle un officier tactique hors pair au sein de la Flotte populaire – seule raison pour laquelle l'amiral Tourville, l'amiral Giscard et elle étaient encore en vie. Mais tout ce qu'elle pouvait faire n'aurait sûrement pas changé le résultat final si Thomas Theisman n'avait pas été là. Elle ne connaissait pas Theisman avant le renversement d'Oscar Saint-Just, mais elle avait appris à le connaître depuis, et, bizarrement, il paraissait sans cesse plus impressionnant. Il avait rejoint une poignée d'autres officiers dans l'esprit de Foraker, l'un de ces individus dévoués qui avaient su cultiver les concepts de devoir et d'honneur dans leur vie, quelles que soient les exigences de leurs maîtres politiques. Plus important, c'était aussi l'homme qui avait rendu à la flotte son honneur. Lester Tourville et Javier Giscard étaient peut-être aux commandes des forces de la République, mais c'était grâce à Thomas Theisman. De même, c'était lui qui avait invité les officiers et matelots de la flotte à redécouvrir leur fierté. À se rappeler qu'ils avaient choisi de porter l'uniforme parce qu'ils croyaient en quelque chose et non parce qu'un gouvernement qui s'imposait par la terreur les ferait fusiller s'ils refusaient de devenir à leur tour les agents consentants de la terreur. Il avait rendu la flotte à son personnel, en avait fait son alliée dans la défense de la Constitution restaurée, à la fois parce qu'elle avait le sens de l'honneur et de l'obligation et comme un moyen de laver son bouclier de la crasse dont SerSec l'avait éclaboussé. Et, parce qu'il lui avait rendu le sentiment d'avoir une mission, un engagement, de défendre quelque chose, la flotte l'aurait suivi sans ciller jusqu'aux portes de l'enfer. Et Shannon Foraker aussi. « Permission de monter à bord, monsieur ? » s'enquit le ministre de la Guerre sur un ton officiel tandis que le sifflet se taisait enfin, et le capitaine Reumann acquiesça vivement. « Bienvenue à bord du Souverain, monsieur ! répondit-il d'une voix puissante. C'est un plaisir de vous revoir ici, ajouta-t-il à voix plus basse, sur le ton de la conversation, en lui tendant la main. — C'est un plaisir d'être de retour, Patrick, répondit Theisman en serrant fermement la main tendue. Je regrette juste que le Refuge ne soit pas assez proche de La Nouvelle-Paris pour me permettre de venir plus de trois ou quatre fois par an. — Nous de même, monsieur, assura Reumann. — Eh bien, répondit le ministre en jetant un coup d'œil approbateur au hangar d'appontement bien organisé, nous allons peut-être faire un petit quelque chose en ce sens. — Pardon ? » Le capitaine inclina la tête, interrogateur, et Theisman sourit, bien que son visage comportât une trace d'autre chose que d'humour – peut-être un soupçon d'inquiétude. « Ne vous inquiétez pas, Patrick. Je promets de tout vous expliquer avant de regagner la capitale. En attendant, toutefois, l'amiral Foraker et moi avons deux ou trois détails à discuter. — Certainement, monsieur. » Reumann recula, et Theisman se tourna pour serrer la main de Shannon. « Amiral, fit le ministre, et Foraker sourit. — Amiral », répondit-elle, bien consciente qu'il préférait son personnage de chef d'état-major de la Spatiale, officier encore et toujours actif, à celui d'animal politique. Les yeux de Theisman brillèrent tandis qu'il lui serrait fermement la main, puis elle inclina la tête. « J'avais à tout hasard programmé un cocktail de bienvenue au mess des officiers, dit-elle, mais nos plans ne sont pas coulés dans le béton céramisé. Dois-je conclure de ce que vous venez de dire à Patrick qu'il vaut mieux reprogrammer les festivités pour vous laisser l'occasion de m'expliquer ce qui vous amène jusqu'ici ? — Eh bien, je crois que je préférerais, oui, si ce n'est pas trop gênant. Elle haussa les épaules. — Comme je vous le disais, nos projets n'étaient pas vraiment scellés, monsieur. Nous n'avions pas une idée assez précise du programme de ce voyage pour prendre des décisions fermes. » Elle se tourna vers un capitaine de vaisseau trapu à sa droite. « Five, on dirait que j'ai encore oublié mon communicateur. Vous voulez bien appeler Paulette de ma part? Demandez-lui de veiller à ce que tout le monde sache que nous passons au plan B. — Bien sûr, madame », répondit le capitaine William Anders dans un petit sourire. Une chose n'avait pas changé chez la nouvelle Shannon Foraker : son étourderie quand il s'agissait des détails de la vie courante. Il fallait un certain talent pour « oublier » son bracelet de com, mais elle arrivait à le faire au moins deux fois par semaine. Le capitaine hirsute activa son propre communicateur, tapa le code du lieutenant de vaisseau Paulette Baker, l'officier d'ordonnance de Foraker, et celle-ci reporta son attention vers Theisman. « Devons-nous discuter en privé, monsieur ? Ou dois-je rassembler mon état-major ? — Il faudra que je les mette tous au courant tant que je suis là, dit-il, mais je préférerais vous informer individuellement d'abord. — Bien sûr. Dans ce cas, m'accompagnerez-vous jusqu'à ma cabine de jour ? — Je pense que ce serait une excellente idée. » Foraker regarda de nouveau Anders : « Vous avez entendu, Five ? demanda-t-elle. — Oui. Et je transmettrai à Paulette. — Merci. » Elle lui sourit avec une chaleur qui transfigura son beau visage étroit et sévère; puis elle fit respectueusement signe à Theisman de la précéder en direction des ascenseurs. « Après vous, monsieur. » Il leur fallut plusieurs minutes pour atteindre la cabine de jour de Foraker, bien que les architectes l'eussent délibérément placée près des cages d'ascenseur. Évidemment, « près » était un terme tout relatif à bord d'un bâtiment de la taille du Souverain de l'espace. Le supercuirassé jaugeait pas loin de neuf millions de tonnes d'acier de bataille et de blindage. C'était aussi la première unité de la classe de vaisseaux de guerre la plus imposante et la plus puissante que la République de Havre eût jamais construite, même si elle ne détiendrait sans doute pas ce titre bien longtemps. Les plans de la classe des Téméraires, la génération suivante, étaient déjà bien avancés dans l'étape d'approbation finale et, si on ne prenait pas de retard, la construction du premier modèle débuterait ici, au Refuge, dans les trois ou quatre mois à venir, pour s'achever trente-six mois plus tard. Cela représentait peut-être un délai de construction beaucoup plus long que ceux des Manties, mais c'était un gain énorme de productivité pour Havre... dont l'essentiel était l'œuvre d'un certain vice-amiral Shannon Foraker et son état-major. Ils arrivèrent enfin à destination; Foraker ôta sa casquette et la lança au premier maître Callahan, son intendant, quand ils franchirent le sas de sa cabine après avoir passé le fusilier en faction. Le premier maître Sylvestre Callahan attrapa le couvre-chef volant avec l'aisance née d'une longue pratique et juste un léger soupir résigné. Foraker était bien consciente de ne devoir cette retenue qu'à la présence de Theisman, et elle adressa un sourire suffisant à son intendant. Pourtant elle n'était pas si à l'aise avec lui quand il lui avait été affecté. Elle avait mis des mois à se faire à la simple idée d'avoir son propre intendant, amiral ou non, car ce genre d'institutions « élitistes » avaient compté parmi les premières victimes des efforts systématiques de Robert Pierre pour effacer toute trace de l'ancien corps d'officiers législaturiste. Une partie d'elle-même s'était révoltée contre la restauration des anciens privilèges des officiers, et elle n'était pas mécontente que Theisman ait refusé d'en rétablir une bonne moitié. Mais elle avait aussi bien dû admettre qu'affecter un intendant aux commandants de vaisseaux et officiers généraux était en réalité tout à fait logique. Un commandant avait des choses bien plus productives à faire de son temps que ranger ses quartiers ou cirer ses propres bottes. Peut-être plus important, les officiers supérieurs avaient besoin d'anges gardiens sur lesquels compter pour assurer le bon fonctionnement de leur quotidien pendant qu'ils géraient l'incessante litanie de décisions indissociable de leur travail. Et ceux qui étaient un peu distraits en avaient encore plus besoin que la moyenne, reconnaissait-elle. « L'amiral et moi devons discuter, Sylvestre. Vous pensez que vous pourriez nous dégoter quelques en-cas pendant ce temps ? — J'en suis certain, madame, répondit Callahan. Quel genre d'en-cas envisagiez-vous ? » Elle le regarda d'un air interrogateur, et il haussa les épaules. « Le lieutenant Baker a déjà appelé pour me prévenir du changement de programme, expliqua-t-il. Si je comprends bien, le dîner est repoussé d'une heure environ, et le cocktail aura lieu ensuite. Je me demandais donc simplement si l'amiral et vous auriez besoin d'un léger casse-croûte ou d'une collation un peu plus substantielle pour vous permettre de tenir. — Mmm. » Foraker fronça les sourcils puis se tourna vers Theisman. « Amiral ? — Je suis encore à l'heure de La Nouvelle-Paris, répondit le ministre. Ce qui signifie que j'aurais dû déjeuner il y a déjà deux heures. Je pense donc qu'une "collation un peu plus substantielle" correspond parfaitement à ce que je souhaiterais. — Compris, Sylvestre ? — Compris, madame. — Alors, faites », dit-elle dans un sourire. Il s'inclina légèrement et se retira dans son office. Elle le regarda s'en aller puis se retourna vers Theisman et désigna l'un des confortables fauteuils : « Je vous en prie, amiral, prenez place. — Merci. » Theisman s'installa dans le fauteuil offert et regarda autour de lui, pensif. C'était la première fois qu'il visitait les quartiers de Foraker à bord, et il était impressionné par la simplicité des meubles dont elle s'était entourée. Elle semblait avoir assez surmonté son aversion à l'idée de se « dorloter » pour acheter des fauteuils morpho dignes de ce nom, et le bar ainsi que l'armoire à liqueurs placés dans un coin du spacieux compartiment paraissaient prometteurs. Mais, à part ça, elle se contentait apparemment du mobilier et du tapis fourni par la flotte; quant à la poignée d'œuvres d'art accrochées aux cloisons, bien qu'agréables à l'œil, il ne s'agissait pas de pièces de grande valeur. Ce qui correspondait assez bien à la femme qu'il avait choisie pour diriger le projet Refuge en son nom, et il était heureux de constater qu'elle était toujours avec lui, malgré le pouvoir et l'autorité dont elle jouissait désormais. Quelques-uns de ceux qu'il avait nommés au début l'avaient déçu sur ce point, succombant à la tentation de se prendre pour les nouveaux maîtres de la Flotte républicaine plutôt que ses serviteurs. Certains avaient réagi à ses remarques subtiles et s'étaient repris. Ceux qui ne l'avaient pas fait avaient été discrètement mais fermement écartés vers des postes qui lui permettaient malgré tout de profiter de leurs indéniables talents tout en les empêchant d'imposer leur empreinte sur sa flotte. « Dites-moi, fit-il en reportant son attention sur Foraker tandis qu'elle s'asseyait dans le fauteuil d'en face, pourquoi surnommez-vous le capitaine Anders "Five" ? — Aucune idée, répondit Foraker. J'ai commencé par l'appeler William, et il m'a poliment mais fermement informée qu'il préférait "Five". Je ne sais pas trop d'où lui vient ce surnom, mais je parierais sur un événement peu reluisant de son passé dans les ponts inférieurs. D'un autre côté, je me fiche du nom qu'il se donne tant qu'il continue à faire son boulot aussi bien qu'aujourd'hui. — Ça me convient », répondit Theisman en riant. Puis il redevint plus sérieux. « Vous savez, j'ai beau avoir haï et méprisé le comité de salut public, je dois reconnaître que Pierre et ses sbires ont quand même accompli des choses positives. Comme la relance de l'économie, par exemple, ou la fin du monopole des Législaturistes sur le corps des officiers. Sous l'ancien régime, un type comme Anders n'aurait jamais grimpé si haut. Et c'eût été une énorme perte. » Foraker acquiesça, parfaitement d'accord. Anders était simple officier marinier, avec trente-cinq ans d'ancienneté, quand Robert Pierre avait renversé les Législaturistes, mais il ne serait jamais allé plus loin sous l'ancien régime, et Ça aurait réellement été une perte pour la flotte tout entière. Comme Foraker, il avait compris enfant, au contact du système scolaire législaturiste, qu'il allait devoir s'enseigner à lui-même tout ce qu'il voulait vraiment apprendre, et c'était exactement ce qu'il avait fait. Il venait d'ailleurs d'une famille d'allocataires, et atteindre le grade d'officier marinier était déjà une belle réussite. Mais la fin de l'ancien ordre législaturiste ajoutée au besoin désespéré de compétences au sein de la Flotte populaire, indépendamment de leur source, avait changé tout cela. Le temps que Thomas Theisman en vienne à exécuter Saint-Just (à supposer que les rumeurs sur les circonstances de la chute de l'ancien président soient aussi vraies que Foraker le soupçonnait), le maître Anders était devenu capitaine de corvette. Toutefois, il ne serait peut-être pas monté beaucoup plus en grade sous Pierre et Saint-Just. Il aurait même bien pu se faire exécuter par le comité en lieu et place, car il était animé d'un intense esprit de contradiction. Bizarrement, il paraissait dépourvu de cette admiration pour le « peuple » qui était la clé des promotions dans le meilleur des mondes créé par Robert Pierre et Cordélia Ransom. Pour sa part, Foraker soupçonnait que cette disposition venait de ce qu'il avait surmonté tout seul les obstacles de son enfance et la caricature de système scolaire de la République populaire et ne ressentait que mépris pour ceux qui n'avaient même pas essayé. Toujours est-il qu'elle était ravie de l'avoir pour chef d'état-major, et que sa promotion depuis la chute du comité était amplement méritée. D'une certaine façon, elle regrettait de l'avoir tiré de son poste d'origine en R & D car c'était l'un des meilleurs ingénieurs de la flotte, si ce n'est de la République. Hélas, elle avait davantage besoin de lui là où il était, à jouer les interprètes pour les ingénieurs qui devaient communiquer avec ces individus moins doués qui se trouvaient être, dans cet univers imparfait, leurs officiers supérieurs. Et, elle le reconnaissait, elle avait besoin de lui pour traduire ses propres propos quand elle s'adressait aux supérieurs de ces mêmes ingénieurs. Maintenant, si je n'avais à communiquer qu'avec les ingénieurs, songea-t-elle, je pourrais peut-être rendre sa place à Five. Malheureusement, nous sommes dans le monde réel. — Je ne sais pas ce qu'en pense le reste de la flotte, monsieur, dit-elle au bout d'un moment, mais, pour ma part, je suis ravie de l'avoir ici. — Et moi je suis enchanté de vous avoir tous les deux ici, répondit Theisman avec sincérité. Lester Tourville m'a dit que vous étiez la femme idéale pour le Refuge, et le travail que vous avez fourni ne fait que confirmer ma foi en son jugement. » Foraker se sentit rougir, mais elle parvint à soutenir son regard sans trop flancher, puis elle leva les yeux avec un certain soulagement comme Callahan revenait avec un plateau de sandwiches et de crudités. Il le posa sur une petite table entre leurs fauteuils, versa à chacun une tasse de café, posa la cafetière à côté des sandwiches et s'éclipsa de nouveau. En voilà un autre que je suis ravi d'avoir avec moi, fit-elle, ironique, en regardant les provisions qui venaient d'apparaître comme par magie. — Je ne vois vraiment pas pourquoi, murmura Theisman dans un sourire, avant de se saisir avec joie d'un sandwich. Mmmm... délicieux ! soupira-t-il. — Il a un certain talent », confirma Foraker en choisissant une carotte. Elle se rassit et patienta en grignotant poliment pour tenir compagnie au ministre pendant qu'il se restaurait. Elle n'attendit pas longtemps. Theisman termina un sandwich, mangea la moitié d'un deuxième puis se composa une petite assiette de céleri et de bâtonnets de carotte avec un tout petit peu plus de sauce au bleu qu'il n'aurait dû, et il se carra dans son propre fauteuil. — Maintenant que la faim ne me tenaille plus, je suppose qu'il faut en venir au motif de ma visite », dit-il, et ses yeux brillèrent en voyant Foraker se redresser, l'air attentif. « En toute franchise, poursuivit-il, je suis en partie là pour vérifier de visu vos rapports. Non que je m'inquiète d'un manque d'exactitude, mais parce qu'au fond j'ai besoin de voir la réalité qu'ils décrivent. » Il secoua la tête. « Je me demande parfois si vous vous rendez bien compte de ce que vous avez réussi à accomplir ici, Shannon. — Je pense que vous pouvez sans risque partir du principe que nous nous en rendons tous compte, monsieur, répondit-elle, sarcastique. En tout cas, nous savons tous que nous avons passé quatre ans T – certains plus de cinq – plus ou moins en exil pendant ce temps ! — Je sais, et je pense que la flotte tout entière l'appréciera autant que moi quand nous révélerons enfin ce que vous avez fait, dit-il sérieusement. Et bien que le moment ne me paraisse pas rêvé, il est possible que le reste du Service découvre tout cela un peu plus tôt que nous ne le pensions. — Ah bon ? » Les yeux de Foraker s'étrécirent, et il hocha la tête. — Je sais que vous avez travaillé en fonction de mon programme d'origine. Et pour être honnête, je préférerais m'en tenir à ce programme. Hélas, ce ne sera peut-être pas possible. Si cela se confirme, au moins le capitaine Anders, vos troupes et vous en aurez fait davantage en moins de temps que je n'aurais cru possible quand je vous ai envoyée ici. — Je me réjouis de l'entendre... globalement, monsieur, dit-elle, prudente, comme il marquait une pause. En même temps, et bien que mes troupes méritent qu'on reconnaisse leur travail, nous sommes encore loin des niveaux de déploiement que vous aviez fixés en m'affectant ici. Certes, j'ai atteint l'objectif en termes de nombre de cales, mais nous n'avons commencé les premières coques que dans un tiers d'entre elles, et ce dans les six derniers mois. — Croyez-moi, Shannon, difficile d'en être plus conscient. D'un autre côté, les événements à La Nouvelle-Paris ne me laisseront sans doute guère de choix quant à l'accélération du programme de déploiement. — Puis-je savoir quel genre d'événements, monsieur ? s'enquit-elle, plus circonspecte encore, et il renifla. — Rien de catastrophique, dit-il pour la rassurer. Probablement même rien de grave... pour l'instant, du moins. Mais en gros, pour votre gouverne personnelle, la présidente et moi risquons de plus en plus de nous heurter de front avec le ministre Giancola. » Ses yeux s'étrécirent et sa voix se fit un peu plus tendue. « Cette information ne sort pas de ces murs, Shannon. — Bien sûr que non, monsieur », répondit-elle. Intérieurement, elle se réjouit de le voir lui faire assez confiance pour partager avec elle ce qu'il considérait à l'évidence comme une information sensible. « J'ignore s'il en sortira vraiment quelque chose, reprit-il après quelques instants. En fait, il est tout à fait possible que la présidente et moi nous inquiétions en vain. Mais le ministre des Affaires étrangères devient de plus en plus impatient face aux Manties, et on dirait qu'il s'efforce d'accumuler du soutien pour sa position au Congrès. Dans ses efforts, nous pensons qu'il a glissé des allusions ici et là à propos du Refuge. » Le visage de Foraker se raidit sous l'effet de l'indignation, et il lui adressa un sourire ironique. « Je sais, je sais ! Il n'est pas censé le faire et, s'il le fait, il viole la loi sur les informations classées. Mais même si c'est le cas, nous ne pouvons pas le sanctionner comme nous le ferions d'un sous-fifre. Ou disons que nous pourrions, mais la présidente pense que le coût politique d'un tel geste pourrait se révéler très élevé. À cause des soutiens qu'il a réussi à trouver au Congrès et parce que, si nous le punissions pour avoir violé la loi sur les informations classées, certains n'y verraient qu'un prétexte pour purger un opposant politique. Nous aurions le droit d'agir contre lui – à supposer qu'il soit coupable comme nous le pensons – mais en pratique cela pourrait bien avoir pour conséquence de saper la légitimité que nous nous sommes donné tant de mal à gagner. — Je comprends, je crois. Je n'aime pas trop ça, mais je vois ce que vous voulez dire. — Je n'aime pas trop ça non plus, répondit Theisman, maniant l'euphémisme. Mais, que ça nous plaise ou non, nous devons quand même décider comment réagir. De toute évidence, mes inquiétudes premières s'agissant de lever le voile trop tôt, de semer la panique chez les Manties et de les pousser à des mesures hâtives valent toujours. D'un autre côté, vous avez eu davantage de succès que je ne l'espérais dans l'accélération de la production. Combien de Souverains projetez-vous d'avoir d'ici la fin du trimestre ? — À supposer qu'on ne tombe pas sur un autre goulet d'étranglement, je pense que nous en aurons pile soixante-six, monsieur, dit-elle avec une fierté simple et amplement justifiée. Il y en a trente-huit actuellement en service, seize autres à différentes étapes de l'entraînement, et le chantier doit nous en livrer encore une douzaine le mois prochain. — Et la classe Astra ? — Comme vous le savez, nous ne lui avons pas affecté la même priorité qu'aux supercuirassés, monsieur. De plus, le capitaine de frégate Clapp a eu l'idée de quelques modifications sur les BAL, et nous avons décidé qu'elles valaient la peine de mettre à niveau les unités terminées en plus d'être incorporées à celles encore sur la ligne de production, ce qui a encore ralenti la cadence. Nous avons environ trente Astra en service ou à l'entraînement, mais il nous manque des groupes de BAL complets à mettre à leur bord. Et ce même déficit de BAL est un obstacle à notre programme d'entraînement. Je ne pense pas que nous pourrons en déployer plus de vingt, peut-être vingt-quatre, d'ici la fin du trimestre. — Je comprends. » Theisman s'enfonça dans son fauteuil et leva les yeux au plafond, une moue pensive aux lèvres. Il resta un moment dans cette position puis haussa les épaules. « Vous êtes malgré tout très en avance sur mes prévisions, lui dit-il. J'espère que nous pourrons dissimuler l'existence du Refuge et de vos équipes pendant encore un trimestre, voire deux, mais je ne crois pas qu'on puisse compter sur davantage. Et, au pire, il est possible que nous devions rendre tout cela public dès ce trimestre. » Il remarqua son air un peu perplexe et agita la main. « Si monsieur le ministre Giancola crée une situation dans laquelle il se retrouve à l'opposé de la présidente et du reste du gouvernement dans un débat public, je ne veux pas qu'il lâche comme une bombe la nouvelle que notre posture militaire s'est améliorée. Pas sans crier gare. Je n'en suis pas certain, mais je le soupçonne d'avoir au moins envisagé l'avantage qu'il tirerait de la révélation soudaine des capacités des vaisseaux que vous construisez et entraînez ici. » Les Mannes ne sont clairement pas intéressés par la signature d'un traité qui nous rendrait nos planètes occupées. Tout le monde ne s'entend pas quant à leurs raisons. J'aurais pour ma part tendance à penser, comme le général Usher à l'AFI, qu'ils se fichent de garder nos territoires si ce n'est pour les avantages politiques que cela assure à Haute-Crête et compagnie sur le plan intérieur. Mais d'autres ont des théories très différentes. Y compris, je le crains, bon nombre d'analystes du SRE... et de la Direction des renseignements spatiaux, d'ailleurs. » Foraker hocha la tête. Le général Kevin Usher avait été choisi par la présidente Pritchart en personne pour diriger la nouvelle Agence fédérale d'investigation quand on avait détruit SerSec, la machine répressive d'Oscar Saint-Just. L'ancienne organisation avait été scindée en deux : l'AFI d'Usher et le Service de renseignement extérieur, plus particulièrement chargé de l'espionnage hors du territoire au niveau fédéral. Le nom des nouvelles instances, soigneusement choisi, avait l'avantage de rompre complètement avec des appellations telles que « Sécurité intérieure » ou « Service de sécurité », bien qu'elles fussent essentiellement chargées des mêmes fonctions de renseignement. Avec Usher aux commandes, Pritchart était sûre que l'AFI ne se livrerait en revanche pas à ses anciennes activités répressives, et la rumeur prétendait que la présidente aurait voulu le voir assumer les fonctions désormais dévolues aux deux agences. Mais de nombreux députés avaient reculé à l'idée de recréer une organisation unique de renseignement et de sécurité. Et Foraker avait beau respecter la présidente, elle était d'accord avec eux. Pas seulement parce qu'elle aussi redoutait qu'une telle agence puisse devenir un nouveau SerSec sous un président autre qu'Héloïse Pritchart et un directeur autre que Kévin Usher, d'ailleurs. Elle n'avait pas été impressionnée par Wilhelm Trajan, le nouveau directeur du SRE, autant que par Usher, mais elle avait été ravie que Theisman ressuscite les renseignements de la flotte en tant qu'agence indépendante au sein de la flotte, sous le nom de DRS. Il y avait tout bonnement des questions qu'un analyste civil ne penserait pas à poser, sans parler de savoir y répondre. Hélas, les vieilles guerres d'influence entre agences refaisaient manifestement surface. Ce qui était sans doute inévitable, songea-t-elle, vu que chaque groupe d'analystes envisageait les données brutes selon ses propres préjugés et priorités institutionnels. Et, pour être honnête, Usher était censé se charger des questions intérieures et de contre-espionnage, pas d'analyser les données d'espionnage. Disposer de plusieurs analyses concurrentes pouvait toutefois présenter un avantage puisqu'un débat rigoureux était probablement le meilleur moyen d'atteindre la vérité. Ceux qui sont en désaccord avec le général Usher se répartissent globalement en deux camps, lui dit Theisman. Le premier, qui pense comme Giancola et représente probablement le plus grand nombre, croit que le gouvernement manticorien a l'intention de conserver les planètes occupées de façon définitive. Selon eux, si Descroix refuse de répondre à nos propositions ou d'en faire de sérieuses à son tour, c'est uniquement pour gagner du temps jusqu'à ce qu'ils aient préparé l'opinion publique du Royaume stellaire à accepter l'annexion totale d'au moins quelques-unes des planètes occupées. Pour la plupart, ils montrent du doigt l'Étoile de Trévor comme étant symptomatique, même si certains au moins sont prêts à reconnaître que l'existence d'un terminus du nœud fait de ce système un cas particulier. Un pourcentage beaucoup moins élevé admet même que la façon dont les Législaturistes et SerSec ont traité les Martiniens en fait un cas plus particulier encore. Pour ma part, je ne vois pas un gouvernement manticorien se livrer à une politique d'acquisition de territoire tous azimuts, mais je suppose qu'il serait stupide d'exclure définitivement cette éventualité. Surtout si un changement spectaculaire se produisait dans la dynamique politique interne du Royaume. » Le deuxième groupe qui s'oppose à l'analyse du général Usher ne se donne pas la peine de chercher des mobiles cachés aux Manticoriens. Ils sont restés bloqués sur l'idée que le Royaume stellaire est notre ennemi naturel et inévitable. J'ignore quelle part de tout cela est due à la propagande de l'ancien ministère de l'Information publique et quelle part résulte simplement de nos années de guerre contre Manticore. Toujours est-il qu'ils ne veulent ou ne peuvent pas envisager une paix durable avec les Manties. Donc, selon eux, évidemment, le Royaume n'a aucun intérêt à négocier sérieusement avec nous. Haute-Crête et Des-croix se contentent de tuer le temps avant que la guerre ne reprenne immanquablement. — J'espère que vous me pardonnerez cette remarque, monsieur, mais ce sont des conneries », intervint Foraker. Theisman la regarda en haussant les sourcils pour l'inviter à poursuivre. Elle eut un petit mouvement de tête et s'exécuta. « J'ai rencontré des Mannes, lui rappela-t-elle. À la fois avant ma capture par l'amiral Harrington en Silésie et après sa capture par l'amiral Tourville. Certains nous détestent, ça ne fait pas de doute, ne serait-ce que parce que nous nous battons depuis si longtemps, mais la plupart des gens que j'ai rencontrés n'avaient pas plus envie de conquérir la République que moi le Royaume stellaire. Je me rends compte que les officiers sont censés obéir aux ordres, et que si leur gouvernement décidait de poursuivre la guerre contre nous, ils le feraient. Toutefois, même ainsi, je ne crois pas qu'un gouvernement manticorien pourrait ignorer l'opinion publique si elle s'opposait à une guerre inutile. » De toute façon, s'ils avaient réellement l'intention de reprendre bientôt les armes, je n'arrive pas à croire que même le gouvernement Haute-Crête réduirait les effectifs de sa flotte au point que semblent indiquer tous nos rapports d'espionnage. » Theisman hocha la tête à son tour. Vu sa position aux commandes du Refuge, Foraker figurait sur la liste des destinataires du moindre renseignement concernant les politiques de construction et la technologie manticoriennes. S'ils prévoyaient sérieusement de reprendre les opérations, souligna-t-elle, ils ne retarderaient sûrement pas la construction des bâtiments dont ils auraient besoin pour mener la guerre. Ils ne voient sans doute pas qu'ils nous offrent ainsi l'occasion de constituer un contrepoids, mais même à supposer que le secret ait tenu aussi bien que nous l'espérons, il leur faudrait la plus forte marge de supériorité possible. Souvenez-vous, la Huitième Force était leur fer de lance, le seul, et maintenant qu'ils l'ont mise au repos et qu'ils ont réaffecté son mur à la Troisième Force – sans compter qu'ils ont joyeusement mis au rebut ou au placard les anciens éléments de leur mur – leur "fer de lance" est beaucoup plus court qu'avant. À mon avis, le fait qu'ils réduisent systématiquement leur marge de supériorité par rapport au mur dont nous voulons leur faire croire qu'il est tout ce qui nous reste est l'indication la plus fiable qu'ils pensent vraiment la guerre terminée. — Je vois. » Theisman la regarda un instant. <^ Et je crois que je suis globalement d'accord avec vous. Mais dites-moi, Shannon... si les Manties comptaient bel et bien conserver les planètes et systèmes occupés, seriez-vous favorable à une reprise des opérations contre eux au cas où ce que vous avez construit ici recrée véritablement un équilibre tactique ? — Vous voulez dire moi, personnellement? Ou bien voulez-vous savoir quelle politique le gouvernement devrait adopter à mon avis ? — L'un ou l'autre. Les deux. » Elle y réfléchit très soigneusement, en prenant son temps, et elle paraissait presque étonnée quand elle décida de sa réponse. « Vous savez, monsieur, je n'y avais jamais vraiment réfléchi. Mais maintenant que vous posez la question, je crois que j'y serais sans doute favorable. » Elle secoua la tête, manifestement ébahie de sa propre conclusion. «Je n'aurais jamais cru dire ça, mais c'est vrai. C'est peut-être du patriotisme, ou un désir de vengeance – leur rendre la monnaie de leur pièce après la façon humiliante dont ils nous ont botté les fesses. Et, bien que je rechigne à l'admettre, j'ai peut-être envie aussi de voir comment mon nouveau matériel se débrouillerait. — Je crains que vous ne soyez pas la seule, quelles que soient vos raisons, répondit-il d'un air sombre. Personnellement, je pense qu'il serait fou de notre part de reprendre les hostilités contre le Royaume stellaire dans presque toutes les circonstances que je puisse concevoir. Même si le Refuge nous permet de l'affronter à parité technique approximative, notre expérience des quinze dernières années devrait indiquer à quiconque a plus qu'un cerveau d'amibe que le coût – pour les deux camps – serait énorme. Mais l'une des choses dont la présidente et moi devons être conscients, c'est qu'il reste une immense colère dirigée contre cet "ennemi" que nous combattons depuis si longtemps, non seulement dans la flotte mais aussi au sein de l'électorat. C'est pourquoi Giancola nous fait peur. Nous redoutons que son exigence d'une politique étrangère plus agressive ne trouve un écho dans cette colère et cette haine. Que cela ne crée en fin de compte – Dieu nous garde – un nouveau soutien populaire à la reprise de la guerre. Et si nous n'arrivons pas à pousser ces imbéciles de Manticoriens à mettre au moins une proposition de paix permanente sérieuse sur la table, ils feront le jeu des crétins de chez nous qui veulent retourner en guerre contre eux. » C'est pourquoi, j'ai besoin que vous en ayez conscience, le moment où nous révélerons l'existence du Refuge et des bâtiments que vous y avez construits va faire l'objet de soigneuses considérations politiques. La présidente et moi, d'un côté, et les partisans de la confrontation de l'autre, tout le monde va vouloir lever le voile sur la nouvelle flotte au moment qui lui profiterait le plus. La présidente et moi avons besoin d'un moment où les Manties ne seront pas tentés par une frappe préventive, ce qui signifie que nous devons tenir le plus longtemps possible de façon à pouvoir construire la force de dissuasion la plus efficace. Les autres attendront le moment où notre capacité à égaler les avantages manticoriens – ou du moins à les compenser – générera la plus forte poussée en faveur de leur politique. » La décision ne se prendra pas à votre niveau, bien sûr. Mais il faut que vous soyez prête, et vous devez comprendre qu'on ne vous préviendra probablement que très peu à l'avance. » Il eut un sourire ironique. « Il faudrait que vous continuiez à faire des miracles et à dépasser nos espérances, parce que, dès que l'opération Refuge sera annoncée au reste de la Galaxie, nous allons avoir besoin de tous les muscles disponibles. CHAPITRE ONZE Sur les talons de MacGuiness, Hamish Alexander entra dans le gymnase privé situé sous le manoir d'Honor dans la baie de Jason et s'arrêta. Honor se trouvait sur le tapis au centre de la grande salle illuminée et bien équipée. Elle avait enfilé un gi blanc traditionnel et une ceinture noire qui portait désormais huit barrettes de grade. Cela ne l'étonna pas, car il savait qu'elle avait obtenu le huitième dan un peu plus d'un an auparavant. Le coup de vitesse n'était pas son sport de prédilection — il s'était pour sa part consacré au football et à l'escrime — mais il savait qu'il ne lui restait plus qu'un grade officiel supplémentaire à atteindre. Vu sa ténacité dans tout ce qui lui tenait à cœur, la neuvième barrette aurait aussi bien pu orner déjà sa ceinture. Ce n'était qu'une question de temps. Mais, bizarrement, il n'avait pas l'impression que c'était ce qu'elle avait en tête cet après-midi. Elle ne pratiquait pas ses katas d'entraînement et elle ne s'exerçait pas non plus contre un partenaire humain. Non. Elle se donnait à fond dans un combat en plein impact contre le robot humanoïde d'entraînement qu'elle avait fait construire tout exprès, et il lui menait la vie dure. Cela devint particulièrement évident lorsque le robot effectua une attaque dévastatrice. Havre-Blanc en savait trop peu sur le coup de vitesse pour comprendre ce qu'il avait vu. C'était comme l'escrime, où l'œil non averti voyait l'action sans jamais pouvoir espérer en saisir les nuances et la complexité. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il avait vu les mains du robot se mouvoir à une vitesse telle qu'elles en devenaient floues. L'une de ces mains se referma sur le bras droit d'Honor et le leva bien haut, tandis que l'autre, fermée, s'enfonçait violemment dans son ventre; puis le robot pivota, lui tordant le bras et heurtant son torse de la hanche et de l'épaule, et elle s'envola dans les airs pour finalement atterrir sur le tapis avec une violence à se briser les os. La surprise de Havre-Blanc se mua en inquiétude comme l'automate chargeait à ses trousses à une vitesse littéralement inhumaine. Mais elle heurta le tapis en roulade, se mit à genoux en un mouvement fluide, et ses mains étaient prêtes le temps que le robot l'atteigne. Elle les leva, saisit le col de son gi et roula en arrière comme pour le tirer vers elle. Mais tout en roulant, lorsque ses épaules touchèrent le tapis, elle lança ses genoux à la rencontre du ventre de son adversaire. Ils appliquèrent une poussée puissante, ses jambes se raidirent, et soudain ce fut le robot qui valsait dans les airs. Il heurta le tapis avec la violence d'un tremblement de terre et entreprit aussitôt de se redresser, mais Honor avait poursuivi son mouvement par un saut périlleux arrière. Avant que l'automate ne retrouve son équilibre et ne se relève, elle l'attaquait par-derrière. Son bras droit s'élança et se verrouilla autour du cou du robot, écrasant sa gorge dans le creux du coude, puis le plat de sa main gauche s'abattit comme un marteau sur l'arrière de sa tête. Havre-Blanc grimaça de douleur, compatissant. Malgré sa puissance et sa férocité, ce coup brutal avait été porté avec une précision mortelle — une précision d'autant plus remarquable qu'Honor s'était servie de la main gauche et que celle-ci n'était plus humaine. Personne en dehors de ses thérapeutes (et probablement Andrew LaFollet) ne saurait sans doute jamais combien elle avait dû travailler dur pour maîtriser la prothèse qui avait remplacé le bras perdu sur Cerbère. Mais il était conscient que peu de gens apprenaient jamais à utiliser une prothèse intelligente aussi naturellement que le membre organique qu'elle remplaçait ni à retrouver toute la gamme des mouvements, et le processus prenait de nombreuses années pour ceux qui y parvenaient. Honor avait réussi en un peu plus de trois ans, au point non seulement de retrouver son ancien niveau en coup de vitesse mais aussi d'atteindre le degré de maîtrise suivant. Certes, la prothèse lui offrait quelques avantages inhabituels. D'abord, elle était largement plus puissante qu'un bras de chair et d'os. Il y avait des limites à ce qu'Honor pouvait faire de cette force car son épaule n'avait pas été touchée quand elle avait perdu son bras, et les limitations naturelles de cette articulation conditionnaient les contraintes qu'elle pouvait lui imposer. Mais le fait que son bras gauche était beaucoup plus fort qu'aucun bras n'aurait dû l'être devint spectaculairement — voire atrocement — évident quand l'arrière du « crâne » de l'automate d'entraînement se déforma sous la violence du coup, et sa tête s'affaissa vers l'avant, simulant avec un réalisme troublant un cou brisé. Le robot s'effondra, et Honor tomba lourdement en travers de son corps, la respiration difficile et haletante dans la salle soudain silencieuse. Personne ne bougeait, et Havre-Blanc jeta un regard vers le coin d'où Andrew LaFollet et Simon Mattingly avaient observé leur seigneur. Leur mine n'était pas rassurante. Les automates comme celui d'Honor étaient rares. D'abord du fait de leur coût, mais aussi parce qu'ils pouvaient être dangereux. Mortels, disons-le. Comme le bras artificiel d'Honor, leur force maximale était bien supérieure à celle d'aucun humain, même génétiquement modifié pour s'adapter aux mondes à forte gravité, comme Honor Harrington, et leurs réflexes étaient beaucoup plus' rapides. Tous les robots d'entraînement étaient livrés avec mécanisme de régulation et inhibiteurs logiciels destinés à protéger l'usager, mais la responsabilité revenait en dernier recours à la personne qui s'exerçait contre l'un d'eux d'en déterminer les réglages. Plus d'un être humain avait été gravement blessé de ce fait, voire tué. Aucun automate n'était jamais devenu fou, mais ils se conduisaient exactement comme leurs propriétaires le leur ordonnaient, et ceux-ci commettaient parfois des erreurs en précisant le niveau de performance. À voir l'expression inquiète de LaFollet, le Graysonien pensait à l'évidence qu'Honor se rapprochait précisément de cette erreur. Dans la mesure où, contrairement à Havre-Blanc, LaFollet pratiquait lui aussi le coup de vitesse — et qu'il combattait régulièrement contre Honor, d'ailleurs, — il était sûrement en position d'en juger, et le comte ravala un juron amer en regardant Honor se mettre à genoux en haletant puis se relever. Il savait depuis des années, depuis leur première rencontre à Yeltsin, que la colère d'Honor Harrington était fatale, même si les gens le voyaient rarement. Il savait aussi que le calme et la sérénité qu'elle rayonnait normalement étaient tout aussi réels que sa colère. Elle était là, enchaînée et mise au pas par le devoir et la compassion, peut-être, mais sans perdre une once de son pouvoir. Et parfois elle abîmait sa laisse. Des histoires couraient sur les occasions où elle avait failli se libérer, partie intégrante de la légende née autour de la « Salamandre », mais cette colère n'était presque jamais à la hauteur de la discipline et de la volonté qui la contenaient. Presque... mais pas toujours. Il le savait aussi, mais c'était la première fois qu'il la voyait la libérer volontairement. C'était la raison pour laquelle LaFollet s'inquiétait, et l'entraînement n'avait pris fin qu'avec la « mort » de l'automate. Le comte grimaça de nouveau en pensant à l'intensité de la douleur qu'il avait dû falloir pour la mettre dans cet état. Elle resta debout à contempler l'automate effondré pendant quelques secondes, puis elle prit une profonde inspiration, carra les épaules et leva les yeux vers LaFollet. Elle ôta ses gants, son protège-dents, et lui adressa un signe de tête; l'homme d'armes répondit de la même façon, s'efforçant manifestement de dissimuler son soulagement tandis qu'il enfonçait les boutons d'une unité mobile. Le robot d'entraînement s'anima, puis se leva et quitta le tapis avec un calme mécanique, indifférent à sa récente défaite. Honor le regarda partir puis se retourna vers Havre-Blanc. Elle ne se montra pas surprise de le voir. Elle devait savoir qu'il était là, avoir détecté ses émotions depuis l'instant où il était entré dans la salle. Il lui sourit, mais c'était un sourire amer, ironique, conscient du mal qu'ils s'étaient fait sans jamais le vouloir. Pendant longtemps, il n'avait pas compris qu'elle était capable de ressentir les émotions de ceux qui l'entouraient. Ce n'était pas vraiment sa faute car, à sa connaissance, aucun autre être humain n'avait jamais partagé le sens empathique des chats sylvestres. Mais une fois qu'il avait commencé à soupçonner la vérité, si ridicule qu'elle ait paru, il s'était demandé comment il avait pu ne pas comprendre. Cela expliquait si bien sa capacité surnaturelle à voir clair en chacun... et la façon si naturelle qu'elle avait de se tourner vers ses proches, à toujours adoucir la peine d'un autre ou soigner ses blessures. Et qui peut faire ça pour elle ? Qui peut lui rendre un tant soit peu de ce qu'elle donne à tous les autres ? se demanda-t-il amèrement. Pas moi. Aloi, je ne peux qu'aggraver les choses en restant assis là, à rayonner d'amour pour elle alors que c'est exactement ce qui nous déchire tous les deux. Étrangement, même après qu'il eut commencé à soupçonner la vérité, il avait réussi à éviter de faire face à ses implications inévitables. Bien sûr qu'elle connaissait ses sentiments pour elle. Elle les connaissait depuis toujours, et c'était ça qui l'avait poussée à assumer le commandement de l'escadre qui l'avait menée sur Hadès en tant que prisonnier de guerre et avait failli la tuer. Et maintenant il connaissait la vraie raison de sa fuite : non seulement elle avait décelé ses émotions, mais elle les partageait. Et donc, pendant qu'il croyait souffrir noblement en solitaire en dissimulant l'amour qu'il lui portait, son fardeau à elle consistait à connaître leurs sentiments à tous les deux. Son visage se troubla un instant avant qu'elle lui sourie, et il se fustigea intérieurement : se reprocher ce qu'il éprouvait et ce qu'il lui infligeait ne leur faisait de bien ni à l'un ni à l'autre. De toute façon, ce n'était pas sa faute. Il le savait, pourtant cela ne changeait ni ses émotions ni son sentiment de culpabilité et de frustration à l'idée qu'il les lui communiquait... ce qui ne faisait qu'empirer le tout. Hamish dit-elle d'une voix de soprano rauque. Un gros bleu apparaissait sur sa joue droite et sa lèvre supérieure était enflée. Il n'aimait pas trop non plus la préférence qu'elle donnait à son côté droit, mais elle lui tendit sa main de chair et d'os, qu'il prit dans la sienne et embrassa. Il ne s'agissait plus simplement de la courtoisie adoptée sur Grayson que c'était autrefois, ils le savaient tous les deux, et il se demanda misérablement ce qu'ils allaient faire. « Honor », répondit-il en lâchant sa main. Nimitz et Samantha bondirent de leurs perchoirs et traversèrent le gymnase dans leur direction en trottinant, mais il le remarqua à peine. Son attention était rivée sur Honor. « Que me vaut le plaisir de ta visite ? » s'enquit-elle d'une voix quasi naturelle, et il lui adressa un sourire qui ne trompait ni l'un ni l'autre, il le savait. Et pourquoi le voudrais-je ? C'est très dur, je sais que c'est douloureux pour elle, mais ça reste magnifique en un sens. L'idée qu'elle sait exactement à quel point je l'aime, malgré tout ce que ça nous a coûté. Et ce que ça coûte à Émilie. Penser à sa femme lui rappela pourquoi il était là, et pourquoi il était venu en personne plutôt que d'appeler. Pourquoi il s'était arrangé à dessein pour lui faire goûter ses émotions. Une lueur trembla dans le regard d'Honor, et il eut une moue amère en la voyant identifier ces émotions. Au moins, il ne s'agissait que de cela et pas de ses pensées, se répéta-t-il. « Je viens porteur d'une invitation », dit-il sur un ton bien plus léger que son humeur. Nimitz et Samantha arrivèrent tandis qu'il parlait, et Honor se baissa pour ramasser Nimitz sans jamais quitter des yeux le visage de son interlocuteur. Elle se redressa en serrant le chat sylvestre dans ses bras. « Une invitation ? » Il ressentit une nouvelle pointe douloureuse à la prudence que trahissait sa voix. « Pas de ma part, s'empressa-t-il de la rassurer avant de rire sans joie. La dernière chose dont nous ayons besoin en ce moment, c'est bien d'apporter de l'eau au moulin des fauteurs de scandale ! — Certes. » Elle sourit avec ce qui était peut-être un amusement sincère, mais le sourire disparut aussi vite qu'il était venu, et elle le regarda d'un air interrogateur. « Si elle ne vient pas de toi, de qui alors ? » demanda-t-elle. Il prit une profonde inspiration : « De mon épouse », répondit-il tout bas. Honor ne bougea pas; pourtant, à cet instant, ce fut comme s'il pouvait percevoir ses émotions à elle, la façon dont elle se crispait intérieurement comme sous l'effet d'un coup imprévisible. Elle le regardait fixement, et il aurait voulu la prendre dans ses bras. Mais il ne pouvait pas, bien sûr. « Je sais que ça paraît bizarre, préféra-t-il poursuivre, mais je jure que je n'ai pas perdu la tête. En fait, l'idée vient d'Émilie. Très peu de gens le savent, mais en réalité elle est encore plus forte que Willie pour disséquer les problèmes politiques et leur trouver des solutions. Et en ce moment, Honor, toi et moi avons besoin de toute l'aide disponible. Elle le sait... et elle souhaite offrir la sienne. Honor n'arrivait pas à quitter son visage des yeux. Elle avait l'impression que l'automate venait de la frapper à l'estomac une fois de plus. Cette « invitation » parfaitement inattendue l'avait heurtée comme une fléchette de pulseur, et derrière la stupéfaction se cachait une autre émotion : la peur. Non, pas la peur, la panique. Impossible, il n'était pas sérieux ! Il avait sûrement compris, depuis le temps, pourquoi elle avait toujours évité de rencontrer sa femme – et c'était avant que les journaux proches du gouvernement s'attachent à détruire systématiquement sa vie. Comment pouvait-il lui demander d'affronter Émilie Alexander maintenant ? Alors que ses émotions lui criaient qu'il savait très bien ce qu'elle éprouvait pour lui ? Et qu'elle-même savait ce qu'il ressentait pour elle ? Les innombrables facettes de la trahison qu'était leur amour et toute la douleur et la destruction que les articles de presse leur avaient imposées l'enveloppèrent, s'accrochant à elle comme un linceul étouffant, et pourtant, là-dessous, elle percevait le besoin qu'avait Hamish de la voir accepter son « invitation ». Elle se noyait, broyée par l'intensité des émotions qui émanaient d'eux, et elle ferma les yeux en se débattant pour retrouver un semblant de calme. Impossible. Cette fois, elle ne pouvait pas s'éloigner, ni bâillonner sa sensibilité et sa conscience; elle ne pouvait pas fermer le circuit. Le torrent incontrôlable de leurs émotions rebondissait de l'un à l'autre, doublant et redoublant comme par un étrange effet de réaction, et ses pensées étaient prises dans une gangue de béton céramisé. Elle sentit Nimitz emporté dans son sillage comme un baleinier de la vieille Terre, entraîné par ses émotions tumultueuses comme le capitaine Achab par la baleine, alors qu'elle cherchait à échapper à la douleur du harpon dans les profondeurs, et elle ne pouvait rien y faire non plus. Et au fond de cette plongée, il y avait Hamish. Il y avait toujours Hamish, source de tant de peine à cause d'un sentiment qui aurait dû être merveilleux. L'homme qui avait enfin accepté l'idée qu'elle pouvait percevoir exactement ce qu'il ressentait, savoir précisément combien il l'aimait. Un homme conscient qu'elle savait aussi à quel point il aimait encore sa femme, et les affres où le plongeait le sentiment d'avoir trahi à la fois Honor et Émilie en se laissant aller à les aimer toutes les deux. Et son désir de la voir accepter cette suggestion impossible. Elle hésita, incapable de lui tendre la main — trop terrifiée par ce qu'il proposait pour l'accepter, mais tout aussi incapable de refuser. Et alors qu'elle en était là, elle ressentit soudain autre chose. Une émotion qu'elle n'avait jamais éprouvée. Elle ouvrit brutalement les yeux et tourna la tête pour fixer Samantha. La compagne de Nimitz était tapie près d'elle, et les émotions de la chatte sylvestre se déversèrent soudain en elle comme un déluge. Elle avait déjà senti la présence de Samantha —sa ( lueur d'âme », comme disaient les chats depuis qu'ils avaient appris la langue des signes — un nombre de fois incalculable, mais jamais de cette façon. Jamais si intensément. Elle résonnait et grondait de la découverte stupéfaite de Samantha, d'une joie terrible, chantante, et d'un constat abasourdi. Il se passait trop de choses, trop de pressions s'exerçaient, trop d'exigences impossibles pour qu'Honor démêle ce qui arrivait, mais elle sentit Samantha tendre son esprit. Se déployer. Il n'existait pas de mot dans les langues humaines pour décrire ce que la chatte faisait en cet instant, et Honor savait qu'elle ne serait jamais capable de véritablement se l'expliquer à elle-même, pourtant elle eut un bref avertissement, un fugitif éclat de conscience. Juste assez pour lui permettre de pousser un cri, bien qu'elle ne saurait jamais si elle protestait, horrifiée, ou si elle partageait sa joie. Peu importait, du reste. Elle n'aurait pas davantage pu stopper ce qui se produisait qu'arrêter Manticore sur son orbite. Rien n'aurait pu l'empêcher, et elle regarda à travers trois paires d'yeux — les siens, ceux de Nimitz et, par-dessus tout, ceux de Samantha — Hamish Alexander tourner la tête vers la chatte sylvestre, la stupéfaction et l'incrédulité flamboyant dans ses yeux bleus glacés, puis tendre la main comme Samantha bondissait dans ses bras avec un blic vibrant de joie. CHAPITRE DOUZE « Comment est-ce possible ? C'était la première phrase cohérente qu'Hamish Alexander parvenait à prononcer en près de dix minutes. Il berçait la chatte qui ronronnait follement dans ses bras comme s'il s'agissait de la chose la plus précieuse de l'univers, et ses yeux bleus brillaient d'incrédulité et de chaleur grandissante tandis qu'il la regardait. Il savait ce qui s'était produit. On ne pouvait pas passer autant de temps que lui avec Honor et Nimitz — et Samantha — ni, d'ailleurs, avec Élisabeth et Ariel, sans reconnaître une adoption quand on en voyait une. Mais savoir ce qui s'était passé et le comprendre, voilà qui faisait deux. Honor le fixait pendant que les échos de sa propre stupeur incrédule résonnaient en elle. Contrairement à Havre-Blanc, elle était l'une des plus grandes spécialistes vivantes des chats sylvestres. Dans le clan Harrington, on avait davantage été adopté au fil des siècles que dans aucune autre famille sphinxienne, et elle avait passé une bonne partie de son enfance, notamment après sa propre adoption, à lire les journaux intimes des ancêtres adoptés avant elle. Certains contenaient des théories qui n'avaient jamais été discutées en public, sans parler d'une réserve incomparable d'observations de première main. Par-dessus le marché, Nimitz et Samantha avaient été les tout premiers chats sylvestres à apprendre la langue des signes, et elle avait passé des heures interminables depuis à « écoutera leurs explications fascinantes de la société sylvestre et de coutumes que même ses ancêtres n'avaient pu observer que de l'extérieur. Et c'était une des raisons — fort nombreuses — de son immense surprise. À sa connaissance, rien de tel ne s'était jamais produit. À part dans des cas très particuliers, comme celui du prince consort Justin et Monroe, le chat qui avait auparavant adopté le père d'Élisabeth, les chats sylvestres reconnaissaient leur futur compagnon dans les secondes ou les minutes tout au plus qui suivaient leur rencontre. Monroe était apathique, brisé, presque anéanti par la mort du roi Roger la première fois que Justin s'était approché de lui après l'assassinat. Il n'était véritablement conscient de rien, pas même de la famille endeuillée de feu son compagnon, jusqu'à ce que le traître responsable de la mort du roi entre bêtement à sa portée avec l'intention de tuer Justin en prime. Le choc émotionnel intense que le futur prince et lui avaient partagé en repoussant l'attaque du meurtrier avait rattrapé Monroe au bord du précipice et forgé le lien d'adoption entre eux. Mais à moins que le chat concerné soit littéralement à l'article de la mort, il reconnaissait toujours la « polarité » incomplète de l'être humain destiné à devenir sa moitié. Seulement, ce n'avait pas été le cas de Samantha. Elle avait rencontré Hamish des dizaines de fois sans le moindre frémissement de moustache en réaction. « Je ne sais pas », répondit Honor. Elle se rendit compte que c'était sa première phrase depuis ce premier instant de paralysie et de stupeur. Le comte releva enfin les yeux de Samantha, et, même si elle n'avait pas été capable de goûter ses émotions, Honor aurait reconnu la consternation qui se mêlait à sa joie. « Honor, je... » Il s'interrompit. Son visage exprimait excuse et contrariété, joie et accablement, ainsi qu'une noire conscience de certaines au moins des implications effrayantes de l'événement. Clairement, les mots qu'il cherchait étaient hors de sa portée, et il était incapable de lui expliquer son tourbillon émotionnel. Mais il n'en avait pas besoin, et elle secoua la tête en espérant que son propre visage ne révélait pas l'étendue de sa surprise... et de sa frayeur. — Je sais que ce n'était pas ton idée, lui dit-elle. Ce n'était pas non plus celle de Sam, mais... » Elle baissa les yeux vers Nimitz. Il regardait sa compagne sylvestre, son corps long et sinueux raidi par une stupeur aussi profonde que celle d'Honor, mais il tourna la tête et releva les yeux en sentant son regard. Elle avait envie de lui crier dessus, et sur Samantha. Si on lui avait donné dix ans pour réfléchir à une manœuvre calculée pour rendre la situation mille fois pire, elle n'aurait pas trouvé mieux. Quand les journalistes apprendraient la nouvelle, les attaques contre elle et Havre-Blanc retrouveraient au centuple le peu d'élan qu'elles avaient perdu. À ce jour encore, alors que les chats sylvestres s'exprimaient depuis près de quatre ans T, le gros de l'opinion manticorienne persistait à les considérer comme à peine plus que des animaux familiers ou, au mieux, de très jeunes enfants. L'idée qu'il s'agissait d'une espèce intelligente dotée d'une société ancienne et sophistiquée était peut-être admise intellectuellement, mais il faudrait des décennies avant que cette acceptation remplace la vision précédente des chats sylvestres en tant qu'adorables animaux à fourrure. Par conséquent, les langues de vipère auraient beau jeu de convaincre leur monde que si Samantha était avec Havre-Blanc, c'était parce qu'Honor la lui avait donnée. Tout effort pour expliquer ce qui s'était réellement produit serait écarté avec un clin d'œil entendu comme un prétexte maladroit, une manœuvre que la séductrice Harrington avait imaginée pour couverture afin de rester proche de son amant. C'était déjà grave, mais il y avait pire. Nimitz et Samantha formaient un couple, plus profondément lié encore à plus d'un titre que Nimitz et Honor. On pouvait les éloigner un temps l'un de l'autre par nécessité militaire, comme l'avaient été les guerriers humains mariés au fil des millénaires, mais on ne pouvait pas les séparer définitivement. Il aurait été cruel d'essayer, et mal — mal au sens moral le plus fort. Ce qui signifiait qu'Honor ne pouvait en aucune façon se permettre de leur demander de ne pas vivre ensemble quand ils se trouvaient sur la même planète. Mais ils ne pouvaient pas davantage être séparés des humains qu'ils avaient adoptés, et ils ne pouvaient donc se retrouver... à moins qu'Honor et Hamish ne se voient. Or c'était précisément cela, par-dessus tout, que le comte et elle n'osaient pas. C'était dément. Il était impossible que Haute-Crête et Nord-Aven aient seulement entraperçu toutes les ramifications de leur manœuvre politique sordide. Mais même sinon, cela ne les aurait pas arrêtés car, en dehors du risque de consommer la rupture entre Grayson et le Royaume stellaire, elle fonctionnait à merveille pour eux. Et s'ils accordaient jamais une seule pensée à l'Alliance — ce dont Honor doutait —, ils continuaient apparemment à voir en Manticore le bienfaiteur dominant et en Grayson le demandeur reconnaissant. Les Graysoniens pouvaient bien piquer leur colère, ils rentreraient dans le rang comme de petits enfants obéissants quand Manticore hausserait le ton. Ils n'avaient aucune idée des immenses dégâts qu'ils avaient causés à la relation privilégiée qu'Élisabeth et Benjamin avaient créée, ni de la gravité de l'offense infligée aux sujets de Grayson. Ils ne le soupçonnaient pas. Et ils exploiteraient donc joyeusement ce nouveau rebondissement désastreux sans se soucier de ses conséquences au-delà de l'arène politique intérieure. Par conséquent, l'adoption d'un seul homme par un être à fourrure pesant à peine huit kilos risquait de faire basculer une alliance forgée à coups de milliards de dollars et de milliers de vies humaines. « Je ne sais pas, répéta-t-elle, et je n'ai absolument aucune idée de ce qu'on va faire maintenant. » Ce qu'ils firent fut de se rendre à Havre-Blanc, demeure des comtes de Havre-Blanc depuis quatre cent quarante-sept ans. C'était le dernier endroit dans l'univers où Honor souhaitait aller, mais elle était désormais trop épuisée pour résister. Elle fixait en silence leur escorte de chasseurs aériens par la fenêtre de l'aérolimousine, et Hamish Alexander était suffisamment avisé pour la laisser en paix. Ils n'auraient rien pu ajouter, de toute façon, et bien qu'il partageât sa consternation face à ce qui s'était passé, il ne pouvait pas étouffer les joyeuses étincelles qui le parcouraient encore tandis qu'il observait le corps doux et tiède installé sur ses genoux. Honor le comprenait parfaitement, mais cela ne la soulageait pas pour autant, et elle restait donc assise au milieu d'un cercle de calme, à regarder les chasseurs tout en sentant la présence de Havre-Blanc à ses côtés ainsi que d'Andrew LaFollet et de l'adjudant Spencer Hawke dans son dos. Sur Grayson, il se serait agi d'appareils du domaine Harrington. Ici, sur Manticore, ils portaient les couleurs bleu et argent de la maison de Winton, et le colonel Ellen Shemais, commandant en second du régiment de Sa Majesté et garde du corps personnel d'Élisabeth, avait elle-même expliqué aux pilotes de ces escortes que, si quelqu'un parvenait à portée de tir de la duchesse Harrington, ils avaient intérêt à être déjà deux épaves incandescentes au sol. En général, Honor avait une moue ironique à cette idée, mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui, elle ne pouvait que regarder par la fenêtre le bleu cobalt du ciel et les chasseurs qui brillaient dans la clarté rougissante de la fin d'après-midi à cette altitude stratosphérique, pendant qu'elle serrait Nimitz contre son cœur en s'efforçant de ne surtout pas réfléchir. Elle y échoua, bien entendu. Elle savait qu'elle ne devrait pas y aller, que Havre-Blanc était l'endroit à éviter, pourtant c'était inutile. Le tourbillon d'émotions qui l'avait assaillie dans le gymnase s'était ajouté à l'épuisement de mois passés à essuyer des attaques féroces ainsi qu'à son chagrin grandissant et son sentiment d'impuissance à se voir utilisée pour séparer deux nations qu'elle aimait. Elle avait tout donné dans ce combat, elle était restée tête haute en public pour défier ses ennemis, elle avait gaspillé ses forces et son capital politique, et rien de ce qu'elle et ses alliés avaient pu faire n'avait changé quoi que ce soit. Elle était fatiguée. Pas physiquement, mais au plus profond de son âme; son moral était au plus bas, et elle ne pouvait plus se battre contre l'inévitable. Pas alors qu'Hamish voulait tant qu'elle fasse le voyage, et qu'une minuscule part d'elle-même avait besoin de faire face à la femme qu'elle avait lésée dans son cœur même si elle n'avait jamais commis un seul geste concret de trahison. La limousine avançait vers le nord, le soleil baissait de plus en plus à l'ouest, et Honor Harrington restait assise en silence dans son siège, à attendre, vide comme l'air glacial et raréfié au-delà du cristoplast. Havre-Blanc était beaucoup plus petit qu'elle ne s'y attendait. Certes, la demeure couvrait davantage de terrain que le manoir Harrington sur Grayson, mais c'était parce qu'elle avait été construite sur une planète accueillante pour l'homme plutôt que là où son ennemi le plus acharné était l'environnement planétaire lui-même. Elle pouvait se permettre de s'étaler confortablement sur les pentes douces du terrain, et ses bâtiments bas —aucun ne dépassait deux étages — paraissaient inviter les visiteurs à entrer. Elle était bâtie en pierre locale et dotée des murs extrêmement épais que la première vague de colons dressait pour se protéger du climat hivernal rude sous ces latitudes septentrionales, et elle avait une présence imposante, bien que le bloc central, le plus vieux, ait manifestement été conçu et construit avant que ses propriétaires ne comprennent qu'ils s'apprêtaient à devenir nobles. Il était à peine plus ostentatoire qu'une grande ferme, mais il n'avait pas vraiment besoin d'être plus impressionnant, et les générations suivantes avaient eu la sagesse d'insister au fil des siècles pour que les architectes des extensions successives respectent la structure simple d'origine. D'autres familles nobles s'étaient montrées moins inspirées, et beaucoup de demeures familiales avaient viré à la cacophonie architecturale en conséquence. Ce n'était pas le cas de Havre-Blanc. La maison s'était beaucoup agrandie avec les ans, mais elle restait ce qu'elle avait été. Elle refusait de se prendre pour autre chose, et si à première vue on pouvait avoir l'impression que des domaines plus récents, plus modernes — comme le manoir Harrington —, étaient plus grandioses et magnifiques, ce n'était qu'une impression. Car Havre-Blanc avait ce que les propriétaires de ces splendides maisons neuves ne pouvaient pas acheter, malgré tous leurs efforts : une histoire. Des pelouses d'un gazon qui montait jusqu'aux chevilles, soignées par des générations de jardiniers, et de vieux chênes terriens dont la base atteignait un mètre et demi de diamètre, qui avaient fait le voyage depuis la vieille Terre à bord du vaisseau de colonisation subluminique le Jason quatre siècles plus tôt. On y trouvait de la mousse terrienne épaisse et douce, des haies incroyablement denses et des bosquets de couronnes de Manticore et de flammettes qui s'enroulaient autour de tables de pique-nique en pierre, de kiosques et de patios à demi dissimulés aux dalles minérales, et la maison trônait au milieu, murmurant qu'elle avait toujours été là et y resterait toujours. Certains bâtiments sur Grayson, comme le Palais du Protecteur, étaient encore plus anciens et dégageaient cette même impression d'antiquité. Mais le Palais du Protecteur, comme toutes les autres constructions de Grayson, était une forteresse dressée contre son monde. Il en faisait partie, pourtant il restait à jamais à part. Comme la maison des parents d'Honor sur Sphinx, bien qu'à plus grande échelle, Havre-Blanc portait son âge à la manière d'un vêtement confortable. Cela en faisait quelque chose qu'Honor comprenait, et si le domaine de Havre-Blanc était à sa façon une forteresse, ses défenses visaient la folle pression des affaires humaines et non la planète qui l'accueillait. Malgré tout ce qui s'était passé pour finalement la mener en ce lieu, Honor sentait la présence vivante et accueillante de la demeure d'Hamish Alexander, et une part d'elle-même se tendait à sa rencontre. Pourtant, alors qu'elle se languissait d'y trouver refuge, elle savait que ce ne serait jamais le sien, et une nouvelle vague de résignation, plus sombre, la traversa tandis que Simon Mattingly faisait doucement atterrir la limousine. Hamish quitta son siège, serrant Samantha dans ses bras, et il invita Honor d'un sourire un peu tendu à le suivre hors du véhicule. Elle lui fut reconnaissante de lui éviter les politesses dont ni l'un ni l'autre n'avaient besoin, et elle parvint à répondre à son sourire par un autre. Comme lui, elle tenait Nimitz dans ses bras et non à sa place habituelle sur son épaule. Il lui fallait ce contact supplémentaire, ce sentiment d'un lien additionnel, et elle s'y accrochait en se dirigeant vers une porte de service avec le comte, LaFollet, Mattingly et Hawke sur les talons. La porte s'ouvrit à leur approche, et un homme dont il émanait une subtile ressemblance avec James MacGuiness apparut avec un discret salut d'accueil. — Bienvenue à la maison, milord, dit-il à Havre-Blanc. — Merci, Nico, répondit le comte dans un sourire. Voici la duchesse Harrington. Lady Émilie est-elle dans l'atrium? — Oui, milord », fit Nico avant de gratifier Honor d'un autre salut, plus formel. Ses émotions étaient complexes, mêlant une loyauté profonde envers la famille Alexander, Hamish et Émilie en particulier, et la certitude que les histoires sordides sur le compte d'Hamish et Honor étaient infondées. Elle perçut sa sympathie envers elle, mais il y avait aussi une bonne dose de ressentiment. Non pas pour ses actes à elle, mais pour le chagrin que d'autres avaient causé à des gens qui lui étaient chers en se servant d'elle. <4 Bienvenue à Havre-Blanc, milady. » À son honneur, pas la moindre trace de ses sentiments ambivalents ne vint colorer sa voix ou ses manières. Merci, répondit-elle en lui souriant aussi chaleureusement que son état émotionnel fébrile le permettait. — Dois-je vous annoncer à Madame, milord ? — Non, merci. Elle... nous attend. Nous trouverons le chemin, mais demandez à Cook de préparer un dîner léger pour trois, s'il vous plaît. Non, pour cinq, rectifia-t-il en hochant la tête en direction des deux chats sylvestres. Et assurez-vous qu'il y ait pléthore de céleri. — Bien sûr, milord. — Et veillez aussi à ce que les hommes d'armes de Lady Harrington soient nourris. — Bien sûr », répéta Nico en s'écartant. Puis il ferma la porte derrière eux, et Honor se tourna vers LaFollet. — Je pense que le comte de Havre-Blanc, Lady Havre-Blanc et moi devons discuter de certaines choses en privé, Andrew, dit-elle à voix basse. Simon, Spencer et vous restez ici. — Je... » protesta aussitôt LaFollet avant de serrer les dents. Il aurait dû y être habitué, depuis le temps, se dit-il. Le, seigneur Harrington avait fait d'immenses progrès et accepté globalement l'idée que son travail consistait à la maintenir en vie, qu'elle le veuille ou non, mais son bon vieil entêtement revenait parfois. Au moins, s'il fallait que ce soit maintenant, Havre-Blanc était sans doute un des lieux les plus sûrs. Et même sinon, songea-t-il en regardant son visage épuisé, il n'avait pas envie de se battre avec elle. Pas maintenant. — À vos ordres, milady, fit-il. — Merci, répondit Honor à voix basse avant de se tourner vers Nico : Prenez bien soin d'eux pour moi, s'il vous plaît. Le serviteur s'inclina un peu plus bas. « J'en serai honoré, milady », lui assura-t-il. Honor sourit une dernière fois à ses hommes d'armes, puis elle se détourna pour suivre le comte le long d'un grand couloir dallé. Elle aperçut vaguement des fenêtres en saillie insérées dans les murs incroyablement épais, de beaux tableaux, des tapis et tentures aux couleurs vives, et des meubles qui parvenaient à mêler grande valeur, grand âge, confort et utilité, mais elle y prêta à peine attention. Puis Havre-Blanc ouvrit une autre porte et l'introduisit dans un atrium au toit de cristoplast, de vingt ou trente mètres de côté. Ce n'était pas très imposant pour Grayson, où la nécessité de sceller les v jardins extérieurs » pour les protéger de l'environnement local créait de vastes serres, mais cela restait le plus grand atrium qu'elle eût jamais vu dans une demeure privée au Royaume stellaire. Il paraissait aussi beaucoup plus récent que le reste de la demeure, et elle regarda brusquement le comte alors qu'un pic dans ses émotions lui révélait pourquoi. Il l'avait construit pour Émilie. C'était son domaine à elle, et Honor eut soudain le sentiment déchirant d'être importune. Elle était l'intrus, l'envahisseur. Elle n'avait rien à faire dans cette salle paisible qui sentait les plantes. Pourtant elle était là, et il était trop tard pour fuir; elle suivit donc Havre-Blanc jusqu'au bassin et la fontaine qui murmurait au cœur de l'atrium. Une femme attendait là. Son fauteuil médicalisé flottait à cinquante centimètres du sol et il pivota sans heurt ni bruit grâce à son système antigrav pour leur faire face. Honor sentit son dos se raidir et carra les épaules. Il ne s'agissait pas d'une réaction d'hostilité ou d'autodéfense mais... de respect. Elle releva le menton et soutint le regard de Lady Émilie Alexander sans ciller. Lady Émilie était plus grande qu'Honor ne s'y attendait, du moins l'aurait-elle été si elle avait jamais pu tenir debout à nouveau. Elle était aussi frêle, à l'opposé du physique solide et musclé d'Honor. La militaire avait les cheveux noirs et l'œil sombre; Lady Émilie était aussi blonde qu'Alice Truman, et ses yeux brillaient d'un vert profond. On avait l'impression à la voir qu'une brise pourrait la soulever de son fauteuil et l'emporter, car elle ne devait pas peser plus de quarante kilos, et ses mains aux longs doigts étaient fines et d'apparence fragile. Et c'était encore l'une des plus belles femmes de tout le Royaume stellaire. Cela ne tenait pas simplement à son visage, ses yeux, ses cheveux ou sa silhouette. N'importe qui pouvait s'offrir ces choses-là avec sa fortune, en cette époque où l'on recourait au biosculpt et à la thérapie génique cosmétique. Il y avait autre chose. Une qualité intérieure qu'elle avait su transmettre à la caméra quand elle était actrice et qui se révélait infiniment plus prégnante en sa présence que relayée par un intermédiaire électronique. Elle s'imposait à tous ceux qui l'approchaient, et en la ressentant, multipliée et amplifiée par son lien avec Nimitz, Honor comprit précisément pourquoi Nico était si dévoué à la comtesse. « Émilie, fit Havre-Blanc d'une voix plus grave qu'à l'accoutumée, permets-moi de te présenter la duchesse Harrington. — Bienvenue à Havre-Blanc, milady. » Cette voix était l'ombre rauque du contralto chaleureux, presque ronronnant, qui avait touché tant de spectateurs HV, mais elle conservait davantage qu'une ombre de son ancien pouvoir. La comtesse tendit une main délicate – la seule qu'elle pouvait bouger, comprit Honor, qui s'avança pour la prendre. « Merci, Lady Havre-Blanc », dit-elle doucement, et son remerciement était sincère, authentique, car le salut de Lady Émilie ne traduisait ni colère ni haine. De la tristesse, oui – une vaste tristesse sans fond, et une lassitude qui valait presque celle d'Honor. Mais pas de colère. Pas envers elle. Sa colère, une fureur profonde, était dirigée contre une autre cible : les hommes et femmes qui s'étaient servis d'elle sans vergogne, tout aussi sûrement qu'ils s'étaient servis d'Honor et d'Hamish à leur avantage politique. « Vous n'êtes pas aussi grande que je m'y attendais au vu des émissions de débat et des journaux holovisés, fit remarquer Lady Émilie avec un léger sourire. Je pensais que vous deviez faire au moins trois mètres de haut, et voilà que vous ne mesurez en réalité que deux mètres cinquante. — Je pense que tout le monde a l'air plus grand à l'écran, milady. — En effet. » Le sourire de Lady Émilie s'élargit. « C'était mon cas, du moins », ajouta-t-elle. Tant son ton que ses émotions ne trahissaient aucun apitoiement sur ce passé perdu. Elle inclina la tête – seule partie de son corps qu'elle pouvait bouger, en dehors du bras droit – et leva un regard songeur vers Honor. « On dirait que cette épreuve a été plus dure encore pour vous que je ne le redoutais, dit-elle calmement. Je le déplore, de même que je regrette que vous et moi nous rencontrions dans ces circonstances. Mais plus j'y réfléchis et plus il m'apparaît évident qu'il est essentiel que nous décidions tous les trois de la façon dont nous allons réagir face à... ces gens. » Honor plongea son regard dans ces yeux verts brillants, compréhensifs, et sentit quelque chose céder au fond d'elle en goûtant la compassion sincère qui animait Émilie Alexander. Elle abritait aussi un certain ressentiment. C'était logique, car, si exceptionnelle fût-elle, Lady Émilie demeurait un être humain, et une simple mortelle confinée à jamais dans son fauteuil médicalisé ne pouvait regarder Honor, debout aux côtés de son époux, sans en vouloir à la jeune femme pour sa bonne santé et sa vitalité. Toutefois, ce ressentiment n'était qu'un aspect de ce qu'elle éprouvait en voyant Honor, et sa compréhension, son refus de préjuger et de condamner fit à son invitée l'effet d'une accolade réconfortante. Lady Émilie plissa légèrement les yeux et fit la moue. Puis elle regarda Hamish et haussa un sourcil gracieux en apercevant le chat sylvestre dans ses bras. Elle voulut parler, mais marqua une pause et changea visiblement d'avis sur ce qu'elle allait dire. — Je constate qu'il y a davantage à discuter encore que je ne m'y attendais, préféra-t-elle dire en posant un œil méditatif sur Samantha. Mais ça attendra. Hamish, je crois que Lady Harrington et moi avons besoin de faire connaissance. Va te trouver quelque chose à faire. » Un sourire espiègle ôta tout côté vexant à cette dernière phrase, et Honor se surprit à sourire en réponse. Un sourire fragile et las, mais sincère ; et le comte gloussa pour sa part. « D'accord, fit-il. Mais j'ai déjà dit à Nico de demander à Cook de nous préparer quelque chose à dîner, alors ne mettez pas trop longtemps. — Si nous mettons trop longtemps, ce ne sera pas la première fois que le dîner aura refroidi, répondit sereinement son épouse. Maintenant, va-t'en. » Il gloussa de nouveau, salua bien bas les deux femmes, et tout à coup elles furent seules. — Je vous en prie, milady, fit Émilie. Asseyez-vous. » Elle agita une fois de plus son bras valide pour désigner, près de la fontaine, un banc creusé dans un mur de pierre naturel et recouvert d'un épais coussin tissé. Les branches tombantes d'un saule miniature de la vieille Terre l'entouraient chaleureusement, et des jardinières intégrées de chaque côté débordaient de fleurs-nuages manticoriennes. On aurait dit que les plantes enveloppaient le banc dans un bouclier protecteur de pétales bleu, rouge et jaune vifs qui sentait la terre, et le fauteuil médicalisé de Lady Émilie décrivit un demi-cercle silencieux jusqu'à lui faire face. Elle l'avait manœuvré sans manipuler aucune commande de sa main valide, remarqua Honor. À l'évidence, les médecins avaient réussi à mettre en place une interface neurale limitée en dépit des dégâts catastrophiques subis par ses centres moteurs, et Honor s'en réjouit. « Merci, Lady Havre-Blanc », répondit-elle en se dirigeant vers le banc avant de s'asseoir. Elle installa Nimitz sur ses genoux, où il resta alerte et vigilant, sans toutefois frémir de tension comme il aurait pu le faire en d'autres circonstances. Les lèvres de Lady Émilie se tordirent en un sourire ironique, et elle secoua la tête. — Milady, je pense que, quoi qu'il arrive, nous allons apprendre à nous connaître trop bien pour persévérer dans ces formules protocolaires. À moins que vous n'y voyiez un inconvénient, je vous appellerai désormais Honor et vous m'appellerez Émilie. — Bien sûr... Émilie. » C'était étrange, songea-t-elle. Émilie était plus vieille que sa mère, et une part infime d'Honor s'en rendait compte et réagissait en fonction. Mais une part infime seulement. Et ce parce que, bien qu'elle sentît qu'Émilie avait conscience de la relative jeunesse de son interlocutrice, il n'émanait d'elle aucun sentiment de supériorité, comprit-elle. Elle était consciente de son âge et de son expérience, mais elle ne négligeait pas ceux d'Honor, et son assurance, son sentiment d'être celle qui savait comment procéder en cette occasion douloureuse, naissait du fait que son expérience était différente de celle d'Honor et non plus grande. « Merci », répondit Émilie, et son fauteuil bascula légèrement en arrière dans les airs tandis qu'elle regardait son invitée, pensive. « Vous comprenez bien qu'Hamish vous a conviée ici à ma demande », dit-elle au bout d'un moment, du ton de qui souligne une vérité inattendue plutôt que l'air de poser une question ou de lancer une affirmation, et Honor acquiesça de la tête. « C'est ce que j'espérais, de même que j'espérais que vous viendriez, poursuivit Émilie. J'étais sincère en disant que je regrettais de vous rencontrer dans ces circonstances, mais vous piquez ma curiosité depuis des années, maintenant. D'une certaine façon, je suis donc heureuse de faire enfin votre connaissance, même si j'aurais largement préféré que cela se passe autrement. » Elle s'interrompit un instant, puis rejeta la tête en arrière et reprit plus vivement : « Hamish, vous et moi avons été victimes d'une agression féroce et concertée. Une agression dont le succès repose sur les sous-entendus et l'hypocrisie au service du principe selon lequel la fin justifie les moyens, quels qu'ils soient. C'est très laid, et l'opinion publique aurait pu se retourner contre vos accusateurs, écœurée, mais c'est hélas efficace. Dans la mesure où on a eu recours au coup de couteau dans le dos plutôt qu'à une confrontation ouverte, il est impossible de répondre par des arguments raisonnés ou une preuve d'innocence, si authentique et bien présentée fût-elle. Même si Hamish et vous aviez une liaison, ce que je ne crois pas un seul instant, cela devrait ne regarder que vous. Et moi, peut-être, mais personne d'autre. Pourtant, bien que tout le monde ou presque au sein du Royaume stellaire soit d'accord sur ce principe, c'est une ligne de défense parfaitement inutile. Vous vous en rendez compte, n'est-ce pas ? — Oui. » Honor hocha de nouveau la tête tout en caressant la fourrure soyeuse de Nimitz. « Je ne suis pas sûre qu'il existe une bonne ligne de défense, en réalité, reprit carrément Émilie. Il est toujours plus difficile de prouver une absence de faute, et plus vous ou vos représentants nierez les mensonges qu'on répand sur votre compte, plus une certaine frange de l'électorat les croira. Pire encore, tous les journaux et commentateurs dévoués à la cause du gouvernement commencent à tenir pour acquis que vous êtes coupables. Très bientôt, ils ne prendront même plus la peine d'argumenter. La présomption de culpabilité sera là, dans tous leurs propos, et cette salissure s'accrochera malgré tout ce que vous pourrez faire. » Honor sentit ses épaules s'affaisser à nouveau tandis qu'Émilie décrivait calmement ce qu'elle avait déjà compris toute seule. « L'allégation la plus accablante dans leur "condamnation" –celle que je trouve la plus rageante personnellement – c'est l'idée qu'Hamish et vous m'avez trahie, moi », continua la comtesse d'une voix qui, bien que toujours aussi calme et pensive, ne masquait pas sa fureur. Honor ne comprenait que trop bien cette colère : c'était la hargne d'une femme qui savait qu'on l'avait cyniquement utilisée pour nuire à tout ce en quoi elle croyait. « Mais s'ils choisissent de m'impliquer dans leurs machinations et leurs petits jeux, dit Émilie, alors il n'est que justice que je réagisse. Ni Hamish ni vous ne m'avez demandé de m'impliquer, je m'en rends bien compte. Je comprends même pourquoi. » Elle regarda Honor droit dans les yeux quelques instants, l'œil dur et fixe, et Honor sentit que la rage se mêlait à la compassion dans son cœur. « Dans une certaine mesure, Honor, j'étais prête à rester au-dessus de la mêlée si c'était ce que vous souhaitiez tous les deux. En partie, j'ai honte de le reconnaître, parce que j'avais... peur d'agir autrement. Ou peut-être pas peur. Peut-être étais-je simplement trop fatiguée. Ma santé est particulièrement fragile depuis un an à peu près, sans doute une autre raison pour laquelle Hamish s'est donné tant de mal pour me tenir à l'écart. Et cette mauvaise santé pourrait également expliquer pourquoi quelque chose en moi fléchissait à chaque fois que j'envisageais de m'impliquer. Et il y avait peut-être... d'autres raisons. » Leurs regards se croisèrent à nouveau, et Honor perçut encore une fois la complexité des émotions qui pesaient entre elles. — Mais c'était lâche de ma part, poursuivit calmement Lady Émilie. J'ai négligé ma responsabilité de me dresser pour combattre quiconque veut détruire ma vie. Et celle d'empêcher des Pygmées de la morale qui ont une idéologie et une éthique de rats de violer le processus politique du Royaume stellaire. » Elle s'interrompit un moment, mâchoire serrée, et cette fois Honor décela autre chose au milieu de ses émotions : une cruelle autocritique, une colère dirigée contre soi-même pour avoir fui ses obligations. Et pas seulement à cause de sa lassitude ou de sa mauvaise santé, comprit Honor, ni même à cause de la volonté qu'avait Hamish de la protéger. Cette femme s'était regardée dans un miroir et avait affronté sa rancœur, sa douleur, sa honte et sa colère parfaitement naturelle envers la femme plus jeune dont le nom avait été si publiquement associé à celui de son mari. Elle avait affronté ces sentiments et les avait surmontés, pourtant une part d'elle-même ne se pardonnait pas d'avoir mis si longtemps. « Si j'ai demandé à Hamish de vous inviter ici, dit Lady Émilie sans ciller, c'était d'abord pour vous dire que, indépendamment de ce que lui ou vous pouvez souhaiter, ce n'est pas uniquement votre combat. C'est aussi le mien, et j'entends monter à l'assaut de l'ennemi. Ces... individus ont jugé bon de m'entraîner avec des gens qui me sont chers dans leurs petits jeux mesquins et de mauvais goût, et je ne le tolérerai pas. » Il y avait quelque chose d'effrayant dans le calme parfait qu'affichait Lady Émilie en prononçant cette dernière phrase, songea Honor. « La seule réponse possible à mes yeux, continua l'épouse de Havre-Blanc, consiste à retourner leur attaque contre eux. Non pas monter une défense mais plutôt porter la guerre dans leur camp, pour changer. » Honor se redressa sur le banc et se pencha en avant avec une lueur d'espoir, la première, en percevant la détermination d'Émilie. — Je ne veux pas avoir l'air de me vanter, fit la comtesse, mais il serait bête de ma part de prétendre ignorer que, comme Hamish et vous bien que pour une raison différente, je jouis d'un statut unique auprès du public manticorien. Je vous ai suffisamment vue dans des émissions et j'ai assez entendu parler de vous pour savoir que vous trouvez parfois votre image publique très embarrassante et surfaite. La mienne me donne souvent la même impression, mais elle existe, et c'est pour cela que Haute-Crête et ses laquais ont pu vous attaquer si efficacement. » Mais la clef de voûte de leur argument, c'est de me présenter comme une "femme blessée" par vos actes supposés. La colère de l'opinion publique ne vient pas de ce qu'Hamish et vous pourriez être amants, mais de ce qu'Hamish et moi nous sommes mariés à l'église et n'avons pas renoncé à ce sacrement ni modifié les termes de notre engagement à honorer un mariage monogame. Et puis vous êtes un officier spatial et non une escorte inscrite au registre du commerce. Si vous l'étiez, l'opinion pourrait s'offusquer d'une relation entre Hamish et vous en pensant à moi, mais personne ne considérerait que l'un de vous m'a "trahie", moi, ni notre mariage. Mais vous n'êtes pas escorte, et cela leur permet de décrire toute liaison entre vous comme une attaque directe contre moi. Lui et vous avez déjà publié des démentis, et vous avez été bien avisés de vous en tenir à cela, de ne pas multiplier les dénégations, ce que beaucoup de gens interpréteraient comme une preuve évidente de culpabilité. Vous avez eu raison également d'éviter cette tactique écœurante qui consiste à dire que, même si vous aviez été coupables, "tout le monde le fait". Je sais que certains de vos conseillers ont dû vous suggérer cette approche afin de minimiser la gravité de ce qu'on vous reprochait, mais s'aventurer sur ce terrain reviendrait à reconnaître que les accusations sont justifiées. Néanmoins, bien que vous ayez effectué vos démentis dignement et avec tout le calme et l'efficacité possibles, ils n'ont pas suffi. Je crois donc qu'il est temps de passer au stade suivant de la contre-attaque. — Une contre-attaque ? interrogea Honor. — Précisément. » Émilie hocha fermement la tête. « Vous le savez peut-être, je ne quitte pour ainsi dire jamais Havre-Blanc ces temps-ci. Je doute m'être éloignée du domaine plus de trois fois cette année, parce que j'adore cet endroit. Et aussi, très franchement, parce que je trouve le reste du monde beaucoup trop fatigant. » Mais c'est sur le point de changer. Les nègres du gouvernement qui se sont si bien employés à vous discréditer dans leurs chroniques se sont servis de moi pour ce faire. J'ai donc déjà informé Willie de ma présence dans la capitale la semaine prochaine. Je passerai un mois ou deux dans notre maison d'Arrivée, et je recevrai pour la première fois depuis des décennies, à petite échelle toutefois. Je fais une affaire personnelle de m'assurer que tout le monde soit au courant que je sais, moi, qu'il n'y a pas une once de vérité dans les allégations selon lesquelles Hamish et vous auriez couché ensemble. Je prends aussi sur moi d'informer tous ceux qui poseront la question – et tous les autres, d'ailleurs –que je vous considère moi aussi comme mon amie et comme une proche collaboratrice politique de mon mari. J'imagine qu'il deviendra un peu plus difficile à vos détracteurs de répandre leur poison si la "femme blessée" annonce à la Galaxie tout entière qu'elle n'est pas blessée et ne l'a jamais été. » Honor la dévisageait, la poitrine gonflée du premier véritable espoir depuis des semaines. Elle n'était ni naïve ni bête au point de croire qu'Émilie pouvait agiter sa baguette magique et tout faire rentrer dans l'ordre. Mais la comtesse avait certainement raison sur un point : la presse progouvernementale qui avait versé de si grosses larmes de crocodile sur la terrible trahison de Lady Havre-Blanc et la souffrance que devait lui causer l'infidélité de son mari aurait du mal à continuer de pleurer sur son sort si elle riait publiquement de leurs allégations absurdes. « Je crois... je crois que cela nous aiderait énormément, Émilie », dit-elle au bout d'un moment, et le léger chevrotement de sa voix l'étonna. « Sûrement », répondit Émilie, mais Honor ressentit une nouvelle pointe d'inquiétude en percevant la nuance des émotions de son interlocutrice. La comtesse n'avait pas encore fini. Il y avait autre chose – pire – à venir. Elle la regarda donc prendre une profonde inspiration. « Sûrement, répéta-t-elle, mais il y a autre chose dont je pense que nous devons parler, Honor. — Autre chose ? s'enquit Honor, tendue. — Oui. J'ai dit que je savais qu'Hamish et vous n'étiez pas amants, et c'est vrai. Je le sais parce que, franchement, je sais qu'il a eu des maîtresses. Pas beaucoup, certes, mais quelques-unes. » Elle détourna le regard vers un point qu'elle seule voyait, et la mélancolie douce-amère qui émanait d'elle fit monter les larmes aux yeux d'Honor. Il ne s'agissait ni de colère ni d'un sentiment de trahison. Plutôt de regret, de deuil. La nostalgie de cette chose qu'elle et l'homme qui l'aimait – et qu'elle aimait de tout son cœur – ne pourraient plus jamais partager. Elle ne lui reprochait pas de chercher cette satisfaction auprès d'autres femmes, mais elle souffrait de savoir qu'elle ne pourrait plus jamais la lui donner elle-même. « Toutes, à une exception près qu'il regrette beaucoup, étaient des escortes de métier, poursuivit-elle doucement, mais il les respectait et les appréciait aussi. Sinon, il ne les aurait pas mises dans son lit. Hamish n'est pas homme à avoir des aventures ni à collectionner les maîtresses. Il est trop intègre. » Elle eut un sourire triste. « J'imagine que ça doit paraître bizarre qu'une femme parle de l'intégrité de son mari dans le choix de ses maîtresses, mais c'est vraiment le terme qui convient. S'il me l'avait demandé, je lui aurais dit que, oui, ça fait mal, mais pas parce qu'il m'est "infidèle". Ça fait mal parce que je ne peux plus lui offrir la même chose qu'elles... et lui non plus. C'est pour cela qu'il ne m'a jamais posé la question, parce qu'il connaît déjà la réponse. Et c'est aussi pour ça qu'il s'est montré parfaitement discret. Il sait que personne dans notre milieu ne lui aurait jeté la pierre pour avoir régulièrement recours aux services d'une escorte vu les circonstances, et que la plupart des Manticoriens auraient compris, eux aussi. Mais il a toujours voulu éviter de le vérifier. Non pour protéger sa propre réputation, mais pour me protéger, moi, pour ne pas souligner le fait que je ne quitterai plus jamais ce fauteuil. Il ne veut pas m'humilier en ayant l'air de suggérer que je suis en quelque sorte... inapte. Une invalide. » Et il s'y refuse, poursuivit-elle en se tournant de nouveau vers Honor, parce qu'il m'aime. Je crois sincèrement qu'il m'aime autant aujourd'hui que le jour où il m'a demandée en mariage. Le jour où nous nous sommes mariés. Le jour où on m'a sortie d'un aérodyne en lui annonçant que je ne remarcherais pas et que je ne respirerais plus jamais sans assistance mécanique. » Elle prit une autre inspiration profonde, les muscles de son diaphragme contrôlés par l'interface de son fauteuil médicalisé car elle était désormais incapable de le faire elle-même. « Voilà la différence entre moi et toutes ses maîtresses, Honor. Il avait de l'affection pour elles, il les respectait, mais il ne les aimait pas. Pas comme il m'aime. » Ni comme il vous aime. » Honor eut un mouvement de recul sur son banc, comme si Émilie venait de lui planter une dague en plein cœur. Son regard chercha le sien et y vit des larmes retenues, le savoir... et la compassion. — Il ne m'a pas dit qu'il vous aimait, fit doucement la comtesse. Mais il n'a pas besoin. Je le connais trop bien, voyez-vous. Si ce n'était pas le cas, il vous aurait amenée ici depuis des années pour faire ma connaissance, vu votre étroite collaboration à la Chambre des Lords. Et il se serait tourné vers moi dès que cette affaire a éclaté au lieu de s'efforcer désespérément de me tenir à l'écart. De me protéger. C'est moi son principal analyste et conseiller, bien que peu de gens le sachent, et il n'aurait pas manqué de nous présenter, surtout après que les sbires de Haute-Crête ont lancé ces attaques contre vous... à moins qu'il ne puisse pas, pour une raison ou une autre. Et cette raison – la raison pour laquelle il était prêt à laisser salir son nom et sa réputation par de fausses accusations et à voir minée la capacité de l'opposition à combattre Haute-Crête plutôt que de solliciter mon aide pour les contrer – c'est qu'il craignait que je ne voie la vérité et que sa "trahison" me blesse. C'est pour cela qu'il m'a empêchée de vous rencontrer et, de la même façon, c'est parce qu'il vous aime qu'il n'a même pas tenté de devenir davantage qu'un ami ou un collègue. Vous n'êtes pas une professionnelle et, même dans ce cas, il sait qu'il ne s'agirait pas d'une brève liaison. Pas cette fois. Et, au fond de lui, il a peur, pour la première fois, de vraiment me trahir. — Je... Comment... » Honor essayait désespérément de se reprendre, mais elle n'y arrivait pas. Émilie Alexander venait de lui apporter la dernière preuve qu'il lui fallait, l'ultime pièce du puzzle. Toutes les émotions qu'elle avait perçues de la part d'Hamish se mirent soudain en place et elle se demanda comment Émilie, sans son propre lien avec Nimitz, avait réussi à saisir la vérité si complètement. « Honor, je suis mariée à Hamish depuis plus de soixante-dix ans T. Je le connais, je l'aime et je vois que tout cela le déchire. C'était déjà là avant le lancement de cette campagne de diffamation, mais cela ne le détruisait pas comme aujourd'hui. À mon avis... à mon avis, voici ce qui s'est passé : les mensonges et les fausses accusations l'ont contraint à examiner de près des choses qu'il avait tenues à distance, d'une façon ou d'une autre. Ils l'ont forcé à admettre la vérité au plus profond de son être, et tout l'amour qu'il vous porte – qu'il nous porte –, ajouté au sentiment de culpabilité qu'il éprouve depuis qu'il a découvert qu'il peut aimer quelqu'un d'autre que moi, est comme une blessure ouverte. Pire (elle regarda Honor droit dans les yeux), il redoute de finir par vous avouer ses sentiments. De finir par me trahir en prenant une maîtresse qu'il aime réellement. » J'ignore comment je réagirais si cela se produisait, reconnut-elle honnêtement. J'ai peur de le découvrir. Mais j'ai davantage peur encore que, si vous deveniez amants, le secret soit impossible à garder. Il existe trop de moyens d'espionner autrui, et trop de gens ont tant à perdre qu'ils doivent mourir d'envie de trouver la preuve de ses infidélités avec vous. S'ils y parviennent, cette preuve sera rendue publique, et tout le bien que je pourrai faire en disant au monde entier que je n'ai jamais été lésée sera aussitôt défait. Alors, mes protestations de son innocence ne feront qu'aggraver votre cas. Et, pour être tout à fait honnête, je crains fort que si vous continuez à entretenir une relation de travail si proche, il finira par agir en fonction de ses sentiments. Je ne sais pas quel effet cela aurait sur lui à long terme, pas plus que je ne sais quel effet cela aurait sur moi, mais je crains que nous ne finissions par le découvrir. À moins que... — À moins que quoi ? » La voix d'Honor était tendue, et ses mains se raidirent sur la douce fourrure de Nimitz. « À moins que vous ne fassiez ce dont il est incapable, répondit Émilie sans ciller. Tant que vous vous trouvez sur la même planète, vous devez travailler ensemble, en tant que partenaires politiques. Parce que vous êtes – ou que vous étiez, avant tout cela –nos armes politiques les plus efficaces, et parce que, si vous cessez de collaborer, on y verra une preuve de votre culpabilité. Mais pour que cela soit possible, vous, Honor, devez vous assurer qu'il ne se passera jamais rien d'autre entre vous deux. C'est injuste. Je le sais. Et je ne vous dis pas ça comme l'épouse inquiète que son mari puisse trouver une femme qu'il aime plus qu'elle. Je vous le dis parce que ce serait du suicide politique – et pas seulement pour Hamish et vous – si vous deveniez amants, surtout après que je serai intervenue pour assurer au royaume tout entier que ça n'a jamais été le cas. » Depuis plus de cinquante ans T, mon mari m'est absolument fidèle de toutes les façons qui comptent, bien que je sois clouée à ce fauteuil. Mais cette fois, Honor... cette fois, je pense qu'il n'est pas assez fort. Ou plutôt, je pense qu'il fait face à quelque chose de trop fort pour lui. Alors vous devez être sa force. Juste ou injuste, vous devez être celle qui maintient la distance et la séparation entre vous. — Je le sais, souffla Honor. Je le sais. Je le sais depuis des années maintenant, Émilie. Je dois maintenir cette séparation, ne jamais le laisser m'aimer. Ne jamais me permettre de l'aimer. » Elle regarda son hôtesse, le visage tendu par la douleur. « Je le sais... et j'en suis incapable », murmura-t-elle. Et Lady Havre-Blanc la fixa, horrifiée, tandis que l'amiral Lady dame Honor Harrington, duchesse et seigneur Harrington, éclatait en sanglots. CHAPITRE TREIZE Effectivement, le dîner avait refroidi le temps qu'ils passent à table. Honor n'avait aucune idée de la façon dont cette situation complexe et déchirante allait se résoudre. D'ailleurs, elle ignorait même ce qu'elle ressentait. Elle savait seulement qu'elle avait peur de le découvrir. C'était étrange, surtout pour quelqu'un qui avait grandi avec le soutien de parents aussi aimants, sans parler de son lien avec Nimitz, et plus encore sa capacité à déceler les émotions de ceux qui l'entouraient. Étrange, mais non moins vrai pour autant. Il restait une chose dans l'univers qui parvenait à la terrifier : son propre cœur. Elle n'arrivait pas à le comprendre — elle n'avait jamais su. Le danger, le devoir, la responsabilité morale... ça, elle savait les affronter. Non sans crainte, mais sans rester paralysée par l'idée que cette crainte pourrait la pousser à l'échec. Ceci en revanche, non. C'était un terrain miné d'un autre genre, dans lequel elle ne savait pas naviguer, et elle n'avait pas confiance en sa capacité à l'affronter. Certes, elle pouvait goûter et partager les émotions à la fois d'Hamish et d'Émilie, mais savoir ce qu'ils ressentaient n'était pas la panacée pour brusquement tout arranger. Elle savait qu'Hamish Alexander l'aimait. Elle savait qu'elle aimait Hamish Alexander. Enfin elle savait qu'Hamish et Émilie s'aimaient, et qu'ils étaient tous trois déterminés à ne pas blesser les autres. Et tout cela ne les avançait à rien parce que, quoi qu'ils fassent, quoi qu'il arrive, quelqu'un allait souffrir. Se profilait de plus, au-delà de la peur immédiate, profonde et personnelle de la douleur, la certitude glaçante que beaucoup de gens seraient affectés par ce qui aurait dû rester des décisions privées. Peut-être cela aurait-il été différent si elle avait eu davantage confiance en elle, songea-t-elle en sirotant son vin à table en face d'Émilie et Hamish. Elle enviait la sérénité d'Émilie, d'autant qu'elle avait perçu combien elle avait été consternée et ébranlée par sa confession dans l'atrium. Elle connaissait apparemment déjà les sentiments d'Hamish, toutefois la confirmation soudaine que cet amour était réciproque lui avait porté un coup. Sa réaction était empreinte de colère. Pas grand-chose, mais une étincelle acérée de rage à l'idée qu'Honor ait le front d'aimer son mari, une réaction dictée par l'instinct et par la conscience du danger supplémentaire auquel les émotions d'Honor les exposaient tous. Elle s'était résignée à accepter que le combat d'Hamish contre ses sentiments fût perdu d'avance ; elle découvrait désormais que celle dont elle espérait faire son alliée avait déjà perdu cette même bataille. Le potentiel de jalousie et de ressentiment en cet instant de révélation était énorme, et Honor était stupéfaite qu'elle ait si vite écarté sa colère. Mais beaucoup de choses la stupéfiaient chez Émilie Alexander. Elle ne ressemblait pas du tout à sa mère, Allison Harrington, sauf sur un point : il émanait d'elles deux l'impression sereine qu'elles savaient exactement qui elles étaient, non seulement sur le plan du devoir, mais sur celui du cœur. Honor avait toujours envié ce trait chez sa mère, presque autant qu'elle enviait sa beauté et sa sensualité débridée — et les lui reprochait intérieurement — quand elle était pour sa part une adolescente maladroite, trop grande, tout en os, bref un vilain petit canard. Elle savait déjà à l'époque, même quand elle lui en voulait le plus, qu'elle se montrait stupide. Sa mère ne pouvait pas davantage cesser d'être belle que cesser d'être elle-même, et si elle avait pu devenir quelqu'un d'autre pour que sa fille se sente moins quelconque et surclassée, elle aurait eu tort de le faire. Tort d'être quelqu'un d'autre. Alfred et elle l'avaient appris à leur fille, sans vraiment s'en rendre compte. Ils l'avaient fait par l'exemple, en l'aimant sans réserve, sans restriction. Ils l'avaient comblée de toutes les façons qui comptaient le plus, même si elle était secrètement blessée sur ce point, dans le coin de son cœur où elle était censée croire que n'importe qui pouvait l'aimer pour de bon. Elle avait été bête, complètement idiote, se dit-elle. Si quelqu'un dans la Galaxie devait le savoir, c'était bien elle, vu ses parents et la présence de Nimitz. Mais cela n'avait rien changé. Et puis, à l'École spatiale, il y avait eu Pavel Young et l'aspirant Carl Panokulous : le violeur en puissance et l'homme qui l'avait blessée plus cruellement encore. Ils avaient commis des dégâts épouvantables, toutefois elle avait survécu. Survécu et, avec l'aide de Paul Tankersley, elle avait même appris à guérir. Appris qu'il existait des gens capables de l'aimer et prêts à le faire. Elle avait d'ailleurs physiquement ressenti l'amour de beaucoup de gens dans sa vie, de bien des façons : Paul, ses parents, James MacGuiness, Andreas Venizelos, Andrew LaFollet, Alistair McKeon, Jamie Candless, Scotty Tremaine, Miranda LaFollet, Nimitz... Pourtant, tout au fond, là où la guérison n'avait pas pris, résidait la peur. Ce n'était plus la crainte qu'ils ne l'aiment pas mais qu'on ne les laisse pas faire. Que l'univers les punisse s'ils osaient, car trop nombreux étaient ceux qui l'avaient aimée et en étaient morts. Ce n'était pas logique, et elle le savait, mais elle avait perdu trop de gens, et chacun d'eux avait arraché un lambeau de son âme. Les officiers et matelots qui avaient servi sous ses ordres et payé de leur vie ses victoires. Les hommes d'armes qui avaient péri pour que leur suzeraine vive. Les amis qui avaient de leur plein gré affronté la mort pour elle – et perdu. C'était arrivé trop souvent, cela avait coûté trop cher à trop de gens, et l'idée terrifiante que tous ceux qui osaient l'aimer étaient condamnés la narguait, car le raisonnement est une arme dérisoire face à la certitude irrationnelle du cœur. Elle avait progressé dans son combat contre cette conviction absurde. Cela aussi, elle le savait. Mais, si elle avait remporté quelques batailles, il lui restait à gagner la guerre, et la toile d'émotions et de besoins, de peur et d'obligations honorables tissée comme un linceul autour de ses sentiments pour Hamish Alexander menaçait de lui coûter davantage de terrain encore dans cette lune. « Alors, dit enfin Hamish d'une voix qui les fit sursauter après un long silence collectif, avez-vous décidé de la façon dont nous devons réagir ? » Il s'exprimait sur un ton léger, presque comique, qui ne trompa personne à table, lui-même y compris, et Honor se tourna vers Émilie. « Je pense que nous avons trouvé un moyen d'au moins commencer à maîtriser le problème, répondit sa femme avec une sérénité dont Honor était encore à demi surprise de constater qu'elle était authentique. Je ne dis pas que ce sera facile, et je ne suis pas sûre que ce sera tout à fait aussi efficace, vu les circonstances, que je l'aurais souhaité (elle lança un bref regard en coin à Honor), mais je crois que nous pouvons au moins émousser leur attaque. — Ce n'est pas pour rien si je me suis toujours reposé sur toi pour les miracles politiques dont j'avais besoin, Émilie, fit Hamish dans un sourire. Qu'on me donne un problème spatial ou une bataille à mener, et je sais exactement que faire. Mais affronter des ordures telles que Haute-Crête et Descroix ? » Il secoua la tête. « Je ne conçois même pas comment je pourrais les aborder. — Sois honnête, chéri, rectifia gentiment Émilie. Ce n'est pas tant que tu n'en sois pas capable, et tu le sais. Simplement, ils t'énervent tellement que tu finis par monter sur tes grands chevaux pour pouvoir les piétiner sous les sabots de ta vertueuse colère. Mais quand tu abaisses la visière de ton heaume de chevalier errant, la visibilité devient un peu limitée, non? Son sourire ôta toute agressivité au propos, mais il grimaça néanmoins car le coup avait porté. « Je n'ignore pas qu'un bon analyste politique doit savoir quand et comment se montrer brutalement honnête, Émilie, mais cette métaphore particulière ne fait guère de bien à mon amour-propre », dit-il d'un ton si sarcastique qu'Honor gloussa malgré elle, et Émilie lui adressa un regard malicieux. « Il joue très bien l'officier spatial aristocrate, rigide, offensé mais trop poli pour le reconnaître, vous ne trouvez pas ? — Je crois que je vais m'abstenir de répondre à cette question, dit Honor. D'un autre côté, la franchise d'un Don Quichotte a du bon. Tant que les moulins ne tapent pas trop fort en réponse, du moins. — D'accord, d'accord », concéda Émilie. Elle mangeait à une main avec la grâce d'années de pratique, mais elle s'interrompit pour poser sa fourchette de façon à pouvoir tendre l'index pour appuyer son propos. « Je vous accorderai même que le processus politique a besoin de gens prêts à se fracasser sur les rochers de leurs convictions plutôt que de tolérer la tromperie. Nous nous en trouverions mieux s'ils étaient plus nombreux, et ceux que nous avons portent la responsabilité de servir de conscience à nos affrontements partisans. Mais ils peuvent le faire en restant dans l'isolement, perpétuer notre idée de la moralité en servant d'exemple, même s'ils n'accomplissent jamais rien d'autre. Toutefois pour être efficace en politique, il faut davantage que de la droiture, si admirable soit cette qualité. Pas besoin de devenir l'ennemi, mais il faut comprendre l'ennemi, c'est-à-dire non seulement ses mobiles mais ses tactiques. Parce qu'à ce moment-là on peut concevoir des moyens de le contrer. Inutile de s'abaisser à son niveau : il suffit d'identifier ce que prépare l'adversaire et d'en tenir compte. — Willie comprend ça beaucoup mieux que moi, avoua Hamish au bout d'un moment. — Oui, en effet, et c'est pour ça qu'un jour il sera Premier ministre, et pas toi. Ce qui n'est sans doute pas plus mal, ajouta Émilie avec un sourire plus large encore. D'un autre côté, j'aime beaucoup Willie, mais il ferait un piètre amiral ! Ils éclatèrent de rire tous les trois, puis Émilie inclina la tête de côté et regarda Honor d'un air songeur. « Je n'ai pas eu autant le loisir de vous observer, Honor, dit-elle, mais je suis un peu étonnée que vous paraissiez relativement plus... flexible qu'Hamish. Je ne pense surtout pas que vous soyez davantage que lui prête à sacrifier vos principes sur l'autel de l'opportunisme, mais vous parvenez manifestement mieux à vous mettre à la place de l'adversaire. — Les apparences peuvent être trompeuses, répondit Honor, ironique. Je n'arrive pas à comprendre comment fonctionnent un Haute-Crête ou un Janacek. Et, pour tout dire, je n'en ai pas envie. — Vous avez tort, vous savez. » Le ton d'Émilie était si ferme qu'Honor la regarda, surprise. « Vous ne comprenez pas pourquoi ils veulent ce qu'ils veulent, mais vous admettez que ce désir existe. Et, à partir de là, vous effectuez un excellent travail d'analyse sur la façon dont ils pourraient chercher à le satisfaire. — Pas toujours, répondit Honor, plus sombre. Voilà quelque chose que je n'ai pas vu venir, dit-elle en esquissant un geste qui les englobait tous les trois. — Non, mais, maintenant que c'est lancé, vous savez exactement ce qu'ils tentent d'obtenir. C'est pour cela que vous souffrez tant de les voir s'en sortir, fit doucement Émilie. On ne peut pas vous reprocher d'être prise au dépourvu par des tactiques sordides si étrangères à vos façons à vous, Honor, mais, même au pire de votre colère, vous n'avez pas laissé vos émotions vous aveugler. Et d'après ce que j'ai vu de vous deux dans les journaux, les émissions HV et ici, maintenant que j'ai eu l'occasion de vous rencontrer en personne, je pense que vous pourriez faire une politicienne très efficace, avec le temps. » Honor la fixa, incrédule, et Émilie eut un petit rire. « Oh, vous ne seriez pas une politicienne-née, à la manière de Willie ! Et, comme Hamish, vous seriez toujours plus à l'aise dans l'atmosphère collégiale qui est censée régner à la Chambre des Lords. Mais j'ai visionné vos discours, et vous êtes bien meilleure oratrice qu'Hamish. » Elle sourit à son mari. « Ce n'est pas une critique, comprenez bien, mais il perd patience et se met à sermonner; pas vous. — L'efficacité politique ne se limite pas à la capacité à faire de beaux discours, Émilie, protesta Hamish. — Bien sûr. Mais Honor a déjà fait la preuve de sa faculté à analyser les situations de danger militaire et à concevoir des stratégies pour y faire face, et rien qu'à l'écouter parler à la Chambre, il me paraît évident qu'elle sait appliquer ses compétences analytiques à d'autres domaines une fois qu'elle a pris connaissance des règles qui les régissent. Il lui reste encore beaucoup à apprendre sur la politique, notamment telle qu'elle est pratiquée – sans pitié – ici, dans le Royaume stellaire, mais il me semble, pour l'avoir observée ces dernières années, qu'elle comprend vite. Elle a passé quarante années T à apprendre son métier d'officier spatial, donne-m'en la moitié en politique et j'en fais un Premier ministre ! — Oh non ! répondit Honor sans nuances. Je me suiciderais en moins de dix ! — Ça me paraît un peu excessif, fit doucement Émilie. Vous tenez peut-être plus de la Doria Quichotte que je ne le pensais. Une brève lueur passa dans ses yeux verts, et Honor sentit qu'elle regrettait fugitivement sa formule, mais la comtesse écarta vite ce sentiment. « Non, elle est juste un peu plus saine d'esprit », dit Hamish sans remarquer le bref coup d'œil que les deux femmes se lançaient. Il ne les regardait pas, de toute façon. Son attention s'était reportée sur Samantha, comme elle l'avait fait périodiquement toute la soirée, et il prit une nouvelle branche de céleri dans le bol posé sur la table pour la lui offrir. « Tu vas la rendre malade, Hamish », le gronda Émilie. Il releva aussitôt la tête, l'air d'un écolier pris en faute au point qu'Honor se mit à rire. « Il faudrait beaucoup plus de céleri que ça, Émilie, dit-elle, rassurante. N'empêche, poursuivit-elle plus sévèrement en s'adressant à Hamish, l'excès de céleri est vraiment mauvais pour sa santé. Elle ne le digère pas et, si elle en mange trop, elle peut souffrir de constipation. » Samantha tourna vers elle un regard digne et réprobateur, et Honor fut soulagée de sentir l'amusement de la chatte. Malgré la joie immense du lien d'adoption créé avec Hamish, Samantha avait presque aussitôt pris conscience de la consternation qui avait saisi son nouveau compagnon et Honor, ce qui s'était répercuté en elle aussi. D'après la teneur de ses émotions, elle ne comprenait toujours pas très bien pourquoi ils étaient si bouleversés. Ce qui venait seulement souligner que, malgré des siècles d'association avec les humains, les chats sylvestres demeuraient une espèce extraterrestre, songea Honor. Pour Nimitz et Samantha – comme sans doute pour tous leurs congénères, vu leur capacité à percevoir leurs émotions respectives –, tenter de dissimuler ce qu'on ressentait ne servait absolument à rien. Nimitz avait accepté avec le temps qu'il était parfois inapproprié, parmi les humains du moins, d'étaler ses émotions, surtout quand il s'agissait de colère contre un supérieur d'Honor dans la flotte. Mais, même pour lui, il s'agissait davantage d'une question de bonnes manières (et de concessions à un code de conduite humain inexplicable parce que cela comptait aux yeux de sa compagne) et il n'y voyait pas réellement de sens. Ni Samantha ni lui n'auraient envisagé même en rêve de nier leurs véritables sentiments – surtout si le sujet était important. Ce qui expliquait la frustration croissante qu'Honor percevait de leur part à mesure que la douleur d'étouffer ses sentiments envers Hamish grandissait en elle. Ils savaient combien elle l'aimait et combien lui l'aimait, et, dans la logique sylvestre, ils étaient fous de s'imposer – à eux-mêmes et à l'autre – autant de peine. Une peine que les chats sylvestres, pour ne rien arranger, n'avaient pas d'autre choix que d'endurer avec eux. Intellectuellement, Nimitz et Samantha comprenaient que tous les humains, à l'exception notable d'Honor, avaient « l'âme aveugle », selon leur terminologie. Ils comprenaient même que, pour cette raison, la société humaine ne partageait pas les mêmes impératifs que la leur. Mais ce qu'ils concevaient n'avait pas affecté ce qu'ils ressentaient, c'est-à-dire non seulement de la frustration mais de la colère face à l'entêtement humain inexplicable qui empêchait Honor et Hamish de simplement admettre la vérité qui s'imposait à n'importe quel chat sylvestre et de vivre leur vie sans toute cette douleur et cette souffrance. Mais maintenant que l'euphorie immédiate d'avoir reconnu son compagnon humain en Hamish et de s'être liée à lui était passée, Samantha était de nouveau confrontée aux réalités avec lesquelles ses amis humains devaient vivre. Et parce qu'elle était extrêmement intelligente, et qui plus est empathe, elle savait combien son choix d'adoption avait perturbé ces réalités, même si elle peinait encore à pleinement assimiler pourquoi. « S'ils ne le digèrent pas et que ça... encombre leur système, pourquoi aiment-ils à ce point le céleri ? demanda Émilie. — C'est un paradoxe qui a laissé perplexe tous les humains à avoir étudié les chats sylvestres, répondit Honor. Alors, une fois qu'ils ont appris à s'exprimer en langue des signes, on leur a posé la question, évidemment. » Elle haussa les épaules. « Leur réponse fut en partie ce à quoi on pouvait s'attendre : ils adorent le goût du céleri. Prenez l'être humain le plus accro au chocolat que vous ayez jamais rencontré, élevez sa dépendance à la puissance trois, et vous commencerez à en avoir une idée. Mais ce n'est qu'une partie de la réponse. L'autre, c'est qu'il y a dans le céleri sphinxien un composé trace dont ils ont besoin. — Dans le céleri sphinxien uniquement ? — Ils aiment le céleri d'où qu'il vienne, fit Honor. Mais à leur arrivée dans le système de Manticore, les hommes ont dû opérer quelques ajustements mineurs dans la faune et la flore terriennes avant d'en introduire des éléments dans leur nouvel environnement. Comme nous l'avons fait avec les êtres humains eux-mêmes dans quelques cas, ajouta-t-elle d'un ton monocorde en se désignant d'un geste rapide. Nous n'avons pas fait grand-chose de spectaculaire dans le cas de Sphinx, mais quelques modifications génétiques mineures ont été apportées à la plupart des cultures nourricières terriennes pour éviter qu'elles ne fixent des éléments inutiles dans notre alimentation et pour décourager quelques parasites locaux particulièrement résistants ainsi que les maladies qu'ils transportent. L'idée consistait à faire produire et stocker par ces plantes GM un composé organique sphinxien inoffensif pour l'homme qui agit comme un répulsif naturel pour les insectes. Ça a marché pour la plupart, mais mieux chez certaines plantes, et plus particulièrement avec le céleri. La version de ce composé présente dans les descendants de ces plantes terriennes modifiées est légèrement différente de celle que l'on trouve dans la flore aborigène, c'est un genre d'hybride. Mais il semble nécessaire ou du moins très bénéfique au maintien des sens empathiques et télépathiques des chats sylvestres. — Mais d'où le tiraient-ils avant que nous ne débarquions avec notre céleri ? demanda Émilie. — Il existe une plante sphinxienne qui produit la version aborigène de ce même composé. Ils l'appellent l'aubépine pourpre, et ils la connaissent depuis toujours. Mais elle est rare et difficile à trouver et, franchement, selon eux, le céleri est bien meilleur. » Honor haussa de nouveau les épaules. « Et voilà donc la réponse au grand mystère du vol de céleri qui a permis la rencontre entre humains et chats sylvestres. — Fascinant », dit Émilie en dévisageant Honor. Puis elle reporta son regard vers Nimitz et Samantha, qu'elle observa un moment, et ils soutinrent solennellement son regard jusqu'à ce qu'elle prenne une profonde inspiration et se retourne vers Honor. « Je vous envie, dit-elle sincèrement. Je vous aurais sûrement enviée de toute façon, ne serait-ce que pour avoir été adoptée, mais répondre à tant de questions, trouver la clé de tant d'énigmes après tous ces siècles... ce doit être formidable. — En effet, répondit doucement Honor avant d'étonner les Alexander – et elle-même – en se mettant à rire. D'un autre côté, expliqua-t-elle comme pour s'excuser sous l'œil surpris de ses hôtes, les regarder s'exprimer en langue des signes peut être une expérience épuisante... surtout quand on en rassemble une douzaine dans la même pièce ! On a l'impression d'être coincé dans un atelier d'usinage ou la turbine d'un moteur. — Oh, mon Dieu! s'exclama Émilie en riant, ravie. Je n'avais jamais envisagé cet aspect de la question. » Nimitz regarda tour à tour chacun des humains souriants puis se dressa dans l'une des chaises hautes adaptées aux bébés humains que Nico avait dénichées pour les chats, et il se mit à signer. Il gardait le dos raide, plein de dignité, et Honor parvint à s'abstenir de rire tout en traduisant pour Émilie et Hamish. « Il dit que si nous, bipèdes, pensons qu'il est difficile de suivre tous ces signes, nous devrions essayer depuis le point de vue du "peuple félin". Et que si nous avions eu le bon sens, en tant qu'espèce, de ne pas nous limiter à des bruits de bouche pour seul moyen de communication, le peuple félin n'aurait peut-être pas eu besoin d'apprendre à agiter les doigts pour nous parler. » Le chat sylvestre conclut puis fit frémir ses moustaches d'écœurement en voyant les trois humains se remettre à rire. Il renifla bruyamment et leva le nez, mais Honor sentit qu'il était intérieurement satisfait de les avoir fait rire, et elle lui envoya une caresse mentale d'approbation. — Comme dit Émilie, c'est fascinant, glissa Hamish au bout d'un moment, et je vois bien que je vais devoir apprendre à déchiffrer la langue des signes moi-même. Mais, trêve de plaisanteries, Samantha, Nimitz, toi et moi devons affronter le fait que sa décision de m'adopter va créer d'énormes problèmes. Je suis de toute façon heureux et même honoré de son choix, mais j'aimerais vraiment savoir comment cela a pu se produire. Et pourquoi elle a choisi de le faire à ce moment précis. — Tu as encore beaucoup à apprendre concernant les chats sylvestres, Hamish, fit remarquer Honor sur un ton soigneusement neutre. Comme nous tous, en réalité. D'ailleurs, par certains côtés, ceux d'entre nous qui sont adoptés depuis très longtemps sont ceux qui ont le plus à apprendre, parce que nous devons nous débarrasser de certaines théories et mythes que nous entretenons depuis un certain temps. Et l'un de ces mythes, c'est qu'un chat "choisit" plus ou moins consciemment son partenaire humain. — Que voulez-vous dire ? s'enquit Émilie. — J'ai passé des heures à en discuter avec Nimitz et Samantha, et je ne suis pas encore certaine d'avoir tout bien compris, répondit Honor. Mais en résumé, bien que tous les chats sylvestres soient à la fois empathes et télépathes, certains semblent naître avec une capacité particulière à se lier avec les humains ainsi qu'avec d'autres membres de leur propre espèce. » Les Alexander acquiescèrent, mais Honor sentait que ni l'un ni l'autre n'étaient au fait de toutes les nouvelles révélations concernant les chats sylvestres. Il serait peut-être bon, décida-t-elle, de leur donner davantage d'éléments avant d'essayer d'apporter à cette question une réponse qu'elle n'était pas persuadée d'avoir. « Tous les chats sylvestres sont capables de percevoir à la fois les pensées et les émotions de leurs congénères, commença-t-elle. Ils appellent les pensées la "voix d'âme" et les émotions la "lueur d'âme". Enfin, pour être plus précis, ce sont les mots qu'ils ont trouvés dans notre langue pour essayer de nous l'expliquer. D'après ce que nous en savons, le docteur Arif avait raison de penser que des télépathes n'useraient pas du tout d'un langage parlé. En fait, il s'agissait sans doute du plus grand obstacle qui se soit dressé entre eux et nous quand il a fallu apprendre à communiquer. Ils savaient que nous échangions en utilisant des "bruits de bouche", mais le concept de langage leur était si étranger qu'il leur a fallu des siècles, au sens littéral, pour apprendre davantage qu'une poignée de mots. — Comment ont-ils pu apprendre tout court ? » C'était au tour d'Hamish de poser la question, et il tendit la main pour caresser tendrement les oreilles dressées de Samantha. « Eh bien, cela nous ramène plus ou moins à Samantha, d'une certaine façon, répondit Honor, et il releva brusquement les yeux. Il va nous falloir des années pour vraiment mettre en ordre nos connaissances sur les chats sylvestres, reprit-elle, mais nous en avons déjà appris beaucoup plus que nous n'en avions jamais su. Il est encore malaisé de faire passer des concepts complexes de part et d'autre, surtout quand il s'agit de concepts liés à des capacités comme la télépathie ou l'empathie, dont les humains n'ont aucune expérience. » Elle ignora studieusement le coup d'œil pensif qu'Hamish lui adressa sur cette dernière phrase. « Une chose semble claire, toutefois : les chats sylvestres ne sont pas des innovateurs. Leur cerveau ne fonctionne pas ainsi –du moins, il ne le faisait pas par le passé. J'imagine que cela pourrait bien changer maintenant qu'ils ont commencé à interagir beaucoup plus complètement avec les humains en général. Mais, historiquement, les chats capables d'innover, d'imaginer de nouvelles façons de faire les choses sont très, très rares. C'est l'une des raisons pour lesquelles la société sylvestre a bénéficié d'une extraordinaire stabilité, et cela explique également pourquoi ils ont du mal, en tant qu'espèce, à changer d'avis une fois qu'ils ont adopté une politique ou une manière d'agir consensuelles. » — Ce n'était pas le moment, décida-t-elle, de mentionner le fait que les chats sylvestres avaient passé près de quatre cents années T à systématiquement dissimuler la véritable étendue de leur intelligence aux humains qui s'étaient imposés et installés sur leur planète. Pour sa part, elle comprenait très bien leurs raisons, et elle ne doutait pas que ce serait aussi le cas d'Hamish et Émilie, mais il valait mieux effectuer un peu de travail préparatoire avant de leur révéler toute la vérité sur cette petite décision sylvestre-là, à eux comme au grand public. « Toutefois, s'ils produisent un nombre limité d'innovateurs, continua-t-elle, ils possèdent au moins un immense avantage pour le compenser lorsqu'il s'agit de promouvoir le changement. Quand un chat sylvestre, n'importe lequel, découvre quelque chose, son savoir peut être très vite transmis à tous les autres. — Par télépathie, acquiesça Havre-Blanc, une lueur dans ses yeux bleus. Ils s'en "parlent" tout simplement! — Pas tout à fait, rectifia Honor. À ce que m'ont dit Nimitz et Samantha, le niveau de communication entre la plupart des chats ressemble en vérité beaucoup à celui du langage humain, du moins en ce qui concerne l'échange délibéré d'informations. Je doute que la plupart des humains réussissent jamais à imaginer ce qu'on ressent en captant tout le "bruit de fond" émotionnel qui accompagne une conversation sylvestre. Mais leur capacité à se donner des explications au niveau cognitif n'est pas beaucoup plus grande que celle des hommes. Plus rapide – beaucoup plus rapide, apparemment – mais pas cette expérience d'esprit à esprit, "mon esprit fusionne avec le tien", qu'ont imaginée certains auteurs de science-fiction. — Alors comment font-ils ? demanda le comte. Tu dis qu'ils sont capables de répandre les nouveaux savoirs très rapidement, il se passe donc à l'évidence autre chose. — Tout à fait. Voyez-vous, la société sylvestre tout entière tourne autour d'un groupe précis qu'on appelle les "passeurs de mémoire". Ce sont toujours des femelles, apparemment parce qu'elles ont des voix et des lueurs d'âme plus fortes par nature, et ce sont quasiment des matriarches. » Honor plissa le front, pensive. Les clans sylvestres sont gouvernés par leurs anciens, qui sont choisis – selon un processus qui ne ressemble manifestement pas du tout ni aux élections humaines ni à une transmission héréditaire des responsabilités – avant tout pour leurs compétences particulières dans des activités précises, essentielles à la survie du clan. Mais les passeurs de mémoire forment un groupe à part, presque une caste, traité avec une immense déférence par tout le clan. D'ailleurs, chaque passeur de mémoire fait automatiquement partie des anciens, quel que soit son âge. De plus, à cause de leur importance pour le clan, ils sont protégés de manière fanatique et on leur interdit absolument toute activité susceptible de les mettre en danger – un peu comme un seigneur graysonien. Elle sourit avec une véritable gaieté pour la première fois depuis des années, lui sembla-t-il, et les Alexander eurent un petit rire compatissant. Ce qui les rend si importants, c'est qu'ils sont les gardiens de l'histoire et des connaissances sylvestres. Ils sont capables de for mer un lien mental si intense avec n'importe quel autre chat qu'ils revivent ce qui lui est arrivé comme si cela leur était arrivé à eux. Et cela ne s'arrête pas là : ils peuvent ensuite reproduire ces expériences en détail, précisément, et les partager avec d'autres chats, ou les transmettre à d'autres passeurs de mémoire. Un genre de tradition orale ultra perfectionnée, sauf que c'est l'expérience elle-même qui se transmet, non seulement d'individu à individu mais aussi de génération en génération. D'après Nimitz et Samantha, il existe un "chant de mémoire" qui rapporte le témoignage oculaire d'un éclaireur sylvestre présent lors de l'atterrissage de la première équipe de prospection sur Sphinx, il y a près de mille ans T. » Émilie et Hamish regardèrent les deux chats sylvestres avec grand respect, et Nimitz et Samantha soutinrent calmement leur regard. — Alors, ce qui se passe, fit lentement Havre-Blanc, c'est que ces... passeurs de mémoire peuvent partager le nouveau concept ou la nouvelle compétence avec le chat qui en a l'idée le premier, puis les transmettre comme un tout à l'ensemble des autres. » Il secoua la tête. « Mon Dieu... ils sont peut-être lents à concevoir des idées neuves mais, une fois que c'est fait, ils sont rudement bien équipés pour répandre la bonne nouvelle ! — Oui, en effet. Mais les individus qui comptent le plus pour les chats sont les innovateurs qui sont eux-mêmes des passeurs de mémoire. Apparemment, une sœur de Cœur-de-Lion, le chat qui a adopté mon arrière-arrière-arrière et quelques grand-mère, appartenait à cette catégorie de passeurs de mémoire; elle a convaincu presque à elle seule tous ses congénères que les liens entre chats sylvestres et humains étaient une bonne idée. » Ce qui m'amène au fait de cette explication un peu longue. Voyez-vous, aucun chat n'avait réussi à comprendre comment les humains communiquaient jusqu'à ce que l'un de leurs passeurs de mémoire soit blessé dans une chute. » Son visage s'assombrit un instant, puis elle écarta sa tristesse et continua sereinement. « Vous le savez tous les deux, j'en suis sûre, Nimitz a été... blessé lors de notre capture et il a perdu sa voix d'âme. Il ne peut plus "parler" aux autres chats, raison pour laquelle ma mère a eu l'idée géniale de leur enseigner la langue des signes, à Samantha et lui. Cela avait été tenté il y a des siècles sans succès, essentiellement parce qu'à l'époque les chats sylvestres ne comprenaient pas encore le mécanisme de la communication humaine. Dans la mesure où ils ne se servaient pas de mots, ils ne faisaient tout simplement pas le lien entre des mouvements de main et la pensée, pas plus qu'ils n'associaient nos bruits de bouche à la communication d'information. » Ce qui avait changé, le temps que Nimitz et Samantha entrent en scène, c'est que le passeur de mémoire que les chats nomment Passeur-du-Silence avait perdu non pas sa voix d'âme mais sa capacité à entendre celle des autres. Elle percevait encore les émotions, décelait encore les lueurs d'âme, mais elle était sourde à tout le reste. » Elle prit une profonde inspiration. « Le coup a dû être dévastateur, surtout pour un passeur de mémoire. Elle pouvait toujours projeter sa pensée, partager les chants de mémoire qu'elle avait déjà appris, mais elle ne pouvait plus en apprendre de nouveaux. D'ailleurs, elle ne pouvait pas non plus être absolument sûre qu'on l'"entendait" correctement : elle n'avait pas de canal de retour, pas moyen de s'assurer que son signal n'avait pas été brouillé. » Alors elle a quitté son clan, abandonné sa position d'ancien et s'est installée dans le clan de l'Eau vive – celui de Nimitz, celui dont était issu Cœur-de-Lion. Elle l'a choisi parce qu'il avait toujours été le plus en contact avec les hommes et qu'elle voulait passer du temps avec les bipèdes. Elle savait que nous communiquions d'une façon ou d'une autre sans voix d'âme et elle voulait à tout prix apprendre comment, dans l'espoir d'arriver peut-être à faire de même. » Elle échoua, en fin de compte, parce que les chats sylvestres sont tout bonnement incapables de reproduire les sons des langages humains. Mais bien qu'elle n'ait jamais appris à surmonter sa propre surdité mentale, après des années passées à écouter les hommes, elle a établi les principes rudimentaires de la parole. Comme elle pouvait encore transmettre des chants de mémoire, elle a fait partager ce savoir à tous les autres chats sylvestres, ce qui explique pourquoi ils étaient capables de nous comprendre quand nous leur parlions avant même de disposer d'un moyen de répondre avec leurs mains. — Fascinant », répéta encore Hamish à voix basse, l'air concentré. Puis il inclina la tête et fronça les sourcils. « Mais tu disais que tout cela a un lien avec Sam. — Oui. Vois-tu, le nom sylvestre de Samantha est "Voix-d'or". C'est un passeur de mémoire, Hamish. — Quoi ? » Havre-Blanc fixa un instant Honor sans comprendre, puis se tourna vers Samantha, qui lui rendit son regard en hochant indéniablement la tête à la manière des humains. — Un passeur de mémoire, confirma Honor. Rappelle-toi, j'ai dit tout à l'heure que les chats qui adoptent n'en font pas vraiment le choix au sens humain du terme. La sensibilité ou la capacité supplémentaire, ou quoi que ce soit dans leur faculté à percevoir les lueurs d'âme qui rend l'adoption possible, pousse aussi vers nous les individus qui en sont dotés. Ils savent ce qu'ils cherchent d'après les chants d'autres adoptants, mais ils ignorent qui ils recherchent. Ils font le choix de viser l'adoption – ou, du moins, les chats pour qui l'adoption est possible choisissent de se placer suffisamment près des humains pour permettre que cela se produise – mais à l'instant où ils adoptent, il s'agit davantage de reconnaître leur partenaire que de le débusquer. Ça arrive tout simplement quand ils rencontrent celui qu'il leur faut. » Eh bien, à sa connaissance comme à celle de ses congénères, Samantha – Voix-d'or – est la première à naître avec la force mentale d'un passeur de mémoire cumulée à ce je-ne-sais-quoi qui pousse les chats sylvestres à adopter. D'après ce qu'elle m'a dit, la décision de renoncer à l'une ou l'autre de ces voies a dû lui coûter, mais elle a choisi l'adoption, et c'est ainsi qu'elle a rencontré Harold Tschu et s'est liée à lui. — Tschu qui a péri en servant sous tes ordres en Silésie, après que Nimitz et elle furent devenus partenaires, fit Havre-Blanc en hochant lentement la tête. — Oui, et c'est la seule raison pour laquelle elle ne s'est pas suicidée après la mort d'Harold », répondit Honor d'un air sombre. Les yeux du comte s'étrécirent, et elle rejeta ses cheveux en arrière tout en le regardant d'un air de défi en le sentant aussitôt prêt à nier une telle éventualité. — C'est ce que font en général les chats sylvestres qui perdent leur humain adopté ou leur partenaire, Hamish, dit-elle calmement. Se suicider ou se fermer au monde et se laisser mourir de faim ou de soif. Ce fut l'affreuse tragédie des adoptions pendant trois siècles T, jusqu'à ce que l'invention du prolong nous permette de vivre aussi longtemps qu'eux. Ils savaient en adoptant qu'ils renonçaient sans doute à des décennies d'espérance de vie, parfois un siècle, voire davantage... mais le besoin de sentir la lueur d'âme d'un humain les y poussait malgré tout. » Elle lut dans son regard qu'il commençait à comprendre, elle y vit l'ombre de siècles de sacrifice sur l'autel de la joie et de l'amour, et elle acquiesça lentement. « La fusion est si profonde et complète, de leur côté en tout cas, qu'elle laisse un vide immense en eux lorsqu'ils perdent leur moitié. La plupart choisissent tout simplement de ne plus vivre ensuite. Monroe, le chat sylvestre du roi Roger, se serait à coup sûr laissé mourir de faim si... » Elle s'interrompit brutalement. Le fait que le père de la reine Élisabeth avait été assassiné par des agents de Havre était un secret connu d'une poignée de ses sujets seulement. Honor en faisait partie, et elle savait que William Alexander était également du nombre car la reine leur en avait parlé en même temps. Mais elle leur avait aussi fait jurer le secret. Il se serait sans doute laissé mourir de faim si le prince Justin – qui n'était pas prince consort à l'époque, bien sûr : Élisabeth et lui étaient fiancés mais pas encore mariés – n'avait pas été attaqué par un fou alors qu'il essayait de convaincre Monroe de se nourrir, préféra-t-elle dire. Cela "réveilla" Monroe, et, dans le combat qui s'ensuivit contre le fou, Justin et lui s'adoptèrent –seule raison pour laquelle Monroe est encore en vie à ce jour. Eh bien, la situation était similaire pour Samantha et Nimitz : à notre connaissance, il s'agit du seul couple sylvestre dont chaque partenaire ait adopté un humain, et le lien de Sam avec Nimitz était assez puissant pour la forcer à rester avec nous. — Je vois. » Havre-Blanc l'observa un instant, puis tendit de nouveau la main vers Samantha et caressa sa fourrure douce et épaisse. « Tu te sentais seule ? lui demanda-t-il doucement. C'est ça ? » La petite chatte mince le fixa à son tour de ses yeux vert d'herbe sans fond, puis elle tourna son regard vers Honor et se redressa pour pouvoir s'exprimer par signes. Elle plaça sous son menton le pouce dressé de sa main droite fermée, qu'elle fit glisser vers la droite. Puis elle avança la main droite et agita son index de droite à gauche. Enfin elle plaça son poing droit sur son cœur en le faisant tourner comme pour enfoncer une pointe. « Elle dit qu'elle se sentait chagrine plutôt que seule », traduisit Honor, mais les mains de Samantha se mirent à s'agiter de façon plus pressante. « Écoute avant de dire, ordonnèrent ses doigts. Tu as mal. Il a mal. Nimitz et moi sentons la douleur. Elle blesse nous autant que vous, mais comprends : c'est douleur de bipède, parce que tous ont âme aveugle, sauf toi. Peuple humain ne peut pas percevoir ce que peuple sylvestre perçoit, et il y a raisons pourquoi lui et toi ne pouvez pas être partenaires. Mais ne cela change pas besoins, et ne rien faire blesse vous davantage. Quand il est venu, ta douleur était immense. Tellement qu'âme aveugle pouvait la ressentir, et il a ressenti. Et sa douleur est devenue encore pire. Douleur est chose terrible, mais peut renforcer la lueur d'âme, et elle a renforcé. Pour première fois, ai vraiment senti sa lueur, pas toute seule, mais à travers toi aussi, et lueur m'a fascinée. Pas prévu. Pas voulu. Mais maintenant, formidable. Suis désolée que rendra les choses encore plus difficiles, mais ne voudrais pas – ne pourrais pas – changer ça. » Elle cessa de signer, les mains de nouveau immobiles, et elle adressa un regard confiant à Honor. Bizarre comme chacun d'eux a son propre « accent », songea celle-ci, un peu absente. Puis elle se secoua intérieurement et se reprocha de se cacher derrière des réflexions sans intérêt immédiat. Elle comprenait bien pourquoi un autre humain à la place de Samantha – si tant est qu'un humain aurait pu prendre sa place –aurait hésité à expliquer tout cela en détail à Hamish. Honor n'avait toujours aucune idée de la façon dont le désir brûlant qu'Hamish et elle ressentaient pourrait un jour être soulagé, dont l'impossible pourrait devenir possible. Et si cela ne devait jamais arriver, alors lui dire que c'était la douleur née de son amour pour elle qui avait attiré Samantha vers lui risquait de teinter leur lien d'adoption du même chagrin. Or sa capacité à percevoir la lueur d'âme de Samantha et ce « bruit de fond émotionnel » dont elle avait parlé à Hamish et Émilie lui révélaient que cette adoption était indépendante de ce qu'Hamish et elle-même éprouvaient l'un pour l'autre. Que ce n'était pas la cause précise de sa douleur qui avait rendu la lueur d'âme d'Hamish si éclatante pour Samantha, mais simplement l'existence de cette douleur. Toutefois Hamish n'était pas doué de cette sensibilité. Il ne goûterait jamais la preuve absolue que le lien de Samantha avec lui était indépendant de celui entre Nimitz et Honor ou de la tension émotionnelle complexe entre Honor et lui-même, et Samantha le savait. Il fallait sans doute s'y attendre de la part d'un individu qui était aussi passeur de mémoire. Pourtant, même après toutes ces années, elle était à la fois surprise et profondément touchée par la sensibilité de Samantha aux codes, concepts et sentiments étrangers de l'humanité, et par sa détermination à ne pas blesser Hamish sur leurs angles acérés. Maintenant, il revenait à Honor de le protéger aussi, et elle quitta Samantha des yeux pour croiser le regard du comte qui attendait. « Elle dit que la tension que nous subissons toi et moi a rendu ta lueur d'âme plus intense. Suffisamment pour qu'elle la "voie" réellement pour la première fois. — C'est vrai? » Havre-Blanc se renfonça sur sa chaise, surpris, puis sourit lentement, et Honor décela les nombreuses strates douces-amères de ses sentiments. « Je vois, dit-il en la regardant, sans remarquer que son cœur s'étalait dans ses yeux au vu d'Honor et d'Émilie. Eh bien, si cela nous a réunis, dit-il, si malheureux soit le moment, je ne peux pas m'empêcher d'être un tant soit peu reconnaissant. » CHAPITRE QUATORZE « Merde. » Le douzième comte de Nord-Aven jura calmement, mais son regard, lui, n'avait rien de calme. Il parvint à ne pas tourner un œil trop noir vers l'autre extrémité de l'immense salle de la reine Caitrin, au Palais du Montroyal, mais uniquement parce qu'il savait que tous ceux qui ne regardaient pas le chambellan en livrée à la porte se préparer à annoncer la dernière arrivée l'observaient, lui. « Amiral Lady dame Honor Harrington, duchesse et seigneur Harrington, et Nimitz ! » Le système de sonorisation perfectionné des lieux mit l'annonce à portée de toutes les oreilles sans qu'il soit besoin de s'abaisser à beugler, bien que la salle de la reine Caitrin fût assez grande pour abriter simultanément au moins deux matchs de basket. La voix du chambellan n'était pas forte au point d'interrompre les conversations en cours, mais celles-ci se turent néanmoins dans toute la salle. Une soudaine vague de silence, presque de quiétude, se propagea depuis les portes à mesure que chaque invité prenait conscience de la grande femme mince qui venait de les franchir. Comme toujours lors des réceptions officielles au Royaume stellaire, elle portait sa version personnelle du costume graysonien traditionnel, mais, ce soir, sa robe était d'un bleu profond chatoyant au lieu du blanc tout simple qu'elle portait d'habitude. Le boléro du vert jade sombre que les spécialistes de la mode des deux nations stellaires désignaient désormais sous le nom de vert Harrington » complétait la robe bleue, toutefois la combinaison était beaucoup plus frappante qu'à l'accoutumée, et l'Étoile de Grayson ainsi que la clef Harrington brillaient sur sa poitrine. Ses cheveux étaient lisses, retenus à la nuque par un ruban de soie, lui aussi vert Harrington, avant de se déployer dans son dos. Cette cascade brune avait été arrangée avec une simplicité trompeuse de façon à paraître naturelle tout en tombant gracieusement du côté gauche, hors du chemin du chat sylvestre perché sur son épaule droite. C'était probablement la femme la plus grande présente dans l'immense salle de la reine Caitrin. Et si ce n'était pas le cas, elle demeurait néanmoins l'une des plus grandes, et elle s'avança dans le silence avec l'aisance et la grâce naturelle d'une adepte des arts martiaux. Andrew La Follet et Spencer Hawke, tous deux immaculés dans leur uniforme de parade de la garde Harrington, suivaient sur ses talons; le chambellan ne les avait pas annoncés, mais ils ne passèrent pas inaperçus. Ici ou là, des visages prirent un air désapprobateur tandis que les deux hommes introduisaient des armes de poing sous étui en présence de la reine de Manticore, mais personne ne ferait la bêtise d'émettre un commentaire. Pas ici. Pas devant Élisabeth III. La reine avait relevé la tête de sa conversation avec Lord William Alexander et Théodore Harper, grand duc planétaire de Manticore, à l'annonce de l'arrivée de la duchesse Harrington. Et maintenant, au mépris de siècles de protocole, elle traversait prestement la salle, mains tendues et grand sourire de bienvenue aux lèvres. La duchesse lui sourit en réponse et se fendit d'une gracieuse révérence à la mode de Grayson avant de prendre la main que lui tendait la souveraine et de la serrer fermement. Un soupir silencieux sembla traverser la salle, mais si Harrington le perçut, ni elle ni le chat sylvestre sur son épaule n'en trahirent le moindre signe. Elle pencha un visage calme et attentif vers la reine pour écouter ce qu'elle venait de dire, puis se mit à rire avec une aisance qui paraissait parfaitement naturelle. La reine ajouta quelques mots, posa une main légère sur son épaule puis fit mine de repartir vers le duc de Manticore avant de s'interrompre comme le chambellan annonçait d'autres invités. « L'amiral comte de Havre-Blanc, Lady Havre-Blanc et Samantha ! » Si l'entrée de la duchesse Harrington avait provoqué une vague de silence, cette annonce produisit un effet plus profond. Un peu comme si chacun des dizaines d'invités avait soudain pris une grande inspiration... et retenu son souffle. Le comte mesurait peut-être deux centimètres de plus que Lady Harrington, et le fauteuil médicalisé de son épouse flottait sans bruit à ses côtés tandis qu'ils avançaient dans le silence. Ni l'un ni l'autre ne sembla remarquer que tous ces gens les observaient, bien que l'extrémité de la queue du mince chat sylvestre tacheté sur l'épaule du comte décrivît de lents petits cercles. Ils passèrent les portes, marquèrent une brève pause en reconnaissant la duchesse puis pressèrent le pas en affichant des sourires aussi larges que celui de la reine. « Honor ! » La chaleur de la voix de Lady Havre-Blanc rompit clairement le calme anormal, pourtant elle n'avait pas haussé le ton. Évidemment, elle avait appris plus d'un demi-siècle auparavant tous les trucs des acteurs pour projeter leur voix. « Quel plaisir de te revoir ! — Bonjour, Émilie », répondit Honor en lui serrant la main. Puis elle adressa un signe de tête au comte de Havre-Blanc. Hamish, dit-elle avant de sourire à la chatte qui occupait son épaule. Et bonjour à toi, Sam ! — Bonsoir, Honor », répondit le comte, qui s'inclina ensuite pour baiser la main d'Élisabeth, revenue sur ses pas pour saluer les nouveaux arrivants. « Votre Majesté. » Les conversations avaient repris dans la salle, mais sa voix grave portait presque autant que celle de sa femme. « Milord, répondit la reine, qui sourit ensuite avec un plaisir manifeste à Lady Havre-Blanc. Je suis enchantée que vous ayez finalement décidé de venir, Émilie, dit-elle juste assez fort pour que ceux qui se tenaient près d'eux l'entendent. On ne vous voit pas suffisamment en Arrivée. — Parce que je trouve Arrivée un peu fatigante, je le crains, Votre Majesté. » Malgré son teint très clair, il y avait une similitude – qu'on devinait davantage qu'on ne la voyait, pourtant elle était immanquable – entre le visage d'Émilie et celui de la reine. Ce n'était sans doute pas étonnant, car elles étaient cousines éloignées. D'ailleurs, Élisabeth n'était pas le seul membre de la famille d'Émilie présent ce soir, et elle inclina la tête avec un nouveau sourire de bienvenue comme le duc de Manticore les rejoignait. « Bonjour Teddy, fit-elle. — Joyeux anniversaire, tante Émilie. » Il se pencha pour l'embrasser sur la joue. « C'est gentil de la part de Sa Majesté de s'arranger pour que je n'aie pas besoin, moi, de t'organiser un gala d'anniversaire, tu ne trouves pas ? railla-t-il, l'œil rieur, et elle renifla. — Tu t'en sors peut-être bien en ce qui concerne la réception, mais j'espère que tu vas te rattraper côté cadeaux ! — Ah. J'imagine que je peux toujours vendre une partie de mon portefeuille boursier pour trouver les fonds nécessaires », soupira-t-il. Il tendit la main au comte : « Heureux de te voir, Hamish, dit-il gaiement. J'étais impatient de rencontrer ta nouvelle amie », ajouta-t-il avec un petit salut solennel pour S aman th a. La chatte répondit par un hochement de tête majestueux, et il se mit à rire, ravi. « Je crois que tu apprends la langue des signes, Teddy ? s'enquit Émilie. Elle renifla comme il acquiesçait. « Eh bien, dans ce cas, si tu es sage – et que tu la corromps avec suffisamment de céleri, bien sûr –, tu peux sans doute demander à Sam de t'aider à pratiquer pendant le repas. — Bien, ma tante », promit-il, obéissant. Elle renifla de nouveau puis lui tapota l'avant-bras avant de reporter son attention vers la duchesse et la reine. Tout n'était qu'une question de timing, songea Honor tandis que les invités pénétraient dans la salle de banquet attenante à celle de la reine Caitrin. Il était vaguement possible que quelqu'un ici, ce soir, soit naïf au point de croire qu'Hamish et Émilie étaient arrivés juste après elle par un simple concours de circonstances, ou qu'Élisabeth et le neveu d'Émilie les avaient rejoints par hasard tous les trois – enfin, cinq en comptant Nimitz et Samantha – là où tous les autres invités pouvaient les voir. Il était même possible que ce naïf pense qu'il s'agissait d'une coïncidence si, par son titre, elle avait la préséance sur tous les convives à l'exception du duc de Manticore. Cette « coïncidence » plaçait par le plus grand des hasards Honor à la gauche de la reine et le duc à sa droite, et puisque les festivités étaient officiellement organisées en l'honneur de l'anniversaire d'Émilie et que celle-ci faisait partie de sa « famille », Élisabeth avait saisi cette excuse rêvée pour les asseoir, son mari et elle, à la même table, bien qu'Hamish fût « simple comte ». Cela plaçait incidemment Honor et Émilie l'une à côté de l'autre, là où tous sans exception pouvaient constater qu'elles s'entretenaient avec naturel et gaieté. Et où nul ne pouvait se méprendre sur le sens du message que la reine de Manticore avait voulu faire passer à travers cette soirée. Le timing, songea encore Honor en offrant à Nimitz une nouvelle branche de céleri tandis qu'elle goûtait l'aura émotionnelle du banquet. Il était toujours difficile de porter des jugements définitifs sur la lueur d'âme globale écrasante d'un rassemblement si vaste, mais elle perçut une tendance générale nette dont elle tira une profonde satisfaction. Le message était passé, décida-t-elle avant de soupirer de soulagement en son for intérieur. Finalement, ça marcherait peut-être. « Autant pour le plan A, grommela Stefan Young en balançant sa redingote sur une chaise avec un dépit enfantin. — Je t'avais prévenu que ça pouvait se retourner contre nous tous », répondit sa femme. Ils étaient rentrés du bal depuis une demi-heure, et elle avait déjà quitté son costume de cour. Elle était maintenant assise devant le miroir de la chambre et s'examinait. Elle tira la langue à son reflet et l'observa un moment, puis haussa les épaules et passa au reste. Elle portait une robe de soie d'eau de Gryphon, subtilement iridescente – l'un des produits d'exportation gryphoniens les plus prisés. Cette robe avait coûté plus cher qu'un aérodyne d'entrée de gamme, et elle le valait jusqu'au dernier penny, songea-t-elle avec un sourire paresseux d'hexapuma en chasse, tout en admirant la façon dont elle collait à toutes ses courbes. Puis le sourire disparut, elle haussa les épaules et se tourna vers lui. « Nous en avons tiré quatre mois d'usage, fit-elle remarquer. Cela a suffi pour nous mener au bout du vote sur les réductions d'effectif de la flotte et les nouvelles dépenses intérieures. — Je sais. » Le comte s'était attardé dans le bureau pour fortifier sa frustration à coups de brandy. Elle le sentait à son haleine de là où elle était, et elle dissimula une grimace de dégoût tandis qu'il ôtait ses boutons de manchette à l'ancienne et les jetait dans un coffret à bijoux en grimaçant lui aussi. Il n'avait pas apprécié la façon dont la reine avait assis Émilie Alexander et la duchesse Harrington à côté d'elle pour ensuite monopoliser leur conversation pendant tout le dîner. « J'espérais juste que ça durerait plus longtemps, fit-il au bout d'un moment. Voire pour toujours. Et je persiste à dire que nous devrions continuer à pousser dans ce sens. — Non, il ne faut pas. Pas maintenant qu'Émilie Alexander a si bien fait capoter notre plan. — Qui s'en préoccupe ? s'exclama Nord-Aven en se retournant pour la fusiller du regard. Évidemment qu'elle va le couvrir ! Que peut-elle faire d'autre ? Pareil pour Élisabeth. Et seul un imbécile irait croire que cette mascarade n'était pas faite tout exprès dans ce but. Il nous suffit de souligner le calcul politique que cela implique, combien elles sont cyniques d'aider à couvrir deux amants adultères pour obtenir un avantage politique, et nous pouvons retourner l'opinion contre elles aussi ! — Contre Émilie Alexander? » Georgia Young éclata d'un rire méprisant. « Pour les deux tiers des électeurs du Royaume stellaire, cette femme est une sainte ! S'en prendre à elle serait la pire bourde stratégique depuis que les Havriens ont ouvert les hostilités trop tôt à Hancock. — Mouais. » Nord-Aven grommela, l'air plus hargneux que jamais à ce rappel de la bataille qui avait valu la disgrâce à son frère aîné, puis il renifla, irrité. « Je déteste l'idée de relâcher la pression alors qu'on les a si bien mis en déroute, geignit-il. — C'est parce que tu réfléchis avec tes émotions une fois de plus », dit Georgia. Elle se leva et passa les mains sur la soie d'eau en un lent mouvement sensuel qui contrastait bizarrement avec son ton froid et factuel. « Je sais combien tu hais Harrington – tu les détestes tous les deux –, mais laisser la haine dicter ta stratégie, c'est courir droit à l'échec. — Je sais, répéta Young, l'air encore revêche. Mais ce n'était pas mon idée au début, tu sais. — En effet, c'était la mienne, répondit-elle sur le même ton chirurgical. D'un autre côté, tu t'es jeté dessus à l'instant où je l'ai suggérée, pas vrai ? Parce que ça paraissait susceptible de marcher. — Parce que ça paraissait susceptible de marcher... et parce que tu voulais leur faire du mal, rectifia-t-elle en secouant la tête. Soyons francs, Stefan. Pour toi, il était plus important de les faire souffrir tous les deux que de voir cette stratégie porter ses fruits, non ? — Mais je voulais aussi que ça marche ! — Sauf que c'était secondaire à tes yeux, dit-elle, implacable, avant de secouer la tête à nouveau. Je ne dis pas qu'il était déraisonnable de ta part de vouloir les punir pour ce qu'ils ont fait à Pavel. Mais ne commets pas la même erreur que lui. On a tout naturellement tendance à se retourner contre ceux qui nous blessent, que tu veuilles punir Harrington et Havre-Blanc en apporte la preuve. Malheureusement, Honor Harrington n'est pas connue pour sa modération. Havre-Blanc est un homme civilisé, il va se sentir tenu de respecter les règles, mais quand c'est elle qui prend sa revanche, les gens se retrouvent souvent entourés de cadavres, et je préférerais ne pas faire partie des victimes. — Je ne vais rien faire de stupide, grogna-t-il. — Et je ne te laisserai rien faire de stupide, répliqua-t-elle, le regard aussi froid que sa voix. C'est pour cela que je t'ai demandé de suggérer cette approche à Haute-Crête et de le laisser recruter les exécutants. Si elle décide de s'en prendre à quelqu'un, elle commencera par viser Hayes, puis notre cher Premier ministre. Et puis, gloussa-t-elle sans humour, même elle ne peut pas éliminer tout le gouvernement. Il faudra bien qu'elle s'arrête avant d'en arriver au petit ministère du Commerce ! — Je n'ai pas peur d'elle, répliqua Stefan, et les yeux de sa femme se durcirent. — Alors tu es plus stupide encore que ton frère », dit-elle d'un ton monocorde, factuel, assassin. Le visage de son mari se tendit sous l'effet de la colère, mais elle soutint son regard enflammé avec un calme glacial qui le doucha sans mal. « Nous avons déjà eu cette conversation, Stefan. Et, oui, Pavel était un imbécile. Je l'ai prévenu que s'attaquer à Harrington, notamment de cette façon, revenait à suivre un hexapuma blessé dans les broussailles avec un couteau à beurre. Mais il insistait et je n'étais qu'une employée, alors j'ai organisé ça pour lui. Maintenant il est mort... et elle non. Sans compter qu'elle est immensément plus puissante aujourd'hui qu'à l'époque, et elle a appris à se servir de son pouvoir. Pavel l'a sous-estimée en son temps; si tu n'as pas peur d'elle aujourd'hui, avec tout le pouvoir et les alliés qu'elle a gagnés depuis et le souvenir de ce qui est arrivé à ton frère sous le nez, alors tu es bel et bien un imbécile. — Elle n'oserait pas s'en prendre à moi, protesta Nord-Aven. Pas après la façon dont elle a descendu Pavel. L'opinion publique la crucifierait ! — Ça ne l'a pas arrêtée dans le cas de Pavel. Au nom de quoi penses-tu que cela l'arrêterait maintenant? Les deux raisons pour lesquelles elle ne s'est pas déjà attaquée à toi, c'est que ses alliés politiques, comme William Alexander, l'ont empêchée de s'en prendre à quiconque, et qu'elle ne sait pas – pas à coup sûr –que c'est toi qui as proposé cet angle d'attaque à Haute-Crête. Si elle en était certaine, je ne suis pas persuadée que même Alexander ou la reine pourraient l'arrêter, vu le passif entre ta famille et elle. Alors crains-la, Stefan. Redoute-la bien, parce que tu ne rencontreras jamais personne de plus dangereux de ta vie. — Si elle est dangereuse à ce point, pourquoi s'est-elle montrée si humble et modérée ? Elle aurait pu contre-attaquer sans avoir recours à la violence, Georgia! Alors pourquoi ne s'est-elle pas défendue en usant de tout ce pouvoir dont tu parles ? demanda Stefan, d'une voix irritée mais sans nuance de défi. — Parce que nous avons lancé contre elle la forme d'attaque à laquelle elle est le plus vulnérable, lui expliqua patiemment la comtesse. Elle n'a pas l'expérience pour nous rendre la monnaie de notre pièce dans ce registre. Elle est essentiellement sur la défensive depuis le début, parce que ce n'est pas son champ de bataille favori. C'est précisément pour cette raison qu'ils sont allés recruter Émilie Alexander comme général. Mais si tu la pousses un peu trop, ou si tu commets l'erreur de t'avancer à découvert, de blesser une personne à qui elle tient et qu'elle apprend qui est responsable, elle ne perdra pas davantage de temps à chercher à se battre sur ton terrain, Stefan. Elle s'en prendra à toi directement, à sa façon, et au diable les conséquences. Ta famille est mieux placée que quiconque pour le savoir. — Eh bien, il va falloir trouver autre chose, alors, hein ? Si le plan A ne l'a pas abattue en fin de compte, que suggérons-nous à Haute-Crête pour plan B ? Maintenant qu'Émilie Alexander a arraché les yeux à nos chroniqueurs pour avoir osé sous-entendre que son mari et sa "chère amie" Honor Harrington couchaient ensemble, comment se débarrasse-t-on de ces deux-là ? Tu sais bien qu'ils vont être encore plus difficiles à gérer que jamais, maintenant qu'on les a mis en colère ! — Ce n'est sans doute pas faux, répondit Georgia. Et je ne suis pas sûre de ce qu'il faut proposer pour plan B – pas encore, en tout cas. Je suis persuadée qu'une idée se présentera à mesure que la situation se clarifiera. Mais quoi qu'il en soit, Stefan, il ne s'agira de rien qui lui permettrait de remonter jusqu'à toi ou moi. Tu te fiches peut-être qu'elle décide de t'arracher les poumons, mais je voudrais que les miens restent où ils sont, si ça ne te dérange pas. — J'ai compris le message, Georgia », aboya presque Nord-Aven. Son visage était plus maussade que jamais, mais il y avait de la crainte derrière l'aspect revêche, et Georgia fut soulagée de le constater. D'un autre côté... La crainte l'empêcherait peut-être de commettre une bourde monumentale, mais elle avait suffisamment manié le bâton pour ce soir, décida-t-elle. C'était le moment de brandir plutôt la carotte. Elle posa la main sur le col de sa robe, dont le tissu glissa à ses pieds, et soudain Stefan ne pensa plus du tout à Honor Harrington. Honor se tenait à côté du lutrin, les mains derrière le dos, le regard levé vers les rangées de sièges de l'immense salle de conférence en train de se remplir. La salle d'Orville du département Tactique pouvait se vanter d'être équipée de tous les appareils électroniques modernes d'aide à l'enseignement connus de l'homme. Ses simulateurs étaient capables de recréer n'importe quel environnement, du pont de vol d'une pinasse au CO du vaisseau amiral d'une force d'intervention composée de supercuirassés, et de reproduire toutes les vues et tous les bruits du combat le plus atroce. Les interfaces d'enseignement en ligne permettaient de placer un instructeur face à un étudiant isolé, un groupe de deux ou trois ou une classe de plus de cent personnes. Ces mêmes interfaces mettaient en un clin d'œil à la disposition des étudiants les ouvrages de référence, chronologies, cours, programmes, rapports d'action officiels, analyses des campagnes passées et emplois du temps, tout en donnant aux instructeurs accès de la même façon aux devoirs et examens des élèves. L'École spatiale faisait un usage plein et entier de toutes ces possibilités. Pourtant la Flotte royale manticorienne croyait aussi en la tradition et, au moins une fois par semaine, les classes se rencontraient physiquement dans la salle de conférence qui leur était attribuée. Honor reconnaissait volontiers que cette tradition n'était sans doute pas le moyen le plus moderne de transmettre des connaissances, mais cela lui convenait. Comme elle l'avait découvert quand elle était petite, trop se reposer sur une classe électronique pouvait priver les élèves de l'interaction sociale qui faisait partie intégrante du processus éducatif. Le format électronique pouvait servir de bouclier, de barricade derrière laquelle un étudiant pouvait se cacher ou même faire semblant d'être quelqu'un d'autre... en se leurrant parfois lui-même. Cela n'était peut-être pas un inconvénient majeur pour l'instruction de civils, mais les officiers de la flotte et des fusiliers ne pouvaient pas se permettre de se mentir sur ce qu'ils étaient, pas plus qu'ils ne pouvaient laisser leurs compétences relationnelles en friche. Leurs responsabilités professionnelles leur imposaient non seulement d'interagir avec d'autres au sein d'un service collectif hiérarchique, mais aussi de donner une impression de confiance et de compétence quand ils exerçaient le commandement dans des situations où leur capacité à diriger pouvait littéralement faire la différence entre la vie et la mort. Ou, parfois plus important encore, entre la réussite et l'échec. C'était la raison principale pour laquelle Saganami insistait sur des traditions et procédures qui forçaient les aspirants à se rencontrer et à rencontrer leurs supérieurs et instructeurs face à face, en chair et en os. De plus, Honor le reconnaissait derrière son air serein, elle appréciait cette occasion de voir les visages rassemblés de ses étudiants. Enseigner et mettre au défi de jeunes esprits tout en construisant l'avenir de la flotte était un immense plaisir, la seule chose qu'elle ait appréciée sans réserve pendant son séjour de près de cinq ans T sur la planète capitale du Royaume. Elle se laissait même aller à croire qu'elle avait enfin remboursé une partie de la dette qu'elle avait contractée envers ses propres instructeurs de Saganami, notamment Raoul Courvosier. Et c'est dans ces moments, quand elle voyait l'une de ses classes rassemblée en un même lieu en même temps, que le sentiment de continuité entre passé et avenir et la certitude d'avoir sa place dans cette chaîne sans fin la saisissaient le plus fortement. Et en ce moment précis, elle en avait besoin. Nimitz s'agita sur son épaule, et elle perçut son mécontentement, mais elle ne pouvait pas y faire grand-chose, ils le savaient tous les deux. D'ailleurs, il n'était pas mécontent à cause d'elle mais, comme elle, du fait de leur situation. Une nouvelle pointe de douleur la parcourut, masquée à ses étudiants rassemblés par le calme de son visage, et elle maudit sa faiblesse intérieure. Elle aurait dû être la femme la plus heureuse du Royaume stellaire, se répéta-t-elle une fois de plus. La contre-attaque d'Émilie Alexander avait fait battre en retraite la campagne de diffamation lancée par la machine de Haute-Crête, notamment une fois que la reine s'y était associée. Un ou deux journaux et commentateurs parmi les plus virulents et partisans poursuivaient leurs attaques, mais la majorité y avait renoncé en toute hâte en constatant que l'intervention d'Émilie avait inversé la tendance dans les sondages du jour au lendemain. Que la plupart des participants aient en bloc mis une fin brutale à leur campagne aurait dû prouver de manière éclatante à tout observateur objectif que celle-ci avait été soigneusement coordonnée dès le début. Seul un ordre émanant d'en haut pouvait faire taire tant de voix criardes si vite. Et seuls des gens dont la profonde inquiétude de principe quant aux questions fondamentales » que l'on piétinait était complètement artificielle dès le départ pouvaient abandonner ces principes avec tant d'empressement quand ils devenaient gênants. Mais si l'assaut avait été repoussé, ce n'était pas sans laisser de traces. L'opinion publique graysonienne, par exemple, demeurait furieuse qu'on l'ait lancé tout court. Cela aurait posé problème à Honor dans tous les cas, mais les Clefs de l'opposition au sein du Conclave des seigneurs s'en étaient emparées comme d'une arme supplémentaire dans leur lutte pour faire reculer le pouvoir politique de Benjamin IX. Leurs critiques acharnées contre l'Alliance manticorienne — ou, plutôt, contre l'opportunité que Grayson reste dans cette alliance — étaient déjà incessantes avant que les allégations d'infidélité n'apparaissent. Cette opposition à l'Alliance avait survécu à l'exécution pour trahison du seigneur Mueller, qui en était le premier champion, et l'arrogance inexcusable et stupide avec laquelle le gouvernement Haute-Crête avait traité ses alliés lui conférait depuis une force dangereuse. Maintenant, ces mêmes seigneurs voyaient dans les attaques contre Honor une arme de plus à l'appui de leurs arguments, et le fait qu'ils étaient si nombreux à la détester parce qu'elle symbolisait la <^ Restauration Mayhew » qu'ils exécraient de tout cœur leur apportait une satisfaction amère et ironique quand ils y avaient recours. C'était déjà grave. Les courriers de Benjamin disaient certes que l'indignation s'apaiserait avec le temps, mais Honor le connaissait trop bien. Il y croyait peut-être réellement, mais il n'en était pas aussi sûr qu'il essayait d'en donner l'air dans ses messages, et de loin. Quoi qu'il en soit, elle-même n'y croyait pas. Elle s'était répété à maintes reprises que ses capacités de raisonnement étaient rarement au mieux de leur efficacité quand elle affrontait l'éventualité d'être utilisée contre des amis ou des valeurs en lesquelles elle croyait. Elle s'était rappelé combien les analyses que Benjamin faisait des dynamiques politiques et sociales s'étaient souvent révélées plus fines que les siennes. Elle avait même passé des heures à effectuer des recherches sur les crises et scandales politiques du passé, dont certains remontaient à la Terre d'avant la Diaspora, à disséquer leurs conséquences à long terme et à chercher les parallèles avec sa propre situation. Rien de tout cela n'avait changé ce qui comptait vraiment. Quoi qu'en pense Benjamin, quoi qu'il advienne à long terme, à court terme ses ennemis avaient largement entamé sa capacité à préserver l'Alliance et à y maintenir Grayson. Peu importait la façon dont l'opinion publique graysonienne considérerait ces événements dans quinze ans si la planète quittait l'Alliance et s'écartait du Royaume stellaire cette année ou la suivante. Mais si effroyable que fût ce désastre potentiel, un autre presque aussi terrible se profilait de façon menaçante dans sa vie privée, parce qu'Émilie avait vu juste. La relation de longue date entre Hamish et Honor avait été l'une des victimes de ces attaques. La prudence — ou la lâcheté — qui les avait tous deux empêchés d'admettre leurs sentiments avait été balayée. Ils savaient désormais précisément ce que l'autre ressentait, et la fiction contraire qu'ils entretenaient devenait plus fragile chaque jour. C'était stupide... et très humain, sans doute, bien que cette observation ne fût d'aucun réconfort. C'étaient deux êtres humains adultes et matures. Mieux que cela, si imparfaits qu'ils se sentent souvent, ils faisaient preuve d'un sens du devoir et d'un respect pour leur code de l'honneur personnel plus vigoureux que la moyenne. Ils auraient dû être capables de reconnaître leurs sentiments et d'accepter que rien ne puisse jamais en sortir. Ils ne pouvaient peut-être pas s'en tirer sans dommages, mais ils auraient quand même dû réussir à empêcher tout cela de leur pourrir la vie ! Or ils ne pouvaient pas. Honor voulait désespérément croire que sa propre faiblesse était la conséquence directe de sa capacité à percevoir les émotions d'Hamish. Il y avait peut-être même un fond de vérité là-dedans. Comment pouvait-on s'attendre à ce qu'elle sente l'amour et le désir qu'elle lui inspirait — malgré tous ses efforts pour le dissimuler — sans y répondre ? Pour la première fois, Honor Harrington comprenait vraiment ce qui attirait un papillon de nuit toujours plus près de la force destructrice d'une flamme de bougie. Ou ce qui avait poussé des chats sylvestres à adopter des humains avant l'invention du prolong, alors qu'ils savaient que cela diviserait leur propre espérance de vie par deux. Elle aurait peut-être pu ignorer ce qu'elle ressentait pour Hamish, mais il lui était littéralement impossible d'ignorer ce qu'il ressentait pour elle. Et puis il y avait Samantha. L'Office des forêts de Sphinx avait consulté ses archives à la demande d'Honor, et son rapport avait confirmé ses soupçons. On n'avait jamais répertorié de cas où un couple de chats sylvestres adoptaient chacun un être humain... avant Nimitz et Samantha. Il y avait eu des couples dans lesquels l'un des deux avait adopté et l'autre non, bien que très rarement, mais au moins, dans ces cas-là, un seul humain était impliqué. Le besoin ne s'était pas fait sentir de choisir entre deux e bipèdes » qui n'étaient pas ou ne pouvaient pas être ensemble, et ils n'avaient donc eu aucune raison d'affronter l'éventualité d'une séparation permanente de leur moitié sylvestre ou de leur compagnon humain. Leur situation étant unique, aucun précédent ne pouvait les guider, pourtant, en cela comme en tant d'autres occasions, Nimitz et Samantha avaient créé leurs propres précédents, sans se préoccuper de l'histoire ni de la tradition. Elle se demandait parfois ce qui serait arrivé si Harold Tschu n'avait pas été tué en Silésie avant que la conscience qu'Hamish avait d'elle ne bascule si radicalement. Harry et elle auraient-ils été inexorablement attirés l'un vers l'autre ? Possible, mais, malgré tout, elle en doutait. C'était un homme bien et elle le respectait, mais c'était aussi un de ses subordonnés. Ils entretenaient une relation professionnelle et, à la connaissance d'Honor, les liens qu'ils partageaient avec leurs chats sylvestres n'avaient en rien influé sur leur attitude réciproque. D'ailleurs, l'idée qu'il aurait pu devenir davantage qu'un ami, le partenaire humain de la femme de Nimitz et oncle » des rejetons du couple sylvestre ne lui avait même pas traversé l'esprit avant que sa mort n'en efface toute possibilité. Ce qui n'avait aucun rapport avec sa position actuelle, intolérable. Comme l'avait souligné Émilie, Hamish et elle n'avaient pas d'autre choix que de continuer à travailler ensemble, en collaborant aussi étroitement et... intimement qu'avant le scandale. Et si des considérations politiques lui interdisaient d'éviter Hamish, le fait que la partenaire sylvestre de Nimitz était liée à lui avait le même effet. Elle ne pouvait absolument pas séparer son ami le plus cher de sa compagne, pourtant l'intensité même de leur lien rendait Honor plus sensible encore à tous les points de résonance entre Hamish et elle. Pas étonnant que les empathes trouvent insensé de vouloir nier ce qu'on ressent vraiment ! Les sièges de la salle de conférence étaient presque tous occupés, et elle consulta une dernière fois l'afficheur mural. Encore quatre-vingt-dix secondes. Juste assez pour se complaire encore un peu dans son malheur et s'apitoyer sur son sort, se dit-elle cruellement. Enfin, auto apitoiement ou non, impossible d'échapper à la triste réalité. Émilie lui avait accordé un sursis, rien de plus. Ses amis et alliés pouvaient la défendre contre les attaques venues de l'extérieur, mais pas la protéger de sa propre faiblesse et de sa vulnérabilité. Personne ne pouvait la défendre contre cela. La seule réponse possible à ses yeux consistait à trouver un moyen de s'écarter de la source de sa douleur. Elle ne pourrait peut-être pas le faire de façon permanente, mais assez longtemps pour au moins apprendre à y faire face mieux qu'aujourd'hui. Et même si elle n'arrivait pas à apprendre, elle avait désespérément besoin d'un répit, de relâcher la pression et faire une pause, reprendre son souffle, rassembler ses forces. Toutefois, connaître la réponse lui faisait une belle jambe puisqu'il lui était impossible de s'écarter d'Hamish et de la scène politique manticorienne. Pas sans convaincre tout le monde, amis comme ennemis, qu'elle s'enfuyait. Toutes les raisons de sa fuite ne seraient pas connues, mais cela n'importerait guère. Le mal serait fait, surtout sur Grayson. Alors comment trouver le refuge dont elle avait tant besoin, se demanda-t-elle, au désespoir, sans avoir l'air de s'être fait chasser de la ville ? Son chrono de poignet émit un bip discret. Elle prit une profonde inspiration et posa les mains sur le bois poli traditionnel du lutrin tout en balayant du regard ses étudiants respectueusement rassemblés. « Bonjour, mesdames et messieurs. » La voix de soprano de Lady dame Honor Harrington, calme et claire, portait sans effort jusqu'aux oreilles de tous ses auditeurs. « C'est aujourd'hui le dernier cours du trimestre et, avant de commencer nos révisions pour l'examen final, je souhaite profiter de cette occasion pour vous dire combien j'ai aimé faire ce cours. Ce fut un privilège et un plaisir, ainsi qu'un immense honneur, et la façon dont vous avez réagi, votre manière de relever tous les défis, réaffirme encore la force et l'intégrité de notre service et de son avenir. Vous êtes cet avenir, mesdames et messieurs, et j'éprouve une intense satisfaction à voir la flotte de Sa Majesté et toutes les flottes alliées en de si bonnes mains. » Un profond silence plana suite à ses paroles, et son âme blessée se détendit un peu tandis que les émotions de ses étudiants la submergeaient en réponse comme une marée océanique. Elle s'accrocha à cette sensation du plus profond de sa fatigue, avec l'avidité d'un gamin abandonné, mort de faim et de froid, devant la fenêtre d'une cuisine chaude et chaleureuse, mais son expression sereine n'en trahit pas le moindre signe tandis qu'elle les regardait. « Et maintenant, reprit-elle plus vivement, nous avons beaucoup de choses à revoir, et seulement deux heures pour ce faire. Alors au travail, mesdames et messieurs. » « Mais cette bonne femme est un vrai vampire ! grommela le baron de Haute-Crête en faisant claquer sur son sous-main la copie papier des derniers sondages. — Qui ça ? demanda Élaine Descroix avec un sourire avenant de petite fille des plus irritants. Émilie Alexander ou Harrington ? — Les deux... Chacune d'elles ! grogna le Premier ministre. Nom de Dieu! Je croyais qu'on avait enfin achevé Harrington et Havre-Blanc, et voilà qu'apparaît la femme du comte – sa femme, entre tous ! – et qu'elle les ressuscite tous les deux. Que faut-il qu'on fasse ? Leur couper la tête et leur planter un pieu dans le cœur ? — C'est peut-être bien ça », murmura Sir Édouard Janacek, et Descroix gloussa. Malgré son sourire, il ne s'agissait pas d'un son agréable. « Ce serait sans doute une bonne idée de les asperger d'eau bénite et de les enterrer à la lumière de la lune, en prime », dit-elle, et Haute-Crête renifla sèchement. Puis il se tourna vers les deux autres personnes présentes. « Votre suggestion a encore mieux marché que je ne l'espérais... à court terme, dit-il à Georgia Young, abandonnant la fiction selon laquelle l'idée venait de son mari. Elle a complètement écarté Harrington et Havre-Blanc de l'équation pendant que nous nous battions pour faire passer le nouveau budget. Mais on commence à avoir l'impression que notre victoire à court terme va se révéler une défaite à long terme. À moins que vous n'ayez trouvé une parade à leur rebond dans les sondages de popularité, bien sûr. » Presque tous se tournèrent vers Lady Nord-Aven dans le bureau lambrissé du Premier ministre, mais elle soutint avec calme les regards plus ou moins accusateurs. Puis elle désigna d'un geste gracieux le Deuxième Lord de l'Amirauté, seul à ne pas la couver d'un œil noir en cet instant, et sourit à Haute-Crête. — Justement, monsieur le Premier ministre, je crois que Réginald et moi avons bel et bien trouvé une solution. Elle n'est pas parfaite, mais si peu de choses le sont réellement dans ce bas monde. — Une solution ? Quel genre de solution ? » s'enquit Janacek. Il posa la question avant les autres, mais cela s'était joué à peu. — J'ai effectué quelques... recherches supplémentaires sur Harrington et Havre-Blanc, répondit la comtesse. Cela n'a pas été facile. D'ailleurs, il est impossible d'introduire quiconque dans la maisonnée Harrington ou dans son cercle d'intimes. Sa sécurité est entièrement assurée par la garde seigneuriale, avec le soutien du service des gardes du Palais, et elle est à peu près impénétrable. Sans compter qu'Harrington elle-même semble avoir un don incroyable quand il s'agit de "déchiffrer" ceux qui l'entourent. Je n'ai jamais rien vu de tel. » Heureusement, Havre-Blanc n'est pas un client aussi rude. Il maintient une excellente sécurité autour des documents sensibles qu'il reçoit en tant que membre de la commission aux Affaires spatiales, et ses employés sont presque aussi loyaux que ceux d'Harrington. Mais ils ne sont pas autant obsédés par la sécurité en ce qui concerne les... affaires privées. Je n'ai réussi à placer personne à l'intérieur de ses quartiers ou de ceux de sa femme, mais je suis en revanche parvenue à introduire quelques micros dans ceux des domestiques. Et certains de ses employés en ont laissé échapper bien plus qu'ils ne le croyaient quand on leur posait les bonnes questions. » Haute-Crête et Janacek parurent embarrassés par ce rappel délibéré de ce qu'elle faisait exactement pour eux. La façon calme et détachée dont elle parlait de ses pratiques d'espionnage sur leurs adversaires politiques les mettait tous deux mal à l'aise, ne fût-ce que parce qu'ils connaissaient les conséquences si on les y prenait. De telles atteintes à la vie privée étaient illégales pour tous, mais les amendes, voire les peines de prison dont les contrevenants pouvaient écoper n'étaient que des considérations mineures face aux dégâts que subirait la réputation d'un homme politique surpris à placer ses adversaires sur écoute. Et ce qui était grave pour tout personnage politique l'était davantage encore pour les responsables du gouvernement actuel, théoriquement chargé d'empêcher quiconque de s'y livrer. Les deux conservateurs avaient beau se sentir gênés, Houseman paraissait pour sa part indifférent, comme s'il ne voyait pas en quoi les agissements de la comtesse pouvaient être considérés comme inconvenants. Peut-être, songea Haute-Crête, sardonique, parce que la noblesse écrasante de ses intentions justifiait tous les actes qu'il choisissait de commettre pour les promouvoir. Quant à Descroix, elle souriait comme s'il s'agissait à ses yeux d'une immense blague un peu scabreuse. Lady Nord-Aven laissa le silence se prolonger juste assez pour faire passer son message. Puis, leur ayant rappelé l'importance de s'assurer des compétences de qui exécutait leurs basses besognes à leur place, elle poursuivit. « Le plus ironique là-dedans, dit-elle à son auditoire, c'est que nous ne sommes pas tombés loin de la vérité sur leur compte. » Haute-Crête et Janacek s'entre-regardèrent, manifestement surpris, et elle sourit. — Oh, il n'existe aucune preuve qu'ils aient bel et bien été amants, leur assura-t-elle. Mais, apparemment, ce n'est pas faute d'en avoir eu envie. D'après certains serviteurs de Havre-Blanc, Harrington et Hamish Alexander se languissent l'un de l'autre comme des adolescents en mal d'amour. Ils le cachent à l'opinion publique – pour l'instant – mais ils souffrent dans un silence noble proprement ahurissant. — Vraiment? » Descroix inclina la tête, le regard calculateur. Vous en êtes sûre, Georgia ? Je veux dire, ils passent effectivement un temps considérable ensemble. C'est ce qui a rendu notre stratégie de départ jouable. Mais suggérez-vous sérieusement qu'il y ait quelque chose là-dessous ? — C'est ce que nos éléments semblent indiquer, répondit la comtesse. Certains domestiques de Havre-Blanc sont assez amers sur cette question, d'ailleurs. Apparemment, leur loyauté envers Lady Havre-Blanc s'offense à l'idée qu'Harrington puisse intriguer en vue de la supplanter. Pour être honnête, leur indignation a sans doute été nourrie par notre campagne médiatique et paraît un peu retombée ces dernières semaines. Mais ce qui lui avait donné de la crédibilité dès le départ, c'est que la plupart d'entre eux en étaient déjà venus à la conclusion que, quoi qu'en pense Harrington, cela faisait des mois, si ce n'est des années, qu'il était amoureux d'elle. Je me rends bien compte que tous les propos qu'ils ont pu tenir à mes enquêteurs ne sont que des témoignages par ouï-dire, au mieux, mais quand on y regarde bien, les domestiques en savent souvent plus que leurs maîtres sur ce qui se passe dans une maison. Et puis la... poignée d'atouts techniques que j'ai réussi à introduire dans la demeure Havre-Blanc confirme dans l'ensemble leur témoignage. — Eh bien, eh bien, murmura Descroix. Qui aurait cru qu'un vieux machin rigide comme Havre-Blanc tomberait si bas après si longtemps ? Sa dévotion de jeune chiot à sainte Émilie m'a toujours flanqué la nausée, vous savez. C'est tellement sentimental et populaire. Mais on retrouve foi en la nature humaine à voir que ça le démange enfin, non ? — J'imagine », fit Haute-Crête. Descroix parut ne pas remarquer le regard désapprobateur qu'il lui lançait, et il reporta son attention sur Lady Nord-Aven. «  Tout cela est très intéressant, mais je ne vois pas bien en quoi cela règle nos problèmes actuels, Georgia. — Cela ne les règle pas, répondit la comtesse, sereine. Mais nous devrions le garder à l'esprit en nous penchant sur quelques autres considérations. Par exemple, il est évident qu'Harrington s'inquiète beaucoup en ce moment de la réaction des Graysoniens à cette affaire. Ensuite, il y a le fait que la partenaire de son chat sylvestre a jugé bon d'adopter Havre-Blanc. Les domestiques du comte qui étaient déjà disposés à lui en vouloir n'ont pas tari sur le sujet devant mes enquêteurs – jusqu'à ce qu'ils se taisent complètement, toutefois. Il semble que le lien entre les chats force Havre-Blanc et Harrington à se rapprocher davantage encore. Quelques-uns au moins des domestiques sont convaincus que l'adoption du comte par la femelle a été délibérément fomentée par Harrington de façon à lui permettre de se glisser à la place de Lady Havre-Blanc. Pour ma part, je ne pense pas que cette théorie tienne debout, vu le mal que ces deux-là se donnent pour faire mine qu'il n'y a rien entre eux et se le faire croire réciproquement. Sans compter que Lady Havre-Blanc paraît réagir à tout cela avec un calme extraordinaire, à en juger par ce que mes ingénieurs du son ont pu capter. Mais, quoi qu'il en soit, cette adoption constitue une source supplémentaire de tension et de douleur pour tous les deux. Enfin, tous les trois, je suppose. » Bref, milord, à la fois Havre-Blanc et Harrington, mais surtout elle semblent subir une intense pression émotionnelle et, dans une certaine mesure, politique, indépendamment du renversement actuel dans les sondages. Et j'ai analysé leurs dossiers. Il est impossible d'imposer à Harrington une pression susceptible de la faire reculer face à ce qu'elle estime son devoir, quelles que soient les circonstances... sauf une. On peut lui tirer dessus, faire sauter une bombe à ses pieds, la menacer de meurtre ou lui dire que ses principes sont suicidaires sur le plan politique, elle vous crachera à la figure. Mais qu'on arrive à la convaincre qu'une chose dont elle a envie ou besoin menace de saper ce qu'elle considère comme son devoir, et c'est une tout autre histoire. Elle fera machine arrière et se fermera même complètement plutôt que de poursuivre ses propres intérêts "égoïstes". Et une fois que ses émotions s'en mêlent, une fois que c'est devenu une affaire personnelle, toute la détermination de la "Salamandre" tend à disparaître. — Que voulez-vous dire ? fit Descroix, attentive, et la comtesse haussa les épaules. — Je veux dire qu'elle n'est pas très douée pour se faire passer la première, répondit-elle sans détour. En fait, on dirait qu'elle... prend peur quand ses besoins personnels ont l'air de menacer ce en quoi elle croit. — Peur ? » répéta Haute-Crête, le sourcil interrogateur, et Lady Nord-Aven haussa de nouveau les épaules. « Ce n'est sans doute pas le terme idéal, mais je n'en vois pas qui corresponde mieux. Son dossier est particulièrement révélateur à ce niveau, et cela commence alors qu'elle était aspirante. Il est de notoriété publique qu'elle a refusé de porter plainte pour tentative de viol après un certain incident à Saganami. » Elle marqua une brève pause le temps que ses interlocuteurs signalent de la tête leur compréhension de ce point qu'elle n'aurait probablement pas soulevé, ils le savaient, si son mari avait été là. Probablement. — On peut argumenter sur la raison de son silence dans ce cas précis, poursuivit la comtesse. Je crois pour ma part que c'était au moins en partie dû au fait qu'elle était encore trop jeune pour croire qu'on ajouterait foi à ses accusations; elle manquait d'assurance. Mais il est aussi fort probable qu'elle ait pensé qu'un scandale causerait du tort à la flotte, et elle n'était pas prête à faire passer ce qui lui était arrivé avant l'intérêt du service. En tout cas, c'est une attitude dont elle a fait preuve à maintes reprises depuis. Si elle trouve un moyen de se retirer d'une situation dans laquelle ses besoins entrent en conflit avec son devoir ou avec les besoins d'un autre sans transgresser son code de l'honneur personnel, elle le saisira. Elle l'a fait avant la première bataille de Yeltsin, quand elle a fait quitter le système de Yeltsin à son escadre, pensant que sa présence sapait les efforts de Courvosier pour intégrer Grayson à l'Alliance. » Elle gardait le ton de la conversation, le visage impassible, et ignora la grimace soudaine de Houseman. Le rictus du Deuxième Lord, chargé d'un souvenir haineux (relevé d'une bonne dose de crainte) était sans doute si involontaire qu'il ne s'en était même pas rendu compte, songea Haute-Crête. — Si les bigots qui lui cherchaient des noises avaient fait subir la même chose à n'importe quelle femme sous ses ordres, reprit la comtesse, elle leur serait tombée dessus comme la fureur divine. Elle n'est pas connue pour sa modération, n'est-ce pas ? Mais leur bigoterie et leur ressentiment étaient dirigés contre elle, et elle se refusait à risquer de faire échouer la mission de Courvosier en insistant pour qu'ils la traitent avec le respect qu'elle aurait exigé pour quelqu'un d'autre. Alors, à la place, elle a battu en retraite et s'est retirée de l'équation. — On dirait presque que vous l'admirez, Georgia, fit remarquer Descroix, et la comtesse haussa les épaules. — Il ne s'agit pas vraiment d'admiration. Mais il est idiot de rabaisser un adversaire par dépit quand on essaye de formuler une stratégie contre lui. » Cette fois, Houseman s'agita à côté d'elle comme s'il était sur le point d'éclater et de protester, mais elle l'ignora encore et poursuivit en s'adressant directement à Descroix. — D'ailleurs, vu sous un autre angle, ce qu'elle a fait à Grayson consistait à fuir le problème plutôt que de l'affronter, ce qui est un signe de faiblesse plutôt que de force. Et, apparemment, elle a fait la même chose le jour où elle a compris que Havre-Blanc et elle s'aventuraient en territoire interdit. Elle a fui cette situation – et elle l'a fui, lui – en reprenant le commandement de son escadre plus tôt que prévu, et c'est ainsi que les Havriens l'ont capturée. Et elle a de toute évidence recommencé sur Hadès quand elle a refusé de renvoyer un courrier vers l'Alliance dès qu'elle en a saisi un. — Pardon ? » Janacek écarquillait les yeux, ébahi. « Vous dites qu'elle a "fui" à Hadès ? — Non, Édouard, répondit patiemment la comtesse. Elle a fui un choix personnel extrêmement douloureux qu'elle n'était pas prête à faire. En tant que seigneur Harrington, sa responsabilité consistait clairement, sans ambiguïté, à regagner Grayson et ses responsabilités sur place dès qu'humainement possible. Qui plus est, elle devait avoir compris que, même si l'Amirauté ne pouvait pas rassembler le tonnage nécessaire pour une évacuation massive de prisonniers du système de Cerbère, les Graysoniens auraient sans l'ombre d'un doute envoyé au moins un bâtiment. D'ailleurs, ils l'auraient fait monter à bord à la pointe du fusil si nécessaire s'ils avaient su qu'elle était vivante et où la trouver ! Mais, s'ils l'avaient fait, son devoir public en tant que seigneur Harrington l'aurait écartée d'une responsabilité personnelle envers tous les prisonniers de la planète. Non seulement elle ne voulait pas tourner le dos à cette responsabilité, mais elle ne pouvait littéralement pas s'imposer de les "abandonner", tout en sachant ce qu'elle aurait dû faire. Alors, qu'elle s'en soit ou non rendu compte, sa décision de n'informer personne au sein de l'Alliance de ce qui se passait sur Hadès pendant qu'elle s'efforçait de capturer suffisamment d'unités pour sortir tout le monde de là était une fuite délibérée face à une décision trop douloureuse à envisager. — Je n'avais jamais vu ça comme ça, dit lentement Janacek, et Lady Nord-Aven haussa les épaules. — Ça ne m'étonne pas, Édouard. Pour tout dire, je doute fort qu'Harrington ait jamais vu cela sous cet angle. Sinon, elle n'aurait sans doute pas été capable de le faire. Ce qui explique pourquoi elle n'y a pas réfléchi. Mais la raison pour laquelle ce défaut précis nous importe en ce moment, c'est qu'il nous offre un levier possible pour la manœuvrer dans le sens que nous souhaitons. — Comment ? s'enquit Haute-Crête, le front plissé. — La clé, c'est qu'elle ne fuira rien tant qu'il n'y aura pas de porte de sortie "honorable", fit la comtesse. Elle est capable de raisonner pour choisir une issue entre plusieurs voies possibles, mais pas uniquement pour sauver sa peau. Il doit y avoir une bonne raison. Quelque chose qu'il faut faire et dont on peut la convaincre – ou dont elle-même peut se convaincre – que c'est sa responsabilité. Donnez-lui une tâche honorable, une responsabilité, surtout si elle risque d'exiger un sacrifice de sa part, et vous avez toutes les chances qu'elle s'en saisisse. — À quel genre de responsabilité pensez-vous ? fit Descroix, le sourcil froncé. Personnellement, je ne vois rien qu'Harrington se sentirait obligée d'accomplir pour l'un d'entre nous – si ce n'est, peut-être, rajouter un peu d'hydrogène aux fournaises de l'enfer pendant que nous y rôtissons ! — Justement, intervint Réginald Houseman pour la première fois, je crois que nous avons pile le rôle qu'il lui faut. En fait, il ressemble beaucoup à un autre qu'on lui a déjà proposé. Elle l'avait accepté, et elle avait failli y laisser la peau. » Il sourit avec une soif de vengeance laide qu'il n'aurait laissé voir à personne d'autre, et surtout pas à ses amis libéraux. « Qui sait ? Nous aurons peut-être plus de chance cette fois. » CHAPITRE QUINZE « Je n'arrive pas à croire que tu sois sérieuse ! Hamish secoua vivement la tête et lança un regard noir à Honor. Ils étaient assis dans l'étude de son manoir d'Arrivée; Samantha était allongée sur le dossier du fauteuil de son humain, le menton sur le dos de ses pattes avant préhensiles, Nimitz sur le dossier du fauteuil d'Honor. Celle-ci percevait la tristesse des deux chats, leur chagrin à l'idée d'une longue séparation. Mais elle sentait aussi qu'ils l'acceptaient. En revanche, elle ne trouvait pas trace de cette émotion chez le comte de Havre-Blanc. « Je suis tout à fait sérieuse, Hamish, répondit-elle sur un ton beaucoup plus calme qu'elle ne l'était. Et avant que tu ne le dises, je me rends bien sûr compte qu'il s'agit au mieux d'un cheval de Troie politique du point de vue de Haute-Crête. Mais Willie et toi avez la situation parlementaire aussi bien en main qu'on puisse le souhaiter, vu les circonstances, et quoi que nous pensions de Janacek, c'est un travail qui doit être fait. Dans la mesure où Sidemore est concerné, je me sens une responsabilité morale personnelle de faire tout mon possible pour empêcher que le Marais soit écrasé dans la mêlée. — Bon sang, Honor, évidemment ! Ils savent très bien comment tu réagis quand on brandit l'argument de la responsabilité. Ils te manipulent pour que tu acceptes cette affectation, et tu le sais aussi bien que moi ! — Peut-être, concéda-t-elle sereinement. Je conçois en effet qu'ils voient beaucoup d'avantages à me faire quitter le Royaume stellaire. Mais soyons francs, Hamish. Nous aussi pourrions trouver quelques avantages à m'éloigner de Manticore. — Bizarrement, je ne pense pas que Willie soit de cet avis, fit Havre-Blanc, acerbe. Et même si c'était le cas, je... — Willie pourrait te surprendre, l'interrompit Honor. Et je t'ai demandé d'être franc. Quand je parlais d'avantages pour nous, je ne pensais pas au parlement. » Il ferma brusquement la bouche, ravalant ce qu'il s'apprêtait à dire, et elle vacilla intérieurement sous l'effet de la douleur soudaine, presque un sentiment de trahison, qui brillait dans son regard bleu glacé. Mais elle ne pouvait pas se permettre de le montrer, alors elle s'imposa de soutenir son regard avec calme. Le silence s'étira entre eux pendant quelques secondes, puis elle eut un sourire triste. « Il faut mettre un peu d'espace entre nous, Hamish », fit-elle doucement. Il allait répondre, mais elle leva la main pour l'en empêcher. « Non. Ne dis rien. Je ne suis pas venue pour me disputer avec toi, ni même pour discuter de ma décision. Je suis venue parce que j'ai déjà décidé d'accepter ce commandement et que j'avais besoin de te l'annoncer moi-même. Cela n'a pas été une décision facile, et je suis bien consciente que Janacek ne m'a pas fait cette proposition par bonté d'âme. N'empêche que c'est un don du ciel. — Mais... — Non, j'ai dit, coupa-t-elle tranquillement. Hamish, nous tournons autour du pot depuis des années maintenant, et ça nous tue à petit feu. Tu le sais, Nimitz et Samantha le savent, moi aussi... et Émilie. » Il devint blême, et elle sentit qu'il aurait voulu aussitôt protester, battre en retraite, faire mine d'une façon ou d'une autre que ce n'était pas le cas. Mais il était trop honnête pour ça. Il se tut donc, et elle perçut la honte qu'il ressentait de l'avoir laissée en fin de compte faire face à la vérité pour eux deux. « Je t'aime, dit-elle tout bas. Tu m'aimes et tu aimes Émilie. Je le sais. Mais je sais également que nous ne pouvons pas risquer d'agir en fonction de nos sentiments, surtout après ce que Haute-Crête et ses sbires ont essayé de nous faire. Nous ne pouvons pas, Hamish, qu'on le veuille ou non, si fort qu'on le veuille. Seulement, je ne suis pas assez forte pour m'empêcher d'en avoir envie. » Des larmes perlèrent au coin de ses yeux, mais elle refusa de les laisser couler. « Je pense que je ne serai jamais assez forte. Mais ça ne change rien, et je dois donc trouver un autre moyen. Et je n'en vois pas d'autre qui n'implique pas un coût politique inacceptable pour tout le monde. — Mais ils ne te proposent ce poste que dans l'espoir qu'il t'éclatera à la figure. — Je ne suis pas sûre que je le formulerais tout à fait ainsi, répondit-elle. Ils ont un vrai problème. Ils ont besoin de quelqu'un pour le résoudre et, qui que ce soit, ils doivent quand même viser une solution qui ne soit pas un désastre complet. Mais tu as raison, ils ont aussi besoin d'un bouc émissaire au cas où cela tournerait à la catastrophe, bien sûr. Et pour être honnête, je suis à peu près sûre qu'ils ne raisonneraient pas ainsi s'ils ne s'attendaient pas précisément au pire. D'ailleurs ils ont peut-être raison. Mais cela ne change rien au fait que c'est un poste que quelqu'un doit assumer... et qu'il me permettra de mettre un peu de distance entre nous. Je ne peux pas rester si près de toi, sachant exactement ce que tu ressens et ce que moi j'éprouve. J'en suis incapable. Ce n'est pas ta faute, ce n'est pas la mienne. C'est comme ça, point. » Elle sentit son chagrin, sa colère... et sa honte. Mais, sous ces émotions, elle perçut aussi qu'il comprenait. Il n'en était pas heureux et il n'était pas vraiment d'accord, mais, à sa façon, cela lui était plus précieux que ces deux autres réactions. — Pendant combien de temps auras-tu besoin d'espace ? demanda-t-il en levant la main pour caresser Samantha. — Je l'ignore, dit-elle honnêtement. Parfois je me dis qu'il n'y a pas assez d'espace dans tout l'univers. À d'autres moments j'espère qu'une pause assez longue pour nous permettre de reprendre notre souffle suffira en fin de compte. Mais quoi qu'il en soit, c'est le mieux que je puisse faire. S'il existe une réponse, une solution, je sais que je n'arriverai pas à la trouver tant que je ne penserai qu'à m'interdire de t'aimer. » Il ferma les yeux, le visage tendu, et elle comprit qu'il voulait passionnément trouver un moyen de la contredire. Toutefois il ne trouva pas. Après un moment de silence interminable, il rouvrit donc les yeux et la regarda de nouveau. « Je n'aime pas ça, dit-il. Je n'aimerai jamais ça. Mais ça ne veut pas dire que j'aie une meilleure solution à proposer. Et pour l'amour du ciel, Honor, sois prudente ! Ne va pas te fourrer dans un autre guêpier, parce que, Dieu nous garde, tu as raison : je t'aime. Mets de la distance entre nous s'il le faut, mais chaque fois que tu pars jouer la Salamandre au feu, quelque chose meurt en moi. Il y a des limites à tout, mon amour. Y compris au nombre de fois où tu peux danser sur le fil du rasoir et me revenir quand même. » Elle ne pouvait plus retenir ses larmes. Pas alors qu'il venait enfin de reconnaître ce qu'ils savaient tous les deux. Elle allait parler, mais cette fois c'est lui qui leva la main et l'en empêcha. — Je sais que tu as raison, dit-il. Nous ne pouvons pas être ensemble, pas vraiment. Mais je ne peux pas non plus te perdre. J'ai cru que c'était arrivé quand les Havriens ont annoncé au monde qu'ils t'avaient pendue, et je ne le supporterai pas à nouveau. Alors reviens, Honor Harrington. Reviens de Silésie, et en un seul morceau. Nous trouverons une solution, d'une façon ou d'une autre, et tu auras intérêt à être présente ce jour-là ! » « Je suis terriblement désolée, milady, mais ça ne va pas être possible. Honor s'enfonça dans son fauteuil, croisa les jambes et lança un regard très froid à la femme qui se trouvait de l'autre côté du bureau. L'amiral des rouges Josette Draskovic était une femme mince, cheveux et yeux sombres, d'environ trente-cinq ans T l'aînée d'Honor. Elle possédait une réserve excédentaire d'énergie nerveuse et donnait souvent l'impression d'avoir la bougeotte même quand elle restait sagement assise. C'était aussi la remplaçante de Sir Lucien Cortez au poste de cinquième Lord de la Spatiale, chargé de la gestion des ressources humaines de la flotte royale, et bien qu'elle n'eût pas laissé les traits de son visage bouger d'un millimètre, Honor la sentit sourire triomphalement au fond d'elle-même. « Alors je vous suggère de faire en sorte que ça le devienne, recommanda Honor d'un ton serein. — Je vous demande pardon ? » Draskovic se raidit, se hérissant presque visiblement, et Honor s'autorisa un infime sourire en goûtant les émotions de son interlocutrice. Nimitz était couché en rond sur ses genoux et paraissait complètement détendu, presque assoupi. Mais Honor ne s'y trompait pas, et elle percevait sa colère brûlante aussi bien que la mesquine sensation de pouvoir de Draskovic. Honor et l'amiral Draskovic ne s'étaient jamais rencontrées avant que Sir Édouard Janacek ne retrouve le poste de Premier Lord de l'Amirauté. Depuis, elles avaient par deux fois croisé le fer, et Draskovic n'avait apprécié ni l'une ni l'autre de ses apparitions devant la commission aux Affaires spatiales de la Chambre des Lords. Elle devait l'essentiel de ses désagréments à une certaine duchesse Harrington qui s'était présentée lors de sa première intervention armée de sa propre analyse des chiffres concernant le personnel inclus dans les estimations spatiales du moment. Les chiffres crus que Draskovic avait fournis au parlement n'étaient pas à proprement parler mensongers, mais la façon dont elle les avait exposés si. Honor l'avait prise la main dans le sac et lui avait offert suffisamment de corde pour se pendre avant de fournir la véritable répartition entre personnel en service actif et percevant une demi-solde. Cela n'avait pas été le meilleur jour de la vie de Draskovic, et sa seconde intervention ne s'était pas guère mieux passée. On ne l'avait pas prise à mentir, cette fois, mais les questions incessantes et implacables d'Honor l'avaient réduite à la plus grande confusion tandis qu'elle essayait de défendre la politique de l'Amirauté, fondamentalement indéfendable. Elle était passée pour, une incompétente, une dilettante complètement surclassée, et elle avait d'autant moins goûté son humiliation que, contrairement à Honor, elle avait toujours été de ces amiraux « politiques » qui devaient leur carrière aux négociations clientélistes. Raison pour laquelle elle occupait sa position actuelle, indubitablement. C'était maintenant son tour de rendre à Honor la monnaie de sa pièce. En tant que cinquième Lord de la Spatiale, la décision finale d'affectation des personnels lui revenait, ce qui incluait des choix tels que celui des officiers d'état-major et capitaines de pavillon affectés sous les ordres de tel ou tel commandant de flotte ou de force d'intervention. Selon la tradition de la flotte royale, un officier général qu'on envoyait commander l'une des bases du Service exerçait largement son autorité pour choisir qui il souhaitait placer à ces postes. Le bureau du Personnel naval devait confirmer ses nominations, mais il ne s'agissait que d'une formalité. Traditionnellement, le seul facteur limitant était la disponibilité des officiers concernés, mais Draskovic ne croyait manifestement pas en la tradition. Surtout quand la fouler aux pieds lui permettait de se venger d'une femme qui avait si bien contribué à l'humilier. Pour sa part, le sentiment d'humiliation de l'amiral laissait Honor complètement froide. Draskovic avait pris la décision de prostituer ses compétences en acceptant de travailler pour Haute-Crête et Janacek et, si elle en retirait de l'embarras, c'était sa faute. De toute évidence, Draskovic ne voyait pas les choses de cet œil mais, hélas pour elle, Honor n'était pas prête à subir sans broncher sa vengeance mesquine. Une fureur en tous points semblable à celle de Nimitz bouillonnait derrière son regard dur. Elle était bien consciente que cette rage devait sa force autant à sa douleur et sa colère face aux dégâts que les attaques du gouvernement contre Hamish et elle avaient infligés à sa vie qu'à ses inquiétudes professionnelles, et elle s'en fichait. Non, songea-t-elle, sois honnête, Honor. Tu ne t'en fiches pas. Le fait que Draskovic est assez pourrie politiquement pour se rendre complice de ce genre d'ordures en fait une cible rêvée pour ta hargne. Elle ne laissa pas son visage trahir la violence de ses émotions, mais son regard se durcit encore un peu, et son mince sourire se fit décidément glacial. « Je vous suggère de faire en sorte que cela devienne possible, amiral, répéta froidement Honor. Je vous ai fourni une liste des officiers dont les services me seront nécessaires pour remplir mes fonctions de commandant de la base de Sidemore. Vu notre mobilisation opérationnelle modérée contre Havre et la récente réduction spectaculaire de notre mur de bataille, je n'arrive pas à croire que les officiers dont je demande la présence ne puissent pas être arrachés à leurs autres devoirs. — Je sais que vous vous considérez comme une experte en gestion des ressources humaines, milady, répondit Draskovic d'un ton désagréable. Néanmoins, je pense être en meilleure position pour juger de la disponibilité des officiers au service de Sa Majesté. — Je ne. doute pas que vous soyez en meilleure position pour en juger... encore faudrait-il que vous choisissiez de le faire, lança carrément Honor. — Et que voulez-vous dire au juste par là, amiral Harrington ? — Je pensais avoir été claire, amiral. Je veux dire qu'il me paraît évident que vous n'avez pas la moindre intention de prendre en compte la disponibilité réelle des officiers que j'ai demandés. D'ailleurs, je doute fort que vous ayez seulement vérifié leur dossier. — Comment osez-vous ? » Draskovic se redressa brusquement dans son fauteuil, l'œil flamboyant. « Je le sais, vous croyez que les règles qui s'appliquent à nous autres simples mortels ne valent pas pour la grande "Salamandre", amiral Harrington, mais je vous assure que c'est le cas ! — Je n'en doute pas, concéda Honor avec calme. Cela n'a toutefois rien à voir avec l'objet de notre discussion, amiral. Vous en êtes aussi consciente que moi. — Vous avez sans doute une image grossièrement surdimensionnée de vous-même, amiral, mais je vous rappelle que je suis non seulement Lord de la Spatiale mais aussi plus ancienne en grade que vous d'une bonne quinzaine d'années, grinça Draskovic. Je vous rappelle également que ni le grade d'amiral ni la pairie, ni même la médaille parlementaire du courage, ne vous mettent à l'abri d'accusations d'insubordination. — Et je n'y compterais d'ailleurs pas... normalement. » Même maintenant, aux prises avec sa propre colère, Honor était au fond abasourdie par ses propres mots. Était-il possible que ce que Draskovic insinuait soit vraiment la source de son attitude agressive, qu'elle en soit venue à se considérer comme quelqu'un de spécial ? Elle ne pouvait pas tout à fait écarter cette hypothèse et, même si elle aurait aimé le faire, cela ne la gênait pas franchement en cet instant. « C'est-à-dire ? grogna Draskovic en se penchant sur son bureau pour la fusiller du regard. — C'est-à-dire que je sais aussi bien que vous – et Sir Édouard Janacek, d'ailleurs – que ce commandement ne m'a pas été offert à cause de l'immense respect que me voue l'Amirauté actuelle. On me l'a donné en partie dans le cadre d'une manœuvre délibérée destinée à m'écarter de l'équation politique ici, au Royaume stellaire. » Draskovic se redressa aussitôt dans son fauteuil, l'air ébahie. À l'évidence, elle n'avait pas prévu la posture combative d'Honor, et une infime trace d'humour se glissa dans le sourire de la duchesse quand elle perçut sa stupeur. Honor n'avait jamais joué la carte politique de sa carrière, mais cela ne voulait pas dire qu'elle ignorait comment s'y prendre, même si cette éventualité n'avait pas effleuré Draskovic. Toutefois, si elle devait y recourir enfin, elle le ferait à sa façon : bille en tête, et au diable les conséquences. Que Draskovic réagisse comme elle le souhaitait, de toute façon elles ne seraient jamais rien d'autre que des ennemies. « On me l'a également proposé, poursuivit-elle du même ton froid, parce que la Silésie risque de se transformer en catastrophe majeure. Vous pensiez peut-être que j'ignorais que cette Amirauté est prête à sélectionner un officier général dans le but exprès d'en faire son bouc émissaire si nos relations avec les Andermiens s'effondrent. Dans ce cas, vous vous êtes trompée. » Dans ces conditions, amiral Draskovic, toute offense à votre autorité consécutive à mon attitude me laisse parfaitement indifférente. Vous et moi savons que si mes demandes sont "impossibles à satisfaire", c'est uniquement parce que vous avez choisi de me refuser les prérogatives traditionnelles d'un commandant de base par dépit et mesquinerie. Je ne peux pas vous empêcher d'abuser de votre autorité de cette façon, amiral. Mais si vous choisissez de continuer à ignorer mes demandes, je crains fort que vous ne deviez informer le Premier Lord qu'il ne me sera pas possible d'accepter ce commandement, en fin de compte. » Draskovic avait ouvert la bouche pour une réponse cinglante, mais elle la referma brutalement sur la dernière phrase d'Honor. Ses émotions connurent un pic soudain, et un éclair de peur glacé se fraya un chemin au cœur brûlant de sa colère. La stupéfaction n'était pas non plus étrangère à ce pic émotionnel : elle avait peine à croire qu'Honor ose dédaigneusement exposer sans fard les calculs et la manipulation politiques cyniques à la source de son affectation en Silésie. Ça ne se faisait pas, tout simplement, et la surprise paralysa un instant les centres de la parole chez le cinquième Lord. Honor perçut toutes les nuances de la réaction de Draskovic, et le plaisir mauvais qu'elle en tira l'étonna un peu, même maintenant. Toutefois elle n'en laissa rien paraître. Elle se contenta de s'enfoncer dans son fauteuil en regardant son interlocutrice digérer l'idée qu'elle était prête à mettre le gouvernement et l'Amirauté sans distinction au pied du mur. « Je... » commença Draskovic avant de s'interrompre pour s'éclaircir la gorge. « Je n'aime pas beaucoup votre ton, milady, fit-elle au bout d'un moment, d'une voix beaucoup plus faible, presque douloureuse. Je ne suis pas non plus d'accord avec votre prétendue analyse de cette... situation. Et je me refuse à ignorer l'insubordination et l'insolence d'où qu'elles viennent et quelles que soient les réussites passées du coupable. — Très bien. » Honor se leva en prenant Nimitz dans ses bras. « Dans ce cas, amiral, je vais me retirer avant de vous offenser davantage. Soyez assez aimable pour informer Sir Édouard que je dois refuser à regret le commandement de la base de Sidemore. J'espère que vous trouverez un officier compétent pour remplir cette position. Bonne journée. » Elle se retourna et se dirigea vers la porte, tandis que le mélange de fureur, de consternation et de panique en provenance de Draskovic flambait comme un feu de forêt dans son dos. « Attendez ! » Draskovic s'était écriée à contrecœur, et Honor s'arrêta. Elle fit demi-tour et regarda le cinquième Lord en haussant des sourcils interrogateurs. Les muscles de la mâchoire de Draskovic saillirent pendant qu'elle serrait les dents si fort qu'Honor les entendit presque grincer à cinq mètres de là. Mais Honor se tut : elle se contenta d'attendre. « Je... regrette... toute méprise qui a pu se produire entre nous, milady, articula enfin Draskovic comme si on lui arrachait une dent à chaque mot. Apparemment, nous avons... perdu notre sang-froid. Je le regrette également. Que vous et moi ne partagions pas les mêmes idées politiques et ayons eu des différends publics à ce sujet ne devrait pas diminuer notre professionnalisme en tant qu'officiers de Sa Majesté. — Je ne saurais être plus d'accord », répondit Honor avec une affabilité cruelle, savourant l'apoplexie interne de son interlocutrice, qui parvint à afficher un semblant de sourire – un rictus. « Bien. Il est possible que j'aie trop vite conclu que certains des officiers dont vous avez besoin étaient indisponibles, milady, fit-elle. Je crois qu'il ne serait pas mauvais que je réexamine ma décision dans leur cas. — Je vous en serais très reconnaissante. Néanmoins, je dois insister – respectueusement, bien sûr – pour que la disponibilité de tous les officiers en question soit... réexaminée. Il serait dommage que l'empêchement d'un seul d'entre eux ne me permette pas d'accepter l'honneur de commander Sidemore. » Sa voix était calme, sereine, mais ses yeux durs comme la pierre et blindés d'acier de bataille. Elle sentit quelque chose se flétrir chez Draskovic. « La politique de l'Amirauté consiste à être aussi arrangeant que possible concernant les demandes de personnel des commandants de base, milady, fit-elle après une pause des plus brèves. Je vous assure que je porterai à vos demandes ma plus complète et sérieuse attention. — Merci. J'apprécie beaucoup, amiral », répondit doucement Lady dame Honor Harrington. CHAPITRE SEIZE « J'ignore ce que vous avez fait, madame, mais apparemment ça ne manquait pas de poids. » Le capitaine de la Liste Rafael Cardones eut un sourire plein d'entrain et fit basculer le dossier de son fauteuil tout en dégustant lentement la chope de bière que James MacGuiness lui avait apportée. Ils étaient assis dans le bureau privé d'Honor, et la baie de cristoplast ouverte en faisait un balcon donnant sur une fraîche soirée de printemps. Des oiseaux nocturnes, manticoriens ou importés de la vieille Terre, chantaient dans l'obscurité. Les étoiles brillaient au-dessus de la baie de Jason, et une des lunes de Manticore déversait sa lumière argentée comme un sirop sur les jardins manucurés du manoir tandis que les joyaux rouges, blancs et verts des feux des aérodynes glissaient par-dessus les eaux calmes et translucides. « Aux dernières nouvelles, poursuivit Cardones, le Loup-Garou devait partir pour un déploiement de routine très ennuyeux à l'Étoile de Trévor. Et tout à coup... » Il haussa les épaules, leva sa chope d'Old Tillman avec enthousiasme, et Honor cacha un sourire derrière la sienne tout en sirotant sa bière. Elle se rappelait très bien un enseigne de vaisseau inexpérimenté, excessivement angoissé, gaffeur mais très talentueux qui s'était soudain retrouvé de facto officier tactique à bord du vieux croiseur léger Intrépide. Il restait bien peu de l'angoisse ou du manque d'assurance de ce jeune homme chez le capitaine de vaisseau détendu, séduisant et compétent assis de l'autre côté de la table basse, mais l'enthousiasme pétillant dont die se souvenait aussi demeurait très apparent. « Les voies de PersNav sont impénétrables, Rafe, dit-elle au bout d'un moment, l'air serein. J'ai tout simplement expliqué à Draskovic combien j'avais besoin de vous, et elle a pris le relais. » Il inclina la tête, perplexe, et elle perçut son incrédulité amusée. De toute évidence, il avait eu le malheur de rencontrer Josette Draskovic, et il se doutait manifestement du peu d'affinités que le cinquième Lord de la Spatiale et Honor avaient dû se découvrir. Il allait dire quelque chose, mais il se ravisa et partit sur un tout autre sujet. « Eh bien, je ne peux pas dire que je regretterai l'Étoile de Trévor, madame. C'est un système très agréable et les Martiniens sont des gens tout à fait sympathiques, mais il n'y a pas grand-chose à faire là-bas si ce n'est des exercices. Et j'espère que vous savez sans que je le dise combien cette affectation me réjouit et trie flatte. Ça fait vraiment plaisir de vous retrouver, et vous voir installer vos quartiers à bord du Loup-Garou... Eh bien, voilà une nouvelle que tout l'équipage a été ravi d'apprendre. — J'en suis heureuse... à supposer que vous ne soyez pas juste en train de cirer les pompes de l'amiral, bien sûr », répondit Honor dans un sourire, et il gloussa en secouant la tête pour repousser l'accusation. « Sérieusement, reprit-elle en laissant disparaître son sourire, j'ai vraiment été impressionnée par votre performance et celle de votre bâtiment pendant l'opération Bouton-d'or, Rafe. Vous vous êtes sacrément bien débrouillé, et votre expérience nous sera précieuse si ça tourne mal en Silésie. — Quelles sont les chances que cela arrive ? » s'enquit son nouveau capitaine de pavillon. Il affichait une expression beaucoup plus grave et il s'avança dans son fauteuil, coudes sur les cuisses, tenant sa chope à deux mains tout en la dévisageant de ses yeux noirs et vifs. — J'aimerais pouvoir vous le dire à coup sûr, soupira Honor. La DGSN est censée nous envoyer une copie complète de son analyse des mouvements d'unités andies dans le Marais et tout autour. Nos informations devraient être assez bonnes pour la proximité immédiate, mais d'après ce que j'ai vu jusqu'à maintenant, leur fiabilité part en chute libre en dehors de cette zone. » Elle s'interrompit et regarda Cardones, songeuse. Elle avait déjà décidé de ne pas lui parler de sa confrontation avec Draskovic, pour plusieurs raisons. D'abord, bien sûr, c'était son combat à elle, et non celui du capitaine. Ensuite, même si elle doutait que Draskovic tente de se venger en plombant la carrière des jeunes officiers dont Honor avait exigé les services, elle ne pouvait pas en être certaine. Or elle était sûre que si Rafe en rajoutait en prenant le parti de son supérieur dans cette querelle, les conséquences sur sa carrière seraient catastrophiques, du moins à court terme. À plus long terme, il survivrait probablement aux événements, parce que Janacek finirait bien par perdre son poste à l'Amirauté. Ce jour-là, la priorité absolue de son successeur serait sans doute de réhabiliter les officiers purgés par l'équipe de Janacek. Mais une réhabilitation ultérieure ne rendrait pas plus agréable la vengeance de quelqu'un comme Draskovic, et elle connaissait son Cardones. Il accordait sa loyauté de la même façon qu'il agissait en tout : avec conviction, enthousiasme et un engagement à cent dix pour cent. Pire, terrasser les dragons était sa passion (soigneusement dissimulée, s'imaginait-il), et cela ne faisait que renforcer la décision d'Honor de ne pas tout lui dire. Elle n'avait pas besoin qu'on se batte à sa place, mais si elle voulait tenir Rafe sagement hors de la ligne de mire, le seul moyen consistait à ne jamais le prévenir qu'une bataille se jouait. Toutefois il y avait d'autres vérités déplaisantes concernant la direction actuelle de l'Amirauté et, bien qu'elle n'ait pas prévu de s'étendre sur le sujet — pas encore, du moins —, Rafe allait être son capitaine de pavillon, son second sur le plan tactique, son bras droit. Par conséquent, elle n'avait pas le choix : elle devait partager ses inquiétudes avec lui. C'était non seulement essentiel pour qu'il comprenne à tout moment ce qu'elle pensait et pourquoi, mais elle lui devait aussi cette franchise et cette ouverture. « Ce que je vais vous dire ne sort pas de cette pièce sauf contrordre, Rafe », reprit-elle au bout d'un moment. Elle le vit s'enfoncer un peu plus dans son fauteuil. C'était un changement subtil, qu'elle décela par son lien empathique davantage qu'elle ne le vit, mais il carra imperceptiblement les épaules et ses yeux s'étrécirent, attentifs. « Je n'ai pas confiance dans les évaluations de nos services de renseignement, dit-elle avec calme, soutenant son regard sans ciller. Entre vous et moi, l'amiral Jurgensen n'est pas l'homme idéal pour diriger la DGSN. Il a toujours été administrateur, bureaucrate, jamais un vrai barbouze. Et j'ai l'impression qu'il a tendance à... nuancer ses analyses, dirons-nous, en fonction des besoins de ses supérieurs. Ou de leurs désirs. » Elle leva sa main gauche artificielle, paume vers le ciel, légèrement creusée, en un geste interrogateur, et Cardones acquiesça lentement. — Je ne suis pas non plus convaincue par les sources sur lesquelles nos évaluations semblent se fonder. La DGSN rechigne toujours à nommer ses sources, et elle a raison. Mais en lisant entre les lignes, et notamment en examinant ce qui manque dans les rapports, il me semble que nos sources humaines sont rares à la fois en Silésie et dans l'Empire en ce moment. L'amiral Jurgensen m'a assurée qu'il était inutile de m'inquiéter à ce sujet, et je ne détiens aucune information prouvant qu'il a tort. Mais j'ai été plusieurs fois déployée en Silésie, Rafe, et ces évaluations ne me laissent pas du tout la même impression que celles que mes capitaines et moi recevions à l'époque. Je ne peux pas expliquer la différence, mais elles me laissent un sentiment... d'inachèvement. Elles sont incomplètes. » Les rapports du ministère des Affaires étrangères ne valent guère mieux. Dans leur cas, toutefois, il ne s'agit pas d'une pénurie de sources. En fait, on est presque noyé sous le flot d'informations. Il y a trop de détails sans importance et pas assez d'indicateurs fiables de ce que les Andermiens préparent. L'opinion officielle du ministère pour le moment, c'est que les Andies eux-mêmes ne sont pas bien sûrs de ce qu'ils veulent. Qu'ils tâtent le terrain, en quelque sorte, avec ces démonstrations de force autour de Sidemore, que la position de l'Empire n'est pas encore figée et que nous avons l'occasion de modeler les intentions andermiennes en faisant preuve de "fermeté et de cohérence". — Excusez-moi, madame, intervint Cardones, mais ces types du ministère des Affaires étrangères, ils sont déjà allés en Silésie ? Ou dans l'Empire ? » Les lèvres d'Honor frémirent à son ton plaintif et davantage encore aux émotions qui le sous-tendaient, mais elle s'imposa sévèrement de ne pas sourire et secoua la tête. — Je suis sûre que certains l'ont fait, dit-elle avec une retenue admirable. Une fois dans leur vie, au moins. — En tout cas, ça n'en a pas l'air, répondit franchement Cardones. Vous et moi y sommes déjà allés, madame, et, bizarrement, je pense qu'aucun de nous ne croit que quiconque (si ce n'est le diable lui-même) n'est susceptible de "modeler" un tant soit peu la politique étrangère de Gustav XI. — Je vous accorde que l'empereur a tendance à exercer un contrôle très direct sur la politique de l'Empire. D'ailleurs, je pense qu'il sait sans doute très bien ce qu'il compte faire. Hélas, il a toujours été assez imprévisible. » Cardones fit mine de vouloir l'interrompre, mais elle secoua aussitôt la tête. — D'accord, pas simplement imprévisible. Obstiné, borné au point que c'est en est pénible. Mais ces qualités-là le rendent encore plus imprévisible. Je pense qu'il est plutôt pragmatique, et il n'a manifestement pas de problème de Q.I., mais une fois qu'il ;'est mis en tête de faire quelque chose, nul ne peut l'en détour-lier, malgré tous ses efforts. Raisonner à partir de ce qu'il devrait I aire est donc souvent pire qu'inutile, car on se retrouve parfois à I oser des hypothèses parfaitement logiques qui n'ont rien à voir avec ce qu'il va faire en réalité. Par conséquent, les politiques impériales sont elles aussi imprévisibles de temps à autre, vu le contrôle qu'il exerce sur elles. Et, non, Rafe, je ne pense pas que les analystes du ministère aient raison cette fois. Pour autant, entendre ce que je pense de leur avis ne les intéresse pas beaucoup. Le gouvernement actuel et moi ne jouons pas tout à fait la même partie, si l'on peut dire. » Cardones dissimula un éclat de rire sous une quinte de toux peu convaincante, et cette fois Honor s'autorisa à sourire, bien qu'elle ne trouvât pas la situation très amusante pour sa part. — L'important, Rafe, reprit-elle plus vivement, c'est que vous avez le droit de savoir que nous fonçons tête baissée dans un champ de mines. Nos renseignements sont loin d'être complets et, franchement, les mobiles de ceux qui les analysent me sont suspects. Le gouvernement a tout intérêt à garder le couvercle bien fermé sur la Silésie, et je crains fort que la ministre des Affaires étrangères, Lady Descroix, ne pousse ses troupes, ne serait-ce que par son exemple, à poser des hypothèses que j'estime grossièrement optimistes. J'espère me tromper, mais je crois que les Andies sont enfin prêts à faire valoir leurs exigences territoriales en Silésie. C'est ce à quoi ils veulent en venir avec leurs démonstrations de force et la consolidation de leur présence dans toute la Confédération, et le fait que la DGSN commence à évoquer quelques "améliorations non spécifiées" à la technologie d'armement de la FIA ne me rassure pas du tout. — Ça ne fait pas envie, madame. » L'amusement de Cardones avait disparu. Il ne paraissait pas effrayé, juste concentré et très pensif, le regard assombri par l'inquiétude professionnelle. Avons-nous reçu de nouvelles directives politiques ? — Non, reconnut Honor en faisant la grimace. D'après mes briefings à la fois de l'Amirauté et du ministère, il serait "prématuré" de formuler une nouvelle ligne politique à ce stade. Ce qui signifie que notre position traditionnelle – selon laquelle nous ne tolérerons aucune violation de l'intégrité territoriale silésienne –continue de s'appliquer. Nous sommes censés la faire respecter... sans provoquer de confrontation avec les Andermiens, bien sûr. — Et si c'est eux qui cherchent la confrontation ? — Dans ce cas, nous faisons de notre mieux. » Honor soupira et se pinça l'arête du nez. « Pour être tout à fait honnête, Rafe, je crains surtout que le gouvernement persiste à refuser d'énoncer clairement ses intentions au bénéfice de Gustav XI. En l'absence de signaux clairs et sans ambiguïté de la part du Royaume stellaire, il pourrait bien se sentir encouragé à pousser plus loin et plus fort qu'il ne l'escomptait tout d'abord. Et si cela se produit, nous allons nous retrouver au beau milieu d'une situation qui pourrait facilement échapper à tout contrôle. — Sauf votre respect, madame, qu'est-ce qui vous a pris d'accepter ce commandement ? Vous connaissez la Silésie, sans doute mieux que quatre-vingt-dix pour cent des officiers de la flotte, sans parler des bureaucrates du ministère des Affaires étrangères. Et vous connaissez aussi les Andies. À moins qu'on ne soit prêt à vous confier un plus gros bâton que tout ce que j'ai vu ne le sous-entend, nous allons nous retrouver très démunis si l'Empire devient agressif. Et, comme vous le disiez, le gouvernement et vous n'êtes pas franchement sur la même longueur d'onde. » Il allait rajouter quelque chose mais se ravisa. Toutefois, Honor savait ce qu'il taisait. — Il se peut tout à fait que vous ayez raison, dit-elle calmement. Je n'irai pas jusqu'à dire que quiconque au sein du gouvernement souhaite activement une détérioration notable de nos relations avec l'Empire. Si cela se produit, néanmoins, je suis sûre que certains de nos dirigeants se montreraient enchantés de pouvoir me laisser en plan. Mais je ne peux pas rester là à regarder la maison s’écrouler. Il y a trop d'innocents concernés, et nous avons une responsabilité envers les Sidemoriens. D'ailleurs, nous en avons aussi une envers les Silésiens. — Ce n'est pas à vous de préserver la cohérence de la politique étrangère manticorienne, madame. » De la part de quelqu'un qu'Honor n'aurait pas connu aussi bien et depuis si longtemps, cette phrase aurait pu être interprétée comme une marque de désapprobation. De la part de Cardones, elle n'avait même pas besoin de sa sensibilité aux émotions pour savoir qu'il voulait dire exactement l'inverse. Il ne désapprouvait pas sa certitude narcissique de pouvoir faire la différence : il s'inquiétait de la voir prise dans les rouages si elle essayait et échouait. « Non, en effet. Mais je dois faire ce que je crois juste, et ce que je pense que la reine attendrait de l'un de ses officiers. Ce n'est pas toujours la chose la plus simple de l'univers, et cela implique parfois des conséquences qu'on ne devrait pas avoir à affronter. Mais personne n'a dit que ce serait facile, et si on ne comprend pas la blague, fallait pas s'engager. » Cardones esquissa un sourire en entendant ce vénérable proverbe des ponts inférieurs, et Honor lui adressa en retour un sourire ironique. « En même temps, dit-elle gravement, je comprendrais que vous ayez des réserves à l'idée d'accepter le poste de capitaine de pavillon. » Il s'empressait de répondre, mais elle leva la main. je ne plaisante pas, Rafe. Tout cela pourrait très mal finir pour toutes les personnes concernées. Je pense que vous êtes encore assez peu gradé pour que nul ne se mêle de faire de vous un exemple si la situation se dégrade trop. Toutefois je ne peux pas vous le garantir, et je veux que vous y réfléchissiez très sérieusement : êtes-vous prêt à prendre ce risque uniquement parce que je me prends pour la réincarnation féminine de Don Quichotte? — C'est tout réfléchi, madame, répondit-il. Vous avez probablement raison, personne ne va chercher à faire porter le chapeau à un petit capitaine si ça tourne au vinaigre. Mais même sinon, je serais en excellente compagnie. Et vous avez aussi raison sur un autre point : je ne me rappelle pas qu'à Saganami on nous ait dit que nos salaires princiers nous étaient versés pour faire un boulot facile. Si vous êtes assez folle pour prendre celui-ci, je serai honoré de m'y engager avec vous. — Je savais que vous réagiriez ainsi, dit-elle. Et je devrais sans doute être un peu honteuse d'avoir compté là-dessus. Mais ce n'est pas le cas. — J'espère bien. D'ailleurs, c'est probablement votre faute, maintenant que j'y pense, répondit-il. J'étais un enseigne jeune et impressionnable, et voilà que vous débarquez et que vous me donnez un exemple parfaitement irréaliste. » Il secoua la tête d'un air de regret. « Quand je pense combien ma vie aurait pu être plus simple si je n'avais jamais été à Basilic avec vous, ça m'épuise. — Je ne sais pas si elle aurait été plus simple, mais sûrement moins dangereuse, fit-elle, ironique. Enfin, je ne crois pas que tout soit de ma faute. Vous n'avez jamais été assez malin pour garder profil bas. — Ah, ce n'est pas juste madame, dit-il sévèrement. Ce n'est pas tant que je ne sois pas assez malin pour garder profil bas, c'est que je ne suis pas très malin tout court. » Honor gloussa puis le salua d'un mouvement de chope. Il répondit de la même façon et se renfonça dans son fauteuil. « Maintenant que cette question est plus ou moins réglée, madame, qu'est-ce qu'on fait? — J'ai cru comprendre que le Loup-Garou termine un cycle de maintenance, fit Honor sur un ton interrogateur, et il hocha la tête. — Oui, madame. Les gars du chantier sont censés nous lâcher ans deux semaines environ. Je pense toutefois que ça prendra un peu plus longtemps. Les chantiers ont baissé leur rythme de travail avec le début des pourparlers de paix, et c'est encore plus net maintenant qu'on a officiellement entamé la réduction des effectifs. — Je sais. Et, en toute franchise, je ne me formaliserai pas si votre grand carénage déborde un peu. J'ai l'impression qu'une crise s'annonce en Silésie, mais nous avons encore un peu de temps devant nous. Je ne veux pas tarder à me rendre à la base, Mais il va falloir à l'Amirauté près d'un mois pour rassembler les autres renforts que nous sommes censés emmener à Sidemore avec nous, de toute façon. — Je suis heureux de l'entendre, avoua-t-il, parce que je m'inquiétais un tout petit peu. — Aucun capitaine de pavillon ne veut passer pour négligent aux yeux de son amiral, Rafe. Mais j'ai moi aussi été capitaine de pavillon, vous savez. On ne peut pas faire grand-chose pour que le chantier vous rende votre bâtiment avant qu'il ne soit prêt. — En réalité, ce n'est pas mon seul problème. Le capitaine de vaisseau Thurmond, mon COMBAL, vient d'être détaché en congé pour raisons familiales. Sa femme s'est tuée dans un accident de bateau sur Gryphon, et ils ont... ils avaient trois enfants. Je pense qu'il ne reviendra pas. En tout cas pas avant que nous n’ayons terminé le carénage et que nous reprenions les exercices. — Je sais, répéta Honor. Je ne m'en inquiéterais pas trop à votre place, toutefois. Pendant que l'amiral Draskovic et moi discutions d'autres affectations, j'ai demandé un nouveau COMBAL pour vous. Je crois que vous le connaissez. Un capitaine de vaisseau... Scotty Tremaine, il me semble. — Scotty ? Vous m'avez dégotté Scotty ? » Cardones se fendit d'un immense sourire. « Osé-je espérer que vous m'avez aussi obtenu Harkness ? — Où va l'un, l'autre suit forcément, répondit Honor, sarcastique. — Splendide ! » Cardones lui sourit pendant une seconde ou deux puis secoua la tête. « Je commence à croire que vous vous êtes montrée exceptionnellement persuasive auprès de l'amiral Draskovic, madame. — On pourrait le dire. — Et qui d'autre avez-vous choisi, si je puis me permettre ? — Eh bien, voyons voir. Un commandant de groupe d'intervention nommé Truman et un autre du nom de McKeon. » Honor leva les yeux au plafond et se frotta le menton d'un air songeur. « De plus, à ma demande pressante, l'amiral Matthews a accepté de libérer le commodore Brigham pour remplir le rôle de chef d'état-major. Et j'ai obtenu la nomination du capitaine de vaisseau Andréa Jaruwalski pour officier opérationnel. J'ignore si vous la connaissez, mais elle est douée, Rafe. Très douée. Oh, j'ai aussi arraché Fritz Montoya pour principal officier médical. » Elle haussa les épaules. « Il reste peut-être encore un ou deux officiers dont j'ai particulièrement exigé les services, mais voilà les grandes lignes. — Ce sera comme au bon vieux temps, pas vrai ? fit remarquer Cardones. — Pas trop, j'espère. » Honor fronça légèrement les sourcils. Je pense que c'est une bonne équipe, solide, mais, en la préparant, je n'ai pas pu m'empêcher de repenser au vieil Intrépide. — Ça ne m'étonne pas, madame. Nous avons perdu quelques-uns des nôtres à Basilic. À Yeltsin aussi, d'ailleurs. Mais nous avons également accompli ce que nous étions venus faire dans les deux cas, hein ? » Il soutint son regard jusqu'à ce qu'elle acquiesce à contrecœur. Puis il haussa les épaules. « Eh bien, nous n'avons plus qu'à refaire de même, alors. Et, au moins, on a tous beaucoup plus d'entraînement. — Plus que je ne le voudrais, fit Honor, désabusée. — C'est le jeu, madame. — J'imagine, oui. » Honor prit une longue gorgée de bière puis fit la grimace comme son chrono-bracelet carillonnait. — Rafe, je suis désolée mais j'ai rendez-vous avec Richard Maxwell et Merlin Odom. Je dois absolument régler quelques détails administratifs ici avant de filer en Silésie. — Ce n'est pas un problème, madame. Je suppose que vous avez un paquet de "détails" à traiter, vu le nombre de casquettes qu'on vous fait porter aujourd'hui. — Vous n'avez pas tort sur ce point, répondit Honor avec force. D'ailleurs, je vais devoir faire un petit tour jusqu'à Grayson pour régler le même genre de détails là-bas. Je compte prendre le Tankersley et j'espère être de retour quand le Loup-Garou quittera la cale sèche, mais je ne peux pas vous le garantir. — Nous survivrons jusqu'à votre retour, lui assura-t-il. — Je sais. Je ramènerai Mercedes de Grayson avec moi. D'après la dernière mise à jour que j'ai reçue de PersNav, Alistair devrait arriver à Héphaïstos après-demain, avant mon départ toutefois. Et le capitaine Jaruwalski est déjà ici, au Royaume. Vous devriez la rencontrer demain. J'organise un petit dîner à la maison, et vous êtes tous les deux invités. » Cardones acquiesça, et elle haussa les épaules. « Alice arrivera peut-être à temps pour le dîner elle aussi; sinon, elle sera dans le coin d'ici deux ou trois jours et, normalement, à vous quatre, vous pourrez gérer tout ce qui se présentera avant que Mercedes et moi ne rentrions. Sinon, mettez l'affaire en attente. J'ai expliqué à l'Amirauté que mes responsabilités en tant que seigneur Harrington allaient causer un certain retard dans ma prise de fonction effective, donc on ne devrait pas vous surveiller de trop près pendant mon absence. — Je suis sûr que l'amiral McKeon et l'amiral Truman seront capables de contenir tous les bureaucrates en votre absence, madame. — Et s'ils n'y arrivent pas, je sais qui saura, gloussa Honor. Scotty et Sir Horace devraient eux aussi être présents à dîner. Donc, si le contrôle de la situation vous échappe, rappelez-vous que Harkness sait y faire avec les ordinateurs et lâchez-le sur la base de données de l'Amirauté. » CHAPITRE DIX-SEPT — Répétez-leur nos instructions, Mecia, dit le capitaine de vaisseau Érica Ferrero, officier commandant du HMS Jessica Epps, d'une voix froide et monotone. Et dites-leur que nous ne le demanderons pas une fois de plus. — À vos ordres, madame ! » répondit sur un ton professionnel le lieutenant de vaisseau Mecia McKee. Elle se retourna vers sa console, fit glisser une longue mèche rebelle de cheveux roux derrière son oreille gauche et alluma son micro. Bâtiment non identifié, nous vous ordonnons de couper vos impulseurs et de vous préparer à être abordé. Je répète, nous vous ordonnons de couper vos impulseurs et de vous préparer à être abordé. Si vous n'obtempérez pas, nous emploierons la force. Dernier avertissement. Jessica Epps, terminé. » L'icône écarlate sur le répétiteur de Ferrero ne réagit pas à l'avertissement de sa jeune officier de com. Le vaisseau continua de fuir sous accélération maximale – un comportement assez stupide, songea le capitaine. Certes, il était beaucoup plus petit que le Jessica Epps et, avec des compensateurs d'inertie d'efficacité équivalente, il aurait joui d'un avantage d'au moins trente ou quarante gravités sur un bâtiment jaugeant autant que le Manticorien. Hélas pour son commandant, toutefois, l'efficacité de ses compensateurs n'était pas égale, car le Jessica Epps était équipé de la toute dernière version améliorée du compensateur de la FRM. Même sans dépasser la puissance de quatre-vingts pour cent que la FRM s'imposait comme limite en fonctionnement normal, l'avantage réel du vaisseau suspect atteignait à peine les vingt et une gravités, soit moins d'un quart de km/s2.. Si Ferrero avait choisi de pousser son bâtiment à puissance militaire maximale et de courir le risque d'une défaillance du compensateur, le Jessica Epps aurait nettement eu l'avantage. De toute façon, cela n'avait pas d'importance, car le croiseur de Ferrero avait surpris l'autre vaisseau en train de rôder à faible vélocité. C'est ce qui avait attiré l'attention de l'officier tactique. Vu sa petite taille, sa vitesse réduite et sa position juste avant l'hyperlimite du système d'Adélaïde — surtout en étant tourné vers la primaire — l'avaient trahi. La seule raison logique pour qu'un vaisseau de la taille d'une toute petite frégate se déplace si lentement à l'intérieur d'un système (en Silésie plus qu'ailleurs), c'était qu'il s'agissait d'un pirate ou d'un corsaire en quête de proies. La faible vélocité à laquelle les vaisseaux marchands effectuaient en général la translation finale de l'hyperespace vers l'espace normal les rendait particulièrement vulnérables à une interception immédiate à l'arrivée, d'autant qu'il fallait toujours un léger délai avant que les capteurs ne recouvrent la capacité de détecter ce qui se trouvait alentour. Jusqu'à ce qu'ils arrivent au moins à voir ce qu'il y avait dans les parages, ils ne pouvaient même pas savoir qu'il existait une menace à tenter d'éviter. Même quand ils comprenaient le danger où ils se trouvaient, les vaisseaux marchands étaient lents et gauches. Qu'un ennemi potentiel ait aussi l'avantage de la surprise et le vaisseau marchand ne gardait qu'une chance minime — au mieux — de lui échapper. Si la fuite échouait et qu'un bâtiment armé, si petit fût-il, parvenait à mettre ses armes à portée d'un cargo désarmé, celui-ci se retrouvait complètement impuissant. Et la meilleure façon d'y parvenir, pour un bâtiment armé, consistait à se déplacer à relativement faible vélocité sur le vecteur approximatif qu'un cargo risquait d'emprunter à son arrivée. S'il allait trop vite, il dépasserait sa proie en étant incapable de décélérer pour intercepter le vaisseau marchand avant qu'il n'inverse son accélération et ne repasse l'hyperlimite pour se réfugier dans l'hyperespace. S'il n'allait pas assez vite, même une grosse baleine de cargo pouvait réussir d'une façon ou d'une autre à se déporter et regagner l'hyperespace avant qu'on ne le rattrape. C'était manifestement ce que le bâtiment sur le répétiteur de Ferrero avait eu l'intention de faire. Le fait qu'il était passé sous accélération maximale en s'éloignant du Jessica Epps dès l'instant où celui-ci s'était identifié et lui avait ordonné de mettre en panne pour examen confirmait amplement dans son esprit son métier de pirate. Hélas pour lui, les considérations tactiques qui s'appliquaient aux vaisseaux marchands à faible vélocité face aux pirates valaient également pour les pirates à faible vélocité tentant d'échapper à des croiseurs lourds... à une différence non négligeable près. Un pirate avait besoin d'intercepter sa prise pour la piller; un croiseur lourd n'était pas tenu d'intercepter son pirate : il pouvait sans problème le réduire en miettes au passage. Or c'était la situation qui prévalait dans le cas présent. Ferrero et son équipage n'avaient pas vraiment prévu de partir à la chasse aux pirates cet après-midi, mais Dieu récompense parfois les justes quand ils s'y attendent le moins. Il s'agissait manifestement de l'une de ces occasions, et le Jessica Epps s'était trouvé en route vers l'intérieur du système à un peu plus de soixante-trois mille km/s. Vu l'aspect de la courbe de poursuite du croiseur, cela revenait à un avantage de quarante-deux mille kilomètres par seconde — enfin, quarante mille sept virgule cent soixante-deux, si l'on voulait pinailler — sur une distance initiale de trois minutes lumière et demie. Par conséquent, même avec son léger avantage à l'accélération, le vaisseau que Ferrero poursuivait ne pouvait pas lui échapper. D'ailleurs, à supposer que l'accélération des deux bâtiments reste constante, le Jessica Epps rattraperait sa proie dans moins de vingt-cinq minutes et la tiendrait à portée de missiles bien avant. Il devait donc paraître évident au commandant de l'autre vaisseau que le seul problème qui se posait à Ferrero consistait à décider quand réduire sa propre accélération pour lui donner tout le temps de bien transformer sa cible en épave lors de son passage. Dans ces conditions, il n'avait pas vraiment d'autre choix que de mettre en panne et de permettre aux fusiliers manticoriens de l'aborder, et la prudence la plus élémentaire aurait dû lui suggérer qu'il serait sage de s'y résoudre fissa, avant que le commandant apparemment peu patient du Jessica Epps décide qu'elle n'avait pas envie de s'embêter à faire des prisonniers et à s'inquiéter de procès. Il apparaissait toutefois que la prudence était une denrée assez rare à bord du bâtiment en fuite. Soit cela, soit l'équipage figurait sur la liste des pirates condamnés pour qui aucun procès ne serait de toute façon au programme au-delà de l'établissement de leur identité. Après tout, on était en Silésie, et les gouverneurs locaux avaient la fâcheuse habitude d'« égarer » les pirates condamnés que le Royaume stellaire leur avait remis plutôt que de les garder sagement au frais ou de les exécuter. Pour cette raison, la FRM. avait autorisé ses commandants à exécuter sommairement ces « évadés » s'ils étaient repris par une unité manticorienne. Dans la mesure où la loi interstellaire imposait la peine de mort, cette procédure était tout à fait légale, et Ferrero soupçonnait fort que les membres de l'équipage en fuite devant elle savaient que leurs noms figuraient quelque part sur sa liste. Dans cette hypothèse, en cas d'abordage et de capture, ils ne seraient pas moins morts que s'ils se faisaient détruire au combat, et il y avait toujours une possibilité, même lointaine, pour qu'ils parviennent par miracle à faire rouler leur vaisseau et échapper au Jessica Epps. Vous ferez du patin à glace en enfer avant que ça ne se produise, monsieur le pirate! songea-t-elle froidement. Mais, au moins, j'aurai la conscience tranquille, parce que vous aurez eu un avertissement... et une chance. Ce qui convenait parfaitement à Érica Ferrero, qui aimait encore moins les pirates que la moyenne des officiers manticoriens. « Pas de réponse, madame, annonça inutilement le lieutenant McKee, et Ferrero hocha la tête. — Compris, Mecia, dit-elle avant de tourner son attention vers la section tactique du pont de commandement. Shawn, je ne vois pas pourquoi nous perdrions plus de temps avec cet imbécile. » Le capitaine de corvette Shawn Harris, officier tactique du Jessica Epps, leva les yeux de son répétiteur, et elle lui adressa un petit sourire. « Nous allons lui accorder un tir de semonce, un seul, dit-elle d'un ton monocorde. Comme l'exigent les règles d'engagement. Après tout, il est vaguement possible que son communicateur soit hors service et que personne à bord ne sache le réparer, j'imagine. Mais s'il décide de ne pas s'arrêter après ça, je veux qu'on lui envoie une pleine bordée de missiles pile entre les bandes gravitiques. Et pas des bombes atomiques de démonstration, hein, on y va aux têtes laser. — Bien, madame », répondit Harris sans surprise. Du haut de son mètre quatre-vingt-onze, l'officier tactique brun à moustache dominait son commandant miniature, mais le dossier d'Érica Ferrero prouvait amplement que tout ce qui est petit n'est pas gentil. Elle n'y allait pas par quatre chemins avec les pirates, le capitaine Ferrero, et Harris avait vite compris qu'elle considérait les procès comme une méthode inefficace pour traiter leur cas. Elle se faisait un devoir de ne pas les présumer coupables par réflexe, et elle donnait toujours scrupuleusement à tous les suspects de piraterie une chance de se rendre – au moins une. Mais s'ils déclinaient l'invitation à la laisser les aborder et les inspecter en accord avec la loi interstellaire, elle y voyait une indication plus que suffisante de leur mauvaise conscience. Auquel cas elle était tout à fait prête à recourir aux autres options que lui laissait cette même loi interstellaire en vigueur et à leur faire une démonstration de paix par puissance de feu supérieure. Ce qui, après mûre réflexion, ne dérangeait pas du tout le capitaine de corvette Harris. Il suffisait de faire le ménage à la suite d'une ou deux attaques de pirates pour rendre n'importe quel officier spatial... impatient avec cette engeance. Il se retourna vers sa console et entama l'établissement de son profil d'attaque. Cela ne paraissait pas devoir poser de grandes difficultés. Le bâtiment qu'ils poursuivaient ne jaugeait pas plus de cinquante mille tonnes, ce qui représentait environ douze pour cent du tonnage d'un croiseur de classe Édouard Saganami comme le Jessica Epps, et aucun vaisseau de guerre hypercapable ne pouvait monter beaucoup d'armes offensives 'ou défensives dans une si petite coque. Bien entendu, il n'avait pas besoin d'un armement conséquent pour affronter les cargos sans défense et complètement désarmés qu'il visait, et Harris ressentit une satisfaction morbide à la façon dont la chance avait tourné en l'occurrence. Il venait de verrouiller sa séquence de lancer dans la queue de chargement de ses lanceurs dé flanc quand son oreillette carillonna. Il l'écouta un instant, haussant les sourcils de surprise, puis il se tourna vers son commandant. « Le CO vient de relever une autre signature d'impulsion, madame, annonça-t-il. — Quoi ? » Ferrero fit pivoter son fauteuil pour se retrouver face à lui. « Où ça ? — Environ soixante-dix millions de kilomètres à un-zéro-sept par zéro-deux-neuf, répondit-il. Ce bâtiment se dirige lui aussi droit vers notre vaisseau non identifié, ajouta-t-il, et le capitaine fronça les sourcils. — Bon sang, pourquoi ne l'avons-nous pas détecté plus tôt? » demanda-t-elle. C'était sans doute une question rhétorique, mais elle était chargée d'irritation, et Harris le comprenait parfaitement. « Je n'en suis pas sûr, madame, dit-il, mais, d'après son accélération, ce doit être une unité militaire. Ça, ou un autre pirate, et le CO estime son tonnage autour de trois cent cinquante mille tonnes. — Quelle est son accélération ? » s'enquit Ferrero en fronçant les sourcils. À supposer que le tonnage était à peu près juste, ce nouveau venu du gabarit d'un croiseur lourd était beaucoup trop gros pour un pirate classique. Il s'agissait peut-être d'un corsaire à la solde de l'un des innombrables « gouvernements révolutionnaires » de la Confédération, mais cela paraissait peu probable. « Le CO l'évalue à cinq cent dix gravités à partir d'une vélocité de base de six mille cinq cents km/s », répondit Harris. Le commandant ne cacha pas sa surprise, et il acquiesça. « Comme je le disais, pacha : c'est forcément une unité militaire, et elle pousse ses impulseurs avec une marge de sécurité proche de zéro pour son compensateur. Notre vélocité d'approche s'élève à environ dix-sept mille km/s sur son vecteur actuel, et la seule raison pour laquelle nous aurions pu manquer des impulseurs produisant une telle puissance en se dirigeant presque droit sur nous, c'est qu'ils étaient dissimulés par un mode furtif. — Du trafic com en provenance de ce vaisseau, Mecia ? demanda Ferrero. — Aucun, madame, fit le lieutenant. — Eh bien, voyez si vous pouvez entrer en contact, ordonna le commandant. Avec un tonnage pareil, ce doit être un vaisseau de guerre plutôt qu'un pirate qui se porterait au secours de notre imbécile. Néanmoins, je ne veux pas de malentendu ici. Soyez polie et transmettez mes salutations, mais ce pirate est à nous et à personne d'autre. — À vos ordres, madame. » McKee se mit à parler dans son micro-casque : « Vaisseau inconnu position zéro-trois-sept par zéro-deux-neuf, ici le HMS Jessica Epps, capitaine de vaisseau Érica Ferrero aux commandes, à la poursuite d'un bâtiment soupçonné de piraterie, position zéro-zéro-six par zéro-un-cinq par rapport à nous. Le capitaine Ferrero vous adresse ses salutations et vous demande de vous identifier et de nous faire part de vos intentions. Jessica Epps, terminé. Vu la distance, il fallut trois minutes et cinquante-trois secondes au message de McKee pour traverser le vide entre le Jessica Epps et le vaisseau de guerre inconnu. Leur vitesse d'approche réduisit la distance de presque seize millions et demi de kilomètres pendant ce temps, ce qui signifiait que la réponse de l'autre commandant ne mettrait qu'un peu plus de deux minutes et demie pour leur parvenir. McKee se tortilla visiblement dans son fauteuil quand ce fut le cas. Puis elle se tourna vers son commandant. « Je pense que vous feriez mieux d'écouter la réponse en personne, madame », dit-elle. Ferrero allait demander pourquoi, mais elle haussa les épaules et acquiesça, et une voix dure au fort accent andermien résonna depuis les haut-parleurs du pont. « Jessica Epps, ici le Hellebarde, bâtiment de Sa Majesté impériale, Kapitiin der Sterne Gortz aux commandes. » La voix masculine s'exprimait sur un ton que Ferrero n'aurait pas su précisément définir mais qu'elle n'appréciait guère. « Nous sommes en meilleure position pour intercepter le vaisseau que vous poursuivez. Nous nous en chargeons. Rompez. Hellebarde, terminé. » Ferrero comprenait sans mal la réaction de McKee à ce message brusque. Les commandants des vaisseaux de guerre de nations souveraines n'étaient pas tenus de respecter l'étiquette militaire dans ses moindres détails, mais il y avait un minimum de courtoisie à observer. Ce message n'était guère plus qu'un congé brutal, un ordre de s'ôter du chemin du Hellebarde qui ne répondait même pas à Ferrero par son nom. Adressé au bâtiment d'une flotte qui venait si récemment de valider sa prétention au titre de formation la plus puissante dans un périmètre Lie plusieurs centaines d'années-lumière, il représentait une insulte calculée. De plus, en vertu des protocoles spatiaux interstellaires en vigueur, le Jessica Epps avait la priorité sur cette proie dans la mesure où il était déjà clairement en poursuite et rattrapait le pirate avant que le Hellebarde ne se mette en chasse. Comme Ferrero l'avait noté, ce pirate était à elle, pas au Hellebarde. « Passez-moi le micro, Mecia, dit-elle d'un ton monocorde. — À vos ordres, pacha. » McKee tapa une ligne de commande sur sa console puis adressa un signe de tête à son commandant. « Vous avez la parole, madame. — Hellebarde, ici le capitaine de vaisseau Ferrero. » Elle s'efforça de garder un ton aimable tout en s'autorisant une certaine sécheresse. « Nous apprécions votre proposition d'assistance, mais nous maîtrisons la situation. Notez que nous effectuerons notre premier tir de semonce dans environ (elle vérifia le décompte sur son répétiteur tactique) dix-huit minutes standard. « Capitaine Ferrero, terminé. » Elle fit signe à McKee de transmettre puis se renfonça dans son fauteuil en se demandant à quoi ce Kapitiin der Sterne Gortz pouvait bien jouer. Ce n'était pas comme si un bâtiment de la taille de celui qu'ils poursuivaient valait une forte récompense. Aucune flotte n'intégrerait dans ses rangs un vaisseau aussi petit et peu armé qu'un pirate classique, donc la seule perspective de récompense était le millier de dollars de prime que le Royaume stellaire offrait pour chaque individu coupable de piraterie capturé – ou tué alors qu'il résistait à sa capture – au cours de la tournée d'un vaisseau de guerre. Vu la petite taille du candidat actuel, cela ne s'élèverait sans doute pas à beaucoup plus que quarante ou cinquante mille dollars, à diviser entre tout l'équipage du Jessica Epps. Ni Ferrero ni son personnel ne s'attendaient à devenir riches en capturant des pirates, mais il y avait des principes à respecter. Sans compter que le maintien des relations de routine entre flottes interstellaires exigeait un minimum de courtoisie. Après tout... « Départ de missile ! lança soudain Harris. Multiples départs de missiles confirmés ! » Ferrero se redressa brusquement dans son fauteuil et se tourna vers la section tactique, stupéfaite. Harris prit encore une fraction de seconde pour confirmer ses relevés invraisemblables, puis il releva la tête. « L'Andermien vient de tirer sur le pirate, pacha ! J'ai trois missiles en phase d'acquisition ! » Ferrero baissa les yeux sur son propre répétiteur et ravala un juron incrédule comme l'affichage s'actualisait. Harris avait raison. Si ridicule que cela puisse paraître, le Hellebarde venait de lancer des missiles sur la proie du Jessica Epps au mépris complet de toutes les pratiques spatiales interstellaires. Sans parler d'au moins une demi-douzaine de protocoles solennels qui lui venaient spontanément à l'esprit. Ni elle ni personne dans l'univers n'aurait rien pu faire pour changer ce qui se produisit ensuite. Le Hellebarde se trouvait beaucoup plus près de la cible que le Jessica Epps, et le temps de vol de ses missiles dépassait à peine soixante-dix secondes. Il n'y avait pas un tir de semonce dans leurs rangs, d'ailleurs. Le malheureux pirate présumé changea de trajectoire, faisant frénétiquement rouler sa coque dans un effort pour opposer sa bande gravifique dorsale aux projectiles en approche. Ce fut peine perdue, et ses antimissiles et défenses actives, surclassés au point d'en devenir pathétiques, ne lui servirent pas davantage. Soixante-quatorze secondes après le tir du Hellebarde, ce qui était jusque-là un vaisseau de quarante-sept mille tonnes s'était mué en un nuage de tout petits débris en expansion. « Jessica Epps, ici le Hellebarde, annonça la même voix dure depuis les haut-parleurs du pont. Comme nous le disions, nous nous en occupons. Hellebarde, terminé. » Sur le pont de commandement du Jessica Epps, tous les yeux se tournèrent vers Érica Ferrero. La plupart s'en détournèrent aussitôt, car aucun de ses officiers ne se rappelait avoir jamais vu une expression aussi rageuse sur le visage de leur commandant. Elle fusilla son afficheur du regard, la bouche serrée en un rictus de colère, et elle aurait voulu rembarrer cette voix méprisante et auto satisfaite de toutes les fibres de son corps. Mais une petite voix claire lança un avertissement dans un coin de son esprit malgré la colère. Elle ne doutait pas que le Kapitân der Sterne Gortz — qui que ce soit — avait pris plaisir à ce qu'il venait de faire, mais le simple fait qu'il avait osé, ajouté à la présence andermienne accrue dans la région, suggérait beaucoup trop d'hypothèses déplaisantes. Aucun commandant de bâtiment de guerre sain d'esprit ne violait gratuitement la loi interstellaire et les codes de conduite établis tout en insultant une autre flotte comme venait de le faire Gortz... à moins d'avoir pour cela une excellente raison. Il était certes possible que Gortz ne soit pas sain d'esprit, mais cela paraissait pour le moins peu probable. Il pouvait aussi faire partie de ces Andies que la présence de la FRM en Silésie — ou du moins le refus du Royaume stellaire de laisser le champ libre à l'Empire au sein de la Confédération — contrariait particulièrement et qui se croyaient suffisamment bien nés (ou se targuaient d'appuis personnels assez puissants dans la FIA) pour ne pas avoir à répondre des conséquences de leurs actes. Ou alors, songea Ferrero, peut-être avait-il l'ordre d'agir exactement comme il venait de le faire. Ou pas loin. Les Andies défiaient les vaisseaux de guerre manticoriens de façon sans cesse plus ouverte et agressive depuis des mois. Il n'y avait jamais eu d'agacerie aussi flagrante, mais si les actes de Gortz représentaient bel et bien une décision délibérée et approuvée d'avance, il s'agissait d'une évolution en droite ligne de ce qu'ils faisaient jusqu'alors. Toutefois, si c'était le cas, il s'agissait aussi d'une escalade substantielle, une provocation intentionnelle. Quoi qu'il en soit, c'est à Érica Ferrero qu'il revenait d'y répondre. « Pacha ? La voix du capitaine de corvette Harris attira son attention, et elle releva les yeux du répétiteur qu'elle fusillait du regard. « Oui, Shawn ? dit-elle, un peu surprise de l'impression de calme qui se dégageait de sa voix. — Le CO vient de terminer l'analyse des missiles andies, madame, annonça Harris. Ils produisaient une accélération de quatre-vingt-onze mille g, et ils ont détoné à plus de cinquante mille kilomètres de la cible. » Elle écarquilla les yeux, et il hocha la tête. « Et ce n'est pas tout : le CO estime qu'au moins quatre-vingt-cinq pour cent des coups sont allés au but. Ferrero comprit aussitôt pourquoi le centre d'opérations de combat avait transmis son analyse à Harris... et pourquoi celui-ci s'était empressé de la lui répéter. Ces chiffres représentaient une augmentation de plus de sept pour cent de ce que la DGSN considérait comme l'accélération maximale d'un missile anti-vaisseau andermien, et un accroissement supérieur à soixante pour cent de la distance d'attaque que la FRM avait jusque-là observée pour une tête laser andermienne. Quant à la précision de tir de quatre-vingt-cinq pour cent, voilà qui était sacrément impressionnant pour une tête laser, indépendamment de la distance, se dit-elle. La question était : pourquoi Gortz aurait-il à dessein choisi de révéler l'amélioration des capacités de ses missiles au Jessica Epps? Car c'était forcément délibéré. Il n'avait pas besoin de lancer ses missiles sous accélération maximale – à supposer, bien sûr, que c'était ce qu'il avait fait et qu'il ne lui restait pas encore in peu de puissance en réserve –, de même qu'aucune nécessité tactique ne lui imposait de faire étalage de la portée et de la précision de ses têtes laser. Il était tout à fait possible qu'il ait bel et bien gardé de la réserve, songea-t-elle. Même si Gortz faisait volontairement passer un message, il serait logique d'en garder un peu sous le pied pour créer un effet de surprise en cas d'urgence. Mais que ce qu'ils venaient de voir soit ou non la performance maximale de la génération actuelle de missiles andermiens, il s'agissait d'une amélioration substantielle par rapport à ce que tout le monde considérait comme les limites du matériel de la FIA. Ce qui suggérait que cet incident reflétait bel et bien un nouveau palier, plus dangereux encore, dans la politique spatiale et étrangère agressive de l'Empire. « Enregistrez pour transmission, Mecia, dit Ferrero au bout de quelques instants. — Enregistrement, madame. — Capitaine Gortz, commença-t-elle sur un ton glacial, ici le capitaine Ferrero. Votre intervention autoritaire dans ma poursuite d'un pirate présumé représente une violation des protocoles en vigueur entre l'Empire andermien et le Royaume stellaire de Manticore. Votre destruction du vaisseau en question, causant la mort de toutes les personnes présentes à bord, dont la culpabilité ou l'innocence n'avaient pas été confirmées et qui n'avaient pas reçu le tir de semonce requis par de nombreux accords interstellaires, représente elle aussi une violation inacceptable de la cou-turne spatiale et de la loi interstellaire, et constitue un meurtre de sang-froid. Je proteste vigoureusement contre vos actes, et je déposerai un rapport concernant cet incident auprès de mes autorités de tutelle ainsi que du ministère manticorien des Affaires étrangères. J'y recommanderai qu'une procédure judiciaire interstellaire soit aussitôt lancée contre vous et vos officiers de pont, et je me réjouis à l'avance de vous voir invité à expliquer et justifier votre comportement de cet après-midi devant une cour militaire. Ferrero, terminé. — C'est sur la puce, madame. » La confirmation de McKee fut douce, et Ferrero sourit sans humour au ton de son officier de com. Toutefois elle n'avait pas d'autre choix que de répondre aux actes de Gortz dans des termes intransigeants... surtout s'ils représentaient une évolution délibérée de la politique de la FIA envers la flotte royale. On pourrait toujours se démarquer en haut lieu de sa position sans concession, mais jusqu'à ce que la , hiérarchie puisse être avisée de ce qui venait de se produire, il lui appartenait de faire tout son possible pour pousser les Andermiens à repenser toute tendance à la confrontation. « Transmettez le message, dit-elle à McKee avant de se tourner vers le lieutenant de vaisseau McClelland, son astrogateur : Demi-tour, James. Faites-nous repasser l'hyperlimite, et calculez un transit vers le Marais au plus rapide. — À vos ordres, madame. » Le petit officier, cheveux bruns, yeux marron – l'un des rares natifs de Sidemore dans l'équipage du Jessica Epps –, examina son afficheur puis s'adressa à l'homme de barre du croiseur. « Timonier, inversez le vecteur et passez à cinq zéro cinq gravités. — Inversion du vecteur et passage à cinq zéro cinq gravités, bien, monsieur », répondit le timonier, et le Jessica Epps amorça sa décélération vers l'hyperlimite. « Commandant, intervint McKee d'une voix très officielle, le Hellebarde nous hèle. Il semble... beaucoup tenir à vous parler. — Ignorez-le, répondit Ferrero d'une voix d'hélium liquide. — À vos ordres, madame », dit McKee, et Ferrero reporta son attention vers le répétiteur. CHAPITRE DIX-HUIT À l'arrivée de la navette dans la bruine de Grayson, la femme qui attendait Honor sous l'auvent en cristoplast du terrain d'atterrissage avait les cheveux et les yeux noirs. Sa chevelure était peut-être davantage mêlée d'argent qu'à leur première rencontre, mais le visage agréable et accueillant restait le même. L'uniforme en revanche avait changé. Mercedes Brigham était contre-amiral de la Flotte spatiale graysonienne, mais c'était aussi l'un des nombreux officiers « prêtés » par la FRM, et elle avait revêtu cet après-midi l'uniforme de la flotte royale. Au service de Manticore, elle portait le grade de commodore, et Honor s'inquiétait un peu de sa réaction à l'idée d'accepter qu'on la rétrograde pour servir dans l'état-major d'un autre. Elle connaissait Mercedes depuis assez longtemps pour être à peu près sûre qu'elle désirerait sincèrement cette affectation, mais elle la connaissait aussi suffisamment bien pour redouter qu'elle l'accepte par obligation et par amitié, qu'elle en ait vraiment envie ou non. La teinte des émotions de Brigham, ajoutée à l'immense sourire du commodore, la débarrassa immédiatement de ce souci au moins. « Mercedes ! » s'écria Honor en quittant la rampe d'accès de la navette. L'odeur riche et fraîche de la pluie de printemps la saisit, et elle ressentit un pincement familier d'ironie. Cette odeur était comme l'haleine d'une planète vivante après une semaine d'air confiné à bord, pourtant il s'agissait d'un monde dont l'atmosphère était potentiellement mortelle à long terme pour les humains, notamment les extraplanétaires comme elle. Un détail dont elle n'était que trop consciente intellectuellement, mais l'instinct était une autre affaire, et elle inspira profondément cette odeur malgré tous les efforts de son cerveau. Ça fait plaisir de vous revoir », poursuivit-elle en prenant la main que Brigham lui offrait pour la serrer fermement mais délicatement, attentive à sa poigne de native d'un monde à forte gravité. « Moi de même, milady », répondit Brigham, serrant sa main en retour. Elle adressa un signe de tête à LaFollet, Hawke et Mattingly, et les trois hommes d'armes se mirent brièvement au garde-à-vous avant de reprendre leur posture vigilante habituelle. Deux autres membres de la garde seigneuriale fermaient la marche pour s'occuper des bagages personnels d'Honor, et Brigham agita sa main libre en direction d'un aérodyne aux couleurs du domaine Harrington qui attendait plus loin. « Si vous et vos amis voulez bien me suivre, milady, invita, t-elle, toujours avec le sourire, votre chauffeur attend pour vous emmener au domaine. — Pas à Austin ? s'enquit Honor, étonnée. — Non, milady. L'amiral Matthews a été appelé à Merle cet après-midi et ne reviendra pas avant demain en fin de matinée. Le Protecteur et lui ont décidé qu'il serait plus logique de vous permettre de vous poser à la maison avant toute réunion officielle. Vos parents et les enfants vous attendent pour dîner, et je crois que Lord Clinkscales et ses femmes doivent se joindre à vous. Votre mère a précisé qu'il y avait... deux ou trois choses dont elle voulait discuter avec vous. » La bouche d'Honor se tordit sous l'effet combiné de l'humour et d'une crainte affectueuse. Il était devenu progressivement plus difficile de maintenir sa mère ici, sur Grayson, loin de la mêlée manticorienne, toutefois cet effort s'était fait plus pressant encore une fois que Lady Émilie avait terrassé le scandale. Allison Harrington n'était pas connue pour sa modération quand on touchait à sa famille, et Honor imaginait très bien les impitoyables « Je vous l'avais dit » souriants qu'elle aurait plantés comme des poignards – et aussi publiquement que possible –dans le cœur d'au moins une douzaine de personnages politiques manticoriens de premier plan. « Je crois que le régent a aussi besoin de vous parler de quelques affaires concernant le domaine pendant qu'il en a l'occasion », continua Brigham. Et lui aussi a sans doute envie de faire la peau à divers politicards manticoriens... au moins par procuration, puisqu'il ne peut pas les atteindre physiquement, songea Honor, résignée. « C'est plus qu'assez pour occuper votre première soirée sur la planète, et vous êtes attendue en audience privée informelle avec le Protecteur pendant le déjeuner demain au Palais. Si cela vous convient, nous verrons ensuite l'amiral Matthews. — Bien sûr que cela me convient, fit Honor avant de jeter un regard à LaFollet : Je suis sûre que vous voulez vérifier que la voiture n'abrite pas d'assassins en puissance, Andrew, lui dit-elle avec un de ses sourires en coin. — Si le commodore Brigham est prête à jurer sous serment qu'elle n'a jamais quitté le véhicule des yeux, j'accepterai de renoncer à ma minutie coutumière, milady », lui assura LaFollet avec une infime étincelle d'humour. Elle gloussa. « Dans ce cas, nous ferions mieux de nous dépêcher, Mercedes, avant qu'il ne change d'avis ! Brigham se mit à rire et prit respectueusement sa place à un demi-pas en arrière d'Honor tandis que les hommes d'armes se mettaient comme d'habitude en formation triangulaire autour de leur seigneur pour gagner l'aérodyne. Honor grimpa à l'arrière de la luxueuse aérolimousine blindée et installa Nimitz sur ses genoux, puis Brigham la suivit. LaFollet s'assit sur le strapontin en face d'elles pendant que Mattingly délogeait poliment mais fermement le chauffeur, et que Hawke prenait la place du passager avant et opérateur des systèmes GE. Mattingly consacra quelques secondes à se familiariser avec le plan de vol préenregistré, puis fit agilement décoller le véhicule et se dirigea vers Harrington-Ville. Les sempiternels chasseurs se placèrent en position d'escorte, même pour ce vol relativement court, et Honor se tourna vers Brigham. — J'ai failli ne pas requérir vos services auprès de l'amiral, vous savez, dit-elle. À la fois parce que je sais combien Alfredo se repose sur vous au sein de l'escadre du Protecteur, et parce que j'hésitais à vous demander de baisser en grade, même provisoirement. — Certes, je ne voudrais rien dire qui puisse saper votre perception de mon caractère indispensable, milady, mais l'amiral peut se débrouiller sans moi s'il le faut vraiment, répondit Brigham. Et vu que je n'aurais jamais cru aller plus loin que lieutenant de vaisseau quand nous avons été affectés à Basilic, commodore ce n'est pas si mal. Et puis il me semble me souvenir de quelques occasions où vous-même avez changé de grade d'une flotte à l'autre. — Je suppose, oui. Mais sachez à quel point j'apprécie que vous soyez prête à le faire cette fois-ci. — Milady, répondit franchement Brigham, j'ai été flattée que vous choisissiez de demander à nouveau mes services. D'ailleurs, ce n'est pas comme si j'étais la seule à faire face à une rétrogradation, ajouta-t-elle d'un air plus sombre. — Je sais. » Honor acquiesça, et Nimitz aplatit légèrement les oreilles en goûtant sa réaction émotionnelle à l'allusion évidente que Brigham faisait à dame Alice Truman. Comme Hamish Alexander, bien que cela se justifiât encore moins, Truman s'était retrouvée victime des purges de Janacek. l'Amirauté actuelle qu'à l'époque où la baronne de l'Anse-du Levant était Premier Lord, mais la rumeur voulait qu'Alice ait marché sur les pieds d'un personnage très haut placé quand elle commandait le HMS Minotaure. Ajouté au fait que les Truman servaient dans la flotte royale depuis autant de générations que les Alexander et qu'ils étaient des membres tout aussi fervents de la faction anti-Janacek, cela avait consigné Alice à une demi-solde et lui avait coûté la confirmation de sa promotion au grade de vice-amiral. Même Sir Édouard Janacek et Josette Draskovic avaient eu un peu de mal à justifier cette décision, vu que le contre-amiral Truman, temporairement élevée à la position de vice-amiral dans les faits, avait commandé les porte-BAL de la Huitième Force pendant toute la campagne qui avait mis la République populaire à genoux. Ils n'avaient toutefois pas laissé ce détail leur barrer le chemin, et le désaccord manifeste et assez public d'Alice avec les politiques actuelles de l'Amirauté leur avait plus facilement permis d'expliquer leur geste – ou du moins le fait qu'ils ne la sollicitaient pas en service actif – sur la base de divergences du vue irréconciliables. Ce qui faisait à Draskovic une raison supplémentaire de se montrer mesquine concernant la liste d'officiers qu'Honor lui avait soumise, elle s'en était bien rendu compte. En tout cas, reprit Honor au bout d'un moment, d'un ton volontairement plus joyeux, votre, malheur et celui d'Alice ont fait mon bonheur. Janacek et Chakrabarti ne sont peut-être pas capables de nous fournir le nombre de vaisseaux dont nous aurons besoin selon moi – ou pas prêts à le faire – mais, au moins, nous aurons une excellente équipe de commandement. Alors, si je n'arrive pas à faire le boulot, on saura à qui revient la faute, hein ? — Je ne le dirais pas tout à fait en ces termes, milady. Mais je vous accorde que vous paraissez avoir réuni un bon groupe. Et je me réjouis de revoir Rafe et Alistair, et plus encore Scotty et "Sir Horace" ! » fit-elle avec un grand sourire. « C'était délicieux. » Honor soupira et s'enfonça dans son fauteuil avec un agréable sentiment de satiété. Les reliefs du déjeuner s'étalaient sur la table entre elle et Benjamin IX, Protecteur de Grayson. Ils étaient installés sur l'une des terrasses privées sous dôme du Palais du Protecteur, à un continent du domaine Harrington, mais il pleuvait ici aussi. Il ne s'agissait pas de la douce bruine qui avait accueilli Honor mais d'une averse violente qui tambourinait contre le dôme au-dessus de leurs têtes. On entendait clairement de temps à autre un coup de tonnerre, et Honor releva la tête lorsqu'un éclair perça la couverture nuageuse noir de charbon. L'après-midi gris et humide était sombre, presque menaçant, toutefois cela ne rendait le confort chaleureux de la terrasse que plus accueillant. Ils étaient seuls – en dehors de Nimitz, LaFollet et de l'homme d'armes personnel de Benjamin, son ombre perpétuelle, le commandant « Sparky » Rice – et le Protecteur rit à son commentaire tout en prenant son verre de vin. « Je suis heureux que vous l'ayez apprécié, lui assura-t-il. Mon chef a volé la recette du Stroganoff à votre père, et le fondant au chocolat – dont, si je me souviens bien, vous avez pris trois parts – sort tout droit du livre de recettes de maîtresse Thorne. — Il me semblait bien que leur goût m'était familier. Mais maître Batson a ajouté un petit quelque chose au Stroganoff, non ? — Je serais surpris du contraire. Quant à savoir quoi exactement... » Il haussa les épaules. « De l'aneth, je pense, fit Honor, songeuse. Mais il y a autre chose... » Elle plongea un regard méditatif dans l'orage, réfléchit puis haussa les épaules. « Quoi qu'il en soit, prévenez-le que papa va essayer de le lui voler à son tour. — D'après une réflexion que votre mère a glissée il y a quinze jours, je pense que c'est déjà fait, répondit Benjamin dans un sourire. Je crois que maître Batson n'arrive pas à décider s'il doit s'indigner de ce que le père d'un seigneur pille ses recettes, même en représailles, ou se sentir flatté de cette rivalité ! — Oh, flatté. Il doit absolument se sentir flatté. — Je le lui dirai. » Benjamin prit une gorgée de vin puis inclina la tête. « Comment vont vos parents ? Et mes filleuls ? — Très bien, Dieu merci », dit Honor. Elle secoua la tête avec un gloussement ironique : « Papa et maman voulaient tous les deux étrangler un bon tiers de la population planétaire de Manticore – à commencer par le Premier ministre. Quant à Howard... » Elle secoua de nouveau la tête. « Vos filleuls vont bien aussi. Et ils sont très bruyants. » Son frère et sa sœur, des jumeaux, venaient de fêter leur sixième anniversaire, et elle avait été ahurie de l'énergie qu'ils étaient capables de déployer. Notamment Faith, bien que James n'ait pas été loin derrière. Ni l'un ni l'autre n'arrivaient toutefois à la cheville des chatons de Samantha et Nimitz, qui approchaient désormais à grands pas de l'adolescence et se montraient plus exubérants encore que les jumeaux. Et bien plus doués pour se glisser là où ils n'avaient rien à faire, songea-t-elle avec un frisson intérieur. Leur expliquer pourquoi leur mère n'était pas revenue cette fois avec Honor avait été difficile mais moins traumatisant qu'elle ne l'avait craint. Sans doute parce que toutes leurs mères adoptives étaient là pour les aider à digérer la nouvelle. Évidemment, se dit-elle, c'était peut-être aussi parce qu'ils étaient les premiers chats sylvestres élevés depuis la naissance au milieu d'humains. Elle ne pouvait pas en être tout à fait sûre car Nimitz était adulte à leur première rencontre, mais il lui semblait déceler déjà une différence subtile dans leur « lueur d'âme ». L'impression que leur horizon était... plus vaste. Ou plus varié. Enfin, quelque chose. « En fait, toute la maisonnée était ravie de me voir, dit-elle à Benjamin en se libérant de ses réflexions. J'ai les bleus que m'ont laissés les embrassades pour le prouver. — Bien. » Benjamin prit une nouvelle gorgée puis reposa son verre sur la table. Honor aurait reconnu cette invitation à passer aux choses sérieuses même sans sa capacité à lire les émotions qui sous-tendaient son geste, et elle inclina la tête. « J'avais une bonne raison de vous convier à déjeuner avec moi en privé, dit-il. Plus d'une, même. Si Katherine ou Élaine avaient été disponibles, je les aurais invitées également, mais Katherine avait déjà prévu un discours à l'association des épouses de la flotte, puis Alexandra a attrapé la grippe. » Il secoua aussitôt la tête en voyant la lueur d'inquiétude que la nouvelle de la maladie de sa plus jeune fille allumait dans le regard d'Honor. « Ce n'est pas grave, mais Alex rechigne presque autant qu'Honor à reconnaître qu'elle ne se sent pas bien, et elle a réussi à se déshydrater avant d'avouer à ses mères qu'elle était malade. Du coup, Élaine joue les mères tyranniques cet après-midi. — Je vois, et je suis heureuse d'apprendre que ce n'est pas plus grave. Mais je dois reconnaître que vous m'avez rendue un peu nerveuse avec votre entrée en matière sinistre. — Ce n'était pas mon intention, mais j'ai néanmoins quelques sérieuses inquiétudes, et j'étais impatient d'avoir l'occasion d'en discuter avec vous face à face. » Il s'exprimait d'une voix calme, mais son regard était intense, et Honor fut frappée en le regardant par la lassitude et les préoccupations que cachait son air calme. Et par son âge, réalisa-t-elle soudain. Il avait quarante-sept ans, soit treize de moins qu'elle, pourtant il paraissait plus vieux qu'Hamish, et elle ressentit un brusque pincement, presque une prémonition de deuil. Elle avait eu la même impression la veille au soir, assise à la table du dîner avec ses parents, Faith et James ainsi que les Clinkscales, quand elle avait constaté combien Lord Howard Clinkscales était devenu frêle ces dernières années. Elle voyait maintenant le même processus à l'œuvre chez le Protecteur, bien qu'à moindre échelle. Comme tant de ses amis graysoniens qui n'avaient pas bénéficié du prolong, le temps le rattrapait inexorablement, et elle fut choquée et consternée de se rendre compte qu'il était déjà d'âge mûr. Vigoureux et énergique, certes, mais ses cheveux noirs se mêlaient d'argent et trop de rides marquaient son visage. Et puis, songea-t-elle avec un brusque frisson en percevant la présence de son homme d'armes derrière elle tandis que le tonnerre secouait une fois de plus le dôme, il a cinq ans de moins qu'Andrew. Une idée qu'elle n'avait pas envie d'approfondir en cet instant et qu'elle écarta donc résolument. « Je voudrais pouvoir me prétendre surprise d'apprendre que vous vous inquiétez, dit-elle seulement à la place. — Mais vous ne l'êtes pas, bien sûr. » Benjamin inclina la tête, et il la regarda d'un œil à la fois appréciateur et compatissant. Puis il haussa imperceptiblement les épaules. « Honor, je ne vous ai pas demandé s'il y avait une once de vérité dans les rumeurs vous concernant ainsi que le comte de Havre-Blanc, pour deux raisons. La première, et de loin la plus importante, c'est que vous l'avez tous les deux nié, or je ne vous ai jamais vus dire une seule demi-vérité. Ce qui n'est sûrement pas le cas de ceux qui ne cessent de répéter que vous avez menti, La deuxième, très honnêtement, c'est que même si elles étaient vraies, ce serait votre affaire, pas la mienne. Et certainement pas celle de Haute-Crête et ses affreux. » Je suis persuadé que vous n'aviez pas besoin que je vous le confirme, poursuivit-il calmement. Moi, en revanche, j'avais besoin de vous le dire en personne, parce que vous méritez des gages de ma confiance à cet égard en tant qu'ami et en tant que suzerain. Mais également, je le crains, parce que vous et moi devons discuter de la façon dont ces attaques sordides ont affecté les relations que Grayson entretient avec le Royaume stellaire. — Je sais que l'effet n'a pas été bon, dit-elle d'un air sombre. Vous et moi avons assez correspondu à ce sujet. — En effet. Mais votre départ prochain en Silésie n'aide pas beaucoup. » Il leva la main alors qu'elle faisait mine de protester. Je suis tout à fait conscient que vous avez décidé d'accepter cette affectation parce que vous vous sentez une responsabilité vis-à-vis des Sidemoriens, et parce que votre devoir envers Élisabeth et le Royaume stellaire transcende la façon dont le gouvernement actuel vous a traitée. J'admire votre capacité à prendre cette décision et je ne la désapprouve pas. Mais il existe une faction ici – notamment chez les Clefs qui me pressent de reconsidérer notre statut au sein de l'Alliance – qui voit ouvertement en cette affectation une façon pour le gouvernement Haute-Crête de vous "chasser de la ville" sans jamais le reconnaître. — Je le redoutais justement, soupira-t-elle. Hélas, je ne vois pas vraiment de moyen de l'éviter. — Moi non plus. Et je ne critique surtout pas votre décision. Comme je le disais, je pense à plus d'un titre que c'était la bonne, bien que je regrette profondément les conséquences personnelles qu'elle pourrait avoir sur vous si la situation en Silésie se dégrade autant que je le crains. — Vous avez une raison précise de le craindre? s'enquit-elle, tendue. — Pas de raison concrète. » Benjamin secoua la tête. « Toutefois, Grégory et moi avons longuement réfléchi aux rapports de la DGSN et de nos propres services d'espionnage, et nous n'aimons pas le tableau qui semble en émerger. — Je n'étais pas non plus très réjouie de ce que les hommes de l'amiral Jurgensen avaient à me dire, répondit Honor. Mais, à vous entendre, on dirait que Grégory et vous en avez déduit quelque chose de pire encore que moi. — Je ne sais pas si c'est pire, mais j'ai le sentiment que nous en avons déduit davantage. — Comment ça, davantage ? » Le froncement de sourcils d’Honor était plus que tendu cette fois. Gregory Paxton avait été son officier de renseignement d'état-major lorsqu'elle commandait sa première escadre de combat ici, à Yeltsin. Titulaire de plusieurs doctorats, c'était l'un des analystes les plus brillants avec qui elle avait jamais travaillé. Plus pertinent en l'occurrence, Benjamin et feu son chancelier, Lord Prestwick, l'avaient débauché de la flotte quand il leur avait fallu un nouveau directeur pour le service de renseignement du Sabre, et d'après tout ce qu'elle avait entendu depuis, il y avait fait un travail plus impressionnant encore que pour elle à l'époque. Je n'ai rien voulu en dire dans les lettres que je vous envoyais, fit Benjamin, parce que, franchement, vous aviez assez de soucis au sein du Royaume sans que j'en rajoute d'autres, peut-être sans fondement. Mais avant que l'amiral Givens ne... parte en vacances, Grégory et elle s'étaient arrangés pour que nous ayons accès aux rapports directs de ses sources en plus de ses analyses des données. Depuis qu'elle a quitté l'Amirauté, notre accès est beaucoup plus restreint. — Comment cela ? — Nous ne voyons plus aucune donnée brute. Officiellement, la DGSN se préoccupe de maintenir le secret et, pour être tout à fait honnête, cette inquiétude – qui est apparue le jour où l'amiral Jurgensen est arrivé sur la scène – paraît assez insultante à la plupart de nos agents de renseignement. » — Le ton était badin, mais Honor sentit la colère de Benjamin et sut que ses agents n'étaient pas les seuls à trouver insultant le verrouillage du flux d'informations. À notre connaissance, poursuivit-il, et l'amiral Jurgensen n'a jamais fourni la preuve du contraire, nous n'avons jamais connu de fuite sur des données d'espionnage qu'on nous avait fournies. On ne peut pas en dire autant de la DGSN, pour qui les indices montrent que, dans deux cas au moins, des informations que nous leur avons fournies ont atterri entre les mains des Havriens. Et bien que Jurgensen ne l'ait pas dit explicitement, il a très clairement sous-entendu qu'il s'inquiétait en réalité des "renégats havriens" qui travaillent pour nous. » Les narines d'Honor s'évasèrent, et la colère flamba soudain dans ses yeux. — Alfredo et Warner comptent parmi les hommes les plus honorables et les plus fiables que j'aie jamais rencontrés ! s'exclama-t-elle. Et qu'un type comme Jurgensen... — Du calme, Honor. Du calme ! » Benjamin secoua la tête, désabusé. v Je savais que vous exploseriez quand j'en viendrais là. Et, franchement, je suis d'accord avec vous. Mais croyez-moi, je vous en prie, quand je vous dis que la paranoïa de Jurgensen ne signifie rien pour personne sur cette planète. Nous faisons confiance à nos "renégats" sans la moindre crainte. — J'espère bien ! » Honor renifla. Puis elle s'imposa de se renfoncer dans son fauteuil. Nimitz quitta sa chaise haute pour se couler sur ses genoux; il se redressa sur ses pattes arrière comme une marmotte de la vieille Terre, appuyant son dos contre Honor, et elle l'entoura de son bras naturel. Elle connaissait beaucoup trop bien Alfredo Yu et Warner Caslet pour douter un seul instant qu'ils aient tous deux été contents des changements qui se produisaient en République de Havre sous l'impulsion d'Héloïse Pritchart et de Thomas Theisman. Ils avaient bien connu Theisman. De fait, à plus d'un titre, Yu avait été son mentor et son modèle tout comme Raoul Courvosier pour Honor, et Caslet et lui avaient tous deux ressenti l'envie de regagner leur patrie pour prendre part à sa renaissance. Mais elle savait également qu'ils étaient tout aussi honorables qu'elle venait de le dire. Ils avaient juré allégeance à Grayson et à l'Alliance manticorienne. De fait, Yu était citoyen de Grayson depuis plus de trois ans T. La décision de rester ou non loyal à Grayson, même si cela risquait de les opposer de nouveau un jour à la République, n'avait pas été facile à prendre pour l'un comme pour l'autre, toutefois elle n'avait jamais vraiment douté de leur choix. Sans compter que le refus de Haute-Crête de négocier un véritable traité de paix signifie qu'ils sont encore techniquement des traîtres en temps de guerre, ce qui ne leur a pas simplifié la tâche, songea-t-elle, sombre, tremblant encore de rage en son for intérieur de penser que Jurgensen, un crétin politique qui jouait à l'officier spatial, mettait en doute leur honneur. — En tout cas, reprit Benjamin, une fois sûr qu'elle maîtrisait de nouveau ses nerfs, il a ouvertement dénigré notre système de sécurité – en toute courtoisie, bien sûr – tout en niant ou en ignorant soigneusement les failles du sien. Vu la différence entre nos antécédents professionnels et l'arrogance inouïe de ce type, bon nombre des agents les plus expérimentés de Gregory – notamment ceux qui ont travaillé de près avec Alfredo depuis la formation de l'escadre du Protecteur – prennent très mal ses insinuations que nous sommes moins à cheval sur la sécurité que le Royaume stellaire. » Dans la pratique, toutefois, le problème n'est pas tant notre fierté blessée que la fiabilité de ce qu'ils partagent avec nous. En tant que chef de l'État graysonien, je n'ai pas besoin des frictions supplémentaires que cela génère – pas en ce moment précis. je trouve déjà pénible qu'une faction d'illuminés chez les Clefs nous pousse à faire cavalier seul suite aux "insultes" du Royaume stellaire envers Grayson et plus particulièrement l'un de nos seigneurs. Je n'ai pas non plus besoin que les officiers les plus gradés de ma propre flotte soient ulcérés par leurs homologues de la I'RM. Mais je peux vivre avec, dans certaines limites du moins, parce que mes officiers savent obéir aux ordres, y compris quand on leur demande de s'entendre avec des imbéciles comme Sir Édouard Janacek et ses affidés. » Le ton du Protecteur restait assez léger, mais il cachait une pointe de rage acérée, et Honor comprit une fois de plus comme il était rare pour lui de pouvoir montrer ses véritables sentiments dans une situation pareille à quiconque en dehors de sa famille et des cercles les plus intimes de son Conseil. « Comme je le disais, continua-t-il, notre principal motif d'inquiétude réside dans le fait que les rapports de la DGSN ne collent pas avec ce que nous récoltons auprès de nos propres sources. Nous sommes conscients que Manticore a passé des décennies, voire davantage, à mettre en place ses réseaux de collecte d'informations alors que nous débutons encore à ce petit jeu, mais nous savons aussi exactement d'où viennent nos informations. Nous n'avons aucun moyen de le savoir en ce qui concerne les analyses de Jurgensen, et il refuse de nous le dire. En fin de compte, connaître le pedigree de nos données nous les fait paraître automatiquement plus fiables. Et, en toute franchise, nous recevons tant d'analyses lamentables de la DGSN que cela renforce seulement cette impression. — Je ne suis pas sûre d'aimer beaucoup ce que j'entends, Benjamin, dit calmement Honor. Pas seulement parce que c'est insultant pour tous les officiers portant l'uniforme de Grayson, d'ailleurs. Corrigez-moi si je me trompe, mais j'ai l'impression que vous êtes en train de dire que les rapports que Jurgensen partage avec vous sont non seulement incomplets mais... orientés. — Je pense que c'est tout à fait le cas, répondit carrément Benjamin. J'ignore si ses hommes vont jusqu'à falsifier des informations à dessein, mais il nous semble évident, à Grégory et moi, qu'ils écartent au moins les éléments qui n'étayent pas les conclusions auxquelles ils souhaitaient parvenir depuis le début. — Vous en avez des exemples précis ? demanda-t-elle d'un ton grave. — Bien sûr, nous ne pouvons pas produire de preuve flagrante alors que nous n'avons jamais vu les données d'origine. Mais je vais vous citer deux exemples possibles, que je trouve particulièrement troublants. » D'abord, la Silésie. Tout dans les rapports officiels de la DGSN laisse entendre que l'empereur Gustav n'aurait pas encore décidé quelle politique adopter vis-à-vis de la Confédération. Dans le même temps, jusqu'au mois dernier, la DGSN ne s'inquiétait nullement de possibles améliorations de la technologie spatiale andermienne. Or, d'après nos sources au sein de la communauté diplomatique, à la fois dans la Confédération et sur La Nouvelle-Potsdam, l'empereur a arrêté sa décision depuis des mois. Peut-être même un an T. Nous ne pouvons pas le confirmer à coup sûr, bien entendu, mais les récents mouvements agressifs et l'attitude globalement plus querelleuse de ses forces spatiales dans le Marais et à l'entour nous paraissent confirmer cette hypothèse. « La conclusion de Grégory et la mienne, c'est que l'Empire a décidé que le moment était venu d'avancer en Silésie. Les Andermiens n'ont pas formulé de requête officielle ni posé d'ultimatum aux Silésiens, et ils n'ont bien sûr pas transmis de communiqué officiel sur le sujet à Lady Descroix, mais, selon nous, c'est lié au fait qu'ils tâtent encore le terrain et se mettent en position. Une fois certains que le Royaume stellaire ne les repoussera pas – ou qu'il n'est pas en mesure de le faire –, ils feront connaître leurs exigences en termes très clairs. Et ils seront prêts à faire usage de la force militaire pour les appuyer. » Ce qui nous amène à notre deuxième sujet d'inquiétude concernant la Silésie : nous croyons que la DGSN sous-estime gravement l'ampleur des améliorations que les Andermiens ont apportées à leurs capacités militaires. Nos données d'observation pure sont assez maigres, mais elles suffisent à nous convaincre qu'ils ont accru de façon substantielle la portée et la précision de leurs missiles et qu'ils ont expérimenté leurs propres BAL. Nous ne pensons pas que leur technologie concernant les BAL en particulier vaille la nôtre, et de loin – pas encore –, mais nous ne pouvons pas écarter l'éventualité qu'ils aient placé les BAL dont ils disposent à bord de porteurs. C'est d'autant plus troublant que nous les savons au fait de ce que la Huitième Force a infligé aux Havriens, et s'il est un défaut que la FIA n'a pas, c'est bien la bêtise. Ils ne chercheraient pas l'affrontement avec la flotte qui vient de botter les fesses des Havriens s'ils ne jugeaient pas leur propre matériel à même d'équilibrer les chances. Et, contrairement à nous, ils ont une idée très précise de ce à quoi ils devraient faire face car leurs observateurs ont vu nos unités en action. » Il s'interrompit et haussa un sourcil interrogateur à l'adresse d'Honor. Elle soutint son regard, le visage indéchiffrable, tout en réfléchissant à ce qu'il venait de dire. Ce qui en découlait était effrayant. Elle se doutait déjà que les briefings que Jurgensen et son état-major avaient organisés pour elle étaient trop optimistes, mais elle n'imaginait pas qu'ils puissent réellement ignorer voire écarter activement les preuves dont Benjamin sous-entendait l'existence. Elle aurait voulu pouvoir croire que les Graysoniens se trompaient, mais elle avait collaboré trop étroitement avec eux pour sous-estimer leurs compétences. Ce qui n'était franchement pas le cas s'agissant de Sir Édouard Janacek et de Francis Jurgensen, se rappela-t-elle. — Me voilà maintenant sûre de ne pas aimer ce que j'entends, dit-elle au bout d'un moment. J'espère que Grégory et vous partagerez vos informations et vos analyses avec moi. — Bien entendu! » Benjamin paraissait irrité, et elle perçut un brusque éclair de colère, comme s'il se sentait insulté qu'elle se pose une question pareille. Elle agita la main droite en un petit geste d'excuse, et il continua de la regarder sévèrement pendant une poignée de secondes. Puis il grimaça et renifla. Désolé. Je sais que vous ne l'entendiez pas dans ce sens, mais le fait que j'ai pu envisager cette interprétation est sans doute le symptôme des difficultés que Haute-Crête, Janacek et compagnie nous créent pour travailler avec eux. Faites-moi confiance, je ne veux surtout pas que la frustration qu'ils m'inspirent déborde sur vous, Honor ! — Je sais. Et je sais aussi que c'est difficile. Surtout que je suis un peu en porte-à-faux. Il faudrait être surhumain pour oublier que j'étais manticorienne avant de devenir graysonienne, Benjamin, et en ce moment vous avez toutes les raisons du monde d'en vouloir à tous les Manticoriens. — Mais pas à celle d'entre eux qui se trouve être non seulement une Graysonienne mais aussi la personne qui essuie le plus de critiques de la part des deux camps, fit-il remarquer. — Croyez-moi, comparé à ce que je supporte de l'autre côté, les tracasseries que m'infligent les Graysoniens ressemblent à une bataille de polochons ! — Peut-être. » Il écarta le sujet et revint à son sujet initial. » J'ai dit que deux régions nous inquiétaient, et la Silésie n'est que la première. D'ailleurs, pour être honnête, c'est la moindre des deux. — La moindre ? » Honor pencha la tête de côté et fronça les sourcils. « Ça me semble déjà bien assez grave comme ça! — Je ne voulais pas dire que ce n'était pas grave mais, comparé à ce que nous entendons à propos de la République de Havre, c'est indéniablement secondaire. — À propos de Havre ? » Honor se redressa brusquement dans son fauteuil, et Nimitz se raidit sur ses genoux, percevant sa soudaine pointe d'inquiétude. — À propos de Havre, oui, fit Benjamin d'un air sombre. Encore une fois, nous manquons de preuves concrètes et le refus de Jurgensen de partager ses sources avec nous contribue à un important facteur d'incertitude, mais il y a trois éléments que ses rapports ont selon nous largement sous-estimés ou complètement ignorés. » D'abord, il y a son analyse de ce que la campagne contre les places fortes de SerSec et les officiers de la flotte régulière implique pour le corps d'officiers de Theisman. — Je crois voir où vous voulez en venir sur ce point, interrompit Honor, et, si je ne m'abuse, je suis tout à fait d'accord avec vous. Vous allez dire que Jurgensen juge que les combats ont causé une perte régulière de personnel expérimenté. Que cela les a affaiblis. — C'est exactement ce que je m'apprêtais à dire. — Eh bien, il n'y a qu'un imbécile – ou un amiral politique, s'il existe une différence – pour imaginer une chose pareille, fit Honor sans détour. Bien entendu, ils ont perdu des hommes et des vaisseaux en chemin. Mais davantage d'officiers et d'équipages ont survécu, et ils ont passé ces dernières années à accumuler de l'expérience. Pendant la guerre, nous avons réussi à contenir dans l'ensemble leur corps d'officiers, bien que Giscard et Tourville aient commencé à améliorer la situation avant l'opération Bouton-d'or. Maintenant, toutefois... » Elle haussa les épaules. « Je ne sais pas comment quantifier l'effet de cette campagne, mais je suis absolument convaincue qu'elle a amélioré leur efficacité au combat de façon substantielle au lieu de la réduire comme le prétend Jurgensen. — Nous aussi. » Benjamin hocha la tête. « Ce qui explique également que nous nous inquiétions du second point que j'allais mentionner. Vous savez que les réformes économiques de Pierre ont produit une amélioration significative de l'économie havrienne. » Sa phrase était presque une question, et Honor acquiesça en réponse. — Eh bien, nous avons fait de notre mieux pour évaluer à quel point leur économie s'est redressée. De toute évidence, nous empilons hypothèses sur conjectures, surtout que les chiffres officiels de l'économie havrienne ont été truqués pour cacher sa déliquescence pendant au moins quarante ou cinquante ans avant la guerre. Mais nous avons tourné nos modèles dans tous les sens, et ils s'accordent tous à dire qu'il devrait y avoir davantage d'argent dans le budget de la République que ce qui est annoncé publiquement. » Honor le regarda d'un air interrogateur, et il haussa les épaules. — Nous connaissons leur structure fiscale, et nous avons réussi à chiffrer leur économie dans une fourchette de précision de dix à quinze pour cent selon nous. Or, même en se référant à la limite basse que nous avons établie, les recettes qu'ils prétendent avoir et dépenser sont sous-évaluées à hauteur de plusieurs centaines de milliards de dollars manticoriens par an. Et si notre limite haute est plus proche de la vérité, l'écart devient bien pire. — Plusieurs centaines de milliards ? » répéta lentement Honor. Elle essaya de se rappeler si l'un des analystes du gouvernement Haute-Crête avait jamais exprimé la moindre réserve devant un parlementaire quant aux chiffres budgétaires annoncés par la nouvelle République. De but en blanc, elle ne voyait pas. D'ailleurs, elle le reconnaissait, il ne lui était jamais venu à l'idée de les interroger à ce sujet ni de suggérer que l'on procède à l'analyse que Grayson avait effectuée d'après ce que disait Benjamin. Ce qui était particulièrement stupide de ma part, songea-t-elle. — Au bas mot, répondit Benjamin. Nous n'avons pas réussi à établir où va cet argent – pas de façon certaine, en tout cas. Notre problème réside en partie dans le fait que la République est si vaste et constitue un marché intérieur si- énorme que tout ou presque pourrait être réinjecté dans l'économie nationale. Plus pertinent encore, tant de pans de leur économie sont en difficulté depuis si longtemps qu'il est littéralement impossible d'identifier tous les secteurs parfaitement légitimes où ils pourraient le réinjecter. Hélas, nous ne pensons pas que ce soit le cas. Ou, du moins, nous craignons que ce soit le cas, mais que ce à quoi, ils consacrent tout cet argent ne nous plairait pas du tout si nous pouvions le confirmer. — Et à quoi le consacrent-ils ? relança Honor comme il marquait une pause. — Nous l'ignorons, avoua Benjamin, mais nous possédons néanmoins deux indices. L'un est l'existence d'un projet top secret qui fut apparemment lancé sous le comité, plusieurs années avant le coup d'État de McQueen, et qui continue sous Pritchart et Theisman. Notre unique certitude, c'est son nom de code : "Refuge". Ça, et le fait que Pierre et Saint-Just y consacraient des sommes colossales même au plus fort de la guerre et malgré les pires problèmes financiers. Nous n'avons pas confirmation que Pritchart et Theisman ont poursuivi son financement à la même hauteur, mais l'écart entre ce que devraient être leurs recettes et ce qu'ils déclarent laisse indubitablement à soupçonner qu'un projet secret quelconque continue de détourner un sacré paquet d'argent. » Voilà pour le premier indice. Le second, c'est le nom de l'officier que nos sources ont pu identifier comme étant associé de très près à ce projet "Refuge", quel qu'il soit, depuis la petite révolution de Theisman. Je crois que vous la connaissez. — Ah bon ? » Honor était surprise et ne le cachait pas. « Oh que oui, répondit Benjamin avec une certaine ironie sombre. Il s'agit du vice-amiral Shannon Foraker. — Oh, mon Dieu. » Honor se renfonça brusquement dans son fauteuil. « Foraker ? Vous en êtes sûr ? — Nous ne pouvons pas être catégoriques. Tout ce que nous pouvons dire avec certitude, c'est que son nom est apparu sur les tableaux de promotion, que nous n'avons pas réussi à la localiser ailleurs, et qu'au moins deux sources distinctes au sein de la République ont suggéré qu'elle était partie à destination du site où se monte le projet "Refuge". » Le Protecteur eut un geste d'impuissance. « Impossible de le confirmer, mais si j'étais ministre de la Guerre avec un projet coûteux de recherche et développement en cours quelque part et que j'avais un officier aussi compétent que Foraker à placer à sa tête, je sais ce que je ferais d'elle. — Moi de même », dit Honor avec ferveur. Elle secoua la tête. « Vous avez raison. C'est une éventualité bien plus effrayante qu'une lutte avec les Andermiens à propos de la Silésie. Mais je n'arrive pas à croire que Thomas Theisman soit favorable à une reprise des hostilités ! Il est trop intelligent pour ça. — J'aurais tendance à penser comme vous. Mais la présidente Pritchart est un paramètre moins bien connu et, même sinon, il est possible que vous et moi nous trompions sur le compte de Theisman. Quoi qu'il en soit, ni lui ni Pritchart n'opèrent dans un désert politique. — Non, et même si c'était le cas, il serait parfaitement logique qu'ils cherchent un moyen de compenser nos avantages tactiques. En fait, ils manqueraient à leur devoir s'ils ne le faisaient pas. — Tout à fait. C'est ce qui nous inquiète tant, Grégory et moi. Enfin, ça et le fait que jusqu'à maintenant personne – nos sources y compris – n'a constaté la moindre évolution de leur matériel depuis la trêve. Cela fait presque quatre ans T, Honor. Vous croyez vraiment que tout ce temps aurait pu s'écouler sans qu'une flotte sachant très bien qu'elle a été totalement surclassée par la Huitième Force introduise aucune amélioration de son armement ? — Non », répondit doucement Honor en se maudissant de ne pas s'être posé la même question à la' lecture des rapports confiants de Jurgensen sur le fossé technologique entre le Royaume stellaire et la République. « C'est la raison pour laquelle Wesley et moi continuons de pousser à ce point le budget militaire, fit Benjamin. Nous commençons à rencontrer une opposition assez forte, surtout parmi les Clefs, mais nous sommes déterminés à poursuivre la croissance de la flotte aussi longtemps que possible. Le problème, c'est que nous ne pensons pas pouvoir maintenir ce rythme plus de deux ans encore, trois au grand maximum. Ensuite, nous devrons réduire nos programmes de construction. Nous serons peut-être même obligés de les suspendre. » Honor acquiesça. Beaucoup trop de personnalités politiques du Royaume partageaient l'opinion gouvernementale mal dissimulée que la volonté obsessionnelle de Benjamin de continuer à étoffer la flotte de Grayson alors que la guerre était « terminée » ' reflétait sa mégalomanie. Après tout, un système ne comptant qu'une planète comme l'Étoile de Yeltsin ne pouvait pas rivaliser avec la flotte que pouvait s'offrir une nation telle que le Royaume stellaire ou la République de Havre. Mais Benjamin ne paraissait pas s'en rendre compte, et la FSG totalisait un effectif approchant les cent vaisseaux du mur. Sans compter qu'il s'agissait presque exclusivement de SCPC. Sans parler des porte-BAL qui avaient été construits ou commandés à des chantiers manticoriens pour les appuyer. Seule l'augmentation spectaculaire du, nombre de systèmes automatisés embarqués que Grayson avait acceptée dans les nouveaux modèles lui permettait de trouver des équipages pour ces nouveaux bâtiments, même avec tout le personnel manticorien démobilisé que la planète avait réussi à attirer et le nombre scandaleux et sans cesse croissant de femmes arrivant sur le marché du travail planétaire. Mais elle n'avait pas attendu que Benjamin lui en parle pour imaginer que la poursuite de cette politique devait être ruineuse. « Avez-vous fait part de ces informations à Jurgensen ? demanda-t-elle au bout d'un moment. — Nous avons essayé, répondit Benjamin, amer. Hélas, il semble se défier de tout ce qui ne vient pas de chez lui quand cela traite de ce qu'il ne veut pas entendre. — Et il ne voudra pas m'écouter non plus, observa Honor. — J'imagine que non, acquiesça Benjamin, ironique. — Évidemment, poursuivit-elle, réfléchissant à voix haute, l'explication la plus probable de ce que nous n'ayons pas vu de nouveau matériel dans la flotte havrienne est qu'ils n'ont pas encore réussi à le produire en quantités suffisantes. J'ai au moins une certitude concernant Thomas Theisman, c'est qu'il ne risque pas de commettre l'erreur de l'introduire au compte-gouttes. — Ce qui signifie seulement que, quand il finira par l'introduire, il le fera avec panache, fit remarquer Benjamin. — Vous avez vraiment le chic pour imaginer des perspectives riantes, hein, Benjamin ? — Je m'y efforce. Et bien que j'hésite à le mentionner, il y en a une autre dont je devrais sans doute vous parler. » À la surprise d'Honor, il paraissait assez indécis, et Nimitz dressa les oreilles en percevant comme elle une certaine contrariété dans sa lueur d'âme, comme le sentiment de trahir une confidence. « Quelle autre ? invita-t-elle gentiment alors qu'il continuait à hésiter, et il soupira. — Rien de ceci n'est officiel, prévint-il, attendant qu'elle acquiesce en signe de compréhension. Cela entendu, je devrais sans doute vous dire que nous avons relevé quelques indicateurs diplomatiques inquiétants. Plutôt des indices, en réalité. — Des indices de quoi ? fit-elle alors qu'il s'interrompait encore. — Cela concerne Erewhon, dit-il enfin. Vous savez qu'ils ont presque aussi mal pris que nous le fait que Haute-Crête accepte de façon unilatérale la proposition de trêve de Saint-Just, bien sûr. » Honor hocha de nouveau la tête. À vrai dire, Benjamin minimisait probablement la réaction des Erewhoniens, pour la bonne raison qu'ils avaient été contraints de vivre sous la menace d'une conquête havrienne beaucoup plus longtemps que Grayson. Le fait que leur gouvernement avait choisi de rompre son traité avec la Ligue solarienne pour se ranger aux côtés de l'Alliance manticorienne avait exacerbé leur colère. Ils avaient l'impression d'avoir sacrifié un arrangement de longue date avec l'entité politique et économique la plus puissante de l'histoire de l'humanité pour faire bloc avec Manticore qui avait fini par les poignarder dans le dos. « Eh bien, ni Grégory ni moi n'en avons la preuve, mais, ces dernières semaines, nous avons commencé à relever des éléments indiquant qu'Erewhon... repense sa relation avec Havre. — La repenser ? » Malgré elle, la voix d'Honor se fit plus brusque, et ses yeux s'étrécirent. « La repenser comment ? — Souvenez-vous qu'il s'agit à quatre-vingt-dix pour cent au moins de conjectures à partir de données très limitées », la mit en garde Benjamin, et elle hocha de nouveau la tête avec une certaine impatience. « En gardant cette précision à l'esprit, il nous semble à Grégory et moi que le président erewhonien actuel et son gouvernement pensent que Pritchart et Theisman ont sincèrement l'intention de ressusciter la vieille République et qu'ils ont réellement renoncé à la politique étrangère expansionniste des Législaturistes et du comité. De plus, Erewhon se trouve beaucoup plus près de la République que de Manticore. Et, contrairement à nous, ils contrôlent un nœud de trou de ver qui les relie –ainsi que tous ceux qui s'allient avec eux – directement à la Ligue solarienne. — Vous sous-entendez qu'Erewhon envisagerait... une relation plus étroite avec Havre ? » fit vivement Honor. Il acquiesça. « Comme je le disais, nous n'en avons aucune preuve, mais nous avons mené des négociations bilatérales discrètes avec plusieurs des petits partenaires de l'Alliance. » Elle le regarda avec attention, et il haussa les épaules en un curieux geste d'excuse et d'irritation. « Personne ne veut manœuvrer en douce dans le dos du Royaume, Honor. Pas vraiment. Mais regardons les choses en face. Par la faute de la politique étrangère débile de Haute-Crête, l'Alliance est plongée dans une grande confusion, et nous faisons de notre mieux pour essayer d'éteindre les divers foyers d'incendie avant qu'ils ne soient plus maîtrisables et qu'ils emportent la structure tout entière. — Je vois. » Honor comprenait très bien ce qu'il voulait dire, et elle ressentit un élancement de honte à l'idée du mal que Benjamin s'était manifestement donné pour préserver les alliances capitales dont Haute-Crête se souciait à l'évidence comme de sa première chemise. « Toujours est-il, reprit le Protecteur au bout d'un moment, que certains propos que l'ambassadeur d'Erewhon a tenus lors de ces discussions sonnaient davantage comme des détours et atermoiements entre États qui ne se font pas entièrement confiance – ou qui ont quelque chose à cacher – plutôt que comme deux alliés sont censés se parler. Je ne crois pas que ce soit son idée, d'ailleurs. Je pense qu'il agit sur instructions formelles de son gouvernement, et cela me pousse à me demander pourquoi ce n'est pas seulement le Royaume stellaire qu'ils tiennent à l'écart mais nous tous. Et l'une des possibilités qui se présente à mon esprit est qu'ils pourraient envisager de changer de camp. — Mon Dieu, j'espère que vous vous trompez ! répondit Honor avec ferveur après deux ou trois secondes. Erewhon possède la troisième flotte de l'Alliance derrière Grayson. — Et a accès à tout notre nouveau matériel », fit remarquer Benjamin d'un air sombre. Honor prit une brusque inspiration, et il haussa les épaules. « Leur infrastructure industrielle n'est pas aussi performante que la nôtre parce qu'elle n'a jamais été aussi complètement modernisée. Mais, à tout le moins, ils possèdent des exemplaires de tout à part les appareils issus de Cavalier fantôme – quoiqu'ils ont quand même un peu de cette technologie, je crois. Et si les Havriens ont l'occasion de faire de la rétro-conception là-dessus... » Honor frémit : l'éventualité que Benjamin venait d'évoquer lui glaçait le sang comme le souffle de l'espace soi-même. « Je comptais essayer de pousser l'Amirauté à augmenter les forces qu'elle projette d'envoyer à Sidemore sur la base de votre première petite bombe, dit-elle au bout d'un long moment de réflexion. Maintenant je ne suis plus sûre du tout que ce soit une bonne idée. Pas si les Havriens risquent de lever le voile sur ce que Shannon Foraker aura inventé après qu'ils lui auront donné un gros budget avec lequel faire joujou! Et s'il existe une seule possibilité que vous ayez vu juste sur ce qu'envisagent les Erewhoniens, cela ne fait qu'aggraver la situation. — Je dois reconnaître qu'éparpiller un peu plus la FRM ne serait sans doute pas une bonne idée. Je déteste devoir l'admettre mais, bien que notre flotte équivaille à près de la moitié de celle du Royaume stellaire en service actif, ce n'est pas nous qui exerçons un effet dissuasif. Tout le monde garde les yeux rivés sur Manticore; nous ne sommes que le petit soldat courageux qui vient en appui de la flotte royale. » Honor le dévisagea aussitôt, inquiète, mais il secoua la tête. « Ce n'est pas mon mécontentement qui s'exprime, Honor. C'est comme ça, tout bêtement, et il serait déraisonnable de s'attendre à ce que cette vision change aussi vite, quoi qu'il advienne de la taille relative de nos flottes. L'important, c'est que, dans l'imaginaire collectif, l'ampleur des effectifs que la FRM peut déployer compte beaucoup plus que la taille de la FSG. — Je crains que vous n'ayez raison, dit-elle. Encore que je doute que quiconque a eu le plaisir d'affronter personnellement un groupe de Graysoniens commettrait cette erreur précise, mais ce n'est pas vraiment ce qui compte. — Non, en effet. En revanche, il y a peut-être là un corollaire à creuser. — Quel genre de corollaire ? — Eh bien, si personne ne va s'inquiéter de la taille de notre flotte, peut-être la solution à votre problème en Silésie consiste-t-elle à vous trouver des renforts ici. L'envoi de quelques bâtiments graysoniens ne risque pas d'encourager l'improvisation côté havrien, mais leur arrivée en Silésie pourrait suffire à faire réfléchir Gustav à deux fois. — Attendez une minute, Benjamin ! Vu la tension qui règne entre Grayson et le Royaume stellaire en ce moment, comment pensez-vous que les opposants locaux à l'Alliance vont réagir si vous commencez à envoyer votre flotte prendre tous les risques pour Manticore ? — Qui a parlé de la flotte ? demanda Benjamin avec un soupçon de sourire. — Vous ! — Non, j'ai parlé de "bâtiments graysoniens". Je ne me souviens pas avoir fait référence à des vaisseaux réguliers. » Les yeux d'Honor s'étrécirent, puis elle les écarquilla, soudain soupçonneuse, et il hocha la tête en riant. « Je ne vais pas envoyer de détachement spatial servir sous les ordres d'un amiral manticorien sur une base de la FRM, Honor. Je vais envoyer l'escadre du Protecteur pour son premier grand déploiement interstellaire d'entraînement sous la supervision directe de son commandant permanent, le seigneur Harrington. — Vous êtes fou! Même si cette fiction légale devait vous être utile quand l'opposition s'en emparera à la Chambre haute, imaginez les conséquences possibles. Si on en vient effectivement à un conflit ouvert avec les Andermiens, vous allez impliquer Grayson dedans en même temps que le Royaume stellaire. Et je peux vous dire que la FIA a toujours été un client beaucoup plus sérieux que la flotte havrienne ! — Vous pensez vraiment que cela importe ? » La brève lueur d'amusement avait disparu des yeux de Benjamin, et il secoua la tête avec lassitude. « Le baron de Haute-Crête est un crétin, Honor. Nous le savons, vous et moi, de même que nous le savons obnubilé par ses manœuvres de politique intérieure au point d'en négliger complètement le désastre interstellaire qui lui pend au nez. Mais le Royaume est notre allié naturel, et, si le pire se produit, il va très vite changer de gouvernement. Si Manticore part en guerre, que ce soit contre les Andermiens ou les Havriens, nous n'avons pas d'autre choix réaliste que de lui apporter notre soutien car, sans le Royaume stellaire, Grayson et tous les autres membres de l'Alliance manticorienne deviennent les cibles naturelles de tout agresseur. Ce qui signifie que je me trouve dans une position peu enviable, où je suis bien obligé de surveiller les arrières de Haute-Crête et Janacek alors qu'ils sont trop bêtes pour se rendre compte que c'est nécessaire ! — Je ne l'avais pas envisagé sous cet angle, reconnut Honor. Mais même si vous avez raison, il y aura de lourdes retombées domestiques, et vous le savez. — J'y ferai face le moment venu, répondit-il catégoriquement. Et si l'opposition veut en découdre, je répondrai d'une façon qui ne lui plaira pas. Et puis je suis peut-être obligé de surveiller les arrières de Haute-Crête, mais au moins je peux le faire en protégeant quelqu'un que j'apprécie réellement. Alors ne protestez pas. Cela ne servira à rien, de toute façon. Si vous vous entêtez, j'enverrai simplement Alfredo avec l'ordre d'effectuer une "visite de courtoisie" prolongée dans le système du Marais. — Vous le feriez vraiment, hein ? — Oh que oui ! » Il éclata soudain de rire. « Et comparé à d'autres problèmes que je dois affronter, résoudre celui-ci est assez simple. — Si vous trouvez ça simple, je ne voudrais pas voir ce que vous jugez compliqué ! — Ne vous en faites pas, vous verrez exactement de quoi je veux parler après le dîner de ce soir. — Quel coup tordu préparez-vous cette fois-ci, Benjamin Mayhew ? — Rien du tout, assura-t-il. Mais il semble qu'Abigail Hearns ait obtenu son diplôme à Saganami cet automne et, bien que cela vous ait peut-être échappé, Rachel vient juste de fêter son seizième anniversaire. Et devinez qui veut suivre les traces de la fille du seigneur Denby ? — Oh là là. » Honor sentit ses lèvres frémir mais réprima tant bien que mal un rire. Nimitz, de son côté, ne put étouffer un blic amusé, et Benjamin lui adressa un regard écœuré. — C'est facile pour toi et tes amis à six pattes, dit-il d'un air sévère au chat sylvestre. D'ailleurs, Hipper n'a pas été d'un grand secours dans cette affaire. — Je comprends que le moment soit assez mal choisi, risqua Honor. Mais elle n'a pas tort, Benjamin. Abigail s'en est très bien sortie à Saganami, et je pense que Rachel ferait encore mieux. Et ce n'est pas comme si c'était votre héritière. Il y a encore Bernard Raoul et Michael entre elle et la succession, même si les Clefs étaient prêtes à accepter une femme au poste de Protecteur. Ce qui n'est pas le cas, vous et moi le savons très bien. — Je sais, je sais ! Katherine et Élaine passent leur temps à me répéter la même chose, bien qu'elles ne le fassent pas devant Rachel, au moins, Dieu merci ! D'ailleurs, je dois le reconnaître –en tant que Protecteur de Grayson plutôt qu'en tant que père nerveux –, cela pourrait être une excellente idée en d'autres circonstances. Mais en ce moment précis, vu nos relations tendues avec Manticore et la résistance des Clefs à tout compromis avec . le Royaume, envoyer la fille aînée du Protecteur à l'École spatiale de la FRM pourrait nous mener droit au désastre. — Je comprends bien. Mais même si vous l'y envoyiez dès qu'elle aura l'âge minimum requis, il faudrait qu'elle ait au moins dix-sept ans T, ce qui vous laisse encore un an. Beaucoup de choses peuvent changer dans un si long délai. — Mais beaucoup de choses pourraient ne pas changer, répliqua Benjamin. Et si c'est le cas, s'il est toujours politiquement impensable de l'inscrire à l'École spatiale, je ne veux pas revenir sur ma parole après lui avoir dit qu'elle pourrait y aller. Je ne l'ai jamais fait et je ne veux pas commencer maintenant, même si c'est parce que la raison d'État ne me laisse pas le choix. — C'est parce que vous êtes un très bon père, lui dit-elle gentiment avant de sourire. Écoutez, je discuterai avec elle ce soir après dîner, si vous voulez. Je connais suffisamment Rachel pour savoir qu'elle garde un œil sur la situation politique du Royaume stellaire, qu'elle l'avoue à ses mères et son père ou non. Elle doit bien se rendre compte que des facteurs politiques guident vos décisions en ce moment à plusieurs titres... dont certains vont avoir des répercussions sur sa personne. Et puis elle risque de mieux le prendre venant de moi que de vous si je souligne combien il est désagréable d'être la balle que se renvoient des imbéciles comme Haute-Crête, Salomon Hayes et Régina Clausel, pour ensuite lui expliquer le plus gentiment du monde qu'il ne sera peut-être pas possible de l'envoyer à Saganami l'année prochaine. Après tout, vous êtes son père, et il doit y avoir là-dedans une question de contestation de l'autorité pour une adolescente. Moi, en revanche, je ne suis que tante Honor, et si un certain prestige s'attache à l'amiral Harrington, je puis peut-être le mettre à contribution face à elle. » CHAPITRE DIX-NEUF « Regarde un peu ça, Jordin. » Jordin Kare leva les yeux de son terminal et fit pivoter son fauteuil de travail en direction du professeur Richard Wix, un blond vénitien à la barbe hirsute, aux moustaches beaucoup plus claires que ses cheveux et à la réputation de fêtard invétéré. D'ailleurs, il était fier de son surnom de « Jojo la Bamboche » – même si Kare ne voyait pas trop ce que « Jojo » venait faire là-dedans. D'un autre côté, quand il ne travaillait pas à sa réputation d'incarnation de la convivialité, le professeur Wix était aussi un astrophysicien extrêmement compétent. Plus important encore, peut-être, il possédait cette intuition unique qui permet de repérer des corrélations de données au jugé plutôt que par l'analyse. — Qu'est-ce que c'est ? demanda Kare. — Eh bien, fit Wix d'un air calme, je n'en suis pas certain, évidemment, mais si je ne m'abuse, la dernière collecte de données effectuée par les gars de l'amiral Haynesworth vient de repérer le vecteur d'entrée. — Quoi ? » Kare quitta son fauteuil et se retrouva derrière Wix à fixer son afficheur sans garder le souvenir conscient d'avoir bougé. « C'est ridicule ! Impossible ! Nous n'avons même pas encore de localisation définitive pour le point d'entrée, comment pourrions-nous avoir un vecteur d'entrée ? — Parce que les voies du Seigneur sont impénétrables ? suggéra Wix. — Ah, très drôle, la Bamboche », répondit sèchement Kare. Il se pencha vers l'afficheur puis passa le bras par-dessus l'épaule de Wix et tapa une ligne de commande sur le terminal. La console réfléchit un instant à sa question puis reconfigura obligeamment l'afficheur, et Kare lâcha à mi-voix un juron que son rabbin n'aurait pas approuvé. — Tu vois ? fit Wix d'un air assez satisfait. — En effet, je vois », répondit lentement Kare, les yeux rivés sur les vecteurs et les colonnes de données numériques sur le côté. Il secoua la tête, incapable de quitter du regard ces chiffres absurdes. « Tu te rends compte à quel point la probabilité que cela arrive était astronomiquement faible – si tu me passes l'expression ? — Cette idée a traversé mon esprit indubitablement superficiel. D'après mes estimations les plus optimistes, nous aurions dû mettre au moins six ou sept mois encore pour trouver le point d'entrée, sans parler de ça. » Il secoua la tête à son tour. « Mais le voilà, Jordin, dit-il en désignant l'afficheur. Les tourbillons gravi-tiques ne laissent pas vraiment de place au doute, si ? — Non, en effet. » Kare se redressa et croisa les bras, plissant le front tout en envisageant les implications renversantes de la découverte de Wix. À sa connaissance et à celle de Michel Reynaud, ils avaient su cacher à leurs maîtres politiques qu'ils étaient sur la piste du septième terminus tant recherché du nœud du trou de ver de Manticore, mais ils ne pourraient pas étouffer cette nouvelle-ci. Comme le disait Wix, ils venaient de gagner au moins six mois de recherche – voire une année pleine, en réalité. Ce qui supposait qu'il y aurait peut-être un prix à payer quand les politicards découvriraient que les petites mains avaient essayé de les maintenir dans l'ignorance de leur état d'avancement. D'un autre côté... « C'est une nouvelle formidable ! » exulta la comtesse de La Nouvelle-Kiev avec ce que le baron de Haute-Crête considérait intérieurement comme un don incomparable pour asséner des évidences. Enfin, le Premier ministre ne pouvait pas vraiment en vouloir à sa ministre des Finances vu les circonstances. Il avait rassemblé un groupe de travail issu du gouvernement dans la salle de conférence sécurisée située sous la résidence du Premier ministre, une salle enterrée sous cinquante mètres de terre et de béton céramisé, bien que tous les efforts eussent été consentis pour éviter l'ambiance ( bunker ». Le mobilier était à la fois coûteux et élégant, du tapis moelleux aux couleurs bleu et argent de la maison de Winton aux fauteuils morpho disposés autour de l'immense table de conférence faite de bois sombre poli à la main. Tout un pan de la pièce était occupé par un mur intelligent dont la technologie holographique et nanotech s'alliaient en cet instant pour créer une illusion époustouflante de réalisme simulant une fenêtre donnant sur la baie de Jason. Néanmoins, malgré les efforts faits pour les convaincre du contraire, toutes les personnes présentes étaient bien conscientes d'être très loin de la surface... et qu'il était impossible d'épier leur conversation. — Je suis d'accord, c'est une nouvelle fantastique, bien sûr, Marisa, dit Stefan Young. De toute évidence, la sphère des affaires dans son ensemble va être emballée par la perspective d'une nouvelle route commerciale passant par le nœud et, en tant que ministre du Commerce, cette idée me ravit. Toutefois, cette annonce pourrait poser quelques... difficultés. — Aucune qui soit insurmontable », répondit Haute-Crête avec un léger froncement de sourcils réprobateur qu'il prit garde de ne pas montrer à la comtesse. Ce n'était pas le moment de lui rappeler d'insignifiantes irrégularités comptables dans les livres de l'Arram. D'ailleurs, c'était l'une des raisons pour lesquelles il avait tenu à ce que Melina Makris soit intégrée au personnel de Reynaud. Makris savait très bien à qui allait réellement sa loyauté et, en tant que représentante de La Nouvelle- Kiev au sein de l'agence, elle constituait un coupe-circuit parfait entre la comtesse et les véritables livres de comptes. Ce qui valait mieux, vu que la conscience politique de celle-ci avait le chic pour la chatouiller aux moments les plus imprévisibles. Cela arrivait en général davantage sur des questions mineures que sur celles d'importance. Pour sa part, Haute-Crête soupçonnait qu'il s'agissait d'une espèce de mécanisme d'autodéfense : son subconscient s'attachait peut-être à ces questions mineures parce que son pragmatisme l'empêchait de réagir aux plus gros péchés. « Sûrement pas ! renchérit Élaine Descroix, enthousiaste. Il s'agit de la plus grande découverte depuis des décennies. Non, des siècles ! Le nœud est le principal facteur de prospérité du Royaume; si sa capacité augmente, ce sera le plus gros coup de pouce à notre économie en près de cent ans. Et c'est une agence que nous avons créée qui a trouvé le nouveau terminus qui rendra cela possible. — Évidemment, intervint la comtesse sur un ton plus terre à terre, comme si elle trouvait de mauvais goût l'allusion satisfaite de Descroix à l'avantage politique qu'ils pourraient en tirer, nous ne savons pas où mène ce terminus. Il y a peu de chance qu'il nous relie à des régions colonisées. — Il y avait peu de chances que les premiers terminus nous relient à des systèmes tels que Beowulf ou l'Étoile de Trévor, répliqua sèchement Descroix. — Et même s'il mène à un espace complètement inexploré, fit remarquer Nord-Aven, c'est exactement ce qu'était Basilic quand nous l'avons découvert. Rien que les nouvelles possibilités d'exploration et d'étude créeraient un élan économique significatif. — Je ne sous-entends pas du tout qu'il ne s'agit pas d'une découverte d'importance capitale. » La comtesse paraissait un peu sur la défensive, songea Haute-Crête. « Je dis simplement que, jusqu'à ce que nous en sachions plus – jusqu'à ce que nous ayons envoyé un bâtiment là-bas jeter un coup d'œil avant de revenir –, personne ne peut préjuger de son importance. Surtout à court terme. — Je vous l'accorde, dit Haute-Crête en acquiesçant gravement. En même temps, Marisa, vous conviendrez, j'en suis certain, qu'une nouvelle de cette portée doit être annoncée dès que possible ? — Oh, bien entendu. Je ne voulais pas donner l'impression du contraire. Je mets simplement en garde contre une publicité de la nouvelle publique qui nourrirait des attentes que nous ne saurions peut-être pas satisfaire à long terme. — Bien sûr », fit Haute-Crête d'un ton apaisant. Après tout, ils n'auraient pas besoin de nourrir les attentes par des déclarations officielles : la spéculation du secteur privé s'en chargerait très bien et, si elle ne le faisait pas toute seule, les groupes de réflexion qui devaient des services à son gouvernement étaient assez nombreux. Il avait la certitude de pouvoir amorcer la pompe sans laisser d'empreintes si besoin. « Quand serons-nous capables d'envoyer un bâtiment de l'autre côté ? s'enquit Descroix. — Nous ne savons pas très bien, reconnut Haute-Crête. Les rapports de l'amiral Reynaud et du professeur Kare comportent beaucoup de réserves. Il me semble évident qu'il s'agit en partie pour eux de couvrir leurs arrières, mais j'imagine qu'il fallait s'y attendre, et il serait malavisé de passer outre leur avis. Ils ont tous deux souligné que nul n'aurait pu prédire – ou du moins que nul n'avait prédit – une découverte fondamentale d'une telle portée. D'après leurs rapports, ils sont tombés plus ou moins par hasard sur les données d'observation critiques, et ils insistent sur le fait qu'il va leur falloir du temps pour affiner leurs chiffres bruts actuels. Apparemment, ils ont un vecteur d'approche assez bien défini pour cette extrémité-ci du nouveau terminus, mais ils disent qu'ils vont devoir envoyer bon nombre de sondes pour tester leurs données de façon à s'assurer qu'il n'y a pas d'erreur dans leurs chiffres. Ils veulent également étudier les relevés télémétriques des sondes sur le transit. Selon Reynaud, sans cela et notamment sans les relevés de transit, ils ne peuvent pas projeter les données de timonerie nécessaires avec suffisamment de précision pour assurer le transit sain et sauf d'un vaisseau de cartographie. Jusque-là, ils s'opposent officiellement à l'envoi d'un bâtiment habité. — J'ai surtout l'impression qu'ils ont peur de leur ombre, fit sévèrement Descroix, le ton acide et méprisant. — Et moi j'ai l'impression qu'ils se soucient des vies humaines que nous pourrions perdre en nous précipitant ! répliqua La Nouvelle-Kiev. Nous nous débrouillons très bien depuis des siècles avec seulement six terminus, Élaine, nous pouvons encore attendre quelques mois pour en explorer un septième. » Descroix se hérissa de rage au ton de la comtesse, et Haute-Crête s'empressa d'intervenir. « Je suis certain que personne ici ne veut prendre de risques inutiles avec la vie de nos équipes de recherche, N'arisa. D'un autre côté, je comprends très bien l'impatience d'Élaine. Plus vite nous pourrons étudier cette nouvelle route, plus tôt l'économie du Royaume stellaire pourra commencer à en profiter. Et bien que cela puisse paraître un tantinet calculateur, je ne pense pas qu'on puisse honnêtement nous reprocher de nous attribuer une part du mérite de cette découverte. » Il soutint le regard de la comtesse. « Après tout, elle a été faite par une agence que ce gouvernement a créée et financée – en dépit, j'ajouterais, d'une forte opposition de la part d'Alexander et ses amis. Et de la même façon qu'un gouvernement se voit critiqué pour ce qui se passe mal pendant qu'il est au pouvoir, que les problèmes soient ou non dus à ses décisions et politiques, il est normal qu'on le félicite pour ce qui va bien. — Bien sûr, concéda La Nouvelle-Kiev. Je crois qu'il e important que nous ne répétions pas sur tous les tons que tout le mérite de cette découverte nous revient, mais quelqu'un va po voir en tirer un capital politique, et il serait logique qu'il s'agisse de nous. Je dis juste que, même d'un point de vue strictement politique, il serait très malavisé de notre part de pousser l'amiral Reynaud à des activités exploratoires qu'il juge prématurées. Si le faisons et que des gens meurent, ce "mérite"-là aussi nous reviendra. — Vous n'avez pas tort sur ce point, fit Haute-Crête ava de hausser un sourcil interrogateur à l'adresse de Descroix? — Oh, bien sûr, nous n'avons pas besoin de sacrifier des hommes inutilement, répondit la ministre des Affaires étrangères, maussade. Mais, par ailleurs, je ne vois rien de mal à augmenter un peu la pression sur Reynaud et Kare. Je ne propose pas qu'o passe outre leur avis, mais savoir que le gouvernement a très envie d'avancer au plus vite pourrait contribuer à... focaliser leur attention plus fermement sur la façon d'accélérer le processus en toute sécurité. » La comtesse paraissait sur le point de lancer une autre réplique cassante, mais elle y renonça après un coup d'œil de Haut. Crête. « Excellent, fit vivement le Premier ministre. Dans ce cas, pense que nous sommes d'accord sur la manière de procéder l'exploration. Pour l'instant, toutefois, nous devons aussi envisager avec précision comment – et quand – nous annoncerons la nouvelle. À mon avis, il faut le faire dès que possible. Subsiste question suivante : devons-nous passer par Clarence ou par une conférence de presse de l'Arram ? Qu'en pensez-vous ? « Clarence, Sir Clarence Oglesby, était de longue date directe des relations publiques pour Haute-Crête et actuellement attaché de presse officiel du gouvernement. « Nous devrions passer par Clarence, répondit aussitôt Descroix. — Je n'en suis pas sûre, fit La Nouvelle-Kiev presque aussi vite. L'Arram serait la source logique du communiqué initial. Est-ce qu'on n'aurait pas l'air de bondir sur l'occasion de nous faire de la publicité si l'attaché de presse du gouvernement leur volait la vedette ? — J'espère, Marisa, dit Descroix avec un sourire pincé, que tu ne vois pas d'objections à ce que nous relevions officiellement cet événement tout à fait mineur ? La comtesse ouvrit la bouche, rageuse, mais Haute-Crête intervint de nouveau. « Marisa n'a jamais dit ça, Élaine », trancha-t-il fermement. Il lui fit baisser les yeux en la voyant prête à répondre de manière agressive. Il pouvait le faire avec Descroix. Contrairement à La Nouvelle-Kiev, elle ne risquait pas de laisser ses principes entrer en conflit avec son ambition, et elle comprenait les subtilités de la manipulation (des électeurs comme de ses collègues du gouvernement) d'une façon qui échapperait toujours à la comtesse. « Pour ma part, reprit-il, une fois sûr que sa ministre des Affaires étrangères n'allait pas verser davantage d'hydrogène sur la colère de celle des Finances, je pense que les deux ont du bon. Dans la mesure où il s'agit d'une découverte scientifique, c'est sans doute l'agence de recherche qui devrait l'annoncer. Mais il s'agit aussi d'un événement politique capital, qui aura des conséquences pour le Royaume stellaire tout entier, à commencer par le secteur financier peut-être, mais pas uniquement. Je pense donc que la meilleure façon de procéder consisterait à demander à l'amiral Reynaud de convoquer une conférence de presse au cours de laquelle l'information serait rendue publique et où Clarence serait présent dans le rôle de coordinateur. Cela lui permettrait de traiter des implications politiques et économiques de la découverte tout en nous assurant que les scientifiques à qui nous la devons soient dignement reconnus pour leur travail. » Il adressa un large sourire à son auditoire, satisfait de son compromis, et La Nouvelle-Kiev hocha la tête. Descroix se fit davantage prier, mais elle acquiesça néanmoins, et le sourire de Haute-Crête s'élargit. « Excellent ! répéta-t-il. Dans ce cas, je vais demander à Clarence de contacter l'amiral Reynaud tout de suite pour prendre les dispositions requises. Maintenant, concernant les nouvelles subventions à la construction spatiale que vous souhaitiez recommander, Marisa, il me semble que... » « C'est un plaisir de te voir de retour, Honor ! » s'exclama le contre-amiral Alistair McKeon lorsque celle-ci entra dans la salle de briefing d'état-major du HMS Loup-Garou. Alice Truman et lui avaient rallié le nouveau vaisseau amiral de la duchesse avant que la navette du Paul Tankersley ne le rejoigne. Mercedes Brigham était arrivée avec Honor, et Rafael Cardons ainsi que le capitaine de vaisseau Andréa Jaruwalski les avaient accueillies au hangar d'appontement pour les accompagner jusqu'à la salle de conférence. — Rafe, Alice et moi avons réussi à maintenir les choses en mouvement, plus ou moins, poursuivit McKeon en lui serrant fermement la main. Mais personne au sein de l'Amirauté ne semble ressentir d'urgence sur ce programme, et je crois qu'il nous faut quelqu'un d'un peu plus gradé pour botter quelques derrières là-bas ! — Si ça ne te dérange pas, Alistair, dit-elle doucement en lui serrant la main en retour, je préférerais passer au moins... disons une heure ou deux à défaire mes valises avant de m'en aller batailler contre l'amiral Draskovic et le Premier Lord de la Spatiale. — Désolé. » Il grimaça puis eut un sourire en coin. « C'est juste que je n'ai jamais bien su parler aux bureaucrates. Et, en toute franchise, il me semble que certains traînent délibérément les pieds cette fois-ci. — Je ne serais pas trop surprise que les soupçons d'Alistair soient fondés », intervint dame Alice Truman en tendant à son tour la main à Honor. Son sourire était sincère mais décidément amer. « Je ne sais pas ce que tu as fait à Draskovic pour la convaincre d'entériner tes choix du personnel de commandement et d'état-major, mais j'ai dans l'idée que nous obtiendrions un degré de coopération beaucoup plus élevé – et rapide – de la part de l'Amirauté si tu avais sélectionné des gens davantage en odeur de sainteté auprès de la hiérarchie. À commencer par ton commandant en second. — À commencer par le commandant de la base elle-même, vous voulez dire », intervint Jaruwalski. Le capitaine de vaisseau au visage de faucon n'était plus la femme à demi vaincue et sur la défensive à qui on avait fait porter la responsabilité du désastre de Seaford 9, et elle soutint le regard d'Honor avec un sourire sardonique. — Ce n'est pas tout à fait le propos le plus diplomatique à tenir, Andréa, fit remarquer Honor, et son officier opérationnel haussa les épaules. — Si j'ai appris une chose en essayant de travailler avec la nouvelle direction de l'Amirauté, milady, c'est que rien ne se fera jamais si nous attendons qu'elle le fasse à notre place. Et, sauf votre respect, madame, vous le savez aussi bien que nous. Alors autant être francs sur ce point ici, "en famille", vous ne croyez pas ? — Vous avez sans doute raison », concéda Honor au bout d'un moment. Puis elle haussa les épaules et se retourna vers McKeon. « Il va falloir nous réunir et voir où nous en sommes exactement maintenant que Mercedes et moi sommes rentrées de Grayson. Et s'il apparaît que nous avons besoin de quelque chose pour quoi je peux presser l'Amirauté, je prendrai sans hésiter le bâton qu'il faudra. Mais si nous pouvons nous en charger nous-mêmes, même s'il faut pour cela emprunter des voies détournées, je préférerais éviter tout... entretien supplémentaire à l'Amirauté. — Je comprends très bien, répondit-il. Et j'imagine qu'il ne serait pas plus mal que nous autres supportions tout le poids possible au lieu de te mettre à la merci de l'Amirauté. — Je ne dirais pas ça ainsi, même "en famille", fit Honor. Mais, dans l'ensemble, il serait sans doute bienvenu de me garder en réserve quand c'est faisable plutôt que de gaspiller le peu de poids que j'ai. D'ailleurs, à ce propos, où en sommes-nous au juste ? demanda-t-elle en reprenant son chemin jusqu'au fauteuil situé à la tête de la table de conférence. — En retard de deux semaines sur notre planning prévisionnel », répondit Truman. Honor la regarda d'un air interrogateur, et la blonde contre-amiral haussa les épaules. « Héphaïstos a libéré le Loup-Garou plus tôt que prévu, et Rafe et Scotty ont fait du bon boulot pour organiser son groupe de BAL. Nous avons au moins une semaine de retard s'agissant de rassembler le reste des porte-BAL, toutefois, et tant que nous n'aurons pas tous les PBAL et leurs BAL en un même lieu, il sera impossible de porter des jugements sur les flottilles légères en général. Je doute qu'elles soient à la hauteur de celle du Loup-Garou, mais ce serait le cas de toutes celles qu'on pourrait nous envoyer. Les "cochers" de Scotty ne dédaigneraient pas tout délai d'entraînement supplémentaire que nous pourrons leur obtenir, mais les deux tiers d'entre eux au moins sont des vétérans et, à mon avis, ils progressent de façon très satisfaisante. Tu es d'accord, Alistair ? — C'est aussi mon impression, fit McKeon. — Je vois. » Honor hocha la tête et jeta un coup d'œil à Jaruwalski. « Et l'autre projet dont nous avons parlé, Andréa ? — Il est dans les temps, milady, assura-t-elle. Les données sont bien rangées, comme vous l'avez demandé, et le capitaine Reynolds et moi avons déjà quelques idées à ce propos. Nous ne sommes pas encore tout à fait prêts à les partager, mais je pense que vous ne serez pas déçue. — Bien. » Honor eut un sourire pincé, étrangement vorace, qui se fit plus large et chaleureux comme elle percevait la perplexité de ses subordonnés les plus gradés. Eh bien, il serait toujours temps d'éclairer leur lanterne plus tard. Elle ne s'attendait pas à ce qu'ils opposent la moindre objection au petit projet qu'elle avait baptisé du nom de code Wilberforce, mais vu la nature... sensible des données d'espionnage qui rendraient l'opération possible, elle préférait en limiter les détails au cercle le plus restreint possible jusqu'à leur arrivée en Silésie. « Alors tu penses que les équipages des BAL seront à la hauteur le temps d'atteindre Sidemore ? » demanda-t-elle en reportant son attention vers Truman. Le commandant en second leva la main en un geste sans conviction. « Je pense qu'ils devraient l'être, dit-elle. Je suis sûre qu'ils finiront par satisfaire les critères de Scotty, mais je ne garantis pas que ce soit le cas d'ici notre arrivée sur base. — C'est toi l'experte en BAL, Alice, fit McKeon, mais je crois que tu es un peu pessimiste. Pour moi, ils ont déjà l'air de progresser sensiblement à ce que j'ai vu dans les sims. Mais je n'en sais trop rien. Si j'ai bien compris, Sa Seigneurie (il sourit à Honor) m'a demandé de venir pour surveiller la partie "à l'ancienne". — Pas si ancienne que ça, protesta Honor. — Plus que vous ne pourriez le croire, madame », fit Jaruwalski avec amertume. Elle grimaça comme Honor la regardait. « Dernières nouvelles du bureau de l'amiral Chakrabarti : nous allons devoir laisser une de nos escadres de Méduses ici, avec la force capitale. Ils vont nous donner deux escadres de vieilles unités à la place. Et, d'après mes sources, deux de ces bâtiments (l'ancienne génération au moins seront des cuirassés plutôt que des supercuirassés. — Deux escadres seulement ? demanda Mercedes Brigham avant de se tourner vers Honor. Certes, vous m'aviez prévenue qu'ils rechignaient à libérer du tonnage, milady, mais c'est ridicule ! Deux escadres de bâtiments d'ancienne génération ne valent pas une escadre de supercuirassés porte-capsules ! — Non, en effet », confirma Honor en se retenant. En son for intérieur, elle se demandait si certaines des inquiétudes de Benjamin concernant la République de Havre n'avaient pas fini par atteindre le cerveau de la DGSN ou ce qui passait pour tel. Elle se rappela qu'elle devait encore informer William Alexander et Élisabeth de tout ce qui préoccupait Benjamin... y compris les intentions éventuelles d'Erewhon. Mais en cet instant c'était secondaire par rapport à ses propres soucis immédiats, et elle ne voyait de toute façon pas d'autre raison de réduire à ce point l'effectif envoyé pour dissuader les Andermiens d'agir. Si la nouvelle distribution des bâtiments se maintenait, l'Amirauté n'accorderait à sa force d'intervention qu'une seule escadre de SCPC. Certes, dix-huit supercuirassés – ou cuirassés si Andréa a raison, corrigea-t-elle – de l'ancienne génération viendraient les appuyer, sans compter les deux malheureuses escadres de combat déjà sur base sous le commandement de l'amiral Hewitt. Et il était également vrai que six des nouveaux vaisseaux étaient théoriquement capables de détruire une flotte entière des anciens sans assistance, mais cela lui paraissait néanmoins téméraire. Devrais je leur parler de l'escadre du Protecteur? se demanda-t-elle. Rien ne l'en empêchait vraiment... sauf que Benjamin et elle étaient tombés d'accord pour que personne ne soit mis au courant – à l'exception d'Alfredo Yu lui-même – jusqu'à ce que les vaisseaux graysoniens atteignent la Silésie. Le Protecteur avait décidé, à la réflexion, que la manière la plus simple d'éviter une confrontation domestique potentielle suite à sa décision consistait simplement à n'en parler à personne. Aux yeux du reste de la flotte et de la population graysonienne dans son ensemble, l'escadre du Protecteur partait pour un entraînement prolongé en espace profond en compagnie de ses bâtiments de soutien logistique. Le but premier était de prouver sa capacité à vivre sur ses propres ressources logistiques lors d'opérations indépendantes à grande distance. Le fait que ce périple d'entraînement amènerait par hasard l'escadre du Protecteur au grand complet dans le système où son commandant officiel avait par hasard été basé par la FRM ne serait que l'une de ces coïncidences heureuses que l'on croise de temps à autre. De plus, comme l'avait souligné Wesley Matthews quand on lui avait demandé son avis, si des gens comme Sir Édouard Janacek ou Simon Chakrabarti apprenaient que Grayson comptait fournir les bâtiments dont Honor aurait besoin, ils y verraient sûrement l'occasion de réduire un peu plus les forces purement manticoriennes à sa disposition. Une analyse qui lui paraissait plus pertinente encore, dans le sillage de ce qu'avait annoncé Jaruwalski. Non, décida-t-elle. Il ne serait pas juste que je le leur dise alors que Benjamin n'en parlera même pas à son peuple. Et bien que ce ne soit pas très sympathique de ma part, mon silence les encouragera probablement à faire tout leur possible pour que ce dont nous disposons officiellement fasse l'affaire. Et puis, songea-t-elle soudain gaiement, pense à la bonne surprise qu'ils auront quand Alfredo atteindra le Marais. À supposer, bien sûr, qu'ils ne décident pas de lyncher l'amiral qui ne les avait pas prévenus de son arrivée! Eh bien, dit-elle à voix haute, il faudra bien trouver un moyen de faire sans, j'imagine. » CHAPITRE VINGT L’icône d'un blanc éclatant représentant l'Étoile de Trévor brillait au milieu de l'énorme afficheur holographique du CO à bord du Souverain de l'espace, mais Shannon Foraker n'avait pas de temps perdre sur des distractions mineures telles que soleils et planètes. Elle gardait les yeux rivés sur la vague très dense de points cramoisis s'éloignant des icônes rouge sang plus grosses de la flotte défensive. «  On dirait que leurs capteurs nous ont détectés, madame », fit doucement remarquer le capitaine de vaisseau Anders à ses côtés, et elle acquiesça. Malgré les améliorations que la Flotte républicaine avait apportées à sa technologie furtive, ses systèmes demeuraient très inférieurs à ceux dont disposait Manticore. Ils savaient depuis le début qu'on les repérerait sur leur vecteur d'approche; ce qu'ils ignoraient, c'était quel avantage cela conférerait à l'autre camp. « Nous recevons les premiers rapports de contact des BAL de tête », annonça le capitaine de frégate Clapp, et Foraker se tourna vers lui. s La composition de la flotte correspond à ce que nous avions prévu, amiral, dit-il en posant la main sur l'oreillette vissée dans son oreille droite, tout ouïe. Il semble que leurs BAL lanceurs de missiles prennent la tête. » Il écouta encore un moment puis grimaça. «  Nous ne pouvons pas le confirmer à coup sûr, madame. Leurs systèmes GE sont encore trop performants pour nous permettre de les passer à cette distance, et l'interprétation que le CO fait des rapports de contact suggère qu'ils pourraient déjà être en train de parsemer leur formation de leurres. — Compris. » Foraker reporta son attention vers l'afficheur. Comme Clapp, elle aurait préféré que le CO soit en mesure de télécharger directement les données de détection brutes plutôt que de se fier aux rapports et aux interprétations des officiers tactiques des BAL. Hélas, ce n'était pas possible... pas encore. D'un autre côté, personne dans le camp d'en face (nous l'espérons en tout cas, rectifia-t-elle consciencieusement) n'avait de raison de soupçonner que la Flotte républicaine avait enfin réussi à percer le secret des capacités de communication supraluminique de la Flotte royale manticorienne. En réalité, depuis des années la FRH savait grossièrement ce que faisaient les Manties; elle ignorait juste comment le faire à son tour. Jusque-là. Pour être honnête, les techniciens de Foraker avaient eu besoin d'un petit coup de main de la part des sociétés solariennes qui vendaient leur technologie militaire à la République populaire de Robert Pierre en échange de rapports de combat et des plus grosses sommes que le comité financièrement aux abois pouvait réunir. Mais il s'était agi d'un tout petit coup de main, et Foraker était très fière de la façon dont ses ingénieurs de R & D s'en étaient emparés et avaient avancé à partir de là. Elle était trop réaliste pour croire les chercheurs de Havre au même niveau que ceux de Manticore, toutefois ils étaient bien meilleurs qu'à une époque. Sans être encore à la hauteur de leurs ennemis potentiels, ils avaient réussi à considérablement réduire le gouffre qui les en séparait. Encore une chose pour laquelle on peut « remercier » Pierre et ses bouchers, songea-t-elle. Au moins, ils ont fait voler en éclats les vieilles hiérarchies de la R &D et ont même trouvé quelques gars capables de réfléchir pour prendre la relève! « Si seulement on pouvait déployer des drones comme les Mandes », murmura Anders à côté d'elle, et les lèvres de Foraker esquissèrent un petit sourire ironique à cette confirmation qu'il pensait exactement à la même chose qu'elle. Les exigences énergétiques et les coûts massiques des transmetteurs d'impulsions gravitiques de la FRH étaient beaucoup trop élevés pour permettre l'emploi des drones que la FRM et ses alliés pouvaient déployer. Les Mamies possédaient une avance considérable sur la technologie des vases de fusion superdenses et plusieurs autres – dont la dernière génération de condensateurs supraconducteurs –, et Havre était incapable d'égaler le niveau de puissance embarquée de leurs plateformes éloignées. Mais, même sans cela, la taille des matériels havriens de première génération aurait interdit de les caser dans un espace aussi étroit. En fait, on ne pouvait pas les installer dans moins qu'un BAL. Et comme cela avait sans doute été le cas pour les Manties quand ils avaient eux-mêmes développé ce système, se disait Foraker, tout BAL ou vaisseau spatial devait temporairement couper son accélération afin de transmettre un message. Ajouté à la faible fréquence de répétition des impulsions qu'ils avaient obtenue jusque-là, cela les limitait à des messages très courts et simples ou à l'usage de phrases prévues à l'avance que l'on pouvait émettre sous forme raccourcie. C'est pour cette raison que le centre d'opérations de combat du Souverain de l'espace ne pouvait pas recevoir directement les données brutes des capteurs : il n'y avait tout simplement pas assez de bandes de fréquence disponibles. Pour l'instant, se répéta encore une fois Foraker. « Ils se présentent pour un affrontement bille en tête, annonça le capitaine de frégate Clapp. Nos BAL de pointe signalent des frappes radar et lidar cohérentes avec les systèmes de contrôle de feu manticoriens connus. — En voilà une surprise », ironisa le capitaine de frégate Doug Lampert. En tant qu'officier tactique du capitaine Reumann, il aurait dû se trouver sur le pont de commandement du Souverain, mais cette bataille se jouerait hors de portée de ses missiles. Dans ces conditions, Lampert avait opté pour une place aux premières loges au CO, avec ses instruments superbes et son afficheur principal beaucoup plus détaillé. — Peut-être pas, répondit Anders, mais je ne suis toujours pas persuadé que ce soit leur réponse la plus logique. Ils doivent bien se rendre compte que nous envoyons une vague de BAL et que nous ne le ferions pas si nous ne les pensions pas capables de faire face aux leurs. — Je pense qu'il était raisonnable de supposer qu'ils réagiraient ainsi », contra doucement Foraker sans jamais quitter des yeux l'afficheur, tandis que les icônes hostiles cramoisies se rapprochaient sans cesse des icônes vertes de ses propres bâtiments d'assaut léger. « Bien sûr qu'ils se rendent compte que nous envoyons des BAL. Mais ils n'ont jamais vu les nouveaux modèles en action. Pour ce que nous en savons, ils ignorent jusqu'à l'existence de la classe Cimeterre. Ils n'ont donc qu'un seul moyen de découvrir à quoi ils sont confrontés : venir voir par eux-mêmes. Et quand on ajoute cela à la supériorité qu'a toujours possédée leur matériel, c'est une réaction parfaitement logique de leur part. — Je comprends le raisonnement, madame, répondit son chef d'état-major sur un ton calme et obstiné. Je suis juste mal à l'aise à l'idée de fonder toute notre doctrine sur cette hypothèse. — Sauf votre respect, capitaine Anders, intervint Clapp d'un air hésitant, en réalité nous ne fondons pas notre doctrine sur cette réaction précise. Nous l'avons simplement prévue lors des premiers affrontements. — Je vous l'accorde, fit Anders. Mais je ne peux pas m'empêcher de penser que les premiers affrontements, comme vous dites, vont poser les bases de notre doctrine. je dis simplement, Mitchell, que nous devons être conscients qu'ils vont ajuster leurs procédures opérationnelles dès qu'ils comprendront ce que nous avons. Par conséquent, nous devrions être en train de modéliser à ce stade non seulement la façon dont nous pensons qu'ils réagiront la première fois qu'ils verront les Cimeterres, mais aussi la manière dont ils s'adapteront à cette nouvelle menace. — Personne ne dit le contraire, Five, intervint doucement Foraker. De toute évidence, ils vont s'adapter, tout comme nous l'avons fait en introduisant les Cimeterres en réaction à leurs BAL. Mais il y a pire que ne pas du tout tenir compte de leur adaptation progressive : se projeter trop loin dans l'avenir alors qu'on manque de données. Nous pensons en savoir davantage sur leur matériel et ses capacités en ce moment qu'ils n'en savent sur le nôtre, mais il reste encore beaucoup d'éléments sur lesquels nous n'en sommes qu'aux suppositions. En l'absence d'une idée plus définie des options qui se présentent à eux, nous pourrions aisément nous enferrer dans une estimation erronée de celles qu'ils choisiront. — Je sais. » Anders fixa un instant l'afficheur d'un œil noir, gonfla les joues, souffla puis adressa un sourire un peu penaud à son amiral. « Désolé, dit-il. Je suppose que c'est mon côté ingénieur. Je sais que nous vivons dans le monde réel, où il est impossible de figer les paramètres comme dans un programme de R &D. Surtout quand on peut compter sur l'ennemi pour faire ce qu'on ne voulait surtout pas qu'il fasse. » Il grimaça et tourna la tête vers Clapp : « Je ne voulais pas avoir l'air de critiquer, capitaine. C'est juste que... — Juste qu'un des rôles du chef d'état-major consiste à jouer les Cassandre, et plus encore quand tout le monde paraît un peu trop optimiste, acheva Foraker dans un sourire. Soit dit en passant, vous ne feriez pas une princesse grecque bien terrible, Five, ajouta-t-elle avec un sourire plus large tout en regardant son crâne chauve. — Merci. Enfin... je pense, répondit Anders. — Ils vont entrer à portée de missiles », intervint Lambert. L'officier tactique du Souverain de l'espace n'était pas un amateur de vieille mythologie terrienne même dans ses meilleurs jours et, contrairement aux trois autres, il n'avait jamais quitté des yeux les vagues d'icônes en approche sur l'afficheur. Son intervention y ramena d'ailleurs leur attention. Il avait raison et, tandis que Foraker cherchait du regard les données tactiques, elle vit le nombre d'icônes de BAL manticoriens doubler, puis doubler encore et encore à mesure que leurs systèmes GE embarqués, terriblement efficaces, et les drones et plateformes éloignées — plus frustrants encore — se mettaient tous en ligne. « Pile au moment prévu », murmura Clapp pour lui-même à côté d'elle, et elle le regarda. Le capitaine de frégate n'était manifestement pas conscient d'avoir parlé, et Foraker dissimula un sourire en reconnaissant chez lui un peu d'elle-même quelques années plus tôt. Mitchell Clapp avait accédé à ses responsabilités actuelles par une voie peu orthodoxe. À la différence de la plupart des officiers spatiaux visant des commandements de poids, il n'avait jamais envisagé de faire carrière dans l'ingénierie embarquée ou la tactique. Son premier amour — auquel il était resté fidèle — avait été les bâtiments légers de la flotte, et il s'était bâti une certaine réputation comme l'un des rares officiers havriens à se distinguer presque autant dans les volets ingénierie et pilote d'essai des programmes de développement et d'amélioration des pinasses et navettes de la Flotte populaire. Le travail qu'il avait effectué était vital, mais il ne lui avait guère valu de gloire martiale, du moins aux yeux de ses collègues officiers. Ce qui expliquait en partie pourquoi un homme qui avait tant de succès à son actif n'était que lieutenant de vaisseau quand Oscar Saint-Just avait eu sa mésaventure. «  Et c'est... maintenant », murmura Clapp, et l'affichage changea brusquement : une immense vague d'icônes plus minuscules encore se sépara des points verts symbolisant les BAL républicains et se précipita à la rencontre de la marée rouge en approche. Foraker retint son souffle en regardant les petites flèches vert vif se jeter à la face des Manties. Un Manticorien témoin de ce lancer l'aurait sans doute mis sur le compte de la panique. De toute évidence, aucun missile lancé par un BAL républicain ne réussirait à pénétrer le rempart de leurres et de brouilleurs que l'ennemi lui opposait, sans parler de venir à bout des systèmes de guerre électronique embarqués des BAL manticoriens eux-mêmes. Des antimissiles se précipitèrent néanmoins à leur rencontre, bien entendu, mais pas aussi nombreux qu'on aurait pu s'y attendre contre des projectiles plus performants lancés par des unités plus conséquentes. Des dizaines de missiles furent balayés, mais les officiers de défense manticoriens réservaient leurs stocks limités d'antimissiles à une menace plus crédible que celle de missiles expédiés par des BAL havriens. Après tout, ils savaient que les centaines de projectiles qui se précipitaient vers eux ne pouvaient absolument pas leur faire de mal. D'ailleurs, ils avaient raison à ce sujet... jusqu'à un certain point. Un point qui fut atteint quand les missiles républicains arrivèrent en fin de parcours alors que près de quarante mille kilomètres les séparaient encore des vaisseaux manticoriens et que le premier échelon détona. Ils n'avaient pas à respecter de distance minimale contre des bâtiments spatiaux parce qu'il ne s'agissait pas de têtes laser. Ce n'étaient d'ailleurs pas non plus des têtes nucléaires au sens classique du terme. Et ils n'emportaient pas les systèmes GE sophistiqués et terriblement performants dont les Manticoriens avaient fait la démonstration car, si mortifiant fût cet aveu pour Shannon Foraker, la République de Havre mettrait encore des années — sans doute des décennies — avant d'atteindre le niveau de compétence technique du Royaume stellaire de Manticore. Comme le lui avait donc suggéré le capitaine de frégate Clapp plus de deux ans T auparavant, la seule solution pratique consistait à trouver le moyen de contourner l'avantage technologique de l'ennemi. Et c'était précisément ce pour quoi les BAL de classe Cimeterre et leur armement étaient conçus. La solution de Clapp devait probablement beaucoup au temps qu'il avait passé à étudier et modéliser l'environnement dangereux, encombré et limité dans l'espace où évoluaient en général les pinasses et navettes d'assaut. Très peu d'officiers tactiques réfléchissaient en ces termes quand il s'agissait de vaisseaux spatiaux dignes de ce nom, même si les vaisseaux en question n'étaient que de simples BAL. Après tout, les pinasses et navettes d'assaut étaient des appareils « jetables ». Tout le monde savait qu'un certain pourcentage de ces unités serait perdu, quelle que soit la doctrine tactique appliquée. Par bonheur, elles étaient suffisamment peu coûteuses et nécessitaient des équipages assez limités par rapport aux grands vaisseaux pour qu'un degré élevé d'attrition soit acceptable tant qu'il leur permettait d'accomplir leur mission. Or c'était là aussi le principal avantage tactique des BAL, avait fait remarquer Clapp. Simplement, parce qu'ils jaugeaient trente ou quarante mille tonnes, on ne les voyait pas vraiment sous cet angle. Même ceux qui avaient intellectuellement saisi la réalité tactique ne l'avaient pas fait au plan émotionnel. Et on avait donc continué à penser en termes de distances de sécurité pour l'affrontement, de systèmes embarqués sophistiqués et de tous ces autres éléments qui faisaient des BAL la version miniature de bâtiments hypercapables immensément plus puissants. Mitchell Clapp avait entamé son propre processus de conception par un retour à la feuille blanche. Plutôt que de dessiner un gros vaisseau miniature, il y avait vu l'occasion de construire une pinasse surdimensionnée. Il s'était impitoyablement débarrassé de tout ce qui n'était pas essentiel au rôle combattant tel qu'il l'envisageait et avait découvert en chemin qu'il était possible de gagner ainsi un tonnage tout à fait époustouflant. Il avait commencé par accepter de réduire l'endurance des systèmes de régulation vitale à seulement quatre-vingt-seize heures au lieu des semaines et des mois sur lesquels insistaient la plupart des concepteurs de BAL. Ensuite, il avait éliminé tout armement à énergie, à l'exception de grappes de lasers de défense active très succinctes. Il apparaissait clairement à la direction du renseignement spatial que les Manties avaient adopté des innovations radicales afin de fournir l'énergie requise par leurs nouveaux BAL : leurs systèmes GE devaient être des gouffres énergétiques, et l'énorme graser autour duquel ils avaient bâti au moins une de leurs classes d'assaut léger était pire encore. La DRS estimait qu'ils avaient dû passer à un genre de centrale à fission perfectionnée, dotée d'anneaux condensateurs supraconducteurs très améliorés et/ou agrandis, pour se permettre de telles débauches énergétiques. Ils avaient également fait quelque chose de surnaturel à leurs noyaux bêta pour réussir à produire des bandes gravitiques aussi puissantes sans être confrontés à des exigences massiques parfaitement insupportables. Là encore, tout cela resterait hors de portée de Havre pendant des années, mais en supprimant sans état d'âme l'armement à énergie, en acceptant une réduction spectaculaire des systèmes de régulation vitale et en éliminant plus de la moitié des triples redondances des systèmes de contrôle et de réparation d'avaries généralement associées aux e véritables » vaisseaux de guerre, Clapp avait su produire une coque dont les performances se rapprochaient étonnamment de celles des BAL manticoriens. La moindre efficacité de son compensateur d'inertie imposait un taux d'accélération maximal plus mou, mais le bâtiment était en réalité un peu plus agile et manœuvrable que son équivalent ennemi d'après ce que montraient les données d'observation. Certes, il était aussi désarmé dans les faits par rapport aux BAL manticoriens, mais, à ce stade, Clapp avait associé d'autres ingénieurs à son projet. En l'absence d'armes à énergie, les Cimeterres emportaient un armement exclusivement composé de missiles, et les équipes de R &D avaient beaucoup progressé en mariant leurs propres concepts avec les technologies solariennes obtenues par rétro conception. Les missiles qu'elles avaient imaginés, comme les BAL qui les emporteraient, n'étaient pas à la hauteur du matériel ennemi, mais ils étaient de bien meilleure qualité que tout ce dont un BAL havrien pouvait jusque-là se targuer. À moins que la DRS se soit en tout point trompée quant aux performances des armes manticoriennes, les projectiles des Cimeterres avaient à peu près la même portée et la même capacité d'accélération dans un volume à peine plus important. Là encore, on avait dû consentir quelques sacrifices pour caser de telles prouesses dans un objet que la République pouvait produire, et, cette fois, les victimes avaient été les systèmes autodirecteurs et assistants de pénétration incorporés, eux, aux missiles manticoriens. Mais, quand Clapp et ses collègues en avaient eu fini, ils avaient obtenu un bâtiment plus agile, au taux d'accélération quasi équivalent, équipé d'armes à la portée approchant ce dont les Manticoriens avaient fait preuve pour l'instant. Et parce que Clapp s'était obstiné à supprimer tous les systèmes qui n'étaient pas absolument essentiels à la mission des Cimeterres telle qu'il l'envisageait, chacun de ces BAL pouvait emporter un nombre effarant de missiles dans ses lanceurs sophistiqués à magasins rotatifs. Comme ceux qui venaient de détoner bien plus tôt qu'un Manticorien ne s'y serait attendu. Des missiles qui ne contenaient pas de tête chercheuse, pas d'assistant de pénétration, pas de tête laser — rien que les charges nucléaires les plus grosses, puissantes et dévastatrices que Mitchell Clapp et ses recrues avaient su concevoir. Ces charges n'étaient pas destinées à détruire les BAL adverses : elles étaient censées priver l'ennemi de ses avantages GE, et il paraissait évident d'après l'image qu'elles venaient de le faire. Un front d'ondes plasma et de radiations se déchaîna depuis le tsunami de missiles. Nul n'avait adopté une approche si brutale depuis des siècles pour se défaire des leurres et brouilleurs. Même après la réapparition des capsules lance-missiles, vulnérables aux tirs de proximité, on n'avait pas tenté d'appliquer cette technique aux drones de guerre et plateformes éloignées. Mais c'était à cause des distances sur lesquelles se livraient les combats en espace profond et de la dispersion qu'imposaient aux vaisseaux de guerre leurs bandes gravitiques larges de plusieurs centaines de kilomètres. Aucun de ces facteurs ne s'appliquait aux pinasses surdimensionnées que Clapp avait conçues. Les Cimeterres, davantage encore que leurs homologues manticoriens, étaient faits pour le combat rapproché. C'étaient des adeptes du corps à corps plutôt que des tireurs embusqués, et ils renonçaient à toute sophistication au bénéfice d'une lutte à mains nues où l'on visait les yeux. Les premières détonations thermonucléaires percèrent un trou dans l'écran électronique qui protégeait les BAL manticoriens, et un second échelon de la même salve massive se rua dans la brèche. Ses projectiles détonèrent dix mille kilomètres plus près de l'adversaire, agrandissant encore le trou, et l'échelon suivant exploita l'ouverture créée par le second. Le troisième échelon s'approcha à deux ou trois mille kilomètres des BAL ennemis avant de détoner, créant un dernier front de chaleur et de radiations nucléaires. L'effet cumulé fut dévastateur. La triple vague ne se contenta pas d'irradier et d'endommager gravement les plateformes éloignées (celles qu'elle ne détruisit pas carrément) : elle eut aussi un impact ravageur bien que bref sur les capteurs et les systèmes de contrôle de feu embarqués des Manticoriens. Comme tous les capteurs équipant des vaisseaux de guerre, ceux-là étaient résistants aux IEM, mais rien ne les avait préparés à la détonation synchronisée et précisément planifiée d'un si grand nombre de charges de plusieurs mégatonnes dans un volume spatial et temporel si réduit. D'ailleurs, rien n'aurait sans doute pu les y préparer. C'était comme s'ils s'étaient soudain retrouvés les yeux fixés sur le ventre d'une étoile et, pendant de précieuses secondes, ils furent éblouis et déroutés par la férocité inimaginable de l'événement. Et pendant qu'ils étaient aveugles, la deuxième salve des Cimeterres s'élança. Les têtes chercheuses et assistants de pénétration des projectiles de cette salve ne valaient certainement pas ceux de l'ennemi, mais ils suffisaient largement face à des systèmes défensifs qui les voyaient à peine approcher. Ils se précipitèrent sur leurs cibles, les repérèrent implacablement, suivirent leurs victimes jusque dans les quelques tentatives désespérées d'évitement que leur permettait leur demi-cécité, puis ils détonèrent à courte portée, soit environ cinq mille kilomètres. Cette fois, il s'agissait bien d'armes tirant à distance, et les icônes cramoisies des « super-BAL » manticoriens qui avaient déchiqueté les flottilles havriennes les unes après les autres pendant l'offensive de la Huitième Force se mirent à disparaître à une vitesse ahurissante. « Quatre-vingt-deux pour cent de réussite, bon Dieu! exulta le capitaine de frégate Lampert lorsque les chiffres furent connus. Quatre-vingt-deux pour cent ! — Quatre-vingt-deux, pour l'instant », corrigea calmement Foraker, et Lampert acquiesça tandis que les Cimeterres continuaient à charger sur les rangs brisés et torturés de leurs adversaires. Les affûts massifs d'armes à énergie des BAL manticoriens de classe Écorcheur entrèrent en jeu, même avec des systèmes de visée qui demeuraient en partie dégradés, et des BAL républicains disparurent de l'afficheur, fauchés par les puissants grasers. Mais il ne restait guère d'Écorcheurs, et les survivants étaient la cible de tempêtes de missiles à courte portée individuellement moins capables mais en nombre écrasant. Ils pouvaient échapper aux quatre, cinq ou six premiers missiles en manœuvrant ou grâce à leurs défenses actives, mais le septième, le huitième ou le neuvième finissait par passer. Les Cimeterres perdirent peut-être dix pour cent de leur effectif total mais, en retour, ils détruisirent chacun des BAL manticoriens. La perte de tonnage en valeur absolue était moins unilatérale, mais elle demeurait largement en faveur de la République, et le capitaine de frégate Clapp chancela sous le coup que le capitaine Anders, exultant, lui assénait dans le dos. « Simulation terminée », annonça une voix qui fut presque noyée par le bavardage surexcité qui s'était emparé du CO du Souverain de l'espace. « Ce n'est qu'une simulation ! souligna Clapp comme il le put au milieu du brouhaha ambiant et des coups d'Anders. — Mais c'est la meilleure que nous ayons réussi à concevoir, répondit Foraker. Et nous avons utilisé les hypothèses les plus pessimistes concernant nos capacités relatives pour la modéliser. » Elle secoua la tête en arborant un sourire presque aussi large que celui d'Anders. « Elle sous-estime le résultat probable plus qu'autre chose, Mitchell ! — Mais seulement pour les premiers engagements, objecta Clapp avant de désigner le chef d'état-major. Comme le faisait remarquer le capitaine Anders, quand nous leur aurons fait subir ce traitement une fois ou deux, ils vont commencer à adapter leur tactique. Ils accepteront au moins un plus fort degré de dispersion et se serviront de vagues successives de drones GE pour que nous ayons davantage de mal à les détruire avant de nous approcher. — Bien sûr, fit-elle. Et vous avez tout à fait raison, poursuivit-elle d'un air plus sombre, nos pertes relatives vont grimper en flèche quand cela se produira. Mais le principe même de ce concept opérationnel consiste à dire que, puisque nous ne pouvons pas égaler leur capacité à détruire des vaisseaux de guerre grâce à des BAL, nous pouvons au mieux espérer leur imposer des pertes supplémentaires, neutraliser leur capacité de frappe anti vaisseau parce que nous ne disposons pas des connaissances technologiques nécessaires pour nous forger une capacité analogue. Et c'est exactement ce que vous avez accompli ici, Mitchell. Ce n'est pas joli, ce n'est pas élégant, mais ça marche et c'est le principal. » Elle secoua la tête. « Pour être honnête, j'espère que nous n'aurons jamais l'occasion de mettre votre création à l'épreuve, mais, si cela se produit, je pense qu'elle obtiendra exactement le résultat que vous vouliez. » CHAPITRE VINGT ET UN « je me fous de ce qu'en pensent les "experts" des renseignements, grogna Arnold Giancola. Je vous dis, moi, que ces satanés Manties n'ont pas la moindre intention de nous rendre les systèmes occupés. » Il se renfonça dans son fauteuil et lança un regard noir autour de la table de la somptueuse salle de réunion privée aux lambris coûteux située dans l'ancienne « Maison du peuple ». L'édifice en question avait retrouvé son ancien titre – le Sénat – et, techniquement, le ministre était là pour s'adresser à la commission sénatoriale des Affaires étrangères. La réunion de la commission ne devait pas commencer avant une heure et demie; toutefois, puisqu'il était manifestement arrivé un peu en avance, il avait décidé de passer quelques minutes à tuer le temps en discutant avec des amis proches. L'un de ceux-là, le sénateur Samson McGwire (qui, par le plus grand des hasards, présidait la commission des Affaires étrangères et était un vieil ami de Giancola), fit un effort manifeste pour ne pas soupirer et secoua simplement la tête. « Tu l'as déjà dit, Arnold. Et je ne prétends pas que tu aies tort. Mais soyons francs, je ne vois pas non plus pourquoi les Manties voudraient conserver la plupart de ces systèmes. Imagine : à l'exception d'une demi-douzaine, leur économie n'était qu'une épine dans le pied de l'ancien régime Pourquoi un ramassis de ploutocrates avides d'argent voudraient-ils s'accrocher à des systèmes déficitaires ? — Dans ce cas, pourquoi ne les ont-ils pas restitués ? demanda Giancola, furieux. Dieu sait que nous négocions là-dessus depuis suffisamment longtemps ! D'ailleurs, d'après les dernières estimations que j'ai lues, l'économie de certains de ces systèmes se rétablit déjà. Oh, certes, ils feraient encore mieux s'ils participaient à notre propre redressement économique. Et ne croyez pas une seconde que les gens qui y vivent ne préféreraient pas être davantage que les salariés d'entreprises manticoriennes. Mais leur économie commence à générer un flux de trésorerie positif – pour les Mandes, en tout cas, à défaut de ceux à qui ils ont volé ces systèmes. Et si les Manties transforment les systèmes occupés en autant de machines à sous, voilà l'argument que vous cherchiez pour justifier qu'ils ne veuillent pas les rendre. — Et n'oubliez pas les considérations militaires, intervint brutalement le sénateur Jason Giancola. Ils ont avant tout saisi ces systèmes pour en faire le tremplin d'autres opérations plus avant dans la République. Je vois donc au moins une raison pour qu'ils s'y accrochent sans lien avec l'économie. — Je sais », acquiesça McGwire à contrecœur. Contrairement à la plupart des sénateurs de la République, McGwire appartenait à une famille législaturiste mineure avant le coup d'État de Pierre. Sa famille manquait d'envergure pour attirer l'attention des tribunaux populaires pendant les purges, mais il avait perdu deux cousins et un neveu au cours de la guerre contre Manticore, et son hostilité (comme sa méfiance) envers le Royaume stellaire était profonde. « En fait, c'est pour cette raison que j'ai envie de te soutenir, Arnold, bien que je ne sois pas persuadé de la justesse de tes idées sur le plan économique. — Tout cela est bien beau », fit le député Gérald Younger. Tout comme le ministre, c'était techniquement un intrus dans le bâtiment, mais bon nombre de députés allaient et venaient régulièrement au Sénat. Younger en faisait partie. Il était plus jeune de plusieurs décennies que les autres participants à la discussion, et il s'exprimait sur un ton vif, presque impatient. « Mais le fait est que, quoi que nous en pensions, la présidente Pritchart n'est pas d'accord avec nous. Et sauf votre respect, Arnold, j'ai [impression qu'elle tient le reste du gouvernement dans la droite ligne de sa propre politique. — Oui, en effet... pour l'instant, reconnut l'aîné des Giancola. Mais ce n'est pas aussi tranché qu'on pourrait le croire, vu de l'extérieur. Theisman est entièrement de son côté, bien sûr. De même que Hanriot, LePic, Gregory et Sanderson, à un degré ou un autre. » Rachel Hanriot était ministre du Trésor, Denis LePic de la Justice, Stan Grégory de la Ville et Walter Sanderson de l'Intérieur. « Mais Sanderson est à moitié conquis par ma vision de la situation; quant à Nesbitt, Staunton et Barloi, ils m'ont tous confié en privé qu'ils étaient d'accord avec moi. » Toby Nesbitt était ministre du Commerce, Sandra Staunton des Biosciences et Henrietta Barloi de la Technologie. « Si Sanderson décide de rejoindre ouvertement notre camp, le gouvernement sera donc divisé de manière presque égale. — Ah oui ? » Younger paraissait surpris, et il prit un air songeur. « Sans l'ombre d'un doute, répondit le ministre. — Et qu'en est-il de Trajan et Usher ? » s'enquit Younger. Le Service de renseignement extérieur de Wilhelm Trajan et l'Agence fédérale d'investigation de Kevin Usher dépendaient du ministère de la Justice et rendaient des comptes à LePic, au grand dam de Giancola. Selon lui, l'AF1 revenait de droit à la Justice, mais les Affaires étrangères auraient dû avoir la haute main sur le SRE. Pritchart ne l'entendait pas de cette oreille, et sa décision de placer les deux entités sous la responsabilité de LePic était une pomme de discorde supplémentaire entre eux aux yeux de Giancola. « Ils s'alignent tous les deux derrière la présidente, bien entendu, fit-il, irrité. Vous vous attendiez à autre chose ? Mais ni l'un ni l'autre ne fait partie du gouvernement. Ce ne sont que des fonctionnaires très haut placés, et ce qu'ils pensent n'affecte pas l'équilibre du pouvoir au sein du cabinet, si on peut dire. — Ce qui ne changera pas grand-chose, fit calmement remarquer McGwire. Héloïse Pritchart est la présidente, après tout. En vertu de la Constitution, cela signifie que sa voix pèse davantage que celle de tous les ministres réunis. Et même sinon, tu veux vraiment risquer de mettre Thomas Theisman en colère ? — Si c'était un Pierre ou un Saint-Just, non, répondit franchement Giancola. Mais ce n'est pas le cas. Il est sincèrement obsédé par l'idée de "restaurer la primauté de la loi". Sinon il n'aurait jamais fait appel à Pritchart. — Et s'il croit que tu mets en péril la "primauté de la loi", tu as toutes les chances de pouvoir comparer tes notes personnelles avec Oscar Saint-Just, ironisa McGwire. — Pas tant que j'agis dans les limites de la Constitution, répliqua Giancola. Aussi longtemps que je m'y tiens, il ne peut pas agir ouvertement contre moi sans violer lui-même la loi, et il ne le fera pas. Cela reviendrait à étrangler son bébé. — Tu as peut-être raison, concéda McGwire au bout d'un moment. Mais si Pritchart décide d'exiger ta démission, il la soutiendra certainement. Surtout si LePic et le ministère de la Justice l'appuient aussi. — Eh bien, oui... et non, répondit Giancola avec un petit sourire mauvais. — Comment ça, non ? — Eh bien, il se trouve qu'il existe une légère divergence d'opinion quant au pouvoir de la présidente de renvoyer à son gré un ministre du gouvernement. — C'est ridicule, dit carrément McGwire. Certes, je t'accorde qu'il serait peut-être pratique qu'elle ne puisse pas le faire, continua-t-il sur un ton plus conciliant comme Giancola le regardait en fronçant les sourcils. Mais les précédents dans le cadre de l'ancienne Constitution étaient assez clairs, Arnold. Les ministres du gouvernement servent au plaisir du président, et elle a le droit de renvoyer n'importe lequel quand elle le veut. — Ce n'est peut-être pas tout à fait vrai, intervint Jason Giancola. Ou, plutôt, ça l'était sans doute en vertu de l'ancienne Constitution, sans l'être en vertu de la nouvelle. — Mais la nouvelle Constitution, c'est précisément l'ancienne, dit McGwire. — Dans l'ensemble, répondit l'aîné des Giancola, reprenant le contrôle de la conversation. Mais si on relit les minutes de la convention constitutionnelle en examinant attentivement la formulation exacte de la résolution ré instituant la Constitution d'avant les Législaturistes, on découvre que la deuxième clause de la sous-section trois précise que "toute loi, résolution, décision exécutive et/ou décret passé en vue de remettre en application cette constitution devra faire l'objet de l'examen et de l'approbation de cette convention et du congrès qui lui succédera". — Et alors ? s'enquit McGwire, manifestement perplexe. — Alors on peut soutenir que la sélection par Pritchart des membres de son premier gouvernement – celui sous lequel la Constitution a été officiellement restaurée – entre dans la catégorie des "décisions exécutives et/ou décrets passés en vue de remettre en application cette constitution". Auquel cas, bien sûr, le congrès tout entier aurait le droit et la responsabilité d'approuver tout changement qu'elle pourrait décider d'apporter de façon unilatérale. Surtout un changement qui aboutirait au remplacement de la personne chargée d'assurer l'intérim à la tête de l'État s'il lui arrivait malheur. — C'est un peu tiré par les cheveux, Arnold, fit le sénateur, sceptique. — On pourrait sans doute le penser, concéda Giancola avec calme. Mais ce n'est pas forcément l'opinion de tout le monde. Et vu les graves implications constitutionnelles de cette question à cette étape cruciale et formatrice de l'évolution de la République, il incomberait de toute évidence à ceux qui sont en désaccord avec la présidente de la soumettre à l'avis des juges pour une clarification définitive. Et, bien sûr, de réclamer une injonction suspendant les décisions de la présidente jusqu'à ce que la Haute Cour puisse en débattre. — Or, glissa son frère Jason avec une jubilation mal déguisée, je tiens de source assez sûre que le juge Tullingham, de la Haute Cour, serait prêt à accorder la plus grande attention à cette question si cela devait arriver. — Ah bon ? » McGwire se redressa soudain et regarda attentivement Arnold, qui n'avait pas l'air vraiment ravi de la révélation de son frère. Il fusilla Jason du regard l'espace d'une ou deux secondes puis haussa les épaules et se retourna vers McGwire. « Jeff Tullingham est un juriste très responsable, qui était présent en tant que membre votant de la convention. Il prend très au sérieux son devoir de veiller à l'application à la fois de la résolution finale de la convention et de la Constitution. C'est la raison pour laquelle, bien sûr, j'ai si vigoureusement soutenu sa nomination à la Haute Cour. Un déclic se produisit dans le regard de McGwire, et il considéra le visage parfaitement neutre de Giancola d'un œil beaucoup plus ouvertement curieux. — Tout cela est très intéressant, dit-il lentement, mais c'est aussi prématuré. Après tout, il n'y a pas eu de désaccord public sur la politique à mener au sein du gouvernement et, à ma connaissance, la présidente n'a exigé la démission de personne. — Bien sûr que non, fit Giancola. — S'il devait y avoir un désaccord public, toutefois, poursuivit McGwire, sur quoi porterait-il au juste ? Et pourquoi apparaîtrait-il ? — J'imagine que la cause de désaccord la plus probable serait un litige sur la nécessité ou non de presser (et de quelle façon) les Manties de restituer les systèmes occupés et de signer un traité de paix officiel dont les termes seraient acceptables pour la République, répondit Giancola. Évidemment, il s'agit d'une pure hypothèse à ce stade, tu comprends. — Oh, bien sûr. Mais, pour continuer dans cette veine hypothétique, pourquoi un membre du gouvernement, quel qu'il soit, considérerait-il ce sujet comme capital au point de risquer une rupture publique avec la présidente ? — Parce qu'il aurait conscience de ses responsabilités envers la République, ses citoyens et son intégrité territoriale, fit Giancola. À l'évidence, si le gouvernement actuel est incapable d'agir prestement en vue d'un accord de paix équitable et honorable ou s'il ne veut pas le faire, alors c'est le devoir de ceux qui pourraient prôner une politique plus active d'offrir au congrès et aux électeurs le choix d'une autre direction politique. — Je vois », dit tout bas McGwire. Le silence plana dans la salle de réunion, puis le sénateur fit basculer le dossier de son fauteuil, croisa les doigts sur sa poitrine, croisa les jambes et inclina la tête en regardant Arnold Giancola. « Y a-t-il une raison particulière pour laquelle la nécessité de proposer une politique aussi énergique pourrait se présenter en ce moment ? demanda-t-il aimablement. — C'est possible. » Giancola s'avança dans son fauteuil. Son visage avait perdu sa neutralité : le cerveau vif et ambitieux qu'il cachait tombait le masque. « La situation en Silésie se délite sous les pieds des Manties. Je ne crois pas qu'ils se rendent compte à quel point, d'ailleurs. Certes, ils ignorent que le ministère impérial des Affaires étrangères s'est officiellement enquis de la position qu'adopterait la République si l'Empire devait chercher à procéder à quelques ajustements frontaliers au sein de la Confédération. — Pourquoi n'en avons-nous pas entendu parler à la commission des Affaires étrangères ? demanda McGwire. — Parce que la question n'a été posée qu'il y a deux jours, dans un cadre confidentiel, et que cela n'affecte pas directement notre propre politique étrangère, de toute façon. La République n'a aucun intérêt en Silésie, fit le ministre avec un petit sourire, et nous ne désirons donc pas nous mêler des querelles d'autrui dans cette région. C'est ce que j'ai expliqué à l'ambassadeur impérial quand lui et moi en avons parlé au cours d'un dîner privé. » Les yeux de McGwire s'étrécirent, et Jason Giancola dut manifestement fournir un effort pour étouffer un rire. — Tu comptes donner beaucoup d'autres feux verts, Arnold ? lâcha McGwire au bout d'un moment. En temps que président de la commission sénatoriale des Affaires étrangères, j'apprécierais beaucoup que tu nous préviennes un peu à l'avance avant d'engager la République à fermer les yeux sur l'expansion territoriale d'autres nations. — Pourquoi ? Je veux dire, nous n'avons aucun intérêt à défendre en Silésie, n'est-ce pas ? répliqua Giancola. Et même si c'était le cas, même si nous objections à ce que les Andermiens ont en tête, à ton avis, que pourrions-nous y faire ? La Confédération se trouve à trois cents années-lumière de La Nouvelle-Paris, Samson. Tant que nous n'aurons pas réussi à nettoyer la pagaille devant notre porte – celle que les Mannes nous ont laissée –, nous n'avons sûrement pas besoin d'aller nous engager dans des confrontations concernant la Silésie ! — Et c'était aussi l'avis de la présidente ? s'enquit McGwire sur un ton prudemment neutre. — Sur la base de nos nombreuses discussions passées portant sur des sujets analogues, je suis sûr que ça le serait, répondit Giancola sur le même ton. Et dans la mesure où j'étais persuadé de déjà connaître son opinion, je n'ai pas jugé utile de lui faire perdre son temps précieux à en discuter à nouveau. — Je vois. » La tension monta d'un cran dans la salle de réunion. Puis McGwire eut un rire sarcastique. « J'imagine qu'il ne nous incombe pas vraiment d'essayer de dissuader l'Empire de concrétiser ses ambitions à long terme en Silésie, sans doute légitimes. Surtout si cela complique la vie aux Mannes. — Et pas tant qu'ils n'auront pas quitté nos systèmes, en tout cas, ajouta Younger avec enthousiasme. — Cette idée m'avait traversé l'esprit, reconnut Giancola. Et je remarque que la FRM vient d'annoncer l'envoi d'une force d'intervention conséquente en renfort de leur base à Sidemore. Jason? — D'après le dernier briefing de la commission des Affaires spatiales, ils détachent au moins cinq escadres de bâtiments du mur, plus une escadre de porteurs. Bien entendu, cette information est déjà périmée puisque le courrier a mis près de deux semaines à arriver depuis l'Étoile de Trévor. En fait, s'ils s'en sont tenus à leur programme de départ, ils devraient déjà les avoir envoyés sur base, bien que la DRS dise qu'ils paraissent avoir pris un peu de retard. Mais même s'il leur faut un peu de temps pour s'organiser, cela reste une force assez considérable. Et ils ont mis Harrington à sa tête. — Harrington, ah oui ? fit McGwire, l'air songeur. — Exactement. Tout le monde sait que Haute-Crête et elle ne sont pas de grands amis, répondit le ministre. Mais même lui doit savoir qu'il s'agit d'un de leurs meilleurs officiers spatiaux. Qu'ils soient prêts à envoyer plus de trente vaisseaux du mur supplémentaires jusqu'en Silésie et à les placer sous le commandement de quelqu'un comme elle laisse à penser qu'ils comptent adopter une position assez ferme face aux Andermiens. — Et vu la question que l'ambassadeur von Kaiserfest a soulevée devant vous à dîner, on dirait que les Andermiens sont prêts à se montrer tout aussi... fermes avec eux, non ? ajouta McGwire. — Cette idée-là aussi m'a traversé l'esprit, répondit Giancola. De même, si le pire arrivait, que les Mannes devraient transférer davantage de leurs forces militaires disponibles vers la Silésie pour y faire face. Ce qui, par pure coïncidence, impliquerait qu'ils évacuent ces forces tout droit de chez nous. — Je ne suis pas certain d'apprécier ton discours, Arnold. » McGwire semblait soudain plus prudent, presque inquiet. e C'est une chose d'envisager une diversion étrangère pour Haute-Crête et Descroix, mais c'en est une tout autre que de délibérément rechercher la confrontation militaire avec les Manties ! Je pense que tu n'as pas oublié ce que leur Huitième Force nous a fait. Moi pas, en tout cas, je te l'assure, et bien que je n'approuve pas la façon dont la présidente mène les négociations, je ne suis pas prêt à soutenir une initiative qui nous remettrait dans cette position. — Moi non plus, assura Giancola. Mais cela ne risque pas vraiment d'arriver. — Cela fait des mois que tu alignes les sous-entendus sur ce thème, mais je n'ai encore rien vu de solide, juste du vent, répondit McGwire sur un ton glacial. Et, très franchement, il faudrait des éléments sacrément solides pour me convaincre que titiller à nouveau les Manties ne reviendrait pas à remettre la main dans le hachoir à viande. Tu crois peut-être que nous pouvons l'éviter, ou du moins y survivre si nous prenons leur flotte en pleine figure. Il se trouve que je ne suis pas d'accord et, sauf ton respect, je ne suis pas prêt à risquer la survie de la République sur l'hypothèse que tu sais de quoi tu parles. — Ce n'est pas une hypothèse, dit calmement Giancola. C'est une quasi-certitude. Quelle que soit mon opinion de Theisman en matière de politique étrangère ou concernant son apparente incapacité à subordonner la théorie à la réalité quand cela touche "la primauté de la loi", je pense que ses compétences d'officier spatial ne font aucun doute. Serais-tu d'accord sur ce point? — Seul un imbécile ne le serait pas, aboya presque McGwire. — Je suis heureux de te l'entendre dire. Parce qu'il se trouve que mes "sous-entendus" le concernaient. Il semblerait que, sans prendre la peine d'en parler à quiconque, le ministre de la Guerre ait discrètement mais assez efficacement entrepris d'agir pour compenser notre infériorité militaire. — De quelle façon ? — Par un heureux concours de circonstances, nous sommes justement à même de répondre à cette question, Samson, fit sereinement Arnold Giancola avant de se tourner vers son frère : Jason, pourquoi ne parlerais-tu pas à Samson et Gérald du petit Refuge du bon amiral ? » CHAPITRE VINGT-DEUX Ce n'était pas l'itinéraire classique en vue d'un déploiement en Silésie. Dans des circonstances normales, une force d'intervention manticorienne en transit vers la Confédération aurait visé le terminus du nœud du trou de ver de Manticore situé à Grégor. Mais Grégor était un système andermien en plein cœur de l'Empire. Le Royaume stellaire était certes propriétaire du terminus et avait donc légalement le droit de fortifier la zone alentour et d'entretenir une présence militaire en orbite autour de la composante secondaire du système, mais c'est l'Empire qui exerçait sa souveraineté sur le reste. Par conséquent, Honor avait choisi d'emprunter la route triangulaire en sens inverse. Plutôt que d'aller à Grégor, puis de là en Silésie pour rentrer par Basilic, comme le faisaient la plupart des marchands, elle avait emmené les unités de renfort de la FI-34 au « nord » vers Basilic, puis à l'« ouest » vers la Silésie. Ce n'était pas le moyen le plus rapide d'y parvenir, puisque cela lui imposait de traverser toute la Confédération avant d'atteindre le Marais, mais c'était une façon d'éviter tout éventuel... désagrément au contact des Andermiens avant même d'avoir atteint sa nouvelle zone de commandement. Elle n'aimait guère l'idée de rallonger le trajet de trente-quatre années-lumière mais, même sur la bande zêta de l'hyperespace, cela revenait à moins de cinq jours de voyage, un retard acceptable étant donné les circonstances. Bien que ses officiers ne fussent pas tous d'accord avec elle sur ce point. « Je persiste à dire que marcher sur des œufs comme nous le faisons est ridicule », grommela Alistair McKeon. Alice Truman, lui et leurs chefs d'état-major respectifs avaient gagné le Loup-Garou en pinasse, en réponse à l'une des invita-fions à dîner d'Honor. Ses dîners étaient légendaires au sein de la flotte, et tout le monde savait que ses invités étaient censés amener avec eux leurs avis et tous les problèmes dans lesquels ils se débattaient. McKeon le savait mieux encore que la plupart, et elle s'attendait bien à l'entendre — une fois de plus — sur ce sujet une fois le vin versé. « Nous ne marchons pas sur des œufs, Alistair », répondit-elle doucement, sirotant son cacao tandis que ses invités dégustaient un bourgogne sphinxien particulièrement savoureux. Elle le savait excellent — bien qu'elle-même n'en fût pas amatrice —parce que son père l'avait choisi pour elle. « Je le dis comme je le pense, fit-il avec un sourire en coin. Et j'ai tout à fait l'impression que nous marchons sur des œufs. Il n'y a pourtant pas de quoi fouetter un chat — sans vouloir t'offenser, Nimitz », ajouta-t-il en adressant un signe de tête au chat sylvestre installé dans une chaise haute à côté d'Honor, lequel répondit par un bâillement amusé qui découvrit des crocs blancs. « Par bien des côtés, je suis d'accord avec Alistair, intervint Truman. Non que le "Spectre" et moi ne puissions trouver un tas de choses utiles à faire de ce délai supplémentaire, bien sûr. » Elle inclina la tête vers le capitaine de la Liste Craig Goodrick, son chef d'état-major. Celui-ci était un officier d'apparence banale qui devait son surnom de « Spectre » au travail qu'il avait effectué sur les capacités de guerre électronique des premiers BAL de classe Écorcheur. Le cerveau que cachait son visage modeste, en revanche, était l'un des meilleurs de la FRM, du moins quand on pouvait le décoller de ses jeux de cartes. Il haussa les épaules. En réalité, madame, le temps de transit additionnel ne me dérange pas du tout. je ne suis pas vraiment partisan d'avoir l'air de ménager les susceptibilités des Andermiens alors qu'ils se montrent si pénibles, mais, vu la réalité de la situation de nos flottilles de BAL, je prendrai avec reconnaissance tout le temps d'exercice qu'on me donnera. — Hérésie ! » s'exclama McKeon, l'œil brillant, et le capitaine de frégate Roslee Orndorff, gloussa – un gloussement colossal de la part d'une femme colossale. Le chat sylvestre qui occupait la chaise voisine émit un blic rieur à son tour. Honor ne connaissait pas bien Orndorff, mais le capitaine de frégate aux cheveux blond cendré faisait partie de la poignée d'officiers spatiaux à avoir été adoptés. Son Banshee n'avait pas l'air gêné de porter le nom d'un esprit féminin mythologique annonciateur de mort. Il était beaucoup plus jeune que Nimitz, à peu près de l'âge de Samantha, mais il paraissait évident à Honor qu'il partageait le sens de l'humour très vil de Nimitz. « Vous êtes en infériorité numérique, monsieur, dit Orndorff à McKeon. Et il n'y a pas que les cochers des BAL qui aient besoin de temps pour atteindre leur pleine efficacité, pas vrai ? — Nous pourrions affronter n'importe quel ramassis d'Andermiens de ma connaissance tels que nous sommes en cet instant, proclama le contre-amiral. — Dans tes rêves, Alistair », railla Truman. McKeon la regarda, et elle secoua la tête. « Même en faisant la part d'un certain patriotisme et esprit de corps, voire d'un certain chauvinisme, tu sais bien que c'est faux. — Bon, peut-être, concéda-t-il. Mais les Andies ne sont pas non plus des géants couverts de longs poils. Et si je reconnais volontiers que nous avons plus que notre lot de difficultés à aplanir, nous possédons aussi un groupe de vétérans qui ont l'expérience des combats, et les Andies ne peuvent pas en dire autant. — En effet, admit Honor. Mais tu ferais peut-être bien de te souvenir que c'étaient eux qui avaient accumulé de l'expérience au combat avant que Havre et Manticore ne commencent à se tirer dessus. Nous avions eu notre part de chasse aux pirates et nous nous occupions à l'occasion d'une escadre de "corsaires", mais nous n'avions pas de véritable expérience guerrière récente sur laquelle nous fonder. Ce qui, si on y réfléchit, est une description assez juste de la situation des Andermiens aujourd'hui. — Peut-être, fit McKeon, l'air plus grave, mais nous ne sommes pas exactement des Havriens, qui avaient sans doute pas mal d'expérience s'agissant de renverser des adversaires occupant un système unique mais dont les "guerres" ne valaient guère plus que l'élimination d'une escadre de corsaires. — Bizarrement, je doute que le président Ramirez apprécierait ton analyse concernant la flotte de Saint-Martin, fit remarquer Truman, de plus en plus sarcastique. — Vous vous liguez contre moi, geignit-il. — Voilà ce qui arrive quand on se précipite où les anges craignent de poser les pieds*, répondit Honor. De plus, il est dangereux de trop pousser l'analogie entre la flotte havrienne d'avant-guerre et celle que nous avons fini par affronter. Les officiers qui avaient accumulé toute l'expérience étaient dans l'ensemble législaturistes, et ils ont disparu dans les purges de Pierre sans que nous ayons eu à les combattre. Ceux auxquels nous nous sommes bel et bien frottés, comme Parnell – ou Alfredo Yu, quand il était encore au service de la République populaire – nous en ont donné pour notre argent malgré notre avantage technologique. * « Les fous se précipitent où les anges craignent de poser les pieds » Alexander Pope, Essai sur la critique (NdT). — Tu sapes ton propre argument, protesta McKeon. Si nous sommes censés être les Havriens trop assurés et que les Andies sont les adversaires sous-estimés pleins de cran, alors insister sur la compétence de gens comme Parnell et Yu va à l'encontre de ton propos, non? — Pas vraiment. Même Parnell a clairement sous-estimé ce que nous pouvions lui faire, et son talent réel souligne seulement combien il est facile, même pour un officier compétent, de pécher par excès de confiance sur la base de l'expérience plus grande de ses hommes. Or nous essayons collectivement de te faire comprendre en douceur que tu serais peut-être bien en train de tomber dans ce piège, Alistair. » Elle sourit d'un air angélique, et Truman renifla en voyant la mine du contre-amiral. « Touché ! annonça-t-elle. — D'accord, d'accord ! Je reconnais que les exercices supplémentaires ne nous feront pas de mal. Mais trêve de plaisanteries, je suis vraiment assez... contrarié de voir une force d'intervention manticorienne se présenter comme ça, par la porte de derrière. — Je sais, fit Honor. Et je sais aussi que tu n'es pas le seul dans ce cas. Mais rappelle-toi que nos rapports les plus récents concernant les événements dans le Marais remontaient déjà à trois semaines avant que nous quittions Manticore. Je ne veux pas avoir l'air de provoquer les Andermiens plus que nécessaire. Si l'empereur Gustav envisage réellement une action agressive en Silésie, inutile de lui fournir des prétextes militaires exploitables. Et, dans le même ordre d'idées, s'il existe une probabilité de guerre ouverte avec l'Empire, je ne veux pas que notre force d'intervention se retrouve en plein territoire impérial quand cela arrivera. — Je comprends tout à fait, répondit McKeon, et cette fois ni sa voix ni son visage ne portaient une trace d'humour. Et je ne suis pas vraiment en désaccord avec toi. C'est d'ailleurs pour ça que je suis si irrité. Nous ne devrions pas avoir à nous soucier de ne pas paraître provocateurs au point de faire un détour de trente-cinq années-lumière juste pour éviter cette éventualité. J'ai beau m'en plaindre, je comprends très bien qu'aucun commandant de base responsable ne pourrait choisir d'autre itinéraire. Mais le comprendre ne m'empêche pas de pester contre les circonstances qui en font la seule attitude responsable. — Non, en effet, dit Honor. Et, à ce niveau, je dois tomber d'accord avec toi. Mais Alice et Craig ont raison : un peu de temps en plus pour s'entraîner ne sera pas du luxe. McKeon hocha la tête, et elle sentit qu'il était d'accord avec elle. Un peu à contrecœur, mais non parce qu'il rejetait sa position. Simplement, il n'aimait pas la raison pour laquelle les équipages de ses vaisseaux avaient besoin de cet entraînement supplémentaire, pas davantage que celle qui ne lui laissait pas d'autre choix que d'éviter tout geste qui pourrait constituer – ou passer pour – une provocation. Et il a raison, songea-t-elle. Il est parfaitement ridicule que la flotte de Sa Majesté se soit... rouillée à ce point en à peine quatre ans T l'imagine que c'est ce que voulait dire Hamish en parlant du « poison de la victoire ». Mais je sais très bien que cela ne serait jamais arrivé si la baronne de l'Anse-du-Levant était encore Premier Lord de l'Amirauté et Sir Thomas Premier Lord de la Spatiale. C'était le véritable nœud du problème, à y regarder de plus près. Toute organisation militaire a une tendance marquée à prendre modèle sur l'attitude de ses commandants en chef, et la suffisance et l'arrogance des amiraux politiques actuellement à la tête de l'Amirauté se reflétaient chez un pourcentage hélas élevé et grandissant d'officiers de la Spatiale. Les réductions d'effectifs imposées avaient touché de façon disproportionnée le personnel expérimenté, notamment chez les officiers mariniers et les matelots, ce qui expliquait en partie le problème sans l'excuser pour autant. Les coupes numériques au sein du corps des officiers avaient été plus faibles qu'ailleurs car l'objectif prioritaire était de libérer les officiers de réserve afin qu'ils rejoignent la flotte marchande ou l'économie civile. Cela avait d'ailleurs augmenté la proportion d'officiers en service actif issus de l'École spatiale, mais bon nombre des officiers réguliers avaient été si écœurés par l'Amirauté de Janacek qu'ils avaient de leur plein gré opté pour une demi-solde et suivi leurs collègues réservistes dans la flotte marchande. Ceux qui restaient étaient trop souvent ceux à qui l'attitude de l'Amirauté convenait très bien. Ce qui en disait long sur leur propre position vis-à-vis de l'entraînement et de l'état de préparation requis. Le phénomène n'était pas assez manifeste pour que les officiers qui n'étaient pas touchés puissent le combattre efficacement. Il s'agissait juste d'un manque global de rigueur. De la certitude confortable et suffisante qu'avait la flotte de sa propre supériorité de droit divin sur tous ceux qui pourraient avoir la bêtise de vouloir croiser le fer avec elle. L'idée que la suprématie inhérente de la FRM suffirait à écraser n'importe quel adversaire... ce qui faisait paraître superflus les entraînements et exercices acharnés qui avaient toujours fait partie de la culture de la flotte royale. Le manque d'expérience des équipages des BAL affectés aux PBAL d'Alice Truman était une chose. L'augmentation spectaculaire du nombre de BAL qu'avait entreprise Janacek en guise de réponse bon marché au problème de sécurité des zones à l'arrière du front avait trop éparpillé les équipages de BAL expérimentés, et les groupes de bâtiments légers avaient subi leurs propres pertes de personnel expérimenté. L'immense majorité des équipages de BAL d'Honor n'avaient été affectés sur leur poste actuel qu'une fois que la trêve avait mis fin aux opérations actives, ce qui expliquait sûrement les difficultés rencontrées. Quant à savoir si cela les justifiait, c'était une autre question. Ceux qui les avaient formés avaient eu accès à tous les rapports d'action des COMBAL qui avaient mené au combat les Écorcheurs et les Furets. Ils avaient aussi la possibilité de se référer aux notes et au programme d'entraînement initial de Truman. Mais on ne l'aurait pas deviné à voir la première performance des flottilles de BAL et de leurs équipages inexpérimentés affectés sous les ordres d'Honor à la base de Sidemore. Toutefois, si compréhensibles que fussent les lacunes de ses BAL, ses escadres de combat ne valaient guère mieux, ce qui était beaucoup moins excusable. La même suffisance et le manque d'attention porté aux exercices de routine avaient répandu un malaise subtil parmi les vaisseaux du mur. Notamment les classes les plus anciennes, celles d'avant les capsules lance-missiles. Tout le monde considérait au mieux ces bâtiments comme obsolescents, et même leurs équipages paraissaient en être arrivés à n'y voir que des unités secondaires. Guère plus qu'un soutien pour les SCPC. « Pour être tout à fait honnête, dit-elle à ses invités, je vous aurais probablement fait faire le grand tour même si je ne m'étais pas inquiétée de ménager la susceptibilité des Andies. Dieu sait que nous avions besoin de ce délai pour nous dérouiller. » Elle secoua la tête. « Je répugne à l'admettre mais, pendant tout le temps où le comte de Havre-Blanc et moi avons combattu Janacek et Haute-Crête sur des questions de financement, nous avons réussi à perdre de vue une question plus capitale encore. Nous nous faisions tellement de soucis pour le matériel que nous avons oublié de nous préoccuper de la façon dont nos hommes étaient formés à se servir de celui dont ils disposaient. — Même sinon, soyons réalistes, qu'auriez-vous pu faire de plus, madame ? » Mercedes Brigham s'exprimait sur un ton respectueux mais aussi ferme au point de paraître brusque. « Vous ne pouviez pas être sur tous les fronts, fit-elle remarquer. Et si vous me permettez de le souligner une fois de plus, il est inutile de vous reprocher les conséquences de politiques auxquelles vous vous êtes opposée. Or vous vous êtes bel et bien opposée à tout l'état d'esprit qui a rendu possible ces erreurs. — Eh bien, oui. Mais pas parce que je l'avais prévu. Je pense que c'est ce qui me dérange le plus là-dedans, en toute franchise. J'aime à penser que je suis suffisamment maligne pour voir ce genre de choses m'arriver dessus, et j'ai horreur de découvrir que tel n'a pas été le cas. — Tout le monde a des déconvenues une fois de temps en temps, observa McKeon, philosophe, avant de sourire. Certains d'entre nous ont l'occasion de savourer cette sensation plus souvent que les autres, bien sûr. Comme l'humble commandant de ton mur de bataille. — Ou encore, fit Goodrick sur un ton plus sombre, ceux qui se compromettent avec des gens comme les affreux de Manpower. » Le capitaine de vaisseau eut un sourire pincé et très, très froid. De tous les convives à ce dîner, le Spectre était celui qui avait le compte le plus personnel à régler avec les esclavagistes mesans car sa mère avait été génétiquement conçue et vendue comme un bien mobilier sur pattes. Envoyée vers l'un de ces fameux centres de plaisir » dont l'existence était un secret de polichinelle, si bien cachés fussent les centres eux-mêmes, elle n'avait échappé à ce destin que parce qu'elle avait été chargée en tant que marchandise à bord d'un cargo qui avait eu le malheur de rencontrer un croiseur léger de la FRM. C'est ainsi qu'elle avait été émancipée au Royaume stellaire, et Goodrick avait donc littéralement nourri sa haine de toute chose mesane au sein de sa mère. Ce qui expliquait aussi le sentiment quasi mystique qu'il avait éprouvé quand Honor et Andréa Jaruwalski avaient exposé l'opération Wilberforce aux officiers supérieurs de la force d'intervention trente-quatre une fois en route vers le Marais. — On peut espérer que ce sera le cas pour certains, au moins, répondit Honor, sans douter plus que quiconque de ce à quoi il faisait référence. Bien sûr, nous ne pouvons pas absolument compter dessus, ajouta-t-elle prudemment. Nous allons opérer en Silésie et non dans l'espace manticorien. — A en juger par la façon dont le scandale Manpower s'est terminé au Royaume, c'est peut-être un avantage en ce qui concerne les gros poissons, milady, fit remarquer Orndorff. — Peut-être, reconnut Honor. D'un autre côté, je ne suis pas certaine que cette affaire ait été aussi complètement neutralisée qu'il apparaît pour l'instant. Les circonstances qui ont mené au caractère... limité de l'enquête ne vont pas se maintenir éternellement. Et les informations qui ont été confiées à la Couronne ne représentent peut-être pas la totalité des informations disponibles ou que l'on peut encore mettre au jour si on cherche au bon endroit. — En tout cas, quelqu'un a sûrement "cherché au bon endroit" pour les données de Wilberforce. La remarque d'Alice Truman fut faite sur un ton légèrement interrogateur. Tout le monde dans la salle de réception brûlait de curiosité quant à la source des informations que possédait Honor sur le réseau de gouverneurs silésiens et d'officiers spatiaux qui avaient conclu des marchés très profitables avec Mesa. Elles étaient beaucoup trop détaillées et cohérentes pour qu'ils doutent de leur exactitude, mais aucun d'eux n'avait la moindre idée de la façon dont elle avait mis la main dessus. Et elle avait bien l'intention qu'ils continuent à l'ignorer. Elle le devait à Anton Zilwicki pour la confiance qu'il lui avait témoignée en les lui confiant. Ces données-là offrent effectivement un exemple de ce dont je parlais, fit-elle avec un léger sourire qui signifiait à Truman qu'elle reviendrait bredouille de sa pêche aux informations. Bien qu'elles ne soient pas liées à Manticore – en tout cas pas directement. Mais toute avancée où que ce soit est la bienvenue quand cela concerne l'esclavage génétique. Dans la mesure où nous savons quels systèmes et lignes de fret silésiennes surveiller, nous pourrions bien transformer un peu les choses grâce à Wilberforce, après tout. » Enfin, tout cela ne change rien au fait que l'opposition – et notamment ceux de ses membres qui appartiennent à la flotte, comme moi – aurait dû voir combien la Spatiale se ramollissait, dit-elle en revenant au précédent sujet de conversation. Cela ne m'empêche pas non plus de regretter de ne pas avoir au moins remarqué que l'on commettait cette erreur précise. — Eh bien, répondit Goodrick, acceptant le changement de sujet pour eux tous, nous nous en rendons compte aujourd'hui, milady. Et puisque l'erreur a déjà été commise, nous ne pouvons que nous mettre au boulot et réparer un maximum de dégâts avant d'arriver à Sidemore. — Je suis d'accord. » McKeon acquiesça d'un geste vif et se pencha en avant, l'air soudain très sérieux. « Et, trêve de plaisanteries, Roslee et moi avons réfléchi à une nouvelle série d'exercices conjoints que nous pouvons effectuer en simulateur. — Puisque tu en parles maintenant, j'imagine que tu envisages des exercices qui ne se limiteraient pas au seul mur de bataille ? » s'enquit Truman. McKeon hocha la tête à nouveau. « Nous travaillons déjà sur cet aspect, Alice. Ce dont Roslee et moi voulons discuter, c'est la meilleure façon de structurer notre planning d'entraînement afin de faire travailler le mur et les BAL, à la fois en mode coopératif et l'un contre les autres. — Ça me paraît une excellente idée », répondit fermement Honor. À dire vrai, ce genre de conversation était précisément la raison pour laquelle elle croyait en l'utilité d'inviter régulièrement ses officiers à dîner, et elle regarda Andrew LaFollet par-dessus son épaule. « Andrew, voudriez-vous, s'il vous plaît, demander à Andréa de nous rejoindre dès qu'elle le pourra ? » L'homme d'armes acquiesça et porta son communicateur à ses lèvres. Puis Honor se retourna vers ses invités et se pencha sur sa propre chaise. « Je suis certaine qu'Andréa pourra nous soumettre des suggestions très utiles si nous la consultons sur le sujet, dit-elle. Mais, en attendant, nous devrions nous mettre au travail, alors pourquoi ne nous dirais-tu pas, à Mercedes et moi, ce que tu as exactement en tête ? « À toutes les unités, ici Coccatrix Un-Alpha. Nous exécutons Alpha Delta Neuf-Six. » Le capitaine de vaisseau Scotty Tremaine écoutait la voix dans son oreillette. « Loup-Garou Quatre, occupez-vous du croiseur de combat de tête. Loup-Garou Cinq et Six, vous êtes sur la cible deux. À toutes les escadres du Chimère, choisissez votre cible à partir du numéro deux en déroulant la liste. Groupes Centaure et Coccatrix, décélérez pour établir des intervalles Baker-Huit – vous êtes chargés du nettoyage. Exécution ! » Tremaine observa attentivement son répétiteur au centre d'opérations de vol du Loup-Garou tandis que les escadres rassemblées des quatre PBAL de la FI-34 commençaient à s'égailler en réponse aux ordres du capitaine de frégate Arthur Baker. Il s'agissait du troisième exercice d'attaque de la journée, et les deux premiers n'avaient pas été de francs succès. Au moins, ils étaient meilleurs que ceux d'hier, se rappela-t-il, sarcastique. Après tout, c'est à ça que servent les exercices : déceler les problèmes pour améliorer les performances. Il aurait préféré diriger l'assaut en personne pour plusieurs raisons. L'un des aspects qu'il chérissait le plus dans son affectation en tant que COMBAL le plus gradé de la force d'intervention, c'était que, malgré sa position élevée dans la hiérarchie, il pouvait encore prendre l'espace avec ses hommes plutôt que de rester quelque part à bord d'un vaisseau amiral. Il avait donc plus de chances de se faire tuer qu'un commandant d'escadre de combat ou de force d'intervention, mais au moins il ne se retrouvait pas en position d'envoyer ses gars faire quelque chose sans y participer. Et puis il n'avait pas vraiment le choix. Même avec un système de communication supraluminique à impulsions gravitiques, les BAL opéraient beaucoup trop loin de leur vaisseau mère pour être contrôlés de là-bas. Comme Jacqueline Harmon l'avait établi avec le tout premier groupe de BAL, la place d'un COMBAL était auprès de ses bâtiments et de ses équipages. Mais, pour l'instant, le capitaine de frégate Baker, COMBAL du HMS Coccatrix, le remplaçait. Après le Loup-Garou, le Coccatrix, vaisseau amiral d'Alice Truman, était le plus important PBAL de la force d'intervention; par conséquent, s'il arrivait quelque chose à Tremaine, Baker devrait prendre la relève. D'après ce que Tremaine en avait vu jusque-là, le grand capitaine de frégate aux cheveux noirs possédait toutes les qualités requises, mais il manquait d'expérience. Il avait aussi un peu trop tendance à réfléchir comme le commandant de contre-torpilleur qu'il était destiné à devenir avant son transfert vers la communauté grandissante des BAL. Il était en train d'acquérir une bonne mentalité de « cocher de la chasse », mais il avait encore quelques points faibles et manquait un peu de confiance. Raison pour laquelle c'était lui qui dirigeait les escadres pendant les exercices tandis que Tremaine et le major Sir Horace Harkness s'occupaient du scénario. À la différence des deux sessions de la matinée, il s'agissait cette fois d'un exercice en conditions réelles, avec du vrai matériel, et non d'une simulation. La force d'intervention effectuait un transit sous impulseurs entre deux ondes gravitationnelles, ce qui signifiait que les bâtiments dépourvus de voiles Warshawski –comme les BAL – pouvaient manœuvrer sans être détruits à l'instant même où ils quittaient le hangar d'appontement. Cela imposait également une limite temporelle à l'exercice car les unités hypercapables gagneraient la prochaine onde gravitationnelle dans à peine plus de trois heures. Sous les yeux de Tremaine, l'escadre de croiseurs de combat que l'amiral McKeon avait détachée de son écran pour jouer le rôle de l'agresseur modifia sa trajectoire pour se diriger droit vers les BAL qui se déployaient manifestement pour l'attaquer. En même temps, les icônes nettes qui symbolisaient ses unités sur l'afficheur principal d'OpVol disparurent dans une nébuleuse de leurres et de brouillage. « Je vous parie que le capitaine Baker n'a pas aimé, pacha, fit Harkness avec un sourire matois, et Tremaine se mit à rire. — Je lui avais bien dit qu'on avait préparé quelques surprises, observa-t-il. — Ouaip. Mais je parie qu'il n'aurait jamais cru que vous laisseriez l'escadre de l'amiral Atwater utiliser Cavalier fantôme contre lui ! — Ce n'est pas ma faute s'il n'était pas là quand dame Alice nous a joué le même tour, répliqua Tremaine. Et ce n'est pas parce que les Havriens n'ont rien d'équivalent à Cavalier fantôme que les Andies n'ont pas développé des systèmes qui s'en rapprocheraient plus que nous ne le voudrions. — Rien à redire là-dessus, pacha », acquiesça Harkness sur un ton beaucoup plus grave. Bien que simple major, il occupait lui-même un poste destiné à un capitaine de corvette en tant que mécanicien navigant en chef des BAL du Loup-Garou. Ce qui faisait de lui l'ingénieur électronique en chef des transporteurs de la force d'intervention. En tant que tel, il avait accès à tous les briefings officiels de la DGSN concernant la situation en Silésie, et dire que leur précision ne l'avait guère impressionné eût été un splendide euphémisme. « D'ailleurs », reprit-il au bout d'un moment, tout en regardant la manœuvre soigneusement orchestrée de Baker se désintégrer dans la plus grande confusion tandis que ses officiers tactiques et lui tentaient de compenser la perte soudaine d'au moins quatre-vingt-cinq pour cent de leur capacité de détection, u j'ai remarqué quelque chose hier dont je voulais vous parler, monsieur. — Quoi donc ? » s'enquit Tremaine sans quitter des yeux les icônes sur l'afficheur. La confusion apparente se résolut en un redéploiement offensif avec une rapidité et une précision qui le surprit agréablement. De toute évidence, l'augmentation brutale des capacités de guerre électronique de ses cibles avait pris Baker au dépourvu, exactement comme Tremaine le, voulait, mais le capitaine de frégate n'avait pas paniqué. Il avait remarqué qu'il lui restait encore du temps avant de pénétrer dans l'enveloppe d'engagement des croiseurs de combat, et il adoptait une formation plus défensive, où les Furets armés de missiles s'avançaient pour protéger les Écorcheurs grâce à leurs propres leurres et brouilleurs. Il avait manifestement tiré la même conclusion que Tremaine à sa place : contre des systèmes GE si efficaces, il allait devoir s'approcher avec les grasers des Écorcheurs plutôt que se reposer sur un combat de missiles, et les projectiles GE des Furets lui offraient la meilleure chance de réussite. — Je parcourais ces rapports dont les renseignements de Gray-son nous ont confié une copie, fit Harkness en regardant d'un œil approbateur Baker s'adapter aux nouveaux paramètres de l'affrontement. Tout le monde sait que les Graysoniens n'y connaissent rien par rapport à nos barbouzes omniscients, mais je dois vous dire, pacha, que je n'aime pas ce que la FSG avait à dire concernant les systèmes électroniques des Andies. « Quoi ? » Tremaine se retourna vers le major d'un air surpris et contrarié. u J'ai dû louper cette info, major. — Bah, il y a beaucoup de documents à parcourir, répondit Harkness. Et je dois reconnaître que leur système d'indexation a l'air un peu particulier. Le rapport en question était rangé dans la catégorie ingénierie et non tactique, c'est sans doute pour ça que je l'ai remarqué et pas vous. — Merci, mais cessez de me chercher des excuses et racontez-moi ce qu'il disait », ordonna Tremaine avec un sourire en coin. Harkness haussa les épaules. « Comme tout le reste, c'est une question d'interprétation à partir de données très maigres, pacha. Mais les Graysoniens ont réussi à se procurer un rapport confidentiel de la flotte confédérée. À mon avis, ils ont dû graisser quelques pattes avec de bons vieux dollars. » Bref, quoi qu'il en soit, ce rapport a été rédigé par le commandant d'un croiseur silésien. Manifestement, il s'est pointé juste au moment où un "corsaire" que la flotte confédérée tout entière recherchait depuis plus de six mois se jetait tout droit dans une embuscade tendue par les Andermiens. Ce commandant-là m'a paru largement plus compétent que la moyenne des officiers silésiens. Il avait déjà identifié le pirate et il s'employait à le rattraper discrètement en utilisant ses systèmes furtifs quand deux contre-torpilleurs et un croiseur lourd andermiens sont "brusquement apparus" et ont réduit le bâtiment en morceaux. — Ils sont "brusquement apparus" ? répéta Tremaine, et Harkness acquiesça. — Ce sont ses termes, pacha. Certes, je sais que les capteurs des Silésiens ne valent pas grand-chose, et je sais que leurs techniciens de détection ne sont pas à la hauteur des nôtres, voire des Havriens. Mais, d'après son rapport, ce type dirige son bâtiment avec une sacrée rigueur pour un Silésien, et il a bien pris soin de souligner qu'aucun de ses hommes n'a décelé le moindre indice de la présence des Andies avant qu'ils ne coupent tous les trois le mode furtif et ouvrent le feu. — À quelle distance ? s'enquit Tremaine, concentré. — C'est le point qui m'a le plus dérangé, fit Harkness. L'auteur du rapport a eu l'impression que les pirates n'ont jamais repéré les Andermiens, mais ces salopards ont tendance à se montrer plus négligents encore que la plupart des équipages de la flotte confédérée, donc ça ne prouve rien. Mais le croiseur silésien se trouvait à quatre minutes-lumière seulement de l'unité andermienne la plus proche quand celle-ci a ouvert le feu, et il n'avait rien vu non plus. — Quatre minutes-lumière, hein ? » Tremaine se mordilla la lèvre d'un air contrit pendant un instant. « Je comprends que ça vous ait dérangé, major, dit-il au bout d'un moment. Envoyez une copie de ces rapports sur ma messagerie, vous voulez bien ? — Pas de problème, pacha. — Il faudra sans doute que je leur assigne une forte priorité pour être sûr que la vieille, l'amiral McKeon et l'amiral Truman en reçoivent une copie eux aussi. S'ils ont amélioré leurs systèmes GE au point que votre commandant de croiseur semble sous-entendre... — Tout à fait, pacha. » Harkness désigna de la tête l'afficheur où le capitaine Baker avait réorganisé sa formation d'attaque et se rapprochait de sa proie. « Votre idée de forcer nos gars à s'entraîner contre un équipement GE de première pourrait bien se révéler meilleure encore que vous ne le pensiez », ajouta-t-il tout bas. CHAPITRE VINGT-TROIS — Vous savez quoi ? fit Érica Ferrero à l'adresse de son équipe de pont. Ces petits plaisantins commencent à vraiment me fatiguer. » Personne ne répondit. En partie parce que sa voix suggérait que le téméraire qui attirerait ses foudres à cet instant précis pourrait bien le regretter, mais ce n'était qu'une considération mineure comparée au fait que tous les officiers de pont du Jessica Epps étaient du même avis qu'elle. Une idée de ce à quoi ils jouent cette fois-ci, Shawn ? poursuivit le commandant. — En réalité, pacha, répondit le capitaine de corvette Harris d'un air un peu hésitant, je crois savoir exactement à quoi ils jouent. » Ferrero fit pivoter son fauteuil de commandement pour faire face à la section tactique et l'invita d'un signe de tête à s'expliquer. Harris haussa les épaules. « Si je ne m'abuse, commandant, dit-il sur un ton plus officiel, ils se livrent à un exercice de poursuite... sur nous. — Ah oui, vous croyez ? » Le ton badin de Ferrero alerta la plupart de ses officiers. « Oui, madame. — Et vous le croyez parce que... — Parce qu'ils changent de cap et d'accélération à chaque fois que nous procédons à une modification de trajectoire, pacha, fit Harris. Dès que notre vecteur change, le leur en fait autant. Ils maintiennent une trajectoire qui reflète constamment la nôtre. — Je ne pense pas qu'ils nous aient informés de leurs intentions et que vous ayez simplement négligé de m'en faire part, Mecia ? s'enquit Ferrero, ironique, en jetant un coup d'œil à son officier de com. — Non, madame, assura le lieutenant de vaisseau McKee. — Bizarrement, je m'en doutais. » Il n'était pas inhabituel pour un vaisseau de guerre de procéder à des exercices de détection et de poursuite sur des cargos voire des bâtiments de guerre d'autres flottes. Mais la courtoisie la plus élémentaire de même que le simple bon sens imposaient d'informer le vaisseau que l'on comptait suivre à la trace. À moins, bien sûr, de nourrir des intentions moins qu'amicales... d'où l'idée que la prudence voulait qu'on demande la permission à l'avance. C'était la seule façon d'éviter à coup sûr des malentendus aux conséquences potentiellement déplaisantes, surtout lorsque les relations interstellaires étaient déjà très tendues. « Aucun signe de capteurs actifs ? demanda-t-elle à l'officier tactique au bout d'un moment. — Non, madame. » La question n'était pas aussi bête qu'elle aurait pu le paraître. Ferrero savait aussi bien que Harris qu'on ne pouvait pas les suivre sur des capteurs actifs embarqués à cette distance, mais ce n'était pas ce qu'elle demandait. « Je ne relève aucun indice de présence de plateformes éloignées, continua Harris, en réponse à sa véritable question. — Je comprends », dit Ferrero, mécontente. Étant donné la distance qui séparait actuellement les deux bâtiments, Harris ne pouvait suivre l'autre qu'en se servant des scansats que le Jessica Epps avait dispersés pour couvrir la périphérie du système de Harston quand Ferrero y avait transféré ses opérations de répression de la piraterie. Les émetteurs à impulsions gravitiques des plateformes lui permettaient d'obtenir des données de détection. en temps réel des régions les plus éloignées du système sans utiliser les drones de reconnaissance de Cavalier fantôme. En effet, ces drones n'étaient pas seulement coûteux, c'étaient aussi des appareils que la flotte royale préférait ne pas exhiber, partant du principe que les autres flottes ne pouvaient pas acquérir de données de détection sur ce qu'elles ne voyaient pas. Les scansats possédaient également une endurance bien plus grande que les drones, plus chers, puisqu'ils restaient immobiles au lieu de devoir maintenir des bandes gravitiques. Pour toutes ces raisons, chacun savait que les croiseurs manticoriens en patrouille semaient la périphérie des systèmes dont ils étaient responsables de plateformes de communication supraluminique à l'équipement furtif assez rudimentaire. Par conséquent, on savait où les chercher et ils étaient relativement faciles à repérer; il était donc clair que le croiseur andermien savait depuis un moment que le Jessica Epps était globalement conscient de sa présence. Mais il était tout aussi clair qu'à cette distance seuls des drones à portée étendue pouvaient lui permettre de suivre le Jessica Epps, et Ferrero n'aimait pas les découvrir si furtifs que même des capteurs embarqués manticoriens étaient incapables de les localiser. Toutefois Harris n'avait pas terminé son rapport. « Euh... excusez-moi, madame, mais je ne suis pas certain que vous compreniez si bien que ça. Pas entièrement, corrigea-t-il aussitôt comme elle le fusillait du regard. — Alors éclairez-moi donc, monsieur Harris, dit-elle froidement. — Madame, ils se trouvent à presque soixante-dix minutes-lumière de notre position, rappela-t-il respectueusement. Mais ils rectifient leur trajectoire en moyenne dans les trois minutes qui suivent chacun de nos changements de cap. » Ferrero se raidit, et l'officier tactique hocha la tête en tapotant son répétiteur. « Je surveille leurs bandes gravitiques en passif depuis quatre-vingts minutes, madame. L'intervalle le plus long a été de six virgule sept minutes. Le plus court moins de deux. Les données figurent sur la puce, si vous voulez les consulter. — Je ne mets pas en doute vos observations, Shawn, répondit le commandant d'une voix faussement douce. Simplement, je ne suis pas très contente de les entendre. — Je ne suis pas non plus très content de vous les communiquer, pacha », reconnut Harris avec un infime sourire car le ton plus amical de Ferrero sous-entendait qu'elle ne l'incendierait pas, en fin de compte. Ferrero s'autorisa un petit sourire en réponse, mais elle réfléchissait en observant l'icône neutre représentant le Hellebarde. Le croiseur andermien était devenu un compagnon permanent du Jessica Epps ces dernières semaines, et elle n'aimait pas ça. Ce capitaine de vaisseau Gortz – elle ne savait toujours pas s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme – ne pouvait pas se trouver si souvent sur le chemin de son vaisseau par hasard. Il (ou elle) suivait délibérément le bâtiment de Ferrero de système en système dans le but exprès de la harceler. C'était la seule explication possible, et le comportement sans cesse plus insolent du croiseur andermien jouait non seulement des tours à la tension artérielle de Ferrero mais suggérait aussi que son commandant agissait selon un plan organisé. La question, bien sûr, était de savoir si ce plan n'appartenait qu'au capitaine Gortz ou s'il émanait d'une autorité supérieure. Mais ce que Harris venait de dire ajoutait une dimension supplémentaire à la manœuvre de l'autre bâtiment. La signature d'impulsion était le seul phénomène qui se propageait à une vitesse supraluminique en espace normal. Ce n'était pas à proprement parler ce qui se passait, bien entendu. En réalité, l'intense distorsion gravitationnelle associée aux bandes gravitiques créait une « ride » le long de l'interface entre la bande alpha de l'hyperespace, la plus basse, et l'espace normal. C'était cette ride, guère plus que la résonance d'une signature hyperspatiale en fait, que lés Warshawskis d'un vaisseau détectaient. Toutefois la réalité physique du phénomène importait peu à cet instant. Ce qui comptait, c'est que les signatures d'impulsion étaient détectables en temps réel dans la limite de la portée effective des capteurs embarqués. Tout cela était bien beau, mais, comme Harris venait de le lui rappeler, ils se trouvaient largement hors de portée de détection du croiseur andermien. Par conséquent, le caractère supraluminique des capteurs gravitiques importait peu : pour que le Hellebarde réagisse si vite aux changements de cap du Jessica Epps, il devait aussi entretenir des liens com supraluminiques avec ses plateformes de détection. Cela impliquait que la flotte andermienne avait non seulement réussi à produire son propre communicateur à impulsions gravi-tiques mais aussi à le miniaturiser au point de pouvoir l'installer sur un appareil de la taille d'un drone de reconnaissance. Par-dessus le marché, un drone si furtif et dont l'émetteur est doté d'un si bon bouclier anti-rétrodiffusion que Shawn n'arrive pas à le trouver alors qu'il sait qu'il doit être là quelque part, songea-t-elle, contrariée. Et Gortz nous le montre, ça aussi. — Vous n'avez recherché les drones que sur les capteurs passifs, n'est-ce pas ? demanda-t-elle au bout d'un moment. — Oui, madame. Jusqu'à ce que je me rende compte de ce qui se passait, je ne voyais aucune raison de recourir à la détection active. Voulez-vous que je le fasse maintenant? — Non. Ne montrons pas trop que nous ne nous étions même pas rendu compte qu'il nous surveillait grâce à des drones. Mais je veux savoir où ils se trouvent. Alors, si nous ne les repérons pas sur les capteurs passifs embarqués, lâchons donc quelques drones supplémentaires nous aussi pour les traquer. — Quand ils verront le lâcher de drones, ils devineront de quoi il retourne, pacha, fit remarquer Harris. — En effet. Mais je crois qu'il est temps de mettre Cavalier fantôme au travail. » Harris releva brutalement les yeux, comme s'il s'apprêtait à lui demander si elle était sûre de sa décision. Mais il n'était pas assez téméraire pour s'y risquer, malgré sa surprise, et elle dissimula un sourire en voyant sa mine. « Ne vous en faites pas, Shawn, dit-elle d'un air rassurant. Je n'ai pas perdu la tête. L'existence de Cavalier fantôme ne figure plus sur la liste des secrets officiels. Tout le monde en sait au moins un peu sur ses capacités, et je suis certaine que les renseignements andermiens ne se contentent pas d'un peu. Je n'ai pas l'intention de faire jouer toutes les capacités du système, mais je veux savoir où se trouvent ces drones, et je veux les trouver sans révéler aux Andermiens combien de temps il nous a fallu pour découvrir leur présence. — Compris, pacha », fit-il. Elle doutait toutefois qu'il ait pleinement saisi ce qu'elle avait en tête. D'un autre côté, il en comprenait à l'évidence assez, comme le prouva sa remarque suivante : « Je vais leur faire quitter les lanceurs tout doucement et les programmer pour des bandes gravitiques de force un après... disons dix minutes. Si nous pouvions réduire notre accélération à deux cents gravités pendant quatre ou cinq minutes suite au lancer et la maintenir à ce niveau un moment, cela devrait suffire à leur permettre de nous rattraper progressivement sans générer de signature puissante au point de passer leurs systèmes furtifs. — Très bien raisonné, Shawn, approuva-t-elle avec chaleur avant de se tourner vers son astrogateur. Vous avez entendu, James ? — À vos ordres, madame, répondit le lieutenant de vaisseau sidemorien. Cinq minutes après que monsieur Harris aura confirmé le lancement, je réduirai notre accélération à deux cents gravités. Dois-je maintenir le cap ? — Non, dit-elle, songeuse. Je ne veux pas qu'ils se demandent pourquoi nous réduisons soudain l'accélération si nous continuons gentiment sur la même trajectoire. » Elle tapota un moment le bras de son fauteuil puis sourit. « Appelez le second de ma part, Mecia. — À vos ordres, madame », fit le lieutenant de vaisseau McKee. Quelques instants plus tard, le visage luisant du blond capitaine de frégate Robert Llewellyn, officier en second du Jessica Epps, apparut sur le petit écran de com de Ferrero. « Vous avez sonné, pacha? s'enquit-il. — Oui. Où êtes-vous ? — Dans la soute à munitions numéro quatre, avec une équipe de maintenance, répondit Llewellyn en désignant quelque chose hors de la portée limitée de la caméra murale. Le premier maître Malinski et moi pensons avoir enfin localisé le défaut du harnais de branchement auxiliaire du tube d'alimentation, et nous démontions le plancher pour y accéder. — Je suis heureuse d'apprendre que vous avez trouvé, mais il se passe autre chose, Robert. Je crains que vous ne deviez laisser le premier maître se débrouiller tout seul avec le tube d'alimentation, parce que j'ai besoin de vous au hangar d'appontement. — Au hangar d'appontement? répéta Llewellyn. — Oui. Je dois empêcher un croiseur lourd andermien trop curieux de deviner la véritable raison pour laquelle je me prépare à réduire mon accélération. J'ai donc décidé qu'il nous fallait organiser une série d'exercices contre un ou deux de nos bâtiments légers, et je souhaite que vous les coordonniez. Je sais que je vous préviens tard, mais je me dis que vous pouvez commencer par une simulation de Hollandais volant. Le temps de terminer cet exercice, vous pouvez concevoir au moins deux problèmes pour les équipages des pinasses. Et, pendant qu'on y est, imaginez un exercice d'interception qui nous fournira une excuse pour déployer deux drones GE au bout de faisceaux tracteurs. Vous pensez pouvoir y arriver ? — Je ne vois pas pourquoi je n'y arriverais pas », fit le second, bien que manifestement perplexe quant à ce qu'elle mijotait. Eh bien, le temps ne manquerait pas pour le mettre au courant. « Bien. Rappelez-moi quand vous serez au hangar d'appontement. Je vais demander à Mecia de les prévenir de votre arrivée. — À vos ordres, madame. » Le visage de Llewellyn disparut de son écran lorsque celui-ci coupa le circuit, et Ferrero fit signe à McKee d'annoncer son arrivée imminente au personnel du hangar d'appontement. Puis elle se tourna vers Harris et MeClelland. « Très bien. Quand le second nous dira qu'il est prêt, je veux procéder à la réduction d'accélération dont nous avons parlé ainsi qu'à un changement de cap de trente ou quarante degrés pour les "exercices" des pinasses. Et je veux que les drones soient largués cinq minutes avant. Compris ? Ses deux subordonnés acquiescèrent, et elle se renfonça dans son fauteuil de commandement en adressant un sourire à l'icône du Hellebarde sur son répétiteur. « Voilà, madame, dit enfin le capitaine Harris. Il y en a quatre. — Bon travail, Shawn », répondit sincèrement Ferrero, debout derrière lui, qui regardait par-dessus son épaule son écran plus détaillé. Il y avait en effet quatre drones andermiens, placés de façon à encadrer le Jessica Epps quels que soient ses changements de trajectoire. Ils se trouvaient à quelques milliers de kilomètres de l'endroit où Ferrero les aurait elle-même placés, ce qui soulignait encore le mal qu'Harris avait eu à les localiser. Il avait commencé à chercher là où il s'attendait à les trouver et, malgré cela, il lui avait fallu près de quatre heures et demie pour confirmer leur localisation. D'ailleurs, il n'aurait peut-être même pas réussi si les Andies n'avaient pas été forcés de remplacer leurs drones à court de carburant. Il avait repéré l'un des drones de remplacement sur son trajet d'approche et, une fois celui-là précisément localisé, il était parvenu à trouver les autres par triangulation. Ce qui en disait long sur la remarquable technologie furtive que les Andies avaient intégrée à leurs satanés drones. Au moins, l'endurance de leurs appareils semblait moindre que celle de leurs équivalents manticoriens, mais c'était d'un piètre réconfort à cet instant. Ferrero resta encore un moment debout à fixer les icônes de ces drones insaisissables. Elle était raisonnablement sûre qu'ils n'avaient pas remarqué les drones Cavalier fantôme, plus furtifs encore, qui s'approchaient d'eux par-derrière, mais elle n'en aurait pas mis sa tête à couper. Pas après la façon dont les Andermiens avaient réussi à discrètement placer leurs propres drones. D'après ce que Harris et Robert Llewellyn parvenaient à détecter ou extrapoler, la technologie Cavalier fantôme demeurait supérieure à ce qu'ils voyaient. Mais cela supposait que les systèmes adverses fonctionnaient à pleine puissance sans rien garder en réserve. Ce qui paraissait probable mais ne pouvait être confirmé. D'un autre côté, quoi qu'il en soit, ces drones devaient être équipés de capteurs passifs des plus sensibles. Ce qui suggérait à Érica Ferrero la façon idéale de s'en débarrasser. Elle consulta l'horodateur mural puis posa la main sur l'épaule de Harris, un sourire mauvais aux lèvres. — Je crains que votre journée ne soit pas encore tout à fait terminée, Shawn, dit-elle. Nous allons mettre un terme aux exercices de nos pinasses à la fin du mouvement en cours. À ce moment-là, je veux que vous continuiez à traquer ces drones pendant encore... soixante-dix-neuf minutes. Je sais qu'il ne sera pas facile de les garder à l'œil sans que les Andermiens le remarquent, mais je veux mettre un peu de temps entre nos changements de cap pour les exercices et le moment de vérité. — Le moment de vérité, madame ? répéta Harris. — Exactement. Je ne sais pas si c'est l'idée du capitaine Gortz ou de ses supérieurs, mais il s'efforce manifestement de faire passer un message concernant les capacités techniques andermiennes. Dans ces conditions, je pense qu'il est temps que nous fassions nous aussi passer un message sur nos capacités. Donc, à la fin de votre période de surveillance de soixante-dix-neuf minutes, je veux que vous fassiez pivoter nos deux plateformes tractées de façon à ce que leurs capteurs actifs couvrent les drones andermiens. Ensuite, vous les pousserez à la puissance maximale. Je ne veux pas seulement une image radar de la coque de ces drones, Shawn : je veux pouvoir lire les pavés magnétiques qui commandent l'accès à leur sabord de service, je veux leur putain de numéro de série et les empreintes digitales du dernier technicien à en avoir effectué la maintenance. Et, plus que tout, je veux réduire leurs capteurs passifs en bouillie. Pigé ? — Oh que oui, pacha ! fit Harris avec un sourire tout aussi mauvais que le sien. Drones de reconnaissance frits sauce hollandaise, chaud devant ! — Bien. » Elle lui tapota de nouveau l'épaule. « Très bien », répéta-t-elle, puis elle fit demi-tour et regagna son propre fauteuil de commandement. Elle s'assit et son sourire s'amenuisa légèrement tandis qu'elle regardait de nouveau son propre répétiteur et les points fixes cramoisis représentant les drones du Hellebarde. Si satisfaisante soit l'idée de rendre la monnaie de son insolence au croiseur andermien – et elle était assez honnête avec elle-même pour reconnaître que ce serait satisfaisant à l'extrême –, cela ne changerait rien au fait que le Hellebarde avait réussi à les mettre en position sans se faire repérer. Pourquoi au juste Gortz avait-il choisi de révéler sa capacité à le faire, cela demeurait un mystère, mais son comportement suivait manifestement un fil directeur. Il (ou elle) faisait monter les enchères lentement mais sûrement, révélant des technologies de plus en plus performantes et profitant sans doute de l'occasion pour tester les capacités du Jessica Epps. C'était une des raisons pour lesquelles Ferrero s'était donné tant de mal pour dissimuler le fait qu'elle se servait de Cavalier fantôme. Les plateformes GE tractées qu'elle avait demandé à Llewellyn de déployer dans le cadre de ses prétendus exercices n'avaient rien de neuf. Elles existaient depuis des générations et serviraient sans doute pendant des générations encore car, à la différence des drones les plus performants, le bâtiment qui les déployait pouvait les alimenter directement en énergie, ce qui leur offrait de facto une endurance illimitée. Cela leur permettait également d'embarquer des systèmes de détection, de brouillage et de leurre très puissants dans la mesure où elles pouvaient compter sur leur vaisseau mère pour les alimenter. Quand elle s'en servirait pour détruire les drones du Hellebarde, elle utiliserait donc une technologie datée. Mais elle prouverait aussi à Gortz que le Jessica Epps avait repéré ses espions, de préférence sans révéler précisément quand ni comment cela s'était produit. Cela devrait rappeler à Gortz que, si efficace que soit devenue la technologie andermienne, la FRM continuait de posséder le meilleur matériel de l'espace –Ferrero espérait ardemment que c'était encore le cas. Toutefois, c'était l'autre moitié du message qu'elle se réjouissait le plus de transmettre, elle se l'avouait. Parce que, quand le capitaine de corvette Harris réduirait les systèmes passifs embarqués hypersensibles des drones en un tas de circuits inutiles, le message personnel du capitaine de vaisseau Érica Ferrero au Kapitan der Sterne Gortz serait on ne peut plus clair : Ne me cherche pas, gros malin! CHAPITRE VINGT-QUATRE « Ça ne me plaît pas. » Thomas Theisman s'exprimait avec douceur tout en se carrant au fond de son confortable fauteuil dans le bureau de la présidente Pritchart. Sa mine était une autre histoire, toutefois, et il fronça les sourcils d'un air féroce en repensant à ce qu'il venait de dire. « En fait, ça ne me plaît pas du tout, corrigea-t-il. — Parce que vous croyez que ça me plaît ? » demanda Héloïse Pritchart. Sa voix était dure, mais Theisman savait que sa colère n'était pas dirigée contre lui. « D'un autre côté, le rapport de Kevin ne semble pas nous laisser beaucoup de choix, pas vrai ? — Vous pouvez toujours virer cet enfant de salaud, suggéra Theisman. — J'y ai réfléchi. Longuement, reconnut Pritchart. Hélas, d'après certaines autres sources, il est prêt à rejeter toute demande de démission comme anticonstitutionnelle. — Anticonstitutionnelle ? » Theisman la dévisagea d'un air incrédule, et elle eut un sourire amer. « Eh bien, illégale en tout cas. Il semble que, selon un avis juridique a priori compétent, la résolution réadoptant la Constitution a conféré au Congrès le droit d'approuver ou non mes nominations au gouvernement, et tout changement que j'y apporterais. — C'est ridicule ! — Je suis tout à fait du même avis. Ce qui ne veut pas dire qu'Arnold ne portera pas l'affaire devant les tribunaux de toute façon si j'essaye de le virer. — Vous avez posé la question à Denis ? — Oui. Il pense comme vous. Malheureusement, la même source qui m'a prévenue qu'Arnold pourrait tenter ce genre de manœuvre m'a fait remarquer qu'il était ami de longue date avec le juge Tullingham. — Oh, merde, murmura Theisman, profondément écœuré. — Tout à fait. Je doute fort qu'il l'emporte à terme, mais il pourrait nous bloquer au milieu de disputes juridiques pendant des semaines, sûrement des mois. Et ce serait aussi grave, à long terme. Par conséquent, je ne peux rien faire pour le punir. — Cela nous laisse au moins une autre possibilité », grommela Theisman. Pritchart inclina la tête, l'air interrogateur, et il eut un mince sourire. « Si vous ne pouvez pas virer ce salopard sournois, faites-le mettre en examen par Denis. — Mettre en examen le ministre des Affaires étrangères ? Pritchart le regardait, les yeux écarquillés. « Carrément, répliqua Theisman. Il a au moins révélé des informations classées secret-défense, et il ne l'a sûrement pas fait "par accident" ! Pas devant le groupe à qui Kevin nous dit qu'il en a parlé. — Mais c'est aussi un ministre du gouvernement, fit remarquer Pritchart. Et bien que je sois entièrement d'accord avec vous, les gens à qui il a révélé ces informations sont tous accrédités secret-défense eux-mêmes. — Mais pas un, en dehors de son menteur de frère, n'était censé avoir accès à ces informations ni n'avait un réel besoin de les connaître. Et vous savez parfaitement que, s'il leur en a parlé, ce n'est qu'une question de temps avant que tout cela ne soit rendu public. Ce qui nous ramène exactement aux problèmes de sécurité nationale que j'évoque depuis le jour où nous avons décidé de maintenir le Refuge. — Je suis d'accord. » Pritchart se renfonça dans son fauteuil et se pinça l'arête du nez d'un geste las. « Le problème, Thomas, c'est qu'il nous a mis en porte-à-faux sur cette histoire d'information. La même logique qui rend trop élevé le prix politique à payer pour le virer vaut pour votre suggestion, et vous le savez. Si nous le faisons mettre en examen et juger, alors cette information que vous tentez de tenir secrète sera révélée au tribunal. À moins que vous ne soyez prêt à proposer un procès secret pour un ministre d'un gouvernement dont nous essayons encore de persuader les législateurs qu'il est légitime ? — Je... » commença Theisman, rageur, avant de s'interrompre et de prendre une profonde inspiration. Il resta parfaitement immobile l'espace de quelques secondes puis se reprit. « Vous avez raison. » Il secoua la tête. « Et le pire, c'est que je suis certain qu'il a tout prévu ainsi depuis le début pour se protéger au cas où nous découvririons ce qu'il préparait. — C'est bien le problème, Thomas. Nous ne savons toujours pas ce qu'il prépare. Les informations qu'il partage avec ses alliés politiques ne sont qu'un moyen, pas une fin en soi. Je soupçonne bien ce qu'il vise réellement à long terme, je vois l'idée générale, mais à cet instant nous ignorons quel but immédiat il poursuit au juste. — Kevin n'en a aucune idée ? » Theisman paraissait ne pas en revenir, et Pritchart afficha un sourire ironique. « Kevin Usher a l'instinct d'un chat paranoïaque et le courage d'un lion. Il a aussi un incroyable cœur de guimauve qu'il se donne beaucoup de mal pour dissimuler. En revanche, il n'est ni télépathe ni clairvoyant. Nous avons de la chance qu'il ait recueilli autant d'éléments. Et nous avons aussi de la chance, reconnut-elle, qu'il ait décidé de m'en rendre compte directement. — Et à qui d'autre en aurait-il rendu compte ? — Il se trouve, expliqua patiemment Pritchart, que nous avons choisi Kevin pour diriger l'AFI pour la bonne raison qu'il a trop vu ce qu'il en coûtait d'utiliser des renseignements intérieurs pour obtenir un avantage politique. On pourrait dire que les torts d'Arnold jusqu'à maintenant se résument à une erreur de jugement et une langue trop bien pendue. Même si ce qu'il a fait est illégal, cela pourrait n'être de sa part qu'un malheureux accès de volubilité, et Kevin est sans doute davantage conscient que quiconque de la tension qui règne entre Arnold et moi. Je vous assure donc qu'il a réfléchi à deux voire trois fois avant de me confier des informations dont je pouvais me servir pour écraser Arnold si je le décidais. C'est sans doute uniquement parce qu'il me connaît très bien qu'il me les a transmises. — Vous êtes en train de dire qu'avec un autre président il aurait peut-être étouffé cette information ? » Theisman fronça les sourcils. « Bizarrement, ça ne colle pas avec l'impression que j'ai de lui. Ou plutôt, je crois que, s'il m'était venu à l'idée qu'il pourrait avoir cette attitude, j'aurais été très contrarié que vous le choisissiez pour occuper ce poste. — Je ne dis pas qu'il aurait étouffé quoi que ce soit. Je dis simplement que cette information ne lui est pas parvenue par l'un de ses canaux officiels et qu'elle n'était pas issue d'une enquête en cours. Il n'aurait pas eu besoin de l'étouffer car la décision de me communiquer ce qui n'était au départ guère plus que des rumeurs lui appartenait. Il a pris soin de s'assurer d'abord que ces rumeurs étaient fondées – ce qu'il a fait sans ouvrir d'enquête officielle – mais il n'était pas du tout obligé de se donner la peine de vérifier ces rumeurs de son propre chef, tout cela pour pouvoir me parler de quelque chose que je ne lui avais même pas demandé. Il a lui-même pris cette décision, et il l'a fait parce qu'il pensait que je n'abuserais pas de cette information, ni du système ou de sa confiance. Et aussi, je crois, parce qu'il juge comme moi qu'Arnold Giancola et ses amis représentent le plus grand danger auquel nous soyons confrontés en ce moment. — En interne, oui, fit Theisman. Mais en externe ? » Il secoua encore la tête. « Je persiste à penser que les Manties, et plus particulièrement cet âne bâté de Janacek, constituent une menace bien plus dangereuse et immédiate. — Thomas, Thomas », soupira Pritchart. Elle se frotta les yeux de la paume des deux mains puis lui adressa une grimace. Je ne mets pas en doute votre estimation du degré de bêtise dont Janacek, Haute-Crête et les autres sont capables. Le problème, c'est que nous ne pouvons pas contrôler ce qu'ils font, malgré tous nos efforts. La seule situation que nous puissions espérer maîtriser, c'est notre situation intérieure. La conjoncture interstellaire fera sans nous cette fois-ci. Et si Janacek et son patron prennent bel et bien une décision stupide, alors il vous appartiendra ainsi qu'à la flotte de nous protéger de ses conséquences. » Theisman la fixa en silence quelques secondes pendant lesquelles elle ressentit l'intensité des réflexions qui traversaient son cerveau, derrière ses yeux. — Vous êtes absolument certaine que c'est ainsi que vous voulez gérer la question ? demanda-t-il enfin. — Ce n'est pas que je "veuille", répondit-elle brutalement. Simplement, c'est la moins mauvaise de la demi-douzaine de piètres solutions que j'envisage. Kevin ne sait peut-être pas précisément quel objectif immédiat Arnold pense atteindre, mais je vous garantis que je connais au moins deux des directions qu'il va prendre. L'une consiste à me forcer la main – et à vous aussi, je suppose – concernant notre position dans les négociations avec les Manties. La seconde vise à se mettre en position de candidat la présidence aux prochaines élections. S'il attend jusque-là. — Comment ça, "s'il attend jusque-là" ? » Theisman se redressa. « Vous pensez réellement qu'il envisage ce genre de chose ? — Non. Non, je ne pense pas. » Il la regarda, les yeux étrécis, et elle soupira une fois de plus. « D'accord, peut-être que je le pense, concéda-t-elle à contrecœur. Et je me maudis de l'avoir laissé échapper devant vous, Thomas Theisman ! Parce que tout ce dont je suis sûre à cet instant précis, c'est que je ne lui fais pas confiance, je ne l'aime pas, et je le sais ambitieux et têtu comme une bourrique. Le tout ne justifiant en aucune façon une "action directe". — En dépit des apparences, Héloïse, fit-il sur un ton faussement doux, je n'ai pas vraiment l'habitude d'organiser des coups d'État. Pas sans qu'on me provoque un peu plus que cela, du moins. — Je sais, répondit-elle, penaude. Je crois que je perds un peu les pédales quand on parle d'Arnold. Pour autant, je ne crois pas une seconde qu'il hésiterait si l'occasion se présentait de tenter une manœuvre à l'ancienne. Pour l'instant, toutefois, Denis et Kevin à eux deux ont globalement verrouillé cette éventualité pour quiconque. C'est pour cela qu'il s'y prend depuis un autre angle d'attaque. Et pour cela aussi que nous ne pouvons pas nous permettre de le laisser contrôler le flux d'informations. Il se sert de l'existence du Refuge pour diviser, Thomas. Révéler les faits au compte-gouttes l'aide à établir son statut d'initié, d'homme qui a accès à tous les leviers du pouvoir et aux informations qui vont avec. Et quand il veut recruter quelqu'un qui est déjà mécontent ou inquiet de la façon dont les Mandes bloquent toute négociation sérieuse, il peut arguer des nouveaux bâtiments pour faire paraître ma politique plus faible encore. Après tout, si nous avons réussi à progresser dans le sens d'un rééquilibrage de nos capacités militaires et que nous ne sommes toujours pas prêts à faire pression sur les Manties, alors nous sommes manifestement trop timorés pour le faire tout court. — Et si nous avions commencé à faire pression quand il le voulait, nous n'aurions jamais eu le temps de procéder au rééquilibrage ! — Bien sûr que non, mais croyez-vous qu'il mentionnera ce détail mineur ? » Pritchart eut un rire sans grand humour. « Et même si nous étions en position de le souligner sans tout rendre public nous-mêmes, cela n'aurait guère d'effet. Personne ne s'intéresse à la situation telle qu'elle était il y a trois ou quatre ans. Ses partisans vont se concentrer sur la situation actuelle. Or, selon Arnold, nous possédons aujourd'hui la puissance militaire nécessaire pour résister aux Manties... si seulement nous avions la volonté de nous en servir. — Vous allez donc faire ce qu'il attend de vous. » La réponse de Theisman aurait pu sonner comme une accusation, mais ce ne fut pas le cas. Clairement, il s'opposait encore à la politique qu'elle proposait, mais il comprenait aussi ce qui lui forçait la main, et il comprenait qu'elle avait raison. Il n'y avait pas de « bonne » solution, juste le choix entre deux mauvaises. — Je ne vois pas d'autre issue que d'essayer de le prendre à son propre jeu, dit Pritchart. Si nous annonçons nous-mêmes l'existence de nouveaux bâtiments tout en commençant à faire pression sur les Manties à la table des négociations, nous lui couperons ses effets. J'espère. — Tant que nous ne poussons pas les Manticoriens trop fort ni trop vite, avertit Theisman. Même s'ils le prennent beaucoup plus calmement que je ne m'y attends, il va y avoir un décalage entre le moment où nous reconnaîtrons l'existence du Refuge et celui où ils réajusteront leur perception de la situation et leur réflexion stratégique. Impossible de dire comment ils réagiront si nous appliquons une pression trop forte avant qu'ils n'aient procédé à cet ajustement. — Je m'en rends compte. Mais je pense que c'est plus facilement contrôlable que de laisser Arnold parcourir La Nouvelle-Paris comme une boule de bowling folle en gravité zéro. Il faudra presque un mois au bas mot pour que les communiqués de presse concernant le Refuge atteignent Manticore. Nous nous débrouillerons pour que la note diplomatique annonçant notre nouvelle position plus ferme arrive quelques jours plus tard, et nous prendrons soin de la formuler en des termes bénins. — Vous allez leur demander de cesser de nous faire perdre notre temps d'une façon "bénigne" ? » Theisman haussa un sourcil interrogateur, et elle renifla. «Je n'ai pas dit qu'ils apprécieraient la nouvelle. Mais nous pouvons nous montrer fermes et délivrer notre message sans passer pour un ramassis d'illuminés qui brûlent d'essayer leurs nouveaux joujoux militaires ! — Étant l'homme dont le coffre abrite les joujoux en question, j'approuve totalement cette attitude », répondit Theisman avec ferveur. Puis il se frotta le menton et plissa le front, songeur. « Néanmoins, je me sentirais mieux si Giancola n'était pas ministre des Affaires étrangères. Il a trop d'occasions d'imposer ses propres nuances à tout ce que nous disons aux Manties pour ma tranquillité d'esprit. — La même idée m'a effleurée, avoua Pritchart. Hélas, si nous ne pouvons ni le virer ni le mettre en examen, nous sommes obligés de faire avec. Parfois je regrette que notre système ne ressemble pas davantage à celui des Manticoriens. Certes, je pense que la stabilité du nôtre a ses avantages – tels que d'éviter des changements de politique gouvernementale soudains, ce qui s'est produit à la mort de Cromarty. Mais puisque nos ministres doivent être confirmés par le Congrès à leur poste spécifique, nous ne pouvons pas redistribuer les portefeuilles comme eux quand cela nous arrange. Or, tant qu'il sera aux Affaires étrangères, nous ne pourrons pas l'écarter des canaux diplomatiques. » Mais, de toute façon, il sait déjà qu'il n'est pas dans mes petits papiers, si cordiales que doivent paraître nos relations en public. L'idée de froisser sa susceptibilité ne m'empêchera donc pas de dormir quand j'insisterai pour relire toutes les notes que nous envoyons aux Manties avant leur expédition. » Elle renifla encore, et cette fois il y avait une vraie nuance d'humour dans son sourire fugace. « Qui sait? Peut-être s'offensera-t-il suffisamment pour nous rendre service à tous en démissionnant ! — Ne retenez pas votre souffle en attendant, conseilla Theisman. L'anoxie est une fin assez triste. — On peut toujours rêver, répliqua-t-elle. — Oui, j'imagine. » Il réfléchit encore quelques instants. — Alors comment voulez-vous procéder au juste pour la première déclaration concernant le Refuge ? Doit-elle être faite par votre bureau ou par le mien ? — Le vôtre, répondit-elle aussitôt. Je suis certaine qu'on me posera toutes sortes de questions là-dessus lors de ma prochaine conférence de presse, mais la déclaration initiale appartient à la flotte. — Et si on me demande comment il se fait que le Refuge n'est jamais apparu dans nos budgets officiels ? — En réalité, j'espère bien qu'on vous posera précisément cette question, reconnut Pritchart. Si cela se produit, je veux que vous fassiez remarquer au curieux qu'en l'absence de traité officiel avec le Royaume de Manticore la République est toujours en guerre. Et que rendre public le budget spatial serait manifestement d'un grand secours à un adversaire potentiel. Ne vous donnez pas la peine d'associer Manticore et cet "adversaire potentiel", mais ne le contestez pas si quelqu'un d'autre fait le rapprochement. Secouer un peu les Manties avant de commencer à leur envoyer des notes diplomatiques officielles ne fera pas de mal. Et jouer cette carte dès le début devrait nous aider à couper l'herbe sous le pied de tous ceux qui – comme notre cher ministre des Affaires étrangères et ses alliés politiques – voudraient nous accuser d'avoir été trop timorés. Je doute que quiconque ait tout à fait oublié ce que la flotte manticorienne nous faisait subir il y a quelques années, mais il ne sera pas mauvais de rafraîchir les mémoires. — Je vois ce que vous avez en tête. Si nous devons nous approcher d'un chien d'attaque endormi pour lui coller un coup de pied dans le museau, autant le faire de la façon la plus efficace possible. » Il secoua la tête. u Vous savez, quand Denis et moi avons décidé que Saint-Just devait être éliminé, je n'aurais jamais cru qu'un gouvernement républicain librement élu par ses citoyens devrait se donner tant de mal pour se protéger de l'un de ses propres ministres. — Et c'est pour cette raison que vous préférez l'armée à la politique, conclut Pritchart, un peu triste. Non que je vous le reproche, parfois. Mais il s'agit pour beaucoup d'une question de timing, Thomas. Donnez-moi encore quinze ou vingt ans, que la République soit de nouveau ferme sur ses pieds et que les électeurs s'habituent réellement à l'idée de la primauté de la loi, et nous n'aurons pas besoin de passer tant d'heures à nous inquiéter d'un politicard ambitieux et dénué de scrupules. Il me suffirait d'insister pour qu'il démissionne, en faisant confiance à la Constitution pour encaisser toutes les répercussions. Hélas, nous n'en sommes pas encore là. — Je sais. Et j'attends ce moment avec impatience... à supposer que la folie de Giancola ne nous engage pas à nouveau dans une guerre ouverte contre Manticore. — Je pense qu'il s'agit d'un scénario pessimiste, fit gravement Pritchart. Haute-Crête est encore plus ambitieux et dénué de scrupules qu'Arnold, si Wilhelm et ses analystes l'ont bien évalué. Mais c'est aussi un lâche tout au fond. Je n'écarte pas la possibilité qu'en le mettant au pied du mur on puisse le pousser à commettre une imprudence, mais il ne veut surtout pas retourner en guerre contre nous non plus. Encore moins si l'opération Refuge lui paraît avoir effectivement équilibré les forces. Tant que nous veillons très soigneusement à ne pas le pousser dans ses derniers retranchements, il ne provoquera pas de conflit avec nous. Et je n'ai nullement l'intention d'en entamer un ! — Je me sentirais beaucoup mieux si je ne savais pas combien de guerres ont commencé alors qu'aucun des deux camps ne le souhaitait, fit Theisman, sarcastique. — Je voudrais pouvoir vous contredire. Mais je ne peux pas. Et si nous devons annoncer l'existence du petit projet de Shannon, je crois que je ferais bien de consulter Arnaud Marquette et de presser mon équipe de planification. Quels que soient nos souhaits ou nos attentes, mon rôle consiste à garder un plan de guerre sous la main au cas où la situation se dégraderait malgré tout. » CHAPITRE VINGT-CINQ ... Donc, dès que nous aurons les données nécessaires, fournies par les sondes, nous enverrons un vaisseau de cartographie entièrement équipé, répondit Michel Reynaud à la journaliste. — Et combien de temps vous faudra-t-il pour réunir les informations dont vous avez besoin, amiral ? reprit aussitôt la femme avant que quelqu'un d'autre dans l'auditorium bondé ne lui vole la parole. — Il s'agit d'un impondérable, bien sûr, fit patiemment Reynaud. Comme vous en êtes sans doute tous conscients, il n'y a pas tant de nœuds que ça, même aujourd'hui, ce qui signifie que notre base de données comparative est limitée. Nous savons décrire mathématiquement les propriétés observables de ce phénomène, mais notre compréhension de la théorie sous-jacente est à la traîne par rapport à notre capacité à le modéliser. Je peux juste vous assurer que nous savons de quelles données nous avons besoin mais, tant que nous n'avons pas envoyé les premières sondes, nous n'avons aucune idée du temps que nous mettrons à les obtenir. — Mais... » s'entêta la journaliste, et Reynaud grinça des dents derrière son sourire aimable. Il sentait Sir Clarence Oglesby debout à ses côtés, et cela n'améliorait pas du tout son humeur. Il n'appréciait guère Oglesby; or, si les journalistes exigeaient de Reynaud qu'il leur fournisse un planning précis pour l'ouverture de la corne d'abondance, c'était d'abord la faute aux commentaires très optimistes du porte-parole du gouverne ment concernant les vastes perspectives qu'offrait le nouveau terminus. je n'ai jamais été à mon avantage dans ce genre de situation, songea-t-il. Et si je disais à cette crétine ce que je pense de son incapacité manifeste à comprendre des phrases simples... « Si je puis me permettre, amiral ? » demanda prudemment Jordin Kare (qui faisait des efforts pour bien se tenir en public), et Reynaud parvint il ne sut comment à dissimuler son soulagement tout en hochant la tête. — Comme l'amiral Reynaud vient de le sous-entendre, dit l'astrophysicien à la journaliste de son meilleur ton professoral et autoritaire, chaque nœud de trou de ver observé fut un cas distinct et unique. Notre propre nœud ne ressemble pas tout à fait aux autres déjà explorés, qui ne sont pas non plus identiques entre eux. J'ai passé l'essentiel de ma vie adulte à étudier ce domaine précis, et, bien que je puisse parler en connaissance de cause des nœuds connus, cela ne vaut pas pour les nouveaux. Ni pour les terminus jusque-là inexplorés de nœuds connus. Nous sommes plus ou moins dans la même position que, disons, les scientifiques du dernier siècle avant la Diaspora humaine concernant la gravité. Ils savaient la décrire, la modéliser et la prévoir en détail, mais aucun n'avait la moindre idée de la façon de la générer et de la manipuler comme nous le faisons aujourd'hui. Tout cela signifie que, bien que nous ayons posé des hypothèses de travail sur ce terminus en nous fondant sur l'exemple des autres terminus de ce nœud et de nos connaissances sur d'autres nœuds, il ne s'agit que d'hypothèses. Tant que nous n'aurons pas formellement confirmé leur exactitude, il est hors de question d'envoyer un bâtiment habité. » Il sourit avec une autorité naturelle, drapé dans le manteau de ses titres universitaires, et la journaliste acquiesça avec un profond respect, comme s'il ne venait pas de lui répéter exactement ce que Reynaud avait déjà dit. Le directeur de l'Arram fut reconnaissant à Kare de son intervention, mais cela ne l'empêcha pas de caresser des envies de meurtre sur la journaliste qui s'asseyait enfin. Ses collègues appuyèrent aussitôt sur leur bouton de parole, et Reynaud adressa un signe de tête à un homme frêle aux cheveux noirs : un hologramme lumineux vert apparaissait au-dessus de sa tête, indiquant qu'il avait remporté le concours de vitesse. « Ambrose Howell, amiral, se présenta le journaliste, pour La Dépêche de Yawata. — Oui, monsieur Howell ? — Nous avons beaucoup entendu parler de la valeur potentielle de cette découverte, et le professeur Kare et vous avez tous deux exposé de façon convaincante les difficultés et l'ampleur de la découverte ainsi que celles du processus d'exploration. J'ai donc deux questions, si je puis me permettre. D'abord, puisque nous savons depuis des siècles que le modèle mathématique du nœud suggérait l'existence de terminus supplémentaires, pourquoi nous a-t-il fallu si longtemps pour chercher celui-ci au bon endroit? Ensuite, pourquoi sommes-nous partis à sa recherche à ce moment précis ? — Voilà deux excellentes questions, intervint Oglesby de son baryton grave et sonore avant que Reynaud puisse ouvrir la bouche, et, si vous voulez bien, je commencerai par répondre à la seconde. » Il adressa un sourire modeste au directeur de l'Arram, apparemment inconscient de la fureur de Reynaud face à son intervention intempestive. « À l'évidence, poursuivit-il en tournant son sourire vers Howell, en tant que profane et parfait ignare en matière d'hyperphysique, je ne suis pas en position de répondre à votre première interrogation. Pour ce qui est du moment choisi, cependant, c'est à la fois le résultat d'heureuses circonstances et de prévoyance. Bien que les questions épineuses qui empêchent la négociation d'un traité de paix définitif demeurent, les belligérants du récent conflit ayant jugé qu'une trêve précaire valait mieux qu'un massacre actif, l'occasion s'est présentée pour le gouvernement de réfléchir à d'autres questions essentielles. On ne peut raisonnablement reprocher aux gouvernements précédents de s'être concentrés sur des questions de sécurité interstellaire et de budgets spatiaux. Et bien sûr, en l'absence de traité de paix officiel, le gouvernement actuel est tenu de garder pour priorité la sécurité du Royaume. Mais les réalités politiques du moment nous ont permis de prendre du recul par rapport au gouffre que représentent les combats et de tourner notre réflexion vers autre chose que le moyen le plus efficace de tuer d'autres hommes. » Ce gouvernement, conscient de la nécessité absolue de maintenir un élan vers la paix, tant à l'intérieur qu'à l'international, a adopté un ensemble d'initiatives afin de "construire la paix", comme le disent le Premier ministre et la ministre des Finances. Certaines étaient destinées à faciliter la réintégration du personnel militaire dans l'économie civile, tandis que d'autres visaient à réparer les dégâts que les personnes et certains secteurs de l'économie ont subis pendant les combats — comme à Basilic, par exemple. Et la création de l'Agence royale de recherches astrophysiques de Manticore, sous la direction de l'amiral Reynaud, en était une autre. Le gouvernement y a vu l'occasion rêvée de procéder à un investissement crucial dans l'avenir du Royaume. Et pour être tout à fait honnête, le gouvernement voyait aussi dans l'Arram et ses recherches audacieuses un défi pacifique qui ferait ressortir le meilleur chez nos citoyens lassés des sacrifices et de la violence liés à dix ans de guerre. Je suis très heureux, de même, j'en suis sûr, que tous ceux qui travaillent pour le gouvernement en général et l'Arram en particulier, que ces efforts aient été si vite couronnés de succès. » Oglesby gratifia Howell et les caméras HV d'un sourire radieux, et Reynaud se répéta qu'il ne pouvait pas étrangler cet opportuniste pompeux et imbécile devant tant de témoins. Enfin, au moins, ce n'était pas un personnage aussi malsain que Makris. L'espace d'un instant, l'amiral envisagea de demander à Oglesby de parler aux journalistes des... ambiguïtés que ses équipes avaient découvertes dans les comptes de l'Agence approuvés par Makris. Mais non, il ne pouvait pas non plus. Il se contenta donc d'attendre qu'Oglesby se soit écarté du podium, puis il regarda Howell, ignorant complètement l'attaché de presse du Premier ministre. « Puisque Sir Clarence a répondu à votre seconde question de façon si... admirable, monsieur Howell, dit-il, je limiterai le champ de mon intervention à la première. La réponse la plus simple est qu'il y avait une erreur dans les modèles les plus couramment admis de notre nœud -- une erreur que le professeur Kare et son équipe de l'université de Valasakis n'ont identifiée qu'il y a six ans T environ. Pour tout vous dire, c'est son travail là-bas qui lui a valu d'être choisi pour diriger ce projet. » L'inexactitude qu'ils ont mise au jour n'était pas à proprement parler fondamentale, mais elle suffisait à décaler de façon significative toutes nos prédictions quant à la localisation de terminus supplémentaires. Le nœud du trou de ver de Manticore est une région sphérique de l'espace d'un diamètre approximatif d'une seconde-lumière. Ce qui nous donne un volume d'environ quatorze millions de milliards de kilomètres cubes, et tout terminus au sein du nœud est beaucoup plus petit que cela — une sphère de trois mille kilomètres de diamètre tout au plus. Ce qui signifie qu'un terminus donné représente moins de soixante-dix milliardièmes du volume total du nœud. Par conséquent, même une erreur minime dans les prédictions de nos modèles initiaux a eu un impact énorme. De plus, la "signature" de ce terminus était très faible par rapport à celle des terminus déjà connus. Nos études théoriques ont toujours suggéré que ce serait le cas, mais à cause de cette faiblesse nous avions besoin d'instruments plus sensibles encore et d'un meilleur soutien logiciel avant de pouvoir espérer le détecter. L'amiral haussa les épaules. « Par rapport aux difficultés associées à la recherche de ce terminus, retrouver une aiguille dans une meule de foin, comme on dit, aurait été simple comme bonjour. D'ailleurs, je dois avouer en toute franchise que, malgré le soutien appuyé que l'Arram a reçu, la chance a joué pour beaucoup dans la détection si rapide de ce terminus. » Je pense que cela répond à votre question, monsieur Howell ? » Le journaliste hocha la tête et s'assit, et Reynaud passa au halo holographique suivant. « Eh bien, je trouve que Clarence s'en est plutôt bien sorti », fit le baron de Haute-Crête en levant sa tasse. Il avait amené avec lui son propre majordome dans la résidence officielle du Premier ministre, et ce domestique bien formé réagit aussitôt avec sa cafetière à cet ordre silencieux et péremptoire. Haute-Crête sirota en amateur son breuvage odorant. Bien sûr, il ne remercia pas l'homme et ne fit même pas mine de remarquer son existence. « Oui, j'imagine », concéda Élaine Descroix devant les restes de son petit-déjeuner. Elle but une gorgée de café, passa une serviette en lin à l'ancienne sur ses lèvres puis grimaça légèrement. « Clarence a incontestablement veillé de son mieux à ce que tout le crédit revienne à ceux qui le méritaient, dit-elle à Haute-Crête. Et j'ai particulièrement apprécié sa façon de placer sans cesse notre slogan, "Nous bâtissons la paix", dans ses réponses. Mais ce Kare... Sans parler de Reynaud ! » Elle secoua la tête. « Quel duo ennuyeux à mourir ! — On ne peut pas attendre de conscience politique aiguë de la part d'un bureaucrate de carrière et d'un scientifique, Élaine, railla gentiment Haute-Crête. — Non, en effet. Mais j'ai observé Reynaud en particulier. Il n'aimait pas du tout la façon dont Clarence lui volait sans arrêt la vedette, c'était visible. Va-t-on avoir des problèmes avec lui à l'avenir ? — Quel genre de problèmes ? demanda le baron en fronçant les sourcils. — Allons, Michael ! C'est le directeur de l'Arram et, j'ai beau ne pas l'aimer, il a manifestement une cervelle. Je suis certaine qu'il sait compter, et même Makris ne peut rien au fait qu'il a accès à ses propres livres de comptes. Haute-Crête posa sa tasse et jeta un coup d'œil au majordome par-dessus son épaule. Descroix avait une tendance gênante à ignorer les oreilles des domestiques. Le Premier ministre en était très conscient car il devait lui-même constamment se surveiller, mais il avait trop vu ce que des domestiques ingrats et rancuniers pouvaient faire à leurs employeurs quand ceux-ci s'exprimaient sans retenue en leur présence. Il n'avait pas l'intention d'oublier cette leçon-là et, bien que le majordome fût à son service depuis près de trente ans, il était inutile de prendre des risques. « Ce sera tout, Howard, dit-il. Laissez-nous simplement la cafetière. Je vous sonnerai quand nous aurons terminé. — Bien, milord, murmura Howard avant de disparaître promptement et sans bruit. — Maintenant, Élaine, reprit Haute-Crête en la dévisageant, que sous-entendez-vous exactement? — Je sous-entends qu'il a accès à ses propres livres de comptes. J'admets que Mélina a fait du meilleur boulot que je ne m'y attendais sur le plan fiscal, mais, au final, elle ne peut tout simplement pas refuser à cet homme qui est techniquement son supérieur un droit de regard sur les comptes de sa propre agence. Or Reynaud est peut-être un amiral, mais il est passé par l'Astrocontrôle, Michael : il a lui-même une grande expérience bureaucratique. Il n'est pas comptable, mais je ne suis pas persuadée qu'il ne verrait pas clair à travers les petits... subterfuges de Melina. Dans la mesure où il désapprouve si manifestement Clarence et nous aussi, par extension, il pourrait bien se voir dans le rôle du chevalier blanc. Il est bien possible que sa conscience et sa probité le poussent à tirer la sonnette d'alarme. — Il y a peu de chances, selon Moi, répondit Haute-Crête au bout d'un moment. S'il devait faire une chose pareille, pourquoi n'a-t-il pas déjà agi ? À ma connaissance, il n'a même pas posé de questions embarrassantes et encore moins démontré l'envie de rendre publics ses soupçons – s'il en a. Et même s'il s'avérait que c'était le cas, ce serait sa parole contre le poids de tout le gouvernement de Sa Majesté. » Il secoua la tête. <^ Non. Je ne vois pas comment il pourrait nous nuire dans ces conditions. — Vous avez sûrement raison... pour l'instant, fit Descroix. D'un autre côté, je ne pensais pas le voir agir dans la minute, ni même dans les prochains mois ou années. Mais soyons réalistes, Michael. Vous et moi savons qu'il finira par y avoir un changement de gouvernement. — Cromarty a tenu le poste de Premier ministre pendant près de soixante ans avec seulement trois interruptions, fit remarquer Haute-Crête avec une certaine raideur. — Et il a bénéficié du soutien enthousiaste de la Couronne pendant tout ce temps. Un heureux état de fait qui ne vaut guère dans notre cas, commenta Descroix, sarcastique. — Si l'approbation de la Couronne était essentielle à la survie d'un gouvernement, on ne nous aurait jamais laissés en former un ! répliqua Haute-Crête. — Bien entendu. Mais ça n'a pas grande importance, si ? La reine est certes très colérique, mais c'est aussi une fine observatrice politique, et elle avait raison. Nos divergences idéologiques et nos priorités opposées – surtout entre vous et moi d'un côté, et Marisa de l'autre – sont trop importantes pour que nous préservions indéfiniment notre cohésion. Sans parler de l'influence potentielle de facteurs extérieurs. Comme cette imbécile de Montaigne. » Descroix grimaça. « Je ne pense pas qu'elle ait une chance de réussir, mais ce qu'elle mijote avec cette renonciation spectaculaire à son titre est parfaitement clair. Et bien que rien ne joue en sa faveur, je ne m'attendais pas non plus à ce qu'elle remporte sa chère petite élection spéciale. Je n'ai donc pas envie de miser ma survie politique personnelle sur ma certitude qu'elle n'y arrivera pas. — Vous pensez qu'elle pourrait réellement faire perdre à Marisa la direction du parti, alors ? demanda Haute-Crête. — Probablement pas en l'état actuel des choses, répondit Descroix. Mais c'est là que je veux en venir. Vous et moi savons que la politique est un processus dynamique et non statique. Les situations changent, et le défi lancé par Montaigne pourrait suffisamment affaiblir Marisa pour que quelqu'un d'autre, plus haut placé dans la hiérarchie du parti, réussisse à la détrôner. Ou à la ramener vers les vrais canons de la foi libérale, d'ailleurs, en l'éloignant de notre coalition. Franchement, je pense que c'est ce qui risque de faire chuter ce gouvernement en fin de compte, parce que, soyons honnêtes, elle n'a jamais été très à l'aise à l'idée de travailler avec nous. — Vous n'arrangez rien en la critiquant violemment lors des réunions, fit Haute-Crête sur un ton douloureusement neutre. — Je sais. Mais elle est si moralisatrice et bien-pensante que je ne peux pas m'en empêcher. Allons, Michael ! Vous savez bien qu'en réalité elle est au moins aussi prête que nous – voire plus –à faire n'importe quoi pour s'accrocher au pouvoir. Mais, bien entendu, elle ne le fait qu'en vertu de sa sainte idéologie, sûre de son bon droit, madame "Sauvons l'univers et délivrons l'humanité du péché originel". — Sans doute. » Haute-Crête reprit un peu de café, cachant son visage derrière sa tasse jusqu'à ce qu'il soit certain de contrôler de nouveau ses traits. Il savait que Descroix perdait de plus en plus patience avec la comtesse de La Nouvelle-Kiev, mais l'agressivité que trahissait la voix mordante de la ministre des Affaires étrangères lui faisait toutefois un choc. Surtout si elle s'avérait le signe avant-coureur de cette discorde contre laquelle Descroix le mettait en garde. « Bah, ne vous en faites pas, dit-elle comme si elle lisait ses pensées. Je déteste cette bonne femme et je suis à peu près sûre qu'elle me le rend bien. Mais nous sommes tout à fait conscientes d'avoir besoin l'une de l'autre pour l'instant, et aucune de nous ne risque d'agir bêtement. » En définitive, toutefois, poursuivit-elle, sapant aussitôt le soulagement momentané de son interlocuteur, soit nous réussirons ce qui nous a poussés à nous associer, soit Alexander et la reine parviendront à nous priver du pouvoir avant. Dans le premier cas, je pense que nous pouvons tenir pour acquis qu'une certaine... aigreur teintera la dissolution finale de notre partenariat. Et dans le second cas – que je considère comme un scénario improbable et pessimiste, je m'empresse de le préciser –, je vous parie tout ce que vous voulez que Sa Majesté va vouloir du sang. Le nôtre. De toute façon, les couteaux attendant de se loger dans le dos de tel ou tel ne manqueront pas, et Reynaud pourrait être du nombre. — Je pense que vous vous inquiétez sans raison, dit le Premier ministre au bout d'un moment. Il y a toujours des... irrégularités d'un genre ou d'un autre, mais aucun camp n'a intérêt à les rendre publiques quand le pouvoir change de mains. Après tout, comme vous venez de le souligner, il finit toujours par changer à nouveau de mains. Si le nouveau gouvernement salit son prédécesseur à propos du moindre petit écart, il invite le même traitement quand son tour vient de quitter le pouvoir, et nul ne le souhaite. — Sauf votre respect, Michael, nous ne parlons pas de "petits écarts" dans ce cas précis, répondit froidement Descroix. Je suis la première à dire que nos décisions se justifiaient parfaitement, mais elles n'entrent pas dans la catégorie des erreurs involontaires ou des négligences administratives. Inutile de faire comme si un homme tel qu'Alexander ne pouvait pas les monter en épingle et lancer une chasse aux sorcières. Et quoi qu'il veuille faire en tant qu'homme politique réaliste et pragmatique, la reine va vouloir la chasse aux sorcières la plus bruyante et la plus large qu'elle puisse organiser dans notre cas. D'ailleurs, ajouta-t-elle avec un mince sourire, je suis persuadée qu'elle entasse déjà du bois pour le barbecue au Palais. — Il est un peu tard pour avoir peur, Élaine. Si vous pensiez que nous prenions des risques injustifiés, vous auriez dû le dire. — Je finis de vous assurer que je les trouve justifiés, dit-elle calmement. Je me contente de souligner que je ne suis pas pour autant aveugle quant aux répercussions éventuelles s'ils nous reviennent à la figure. — Et pourquoi au juste le soulignez-vous avec tant d'insistance? s'enquit Haute-Crête sur un ton qui devenait à ses yeux un peu trop grognon pour le Premier ministre de Manticore. — Parce que l'attitude de Reynaud envers Clarence a fixé mes inquiétudes à ce sujet. J'en suis consciente depuis le début, mais la nécessité de me concentrer sur la tactique au quotidien a eu tendance à les repousser vers le bas de ma liste de motifs d'inquiétude. Hélas, si nous ne commençons pas à nous en préoccuper dès maintenant, nous y passerons beaucoup plus de temps plus tard. — C'est-à-dire ? — C'est-à-dire qu'il est temps que vous et moi entreprenions de nous assurer que nos canots de sauvetage ne prendront pas l'eau quand le navire finira par sombrer. » Elle s'autorisa un petit sourire amusé en voyant sa mine exaspérée, mais elle décida aussi que le moment était venu de se montrer charitable et d'en venir au fait. « Quelqu'un finira bien par poser des questions très précises, Michael. Élisabeth y veillera, même si personne d'autre ne le souhaite. Il m'est donc apparu que le moment était bien choisi pour commencer à établir les preuves formelles qui viendront étayer les réponses que nous voudrons donner. — Je vois », dit lentement le Premier ministre, se renfonçant dans son fauteuil tout en la regardant avec curiosité. Et, il l'admettait, respect. « Et comment suggérez-vous que nous nous y prenions, au juste ? — De toute évidence, nous veillons d'abord à ce que toutes les petites... irrégularités financières mènent à notre bien-aimée ministre des Finances et au ministre de l'Intérieur, monsieur Macintosh. » Elle soupira. « Comme c'est tragique ! Imaginer que des gens si désintéressés et dévoués à la cause publique se révèlent en réalité vénaux et corrompus au point de détourner les fonds du gouvernement vers des caisses noires et un système d'achat de voix ! Et quel dommage que notre confiance dans la probité bien connue des libéraux nous ait empêchés de comprendre à temps ce qu'ils faisaient. — Je vois », répéta-t-il, plus lentement encore. Il savait depuis toujours qu'Élaine Descroix était aussi inoffensive qu'un cobra de la vieille Terre; pourtant, même ainsi, il restait stupéfait de la voir si impitoyable. « Bien entendu, admit-elle joyeusement, il faut s'y prendre avec soin et, en toute franchise, je ne suis pas sûre de la façon de procéder pour bien faire. Un boulot maladroit, couvert d'empreintes digitales qui pointeraient dans notre direction, serait pire qu'inutile. — Je ne saurai être plus d'accord. — Bien. Parce que, dans ce cas, je pense que nous devrions demander à Georgia d'y travailler. — Vous êtes certaine de vouloir l'impliquer à ce point dans cette affaire ? » Haute-Crête était dubitatif et cela se voyait, il le savait, mais Descroix se contenta de sourire. « Michael, dit-elle patiemment, Georgia a déjà accès aux fichiers de Nord-Aven. Je suis persuadée qu'il y a là-dedans largement de quoi détruire tous ceux dont elle voudrait vraiment la peau. Elle n'a pas besoin d'informations supplémentaires pour représenter une menace pour nous, si c'est ce qu'elle choisit de devenir. De plus, vous vous êtes déjà servi d'elle pour au moins une demi-douzaine de tâches dont la légalité pourrait être mise en doute par un puriste. Comme la surveillance d'Harrington et Havre-Blanc. » Ce que je veux dire, c'est qu'elle en sait déjà assez pour nous anéantir. Mais elle ne peut pas le faire sans se détruire elle-même en parallèle. Idem pour Melina. Après Reynaud, c'est elle la source de fuite potentielle la plus dangereuse au niveau de l'Arram, mais c'est elle aussi qui a si brillamment isolé Marisa de la dure réalité, ce qui signifie que, si l'Agence tombe, elle chute avec. » Descroix haussa les épaules. Georgia et Mélina ont toutes deux d'excellentes raisons de veiller à ce que tout soupçon gênant soit détourné de leur personne vers quelqu'un d'autre. D'ailleurs, si j'estimais Mélina à la hauteur, je vous conseillerais de laisser cette affaire entre ses mains. Hélas, je ne crois pas que ce soit le cas. Du coup, vu le talent de Georgia pour ce genre de tâche, il me paraîtrait ridicule de faire appel à un autre. Plus on impliquera de gens, plus on risquera la fuite accidentelle, sans parler de ce que Reynaud pourrait nous faire si nos efforts attiraient son attention. Alors mettons ce projet entre les mains d'une seule personne, qui a tout intérêt à bien couvrir ses traces en même temps que les nôtres. — Je vois », dit-il pour la troisième fois. Puis, lentement, il sourit. CHAPITRE VINGT-SIX L'étoile de type G6 au cœur du système du Marais était une primaire des plus classiques. Pas de quoi en faire un plat, songea Honor en s'appuyant contre la cloison à côté de la baie d'observation plastoblindée tandis qu'elle contemplait la sombre clarté de l'espace semé de poussière de diamant. Rien qu'une banale fournaise de plus où les feux de la création se déchaînaient avec une rage inconcevable, répandant leur splendeur prodigieuse dans les couloirs d'une nuit divine interminable. Sûrement pas une raison suffisante pour que le Royaume stellaire de Manticore s'engage dans une guerre. Elle renifla et perçut l'écho de son humeur maussade chez Nimitz, allongé sur le perchoir près de son module de survie mural. Certes, elle savait aussi que leur mélancolie commune n'était pas seulement liée à sa conscience de la tâche presque impossible qui l'attendait ici. Pour le chat, il y avait aussi la solitude, la séparation de sa partenaire sylvestre. Mais cette séparation, Nimitz et Samantha l'avaient déjà connue et la connaîtraient encore, et au moins lui avait Honor, tandis que Sam avait Hamish. Les deux chats savaient que cela faisait partie du prix à payer pour leur lien avec des humains et, d'une certaine façon, cette certitude leur faisait comme une armure. Elle n'adoucissait pas les affres de la séparation — une situation bien pire pour des empathes que pour des âmes aveugles — mais ils savaient au moins tous deux à quel point ils comptaient l'un pour l'autre... et qu'ils se retrouveraient à l'issue de ce déploiement. Honor ne pouvait pas en dire autant. Elle regrettait beaucoup de séparer Nimitz et Samantha — un regret teinté d'un fort sentiment de culpabilité —, pourtant, au fond, elle ne pouvait étouffer complètement une ignoble jalousie. Les chats sylvestres avaient beau se manquer mutuellement pour l'instant, leur séparation prendrait fin. Celle d'Honor, non. Elle le savait, mais au moins cette douleur vide et solitaire en son cœur valait mieux que le chagrin et le désir désespéré qu'elle ressentait avant de mettre de la distance entre Hamish et elle. Elle se le répétait au moins dix fois par jour et, en gros, elle y croyait. En gros. Elle tourna la tête et balaya du regard les bâtiments les plus proches de sa force d'intervention rassemblée. Ils flottaient en orbite autour de la planète Sidemore, comme une flotte navale ancrée dans un port accueillant, mais elle avait découvert avec bonheur à son arrivée que le contre-amiral Hewitt avait insisté pour maintenir un état d'alerte élevé. L'orbite de garage de ses vaisseaux avait été soigneusement calculée pour éviter tout risque d'interférences entre bandes gravifiques s'il fallait les allumer au plus vite. Et il avait également veillé à ce que les noyaux d'impulsion d'au moins une escadre de combat soient chauds à tout moment. Cette responsabilité tournait régulièrement entre les escadres, mais sa précaution impliquait que ses unités pouvaient compter sur des bandes gravitiques opérationnelles en à peine trente à trente-cinq minutes. Honor ne s'était pas contentée de lui dire combien elle approuvait sa prudence : elle avait maintenu ses instructions permanentes et les avait étendues aux unités de la FI-34, y compris la dispersion des orbites. Par conséquent, bien sûr, même des bâtiments aussi prodigieux que le Loup-Garou et le supercuirassé d'Alistair McKeon, le Troubadour, paraissaient des modèles miniatures quand elle les observait à l'œil nu. Évidemment, tous les yeux nus ne naissaient pas égaux, et Honor sourit malgré son humeur maussade en activant la fonction télescopique de son œil gauche artificiel. Les montagnes flottantes d'acier de bataille grandirent et fleurirent alors comme par magie. Elles étaient là, dans le vide, comme des orques dans un océan infini de varech sombre, marquées des témoins lumineux verts et blancs signalant des vaisseaux en orbite, les flancs semés des formes géométriques des sabords d'armement ou des tubes de lancement des BAL. Il y en avait des dizaines, d'immenses vaisseaux de ligne, lourds de puissance de feu et de destruction, à attendre ses ordres. Avec les renforts qu'elle avait amenés de Manticore, elle disposait de huit escadres de combat au complet, auxquelles s'ajoutaient l'escadre en sous-effectif des PBAL d'Alice et son écran composé de cinq escadres de croiseurs de combat, trois escadres de croiseurs légers et deux flottilles de contre-torpilleurs. Sans compter les dizaines de croiseurs et contre-torpilleurs dispersés dans les secteurs voisins au sein de la Confédération pour des missions de répression de la piraterie. Elle avait pas moins de quarante-deux vaisseaux du mur sous ses ordres, ce qui faisait de sa force d'intervention une flotte en tout sauf par le nom. C'était également — et de loin — la force la plus puissante jamais placée sous son commandement et, tandis qu'elle contemplait par la baie d'observation la puissance à portée de ses doigts, elle se disait qu'elle aurait dû avoir confiance en l'efficacité de son arme si elle était amenée à s'en servir. Pourtant, elle était surtout consciente de ses faiblesses. Elle n'avait rien à reprocher à Hewitt pour avoir maintenu l'état d'alerte pendant qu'il occupait le poste, pas davantage que pour la joie avec laquelle il lui avait abandonné son autorité à son arrivée. Alistair et Alice avaient réussi à faire de la FI-34 une arme bien plus acérée qu'elle n'avait osé l'espérer pendant le voyage, et les escadres de Hewitt avaient su maintenir un degré de préparation beaucoup plus élevé que celles de la Force capitale. Probablement parce que ses capitaines, comme lui-même, n'étaient que trop conscients de se trouver loin de toute assistance si jamais la situation se dégradait en Silésie. Mais tout l'entraînement de la Galaxie ne changeait rien au fait que six de ses quarante-deux vaisseaux du mur seulement étaient des SCPC de classe Méduse et qu'aucun n'appartenait à la classe plus récente des Invictus. Ni que onze autres étaient de simples cuirassés qui représentaient par la taille et la puissance de combat à peine deux tiers d'un supercuirassé de la génération antérieure aux SCPC. Elle n'en doutait pas, Janacek et Haute-Crête feraient résonner le nombre quarante-deux d'une voix pesante à souhait au bénéfice de tout journaliste ou député qui poserait des questions pointues sur l'état de la base de Sidemore. Et elle ne doutait pas davantage qu'ils s'abstiendraient tous deux de préciser combien certains de ces quarante-deux bâtiments étaient obsolescents et trop petits. Ni qu'on ne lui avait accordé que quatre des huit PBAL qu'elle avait réclamés. Ou que les dernières estimations de la DGSN évaluaient l'effectif de vaisseaux du mur de la Flotte impériale andermienne à un peu plus de deux cents. Elle inspira profondément puis se redressa, carra les épaules et se tança pour s'être laissée aller à de tels abîmes de noirceur. Elle savait en acceptant ce poste que c'était exactement ce qui se produirait, bien que, pour être honnête, elle n'avait pas prévu que Janacek oserait une manœuvre aussi flagrante que de lui affecter tous les cuirassés manticoriens encore en service actif. Mais même s'il avait remplacé chacun d'eux par des supercuirassés d'ancienne génération, sa force aurait encore été totalement inadaptée au cas où les Andies voudraient bel et bien les pousser à deux doigts d'hostilités ouvertes. Il était donc assez logique du point de vue de Janacek de rassembler autant de ses vieux bâtiments dans le même tas. Après tout, s'il les perdait, ce ne serait pas vital. Sauf, bien sûr, pour leur équipage. Elle se tança une fois de plus, bien qu'un peu moins violemment. Elle devait veiller à ne pas trop attribuer de mobiles sordides au Premier Lord. Non qu'elle doutât qu'il en ait, mais Sir Édouard Janacek lui-même ne pouvait pas avoir que des mobiles sordides : cela restreindrait beaucoup trop sa capacité à faire ce genre de bourde par pure stupidité plutôt que par calcul. Ses lèvres esquissèrent un sourire, et elle se surprit à glousser. Discrètement, mais avec un amusement sincère, et elle sentit que Nimitz le partageait, qu'il était heureux qu'elle sache encore rire. Elle balaya du regard le panorama qui s'étendait au-delà de la baie d'observation, s'imposant de laisser la beauté infinie de la boîte à bijoux divine la remplir comme un souffle purificateur. La splendeur silencieuse des étoiles infinies brûlait devant elle, et la beauté de Sidemore, planète bleu et blanc de remous nuageux, emplissait le quart inférieur de la baie. De son œil cybernétique, elle arrivait à distinguer les joyaux flottants qu'étaient les capteurs solaires orbitaux et les reflets plus ténus des relais de corn, des dispositifs de détection orbitaux et tout le fatras d'une implantation spatiale industrielle. Rien de tout cela n'était présent quand elle avait visité le Marais pour la première fois, près de dix ans plus tôt. Sidemore était alors un trou perdu où les vaisseaux marchands ne se rendaient que par erreur, et par conséquent une base d'opérations secrète rêvée pour les « corsaires » brutaux qui en avaient pris le contrôle. Trente et un mille citoyens de Sidemore avaient péri pendant leur occupation, dont plus du tiers en un instant horrible, quand André Warnecke avait fait sauter une charge nucléaire de démonstration pour mieux marchander sa reddition. Mais cela ne se produirait plus, songea-t-elle avec une profonde satisfaction. Même si la FRM se retirait demain, la flotte de Sidemore réduirait en chair à pâtée le premier corsaire ou pirate assez bête pour pointer le bout de son nez dans le système. Sidemore ne jouait pas dans la même cour que Grayson, mais Honor était assez honnête pour admettre que c'était au moins en partie parce qu'elle n'avait jamais eu la même importance aux yeux de Manticore. Le Royaume stellaire avait mis le paquet pour faire de Grayson la ruche industrielle que la planète était devenue et, malgré des connaissances technologiques limitées, celle-ci se débrouillait au mieux par ses propres moyens depuis plus de soixante ans avant que Manticore ne mette un pied dans le voisinage. Toutefois, Honor avait beau aimer sa planète d'adoption et respecter la détermination et l'ingéniosité de ses habitants, elle devait bien reconnaître que seule la position astrographique de Grayson avait attiré l'attention du Royaume stellaire au début. Ce qui valait également pour Sidemore. Mais Grayson paraissait essentielle à la sécurité de Manticore tandis que Sidemore n'était qu'un confort. Elle n'avait donc pas bénéficié des mêmes avals de garantie, mesures incitatives à l'investissement ou allégements fiscaux, ni n'avait été le site de grands chantiers spatiaux. Ce qui, d'une certaine façon, rendait encore plus impressionnant ce que les Sidemoriens avaient accompli, bien que cela parût modeste par rapport aux réussites de Grayson. Honor était ravie de déceler les signes caractéristiques d'une planète dont le processus d'industrialisation avait acquis un élan autonome. On construisait des transporteurs en orbite autour de Sidemore désormais, pas uniquement les vaisseaux de guerre légers de la flotte locale, et le président planétaire avait déjà offert à Honor une visite guidée des nouvelles infrastructures d'extraction des ressources minières orbitales et des fonderies. Ces installations étaient nées presque entièrement du fait que la FRM en avait besoin pour approvisionner le chantier de réparation orbital qu'elle avait construit là afin d'entretenir ses bâtiments, mais elles s'étaient perpétuées depuis. Le système du Marais n'était pas près de représenter une menace pour la balance commerciale de Manticore avec la Silésie, mais Honor se réjouissait de voir que la planète exploitait avec intelligence et succès sa nouvelle puissance industrielle en se lançant dans le commerce silésien. À moins d'un événement très infortuné — comme une guerre qui mènerait la flotte andermienne à se déchaîner dans le système –, Sidemore saurait maintenir sa prospérité récente et continuer à grandir même si Manticore se retirait de la région. Et c'est la seule façon dont nous réussirons jamais à faire de la Confédération autre chose qu'un bain de sang mineur permanent, songea Honor avec une certaine noirceur. Dieu sait que nous nous efforçons d'exterminer les pirates depuis suffisamment longtemps! Le seul moyen de s'en débarrasser pour de bon consisterait à donner aux gens qui vivent ici la prospérité qui leur permettrait d'écraser eux-mêmes cette vermine. Dommage que le gouvernement de la Confédération soit trop corrompu pour laisser un progrès pareil se produire. C'était cela autant que l'intérêt que Manticore portait au système et l'ingéniosité de ses habitants qui expliquait pourquoi le Marais réussissait à se métamorphoser en un système moderne et prospère : il n'y avait pas de gouverneur silésien pour saisir les occasions de pots-de-vin et de corruption et étouffer dans l'œuf toute expansion industrielle durable. Mais tout cela n'avait aucun rapport précis avec la tâche qui la ramenait au Marais après toutes ces années, se rappela-t-elle brusquement. Elle tourna le dos à la baie d'observation et se dirigea vers son bureau. Beaucoup trop de rapports l'attendaient. Mercedes avait signalé à son attention les dix ou douze plus importants, mais Honor était toujours en retard dans leur lecture, et Mercedes savait très bien la faire culpabiliser affreusement en lui lançant un simple regard de reproche. Honor la soupçonnait d'avoir pris des cours de reproches niveau licence auprès de James MacGuiness. Et puisqu'elle avait programmé une réunion des états-majors de la force d'intervention tout entière pour l'après-midi, il serait sans doute bienvenu de priver son chef d'état-major d'une raison de recourir à ce regard. « Excusez-moi, madame. » Honor leva les yeux de la lettre qu'elle enregistrait pour Howard Clinkscales comme James MacGuiness émergeait du sas ouvert de sa cabine de jour. « Oui, Mac ? Que puis-je pour vous ? — Le lieutenant de vaisseau Meares m'a demandé de vous informer qu'un capitaine marchand vient de transmettre au centre de com une demande d'autorisation pour vous rendre une visite de courtoisie. — Ah bon?» Honor fronça les sourcils, songeuse. Timothée Meares, son officier d'ordonnance, était un peu jeune, mais il avait très vite fait la preuve de son bon sens en acceptant que MacGuiness l'aide à gérer son amiral. Entre autres, Meares avait rapidement compris que l'intendant avait une idée plus précise que n'importe qui à bord du Loup-Garou du degré d'occupation d'Honor à tout moment, et il s'en remettait désormais à l'opinion de MacGuiness quand il s'agissait de décider s'il devait ou non l'interrompre avec une question de routine. Il avait aussi compris qu'Honor attendait de lui qu'il fasse usage de discernement concernant ces questions de routine, or il avait une beaucoup plus haute opinion qu'elle de l'importance de son amiral. Le fait qu'il avait transmis cette requête à MacGuiness était donc révélateur. De toute évidence, il avait jugé bon, pour une raison ou une autre, de ne pas écarter carrément ce capitaine qui tentait pour ainsi dire de « s'inviter à dîner ». En même temps, il passait par le filtre de l'intendant, ce qui sous-entendait qu'il se demandait peut-être si un homme plus vieux et plus sage connaissant Honor depuis beaucoup plus longtemps que lui ne déciderait pas de l'étouffer. Si telle était son intention, MacGuiness n'avait pas opté pour cette solution, et elle sentit croître sa pointe de curiosité initiale tandis qu'elle tendait son esprit vers les émotions de son intendant. Il rayonnait un mélange d'anticipation, de curiosité, de légère incertitude, et un écho de quelque chose qui ressemblait à de l'amusement. « Puis-je savoir si ce capitaine marchand a dit qui il était et pourquoi il souhaitait me voir ? demanda-t-elle au bout d'.un moment. — Je crois, madame, qu'il s'agit d'un ressortissant manticorien, bien qu'il réside ici, dans-la Confédération, depuis de nombreuses années. D'après mes informations, il a réussi à se rendre propriétaire d'une petite compagnie de fret extrêmement prospère. En fait, il détient une autorisation exceptionnelle de la Confédération qui lui permet d'avoir des vaisseaux armés et, selon le lieutenant Meares, nos archives indiquent qu'il a détruit au moins douze bâtiments pirates à notre connaissance ces dix dernières années T. Quant à la raison précise pour laquelle il désire vous voir, il a simplement dit au lieutenant qu'il voudrait vous rendre une visite de courtoisie. Je crois toutefois que le lieutenant soupçonne ce brave capitaine de détenir des informations locales qu'il pense utile de partager avec vous. Le visage et la voix de MacGuiness n'auraient pas pu être plus neutres, mais cette nuance proche de l'amusement était plus forte que jamais alors qu'il la regardait gravement. Et son-incertitude avait augmenté en proportion. « Tout cela est très intéressant, Mac, dit-elle avec une étincelle de sévérité modérée. Ça ne répond pas à ma première question, toutefois. J'imagine que ce mystérieux commandant a un nom ? — Oh, bien sûr, madame. Ai-je oublié de le mentionner ? — Non, répondit-elle. Vous n'avez rien "oublié" du tout. Vous avez choisi de ne pas me le dire à cause de cette faculté tortueuse qui passe chez vous pour un sens de l'humour. » Il sourit car elle avait mis dans le mille, puis il haussa les épaules d'un air un peu trop dégagé. — Vous êtes d'un naturel soupçonneux, madame, fit-il sur un ton vertueux. Il se trouve, néanmoins, que ce monsieur a bel et bien un nom. Je crois qu'il s'appelle... Bachfisch. Thomas Bachfisch. — Le capitaine Bachfisch? » Honor se redressa brutalement dans son fauteuil, et Nimitz releva la tête de son perchoir fixé à la cloison. « Ici ? — Oui, madame. » Le sourire de MacGuiness avait disparu, et il acquiesça d'un air grave. « Le lieutenant Meares n'a pas reconnu son nom. Moi si. — Le capitaine Bachfisch, répéta-t-elle tout bas en secouant la tête. Je n'arrive pas à y croire. Après tout ce temps. — Je vous ai entendue parler de lui, fit doucement MacGuiness. D'après le lieutenant Meares, il avait l'air un peu hésitant en demandant à vous voir, mais j'étais certain que vous ne voudriez pas laisser échapper cette occasion. — Vous avez tout à fait raison ! dit-elle fermement avant d'incliner la tête de côté. Mais vous dites qu'il avait l'air "hésitant" en demandant à me voir ? — C'est ce qu'a dit le lieutenant Meares, madame. Je suis sûr que la section com possède un enregistrement de sa requête, si vous souhaitez le visionner, mais je ne l'ai pas vu pour ma part. — Hésitant », répéta Honor. Elle ressentit une douleur bizarre quelque part au fond d'elle-même et elle se secoua. « Eh bien, il hésite peut-être, mais moi pas ! Dites à Timothée que sa requête est approuvée et que je verrai le capitaine dès qu'il le pourra. — Bien, madame. » MacGuiness disparut aussi discrètement qu'il était venu, laissant Honor plongée dans ses pensées. Il a vieilli, se dit Honor, dissimulant une pointe de consternation à la vue de l'homme aux épaules voûtées, en uniforme bleu, qui s'élançait pour passer l'interface entre la gravité nulle du boyau d'accès et la gravité standard de la galerie du hangar d'appontement. Elle avait consulté la copie dont disposait le Loup-Garou de la liste des officiers et y avait trouvé le nom de Bachfisch. Son ancien commandant était désormais amiral, mais uniquement parce que l'ancienneté continuait de s'accumuler même quand on ne percevait qu'une demi-solde, car c'était précisément sa situation depuis près de quarante ans. Quarante années difficiles, songea-t-elle en le regardant. La chevelure noire dont elle se souvenait se mêlait largement d'argent malgré son traitement prolong de première génération, et Nimitz s'agita légèrement sur son épaule, mal à l'aise de percevoir comme elle le chagrin et le sentiment de deuil qui envahissaient le capitaine à se retrouver de nouveau à bord d'un vaisseau de Sa Majesté. « Fléau des pirates à l'arrivée ! » annonça l'intercom du hangar d'appontement, et la haie d'honneur se mit au garde-à-vous tandis que le sifflet du bosco entonnait un salut officiel. Les yeux noirs s'écarquillèrent de surprise, et les épaules se redressèrent. Le chagrin s'intensifia de façon presque insupportable l'espace d'un instant, puis se transforma en un sentiment beaucoup plus chaleureux. Il ne s'agissait pas de gratitude, bien que cela en fît partie, mais plutôt de compréhension. La conscience de ce qui avait poussé Honor à accorder la pleine courtoisie militaire à un commandant de vaisseau marchand, quel que soit son grade militaire sous demi-solde. Il se mit au garde-à-vous et salua l'enseigne de vaisseau de première classe du hangar d'appontement placé en tête de la haie d'honneur. « Permission de monter à bord, madame ? s'enquit-il d'un ton officiel. — Permission accordée, monsieur », répondit-elle en lui adressant un salut digne de la parade, et Rafael Cardones s'avança pour l'accueillir. « Bienvenue à bord du Loup-Garou, amiral Bachfisch, dit le capitaine de pavillon d'Honor en lui tendant la main. — Ce sera "capitaine Bachfisch", commandant, corrigea doucement le vieil officier. Mais merci. » Il serra fermement la main de Cardones. « C'est un bâtiment magnifique », poursuivit-il, sincère, mais ses yeux regardaient Honor par-dessus l'épaule de Cardones, et les émotions qui le traversaient étaient trop intenses et compliquées pour qu'elle les démêle. « Merci, répondit Cardones. J'en suis assez fier moi-même et, si vous avez le temps, je serai ravi de vous faire faire la visite à cinq dollars avant que vous ne regagniez votre vaisseau. — C'est très gentil de votre part. Et si c'est possible, je vous prendrai certainement au mot. J'ai beaucoup entendu parler de cette nouvelle classe, mais c'est la première fois que j'ai l'occasion d'en voir un exemplaire. — Alors je verrai si notre COMBAL, le capitaine de vaisseau Tremaine, peut nous accompagner, promit Cardones. Il vous donnera le point de vue des cochers de BAL en prime. — Je m'en réjouis à l'avance », assura Bachfisch qui regardait toujours Honor. Cardones eut un sourire en coin et recula pour céder la place à son amiral. « Capitaine Bachfisch, dit-elle doucement en lui tendant la main. Quel plaisir de vous revoir, monsieur ! — Un plaisir partagé, milady. » Il sourit, et tout un univers de satisfaction et de regrets tenait dans cette expression. « Vous avez bien réussi, à ce que j'ai entendu dire. » Son sourire s'élargit en perdant un peu de son air blessé. « J'ai eu un bon professeur, répondit-elle en serrant fermement sa main, et il haussa les épaules. — Un professeur n'a de valeur que celle de ses élèves, milady. — Disons qu'il s'agissait d'un effort conjoint, monsieur, dit-elle en lâchant enfin sa main avant de désigner Cardones d'un signe de tête. Et permettez-moi de vous répéter que vous êtes le bienvenu. J'espère que vous aurez la bonté de vous joindre à nous pour dîner et que vous me permettrez de vous présenter le reste de mes officiers supérieurs. — Milady, vous êtes très généreuse, mais je ne voudrais pas gêner et... — Vous ne me gêneriez qu'en déclinant mon invitation, monsieur, coupa fermement Honor. Je ne vous ai pas vu depuis près de quarante ans T. Vous ne quitterez-pas ce vaisseau sans avoir dîné avec moi et mes officiers. — C'est un ordre, milady? s'enquit-il, ironique, et elle acquiesça. — À n'en pas douter », répondit-elle. Il haussa les épaules. « Dans ce cas, bien entendu, j'accepte. — Bien. Je constate que vous avez encore une saine perception des réalités tactiques, monsieur. — Je m'y efforce, dit-il avec un léger sourire. — Dans ce cas, pourquoi ne m'accompagnez-vous pas jusqu'à ma cabine ? Nous avons beaucoup de rattrapage à faire avant le dîner. — En effet, milady », dit-il avant de la suivre dans l'ascenseur tandis qu'Andrew La-Follet fermait la marche. CHAPITRE VINGT-SEPT « C'est vraiment un immense plaisir de vous revoir, monsieur », fit doucement Honor en le faisant entrer dans sa cabine de jour pour ensuite lui désigner l'un des confortables fauteuils disposés autour de la table basse en cuivre martelé. Elle le vit observer la table et plisser les yeux d'amusement et de plaisir en apercevant les armoiries du domaine Harrington qui l'ornaient en bas-relief. « Un cadeau du Protecteur Benjamin, s'excusa-t-elle à demi, mais il se contenta de secouer la tête. — Je ne faisais que l'admirer, milady. Et me dire que vous aviez vraiment fait du chemin. Je ne songeais pas à la vanité d'inscrire son monogramme sur un meuble. — Heureuse de l'entendre, répondit-elle, caustique mais immensément soulagée de l'étincelle d'humour espiègle qui accompagnait les propos du capitaine. — Pour tout dire, fit-il plus sérieusement, la Galaxie ne vous en tiendrait sûrement pas vraiment rigueur si votre tête était devenue un peu trop grosse pour votre béret. D'un autre côté, j'aurais été surpris que l'aspirante dont je me souviens ait laissé une chose pareille se produire. — Je tâche de me rappeler que je suis une simple mortelle. » Elle avait voulu le dire sur le ton de la plaisanterie, sans grand succès, et elle sentit ses joues s'empourprer. Il lui jeta un regard en coin et haussa les épaules. « Et je tâcherai de ne pas vous embarrasser davantage, milady. Si ce n'est pour vous dire que l'un de mes plus grands regrets est que Raoul Courvosier n'ait pas vécu assez longtemps pour vous voir aujourd'hui. Il m'a écrit après l'incident de Basilic afin de s'assurer que j'avais la version complète de l'histoire, je sais donc que sa confiance en vous avait été amplement récompensée. Mais je sais également combien il se serait réjoui de voir que d'autres avaient jugé utile de vous récompenser aussi. — Il me manque, souffla Honor. Il me manque beaucoup. Et cela signifie énormément pour moi que lui et vous soyez restés en contact. — Raoul était un ami loyal, milady. — Capitaine, dit Honor en soutenant son regard, ça fait trente-neuf ans T, mais la dernière fois que nous nous sommes vus je n'étais qu'aspirante. Et, demi-solde ou non, vous êtes vous-même amiral. Alors, si cela ne vous dérange pas, je vous serais reconnaissante de vous rappeler que j'ai fait un jour partie des bleus de votre équipage et de laisser tomber les "milady". — Plus facile à dire qu'à faire, mi... » Bachfisch marqua une pause puis gloussa. « Mettez ça sur le compte de réflexes sociaux, demanda-t-il. D'un autre côté, si je ne suis pas censé vous appeler "milady", que préféreriez-vous ? Bizarrement, je ne pense pas qu'"aspirante Harrington" soit encore approprié, hein ? — En effet, concéda-t-elle en riant à son tour. Et je ne pense pas préférer "amiral Harrington". Si nous essayions simplement' "Honor" ? — Je... » commença le capitaine. Il marqua une nouvelle pause et s'éclaircit la gorge. « Si c'est ce que vous souhaitez vraiment... Honor, dit-il au bout d'un moment. — Oui », répondit-elle. Il hocha la tête puis prit place dans le fauteuil indiqué et ménagea une courte pause dans la conversation en s'adossant et croisant les jambes avant de parcourir du regard la cabine. Il s'arrêta un instant sur la vitrine abritant son sabre, sa clef étincelante de seigneur et une étoile d'or aux nombreuses branches dont le ruban cramoisi portait des taches brun sombre. Au-dessus de la vitrine était accrochée une plaque en bronze –dont un angle était corné et brisé comme s'il avait subi une chaleur intense – représentant un antique planeur. Enfin une autre vitrine présentait le .45 anachronique d'Honor... et un pistolet de duel calibre dix millimètres plus moderne. Il contempla le tout plusieurs secondes, absorbant en quelque sorte ces preuves du temps (et de la vie) bel et bien écoulé depuis leur dernière rencontre. Puis il prit une profonde inspiration et reporta son attention sur elle. Les choses ont changé depuis que vous et moi avons cessé de travailler ensemble en Silésie, fit-il remarquer avec ironie. — Sans doute. Mais ça ravive beaucoup de souvenirs, n'est-ce pas ? — C'est le moins qu'on puisse dire. » Il secoua la tête. « Des bons comme des moins bons. — Monsieur, dit-elle avec une pointe d'hésitation, à propos de l'enquête après notre retour. J'ai demandé à témoigner, mais... — Je sais, Honor. Mais j'ai dit à la commission avoir le sentiment que vous n'aviez rien à ajouter. — Vous avez dit ça ? » Elle le regarda d'un air incrédule. « Mais j'étais là, sur le pont. Je savais exactement ce qui s'était passé ! — Bien entendu, fit-il avec douceur. Mais je vous connaissais trop bien pour les laisser vous faire passer à la barre. » Elle continua de le dévisager, le regard soudain empreint de douleur, et il secoua aussitôt la tête. « Ne vous méprenez pas : je ne craignais pas que vos propos puissent me nuire. Mais le compte rendu officiel contenait déjà tout ce dont vous auriez pu vous porter témoin, y compris votre propre rapport d'action, et vous n'êtes pas connue pour votre instinct de conservation surdéveloppé. S'ils vous avaient fait passer à la barre, vous auriez presque à coup sûr pris ma défense de façon féroce, et je ne voulais pas que vous soyez éclaboussée. — J'aurais été flattée d'être "éclaboussée" si cela vous avait aidé, monsieur, répondit-elle doucement. — Je sais. Je le savais quand j'ai interdit à mon avocat de vous appeler comme témoin. Mais vous aviez déjà beaucoup d'ennemis personnels pour une aspirante, et je ne voulais pas vous voir rejeter les éloges que vous méritiez tant pour avoir sauvé mon bâtiment. De toute façon, ce que vous aviez à dire n'aurait rien changé. — Vous n'en savez rien, protesta-t-elle. — Oh que si, je le sais, Honor, dit-il dans un sourire mi-amer, mi-amusé. Parce qu'en réalité je méritais d'être démis de mon commandement. — Non ! s'exclama-t-elle aussitôt. — Je crois que c'est l'aspirante qui servait sous mes ordres qui parle, pas l'amiral assise en face de moi », fit-il d'un ton léger. Elle ouvrit la bouche, mais il leva la main et secoua la tête. « Réfléchissez-y – en tant qu'officier général plutôt qu'aspirante. Je ne prétends pas qu'il n'existait pas de circonstances atténuantes, mais soyons honnêtes. Pour un certain nombre de raisons, j'ai laissé Dunecki et son vaisseau entrer à portée immédiate, et le résultat c'est que mon bâtiment a manqué être détruit. D'ailleurs les gens de mon équipage sont morts en trop grand nombre, ajouta-t-il, beaucoup plus sombre. — Mais vous ne pouviez pas savoir. — Vous faisiez partie des protégés de Raoul, répondit-il. Que vous a-t-il toujours répété à propos des surprises ? — Que c'est ce qu'on obtient quand un commandant se trompe sur un détail qu'il a en réalité vu depuis le début, reconnut-elle lentement. — Et c'est précisément ce que j'ai fait. » Il haussa les épaules. « Ne pensez pas que cela m'indifférait de savoir que vous vouliez prendre ma défense : ce n'était pas le cas. Et ne croyez pas qu'à cause de cet unique incident je me considère comme un raté complet. Mais rien de tout cela ne change le fait que j'ai mis en péril le bâtiment que le roi m'avait confié et que je l'aurais perdu corps et biens sans un fabuleux coup de chance et l'intervention d'une aspirante dont c'était la première affectation. Pour tout dire, j'ai été surpris qu'on me réduise simplement à une demi-solde au lieu de m'exclure franchement du service. — Je persiste à dire qu'ils ont eu tort », s'entêta Honor. Il la regarda, perplexe, et elle haussa les épaules à son tour, embarrassée. « Bon, j'imagine que si je siégeais à la commission d'enquête concernant un incident analogue et que je ne disposais que du compte rendu officiel, je serais peut-être d'accord pour dire qu'une sanction s'impose. Peut-être. Mais j'aime à penser qu'avec l'expérience j'ai vu suffisamment d'occasions où des officiers compétents et doués faisaient tout dans les règles et se plantaient néanmoins pour accorder à n'importe qui le bénéfice du doute. — Peut-être, en effet. Et peut-être que si cet incident ne s'était pas produit en temps de paix, si les officiers siégeant à la commission avaient eu la même expérience que vous aujourd'hui, leur décision aurait été différente. Mais autre temps, autres règles, Honor. » Il secoua la tête. « Je ne prétendrai pas que ce fut indolore. Mais je n'ai jamais eu l'impression d'avoir été victime d'une grave erreur judiciaire non plus. Et puis, ajouta-t-il en désignant sa veste d'uniforme bleue, ce n'était pas tout à fait la fin du monde. — Non, j'imagine. Mais vous auriez quand même plus fière allure en noir et or qu'en bleu, si vous me permettez. Et la flotte aurait bien eu besoin de votre expérience quand la guerre a enfin commencé. — Je crois en toute franchise que c'est ce qui m'a fait le plus mal, reconnut-il d'une voix un peu distante, les yeux rivés sur un point que lui seul voyait. J'ai passé des années à m'entraîner précisément dans cette optique, et on ne m'a pas permis d'exploiter tout ce que j'avais appris pour défendre le Royaume quand la tempête s'est levée. » Il fixa le même point invisible pendant quelques secondes encore puis se reprit. « Mais il était parfaitement stérile de rester assis à ressasser les événements, reprit-il d'un ton vif en se concentrant de nouveau sur le visage de son interlocutrice. J'ai donc trouvé quelques projets par-ci par-là depuis pour m'occuper. — Je crois que vous possédez votre propre compagnie de fret, fit Honor. — C'est beaucoup dire, répondit-il, ironique. Je suis en effet propriétaire de deux bâtiments et je détiens la majorité des parts de trois autres. Ce n'est pas tout à fait la même échelle que le cartel Hauptman – ou les Dômes aériens de Grayson – mais ce n'est pas trop mal pour la Silésie, je suppose. — D'après tout ce que j'ai entendu, il s'agit d'un doux euphémisme. Il paraît que vous avez au moins deux vaisseaux marchands armés ? — Oui. Vous vous demandez comment j'ai réussi ? » Elle acquiesça, et il haussa les épaules. « Comme tout le reste ici, dans la Confédération, tout dépend de la profondeur de vos poches, de vos contacts et des gens que vous connaissez. La Silésie peut être une région très dangereuse pour un capitaine marchand mais, pour cette même raison, il y a beaucoup d'argent à s'y faire si l'on parvient à survivre. Et je traîne dans le coin depuis assez longtemps pour qu'on me doive pas mal d'argent et de services... et pour connaître quelques secrets honteux bien utiles. » Il haussa de nouveau les épaules. « Donc, techniquement, le Fléau des pirates et l'Embuscade sont des unités auxiliaires de la flotte confédérée. Techniquement. — Techniquement, répéta Honor, et il sourit. Et en pratique ? — En pratique, les mandats officiels de la flotte confédérée ne sont qu'un moyen de contourner l'interdiction des vaisseaux marchands armés, accessible à ceux dont les appuis gouvernementaux sont assez haut placés. Tout le monde sait que les auxiliaires ne seront jamais appelés au service spatial actif. D'ailleurs, certains sont eux-mêmes des pirates ! Elle remarqua qu'il avait l'air de trouver ce détail amusant à sa façon macabre. « Puis-je vous demander qui est votre appui ? s'enquit-elle d'une voix soigneusement neutre, et il eut un petit rire. — Je pense que vous avez dû la rencontrer à un moment ou à un autre. Elle s'appelle Patricia Givens. — L'amiral Givens ? » Honor le dévisagea, stupéfaite. « Indirectement, rectifia Bachfisch. Remarquez, j'en serais sûrement arrivé au même point par moi-même en fin de compte – en tout cas, c'est ce que j'aime à penser. J'avais déjà acquis la moitié de l'Embuscade et, pour tout dire, je l'avais équipé d'un petit armement léger. Mon partenaire n'était pas franchement réjoui, mais nous étions d'accord sur le fait que, si les Solariens s'en plaignaient un jour, j'assumerais la responsabilité pleine et entière. Au moins une demi-douzaine de commandants confédérés – et même un officier général – savaient que l'Embuscade était armé, bien sûr, mais à l'époque je faisais partie du paysage depuis assez longtemps pour être considéré moi-même comme un Silésien et non comme l'un de ces intrus arrivistes de Manticoriens. » En réalité, il y a toujours eu davantage de bâtiments armés privés plus ou moins honnêtes en Silésie que la plupart des gens ne le croient. Je suis certain que vous en avez vous-même croisé un bon nombre au cours de vos déploiements dans la région. » Il haussa un sourcil interrogateur, et elle acquiesça. « Le problème, évidemment, consiste à faire la différence entre les gentils et les méchants, poursuivit-il, et, pour une raison ou une autre, la flotte confédérée a décidé que j'étais du bon côté. C'est peut-être en rapport avec les deux ou trois premiers vaisseaux pirates à avoir connu des soucis alors que l'Embuscade se trouvait dans le coin. — J'espère que vous ne le prendrez pas mal, monsieur, mais pourquoi êtes-vous resté en Silésie ? » Il la regarda, et elle esquissa un geste de la main. « Je veux dire : vous avez bien réussi, mais vous aviez sûrement des contacts plus nombreux et influents au sein du Royaume stellaire qu'ici, et la Confédération n'est pas vraiment l'environnement le plus respectueux de la loi que je connaisse. — Je suppose que la honte n'y était pas étrangère, reconnut-il au bout d'un moment. La commission d'enquête a formulé son verdict dans des termes assez modérés, mais le propos était clair, et au fond je ne voulais pas davantage de pitié que de désaveu. Il s'agissait donc sûrement en partie de recommencer ma vie sur une page vierge. » Et puis, encore une fois, j'étais un des vieux routiers de la Silésie au sein de la FRM. Comme vous, j'avais été déployé ici plusieurs fois au cours de ma carrière, et certains me connaissaient, personnellement ou de réputation. On ne voit pas tant que cela d'officiers manticoriens aussi gradés et expérimentés que moi dans le privé, par ici; donc, d'une certaine façon, il était plus facile pour moi de faire ce que je voulais dans la Confédération plutôt que dans le Royaume. » Il s'interrompit quelques secondes, et elle sentit à ses émotions qu'il se demandait s'il allait ou non en rester là. Puis il rejeta la tête en arrière – un tic dont elle se souvenait comme indiquant qu'il avait pris une décision. « Et, en vérité, je crois que je cherchais aussi à faire preuve de panache. Une façon de prouver à la Galaxie entière que, quelle qu'ait été la décision de la commission d'enquête, je restais... eh bien, une force avec laquelle il fallait compter, j'imagine. J'avais besoin de prouver que j'étais capable de réussir ici et de faire la peau au premier pirate qui se mettrait en travers de mon chemin. — Et peut-être un petit côté "chevalier errant" ? » fit gentiment Honor. Il la regarda sans réagir, et elle fit basculer le dossier de son fauteuil en souriant. « Je ne mets pas en doute ce que vous venez de dire, monsieur. Mais je pense qu'il y a aussi là-dedans un soupçon du dicton "officier de Sa Majesté un jour, officier de Sa Majesté toujours". — Si vous voulez dire par là que je pensais que l'univers se porterait mieux avec quelques pirates en moins, vous n'avez sans doute pas tort, concéda Bachfisch. Mais ne commettez pas l'erreur de m'attribuer des mobiles trop purs. — Je n'ai pas parlé de la pureté de vos mobiles. Je ne vous voyais simplement pas vous retirer tranquillement quelles que soient les circonstances. Vous retrouver ici aux commandes de l'équivalent privé de vaisseaux-Q me laisse à penser que vous vous occupez encore de réprimer la piraterie. Et vu que vous venez juste de prononcer le nom du dernier Deuxième Lord de la Spatiale, mon esprit naturellement soupçonneux me suggère qu'il pourrait bien exister un lien beaucoup plus direct entre vous et la flotte de Sa Majesté que la plupart des gens ne le pensent. — Il y a du vrai là-dedans, fit-il, bien que je n'aie pas commencé avec ce genre de lien en tête. Même si j'en avais eu l'idée, les circonstances qui m'ont vu retiré du service actif m'auraient retenu d'approcher quiconque à l'Amirauté. Mais la DGSN a toujours fait son possible pour suivre les officiers de la flotte, en service actif ou non, et comme mon réseau s'étendait ici, c'est elle qui m'a contacté. D'ailleurs, c'est elle encore qui a discrètement graissé des pattes pour que j'obtienne l'approbation officielle de l'armement de l'Embuscade. Et, sauf lourde erreur de ma part, c'est elle aussi qui a encore plus discrètement contribué à diriger le Fléau des pirates vers moi quand il a été mis par les Andies sur la liste des bâtiments destinés à la casse. Personne ne l'a jamais dit explicitement, mais il y a eu une ou deux coïncidences de trop dans la façon dont l'affaire s'est réglée quand j'ai fait mon offre de rachat. » Bref, que j'aie raison ou non sur ce point, l'amiral Givens –ou du moins ses sbires – était en contact assez régulier avec moi jusqu'à là trêve avec Havre. Je suppose que, techniquement, j'étais l'une des sources de "renseignement humain" auxquelles la DGSN ne cesse de faire référence quand elle briefe les officiers partant en Silésie. — Vous avez dit que la DGSN "était" en contact régulier avec vous ? » s'enquit Honor en le regardant d'un air songeur, et il hocha la tête. « C'est exactement ce que j'ai dit. Et cela signifie précisément ce que vous pensez. Depuis que Jurgensen a pris la suite de Givens, les Renseignements semblent avoir réduit de façon spectaculaire leur recours aux sources humaines en Silésie. Je ne saurais pas dire quelle est la situation ailleurs, mais ici, au sein de la Confédération, personne n'a l'air de prêter beaucoup d'attention aux anciens réseaux et sources. Très franchement, Honor, je pense qu'il s'agit d'une grosse erreur. — J'aimerais pouvoir vous contredire, monsieur, dit lentement Honor. Hélas, si vous avez vu juste, cela ne fait que confirmer les craintes que je nourrissais déjà. Plus je consulte les dossiers de renseignement qu'on nous a confiés en nous envoyant ici, moins les analystes qui les ont rédigés me paraissent en phase avec la réalité. — C'est ce que je craignais, soupira-t-il. Évidemment, je n'avais aucun moyen de savoir ce que la DGSN disait ou non aux officiers que la flotte envoyait, mais le fait qu'on ne me pose plus de questions me laissait à penser que les informations contenues dans leurs briefings étaient sans doute... incomplètes. Et à moins que je ne me trompe sur les intentions des Andermiens, cela pourrait être une négligence des plus graves. » « Vous pensez qu'il a raison, milady ? » demanda tout bas Mercedes Brigham dans l'ascenseur qu'elle partageait avec Honor, Nimitz, le lieutenant Meares et LaFollet en direction de la salle de briefing, pour une réunion préprogrammée avec tout l'état-major d'Honor. « Je le crains, oui, répondit Honor sur le même ton. — Je sais que vous vous connaissez depuis très longtemps, milady, fit Brigham au bout d'un moment, et Honor rit sans joie. — Oui, et c'était lui mon tout premier commandant. Et oui encore une fois, Mercedes, cela lui confère une certaine aura d'autorité à mes yeux. Mais je ne suis pas aveugle, je sais que les gens changent en trente ou quarante ans T. Je ne néglige pas non plus la possibilité que, si bonnes soient ses intentions, ses informations – ou l'interprétation qu'il en fait – pourraient être faussées. » Elle secoua la tête. « J'envisage ce qu'il a dit de la façon la plus impartiale et sceptique possible. Hélas, cela ne cadre que trop bien avec les autres indices que nous avons relevés. — Je ne sous-entendais pas qu'il pourrait tenter de pratiquer une forme de désinformation à vos dépens, milady. Et, pour être honnête, je dois reconnaître que son analyse des intentions probables de l'Empire concorde trop avec ce que nous redoutions pour que je me sente à l'aise. Je crois que mon souci principal vient du fait qu'il insiste beaucoup plus sur le nouveau matériel des Andermiens que tout ce que nous avons reçu de la DGSN ne sous-entend. D'ailleurs, il en parle beaucoup plus que les Graysoniens aussi. — Je suis d'accord. Mais, en même temps, il a vu les Andermiens de bien plus près que la DGSN et les hommes de Benjamin. Dans le cas de notre service de renseignement, c'est simplement parce que Jurgensen et ses analystes ont choisi de ne pas solliciter les ressources dont ils disposaient. Si je ne m'abuse, le capitaine n'est pas non plus la seule source humaine dont Jurgensen a jugé pouvoir se passer. Dans le cas des Graysoniens, c'est une question de temps et de distance. Enfin, ça et le fait qu'ils ignoraient tout de la présence du capitaine, on ne peut donc pas leur reprocher de ne pas l'avoir consulté. » Même avec toutes ces réserves, néanmoins, ce qu'il a réussi à découvrir concernant les nouveaux systèmes andermiens cadre trop bien pour ma tranquillité avec ce que Greg Paxton est parvenu à établir. Sans parler de ce que le capitaine Ferrero avait à dire dans ses rapports. Ou cet analyste sidemorien, comment s'appelle-t-il déjà ? » Elle fronça les sourcils puis hocha la tête : « Zahn. — Le mari du capitaine de corvette Zahn ? demanda Brigham. — Oui, celui-là, fit Honor. Georges vient de terminer la lecture de l'un de ses rapports sur les mesures à prendre et il me l'a résumé hier soir. » Brigham acquiesça. Le capitaine de frégate Georges Reynolds était l'officier de renseignement d'état-major qu'Honor avait choisi pour ce poste en partie sur recommandation de Brigham. Le chef d'état-major avait déjà travaillé avec lui et avait été impressionnée par sa capacité à réfléchir hors des sentiers battus. « Georges n'était pas prêt à approuver sans réserve les conclusions de Zahn, continua Honor, mais il a bien dit que le raisonnement se tenait, à supposer que les faits essentiels sur lesquels il se fondait soient exacts. Et voilà que le capitaine Bachfisch a l'air de les confirmer d'un point de vue complètement indépendant. — Si ces deux-là ont raison, fit Brigham, contrariée, nous brandissons une menace moins convaincante encore que nous ne le pensions, milady. — J'aimerais que vous vous trompiez. Hélas, je ne pense pas que ce soit le cas. — Alors que faisons-nous ? — Je ne sais pas. Pas encore. La première chose, toutefois, c'est cette réunion. Nous devons mettre tout l'état-major au courant, commencer à les faire réfléchir aux menaces possibles et à la façon d'y réagir. Et, bien sûr, je veux qu'Alice et Alistair soient eux aussi briefés et qu'ils y réfléchissent. Avec un peu de chance, une ou deux idées utiles en sortiront. Je rallonge aussi la liste des invités au dîner de ce soir. Je veux qu'au moins Georges, Alistair, Alice, Roslee, le Spectre et vous, plus sans doute Rafael et Scotty, vous joigniez au capitaine et moi pour le repas. — Ça ne lui posera pas de problème, milady ? » demanda Brigham. Honor la regarda d'un air interrogateur, et elle haussa les épaules. « Il est évident qu'il a passé beaucoup de temps à établir sa réputation dans la région. Si la rumeur se répand qu'il est une source de renseignements pour Manticore, cela pourrait lui causer du tort. Cela pourrait même lui coûter la vie. Je me demandais simplement s'il avait vraiment envie que tant de gens connaissent l'identité de votre source. Je ne m'attends pas à ce que l'un d'eux laisse cette information atteindre les mauvaises oreilles, mais il ne les connaît pas aussi bien que nous. — Je lui ai posé la question, plus ou moins, répondit Honor au bout d'un moment. Il avait déjà réfléchi là-dessus avant même de demander à monter à bord du Loup-Garou. Je ne crois pas qu'il serait là s'il n'était pas prêt à répondre aux questions que nous risquons de lui poser. Et il ne les connaît peut-être pas, mais il me connaît, moi, et je pense qu'il se fie à mon jugement quant à qui pourrait représenter une menace pour sa sécurité. — Dans ce cas, milady, conclut le chef d'état-major tandis que l'ascenseur arrivait à destination et que les portes s'ouvraient dans un sifflement, il suffira de nous assurer qu'aucun de nous ne représente une menace, pas vrai ? » CHAPITRE VINGT-HUIT ... J'ai donc fait exactement ce que monsieur le pirate me demandait, dit Thomas Bachfisch avec un sourire Mauvais. Nous avons mis en panne, ouvert nos sas d'accès et nous sommes préparés à être abordés. Et puis, alors que leurs navettes d'abordage se trouvaient à cinq cents kilomètres, nous avons ouvert les sabords d'armement et transpercé leur vaisseau mère avec un graser de calibre quatre-vingts. » Plus d'un de ses auditeurs grimaça à l'idée de ce que l'équipage avait dû ressentir à bord du croiseur pirate dans le bref instant qu'il avait eu pour comprendre ce qui se passait. Ils manquaient toutefois notablement de compassion pour l'équipage en question. Tous étaient des officiers spatiaux expérimentés : ils avaient trop souvent vu les décombres que les pirates laissaient derrière eux. « Vos bâtiments ont dû causer une méchante surprise à la communauté pirate de la région, monsieur, fit remarquer Roslee Orndorff en tendant une autre branche de céleri à Banshee. — Pas tant à la communauté au complet qu'aux individus qui sont tombés sur nous. Nous n'avons pas vraiment cherché à tenir notre présence secrète – après tout, la moitié de l'effet d'un vaisseau-Q naît du fait que les raideurs potentiels savent qu'il est là quelque part. S'ils ignorent son existence, ils ne vont pas s'inquiéter de l'éventualité qu'il s'agisse de tel ou tel transporteur. Mais, en même temps, nous n'avons pas non plus publié la description de nos bâtiments, et il nous arrive de changer les peintures extérieures de temps en temps. La peinture intelligente nous a coûté cher, mais elle valait le coup. — Je me dis souvent qu'elle est plus utile aux vaisseaux-Q qu'aux vaisseaux de guerre classiques », dit Alistair McKeon, et plusieurs têtes acquiescèrent. La peinture utilisée par la FRM et la plupart des autres flottes était généreusement additionnée de nanoparticules et de pigments réactifs qui permettaient de la programmer et de la modifier à volonté, quasiment sans limite. Hélas, comme McKeon venait de le faire remarquer, elle était d'une utilité très limitée pour les bâtiments de guerre. Après tout, la forme distinctive en tête de marteau de leurs extrémités ne pouvait guère être confondue avec autre chose, quelle que soit sa couleur. De plus, il y avait peu de chances qu'on se repose sur l'identification visuelle d'un tel vaisseau, raison pour laquelle la plupart des flottes avaient tendance à choisir une couleur – le blanc pour la FRM, par exemple – et à s'en tenir là. Mais les bâtiments marchands étaient une tout autre histoire. Là aussi, tant les croiseurs que les pirates se fiaient en général d'abord aux codes de transpondeur, mais quiconque souhaitait s'approprier la cargaison d'un transporteur devait s'approcher suffisamment pour ce faire. À ce stade, les identifications visuelles – ou les erreurs d'identification, dans certains cas particuliers – devenaient la norme. « J'imagine que, si vous vous servez de peinture intelligente, vous avez aussi recours à... des codes de transpondeur fantaisistes, amiral », fit le capitaine de frégate Reynolds. Bachfisch parut sur le point de corriger une fois de plus son grade, puis renonça manifestement et se contenta de hocher la tête à nouveau. « Je suis persuadé que mes gars pourraient battre à peu près n'importe quel pirate du secteur en combat régulier, dit-il, mais, pour être honnête, notre fonction première consiste à transporter des marchandises. Et puis nous sommes armés et le Fléau a commencé sa carrière en tant qu'auxiliaire spatial, mais cela n'en fait pas un cuirassé. Il est équipé d'un compensateur de classe militaire et des impulseurs et boucliers antiparticules qui vont avec, et, tout comme l'Embuscade, il a des générateurs de barrières latérales de puissance respectable. Mais aucun de nos bâtiments ne possède de forte capacité de contrôle des avaries ni de coque militaire. » Amiral Truman, vous étiez avec Lady Harrington quand ses vaisseaux-Q ont été déployés ici il y a plusieurs années, n'est-ce pas ? » s'enquit-il en se tournant vers le commandant en second d'Honor. Truman acquiesça, et il haussa les épaules. « Eh bien, dans ce cas, vous savez ce qui se passe quand un transporteur subit une frappe assénée par une arme lourde embarquée. Étant donné les circonstances, ni mes équipages ni moi ne sommes très intéressés par des "combats réguliers" avec les pirates. Par conséquent, nous ne diffusons jamais notre propre code de transpondeur en vol tant que nous ne sommes pas sur le point de rentrer au port. — Et la flotte confédérée n'y voit pas d'objection, monsieur ? demanda Rafael Cardones. La question était raisonnable puisque la falsification des codes de transpondeur était un délit assez grave en vertu de la loi de la plupart des nations stellaires, y compris la Confédération silésienne. — Officiellement, elle l'ignore, répondit Bachfisch dans un haussement d'épaules, et elle ne voit pas d'objection à ce qu'elle ignore. En réalité, la plupart de ses commandants sont au courant, mais ils ne protestent pas contre nos agissements tant que nous continuons à attraper un pirate à l'occasion. — Ça me semble logique », affirma Truman en tendant la main vers son verre à vin. James MacGuiness apparut comme par magie pour remplir le verre avant qu'elle l'ait touché, et elle lui adressa un sourire de remerciement. Puis elle prit une gorgée de vin rouge et reporta son attention vers Bachfisch. « Je dois dire que nous avons sans doute eu plus de chance que nous ne le méritons que vous soyez tombés sur nous, amiral Bachfisch, dit-elle sur un ton plus formel. — Je ne suis pas vraiment "tombé sur vous", amiral, répondit Bachfisch avec un sourire en coin. Je suis venu vous chercher. — Je sais. » Truman le regarda d'un air songeur. « Je vous en suis reconnaissante. Mais, en même temps, je suis sûre que vous comprendrez que nous hésitions à accepter le témoignage d'un individu, si crédible soit-il, quand il contredit carrément certains aspects de nos briefings par la DGSN. — Eh bien, dit Bachfisch en laissant son sourire s'élargir un peu, je sais que moi-même j'hésiterais, mais il faut dire qu'à l'époque où j'étais en service actif les gens qui dirigeaient la DGSN savaient en général localiser leur derrière... s'ils se servaient des deux mains, en tout cas. » Malgré elle, les lèvres de Truman frémirent; Cardones sourit pour sa part ouvertement. « Ce que je voulais dire, monsieur, reprit la blonde amiral au bout d'un moment, une fois certaine d'avoir repris le contrôle de sa voix, c'est que je me sentirais plus sereine à l'idée de me fier à vos informations si vous pouviez nous décrire la façon dont vous les avez obtenues. — Je comprends où vous voulez en venir, dame Alice, fit Bachfisch plus gravement. Et je ne vous reprocherai certainement pas de faire preuve de prudence quand il s'agit de s'en remettre à une manne fortuite d'informations. J'ai déjà promis à l'amiral Harrington de mettre à sa disposition les enregistrements de mon journal de détection à l'appui de certaines de mes observations – telles que les taux d'accélération que j'ai vu les nouveaux croiseurs produire ainsi que les capacités furtives du croiseur lourd andermien rencontré dans le système de Melbourne. Vous pourrez en tirer votre propre analyse de ces événements et, franchement, vos équipements sont mieux adaptés pour cela que les miens. » Mais je me doute que les éléments qui vous inquiètent le plus sont ceux pour lesquels je ne possède aucun enregistrement. Notamment ceux concernant les nouveaux croiseurs de combat andermiens. — Je vous avouerai qu'il s'agit d'un des aspects qui me posent problème », fit Truman, manifestement soulagée que Bachfisch comprenne ses craintes et choisisse de ne pas y voir d'insinuation désobligeante quant à son honnêteté. « J'ai déjà confié au capitaine Reynolds la description écrite la plus détaillée possible, répondit-il. Vous ferez sans doute mieux de lui réclamer les détails parce que mon rapport est fondé sur des notes prises immédiatement après avoir vu le bâtiment et non sur ce dont je me souviens spontanément à l'instant. Mais la façon dont je me suis trouvé en position de l'observer a tout à voir avec les opérations de vaisseaux-Q dont nous venons de parler. J'avais une nouvelle moisson de pirates à remettre aux autorités silésiennes de Crawford, mais une escadre de croiseurs de combat andermiens qui traversait le système a intercepté ma livraison. Le gouverneur confédéré n'était pas content du tout, d'ailleurs, ajouta-t-il avec ironie. Il avait l'air de trouver l'amiral andermien un peu autoritaire dans cette affaire. — Pourquoi ne suis-je pas étonné ? murmura McKeon dans une grimace. Dieu sait que les seuls que les Silésiens jugent plus arrogants et autoritaires que les Andermiens sont les Manticoriens, après tout ! — Sauf votre respect, amiral, intervint Bachfisch, en tant qu'officier qui a connu les deux côtés de la barrière, les Silésiens n'ont pas tort. De leur point de vue, la HM et la FIA sont franchement autoritaires. Ils savent très bien, quoi qu'ils choisissent de croire, qu'ils ne sont pas capables de maintenir l'ordre sur leurs voies spatiales sans intervention extérieure, et cela ne fait qu'empirer ce sentiment. Comment le prendriez-vous si des flottes étrangères allaient et venaient à loisir dans le Royaume stellaire pour réglementer votre commerce ? Ou si elles s'attribuaient la garde de criminels capturés dans votre espace national parce qu'elles ne se fiaient pas à l'intégrité de votre système judiciaire... ou à l'honnêteté de vos gouvernants ? » Il secoua la tête. « Je sais que les situations sont différentes, mais que notre méfiance soit justifiée la leur rend plus difficile encore à digérer. Et les officiers andermiens et manticoriens laissent trop souvent percer leur mépris envers les gens du cru. D'ailleurs, j'en ai sans doute fait autant quand j'étais en service actif ! » Bref, je ne pense pas que le commandant d'escadre se soit rendu compte que j'étais moi-même manticorien quand il m'a ordonné de lui livrer mes prisonniers. Il n'avait sûrement pas compris que j'étais officier de la Spatiale retiré du service actif, en tout cas ! Cela ne me dérangeait pas de les confier aux Andies car j'étais à peu près sûr de cette façon qu'ils ne seraient pas tout simplement relâchés, mais je dois reconnaître que je n'ai pas beaucoup apprécié son attitude. Intéressant, comme elle a changé quand il a saisi qu'il ne s'adressait pas à un Silésien, en fin de compte. » D'un autre côté, je crois qu'il n'était pas enchanté de s'apercevoir qu'il avait laissé un homme peut-être lié au Royaume stellaire s'approcher assez pour avoir une vision détaillée de la poupe de son vaisseau amiral. Dans ces conditions, je n'ai pas jugé très raisonnable de sortir un appareil photos de ma poche pour prendre des clichés, et les Andies ont bien veillé à maintenir leur proue vers le Fléau une fois que j'étais rentré à bord, de sorte que je n'ai pas pu obtenir de bon visuel là non plus. Mais il existait incontestablement des différences majeures entre sa conception et celle d'un croiseur de combat traditionnel. Ma navette a croisé sa poupe à moins de cinq cents mètres en allant livrer nos "invités", et elle n'était guère fournie en équipement de poursuite conventionnel. En revanche, elle avait un énorme sas de type cargo. — Je n'aime pas beaucoup ce que j'entends, fit McKeon, contrit. — Eh bien, je comprends qu'un croiseur de combat construit sur le modèle des porte-capsules serait doté d'une forte puissance de feu à court terme, répondit Craig Goodrick. Mais combien de temps pourrait-il maintenir cette puissance de feu ? Et combien de temps les défenses d'un croiseur de combat résisteraient-elles à un véritable vaisseau du mur, surtout un modèle porte-capsules, si on devait en arriver là ? » Il secoua la tête. « Je ne sais pas. Ça ne me paraît pas un concept très pratique. » Honor et Brigham s'entre-regardèrent, et l'amiral adressa un léger signe de tête à son chef d'état-major. « En fait, intervint Mercedes en se tournant vers le reste de la table, les Andies ne sont pas les premiers à avoir eu cette idée. Du moins, s'ils l'ont eue, les Graysoniens en ont fait autant, tout à fait indépendamment. — Ah bon ? » McKeon la regarda brusquement. « Alors pourquoi n'en ai-je pas entendu parler ? — II faudrait que vous posiez la question à l'amiral Matthews, monsieur, répondit calmement Brigham. Si je devais hasarder une réponse, toutefois, je dirais que c'est sans doute un prêté pour un rendu. Le Premier Lord Janacek et l'amiral Chakrabarti ont décidé de démanteler les équipes de R &D conjointes entre Manticore et Grayson peu après leur prise de fonction. Officiellement, il s'agissait d'une mesure d'économie, mais je crains que ne courent des rumeurs insistantes au sein de la FSG, selon lesquelles la nouvelle direction souhaitait en fait stopper le flux d'informations vers Grayson. — Mais pourquoi penserait-on une chose pareille ? fit Truman, incrédule. Nous sommes alliés, pour l'amour du ciel ! — Je vous répète simplement ce que disait la rumeur, madame, répondit Brigham d'une voix soigneusement neutre. Personne n'a jamais prétendu que les rumeurs devaient être logiques. — Mais... » Truman s'apprêtait à répondre avec ferveur, mais elle referma la bouche avec un cliquetis presque audible, et Honor dissimula un sourire amer en percevant les sentiments de son amie, qui venait de comprendre quels dégâts Janacek et Haute-Crête avaient réellement réussi à infliger aux liens que Grayson et la flotte de Sa Majesté avaient forgés dans le sang. « En tout cas, poursuivit Brigham en se retournant vers McKeon, les nouveaux croiseurs de combat de classe Courvosier II sont des porte-capsules. Le bureau de la construction spatiale a réduit leurs bordées traditionnelles de missiles de plus de quatre-vingts pour cent, ce qui a permis de les équiper d'armes à énergie dignes d'un supercuirassé. » McKeon écarquilla les yeux et devint soudain songeur, et le chef d'état-major haussa les épaules. « Je crois que certains auraient préféré travailler sur le modèle des Invictus et carrément supprimer les tubes lance-missiles de flanc, mais ils en ont décidé autrement. Toutefois, Craig a raison de dire qu'ils ne peuvent pas soutenir leur taux de tir maximal aussi longtemps qu'un supercuirassé porte-capsules. Mais, bien sûr, un croiseur de combat conventionnel ne pouvait pas non plus égaler le tir de missiles d'un vaisseau du mur de l'ancienne génération. Et les exercices que nous avons menés à Grayson semblent suggérer que ce nouveau modèle a de bien meilleures chances de survie contre les vaisseaux du mur. — Pas sur la base du un contre un, en tout cas, fit Goodrick. — Cela dépend de la génération du bâtiment du mur, répondit Brigham. Contre un vieux modèle, un Courvosier a de fortes chances, en réalité. Il peut lâcher suffisamment de capsules pour tirer des salves capables de saturer les défenses antimissiles d'un supercuirassé. Pas beaucoup, certes, mais assez pour faire la différence contre une unité – voire deux – de l'ancienne génération. Et une fois qu'il a épuisé le feu offensif de son adversaire super-cuirassé, il est équipé des armes à énergie nécessaires pour passer ses défenses. D'ailleurs, si deux ou trois Courvosier se concentrent sur une cible unique, même un SCPC se trouvera en danger. Il lui faudra les atteindre et commencer à les détruire très vite s'il ne veut pas que l'inverse se produise. » Goodrick parut choqué par cette idée, et Brigham lui sourit. « Non seulement cela, mais- les Courvosier sont également beaucoup plus dangereux à portée d'armes à énergie, et les concepteurs se sont encore davantage reposés sur les nouveaux systèmes d'automatisation que pour la classe des Harrington. Les équipages sont vraiment réduits : on peut faire fonctionner l'un de ces nouveaux modèles avec seulement trois cents personnes si besoin. — Trois cents personnes ? répéta Goodrick, assez incrédule, et Brigham acquiesça. — Trois cents, confirma-t-elle. Les exigences moindres en systèmes de régulation vitale ajoutées à la conception autour d'un cœur creux expliquent comment on a pu inclure des grasers de flanc formidables dans ce modèle. Ils ont environ un tiers d'affûts en moins par rapport à leurs prédécesseurs, mais ceux dont ils sont équipés sont aussi puissants que les grasers des Harrington. — Ce qui était le but de ces modèles, quand on y regarde de près, Craig, intervint Honor. Certes, pas la bordée d'armes à énergie en soi, ni même la capacité à affronter des supercuirassés à égalité. Ce que les Graysoniens ont conçu, c'est un croiseur de combat destiné à faire aux anciens croiseurs de combat ce que les SCPC font aux anciens supercuirassés. Donc, si les Andermiens ont appliqué la même philosophie à leurs modèles, les bâtiments que le capitaine Bachfisch vient de nous décrire vont se révéler plus dangereux encore que tout ce à quoi nous nous attendions. Exactement ce que je pensais, fit Bachfisch. — Avez-vous vu de véritables vaisseaux du mur armés de capsules – ou du moins entendu parler, monsieur ? » Le capitaine de frégate Reynolds paraissait assez inquiet, et Bachfisch secoua la tête. « Non, capitaine. Hélas, cela ne veut pas dire qu'ils n'en ont pas; simplement, s'ils en ont, je ne les ai pas vus. En même temps, toutefois, il m'est apparu l'autre jour qu'on peut construire des croiseurs de combat beaucoup plus vite que des vaisseaux du mur. Il se peut qu'ils aient des SCPC au stade final de la conception, voire en construction, mais pas encore en service. — Ce qui expliquerait pourquoi ils continuent à faire monter la pression mais n'ont toujours pas agi, pensa Rafael Cardones à haute voix. — Je ne compterais pas trop là-dessus, Rafe, le mit en garde Honor. Même si vous avez raison, nous ne savons pas où ils en sont de leurs préparatifs. Et si ce n'est pas le cas et que nous partons pourtant de ce principe... — Compris, milady, fit Cardones. N'empêche, je trouve l'hypothèse intéressante. — Elle l'est, confirma Bachfisch. Et, pour tout dire, je ne serais pas trop surpris si cette considération ou une autre du même type jouait un rôle dans leurs calculs. Mais comme le dit l'amiral Harrington, je ne compterais pas trop là-dessus. — Non, je le comprends bien », fit Truman. Elle se renfonça dans son fauteuil, l'air concentré, tout en réfléchissant à ce que Bachfisch leur avait dit. Il était évident à sa mine et davantage encore à la nuance de ses émotions que, si elle avait nourri des réserves à l'encontre de leur source d'informations, ces réserves étaient en voie de dissipation rapide. « Craig et moi nous réjouissons d'étudier les enregistrements de vos capteurs, capitaine, dit-elle. Surtout ceux qui concernent les nouveaux BAL des Andies. — Ça ne m'étonne pas, répondit Bachfisch avec un petit sourire. Et, pour être honnête, j'ai été très intéressé par les relevés que j'ai obtenus sur vos propres BAL ici, dans le Marais, amiral. Je n'ai pas eu le loisir de les comparer de façon exhaustive, mais ma première impression est que les vôtres demeurent plus rapides et puissants que tout ce que j'ai vu de leur côté. — Mais vous n'avez pas vu trace de PBAL andermiens ? demanda Truman. — Non. Mais, à la place des Andermiens, je serais sans doute encore plus réticent à exhiber mes PBAL qu'à faire savoir que je possède des croiseurs de combat porte-capsules. Et il ne serait pas si difficile de les tenir secrets. Vous savez qu'il serait aisé de dissimuler des PBAL dans un système stellaire isolé le temps qu'ils s'entraînent. — En fait, capitaine, je sais exactement combien cela serait aisé », répondit Truman avec un petit rire. Puis elle redevint plus sérieuse et se tourna vers Honor. « Je suis d'accord avec Alistair, Honor. Je n'aime pas beaucoup ce que j'entends. Pas quand on l'associe à des éléments tels que l'analyse de Zahn et les rapports de Ferrero. Surtout associé à ce que Ferrero avait à dire. Si les Andies nous montrent délibérément les progrès technologiques qu'elle a signalés et que, dans le même temps, ils s'emploient à cacher l'existence de ces nouveaux croiseurs de combat porte-capsules – ou qu'ils s'y essaient, en tout cas... » Elle laissa sa phrase en suspens, et Honor acquiesça. La même idée l'avait déjà effleurée. Les agissements du commandant du Hellebarde ressemblaient de plus en plus à des provocations délibérées. Si c'était le cas, la révélation par Gortz des nouvelles armes et capacités de détection de la flotte andermienne prenait l'allure d'une tentative d'intimidation – ou du moins montrait la volonté d'inquiéter Honor, en tant que commandant de la base de Sidemore, quant à ce qu'ils pourraient bien avoir en réserve pour elle. D'ailleurs, ils faisaient exactement la même chose aux Silésiens, d'après tous les rapports. Ce qui sous-entendait qu'ils s'efforçaient également d'intimider la flotte confédérée. Mais le fait qu'ils s'étaient abstenus d'étaler leurs nouveaux modèles de vaisseaux de guerre suggérait de façon menaçante que, quelles que soient les nouvelles technologies qu'ils étaient prêts à révéler, ils gardaient quelques surprises de taille dans leur poche. Elle prit une profonde inspiration et regarda les officiers rassemblés autour de la table... et Thomas Bachfisch. Son uniforme de capitaine marchand paraissait déplacé au milieu du noir et or de la FRM, et pourtant le voir ici lui donnait un étrange sentiment de complétude. Il était normal que son premier commandant soit présent alors qu'elle assumait son premier commandement de base et, en le regardant, elle perçut le même sentiment – ou quelque chose de très approchant – qui émanait de lui. « Très bien, messieurs dames, dit-elle. Grâce au capitaine Bachfisch, nous possédons beaucoup plus d'informations sur les niveaux de danger possibles qu'à notre arrivée. Je voudrais maintenant que nous descendions au simulateur du pont d'état-major pour jouer avec certaines des nouvelles possibilités. Et si vous avez le temps, capitaine, dit-elle en le regardant droit dans les yeux, je serais heureuse et flattée que vous vous joigniez à nous. J'apprécierais grandement votre contribution. — J'en serais très honoré, milady, répondit Bachfisch au bout d'un moment. — Bien ! » fit Honor avec un immense sourire. Elle se leva et prit Nimitz sur son épaule. « Dans ce cas, messieurs dames, dit-elle à ses officiers avec un autre sourire pour son ancien commandant, au travail. » CHAPITRE VINGT-NEUF « Voyageur, ici le LaFroye. Notre pinasse approche de votre bâtiment à six heures par le dessous. HPA dans douze minutes. — Compris, LaFroye. Euh... puis-je vous demander ce qui vous inquiète ? » Jason Ackenheil, assis dans son fauteuil de commandement, regardait le lieutenant de vaisseau Gower s'entretenir avec un certain capitaine de vaisseau Gabrijela Kanjcevic, maîtresse après Dieu du vaisseau marchand solarien le Voyageur, et il eut un mince sourire. C'était sans danger puisqu'il se trouvait largement hors de portée de la caméra de Gower. Le Voyageur n'était pas énorme pour un marchand – il s'agissait d'un transporteur de fret rapide destiné à convoyer des cargaisons relativement réduites (par rapport aux léviathans qui écumaient les profondeurs interstellaires) et un nombre limité de passagers – bien qu'il donnât au LaFroye des allures de menu fretin. Sauf que le fretin avait des dents, contrairement à la baleine, et celle-ci ferait donc mieux de se montrer polie envers lui. D'un autre côté, certains marchands étaient plus égaux que d'autres, et le Voyageur se sentait sans doute raisonnablement assuré puisqu'il battait pavillon solarien. Après tout, aucun commandant manticorien sain d'esprit ne voulait provoquer d'incident fatal à sa carrière avec la Ligue. Ce qui expliquait pourquoi, jusque-là du moins, Kanjcevic paraissait prudente mais pas vraiment inquiète. C'était néanmoins sur le point de changer... à supposer, bien sûr, que les informations d'Ackenheil soient exactes. Ce qui, tout bien considéré, avait intérêt à être le cas. « Une question de routine, capitaine », assura Gower au visage affiché sur son écran com. Puis il regarda par-dessus son épaule comme pour vérifier que personne ne se trouvait à proximité et il se pencha de nouveau vers l'image de Kanjcevic. « Entre vous et moi, madame, c'est assez ridicule, en fait. Nous avons reçu des rapports signalant une épidémie de pertes de transporteurs commerciaux dans cette région sur les derniers mois, et nos services de renseignement ont décrété que quelqu'un se servait d'un vaisseau marchand armé. Les ordres sont donc tombés de Sidemore : nous devons effectuer un contrôle visuel sur tous les bâtiments marchands possibles. » Il haussa les épaules. « Jusqu'à présent, nous en avons vérifié onze sans rien trouver. » Il n'ajouta pas « évidemment », remarqua Ackenheil, mais le ton de sa voix rendait cette précision superflue. « Ça ne devrait pas prendre plus de quelques minutes, le temps pour notre pinasse de s'amarrer, que nos hommes montent à bord et s'assurent que vous ne dissimulez pas de grasers, et puis nous vous laisserons reprendre votre chemin. Mais si nous n'effectuons pas le contrôle, eh bien... » Il haussa de nouveau les épaules, et Kanjcevic sourit. « Compris, lieutenant, dit-elle. Et je ne devrais sans doute pas me plaindre d'une mesure destinée à compliquer la vie aux pirates. Nous coopérerons pleinement avec vos hommes. — Merci, capitaine. Nous apprécions. LaFroye, terminé. » Gower coupa le lien com et se tourna vers son commandant avec un grand sourire. « Comment c'était, pacha ? — Parfait, Lou. Tout simplement parfait », lui assura Ackenheil. Il ne reste plus qu'à espérer que Reynolds savait de quoi il parlait dans ce briefing, ajouta-t-il en son for intérieur. Le capitaine Denise Hammond, corps des fusiliers royaux manticoriens, se leva et gagna le centre du compartiment des troupes de la pinasse. On s'y sentait franchement à l'étroit dans la mesure où elle avait avec elle deux pelotons entiers d'hommes de troupe en armure de combat. « Très bien, les gars, leur dit-elle. Nous arrivons incessamment. Vous connaissez la chanson. On ne tolère aucune bêtise de la part de quiconque, mais on évite le bain de sang si possible. Reçu ? Un chœur d'approbations lui répondit sur le circuit com de son casque, et elle hocha la tête, satisfaite. Puis elle se retourna vers le sas et attendit avec un sourire d'anticipation affamé. Si le pacha avait raison quant à ce qu'ils s'apprêtaient à trouver, ce serait l'une de ses plus belles journées depuis des mois, peut-être des années. Et s'il se trompait... Eh bien, elle n'était que fusilier. Elle ne serait pas éclaboussée pour avoir obéi aux ordres, et de toute façon elle n'avait jamais beaucoup aimé les Solariens. La pinasse se posa dans les bras d'arrimage, le boyau d'accès s'associa au sas, et le lieutenant de la flotte marchande que Kanjcevic avait envoyé accueillir leurs visiteurs se redressa pour adopter ce qu'une âme charitable aurait pu qualifier de position de garde-à-vous. Il n'aimait pas beaucoup les Manties – de sales arrivistes arrogants, voilà ce qu'ils étaient, à encombrer sans arrêt les lignes de fret solariennes – mais on lui avait ordonné d'être poli cette fois-ci. Étant donné les circonstances, il trouvait l'idée excellente, même si cela lui pesait d'agir de la sorte, et il colla un sourire sur son visage lorsque le témoin d'étanchéité du sas vira au vert au-dessus du boyau d'accès. Son sourire disparut, remplacé par un air de stupeur horrifiée, lorsque le sas s'ouvrit et qu'il se retrouva soudain nez à nez avec un pistolet paralysant. Un pistolet tenu par les gants d'un fusilier royal manticorien engoncé dans la silhouette menaçante d'une armure de combat. Un fusilier, nota le lieutenant ébahi avec un certain détachement, qui semblait suivi de dizaines d'autres... la plupart apparemment équipés d'armes beaucoup plus mortelles qu'un pistolet paralysant. « Je m'appelle Hammond, lieutenant », déclara le fusilier à l'autre extrémité du pistolet sur les haut-parleurs externes de son armure, d'une voix de soprano qui aurait sûrement été agréable et mélodieuse en d'autres circonstances. « Capitaine Hammond, corps des fusiliers royaux de Manticore. Je vous suggère de m'emmener voir votre commandant. — Je... je... » Le lieutenant déglutit. « Euh... qu'est-ce que tout ça signifie ? » demanda-t-il – ou essaya-t-il de demander, en tout cas, bien que le résultat fût plus proche d'un bêlement de confusion et de terreur. « Ce bâtiment est soupçonné de violer les dispositions de la convention de Cherwell », répondit Hammond. Elle ressentit une intense satisfaction personnelle à le voir soudain blêmir. « Je vous suggère donc, poursuivit-elle tandis que le reste de l'équipe d'abordage sécurisait le hangar d'appontement avec rapidité et compétence, de veiller à me conduire à votre commandant. Tout de suite. » « C'est confirmé, pacha », dit Denise Hammond au capitaine Ackenheil. Il n'y avait pas de visuel car elle lui parlait sur le circuit com de son casque, mais il n'avait pas besoin qu'elle lui transmette de visuel. Il avait déjà vu les images des caméras externes des fusiliers qui avaient forcé les sas menant aux « cabines passagers » du Voyageur. Même en Silésie et même à bord de transporteurs dont l'espace dédié aux passagers était strictement limité, ceux-ci s'entassaient rarement à douze par cabine. Bien sûr, les membres d'équipage du Voyageur avaient réussi à leur réserver un peu d'espace dans leurs quartiers. Après tout, ils n'avaient pas besoin de beaucoup de place pour stocker leurs effets personnels puisqu'ils n'en avaient aucun. Pas même le moindre vêtement. L'expression de terreur abjecte sur le visage de ces « passagers » nus et désespérés suffisait à vous soulever l'estomac. Mais à l'instant où ils s'étaient rendu compte qu'ils étaient face à des fusiliers royaux et non aux gardes brutaux des propriétaires à qui on les avait confiés, tout avait changé. En vérité, cette vision avait réjoui Ackenheil presque autant que la mine stupéfaite et macabre de Kanjcevic quand elle avait compris ce qui lui arrivait. Et quand elle s'était rappelé qu'en vertu des termes de traités interstellaires solennels le Royaume stellaire de Manticore assimilait la violation de l'interdiction de la traite des êtres humains établie par la convention de Cherwell à la piraterie. Elle-même passible de la peine de mort. « Bon travail, Denise, dit-il sincèrement. Très bon travail. Gardez un œil sur la situation pendant encore vingt minutes et je vous envoie l'équipe de prise. — À vos ordres, monsieur. On sera là. » « Sais-tu ce que je déteste le plus chez nos seigneurs et maîtres politiques ? » demanda le professeur Wix. Jordin Kare fit basculer le dossier de son fauteuil et inclina la tête, l'air perplexe, en regardant l'astrophysicien qui venait de surgir sans plus de cérémonie dans son bureau. On était très tôt le matin – seule raison pour laquelle Wix avait évité la secrétaire qui l'aurait intercepté pendant les heures de travail habituelles –et la tasse à café de Kare fumait sur un coin de son sous-main, à côté d'une moitié de croissant. « Non, répondit-il doucement tout en balayant les miettes de ses lèvres avec une serviette. Je ne sais pas ce que tu détestes le plus chez nos seigneurs et maîtres politiques, la Bamboche. Mais je suis persuadé que tu meurs d'envie de m'éclairer. — Hein ? » Wix s'arrêta devant la porte, conscient, au ton de son supérieur, d'avoir commis un impair. « Excuse-moi, patron. J'avais oublié que c'était l'heure du petit-déjeuner pour toi. — Pour moi ? La plupart des gens prennent le petit-déjeuner encore plus tôt que moi, Richard – entre le moment où ils se lèvent et celui où ils commencent à travailler », fit Kare. Puis il remarqua l'allure un peu débraillée de Wix et soupira. « Richard, tu es bien rentré chez toi à un moment ou un autre hier soir, non ? — Eh bien, en fait, non », reconnut Wix. Kare prit une profonde inspiration mais, avant qu'il puisse lui asséner un sermon sur la nécessité de s'imposer un rythme de sommeil qui ressemble à la normale, le jeune scientifique s'empressa de poursuivre : « Je voulais, sérieusement. Mais une chose en amenant une autre, eh bien... » Il haussa une épaule, écartant le sujet avec impatience. « Bref, reprit-il avec plus d'enthousiasme, j'étais en train d'étudier la dernière collecte de données – tu sais, celle que l'Argonaute a effectuée la semaine dernière ? » Kare comprit qu'il serait vain d'essayer de changer de sujet tant que Wix n'aurait pas épuisé celui-ci, et il se résigna donc. « Oui, dit-il. Je vois de quelles données tu veux parler. — Eh bien, fit Wix en parcourant le bureau d'un pas bondissant tant il était excité, je les ai reprises et vérifiées, et, bon sang, je crois qu'on a décroché le bon vecteur d'approche. Oh, dit-il en agitant la main comme Kare se redressait soudain dans son fauteuil, il faut encore pas mal affiner, et je voudrais effectuer au moins deux ou trois collectes supplémentaires pour obtenir une base d'observations plus large et vérifier comme il faut mes calculs bruts. Mais si je ne m'abuse, l'analyse va confirmer que nous avons mis en plein dans le mille. — J'aimerais que tu renonces à ces mauvaises habitudes, la Bamboche, dit Kare au bout d'un moment. — Que je renonce à quoi? demanda Wix, manifestement perplexe face au ton de son supérieur. — À tout découvrir en avance sur les prévisions, répondit Kare. Après que le directeur et moi-même avons passé des journées entières à répéter sans arrêt que nous avions besoin d'effectuer un long travail de détail, tu te débrouilles pour trouver ce fichu vecteur d'approche avec quatre bons mois d'avance ! Sais-tu combien cela va nous compliquer la tâche lorsqu'il s'agira de convaincre les politicards de nous écouter la prochaine fois que nous leur dirons que nous avons encore besoin de temps pour terminer nos recherches'? — Bien sûr, fit Wix, l'air un peu vexé. C'est ce que je déteste le plus chez nos seigneurs et maîtres politiques, si tu te souviens de mon entrée en matière. Et puis ça me gâche carrément ma journée de la commencer en tombant par hasard sur quelque chose que je devrais être content de découvrir, pour ensuite me rendre compte que je vais faire exactement ce que les imbéciles pour qui je travaille attendaient depuis le début. Enfin, ça et la façon dont ces salopards vont s'attribuer tout le mérite. — Tu réalises à quel point cette conversation peut faire paraître paranoïaques – sinon mesquins – deux adultes raisonnablement intelligents, n'est-ce pas ? s'enquit Kare avec un sourire ironique, et Wix haussa les épaules. — Je ne me sens pas particulièrement paranoïaque et, à mon avis, ce n'est pas nous qui sommes mesquins. D'ailleurs, c'est ça qui me met en rogne : je n'aime pas travailler pour un Premier ministre aussi mesquin. En plus, dès que nous leur annoncerons la nouvelle, ce fumier d'Oglesby va revenir pour une autre conférence de presse. Pendant laquelle l'amiral Reynaud et toi aurez de la chance si vous arrivez à placer un mot. — Oh non, la Bamboche ! Pas cette fois, répondit Kare avec un sourire angélique. C'est toi qui l'as découvert, donc cette fois c'est toi qui auras de la chance si tu arrives à placer un mot. » « C'était délicieux, milady », soupira Mercedes Brigham en se reculant de la table du petit-déjeuner avec un agréable sentiment de satiété. L'assiette posée devant elle portait la trace de la sauce hollandaise de ses œufs Bénédicte et quelques miettes de bacon, tandis qu'une pelure de melon formait comme la quille d'une arche dépouillée sur une assiette à dessert, en compagnie de deux raisins rouges qui avaient miraculeusement échappé au massacre de leurs frères. Le petit-déjeuner d'Honor, comme toujours, avait été beaucoup plus consistant, en rapport avec son métabolisme amélioré, et elle sourit au commentaire de Brigham tout en attrapant la carafe de cacao pour s'en verser une autre tasse. « Je suis heureuse que vous ayez aimé », dit-elle. Son sourire s'élargit en voyant James MacGuiness sortir de son office avec une tasse du thé brûlant que son chef d'état-major préférait. « Mais, bien sûr, ce n'est pas moi que vous devriez complimenter. — Non, et je ne le faisais pas, répondit Brigham. J'émettais un simple commentaire. La personne que je comptais féliciter n'était pas présente. Elle l'est maintenant. » Elle renifla et leva les yeux vers MacGuiness. « C'était délicieux, Mac, dit-elle dignement. — Merci, commodore, répondit gravement MacGuiness. Désirez-vous un autre œuf? — Hélas, certains d'entre nous sont obligés de faire davantage attention que d'autres à ce qu'ils mangent, répondit Brigham d'un air de regret. — Consolez-vous, Mercedes, fit Honor tandis que Nimitz émettait un blic rieur en dégustant une branche de céleri. Il y a encore le déjeuner. — Et je m'en réjouis d'avance, assura Brigham en gloussant, tout en souriant à l'intendant. — Je ferai de mon mieux pour ne pas vous décevoir », répondit MacGuiness. Il allait ajouter quelque chose quand le carillon de com résonna doucement. Il eut une petite grimace – ce rictus irrité qu'il réservait aux moments où le monde extérieur empiétait sur les repas de son amiral – et gagna le terminal mural pour enfoncer la touche de réception. « Cabine de jour de l'amiral, MacGuiness à l'appareil, dit-il au micro d'un accent décidément répressif. — Ici le pont, officier de quart, répondit sur un ton respectueux le lieutenant de vaisseau Ernest Talbot, officier de com du Loup-Garou. Désolé d'interrompre le petit-déjeuner de l'amiral, monsieur MacGuiness, mais le commandant m'a demandé de l'informer que la sécurité au périmètre vient de détecter une empreinte hyper non identifiée. Une grosse empreinte, à vingt-deux minutes-lumière de la primaire. D'après le CO, elle est composée d'au moins vingt sources d'impulsion conséquentes. » MacGuiness haussa les sourcils et voulut se tourner vers Honor, mais elle était à côté de lui avant qu'il ait effectué plus de la moitié du mouvement. Elle posa la main sur son épaule et se pencha plus près du micro. — Ici l'amiral, lieutenant Talbot. J'imagine que la demande d'identification par impulsion gravitique a déjà été envoyée ? — Bien sûr, milady. » Talbot paraissait soudain plus professionnel. « Elle a été transmise dès la détection des sources, il y a exactement... (il s'interrompit, consultant manifestement son chrono) sept minutes et quarante-cinq secondes. Il n'y a pas eu de réponse. — Je vois. » Honor s'abstint de faire remarquer que, s'il y avait eu une réponse, l'empreinte en question n'aurait pas été non identifiée. Puis elle ressentit une pointe de culpabilité à cette pensée. Les bons officiers apprenaient à ne jamais partir du principe que les autres étaient au courant de tout ce qu'eux savaient, et les subordonnés prêts à risquer de se rendre ridicules pour s'assurer que leurs supérieurs possédaient toutes les informations requises méritaient son estime et non son mépris. « Eh bien, reprit-elle, il pourrait néanmoins s'agir d'unités amies un peu lentes à répondre, je suppose. » Elle s'exprimait sur le ton de qui réfléchit à voix haute, et Talbot ne répondit pas. Ce n'était d'ailleurs pas nécessaire. Ils savaient tous deux qu'à ce jour tous les bâtiments de guerre manticoriens et alliés étaient équipés de transmetteurs supraluminiques à impulsions gravitiques... et qu'aucun officier de com allié n'était lent au point de n'avoir pas déjà répondu. « Toutefois, ce n'est pas le moment de prendre des risques. Mes compliments au capitaine Cardones, lieutenant, et demandez-lui de faire passer la force d'intervention aux postes de combat. — À vos ordres, madame ! » répondit brusquement Talbot, et l'alarme de branle-bas de combat résonna douloureusement à toutes les oreilles moins de quatre secondes plus tard. L'amiral des verts Francis Jurgensen sentit son estomac se nouer en un gros bloc glacé tandis qu'il fixait le rapport ouvert devant lui sur l'afficheur. L'espace de quelques secondes, son cerveau refusa de fonctionner. Puis la véritable panique s'installa. L'incrédulité la plus complète l'avait paralysé pendant la lecture de ces lignes laconiques et de la copie du communiqué de presse officiel en pièce jointe. Rien de tout cela ne pouvait être vrai ! Sauf que, tout en protestant intérieurement, il savait que c'était la vérité. Maintenant que la surprise s'était assez dissipée pour perdre son effet anesthésiant, il bondit de son confortable fauteuil avec une brusquerie qui aurait stupéfié tous ceux qui connaissaient l'attitude invariablement posée qu'il veillait toujours à afficher devant le reste de l'univers. Il resta un instant en équilibre, comme s'il voulait fuir l'information accablante contenue dans le rapport. Mais, bien sûr, il n'avait nulle part où fuir, et il passa nerveusement la langue sur ses lèvres. Le pas saccadé, il alla jusqu'à la fenêtre de son bureau et s'appuya contre l'immense panneau de cristoplast pour contempler la ligne d'horizon de la ville d'Arrivée en ce début de soirée. La circulation aérienne de la capitale du Royaume se poursuivait calmement sur l'écrin cobalt de plus en plus sombre qu'était le ciel étoilé de la planète Manticore, et il ferma les yeux pendant que les éclats lumineux vaquaient sans s'interrompre à leurs affaires. Étrangement, la sérénité de cette scène quotidienne ne faisait qu'aggraver le contenu et les conclusions du rapport. Son cerveau se remit à fonctionner, dans certaines limites. Sa réflexion partait en tous sens, comme un poisson effrayé dans un aquarium trop petit se serait cogné sans cesse contre la dure paroi de verre qui le retenait prisonnier. Mais, à l'image du petit poisson, elle ne trouvait pas d'issue. Inutile d'essayer d'étouffer cette information, comprit-il. Il ne s'agissait pas du rapport d'un agent ni du désaccord poli d'un analyste avec sa propre position, que l'on pouvait ignorer ou commodément classer dans le mauvais tiroir. En fait, ce n'était guère plus que la transcription mot pour mot du communiqué de presse de Thomas Theisman. Le courrier rapide que l'agent en place à La Nouvelle-Paris avait affrété pour la lui transmettre le plus vite possible n'avait dû devancer le vaisseau des services d'information que de quelques heures. Peut-être une journée, au grand maximum. Par conséquent, s'il ne l'annonçait pas lui-même à Sir Édouard Janacek et donc au reste du gouvernement Haute-Crête, ils l'apprendraient en lisant les journaux du lendemain matin. Il frémit à cette idée. Cette perspective suffit à juguler toute tentation, même celle si puissante de son instinct de conservation qui lui dictait d'égarer ce rapport précis de la même façon qu'il en avait égaré d'autres à l'occasion. Celui-ci était différent : il n'était pas seulement gênant, il était catastrophique. Non. Il ne pouvait pas l'étouffer, ni faire mine que rien ne s'était passé. En revanche, il disposait de quelques heures avant d'être obligé d'en faire part à ses collègues Lords de la Spatiale et à leurs maîtres politiques. Il avait au moins le temps d'engager un effort de limitation des dégâts, qui risquait toutefois de ne pas être aussi efficace qu'il aurait fallu. Le pire, songea-t-il alors que son cerveau s'installait dans un mode de réflexion plus familier et commençait à envisager différentes façons de tempérer les conséquences, c'est qu'il avait assuré à Janacek en toute confiance que les Havriens ne disposaient pas de bâtiments de guerre modernes. Voilà ce que le Premier Lord aurait du mal à digérer. Jurgensen s'attendait sans surprise à ce que Janacek se focalise sur cet aspect de la débâcle, pourtant ce n'était que la partie émergée de cet iceberg qu'était l'échec massif de la DGSN. Il était déjà grave que les Havriens aient réussi à construire autant de vaisseaux du mur sans même qu'il s'en doute, mais il n'avait aucune information sur le matériel qu'ils avaient conçu pour les équiper. Il réfléchit davantage, retournant ces informations déplaisantes pour les étudier sous tous les angles, à la recherche de la meilleure façon de les présenter. Quelle que soit la manière dont il s'y prendrait, ce serait... désagréable. Les officiers supérieurs d'Honor attendaient sur le pont d'état-major du Loup-Garou quand Mercedes et elle, désormais revêtues de leur combinaison souple, quittèrent l'ascenseur. Elle leur adressa un signe de tête, mais son attention allait à Andréa Jaruwaslki. « Toujours pas de réponse à la demande d'identification ? » s'enquit-elle. Elle tendit la main pour caresser les oreilles de Nimitz, assis sur son épaule dans sa combinaison sur mesure, et il appuya la tête contre sa main. Il tenait son casque miniature dans le creux de son bras intermédiaire, et elle sourit en percevant la teinte de ses émotions. « Non, madame, répondit Jaruwalski. Ils accélèrent vers l'intérieur du système sous quatre cents gravités, et ils n'ont pas dit un mot. Le CO a réussi à affiner un peu plus ses données, toutefois. Selon lui, il s'agit de vingt-deux supercuirassés ou cuirassés, quinze ou vingt grands contre-torpilleurs ou croiseurs légers et ce qui ressemble à quatre transports de troupes. — Des transports de troupes ? » Honor dévisagea son officier opérationnel, le sourcil interrogateur, et Jaruwalski haussa les épaules. « C'est ce que pense le CO pour l'instant, madame. Quoi qu'il en soit, ce sont de gros bâtiments, mais la puissance de leurs bandes gravitiques paraît faible pour des vaisseaux de guerre de leur tonnage apparent. Il semble donc que ce soient des auxiliaires militaires d'un genre ou d'un autre, transports de troupes ou non. — Je vois. » Honor gagna son fauteuil de commandement et plaça son casque sur le côté. Son poste de commandement se trouvait à trois grands pas de l'afficheur principal, et son petit écran de com s'alluma tandis qu'elle faisait descendre Nimitz de son épaule et le posait sur le dossier de son fauteuil. Rafael Cardones la regardait depuis l'écran, et elle lui adressa un sourire de bienvenue. « Bonjour, Rafe. — Bonjour, madame, répondit-il sur un ton plus formel, le sourire un peu plus tendu que celui d'Honor. On dirait que nous avons de la visite, ajouta-t-il. — C'est ce qu'on m'a dit. Accordez-moi cinq minutes pour me mettre au courant, et nous déciderons du comité d'accueil que nous voulons leur réserver. — Bien, madame », dit-il, et elle reporta son attention vers l'afficheur. Le Loup-Garou était un nouveau bâtiment. Lui et ceux de sa classe étaient conçus dès l'origine pour servir en tant que vaisseaux amiraux de flotte ou de force d'intervention; la sphère holo de son afficheur d'état-major représentait donc au moins les deux tiers de celle de l'afficheur principal du centre d'opérations de combat. Elle était moins encombrée que l'afficheur principal car les filtres automatiques en ôtaient tous les éléments non essentiels et portant potentiellement à confusion – comme l'infrastructure spatiale civile du système du Marais. Honor pouvait les rétablir si elle voulait vraiment les voir, mais à cet instant elle n'avait d'yeux que pour les icônes rouges des vaisseaux inconnus avançant résolument depuis l'hyperlimite. « Dans combien de temps atteindront-ils l'orbite de Sidemore ? demanda-t-elle. — Ils sont arrivés de notre côté de la primaire, milady », répondit aussitôt le lieutenant de vaisseau Théophile Kgari, son astrogateur. Les grands-parents de Kgari avaient migré vers le Royaume depuis la vieille Terre, et sa peau était presque aussi sombre que celle de Michelle Henke. « Ils ont effectué leur transit à très faible vélocité – pas plus d'une centaine de km/s, presque tout droit vers l'intérieur du système. Mais ils poussent leur accélération depuis. Ils ont opéré la translation il y a un peu moins de... (il consulta à son tour un indicateur temporel) dix-neuf minutes, donc ils en sont à quatre mille trois cent quarante km/s. À supposer qu'ils visent une interception zéro-zéro avec Sidemore, ils atteindront le point de retournement dans presque deux heures. À ce moment-là, ils seront à environ trente-deux mille neuf cents km/s, à sept virgule soixante-cinq minutes-lumière de la planète. — Merci, Théo », dit Honor en se tournant brièvement vers lui pour un sourire avant de reporter son attention vers l'afficheur. Elle caressa une fois de plus les oreilles de Nimitz assis bien droit sur le dossier de son fauteuil de commandement. Elle resta ainsi pendant quelques secondes, à réfléchir tout en regardant en silence les témoins lumineux de l'afficheur, puis elle prit une profonde inspiration, haussa les épaules et se tourna face à son état-major. « Jusqu'à ce qu'ils nous disent le contraire, nous les considérerons hostiles, annonça-t-elle. Il faudrait un sacré culot pour nous tomber dessus avec seulement vingt-deux unités du mur, mais cela ne veut pas dire que quelqu'un ne serait pas fou au point d'essayer. Nous n'allons donc prendre aucun risque. Andréa, dit-elle en regardant son officier d'opérations„ cela me semble une excellente occasion de dépoussiérer Bouclier Bravo-trois, vous ne croyez pas ? — Si, madame, fit Jaruwalski. — Mercedes ? » Honor inclina la tête d'un air interrogateur vers son chef d'état-major, laquelle fronça légèrement les sourcils. « Comme vous dites, milady, il faudrait avoir plus de cran que de bon sens pour nous affronter avec ce que nous avons vu jusque-là. La seule chose qui m'ennuie là-dedans, c'est que, quels qu'ils soient, ces gens s'en rendent sans doute compte eux aussi. Ce qui m'amène à penser à cet axiome de l'amiral Courvosier que vous aimez tant citer. — La même idée m'était venue, répondit Honor. C'est pourquoi je pense que c'est le moment idéal pour activer Bouclier Bravo-trois. S'il s'avère que ceci n'est qu'un exercice, tant mieux. Mais s'il se trouve que nous en avons besoin, je veux ces capsules et ces BAL en position au moment où cela dégénère. — C'est plus ou moins ce que je me disais, madame, fit Brigham. Mon seul problème, c'est que Bravo-trois nous fait quitter l'orbite de Sidemore pour aller à leur rencontre. Si ça ne vous dérange pas, j'aimerais autant Bravo-deux. » Elle haussa les épaules. « Je suis peut-être paranoïaque, mais si ce sont réellement des bâtiments hostiles et non des unités amies stupides au dernier degré, qui trouvent drôle de ne pas répondre à nos demandes d'identification, je préférerais ne pas me laisser attirer plus loin que nécessaire de la planète. — Mmm. » Honor se frotta le bout du nez, songeuse, réfléchissant à ce que son chef d'état-major venait de dire. Bouclier Bravo-trois poussait la force d'intervention à s'avancer vers l'ennemi potentiel jusqu'à portée limite des missiles Cavalier fantôme, avec les vaisseaux du mur positionnés derrière un écran avancé de BAL. Bravo-deux, en revanche, maintenait les vaisseaux du mur à proximité immédiate de Sidemore tandis que des forces de BAL partaient en éclaireurs dans toutes les directions afin d'obtenir une identification plus précise et, s'il le fallait, lancer les premières attaques indépendamment du mur. C'était l'approche la plus prudente, mais les BAL, contrairement aux bâtiments du mur, seraient tenus d'entrer à portée de leurs adversaires afin de les attaquer. Cela impliquait de les exposer à des pertes potentielles que les unités du mur pouvaient éviter, grâce à l'avantage de portée que Cavalier fantôme conférait à leurs capsules lance-missiles. D'un autre côté, les BAL pouvaient partir effectuer une identification formelle et venir faire leur rapport plutôt que de se précipiter forcément à l'attaque, et il devrait rester suffisamment de temps pour amener le mur en position si cela paraissait nécessaire. Elle réfléchit encore un moment puis acquiesça. « Je ne vois pas pourquoi ils essaieraient de nous attirer loin de la planète – en tout cas, pas sur la base de ce que nous avons vu jusque-là. Mais cela ne veut pas dire qu'ils n'y ont pas intérêt, et vous avez raison. Bravo-deux fera l'affaire aussi bien que Bravo-trois. » Elle reporta son attention vers l'écran de com et son capitaine de pavillon. « Vous avez entendu, Rafe ? — Oui, madame. Va pour Bravo-deux. Dois-je passer le mot à l'amiral McKeon et l'amiral Truman? — Oui, s'il vous plaît. Et dites-leur également que nous organiserons une conférence de com à quatre dans quinze minutes. — À vos ordres, madame. J'y veillerai. — Merci. » Elle se glissa dans son fauteuil de commandement, qu'elle fit pivoter pour faire de nouveau face à son état-major. « Et maintenant, mesdames et messieurs, dit-elle calmement, le président attend vos théories concernant ce que ces gens pensent pouvoir accomplir. » Quatre-vingt-dix minutes s'écoulèrent sans une transmission de la part des inconnus en approche. Les transporteurs – ou autres – étaient restés en arrière, à la traîne derrière les probables unités du mur, en compagnie de ce qui ressemblait à trois croiseurs légers ou gros contre-torpilleurs qui les surveillaient. Le reste de la formation non identifiée continuait de foncer tout droit, et la tension était montée de plusieurs crans sur le pont d'état-major du Loup-Garou à mesure que la distance diminuait. Scotty se trouve à environ quinze minutes avant contact, madame, annonça Jaruwalski. — A-t-il déjà obtenu un visuel ? demanda Honor. — Non, madame, reconnut l'officier d'opérations avec une contrariété non dissimulée. Qui que ce soit, ils sont manifestement au fait de notre doctrine concernant les plateformes de détection. Ils n'ont pas essayé d'en détruire une seule, mais la formation qu'ils ont adoptée rend la manœuvre inutile... pour l'instant, en tout cas. » Honor hocha la tête. Le moins que l'on pût dire, c'était que la formation des inconnus était peu orthodoxe. Plutôt qu'un mur conventionnel, les bâtiments les plus puissants avaient formé une sphère grossière avant de pivoter légèrement sur leur axe. Ils avaient ainsi tourné vers l'extérieur dans toutes les directions leurs bandes gravitiques ventrales et dorsales, qui exerçaient un puissant effet gauchissant sur la lumière visible comme sur tout le reste. En pratique, ils avaient créé un ensemble de points aveugles dirigés vers leurs flancs – où, comme par hasard, la doctrine voulait que soient placés les drones de détection. « Scotty a-t-il envisagé de faire passer ses drones derrière eux pour avoir un aperçu de leur poupe ? » s'enquit-elle. Observer la béance avant ou arrière de bandes gravitiques ne changeait pas grand-chose, sauf que la première était plus profonde que la seconde, ce qui offrait aux drones de détection un meilleur angle de vue sur leur cible. Hélas, les capteurs et défenses actives de proue d'un vaisseau de guerre étaient plus performants que ceux de poupe, précisément parce que la béance avant était plus vulnérable que l'arrière. Vu la connaissance que ces gens avaient apparemment de la doctrine probable des défenseurs, il y avait fort à parier que tout drone qui s'aventurerait sur leur passage, si furtif soit-il, serait détruit à moins qu'ils ne choisissent de ne pas l'abîmer. — Oui, madame, il y a pensé, fit Jaruwalski. Mais ils devraient amorcer le renversement d'ici une dizaine de minutes. — Compris », dit Honor. Quand les inconnus pivoteraient pour amorcer leur décélération vers Sidemore, ils tourneraient leur poupe droit vers les capteurs embarqués de Scotty. Elle se renfonça dans son fauteuil de commandement, Nimitz confortablement lové sur ses genoux, et laissa son regard parcourir le pont. La tension était palpable, mais son équipe fonctionnait bien, avec efficacité, dans ces conditions. Personne n'avait su trouver d'explication aux actes des intrus mais, d'après la nuance de leurs émotions, la plupart en étaient venus à la conclusion qu'il s'agissait probablement d'Andermiens. Mercedes et Georges Reynolds soupçonnaient tous deux une nouvelle provocation, cette fois à grande échelle, Honor le savait. Comme une partie de « cap' ou pas cap' » interstellaire entre forces d'intervention. Jaruwalski n'était pas de cet avis. Elle ignorait qui étaient ces gens, mais elle était convaincue qu'il ne s'agissait pas d'Andermiens. On risquait trop que quelqu'un panique et se mette à tirer si ces vaisseaux appartenaient bel et bien à la FIA, et rien dans les rapports, y compris ceux de Thomas Bachfisch, ne suggérait que l'Empire serait capable de compenser une telle infériorité numérique. Si l'état-major d'Honor en était conscient, les Andermiens l'étaient sûrement eux aussi, et risquer autant d'unités et de personnel à bord de ces vaisseaux pour se contenter de « faire passer un message » n'avait rien à voir avec le fait de risquer un croiseur isolé ici ou là. Et, quoi qu'il en soit, il lui paraissait très improbable qu'un officier général andermien se montre assez fou pour prendre ce risque. Elle était restée très polie, mais elle avait clairement fait connaître son désaccord avec le chef d'état-major et l'officier de renseignement, et Honor eut un discret sourire à cette idée. Puis elle jeta un coup d'œil à l'horodateur mural et fit signe à Timothée Meares. — Oui, milady ? fit tout bas le jeune officier d'ordonnance en s'arrêtant près de son fauteuil de commandement. — Je crois que le moment est venu, Tim, dit-elle sur le même ton. — Bien, madame. » Il se dirigea tranquillement vers le lieutenant de vaisseau Harper Brantley, l'officier de com d'Honor. Elle le regarda partir puis tourna la tête en percevant un pic soudain dans les émotions de Mercedes Brigham. Son chef d'état-major la fixait d'un air d'intense spéculation, qui se mua en tout autre chose quand Honor lui adressa un sourire espiègle. Les yeux de Brigham s'étrécirent puis passèrent d'Honor à Meares et Brantley, et l'amiral sentit l'amusement réjoui de Nimitz – il fallait bien s'y attendre, de la part de quelqu'un dont le nom sylvestre était « Rit Gaiement », songea-t-elle. Brigham se tourna de nouveau vers Honor et ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, mais la referma en fin de compte en secouant la tête d'un air sévère. Personne de l'état-major n'avait remarqué cet échange silencieux. Ils étaient tous trop concentrés sur leurs propres tâches pour prêter attention aux mouvements de Meares ou à la mine de Brigham. Ils ne virent pas non plus le lieutenant se pencher sur l'épaule de Brantley et lui murmurer quelques mots à l'oreille. L'officier de com releva brusquement la tête, regarda Meares une seconde, l'air incrédule, puis gratifia son amiral d'un coup d'œil mi-accusateur, mi-amusé, avant de se pencher à nouveau sur sa console. Il marmonna quelque chose dans son micro puis se carra dans son fauteuil, bras croisés. Il ne se produisit rien pendant près de quatre-vingt-dix secondes, puis tout se précipita. Les vaisseaux en approche effectuèrent soudain leur renversement, tous en même temps, avec plus de dix minutes d'avance et, pendant qu'ils s'exécutaient, leurs icônes se multiplièrent sur l'afficheur. Des dizaines, des vingtaines de témoins lumineux supplémentaires firent leur apparition, se répandant vers l'extérieur comme des constellations captives, et Honor décela la consternation de ses troupes lorsque chacun comprit ce qu'ils voyaient. C'était un spectacle auquel ils avaient assisté des dizaines de fois ces trois ou quatre dernières années ; simplement, ils n'avaient jamais vu personne d'autre lancer un plein chargement de BAL. L'espace de quelques instants, la consternation (et un sentiment un peu plus proche de la panique qu'aucun d'eux ne l'aurait reconnu) fut tout ce qu'ils éprouvèrent tandis qu'ils comprenaient soudain à quel point la détention de BAL par les inconnus, contre toute attente, contribuerait à compenser le déséquilibre tactique qu'ils avaient cru si favorable à la FI-34. Mais avant qu'ils aient pu réagir, le flux d'icônes des BAL se mit à passer du cramoisi d'unités inconnues, présumées hostiles, au vert franc d'unités amies. Le changement de couleur traversa la formation en cascade, une escadre de BAL à la fois, à mesure que chacun d'eux branchait son transpondeur. Et lorsque chaque groupe de BAL eut terminé sa transition, l'icône des vaisseaux mères vira elle aussi au vert. — Milady, s'exclama Jaruwalski, nous connaissons ces bâtiments ! Ce sont... » Elle s'interrompit brutalement et se tourna vers Honor pour la gratifier d'un regard beaucoup plus noir que celui que Brigham lui avait décoché en comprenant combien son rapport était superflu. Honor soutint son regard – pas courroucé, non, il ne pouvait pas l'être, bien sûr – avec son plus beau sourire innocent. — Oui, Andréa ? dit-elle. — Oh, rien, milady. » L'espace d'un instant, l'officier d'opérations sonna étonnamment comme une nounou graysonienne qui a surpris ses petits diables en train de repeindre la nursery en rouge. Puis, bon gré mal gré, elle se mit à sourire et secoua la tête. « Rien, milady, répéta-t-elle sur un ton différent. J'imagine qu'à ce stade nous devrions tous être habitués à ce qui vous tient lieu de sens de l'humour. » CHAPITRE TRENTE « Je m'attendais à mieux de votre part, Édouard. » Michael Janvier, baron de Haute-Crête et Premier ministre de Manticore, toisait de sa hauteur aristocratique le Premier Lord de l'Amirauté en s'exprimant sur un ton très réprobateur. Le mur intelligent de la salle de conférence avait été reprogrammé pour créer derrière lui une clairière baignée de lune, mais il ne semblait pas conscient de l'étrange contraste entre la sérénité de la scène et sa mine presque agressive. — Il n'y a pas sept mois, poursuivit-il en choisissant soigneusement ses mots, vous nous assuriez que la République de Havre ne possédait aucun supercuirassé porte-capsules, et vous nous annoncez maintenant qu'ils en ont au moins soixante en service, soit seulement quatre de moins que nous. Et j'ajouterais qu'ils sont parvenus à assembler cette force sans que nous nous en doutions le moins du monde. Il s'interrompit en posant sur le Premier Lord un regard déçu comme il savait si bien les faire, et Sir Édouard Janacek résista à une envie folle de le foudroyer d'un œil noir. C'était du Haute-Crête tout craché de lui faire porter le chapeau. Mais, bien sûr, il ne pouvait pas le dire. Si caractéristique du Premier ministre que soit cette quête systématique d'un bouc émissaire, sa propre position à l'Amirauté faisait de lui le candidat logique pour le rôle. Par conséquent, il devait gérer très prudemment cette réunion. — Ce que j'aimerais bien savoir, intervint Lady Élaine Descroix alors que la pause du Premier ministre s'éternisait, c'est la gravité réelle de la situation. — Oui, fit la comtesse de La Nouvelle-Kiev. Et pas seulement la situation militaire, d'ailleurs. » Elle adressa un regard acéré à la ministre des Affaires étrangères, qui fit de son mieux pour l'ignorer. «Je crois qu'Élaine exprime notre pensée, Édouard », reprit Haute-Crête sur le même ton posé, et Janacek serra les dents pendant quelques secondes. De toute évidence, commença-t-il, une fois certain de pouvoir s'exprimer sereinement, le fait que nous avons connu un fiasco d'une telle ampleur en matière de renseignement rend difficile, sinon impossible, l'estimation précise de la situation. J'ai bien entendu discuté avec l'amiral Jurgensen de la nature et de l'étendue de ce ratage, et je vous assure que nous ferons appel à toutes les ressources à notre disposition dans nos efforts pour le rattraper. — Jurgensen est-il l'homme qu'il nous faut pour rattraper le coup ? s'enquit Descroix avant de hausser une épaule lorsque Janacek la regarda. Quelle qu'en soit la cause, Édouard, une chose est sûre : comme vous venez de le dire, nous avons connu un fiasco spectaculaire en matière de renseignement, or l'amiral Jurgensen est Deuxième Lord de la Spatiale. Au bout du compte, il est responsable de l'efficacité de la DGSN, et il me semble qu'il a failli. — Francis Jurgensen est un officier consciencieux et dévoué », répondit Janacek. Il parlait avec soin et insistance, incarnant jusqu'au bout des ongles le Premier Lord de l'Amirauté défendant un subordonné tout en poussant intérieurement un immense soupir de soulagement à voir Descroix pointer son doigt accusateur vers un autre. « Bien sûr, nous avons entamé une réévaluation complète des performances de la DGSN, et nous pensons avoir déjà identifié plusieurs maillons faibles. Il s'agit pour l'essentiel de survivants de l'Amirauté de la duchesse de l'Anse-du-Levant, mais je dois reconnaître que des gens que nous avons introduits en prenant le pouvoir en représentent aussi une part substantielle. Le problème, c'est qu'on peut paraître très bien sur le papier ou sur la base de ses résultats passés mais dissimuler néanmoins de graves faiblesses. Hélas, cela ne devient apparent que lorsqu'un échec le met en lumière. Cela se produit assez fréquemment en matière d'espionnage, je le crains, mais cette fois le ratage était plus... spectaculaire que la moyenne. — Je pense qu'il serait malvenu de relever l'amiral Jurgensen de ses fonctions en ce moment. D'une part car il mérite selon moi qu'on lui laisse l'occasion de corriger le problème qu'il vient seulement de découvrir plutôt que de lui faire jouer les boucs émissaires pour les fautes de tant de gens. D'autre part, j'ai le sentiment que changer de responsable à mi-chemin constitue souvent une grave erreur. Un nouveau Deuxième Lord de la Spatiale partirait de zéro à ce poste. Il lui faudrait tout apprendre de son travail, et il y aurait une période de perturbation et de déconcentration pendant ce temps. L'amiral Jurgensen, en revanche, a déjà la preuve que certaines choses vont mal. Avec cette preuve en main et la connaissance intime de la mécanique et de la dynamique internes de la DGSN qu'il a acquise ces dernières années, je pense qu'il est en position de fournir une continuité et une efficacité qu'un nouveau venu aurait du mal à égaler. — Mouais. » Haute-Crête fronça les sourcils, et Janacek attendit d'un air calme qu'il réfléchisse. Puis le Premier ministre hocha lentement la tête. « Je ne suis pas certain d'être tout à fait d'accord avec vous, Édouard, dit-il sur un ton pontifiant, mais, l'Amirauté, c'est votre boutique. Et la loyauté dont vous faites preuve envers vos subordonnés est à coup sûr louable. Je vous conseillerais toutefois de ne pas la laisser vous aveugler, ni créer une situation où l'incompétence d'un autre ruinerait votre carrière. Mais je ne suis pas prêt à passer outre vos décisions en ce qui concerne Jurgensen pour l'instant. — Merci, Michael. J'apprécie », répondit gravement Janacek –et rien n'était plus vrai. Il appréciait en particulier le fait que garder Jurgensen sous la main lui fournissait un bouc émissaire tout trouvé à désavouer et virer finalement – à regret, bien sûr – si un autre désastre pointait le bout de son nez. « En attendant, continua le Premier Lord, et étant établi que, pour une raison ou une autre, nous ayons connu un échec de premier ordre en matière de renseignement, je voudrais souligner deux éléments. D'abord, la seule source dont nous disposons pour le nombre et les capacités des nouveaux bâtiments de la République, c'est la conférence de presse de Theisman. Il n'existe à ce jour aucune confirmation indépendante d'une seule de ses affirmations. Ensuite, qu'ils puissent aligner des supercuirassés porte-capsules ne revient pas à dire qu'ils ont les mêmes capacités au combat. — Sous-entendez-vous qu'en réalité la République ne possède pas les bâtiments qu'elle prétend avoir ? » Marisa Turner parvint à ne pas paraître ouvertement incrédule, mais son dégoût et sa méfiance instinctifs pour tout ce qui relevait du militaire teintait sa voix. « Je ne sous-entends rien du tout en termes de nombre de coques, répondit Janacek, le regard dur. Je fais simplement remarquer que les seuls chiffres dont nous disposons sont ceux que Theisman a fournis. Il est possible qu'il les ait exagérés, certes. Mais il est tout aussi possible qu'il les ait au contraire minorés. — Pourquoi ferait-il l'un ou l'autre ? demanda Descroix. — Je n'ai pas dit qu'il l'avait fait. » Janacek sentit une pointe d'exaspération s'insinuer dans sa voix et s'imposa de marquer une pause pour prendre une profonde inspiration. Puis il poursuivit : « J'ai dit qu'il pourrait avoir fait l'un ou l'autre, et que nous n'avions aucun moyen de savoir lequel ni si c'était le cas. Quant à la raison pour laquelle il pourrait avoir annoncé des chiffres inexacts, j'en vois au moins quatre ou cinq dans chaque sens. S'il s'agit là d'un premier pas vers une politique étrangère plus agressive et autoritaire, la République aurait évidemment intérêt à ce que ses adversaires surestiment son potentiel militaire. Dans ce cas, nous dire qu'ils ont plus de vaisseaux que la réalité constituerait une manœuvre de désinformation assez logique. Cela pourrait également être le cas s'ils s'inquiètent d'une éventuelle frappe préventive de notre part. D'un autre côté, si leur objectif est de nous bercer d'un faux sentiment de sécurité, il serait judicieux pour eux de minimiser leur puissance réelle afin d'éviter de nous inquiéter. D'ailleurs, ils pourraient aussi croire qu'une telle manœuvre nous inquiéterait moins et nous rendrait donc moins susceptibles d'effectuer une frappe préventive. Le problème, bien sûr, c'est que nous n'avons aucun moyen de savoir laquelle de ces hypothèses aurait un fond de vérité, s'il y en a une. C'est pourquoi j'ai soulevé cette question. Nous devons être conscients, tous, des limites de nos informations en l'état actuel des choses. Non seulement concernant ces nouveaux bâtiments, mais aussi leurs intentions. » Il marqua encore une pause, cette fois sans serrer les dents, et parcourut la salle de conférence du regard. L'expression des visages qui l'observaient s'était faite un peu plus songeuse à mesure qu'il parlait, et il s'autorisa un court instant de satisfaction à ce signe que son attitude raisonnable faisait effet. « Quelles que soient leurs intentions, toutefois, reprit-il, la deuxième question que j'ai soulevée est sans doute la plus importante. Au bout du compte, les vaisseaux du mur ne sont que des plateformes transportant des armes. Ce qui importe en réalité, ce sont les armes qu'ils embarquent, et aujourd'hui rien de ce que nous savons n'indique que la République ait réussi à combler le gouffre technologique qui nous sépare. Theisman et Pritchart ont peut-être construit un chantier spatial quelque part sans que nous le sachions, mais la seule existence de ce chantier ne révèle rien de la sophistication de son infrastructure technique. Il va nous falloir plus longtemps pour creuser ce genre d'informations, mais les techniciens de l'amiral Jurgensen mettent constamment à jour des évaluations de dangerosité concernant la technologie havrienne. » Il s'assura que ni son ton ni son visage ne révélaient qu'il était conscient de s'aventurer en terrain miné. « Selon leurs estimations les plus pessimistes, la R & D de la République n'égalera pas nos capacités avant des années. À cet égard, il est significatif que Theisman n'ait pas prétendu avoir mis en service des PBAL. Construire les porteurs n'est en soi pas plus difficile que construire des SCPC. C'est même plus simple en termes de conception. Le fait qu'ils n'en ont apparemment pas pourrait donc bien indiquer que leurs connaissances technologiques ne leur permettent toujours pas de produire un BAL assez efficace pour justifier de produire de quoi les transporter. » De toute évidence, ce n'est qu'une hypothèse à ce stade. Nous ne pouvons rien affirmer ou infirmer en nous fondant sur les données disponibles. Mais, si c'est le cas, alors cela souligne encore le gouffre qui sépare nos technologies militaires des leurs, voilà ce qui compte. Tant qu'ils ne sauront pas déployer des systèmes d'armement capables d'égaler la portée et la précision des nôtres – ou, plus important encore, les performances défensives de nos systèmes de guerre électronique – le rapport effectif entre nos deux tonnages est relativement accessoire. — Accessoire ? » répéta la comtesse de La Nouvelle-Kiev. Elle avait prononcé ce mot avec tant de sobriété que son ton criait à sa façon son incrédulité. « Relativement accessoire, rectifia Janacek d'une voix à peine plus chaleureuse qu'un glaçon. À l'évidence, ce n'est pas la même chose qu'"insignifiant", Marisa. Mais, comme la Huitième Force l'a démontré lors de l'opération Bouton-d'or, la qualité prime sur la quantité. Formulé le plus simplement du monde : si nos vaisseaux peuvent détruire les leurs de deux fois plus loin, alors peu importe qu'ils en aient plus que nous. Cela fournit seulement davantage de cibles à nos équipes de contrôle de tir. — Je vois ce que vous voulez dire », fit Haute-Crête d'une voix nettement plus chaleureuse qu'en début de réunion. Pour la simple raison, Janacek le savait, qu'il avait envie d'être rassuré par les affirmations de son Premier Lord. « Moi aussi, dit Descroix en acquiesçant vigoureusement de la tête. — Je suis votre raisonnement », concéda la comtesse, bien que sa voix et son attitude fussent beaucoup plus froides que celles de ses deux collègues. Puis elle marqua une pause, et Janacek retint son souffle en se demandant si elle s'apprêtait à pointer du doigt la faille béante de son argument. « Je suis votre raisonnement, répéta-t-elle, mais, même en tenant compte de tout ce que vous venez de dire, l'existence de ces bâtiments m'inquiète beaucoup. Ils les ont manifestement dissimulés avec succès pendant des années, vu le temps nécessaire pour construire un vaisseau du mur, alors qu'est-ce qui les pousse, de leur plein gré, à cesser de les dissimuler ? Pourquoi choisir ce moment précis ? » Janacek soupira intérieurement, masquant derrière une mine attentive son immense soulagement qu'elle n'ait pas fait remarquer que la DGSN, sûre de la supériorité technologique de la FRM, était celle-là même qui jurait de sa supériorité numérique trente-six heures encore avant cette réunion. « Je dois avouer que j'ai moi aussi des inquiétudes à ce sujet, dit-il avant de se tourner vers la ministre des Affaires étrangères. Je ne vois pas quelle raison militaire impérieuse pourrait pousser Theisman à rendre cette information publique, dit-il. Ce qui m'amène à soupçonner que d'autres considérations justifient –au moins dans leur esprit – que Pritchart et lui procèdent à cette annonce. Vos analystes ont-ils réussi à trouver quelque chose de votre côté, Élaine ? » Descroix soutint son regard mielleux avec un sang-froid sans doute tout aussi faux. Il était évident qu'elle comprenait parfaitement son soulagement d'avoir trouvé une autre cible sur laquelle attirer l'attention de leurs collègues ministres. Heureusement, songea-t-il, elle ne pouvait pas y faire grand-chose. « Nous n'avons guère eu le temps d'y penser, Édouard, dit-elle d'un ton réfléchi. Vu la... surprise complète que constituait l'annonce de Theisman, aucun de mes analystes diplomatiques n'avait jugé utile de prendre cela en compte dans son évaluation de la posture de négociation de la République. Après tout, puisque personne n'avait jamais fait ne serait-ce qu'une allusion à l'existence de ces bâtiments, ils pouvaient difficilement l'intégrer dans leurs analyses, pas vrai ? Son doux sourire était lourd de malveillance, et Janacek retint une grimace comme sa riposte rapide faisait mouche. « J'ai néanmoins passé plusieurs heures à m'entretenir avec mes meilleurs analystes depuis que la nouvelle est tombée, reprit-elle sur un ton qui sous-entendait "bien évidemment". Pour l'instant, nous discernons deux possibilités principales en ce qui concerne les considérations politiques et diplomatiques. » Tout d'abord, la plus simple, celle que vous avez déjà mentionnée vous-même. Il nous est apparu depuis quelque temps que Pritchart n'était pas franchement ravie de nous voir refuser les concessions ridicules que ses négociateurs exigent de notre part. » La comtesse Marisa s'agita imperceptiblement dans son fauteuil mais elle ne l'interrompit pas, et Descroix poursuivit sans encombre. « Nos analyses indiquent que le ministre Giancola est encore plus mécontent qu'elle. D'ailleurs, il serait tout à fait déraisonnable de nous attendre à ce qu'il en soit autrement pour elle comme pour lui, étant donné les circonstances. Après tout, l'une des réalités de la diplomatie interstellaire, c'est que, dans presque toute négociation, l'une des parties se trouve en position d'infériorité ; or, depuis que Saint-Just a demandé une trêve, la République est celle-là. À l'évidence, Pritchart et son gouvernement aimeraient beaucoup changer cet état de fait. Ils y ont échoué à la table des négociations et il est donc fort possible – voire probable – que cette annonce soit destinée à produire cet effet dans un autre domaine. S'ils ont su compenser notre avantage militaire, ou même juste en créer l'impression, tout l'équilibre des forces est modifié. Auquel cas, dit-elle en ne s'adressant plus au seul Janacek mais à tous ses collègues autour de la table, la suggestion d'Édouard serait tout à fait logique : cela pourrait être le premier pas vers une nouvelle politique étrangère, plus agressive. — Je vois. » Haute-Crête hocha la tête, pensif, puis fit la moue. « Mais vous disiez que c'était la première possibilité. Quelle est la seconde ? — La seconde, c'est que cette annonce représente une surenchère sur un problème politique purement domestique. — Comment ça ? » demanda la comtesse. Descroix lui lança un regard vif, et la ministre des Finances haussa les épaules. « Je ne minimise pas cette éventualité, Élaine. Je suis curieuse de comprendre comment l'annonce d'une plus forte capacité militaire peut affecter une question domestique. » Elle s'exprimait sur un ton conciliant malgré l'antipathie grandissante entre elle et Descroix, et la ministre des Affaires étrangères se détendit visiblement. « La dynamique interne de la République n'est pas aussi claire que nous le voudrions, répondit-elle. En grande partie parce que leur système tout entier est très récent. À bien des titres, ils déterminent encore les précédents et les sphères d'autorité au fil de leur progression, et, si eux ne savent pas exactement où se trouvent les limites, la tâche est encore plus ardue pour nous. Bref, il est néanmoins clair que Pritchart et Giancola sont rivaux, bien qu'il fasse partie de son gouvernement. Comme vous le savez, il a mené une campagne respectable contre elle à l'élection présidentielle, et plusieurs éléments indiquent qu'il considère la politique étrangère comme une question sur laquelle il pourrait fonder une campagne plus efficace encore quand elle se représentera. » Nous n'avons pas d'ambassadeur officiel sur Havre, bien sûr; en revanche, nous avons de nombreux contacts indirects avec leur gouvernement à travers lés ambassades et consulats de plusieurs autres nations. Sur la base de ces contacts, il nous paraît évident que Giancola presse Pritchart d'adopter une posture plus offensive dans -les négociations de paix. De plus, il semble en voie d'établir sa propre coterie au sein de leur Congrès et parmi les plus hauts fonctionnaires, et il se sert pour cela du mécontentement que génère l'attitude de Pritchart. — Je présume que, si nous en sommes conscients, la présidente Pritchart doit l'être aussi. » L'observation de la comtesse Marisa était en fait une question, et elle haussa le sourcil à l'adresse de Descroix. — J'en suis sûre, confirma la ministre des Affaires étrangères. — Dans ce cas, demanda la comtesse, pourquoi ne se contente-t-elle pas de le virer de son ministère ? — Sans doute parce qu'elle ne peut pas, répondit Descroix. Elle doit tenir compte de l'équilibre des pouvoirs entre les factions politiques nationales aussi soigneusement que nous, Marisa. Peut-être même davantage, vu l'instabilité qu'ont connue les affaires internes de la République. Il est évident que Giancola possède lui-même une solide base politique, et Pritchart se dit sans doute qu'elle ne peut pas se permettre de se l'aliéner ouvertement. Surtout s'il a réussi à l'étendre. — D'accord. » La Nouvelle-Kiev hocha la tête. « Je comprends. Mais si Giancola est partisan de longue date d'une politique étrangère plus agressive, n'aurait-elle pas l'air de céder à ses exigences si elle en adoptait une de ce type ? — C'est sûrement une façon de voir les choses, admit Des-croix. D'un autre côté, elle pourrait y voir une occasion en or de saper sa base politique en embrassant sa position et en l'en privant dans les faits. C'est pourquoi je disais que la révélation de l'existence de ces nouveaux bâtiments pourrait refléter des tensions domestiques plus encore qu'interstellaires. Il est tout à fait possible que Pritchart ait bel et bien l'intention de devenir plus agressive – en surface, tout du moins – dans les négociations et qu'elle considère l'annonce de Theisman comme un bâton qu'elle peut brandir contre nous. Mais si c'est le cas, je serais fort étonnée qu'elle soit réellement prête à nous pousser très loin. — Pourquoi? s'enquit Haute-Crête. Je ne suis pas nécessairement en désaccord, précisa-t-il quand elle le regarda. Je suis simplement curieux de connaître votre raisonnement. — Comme Édouard vient de le faire remarquer, répondit la ministre des Affaires étrangères au bout de quelques instants, qu'ils aient davantage de vaisseaux que nous ne le pensions n'indique pas forcément qu'ils soient parvenus à rétablir l'équilibre militaire. En vérité, maintenant que j'ai eu le temps d'y réfléchir un peu, le fait que Pritchart ne s'est pas déjà montrée plus ferme lors des négociations est sans doute le signe que ce n'est pas le cas. Après tout, quoi que nous ignorions de leur politique de construction spatiale, elle-même disposait d'informations complètes depuis le début. Donc, si elle pensait que ces unités du mur dont Theisman vient de révéler l'existence à toute la Galaxie changeaient la donne militaire de manière significative, je doute qu'elle aurait attendu si longtemps pour durcir sa position. Surtout si le fait de retarder ce durcissement permettait à Giancola de trouver des soutiens au sein de son gouvernement. » Étant donné tous ces éléments, j'ai surtout tendance à penser que nous allons sans doute voir passer quelques notes rédigées avec fermeté ainsi que des conférences et communiqués de presse assez insistants de la part de leur ministère des Affaires étrangères ces prochains mois. Mais tout cela ne sera probablement que de la poudre aux yeux, destinée autant à leur scène politique qu'à nous. Si Pritchart avait réellement l'intention de durcir les négociations, nous en aurions vu des signes avant ceci. — Je dois dire que tout cela me paraît logique, fit Janacek. Et si elle était réellement assez folle pour envisager la reprise des opérations actives contre nous, ils auraient sans doute beaucoup hésité à nous apprendre l'existence de ces unités. Nous savons qu'ils les ont, et ce simple fait réduit considérablement l'impact militaire qu'elles auraient pu avoir en nous tombant dessus par surprise. » - Haute-Crête acquiesça comme s'il ne s'était pas attendu à ce que le Premier Lord tombe d'accord avec tout ce qui pourrait minimiser un tant soit peu le fiasco de l'Amirauté. — En somme, d'après ce que vous dites, Élaine, dit-il plutôt, vous pensez que nous pouvons nous attendre à une certaine agitation de surface mais que l'équation diplomatique fondamentale reste dans les faits inchangée ? — Je ne suis pas certaine de vouloir me montrer si catégorique, répondit-elle prudemment. Certes, c'est ce que je pense à cette heure, mais pour l'instant nos informations concernant ces nouvelles unités semblent très sommaires. S'il apparaît qu'ils ont bel et bien comblé le gouffre militaire – ou s'ils croient y être parvenus, que ce soit ou non le cas –, je devrai réviser ma position. — Ça me paraît sensé, fit-il avant de se retourner vers Janacek. À supposer que les chiffres annoncés par Theisman soient exacts et que la République adopte une position plus dure dans le sillage de cette annonce, je crois qu'il nous appartient de revoir notre propre doctrine militaire. Édouard, quand serez-vous en mesure de recommander les changements appropriés ? — Je ne peux pas encore le dire, reconnut Janacek. Il va nous falloir du temps pour vérifier les dires de Theisman, et davantage encore pour obtenir une appréciation réaliste des modifications éventuelles de leur matériel. Je le regrette, mais c'est ainsi. — Ne pourrait-on pas commencer à envisager diverses possibilités tout en procédant à ces vérifications ? » Pour une fois, la question de la comtesse n'était pas empreinte de son aversion habituelle envers l'armée. Elle envisageait simplement les options, et Janacek se força à lui sourire. « Certes, je peux demander à mes analystes – et je le ferai – de réfléchir aux scénarios les plus optimistes et les plus pessimistes, Marisa. Et je suis certain qu'ils seront capables de me fournir des propositions détaillées pour faire face à chacun d'eux. Le problème, c'est qu'une fois que des propositions ont été présentées et adoptées elles ont tendance à se réaliser toutes seules. Je pense, même s'il est capital que nous formulions la réponse appropriée à cette nouvelle situation, qu'il est tout aussi important de ne pas agir trop vite en adoptant nous-mêmes des politiques radicalement nouvelles avant d'être sûrs qu'elles sont justifiées. — Je suis tout à fait d'accord pour dire qu'il faut éviter de paniquer, répondit Haute-Crête. Mais, en même temps, nous ne pouvons pas nous permettre de ne rien faire, Édouard. Ne serait-ce que parce que nous pouvons compter sur Alexander, Havre-Blanc et compagnie pour insister lourdement sur le fait que cette nouvelle corrobore leurs critiques continues de nos politiques spatiales. — Je sais », grommela Janacek avec une certaine hargne; le Premier ministre mettait le doigt sur ce qui lui était apparu dès que Jurgensen l'avait appelé pour lui annoncer la nouvelle. « Eh bien, continua Haute-Crête, quand ils le feront, nous devrons être prêts à réagir. Je pense qu'il est tout aussi important que nous démontrions non seulement que nous sommes disposés à modifier de façon réaliste nos politiques à la lumière des informations nouvelles, mais aussi que celles-ci étaient globalement sensées. Ce qui est le cas, bien sûr. » Il parcourut la salle de conférence du regard, et nul ne tenta de contester cette dernière affirmation. — Je comprends, soupira Janacek en se carrant dans son fauteuil. Je crains que la première chose à faire soit de reconsidérer le budget spatial actuel, dit-il, manifestement contrit. Je n'en ai pas envie, surtout après que l'opposition nous a donné tant de fil à retordre pour le faire accepter. Pire, je ne suis pas du tout convaincu à ce stade que la décision de le reconsidérer soit justifiée par la situation. Hélas, nous pouvons compter sur Havre-Blanc au moins pour saisir le moindre prétexte lui permettant de l'exiger. Dans ces conditions, il me semble que la seule issue consiste à démontrer clairement que nous l'avons déjà fait. Si nous prenons les devants, nous pourrons exercer un meilleur contrôle sur le processus. Et si nous présentons nos propres suggestions de manière calme et raisonnable, nous pourrions même réussir à les révéler, lui et ses amis, pour les hystériques qu'ils sont vraiment. » Et Dieu merci, ajouta-t-il en son for intérieur, cette forcenée d'Harrington n'est pas là pour ajouter sa voix au chorus! « Quel genre de "reconsidération" aviez-vous en tête, Édouard ? » demanda la comtesse qui, malgré son intention évidente d'éviter la confrontation avec le Premier Lord, était automatiquement sur la défensive quand il s'agissait de ses chers programmes de « construction de la paix ». « Les hystériques vont exercer une forte pression pour lancer toutes sortes de programmes de construction spatiale d'urgence et modifier largement les politiques existantes, répondit Janacek. Les gens comme Havre-Blanc ne se préoccuperont pas des faits : ils seront trop occupés à les déformer à leur avantage afin de justifier les mesures qu'ils voulaient mettre en place depuis le début. Si nous voulons les tenir en échec, alors nous devons nous montrer prêts à proposer d'autres solutions plus rationnelles qui apaiseront néanmoins les inévitables inquiétudes de l'opinion publique. Je n'ai pas plus envie que vous de bousculer nos priorités budgétaires, Marisa, mais nous allons être obligés de proposer quelques changements. » À moins que la situation réelle ne soit bien pire que ne le suggèrent les éléments que l'amiral Jurgensen a rassemblés à ce jour, je pense que nous pouvons raisonnablement rejeter les exigences les plus alarmistes. Toutefois, le moins que nous puissions faire sera d'annoncer la reprise de la construction de quelques-uns des SCPC et PBAL inachevés. Après tout, l'essentiel de nos priorités de dépenses spatiales se fondait sur le fait que ces bâtiments sont là, prêts à être terminés et mis en service si les circonstances l'exigeaient. D'ailleurs, je pense qu'il nous faudra insister à nouveau sur ce point afin de calmer toute panique injustifiée. » Et démontrer par la même occasion que notre politique était bonne depuis le début, s'abstint-il d'ajouter à voix haute. « Même à supposer que les chiffres de Theisman soient exacts, achever la construction des unités commencées les compensera largement, reprit-il avant de renifler bruyamment. Pour tout dire, il suffirait de terminer les vaisseaux de Grendelsbane pour obtenir autant de vaisseaux du mur modernes que Theisman prétend en avoir produit ! » Ses collègues se détendirent de façon visible à cette déclaration. Il fut soulagé de le constater, mais c'était un homme politique trop expérimenté pour ne pas couvrir ses arrières. « En même temps, nuança-t-il, il va y avoir un délai entre le moment où nous autoriserons la reprise des constructions et celui où les unités seront bel et bien achevées. Je ne dispose pas de projections détaillées à ce stade, mais ConstNav estime en gros qu'il lui faudra au moins six mois T, sans doute plutôt huit, pour réactiver les chantiers et rassembler la main-d’œuvre requise. Qui plus est, monsieur Houseman, l'amiral Draskovic et moi-même allons devoir examiner de très près les chiffres du personnel car il ne servirait à rien de construire des bâtiments si nous n'avons pas d'équipages à mettre à leur bord. — De quel ordre serait votre délai, Édouard ? s'enquit Des-croix. — Ce n'est pas le mien, répondit Janacek. Il s'agit d'une limitation physique avec laquelle nous serons obligés de composer. » Il soutint calmement son regard pendant une seconde ou deux puis haussa les épaules. « Comme je le disais, il faudra environ six mois T pour relancer les constructions. Ensuite, nous pouvons compter de six à douze mois supplémentaires pour achever chaque coque existante, selon son degré d'avancement quand nous avons arrêté les chantiers. Le délai sera donc de douze à dix-huit mois. » Un silence profond s'abattit soudain sur la salle de conférence : tous étaient mis face à ces chiffres fâcheux. Janacek ne s'en étonna pas, pourtant rien de ce qu'il avait dit n'aurait dû les prendre par surprise. Ce délai était une conséquence inévitable de leur décision de suspendre les constructions, et Houseman et lui les avaient tous deux mis en garde sur ce point. Certes, ils ne s'étaient pas étendus sur le sujet, mais ils en avaient parlé. C'était là, noir sur blanc, dans leur analyse budgétaire initiale, ce qui signifiait au moins que ceux qui se sentaient aujourd'hui pris au dépourvu ne pouvaient pas le lui reprocher. « Cela représente une période de vulnérabilité trop longue à mon goût », dit enfin Haute-Crête. Il ne demanda pas ce que les chantiers de la République pourraient bien produire durant cette même période, remarqua Janacek. Ce détail avait considérablement pesé sur les réflexions du Premier Lord ces dernières vingt-quatre heures, mais, si personne d'autre ne l'abordait, il n'avait aucune intention de le faire lui-même. « Je n'aime pas ça non plus, Michael, dit-il plutôt. Hélas, on ne peut pas faire grand-chose pour la raccourcir. Pas en se contentant d'augmenter nos propres forces, en tout cas. — Qu'est-ce que vous suggérez ? demanda Descroix. — Je ne suggère rien à ce stade, répondit Janacek. Mais nous devons être conscients de toutes les options qui s'offrent à nous, Élaine. — Et quelle option n'avez-vous pas déjà mentionnée ? s'enquit-elle en le fixant attentivement. — Nous pourrions toujours nous résoudre à une frappe préventive contre leurs nouveaux bâtiments, dit-il sans détour. — Ce serait un acte de guerre ! protesta aussitôt la comtesse de La Nouvelle-Kiev, et Janacek s'ordonna de ne pas laisser paraître son mépris. — Oui, en effet, reconnut-il avec une immense modération. Je voudrais souligner, toutefois, que nous sommes légalement toujours en guerre avec la République de Havre. Si vous avez lu la transcription de la conférence de presse de Theisman, vous savez qu'il l'a lui-même rappelé quand un des journalistes lui a demandé pourquoi le gouvernement Pritchart s'était montré si secret concernant son budget spatial. Et il avait raison. À ma connaissance, il n'existe donc aucun obstacle domestique ni interstellaire à ce que nous reprenions les opérations militaires au moment de notre choix. — Mais il se trouve que nous sommes au beau milieu d'une trêve et que nous négocions pour la transformer en un traité permanent ! » objecta vivement la comtesse. Elle fusilla Janacek du regard, mettant clairement de côté son attitude apaisante maintenant que la fierté maternelle qu'elle ressentait face à la trêve négociée pendant son propre passage au ministère des Affaires étrangères était blessée. « J'en suis bien conscient, Marisa, dit-il. Et je ne propose pas d'attaque pour l'instant. Je me contente d'énumérer toutes nos options. Pour ma part, je trouve l'idée de reprendre les opérations actives la moins tentante de toutes, mais je ne pense pas que nous puissions nous permettre de l'ignorer. — Surtout que ce n'est pas nous mais les Havriens qui ont jugé utile de bousculer l'équilibre militaire existant », intervint habilement Descroix. La comtesse se tourna vers la ministre des Affaires étrangères, qui haussa les épaules. « Ils ne peuvent pas raisonnablement s'attendre à ce que nous négociions de bonne foi sous la menace, Marisa ! » Aucun de ses collègues ne jugea opportun de faire remarquer qu'eux-mêmes s'attendaient pourtant bien à ce que la République négocie « sous la menace ». — Mais nous avons la responsabilité de respecter les termes de la trêve existante, argua la comtesse. — Je suis certain que nous sommes tous d'accord sur ce point en principe, Marisa », tempéra Haute-Crête. Elle lui lança un regard courroucé, mais il poursuivit sur le même ton conciliant. « Comme le dit Édouard, cependant, il est de notre devoir, en tant que gouvernement de Sa Majesté, d'envisager toutes les options et solutions, n'est-ce pas ? La comtesse avait ouvert la bouche, mais elle la referma. L'expression de son visage demeurait orageuse, mais elle prit une profonde inspiration et acquiesça malgré sa contrariété flagrante. « D'ailleurs, dit Janacek au bout d'un moment, il n'y a sans doute même pas de conflit entre les termes de la trêve et les exigences opérationnelles d'une frappe préventive. » Tous le regardèrent, l'air plus ou moins surpris, et il haussa les épaules à son tour. « Pour des raisons évidentes, nous avons prêté une attention toute particulière au sein de l'Amirauté aux termes portant plus particulièrement sur les opérations militaires, expliqua-t-il. Ces termes exigent des deux camps qu'ils s'abstiennent de tout acte hostile tant que les négociations se poursuivent. Si elles cessent, alors cette clause ne s'applique plus. — Vous voulez dire... » Les yeux de Descroix s'écarquillèrent en le regardant, et il eut un mince sourire. « Techniquement, nous pourrions décider à n'importe quel moment d'interrompre les négociations et de mettre un terme à la trêve. Ou nous pourrions faire valoir que la République l'a déjà fait en réalité. — De quelle manière demanda Descroix. — Comme vous venez de le souligner, Élaine, ils ont bousculé l'équilibre militaire en construisant en secret cette nouvelle flotte. Nous pourrions certainement arguer qu'une telle augmentation de leur capacité guerrière – surtout alors que nous réduisions unilatéralement notre puissance spatiale en vue de diminuer les tensions et de promouvoir la paix – constitue un "acte hostile". Dans ces conditions, nous aurions parfaitement le droit d'agir afin de neutraliser cet acte. Il haussa de nouveau les épaules, et la comtesse le dévisagea tandis qu'en elle le choc le disputait à l'horreur. Descroix et Haute-Crête, en revanche, répondirent à son sourire par d'autres plus larges. Il n'était pas surpris des réactions qu'il provoquait, mais son attention se concentra sur la comtesse. — Marisa, je ne suggère pas que nous fassions rien de tel, dit-il de sa voix la plus raisonnable. Je fais simplement remarquer que, s'ils nous y poussent, nous avons des issues. Pour être tout à fait honnête, je recommanderais de lancer une attaque sans préavis du tout si je croyais la situation suffisamment désespérée pour le justifier. Il se trouve que je ne pense pas que ce soit le cas pour l'instant, et je ne proposerai jamais rien de tel si la situation n'est pas désespérée. Mais comme le dit Michael, nous devons, en tant que ministres de la Couronne, envisager toutes les pistes d'action possibles, si déplaisantes que certaines puissent personnellement nous paraître. — Édouard a raison, Marisa. » Haute-Crête veillait à afficher une attitude tout aussi calme et raisonnable. « Nul ne conteste que nous devons montrer l'exemple d'un comportement irréprochable dans la conduite de notre diplomatie. Je ne voudrais surtout pas être le Premier ministre qui violerait un accord interstellaire signé par le Royaume. Ce genre d'action doit tous nous répugner, alors que, comme Édouard vient de le souligner, nous ne violerions techniquement rien du tout. En même temps, toutefois, je dois tomber d'accord avec lui sur le fait que, dans certaines circonstances, les nécessités militaires priment clairement sur tout accord ou clause de traité. » La comtesse parut sur le point de se récrier violemment, mais elle regarda les autres et hésita. Et, en cet instant d'hésitation, sa velléité de rébellion mourut. Elle ne pouvait manifestement se résoudre à approuver, mais elle n'était pas non plus prête à contester. En tout cas pas tant que la question restait hypothétique. « Très bien, fit vivement le Premier ministre alors que la ministre des Finances se renfonçait, penaude, dans son fauteuil. Édouard et Réginald vont se mettre au travail tout de suite afin de déterminer les ajustements budgétaires nécessaires pour réagir aux nouvelles unités de la République. Édouard, je veux voir à la fois les projections maximales et les minimales. Sous quel délai pouvez-vous nous les fournir ? — Je peux sans doute vous présenter des chiffres grossiers d'ici demain soir, répondit Janacek. Tant que nous n'aurons pas confirmé ou infirmé les déclarations de Theisman, ils resteront "grossiers", toutefois, prévint-il. — C'est bien compris. » Haute-Crête se frotta les mains, le front plissé par la réflexion, puis il hocha la tête. « Très bien. Pendant qu'Édouard travaille là-dessus, les autres doivent se concentrer sur la préparation de l'opinion publique. Nous disposons encore de douze à dix-huit heures avant que les journaux ne publient la nouvelle. D'ici là, nous devons convoquer une réunion du gouvernement au complet et rédiger une réaction officielle. Quelque chose qui mêle habilement confiance et gravité. Élaine, je pense que vous devriez préparer un communiqué distinct en tant que ministre des Affaires étrangères. Marisa, j'aimerais que vous travailliez avec Clarence sur une déclaration plus générale représentant l'avis du gouvernement dans son entier. » Il observa la comtesse en masquant soigneusement son intérêt tout en lui demandant ce service. Elle parut hésiter un instant, puis elle acquiesça, et il se détendit. Elle risquait beaucoup moins de se désolidariser de la position du gouvernement par la suite si elle portait la responsabilité formelle de la déclaration qui l'avait officialisée. « Dans ce cas, conclut-il calmement, je propose que cette réunion en reste là et que nous nous mettions au travail. CHAPITRE TRENTE ET UN « Le timing était-il bon, milady ? » s'enquit l'amiral Alfredo Yu. Rafael Cardones et lui étaient arrivés ensemble à la cabine de jour d'Honor, et le mince transfuge havrien souriait à son hôtesse tandis que James MacGuiness commençait la distribution de rafraîchissements. « Je me suis efforcé de ne pas interrompre votre petit-déjeuner. — Mercedes et moi étions en train de terminer le dessert, justement », répondit Honor dans un sourire. Elle jeta un regard à Brigham, une lueur espiègle dans ses yeux en amande, et Nimitz caressa gaiement ses moustaches en la fixant depuis l'épaule de sa compagne. — Et notre arrivée vous a-t-elle causé une agréable surprise ? » demanda Yu en se tournant lui aussi vers le chef d'état-major... qui, avant d'accepter ce poste sous les ordres d'Honor, commandait une division de SCPC au sein de l'escadre du Protecteur. — Oui, une fois surmontée la crise cardiaque collective que l'amiral Harrington et vous avez réussi à tous nous infliger, répondit Brigham, ironique, en secouant la tête. Je n'arrive pas à croire que ni l'un ni l'autre vous ne m'ayez prévenue de ce qui se tramait ! — Eh bien, il n'aurait pas été très juste de vous prévenir si je ne disais rien au reste de l'état-major, pas vrai ? » fit Honor. Elle gloussa au regard sévère que Brigham lui décochait. vous allez prendre les forces que le Protecteur choisit de vous envoyer et vous en servir pour mener à bien la mission dont vous avez discuté avec lui avant votre départ de Grayson. C'était juste avant d'ajouter quelque chose sur le risque d'"encourir les foudres de votre suzerain" si vous aviez la bêtise de refuser les renforts que vous savez tous deux nécessaires. — Il a raison, milady », fit calmement Brigham. Honor la regarda, et le chef d'état-major haussa les épaules. e Je sais que vous n'avez parlé de cet aspect précis de votre mission avec aucun de nous, mais je crois avoir passé suffisamment de temps en service sur Grayson pour savoir ce que pense le Protecteur. En tant que Manticorienne, je trouve humiliant que nous ayons besoin d'un appui extérieur. En tant que Graysonienne, je vois très bien pourquoi le Protecteur fournit cet appui. Nous n'avons surtout pas besoin que la situation en Silésie nous explose à la figure. — Que le gouvernement s'en rende compte ou non, renchérit Cardons d'une voix sombre inhabituelle. — Eh bien, fit doucement Honor au bout d'un moment, un peu surprise par l'unanimité insistante de ses subordonnés malgré sa capacité à percevoir les émotions d'autrui, je n'ai pas l'intention de renvoyer Alfredo à la maison demain matin. D'ailleurs, je ne compte pas vraiment le renvoyer tant que je ne serai pas sûre de maîtriser la situation locale. Et pour être tout à fait honnête, je pense que celle-ci se résoudra, dans un sens ou dans un autre, sous trois à quatre mois T tout au plus. Soit les Andies découvriront la présence d'Alfredo, y verront la preuve concluante que l'Alliance est sérieuse et remiseront tout projet susceptible de mener à un incident de tir; soit ils se lanceront malgré tout dans la bataille. — Et à quelle issue vous attendez-vous, milady, si je puis me permettre ? demanda posément Yu. — J'aimerais pouvoir le dire. » « Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ? » Arnold Giancola releva la tête de l'afficheur de son bloc-mémo à cette question plaintive. Il n'avait pas entendu Jason arriver, et il grimaça en constatant que son frère venait de passer par l'accueil... et que la porte était grande ouverte derrière lui. « Je crois que ce serait une bonne idée si tu commençais par entrer et fermer la porte, suggéra-t-il, irrité. Je me rends compte qu'on est en dehors des heures d'ouverture mais, pour ma part, j'aimerais autant ne pas partager nos discussions avec le premier venu dans le couloir. » Jason s'empourpra à son ton acide, mais il y était hélas habitué. Arnold n'avait jamais été homme très patient, et il l'était de moins en moins depuis deux ans. Dans le cas présent, toutefois, Jason devait reconnaître qu'il n'avait pas tort, et il s'empressa d'avancer pour dégager les capteurs de la porte automatique et lui permettre de se fermer. — Désolé, murmura-t-il, et Arnold soupira. — Non, Jason, dit-il en secouant la tête d'un air désabusé. Je n'aurais pas dû te rembarrer. Je crois que je suis encore plus irrité que je ne le pensais. — Ça ne m'étonnerait pas, répondit son frère avec un sourire en coin. On dirait qu'il y a toujours quelqu'un pour nous contrarier, non ? — Parfois, oui », dit Arnold. Il fit 'basculer le dossier de son fauteuil et se pinça l'arête du nez. Il aurait bien aimé pouvoir se débarrasser ainsi de son intense impression de fatigue, mais cela n'arriverait pas. Jason l'observa quelques secondes. Arnold avait toujours été le meneur. En partie parce qu'il était de dix ans son aîné, mais Jason était assez lucide pour reconnaître que, même s'ils étaient nés dans l'ordre inverse, Arnold aurait quand même été le chef. Il était plus malin, d'une part, et son frère le savait. Mais, mieux encore, il possédait un trait de personnalité dont son cadet n'avait pas hérité. Il ne savait pas très bien de quoi il s'agissait, mais cela conférait à Arnold une certaine présence, une étincelle. Quoi qu'il en soit, cet élément était au cœur du magnétisme puissant, presque effrayant, qu'Arnold pouvait exercer sur ceux qui l'entouraient quand il en avait envie. Enfin, sur la plupart de ceux qui l'entouraient. Héloïse Pritchart et Thomas Theisman paraissaient remarquablement insensibles à ce que plusieurs de leurs alliés au Congrès appelaient effet Giancola ». Cette réflexion contrariée le ramena à l'objet de sa visite. — Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? répéta-t-il, et Arnold baissa la main pour le regarder. — Je n'en suis pas sûr, reconnut le ministre au bout d'un moment. Je rechigne à l'admettre, mais Pritchart et Theisman m'ont pris au dépourvu avec leur conférence de presse. Je crois qu'ils étaient davantage conscients de ce que je visais que je ne le pensais. — Tu crois ? Je veux dire... ça pourrait être une coïncidence. — Oui, bien sûr, répondit Arnold, grinçant. Mais si c'est ce que tu crois, j'ai un peu de terrain à te vendre dans une vallée. Simplement, ne me demande pas à l'ombre de quoi elle se trouve ! — Je n'ai pas dit qu'il s'agissait d'une coïncidence, fit Jason, très digne. J'ai juste dit que cela aurait pu en être une, et c'est vrai. — En théorie, dans la mesure où n'importe quoi pourrait être une coïncidence, tu n'as sans doute pas tort, Jason », répondit Arnold avec un peu plus de patience. Pas beaucoup, mais un peu. — Dans ce cas précis, toutefois, c'était forcément délibéré. Ils savaient que nous avions abordé des gens, et ils devaient se douter que nous étions sur le point de révéler nous-mêmes l'existence des nouveaux bâtiments. Pritchart a donc poussé Theisman à procéder à cette annonce pour nous couper l'herbe sous le pied. — McGwire m'a posé des questions sur son discours », fit Jason, et Arnold grogna. Le mystérieux discours que tous les services d'information prévoyaient de retransmettre en direct depuis le bureau présidentiel d'Héloïse Pritchart le lendemain soir était une autre source de contrariété. « Il voulait savoir ce qu'elle a l'intention d'annoncer, fit le jeune Giancola avant de hausser les épaules. J'ai été obligé de lui dire que je ne le savais pas vraiment. Je ne crois pas que c'est ce qu'il avait envie d'entendre. — Non, j'en doute », confirma Arnold. Il fit pivoter doucement son fauteuil de droite et de gauche pendant quelques secondes tout en observant son frère, puis il haussa lui aussi les épaules. « Je n'ai pas vu le brouillon de son discours, mais, en me fondant sur deux ou trois choses qu'elle m'a dites la semaine dernière, j'ai une idée assez précise de ce qu'elle compte déclarer, et ça ne me réjouit pas franchement. — Tu crois qu'elle va parler des négociations avec les Manties, c'est ça ? — Je crois que c'est précisément ce dont elle va parler. Et je pense qu'elle va annoncer au Congrès – et aux électeurs – son intention de rechercher un accord de paix avec beaucoup plus. de vigueur. C'est pourquoi il est impensable que la conférence de presse de Theisman soit une coïncidence. — Je redoutais que ce soit ce qu'elle allait faire », avoua Jason. Il soupira. « Elle te souffle ta position. — Je n'avais pas remarqué, dis donc. » Arnold renifla. « Ça vient forcément de Pritchart. Elle est bien meilleure tacticienne en politique que Theisman. Sans compter que Theisman était notre meilleur allié concernant le timing de l'annonce des nouveaux éléments de la Flotte. Il était tellement obsédé par l'idée de maintenir la sécurité opérationnelle qu'on aurait pu compter sur lui pour rester bouche cousue jusqu'à ce que nous soyons vraiment prêts à tout révéler. Non, ça vient de Pritchart. Elle a passé outre ses recommandations et maintenant, comme tu dis, elle compte s'approprier ma position sur les négociations. — Est-ce qu'on peut y faire quelque chose ? — Rien qui me vienne spontanément à l'esprit. » La voix d'Arnold était amère. « Je commence à me demander si elle ne m'aurait pas à dessein laissé m'engager complètement sur cette question. Elle me lâchait peut-être juste assez de corde pour s'assurer que je me pende aux yeux de tous les initiés de La Nouvelle-Paris. Tous ceux à qui nous avons parlé connaissent exactement mon avis, et maintenant qu'elle s'apprête à m'accorder très publiquement ce que je veux depuis le début, elle sape l'opposition que j'aurais pu monter contre elle. » Il fit basculer un peu plus le dossier de son fauteuil et regarda le plafond, les yeux dans le vague, pensif, pendant que Jason l'observait en silence. Il savait qu'il ne fallait pas interrompre son frère quand il réfléchissait aussi intensément; il se trouva donc un fauteuil et y prit place en attendant. Cela dura un moment, mais Arnold cessa enfin de regarder dans le vide et sourit à Jason. Son cadet n'était pas une flèche –triste à dire mais vrai. Il était loyal, énergique et enthousiaste, mais, même dans ses meilleurs jours, on ne l'avait jamais crédité de trop de jugeote. Il se laissait parfois emporter par son enthousiasme, et il était tout à fait capable de mettre les pieds dans n'importe quel plat. Pour tout dire, il avait aussi le chic pour poser des questions énervantes – de celles auxquelles nul n'avait de réponse ou dont la réponse était si flagrante que le premier imbécile venu l'aurait trouvée sans rien demander. Mais, en même temps, il y avait quelque chose en lui, dans ses questions irritantes, qui suscitait des idées fulgurantes chez Arnold. Comme si le besoin de trouver comment s'expliquer à son frère permettait à sa propre réflexion de prendre forme comme par magie. Jason se redressa lorsque Arnold lui sourit. Il connaissait cette expression, et son moral en berne remonta aussitôt. « Je crois, Jason, que je prends le problème à l'envers depuis que Theisman a ouvert son clapet, commença sérieusement l'aîné des Giancola. Je me suis focalisé sur la façon dont Pritchart s'apprête à tenter de m'écarter en adoptant ma position mais, à bien y regarder, elle ne peut pas. Pas tant que je suis ministre des Affaires étrangères. Elle peut essayer de s'attribuer le mérite de la moindre réussite qui couronnerait les négociations, et elle peut essayer de convaincre le public que c'est elle qui a décidé de se montrer plus ferme face aux Manties. Mais, en fin de compte, c'est moi qui vais les mener, ces négociations. — Donc elle va devoir au moins partager le mérite avec toi, fit Jason en hochant lentement la tête. — Eh bien, oui, en effet. Mais ce n'est pas vraiment ce que j'avais en tête. » Jason parut perplexe, et Arnold sourit. « Je pensais plutôt, expliqua-t-il, que toute communication avec Manticore va passer par mon bureau. Par conséquent, je dois en réalité me concentrer sur l'occasion que cela m'offre d'apposer mon empreinte sur le processus. » Jason n'avait toujours pas l'air de bien saisir, mais Arnold décida de ne pas entrer davantage dans les détails. Pas encore. D'ailleurs, il regrettait presque d'en avoir dit autant, vu la propension de son frère à faire des gaffes au plus mauvais moment. Heureusement, Jason avait l'habitude de lui laisser le gros travail intellectuel. Il n'était pas nécessaire de tout lui expliquer à ce stade. Il valait peut-être même mieux ne rien lui expliquer du tout. Il était très doué pour exécuter des ordres tant que ceux-ci restaient simples et précis; il serait donc peut-être plus avisé de ne pas l'accabler avec plus qu'il n'avait absolument besoin de savoir. Jason était habitué à la façon qu'avait Arnold de se perdre dans ses pensées, et il se contentait très bien de rester assis à attendre en silence le temps qu'il fallait pour que son frère achève sa réflexion et se souvienne de sa présence. Ce qui valait mieux, car Arnold était justement très occupé à réfléchir en cet instant. Oui, en effet. Il avait oublié son plus grand avantage depuis le début. Enfin, pas vraiment s oublié ». Il n'avait simplement pas réalisé à quel point il le favoriserait s'il s'en servait à bon escient, mais, maintenant qu'il avait compris, il envisageait tout un tas de possibilités. L'opinion publique goberait peut-être qu'adopter une posture de négociation plus ferme était l'idée de Pritchart et non celle d'Arnold Giancola. Mais, quoi que les gens soient prêts à penser, Arnold savait qu'en fin de compte, malgré toute la confiance qu'elle pourrait afficher lors de son discours tant attendu, Pritchart n'aurait pas le cran d'aller au conflit avec Manticore si le succès en dépendait. Au pied du mur, face à l'éventualité réelle d'une reprise des hostilités, Pritchart et Theisman flancheraient et laisseraient ces satanés Manties les piétiner une fois de plus. Mais Arnold avait passé trop de temps à s'occuper des négociateurs manticoriens et à correspondre personnellement avec Élaine Descroix. Il savait que, si la République avait l'audace de faire réellement pression sur eux, ce seraient les Mandes qui flancheraient. Le baron de Haute-Crête, Lady Descroix et la comtesse de La Nouvelle-Kiev à eux trois avaient le courage moral d'une puce et l'énergie d'un mollusque. Cela aurait peut-être été différent du temps de Cromarty, mais cette époque était révolue, et le gouvernement actuel de Manticore se composait de Pygmées. Il allait donc falloir tout bien organiser. Il devait créer l'atmosphère adéquate, la bonne combinaison d'événements. Une situation dans laquelle quiconque ne connaissait pas les Manties aussi bien que lui croirait que la reprise des hostilités était forcément l'étape suivante du processus... à moins que Havre ne cède à toutes les exigences de Manticore. S'il arrivait à générer une situation qui donnait à Pritchart l'occasion de se dégonfler et de révéler sa couardise aux électeurs tout en lui permettant d'exploiter la brèche que son indécision ouvrirait et de mener les événements à une heureuse conclusion malgré elle... Oh, oui. Il sourit en son for intérieur à cette perspective alléchante. Ce serait délicat, bien sûr. Il lui faudrait trouver un moyen de la pousser à provoquer la réponse adéquate de la part des Manties, mais cela ne serait sans doute pas trop difficile vu l'arrogance de Haute-Crête et Descroix. Évidemment, il allait devoir trouver une personne de confiance pour lui servir de contact direct avec les Mandes, surtout qu'il aurait peut-être besoin de procéder à des... rectifications ici et là. Celui qui transmettrait ces communiqués serait forcément dans la boucle et prêt à soutenir le processus, mais il était à peu près sûr de connaître le candidat idéal pour ce poste. Bien sûr, s'il devenait effectivement nécessaire de procéder à des rectifications, il devrait veiller à ce que cette fouine de Kevin Usher ne découvre pas ce qu'il mijotait. Après tout, si la présidente voulait se montrer pointilleuse, ce qu'il envisageait était peut-être techniquement illégal. Il allait devoir vérifier. Peut-être Jeff Tullingham pourrait-il le conseiller s'il prenait soin de rester dans le domaine de l'hypothétique ? Enfin, illégal ou non, ce serait sans conteste embarrassant — voire fatal — si quelqu'un réalisait un jour à quel point il avait modelé la situation internationale. Mais, au bout du compte, c'est lui qui apparaîtrait comme l'homme d'État volontaire et visionnaire qui avait compris ce qu'il fallait faire et l'avait fait en dépit des instructions contraires de la quantité négligeable qui se trouvait occuper la présidence. Évidemment, une partie de la manœuvre consisterait à couvrir ses arrières en s'assurant que les Mandes ne seraient pas prêts à retourner en guerre alors que Pritchart les en croirait capables. Mais il existait un moyen de veiller à ce qu'ils soient préoccupés ailleurs. Alors, maintenant, songea-t-il, la première chose à faire est d'inviter l'ambassadeur andermien à déjeuner... CHAPITRE TRENTE-DEUX ... l'enthousiasme que nous ressentons tous en ce moment historique. Un leader politique n'a pas souvent l'honneur d'exprimer au nom du Royaume stellaire tout entier l'estime que les sujets de Sa Majesté portent à notre communauté scientifique incomparable en une telle occasion, et j'approche cette tâche avec appréhension et fierté. Fierté qu'il me revienne d'essayer de formuler à voix haute ce que nous ressentons tous en ce moment, et appréhension car je sais que mes mots ne suffiront pas. Toutefois, je puise mon courage dans l'idée que, au bout du compte, je ne dirai que les premiers mots. Ce ne seront pas les derniers, loin de là, et, tandis que les citoyens du Royaume y ajouteront leurs remerciements tellement plus dignes, je sais que... — Mon Dieu, murmura Richard Wix dans sa barbe, mais il ne se taira donc jamais ? » Jordin Kare et Michel Reynaud, assis de chaque côté de l'astrophysicien, parvinrent à ne pas lui décocher de regard réprobateur. Ils se retinrent aussi de sourire pour marquer leur accord avec sa remarque plaintive, tâche beaucoup plus difficile. Ils étaient assis avec lui sur l'estrade de la salle des presses, derrière le pupitre qu'occupait la haute et mince silhouette voûtée du Premier ministre de Manticore. Ils écoutaient son discours apparemment interminable, et aucun d'eux n'aurait accepté l'invitation à cette prestigieuse célébration s'il avait eu le choix. Hélas, on ne le leur avait pas donné. Coïncidence tout aussi malheureuse, se dit Kare, le gouvernement Haute-Crête avait eu besoin d'une aubaine en termes de relations publiques pile au mauvais moment. J'imagine qu'on ne pouvait pas s'attendre à autre chose de leur part, songea-t-il. Enfin, le savoir à l'avance n'aurait pas rendu la chose plus facile à digérer. Le Premier ministre et son Premier Lord de l'Amirauté avaient connu une brutale baisse de popularité et de taux d'approbation quand le public manticorien avait découvert les images HV de la conférence de presse tenue par Thomas Theisman, ministre havrien de la Guerre. Sa réaction aurait pu être plus sévère, mais elle restait indéniablement vive, et centristes comme loyalistes avaient fait de leur mieux – avec un certain succès pour commencer – afin de capitaliser dessus. Kare avait nourri le vague espoir que le choc causé par cette nouvelle pourrait affaiblir l'emprise de Haute-Crête sur le pouvoir, et il se disait qu'elle pouvait encore jouer dans ce sens. Toutefois, si préjudiciable qu'ait été la révélation des nouvelles capacités spatiales havriennes, elle ne suffisait manifestement pas à la tâche. L'astrophysicien peinait à empêcher ses réflexions irrespectueuses de teinter sa mine attentive tandis qu'il restait assis à regarder le Premier ministre parler devant les caméras HV des journalistes, mais il y parvenait. Il n'avait guère le choix. De plus, il avait beau trouver Haute-Crête écœurant, il ne vouait guère plus de respect à ses concitoyens. Dans un univers raisonnable, les électeurs manticoriens, et même les pairs du Royaume – Dieu leur vienne en aide – auraient dû être assez malins pour se révolter maintenant que les conséquences des politiques spatiales de Haute-Crête et Janacek apparaissaient clairement. Dans l'univers qu'ils occupaient, les choses ne s'étaient pas tout à fait passées de cette façon. Il savait que son rabbin n'en tomberait pas d'accord, pourtant Kare soupçonnait depuis longtemps la scène politique manticorienne d'être l'héritière directe du raisonnement divin qui avait mené au Livre de Job. Il ne voyait rien d'autre pour expliquer la situation politique actuelle du Royaume que la décision délibérée de Dieu de laisser le diable affliger une humanité impuissante dans des conditions clairement définies. Il se tança, davantage par principe que par conviction, pour s'être montré trop dur envers l'opinion publique manticorienne. Après tout, jusqu'à ces dernières semaines, on pouvait invoquer de nombreux arguments en appui à l'idée que la guerre était terminée. On n'avait pas tiré un missile en près de quatre ans T, et cela n'avait pas l'air de vouloir changer. Même sans parler du fait que le gouvernement avait manifestement considéré les Havriens comme étrillés une bonne fois pour toutes, il y avait cette certitude enivrante que, s'ils avaient été assez bêtes pour rouvrir les hostilités, la FRM les écraserait sans peine de sa suprématie technique et tactique. Quant au ton globalement conciliant des équipes diplomatiques de la République dans la poursuite des négociations, c'était un autre exemple mis en avant par les partisans de l'idée que la paix était déjà là, qu'elle ait ou non été scellée par un traité officiel. Kare ne souscrivait pas pour sa part à cette théorie, mais il comprenait tout à fait pourquoi elle séduisait tant l'opinion publique dans son ensemble. Après la douleur, les deuils et la peur liés à la guerre, il aurait été profondément contre-nature que les gens ne veuillent pas croire qu'on avait fini de tuer et de mourir. De par le besoin inévitable et légitime de chacun de se concentrer sur ses soucis personnels, de s'inquiéter des détails de son quotidien, son travail, sa famille, les électeurs se tournaient plus volontiers vers les questions domestiques. D'un autre côté, les preuves du contraire ne manquaient pas non plus pour ceux qui voulaient les voir. Et bon nombre de gens comme la duchesse Harrington, le comte de Havre-Blanc et William Alexander l'avaient souligné. Hélas, par certains côtés, la force et la détermination avec lesquelles ils avaient exposé leurs arguments les sapaient aux yeux de ceux qui n'étaient pas déjà prêts à partager leurs vues. Si un homme politique manquait suffisamment de scrupules, il n'avait aucun mal à faire passer ses adversaires pour des obsédés vaguement ridicules, ou du moins alarmistes au dernier degré, quand ils ne cessaient de mettre tout le monde en garde que le ciel allait leur tomber sur la tête. Jusqu'à ce que le ciel s'effondre enfin, bien sûr, songea tristement Kare. Selon lui, c'était exactement ce qui s'était produit quand Thomas Theisman avait admis que la Flotte républicaine avait quasiment reconstitué sa puissance de frappe guerrière, apparemment sans que quiconque au sein du gouvernement Haute-Crête s'en doute un instant. Une bonne part de l'électorat paraissait encline à penser comme lui, mais elle n'était pas encore assez large. Les porte-parole du gouvernement — et plus particulièrement les représentants e non partisans » de la prétendue cellule de réflexion stratégique de l'institut Palmer — avaient aussitôt entrepris de distiller les déclarations publiques lénifiantes prouvant que la situation n'était pas vraiment aussi grave qu'elle en avait l'air, et ces déclarations commençaient déjà à faire effet. Même sinon, toute inquiétude immédiate de la part des électeurs était incapable d'affecter le contrôle que le gouvernement exerçait sur la Chambre des Lords. Et puis, bien sûr, il y avait la contribution personnelle de Jordin Kare au maintien au pouvoir du gouvernement Haute-Crête. Il lui devint momentanément plus difficile de ne pas se renfrogner tandis que cette idée lui passait sans remords par la tête. Ce n'était pas vraiment sa faute ni même celle de Wix, mais ce premier transit d'un vaisseau habité par le terminus nouvellement découvert n'aurait pas pu mieux tomber pour Michael Janvier et ses partisans. Les spécialistes en communication du gouvernement s'en étaient tout de suite rendu compte, et leur bel effort pour capitaliser sur l'événement avait survécu à la voix terne et déplaisante du Premier ministre et à ses discours interminables. C'était d'ailleurs ce qui les rassemblait tous pour cette conférence de presse. ... et j'ai donc l'immense plaisir et le privilège, conclut Haute-Crête, de vous présenter la brillante équipe scientifique responsable de cette percée historique, tellement plus rapide qu'eux-mêmes ne l'auraient cru possible. » Quel dommage, songea Kare, que, même à une occasion pareille, Haute-Crête soit incapable d'offrir une image autre que celle de l'aristocrate hautain récompensant des domestiques mal nés plus malins que la moyenne pour avoir accompli — on ne sait comment — un travail d'une certaine valeur. Pourtant il se donnait du mal. Pire, à en croire le sourire qu'arborait son visage rusé, il avait l'air persuadé d'être parvenu à donner le change. Ce type avait autant de personnalité et de spontanéité qu'une quenelle de poisson périmée. Le Premier ministre se tourna à demi pour désigner d'un grand geste de la main droite les trois hommes assis derrière lui. C'était bien de lui de les baptiser collectivement « l'équipe scientifique », oubliant complètement que Michel Reynaud était en réalité l'administrateur extraordinairement compétent qui avait maintenu par miracle l'Arram en état de fonctionner malgré les parfaits ignorants en matière technique dont son encadrement regorgeait. Ou peut-être n'avait-il rien oublié. Peut-être choisissait-il d'ignorer Reynaud pour une raison ou pour une autre. Ce que sa phrase suivante parut confirmer. « Mesdames et messieurs de la presse, je vous présente le professeur Jordin Kare et le professeur Richard Wix, les brillants esprits à qui nous devons ce moment historique. » Kare et Wix se levèrent tandis que les dignitaires et les journalistes se mettaient à applaudir. Leur admiration était sincère, la presse du Royaume stellaire était aussi impatiente et enthousiaste que le Premier ministre aurait pu le rêver, et cela ne fit qu'aggraver leur malaise. Kare parvint à sourire, et Wix et lui inclinèrent la tête en remerciement. Enfin, il s'agissait plutôt d'une esquisse de mouvement de la part de Wix, mais au moins il avait essayé. Le Premier ministre leur fit signe de le rejoindre sur le podium — geste qui se voulait manifestement une invitation spontanée. Kare serra les dents et obéit, de même que Wix après un discret coup de coude dans les côtes. Le sourire de Kare se figea légèrement comme les applaudissements redoublaient. Il était vraiment pervers de sa part, songea-t-il, de reprocher tout autant au Premier ministre son aura invincible de mépris aristocratique pour les compétences d'autrui et l'éloge hyperbolique qu'il faisait de son intelligence. Il n'était que trop conscient du rôle démesuré qu'avait joué la chance, sans parler du travail acharné de tous les autres membres de l'équipe de recherche de l'Arram, pour produire la chaîne de découvertes et d'observations aboutissant à cet instant. « Le professeur Kare va maintenant nous offrir un bref résumé des avancées et des projets immédiats de son équipe, annonça Haute-Crête quand les applaudissements retombèrent enfin. Ensuite, nous répondrons à quelques questions de la part de mesdames et messieurs de la presse. Professeur ? » Il tourna un visage rayonnant vers l'astrophysicien, et Kare lui rendit consciencieusement son sourire. Puis il fit lui aussi face au public. « Merci, monsieur le Premier ministre. Mesdames et messieurs de la presse, je voudrais vous souhaiter la bienvenue à bord de la station Héphaïstos au nom de l'Agence royale de recherches astrophysiques de Manticore, son équipe scientifique et son directeur, l'amiral Reynaud. » Il tourna un sourire vers Reynaud puis reporta son attention sur les spectateurs. « Comme vous le savez, commença-t-il, depuis deux ans et demi, nous cherchons de façon systématique des terminus nouveaux du nœud du trou de ver de Manticore. Il s'agit d'une tâche longue et laborieuse. Mais grâce en grande partie aux observations et au travail zélé de mon collègue le professeur Wix, ainsi qu'à une chance proprement démesurée, nous sommes très en avance sur tous les plannings que nous aurions raisonnablement pu envisager il y a six, voire quatre mois. En vérité, nous sommes désormais en mesure d'expédier un vaisseau de cartographie habité par le septième terminus du nœud. » Ce bâtiment quittera le système de Manticore jeudi prochain. » Le public tout entier parut inspirer simultanément, et il afficha son sourire le plus sincère de toute la conférence de presse. « Où il se rendra et quand il reviendra précisément sont des questions auxquelles je suis incapable de répondre aujourd'hui. Nul ne le saura tant que le vaisseau et son équipage ne l'auront pas fait. Si vous avez d'autres questions, toutefois, j'y répondrai de mon mieux. » « Pardon, madame. Je m'excuse de vous interrompre, mais vous souhaitiez être avertie quand la pinasse du ministre de la Guerre ne serait plus qu'à quinze minutes. — Merci, Paulette. » Shannon Foraker tourna la tête de sa conversation animée avec Lester Tourville et sourit brièvement à son officier d'ordonnance. « Veuillez prévenir le capitaine Reumann que nous le rejoindrons sous peu au hangar d'appontement. — Certainement, madame », murmura le lieutenant Baker avant de se retirer de la cabine aussi discrètement qu'elle était entrée. Foraker se retourna vers ses invités. Tourville était à moitié affalé dans le plus grand fauteuil de la cabine avec son aisance et sa nonchalance habituelles. Personne n'avait paru vouloir lui en disputer l'usage... surtout qu'il se trouvait juste en dessous d'une arrivée d'air. Javier Giscard était assis de façon plus conventionnelle dans son fauteuil, un demi-sourire affectueux aux lèvres tandis qu'il regardait les volutes de fumée montant du cigare de Tourville vers la grille de ventilation. Leurs chefs d'état-major formaient le périmètre du groupe avec le capitaine de vaisseau Anders, mais le capitaine de frégate Clapp, l'officier le moins gradé présent, était assis à droite de Foraker. Ce n'était sans doute pas évident pour ceux qui ne le connaissaient pas aussi bien qu'elle, mais il était assez mal à l'aise de se trouver en compagnie de si hauts gradés. Toutefois il n'en avait rien laissé paraître durant le briefing officieux qu'il venait d'offrir à Tourville et Giscard. «Manifestement, nous allons devoir bientôt rejoindre le hangar d'appontement, dit-elle aux deux amiraux alors que le sas se refermait derrière Baker. Avant cela, néanmoins, y a-t-il d'autres questions que vous souhaitiez poser à Mitchell ? — Pas vraiment. Pas de questions précises, en tout cas, répondit Tourville. Je suis sûr qu'il m'en viendra plus tard, mais pour l'instant je crois que j'ai besoin de temps pour digérer ce qu'il nous a déjà dit. Javier ? — Cela résume assez bien ma propre réaction, je crois, fit Giscard. Mais je voudrais ajouter, capitaine Clapp, que ce que vous nous avez déjà dit est impressionnant. En toute franchise, je me sentirai beaucoup mieux si nous n'avons jamais à mettre votre doctrine à l'épreuve, mais le fait que nous l'avons en cas de besoin est un immense soulagement. — Je suis flatté que vous le pensiez, monsieur, dit Clapp au bout d'un moment. Mais comme je le répète sans cesse, si performante qu'elle se soit révélée en simulateur, elle n'a jamais été testée en conditions réelles. — Bien compris », fit Giscard. Puis il haussa les épaules. « Hélas, la seule façon de la tester en conditions réelles consisterait à nous retrouver de nouveau en conflit ouvert avec les Man-ries. Cela arrivera peut-être, que nous le voulions ou pas, mais, entre vous et moi, je préférerais me passer de résultats en conditions réelles aussi longtemps que possible. — Je suis certaine que c'est notre sentiment à tous, conclut Foraker avant de consulter son chrono de poignet avec une petite grimace. Et maintenant, je le crains, nous devons vraiment nous diriger vers l'ascenseur. » Thomas Theisman n'avait pas besoin de savoir lire dans les pensées pour reconnaître l'inquiétude maîtrisée que masquait le visage des trois amiraux rassemblés dans la salle de briefing du Souverain de l'espace pour les rencontrer, lui et l'amiral Arnaud Marquette, chef de l'état-major qu'il avait laborieusement rebâti après la destruction de l'ancien lors de la tentative de coup d'État de McQueen. Les cinq amiraux étaient seuls, en dehors des chefs d'état-major des commandants de flotte et de sa propre assistante, le capitaine de vaisseau Alenka Borderwijk, et il savait que Tourville et Giscard, au moins, avaient été un peu surpris de sa décision d'exclure tous les autres. Ce n'était pas le cas de Foraker, mais il lui avait parlé directement lors de l'arrivée du Souverain de l'espace dans le système de Havre. Si Tourville et Giscard paraissaient un peu inquiets de ce changement par rapport à la procédure normale, Foraker, malgré tous ses efforts pour le cacher, semblait très anxieuse, car elle en connaissait déjà la raison – ou la soupçonnait. « D'abord, dit le ministre de la Guerre une fois tout le monde assis, permettez-moi de vous présenter mes excuses pour les circonstances assez inhabituelles de cette conférence. Je vous assure que je ne cherche pas à donner dans le mélo, et je ne pense pas laisser ma mégalomanie ou ma paranoïa prendre le dessus. D'un autre côté, ajouta-t-il avec un mince sourire qui exprimait malgré tout un certain humour, je peux me tromper. — Bah, Thomas, répondit Tourville avec le sourire paresseux que pouvait se permettre le troisième officier général de la Flotte républicaine, je crois qu'un vieux dicton dit que même les paranoïaques ont parfois de vrais ennemis. Bien sûr, je ne peux pas me prononcer sur la question de la mégalomanie. — Vous ne nous avez pas habitués à tant de tact », murmura Theisman, et les autres se mirent à rire. Leur amusement ne monta pas jusqu'à leur regard, toutefois, et le ministre de la Guerre se pencha légèrement dans son fauteuil. « Trêve de plaisanterie, dit-il calmement, l'une des nombreuses raisons pour lesquelles j'ai souhaité venir ici avec Arnaud m'entretenir avec vous trois en même temps, face à face, au lieu de vous inviter au nouvel Octogone, c'est que je voulais empêcher les journalistes de se rendre compte que nous avions cette discussion. Une autre, je l'avoue, est que je suis sûr que nous pouvons contrôler le flux d'informations et garantir la sécurité ici. Et pas seulement contre les Manties, je le crains. » Tourville et Giscard se raidirent de façon visible, et la température dans la salle de briefing parut baisser de quelques degrés. Theisman découvrit les dents en une grimace qu'on n'aurait pas pu confondre avec un rictus amusé, car il savait exactement quel genre de souvenirs et d'échos sa dernière phrase devait avoir éveillés chez des officiers qui avaient survécu à la fois à SerSec et à son propre coup d'État. « Ne vous en faites pas, la présidente (il eut un bref sourire sincère à l'adresse de Giscard) sait très bien où je me trouve et de quoi je vais vous parler. D'ailleurs, c'est elle qui m'envoie. Et, non, elle ne prépare pas non plus de coup d'État. Par certains côtés, ce serait peut-être plus simple dans ce cas, mais ni elle ni moi n'en sommes encore à jeter le bébé avec l'eau du bain. — Eh bien, c'est un soulagement, en tout cas, murmura Giscard. Et ce n'est pas beaucoup plus frustrant que les vagues allusions et les grommellements mécontents d'Héloïse dans ses dernières lettres, ajouta-t-il d'un air entendu. — Désolé », répondit sincèrement Theisman avant de désigner d'un geste Marquette et le capitaine Borderwijk. « Alenka vous a amené un dossier d'information complet à chacun, et, avant de regagner La Nouvelle-Paris, Arnaud et moi voulons organiser au moins une session générale avec les officiers les plus gradés de vos états-majors. Mais je voulais que nous commencions par vous rencontrer tous les six, parce qu'il est particulièrement important que nous soyons tous sur la même longueur d'onde avant d'y mêler vos états-majors. » Il fit basculer son dossier, posa les coudes sur les bras de son fauteuil et croisa les mains sur son estomac. L'espace d'un instant, les muscles de son visage se détendirent et les amiraux virent la fatigue et l'inquiétude que son expression animée dissimulait en général. Puis il prit une brusque inspiration et se lança. « Vous savez tous que, si cela ne dépendait que de moi, je n'aurais toujours pas admis l'existence du Refuge ni d'aucun des nouveaux bâtiments. Shannon a effectué un travail miraculeux sur les chantiers, et des gens comme le capitaine Anders et le capitaine Clapp ont réussi plus d'un petit miracle eux aussi en chemin. Malgré cela, je crois que tout le monde dans cette salle doit être conscient que les capacités de nos vaisseaux, à classe équivalente, restent à la traîne de celles de la FRIVI. J'espère en tout cas que nous le sommes tous. » Hélas, ce que je souhaitais – ou ce que chacun d'entre nous souhaitait – n'a pas vraiment d'importance. En raison de considérations politiques domestiques, telles que les ambitions personnelles d'un certain ministre des Affaires étrangères que je ne nommerai pas, la présidente et moi-même n'avons pas eu d'autre choix que de rendre publique l'existence de la nouvelle flotte. Ce que nous n'avons pas encore dit au Congrès, toutefois, même si je suis persuadé que certains au moins se doutent que l'annonce se fera lors du discours de la présidente, ce soir, c'est qu'elle juge aussi que nous n'avons pas d'autre choix que d'adopter une attitude plus agressive dans nos négociations avec les Manticoriens. » Il les passa tous en revue avant de s'arrêter sur Giscard, et il soutint le regard de l'amiral sans ciller en reprenant. « Je ne suis pas du tout certain d'être d'accord avec son raisonnement. Toutefois, je n'ai pas de meilleur plan à proposer. Et même si j'en avais un, c'est elle qui a été élue présidente, par conséquent c'est à elle et non à moi qu'il appartient de prendre les décisions politiques. Pour tout dire, ce principe est tellement capital que, même si j'étais en profond désaccord avec elle, je me la fermerais et j'exécuterais ses ordres. » Dans le cas présent, ces ordres consistaient à annoncer l'amélioration de nos capacités de combat d'une manière qui attirerait à coup sûr l'attention de Manticore de la façon la plus publique possible. Ils consistaient également à nous préparer – en toute discrétion – à supporter et contrer toute frappe préventive que Janacek et Chakrabarti pourraient avoir envie de lancer. Et, enfin, à concevoir le meilleur plan possible pour la reprise d'une guerre ouverte avec le Royaume stellaire de Manticore. » Si la température avait paru baisser un peu plus tôt, cette fois ce fut comme si un vent glacial soufflait sur la salle de briefing. Les commandants de flotte et leurs chefs d'état-major restaient immobiles, les yeux rivés sur le ministre. Seuls Marquette, Borderwijk, Foraker et Anders savaient à l'avance ce qu'il allait dire; les quatre autres avaient l'air de regretter l'avoir jamais entendu. « Permettez-moi de souligner, poursuivit Theisman d'une voix calme et ferme, que ni la présidente ni moi n'envisageons activement d'opérations contre Manticore. Nous n'avons pas non plus envie de les envisager tout court. Mais il est de notre responsabilité de nous assurer que, si les choses tournent mal, la Flotte soit prête à défendre la République. — Je suis sûr que nous sommes tous soulagés d'apprendre que nous ne comptons pas attaquer les Manticoriens, fit Tourville. Toutefois, je suis également sûr que tout le monde dans ce compartiment comprend que, bien que le déséquilibre technologique actuel soit encore en leur faveur, la situation militaire globale nous est sans doute plus favorable qu'elle ne le sera jamais. — Je comprends ce que vous voulez dire, Lester. Et je suis d'accord avec vous, dit Theisman au bout d'un moment. D'ailleurs, c'est une des raisons pour lesquelles je n'ai annoncé l'existence que des nouveaux bâtiments du mur et non celle des PBAL. C'est aussi pourquoi j'ai minimisé le nombre de SCPC que nous avons mis en service. Bien évidemment, je ne voulais pas pousser Janacek à la panique au point de recommander que Manticore s'engage dans une stupide action préventive. Mais plus longtemps nous les tiendrons ignorants de nos véritables capacités, moins ils risqueront de s'embarquer dans des contre-mesures vigoureuses. Ce qui, espérons-le, se traduira par la possibilité de maintenir plus longtemps l'avantage militaire que nous possédons en ce moment. — J'ignore à quel point leurs contre-mesures risquent d'être vigoureuses, à supposer qu'ils ne choisissent pas l'option militaire, fit remarquer Giscard. Mais, pour compenser l'avantage que nous avons, il leur suffit de terminer tous ces satanés SCPC et PBAL qu'ils avaient commencés avant l'assassinat de Cromarty. — Tout à fait, acquiesça Theisman. J'ai l'espoir, sans doute plus optimiste que rationnel, que Haute-Crête autorisera l'augmentation la plus faible des dépenses spatiales qu'il puisse se permettre. Cela élargirait notre fenêtre de sécurité spatiale relative. — Je pense que vous avez raison sur le fait que votre optimisme l'emporte sur la raison, Thomas, répondit Giscard. Pas nécessairement sur la façon dont Haute-Crête gérerait ses priorités si cela ne dépendait que de lui, mais sur notre faculté à tenir les renseignements manticoriens dans l'ignorance de nos capacités réelles indéfiniment. Il semble que nous les ayons bernés pendant beaucoup plus longtemps que je ne l'aurais cru possible, je sais, mais maintenant ils sont au courant. Ils savent que nous les avons eus, et ils seront d'autant plus déterminés à obtenir les véritables chiffres. Même un type comme Jurgensen va réussir à établir une estimation beaucoup plus réaliste de notre effectif total que nous ne le voudrions s'il en fait la priorité absolue de la DGSN. — Je sais, reconnut Theisman. Et, en réalité, j'espère juste retarder ce moment autant que possible. Nos propres programmes de construction continuent d'accélérer au Refuge. Et Shannon (il sourit à Foraker) m'informe qu'elle a encore gagné trois mois sur le planning prévisionnel des nouvelles unités de classe Téméraire. Donc, si nous pouvons simplement les empêcher de lancer de nouvelles constructions de leur côté pendant les deux ou trois prochaines années, je pense que nous arriverons sans doute à conserver notre avance, ou au moins à rester à égalité avec eux en termes de puissance effective, quoi qu'ils fassent. » Mais inutile de nier que nous sommes confrontés à la fois à une fenêtre d'opportunité et à une fenêtre de vulnérabilité, continua-t-il d'une voix plus grave. La fenêtre d'opportunité se définit en fonction du temps pendant lequel nous parvenons à empêcher les Manticoriens d'évaluer notre potentiel militaire réel et de prendre des mesures pour le neutraliser. La fenêtre de vulnérabilité est la période pendant laquelle ils ont le temps de le neutraliser s'ils décident de le faire. L'aspect le plus dangereux de cette situation, à plus d'un titre, c'est que l'existence de la première rend très tentante pour nous le recours à la force afin de fermer la seconde. Franchement, cette tentation devient plus forte encore lorsque j'envisage notre responsabilité de concevoir un plan de guerre global avec Manticore comme adversaire le plus probable. — Il s'agit d'une tentation très dangereuse, si vous me permettez, Thomas », intervint Tourville de cette voix posée qui surprenait toujours autant, même ses intimes, par contraste avec son personnage public de « cow-boy ». « Surtout dans la mesure où, au fond, une bonne part de nos officiers et matelots se feraient un plaisir – ce n'est pas un secret – de rendre la monnaie de leur pièce aux Manties. — Bien sûr que je vous le permets, répondit Theisman. D'ailleurs, je suis bien content de vous l'entendre dire. Je vous assure que je fais de gros efforts pour le garder à l'esprit à chaque instant, et que d'autres me le rappellent ne peut pas faire de mal. » Néanmoins, je pense qu'il nous incombe à tous de reconnaître que, si le pire devait advenir et que nous reprenions les opérations actives contre les Manties, notre meilleur choix à ce stade consisterait à adopter une position offensive. Surtout maintenant, alors qu'ils ignorent notre véritable potentiel – espérons-le –, une offensive dure, soigneusement coordonnée, nous offrirait au moins la possibilité de neutraliser leur flotte et de les repousser sur la défensive d'une façon qui pourrait les convaincre de négocier sérieusement avec nous pour la première fois. » Personne au sein du gouvernement, à l'exception possible du ministre des Affaires étrangères, n'envisage un instant de suggérer une telle prise de risques militaires en vue de débloquer le processus diplomatique. Je ne propose pas non plus que nous fassions une chose pareille. Je souligne simplement que, lorsqu'il s'agira de concevoir des plans de guerre, je crois que nous devrons examiner de très près les avantages d'une stratégie offensive puissante plutôt que de nous limiter à une option purement défensive. — En dernière analyse, une stratégie offensive est une stratégie défensive, fit Giscard, pensif. À bien y regarder, pour que nous l'emportions, la flotte et l'infrastructure industrielle de Manticore doivent toutes les deux être neutralisées. Si ce n'est pas le cas et que nous n'y arrivons pas vite, alors, même avec tout ce que Shannon a accompli au Refuge, il y a de fortes chances que nous nous retrouvions devant une situation très similaire à celle que connaissait Esther McQueen. Sauf qu'avec les nouveaux modèles toute impasse prolongée sera encore plus sanglante qu'à l'époque. — Exactement. » Theisman hocha la tête avec fermeté. « Seul un imbécile voudrait retourner en guerre contre les Manties. S'il faut le faire, néanmoins, alors j'ai l'intention de me battre pour gagner, et gagner le plus vite possible. Je n'ai pas l'intention d'ignorer la possibilité d'une stratégie davantage orientée vers la défense, et Arnaud ainsi que le reste de l'état-major travailleront eux aussi là-dessus au nouvel Octogone. Mais, pour être tout à fait honnête, les plans défensifs seront avant tout des solutions de repli dans mon esprit. C'est une des raisons pour lesquelles je voulais vous parler à tous les trois en personne. Si on en arrive là, Lester et vous allez être nos principaux commandants sur le terrain, Javier. Et votre position au Refuge va devenir encore plus cruciale, Shannon. Je veux donc que vous compreniez tous exactement ce que la présidente et moi pensons, et comment nous raisonnons. — Je crois que nous comprenons tous, répondit Giscard. Ou, du moins, je suis persuadé que nous comprendrons tous avant que vous ne regagniez La Nouvelle-Paris. En revanche, je me demande si les Manties sont assez malins pour en faire autant. — Je me pose la même question, soupira Theisman. La même. D'une certaine façon, j'espère bien qu'ils le sont, parce que, dans ce cas, ils seront peut-être aussi assez malins pour nous aider à éviter d'en venir là. Hélas, je ne crois pas qu'on puisse compter là-dessus. » CHAPITRE TRENTE-TROIS « Alors, sénateur McGwire, à votre avis, que signifie vraiment le discours de la présidente pour nos relations avec Manticore ? » Thomas Theisman fit basculer le dossier de son fauteuil à la tête de l'immense table de la salle de conférence du nouvel Octogone tandis que la question grave de Roland Henneman résonnait depuis l'holoviseur surplombant la table. Henneman avait travaillé pour le défunt ministère de l'Information publique pendant quatre décennies standard. Il avait commencé comme tout le monde, d'abord en qualité de rédacteur puis journaliste. À l'image de tous ses collègues de la République populaire de Havre, il s'était montré très prudent dans ses reportages, mais c'était un homme séduisant, à la voix sonore de baryton et d'allure rassurante. En tant que tel, il avait bientôt eu accès à un rôle plus important et plus visible, et, pendant les cinq dernières années de la République populaire, il avait été l'hôte d'une émission quotidienne d'holovision dans la capitale. Mais le ministère était complètement discrédité aux yeux des citoyens de la RPH. Considéré par tous comme l'organe de propagande du comité de salut public et rien de plus, il n'avait la confiance de personne. Certains y voyaient même le symbole de tous les gouvernements décriés du passé, et son élimination avait été l'une des priorités d'Héloïse Pritchart en tant que présidente. Par conséquent, comme tous ses collègues, Henneman s'était brutalement retrouvé sans emploi. Heureusement pour lui, le nouveau gouvernement avait vendu les nombreuses parts du ministère dans des stations d'holovision ainsi que son équipement à des prix sacrifiés, dans sa volonté de privatiser les médias. Henneman n'était que modérément aisé selon les critères des Législaturistes qui avaient précédé le comité de salut public, mais il avait réussi à amasser suffisamment d'argent sous Robert Pierre pour se permettre de monter un cartel et d'enchérir. Il s'était endetté jusqu'au cou, profitant même à plein des programmes de prêt à taux faibles mis en place par le gouvernement Pritchart, mais ses collègues et lui avaient réussi à acquérir plus qu'assez de l'ancienne infrastructure du ministère de l'Information publique pour constituer un groupe avec lequel il fallait compter dans la balbutiante industrie privée d'holodiffusion. La visibilité personnelle de Henneman à l'époque enivrante où le ministère détenait le monopole des ondes avait payé d'une autre façon quand il s'était agi de trouver des émissions pour remplir la grille des programmes de son nouveau réseau. Il poursuivait son émission quotidienne d'information et de divertissement, bien que la liste des sujets abordés ait acquis un nouvel équilibre éclectique (et un angle d'attaque plus percutant) que le ministère n'aurait jamais autorisé. De plus, il produisait, réalisait et présentait L'Heure de Henneman, un programme d'analyse et de commentaire politique diffusé tous les week-ends. De l'avis de Theisman, Henneman demeurait davantage un homme de spectacle qu'un brillant analyste politique. Mais le ministre de la Guerre devait reconnaître que, malgré ses défauts, Henneman était sans doute ce qui s'en rapprochait le plus dans la République ressuscitée. Cela amusait toujours Theisman de songer à la disparition complète des « analystes » autrefois au service de l'Information publique. Un ou deux d'entre eux avaient trouvé des boulots de producteur dans les émissions que présentaient leurs remplaçants, mais la plupart s'étaient tout simplement fondus dans l'obscurité totale. Non pas du fait d'une purge délibérée de la part du nouveau gouvernement, mais parce qu'ils étaient parfaitement inadaptés à la nouvelle matrice politique. La plupart excellaient à livrer les « analyses » que l'Information publique souhaitait voir. Rares étaient ceux qui possédaient les compétences, les outils ou le cran de creuser des questions de politique publique et de signaler ce que le gouvernement préférait que l'on taise. Henneman, au moins, n'avait pas ce problème-là, et Theisman avait à dessein programmé cette réunion pour permettre à tous les participants de visionner cet entretien avec lui. « Eh bien, Roland, répondit le sénateur McGwire, c'est une question complexe. Je veux dire, bien que la présidente et le ministre Giancola aient bien sûr consulté le Congrès depuis le début, la situation concernant les Manticoriens est un peu fluctuante depuis l'effondrement du comité de salut public. — Vous voulez plutôt dire, sénateur, que les Mandes ont toujours refusé de négocier sérieusement avec nous, non ? Voire, d'ailleurs, qu'ils ont systématiquement rejeté, ridiculisé ou ignoré toutes les propositions de nos négociateurs ? » Theisman grimaça intérieurement. Henneman n'avait pas élevé la voix et il gardait un air poli et attentif, mais cela ne conférait que plus de poids à ses questions. Et ce parce qu'il ne dit rien qu'un pourcentage étonnamment fort des électeurs n'ait déjà pensé, songea le ministre de la Guerre. « Je ne crois pas que je décrirais tout à fait la situation en ces termes, Roland, objecta doucement McGwire. Certes, les négociations se prolongent beaucoup plus qu'on n'aurait pu s'y attendre. Et je dois reconnaître qu'il m'a souvent semblé –comme à nombre de mes collègues du Congrès et plus particulièrement au sein de la commission des Affaires étrangères – que le Premier ministre Haute-Crête et son gouvernement s'en accommodaient très bien. Je devrais donc sans doute vous accorder que le Royaume stellaire a refusé de négocier d'une façon que nous pourrions décrire comme sérieuse ou opportune. Mais je vous assure que ni nos négociateurs ni la République n'ont été "ridiculisés". — Je crois que nous allons devoir nous résoudre à ne pas être d'accord – respectueusement, bien sûr – quant au verbe exact pour décrire ce qu'a fait Manticore, sénateur, dit Henneman au bout de quelques instants. Mais vous m'accorderez que le résultat concret est une impasse complète ? — Je le crains, oui, répondit McGwire en hochant la tête à regret. Plus précisément, je dois reconnaître qu'il me semble, en tant qu'homme et président de la commission des Affaires étrangères, que le gouvernement manticorien actuel n'a aucun intérêt à nous restituer le contrôle des systèmes républicains occupés. » L'un des officiers présents dans la salle de conférence prit une inspiration bruyante, et Theisman adressa un sourire glacial à l'holoviseur. Il ne pouvait pas dire que la déclaration du sénateur le surprenait, mais il avait bien veillé à ne rien affirmer de tel en public avant le discours de Pritchart. « Vous pensez qu'ils ont l'intention de garder tous ces systèmes de façon permanente ? Comme l'Étoile de Trévor ? » s'enquit Henneman avec intérêt, et McGwire haussa les épaules. « Rendons justice à Manticore, l'Étoile de Trévor est un cas particulier, fit-il remarquer. Vu la brutalité dont ont fait preuve Seclnt et SerSec sur Saint-Martin, je dois avouer que je ne suis pas étonné que les Martiniens aient envie de rompre complètement avec la République malgré toutes nos réformes. En même temps, l'Étoile de Trévor est un terminus du nœud du trou de ver manticorien, et le Royaume stellaire a sans doute un intérêt légitime à en assurer la sécurité. Je ne dis pas que le précédent créé par l'annexion de ce système me réjouisse. S'il s'avère que les Manticoriens veulent conserver d'autres systèmes occupés, ils pourraient arguer qu'ils ne font rien d'autre que suivre l'exemple de Trévor et pour les mêmes raisons. S'ils choisissaient de recourir à ce prétexte – ce dont, je m'empresse de le préciser, nous n'avons pas décelé l'intention chez eux –, ce serait un mensonge. Mais, en dépit de tous les soucis que j'ai pour l'avenir, je crois que nous n'avons pas d'autre choix que d'accepter la décision du Royaume stellaire de conserver un contrôle définitif sur ce système. — Même en l'absence d'un traité officiel où la République accepterait de renoncer à sa souveraineté ? le pressa Henneman. — Je préférerais certes voir la situation régularisée par un traité officiel, répondit McGwire. Mais, au vu du désir clairement exprimé par les électeurs martiniens de devenir sujets du Royaume stellaire, et vu la déclaration solennelle de la convention constitutionnelle selon laquelle aucun système de l'ancienne République populaire ne sera contraint de rester au sein de la nouvelle République, je ne vois pas d'autre issue. — Je comprends. » Il paraissait évident à Theisman que Henneman n'était pas satisfait de la position de McGwire concernant l'Étoile de Trévor. Voilà qui était troublant. McGwire était beaucoup trop proche d'Arnold Giancola au goût de Theisman, mais il était apparu ces dernières trente-six heures depuis l'allocution de Pritchart que, sur certains points, le citoyen lambda était désormais plus inflexible encore que Giancola. L'Étoile de Trévor, en particulier, était devenue une question brûlante. Aux yeux de Theisman, ce que McGwire venait de dire aurait dû être évident pour tout le monde, mais une part non négligeable des journaux et des groupes de discussion publics n'étaient manifestement pas d'accord. La disparition des restrictions que la République populaire imposait à la liberté d'expression avait créé une agitation proche du chaos et souvent bruyante sur les forums. Le simple fait qu'on avait désormais le droit de dire le fond de sa pensée semblait en pousser plus d'un à ce que Theisman voyait souvent comme une forme de folie publique. En tout cas, le terme extrémiste » était le seul qui lui venait à l'esprit pour décrire bon nombre d'interventions en ligne, et, chez les gens concernés, on constatait l'exigence presque hystérique que tous les systèmes occupés soient restitués. Y compris l'Étoile de Trévor. Et même plus particulièrement l'Étoile de Trévor, qui était devenu un cri de ralliement pour les extrémistes, bien que quiconque doué d'un peu de jugeote savait que cela ne risquait pas d'arriver. Ce que Theisman n'arrivait pas à déterminer, c'est si Henneman faisait lui-même partie des extrémistes ou s'il était simplement en quête d'une petite phrase dont il pourrait se servir pour s'en faire bien voir. Il espérait sincèrement que la deuxième explication était la bonne. — Mais êtes-vous d'accord pour dire, comme la présidente semblait le faire, que tous les autres systèmes occupés doivent nous être rendus ? demanda le commentateur au bout d'un moment. — Ce n'est pas tout à fait ce qu'a dit la présidente, Roland, répondit McGwire. — C'est pourtant bien ce que j'ai compris, sénateur. — Si vous vous reportez au texte exact de son allocution, elle a proposé – ou plutôt exigé – que la question du statut des systèmes occupés soit résolue en conformité avec notre loi nationale. — Ce qui ressemble fort à vouloir qu'on nous les rende. — Non. Cela demande que ces planètes et systèmes soient rendus à notre juridiction le temps que nous nous assurions de ce que désirent leurs citoyens dans des conditions qui nous permettent d'affirmer qu'ils ne sont pas intimidés ou contraints par une puissance occupante. Réclamer qu'ils nous soient "rendus" pourrait être interprété comme la revendication d'un contrôle politique permanent, au mépris des souhaits de leurs habitants. — Mais c'est sous notre surveillance qu'ils devraient être consultés. Est-ce bien ce que vous comprenez dans les propos de la présidente, sénateur ? — Dans l'ensemble, oui. — Et croyez-vous que les Manties le permettront un jour ? » insista Henneman. Theisman se rendit soudain compte qu'il retenait son souffle en voyant McGwire hésiter. Puis le sénateur secoua la tête. — Pour être tout à fait honnête avec vous, Roland, je l'ignore, répondit-il à regret. Je dirais, étant donné leur position et leur attitude par le passé, qu'ils n'y seraient sans doute pas enclins. » Theisman jura en silence. Jusque-là, ce qu'avait dit McGwire dans l'émission du jour ne lui posait pas de problème particulier. Ce n'était pas le cas de commentaires qu'il avait faits ailleurs, certes, et il aurait préféré que le sénateur ne mentionne pas l'utilisation potentielle de l'annexion de l'Étoile de Trévor pour justifier d'autres extensions territoriales. Mais, en toute justice, il avait le droit d'exprimer les opinions qu'il voulait. Hélas, si raisonnables qu'elles paraissent en surface, les remarques de McGwire, et plus particulièrement la dernière, allaient encore alimenter l'hostilité publique générée par l'actuelle occupation manticorienne des systèmes contestés. Et le sénateur devait en être au moins aussi conscient que Thomas Theisman. « Pensez-vous que la présidente Pritchart serait prête à tolérer cette "absence d'inclination" ? — Par le passé, dit McGwire en cherchant ses mots avec un soin évident, les choix de la présidente, de même que ceux de la République dans son entier, étaient limités par la position militaire désastreuse héritée du régime établi par Robert Pierre. Quoi que nous pensions ou souhaitions à l'époque, nous n'étions hélas pas en position de force pour appuyer nos exigences. — Une situation qui a changé, selon vous ? — Une situation qui a peut-être changé, rectifia McGwire. L'annonce par le ministre de la Guerre de nos capacités militaires renforcées est certainement une donnée à prendre en compte par toutes les parties en négociation. Et, à n'en pas douter, d'après le ton qu'elle a adopté, c'est ce à quoi s'attend la présidente. Comme elle l'a expliqué avec éloquence, nous essayons depuis des années maintenant de résoudre cette question fondamentale à travers des négociations pacifiques sans que le Royaume stellaire donne le moindre signe de vouloir accepter un compromis. Seul un fou envisagerait volontiers de rouvrir les hostilités militaires avec l'Alliance manticorienne, et nous avons fait notre possible pour éviter d'en venir à une situation où cette issue deviendrait probable. » Néanmoins, vient un moment – comme la présidente nous l'a rappelé – où en évitant les risques on menace de renoncer à ses principes. Je crois que les requêtes qu'elle a adressées au Royaume stellaire – qu'il négocie de bonne foi et accepte le principe de l'autodétermination des peuples, exprimée lors de plébiscites sous surveillance et juridiction républicaines – sont tout à fait opportunes et appropriées. Je peux vous assurer qu'elle bénéficie du franc soutien de tous les partis représentés au Congrès et que nous sommes unis derrière elle et le ministre des Affaires étrangères monsieur Giancola sur ce point. — Donc, si je vous comprends bien, sénateur, fit Henneman, vous dites que vous soutiendriez les exigences de la présidente même au risque de reprendre les opérations militaires actives contre les Manties. — Certaines choses sont suffisamment importantes, Roland, à la fois en termes d'intérêt national et de principe, pour justifier les plus grands risques, répondit McGwire, solennel. À mon avis, le bien-être et le droit à l'autodétermination de citoyens de la République vivant sous l'occupation militaire d'une puissance étrangère en font partie. » Le timing était parfait, songea Theisman, sardonique, tandis que l'émission cédait la place à un message commercial, laissant aux spectateurs l'image du visage sombre du sénateur, mâchoire volontaire et regard ferme. « Éteignez ça », ordonna le ministre de la Guerre, et l'unité d'holovision fut obligeamment coupée avant de se replier en silence dans sa niche de plafond. Theisman redressa le dossier de son fauteuil et parcourut du regard la table de conférence. Une table très large — il le fallait, pour accueillir tous les officiers qui y avaient pris place. En comptant Arnaud Marquette et lui-même, ils étaient pas moins de dix-huit officiers généraux, et chacun de ces commodores et amiraux était accompagné d'au moins deux ou trois assistants. Bon nombre de ces officiers paraissaient très jeunes pour leur grade, parce qu'ils l'étaient. La destruction par Saint-Just du premier Octogone et de tous les officiers militaires qui s'y trouvaient avait laissé un vide dans les rangs les plus élevés de la Flotte. Les purges qui avaient suivi avaient transformé ce vide en gouffre béant, que Theisman n'avait pas eu d'autre choix que de combler en promouvant à tour de bras lorsqu'il avait ressuscité l'état-major. Comme la plupart de ceux qu'il avait promus, lui-même se rendait bien compte de l'inexpérience relative de ces « remplaçants ». C'était l'une des raisons principales pour lesquelles Theisman avait rassemblé les fonctions de ministre de la Guerre et de chef d'état-major de la Spatiale sur son nom. Cela lui paraissait encore ridicule aujourd'hui, mais il était sans doute l'officier le plus expérimenté de toute la Flotte républicaine. Pourtant il n'était que capitaine de frégate une quinzaine d'années plus tôt. En tout cas, jeunes pour leur grade ou non, c'étaient eux qui composaient l'état-major avec lequel il devait travailler. Et, pour être honnête, ils avaient acquis beaucoup d'expérience sur le tas ces quatre dernières années. « Eh bien, mesdames et messieurs, fit-il au bout d'un moment, nous y voilà. J'imagine que, si le président de la commission des Affaires étrangères le dit à L'Heure de Henneman, ce doit être officiel. » Un petit rire respectueux fit le tour de la salle, et il eut un mince sourire. Non qu'il s'amusât particulièrement. En fait, McGwire s'était montré beaucoup moins frondeur que Theisman ne le craignait vu sa relation de travail étroite avec Giancola. Theisman n'était pas certain que sa retenue reflétait sa véritable opinion, mais il avait tendance à le penser. Malgré sa relation avec Giancola, McGwire n'avait jamais caché son immense circonspection face à tout ce qui risquait de pousser la République et le Royaume à rouvrir les hostilités. D'une certaine façon, toutefois, cela donnait encore plus de force aux propos qu'il avait tenus en conclusion, et Thomas Theisman n'aimait pas ce qu'il sentait monter autour de lui. Il soupçonnait fortement que même Héloïse Pritchart avait gravement sous-estimé la violence des réactions que son allocution risquait de provoquer dans l'opinion publique. Pourtant il semblait que l'indignation, la colère et l'écœurement grandissants des électeurs face à Manticore qui traînait les pieds commençaient à contrebalancer leur défiance de la guerre. D'ailleurs, ils avaient même l'air de contrebalancer progressivement la peur profondément enracinée que le public éprouvait encore envers l'Alliance manticorienne. La violence du ressentiment des Havriens face à la défaite humiliante et écrasante que leur avait infligée Manticore était peut-être pire encore. Theisman connaissait assez bien la nature humaine pour savoir que l'attitude revancharde nourrie par le ressentiment était bien plus dangereuse qu'une colère fondée sur le raisonnement et la logique, et la brutalité de celui-ci l'avait surpris. Elle n'aurait pas dû, et il le savait. Pourtant c'était le cas. Peut-être parce qu'il lui semblait que la catastrophe que constituerait une nouvelle confrontation avec le Royaume stellaire aurait dû être affreusement évidente pour quiconque y songeait un instant. Toutefois, quelle que soit la raison de son propre aveuglement, la réaction émotionnelle au discours de Pritchart avait été beaucoup plus forte qu'il ne s'y attendait. Il n'aimait pas ça. Il n'aimait pas ça du tout... et plus particulièrement la façon dont sa propre annonce de l'existence du Refuge paraissait avoir attisé davantage les flammes de cette indignation et de cette colère. La situation n'était pas encore hors de contrôle. En fait, loin de là. Mais le risque existait d'une lame de fond de soutien pour le style de politique extérieure agressif de Giancola. « Notre travail ne consiste pas à faire de la politique étrangère, ici, à l'Octogone, dit-il à ses subordonnés au bout d'un moment. C'est un point que la Flotte avait tendance à oublier sous les Législaturistes, et cela a contribué à produire le comité de salut public. En revanche, notre travail consiste bel et bien à évaluer les menaces militaires qui pourraient mettre en péril la République ou gêner ses objectifs de politique étrangère. » À l'évidence, dès que nous avons rendu publique l'existence de nos nouvelles unités, les paramètres des menaces potentielles auxquelles nous faisions face ont changé du tout au tout. Vous en êtes tous conscients. » Des hochements de tête lui répondirent. Et ils ont intérêt! songea-t-il. On a passé suffisamment de temps à discuter de ces menaces. L'allocution de la présidente et notre position plus ferme dans les pourparlers de paix vont encore les modifier, reprit-il. Franchement, j'ignore comment l'Alliance manticorienne va régir à tout cela. Pour l'instant (il insista légèrement sur ces mots), la présidente m'assure qu'elle n'a pas l'intention de recourir à la force militaire à part en situation de légitime défense. Hélas, pour nous défendre correctement, surtout quand tant de nos systèmes sont déjà occupés par notre ennemi potentiel, il se pourrait bien que la meilleure stratégie soit l'offensive. » L'objectif de cette réunion, messieurs dames, est de vous mettre tous au courant des considérations qui modèlent aujourd'hui la façon dont l'amiral Marquette et moi-même concevons nos responsabilités. Et des occasions favorables qui s'offrent à nous. » Certains des officiers installés autour de la table se raidirent visiblement à sa dernière phrase, comme des chiens de chasse impatients flairant leur proie, et il leur décocha un sourire glacial. « Comprenez-moi bien, dit-il doucement. Je ne veux pas d'une nouvelle guerre avec Manticore. L'amiral Marquette ne veut pas d'une guerre. Mieux, la présidente Pritchart n'en veut pas non plus. Et si l'un de vous ne l'a pas bien saisi, il vaudrait mieux que cela change. Oui, j'ai parlé d'occasions favorables et, en tant que planificateurs militaires, nous devons avoir conscience de leur existence autant que de celle des menaces. Mais ces occasions ne serviront pas de prétexte pour lancer une guerre s'il existe un seul moyen de l'éviter. J'espère avoir été suffisamment clair ? » Il balaya l'assemblée du regard. Nul ne dit mot, mais c'était inutile, et ses narines s'évasèrent brièvement de satisfaction. Puis il laissa son regard s'adoucir un tant soit peu et il se carra de nouveau dans son fauteuil. — Cela posé, toutefois, poursuivit-il, il est clairement nécessaire de réviser nos plans de campagne pour refléter les nouvelles réalités liées au succès de l'amiral Foraker et de l'opération Refuge. Les nouveaux bâtiments qui ont intégré notre ordre de bataille nous offrent beaucoup plus d'options, et il est de notre responsabilité de les identifier et de faire évoluer nos plans en conséquence. » L'amiral Marquette et moi avons discuté des implications de la situation diplomatique en cours d'évolution avec la présidente et son cabinet. Nous avons également parlé de nos capacités militaires actuelles avec les amiraux Giscard, Tourville et Foraker. Sur la base de ces considérations, je veux une réévaluation complète de nos plans de campagne. À mesure que vous y procéderez, vous vous concentrerez sur trois principaux cas de figure opérationnels. » L'hypothèse bleue portera sur nos exigences défensives en cas d'attaque par l'Alliance manticorienne contre la République. Vous envisagerez bien sûr l'éventualité d'une attaque de grande envergure contre notre territoire, mais, honnêtement, je pense la chose peu probable. C'est pourquoi vous réfléchirez avant tout à la manière de repousser une frappe préventive manticorienne destinée à détruire nos nouveaux vaisseaux. » L'hypothèse orange se concentrera sur une offensive limitée contre le Royaume stellaire de Manticore. Son objectif sera de récupérer par la force les systèmes actuellement occupés par l'ennemi. Encore une fois, permettez-moi de souligner qu'il s'agirait d'une offensive limitée. Nos intentions dans l'hypothèse orange sont de nous réapproprier notre territoire avec le moins de combats et de pertes humaines possible des deux côtés. Je reconnais, toutefois, que restreindre les combats pourrait être difficile, en particulier si l'autre camp refuse de coopérer. » Il sourit à nouveau, cette fois avec une vraie pointe d'humour. — Du coup, je veux que l'hypothèse orange se décompose en deux plans différents. Orange alpha sera fondée sur l'idée que le ministère des Affaires étrangères et nos diplomates ont réussi à préparer le terrain de sorte qu'une démonstration de force suffira à pousser les Manties à retirer leurs unités. À supposer que l'on puisse obtenir des conditions aussi heureuses — ce dont je doute, pour tout dire —, orange alpha exigerait avant tout une planification logistique. Néanmoins, je souhaite également prévoir le cas où les Manticoriens décideraient de ne pas se retirer en fin de compte. S'ils choisissent de se battre, je refuse que nos commandants sur le terrain soient pris au dépourvu par leur réaction. » Orange bêta, d'un autre côté, partira du principe que les forces d'occupation résisteront dès le début partout où c'est possible. Orange bêta distribuera nos effectifs de façon à fournir une puissance suffisante pour neutraliser tout détachement militaire hostile occupant le territoire républicain, tout en conservant une force défensive conséquente destinée à repousser une contre-attaque sur la République dans son ensemble. » Dans les deux cas, l'hypothèse orange n'envisagera pas d'offensive globale contre le Royaume stellaire ni d'opérations en profondeur dans le territoire de l'Alliance. Son but sera uniquement de réoccuper notre propre territoire. » Il marqua une pause et observa leur visage et leur attitude jusqu'à être sûr qu'ils comprenaient tous. Puis il hocha la tête. Et enfin, dit-il posément, il y a l'hypothèse rouge. » Un soupir traversa la salle de conférence. Celle-ci se concentrera sur une offensive générale contre le Royaume et l'Alliance. Son objectif sera la neutralisation de la capacité guerrière ennemie. Les opérations seront conçues de façon à reprendre les systèmes occupés en usant du mélange le plus économique possible de vaisseaux du mur d'ancienne génération et de PBAL, mais la visée première sera la localisation des SCPC et PBAL de l'ennemi et leur destruction complète. Le but de l'hypothèse rouge ne sera pas d'annexer des systèmes qui n'ont jamais fait partie de la République populaire. Il sera peut-être nécessaire d'occuper provisoirement quelques systèmes supplémentaires, mais toute occupation de ce type restera temporaire. » Une fois la FRM neutralisée, nous serons en position de dicter nos termes aux Manties, pour changer. Mais pour avoir une chance de bâtir une paix durable entre le Royaume et la République, nous devons prouver que nous sommes prêts à revenir au statu quo d'avant-guerre tant que notre intégrité territoriale est respectée. La présidente et moi avons discuté de ce point assez longuement et elle y tient absolument. Je le mentionne parce que je sais que certains des officiers présents dans cette salle aimeraient beaucoup reprendre définitivement l'Étoile de Trévor. Mesdames et messieurs, cela n'arrivera pas. Il sera sans doute nécessaire d'occuper temporairement ce système, mais ses habitants ont très clairement exprimé leur décision d'intégrer le Royaume stellaire, qui l'a officiellement ratifiée. Nous sommes la République de Havre, pas la République populaire, et nous n'allons pas revenir à l'époque de la répression exercée par Seclnt ou SerSec. De plus, en montrant bien aux Manticoriens que nous sommes prêts à leur rendre l'Étoile de Trévor, nous leur donnerons la meilleure preuve que nos mobiles sont d'abord défensifs et que nous désirons par-dessus tout vivre en paix avec nos voisins. » Bien sûr, fit-il avec un petit rire froid, avant de les en convaincre, nous serons sans doute obligés de leur flanquer une bonne raclée. » Cette fois, les rires furent plus francs, et il sourit. « J'aimerais ajouter quelque chose, monsieur, si je puis me permettre, intervint Marquette au bout de quelques instants, et Theisman acquiesça. » Comme le ministre vient de le dire, mesdames et messieurs, reprit le chef d'état-major, lui et moi avons discuté de l'ossature de ces trois hypothèses avec les amiraux Giscard, Tourville et Foraker. Nous sommes d'accord sur le fait que, bien qu'aucun d'entre nous n'ait envie de retourner en guerre, si nous y sommes contraints, nous nous battrons pour gagner. Si l'on en vient à l'hypothèse rouge, cela signifie que nous frapperons fort, vite et bas. » En même temps, comme le ministre l'a également précisé, nos plans ne doivent pas négliger certaines circonstances favorables. En particulier, à ce stade, il paraît assez évident que les Manties ne se rendent pas encore compte de tout ce que l'amiral Foraker a accompli. Nous n'avons pas décelé le moindre indice qu'ils soupçonnent l'existence de nos PBAL et, à notre connaissance, ils ignorent aussi combien l'amiral Foraker et ses équipes ont réussi à augmenter l'efficacité de nos systèmes. » Même s'ils en prenaient conscience, toutefois, la politique spatiale qu'ils ont adoptée ces trois dernières années nous laisse un avantage substantiel – oui, substantiel – sur eux en termes de nombre d'unités modernes. Selon nos estimations au sein de la DRS, même s'ils comprenaient demain ce à quoi ils font face, il leur faudrait au moins deux voire trois ans pour rétablir la parité en nombre de coques. — Monsieur, glissa prudemment le vice-amiral Linda Trenis, responsable de la Direction des plans, sous-entendez-vous que l'hypothèse rouge sera probablement appliquée ? — Non », répondit Theisman à la place de Marquette. Puis il grimaça. « Permettez-moi de reformuler ma réponse. Si – et je dis bien si – on en vient au conflit ouvert avec les Manties, je considère l'hypothèse rouge comme le plan de campagne que nous risquons le plus d'adopter. Dans ces conditions, et notamment au vu de leur position déjà très proche du système de Havre avec leurs éléments avancés stationnés à Lovat, nous ne disposons tout simplement pas de la profondeur nécessaire pour absorber une nouvelle offensive majeure. L'amiral Marquette a parfaitement raison quant à l'avantage numérique dont nous jouissons pour l'instant face à la FRM. Jusqu'à ce que notre matériel fasse ses preuves contre le leur au combat, si cela arrive, nul ne peut estimer avec précision le véritable équilibre militaire, bien que je pense sincèrement que la balance penche désormais en notre faveur. Mais peu importe que notre flotte soit plus forte que la leur s'ils arrivent jusqu'à Havre et occupent les installations orbitales hautes de la capitale. Or, vu nos positions astrophysiques respectives au départ, ils sont beaucoup plus proches de notre système capitale que nous du leur. » Pour cette raison, si le pire devait arriver et qu'il fallait reprendre les opérations, nous devrons prendre l'initiative dès le début et nous assurer de la conserver jusqu'au bout. Et pour cela, mesdames et messieurs, il va falloir passer à l'offensive et y rester. Ce qui nous amène tout droit à l'hypothèse rouge. » Il se trouve que c'est une conséquence inéluctable de la situation de départ. Mais vous demandiez plutôt, Linda, si nous devions planifier une frappe préventive contre eux pendant la période durant laquelle nous pensons bénéficier de la supériorité militaire. La réponse à cette question est non. C'est même un non catégorique. Cela éclaircit-il la situation pour vous ? — Oui, monsieur, répondit Trenis. — Bien. — En même temps, monsieur, poursuivit le vice-amiral, ce que l'amiral Marquette vient de dire est assez vrai. Et, dans un avenir immédiat tout au moins, les soucis des Manties avec les Andermiens ne font qu'accroître notre avantage. — C'est vrai dans certaines limites, Linda, intervint le vice-amiral Édouard Rutledge, responsable de la Direction logistique. Mais ils n'ont pas vraiment engagé beaucoup de leurs effectifs modernes sur la base de Sidemore, vous savez. — En effet. » Trenis hocha la tête. « Enfin, chaque petit morceau compte, et ils n'ont pas tant de SCPC de toute façon. Et puis ils n'ont qu'une seule Harrington, Dieu merci ! Plus longtemps ils la laisseront à Sidemore, mieux je me porterai. » Plusieurs officiers se mirent à rire, mais leur amusement se teintait d'une inquiétude sincère, pour ne pas dire de crainte. La "Salamandre" n'est pas un ogre, Linda, fit Theisman au bout d'un moment. Évidemment, je ne nie pas qu'elle est dure à cuire. Je le sais, elle m'a battu deux fois. Mais elle a aussi été battue, vous savez. Je ne protesterai pas si les Mandes sont assez stupides pour la laisser en Silésie, mais je leur suis plus reconnaissant d'avoir eu la bêtise de mettre Havre-Blanc au placard. — Sans parler d'avoir viré Caparelli. Et aussi Givens, ajouta Marquette, et Theisman hocha vigoureusement la tête, approbateur. — Janacek a fait tous les efforts pour réduire leurs meilleurs commandants à une demi-solde. Webster, d'Orville, Havre-Blanc et même Sarnow. Disons-le, Kuzak est la seule de leurs grands amiraux encore en service actif. Et il est vrai que l'ampleur du détachement qu'ils ont dû envoyer en Silésie a fait pencher encore davantage la balance du tonnage en notre faveur. — Vous avez raison là-dessus, monsieur, fit Trenis avant de froncer les sourcils, pensive. En fait, tant qu'ils se placent dans cette position bancale, nous devrions peut-être songer à tirer parti de leurs déploiements si on en vient à l'hypothèse rouge. — C'est-à-dire ? demanda Theisman en inclinant la tête de côté. — Ils ont divisé la FRM en trois forces principales et une nuée de petits détachements, fit remarquer Trenis. Je suppose d'après ce que vous avez dit, tant aujourd'hui que par le passé, que nous ne devons pas raisonner en termes d'une attaque directe et immédiate sur le système de Manticore lui-même ? » Il s'agissait d'une question plutôt que d'une affirmation, et Theisman secoua la tête. — Pas d'attaque immédiate, non. Si on en vient au conflit, nous devrons probablement agir de façon à menacer au moins leur système capitale, mais nous ne pouvons pas nous permettre de tenter une frappe en profondeur tant que nous n'aurons pas éliminé le risque qu'ils nous infligent le même traitement. — C'est bien ce que je pensais, dit Trenis. Nous pouvons donc plus ou moins négliger la Force capitale pour l'instant. Ils ont désactivé tellement des forts protégeant le nœud du trou de ver, de toute façon, qu'ils vont se trouver bien en peine pour réduire ses effectifs. Ce qui nous laisse donc deux concentrations majeures : la flotte de Kuzak dans le système de l'Étoile de Trévor et celle d'Harrington à Sidemore. Je crois que ce sont là nos cibles naturelles et que nous devrions nous concentrer sur la manière de les détruire toutes les deux. — Toutes les deux ? » Marquette haussa les sourcils. « Linda, vous êtes consciente que le Marais se trouve à quatre cents années-lumière de nous en ce moment ? — Oui, monsieur. — Dans ce cas, vous êtes sans doute aussi consciente qu'il faudrait deux mois et demi à nos vaisseaux pour y arriver. » Trenis acquiesça de nouveau, et le chef d'état-major haussa les épaules. « J'apprécie que vous raisonniez sur une grande échelle mais, si vous proposez que nous tentions de coordonner deux offensives sur une telle distance, il se peut que l'échelle soit un peu trop grande. — Sauf votre respect, monsieur, je ne le crois pas, répondit Trenis. Je ne propose pas de coordination fine. À l'évidence, aussi loin de la capitale, celui qui commanderait les forces envoyées en Silésie devrait exercer son discernement de façon indépendante. D'un autre côté, il est envisageable de coordonner l'opération un peu plus efficacement que vous ne le pensez. — J'aimerais savoir au juste comment vous proposez d'y parvenir, dit Marquette. Surtout dans la mesure où les Manties seraient capables de déplacer des forces depuis la Silésie ou vers cette région en passant par Basilic ou Grégor beaucoup plus rapidement que nous. — De toute évidence, monsieur, nous serions obligés de pré-positionner nos forces en Silésie. Une fois là-bas, elles trouveraient suffisamment de systèmes inhabités dans la Confédération où se cacher jusqu'à ce qu'on leur demande d'attaquer – si on le leur demandait. Au cas où nous les détacherions là-bas et déciderions ensuite, pour quelque raison que ce soit, de ne pas nous en servir, elles pourraient simplement faire demi-tour et revenir sans que personne n'en sache rien. Aux yeux de tous, elles n'y seraient jamais allées et nous n'aurions jamais envisagé d'attaque contre Sidemore. — Mmm. » Theisman se frotta la lèvre. « Ça me paraît un peu cynique, vous savez, Linda, dit-il. Pas forcément faux. Mais cynique. — Monsieur, répondit Trenis sur un ton peut-être un peu plus tolérant qu'elle n'aurait dû, si nous envisageons sérieusement de reprendre la guerre contre l'Alliance manticorienne, alors il me semble que le cynisme est sans doute le dernier de nos soucis. — Oh, vous avez raison sur ce point, dit Theisman. Mais, pour que ce que vous proposez fonctionne, nous aurions besoin de deux éléments. D'abord, il faudrait que nous soyons prévenus assez à l'avance pour disposer des deux mois et demi nécessaires au trajet d'ici en Silésie sans passer par le trou de ver de Manticore. Ensuite, il nous faudrait un moyen de nous assurer que nos forces en Silésie n'attaqueront pas si les tensions se relâchent ici. Je ne cautionnerai pas une situation où nous nous trouverions contraints d'attaquer ici alors qu'une résolution pacifique pourrait être trouvée, tout cela parce que nous savons qu'un commandant éloigné que nous ne pouvons pas rappeler à temps va s'en prendre aux Mamies ailleurs. — J'ai déjà songé à ces deux aspects, monsieur, fit Trenis sur un ton respectueux. Puis-je répondre ? — Bien sûr. Allez-y. — Tout d'abord, monsieur, nous pouvons largement réduire le temps nécessaire à nos forces pour atteindre la Silésie en les stationnant plus près de la frontière. Si nous les placions à Seljuk, par exemple, elles se trouveraient cent cinquante années-lumière plus près de la Silésie, ce qui réduirait leur temps de transit de presque trois semaines au cas où nous déciderions de les envoyer. Ou nous pourrions carrément les déployer tout de suite en Silésie, tant que votre seconde inquiétude trouve une bonne solution. — J'imagine, oui, concéda lentement Theisman. Bien sûr, je voudrais être sûr que nous n'aurions pas besoin de ces mêmes unités ici pour nous occuper de Kuzak. Et aussi, d'ailleurs, que ce que nous enverrions en Silésie serait adapté pour faire face aux forces d'Harrington. Inutile de diviser nos effectifs si cela ne fait que nous affaiblir au point de nous faire battre de chaque côté. — Bien compris, monsieur. En fait, je tenais cela pour acquis avant même de soulever cette possibilité. À moins que les Manties ne possèdent beaucoup plus de SCPC cachés dans un coin à notre insu, je crois que nous pouvons compenser leurs effectifs sur les deux fronts. — Vous avez sans doute raison. Mais reste le problème de communiquer avec celui que nous aurons envoyé avec l'ordre d'attaquer si la situation change ici. — Pas vraiment, monsieur, répondit Trenis, toujours respectueuse. Je vous propose quelque chose dans ce style : nous prépositionnons une force d'attaque en Silésie, de préférence pas trop loin du Marais, mais dans un système assez isolé pour que personne ne risque de tomber dessus par hasard. Quelque part entre le Marais et Basilic ou le Marais et Grégor. Mais cette force n'est autorisée à attaquer qu'après réception d'un ordre exprès venu d'ici. — Qui arriverait là-bas de quelle façon, au juste ? s'enquit Marquette, sceptique. — Eh bien, monsieur, c'est la partie la plus facile. L'ordre d'attaquer en Silésie ne partirait pas tant que le feu vert n'aurait pas été donné pour l'attaque de l'Étoile de Trévor et des autres détachements manticoriens. En gros, quand notre force d'assaut principale, sans doute celle chargée de prendre l'Étoile de Trévor, recevrait l'ordre définitif de commencer les opérations, son commandant enverrait un courrier à Trévor. Ce courrier ne serait pas un bâtiment militaire mais civil, muni des papiers nécessaires. Ce courrier arriverait à Trévor au moins quarante-huit heures avant notre force d'assaut et effectuerait le transit par le nœud du trou de ver de Manticore vers Basilic ou Grégor. De là, il retrouverait le plus vite possible notre force d'intervention en Silésie afin de lui transmettre l'ordre d'attaquer le Marais. En passant par l'Étoile de Trévor quarante-huit heures avant que nous l'attaquions, il aurait deux jours d'avance sur tout message d'avertissement destiné à Harrington – davantage encore si notre force se place entre le terminus d'arrivée du courrier et le Marais. Ce qui signifie que nos unités silésiennes recevraient l'ordre de passer à l'attaque avant qu'elle n'ait de raison de s'y attendre. Surtout qu'elle ignorerait tout de leur présence dans la région et que son attention se porterait sur les Andermiens plutôt que sur nos agissements. » Theisman la regarda et se frotta encore la lèvre. Puis il hocha lentement la tête. « Je ne dis pas que ce serait une bonne idée de séparer nos forces au point qu'il serait effectivement impossible pour l'une de venir appuyer l'autre en cas de besoin. Il faudrait y réfléchir très sérieusement avant de s'y résoudre. Mais vous avez raison. Si nous avions recours à un scénario similaire à celui que vous décrivez, nous n'aurions pas à nous soucier qu'une attaque en Silésie nous engage ici, mais nous pourrions quand même transmettre au commandant éloigné son ordre d'intervention bien avant qu'Harrington – ou quiconque sera aux commandes à Sidemore d'ici là – sache que nous sommes en guerre. — Ça me paraît une excellente idée à moi aussi, fit Marquette. Sauf, bien sûr, que, si la tension montait pendant un certain temps entre les Manties et nous avant que nous n'attaquions l'Étoile de Trévor, Kuzak agirait sans doute comme elle l'a déjà fait et fermerait le terminus à tout trafic civil. Ce qui bloquerait notre courrier. — Je vois deux façons de régler ce problème, monsieur, assura Trenis, confiante. L'une consisterait à utiliser un courrier diplomatique. Au pire, les Silésiens possèdent une ambassade ici, à La Nouvelle-Paris, et, soyons honnêtes, si nous offrons à l'ambassadeur un pot-de-vin assez alléchant, il nous prêtera volontiers l'un de ses courriers officiels. Cela nous permettrait encore de faire parvenir les ordres à notre commandant silésien avec quarante-huit heures d'avance sur tout message destiné à Harrington, et Kuzak n'interdirait pas l'accès au nœud à un bâtiment protégé par l'immunité diplomatique. Pas tant qu'aucun missile n'aura été tiré, en tout cas. « La deuxième solution nous ferait perdre un peu de notre avance, mais elle serait encore plus simple. Il nous suffit de placer un courrier dans le système de Manticore. Je suis certaine que, si nous mettons nos barbouzes au travail, elles nous trouveront tout un tas de couvertures crédibles pour qu'un vaisseau officiellement civil – sans doute même pas immatriculé en République – traîne dans le système de Manticore pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Si nous attaquons l'Étoile de Trévor, cela sera vite flagrant pour tous ceux qui se trouveront à Manticore. Ne serait-ce que parce que le nombre de mouvements d'unités entrant et sortant par le nœud le trahira. Donc, dès que le commandant de notre courrier sait que l'attaque a bel et bien commencé, il effectue son transit vers Basilic ou Grégor et rejoint notre force. Il aura sans doute encore un peu d'avance, puisque personne dans le Royaume – surtout avec Janacek et compagnie à la tête de l'Amirauté – n'ira imaginer que nous pourrions les frapper simultanément aussi loin. Par conséquent, ils seront sans doute un peu lents à prévenir le commandant de la base de Sidemore. Et même sinon, personne ne s'attendra à ce que nous lancions une attaque si loin de nos bases, et cela nous conservera l'avantage de la surprise tactique. — Eh bien, dit Marquette avec un sourire en coin, encore une objection balayée. Vous êtes en grande forme aujourd'hui, Linda. — Oui, en effet, constata Theisman. Remarquez, je suis encore loin d'être convaincu que diviser nos forces serait une bonne idée. Surtout que nous ignorons comment Grayson risque de réagir. Mais si nous décidions de le faire, je pense que les arrangements que vous venez de décrire fonctionneraient probablement. — J'en suis à peu près sûr, monsieur, répondit Marquette. Et pour ce qui est des Graysoniens, en ce moment, Janacek et Haute-Crête ont l'air tout aussi décidés à les mettre en rogne qu'ils l'étaient à virer leurs meilleurs amiraux ! D'après nos sources au sein du Royaume, il est évident que Janacek se méfie de Benjamin comme de la peste. Ce qui est plus stupide encore qu'à son habitude, mais on ne va pas faire les difficiles. — L'amiral Marquette a raison, monsieur, fit remarquer Trenis. D'ailleurs, Grayson vient d'envoyer une bonne part de sa Flotte sur un exercice de déploiement à long terme et grande distance. D'après les sources de la DRS, ces unités seront absentes pendant au moins les quatre à cinq prochains mois. Si l'opération devait être lancée durant cette période, eh bien... » Elle haussa les épaules, et Thomas Theisman hocha lentement la tête, pensif. CHAPITRE TRENTE-QUATRE « HMS Joie des moissons, vous avez l'autorisation de passer. Bonne chance ! — Merci, contrôle », fit le capitaine de vaisseau Josepha Zachary, commandant du bâtiment de cartographie répondant au nom invraisemblable de joie des moissons, à la fois pour l'autorisation et les vœux de bonne chance. Puis elle se tourna vers Jordin Kare et haussa le sourcil. « Le contrôle dit que nous pouvons y aller, professeur. Le professeur Wix et vous êtes d'accord ? — Commandant, monsieur Wix et moi-même sommes prêts à partir depuis des jours ! » répondit Kare avec un sourire étonnamment enfantin. Puis il acquiesça plus sérieusement. « Nos équipes sont prêtes si vous l'êtes, commandant. — Eh bien, dans ce cas... » murmura le capitaine Zachary avant de franchir les trois pas qui la séparaient de son fauteuil de commandement. Elle s'y installa, pivota pour faire face au timonier et prit une profonde inspiration. « Dix gravités, chef Tobias, dit-elle d'un ton officiel. — Dix gravités, à vos ordres, madame », confirma le timonier. Et le joie des moissons entama sa lente marche. Zachary croisa les jambes et s'imposa de se carrer dans son confortable fauteuil d'un air confiant. Il n'était sans doute pas tout à fait nécessaire qu'elle projette une aura de sérénité parfaite, mais cela ne pouvait pas non plus faire de mal. Ses lèvres esquissèrent un sourire à cette pensée, mais elle l'étouffa par réflexe en regardant le répétiteur de navigation déployé sur le bras gauche de son fauteuil de commandement. L'écran de com adjacent montrait le visage d'Arswendo Hooja, son ingénieur mécanicien, et elle adressa un signe de tête au capitaine de corvette blond aux yeux bleus. Arswendo et elle avaient souvent servi ensemble au fil des ans, et Zachary se réjouissait de sa présence calme et compétente à l'autre bout du lien com. Elle n'était pas mécontente non plus d'avoir évité la présence de quelques autres, au bout d'un lien com ou en chair et en os. À commencer par celle de dame Mélina Makris, qui s'était révélée une emmerdeuse de compétition dès son arrivée à bord. À ce que Zachary avait pu en voir, Makris n'avait aucune qualité susceptible de pallier ses défauts, et le commandant avait tiré une profonde satisfaction (soigneusement cachée) de sa décision d'interdire le pont du Joie des moissons à tous les civils – sauf le professeur Kare, bien sûr – au moment du transit. Elle adressa un signe de tête à Hooja pour lui souhaiter la bienvenue. Ni l'un ni l'autre ne ressentait le besoin de parler à un moment pareil et, dans le cas d'Arswendo, le commandant était à peu près sûre que son calme était authentique. Elle ne pouvait pas en dire autant pour la plupart des autres personnes présentes à bord. Elle percevait la tension de tout son équipage de pont. Comme elle, ils étaient beaucoup trop professionnels pour le montrer ouvertement, toutefois c'était cruellement évident pour qui les connaissait aussi bien qu'elle. Et ce n'était pas étonnant. Pendant toute l'histoire deux fois millénaire de l'expansion humaine à travers la Galaxie, moins de deux cents bâtiments d'exploration avaient fait ce que le Joie des moissons s'apprêtait à faire. La cartographie du terminus de Basilic remontait à près de deux siècles T et, à la connaissance de Zachary, aucun officier du Royaume stellaire, militaire comme civil, n'avait jamais commandé le premier transit par un terminus nouvellement découvert... jusqu'à elle. Et bien qu'elle ait été officier d'exploration et d'étude depuis près de cinquante ans T, pendant lesquels elle avait effectué plus de transits par le nœud qu'elle n'aurait pu les compter, personne n'avait jamais procédé à ce transit-ci. C'était déjà passionnant, mais, que ce soit logique ou non, l'imagination humaine dans sa perversité persistait à concevoir des scénarios catastrophes pour aiguiser davantage l'attente des événements à venir. L'icône représentant le joie des moissons sur l'écran d'astrogation glissait lentement le long de la ligne brillante de son vecteur de transit. Par certains aspects, cela ressemblait tout à fait à un transit de routine par l'un des terminus bien établis. Et en ce qui concernait le guidage de l'Astrocontrôle et les calculs pré-transit de l'équipe du professeur Kare, Ça aurait très bien pu être le cas. Toutefois, malgré toutes les similitudes, il y avait une énorme différence car, dans le cas présent, les chiffres sur lesquels ces calculs se fondaient n'avaient jamais été testés par un autre vaisseau. Arrête un peu, se reprocha-t-elle. Ils n'ont peut-être jamais été testés par un autre vaisseau, mais Kare et ses copains ont envoyé plus de soixante sondes dans ce terminus pour compiler les relevés d'où viennent tes fameux chiffres! Et c'était vrai, d'ailleurs. D'un autre côté, songea-t-elle avec l'ombre d'un sourire, pas une de ces sondes n'est revenue, hein ? Bien sûr qu'elles n'étaient pas revenues : rien de plus petit qu'un vaisseau spatial ne pouvait embarquer un hypergénérateur, or seul un appareil équipé d'un hypergénérateur pouvait espérer franchir le terminus d'un nœud de trou de ver. Les sondes des scientifiques avaient fidèlement envoyé leurs rapports jusqu'à ce qu'elles rencontrent l'interface du terminus lui-même, point auquel elles avaient simplement cessé d'exister. Contrairement à elles, le vaisseau de Zachary possédait un hypergénérateur. Par conséquent, le Joie des moissons pouvait traverser en toute sécurité l'interface hyperspatiale qui avait détruit les sondes. Normalement. Ensuite, qu'il survive ou non à ce qui se trouvait de l'autre côté était une autre affaire, évidemment. Après tout, il courait tout un tas de légendes vénérables, délicieusement terrifiantes, sur des trous de ver dont le terminus déposait les pauvres voyageurs directement au cœur d'un trou noir ou autre destination fatale à souhait. Pourtant on n'avait jamais vu de trou de ver où les vaisseaux de guerre entraient sans jamais ressortir. Comme si on allait laisser une réalité ennuyeuse gâcher de superbes légendes, se dit-elle. Puis elle jeta un regard en coin à Kare. Si l'astrophysicien nourrissait la moindre inquiétude personnelle, il le cachait admirablement. Il se tenait à côté de l'astrogatrice, ses yeux bleu-gris rivés sur la progression du Joie des moissons, parfaitement concentré, et sa seule présence aurait dû être rassurante. L'Arram n'aurait certainement pas laissé son meilleur chercheur, ses trois assistants et plus de deux cents autres membres de son personnel scientifique embarquer sur le Joie des moissons si elle n'avait pas été persuadée de leur sécurité, songea Zachary. Puis elle renifla. D'après ce qu'elle avait vu de Kare et Wix, il aurait fallu des fusiliers en armes pour les tenir à l'écart du vaisseau de cartographie, danger ou pas. Si ce premier transit était enthousiasmant pour Zachary, il représentait le sommet de la vie universitaire et professionnelle tout entière de Kare, et autant pour Wix. — Nous commençons à détecter le tourbillon, juste au moment prévu, madame, annonça le lieutenant de vaisseau Thatcher depuis la section astrogation. Les chiffres ont l'air corrects. — Merci, Rochelle. » Zachary observa attentivement son répétiteur, et ses narines s'évasèrent lorsque l'icône brillante en ligne de mire de celle du soie des moissons passa soudain au vert vif caractéristique des seuils de transit. Le vaisseau était exactement où il était censé se trouver, remontant son vecteur précalculé vers le couloir figé d'hyperespace qu'était en réalité un nœud de trou de ver. « Professeur Kare ? » s'enquit doucement Zachary. C'était elle le commandant, et il lui revenait de décider d'annuler le transit si quelque chose ne lui paraissait pas optimal. Mais c'était Kare le responsable de l'expédition; le graphique organisationnel officiel transmis par l'amiral Reynaud avec les ordres de Zachary le montrait clairement, quoi qu'en pensât Makris. Par conséquent, lui seul pouvait les autoriser à continuer. — Allez-y, commandant, répondit le scientifique, l'air absent, sans jamais quitter des yeux l'écran de Thatcher. — Très bien, fit Zachary avant de baisser la tête vers le petit écran à côté de son genou gauche. Paré à déployer la voilure avant pour le transit, monsieur Hooja, dit-elle d'un ton officiel, comme si Arswendo ne s'y préparait pas justement depuis vingt minutes. — À vos ordres, madame. Paré, répondit-il avec un formalisme tout aussi redondant. — Seuil dans trente secondes, lança Thatcher. — Paré, chef Tobias, fit Zachary. — À vos ordres, madame. » Zachary se répéta consciencieusement de ne pas retenir son souffle tandis que l'icône du Joie des moissons poursuivait sa lente avancée. — Seuil ! annonça Thatcher. — Déployez la voilure avant pour le transit, ordonna Zachary. — Déploiement de la voilure avant. » Pour qui l'aurait observé à l'œil nu, rien n'aurait changé dans l'apparence du Joie des moissons quand Hooja abaissa l'interrupteur en salle des machines, mais les instruments de Zachary ne racontaient pas la même histoire. Les bandes gravitiques du bâtiment tombèrent aussitôt à la moitié de leur puissance avec l'arrêt des noyaux bêta de proue et la reconfiguration des noyaux alpha correspondants. Ils ne généraient plus leur part des bandes de contrainte du vaisseau de cartographie : à la place, ils projetaient une voile Warshawski, un disque circulaire d'énergie gravitationnelle concentrée perpendiculaire à l'axe longitudinal du Joie des moissons et s'étendant sur plus de trois kilomètres dans toutes les directions. « Paré à déployer la voilure arrière à mon signal », murmura Zachary. Hooja attesta une fois de plus qu'il avait reçu l'ordre tandis que le bâtiment continuait sa lente progression, alimenté en énergie par ses impulseurs de poupe uniquement, et un nouvel indicateur se déclencha. Zachary regarda les chiffres grimper régulièrement à mesure que la voile de proue s'enfonçait dans le terminus. La marge de sécurité était beaucoup plus importante que d'habitude du fait de l'accélération et de la vélocité assez faibles du vaisseau, mais cela ne réduisait pas la tension du commandant. Les chiffres cessèrent soudain de clignoter. Ils continuaient à monter, mais leur caractère continu signalait que la voile de proue tirait désormais suffisamment d'énergie des ondes gravitationnelles parcourant le chemin invisible du nœud pour permettre au Joie des moissons de se déplacer, et elle hocha vivement la tête. — Déployez la voilure arrière, dit-elle. — Déploiement de la voilure arrière, à vos ordres », répondit Hooja, et le bâtiment frémit : ses bandes gravitiques disparurent et une deuxième voile Warshawski apparut en poupe. Zachary releva la tête de ses écrans pour regarder le chef Tobias diriger le vaisseau pendant la transition des impulseurs à l'hypernavigation. La manœuvre était plus complexe que le second maître expérimenté ne le laissait paraître, mais Tobias n'avait pas été choisi pour rien en vue de cette mission. Ses mains couraient avec confiance, sans heurts, et le joie des moissons traversa l'interface du terminus sans ciller. Il maintint fermement son cap, et Zachary grimaça en ressentant une vague de nausée familière. On ne se faisait jamais tout à fait à la sensation indescriptible associée au passage du mur entre espace normal et hyperespace. On ne savait même pas au juste quel sens la transmettait. Tout le monde avait son avis sur la question mais, sans tomber d'accord sur la réponse, la vague de nausée qui accompagnait la transition était universellement reconnue. Elle n'était pas particulièrement forte lors d'un transit normal, mais le gradient était beaucoup plus élevé en cas de transit par le nœud, et Zachary déglutit. Toutefois, si la nausée était plus violente, elle prendrait également fin plus vite, se répéta-t-elle. Cette idée familière suivit le sillon creusé dans son esprit par des décennies d'expérience spatiale, puis l'afficheur de manœuvre se remit à clignoter. L'espace d'un instant, un intervalle fugace qu'aucun chronomètre n'avait jamais su mesurer, le HMS Joie des moissons cessa d'exister. L'instant d'avant il était là, à sept heures-lumière de Manticore-A; l'instant d'après, il se trouvait... ailleurs, et Zachary déglutit de nouveau, soulagée cette fois. Sa nausée disparut avec l'énergie de transit bleu électrique rayonnant des voiles du Joie des moissons, et elle inspira profondément. « Transit terminé, annonça le second maître Tobias. — Merci, chef », répondit Zachary alors qu'elle baissait les yeux vers le relevé d'interface des voiles. Elle regarda les chiffres tomber plus vite encore qu'ils n'avaient monté et hocha la tête, satisfaite et rassurée de les voir normaux. « Machines, reconfigurez en impulseurs. — À vos ordres, commandant », fit Hooja. Le Joie des moissons replia ses voiles et repartit sous l'impulsion de ses bandes gravitiques, accélérant une fois encore à dix gravités. « Eh bien, professeur Kare, dit Zachary en relevant la tête de ses afficheurs pour croiser le regard du scientifique, nous sommes arrivés. Reste à savoir où, bien sûr. » Ils étaient arrivés en un point de l'espace situé à environ cinq heures-lumière et demie d'une naine rouge de type spectral M8, dépourvue de planète et d'allure très banale. C'était une déception, car l'étoile la plus proche après celle-là, de type Gz, se trouvait à plus de quatre années-lumière. Cela représentait un peu moins de quatorze heures de trajet pour un bâtiment de guerre, ce qui n'était pas si mal à plusieurs titres. Mais l'absence de planète autour de l'étoile locale allait priver le terminus d'un ancrage bien pratique pour les infrastructures de service qui s'y développaient en général. En tout cas, si Zachary était déçue de l'absence de planète, la horde de scientifiques dont son vaisseau était infesté parut à peine le remarquer. Ils étaient trop occupés à communier avec leurs ordinateurs, les capteurs embarqués du Joie des moissons et les rapports en provenance de l'enveloppe grandissante de drones de détection qu'ils avaient déployés avant même que Zachary ne réduise leur vitesse à zéro par rapport à la naine rouge. Elle s'amusait assez qu'aucun d'eux ne paraisse s'intéresser à l'étoile locale ni même à déterminer où ils pouvaient bien se trouver. Toute leur attention se concentrait sur les Warshawskis. D'ailleurs, songea-t-elle, c'était parfaitement compréhensible – de leur point de vue, du moins. Et, à bien y réfléchir, elle les approuvait de tout cœur. Après tout, tant qu'ils n'avaient pas précisément localisé le point d'entrée du terminus à cette extrémité, le Joie des moissons ne pouvait pas rentrer en l'empruntant. Vu les maigres relevés qui les avaient guidés jusqu'à l'extrémité manticorienne du terminus et le temps et les efforts que l'Arram avait consacrés à sa recherche, Josepha Zachary était tout à fait prête à rester immobile sur place jusqu'à ce que Kare et son équipe soient sûrs d'avoir situé celle-ci. Mais pendant qu'ils se concentraient sur cette tâche, les simples mortels qu'on avait embauchés pour jouer les chauffeurs se consacraient à d'autres observations. Il était très rare — voire carrément inouï — qu'un vaisseau spatial moderne soit contraint de partir de zéro pour déterminer sa position. La navigation en hyperespace dépendait beaucoup de l'hyperloch, qui localisait un bâtiment en référence à son point de départ, puisqu'il était impossible de procéder à des observations en espace normal par-delà le mur hyper. Dans le cas présent, toutefois, même l'hyperloch était inutile. Impossible de savoir combien le joie des moissons avait parcouru de chemin en termes einsteiniens car le transit par un trou de ver pouvait en théorie couvrir n'importe quelle distance. En fait, la plus longue couverte par un nœud était d'un peu plus de neuf cents années-lumière, et la moyenne restait beaucoup plus courte. Basilic, par exemple, se trouvait à deux cents années-lumière à peine du système de Manticore, tandis que l'Étoile de Trévor et Grégor étaient encore plus proches. Sigma du Dragon et Matapan, d'un autre côté, étaient chacun à environ cinq cents années-lumière de Manticore, et Phénix à plus de sept cents, bien qu'en termes de durée de transit tous ces terminus fussent à égale distance. Dans le cas présent, toutefois, en l'absence de repère pour juger de la distance parcourue, le lieutenant Thatcher et ses assistants devaient commencer par une carte vide. Leur première tâche consistait à isoler et déterminer la classe spectrale précise des étoiles les plus brillantes de la région. Cela fait, les ordinateurs pouvaient les comparer aux énormes quantités de données stockées dans leur mémoire afin d'en identifier suffisamment de façon catégorique pour révéler à Thatcher où le terminus les avait déposés. Dans l'immédiat, donc, le travail de Wix et Kare était beaucoup plus important que celui du lieutenant, puisque le vaisseau pourrait bien ne jamais rentrer à Manticore si les scientifiques n'arrivaient pas à localiser leur cible. À plus grande échelle, néanmoins, la quête de Thatcher était plus significative pour le Royaume stellaire dans son entier. La seule véritable utilité d'un terminus consistait après tout à mener d'un endroit à un autre, et quel était l'intérêt d'aller quelque part si on ignorait où on se trouvait une fois rendu ? Et puis, même s'il était possible en théorie qu'ils aient abouti si loin de Manticore que le retour ne soit possible que par l'intermédiaire du terminus, c'était aussi hautement improbable. Le joie des moissons disposait d'une autonomie en déplacement supérieure à quatre mois avant de devoir refaire le plein. Cela lui assurait un rayon d'action de plus de huit cents années-lumière, même s'il devait effectuer tout l'hypervoyage sous impulseurs plutôt que sous voiles Warshawski, ce qui devait suffire à le ramener à la civilisation, quelque part — à supposer que Thatcher parvienne à déterminer où ils se trouvaient. Quant à Zachary, elle n'avait absolument rien à faire tant qu'un des deux groupes — ou les deux, de préférence — ne trouvait pas sa réponse. « Alors, fit-elle dix-neuf heures plus tard, que savons-nous ? » Assise en bout de table dans la salle de briefing du commandant, elle balaya du regard les visages de l'assistance. Ils étaient au nombre de cinq : le capitaine de corvette Wilson Jefferson, son second, le lieutenant Thatcher, Jordin Kare, Richard Wix et enfin dame Mélina Makris. Sur les cinq, Zachary avait découvert qu'elle en appréciait quatre, ce qui était sans doute un peu au-dessus de la moyenne dans n'importe quel groupe. Hélas, la personne qu'elle avait en horreur — Makris — compensait largement cet heureux hasard. Pour être honnête, Zachary aurait préféré exclure Makris de cette réunion (et de tout autre événement à bord du joie des moissons), mais cette blonde impeccablement coiffée représentait le gouvernement. Il était douloureusement évident que Makris se considérait aussi, sans guère d'humilité, comme le véritable commandant de l'expédition, au mépris de ce qu'en disait l'organigramme officiel. Elle l'avait bien fait comprendre dès son arrivée à bord, et cela n'était pas allé en s'améliorant. Elle ne cachait pas non plus que, dans son opinion, l'équipage du joie des moissons se composait d'êtres subalternes qui ne s'étaient engagés que parce qu'ils n'avaient rien trouvé de mieux à faire de leur vie. Makris entreprit cette fois encore de déployer son immense talent naturel pour s'attirer l'aversion de tout officier de Sa Majesté. Elle s'éclaircit bruyamment la gorge et adressa au commandant un regard réprobateur pour avoir osé usurper son autorité. Cela fait, elle mit de l'ordre dans les feuilles de papier posées devant elle, les redressa en tapant la tranche du paquet formé sur la table (à grand bruit), au cas où quelqu'un aurait manqué le message de son regard, puis reporta son attention vers Kare. « Oui, dit-elle d'une voix dure et légèrement nasillarde qui allait bien avec son visage anguleux, que savons-nous, professeur ? » Remarquable, songea Zachary. Makris détenait visiblement une liste complète des « choses à faire pour énerver les commandants de vaisseau de cartographie » et elle était déterminée à ne pas en laisser une seule de côté. Le commandant n'arrivait pas à décider ce qui l'irritait le plus : l'usurpation de sa propre autorité ou la façon péremptoire, presque méprisante, dont elle venait de s'adresser à Kare comme s'il était son domestique. « Excusez-moi, dame Mélina », fit Zachary. Elle attendit que la civile se tourne vers elle, l'air interrogateur et peiné. « Quoi ? demanda brusquement Makris. — Je crois que j'étais en train de parler. Jefferson et Thatcher s'entre-regardèrent, mais Makris ne connaissait pas Zachary aussi bien qu'eux. Elle se contenta d'un petit signe de tête et d'une grimace contrariée. « Je ne pense pas... — Quoi que vous pensiez, dame Mélina, l'interrompit Zachary sur un ton calme et mesuré, vous ne faites pas partie de la chaîne de commandement de ce vaisseau. — Je vous demande pardon ? » Manifestement, Makris n'en croyait pas ses oreilles. « J'ai dit que vous ne faisiez pas partie de la chaîne de commandement de ce vaisseau », répéta Zachary. Makris la dévisagea, et le commandant eut un sourire pincé. « En fait, vous êtes une invitée à bord de mon bâtiment. — Je n'aime pas beaucoup votre ton, commandant, répondit froidement Makris. — Vous aurez peut-être du mal à le croire, dame Molina, mais je m'en fiche un peu, l'informa Zachary. — Eh bien, vous feriez mieux de vous en préoccuper ! aboya Makris. Je vous préviens, commandant : je ne suis pas prête à supporter votre insolence ! — Comme c'est étrange. C'est exactement ce que j'étais en train de me dire », répondit Zachary, et quelque chose sembla vaciller dans le regard de la civile. Elle rouvrit la bouche, mais Zachary se pencha avant qu'elle ait rien pu dire. « Je comprends très bien que vous êtes à bord en tant que représentante du gouvernement, dame Mélina. Toutefois, c'est moi le commandant de ce vaisseau, pas vous. Vous ne présidez pas non plus cette réunion. Là encore, c'est mon rôle. D'ailleurs, vous n'avez aucun rôle dans la chaîne de commandement du joie des moissons, et je commence à me lasser de vos manières. Je crois... — Écoutez, commandant! Je ne vais pas... — Taisez-vous. » Zachary n'éleva pas la voix, pourtant celle-ci coupa les protestations indignées de Makris comme un scalpel froid. La civile ferma la bouche brutalement, les yeux écarquillés, ébahie qu'on ose s'adresser à elle sur ce ton. « Voilà qui est mieux. » Zachary dévisageait la bureaucrate d'un œil dur, comme si elle observait une bactérie particulièrement repoussante. « Comme je le disais, reprit-elle, je crois que vous seriez bien avisée de faire preuve d'un minimum de courtoisie tant que vous êtes à bord de mon vaisseau. Dans la mesure où vous vous y plierez, je vous assure que l'équipage en fera autant. Néanmoins, si vous jugez que c'est au-dessus de vos forces, je suis certaine que nous pourrons tous nous passer de votre présence. Me suis-je bien fait comprendre ? » Makris la fixait, l'air d'avoir pris un coup de poing. Puis le moment de paralysie dû à la surprise passa, et une vague pourpre d'indignation envahit son visage. « Je n'ai pas l'habitude de me laisser dicter ma conduite par des larbins en uniforme, commandant ! cracha-t-elle. Pas même ceux qui ont l'air de se prendre... » La paume de Zachary s'abattit sur la table dans un bruit explosif. Plus d'un autour de la table sursauta, et Makris recula comme si le coup avait atterri sur sa joue. Un accès de terreur physique l'interrompit à mi-phrase, et elle déglutit en remarquant enfin la fureur froide qui brûlait dans les yeux du commandant. « Ça suffit, dit celle-ci très doucement dans le silence assourdissant. Puisque vous êtes manifestement incapable de vous maîtriser comme une adulte, dame Mélina, je crois que nous pouvons nous passer de votre présence. Allez-vous-en. — Je... Vous ne pouvez pas... » bégaya Makris, pour se taire une fois de plus sous le regard terriblement méprisant de Zachary. « Si, je peux, lui assura celle-ci. Et je le fais. Votre présence n'est plus nécessaire aujourd'hui, et elle ne le sera lors d'aucune autre réunion pendant toute la durée de cette mission. » Son œil perçant rivait la représentante personnelle du Premier ministre à son fauteuil, la mettant au défi de rouvrir la bouche alors qu'on l'excluait de la direction de la mission d'étude. « Et maintenant, reprit Zachary après une pause de quelques secondes, vous allez quitter ce compartiment et vous rendre tout droit à votre cabine. Vous y resterez jusqu'à ce que je vous autorise à en sortir. — Je... » Makris se secoua. « Le Premier ministre sera informé de tout ceci, commandant ! déclara-t-elle d'une voix beaucoup plus faible qu'avant. — Je n'en doute pas. Pour l'instant, toutefois, vous allez obéir à mes ordres ou je vous ferai raccompagner dans vos quartiers. Le choix vous appartient, dame Melina. » Son visage était inflexible, et le regard noir de défi que Makris tenta de lui lancer se brisa dessus. La civile baissa les yeux et, après une seconde embarrassée, elle se leva et passa sans mot dire le sas du compartiment. Zachary la regarda partir puis se retourna vers ceux qui étaient encore assis autour de la table, tandis que le sas se fermait dans son dos. « Veuillez excuser cette interruption, professeur Kare, dit-elle aimablement. Alors, vous vous apprêtiez à dire... — Euh... vous vous rendez bien compte qu'elle va réellement se plaindre auprès du Premier ministre, commandant? » s'enquit Kare au bout d'un moment, au lieu de répondre à sa question. Elle soupira. « Si elle veut le faire, libre à elle. » Zachary haussa les épaules. « De toute façon, je pensais tout ce que je lui ai dit. — Je suis moi-même assez d'accord avec vous », reconnut l'astrophysicien avec un sourire ironique. Puis il redevint plus sérieux. « Mais elle a de l'influence auprès du gouvernement. Et la rancune tenace. — Bizarrement, je n'ai aucun mal à le croire, fit remarquer Zachary avec un petit rire froid. Je réalise également qu'elle a sans doute une certaine influence auprès de l'Amirauté (elle s'en tint à cette formulation, refusant de mentionner Sir Édouard Janacek par son nom, mais tout le monde comprit très bien ce qu'elle voulait dire), mais je pensais ce que j'ai dit. Et puis, même s'il y a des répercussions, elles risquent d'être moins graves que vous ne le craignez. Après tout, nous sommes tous des héros, professeur Kare ! » Elle se mit soudain à sourire. « Je m'attends à ce que notre contribution éminente à l'expansion des frontières de l'humanité nous offre une certaine protection contre les vents de disgrâce officielle que dame Mélina pourrait faire souffler. Si ce n'est pas le cas... » Elle haussa les épaules et, au bout d'un moment, Kare acquiesça. Il était encore contrarié, en grande partie parce que, à ses yeux, il aurait dû lui-même remettre en place Makris. Mais il ne pouvait plus y faire grand-chose, et il en revint donc à la question du moment. « En réponse à votre première question, commandant, Richard et le reste de notre équipe ne disposent peut-être pas encore des informations exactes dont nous avons besoin pour établir le vecteur, mais nos relevés préliminaires nous ont permis de localiser le point d'entrée du terminus. D'ailleurs, nous avons réussi à obtenir une première approximation beaucoup plus serrée que nous ne nous y attendions. » Il gloussa. « On dirait que tout ce qui a rendu notre extrémité du terminus si difficile à repérer pendant si longtemps est inversé de ce côté. — Vous êtes donc sûr que nous arriverons au moins à rentrer chez nous ? demanda Zachary dans un sourire. — Oh, oui. Bien sûr, Richard et moi n'en avons jamais douté, sinon nous ne nous serions pas portés volontaires pour cette expédition ! — Effectivement, fit Zachary. Mais, à part ça, avez-vous une idée du temps qu'il vous faudra pour obtenir le vecteur d'approche ? — C'est plus difficile à définir, mais je ne pense pas que cela s'éternise. Comme je le disais, nos instruments fournissent de bien meilleurs résultats avec ce terminus. Et nous disposons de beaucoup plus d'informations sur sa puissance et ses contraintes ondulatoires maintenant que nous l'avons traversé depuis l'autre côté qu'avant de commencer nos calculs pour ce voyage. À mon avis – et ce n'est qu'un avis, souvenez-vous-en –, nous devrions avoir les chiffres qu'il nous faut d'ici deux semaines, peut-être trois. Je serais étonné, honnêtement, si nous arrivons à les compiler plus vite. D'un autre côté, nous allons de surprise en surprise quant à la vitesse où tout se résout depuis que nous avons enfin trouvé ce terminus. — C'est ce que j'ai cru comprendre. » Zachary hocha la tête, pensive, puis fit la moue en réfléchissant au délai annoncé. Il était bien plus court qu'elle ne s'y attendait. Ce qui ferait sans doute la joie de tous – à l'exception peut-être de dame Mélina. Elle étouffa un sourire amer à cette idée et reporta son attention vers Jefferson et Thatcher. « Eh bien, Wilson, les matheux ont l'air d'assurer leur part du travail. Et nous ? — Ma foi, répondit le second (avec un calme très étudié, remarqua-t-elle soudain), je crois qu'on peut raisonnablement dire que nous aussi, pacha. — Ah oui ? » Zachary haussa les sourcils, et Jefferson sourit. Il était manifestement satisfait de quelque chose, mais Zachary le connaissait depuis longtemps : il lui paraissait aussi évident que son plaisir n'était pas entier. Pour tout dire, elle avait même l'impression de percevoir une nuance proche de l'anxiété. « C'est vous qui avez trouvé, Rochelle, dit-il à Thatcher. Et si vous lui annonciez la nouvelle ? — Bien, monsieur », répondit Thatcher avec un sourire. Elle parut redevenir un peu plus grave en se tournant vers son commandant. « Nos équipes ont fait aussi bien que le professeur Wix et la sienne, madame. Nous avons déjà identifié pas moins de six étoiles "phares", ce qui nous a permis de localiser notre position actuelle avec un fort degré de probabilité. — Et quelle est cette position? fit Zachary comme Thatcher marquait une pause. — En ce moment, madame, nous nous trouvons à environ six cent douze années-lumière de Manticore. Et nous avons réussi à identifier cette étoile de type G2 à quatre années-lumière comme étant Lynx. — Lynx ? » Le front de Zachary se plissa, et elle haussa les épaules. « Je ne prétendrai pas que ce nom me dise quelque chose, Rochelle. Il devrait ? — Pas vraiment, madame. Après tout, c'est très loin de chez nous. Mais le système de Lynx a été colonisé il y a environ deux cents ans T. Il fait partie de l'amas de Talbot. — Talbot ? » Cette fois, Zachary reconnut le nom, et ses yeux s'étrécirent tandis qu'elle réfléchissait à ce que cela impliquait. L'amas de Talbot était le nom parfaitement inapproprié donné à l'une des régions assez peu colonisées située un peu au-delà des frontières de la Ligue solarienne. Le groupe d'étoiles concerné par cette appellation ne ressemblait ni de près ni de loin à ce qu'un astrophysicien aurait considéré comme un amas, mais cela importait peu aux yeux de ceux qui avaient eu besoin de lui trouver un nom pratique. La plupart de ces régions étaient assez pauvres. Beaucoup comportaient des planètes qui avaient régressé sur le plan technologique – parfois gravement – depuis leur colonisation, et quelques-unes seulement contenaient des systèmes qu'un habitant du Royaume stellaire aurait considéré comme bien établis sur le plan économique. Et, en définitive, elles seraient toutes inévitablement incorporées dans la Ligue solarienne, dont les frontières s'élargissaient lentement. Bon gré, mal gré. On n'aurait pas recours à une manœuvre aussi grossière que la conquête : les Solariens n'agissaient pas de cette façon... et n'en avaient pas besoin. La Ligue solarienne était l'entité politique la plus vaste, puissante et riche de l'histoire de l'humanité. En termes de PIB par habitant, l'économie du Royaume était en fait un peu plus forte mais, en chiffres absolus, le produit intérieur brut intégral de Manticore aurait disparu dans l'économie de la Ligue sans faire de vague. Quand une pareille machine économique arrivait dans le voisinage de systèmes qui avaient du mal à garder la tête hors de l'eau, les événements menant à leur incorporation finale s'enchaînaient avec le caractère inévitable de l'entropie. Et si ce n'était pas le cas, on pouvait compter sur la Ligue pour donner un petit coup de pouce au processus, songea Zachary avec aigreur. Josepha Zachary n'était pas le seul officier spatial du Royaume stellaire à ne pas aimer la Ligue solarienne. En fait, beaucoup de gens à qui l'honneur et l'avantage de la citoyenneté solarienne avaient été refusés détestaient la Ligue. Pas parce qu'elle passait son temps à conquérir son monde. Pas officiellement, en tout cas. Simplement, le sentiment éminent de supériorité morale avec lequel la Ligue paraissait aborder toutes ses entreprises interstellaires irritait à coup sûr tous les non-Solariens qui en faisaient l'expérience. Cette antipathie était exacerbée dans le cas de la Flotte royale manticorienne, toutefois, et Zachary était assez honnête pour le reconnaître. L'embargo que le gouvernement Cromarty avait réussi à obtenir sur les ventes d'armes et les transferts technologiques à destination des belligérants engagés dans la guerre entre le Royaume et la République populaire de Havre avait immensément irrité un grand nombre de Solariens. Certains n'avaient pas hésité à exprimer leur colère, et parmi eux des officiers de la Flotte solarienne ou du service des douanes qui avaient montré leur agacement en harcelant les vaisseaux marchands manticoriens dans l'espace solarien. Même sans cela, néanmoins, Zachary savait qu'elle n'aurait pas apprécié les Solariens. À la création de la Ligue, les gouvernements locaux des premiers mondes colonisés par la vieille Terre avaient déjà plus de mille ans T. Peu de ces planètes étaient alors prêtes à renoncer à leur souveraineté en faveur d'un gouvernement central potentiellement tyrannique, et la Constitution solarienne avait donc été soigneusement conçue pour éviter que cela n'arrive. Comme les fondateurs du Royaume stellaire, les hommes et femmes qui avaient rédigé cette constitution avaient limité les sources de financement du gouvernement qu'ils créaient, meilleur moyen de s'assurer qu'il ne pourrait jamais devenir le monstre qu'ils redoutaient. Hélas, ils ne s'étaient pas arrêtés là. Ils avaient aussi accordé à tous les systèmes membres un droit de veto effectif au sein de l'assemblée législative. Cette combinaison avait créé une situation dans laquelle la Ligue était privée de politique étrangère officielle. Ou, plutôt, sa politique extérieure se réduisait à un consensus si spongieux qu'il était désespérément amorphe. Le seul principe de politique étrangère clair et sans ambiguïté appliqué par la Ligue était l'Édit éridanien, qui interdisait l'usage sans discrimination de ce qu'on appelait encore des « armes de destruction massive » contre des planètes habitées. Et ce uniquement parce que les partisans de l'Édit s'étaient servis de la clause constitutionnelle sur les référendums pour contourner l'assemblée afin d'amender la Constitution et d'incorporer l'Édit dans la loi fondamentale de la Ligue après les horribles pertes humaines de l'incident d'Epsilon d'Éridan. Toutefois, si la Ligue n'avait pas de politique étrangère officielle, cela ne voulait pas dire qu'elle n'en avait pas dans les faits. Le problème, c'était que l'assemblée en tant que telle n'avait à peu près rien à voir avec sa formulation. Car si les restrictions sur la capacité du gouvernement central à percevoir l'impôt avaient effectivement limité son pouvoir, cette limite n'était que très relative. Même un infime pourcentage du produit économique total d'une organisation de la taille de la Ligue solarienne représentait une somme inconcevable. Malgré cela, toutefois, la Ligue était toujours à court d'argent, car l'inefficacité relative de l'assemblée croulant sous les veto avait eu pour conséquence le transfert progressif d'une grande part de l'autorité quotidienne pratique nécessaire à la gestion de la Ligue du parlement vers des agences de réglementation bureaucratique. Contrairement aux lois, les règlements administratifs n'étaient pas soumis à l'approbation item par item de l'assemblée entière, ce qui, au fil des siècles, avait mené à la constitution d'empires bureaucratiques retranchés, monolithiques et extrêmement puissants (et coûteux). Dans l'ensemble, cela n'avait pas l'air de gêner les Solariens. Ces agences de réglementation et de service s'immisçaient rarement dans la vie des citoyens. Et Zachary avait beau trouver leur existence déplaisante, elles assumaient de nombreuses fonctions utiles que l'assemblée, entravée par les veto, n'aurait pas été capable de remplir efficacement. Mais elles avaient un inconvénient indéniable, même pour les citoyens de la Ligue. D'une part, l'extension incessante de l'excès bureaucratique exigeait des administrations de plus en plus vastes qui, à leur tour, absorbaient un pourcentage toujours croissant du revenu total du gouvernement central. C'était sans doute l'une des raisons, selon Zachary, pour lesquelles la Flotte solarienne, malgré ses effectifs pléthoriques et sa conviction d'être la flotte la plus moderne et la plus puissante de la Galaxie, avait probablement au moins cinquante ans de retard sur la FRM. Le budget de la Flotte n'était pas davantage immunisé contre l'effet hémorragique d'une croissance bureaucratique incontrôlée qu'aucun autre domaine relevant du gouvernement solarien, ce qui lui laissait trop peu de fonds pour mener une politique de recherche et développement agressive; par conséquent, trop nombreux étaient les vaisseaux du mur de la FLS qui devenaient de plus en plus obsolètes tandis qu'ils moisissaient « au placard ». Si Zachary avait été solarienne, cela aurait suffi à la rendre furieuse. Hélas, la Flotte n'était qu'un exemple de l'effet pernicieux du transfert croissant des ressources du gouvernement vers les griffes d'entités bureaucratiques assujetties à un contrôle législatif minimaliste. Mais ce que Zachary trouvait encore plus contestable en tant que non-Solarienne, c'était la façon dont les bureaucrates de la Ligue faisaient sa politique étrangère sans se donner la peine de consulter les députés élus. Le pire du lot à cet égard était sans doute la Direction de la sécurité aux frontières. La DSF avait à l'origine été conçue comme une agence destinée à promouvoir la stabilité le long des frontières de la Ligue. Elle était censée le faire en proposant ses services de médiateur en cas de querelle entre des systèmes stellaires colonisés qui ne faisaient pas encore partie de la Ligue. Afin d'inciter les systèmes en conflit à solliciter son arbitrage, on l'avait autorisée à offrir des garanties en termes de sécurité, avec le soutien de la FLS, ainsi que des concessions commerciales particulières à ceux qui réclamaient sa protection. Les créateurs de la DSF avaient sans doute anticipé le fait que les agissements de l'agence faciliteraient l'entrée inévitable de ces entités politiques fondées sur un unique système dans les bras accueillants de la Ligue. Mais, quoi qu'il en ait été de leurs intentions à l'époque où la DSF avait vu le jour, cinq cents ans T plus tôt, elle était depuis devenue un instrument d'expansionnisme débridé. Désormais, la DSF fabriquait les demandes de protection. Elle ne s'inquiétait pas vraiment de savoir si ceux qui les déposaient représentaient ou non les gouvernements locaux. Elle se préoccupait seulement du fait que quelqu'un avait réclamé sa « protection » – souvent contre un gouvernement local, d'ailleurs –pour lui offrir le prétexte nécessaire à une intervention. Et, en certaines occasions, personne n'avait rien demandé. Des occasions où la DSF avait envoyé la gendarmerie de la Ligue appliquer à des planètes le statut de protectorat... uniquement dans l'intérêt de la protection des droits de l'homme, bien sûr. Au fil des siècles, la Direction de la sécurité aux frontières était devenue le balai qui poussait les petits systèmes indépendants miséreux situés en périphérie dans la gueule béante de la Ligue, qu'ils le veuillent ou non. Pour être tout à fait honnête – ce que Zachary trouvait difficile dans ce cas précis, elle le reconnaissait –, la plupart des mondes qu'on entraînait de force dans la Ligue jouissaient en fin de compte d'un confort matériel bien supérieur. En fin de compte. Le hic, c'était qu'à court terme leurs citoyens n'avaient pas leur mot à dire, pas le choix de leur propre avenir. Et tous ceux qui objectaient à l'idée de devenir solariens étaient ignorés... ou victimes de répression. Pire, la DSF n'était pas plus imperméable aux tentations que représentaient la corruption et les pots-de-vin que les autres agences dirigées par des êtres humains faillibles. Le manque de surveillance législative rapprochée rendait les tentations plus fortes encore; l'agence était désormais en cheville avec de puissants intérêts particuliers et usait de son pouvoir et de son autorité pour tailler des contrats préférentiels au bénéfice de corporations interstellaires, lignes de fret ou hommes politiques et contributeurs amis quand elle réorganisait les protectorats sous son aile maternelle. Des rumeurs persistantes prétendaient même que certains administrateurs de la DSF avaient noué des liens avec les esclavagistes de Mesa. Ce qui ramenait Zachary tout droit à l'amas de Talbot, car Talbot disposait encore de peut-être vingt ou trente ans T avant que les frontières en expansion de la Ligue ne lui vaillent l'intérêt de la DSF. « L'amas de Talbot, songea-t-elle à mi-voix, et Jefferson acquiesça. — Oui, madame. J'ai aussi effectué quelques recherches quand Rochelle a identifié Lynx. Si on en croit les données les plus récentes dans nos fichiers, qui sont sans doute dépassées d'au moins dix ou quinze ans, la population du système s'élève à environ deux milliards trois cents millions d'habitants. J'ai l'impression que, sur le plan économique, ils en sont à peu près au stade des Graysoniens avant de rejoindre l'Alliance, voire un peu moins, bien que leurs connaissances technologiques soient sûrement plus avancées. D'après ce que j'ai trouvé jusqu'à maintenant, Lynx doit être l'un des deux ou trois systèmes les plus peuplés de l'amas, mais la moyenne tourne autour d'un milliard et demi. — Et Lynx se trouve à seulement quatorze heures de ce terminus, fit remarquer Thatcher. — Ce détail m'avait aussi effleurée, fit doucement Zachary. — Voilà qui a l'air de bien se présenter ! » s'exclama Kare. Le commandant le regarda, et le scientifique sourit. « Nous allons avoir besoin d'aide pour ancrer le terminus, commandant. Ce serait peut-être appréciable s'ils étaient un peu plus près, mais leur présence devrait quand même simplifier le développement du terminus ! — Oui, dit Zachary. Oui, j'imagine, en effet, professeur. » Elle regarda Wix et Kare se sourire, ravis; puis ses yeux croisèrent ceux de Wilson Jefferson, et elle y vit le reflet de sa propre inquiétude. Érica Ferrero se répéta qu'elle ne devait pas grogner. Ce n'était pas facile. Elle se tenait à côté du capitaine de corvette Harris et contemplait sur son afficheur tactique un point rouge clignotant qui leur était devenu beaucoup trop familier. « C'est le Hellebarde, pacha, sans l'ombre d'un doute, annonça-t-il. La signature correspond tout à fait. — Toujours rien de la part de notre ami Gortz, Mecia ? demanda Ferrero sans jamais quitter l'afficheur des yeux. — Pas un mot, madame, fit l'officier de com. — Logique ! » Ferrero renifla, continuant de fixer l'icône d'un œil noir. Au moins, les fichiers de renseignement de Sidemore avaient réussi, en fin de compte, à identifier le Kapitiin der Sterne Gortz : il s'agissait d'un certain Guangfu Gortz. Les services de renseignement ne possédaient pas autant d'informations sur son compte que Ferrero l'aurait voulu, mais ce qu'ils avaient indiquait clairement qu'il faisait partie des cadres de la FIA qui haïssaient Manticore. Ce qui signifiait sans doute qu'il s'amusait beaucoup en ce moment, se dit-elle, découvrant presque les dents au souvenir du visage flasque et rubicond dans le dossier de la DGSN. Puis elle tapota doucement l'épaule de Harris et se dirigea vers son fauteuil de commandement. Elle s'y installa et fusilla du regard le répétiteur qui dupliquait celui de Harris en miniature. Le Jessica Epps ne s'était pas vu infliger la compagnie du VFI Hellebarde pendant près de quatre semaines – assez longtemps pour que Ferrero commence à espérer que le Kapitiin Gortz avait trouvé quelqu'un d'autre à irriter. Elle s'en rendait déjà compte alors, il s'agissait du triomphe de l'optimisme sur l'expérience, mais elle avait néanmoins apprécié ce répit à sa juste valeur. Cette fois, hélas, le répit avait pris fin, et Ferrero sentit un lent et intense bouillonnement de colère au fond d'elle-même. Elle prit une profonde inspiration et s'imposa de garder à l'esprit les ordres de la duchesse Harrington. Comme la plupart des commandants d'unités nommés sur la base de Sidemore, Ferrero avait été heureuse d'apprendre qu'on envoyait Harrington en prendre les rênes. Elle n'avait rien à reprocher au contre-amiral Hewitt, pourtant. C'était un homme bon et un officier général compétent, mais Ferrero avait espéré que la nomination d'Harrington signifiait que quelqu'un à Manticore prenait enfin la situation en Silésie au sérieux. On n'aurait quand même pas envoyé la « Salamandre » jusqu'ici si on ne voulait pas faire passer un message aux Andermiens ! Malheureusement, il semblait que ceux qui avaient entretenu cet espoir allaient être déçus. Ce n'était pas la faute d'Harrington, à l'évidence. Mais la nature et le nombre des renforts que l'Amirauté de Janacek avait décidé d'envoyer avec la duchesse montraient clairement et cruellement que — pour reprendre l'expression imagée de Robert Llewellyn — Sidemore restait la cinquième roue du carrosse. L'arrivée stupéfiante de tant de vaisseaux de guerre graysoniens n'avait fait que souligner la faiblesse des renforts que l'Amirauté avait jugé utile d'attribuer à Harrington, et les instructions que la duchesse avait données aux bâtiments affectés à sa nouvelle base étaient un autre signe que personne à Manticore ne se souciait vraiment de ce qui se passait dans la région. Ferrero savait qu'un officier général réputé comme Harrington n'avait pas dû se réjouir de donner ces ordres. Et qu'elle l'ait fait en disait long sur le manque de réalisme du gouvernement du Royaume stellaire. Les vaisseaux de Sa Majesté en Silésie devaient maintenir et protéger l'interprétation traditionnelle du principe de liberté de l'espace ainsi que l'intégrité territoriale de la Confédération silésienne, contre quiconque menaçait de violer l'une ou l'autre, tout en évitant de provoquer » la Flotte impériale andermienne... ou de répondre à ses provocations. Harrington avait dû avoir du mal à digérer ce fatras de platitudes et de réserves, songea Ferrero. C'était évident même dans le langage officiel de ses ordres. Et, sinon, la révision des règles d'engagement qui les avait accompagnés l'aurait clairement exprimé. Si les nouvelles RE répétaient en termes forts que les officiers devaient éviter de répondre aux provocations — ce qui était au moins en partie dirigé, Ferrero le soupçonnait, contre sa propre décision de détruire les plateformes de détection éloignées du Hellebarde, bien que l'amiral ait officiellement approuvé son rapport de patrouille —, elles soulignaient aussi que <^ ces ordres ne doivent en aucun cas être interprétés dans un sens où ils supplanteraient ou compromettraient la responsabilité d'un commandant de protéger le bâtiment qu'on lui a confié. Aucun officier ne peut causer grand tort en ordonnant les mesures défensives qui lui sembleront nécessaires et prudentes. » Pris dans leur ensemble, ces éléments apparemment contradictoires en disaient long aux officiers sous les ordres d'Harrington. Le message principal était que, quand elle leur demandait d'éviter de répondre aux provocations andermiennes, elle le pensait vraiment... et qu'elle les soutiendrait sans faille dans toute action raisonnable lancée pour se défendre. Il s'agissait d'instructions dangereuses pour un commandant de base, et Ferrero le savait. Si quelque chose tournait mal, Harrington pouvait s'attendre sans surprise à ce qu'on suggère qu'elle avait en réalité encouragé ses commandants à réagir par la force si on les mettait au défi. Et pour rendre justice au génie planqué qui ferait cette suggestion, il y aurait sûrement des commandants pour interpréter les ordres de la duchesse Harrington de cette façon. Heureusement, peu de ceux-là étaient en ce moment affectés sur la base de Sidemore, mais il suffisait d'un au mauvais endroit au mauvais moment. Et je sais qui pourrait devenir l'un de ces officiers, se dit Ferrero avec un réalisme sombre. Surtout avec Gortz qui me pousse à bout. Elle prit une profonde inspiration et se força à s'enfoncer dans son fauteuil de commandement. Le Hellebarde reproduisait tous les changements de cap du Jessica Epps à faible distance depuis plus de seize heures... et refusait de s'identifier quand on l'interpellait. En ce moment, l'autre croiseur se trouvait enfoncé d'au moins deux cent mille kilomètres à portée normale de missiles du bâtiment de Ferrero, ce qui mettait Gortz dans une situation très ambiguë. Le Hellebarde n'avait pas tout à fait violé la loi interstellaire en suivant le Jessica Epps à portée de missiles et en ignorant toutes ses requêtes d'identification et de déclaration d'intentions. Pas tout à fait. Mais il en repoussait les limites. En fait, Ferrero aurait pu présenter une argumentation convaincante devant n'importe quel tribunal militaire interstellaire pour se justifier si elle ordonnait de façon péremptoire à l'Andermien de s'éloigner de son vaisseau... et verrouillait le Hellebarde sur ses systèmes de contrôle de feu pour enfoncer le clou. Elle en mourait d'envie, elle le reconnaissait. Et, d'ailleurs, Gortz n'en méritait pas moins. Mais elle ne l'avait pas fait. Pas au vu des ordres de Lady Harrington. Au lieu de remettre Gortz en place, elle avait serré les dents, mis le Jessica Epps en état d'alerte deux et envoyé des hommes sur les postes de défense antimissile. Et elle avait demandé à Shawn Harris de mettre à jour constamment ses données de visée sur le Hellebarde en n'utilisant que ses capteurs passifs. Elle n'avait rien fait d'autre. Après trois demandes d'identification, elle n'avait même plus interpellé l'autre vaisseau. Je me demande si Gortz enrage autant de la façon dont je l'ignore que moi de la façon dont il nous suit, songea Ferrero avec un humour mordant qui lui dissimulait très mal la violence de sa propre colère. Mais, en cet instant précis, ce que Gortz ressentait importait peu. Car, si furieuse qu'elle soit, Érica Ferrero allait obéir aux ordres. Elle n'offrirait pas au Hellebarde le prétexte qu'il cherchait peut-être. Mais que ce connard cligne seulement des yeux dans ma direction, se dit-elle, et je les fais sauter, lui et son satané vaisseau. CHAPITRE TRENTE-CINQ Élaine Descroix n'avait jamais vraiment pris plaisir à ses apparitions au sein de la Chambre des Lords, même dans les meilleurs moments. Ce qui aurait pu paraître un peu étrange à certains observateurs, puisque la chambre haute du parlement manticorien était la patrie spirituelle logique des défenseurs du statu quo auquel le gouvernement actuel tenait tant. Mais, si la famille Des-croix était bien installée dans la strate la plus aisée de la société manticorienne, ses liens avec la véritable aristocratie étaient au mieux ténus. Et Élaine, une pièce rapportée, y était encore moins liée, surtout depuis la mort de Sir John Descroix quatorze ans plus tôt. Elle n'avait jamais jugé utile de remplacer le mari défunt qui avait été son passeport vers les sommets de la société manticorienne, et la plupart des gens avaient oublié qu'elle n'en faisait pas partie depuis longtemps. Toutefois, malgré l'assurance qu'elle affichait dans ses rapports avec les plus nobles, ni elle ni eux n'oubliaient jamais qu'elle était une intruse sur leur territoire. À plus d'un titre, ce sentiment d'infériorité intrinsèque, de naissance en tout cas, expliquait largement l'ambition qui l'avait poussée si loin dans sa quête de pouvoir politique. L'ironie cruelle de sa position actuelle voulait que la coalition à laquelle elle appartenait était absolument dévouée au maintien d'un équilibre politique au sein duquel Élaine Descroix ne pourrait jamais accéder au poste qu'elle convoitait par-dessus tout : celui de Premier ministre. À moins, bien sûr, qu'elle ne soit anoblie en récompense de ses services zélés au Royaume stellaire. Évidemment, Michael Janvier ne la citerait pas pour l'obtention d'un titre s'il comptait s'accrocher à la résidence du Premier ministre et avait un gramme de bon sens, songea-t-elle. Ce qui ne lui rendait pas plus agréable la perspective de la session du jour à la Chambre des Lords. Hélas, impossible d'y couper. Cet empoisonneur de William Alexander et son emmerdeur de frère avaient inscrit le discours d'Héloïse Pritchart et l'état d'avancement des négociations en cours avec la République de Havre sur la liste des questions au gouvernement pour la chambre haute. Par conséquent, il fallait absolument, en vertu des traditions non écrites de la Constitution, qu'un membre du cabinet se présente devant les Lords pour passer sur le gril. Et cette personne, qu'elle soit ou non membre des Lords, était le ministre des Affaires étrangères. Elle écouta sa présentation ennuyeuse et terne par le président de la chambre et prit une profonde inspiration pour se préparer à l'épreuve qui l'attendait. « J'ai donc le plaisir, conclut enfin le président, de céder la parole à l'honorable ministre des Affaires étrangères. Madame la ministre ? » Il se tourna vers elle avec un sourire qu'elle soupçonnait d'être au moins aussi faux que celui qu'elle lui adressa en retour; elle se leva et se dirigea vers le lutrin mâtiné de console informatique fourni aux intervenants appelés à s'exprimer devant la chambre. « Merci, monsieur le président, dit-elle aimablement avant de se retourner vers les gradins. Et je me permets également de remercier les nobles membres de cette chambre pour m'avoir permis de venir devant eux. » Elle produisit l'un de ces doux sourires dont elle avait le secret puis passa quelques secondes à arranger une dizaine de fiches cartonnées à l'ancienne devant elle. Il s'agissait d'accessoires purement factices, mais elle avait de longue date appris à s'en servir pour gagner du temps : des fiches à parcourir comme pour vérifier des faits pendant qu'elle réfléchissait en réalité à la façon de répondre à une question particulièrement sensible. En fin de compte, toutefois, elle dut cesser de jouer avec ses bouts de carton et affronter la raison de sa présence. « Comme les nobles membres de cette chambre le savent, commença-t-elle, c'est aujourd'hui le jour des questions au gouvernement. Et puisque la première question de la liste concerne la politique étrangère du Royaume, il a paru approprié au gouvernement d'envoyer la ministre des Affaires étrangères devant vous pour y répondre. J'attends votre bon plaisir. » Il y eut quelques secondes de silence, puis le témoin lumineux vert clignotant indiquant qu'un pair sollicitait la parole s'alluma. Inévitablement, il se trouvait au-dessus du siège du cadet des Havre-Blanc. « Je reconnais Lord Alexander, dit-elle d'une voix dont le ton agréable ne trompa personne. — Je remercie l'honorable ministre. » Le ton d'Alexander en trompa sans doute encore moins que celui de Descroix. « Madame la ministre, lors d'un récent discours devant les deux chambres du Congrès de la République de Havre, la présidente Héloïse Pritchart a annoncé que son gouvernement comptait presser les négociateurs du Royaume stellaire afin d'obtenir de réelles avancées dans les pourparlers de paix entre le Royaume et la République. Elle a déclaré à cette occasion que les nouvelles propositions de la République seraient bientôt envoyées, et elle paraissait sous-entendre qu'elle exigerait une réaction prompte de notre part. Ces propositions ont-elles dans les faits été reçues ? Et, si oui, en quoi consistent-elles et quelle réponse le gouvernement se propose-t-il d'y apporter ? Descroix étouffa l'envie de trier ses fiches. Ce n'était pas comme si les questions d'Alexander représentaient une surprise. « Je connais, bien sûr, le texte du discours de la présidente Pritchart, milord, dit-elle prudemment. Je vous accorde que le ton général de sa déclaration était plus ferme et peut-être plus agressif que nous ne l'aurions souhaité, mais je ne suis pas sûre qu'il indiquait qu'elle comptait rien "exiger" de notre part. Il doit évidemment y avoir un certain degré d'impatience de la part de gens dont le gouvernement est engagé depuis si longtemps et avec si peu de réussite dans la négociation d'un traité pour mettre fin à un conflit sanglant. Le gouvernement de Sa Majesté est bien conscient que ce doit être très vrai pour la République de Havre qui, après tout, se trouve en position de faiblesse dans ces négociations. Les ministres de Sa Majesté ne sont eux-mêmes pas insensibles à cette impatience. Hélas, il demeure des points de désaccord fondamentaux entre le Royaume stellaire et la République de Havre, qui continuent d'empêcher le règlement prompt et amical de notre différend, que nos deux gouvernements désirent sincèrement, je n'en doute pas. Le discours de la présidente Pritchart reflète probablement notre frustration à tous. » Elle sourit à nouveau. Alexander ne lui rendit pas la politesse, et elle se raidit légèrement. «  En réponse à votre première question, milord, le gouvernement de Sa Majesté est en possession d'un communiqué de la part de la présidente Pritchart, transmis par les bureaux du ministre des Affaires étrangères monsieur Giancola. Je ne décrirais pas son contenu comme une "exigence", toutefois. Il s'agit certes d'un ensemble de propositions pour lesquelles la présidente attend évidemment la réponse du gouvernement de Sa Majesté, mais le terme d'exigence implique beaucoup plus d'agressivité que la note de la présidente n'en contient. » La nature exacte des propositions contenues dans cette note est une information assez sensible, poursuivit-elle, se risquant avec prudence dans des eaux potentiellement troubles. Des négociations aussi complexes que celles en cours, où l'investissement émotionnel des deux côtés a pu, à l'occasion, être très fort, exige un degré de confidentialité supérieur à celui que l'on pourrait observer en d'autres circonstances. Le gouvernement de Sa Majesté fait appel à l'indulgence de cette chambre et demande que la confidentialité soit respectée dans ce cas. — Je comprends tout à fait le besoin de maintenir la confidentialité dans certaines circonstances, madame la ministre, répondit Alexander, mais j'ai un peu de mal à croire que celles-ci l'exigent. Ces négociations durent depuis plus de quatre ans T. Les journaux en ont couvert tous les aspects en détail. À moins que la note de la présidente Pritchart ne contienne un élément nouveau en contraste complet avec les positions précédentes de la République, je ne vois pas de raison légitime de dissimuler ses "propositions" aux membres de cette chambre. Après tout, observa-t-il avec un sourire glacial, la présidente sait déjà en quoi celles-ci consistent. » Descroix eut plus de mal encore à se retenir de jouer avec ses fiches cette fois. En vertu des précédents constitutionnels non écrits mais inflexibles qui prévalaient lors des questions au gouvernement, elle ne pouvait refuser de répondre aux questions d'Alexander que si elle était prête à affirmer que la sécurité du Royaume stellaire en dépendait. Cette option s'offrait toujours à elle, mais, s'il se trouvait un pair assez bête pour y voir autre chose qu'une manœuvre politique désespérée, il n'y en aurait sûrement pas deux. Et si elle invoquait la sécurité nationale, elle confirmerait que les (4 propositions » de Pritchart représentaient bel et bien une escalade majeure des tensions entre les deux nations. Il lui restait toutefois un recours qui devrait la tirer de ce dilemme précis sans se rabattre sur cette dangereuse alternative. « Je le regrette, mais le gouvernement de Sa Majesté se trouve en désaccord avec vous sur ce point, milord, dit-elle avec fermeté. Aux yeux du gouvernement et aux miens, en tant que ministre des Affaires étrangères, l'intérêt supérieur du Royaume stellaire et notre espoir d'avancer dans les négociations avec la République de Havre ne seraient pas servis par la violation de la confidentialité du processus de négociation. Je dois par conséquent faire appel au jugement de la chambre dans son entier, en priant ses nobles membres de soutenir ma position et celle du gouvernement de Sa Majesté. — Mesdames et messieurs de la chambre, annonça le président, l'honorable ministre sollicite votre indulgence et vous demande de la soutenir dans son refus de répondre plus avant à la question du noble parlementaire. Veuillez exprimer votre bon plaisir sur ce sujet. )) Descroix resta debout, calme, l'air confiante, tandis que les Lords votaient sur leurs propres consoles. Ce fut bref. Puis le président releva les yeux de l'afficheur qui dénombrait les voix devant lui. Mesdames et messieurs de la chambre, dit-il, vous avez signifié votre bon plaisir. Le résultat du vote est de trois cent soixante-treize voix en soutien à la position de l'honorable ministre et trois cent quatre-vingt-onze contre, avec vingt-trois abstentions. La position de l'honorable ministre n'est pas confirmée. » Descroix se raidit. Plusieurs décennies d'expérience politique lui permirent de garder un visage serein, mais elle se sentit pâlir de consternation. En plus de quatre ans T, la Chambre des Lords n'avait jamais manqué de soutenir le gouvernement Haute-Crête lorsqu'il refusait de répondre à une question officielle. On ne pouvait pas en dire autant des Communes, mais les Lords étaient un bastion de soutien solide, et elle s'attendait à ce qu'ils appuient encore le gouvernement ce jour-là. Qu'ils aient choisi de ne pas le faire ne lui laissait pas d'autre option que de répondre ou refuser carrément pour des raisons de sécurité nationale. Elle pouvait, mais cela priverait le gouvernement de la garantie d'un soutien mûr et réfléchi de la part de la Chambre des Lords dans son ensemble. C'était déjà grave, et la répartition des voix exprimait pire encore. Le nombre d'abstentions était une surprise désagréable en soi, mais l'opposition au sein des Lords ne pouvait normalement compter que sur trois cent cinquante voix au plus. Ce qui signifiait qu'au moins soixante pairs sur lesquels le gouvernement aurait dû pouvoir s'appuyer s'étaient abstenus ou avaient activement soutenu l'opposition. Elle resta immobile un instant, s'assurant qu'elle gardait le contrôle de sa voix, puis elle s'imposa de sourire à Alexander. — Si la chambre choisit de ne pas soutenir la position du gouvernement, eh bien, je suis à votre disposition, milord. — Je vous remercie de le reconnaître si gracieusement, madame la ministre, répondit Alexander en inclinant la tête. Dans ce cas, puis-je renouveler ma demande que vous partagiez avec cette chambre les "propositions" de la présidente Pritchart ? — Très certainement, milord. Tout d'abord, la présidente note que, depuis le début du processus de négociation, la position du Royaume stellaire sur la question de l'Étoile de Trévor est... » Élaine Descroix fit une entrée orageuse dans la salle de conférence. Fait remarquable, elle avait mis de côté son air de douceur habituel, et Michael Janvier grimaça intérieurement sous la férocité du regard qu'elle tourna vers les membres du gouvernement qui l'attendaient, tandis qu'elle passait la porte en force. Malgré son appartenance à la Chambre des Lords, le Premier ministre avait jugé prudent de se trouver retenu par des affaires officielles plutôt que d'assister à la session que Descroix venait d'endurer. S'il avait été là et que la séance s'était mal passée –comme Ça avait été le cas –, il aurait pu se retrouver, en tant que Premier ministre, obligé de répondre lui aussi à l'opposition. Étant donné les circonstances, ce n'était pas acceptable. Des-croix, ministre des Affaires étrangères, pouvait se permettre des esquives interdites au Premier ministre. Et, en fin de compte, un ministre des Affaires étrangères pouvait jouer les fusibles. Il pouvait toujours exiger sa démission si un faux-fuyant mineur les rattrapait ou s'il fallait trouver une victime sacrificielle pour se concilier les journalistes. Sa position au sein du parti progressiste imposerait dans ce cas de lui trouver un autre poste au gouvernement, mais ce genre de réorganisation n'était pas rare. Pour n'avoir pas assisté à la session, toutefois, il n'en avait pas moins surveillé le déroulement depuis son bureau. Par conséquent, il comprenait très bien pourquoi Descroix avait l'air prête à étrangler les pairs de l'opposition à mains nues. Et elle réserverait sans doute volontiers le même sort à quelques-uns des nôtres, par la même occasion, songea-t-il, caustique. « Bonjour, Élaine », dit-il alors qu'elle se dirigeait d'un pas raide vers son siège à la table de conférence. Elle grogna quelque chose qui pouvait être interprété comme une salutation, tira brutalement son fauteuil en arrière et s'y assit sans ménagement. « Je regrette que vous ayez eu une matinée si déplaisante, continua Haute-Crête, et j'apprécie énormément vos efforts pour le gouvernement. Je le pense sincèrement. — Vous avez intérêt à les apprécier, mes efforts ! aboya Des-croix. Bon sang ! Et vous feriez bien d'avoir une longue discussion en tête à tête avec Verte-Vallée, en prime ! » Jessica Burke, comtesse de Verte-Vallée, était le chef de file du groupe parlementaire du gouvernement aux Lords. Ce poste n'était pas une sinécure, loin de là, dans une coalition rassemblant tant d'idéologies différentes, et tout le monde dans cette pièce le savait. Néanmoins, se dit Haute-Crête, il était indubitablement malheureux que Verte-Vallée ne soit pas présente à cet instant. « Je vous assure que je lui parlerai, fit-il doucement au bout d'un moment. En toute justice, pourtant, je suis sûr qu'elle a fait tout ce qui était possible étant donné les circonstances. — Ah bon ? » Descroix le fusilla du regard. « Et quel genre de chef de file omet de nous prévenir que nous risquons de perdre un vote pareil ? — La marge n'était que de dix-huit voix, fit remarquer Haute-Crête. Soit à peine deux pour cent des Lords effectivement présents. — Mais le report total de voix se monte à soixante-trois en comptant les abstentions, souligna-t-elle, dépitée. Et, d'après mes calculs, cela représente plus de huit pour cent des présents. Sans parler des trente-sept parlementaires qui ont réussi à ne pas se trouver là tout court. » Ses yeux auraient transpercé le cœur d'un homme moins bien protégé par le sentiment de sa propre importance que Haute-Crête. « Certes, un événement des plus déplorables, concéda le Premier ministre. Je voulais juste indiquer que la marge de votes réellement exprimés était suffisamment serrée pour qu'il soit injuste – selon moi – de reprocher à Jessica de ne pas avoir compris à l'avance que la chambre ne nous accorderait pas son soutien. — Alors pourquoi avons-nous donc un chef de file parlementaire ? » tempêta-t-elle. Il ne répondit pas à cette question manifestement rhétorique et, au bout d'un moment, elle haussa les épaules, irritée, reconnaissant sa mesquinerie. « En tout cas, reprit-elle au bout d'un moment, je ne vois pas comment on peut considérer le fiasco d'aujourd'hui comme autre chose qu'un revers potentiellement grave, Michael. — Un revers, en effet. Quant à sa gravité, c'est une autre question. — Ne vous leurrez pas, dit-elle sans détour. Alexander et Havre-Blanc voulaient tous les deux ma peau... et le comte de La Nouvelle-Dijon n'a pas été d'un grand secours non plus. Foutu hypocrite de libéral ! » Haute-Crête ne put dissimuler sa grimace cette fois-ci. Heureusement, la ministre des Finances n'était pas présente. Il lui avait fallu recourir à une programmation inventive pour s'assurer qu'elle serait occupée à rencontrer le président de la Banque de Manticore et du conseil d'administration du Fonds royal de développement interstellaire à l'heure précise où il était « obligé » de tenir cette réunion. Il soupçonnait fort que la comtesse de La Nouvelle-Kiev savait très bien pourquoi il l'avait fait, et qu'elle n'ait pas protesté était très révélateur. D'un autre côté, elle avait sûrement réussi à apaiser sa propre conscience en se disant que son bon ami et collègue libéral Sir Harrison Macintosh serait là pour la représenter et défendre les intérêts de leur parti. Ce qui était le cas. D'ailleurs, à cet instant, il avait l'air aussi contrarié par la description que Descroix avait faite du comte de La Nouvelle-Dijon que Marisa Turner à sa place. Pour sa part, Haute-Crête n'allait pas ergoter avec Descroix sur ce point. Le comte de La Nouvelle-Dijon avait toujours veillé à garder ses distances avec le gouvernement. Pour autant, il savait de quel côté sa tartine était beurrée et, s'il avait pris soin de paraître indépendant en public, l'historique de ses votes racontait une autre histoire. Mais aujourd'hui Ça avait été différent. Que William Alexander et son frère mènent l'assaut était aussi inéluctable que le lever du soleil chaque matin, et personne n'avait été surpris qu'une douzaine d'autres pairs de l'opposition s'y associent avec leurs propres questions pointues. Mais trois des pairs indépendants qui avaient toujours soutenu le gouvernement s'étaient joints à l'opposition pour exprimer de graves inquiétudes quant à la nouvelle attitude de la République, plus agressive dans les négociations... et le comte avait fait de même. « En fait, dit le Premier ministre au bout d'un moment, sa position pourrait tourner en notre faveur. — Je vous demande pardon ? » Descroix le regardait, incrédule, et il haussa les épaules. « Je ne dis pas que c'est ce qu'il avait en tête, mais le fait qu'il nous a publiquement "tenus sur la sellette", comme disait mon grand-père, pourrait nous être utile plus tard. Aux yeux des journalistes, il a fait la preuve de son indépendance d'esprit et de sa détermination à dire ce qu'il pensait. Et les questions qu'il a posées n'étaient pas bien méchantes, vous savez. Il s'est donc mis en position pour jouer le rôle de tampon sans nous causer vraiment de tort supplémentaire. Ce qui signifie que, s'il se dit par la suite modérément inquiet mais confiant dans la gestion des négociations par le gouvernement de Sa Majesté, sa déclaration aura davantage de poids encore à cause de ses doutes préalables. — Vous croyez sincèrement que c'est ce qu'il envisageait ? » demanda Descroix, manifestement dubitative, et Haute-Crête haussa de nouveau les épaules. « Pour ma part, j'en doute, admit-il. Son soutien, si indirect fût-il, a toujours été plus vacillant en matière de politique étrangère, vous savez. Je crois néanmoins qu'il a clairement indiqué être conscient des conséquences qu'aurait la chute de ce gouvernement sur l'autorité de la Chambre des Lords. Je ne serais donc pas étonné que la direction de son propre parti réussisse à le convaincre de la nécessité de nous soutenir contre cette attaque particulière. Vous n'êtes pas d'accord, Harrison ? » Il se tourna vers Macintosh, et le ministre de l'Intérieur se renfrogna. Puis, à contrecœur, il acquiesça lentement. « Je suis sûr, intervint le ministre du Commerce, que le comte sera très... ouvert, si nous l'approchons comme il faut. » Tout le monde à la table de conférence jeta un coup d'œil dans la direction du comte de Nord-Aven, plus ou moins ouvertement. Intéressant, songea Haute-Crête. Il n'avait pas réalisé que les fichiers de Nord-:Aven pourraient contenir des informations utiles pour influencer le comte de La Nouvelle-Dijon. « Quoi qu'il advienne finalement, reprit Descroix au bout d'un moment, la voix un peu moins acide, nous avons souffert aujourd'hui. Inutile de prétendre le contraire. — J'aimerais que vous ayez tort », dit Haute-Crête. Elle avait raison, bien sûr. Alexander était revenu sans cesse sur la nature exacte des « propositions » de Pritchart. Descroix avait réussi à éviter de remettre à la chambre la note de Giancola, ce qui lui avait au moins permis de paraphraser le texte concis et intransigeant de certaines de ces propositions. Mais ses efforts n'avaient pas suffi à masquer le fait que la République de Havre avait bel et bien adopté une position beaucoup plus dure. Il était douloureusement évident qu'Héloïse Pritchart en avait assez de réagir aux propositions de Manticore : elle comptait désormais mettre ses propres exigences sur la table et insister pour que le Royaume y réponde. C'était déjà gênant, mais le frère insupportable d'Alexander s'était ensuite jeté dans la mêlée. Quelle était l'opinion du gouvernement, avait-il demandé, quant à l'effet probable des nouvelles capacités de combat de la Flotte républicaine sur le cours des négociations à venir ? Descroix avait assuré que les conséquences du renforcement militaire de la République seraient minimales, surtout au vu des mesures que le gouvernement avait déjà prises afin de compenser l'augmentation des capacités havriennes (qui restait à prouver). C'était sans doute une position délicate à tenir pour elle, étant donné que Havre-Blanc avait insisté, les mois précédents, sur le danger que représentaient les réductions d'effectifs opérées par le gouvernement dans la Spatiale. Toutefois, c'était la seule position tenable, et elle s'était donc employée de toutes ses forces à défendre ce qui était au mieux un argument faiblard. Elle ne s'était pas bien tirée de cette confrontation. Malgré tout, se répéta Haute-Crête, la position du gouvernement à la Chambre des Lords demeurait saine presque à coup sûr. Il pouvait au besoin compter sur au moins quinze ou vingt des pairs qui s'étaient trouvé des raisons d'être ailleurs pendant la session du jour pour voter leur soutien au gouvernement. Ils s'étaient absentés pour éviter tout embarras, peut-être, mais, comme le comte de La Nouvelle-Dijon, ils savaient où était leur intérêt. Et il avait en réalité perdu moins de pairs indépendants sur le vote provoqué par Descroix qu'il n'aurait pu s'y attendre étant donné les circonstances. « Je pense que vous avez résisté à Alexander aussi bien que possible », lui dit-il au bout d'un moment, et c'était sans doute vrai. Personne n'aurait pu empêcher le chef de l'opposition de tirer un capital politique regrettable de la situation, pourtant elle était parvenue à tempérer un peu ses attaques. « Vous croyez ? demanda-t-elle avec une moue dubitative. Je voudrais pouvoir en dire autant s'agissant de son connard de frère ! » Haute-Crête grimaça, d'une part à cause de son vocabulaire, mais davantage encore parce qu'il était d'accord avec elle. Havre-Blanc leur avait causé du tort sur la question de l'état de préparation militaire. Peut-être même beaucoup de tort, bien que cela restât à démontrer. « Dites-moi, Édouard, poursuivit Descroix en tournant son regard réprobateur vers Janacek, comment auriez-vous répondu à sa petite inquisition ? — J'ai déjà eu à le faire, merci beaucoup, répondit Janacek avec aigreur. C'est la première fois que vous devez l'affronter, mais nous n'avons pas cette chance à l'Amirauté. — Eh bien, peut-être que si vous l'aviez vu venir et que vous nous aviez prévenus à l'avance, fit-elle d'un ton glacial, cela n'aurait pas été aussi embarrassant pour vous. Ou pour nous autres, d'ailleurs. — Et peut-être que, si quelqu'un aux Affaires étrangères avait eu les yeux suffisamment en face des trous pour nous avertir que Pritchart allait se mettre à asséner ses exigences alors que vous nous aviez assuré contrôler parfaitement le processus des négociations, nous aurions eu un embarras de moins ! répliqua Janacek. — Ce qui n'aurait eu aucune importance s'ils n'avaient pas réussi à augmenter les effectifs de leur flotte sous votre nez, riposta vertement Descroix. S'ils n'avaient pas amélioré leurs capacités militaires, ils n'auraient pas eu le culot de prendre ce ton autoritaire avec nous ! — Je n'en suis pas aussi sûr que vous en avez l'air, grommela Janacek. Et encore une chose, je commence à être fatigué de... — Ça suffit. » Haute-Crête n'éleva pas tout à fait la voix, mais sa brutalité coupa court à la querelle naissante comme une lame, et Janacek referma la bouche. Cela ne l'empêcha pas de décocher un dernier regard noir à Descroix, qui le lui rendit avec les intérêts, mais au moins cela leur cloua le bec. — Je pense, reprit le Premier ministre, que nous convenons tous que notre position est plus faible aujourd'hui qu'il y a quelques mois. » Il haussa les épaules. « Ce genre d'aléa se produit en politique, et les mêmes tendances qui œuvrent contre nous en ce moment pourraient bien se retourner en notre faveur une fois que le tumulte actuel aura eu l'occasion de se calmer. Après tout, l'opposition crie au loup depuis si longtemps qu'une bonne part de l'opinion publique est fatiguée de l'entendre. En ce moment, Alexander et compagnie ont réussi à créer un certain degré d'inquiétude, voire de panique. Mais, si nous parvenons à garder le contrôle de la situation, cette inquiétude s'estompera dans la routine. C'est aussi dans la nature de la politique. — Le point sur lequel nous devons porter notre attention, c'est comment garder le contrôle de la situation. Et pour être tout à fait franc, Édouard, je crois que l'opinion se préoccupe davantage de l'augmentation potentielle de la puissance militaire havrienne que de la formulation précise de notes diplomatiques. — Je sais, concéda Janacek. — Et comment proposez-vous que nous traitions ce problème ? — L'amiral Jurgensen et moi-même nous sommes beaucoup penchés sur la question, je vous l'assure, répondit le Premier Lord. Comme je vous l'ai dit quand l'existence des nouveaux bâtiments du mur havriens a été révélée, ce qui compte en réalité davantage que les unités elles-mêmes, c'est la technologie et la sophistication de l'armement et des systèmes défensifs embarqués. Dans cette optique, l'amiral Jurgensen a demandé une analyse exhaustive de toutes les informations en notre possession. Cela inclut les rapports directs de nos attachés spatiaux, des rapports de réseaux d'agents au sein de la République, des rapports d'espionnage technologique et même des articles de presse havriens. Le consensus qui émerge chez les analystes, c'est que la nouvelle flotte de Theisman est sûrement beaucoup moins impressionnante qu'il ne veut nous le faire croire. — Ah oui ? » Haute-Crête se carra dans son fauteuil et haussa le sourcil. « Oui. Comme je le disais, le principal, ce sont les capacités du matériel qu'embarquent ces vaisseaux. Alors, certes, il est impossible, à moins d'examiner physiquement les bâtiments, d'être tout à fait catégorique sur ce point, mais il existe quelques indicateurs significatifs. Le plus important est sans doute le fait qu'ils n'ont encore montré aucun PBAL. Il est très improbable – voire presque impossible d'après ArmNav – qu'avec leurs connaissances technologiques les Havriens réussissent à égaler la portée de Cavalier fantôme, et encore moins les performances de contrôle de feu et de guerre électronique de nos systèmes. N'oubliez pas que nous avons eu tout loisir d'examiner les équipements ennemis capturés : nous savons donc exactement ce qu'ils mettaient dans leurs unités de première ligne au moment du cessez-le-feu. En partant de cette base et en gardant à l'esprit que la R & D de la République n'a jamais valu celle du Royaume, leurs SCPC ont sûrement une portée inférieure et sont sans doute plus faciles à détruire que les nôtres. Ils sont nettement plus dangereux que toutes les autres classes de bâtiments que Havre avait en service avant le cessez-le-feu, mais ils n'arrivent pas à la cheville de nos supercuirassés porte-capsules. » Qu'ils n'aient pas mis de porte-BAL en service constitue un autre indice. Nous leur avons pourtant bien montré ce que les nouveaux BAL pouvaient accomplir; logiquement, ils ont dû fournir des efforts considérables pour reproduire leurs performances. À l'évidence, ils n'y ont pas encore réussi. Sinon, Theisman l'aurait annoncé aussi. Mais bon nombre des technologies requises pour produire Cavalier fantôme ont aussi des applications dans la production des nouveaux BAL. S'ils n'ont pas les unes, il paraît logique de considérer qu'ils n'ont pas les autres. » Il haussa les épaules. « Je ne sais pas bien comment expliquer cela au citoyen moyen, mais il nous apparaît de plus en plus, à l'Amirauté, que cette nouvelle flotte est surtout un hexapuma de papier. — Vous en êtes sûr ? » s'enquit Descroix d'une voix qui avait perdu son mordant. Elle regardait attentivement Janacek, intéressé. « Bien entendu, je ne peux pas faire de promesses, Élaine. Comme je le disais, à moins d'avoir l'occasion d'examiner le matériel en question, nous ne pouvons que bâtir des hypothèses et poser ce que nous estimons des questions révélatrices. Dans ces limites, toutefois, oui. Je suis sûr que Theisman a largement exagéré – ou plutôt poussé certains prétendus experts de chez nous à exagérer – la puissance de combat réelle de la Flotte républicaine. — Je vois. » Descroix posa le coude sur le bras gauche de son fauteuil et cala le menton dans sa paume. Elle resta ainsi quelques secondes à réfléchir, puis elle haussa les épaules. « Je vois, répéta-t-elle. Et je vois aussi ce que vous voulez dire à propos de la difficulté de faire comprendre une analyse sophistiquée à l'électeur moyen. Surtout quand un type comme Havre-Blanc s'emploie à sonner le tocsin en même temps. — Tout à fait, répondit aigrement Janacek. L'opinion publique croit encore que cet enfant de salaud moralisateur marche sur l'eau. Ça n'intéresse personne d'écouter la simple logique ni de prêter attention aux preuves quand il crie que la fin est proche chaque fois qu'il ouvre sa grande gueule ! » Sir Édouard Janacek n'était sans doute pas l'observateur le plus impartial quand il s'agissait de Hamish Alexander, songea Haute-Crête. Mais cela ne signifiait pas qu'il n'avait pas mis le doigt sur ce que le comte leur faisait depuis que l'annonce de Theisman avait été rendue publique dans le Royaume stellaire. « Vous avez raison, je le crains », fit Descroix. Sa voix était de nouveau à peu près normale et son visage pensif ne montrait plus de colère. « Mais s'il nous est impossible de toute façon de faire passer le message, nous ne devrions peut-être pas perdre notre temps à essayer. — Que voulez-vous dire ? demanda Haute-Crête. — Je veux dire que nous devrions certes continuer à tenter d'apaiser l'opinion publique en soulignant les précautions que nous avons prises. Bien sûr, continuons à dire que nous avons autorisé les chantiers à reprendre les constructions. Et, bien que je ne sois pas certaine qu'il soit judicieux de dénigrer ouvertement les performances technologiques des Havriens – cela pourrait paraître trop partial –, je crois qu'il serait bienvenu que nous insistions sur nos propres capacités. Rappelons aux électeurs que nous avons l'avantage technologique depuis le début. Si nous le faisons de manière assez confiante, certains au moins en tireront les conséquences qui s'imposent. » Mais, plus important encore, je crois que la façon dont nous nous conduirons aura autant d'impact que tous nos discours. Si nous donnons l'impression d'avoir peur, alors tout effort de notre part pour rassurer le public sera futile. Mais si nous montrons bien que nous ne craignons rien, que nous demeurons confiants en notre faculté à maîtriser les Havriens sur le plan diplomatique – et même militaire, au besoin –, alors ce message atteindra l'opinion aussi. — Que proposez-vous donc au juste ? s'enquit Haute-Crête. — Je propose que nous disions clairement, autant ici qu'à La Nouvelle-Paris, que nous n'avons pas l'intention de nous laisser brutaliser, répondit carrément Descroix. Si Pritchart veut se montrer agressive, réagissons aussi durement qu'elle. D'après ce que dit Édouard, on dirait bien qu'elle tente juste un coup de bluff. — Je ne dis pas qu'ils n'ont pas sensiblement amélioré leurs performances guerrières, Élaine, l'avertit Janacek. — Non. Mais vous êtes sûr que, malgré toutes leurs améliorations, nous conservons l'avantage. » Sa phrase résonnait comme une question, et il hocha la tête. — Très bien, dans ce cas. Si vous en êtes sûr sans pouvoir examiner leur matériel, ils doivent bien en être conscients aussi. Après tout, ils savent exactement ce qu'ils ont et ce que la Huitième Force leur a infligé avant le cessez-le-feu. C'est ce que je voulais dire en parlant du bluff de Pritchart. Elle ne sera sûrement pas bête au point de vouloir retourner en guerre contre nous alors qu'elle n'est pas assurée d'obtenir une victoire militaire. Donc on la met au pied du mur. » Je ne propose pas que nous lui envoyions un ultimatum, poursuivit-elle aussitôt pour calmer l'inquiétude qu'elle voyait naître sur un ou deux visages. Je propose que nous restions fermes. Nous n'exigerons pas de nouvelles concessions de leur part; nous refuserons simplement de leur accorder sous l'effet de la panique les concessions qu'ils réclament. Une fois que l'opinion comprendra que nous sommes assez sûrs de nous pour maintenir notre position et verra quelle patience nous sommes prêts à opposer à l'accès de colère diplomatique de Pritchart, la panique que Alexander et Havre-Blanc se donnent tant de mal pour générer mourra naturellement. » Elle leva la main droite, paume vers le ciel, et fit mine de jeter quelque chose. « Vous avez peut-être raison, dit Haute-Crête. En fait, je pense que c'est sûrement le cas. Mais la situation va sans doute être assez déplaisante à court terme, quoi que nous fassions. — Comme vous le disiez, Michael, la politique va et vient. Tant que Verte-Vallée et les chefs de file de chaque parti tiennent notre majorité aux Lords, Alexander et ses copains ne peuvent pas faire grand-chose si ce n'est s'inquiéter. Et quand la crise actuelle sera passée sans que le ciel nous tombe sur la tête, leurs efforts pour engendrer la panique se retourneront contre eux dans les sondages. » Et tout ça en vaudra enfin la peine », conclut-elle avec un sourire froid et pincé. CHAPITRE TRENTE-SIX « Astrocontrôle, ici le Joie des moissons, en attente d'une autorisation et d'un vecteur d'entrée. Joie des moissons, terminé. » Josepha Zachary se carra dans son fauteuil de commandement et adressa un immense sourire à Jordin Kare. L'astrophysicien le lui rendit sans se faire prier et leva le poing, pouce dressé, en un geste de soutien désuet. Il y eut quelques instants de silence, puis la voix de l'officier d'approche de l'Astrocontrôle résonna clairement sur les haut-parleurs de pont du vaisseau de cartographie. « Bienvenue à la maison, Joie des moissons! On vous attendait. Autorisation accordée. Paré à recevoir le vecteur. » « Pour ma part, je trouve la nouvelle excellente », déclara fermement Abraham Spencer. Le financier de renom regarda les autres invités autour de lui. Installés autour d'une large table de conférence sur un plateau d'holovision, ils figuraient tous les six parmi les analystes financiers les plus connus du Royaume stellaire. Spencer lui-même était sans doute le plus en vue et le plus respecté du lot, ayant longtemps présidé le Conseil financier de la Couronne et étant le confident et conseiller de bon nombre des plus riches personnages du Royaume, Klaus Hauptman y compris. À presque cent ans, il était lui-même un de ces très riches personnages... outre un homme séduisant aux cheveux gris, et presque aussi photogénique que riche. « Sauf votre respect, Abraham, je ne partage pas tout à fait votre enthousiasme débridé... une fois de plus. » Ellen DeMarco, P.-D.G. et principale analyste de la grande société de courtage DeMarco, Clancy & Jordan, sourit. Elle faisait également partie du CFC et était l'une des amies les plus proches de Spencer, mais ils portaient souvent des avis divergents sur les mêmes questions. « Je pense que vous laissez peut-être votre enthousiasme l'emporter sur un jugement posé, cette fois. L'amas de Talbot n'est pas franchement ce que j'appellerais un marché très profitable ! — Non, bien sûr, répondit Spencer. Mais ce n'est pas non plus le cas de la Silésie, tout bien considéré, Ellen. Je veux dire : regardons les choses en face. La Silésie est infestée de pirates, souffre de la corruption de sa classe politique, de violations des droits de l'homme – toutes choses qui rendent le commerce risqué et nuisent au climat stable que rechercherait tout investisseur rationnel. Pourtant, le Royaume stellaire dégage des profits considérables de son commerce avec la Silésie. Si chaotiques soient les conditions dans la région, il s'agit d'un marché immense. Les marges sont peut-être faibles, mais le volume des échanges vient en compensation. — Peut-être, concéda DeMarco. Mais vous avez choisi cet exemple précis avec préméditation, Abraham, ajouta-t-elle avec un sourire ironique. Vous savez très bien que je recommande depuis des années de ne plus prendre de risques en Silésie. — Moi ? fit innocemment Spencer. Vous me croyez capable de choisir un exemple sur des bases aussi ignobles ? — Bien sûr que oui. Mais, pour revenir à votre argument, la Silésie, comme vous l'avez bien dit, est un marché immense. Il comprend des vingtaines de systèmes habités, qui ont chacun leur population et leurs besoins. Et malgré l'instabilité chronique de la région, nous entretenons des relations de longue date avec les autorités. Ce n'est pas vrai dans le cas de Talbot. Il n'y a que dix-sept systèmes habités dans tout l'amas, et leur population ne dépasse pas les trois milliards d'âmes. De plus, la Ligue solarienne porte un grand intérêt à cette région. Pour moi, le bénéfice économique potentiel d'une expansion dans cette zone est annulé par le danger qu'elle représente dans nos relations avec la Ligue. — L'argument a du mérite, admit plus sérieusement Spencer. Toutefois, je dirais que nos relations actuelles avec les Andermiens ne sont pas si bonnes en ce qui concerne la Silésie non plus. Ce n'est pas parce qu'on a des problèmes avec un voisin qu'on doit aller en chercher avec l'autre, je le sais, mais, dans le cas présent, je ne crois pas que nous ayons grand choix. — Excusez-moi, Abraham, intervint une autre participante, mais on a toujours le choix. — Cela reflète-t-il votre opinion personnelle, mademoiselle Houseman, s'enquit Spencer, ou celle de votre frère ? — Je n'en ai pas spécifiquement discuté avec Réginald. » Une légère tension perçait dans la voix de Jacqueline Houseman, mais elle fournit un effort visible pour sourire à son interlocuteur. Ils se détestaient cordialement, et tout le monde savait que Spencer avait vigoureusement soutenu Élisabeth, III quand la Couronne avait refusé la nomination de mademoiselle Houseman au Conseil financier de la Couronne, proposée par le Premier ministre Haute-Crête. « D'un autre côté, je n'en ai pas vraiment besoin. Le choix, c'est ce dont dispose tout un chacun qui garde l'esprit ouvert et se montre prêt à remettre en cause les principes confortables de la pensée établie. — Je suis tout à fait d'accord là-dessus. » Spencer hocha la tête. « D'ailleurs, c'est une chose dont j'ai souvent débattu avec votre frère. Je posais seulement la question parce que je me demandais si le gouvernement était enfin prêt à apporter un commentaire officiel sur ce sujet. — Comme je le disais, Réginald et moi n'en avons pas vraiment parlé, fit Houseman. Et si le gouvernement s'apprêtait à prendre une position officielle, quelle qu'elle soit, je ne pense pas que je serais le porte-parole approprié. D'un autre côté, songez que le Joie des moissons n'est rentré que depuis une semaine à peine. Il est un peu tôt, ne croyez-vous pas, pour que le gouvernement annonce une décision officielle ? — Peut-être. Mais je ne pense pas qu'il soit trop tôt pour que le gouvernement reconnaisse au moins qu'une décision va devoir être prise, répondit Spencer avec un sourire pincé, et Houseman se hérissa. — Je ne crois pas que... » commença-t-elle avec vigueur, mais Stephen Stahler, l'animateur de l'émission, l'interrompit aussitôt. — Je crois que nous nous éloignons un peu du sujet, dit-il, ferme mais affable. Nous devons discuter des aspects politiques de la situation dans la prochaine partie de l'émission. En fait, je crois que monsieur Spencer et vous figurez tous les deux au programme de cette table ronde également, mademoiselle Houseman. Nous nous concentrons pour l'instant sur les aspects économiques. — Vous avez tout à fait raison, Stephen, répondit Houseman avec un sourire plus naturel. Certes, comme monsieur Spencer me l'accordera sans doute, la politique gouvernementale va avoir un impact majeur sur les possibilités économiques. — Oh, sûrement. À n'en pas douter, acquiesça Spencer. — Eh bien, dans ce cas, et sans essayer de détourner le débat, je pense qu'il est légitime de souligner qu'il nous appartient de décider si nous laissons ou non la position de ce nouveau terminus et des... considérations diplomatiques nous dicter notre attitude. — Je crains de ne pouvoir tout à fait me ranger à cet argument, fit Spencer. Ignorons l'aspect politique ou diplomatique de l'équation, et regardez où se trouve Talbot. Ce système est très loin de Manticore, sur la périphérie de la Ligue. Si on l'ajoute aux connexions que nous possédons déjà vers Phénix, Matapan et Asgerd – via Grégor –, nos lignes de fret couvriront plus des deux tiers de la périphérie totale de la Ligue, avec d'énormes réductions du temps de transit pour les cargos entre des systèmes aussi éloignés que, disons... La Nouvelle-Tasmanie et l'Étoile de Sondermann. Sans parler du terminus de Beowulf, qui leur offre déjà un accès direct au cœur même de la Ligue. Ce qui confère à ce terminus une valeur proprement incalculable, indépendamment du marché potentiel de l'amas de Talbot. Et cette réalité ne changera pas simplement parce que nous déciderons de ne pas lui permettre de nous "dicter notre attitude", mademoiselle Houseman. — Je crois que je dois me ranger à cet aspect de votre analyse, intervint DeMarco. Mais, dans le même ordre d'idées, le risque de tendre nos relations avec la Ligue doit aussi être soigneusement examiné. Après tout, notre capacité à exploiter les avantages astrographiques dont vous venez de parler va être largement influencée par l'attitude du gouvernement solarien. — Pourquoi ? demanda Spencer. Ce n'est pas comme si le gouvernement solarien était une entité très cohérente, Ellen. Et quoi qu'il tente de décréter, la réalité sera guidée par l'utilité potentielle de la connexion. Pas uniquement pour nous, mais pour tous les marchands qui réduiront leur temps de transit de plusieurs mois et atteindront des marchés auxquels ils n'auraient jamais eu accès autrement. À mon avis, donc... » « Qu'en pensez-vous, Élaine ? » s'enquit le baron de Haute-Crête. La ministre des Affaires étrangères et lui étaient assis devant l'holoviseur de la résidence du Premier ministre. Édouard Janacek s'était joint à eux, et Stefan Young était présent en sa qualité de ministre du Commerce. Techniquement, se disait Haute-Crête, la comtesse de La Nouvelle-Kiev aurait dû se trouver là aussi. À n'en pas douter, les Finances devaient avoir un fort intérêt naturel pour une question qui promettait de produire un tel impact sur l'économie du Royaume stellaire et, dans ce cas précis, le Premier ministre n'avait pas fait d'effort particulier pour tenir la comtesse à l'écart. Pour tout dire, il l'avait même invitée à assister à la réunion, et il n'était pas tout à fait sûr de savoir pourquoi elle avait décliné l'invitation. Son excuse officielle était le mariage de sa fille, et il avait tendance à penser que c'était vrai. Mais, bien sûr, pas moyen d'en avoir la certitude. « Qu'est-ce que vous voulez savoir ? demanda Descroix. Mon avis sur l'argument de Spencer ? Ou si je pense que Jacqueline Houseman est une imbécile ? — Je pensais à l'analyse que Spencer fait de la situation », répondit Haute-Crête sur un ton légèrement réprobateur. Elle n'avait pas ajouté « comme son frère », mais elle l'avait clairement sous-entendu. « Ah, ça. » Le sourire ironique de Descroix lui révéla combien sa réaction à la pique dirigée contre les Houseman l'amusait. Puis elle retrouva son sérieux et haussa une épaule. « Je pense que sa justesse ne fait aucun doute. Il suffit de regarder une carte stellaire pour le comprendre ! Et je crois qu'il essaye de dire qu'il s'agit d'une de ces situations où le tout vaut plus que la somme de ses parties. Ce que permet ce terminus, c'est la couverture d'un arc complet du périmètre de la Ligue. Mais il ne trouve toute son utilité qu'en lien avec le reste de la couverture dont nous disposons déjà grâce au nœud. » Elle secoua la tête. « Je suis certaine que les équipes de Stefan – ou de Marisa, aux Finances – pourraient nous donner une idée beaucoup plus précise de sa valeur monétaire, mais inutile d'être un génie de la finance pour se rendre compte que cela ne peut qu'augmenter la valeur de notre flotte marchande. — Édouard ? fit Haute-Crête en se tournant vers Janacek. — Je dois bien en convenir », répondit Janacek. Toutefois, alors que Descroix était manifestement satisfaite du potentiel qu'elle voyait dans cette situation, le Premier Lord l'accueillait à contrecœur, et Haute-Crête savait pourquoi. — Je me rends compte que vous n'avez jamais vraiment vu d'un bon œil l'annexion de Basilic, dit le Premier ministre au bout d'un moment, décidé à prendre le taureau par les cornes. Elle ne m'a pas franchement réjoui non plus, vous savez. Et j'ai moi-même de gros doutes quant au bien-fondé de l'expansion territoriale en général, comme je suis sûr que vous le savez. D'ailleurs, les conséquences auxquelles nous faisons déjà face suite à l'annexion de l'Étoile de Trévor donnent encore plus de poids aux inquiétudes que nous partageons. Néanmoins, je crois qu'il nous faut reconnaître que ce terminus est d'une autre catégorie que celui de Basilic. — Bien sûr, fit vivement Descroix. Il n'y a pas de planète vierge pleine d'aborigènes extraterrestres à propos desquels se torturer l'esprit, dans le cas de certains partis politiques, d'une part. Et il ne va pas contribuer à nous mettre en conflit armé avec une entité telle que la République populaire non plus, même si la Ligue préférerait que nous restions hors de la région. Sans oublier, il faut l'avouer, que Basilic était au milieu de nulle part quand nous l'avons découvert. Tout ce qui vaut quelque chose dans le voisinage de Basilic n'a été étudié et colonisé que depuis notre ouverture du terminus. Celui de Talbot, en revanche, nous offre un accès direct à une région déjà habitée et aux lignes de fret qui la desservent. Sans compter qu'avec l'expansion de la Ligue dans la direction de Talbot les opportunités économiques vont faire des bonds sur les prochaines décennies. — Élaine a raison, intervint le comte de Nord-Aven. Mes meilleurs analystes mettent encore la touche finale à leur rapport d'étude, mais j'ai lu le premier jet de leurs conclusions. Basilic a représenté une immense aubaine économique pour le Royaume, indépendamment des arguments pour ou contre l'annexion du système. Selon les estimations les plus pessimistes que j'ai vues à ce jour, le terminus de l'amas de Talbot nous offre l'occasion de multiplier au moins par onze le bénéfice que Basilic nous a apporté. Par onze ! » Il secoua la tête à son tour. « En résumé, c'est l'événement économique le plus important de l'histoire du Royaume stellaire depuis la découverte du nœud lui-même. — Je m'en rends compte, fit Janacek avant que le Premier ministre ait pu répondre. Et vous avez raison, Michael. Je n'aime pas les implications idéologiques, mais cela ne veut pas dire que je ne vois pas l'intérêt de l'amas. À plusieurs titres, je reste convaincu que nous embarquer dans une forme d'impérialisme interstellaire est la dernière chose dont nous ayons besoin. Hélas, je ne crois pas que nous ayons d'autre choix que de nous assurer le contrôle du terminus de Talbot. — Même si cela met nos intérêts en conflit potentiel avec ceux des Solariens ? » insista Haute-Crête. Janacek renifla. Spencer a raison sur ce point-là aussi, répondit 'le Premier Lord. À moins que nous ne voulions donner le terminus à la Ligue et promettre de façon unilatérale que nous n'y ferons jamais passer nos bâtiments, nous sommes automatiquement en "conflit potentiel" avec les Solariens. Leurs entreprises de transport de marchandises nous en veulent déjà des avantages que nous offrent les terminus existants du nœud. Je ne les vois pas s'offusquer davantage quand nous ajouterons celui-là aux précédents. — Quitte à nous les mettre à dos, pourquoi faire les choses à moitié, hein ? lâcha Haute-Crête dans un sourire. — Si on veut, dit Janacek avec aigreur. Et puis notre politique a toujours été de nous assurer au moins le contrôle extraterritorial effectif des terminus du nœud, même quand d'autres exerçaient leur souveraineté sur le système. À part à Beowulf, nous avons réussi à l'obtenir. Et dans le cas présent, comme le souligne Élaine, le système qui abrite le terminus est inhabité. Il n'a même jamais été revendiqué par personne. Légalement, en tout cas, la porte est grande ouverte si nous voulons nous en affirmer les propriétaires. — Et le reste de l'amas de Talbot ? demanda Descroix. — Quoi ? » Janacek la regarda, circonspect. « Vous savez très bien ce que je veux dire, Édouard. Mélina Makris n'était peut-être pas très satisfaite de votre capitaine Zachary, mais elle a bien été obligée de contresigner son rapport sur la réaction du gouvernement du système de Lynx à l'arrivée du Joie des moissons dans leur espace. » Janacek émit un bruit de gorge irrité, et Descroix lui adressa un doux sourire. Elle savait que le Premier Lord mourait d'envie d'arguer que Zachary avait outrepassé son mandat en emmenant son bâtiment jusqu'à Lynx. Hélas, ce n'était pas le cas, et la réaction des Lynxiens à la seule perspective d'un contact plus rapproché avec le Royaume stellaire avait été... eh bien, le terme euphorique » venait à l'esprit. « Difficile de leur en tenir rigueur, en réalité, reprit la ministre des Affaires étrangères au bout d'un moment, d'un ton plus grave que de coutume. Si on les laisse à la merci de la Direction de la sécurité aux frontières, ils peuvent se réjouir à l'avance d'au moins cinquante à soixante ans T d'exploitation économique systématique – sans doute plutôt un siècle – avant de pouvoir prétendre à l'égalité avec les autres systèmes de la Ligue. S'ils arrivent à s'arranger avec nous à la place... » Elle haussa les épaules. — Quoi? fit Janacek. Vous pensez qu'ils vont se révéler comme de nouveaux Graysoniens ? Ou que nous devrions avoir envie de nous coltiner un autre ramassis de néobarbares ? — Je connais très bien vos sentiments concernant Grayson, Édouard. Et, bien que je ne les partage pas entièrement, je ne les rejette pas non plus », répondit Descroix. Ce qui n'était pas tout à fait exact, Haute-Crête le savait. Descroix n'aimait pas les Graysoniens plus que Janacek ou lui-même, et elle détestait leur attitude indépendante et arrogante. Mais, malgré cela, elle était d'avis que faire entrer l'Étoile de Yeltsin dans l'alliance militaire contre les Havriens avait été l'une des décisions les plus intelligentes du gouvernement Cromarty. — Quoi qu'il en soit de ce que les Graysoniens nous ont réellement apporté, poursuivit-elle, un système sous-développé susceptible de se retrouver dans notre sphère économique ne peut pas ignorer l'exemple de ce que Grayson a accompli avec notre aide, ni l'exemple de Sidemore. Et ce n'est peut-être pas une mauvaise chose, à bien y regarder. Franchement, en tant que ministre des Affaires étrangères, je pense que nous devrions encourager cette perception, pas uniquement pour le supplément d'influence diplomatique que cela nous donne auprès de systèmes mineurs, mais dans notre propre intérêt économique aussi. » Le visage de Janacek s'était fait plus hostile que jamais à la mention de Sidemore, et il lui lança un regard noir. Haute-Crête aurait préféré qu'elle choisisse un autre moment (et une autre façon) pour exposer son argument, mais cela ne changeait rien à sa justesse, et il haussa les épaules. « Ce n'est pas faux, indéniablement, concéda-t-il. Mais que suggérez-vous au juste, Élaine ? Que nous étendions à Lynx et au reste de l'amas de Talbot la relation commerciale que nous avons avec Grayson ? — Non, je propose que nous allions plus loin. — Plus loin ? s'enquit Janacek d'un air méfiant. — Exactement. » Elle haussa les épaules. « Nous venons de convenir que notre seule présence dans la région va nous créer des problèmes avec les Solariens. Je ne vois donc aucune raison de ménager leur susceptibilité exacerbée. En revanche, je vois un amas entier de systèmes qui préféreraient de loin, pour la plupart, se retrouver entre nos mains plutôt que de finir en protectorats solariens sous la tendre direction de la DSF. Nous sommes aussi face à une situation domestique dans laquelle l'opinion publique s'est trouvée tiraillée entre sa réaction négative aux nouvelles unités havriennes et à leur attitude plus agressive d'une part, et l'enthousiasme que le voyage du joie des moissons a généré d'autre part. Je vois là une occasion pour nous de prendre les devants en envisageant d'offrir aux systèmes de l'amas de Talbot un statut proche du protectorat – voire une place au sein du Royaume stellaire. » Janacek émit une protestation sonore, mais elle passa outre en s'adressant directement à Haute-Crête. — Je comprends l'opposition fondamentale de votre parti à l'expansionnisme, Michael. Mais c'est une chance inespérée de reconquérir le soutien populaire que nous avons perdu dans le sillage des événements sur Havre. D'ailleurs, si nous jouons cette carte-là judicieusement, nous devrions faire bien mieux que simplement regagner le terrain perdu! » Héloïse Pritchart gagna d'un pas vif son siège en tête de table, s'assit et se tourna face au cabinet rassemblé. Ceux qui ne la connaissaient pas bien n'auraient pas pu deviner un instant son degré d'anxiété à l'expression de son visage ou à son attitude corporelle. Merci à tous d'être venus, mesdames et messieurs, dit-elle avec sa courtoisie coutumière. Excusez-moi d'avoir convoqué cette réunion en vous prévenant si tard mais, vu la nature des derniers rapports en provenance de Manticore, j'ai jugé qu'il serait sage que nous en discutions tous avant que la presse ne s'en empare. » Puis-je partir du principe que vous avez tous lu le rapport de monsieur Trajan ? » Elle balaya la table du regard et, un par un, les ministres acquiescèrent. « Bien. Dans ce cas, j'imagine que nous devrions commencer par les Affaires étrangères. Arnold ? » Le ton de sa voix était agréable et son sourire apparemment sincère quand elle se tourna vers le ministre des Affaires étrangères, ce qui en disait long sur ses talents de comédienne. À première vue, dit Giancola après une brève pause, c'est assez simple. Le gouvernement manticorien n'avait pas pris officiellement position quand les gars de Wilhelm ont envoyé leur rapport par l'Étoile de Trévor, mais la solution vers laquelle penchait Haute-Crête était assez claire. Ils vont carrément annexer Lynx en même temps que le système abritant le terminus, même s'ils tournent autour du pot pour l'annoncer. — Vous êtes vraiment sûr que c'est aussi tranché ? demanda la ministre du Trésor, Rachel Hanriot. — Au final ? » Giancola haussa les épaules. v Oui, j'en suis sûr. Ils pourraient bien provoquer un débat public pour la forme, mais je ne vois pas pourquoi Haute-Crête ou Descroix commenteraient si positivement les opportunités économiques qu'offre l'annexion si ce n'était pas leur intention. Je ne vois pas non plus pourquoi Descroix en particulier se répandrait à ce point sur le fait que l'intégration au sein du Royaume stellaire contribuerait à protéger les droits de l'homme et l'autodétermination des citoyens de l'amas. J'aurais pu croire à un argument de ce genre de la part de quelqu'un comme la comtesse de La Nouvelle-Kiev, mais Descroix... » Il secoua la tête. À propos de La Nouvelle-Kiev, intervint aussitôt Toby Nesbitt, ministre du Commerce, qu'est-ce que vous en pensez, Arnold ? — Je crois qu'elle est contrariée, répondit aussitôt Giancola. Mais je pense aussi que Haute-Crête a passé outre ses protesta- fions, et qu'elle ne rompra pas les rangs avec lui sur cette question. — Je vois. » Pritchart inclina la tête de côté en le regardant, pensive. « J'ai remarqué, toutefois, que vous disiez leur position assez claire "à première vue". Pourriez-vous préciser ? — Bien sûr. » Giancola fit basculer le dossier de son fauteuil, reposant ses bras sur les accoudoirs avant de se tourner vers elle. « En gros, ce que je voulais dire c'est que, bien que tous les arguments qu'ils ont avancés soient assez rationnels en apparence, surtout de leur point de vue, je ne crois pas qu'ils livrent au public tout le raisonnement qui les pousse à procéder à cette expansion vers Talbot. — Ce qu'ils ont déclaré publiquement me paraît suffisant, fit doucement remarquer Thomas Theisman. — En apparence, oui, répéta Giancola, je suis d'accord avec vous. C'est cohérent avec leur politique traditionnelle pour le contrôle des terminus du nœud. Et les perspectives économiques qu'offre ce nouveau terminus ne sont pas ridicules, loin de là. » Il éclata soudain d'un rire parfaitement authentique qui en surprit certains. « En tant qu'ancien employé du Trésor sous le comité de salut public, je rêverais que notre économie ait accès à quelque chose comme ce nœud ! Donc, oui, Thomas, je dois convenir que les raisons fournies par leur gouvernement et ses porte-parole suffisent amplement pour justifier leurs actes. Seulement, je ne pense pas qu'ils aient rendu tout leur raisonnement public. — C'est-à-dire ? demanda Pritchart. — À mon avis, ils considèrent secrètement qu'insister sur cette superbe réussite leur permet de détourner l'attention de l'opinion publique de notre nouvelle attitude à la table des négociations et du nouvel équilibre militaire. — Je suis sûr que je penserais la même chose à leur place », intervint le ministre de la Justice, Denis LePic, un peu irrité. De tous les membres du cabinet, LePic était sans doute le moins doué pour masquer ses émotions, et tous étaient au courant de son aversion pour Giancola. Et de la méfiance que celui-ci lui inspirait. « S'ils sont conscients de toutes ces possibilités, je ne pense pas que cela représente une manœuvre machiavélique de leur part. — S'ils se contentaient d'essayer de détourner l'attention des négociations avec nous, alors je ne m'inquiéterais sans doute pas trop non plus, dit calmement Giancola. Hélas, je crois que leur raisonnement ne s'arrête pas là. — C'est-à-dire ? s'enquit encore Pritchart. — Je pense qu'ils préparent le terrain pour une révision complète de la politique étrangère traditionnelle de Manticore, dit carrément Giancola. — Une révision complète ? » Theisman le regarda, les yeux étrécis. « Excusez-moi, mais je croyais que nous venions de convenir que l'exploitation du nœud et le contrôle de ses terminus faisaient partie de leur politique habituelle – cette politique "traditionnelle" dont vous parlez. — Oui, en effet. Mais je vous ferais remarquer qu'ils n'ont décidé d'annexer Basilic qu'après un débat parlementaire très long et tumultueux. Un débat, si je puis me permettre, où les partis actuellement au pouvoir se trouvaient presque sans exception du côté des opposants à l'annexion. Comparez cela au temps qu'il leur a fallu pour décider d'annexer l'Étoile de Trévor. Il s'agissait du gouvernement Cromarty, certes, mais cette décision a rencontré une opposition très faible, même de la part des conservateurs et des libéraux. En d'autres termes, ils ont pris la décision concernant l'Étoile de Trévor beaucoup plus vite que dans le cas de Basilic. Et sur une base beaucoup plus proche du consensus. » Cette fois, nous parlons de Lynx et du reste d'un amas au complet, et les mêmes partis qui s'opposaient le plus vigoureusement à l'annexion de Basilic sont ceux qui ont commencé à argumenter en faveur de cette nouvelle annexion à bien plus grande échelle. Et vous remarquerez qu'ils l'ont fait moins de deux semaines après avoir découvert la position de ce nouveau terminus. » Il haussa les épaules. « Ce que tout cela m'inspire, Thomas, c'est que le Royaume stellaire de Manticore est devenu expansionniste. » Plusieurs ministres lui lancèrent des regards exaspérés. D'autres paraissaient beaucoup plus songeurs, et Héloïse Pritchart ressentit un pincement d'inquiétude en constatant combien appartenaient à la deuxième catégorie. « En toute honnêteté, Arnold, fit-elle au bout d'un moment, je dirais que vous êtes... mettons, prédisposé – si vous me passez l'expression – à considérer le Royaume stellaire comme expansionniste depuis un certain temps maintenant. — Et vous vous demandez si cette prédisposition ne me pousse pas à envisager les événements actuels avec une appréhension exagérée », dit Giancola, affable. Il lui sourit, et Pritchart s'imposa d'en faire autant alors qu'elle aurait voulu lui coller son poing dans la figure. Toutefois, il avait beau la mettre en rage, elle devait bien reconnaître qu'elle ne pouvait pas simplement écarter son analyse, même si elle en avait très envie. Tout comme elle devait admettre qu'il avait vraiment du charisme. Un charisme qu'elle aurait voulu le voir exercer très loin de cette réunion. « Pour être franche, oui, répondit-elle. — Eh bien, pour être tout aussi franc, je ne peux pas vous assurer que ce n'est pas le cas. D'un autre côté, peut-être est-ce parce que mes sentiments sont fondés. Je vous accorde que l'annexion du système du terminus ne représenterait que le prolongement de leur politique de sécurité territoriale à long terme. Mais nous ne parlons pas uniquement de ce système. Nous par ions aussi de Lynx, et peut-être bien des autres systèmes habités de l'amas de Talbot. Dix-sept d'un coup. Il y a un gouffre entre cela et l'annexion d'un système unique peuplé d'extraterrestres primitifs comme Basilic, ou même un système vital sur le plan stratégique, dont la population de longue date réclame son annexion, comme l'Étoile de Trévor. » Il secoua la tête. « Non, madame la présidente. Je crois que cela représente un expansionnisme agressif et arrogant. Je crois que l'impression qu'ont les Manties d'avoir complètement vaincu le régime de Robert Pierre a alimenté un élan impérialiste latent depuis toujours dans la politique étrangère du Royaume stellaire. Je crois que l'on peut voir une autre manifestation de cette arrogance et de cet impérialisme dans leur attitude concernant l'actuelle confrontation avec les Andermiens en Silésie. À l'évidence, ils considèrent la Silésie comme leur terrain de jeu privé, et personne d'autre n'y est le bienvenu. Il n'y a qu'un petit pas à franchir entre considérer une nation souveraine comme une dépendance économique et procéder à la franche annexion de systèmes individuels qui ne sont pas en position de résister. — Mais, d'après les rapports de Wilhelm, l'intérêt pour l'annexion vient à l'origine de Lynx et pas des Manties, objecta Hanriot. — Comment en être sûr ? » intervint Walter Sanderson, le ministre de l'Intérieur. Les yeux de Pritchart s'étrécirent : elle croyait Sanderson fermement de son côté, mais elle en était soudain beaucoup moins certaine. Un doute qui grandit encore quand Sanderson reprit : « Le seul contact qu'ont eu les Manticoriens avec Lynx s'est fait à travers leur propre vaisseau de cartographie. Nous n'avons aucun moyen de savoir ce qu'ils ont réellement dit, juste ce que l'équipage du vaisseau est censé avoir rapporté de leurs propos. D'après leur gouvernement. — Vous sous-entendez qu'ils ont menti ? fit Theisman en décochant à Sanderson le regard que Pritchart s'efforçait à grand-peine de ne pas lui adresser. — Je sous-entends qu'ils pourraient bien l'avoir fait, répondit Sanderson. Je ne peux pas jurer que ce soit le cas, mais je ne peux pas non plus jurer du contraire, et si on réfléchit selon l'axe proposé par Arnold, alors la tentation de présenter leurs actes sous le meilleur jour possible doit être très forte. Et une "requête" de la part de Lynx ferait un merveilleux prétexte. — Mais pourquoi auraient-ils besoin d'un prétexte ? demanda LePic. — Je vois au moins une bonne raison », fit Giancola d'un ton réfléchi. Le ministre de la Justice se tourna vers lui, et il haussa les épaules. (( Quoi que nous pensions de ce qu'ils font, je vous garantis que la Ligue solarienne ne va pas applaudir des deux mains. Et les Solariens sont de grands tenants de l'autodétermination. — Ça c'est sûr ! renifla Theisman avec amertume. Tant que ce ne sont pas eux les expansionnistes, en tout cas. — Je ne vous contredirai pas là-dessus, dit Giancola. D'ailleurs, je pense que personne ne le ferait. Mais, l'important, c'est que, dans la mesure où ils soutiennent officiellement ce concept, ils vont avoir du mal à objecter aux initiatives du Royaume si celui-ci parvient à convaincre l'opinion publique solarienne que Lynx a réellement demandé à être annexé. — C'est un peu trop machiavélique pour moi, affirma LePic. — Peut-être, répondit Giancola avec naturel. Mais, quel que soit l'angle sous lequel on approche la question, Haute-Crête et Descroix sont quand même assez machiavéliques, vous savez. À moins que vous ne pensiez qu'ils font traîner en longueur les négociations sur les systèmes occupés par simple bonté d'âme, Denis ? — Bien sûr que non, grommela LePic. — S'ils sont prêts à se servir de ces négociations pour obtenir un avantage intérieur, je ne vois aucune raison de croire qu'ils répugneraient à envisager leur expansion dans l'amas de Talbot de la façon que j'ai décrite. » Ce serait déjà grave, mais je dois dire que cela ne m'inquiéterait pas outre mesure s'ils s'intéressaient uniquement à Talbot. Après tout, cela les emmènerait dans la direction opposée à notre propre territoire et notre sphère d'intérêt. Hélas, à mes yeux, leur attitude envers Talbot est symptomatique de leur attitude face à l'expansion territoriale en général. Et si c'est bien le cas, alors nous sommes beaucoup trop proches d'eux à mon goût. Surtout qu'ils occupent encore des territoires républicains. » « Bon sang, mais quel beau parleur », soupira Theisman. LePic et lui étaient assis dans le bureau de Pritchart, plusieurs heures plus tard. Au-delà des immenses fenêtres, les lumières de La Nouvelle-Paris plongée dans la nuit brillaient comme des joyaux aux multiples teintes, mais aucun d'eux n'était d'humeur à apprécier leur beauté. « Oui, on peut le dire », fit Pritchart. Elle s'enfonça dans son fauteuil trop grand et ferma les yeux, lasse. (( Et il s'améliore, dit-elle au plafond derrière ses paupières closes. — Je sais », répondit LePic. Son ton était dur, et il haussa les épaules, irrité, quand Theisman le regarda d'un air interrogateur. (( Il me donne la chair de poule. Je sais qu'il est intelligent, et bon nombre de ses arguments tiennent debout. Je me dis parfois qu'ils tiennent même très bien debout, surtout quand je suis particulièrement en rogne après les Manties. Mais il se passe trop de choses sous la surface. Il me rappelle Saint-Just. — C'est peut-être un peu excessif, nuança Theisman au bout de quelques instants. Je ne doute pas qu'il ait beaucoup moins de scrupules qu'il ne veut en avoir l'air, Denis. Mais le comparer à Saint-Just ? » Il secoua la tête. « Je ne crois pas qu'ils jouent dans la même cour en termes de troubles du comportement social. — Ce n'est pourtant pas par manque d'ambition ! renifla LePic. — Il est sans scrupules, oui, intervint Pritchart en ouvrant les yeux et en laissant le dossier de son fauteuil se redresser. Mais je crois que Thomas a raison, Denis. Arnold est sans doute prêt à beaucoup pour satisfaire ses ambitions, mais je ne le vois pas faire sauter un engin nucléaire au beau milieu de La Nouvelle-Paris. — J'espère que vous avez tous les deux raison et moi tort », fit LePic. La formule ne la réjouit pas franchement, vu que Walter Trajan et Kevin Usher faisaient tous deux leurs rapports à LePic, mais elle apprécia encore moins la suite. « En attendant, vous avez remarqué Sanderson ? — Oui, grimaça Theisman. Je crois que nous sommes en train de le perdre lui aussi. — Et, sauf erreur de ma part, Arnold gagne encore du terrain au Congrès », fit remarquer Pritchart. Elle grimaça à son tour. « Jusque-là, rudoyer Haute-Crête et Descroix dans les négociations joue davantage en notre faveur que contre nous pour ce qui est du soutien du Congrès, mais ce cher Arnold montre davantage de répondant que je ne le voudrais. À ses yeux, je lui ai volé la vedette en adoptant une attitude ferme dans les négociations, alors il me renvoie la politesse en exprimant une plus grande inquiétude encore vis-à-vis des Manties. Et vous savez le pire dans tout ça ? Elle regarda ses deux alliés, qui firent non de la tête. « Le pire, dit-elle tout bas, c'est qu'il est tellement convaincant que j'ai parfois l'impression d'être d'accord avec lui. » « Merci pour l'invitation à dîner, monsieur le ministre. Comme toujours, le repas était délicieux. — Et comme toujours, monsieur l'ambassadeur, la compagnie était excellente », répondit Giancola, cordial. Yinsheng Reinshagen, Graf von Kaiserfest, ambassadeur andermien auprès de Havre, sourit à son hôte. Ce n'était pas le premier dîner privé qu'il partageait avec le ministre havrien des Affaires étrangères, et il ne s'attendait pas à ce que ce soit le dernier. Officiellement, il s'agissait d'un dîner de travail entre diplomates pour discuter de relations commerciales plus serrées entre la République renaissante et l'Empire. Kaiserfest admirait assez ce prétexte. L'expérience de Giancola au Trésor le rendait encore plus crédible... et expliquait aussi qu'il ne ressente pas le besoin de convier des représentants des ministères du Commerce ou du Trésor. Une couverture admirable pour tenir à l'écart tout témoin potentiellement irritant et, pour s'assurer de son maintien, Kaiserfest avait même accordé quelques concessions commerciales. Giancola savait très bien ce que pensait l'Andermien, parce qu'il s'était donné du mal pour que Kaiserfest se fasse précisément ces réflexions. Mais ce que l'ambassadeur ignorait, c'est que la couverture sur laquelle ils s'étaient entendus était aussi le réel motif de ces réunions aux yeux d'Héloïse Pritchart. « Eh bien, dit Kaiserfest, si succulent qu'ait été ce repas, je dois être à l'opéra dans deux heures, je le crains. — Bien sûr. » Giancola saisit son verre de cognac et en prit une gorgée en connaisseur, puis baissa le verre en souriant. « Pour être bref, monsieur l'ambassadeur, je voulais simplement profiter de cette occasion pour vous répéter la position de mon gouvernement : nous partageons certains intérêts avec l'Empire. À l'évidence, tant que nos négociations avec Manticore se poursuivent, nous ne sommes pas à même d'apporter un soutien public aux efforts de votre gouvernement pour résoudre vos propres... difficultés avec le Royaume en Silésie. D'ailleurs, tant que nous n'aurons pas réglé notre différend, soutenir officiellement vos intérêts serait sans doute contre-productif. » Néanmoins, et sans vouloir paraître théâtral à l'excès, mon gouvernement est bien conscient que, selon le vieil adage, l'ennemi de notre ennemi est notre ami. La République et l'Empire trouveraient tous deux un avantage à... réduire la capacité de Manticore à se mêler de nos affaires internes et de nos intérêts légitimes en termes de sécurité. Cela posé, il nous semble qu'il serait tout à fait logique de coordonner nos efforts dans ce sens. En toute discrétion, bien entendu. — Oh, bien entendu », approuva Kaiserfest. Il prit une gorgée de cognac à son tour, laissa l'alcool riche et ardent rouler dans sa bouche puis hocha la tête. « Je comprends parfaitement, dit-il. Et je suis d'accord. — Vous comprenez également, j'en suis sûr, ajouta Giancola d'un air grave, que, bien que nous ayons l'intention d'apporter à l'Empire tout le soutien possible, nous serons tenus de prendre une position publique légèrement différente. J'accorde beaucoup de valeur à notre amitié, monsieur l'ambassadeur, mais il serait naïf de notre part de prétendre qu'il s'agit ici d'autre chose que de realpolitik. — Bien sûr. — Hélas, ma nation est encore dans le feu d'une certaine ferveur révolutionnaire, fit remarquer Giancola. Ce genre d'enthousiasme s'accommode mal des exigences pragmatiques d'une diplomatie interstellaire efficace. Ce qui, bien sûr, est la raison pour laquelle la présidente Pritchart et moi-même pourrions nous trouver contraints de faire des déclarations publiques susceptibles d'être interprétées comme des critiques de la politique silésienne de l'Empire. J'espère que l'empereur et vous comprendrez tous deux pourquoi nous jugeons nécessaire de masquer notre véritable politique par un certain degré de désinformation. — Ce type de situation ne nous est pas tout à fait inconnu, répondit Kaiserfest avec un mince sourire. Et comme vous l'avez souligné vous-même, nos intérêts "pragmatiques" font de nous des alliés naturels – pour l'instant du moins –, et peu importe la rhétorique que vous seriez obligés d'adopter en public. — Vous êtes très compréhensif, monsieur l'ambassadeur. — Juste terre à terre, lui assura Kaiserfest. J'informerai évidemment Sa Majesté de nos conversations. — Évidemment, fit Arnold Giancola dans un sourire. C'est bien ainsi que je l'entendais. » CHAPITRE TRENTE-SEPT « Alors, vous avez réfléchi à ce qu'ils risquent de trouver ? » demanda Alistair McKeon. Honor et lui avaient pris l'ascenseur en compagnie d'Alfredo Yu, Warner Caslet, le capitaine de vaisseau Samson Grant, Nimitz, Mercedes Brigham, Roslee Orndorff, Banshee et l'inévitable Andrew LaFollet. Le témoin lumineux représentant la cabine progressait sur le schéma du HMS Loup-Garou, en route vers une réunion à laquelle Alice Truman aurait elle aussi dû assister. Pour l'instant, toutefois, Alice s'occupait de coordonner le redéploiement des plateformes de reconnaissance du système... en grande partie à cause des événements à la source de cette réunion. « Qui ça ? Les équipements de reconnaissance ? fit Honor. — Hein? » McKeon écarquilla un instant les yeux puis se mit à rire. « Désolé. Je comprends pourquoi vous pensiez que ma question portait là-dessus, vu les circonstances. Mais, en fait, je revenais sur la discussion d'hier soir. » Elle le regarda, et il haussa les épaules. « Voyez ça comme une façon de me changer les idées. — Assez futile, fit-elle remarquer. — Comme toutes les distractions, répondit joyeusement McKeon. Si on peut répondre à la question une fois pour toutes, elle cesse d'être distrayante, non? — Je vous ai déjà dit que vous étiez quelqu'un de bizarre, Alistair ? » Orndorff, Grant et Brigham échangèrent un sourire dans le dos de, leurs supérieurs. Yu et Caslet, pour leur part, étaient assez gradés pour rire ouvertement, et Nimitz y alla lui aussi de son blic moqueur. « Eh bien, je ne crois pas, répondit McKeon. Mais, insultes gratuites mises à part, ma question tient toujours. À votre avis, que risquent-ils de trouver ? — Je n'en ai pas la moindre idée, dit-elle franchement. D'un autre côté, quoi qu'il en soit, c'est sûrement fait maintenant. La nouvelle va juste mettre un moment à nous parvenir. — On est un peu au milieu de nulle part », acquiesça McKeon avec aigreur. Ce qui était vrai à plus d'un titre, songea Honor. La question de McKeon venait de le mettre clairement en évidence, que telle ait été son intention ou non. Ils avaient appris deux jours plus tôt que le HMS Joie des moissons avait reçu l'ordre de quitter le système de Manticore par le terminus récemment découvert, mais le message avait mis plus de trois semaines standard pour les atteindre. Le rapport annonçant ce que le vaisseau de cartographie avait découvert de l'autre côté du terminus mettrait aussi longtemps à faire le voyage... et il en irait de même pour tout autre message que l'Amirauté ou le gouvernement Haute-Crête pourrait avoir envie de leur envoyer. Non qu'aucune de ces augustes entités ait encore manifesté d'intérêt à communiquer avec une base aussi clairement négligeable que Sidemore. « Je n'ai aucune idée de ce que Zachary et le professeur Kare risquent de trouver, dit-elle à McKeon, mais j'espère que cela ne détournera pas davantage l'attention du gouvernement de notre situation ici. — Mmm. » McKeon fronça les sourcils. « Je comprends votre inquiétude, mais je pense que c'est un peu à l'image du verre à moitié vide ou à moitié plein. Nous ne recevons aucun soutien, aucun guidage, mais ils n'aggravent pas non plus la situation. » Yu allait dire quelque chose mais il se ravisa. D'autres se sentaient moins tenus de faire preuve de tact, toutefois. — L'amiral McKeon n'a peut-être pas tort, milady », intervint prudemment Brigham derrière eux. Honor regarda le chef d'état-major par-dessus son épaule, et celle-ci haussa les épaules. Ce n'est pas juste qu'ils vous collent la responsabilité de concevoir et d'appliquer la politique spatiale dans la région, poursuivit-elle. Mais, vu le genre de politique qu'ils ont l'air d'aimer bâtir, le Royaume stellaire n'est peut-être pas plus mal loti si quelque chose détourne leur attention pendant la durée de notre séjour. — Je comprends votre point de vue – le vôtre et celui d'Alistair, dit Honor au bout d'un moment. Mais je crois qu'il s'agit d'un sujet dont nous ne devrions sans doute pas discuter, même "en famille". » Elle connaissait assez Yu et Caslet pour ne pas être gênée de le dire devant eux, et Grant, le chef d'état-major de Yu, était un Graysonien de la vieille école : impossible de l'imaginer trahissant des confidences. Et puis les trois hommes faisaient eux-mêmes partie de la « famille », par adoption en quelque sorte, et elle leur adressa un sourire en poursuivant. « Inutile de prétendre que nous ne sommes pas tous inquiets de l'absence de nouvelles instructions, et je ne vois pas comment éviter de spéculer sur la raison pour laquelle nous n'en recevons pas. Mais je préférerais largement que nous limitions les discussions concernant la stupidité de nos ordres existants. Je ne m'attends pas à ce que vous vous ordonniez de cesser d'y penser, mais, en vérité, il y a suffisamment de méfiance et de ressentiment au sein de l'état-major sans rajouter de l'huile sur le feu. » Elle soutint le regard de Brigham quelques instants, puis passa à Orndorff et McKeon, attendant que chacun d'eux acquiesce. McKeon allait rajouter quelque chose, mais l'ascenseur arrivait à destination. La porte s'ouvrit en sifflant, et il haussa les épaules avec un sourire en coin pour cette arrivée à point nommé, puis il recula pour suivre Honor dans la coursive. Andréa Jaruwalski et Georges Reynolds attendaient dans la salle de briefing quand Andrew LaFollet passa la tête par le sas pour inspecter le compartiment comme à son habitude. Un capitaine de vaisseau de la FRM, assez grand, cheveux clairs, et une capitaine de corvette sidemorienne plus jeune que la moyenne attendaient avec les officiers d'état-major, et le regard de LaFollet s'attarda un instant sur eux comme s'il voulait graver leurs visages dans sa mémoire. Puis il se retira dans la coursive et permit à Honor de précéder son petit groupe dans la cabine. Ses subordonnés se levèrent respectueusement, et elle leur fit signe de se rasseoir tandis qu'elle se dirigeait vers son siège en tête de table. McKeon prit place à sa droite, Orndorrf à côté de lui, et Yu et Caslet s'installèrent à sa gauche. Brigham se trouva un siège entre Jaruwalski et Reynolds, et Honor attendit encore quelques instants que les deux chats sylvestres se positionnent sur le dossier du fauteuil de leur compagne humaine respective, puis elle porta son attention sur Jaruwalski. « Georges et vous êtes prêts à nous briefer ? demanda-t-elle. — Oui, milady, répondit l'officier d'opérations. — Alors autant commencer. — Bien, milady. » Jaruwalski fit un signe de tête à Reynolds : Allez-y, Georges. — Certainement, madame », répondit le « barbouze » sur un ton plus officiel que d'habitude, dû à la présence de personnes extérieures. Puis il s'éclaircit la gorge. « Tout d'abord, permettez-moi de vous présenter le capitaine de vaisseau Ackenheil. — Du LaFroye, je crois ? fit Honor en haussant le sourcil. — Oui, milady, confirma Ackenheil. — Joli travail avec le Voyageur, dit-elle. Très joli. J'aurais préféré qu'on ne prenne pas un bâtiment esclavagiste baptisé comme l'un de mes anciens vaisseaux, grimaça-t-elle, mais la libération de presque deux cents esclaves compense largement. Mon rapport sur cet incident souligne l'excellent travail que votre équipage et vous avez accompli. — Merci, milady. Nous n'aurions toutefois pas pu le faire sans les renseignements fournis par le capitaine Reynolds. » Ackenheil était à l'évidence très curieux de la façon dont ces renseignements avaient été recueillis, mais il ne manifesta aucune déception quand Honor s'abstint de l'éclairer. Il ne s'attendait pas vraiment à ce qu'elle le fasse... et elle n'avait absolument pas l'intention de lui dire qu'elle soupçonnait fort les informations sur lesquelles était fondée l'opération Wilberforce de provenir d'un groupe terroriste interdit via une entreprise de sécurité au service permanent d'une députée récemment élue. « Le succès d'une opération est toujours le résultat de l'effort de beaucoup de gens qui tirent dans la même direction en même temps, capitaine, préféra-t-elle déclarer, et vous et le LaFroye étiez à la pointe acérée de la chaîne. » Sans compter que c'est vos carrières qui en auraient pâti si nos informations avaient été fausses. « Qui plus est, votre prise du Voyageur a donné à nos renseignements sur lés opérations de traite d'esclaves au sein de la Confédération ce qui pourrait se révéler un élan plus puissant encore que nous ne nous y attendions. Dans ces conditions, votre équipage et vous méritez des éloges pour ce travail très bien mené. — Merci, milady, répéta Ackenheil avant de désigner la jeune femme à ses côtés. Permettez-moi de vous présenter le capitaine de corvette Zahn, mon officier tactique. — Capitaine. » Honor salua de la tête la jeune Sidemorienne. « Si je me souviens bien, votre mari est un analyste civil attaché à la Flotte de Sidemore. — Oui. Oui, en effet, milady. » Zahn paraissait stupéfaite que le commandant de la base ait fait le lien, et Honor dissimula un petit sourire à sa réaction. « Eh bien, capitaine, dit-elle en reportant son attention vers Ackenheil, j'ai cru comprendre que le capitaine Reynolds vous avait tous les deux traînés à bord du vaisseau amiral pour nous dire ce que les Andies mijotaient. — En réalité, milady, rectifia Reynolds, c'est le capitaine Ackenheil qui est venu nous trouver. » Honor le regarda, et l'officier de renseignement haussa les épaules. « Dès que j'ai appris ce qu'il avait à dire, toutefois, j'ai su que vous voudriez l'entendre de vive voix, sans attendre que son rapport arrive par les canaux habituels. — Si votre résumé était aussi exact que d'habitude, vous avez eu tout à fait raison », dit-elle. Puis elle se tourna vers Ackenheil : « Capitaine ? — Si cela ne vous dérange pas, milady, je vais laisser le capitaine Zahn décrire ce qui s'est passé. Elle était au poste tactique à ce moment-là. — Très bien. » Honor acquiesça de la tête et posa son regard sur la Sidemorienne. « Allez-y, capitaine Zahn. — Bien, milady. » Honor percevait la nervosité de la jeune femme mais, si elle n'avait pas été capable de capter directement les émotions d'autrui, elle n'aurait jamais deviné qu'une femme d'apparence aussi calme et sereine ressentait le moindre embarras. « Il y a treize jours, commença Zahn, nous étions postés dans le système de Brennan. Nous étions là depuis cinq jours et nous devions partir trois jours plus tard. Jusque-là, c'était une patrouille de routine, même si nous avions relevé quelques mouvements suspects à l'intérieur du système. — D'après nos sources, intervint Reynolds au bénéfice d'Honor, le gouverneur Heyerdahl pourrait avoir un petit arrangement privé avec les éléments criminels locaux. À notre connaissance, il semble qu'il s'agisse avant tout de contrebande à petite échelle et non de compromission avec des voleurs, pirates ou esclavagistes. Le LaFroye était chargé de surveiller tout mouvement de fret suspect, surtout pour confirmer que Heyerdahl ne donne que dans la contrebande. — Compris. » Honor acquiesça. Si Heyerdahl n'était impliqué que dans la contrebande, c'était un parangon de vertu et de respect de la loi par rapport à la plupart des gouverneurs de système silésiens. « Poursuivez, capitaine Zahn, s'il vous plaît. — Bien, milady. Comme je le disais, nous étions postés là depuis cinq jours quand nos plateformes de reconnaissance supraluminiques ont détecté l'arrivée d'un croiseur de combat andermien. Il ne diffusait pas de code de transpondeur, mais nous avons obtenu une identification catégorique de sa signature grâce à l'une des plateformes. Et puis nous l'avons perdu. — Perdu, répéta Honor. — Oui, milady. Il a carrément disparu des capteurs passifs des plateformes. — Quelle était la distance à la plateforme la plus proche ? s'enquit Honor avec intérêt. — Inférieure à huit minutes-lumière », répondit Zahn, et les yeux d'Honor s'étrécirent. Elle regarda McKeon et Yu, le visage inexpressif, et tous deux lui rendirent le même regard. Puis ils se retournèrent vers Zahn. — Nous étions surpris de le perdre à si faible distance, continua l'officier tactique. Nos derniers renseignements soulignaient une amélioration substantielle de leurs systèmes furtifs mais rien dans le briefing n'évoquait un tel progrès. Dès que nous l'avons perdu, le commandant m'a ordonné de le retrouver. Puisque les plateformes principales étaient fixes, j'ai déployé une enveloppe standard de drones Cavalier fantôme pour couvrir le volume autour de sa dernière position connue avec des plateformes mobiles. » La Sidemorienne grimaça. « Nous ne l'avons pas retrouvé. — Combien de temps vos drones ont-ils mis pour atteindre les lieux, capitaine ? demanda Yu. — Environ soixante-deux minutes, monsieur, répondit Zahn. Vu sa vélocité au moment où nous l'avons perdu et les dernières estimations de la DGSN sur son accélération maximale probable, il aurait dû se trouver dans un rayon de cinq virgule un minutes-lumière de sa dernière position observée. Il n'y était pas. — Vous en êtes sûre ? fit Honor. Il ne continuait pas simplement en mode balistique ? — Je pense que c'est exactement ce qu'il faisait, milady. Mais pas dans un rayon de cinq minutes-lumière du dernier endroit où nous l'avions vu. Mes drones couvraient ce volume comme un peigne à poux. S'il avait été là, nous l'aurions trouvé. — Je vois. » La voix d'Honor était seulement songeuse mais, en son for intérieur, elle était impressionnée de la certitude du capitaine de corvette. La jeune femme était peut-être un peu nerveuse à l'idée de se retrouver face à un si haut gradé, mais sa confiance en ses propres compétences était étonnante. Et, à en juger par l'attitude approbatrice et presque paternelle d'Ackenheil envers elle, cette confiance était sans doute justifiée. « Alors, selon vous, que s'est-il passé ? demanda-t-elle au bout d'un moment. — Je pense que notre estimation de l'efficacité de leur compensateur demeure trop basse, milady, fit Zahn. Et je pense qu'ils ont peut-être une meilleure idée des performances de nos systèmes de surveillance standard que je ne le voudrais. Je ne crois pas qu'ils aient une idée aussi précise des capacités de Cavalier fantôme, mais, pour être honnête, je ne parierais pas là-dessus non plus. » Si j'ai raison, alors ils ont pu évaluer correctement le moment et le lieu où ils cesseraient d'apparaître sur les capteurs de nos plateformes orbitales en utilisant leurs systèmes furtifs améliorés. Je crois que c'est exactement ce qu'ils ont fait et que, dès qu'ils ont eu la certitude d'avoir réussi, ils ont produit une accélération plus forte que nous ne les en jugions capables, sur une trajectoire de fuite. Et quand ils se sont dit que nos drones pourraient bien arriver en position de détecter leurs émissions malgré le mode furtif, ils ont coupé leurs impulseurs et continué en mode balistique, comme vous l'avez suggéré. Mais, parce qu'ils produisaient une accélération supérieure, ils se trouvaient hors de la zone où les systèmes actifs de Cavalier fantôme auraient pu les trouver même en l'absence de signature d'impulsion. — Et, à votre avis, comment ont-ils réussi à estimer si précisément le moment idéal ? » s'enquit Honor. Prononcée sur un autre ton, sa question aurait pu laisser entendre que Zahn tendait à croire en l'amélioration des performances andermiennes qu'elle venait d'exposer pour excuser un effort mesuré pour trouver le croiseur de combat fuyant. Telle qu'elle était posée, toutefois, il s'agissait clairement d'une honnête demande d'information, et elle sentit Zahn se détendre un peu. — J'envisage deux possibilités, milady. Nous savons d'après les rapports du capitaine Ferrero que les Andies possèdent eux aussi une capacité de communication supraluminique. Peut-être avaient-ils déjà installé des plateformes furtives dans le système pour nous observer – voire un autre vaisseau en mode furtif – de sorte qu'ils ont été mis au courant quand nous avons déployé les drones, qui ne sont pas très discrets pendant la première phase du déploiement. » S'ils ont surveillé le déploiement, ils ont pu envoyer un avertissement supraluminique au croiseur de combat, lui donnant au moins une idée grossière du moment où les drones pourraient arriver à portée de détection. Muni de cette information, le bâtiment aurait eu une vague idée de l'instant où couper ses impulseurs pour disparaître de nos capteurs passifs. — Je n'aime pas beaucoup ce scénario, capitaine, fit remarquer Honor. Hélas, il n'en est pas moins probable pour autant. Mais vous parliez de deux possibilités ? — Oui, milady. Personnellement, je trouve la seconde encore plus troublante : ils pourraient bien avoir détecté les drones Cavalier fantôme avant que ceux-ci ne les détectent. — Vous avez raison, dit Honor au bout d'un moment. C'est bel et bien une éventualité plus troublante. » Elle se tourna vers Jaruwalski. « Qu'en pensez-vous, Andréa ? — À ce stade, milady, je ne suis pas prête à écarter une hypothèse ou l'autre, répondit franchement Jaruwalski. Je comprends qu'il est toujours dangereux de surestimer le potentiel d'un adversaire, mais il est encore plus dangereux de le sous-estimer. Quoi qu'il en soit, j'aurais nettement tendance à penser que la première hypothèse du capitaine Zahn est la bonne. Je sais combien il serait difficile pour nous de détecter un drone Cavalier fantôme en approche à temps pour couper nos impulseurs avant qu'il nous voie sur ses capteurs passifs, même si nous étions alors en mode furtif. Même en admettant toutes les améliorations possibles de la technologie andermienne, j'ai beaucoup de mal à croire que nos estimations locales pourraient être à côté de la plaque au point qu'ils aient développé des capacités leur permettant de telles prouesses. » — Elle n'avait rien dit, remarqua Honor, concernant le degré d'erreur des estimations de l'Amirauté, en revanche. « Je suis d'accord avec le capitaine Jaruwalski, milady, intervint Reynolds. Nous pourrions nous tromper tous les deux, mais je ne le pense pas. Pas à ce point. — Toutefois, l'éventualité qu'ils aient surveillé le LaFroye d'aussi près sans se faire repérer n'est guère plus réjouissante, souligna le capitaine de frégate Orndorff. — Non, en effet », confirma Honor en donnant dans l'euphémisme. Elle réfléchit quelques instants en silence aux implications, puis se secoua et reporta son attention sur Ackenheil et Zahn. « Je crois que nous allons devoir accepter l'idée que l'une de vos deux hypothèses est correcte, sans certitude, capitaine — Zahn. Que s'est-il passé après que vous avez échoué à le retrouver ? — J'ai ordonné au capitaine Zahn de poursuivre les opérations de recherche, répondit Ackenheil avant que Zahn ait ouvert la bouche. J'ai autorisé l'utilisation de drones Cavalier fantôme supplémentaires et ordonné un changement de cap qui nous menait vers la dernière position connue des Andermiens. — Et ? fit Honor comme il marquait une pause. — Et si les Andies avaient réellement eu l'intention d'ouvrir les hostilités, milady, avoua-t-il avec une honnêteté inflexible, ils auraient sans doute détruit mon vaisseau. Et Ça aurait été ma faute, pas celle du capitaine Zahn. — En quoi ? — Eh bien, milady, il est évident avec le recul que l'Andermien avait prévu ma réaction avec une précision déprimante. Il nous attendait. Toujours en mode furtif, bien plus près de nous qu'il n'aurait dû l'être selon moi vu le temps écoulé. Je ne l'ai compris que quand il nous a verrouillés. — Verrouillés, répéta Honor, et Ackenheil hocha la tête. — Oui, milady. Non seulement il nous avait sur capteurs actifs, mais il nous avait verrouillés avec ses radars et lidars de contrôle de feu, et il nous a tenus en respect pendant plus de trente secondes. — Je vois. » Honor s'enfonça dans son fauteuil et échangea encore un regard avec McKeon et Yu. Puis elle rejeta la tête en arrière comme pour s'éclaircir l'esprit avant de se retourner vers Ackenheil. « Et ensuite ? — Ensuite, il a éteint ses systèmes de visée et nous a complètement ignorés », répondit le capitaine de vaisseau. Sa voix était calme, mais Honor percevait les échos d'une rage féroce. « Je l'ai interpellé cinq fois, milady. Il n'a jamais répondu et ne s'est même pas identifié. » « Bon sang, mais à quoi jouent ces imbéciles ? » s'exclama Alistair McKeon sans attendre de réponse. Les capitaines Ackenheil et Zahn avaient quitté le vaisseau amiral pour regagner le LaFroye. Honor les avait assurés de sa confiance, et elle était sincère. Elle ne l'aurait peut-être pas été si Ackenheil avait tenté de minimiser la façon dont le croiseur de combat andermien l'avait surpris, mais Honor avait elle-même connu suffisamment de surprises pour comprendre que cela pouvait facilement arriver. Et elle pouvait être sûre d'une chose : si c'était humainement possible, Jason Ackenheil ne laisserait plus jamais une chose pareille se produire. Pour autant, elle n'était pas rassurée que cela soit arrivé une fois. « On dirait qu'ils continuent sur leur lancée, je trouve », fit Alice Truman depuis l'écran de com au-dessus de la table. Elle avait été mise au courant dans les détails quand Honor l'avait invitée à cette conférence électronique, et elle secouait maintenant la tête à l'écran. « Mais cet incident est plus significatif, dame Alice », fit remarquer Warner Caslet. Tous les yeux se tournèrent vers lui, et le commandant de la première formation de combat de l'escadre du Protecteur haussa les épaules. « Il est beaucoup plus significatif. Et la question de savoir s'il nous visait directement ne se pose pas. "Nous"... enfin, le Royaume stellaire, je suppose. — La question ne se posait pas vraiment pour la plupart de leurs provocations, répondit McKeon, et Caslet grimaça. — Ce n'est pas tout à fait ce que je voulais dire. Ou, plutôt, j'ai réfléchi à autre chose, et j'aimerais que nous ayons un moyen de répondre à la question qui me tracasse. — Quelle question ? demanda Honor. — Ont-ils oui ou non testé les Silésiens autant que nous... voire davantage ? » Honor le regarda, et il haussa les épaules. « Nous savons qu'ils nous ont fait de multiples démonstrations de leurs capacités, mais se sont-ils limités à nos unités ? Ont-ils donné les mêmes leçons aux Silésiens ? — Voilà une idée qui mérite qu'on s'y arrête, milady, fit remarquer Andréa Jaruwalski au bout de quelques instants. Et ce serait logique. — Vous pensez qu'ils ne cherchent pas seulement à nous convaincre qu'ils sont capables de contrer nos avantages technologiques ? dit Truman. Qu'ils tentent de prouver aux Silésiens que la Flotte confédérée ne peut pas affronter la FIA ? — Quelque chose dans ce goût, oui, répondit Caslet. Et cela expliquerait aussi pourquoi leurs forces de répression de la piraterie opèrent si largement dans toute la Confédération. S'ils espèrent nous pousser à reculer, ils espèrent peut-être également convaincre les Silésiens qu'il serait futile d'essayer de résister aux exigences territoriales qu'ils pourraient leur soumettre. Disperser leurs effectifs un peu partout de façon à montrer combien ils sont puissants sur le plan numérique et crâner avec leurs nouveaux jouets pour montrer ce dont ils sont capables, cela pourrait coller avec ces deux stratégies. — Oui, à n'en pas douter, approuva Truman. N'empêche, ce commandant de croiseur de combat a pris un sacré risque en faisant monter les enchères de cette façon. Si Ackenheil avait été un peu plus chatouilleux, il aurait peut-être mis son équipage aux postes de combat et balancé une bordée de missiles avant de se rendre compte qu'il ne s'agissait que de harcèlement. Ce qui aurait pu se terminer en guerre ouverte avec l'Empire. — Oui, ça aurait pu, fit Honor. Hélas, cet incident paraît dans la droite ligne des provocations que nous avons déjà vues, quelle que soit la cible de ces provocations. Et leurs raisons. La question, bien sûr, devient la suivante : où comptent-ils s'arrêter ? S'ils s'arrêtent. — Indépendamment de leurs intentions, je trouve qu'ils courent un risque sérieux de faire basculer la situation de façon irrémédiable, dit McKeon. Foutus crétins ! S'ils ont bel et bien l'intention de faire valoir des exigences territoriales en Silésie, pourquoi ne le disent-ils pas tout simplement ? — Je l'ignore, soupira Honor. Si c'était moi qui dirigeais de l'autre côté, j'aurais sûrement déjà commencé à poser les bases d'un quelconque règlement négocié. Je n'arrive pas à croire qu'ils veulent réellement entrer en conflit avec nous sur un enjeu comme celui-ci ! — Dans des circonstances normales, je serais d'accord avec vous, milady, répondit Caslet. Mais je me pose des questions, vu le nouveau commandant de zone qu'ils ont choisi pour la Silésie. — Mmm. » Honor se tourna vers lui, troublée, puis hocha la tête d'un air contrarié en regardant le reste de ses officiers. « Par certains côtés, je suis d'accord avec Warner, reconnut-elle. Alice elle aussi a rencontré le Herzog von Rabenstrange la dernière fois que nous étions dans la région tous les trois, mais vous autres ne voyez peut-être pas combien l'annonce faite par l'empereur de sa nomination prochaine au commandement de la région est révélatrice. Von Rabenstrange n'est pas un simple officier général. Non seulement il porte le titre de Grofi Admirai, mais c'est aussi le cousin germain de l'empereur, en cinquième position dans la ligne de succession pour le trône par-dessus le marché. Et il a la réputation d'être un de leurs meilleurs commandants au combat. - » Mais, d'un autre côté, c'est un homme d'honneur. Et contrairement à l'amiral von Sternhafen, ce n'est pas un nationaliste antimanticorien. Je pense qu'il ne serait pas à l'aise à l'idée d'accepter la responsabilité d'appliquer une politique qu'il s'attend à mener à la guerre, et il ne serait pas du genre à apprécier de nous provoquer au combat comme Sternhafen pourrait le faire. Je ne dis pas qu'il refuserait le poste ou s'abstiendrait d'exécuter des ordres allant dans ce sens malgré tout s'il les recevait, parce qu'il prend son devoir d'officier très au sérieux. Mais, sauf grosse erreur de ma part, il ferait tout son possible pour convaincre l'empereur de ne pas ouvrir les hostilités à dessein. Gustav et lui ont toujours été proches, depuis qu'ils ont fait l'école spatiale andermienne ensemble, donc je suis sûre qu'il aurait dit ce qu'il avait sur le cœur. Peut-être le fait qu'on l'envoie ici relever Sternhafen indique-t-il que les Andermiens n'ont pas vraiment l'intention de commencer une guerre. — Peut-être, fit McKeon avec aigreur. Mais, quoi qu'ils préparent, la façon dont ils se conduisent va nous pousser à échanger des tirs, que les deux camps le veuillent ou non ! S'ils voulaient bien exposer leurs exigences et nous laisser y répondre, d'une façon ou d'une autre, les deux camps sauraient quelles sont leurs options. Comme ça, au moins, on ne commencerait pas à s'entre-tuer à cause d'un stupide accident! — Ils n'expriment sans doute rien d'officiel parce qu'ils ne se rendent pas compte qu'une telle bande de dégonflés dirige le Royaume stellaire, répondit Honor dans-un accès de rage soudain. Ils croient que quelqu'un au sein du gouvernement Haute-Crête pourrait avoir du caractère et leur tenir tête ! Quelqu'un... » Elle s'interrompit brutalement en réalisant la frustration qu'elle révélait. Elle était d'ailleurs stupéfaite de découvrir l'étendue de sa colère... et la façon dont elle la laissait exploser, malgré ses remontrances à McKeon, Orndorff et Brigham dans l'ascenseur. Personne n'ajouta rien pendant au moins trente secondes, puis McKeon s'éclaircit la gorge et la regarda en haussant le sourcil. — J'imagine, dit-il avec ironie, que votre dernier commentaire indique que vous n'avez pas reçu de nouveaux ordres secrets de l'Amirauté dont nous ignorerions tout ? — Non, fit Honor en reniflant. Bien sûr, si ces ordres étaient secrets, je prétendrais de toute façon ne pas en avoir reçu, pas vrai ? — Certes, concéda McKeon. Mais vous ne mentez pas très bien. Honor se mit à rire à contrecœur et secoua la tête. Mais il avait réussi à casser sa mauvaise humeur, comme il en avait eu l'intention, et elle lui adressa un sourire de remerciement. Puis elle se reprit et revint résolument à la question qui les préoccupait. « En réalité, dit-elle, j'aurais bien aimé recevoir de nouvelles instructions, secrètes ou non. Même de mauvais ordres vaudraient mieux que rien. Or c'est précisément ce que nous avons reçu : rien. L'Amirauté a accusé réception de mes dernières dépêches, y compris le rapport de Georges sur les provocations grandissantes et la décision de l'Empire d'envoyer von Rabenstrange, mais c'est tout. On croirait que personne là-bas ne prend la peine de lire nos courriers. — Donc vous ne pouvez rien faire d'autre que poursuivre avec les ordres existants, fit Alfredo Yu, pensif. — Tout à fait. Et ils sont encore plus dépassés – et, disons-le carrément, inappropriés – qu'ils ne l'étaient quand on nous a envoyés ici, répondit Honor avec une franchise qu'elle aurait montrée devant peu de non-Manticoriens. Pire, je commence à penser que personne à l'Amirauté ni aux Affaires étrangères ne se préoccupe beaucoup de la Silésie et des Andermiens en ce moment. — Vous pensez que leur attention est retenue par la Flotte populaire ? Enfin, je veux dire la Flotte républicaine, bien sûr », dit McKeon. Ni Yu ni Caslet ne cillèrent, mais Honor les sentit grimacer tous les deux intérieurement. Non pas de colère, et sûrement pas parce que leur allégeance vacillait à cette date tardive. Il s'agissait plutôt d'un sentiment de deuil, un regret doux-amer face aux changements dans la République, auxquels ils ne prendraient jamais part. Et une colère qui couvait, pire encore que celle des Graysoniens, devant l'attitude du gouvernement Haute-Crête, qui avait l'air de raviver les tensions entre Havre et Manticore. « Je crois que c'est précisément le cas », confirma-t-elle au bout d'un moment. En fait, elle le redoutait depuis que la nouvelle que les inquiétudes de Benjamin Mayhew concernant la mystérieuse « opération Refuge » étaient largement fondées avait enfin atteint le Marais. « Pour tout dire, poursuivit-elle en exprimant ouvertement ses craintes devant son état-major, je pense que le gouvernement a de moins en moins confiance en sa propre capacité à "maîtriser" la République. » Et la situation domestique à travers elle, s'abstint-elle prudemment d'ajouter. « L'annonce de Thomas Theisman n'a pas aidé, à ce niveau, mais les derniers courriers en provenance de Manticore sont aussi pleins d'éditoriaux sur la position "agressive" de la présidente Pritchart dans les négociations de paix. » Elle secoua la tête. « J'ignore dans quelle mesure ce que le joie des moissons va découvrir affectera le raisonnement du gouvernement, mais, à moins d'un changement-radical, je pense que Haute-Crête va se concentrer de plus en plus sur la République. Je ne crois pas qu'il ait de temps à perdre sur un détail "mineur" comme la Silésie. — Alors qu'est-ce qu'on fait? demanda McKeon. — On fait de notre mieux, répondit-elle sombrement. Nos ordres sont toujours de protéger l'intégrité territoriale silésienne, à supposer que "Silésie" et "intégrité territoriale" ne soient pas une contradiction dans les termes. Nous ferons donc tout notre possible pour y arriver d'une façon ou d'une autre. Mais vous avez raison, Alice, ce dernier incident fait monter les enchères. Et plus j'y pense, moins j'ai envie que d'autres commandants se retrouvent tout seuls et démunis comme Ackenheil à Brennan. » Elle se tourna vers Yu et Caslet. — Alfredo, je veux que l'escadre du Protecteur se fasse encore plus discrète. Si les Andies savent déjà que vous êtes là, très bien. Mais si ce n'est pas le cas, je crois qu'il est soudain plus important d'avoir un pulseur caché dans notre manche que d'essayer de décourager leurs projets. » Elle renifla brusquement. « Vu le rapport d'Ackenheil, je crains fort qu'il ne soit trop tard pour décourager quoi que ce soit, de toute façon. — Vous pensez qu'ils ont décidé d'appuyer sur la gâchette, milady ? » Yu paraissait soulagé de réfléchir à l'agressivité possible des Andermiens plutôt qu'aux tensions entre le Royaume et son ancienne patrie. « Je crois qu'ils ont décidé ce qu'ils allaient faire, corrigea Honor. D'ailleurs, je pense que c'est la raison pour laquelle von Rabenstrange vient ici. Cela peut inclure la décision d'appuyer sur la gâchette, ou une simple poursuite de l'escalade d'incidents dans l'espoir que nous – ou le gouvernement – déciderons que le jeu n'en vaut pas la chandelle et que nous libérerons la voie sans le désagrément d'une guerre. En tout cas, j'en viens à la conclusion que je préférerais être capable de leur infliger un choc salutaire au moment de mon choix, si je le peux, et l'escadre du Protecteur est ma meilleure chance d'y parvenir. » Yu acquiesça, et Honor se tourna vers Brigham et Jaruwalski. « En attendant, je veux que vous conceviez toutes les deux un nouveau programme de patrouille. Puisque les unités graysoniennes sont là pour appuyer notre position dans le Marais, je pense que nous pouvons libérer davantage d'unités écrans manticoriennes en détachement; je veux donc que les patrouilles soient étoffées. Faites en sorte qu'aucune unité n'opère isolée. Je veux au moins deux bâtiments par système, et je veux qu'ils restent en communication régulière. Je veux que les Andermiens sachent que, si quelque chose tourne mal, nous aurons un témoin sur place qui nous amènera la nouvelle aussi vite qu'eux peuvent l'annoncer à leur propre Q.G. Et puis savoir qu'ils ont du soutien à portée de main devrait permettre à nos commandants de se sentir moins seuls et un peu plus confiants. » CHAPITRE TRENTE-HUIT L'icône du courrier en provenance de Sidemore s'éloignait encore du Jessica Epps sous accélération régulière quand Érica Ferrero rassembla ses officiers dans la salle de briefing. Ils s'y présentèrent avec un peu d'appréhension car l'humeur du commandant était changeante ces temps-ci, grâce au VFA Hellebarde. Ils savaient que Ferrero avait récemment expédié un autre rapport officiel à la duchesse Harrington pour protester contre le comportement provocateur du Keitan der Sterne Gortz. Ce rapport était avant tout destiné à servir à la duchesse pour fonder une nouvelle protestation auprès de l'Empire andermien, mais d'aucuns auraient pu juger sa formulation un peu excessive. Il était tout à fait possible que le courrier ait transmis une observation dans ce sens de la part du commandant de la base. Un regard au visage de Ferrero suffit toutefois à dissiper leur inquiétude à ce sujet. Les yeux bleu-vert du commandant brillaient d'un enthousiasme qu'ils n'avaient pas vu depuis longtemps, et elle leur fit signe de vite prendre place pour pouvoir commencer. « Très bien, messieurs dames, commença-t-elle une fois qu'ils furent tous installés. On dirait que nous avons un petit boulot à faire pour la duchesse. » Elle leur adressa un mince sourire. « Un boulot dont nous pouvons tous nous réjouir à l'avance. Elle tapa une commande sur son terminal, et le schéma holographique d'un système stellaire apparut au-dessus de la table. « Le système de Zoroastre, mesdames et messieurs, annonça-t-elle. Pas si proche que ça de Sidemore, mais pas si loin non plus. » En réalité, il se trouvait à un peu plus de vingt-quatre années-lumière du Marais, dans le secteur de Poznan. C'était aussi l'un des systèmes stellaires les plus riches de la région. « Quel est notre intérêt à Zoroastre, pourriez-vous demander », poursuivit le commandant avant de marquer une pause expectative. La plupart de ses officiers l'avaient déjà vue au moins une ou deux fois de cette humeur, et le lieutenant de vaisseau McClelland lança obligeamment : « D'accord, madame. Quel est donc notre intérêt à Zoroastre ? — Je suis heureuse que vous posiez la question, James », gloussa-t-elle. Puis elle retrouva son sérieux. « Je suis certaine que vous vous rappelez tous l'interception de cet esclavagiste solarien par le capitaine Ackenheil. — Oui, madame. Le Voyageur, n'est-ce pas ? fit le capitaine de frégate Llewellyn. — Tout à fait, Robert, acquiesça Ferrero. Eh bien, il semble que certains membres d'équipage du Voyageur aient décidé qu'ils préféraient prêter main-forte aux forces du bien. J'imagine que quelqu'un dans l'état-major de la duchesse a saisi l'occasion de leur faire remarquer que témoigner à charge était la seule façon d'obtenir une réduction de peine en cas de traite d'êtres humains. » Un rire mauvais parcourut la salle de briefing. Seuls Llewellyn et Ferrero avaient jamais participé à l'interception d'un vaisseau transportant des esclaves, mais ils avaient tous vu des rapports, de même qu'ils savaient tous que ce commerce était particulièrement lucratif dans des régions comme la Silésie. La corruption était si répandue, les occasions d'opérer sous la protection de responsables gouvernementaux vénaux si nombreuses que la Confédération constituait un point de transbordement rêvé pour les Mesans qui venaient y contacter leurs acheteurs. Personne au sein de l'équipage du Jessica Epps ne verserait une larme sur des hommes qui avaient choisi de prendre part au trafic d'esclaves. « En tout cas, le capitaine Reynolds, l'officier de renseignement de la duchesse, a réussi à en tirer un peu plus d'informations pour l'opération Wilberforce, et c'est ce qui fait l'intérêt de Zoroastre à nos yeux. » Il semblerait que le gouverneur Chalmers se soit entendu avec des individus impliqués dans le trafic d'esclaves. D'ailleurs, ce bon gouverneur est l'actionnaire majoritaire d'un habitat orbital "récréatif" dans le système de La Nouvelle-Hambourg, d'après la source du capitaine Reynolds. Un habitat qui exige apparemment qu'on renouvelle régulièrement sa... main-d'oeuvre. » Toute velléité humoristique disparut quand Ferrero mentionna La Nouvelle-Hambourg. Tout comme Mesa, il s'agissait d'un système stellaire indépendant qui avait refusé de signer les accords internationaux interdisant l'esclavage génétique. Soixante-neuf ans T plus tôt, La Nouvelle-Hambourg avait été forcée – essentiellement par les lance-missiles de la Flotte royale manticorienne – de signer « de son plein gré » un traité interdisant la participation de ses citoyens et bâtiments au trafic interstellaire d'êtres humains, mais l'esclavage en soi demeurait tout à fait légal sur son territoire. Avant la guerre contre Havre, la FRM s'était occupée de maintenir des patrouilles en nombre suffisant aux alentours de La Nouvelle-Hambourg pour faire de l'importation d'esclaves une entreprise très risquée. En grande partie du fait de cette pression, les « habitats récréatifs » tristement célèbres de ce système avaient connu des temps difficiles, mais ils avaient fait un retour en force quand les exigences de la guerre contre Havre avaient détourné les patrouilles répressives. « D'après les informations du capitaine Reynolds, poursuivit Ferrero d'une voix plus dure et monocorde, Chalmers a réceptionné il y a peu environ trois cents esclaves pour livraison à La Nouvelle-Hambourg. Ils sont arrivés sur un transporteur battant pavillon solarien il y a deux mois, et ils doivent être récupérés par un vaisseau marchand de La Nouvelle-Hambourg sous quelques semaines. En vertu des termes de notre traité avec La Nouvelle-Hambourg, nous avons le droit d'arraisonner et de fouiller leurs bâtiments n'importe où, et c'est précisément ce que la duchesse nous demande de faire. — J'imagine que, dans ces circonstances, nous n'allons pas pouvoir compter sur la coopération des autorités locales silésiennes, observa le capitaine de corvette Harris. — Je pense que c'est une hypothèse raisonnable, Shawn, acquiesça Ferrero d'un ton sarcastique. — Cela va nous compliquer la tâche pour intercepter le bâtiment en question, pensa l'officier tactique à voix haute. Rien que le repérer va déjà poser problème. — Ce ne sera peut-être pas aussi difficile que vous le pensez, fit remarquer Llewellyn. Zoroastre est mieux loti que la plupart des systèmes du coin, mais ce n'est pas non plus La Nouvelle-Potsdam ou Grégor. Il ne devrait pas y avoir plus de trois ou quatre marchands hypercapables à la fois à l'intérieur du système, une demi-douzaine au grand maximum. — Je vous l'accorde, monsieur, répondit Harris. D'un autre côté, nous sommes tout seuls. — Et nous ne pouvons être qu'à un endroit à la fois, renchérit Ferrero. Heureusement, nous avons encore un petit avantage grâce au capitaine Reynolds. » Ils la regardèrent tous d'un air interrogateur, et elle montra les dents en une expression qu'on ne risquait pas de confondre avec un gentil sourire. « Il semblerait que le gouverneur Chalmers soit aussi au fait de notre traité avec La Nouvelle-Hambourg. C'est pourquoi le vaisseau qu'il attend arrivera en émettant le code de transpondeur d'un marchand andermien. — Voilà qui pourrait se révéler un peu problématique, madame, fit Llewellyn, pensif, vu nos relations tendues en ce moment. — Je suis certaine que c'est pour cette raison que Chalmers a choisi un code andermien. » Ferrero hocha la tête. « Aucun commandant manticorien sain d'esprit n'aura envie de provoquer d'incident en agrafant un vaisseau marchand de l'Empire. Hélas pour le gouverneur Chalmers, si les informations du capitaine Reynolds sont exactes, il a choisi le mauvais bâtiment, cette fois. — Comment ça, "le mauvais bâtiment", pacha ? s'enquit le lieutenant de vaisseau McKee. — Chalmers attend un vaisseau qui s'identifiera sous le nom du transporteur andermien Sittich. Il se trouve bel et bien un bâtiment répondant à ce nom sur les registres marchands de l'Empire. Mais ce Sittich-là est un cargo lourd de classe Spica jaugeant quatre mégatonnes, alors que le Sittich de Chalmers est un cargo taxi de deux mégatonnes. Nous ne connaissons pas sa classe et ne possédons pas de données de détection détaillées sur son compte, mais nous avons une empreinte complète du véritable Sittich, fournie par l'Astrocontrôle de Grégor, et elle remonte à moins de six mois. Donc, si nous voyons un bâtiment qui émet le code de transpondeur du Sittich sans correspondre à l'empreinte enregistrée, je pense que nous pouvons être à peu près sûrs d'avoir trouvé notre cible. Et si l'informateur du capitaine Reynolds a dit vrai, notre Sittich va non seulement être - équipé comme un bâtiment esclavagiste, mais aussi transporter au moins quelques esclaves à son bord. Zoroastre est son dernier arrêt avant le retour vers La Nouvelle-Hambourg, et il est censé avoir récupéré de la marchandise dans au moins deux autres systèmes. — Et si cet informateur, quel qu'il soit, nous a balancé des tuyaux percés, pacha? » demanda McClelland. Ferrero le regarda, et il haussa les épaules. « Comme vous dites, nous ne sommes pas franchement en excellents termes avec les Andermiens en ce moment. Et si quelqu'un essayait de nous pousser à arraisonner l'un de leurs vaisseaux marchands dans le but exprès de créer un incident ? — Je suppose que cette possibilité existe, reconnut Ferrero. Mais si c'est ce qu'on essaye de faire, on s'y prend particulièrement mal, James. Tout d'abord en choisissant le nom d'un vaisseau andermien dont nous connaissons l'empreinte, ce qui signifie que nous devrions au moins éviter d'arrêter le véritable Sittich, même s'il se présentait par hasard dans ce système précis à ce moment-là. Certes, il était impossible qu'un homme d'équipage sur un transporteur solarien le sache. Il est donc au moins vaguement envisageable qu'il ait simplement tiré un nom de son chapeau et s'y soit tenu. Mais songez-y : l'équipage du Voyageur au complet a été pris en flagrant délit de traite d'esclaves. Ils encourent tous la peine de mort. Alors celui qui a fourni ces informations au capitaine Reynolds doit être conscient que, si elles se révèlent erronées, et plus encore si elles créent un incident entre les Andies et nous, le marché qu'il a conclu pour sauver sa peau ne vaudra plus rien. » McClelland y réfléchit et, au bout d'un moment, hocha lentement la tête. Ferrero acquiesça à son tour. « Très bien, James. Je veux que vous établissiez une trajectoire pour Zoroastre au plus vite. Shawn, je veux que le second et vous travailliez ensemble à définir comment nous allons procéder au juste. À l'évidence, je ne veux pas que Chalmers ait connaissance de notre présence dans le système. Son premier geste, s'il sait que nous sommes là, sera d'avertir ses complices. S'il est malin, il fera aussi de son mieux pour nous faire crouler sous la paperasserie officielle ou il se servira de ses propres bâtiments de sécurité pour nous suivre et nous harceler, dans l'espoir de détourner notre attention. Alors nous allons entrer en mode furtif et rester à couvert. — À vos ordres, madame. » Harris fronça les sourcils, songeur. « Puis-je déployer des plateformes extérieures en chemin ? — J'aimerais mieux qu'on s'en abstienne, dit Ferrero au bout d'un moment. Nous n'avons aucune idée de l'équipement de détection qu'embarque notre cible. Il est possible qu'elle parvienne à repérer les plateformes classiques et, à moins de nous trouver pile au bon endroit, nous ne pourrions pas espérer l'intercepter avant qu'elle ne repasse l'hyperlimite et ne disparaisse dans l'hyperespace. Sans compter que les unités de sécurité de Chalmers pourraient la repérer et avertir nos amis. — Ça va nous compliquer un peu la tâche, pacha, fit remarquer Llewellyn à la place de l'officier tactique. — En effet. Mais souvenez-vous que nous pourchassons un vaisseau marchand et qu'il n'y a qu'une seule planète habitable dans le système. Je ne pense pas que Chalmers veuille risquer de garder tant d'esclaves à bord de l'une des raffineries orbitales ou des plateformes de fabrication et, dans le même ordre d'idées, il ne va pas vouloir les cacher à bord d'un habitat transitoire normal. Par conséquent, notre cible va devoir aller jusqu'à la planète, ou au moins l'un des hangars orbitaux où Chalmers peut être sûr d'éviter les regards indiscrets, afin de récupérer son "chargement". — Donc, si nous restons assez près de la planète, nous devrions pouvoir obtenir grâce à nos capteurs un bon coup d'œil sur tout ce qui s'approchera suffisamment pour charger. » Harris hocha la tête. « Je peux travailler sur cette base, pacha. Rester en mode furtif si près de la planète sans nous faire repérer ne sera pas facile, même face à des capteurs silésiens, mais je pense qu'on peut y arriver tant qu'on maintiendra les impulseurs à puissance minimale. — Et si nous l'attrapons au cœur du système, il ne pourra pas regagner l'hyperlimite plus vite que nous, fit McClelland. — Exactement, dit Ferrero. — Une question, pacha, intervint Llewellyn. On l'intercepte à l'aller ou au retour ? — Mmm. » Ferrero se frotta le menton, le front plissé, songeuse. « Au retour, décida-t-elle. Nous pourrions attraper le vaisseau dans les deux situations, surtout si les informations du capitaine Reynolds sont exactes et qu'il a déjà des esclaves à bord. Mais je veux Chalmers aussi, si possible. Or notre meilleure chance d'y parvenir consiste à intercepter le Sittich quand il aura embarqué des esclaves que nous savons destinés à son habitat récréatif. — Compris. » Llewellyn observa le schéma du système quelques secondes. « Cela va augmenter notre durée d'exposition aux plateformes de détection silésiennes, mais pas tant que ça. Et je rechigne à le dire, mais j'aimerais autant l'intercepter aussi loin que possible des éventuels systèmes défensifs de Zoroastre. Il faudrait que Chalmers soit fou pour tirer sur un bâtiment de guerre manticorien, mais, étant donné les peines officielles liées à l'esclavage même ici en Silésie, je préférerais ne pas le tenter. — Je me réjouis que vous voyiez les choses sous cet angle, répondit Ferrero. D'un autre côté, nous parlons de systèmes d'armement silésiens ! » Elle eut un petit rire mauvais. « Je souhaiterais presque qu'il soit bête au point d'essayer de nous toucher avec sa quincaillerie dépassée. Les équipes de missiles de Shawn auraient bien besoin d'exercice ! » « Avez-vous été informé du contenu de cette note, monsieur l'ambassadeur ? s'enquit froidement Élaine Descroix. — Seulement en termes très généraux, madame la ministre », répondit Yves Grosclaude, ambassadeur havrien auprès du Royaume stellaire. D'aucuns auraient pu trouver qu'avoir une discussion avec l'ambassadeur d'une nation avec laquelle on était encore officiellement en guerre était... inhabituel. Car c'était le cas. Mais le ministre Giancola avait argué qu'un contact plus direct à un niveau plus élevé que les équipes bloquées au point mort dans les négociations de paix pourrait aider. Pour sa part, Descroix doutait un peu de qui cela pourrait aider, mais Haute-Crête avait décidé qu'il s'agissait d'une concession assez bénigne qui serait bien reçue par l'opinion publique. C'est ainsi qu'Yves Grosclaude était devenu l'envoyé spécial officiellement accrédité de Havre (à qui l'on n'accordait le titre d'ambassadeur que par bonté d'âme envers la République, bien sûr) auprès du Royaume stellaire de Manticore. Comme toujours, Descroix et lui se montraient pointilleuse-ment polis. « Et vous a-t-on dit pour quand le ministre Giancola attendait une réponse ? — Non, madame la ministre. On m'a seulement prié de demander une réponse officielle dans les meilleurs délais. — Je vois. » Descroix sourit. « Eh bien, je vous assure, monsieur l'ambassadeur, que nous répondrons effectivement... dans les meilleurs délais. — Nous ne pouvons pas en demander plus », répondit Grosclaude, affable, en arborant un sourire à l'évidence aussi faux que celui de son interlocutrice. « Et maintenant, puisque j'ai accompli ma mission, je ne vais pas abuser davantage de votre précieux temps. » Il se leva avec un petit salut formel de la tête, et Descroix fit de même derrière son bureau. Elle ne fit pas mine, en revanche, de vouloir l'escorter jusqu'à la porte, et il sourit à nouveau comme si cette insulte calculée lui procurait une obscure satisfaction. Elle regarda la porte se fermer derrière lui puis se rassit et reporta son attention sur le texte affiché sur son écran. Il n'était pas plus agréable à la deuxième lecture qu'au premier coup d'œil, et elle laissa sa colère percer maintenant qu'elle était de nouveau seule dans le bureau. Elle relut la note en entier, lentement, phrase par phrase, les lèvres de plus en plus pincées et le regard de plus en plus froid à mesure. « Je n'aime pas beaucoup le ton de Pritchart, remarqua froidement le baron de Haute-Crête. — Parce que vous pensez que je l'aime, moi ? » fit Descroix. Elle renifla. « Au moins, vous n'avez pas eu ce proie parvenu de Grosclaude dans votre bureau pour vous remettre cette saloperie de note. — Non. J'ai eu à subir trois entretiens avec lui, ça me suffit largement, merci. — Si seulement je n'en avais eu que trois à me coltiner, répondit Descroix. Mais ce n'est pas la question. Ce qui compte, c'est la note elle-même. Elle devient de plus en plus ferme, Michael. — Je constate. » Haute-Crête jeta un œil à sa copie de la note diplomatique et grimaça. « Je vois qu'elle a retiré son offre de plébiscite pour régler le sort de l'Étoile de Trévor. — Cette réaction-là ne m'étonne pas vraiment, reconnut Des-croix. Surtout avec toutes les discussions ici, au sein du Royaume, sur l'annexion du nouveau terminus et la possibilité de l'étendre à Lynx et aux autres systèmes de Talbot. Nous envisageons des annexions massives, et elle y voit un précédent négatif pour ses propres systèmes occupés. Et puis nous nous sommes concentrés sur Talbot pour minimiser les tensions entre la République et nous, et elle le sait aussi. Elle a donc cherché le moyen de nous taper sur les doigts suffisamment fort pour capter notre attention, et voilà ce qu'elle a trouvé. Elle se dit que l'Étoile de Trévor est le jeton le plus précieux en jeu et que le retirer des enchères – de son côté, du moins – à ce moment précis exprimera clairement son mécontentement. — Je peux le comprendre, j'imagine. D'un autre côté, elle n'est sûrement pas bête au point de croire que son silence ou son opinion sur l'Étoile de Trévor changera quelque chose à ce qui se passe là-bas. Nous avons officiellement annexé ce système, bon sang ! Quoi qu'elle et ces imbéciles de La Nouvelle-Paris en pensent, l'Étoile de Trévor et Saint-Martin resteront forcément sous notre contrôle. — Bien entendu, je ne pense pas qu'elle soit bête au point de croire une autre issue possible, fit Descroix. Mais vous avez vu les analyses de leur débat public sur l'Étoile de Trévor. Une large minorité au moins – peut-être même une majorité – de leur opinion publique considère l'Étoile de Trévor comme le symbole de nos menées malfaisantes. Cela en fait une question qui flatterait les instincts de ses électeurs, et elle sait que nous le savons. Ce qui donne à sa menace un peu de crédibilité. Et nous avons beau penser qu'elle n'aura pas d'autre choix que de céder en fin de compte, cela ne nous empêche pas forcément d'être ouverts à des concessions ailleurs afin que la République accorde sa bénédiction à cette annexion. Cela désamorcerait d'éventuels litiges à venir concernant la possession du système et empêcherait tout gouvernement havrien ultérieur d'essayer de le reprendre. Peut-être plus important encore, si la République devait reconnaître officiellement qu'un gouvernement planétaire martinien légitime avait de son plein gré demandé à rejoindre le Royaume stellaire, cela contribuerait à apaiser toute crainte chez nos alliés – ou les Solariens – que nous pourrions vouloir nous embarquer dans une carrière de conquêtes militaires. Elle sait que cela aurait beaucoup de valeur pour nous. Retirer son offre de plébiscite est donc une façon de nous avertir qu'elle a les moyens de nous punir si nous ne satisfaisons pas à ses exigences. » En même temps, elle a quand même ouvert la porte à d'autres concessions de sa part. — Ah bon ? — Oui, bien sûr ! Vous n'avez pas remarqué le passage sur la reconnaissance de notre préoccupation traditionnelle pour la sécurité des terminus du nœud ? » Le Premier ministre hocha la tête, et Descroix haussa les épaules. » Cela revient presque à nous offrir le même arrangement que celui dont nous bénéficions à Grégor. Certes, c'est loin d'être acceptable au bout du compte puisque nous avons déjà affirmé notre souveraineté sur le système entier, donc on pourrait sans doute y voir une manœuvre pour éviter de reconnaître notre souveraineté. Mais c'est aussi un pas au moins dans notre direction et une façon de nous faire savoir, selon moi, qu'elle est toujours ouverte à un règlement qui pourrait nous convenir concernant ce système. Quant à l'offre de nous céder les bases spatiales des systèmes entourant l'Étoile de Trévor, c'en est sans doute une autre. Elle brandit la carotte en même temps que le bâton, Michael. — Et cette histoire d'envisager le rappel de son équipe de négociateurs pour "consultation" ? Encore du bâton ? — En gros, oui. Ce n'est pas une menace aussi subtile, toutefois. Surtout en lien avec l'annonce de l'amélioration de leurs capacités militaires. — Vous croyez qu'ils pourraient sérieusement envisager d'interrompre complètement le processus de paix si nous ne commençons pas à céder ? — Sans doute pas de manière définitive, répondit lentement Descroix. Je pense que Pritchart pourrait l'envisager temporairement, assez longtemps pour faire passer son message. Mais je doute qu'elle ait plus envie que nous de reprendre les hostilités. — Mais vous pourriez vous tromper, fit Haute-Crête, incapable de masquer son anxiété. — Bien sûr, je pourrais, dit-elle, irritée. À l'évidence, toutefois, je ne pense pas me tromper, sinon je ne l'aurais pas dit. — Je comprends. » Haute-Crête tambourina légèrement son bureau du bout des doigts puis prit une profonde inspiration. <^ Clarence m'a amené les derniers chiffres des sondages ce matin, reprit-il. Vous les avez vus ? — Pas ceux du jour, non. Mais j'imagine que la tendance se maintient. — Dans l'ensemble, oui. Le nombre de gens qui estiment que Havre représente une menace militaire immédiate a chuté de près d'un point supplémentaire. Le taux d'approbation de l'annexion de Lynx demeure stable à presque quatre-vingt-cinq pour cent. D'ailleurs, ceux qui déclarent qu'ils approuveraient l'annexion de l'amas de Talbot tout entier sont plus de soixante-dix pour cent. Mais ceux qui pensent que les négociations d'un traité de paix avec Havre vont bien se terminer ont baissé d'un quart de point. Ceci (il désigna la note) va encore aggraver la situation. — Bien sûr, fit Descroix avec impatience. C'est un des effets que Pritchart recherche. Mais si nous la laissons nous bousculer, que nous accédons à ses demandes et que nous signons ce traité, alors nous allons devoir organiser ces élections législatives dont nous ne voulons pas, Michael. » Les mâchoires de Haute-Crête se crispèrent de colère à son ton supérieur, mais il s'imposa de ne pas la rembarrer. « J'en suis conscient », préféra-t-il dire. Le calme même de sa réponse constituait une légère réprimande, mais il ne la laissa pas se prolonger. » Ce que je veux dire, c'est que je commence à me demander si nous ne devrions pas faire quelques concessions cosmétiques. Quelque chose qui ramènerait Pritchart à la table des négociations tout en renforçant la confiance de l'opinion publique dans le processus de paix. — Si c'était pour en arriver là, nous aurions déjà dû le faire, répondit Descroix. Ce genre de manœuvre serait sans doute une bonne idée à long terme, mais je préférerais vraiment ne pas le faire dans le sillage de cette note. Sa formulation est assez sèche, Michael. Si nous changeons d'avis et faisons des concessions –n'importe lesquelles – après que le chef d'État de la République s'est officiellement plaint de notre "duplicité" et de notre "refus intentionnel de négocier de bonne foi", nous renonçons à la position de force. L'élan gagnera le camp de Pritchart, et l'opinion publique, tant ici que dans la République, verra sans doute en elle la force positive derrière ces négociations. Les Manticoriens n'approuvent peut-être pas son vocabulaire ni ses méthodes, mais, si nous cédons du terrain, nous aurons l'air de reconnaître que ses accusations sont fondées en fin de compte. Tout cela nous compliquera encore la tâche quand il s'agira de mettre à nouveau un frein au processus sans provoquer une réaction plus négative encore que celle dont vous vous inquiétez en ce moment. — Mmm. » Haute-Crête fronça les sourcils. Il réfléchit à cet argument puis hocha lentement la tête, les sourcils toujours froncés. « Je comprends votre raisonnement. Mais convaincre Marisa ne sera pas facile. — Marisa ! renifla Descroix avec mépris. — Oui, Marisa. Quoi que vous en pensiez, nous avons encore besoin des libéraux, et quand Marisa verra ceci (il indiqua de nouveau le texte de la note), il sera très difficile de la convaincre que nous ne pouvons pas faire au moins quelques concessions. Vous et moi comprenons peut-être la nécessité de ne pas plier, mais elle doit prendre en compte les membres les plus... indisciplinés de son parti. Surtout maintenant que Montaigne fait tant de vagues aux Communes. — Dans ce cas, ne le lui montrez pas, répliqua Descroix. Elle est si forte pour fermer les yeux sur ce qu'elle n'a pas envie de voir. Pourquoi ne pas en profiter ? — Ne croyez pas que je n'aimerais pas le faire. Mais à cette heure tout le monde au Royaume sait que Pritchart nous a envoyé une nouvelle note. Et si nous n'en rendons pas le contenu public, au moins en termes généraux, nous pouvons être certains que quelqu'un – Grosclaude lui-même, sans doute – veillera à ce qu'une copie de l'original parvienne à l'opposition. Et à la presse. Mais, avant de rien rendre public, nous allons devoir partager l'original avec le cabinet au complet. Ce qui inclut Marisa. — Laissez-moi y réfléchir un moment, fit Descroix au bout de quelques instants. Vous avez probablement raison. Je n'aime guère l'idée de l'écouter geindre sur ses précieux "principes" et le danger potentiel que représente la nouvelle flotte de Theisman. Dieu sait qu'elle était pourtant d'accord pour tirer parti du blocage des négociations ! Je trouve qu'il serait bon qu'elle accepte d'assumer une part de la responsabilité, voire de risquer de salir ses blanches mains un minimum en faisant le sale travail qui doit bien revenir à quelqu'un. Mais cela ne veut pas dire que vous avez tort quant à ce qui se passerait si nous ne la mettions pas au courant de ceci. » La ministre des Affaires étrangères fixa un point qu'elle seule voyait, au loin, pendant quelques secondes, puis elle renifla doucement. « Vous savez, dit-elle, pensive, vous et moi sommes les seuls du cabinet à avoir vu cette note. — C'est exactement ce dont nous venons de parler, non ? » Haute-Crête plissa le front, perplexe, et elle se mit à rire. « Certes. Mais il vient de m'apparaître que rien ne m'empêche de jouer un peu des ciseaux sur les formulations les plus... contestables de Pritchart avant de la remettre à quelqu'un comme Marisa. » Haute-Crête la regarda, stupéfait. Elle lui rendit son regard puis grimaça. « Ne commençons pas à jouer les parangons de vertu, Michael ! — Mais... je veux dire, falsifier des courriers diplomatiques... — Personne ne parle de falsifier quoi que ce soit, coupa-t-elle. Je n'y ajouterais pas un mot. Pour tout dire, je n'en changerais même pas un. Je me contenterais de... supprimer carrément quelques passages. — Et si Pritchart publie elle-même ce texte ? — Je suis d'avis que nous traitions ce problème quand il se présentera. Si nous publions une paraphrase qui contient les mêmes informations de base sans l'âpreté de sa formulation, elle laissera sans doute passer. À mon avis, elle nous permettrait de sauver la face à ce niveau. Et si je me trompe, eh bien, je me trompe. » Elle haussa les épaules. « Soyez honnête, Michael. Vous pensez vraiment que nous aurions beaucoup plus de mal à tenir Marisa si Pritchart publiait le texte complet de la note plus tard que si nous le lui montrions tout de suite nous-mêmes ? — Probablement pas, concéda-t-il enfin. Mais je n'aime pas ça, Élaine. Pas du tout. — Je n'adore pas non plus moi-même; simplement, j'aime encore moins les autres issues. — Même si cela fonctionne, ce ne sera qu'un expédient temporaire, souligna-t-il, inquiet. — À mes yeux, la tendance des sondages dont nous avons discuté suggère que, si nous pouvons faire traîner les choses avec Pritchart encore quelques mois, suffisamment pour faire passer l'annexion de Lynx, peut-être même au-delà, celle de tout l'amas, nous devrions réussir à nous assurer un soutien électoral suffisant pour que Marisa elle-même puisse surmonter toutes ses inquiétudes quant à la façon dont nous menons les négociations avec Havre. Pendant ce temps, Édouard aura l'occasion de faire produire davantage de nouveaux SCPC et PBAL par les chantiers, ce qui compensera en grande partie les nouveaux bâtiments de Theisman. Si nous réussissons ces deux tours-là, je pense que nous pourrions bien faire pencher les sondages en notre faveur au point de pouvoir nous permettre de risquer enfin ces fichues élections. Et si nous en arrivons là, nous pourrons négocier le satané traité de Pritchart, parce que nous n'aurons plus besoin de faire traîner les pourparlers. Auquel cas, nous pourrions même organiser d'autres élections et augmenter encore notre nombre de sièges aux Communes. — Ça fait beaucoup de "si", tout ça, fit remarquer le Premier ministre. — Bien sûr. Nous sommes en très mauvaise posture pour l'instant. Inutile de prétendre le contraire. De mon point de vue, voilà notre meilleure chance de nous en tirer. Alors, soit nous la saisissons, soit nous laissons carrément tomber. Et à y regarder de près, que nous montrions la note complète à Marisa maintenant – au risque qu'elle se retire de la coalition – ou que nous la gardions pour nous jusqu'à ce que Pritchart en renvoie une plus désagréable encore dans quelques mois, les conséquences sont à peu près les mêmes, non ? On gagne ou on perd. Et perdre ne m'intéresse pas du tout. Alors allons-y franco. » CHAPITRE TRENTE-NEUF Quel plaisir de vous voir, Arnold », mentit Héloïse Pritchart tandis qu'un homme du détachement de sécurité présidentiel escortait le ministre des Affaires étrangères dans son bureau de la présidence. « Merci, madame la présidente. Toujours un plaisir de vous voir, vous aussi », répondit Giancola avec la même politesse, au profit du garde du corps. Non qu'un homme choisi par Kevin Usher lui-même pour protéger la présidente de la République risquait d'être dupe de cet échange superficiel de civilités. Néanmoins, il fallait sauver les apparences. Le ministre s'installa dans le fauteuil que Thomas Theisman préférait lors de ses visites au bureau de Pritchart, et le garde se retira. « Souhaitez-vous des rafraîchissements ? s'enquit Pritchart. — Non, merci. » Giancola grimaça. « Je me rends droit à un dîner avec l'ambassadeur d'Erewhon en sortant d'ici. Cela signifie, je le crains, que je vais devoir goûter à ce plat dégoûtant de poisson mariné dans le vinaigre dont ils sont tous si fiers et faire semblant d'apprécier. J'aimerais mieux ne rien mettre dans mon estomac qui puisse me surprendre en remontant. » Pritchart se mit à rire et, à sa propre surprise, son amusement était sincère. Quel dommage qu'elle ne puisse absolument pas se fier à Giancola! Elle avait beau détester ce type et s'en méfier, elle n'était pas insensible au charme et au magnétisme qu'il savait dégager quand cela servait ses objectifs. — Eh bien, dans ce cas, j'imagine que nous devrions passer aux choses sérieuses, dit-elle au bout d'un moment, et il n'y avait plus de tentation humoristique dans sa voix. — Oui, j'imagine que nous devrions, fit-il en inclinant la tête de côté. Puis-je partir du principe que vous avez déjà lu mon rapport ? — Je l'ai lu. » Pritchart fronça les sourcils. « Et je ne peux pas dire que j'en ai apprécié la teneur. — Mes conclusions ne me plaisent pas trop non plus, répondit-il – ce qui n'était vrai qu'en partie. — D'après le ton de la note de Descroix, on dirait que leur position se durcit. » Pritchart le regarda attentivement. « C'est également votre point de vue ? — Oui. Bien sûr, ajouta-t-il d'une voix où perçait une pointe de satisfaction, je suis peut-être un peu prédisposé dans ce sens, vu mes analyses précédentes des priorités ,de politique étrangère des Manties. — Il est toujours bon d'être conscient de la façon dont nos préjugés peuvent nous pousser à l'erreur », observa plaisamment Pritchart. Leurs regards s'affrontèrent l'espace d'un instant. Le défi planait entre eux, et le bureau paraissait résonner de leur tension. Mais ce fut bref. Ni l'un ni l'autre n'avaient d'illusions quant à leur relation, mais ils n'étaient pas non plus prêts à se déclarer ouvertement la guerre. — En attendant, reprit Pritchart, je dois convenir que le courrier de Descroix ressemble fort à un refus catégorique de nos dernières propositions. — Oui, en effet », dit-il sur un ton soigneusement neutre. En fait, la note du ministre des Affaires étrangères de Manticore était pour ainsi dire parfaite de son point de vue. Le langage diplomatique était opaque à souhait, mais il était évident que Descroix s'en servait pour accepter officiellement de « réfléchir » aux initiatives de Pritchart tout en sous-entendant en réalité qu'elles étaient déjà exclues. Giancola aurait embrassé la Manticorienne quand sa note était arrivée dans la capitale havrienne. En fait, j'aurais tendance à penser que les Mannes ne se rendent pas bien compte du changement fondamental dans l'équilibre militaire qui s'est produit depuis le début des négociations. » — Il avait pris garde, remarqua Pritchart, de ne pas suggérer qu'une annonce plus précoce aurait pu inspirer au gouvernement Haute-Crête une appréciation plus précise des réalités militaires. D'un autre côté, omettre de le mentionner à voix haute n'était qu'un moyen plus efficace encore de le faire remarquer. — Je ne veux vraiment pas que cela devienne une question de qui a le plus gros pistolet, Arnold, dit-elle avec froideur. — Moi non plus, répondit-il, apparemment sincère. Hélas, au bout du compte, une diplomatie efficace dépend plus souvent que nous ne voudrions l'admettre d'un équilibre favorable des forces militaires. » Il haussa les épaules. « L'univers n'est pas parfait, madame la présidente. — Je vous l'accorde. Je préférerais juste ne pas le rendre encore moins parfait qu'il n'est. — Je n'ai jamais conseillé de pousser jusqu'à deux doigts d'une reprise des hostilités, fit-il. Mais les nations peuvent se retrouver prises dans des guerres que personne ne désire si elles se trompent sur la force et la détermination de l'adversaire. Or, en ce moment, les Manties m'ont l'air de sous-estimer ces deux qualités nous concernant. — Je ne pense pas que la dernière note que nous leur avons adressée pouvait être beaucoup plus claire à cet égard, fit remarquer Pritchart, la voix toujours très froide. — Pas s'ils se donnent la peine d'écouter ce que nous disons, en tout cas. » Là, Pritchart devait bien le reconnaître, il n'avait peut-être pas tort. Elle n'aimait pas constater combien cet aveu lui pesait, car elle savait pourquoi. Du fait de son aversion personnelle pour Giancola, elle avait de plus en plus de mal à écouter ce qu'il disait sans le rejeter par réflexe. Entretenir un sain sentiment de méfiance envers quelqu'un qui agissait manifestement en fonction de ses propres intérêts était une chose. Laisser cette méfiance commencer à lui dicter un rejet automatique de tous ses propos en était une autre. Hélas, il était beaucoup plus facile d'identifier ce danger que de trouver un moyen de le contourner. Dans le cas présent, toutefois, il lui était un peu plus aisé d'admettre qu'il avait peut-être raison. Son expérience passée avec la diplomatie du Royaume stellaire — telle qu'elle était pratiquée par le gouvernement actuel, du moins — offrait un contrepoids plus que suffisant. Son dernier volant de propositions était plus que raisonnable. Elle n'avait toujours pas offert de reconnaître officiellement l'annexion de l'Étoile de Trévor par le 'Royaume stellaire : la renonciation permanente à toutes prétentions sur Saint-Martin était une monnaie d'échange trop précieuse pour qu'elle le fasse sans contrepartie. Et bien qu'elle eût retiré son offre précédente d'organiser un plébiscite dans ce système, elle avait laissé entendre qu'elle pourrait accepter le même arrangement pour le terminus de l'Étoile de Trévor que celui dont le Royaume bénéficiait déjà avec l'Empire andermien à Grégor, ce qui indiquait clairement qu'elle demeurait au moins ouverte à l'éventualité d'une reconnaissance officielle de l'annexion du système. De plus, elle avait également concédé que des préoccupations manticoriennes légitimes en termes de sécurité pourraient exiger quelques ajustements territoriaux supplémentaires, notamment dans la région autour de l'Étoile de Trévor. Et elle avait carrément offert de céder les anciennes bases spatiales havriennes des systèmes de Samson, Owens et Barnett à la FRM de façon permanente afin d'étoffer la frontière défensive de l'Alliance manticorienne. Bien sûr, elle l'admettait, le Royaume était déjà en possession de tous ces systèmes.., sans parler de tous les autres contestés, y compris celui de Tequila, à moins de cinquante-cinq années-lumière de la capitale. Et Tequila faisait partie de ces systèmes qu'elle n'était pas prête à laisser sous contrôle manticorien. L'Alliance occupait en fait un total de vingt-sept systèmes techniquement revendiqués par la République de Havre. Six étaient en réalité inhabités : ils abritaient pour la plupart des bases spatiales, ce qui expliquait que l'Alliance se soit intéressée à eux, mais aucune planète habitable susceptible d'attirer des civils. Trois autres avaient été intégrés à la République assez récemment pour que leurs habitants ne gardent envers toute chose havrienne qu'une profonde aversion, voire de la haine, nonobstant les réformes engagées par Havre. Ces trois-là avaient déjà exprimé leur ferme intention de demander leur annexion sur le modèle de l'Étoile de Trévor, et Pritchart était prête à les laisser filer. La Constitution de nouveau en vigueur leur en donnait le droit et, même sinon, elle s'en serait volontiers servie comme monnaie d'échange. À supposer que le Royaume stellaire montre le moindre désir de procéder à un échange. La pierre d'achoppement, c'étaient les dix-huit autres systèmes occupés par Manticore. Chacun d'eux, pour des raisons différentes, avait une importance particulière pour la République. Dans la plupart des cas, ces raisons étaient économiques ou industrielles, mais certains systèmes offraient une position stratégique pour des bases militaires qui permettraient de protéger le cœur de la République... ou ouvriraient un boulevard pour son invasion. Et la plupart, bien que ce ne fût pas le cas de tous, étaient membres de la RPH depuis suffisamment longtemps pour se considérer comme territoires havriens, que cette perspective les réjouisse franchement ou non. Le plus gros problème, c'était qu'au moins trois d'entre eux — Thalman, Runciman et Franconia — ne se considéraient pas comme havriens et n'avaient aucune envie de repasser sous le contrôle de la République. Deux ou trois autres hésitaient sans doute, mais la majorité paraissaient préférer l'idée d'être restitués à la République réformée plutôt que de continuer à endurer l'occupation. À vrai dire, une demi-douzaine étaient manifestement pressés de rejoindre Havre avant de manquer toutes les occasions offertes par la renaissance économique et politique dont la République jouissait en ce moment. Ces systèmes-là, Pritchart n'était pas prête à les céder sans rien dire au Royaume stellaire. Elle reconnaissait que Tahlman, Runciman et Franconia allaient exiger un traitement spécifique, et il était tout à fait possible qu'elle finisse à contrecœur par les autoriser à suivre leur propre chemin. Si possible, elle préférait qu'ils le fassent en devenant des nations indépendantes plutôt que des bastions manticoriens supplémentaires si loin en territoire républicain, mais, s'il le fallait absolument, elle accepterait leur annexion volontaire par le Royaume stellaire. Le retour des autres sous souveraineté havrienne, en revanche, n'était pas négociable. Ce qu'Élaine Descroix et le baron de Haute-Crête paraissaient décidés à ignorer. « S'ils ne nous écoutent pas, dit Pritchart à son ministre des Affaires étrangères, alors il nous appartient de trouver un moyen d'attirer leur attention. — C'est exactement ce que je répète depuis quelque temps maintenant », fit remarquer Giancola avec douceur, tout en savourant intérieurement le plaisir intense de la voir suivre le son de sa flûte. « En même temps, madame la présidente, poursuivit-il sur un ton plus grave, je crois que nous devrions nous montrer prudents dans la façon dont nous essayons d'attirer leur attention, comme vous dites. — Je croyais que vous étiez favorable à un bon tour de vis », répondit-elle, les yeux étrécis, et il haussa les épaules. C'était avant que cela ne devienne votre politique, songea-t-il. Et, à dire vrai, il était toujours parfaitement d'accord pour le faire, tant que c'était à sa façon. « À plus d'un titre, je suis encore en faveur de la plus grande fermeté », dit-il à voix haute en choisissant soigneusement ses mots, tout en se demandant si Héloïse Pritchart avait déjà entendu parler d'un vieux conte obscur de la vieille Terre, le « roman de frère Lapin », qui était l'un de ses préférés, enfant. « Toutefois, je pense que notre dernière offre était aussi explicite que possible. À la fois sur ce que nous étions prêts à concéder et sur ce que nous refusions absolument de lâcher. Et sur le fait que notre patience a des limites. » Il haussa les épaules. « En tant que ministre des Affaires étrangères de la République, j'hésiterais beaucoup à me montrer plus ouvertement agressif. » — S'il vous plaît, se dit-il en parvenant à ne pas sourire. Oh, s'il vous plaît, ne me jetez pas dans ce buisson! Comme Bibi Lapin manipulant Basile et Boniface pour sauver sa peau. « Fermeté n'est pas nécessairement synonyme d'agressivité, fit Pritchart. — Ce n'est pas ce que je voulais dire, mentit-il. Simplement, je ne vois pas de moyen d'exprimer plus clairement notre position sans dire explicitement aux Manties que nous sommes prêts à recourir à la force militaire s'ils ne satisfont pas à nos exigences. — Je ne crois pas que nous en soyons au point où nos seules options consistent à accepter la réponse insignifiante de Descroix ou entrer en guerre, Arnold », répondit froidement Pritchart, le regard dur. Intéressant, songea-t-elle avec mordant, comme Giancola le belliqueux se refroidissait soudain maintenant que les sondages montraient que c'était elle qui bénéficiait désormais du soutien de l'opinion car elle « tenait tête » au Royaume stellaire. « Je suis désolé que vous ayez cru que je le sous-entendais », fit-il d'un air qui mêlait habilement frustration et légère déception, tandis qu'une petite voix intérieure exultait : je t'ai eue! « Je dis simplement que nous avons déjà largement fait connaître nos sentiments et notre position. À l'évidence, les Manties n'en ont pas été très impressionnés, toutefois. Il me semble donc que, si nous comptons continuer à insister pour qu'ils fassent des concessions à la table des négociations, nous allons devoir trouver un autre moyen pour accroître la pression que des courriers diplomatiques supplémentaires. J'ai sans doute exagéré ma position en parlant d'action militaire, mais soyons francs. Quel autre moyen avons-nous d'exercer davantage de pression si ce n'est la menace d'une reprise des hostilités ? — Je pense que nous leur avons déjà bien fait prendre la mesure de cette menace. Je ne vois pas de raison de faire monter la tension en brandissant notre flotte dans leur direction plus explicitement encore. Mais j'ai bien l'intention de continuer à les presser sur le front diplomatique. Cela vous pèse-t-il problème ? — Bien sûr que non, dit-il d'une voix qui sous-entendait le contraire. Et même ainsi, c'est vous la présidente. Néanmoins, si vous – enfin, nous... comptons maintenir la pression diplomatique, je crois que nous allons devoir là aussi explorer d'autres voies. C'est pourquoi je voudrais insister encore une fois lourdement pour que nous annoncions l'existence de nos PBAL ainsi que celle des SCPC. — Hors de question », fit Pritchart avant de grimacer intérieurement. Son refus avait été plus catégorique qu'elle ne l'aurait voulu. En partie sans doute parce qu'elle était coincée entre la position de Thomas Theisman et celle de Giancola, et qu'elle n'aimait pas cela. Que Theisman soit un ami et Giancola loin de là ne faisait qu'accroître son mécontentement. C'était aussi dû en partie, se répéta-t-elle une fois de plus, à sa tendance grandissante à considérer tout ce que le ministre des Affaires étrangères proposait comme une mauvaise idée pour la seule raison qu'elle venait de lui. « Non, dit-elle plus calmement tout en secouant la tête. Je ne suis pas prête à passer outre Thomas Theisman à ce sujet. Pas encore. Mais j'ai bien l'intention de répondre à Descroix en termes très clairs. — La décision vous appartient », admit son interlocuteur à contrecœur. En fait, songea-t-il derrière son masque contrarié, tout cela se révélait encore plus simple qu'il ne s'y attendait. Comme dans ces vieilles fables où on « conduisait » un cochon en attachant une ficelle à ses pattes arrière et en tirant dans la direction opposée à celle où l'on voulait aller. Il ne voulait surtout pas, à ce stade, que quelqu'un au sein du Royaume stellaire prenne trop vite conscience de la véritable menace militaire à laquelle il faisait face, or révéler l'existence de PBAL risquait fort de mener précisément à ce résultat. « Oui, répondit Pritchart en le regardant droit dans les yeux. La décision m'appartient, n'est-ce pas ? » « La présidente est sur le com, monsieur. » Thomas Theisman releva la tête de la carte holographique qui flottait au-dessus de la table de conférence à l'annonce du capitaine de vaisseau Borderwijk. Sa première adjointe tapota doucement son oreillette pour lui indiquer comment elle avait obtenu l'information, et il parvint à ne pas froncer les sourcils. Ce ne fut pas facile. D'ordinaire, il était ravi de parler avec Héloïse Pritchart. Hélas, il savait qui elle était censée rencontrer cet après-midi. « Merci, Alenka, dit-il avant de regarder les planificateurs rassemblés autour de la carte avec lui. Mesdames et messieurs, je vais vous laisser, vous et l'amiral Trenis, afin que vous poursuiviez les discussions avec l'amiral Marquette. Arnaud, fit-il en se tournant vers le chef d'état-major, nous examinerons vos conclusions ensemble ce soir. — Bien, monsieur », répondit Marquette. Theisman salua ses subordonnés d'un signe de tête, puis fit demi-tour et se dirigea vers son propre bureau. Borderwijk le suivit jusqu'à l'antichambre et s'arrêta à son poste de travail personnel. La secrétaire fit mine de se lever, mais il lui fit signe de se rasseoir et continua jusque dans son saint des saints. Le témoin d'appel clignotait sur son terminal de com. Il inspira profondément, puis prit place devant le terminal et enfonça la touche de réception. « Bonjour, Héloïse, dit-il quand Pritchart apparut sur l'afficheur. Désolé d'avoir mis si longtemps à prendre votre appel. J'étais dans la salle de conférence avec Marquette et l'équipe de planification conjointe. — Ne vous excusez pas. Après l'entretien que je viens de subir, attendre quelques minutes est un petit prix à payer pour avoir le plaisir de discuter avec quelqu'un à qui j'ai envie de parler. — C'était si terrible que ça ? compatit Theisrnan. — Pire, lui assura-t-elle. Bien pire. » Elle soupira. « Mais pour être honnête, Thomas, je dois reconnaître que c'est en partie parce que je déteste entendre Arnold tenir des propos avec lesquels je pourrais être d'accord, bon gré mal gré. — Je ne vois pas pourquoi cela devrait vous gêner, renifla Theisman. Je n'ai pas été d'accord avec une seule déclaration de cet enfant de salaud ces deux dernières années T ! — Je sais. Mais vous êtes ministre de la Guerre, et je suis présidente. Je ne peux pas me permettre de me laisser aller à rejeter systématiquement les avis d'un de mes ministres parce que je ne l'aime pas ou je n'ai pas confiance en lui. — Non, en effet, j'imagine, dit-il, un peu contrit face à cette critique implicite. — Excusez-moi. » Elle grimaça. « Je ne voulais pas passer mes nerfs sur vous. Mais voilà qu'Arnold me dit qu'il juge... malavisé de nous montrer plus "agressifs" que nous ne le sommes déjà dans nos négociations avec les Manties. — C'est Giancola qui dit ça ? » Theisman écarquilla les yeux. « Grosso modo. J'ignore s'il est sérieux ou s'il essaye de m'en dissuader parce que les sondages vont désormais dans mon sens. Le problème, c'est que je ne pense pas pouvoir ignorer carrément ses inquiétudes officielles, même si j'en meurs d'envie. — Parce que vous pensez qu'il veut qu'elles soient consignées au cas où vous les ignoreriez et que cela vous revienne en pleine figure ? — Je suis sûre que ça entre dans sa réflexion. Mais soyons réalistes, Thomas. Si nous ne l'aimons pas beaucoup, cela n'en fait pas un imbécile pour autant. En résumé, il dit que, si nous voulons maintenir la pression sur Manticore, nous devons être un peu plus explicites quant à la main de fer que cache notre gant de velours. — Si vous voulez dire qu'il persiste à vouloir révéler l'existence des PBAL, coupa Theisman, j'y suis toujours fermement opposé. Les équipes de Shannon ont réussi à en mettre neuf autres en service, avec leurs flottilles de BAL au complet. Plus elle aura de temps pour en terminer de nouveaux – et entraîner les premiers – avant que les Manties n'apprennent qu'ils existent, mieux ce sera. — Je comprends votre position, Thomas, fit-elle avec patience. Et je lui ai répondu que je ne passerais pas outre vos recommandations. Mais cela ne veut pas dire que je peux complètement ignorer son argument. J'ai tout fait ou presque à part frapper Descroix sur la tête à coups de massue, et elle n'a toujours pas l'air de comprendre que nous sommes sérieux. Il va falloir quelque chose d'assez draconien pour la toucher, je crois. Le genre de vocabulaire que les diplomates n'emploient pas d'ordinaire dans leurs discussions. — Est-ce très sage ? — Je ne sais pas, répliqua-t-elle d'un ton cassant. Je sais seulement que, si je dois continuer à rechercher une issue diplomatique face à des crétins tels qu'ils ne voient même pas le danger au-devant duquel ils courent – en nous emmenant tous avec eux, que cela nous plaise ou non –, alors j'ai besoin d'un marteau assez gros pour capter leur attention ! » Theisman réussit à ne pas grimacer, mais il eut du mal. L'exaspération grandissante de Pritchart face à Giancola et au Royaume stellaire l'inquiétait depuis des mois. Ce qui était un peu hypocrite de sa part, il le reconnaissait, puisqu'il était encore plus exaspéré qu'elle. Mais, comme elle venait de le faire remarquer, c'était elle la présidente. Pas lui. Au bout du compte, la colère de Pritchart était beaucoup plus dangereuse que la sienne. « Si nous n'annonçons pas l'existence des PBAL, dit-il prudemment, quel genre de marteau envisagez-vous donc ? — Je vais leur dire qu'il est temps de se bouger les fesses, dit-elle sans détour. Je veux au moins quelques concessions, quelques marques de bonne volonté. Et si je ne les obtiens pas, j'ai l'intention de rappeler nos négociateurs de ces prétendus "pourparlers de paix" pour consultation ici, à La Nouvelle-Paris. Et je les y garderai des mois s'il le faut. — Ça semble un peu extrême, fit-il observer. Je ne dis pas que s c'est injustifié, ni même que ça ne pourrait pas être une bonne idée, à long terme. Mais si vous le faites, surtout juste après que nous avons reconnu l'existence du Refuge, cela va réellement faire monter la pression. Peut-être davantage que quiconque ne veut la voir monter. — Je suis bien consciente de cette éventualité, lui assura Pritchart. Je ne pense pas que nous risquions de perdre le contrôle de la situation – pas tout de suite, en tout cas. L'inertie est trop grande dans l'autre camp. Mais il se peut que je me trompe sur ce point. Et voilà la véritable raison de mon appel. » Elle soutint son regard pendant quelques secondes puis lui posa la question redoutée. « Comment se présentent vos plans de campagne ? — J'avais peur que vous me posiez la question, soupira-t-il. — Je ne le ferais pas si j'avais le choix. — Je sais. Je sais. » Il inspira profondément. « Eh bien, ils se présentent mieux – si ce mot n'est pas obscène, vu les circonstances – que je ne m'y attendais. — Ah bon ? — Plus nous examinons la situation, plus il nous paraît évident que l'hypothèse rouge est la meilleure. Je n'aime pas ça, d'une certaine façon, à cause de l'état d'esprit que cela engendre chez mes planificateurs. Et chez moi-même, pour tout dire. » Il fronça les sourcils. « Je préfère réfléchir en termes offensifs, chercher à faire réagir l'ennemi à mes mouvements, et je me demande parfois si cela ne me prédispose pas à favoriser la solution la plus agressive au problème. — À mon avis, les gens qui vous connaissent ne vous prendront jamais pour un malade assoiffé de sang, Thomas, commenta Pritchart. — Tant que je ne le fais pas moi-même », répondit-il, ironique. Elle renifla, et il haussa les épaules. « Cela posé, toutefois, je pense réellement qu'une offensive précoce et puissante constituerait notre meilleure chance. Elle nous permettrait plus facilement de récupérer les systèmes occupés et de neutraliser la capacité de Manticore à réagir, du moins à court terme. Il faut espérer que cela nous offrirait un moment de répit durant lequel la diplomatie pourrait bel et bien accomplir quelque chose. Et si cela n'arrive pas, nous serions au moins placés aussi avantageusement que possible au cas où nous serions contraints de nous battre jusqu'au bout. — Dans quelle mesure serions-nous prêts à le faire si nécessaire ? » Il la regarda, impassible, pendant quelques secondes. — Cela dépend, dit-il enfin. Au strict sens technique, nous pourrions lancer l'opération demain. Et, à supposer que nos hypothèses soient correctes et que les Manties n'apportent pas de modification spectaculaire aux paramètres opérationnels avant qu'elle ne débute vraiment, je dirais que nous avons au moins soixante-dix à quatre-vingts pour cent de chances de réussir. — Tant que ça ? » Pritchart paraissait surprise, et il plissa le front. « Permettez-moi de le souligner, il s'agit juste d'une autre façon de dire que j'estime, même si toutes nos hypothèses sont correctes, qu'il reste vingt à trente pour cent de chances de nous faire botter le cul. — Vous n'affichez pas vraiment la confiance retentissante d'un militariste convaincu, fit la présidente avec un petit rire. — Si vous vouliez un militariste convaincu, il fallait me virer, répondit Theisman. À mes yeux, ceux qui veulent réellement rentrer en guerre sont des fous, et c'est d'autant plus vrai que nous avons réussi à éviter une déroute militaire totale il y a seulement quatre ou cinq ans T. Héloïse, je dois encourager un état d'esprit agressif chez mes planificateurs si je veux avoir une chance réaliste de remporter une guerre contre les Manties et leurs alliés. Mais en vérité, même si nous gagnons, nos problèmes ne seront pas réglés, à moins que nous ne soyons prêts à essayer de conquérir carrément le Royaume stellaire. Et même si nous leur faisons aussi mal dans un premier temps que je le pense possible, toute conquête sera sanglante, coûteuse et très, très laide. Quant à une occupation sur le bon vieux modèle législaturiste, elle le serait encore plus. Sans compter qu'elle serait complètement ingérable à long terme. Je ne saurais exagérer mon opposition à la reprise d'opérations militaires actives s'il existe ne serait-ce qu'une autre solution. — Je l'apprécie, Thomas, répondit-elle doucement, impressionnée par son évidente sincérité. Et c'est précisément parce que je connais vos sentiments à cet égard – entre autres – que je n'envisage pas une seconde de vous remplacer par un autre. — Mon travail consiste à vous conseiller sur toutes les raisons de ne pas entrer en guerre autant qu'à déterminer comment mener cette fichue guerre si elle arrive malgré tout. Et puisque nous en sommes aux raisons de ne pas faire la guerre, n'oubliez pas les répercussions éventuelles sur nos relations avec d'autres nations. — Je ne les oublie pas, lui assura-t-elle. Nous avons déjà bien récupéré du tort que les auditions de Parnell avaient causé à notre image au sein de la Ligue solarienne. Leurs journalistes ont très largement couvert nos réformes intérieures, et j'ai échangé plusieurs courriers très amicaux avec le président de la Ligue. D'ailleurs, nous avons aussi gagné des points auprès de nos voisins les plus proches. Ils voient aussi bien que nous quel camp traîne les pieds dans nos pourparlers avec le Royaume stellaire, et le fait que nous avons accepté de poursuivre les négociations –surtout depuis que tout le monde sait que nous avons la puissance militaire nécessaire pour explorer d'autres options si nous le voulons – a beaucoup joué en notre faveur. Je n'ai pas du tout envie de jeter tout cela par la fenêtre. Mais il faut que nous sortions ces pourparlers de l'impasse, et pas seulement parce qu'Arnold est si pénible. Nous avons une responsabilité morale envers ceux qui veulent redevenir nos concitoyens. Et une autre, d'ailleurs, envers ceux qui ne le souhaitent pas : la responsabilité de dissiper une fois pour toutes leurs incertitudes. — Je le comprends bien, dit-il. Mais le plan qui nous offre la meilleure chance de réussite dans l'hypothèse rouge exige une offensive à tout crin, Héloïse. Une offensive totale. Nous frapperions l'Étoile de Trévor avec une force suffisante pour détruire la flotte de Kuzak tout entière. Cela réglerait le sort d'au moins la moitié de leurs SCPC et de plus d'un tiers de leurs PBAL. Dans le même temps, nous attaquerions tous les systèmes occupés les uns après les autres avec ce qu'il faut pour submerger leurs détachements locaux et les repousser. Simultanément, nous frapperions leurs principales bases périphériques. En particulier, ils se sont montrés très négligents dans leurs dispositions de sécurité pour Grendelsbane. Nous pourrions leur faire très mal là-bas avec une force d'attaque beaucoup plus légère que je ne l'aurais cru avant que nous ne commencions sérieusement à étudier l'hypothèse rouge. Et nous avons aussi envisagé de surprendre leur force d'intervention basée à Sidemore. Dans les faits, si nos opérations étaient couronnées de succès, les Manties n'auraient plus que leur force capitale, qu'ils ne pourraient pas engager dans des opérations offensives sans découvrir leur système. En théorie, cela ne leur laisserait pas d'autre choix que de négocier la paix selon nos termes. » Nous possédons les bâtiments et les armes qu'il faut pour tout cela... mais notre marge de sécurité serait beaucoup trop étroite à mon goût. Et pour que cela fonctionne, nous serions obligés de les frapper avant qu'ils n'aient compris que nous arrivions et qu'ils se redéployent. — Qu'ils se redéploient comment ? — La manœuvre la plus évidente de leur part consisterait à abandonner les autres systèmes occupés et se concentrer sur l'Étoile de Trévor. C'est le système le plus vital pour eux, mis à part celui de Manticore lui-même. La priorité suivante serait Grayson. Pour être honnête, la Flotte graysonienne me fait presque aussi peur que la FRM, désormais. Tous nos renseignements indiquent que Haute-Crête a réussi à s'aliéner les Graysoniens, mais je ne crois pas que ce soit au point qu'ils refusent de venir au secours de Manticore. Certains de mes planificateurs le pensent, mais ils ont tort. Hélas, c'est un argument de plus en faveur d'une frappe dure et rapide contre les Manties, en profitant de tout l'effet surprise que nous pourrons obtenir. Étant donné les tensions actuelles entre Grayson et le Royaume stellaire, Mayhew serait presque à coup sûr obligé de rester ferme, du moins au début. Non seulement il lui faudrait se préoccuper de la sécurité de son propre système, mais je doute fort que Janacek et Chakrabarti se soient donné la peine d'établir tous les plans préliminaires requis en vue d'un déploiement efficace de la FSG assez rapide pour gêner nos opérations. Si ces opérations peuvent être conclues dans le délai que nous envisageons. — Le peuvent-elles ? — À l'évidence, je crois que c'est possible, sinon je ne poursuivrais pas dans cette voie. J'ai recherché le meilleur équilibre entre la prise en compte des frottements inévitables qui vont nous ralentir et le refus de laisser ce genre de considérations paralyser le processus de planification. » Mais, comme je le disais, tout cela dépend de ce que nous portions les premiers coups, et c'est cet aspect qui m'inquiète le plus. » Pritchart haussa le sourcil, en quête d'une explication, et il frotta la cicatrice sur sa joue tout en cherchant les mots justes. — Nous pouvons pour ainsi dire nous assurer l'avantage de la surprise, expliqua-t-il enfin. Il suffirait pour cela que nous attaquions les Manticoriens alors que nous négocions encore avec eux. Le seul problème, c'est que, dans ce cas, nous pourrions bien gagner toutes les batailles mais perdre la guerre malgré tout à cause des conséquences diplomatiques et militaires à terme. À l'instant où nous prendrions cette initiative, la Galaxie dans son ensemble conclurait que nous avons décidé de revenir à la politique d'expansion de la vieille République populaire. Et cela ne se limiterait pas aux nations étrangères. Les gens que nous essayons de convaincre qu'ils peuvent croire en la République restaurée, ici même, parviendraient à la même conclusion. Cela pourrait être un prix bien élevé à payer pour vaincre le Royaume stellaire. — Oui, en effet », approuva-t-elle calmement. Elle resta assise à réfléchir quelques secondes, le regard lointain, puis elle le fixa de nouveau. « Qu'est-ce que vous essayez de me dire au juste, Thomas ? Je sais que vous ne ressassez pas tout ça pour le simple plaisir de vous écouter parler. — Je veux dire que, tout d'abord, nous devons faire tout ce qui est humainement possible pour trouver une solution à nos problèmes en dehors de la guerre. S'il faut en venir à la force, toutefois, notre meilleure chance réside dans l'application de l'hypothèse rouge. Mais s'il faut appliquer l'hypothèse rouge, nous devons le faire d'une façon qui ne rappelle pas le vieux plan Duquesne. Notre diplomatie doit clairement signifier que nous avons fait notre maximum pour essayer d'obtenir une résolution pacifique. Pour que l'hypothèse rouge opère, nous allons être obligés de redéployer et prépositionner une bonne partie de notre flotte pour lancer une offensive inattendue... mais nous ne pouvons pas la lancer tant que le Royaume stellaire n'aura pas tiré le premier ou au moins rompu les négociations. Nous ne pouvons pas le faire nous-mêmes, Héloïse. Je refuse de le faire. Pas après tout le sang que vous et moi avons fait couler pour prouver que nous n'étions pas la République populaire. — Et quand ai-je sous-entendu que je ferais une chose pareille ? demanda-t-elle avec colère. — Je... » Il ferma la bouche brutalement. Puis il prit une profonde inspiration et secoua la tête. « Je vous présente mes excuses, dit-il posément. Je sais que vous n'avez jamais rien suggéré de la sorte. C'est juste que... » Il inspira encore profondément. « C'est juste que nous avons parcouru un tel chemin, Héloïse. Nous avons accompli tant de choses. Si nous retournons en guerre contre Manticore, nous pourrions perdre tout cela même en étant vainqueurs. Je crois que... ça m'effraie. Pas pour moi, mais pour la République. — Je comprends, répondit-elle sur le même ton, le regard planté dans celui du ministre de la Guerre. Mais dans le même temps, Thomas, je ne peux tout simplement pas ignorer les autres responsabilités attachées à ma fonction parce que les assumer pourrait nous conduire à la guerre. Surtout alors que Manticore m'empêche de mettre fin à la guerre déjà en cours. Je dois donc savoir. Si j'explique clairement à Descroix et Haute-Crête que nous sommes sérieux, que je suis prête à rompre les négociations – ce qui pourrait être interprété comme une renonciation à la trêve en vigueur –, aurai-je votre soutien et celui de la Flotte ? » Un moment de tension plana entre eux tandis qu'ils se faisaient face : l'homme qui avait rendu possible la restauration de la République, et la femme qui avait veillé à cette restauration. Puis Thomas Theisman hocha la tête. « Bien sûr, vous l'aurez, madame la présidente, dit-il, et si sa voix était triste, elle était aussi résolue. C'est à cela que sert une Constitution. » CHAPITRE QUARANTE Shannon Foraker se tenait une fois de plus dans le hangar d'appontement du Souverain de l'espace et regardait le cotre de Lester Tourville se poser dans les bras d'arrimage. Cette fois, cependant, elle n'attendait pas Thomas Theisman ou Javier Giscard en prime. Theisman était reparti à La Nouvelle-Paris... et Giscard était à côté d'elle, derrière le capitaine de vaisseau Reumann et le capitaine de frégate Lampert. Elle jeta un regard en coin à celui qui était devenu le deuxième officier le-plus gradé de la Flotte républicaine et ressentit une pointe de tristesse en réalisant qu'elle était déjà une étrangère dans ce hangar d'appontement. Le cotre termina son arrimage, le témoin de pression vira au vert, Tourville s'élança dans la gravité interne du Souverain de l'espace depuis le boyau d'accès, et la haie d'honneur se mit au garde-à-vous. Le sifflet du bosco retentit, et le lieutenant de vaisseau en tête de la haie rendit son salut à l'amiral. « Permission de monter à bord ? demanda officiellement Tourville. — Permission accordée, monsieur », répondit le lieutenant avant de s'écarter devant Reumann qui approchait pour offrir au nouvel arrivant la traditionnelle poignée de main de bienvenue du commandant. Giscard s'avança avec lui, mais pas Foraker, car Reumann n'était plus son capitaine de pavillon. « Bienvenue à bord, Lester », fit chaleureusement Giscard. Le commandant désigné de la deuxième flotte lui rendit son sourire. « Merci, Javier. » Il serra la main de Giscard, puis regarda derrière celui-ci et sourit à Foraker. « Bonjour, Shannon. — Monsieur. » Elle le salua avec une pointe de formalisme qui la consterna quand elle s'en rendit compte. Ce n'était pas sa faute à lui, ni celle de Giscard. Ce n'était la faute de personne. Mais, en les regardant, elle se sentait exclue, comme quand Theisman lui avait annoncé que le Souverain de l'espace allait devenir le vaisseau amiral de Giscard et non plus le sien. Le visage de Tourville trahit sa surprise à la brièveté de sa réponse, mais la surprise disparut aussi vite qu'elle était venue, et elle vit une lueur compatissante dans son regard. Bien sûr qu'il comprenait, songea-t-elle. Elle avait passé trop de temps sous ses ordres pour qu'il ignore la teneur de ses sentiments à cet instant. Elle se secoua et se tança intérieurement pour avoir laissé sa mélancolie retomber sur les autres. Puis elle lui adressa un sourire. Peut-être un peu boiteux, mais néanmoins sincère, et elle sut qu'il comprenait cette muette excuse pour sa réponse laconique. — Eh bien, dit Giscard d'une voix juste assez chaleureuse pour montrer que lui aussi avait saisi les sous-entendus, nous avons beaucoup à discuter. Autant commencer, j'imagine. » Il désigna l'ascenseur qui les attendait, et ses subordonnés se dirigèrent obligeamment dans cette direction. « Voilà donc l'ossature du plan de déploiement actuel », fit le capitaine de vaisseau Gozzi en conclusion de la première partie de son briefing, deux bonnes heures et demie plus tard. « Avec votre permission, amiral, poursuivit-il en s'adressant directement à Giscard, j'aimerais laisser le loisir à chacun de poser des questions d'ordre général avant que nous ne passions aux détails précis. — Bien sûr, Marius », répondit Giscard à son chef d'état-major. Il jeta un coup d'œil aux deux autres amiraux présents dans la salle de briefing du Souverain de l'espace. « Lester ? Shannon ? — D'après ce que je viens d'entendre, fit Tourville derrière un nuage odorant de fumée de cigare en regardant la carte holographique flottante des régions voisines de l'Étoile de Trévor, il ne s'agit plus d'un déploiement hypothétique. » Ce n'était pas vraiment une question, mais Gozzi acquiesça tout de même. — En effet, monsieur. L'Octogone nous a transmis les ordres de mouvement préparatoire ce matin. — On dirait que la situation devient de plus en plus risquée », commenta le capitaine de vaisseau DeLaney d'un air contrit, et Tourville hocha la tête, d'accord avec son chef d'état-major. « C'est exactement ce que j'étais en train de me dire, renchérit-il en fronçant les sourcils. — Je sais qu'aucun de nous ne se réjouit franchement de cette situation, répondit Giscard en maniant l'euphémisme, mais au moins vous obtenez ce pour quoi vous êtes le meilleur, Lester : un détachement indépendant. — Un détachement ! renifla Tourville. Le terme est tout à fait exact. Qui a eu cette idée de génie, au fait ? — On ne m'en a pas informé spécifiquement, fit Giscard avec un sourire ironique. Cela dit, ça sent son Linda Trenis à plein nez. — Ça se comprend. Linda a toujours été trop maligne pour son bien. — Vous pensez que le plan ne va pas marcher ? » demanda Giscard, le sourcil interrogateur. Tourville tira encore un peu sur son cigare puis haussa les épaules. — Je pense qu'il devrait atteindre l'objectif fixé, reconnut-il. Je crois que ce qui m'ennuie là-dedans, c'est l'envoi de la deuxième flotte jusqu'en Silésie : cela semble indiquer que quelqu'un commence à envisager très sérieusement de rouvrir la boîte de Pandore que nous préférerions sans doute tous voir rester close. — C'est aussi l'impression que ça me donne, intervint Foraker. C'est une des raisons pour lesquelles ce déploiement m'inquiète. » En parlant, Foraker songeait aux risques insensés qu'un officier général aurait pris en exprimant des réserves sur ses ordres sous le comité de salut public. Mais elle ne servait plus le comité de salut public. C'était toute la différence. « Je ne crois pas que quiconque à La Nouvelle-Paris prenne à la légère l'éventualité d'une reprise des hostilités, dit Giscard. Je sais que ce n'est pas le cas du ministre de la Guerre, comme nous en sommes sûrement tous conscients. » Il regarda Tourville et Foraker jusqu'à ce qu'ils hochent la tête, puis il haussa les épaules. « Pour autant, son travail (et le nôtre) consiste à être prêt au pire. Dans ces conditions, avez-vous des réserves à exprimer, Lester ? — À part celles que n'importe qui ressentirait probablement à l'idée d'affronter un officier aussi doué qu'Harrington si loin de nos propres bases et de tout renfort, non, concéda Tourville. J'apprécie l'idée de ne rien faire en l'absence d'ordres catégoriques de la capitale. Au moins, nous n'avons pas à nous inquiéter que je lance une guerre parce qu'on ne m'aura pas transmis d'ordre contraire à temps ! — Shannon ? — Eh bien, répondit Foraker sans joie, j'ai quelques réserves. — Ah bon ? » Giscard la fixa d'un œil interrogateur. « Quel genre de réserves ? — Je ne peux pas m'empêcher de penser que nous présumons un peu de nos forces sur le plan stratégique. Dans l'ensemble, je dois convenir que l'hypothèse rouge est... eh bien, à défaut d'un terme mieux adapté, "élégante". Elle exige un degré de coordination qui ne me satisfait pas tout à fait, mais elle évite l'erreur que les Législaturistes ont commise en commençant avec des détachements trop éloignés les uns des autres pour rester en communication. Sauf, bien sûr, pour la deuxième flotte. » Giscard acquiesça. Dès la fin de cette réunion, il quitterait le système de Havre à la tête de la première flotte nouvellement formée, en direction de sa nouvelle base dans le système SXR-136-23. On ne lui avait pas donné de nom en remplacement de sa désignation dans les catalogues car sa géante rouge, totalement inutile, n'avait rien, pas même une planète, pour attirer quiconque. Elle offrait toutefois un ancrage bienvenu pour tenir une flotte à l'abri des regards. Et elle se trouvait par hasard à moins de quarante années-lumière au nord-ouest de l'Étoile de Trévor. Les bâtiments de soutien logistique destinés à la première flotte étaient déjà sur place, en orbite autour de' SXR-136 avec suffisamment de ravitaillement et de pièces détachées pour fournir la flotte entière pendant six mois. S'il s'avérait nécessaire de laisser la première flotte là-bas plus longtemps, le train d'équipage enverrait des bâtiments tour à tour pour ramener ce dont on avait besoin. Et si le signal du départ arrivait, chaque groupe d'intervention (à l'exception de la deuxième flotte) formé par le plan de campagne soigneusement orchestré connu sous le nom d'hypothèse rouge alpha partirait du même endroit, avec les mêmes ordres, sans risquer le ratage stratégique qui avait lancé l'amiral Youri Rollins vers le système de Hancock trop tôt. Certes, le fait que tous ces objectifs – sauf Grendelsbane – se trouvaient à cent vingt années-lumière au plus de l'Étoile de Trévor aidait un peu. « Hélas, continua Foraker, que ce plan permette une meilleure coordination ne change rien au fait que nous allons attaquer en beaucoup d'endroits à la fois. Ce qui implique de disperser nos forces davantage que je ne le voudrais. — Votre inquiétude est légitime, fit Giscard. Je pense néanmoins qu'il s'agit d'un facteur de risque dont nous allons devoir nous accommoder. Et si nous nous dispersons, au moins les Mandes le sont-ils encore plus. — Ce n'est pas faux. » Foraker hocha la tête à son tour. « Et puis, souligna respectueusement le capitaine Gozzi, le plan de campagne prévoit quand même que nous frappions nos objectifs par vagues successives, madame. Nous concentrerons des forces supérieures à chaque assaut, en commençant par leurs positions principales afin d'éliminer d'abord leurs forces de réaction. — Je sais. » Foraker fronça les sourcils. « Étant donné nos ressources et les objectifs de la mission, cela semble l'usage le plus efficace de nos forces. Je suppose, à bien y regarder, que mon appréhension naît surtout du fait que nos plans dépendent beaucoup de ce que nous avons accompli au Refuge. » Elle grimaça et regarda son propre chef d'état-major. « Five et moi, ainsi que toutes nos équipes, avons essayé de nous montrer aussi critiques de notre propre travail que possible, dans un esprit constructif. Mais aucune de nos conclusions n'a encore été testée au combat. Nos simulations sont fiables... à condition que les données d'espionnage concernant le matériel manticorien sur lesquelles nous nous sommes fondés soient exactes. Et même si les chiffres nous sont favorables, nous allons engager un très grand nombre d'unités, dont l'équipage ira au combat avec de nouveaux matériels et de nouvelles doctrines jamais testés en conditions réelles, les seules qui comptent. Je crois que nous avons tous trop vu la loi de Murhpy s'appliquer pour ne pas comprendre combien de choses pourraient tourner vinaigre en dépit de tout le mal que nous nous sommes donné au Refuge. » Dans ces conditions, je préférerais vraiment que nous jouissions d'une supériorité numérique bien plus nette aux points cruciaux, ce qui est impossible vu la dispersion astrographique de notre zone d'opérations. — Je comprends bien vos inquiétudes, dit Giscard au bout d'un moment. En même temps, je soupçonne qu'une partie au moins est liée à votre conscience professionnelle. Je crois que vous sous-estimez la qualité du travail que vos équipes et vous avez fourni. Certes, je n'en doute pas une minute, nous découvrirons que certaines hypothèses sur les capacités manticoriennes n'étaient pas assez pessimistes. Mais Lester et moi avons mené une douzaine de batailles dans les simulateurs en nous servant de votre nouveau matériel et de votre nouvelle doctrine, et, d'après ce que nous avons vu, vous avez réussi à multiplier notre efficacité au combat par au moins dix. » Il secoua la tête. « C'est sacrément mieux que ce que nous avons jamais eu avant de nous opposer à Manticore. Si nous arrivons à surprendre la FRA/ en ordre dispersé, je pense que nous allons lui faire très mal. — J'espère que vous avez raison, monsieur. Mais je persiste à penser que nous devrions lancer un assaut plus vigoureux encore contre l'Étoile de Trévor. C'est leur point le plus fort... et ils ont eu l'amabilité d'y concentrer presque tous leurs bâtiments modernes, en dehors de ceux affectés à la Flotte capitale, en tout cas. Si nous détruisons cette force, alors nous pouvons nous répandre depuis l'Étoile de Trévor et prendre facilement tous les autres objectifs, parce qu'ils n'auront rien dans la région qui puisse nous arrêter. — Mais si nous frappions l'Étoile de Trévor en y concentrant nos effectifs, intervint Tourville, et qu'ils réussissaient à faire sortir des courriers du système – or ils y arriveraient, Shannon, vu le lien direct avec Manticore que représente le terminus du nœud –, ils pourraient bien arriver à redéployer leurs forces de couverture avant que nous ne lancions l'assaut contre elles. Je ne vois pas ce qu'ils pourraient faire pour nous arrêter carrément, mais ils pourraient sans doute concentrer des forces suffisantes sur les objectifs les plus stratégiques pour que leur prise nous coûte davantage. — Je sais. Mais, dans le même ordre d'idées, s'ils évacuaient des courriers par le terminus, ils ne pourraient rejoindre que Manticore. De là, ils seraient incapables d'atteindre d'autres systèmes avant que nous ne les attaquions depuis l'Étoile de Trévor. Les seuls courriers dont nous ayons réellement à nous soucier sont ceux qui n'emprunteront pas le terminus. — Je comprends vos inquiétudes, répéta Giscard. Mais cet aspect du plan est bel et bien verrouillé par ce détail. À moins que quelqu'un ne détecte une faille précise et démontrable, je ne le vois pas changer. — Et je ne peux offrir que de vagues craintes, sans doute liées à ma peur d'avoir commis une erreur quelconque au Refuge », reconnut Foraker. Elle eut un sourire ironique. « Je sais. Je crois que je voulais juste m'assurer que j'avais fait passer mon message. — Bien sûr. Ça fait partie de votre boulot. » Giscard se mit à rire, puis il inclina la tête de côté. « Et que pensez-vous de la mission de la deuxième flotte ? — À l'évidence, puisque je préférerais porter une attaque plus lourde contre l'Étoile de Trévor, j'aimerais mieux maintenir la deuxième flotte plus près de chez nous et l'y laisser. L'éventualité que les Andermiens puissent objecter à sa présence si près de leur porte ne me réjouit pas non plus. Si cela ne dépendait que de moi, et vu que la DRS attribue si peu de SCPC et PBAL à la duchesse Harrington, je crois que je choisirais sans doute de la laisser tranquille pendant les premiers affrontements. Si le reste de rouge alpha est un succès, sa force d'intervention ne devrait pas suffire à augmenter les chances des Manticoriens de façon significative dans une contre-offensive, même une fois qu'ils l'auront rappelée. Mais je dois reconnaître que mon désir d'employer la deuxième flotte ailleurs pourrait bien venir du fait que, comme Lester, j'ai un respect prononcé pour les talents tactiques de la duchesse. Je préfère me méfier de l'eau qui dort, ironisa-t-elle. Sinon, ce plan me paraît plutôt sain. Du moins, je ne crois pas que nous puissions en trouver un meilleur pour atteindre le même objectif. — Si je puis me permettre, amiral Giscard, fit doucement le capitaine Anders, j'ai un autre motif d'inquiétude que je n'ai encore entendu personne aborder. — Lequel, capitaine ? — Grayson, monsieur. » Plusieurs officiers s'entre-regardèrent, et Anders afficha un bref sourire. « J'ai consulté les dernières estimations de la DRS concernant leurs effectifs de SCPC. Je ne suis pas sûr que les planificateurs aient suffisamment tenu compte de ce qu'ils pourraient faire' avec une telle capacité. — En ce moment, répondit le capitaine Gozzi avant que Giscard puisse ouvrir la bouche, une bonne partie de cet effectif est en vol d'entraînement, Five. Et même si ce n'était pas le cas, il va leur falloir un peu de temps pour comprendre ce qui se passe. À supposer que leur flotte et la FRM soient toujours en aussi bons termes qu'avant le cessez-le-feu, leur délai de réaction devrait largement nous permettre de prendre possession de l'Étoile de Trévor et de tous nos autres objectifs. — Je sais que c'est la conclusion des analystes, fit Anders. Et ils ont peut-être bien raison. Mais, vu les performances de Gray-son jusqu'à maintenant, je préférerais quelque chose d'un peu plus catégorique les concernant. L'amiral Foraker a parlé de se méfier de l'eau qui dort en Silésie. Pour ma part, je préférerais maintenir la deuxième flotte plus près de chez nous pour nous couvrir dans l'éventualité où les Graysoniens réagiraient plus vite que nous ne le pensions. — Cette idée ne manque pas de mérite, dit Giscard en faisant signe à son chef d'état-major de se taire quand celui-ci fit mine de vouloir répondre à nouveau. Mais la réaction possible de Grayson est un autre de ces risques que nous allons simplement devoir accepter. À mon avis, les analystes de la DRS ont sûrement raison quant à la vitesse à laquelle les Graysoniens seront capables de réagir une fois qu'ils auront compris que des affrontements sont en cours. Je pense aussi qu'ils ont vu juste quant à l'attitude de Janacek envers Grayson. Il les exècre et les considère comme des néobarbares arrogants qui ne respectent pas leurs supérieurs, donc il ne veut surtout pas les appeler en renfort de ses propres effectifs. Pire, il n'a sans doute même pas établi de plans d'urgence avec eux pour déterminer comment ils pourraient répondre à une attaque que nous lancerions ! Sans compter que Haute-Crête et lui pourraient bien avoir réussi à s'aliéner Grayson à un point qui ferait peut-être hésiter Mayhew à réagir tout court. — Sauf tout mon respect pour la DRS, amiral, je crois que je ne compterais pas trop sur cette dernière appréciation. Il est certes légitime de réfléchir en termes des limites physiques à leur vitesse de réaction, mais Grayson et Manticore ont affronté beaucoup d'épreuves ensemble. Je ne vois pas Mayhew lâcher ses alliés. Surtout si nous sommes l'agresseur. » Giscard regarda le chef d'état-major de Foraker d'un air pensif pendant quelques secondes puis haussa les épaules. «Je ne voulais pas en parler, dit-il. Et ce que je m'apprête à vous révéler ne sort pas de ce compartiment. » Il marqua une pause jusqu'à ce qu'ils aient tous acquiescé. « Très bien. Le capitaine Anders pourrait bien avoir raison dans son évaluation de la relation entre Grayson et le Royaume stellaire. Pour être tout à fait honnête, Thomas Theisman me dit que les analystes de la DRS et du Service de renseignement extérieur sont assez divisés sur l'état des relations entre le Protecteur et le gouvernement Haute-Crête. Néanmoins, quelques signes forts indiquent que l'Alliance manticorienne n'est plus aussi... solide qu'autrefois. Plus particulièrement, continua-t-il tandis que les yeux s'étrécissaient sous l'effet de la curiosité autour de la table de conférence, nous sommes en contact avec la République d'Erewhon. À l'évidence, personne n'a discuté de l'hypothèse rouge alpha avec les Erewhoniens mais, la semaine dernière, l'ambassadeur d'Erewhon a paraphé un accord de principe en vue d'une alliance militaire défensive avec nous. — Erewhon passe de notre côté ? demanda Lester Tourville sur un ton très prudent, manifestement convaincu d'avoir mal entendu. — C'est ce qu'on m'a assuré, répondit Giscard. Impossible d'extrapoler à partir de là ce que Grayson pourrait faire, et personne n'a sous-entendu devant moi que nous avions eu des contacts diplomatiques directs avec Grayson. Mais,`"si Erewhon est prêt à négocier ses propres arrangements avec nous, je dirais que cela indique à coup sûr que Haute-Crête a causé beaucoup plus de tort à son réseau d'alliés qu'il ne le pense probablement. — On peut l'exprimer ainsi, monsieur, renifla Anders. Surtout quand on aime les euphémismes ! » Il s'interrompit, réfléchit activement puis haussa les épaules. « D'accord, monsieur. Je me méfie encore de ce que Grayson pourrait faire, mais j'admets qu'il semble qu'il y ait plus de sable encore que je ne le croyais dans les rouages de l'Alliance manticorienne. — Et c'est sans doute ce que nous pouvons espérer de mieux, en restant réalistes, fit Giscard en haussant les épaules. Nous sommes face à des incertitudes, quoi que nous fassions. Ceux qui croient qu'il pourrait en être autrement rêvent. Mais j'ai le sentiment que, si nous sommes contraints de retourner en guerre, ce plan nous offre notre meilleure chance de l'emporter. » Quelques heures plus tard, Shannon Foraker regardait par la baie d'observation de sa pinasse le Souverain de l'espace quitter son orbite pour s'éloigner de plus en plus vite de la planète de Havre, en route vers la première flotte. Elle souffrait de le voir partir. Davantage encore qu'elle n'aurait cru. « Dur de le voir s'en aller, hein, madame ? fit une voix douce, et elle tourna la tête vers le capitaine Anders. — Oui, reconnut-elle. Oui, en effet. — L'amiral Giscard en prendra bien soin, dit-il, rassurant, et elle hocha la tête. — Je sais. Et Patrick Reumann aussi. Mais, après tout ce temps, j'ai juste un peu de mal à le considérer comme le vaisseau amiral d'un autre. — Je n'en doute pas. Mais ça ne se limite pas là, madame, répondit doucement Anders, et elle fronça les sourcils. — Que voulez-vous dire ? — Madame, vous n'êtes pas comme moi. Je suis ingénieur avant d'être officier tactique. Pour vous, c'est l'inverse. C'est pour cela que vous avez envie d'être avec eux, de faire marcher rouge alpha et d'appliquer les doctrines tactiques que vous avez vous-mêmes conçues. Voilà pourquoi vous détestez tant le voir partir. — Vous savez, dit lentement Foraker, pour un type branché technique, vous êtes remarquablement perspicace, Five. » Elle secoua la tête. « Je n'avais pas envisagé la situation sous cet angle, mais vous avez raison. Je n'y avais peut-être pas pensé parce que je refusais d'admettre à quel point. — Vous ne pouvez pas être vous-même et ressentir autre chose dans ces circonstances, madame. Mais, le principal, c'est que vous avez beau être un excellent officier tactique, la Flotte et la République ont davantage besoin de vous au Refuge qu'auprès de la première ou de la deuxième flotte. Ce n'est pas que vous ayez envie d'y être, madame. C'est juste qu'on a besoin de vous là-bas. — Vous avez peut-être raison, dit-elle tout bas en se retournant vers la baie d'observation pour regarder le supercuirassé qui poursuivait son accélération. Vous avez peut-être raison. Mais, tandis qu'elle regardait le Souverain de l'espace disparaître au loin, elle sut qu'elle n'avait pas envie que ce soit le cas. CHAPITRE QUARANTE ET UN Le carillon du communicateur résonna doucement dans la cabine obscure, discret, mais des décennies de service spatial avaient habitué Érica Ferrero à dormir d'un sommeil léger. Elle tendit la main droite, enfonça la touche de réception audio avant qu'il ne retentisse une deuxième fois et, de la main gauche, elle repoussa ses cheveux emmêlés par le sommeil tout en s'asseyant dans son lit. « Ici le commandant. » Sa voix lui parut beaucoup plus éveillée qu'elle n'avait l'impression de l'être. — Commandant, ici le lieutenant McKee. Le second me demande de vous informer que le "Sittich" quitte son orbite. — Compris. » Cette annonce acheva de la réveiller tout à fait. Elle consulta brièvement l'horodateur de chevet et grimaça. C'était le milieu de la nuit à bord du Jessica Epps. McKee était de quart sur le pont et, normalement, Llewellyn aurait dû être au lit et aussi profondément endormi qu'elle-même. Mais son second avait toujours eu tendance à rôder dans le vaisseau à des heures indues, et ce penchant s'était encore accentué depuis leur arrivée dans le système de Zoroastre. « Quelle est son accélération, Mecia ? demanda Ferrero à l'officier de com. — Un peu moins de deux virgule cinq km/s2, répondit McKee. — Et son cap ? — Pile ce que vous aviez prévu, pacha. Il suit la trajectoire la plus courte de la planète à l'hyperlimite. — Bien. Dans ce cas, je ne vois pas pourquoi nous réveillerions tous les autres aussi tôt. J'arrive dans un petit quart d'heure. Le second et vous tenez le fort jusque-là. — À vos ordres, madame. » L'icône rouge représentant le bâtiment qui se faisait passer pour le vaisseau marchand andermien Sittich progressait lentement sur l'afficheur tactique du Jessica Epps. Le bâtiment maintenait une accélération régulière depuis plus de deux heures maintenant, et sa vitesse dépassait tout juste les dix-huit mille km/s. Il avait parcouru cent trente-neuf millions de kilomètres, couvrant près de quarante pour cent du trajet entre la primaire de type G4 et l'hyperlimite. Et, pendant ce temps, le Jessica Epps s'était discrètement rapproché, de façon à faire converger leurs vecteurs. La tension était montée progressivement sur le pont du croiseur lourd. Ce n'était pas la tension associée à la traque d'un autre vaisseau de guerre. Non, elle ressemblait à celle du chasseur quand une longue traque appliquée se dirige vers une heureuse conclusion, mêlée à une impatience vengeresse tandis qu'ils se rapprochaient d'une vermine que tout officier spatial digne de ce nom considérait comme son ennemi naturel. Érica Ferrero consulta son répétiteur. La distance à sa cible était tombée à trois millions de kilomètres à peine, et il était évident que le faux Sittich ignorait totalement que le Jessica Epps se trouvait dans le même système que lui. Elle n'aurait sans doute pas dû ressentir tant de mépris pour l'équipage de ce bâtiment esclavagiste. Après tout, il était au cœur de l'un des systèmes silésiens les mieux contrôlés et, à sa connaissance, tous les vaisseaux armés du secteur obéissaient aux ordres de l'homme dont il transportait la marchandise illicite. De plus, les drones de reconnaissance Cavalier fantôme que Shawn Harris avait déployés avec soin avaient obtenu un excellent relevé des émissions du « Sittich », et les capteurs actifs du cargo taxi étaient exactement de cette quincaillerie à laquelle Ferrero s'attendait de la part d'un bâtiment aussi peu respectable. Il aurait eu de la chance de repérer une lune de taille moyenne sans savoir d'avance où la chercher. Elle sourit. Se faufiler dans le système d'une autre nation, même si elle n'était équipée que de systèmes de détection silésiens, constituait toujours un défi. Bien sûr, c'était un défi que Ferrero appréciait, sans parler d'une excellente occasion de s'entraîner. Cela n'avait cependant pas rendu l'exercice plus facile, et elle avait été un peu surprise de découvrir combien elle s'était habituée au confort des plateformes de détection supraluminiques. Les rapports sans cesse mis à jour en provenance des plateformes périphériques qu'elle aurait normalement déployées lui manquaient. En leur absence, elle se sentait... vulnérable. Comme si celui qui était censé surveiller ses arrières ne le faisait pas. Aurait-elle été plus sereine si les nouveaux modes de patrouille décidés par la duchesse Harrington avaient été en place et le Jessica Epps associé à un autre vaisseau de la FRA/1? Sans doute, oui, décida-t-elle. Et la présence d'un confrère lui aurait donné beaucoup plus de souplesse dans la traque du bâtiment esclavagiste. Esclavagiste présumé, rectifia-t-elle consciencieusement. Certes, la présence d'un second vaisseau aurait largement augmenté les risques que l'un des deux se fasse repérer. Un exemple de plus des innombrables compromis imposés par un univers imparfait. Elle renifla à cette idée et leva les yeux du répétiteur. <^ Je crois que nous sommes prêts, Robert, dit-elle. — Bien, madame, répondit le capitaine de frégate Llewellyn. On envoie l'équipage aux postes de combat? — Je ne vois aucune raison de nous préparer à un engagement général. Pas face à un cargo qui ne se trouvera à portée d'énergie que dans deux millions de kilomètres et demi. Mettez en alerte les servants de missiles et les équipes antimissile. On pourra toujours poster des hommes aux affûts d'armes à énergie si monsieur le trafiquant décide de faire des difficultés et refuse de mettre en panne avant que nous ne parvenions à portée de Braser. Évidemment, il faudrait qu'il soit drôlement stupide pour en arriver là. — Bien, madame. » Un observateur attentif aurait pu détecter une nuance de déception dans la réponse de Llewellyn. Le second était officier tactique avant tout, Ferrero le savait. Il rechignait à laisser passer une occasion d'effectuer un exercice d'armement complet, surtout quand la section tactique avait une cible réelle pour s'entraîner – même aussi miteuse que le « Sittich ». « Patience, Robert », dit-elle plus bas, de façon à n'être entendue que par lui, quand il eut transmis les ordres nécessaires. « Si vous êtes sage, je vous laisserai emmener la première pinasse. — Je suis transparent à ce point, pacha ? s'enquit-il avec ironie. — Peut-être pas à ce point, dit-elle dans un sourire. Mais pas loin. Vraiment pas loin. — Les servants de missiles signalent que les batteries sont activées et prêtes, commandant, annonça Harris depuis la section tactique. — Très bien, Shawn. Je pense que nous sommes prêts. Rappelez-vous, nous ne pouvons pas nous permettre de détruire simplement ce bâtiment, quoi qu'il fasse. — Compris, madame. » Le lieutenant Harris acquiesça gravement. Les pirates étaient une chose ; les esclavagistes, avec des centaines de victimes innocentes potentiellement à leur bord, en étaient une autre. « S'il refuse de s'arrêter quand Mecia le hélera, poursuivit Ferrero, nous tirerons un ou deux coups de semonce en travers de son chemin. Mais, s'il persiste à refuser, nous devrons nous rapprocher suffisamment pour pouvoir détruire ses noyaux à coups d'armes à énergie. Ou bien laisser le second emmener ses pinasses et jouer les justiciers de l'espace en pulvérisant ses anneaux d'impulsion de leurs lasers, dit-elle en souriant à Llewellyn. — Oh, jour radieux ! murmura le second. — Je constate que vous vous en réjouissez d'avance », dit Ferrero, et Llewellyn gloussa. Puis le commandant se tourna vers la section com. « Vous êtes prête à transmettre, Mecia ? — Oui, madame. — Alors allez-y. Et, pour être sûrs qu'ils comprennent bien, Shawn, verrouillez-les avec votre lidar de contrôle de feu et soyez paré à tirer notre coup de semonce. — À vos ordres, madame. » Le lieutenant McKee se pencha vers son micro. « Sittich, ici le croiseur de la Flotte royale manticorienne Jessica Epps. Nous vous ordonnons de couper votre accélération et vos impulseurs, et de vous préparer à être abordé pour une fouille de routine. » La requête stricte et sèche fut émise sur un laser de com directionnel. Il était très peu probable que le gouverneur Chalmers manque de réaliser ce qui se passait quand le Jessica Epps aborderait le faux Sittich, mais cela restait une possibilité. Les systèmes de contrôle de feu de Harris risquaient davantage d'être repérés par les équipements de détection locaux que le laser de com de McKee et, si Ferrero était bel et bien contrainte de tirer un coup de semonce, la détonation de l'ogive la trahirait à coup sûr. Mais si elle arrivait à empêcher Chalmers de comprendre ce qui se passait, il y avait beaucoup plus de chances qu'il soit encore là bien gentiment quand son mandat d'arrêt arriverait, délivré par le gouvernement confédéré. Et le trafic d'esclaves est sans doute le seul crime qui puisse mener à l'arrestation d'un gouverneur silésien, songea-t-elle. Non que ce qui passe pour un gouvernement dans le coin voie vraiment une objection morale à cette pratique. Seulement, la reine a exprimé ses sentiments sur ce trafic de façon très claire, douloureusement claire, pourrait-on dire. Et aucun Silésien sain d'esprit n'a envie de la contrarier, elle ou sa Flotte, à ce sujet. De plus... « Message entrant », annonça soudain McKee, et quelque chose dans sa voix poussa Ferrero à relever brusquement la tête. Elle fit pivoter son fauteuil de commandement vers l'officier de com. « C'est... » McKee s'interrompit et regarda son commandant, les yeux écarquillés par la surprise. « Pacha, c'est le Hellebarde! — Le Hellebarde? » Ferrero fixa le lieutenant pendant trois secondes puis lança un regard accusateur au répétiteur tactique. Il ne montrait aucun signe du croiseur andermien. « Shawn ? aboya-t-elle. — Je ne sais pas, commandant ! répondit l'officier tactique. Mais j'y travaille. » Ses doigts couraient déjà sur sa console tandis que ses équipes, le CO et lui effectuaient soudain un balayage tactique à pleine puissance. Ils n'essayaient plus de tomber discrètement sur le râble d'une proie qui ne se doutait de rien, et leurs capteurs actifs illuminèrent l'espace alentour comme un phare. « Pacha, vous feriez bien d'écouter ça, pressa McKee, détournant l'attention de Ferrero de la section tactique. — Mettez-le sur haut-parleur, ordonna le commandant. — À vos ordres, madame. Il y eut un bref instant de silence, que rompit une voix familière à l'accent dur. « Jessica Epps, ici le Hellebarde! Nous vous ordonnons de couper vos systèmes de visée et d'interrompre immédiatement votre approche ! — Couper nos... » Ferrero leva les yeux vers Llewellyn. « Nouveau message entrant, intervint McKee avant que le second n'ait pu répondre. Celui-ci vient du "Sittich". — Haut-parleur. — Jessica Epps, ici le vaisseau marchand andermien Sittich. Quel est le problème ? Sittich, terminé. — Un autre du Hellebarde, pacha, lança McKee, et Ferrero lui fit signe de le passer lui aussi sur les haut-parleurs. — Jessica Epps, ici le Hellebarde. Coupez vos systèmes de visée immédiatement! — Pacha, je l'ai ! » s'exclama Harris, et Ferrero regarda de nouveau son répétiteur, où apparut soudain une icône rouge vif. Le Hellebarde se trouvait à dix millions de kilomètres au plus en arrière du Jessica Epps, à peine plus d'une demi-minute-lumière, et Ferrero jura intérieurement. Si performants que fussent les nouveaux systèmes furtifs andermiens, le Hellebarde n'aurait absolument pas dû réussir à s'approcher autant sans être détecté par les capteurs passifs du Jessica Epps, même si celui-ci limitait strictement ses émissions ! « Pacha, le Sittich transmet à nouveau, annonça McKee. — Et son accélération grimpe, madame, ajouta Harris. Elle s'élève à trois virgule deux km/s2. — Ordonnez-lui de mettre en panne immédiatement, Mecia ! aboya Ferrero. — À vos ordres, madame. » Ferrero passa la main sur son front, le cerveau en ébullition. À l'évidence, le Hellebarde les avait suivis jusqu'à Zoroastre – sans doute en vue de poursuivre le harcèlement et les provocations. Et parce que le Jessica Epps ne pensait qu'à se faire tout petit en attendant le cargo taxi, il n'avait même pas remarqué sa présence. Mais pourquoi intervenait-il de la sorte ? À moins que... « Dites au Hellebarde de rester à l'écart ! lança-t-elle vivement. Informez-le que nous arrêtons un esclavagiste présumé pour enquête ! — À vos ordres, madame. » McKee se mit à parler à toute vitesse dans son micro, et Ferrero grimaça en regardant Llewellyn. Gortz cherche une nouvelle occasion de nous harceler, et je ne suis pas d'humeur cette fois-ci, grogna-t-elle. — Pacha, répondit le second, peut-être pense-t-il que c'est nous qui harcelons un bâtiment andermien. — Laissez tomber, Robert! Nous conduisons une fouille parfaitement légitime sur un esclavagiste présumé qui se sert d'un faux code de transpondeur, et Gortz le sait très bien ! À moins que vous ne vouliez me faire croire que nous possédons de meilleures données d'identification sur les vaisseaux marchands de l'Empire qu'un bâtiment de guerre andermien ! » Elle renifla, méprisante, à cette idée. « Jessica Epps, coupez votre contrôle de feu! Ceci est notre dernier avertissement ! trancha la voix venue du Hellebarde. — Pacha, pressa McKee, nous venons de capter Une autre transmission de la part du "Sittich"! Le Hellebarde émet en omnidirectionnel, ils ont dû le recevoir. Ils l'interpellent et demandent sa protection. — Eh bien, dit Ferrero, ils sont culottés, c'est le moins qu'on puisse dire ! — Et si Gortz les croit ? fit Llewellyn. — Ah ah ! s'exclama Ferrero avant de secouer la tête. D'un autre côté, cela arrangerait bien les Andies de faire semblant de les croire. Assez longtemps pour nous contrarier, en tout cas ! Mecia, enregistrez pour transmission au Hellebarde. — Enregistrement, madame. — Capitaine Gortz, ici le capitaine Ferrero. Je n'ai pas de temps à perdre avec vos jeux débiles aujourd'hui. J'ai un trafiquant d'esclaves à arraisonner. Si vous voulez en discuter plus tard, j'aviserai à ce moment-là. Maintenant, changez de cap et foutez-moi la paix ! — Enregistré, madame », fit McKee, et Ferrero hésita un instant en s'apercevant qu'elle était encore plus furieuse qu'elle ne l'aurait cru. Cela se sentait à la fois dans son vocabulaire et son ton, et une petite voix intérieure lui souffla de réfléchir avant d'envoyer ce message. Mais c'était une toute petite voix, et elle choisit de l'ignorer. Il était temps que le Kapitiin der Sterne Gortz et les salauds bouffis d'arrogance à bord du VFA Hellebarde goûtent un peu à leur propre technique de communication éclairée ! Qu'allaient-ils faire à cette distance, de toute façon? Vu l'avantage dont jouissait le Jessica Epps en termes de vitesse, il aurait rattrapé et abordé le « Sittich » le temps que le Hellebarde arrive à portée de missiles du vaisseau de Ferrero. « Madame, le "Sittich" émet de nouveau à destination du Hellebarde. Il prétend que nous avons menacé de faire feu s'il ne s'arrête pas. — Menteurs en plus d'être culottés », commenta Ferrero. D'une certaine façon, elle admirait presque l'audace du commandant du cargo taxi. Évidemment, vu la peine dont était passible le trafic d'esclaves, il se disait sans doute qu'il n'avait pas grand-chose à perdre. Mais même Gortz n'était pas stupide au point de croire qu'un bâtiment de Sa Majesté irait jusqu'à tirer des missiles contre un vaisseau marchand désarmé qui ne pouvait de toute façon pas lui échapper. « Le "Sittich" ne ralentit pas, commandant, annonça Harris. Dois-je tirer le coup de semonce ? — Ce n'est peut-être pas une très bonne idée, étant donné les circonstances, madame, fit calmement Llewellyn. — Je suis plus que fatiguée de marcher sur des œufs autour de ce fichu Hellebarde, répondit vivement Ferrero. Nous sommes un bâtiment de Sa Majesté, nous agissons largement dans les limites de la loi interstellaire, et je refuse de laisser Gortz transformer cette mission en une occasion supplémentaire de nous harceler ! Mecia. — Oui, madame ? — Enregistrez ! — Enregistrement, madame. — Hellebarde, ici le Jessica Epps. Nous agissons dans le cadre des paramètres et des exigences de la loi interstellaire et de tous les traités applicables. Vous n'avez pas juridiction ici, et je vous demande de vous écarter. Ferrero, terminé. — C'est sur la puce, madame, confirma McKee. — Alors transmettez, ordonna Ferrero avant de relever la tête vers Llewellyn. Nous sommes encore à deux bons millions de kilomètres hors de portée effective de leurs missiles, Robert. Mais allez-y, envoyez nos hommes aux postes de combat. » Elle eut un mince sourire. « Vous aviez envie de cet entraînement supplémentaire, de toute façon. — Oui, madame. J'en avais envie. Mais je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure façon de l'obtenir ! — Peut-être pas, concéda Ferrero. Mais le Hellebarde m'a irritée une fois de trop. » Elle se tourna vers le lieutenant McClelland. « James, je veux la trajectoire d'interception la plus courte vers le "Sittich" en tenant compte de sa nouvelle accélération. — Déjà calculée, madame, répondit l'astrogateur. — Voilà ce que j'aime entendre. Adoptez-la. — À vos ordres, madame ! Timonier, virez de quatre degrés à bâbord et passez à quatre-vingt-cinq pour cent de la puissance max ! » Le timonier accusa réception de l'ordre, et le Jessica Epps bondit soudain à la suite de l'esclavagiste en fuite pendant que les alarmes de branle-bas de combat commençaient à résonner. « Madame, le Hellebarde... — Mecia, je me fous de ce que veut le Hellebarde, répondit Ferrero avec un certain calme. Ignorez-le. — À vos ordres, madame. » Ferrero regarda la distance diminuer tandis que son vaisseau commençait à augmenter sa vitesse par rapport au Sittich. Celui-ci continuait à gémir auprès du Hellebarde pendant sa fuite, et Ferrero eut un sourire pincé. Il serait très gratifiant de libérer les esclaves à bord de ce cargo, mais plus satisfaisant encore de triompher devant le Kapittin der Sterne Gortz en lui montrant quel genre d'individus avaient essayé de le duper en lui demandant de les sauver du Jessica Epps. « Tout l'équipage est aux postes de combat, madame », annonça le lieutenant Harris, et Ferrero cilla, stupéfaite de découvrir qu'elle était si bien perdue dans ses pensées qu'elle n'avait même pas vu Llewellyn quitter le pont pour rejoindre son poste au contrôle auxiliaire. « Très bien, Shawn. Le coup de semonce est-il prêt ? — Oui, madame. — Parfait. Mecia, dites-leur une fois de plus de couper leur accélération. Et ajoutez que ceci est notre dernier avertissement. — À vos ordres, madame. » Le lieutenant McKee s'éclaircit la gorge. « Sittich, ici le Jessica Epps. Coupez immédiatement votre accélération. Je répète, immédiatement. Ceci est notre dernier avertissement. Jessica Epps, terminé. » Il n'y eut pas de réponse, et Ferrero se tourna vers Harris. « Ils maintiennent leur accélération, pacha, l'informa l'officier tactique. — Ils ont peut-être besoin d'un avertissement plus clair, fit le commandant. Procédez au tir de semonce, Shawn. — À vos ordres, madame. Tir de semonce. » Harris enfonça la touche de tir, et le tube de poursuite numéro un du Jessica Epps cracha un unique missile qui s'élança vers le Sittich. Ferrero regarda l'icône du missile traverser son répétiteur vers le cargo en fuite. Gortz devait être au bord de l'apoplexie, songea-t-elle joyeusement. Bien fait pour sa pomme, à ce salaud. Après toutes les fois où... « Départ de missile ! » s'écria soudain Harris. Ferrero se redressa brutalement dans son fauteuil de commandement, incrédule. Personne à bord du Sittich n'était assez stupide pour essayer de résister à un croiseur lourd, quand même ! « Multiples départs de missiles depuis le Hellebardel aboya Harris. Ça ressemble à une bordée complète, madame ! » Pendant une fraction de seconde, Ferrero le regarda fixement. Impossible qu'il soit sérieux ! Le Hellebarde se trouvait encore trop loin pour les tenir à portée effective de missiles ! Il ne pouvait pas... Cette idée resta en suspens. Non, se dit Érica Ferrero, soudain terriblement calme. Le Hellebarde ne se trouvait pas trop loin pour les tenir à portée effective de missiles : sa portée effective était juste plus grande que tout le monde ne le croyait. Ou qu'Érica Ferrero ne le croyait. « Timonier, plan d'évitement gamma! ordonna-t-elle. Tactique ! Oubliez le Sittich. » Elle eut un mince sourire, s'efforçant de rayonner de confiance tandis que sa conscience lui reprochait la présomption qui avait mis son vaisseau en si mauvaise position. Mais il était trop tard pour s'en inquiéter, de même qu'il était trop tard pour essayer de raisonner Gortz. « On dirait que l'après-midi s'annonce encore plus intéressant que nous ne le pensions », dit-elle à l'équipage de pont. Puis elle fit signe à Harris. « Faites feu sur l'ennemi, lieutenant. » CHAPITRE QUARANTE-DEUX — Vous savez, dit doucement Mercedes Brigham alors qu'Andrew LaFollet, Nimitz et elle descendaient une fois de plus la coursive menant à la salle de briefing d'état-major du Loup-Garou en compagnie d'Honor, je crois que ça n'aurait pas pu tomber plus mal, milady. — Vous avez raison, répondit Honor sur le même ton. Enfin, ça ne risquait pas de "bien" tomber. — Non, madame. » Le sas s'ouvrit devant eux, et les officiers qui les attendaient se levèrent dans un bruit de pieds frottant sur le sol. C'était la première réunion de tous les commandants de groupe d'intervention et d'escadre au grand complet, et elle rassemblait une variété impressionnante de grades et d'expériences. Elle regroupait également beaucoup de visages qu'Honor connaissait très bien, à commencer par Alistair McKeon et Alice Truman. Il y avait aussi le contre-amiral Samuel Webster, commandant de la seizième escadre de combat; le contre-amiral Georges Astrides, commandant de la neuvième escadre de combat; du côté graysonien, Alfredo Yu, désormais amiral; Warner Caslet, commandant de la première formation de combat de Yu; le contre-amiral Harriet Benson-Dessouix, à la tête de sa première escadre de PBAL; le vice-amiral Mark Brentworth, commandant de sa seconde formation de combat, et le contre-amiral Cynthia Gonsalves, responsable de sa première escadre de croiseurs de combat. Une collection impressionnante de talents, appuyée par une dizaine d'autres amiraux qu'elle connaissait moins bien, dont le contre-amiral Anson Hewitt, précédent responsable de la base. Et, derrière eux, il y avait encore d'autres officiers qu'elle connaissait et à qui elle se fiait implicitement. Comme Susan Phillips, le capitaine de pavillon de Yu à bord du VFG Honor Harrington (dont elle trouvait encore le nom très embarrassant), et le capitaine de vaisseau Frédéric Bagwell, autrefois officier opérationnel d'état-major dans la toute première escadre de combat d'Honor et aujourd'hui capitaine de pavillon de Brentworth. Son équipe de commandement n'était peut-être pas tout à fait la « bande de frères » (ou de sœurs) chérie par l'hagiographie militaire mais, en regardant tous ces visages qui l'attendaient et en goûtant les émotions qu'ils abritaient, Honor sut qu'elle était meilleure que ce que la plupart des officiers généraux pouvaient espérer dans la réalité. Et, au moins, elle avait eu le temps de découvrir ceux qu'elle ne connaissait pas encore avant d'arriver à Sidemore. Quelques-uns seraient à surveiller de plus près, d'autres étaient solides, sans plus. Mais plusieurs étaient vraiment très bons, dont un ou deux méritaient sans doute qu'on les décrive comme brillants. Et chacun d'eux, si soucieux qu'il ou elle soit, était prêt à soutenir toutes les décisions d'Honor. La différence entre elle et eux était là, songea-t-elle tandis qu'elle se dirigeait vers son siège, leur faisait signe de reprendre leur place, posait Nimitz sur le dossier de son fauteuil et s'asseyait à son tour. Ils étaient prêts à appuyer ses décisions; mais c'était elle qui devait les prendre. « Je me réjouis que nous ayons tous été assez proches pour nous réunir en chair et en os, mesdames et messieurs, commença-t-elle. Évidemment, j'aurais de loin préféré ne pas avoir à tenir cette réunion. Mercedes, dit-elle en se tournant vers son chef d'état-major, voulez-vous résumer nos dernières informations, histoire de nous assurer que tout le monde est bien au courant? — Oui, milady », répondit Brigham. Elle marqua une pause et s'éclaircit la gorge avant de reprendre d'une voix volontairement dénuée de toute passion. « Il y a environ trois heures, un transporteur battant pavillon manticorien, le Chantilly, est arrivé ici, dans le Marais, en provenance du système de Zoroastre. Comme nombre d'entre vous le savent déjà, nous avions envoyé le capitaine Ferrero et son Jessica Epps à Zoroastre intercepter un esclavagiste présumé dans le cadre de l'opération Wilberforce. D'après nos renseignements, le cargo en question servait des intérêts basés à La Nouvelle-Hambourg mais émettait le code de transpondeur d'un marchand andermien, le Sittich. Nous avions fourni au capitaine Ferrero une empreinte électronique complète du véritable Sittich afin qu'elle puisse avoir la certitude que le bâtiment qu'elle arraisonnait n'était pas en réalité l'Andermien à qui ce code appartenait légitimement. » Apparemment, le Jessica Epps a bien intercepté le faux Sittich. Au cours de l'opération, toutefois, un... incident est survenu avec le croiseur lourd andermien Hellebarde. Le Chantilly n'avait pas tous les détails, mais le capitaine Nazari, son commandant –qui a le grade de capitaine de frégate de réserve dans notre Spatiale – a décidé qu'il était plus important qu'elle nous transmette les informations qu'elle détenait plutôt que d'attendre dans l'espoir d'en obtenir davantage, d'une façon ou d'une autre. Heureusement, le capitaine Nazari se trouvait assez près de la scène pour que ses capteurs nous fournissent des données d'observation de première main. Hélas, le Chantilly est un vaisseau marchand. En tant que tel, son équipement de détection n'est pas à la hauteur de capteurs militaires, et les données dont nous disposons laissent beaucoup à désirer. » Brigham marqua une nouvelle pause comme pour s'assurer que son public la suivait encore, puis elle reprit. Néanmoins, malgré les limites de ces données brutes, les capitaines Reynolds, Jaruwalski et moi-même avons pu en tirer quelques conclusions. Je souligne qu'il ne s'agit que de déductions, mais nous les jugeons tous les trois correctes. » Apparemment, alors que le Jessica Epps était en train d'interpeller l'esclavagiste présumé, le Hellebarde l'a hélé à son tour. Je dis "apparemment", parce que les capteurs du Chantilly ne détectaient aucune trace du Hellebarde à ce moment-là. Ce qui nous mène à conclure que le Hellebarde opérait en mode furtif et, d'après la tournure des événements, nous soupçonnons fort que le Jessica Epps ignorait sa présence quand il a entamé l'interception du prétendu Sittich. » N'ayant pas accès au journal des communications des bâtiments impliqués, il nous est impossible de deviner à ce stade quels messages ont été échangés entre le Jessica Epps, le Hellebarde et le "Sittich". Tout ce que le Chantilly et le capitaine Nazari peuvent nous dire avec certitude, c'est que le capitaine Ferrero a procédé à un unique tir de semonce en travers du chemin du "Sittich". Aussitôt, le Hellebarde a tiré une pleine bordée de missiles sur le Jessica Epps. » Une manière de soupir parcourut le compartiment quand Brigham prononça enfin ces mots. Ils ne constituaient pas vraiment une surprise : tous savaient pourquoi on les avait convoqués à cette réunion. Mais, étrangement, la connaître à l'avance ne diminuait pas l'impact de la nouvelle, et Honor sentit la tension intérieure, le mauvais pressentiment qui l'accompagnaient. « Le Chantilly, étant donné les limites de son équipement de détection et les performances des systèmes GE andermiens, n'avait pas conscience de la présence du Hellebarde jusqu'à ce que celui-ci ouvre le feu. Cependant, l'ordre de succession des tirs et leur destination peuvent être déterminés sans ambiguïté d'après les enregistrements de ses capteurs. C'est clair, le Jessica Epps a tiré le premier, mais il s'agissait d'un missile isolé, dirigé presque à l'opposé du Hellebarde. La bordée du croiseur lourd andermien, en revanche, visait manifestement le Jessica Epps et ne constituait en aucun cas un tir de semonce. De plus, bien que ce détail ne soit pas vraiment pertinent dans la recherche des causes de l'incident, il apparaît, d'après les relevés des capteurs du Chantilly, que le Hellebarde a ouvert le feu à une distance supérieure à dix millions de kilomètres du Jessica Epps. » Cette fois, Honor perçut une vraie vague de surprise... et de consternation. Cela restait bien moindre que la portée effective maximale de Cavalier fantôme, mais c'était aussi très supérieur à ce que les estimations les plus pessimistes attribuaient aux missiles andermiens. Et puis, se répéta-t-elle, ce n'est que la distance à laquelle nous savons qu'ils ont tiré. Rien ne nous permet réellement de conclure qu'il s'agissait de la distance maximale à laquelle ils auraient pu tirer. « Le Jessica Epps a répliqué, poursuivit Brigham. L'affrontement qui s'en est suivi a duré environ trente-sept minutes. Les pertes ont été très lourdes des deux côtés. Le capitaine Nazari elle-même s'est dirigée vers la scène dès que les tirs ont cessé afin de porter assistance dans la mesure de ses moyens. Elle n'a pas pu faire grand-chose. Le Jessica Epps a été perdu corps et biens. » Le chef d'état-major ne haussa pas le ton, mais sa voix parut soudain très sonore dans le silence que produisirent ses mots. « Le Hellebarde n'était apparemment guère mieux loti. Le commandant, le second et la plupart des officiers de pont ont été tués pendant le combat. Les unités de sécurité confédérées ont vite pris le relais du capitaine Nazari dans ses efforts de sauvetage, mais elle évalue à cent au plus le nombre de survivants de l'équipage du Hellebarde. D'après les images de son épave que le Chantilly a pu nous fournir, je serais très étonnée que Nazari ne se soit pas montrée optimiste. Le capitaine Reynolds, le capitaine Jaruwalski et moi sommes tous parfaitement d'accord pour dire que le Hellebarde ne combattra plus jamais. Même si cela ne change rien, les données de détection du Chantilly indiquent clairement que le Jessica Epps remportait haut la main l'affrontement quand la frappe d'une tête laser ennemie a causé la défaillance fatale d'une de ses centrales à fusion. » Le chef d'état-major s'interrompit encore puis se tourna vers Honor. « Voilà pour l'essentiel du rapport du capitaine Nazari, milady. L'intégralité des relevés des capteurs du Chantilly ainsi que l'enregistrement du rapport oral de son commandant seront mis à la disposition de tous les officiers généraux de la base et leurs états-majors. Nazari elle-même est toujours disponible, et le Chantilly restera dans le système afin de garantir un accès facile à tout témoin potentiel dans l'équipage de son vaisseau jusqu'à ce que nous l'autorisions à reprendre son voyage. — Merci, Mercedes », fit Honor. Puis elle soutint à son tour le regard de ses subordonnés rassemblés. « À l'évidence, dit-elle d'une voix de soprano beaucoup plus calme qu'elle-même, c'est précisément le genre d'incident que nous redoutions tous. La question la plus importante, à laquelle nous n'avons pas de réponse catégorique à ce stade, est la suivante : cet incident est-il représentatif d'une politique andermienne délibérée ? — À première vue, je dirais que oui, milady », répondit Anson Hewitt. Puis il haussa les épaules. « D'un autre côté, mon expérience personnelle dans la région me rend peut-être un peu partial. — Si vous l'êtes, Anson, ce n'est certes pas sans raison, fit Honor. — En même temps, milady, intervint Cynthia Gonsalves, cela me paraît en rupture assez brutale avec leur pratique d'escalade graduelle des provocations. Surtout dans la mesure où le Hellebarde a tiré le premier sur le Jessica Epps, sans être menacé lui-même. Et qu'il l'a fait à une distance révélant clairement que ses missiles possédaient une portée beaucoup plus longue que nous n'avions jusque-là de raison de le soupçonner. — Excellentes remarques, approuva Honor. — Sauf votre respect, milady, fit remarquer Alistair McKeon, bien que la question de l'intention soit capitale, elle pourrait bien être tout à fait hors de propos, hélas. Des missiles ont été tirés, il y a eu des victimes, et nous avons perdu un bâtiment de Sa Majesté corps et biens. Quoi que ces petits malins comptaient faire, ils nous ont en réalité placés devant un acte de guerre. » Un silence profond et soudain accueillit brièvement son observation brutale. « Oui, en effet, dit Honor, rompant le silence au bout de quelques instants. Mais la raison pour laquelle ils l'ont fait pourrait toutefois être d'une importance capitale. Mon interprétation personnelle, c'est que cet incident est une erreur. — Une erreur ? » Alice Truman secoua la tête. À la différence de nombre des autres officiers généraux présents dans la salle, Truman avait eu l'occasion de consulter les données de détection du Chantilly avant de rejoindre la réunion. « Milady, le Hellebarde n'était clairement pas menacé, en aucune façon, quand il a ouvert le feu sur le vaisseau du capitaine Ferrero. Il a harcelé le Jessica Epps durant des mois, avec assiduité, avant cet épisode, et il y a donc peu de chances qu'il ait ignoré à qui il avait affaire. Ce qui signifie, indépendamment des autres paramètres, qu'un bâtiment de guerre andermien a attaqué un vaisseau de Sa Majesté délibérément, sans provocation et en connaissance de cause. — Je ne conteste pas votre analyse des événements, Alice, dit Honor. Je ne suis pas certaine, cependant, que "délibérément et sans provocation" soit la meilleure façon de les décrire. » Elle perçut une nette incrédulité de la part de ses subordonnés, de la stupeur à la fois devant son argument et le fait que c'était la « Salamandre » qui l'avançait. « Comme le capitaine Gonsalves l'a déjà souligné, poursuivit-elle calmement, ceci représente une rupture considérable avec le degré de harcèlement que nous avons constaté de la part des Andermiens jusqu'à présent. De plus, nous savons que le Herzog von Rabenstrange est attendu à Saxe pour relever Sternhafen d'ici quelques semaines. J'ai beaucoup de mal à croire que la Flotte andermienne choisisse de lancer une offensive contre le Royaume stellaire avant l'arrivée de son nouveau commandant de base – presque unanimement considéré comme le meilleur officier général de la FIA. — Ce n'est pas faux, concéda Truman. — En effet, renchérit Alfredo Yu. Mais il est aussi vaguement possible que le choix de ce moment représente une forme de désinformation. En se débrouillant pour que cela se produise peu avant l'arrivée de Rabenstrange à Saxe, ils avaient peut-être l'intention de lui fournir un prétexte pour pouvoir nier sa responsabilité de manière plausible. Il peut toujours faire porter le chapeau de l'attaque à Sternhafen. » Honor décela une nuance d'amusement amer sous ses mots et dut étouffer un reniflement ironique en se rappelant comment Yu lui-même avait été désavoué par son gouvernement durant les opérations qui l'avaient amené à l'Étoile de Yeltsin pour la première fois, bien des années plus tôt. — Pourquoi voudrait-il faire porter le chapeau à Sternhafen ? demanda Hewitt. — Je ne dis pas que je partage exactement cette opinion, répondit Harriet Benson-Dessouix. Mais il est possible qu'ils y voient un moyen de nous provoquer de façon vraiment douloureuse, de démontrer que des gens peuvent être blessés dans la région s'ils ne s'ôtent pas du chemin de l'Empire, tout en se laissant une marge de manœuvre pour reculer et éviter de commencer une guerre. Ils pensent peut-être que, s'ils font porter la responsabilité à Sternhafen, voire au commandant du Hellebarde, en infligeant un simple blâme à Sternhafen pour ne pas avoir contenu l'agressivité dont avait déjà fait preuve ce bâtiment – qui ne résulterait donc pas d'une politique officielle andermienne, dans cette interprétation – et qu'ils offrent une forme quelconque de compensation, nous choisirons d'absorber cette agression sans exercer de représailles. Surtout s'ils ont interprété la position du gouvernement actuel du Royaume comme révélatrice d'un... refus d'assumer une politique de fermeté ici, en Silésie. — Et l'objectif, en frappant le Jessica Epps, serait alors de prouver qu'ils sont prêts à se battre tout en faisant bien comprendre à Manticore ce qu'il pourrait lui en coûter de se mettre sur leur chemin en Silésie, acheva McKeon. Le tout sans nous avoir rien fait à dessein... officiellement. — S'ils l'ont fait exprès, souligna Benson-Dessouix. Et bien que j'aie moi-même exposé cette hypothèse, c'est un sacré "si", Alistair. — C'est sans conteste un scénario possible, répondit Honor. Mais, comme vous le dites, Harriet, il est entièrement hypothétique et très problématique. Il supposerait aussi de la part des Andermiens davantage de subtilité qu'ils n'en font preuve d'ordinaire. De plus, je crois qu'il ne tient pas compte du fait que le cargo suspect que le Jessica Epps interceptait émettait à ce moment-là un code de transpondeur de marchand andermien. — C'est vrai, milady, fit le capitaine Reynolds. En même temps, le Chantilly – avec des capteurs civils et de presque aussi loin que le Hellebarde – a été capable de déterminer clairement que le "Sittich" poursuivi par le capitaine Ferrero jaugeait environ deux millions de tonnes de moins que celui à qui ce code de transpondeur correspond. La liste des vaisseaux de la flotte marchande andermienne dont disposait le Hellebarde est quand même au moins aussi à jour que la nôtre ! J'ai beaucoup de mal à croire qu'un transporteur soit plus à même de l'identifier correctement qu'un croiseur lourd de l'Empire. — À supposer que le Hellebarde ait tenté de l'identifier tout court, glissa calmement Warner Caslet. C'est là que vous voulez en venir, n'est-ce pas, milady ? — Oui. » Honor acquiesça. « Rappelez-vous le passif entre le Hellebarde et le Jessica Epps. Mercedes, Andréa, Georges et moi avons tous lu les rapports précédents de Ferrero. Il est évident que le Hellebarde avait pour mission explicite de suivre et harceler le Jessica Epps, et pas n'importe lequel de nos bâtiments. Comme Alice vient de le faire remarquer, cela durait depuis des mois, et la frustration comme la colère croissantes du capitaine Ferrero sautaient aux yeux dans ses rapports. Je ne vois pas de raison de croire que la confrontation entre eux ne soit pas devenue tout aussi personnelle pour le Kapitiin der Sterne Gortz, le commandant du Hellebarde. Il est tout à fait possible que leur discernement n'ait pas été tout à fait optimal en ce qui concernait l'autre. — Vous êtes en train de dire que ce Gortz aurait été si furieux contre le Jessica Epps qu'il lui aurait sauté dessus sans essayer de déterminer l'identité du prétendu Sittich d'une façon ou d'une autre ? » demanda McKeon, sceptique. Il secoua la tête. « Encore une fois, sauf votre respect, que ferait un hurluberlu de ce genre aux commandes d'un croiseur lourd de la FIA ? — Êtes-vous sûr de vouloir poser cette question, étant donné certains individus que vous et moi avons vus aux commandes de croiseurs lourds manticoriens ? répondit Honor avec un sourire plus ironique qu'à l'habitude. Surtout dans des systèmes perdus comme... disons, Basilic ? — Touché », murmura McKeon au bout d'un moment. Il hocha lentement la tête, comme à contrecœur. « Cela aurait pu se passer de cette façon, reconnut Truman. Mais, dans ce cas, il y a dû y avoir de sérieux manquements des deux côtés. Ferrero aurait dû informer Gortz de ses intentions. Et d'après les relevés du Chantilly, le Jessica Epps avait largement de quoi rattraper le Sittich. Il était impossible qu'un cargo lui échappe à ce stade, elle n'avait donc pas absolument besoin de procéder à un tir de semonce si ses communications avec le Hellebarde étaient confuses ou incertaines. — Je ne suis pas prête à condamner les actes d'un de mes capitaines sans davantage d'informations que celles dont nous disposons pour l'instant, répondit Honor. D'un autre côté, au vu des données très limitées en notre possession, il semblerait que cela puisse être vrai. Au bout du compte, cependant, c'est Gortz qui a tiré le premier sur le Jessica Epps, ce qui – de notre point de vue, en tout cas – semble un "manquement" bien plus grave que tout ce dont Ferrero pourrait être coupable. Cela ne signifie pas que les deux commandants n'ont pas contribué à l'affrontement, et je crois que nous devons tous être conscients du fait que nous sommes automatiquement prévenus contre le capitaine qui a tué l'équipage entier de l'un de nos vaisseaux. Sans parler de la colère et du ressentiment profonds que nous éprouvons à cause des précédentes provocations délibérées des Andermiens. » Cependant, les deux éléments importants à ce stade, pour moi, sont que nous faisons face à un très grave incident de tir entre nos forces et la Flotte impériale, et que nous n'avons aucun moyen de savoir au juste ce qui y a mené. Qu'il se soit déroulé dans l'espace territorial d'une puissance tierce neutre complique encore les choses, bien sûr, mais cela ne change pas ces deux considérations. Elle marqua une nouvelle pause, étudiant les visages et goûtant les émotions autour d'elle. Et derrière sa façade calme elle sentait sa propre tension, sa propre anxiété. Son propre sentiment de responsabilité. J'ai l'intention, dit-elle, d'envoyer les relevés de détection du Chantilly à Saxe pour que l'amiral Sternhafen les examine. Je soulignerai que, d'après ces relevés, son capitaine a manifestement ouvert le feu sur notre bâtiment avant que le Jessica Epps ne réplique. Je lui suggérerai qu'il serait peut-être... approprié qu'il détermine si oui ou non le cargo qui s'identifiait sous le nom de Sittich était bien celui censé émettre ce code de transpondeur, et je partagerai avec lui les renseignements que nous avons récoltés indiquant que le vaisseau concerné était en fait un esclavagiste usurpant frauduleusement ce code. Je lui demanderai de mener une enquête approfondie sur les événements et j'offrirai de conduire cette enquête conjointement avec lui. En particulier, je demanderai à avoir accès au personnel survivant du Hellebarde –sous supervision andermienne, bien sûr – afin d'essayer d'obtenir un témoignage de première main des seuls rescapés. — Milady, fit Reynolds, toutes nos informations sur von Sternhafen suggèrent qu'il ne vous accordera guère d'attention. D'après nos données, c'est un membre virulent de la faction antimanticorienne au sein de la FIA. Pour être plus clair : il ne peut pas voir le Royaume en peinture. — J'en suis bien consciente, Georges. C'est pourquoi je me réjouis de l'arrivée du Herzog von Rabenstrange à sa place. Et pourquoi je juge tragique le moment auquel cet épisode s'est produit. Néanmoins, je ne vois rien qui justifie de ne pas au moins tenter de désamorcer la situation avant que nous n'en perdions tout à fait le contrôle. S'il s'agit bel et bien d'un accident, si les Andermiens n'avaient pas depuis le début l'intention de déclencher une guerre générale entre l'Empire et le Royaume, alors j'ai la responsabilité absolue de faire tout mon possible pour nous éloigner du bord du gouffre au lieu de nous y laisser plonger uniquement parce que je ne m'attends pas à ce que mes efforts soient couronnés de succès. » Certains hochèrent inconsciemment la tête autour de la table de conférence, mais Honor perçut aussi le désaccord de quelques-uns de ses subordonnés. En toute justice, elle ne pouvait pas vraiment le leur reprocher. Malgré tous ses efforts pour demeurer analytique et détachée, elle ressentait un éclat de rage ardent dès qu'elle pensait à ce qui était arrivé au vaisseau d'Érica Ferrero et à son équipage. Alice avait sûrement raison, il y avait eu des manquements des deux côtés, mais si l'Andermien n'avait pas provoqué des incidents à dessein depuis si longtemps, ces manquements ne se seraient sans doute jamais produits... et n'auraient jamais eu de conséquences aussi fatales. Elle avait soif de vengeance. Elle voulait venger ses morts et par la même occasion rendre aux Andermiens la monnaie de leur pièce pour toutes les insultes préméditées qu'ils avaient faites à la Flotte royale manticorienne. Elle voulait un ennemi auquel faire face ouvertement, au bout des viseurs de ses unités de guerre, sans ce jeu de cache-cache interminable et ces incertitudes, à consulter en vain un gouvernement avec lequel elle n'était pas d'accord et à qui elle ne faisait pas confiance. Elle le désirait à tel point qu'elle en sentait le feu sur sa langue. C'était précisément la raison pour laquelle elle n'osait pas tirer de conclusions hâtives ni exclure une issue. Pourtant elle en mourait d'envie. « En plus des messages à destination de Saxe, poursuivit-elle, j'enverrai bien sûr un rapport complet à l'Amirauté. » Qui ne prendra sans doute pas la peine de le lire, celui-là non plus, songea-t-elle avec amertume. « Hélas, ajouta-t-elle sur un ton toujours calme et posé, même notre courrier le plus rapide mettra plus de deux semaines à atteindre Manticore. Et, bien entendu, une réponse prendra aussi longtemps à nous revenir. Par conséquent, nous allons devoir agir sans nouvelles instructions pendant au moins un mois standard entier. » Elle n'avait pas vraiment besoin de recourir à sa sensibilité aux émotions d'autrui pour percevoir la réaction de ses subordonnés à ce pronom personnel pluriel. Ces officiers étaient tous doués, mais il aurait fallu qu'ils soient surhumains pour ne pas éprouver un intense soulagement à l'idée que quelqu'un d'autre qu'eux était responsable en dernier recours de décider comment « nous » allait répondre. Ses lèvres se plissèrent brièvement à cette réflexion, puis elle l'écarta et reprit : Jusqu'à ce que nous recevions des ordres contraires — si nous en recevons —, je n'ai pas d'autre choix que de continuer à appliquer la politique et les directives existantes dans notre zone d'opérations. En conséquence, nous allons maintenir les patrouilles dans les systèmes que nous avons régulièrement désignés comme prioritaires. Je suis prête à me retirer un peu de la périphérie de notre zone d'opérations, mais nous allons affirmer notre présence dans les systèmes principaux. D'ailleurs, je veux que nos patrouilles soient encore renforcées. Nous ne pouvons pas nous permettre de trop disperser nos éléments écrans, et je n'ai pas envie de diluer notre puissance de feu. Cependant, je souhaite que notre plan actuel consistant à faire opérer nos unités au moins en tandem soit appliqué. Là où c'est possible, je veux que nos vaisseaux opèrent en division, et nous replier un peu devrait permettre de libérer les unités nécessaires. » Nous avons déjà expédié des avertissements à tous les bâtiments actuellement détachés dans d'autres systèmes, et je leur ai demandé d'éviter d'éventuels nouveaux incidents. J'espère qu'ils recevront tous notre message avant de se retrouver face à face avec des unités andermiennes déjà au courant des événements de Zoroastre. Nous ne pouvons toutefois pas en être sûrs, ce qui signifie qu'il faut envisager que d'autres accrocs se produisent avant que tout le monde ne soit prévenu. Il est même possible que nous en ayons déjà un ou plusieurs sur les bras. » Tout en leur demandant d'éviter tout incident, je leur ai aussi clairement rappelé que leur première responsabilité, la principale, consiste à sauvegarder leur bâtiment et leur personnel. Ils doivent prendre toute mesure qu'ils estiment nécessaire à cette fin. C'est pourquoi, ajouta-t-elle en inspirant profondément, je leur ai ordonné d'adopter les règles d'engagement alpha-deux. » Un frisson parcourut le compartiment, et elle eut un sourire macabre. Les règles d'engagement alpha-deux autorisaient explicitement tout commandant à ouvrir le feu de façon préventive s'il pensait que son unité risquait de subir une attaque. Elles ne lui imposaient pas d'attendre que l'adversaire potentiel tire le premier, tout en exigeant qu'il fasse son possible pour éviter l'affrontement avant d'appuyer sur le bouton. Malgré cela, Honor était bien consciente du risque d'escalade que ce changement des règles d'engagement représentait. Elle aurait préféré l'éviter, mais sa conscience ne le lui aurait pas permis. Pas de nos jours, alors que les salves denses tirées par des bâtiments armés de capsules lance-missiles étaient capables de submerger complètement les défenses actives d'un adversaire. Laisser l'ennemi tirer le premier afin de clairement établir la responsabilité d'un acte hostile n'était plus une option viable. — Comprenez-moi bien sur ce point, dit-elle très calmement. Notre responsabilité consiste à maintenir la paix si c'est possible. Mais, si ça ne l'est pas, alors une autre responsabilité s'impose à nous : appliquer la politique du gouvernement de Sa Majesté en Silésie et protéger Sidemore et le système du Marais. Si cela nous mène à un conflit ouvert avec l'Empire andermien, qu'il en soit ainsi. » La perspective d'une guerre contre les Andies ne me réjouit pas. Je n'en veux pas. Seul un fou en voudrait. Mais si eux la veulent, affirma Lady dame Honor Harrington à ses amiraux, j'ai l'intention de leur faire regretter leur choix. Amèrement. CHAPITRE QUARANTE-TROIS « Je crains que nous n'en ayons un de plus, milady. » Honor quitta des yeux le rapport affiché sur son écran et fit la moue en goûtant les émotions de Mercedes Brigham. L'humeur du chef d'état-major n'était pas assez sombre pour qu'elle lui annonce de lourdes pertes, mais, s'il n'y avait pas de victimes, il y avait autre chose. Quelque chose qui lui causait une appréhension renouvelée. « Quelle gravité, cette fois ? s'enquit calmement Honor. — Pas aussi grave que le dernier incident, la rassura aussitôt Brigham. Beaucoup moins que ce qui est arrivé au Jessica Epps. Le message vient du capitaine de vaisseau Ellis... — Il commande le Royaliste, n'est-ce pas ? l'interrompit Honor. — Oui, milady », répondit Brigham. Honor hocha la tête. Le Royaliste était un bâtiment de classe Hardi, comme le seul et unique croiseur de combat qu'Honor avait commandé, le HMS Victoire. Les Hardis n'étaient plus les vaisseaux les plus récents et modernes dans l'inventaire de la FRM, mais ils demeuraient grands et puissants, capables d'affronter toute unité n'appartenant pas au mur, et on leur avait accordé la priorité pour les remises en état et les améliorations matérielles. « Sa division et lui patrouillaient le système de Walther, dans le secteur de Breslau. Ils étaient là depuis moins de cinq jours quand une escadre de croiseurs andermiens est entrée dans le système. Conformément à vos instructions, Ellis les a avertis qu'ils devaient rester à l'écart de ses bâtiments. » Honor acquiesça de nouveau. Ses instructions permanentes à toutes ses unités leur imposaient désormais de demander aux vaisseaux de guerre andermiens qu'elles pourraient croiser de maintenir une distance minimale de vingt millions de kilomètres entre eux et tout bâtiment de la FRM ou de Sidemore sous peine de subir leur feu. Le même avertissement comprenait un bref résumé, exposé le plus objectivement possible, des événements de Zoroastre du point de vue de Manticore. Elle se doutait bien qu'un commandant andermien qui recevrait cet avertissement en s'étant déjà fait une idée de qui avait tiré le premier à Zoroastre ne serait guère impressionné par la version manticorienne. En réalité, dans certains cas, ce résumé ne ferait sans doute qu'attiser des rancœurs déjà virulentes. Mais elle ne pouvait pas se permettre de présumer que tous les vaisseaux andermiens étaient déjà au courant de ce qui s'était passé, et elle voulait qu'il apparaisse clairement que non seulement les Andies avaient été prévenus qu'ils devaient se tenir loin de ses bâtiments mais aussi qu'on leur avait dit pourquoi. Ce qui nous fera une belle jambe si l'une de mes unités ouvre effectivement le feu, songea-t-elle. Mais au moins mes commandants seront couverts, quoique Janacek et ses petits génies pensent de mon discernement à Manticore. « Apparemment, continua Brigham, les Andies n'ont pas été impressionnés par son avertissement. Ils se sont séparés en deux divisions de quatre unités et ont entamé des manœuvres pour prendre Ellis en tenaille. D'après son rapport, il avait envie de jouer à chat avec eux afin d'affirmer notre position concernant la liberté de navigation, mais il avait déployé ses drones de reconnaissance longue portée, et l'un d'eux s'est approché suffisamment pour obtenir un visuel de la béance de poupe de l'un des Andies. Voici ce qu'il a vu, milady. » Le chef d'état-major lui tendit un bloc-mémo, et Honor alluma l'écran plat. Hélas, l'image était trop petite pour qu'on discerne les détails. Elle enfonça donc une autre touche pour activer l'affichage holographique. Une version de l'image beaucoup plus grande, sous forme d'une sculpture de lumière, apparut au-dessus du bloc, et elle fronça les sourcils. Il y avait quelque chose de bizarre... « Qu'est-ce que c'est que ça ? » murmura-t-elle pour elle-même, et elle sentit Nimitz dresser la tête sur le dossier de son fauteuil pour regarder l'image avec elle, percevant son intense curiosité. Puis elle pinça les lèvres. « Des capsules lance-missiles », répondit-elle à sa propre question. Elle leva un sourcil interrogateur vers Brigham. « Plus précisément, milady, d'après Ellis – et Georges est d'accord avec lui après un premier examen des données –, il s'agit de demi-capsules. On dirait qu'ils ont coupé une capsule conventionnelle en deux dans le sens de la longueur et arrimé le résultat au bâtiment juste au niveau du renflement supérieur de la coque. — Mon Dieu. » Honor observa de nouveau l'image et fit un bref calcul mental. À supposer que l'espacement de la poignée de petites capsules qu'elle voyait soit constant sur la longueur du vaisseau entre ses têtes de marteau, alors le croiseur flottant devant elle devait en monter au moins trente-cinq ou quarante. « Et le renflement inférieur ? demanda-t-elle. — Nous ne savons pas, milady. Soyons honnêtes, le Royaliste a eu une chance inouïe d'en voir autant. Si je devais risquer une réponse, toutefois, je dirais qu'ils en ont probablement installé en haut comme en bas. À leur place, c'est ce que j'aurais fait, en tout cas, et nous pouvons présumer que les Andies sont au moins aussi malins que moi. » Elle sourit sans une trace d'humour. « À supposer qu'il y en ait bien une double rangée, Georges et moi estimons qu'ils en ont entre soixante et quatre-vingts par flanc. Ce qui leur donne une salve maximale de trois cents à quatre cents missiles. » Honor eut une moue silencieuse de consternation. Aucun bâtiment non porteur de capsules dans son ordre de bataille n'approchait de bordées aussi denses. Et monter les capsules directement sur la coque du bâtiment les plaçait entre les bandes gravitiques et les barrières latérales, à l'abri des tirs de proximité qui menaçaient les capsules déployées en arrière de vaisseaux sur des faisceaux tracteurs. Par conséquent, ce croiseur était beaucoup moins dépendant des contraintes que connaissaient en général les combattants légers et moyens déployant des capsules « sers-t'en ou perds-les ». « À moins qu'ils n'aient largement amélioré leur équipement de contrôle de feu, pensa-t-elle à voix haute, un vaisseau de cette taille ne peut pas gérer une salve aussi lourde. — En effet, milady. Ils manqueraient de liens télémétriques, même s'ils pouvaient voir par-delà les interférences des bandes gravitiques d'un tel nombre de missiles pour les guider un tant soit peu. Mais, s'ils s'en servent correctement, ils peuvent sans doute tirer des bordées de cinquante, voire soixante missiles. À condition qu'ils aient un moyen de voir de l'autre côté des capsules, bien sûr. — Je comprends ce que vous voulez dire. » Honor se frotta l'arête du nez, songeuse. La longue rangée de capsules était montée à l'écart des ponts d'armement standard du croiseur. Comme Mercedes l'avait fait remarquer, elle se trouvait au renflement de la coque, là où le fuseau central d'un bâtiment de guerre s'aplatissait pour en former le ventre et le dos. Ces zones, protégées par des bandes gravitiques impénétrables, n'étaient pas blindées. À cet endroit, la plupart des vaisseaux de guerre comportaient des équipements de détection supplémentaires destinés à soutenir leurs défenses antimissile et le contrôle de feu offensif. Avec les capsules, les principaux capteurs seraient dégagés, mais pas ceux qu'on utilisait en appui pour gérer les liens de télémétrie vers chaque missile ou pour le contrôle de feu des grappes de lasers. Par conséquent, les capsules de l'Andermien devaient presque à coup sûr interférer avec sa capacité à voir ses cibles... sans parler des tirs en approche. « Je vous parie que ces machins sont conçus pour être largués, dit-elle à Brigham. Ils sont sûrement montés sur un point d'attache externe. — C'est ce que nous pensons, Georges et moi, acquiesça Brigham. D'ailleurs, c'était aussi la conclusion d'Ellis. — Oui, Ellis. » Honor se secoua et éteignit l'afficheur holo, puis elle s'enfonça dans son fauteuil et regarda son chef d'état-major en plissant le front. « Vous dites qu'il a obtenu ce visuel en se servant de ses drones longue distance ? — Oui, milady. Et il ne pense pas que les Andies les aient repérés. Ce qui nous rassure un peu. Au moins, ils n'ont pas compensé tous les avantages de Cavalier fantôme ! — Ne nous inquiétons pas au point de leur attribuer des pouvoirs surhumains, Mercedes, dit Honor avec un petit sourire en coin. Je suis certaine qu'ils nous réservent encore quelques surprises mais, d'un autre côté, je suis persuadée que nous en avons aussi quelques-unes pour eux. Et tout ce que nous avons vu de leur part jusqu'à maintenant se borne toujours à essayer de rattraper notre niveau. Ce qui me laisse à penser, même s'ils ne veulent sans doute pas que nous nous en rendions compte, qu'ils doivent être au moins aussi nerveux à l'idée de ce que nous pourrions leur faire que nous à la perspective inverse. — À n'en pas douter, milady, répondit Brigham avec un petit rire ironique. D'un autre côté, ma sympathie pour leurs soucis est franchement limitée pour l'instant. — Et la mienne, donc ! s'exclama Honor. Mais, pour en revenir à Walther, qu'a fait Ellis quand il a eu ce visuel ? — Eh bien, il a mis quelques minutes à comprendre ce qu'il avait devant les yeux, fit Brigham. Après quoi, il s'est rendu compte que ses deux croiseurs de combat seraient extrêmement désavantagés si les missiles se mettaient à voler. Néanmoins, il était déterminé à ne pas se laisser chasser du système. Il a donc déployé des drones rapprochés et des plateformes GE moyenne portée, puis il a accéléré en direction de l'une des deux forces andermiennes. — Il a affronté quatre croiseurs armés comme celui-ci (Honor tapota le bloc-mémo éteint) avec seulement deux Hardis ? — Eh bien, d'après son rapport, il se disait qu'il avait sans doute obtenu une meilleure image d'eux qu'eux de lui. Donc, en plus des leurres qu'il avait lancés pour dupliquer les signatures d'émissions de ses vaisseaux afin de tromper le contrôle de feu de l'adversaire, il a aussi déployé vingt-quatre leurres supplémentaires derrière chaque croiseur de combat. Elle marqua une pause, et Honor la regarda d'un air soupçonneux. « Quel genre de leurres ? demanda-t-elle. — Il les a programmés pour ressembler à des capsules lance-missiles, milady, fit Brigham avant de rire à la mine d'Honor. Et il a veillé à maintenir son accélération à un niveau crédible avec autant de capsules à la remorque. — Il a tenté un coup de bluff ? — Exactement, milady. Et on dirait qu'il l'a réussi, en prime. Apparemment, d'humeur si agressive qu'ils soient, les Andies ne tenaient pas à affronter deux croiseurs de combat prêts à mettre deux cent cinquante missiles chacun dans l'espace en une seule bordée. — Je n'aurais pas voulu non plus », commenta Honor. Puis elle fronça les sourcils. « N'empêche, si votre estimation de leurs propres bordées est correcte, ils auraient pu à eux quatre, en théorie, lancer trois fois la puissance de feu qu'ils attribuaient aux deux bâtiments d'Ellis réunis. — C'est pourquoi j'ai dit que cet incident n'était pas aussi grave que le dernier, milady. Il n'y a pas eu échange de tirs, et les Andies ont reculé. Ils n'ont pas respecté la distance de vingt millions de kilomètres qu'Ellis avait exigée, mais ils ont fait attention à se maintenir largement hors de portée standard de missiles. Et, au bout du compte, ils ont quitté Walther et poursuivi leur chemin. Ellis a d'abord vécu quelques journées d'angoisse, mais nous nous sommes sortis de cet épisode sans dommages. Vu le déséquilibre des puissances de feu, cela pourrait bien indiquer qu'ils avaient l'ordre de ne pas chercher la bagarre. — Mmm. » Honor se frotta encore le nez, puis secoua la tête, ennuyée. « En réalité, Mercedes, je crois que nous avons eu de la chance cette fois-ci. Je pense que nous avions un commandant d'escadre andermien pas très pressé de mourir pour son empereur, qui s'est dit que quelques-unes au moins de ses unités allaient trinquer en même temps que les croiseurs de combat, à bien y regarder. Et si ces gars-là avaient l'ordre de ne pas chercher la bagarre, quid de ces crétins à Schiller ? » Brigham prit un air ennuyé à son tour, et elle hocha lentement la tête. La confrontation qui avait eu lieu dans le système de Schiller s'était terminée de façon bien moins heureuse que celle de Walther. L'officier andermien en charge dans ce cas avait jugé bon d'ignorer la demande de son homologue manticorien de maintenir une distance de sécurité quand il avait surpris la patrouille adverse séparée. La division andermienne en sous-effectif, composée de trois croiseurs légers, avait préféré continuer à avancer droit sur le croiseur lourd manticorien qui opérait en détachement. Heureusement, en l'occurrence, les Andermiens ne disposaient manifestement pas de leurs capsules enveloppantes si pratiques. Les trois croiseurs légers avaient poursuivi leur approche, et le croiseur manticorien Ephraïm Tudor avait ouvert le feu quand l'écart était tombé à moins de quinze millions de kilomètres. Le bref affrontement qui avait suivi ne s'était pas bien passé pour les Andermiens. À l'évidence, la portée des meilleurs missiles embarqués par leurs combattants de taille moyenne ne dépassait pas les douze millions de kilomètres, car ils s'étaient approchés à cette distance avant de lancer leurs premiers projectiles. Il paraissait aussi évident que les capacités GE de l'Ephraïm Tudor étaient supérieures aux leurs. Ils avaient frappé le croiseur manticorien à trois reprises, lui infligeant des dégâts étonnamment légers et tuant neuf membres de son équipage. Sept autres avaient été blessés, mais en retour l'un des croiseurs légers andermiens avait été réduit à l'état d'épave impuissante perdant son atmosphère. Un autre avait subi de graves avaries sur son anneau d'impulsion, à en juger par la perte de puissance de ses bandes gravitiques et la chute de son accélération, et quiconque était aux commandes dans l'autre camp avait décidé qu'il était temps de faire preuve de prudence. Les deux croiseurs légers encore aptes au combat avaient roulé sur le côté, opposant le dos de leurs bandes gravitiques à tout autre tir de la part de l'Ephraïm Tudor, et ils avaient manœuvré de façon à couvrir leur confrère infirme dans l'ombre de leurs bandes. Conformément aux ordres d'Honor demandant de réduire au mieux les tensions, l'Ephraïm Tudor avait rompu l'engagement quand il était apparu que les Andies manœuvraient pour éviter l'affrontement. Honor ne disposait d'aucun rapport sur la gravité des pertes andermiennes, mais elle savait qu'elles devaient être beaucoup plus lourdes que les siennes. Non que cette pensée fût susceptible d'offrir un grand réconfort aux familles des victimes. Peut-être que le commandant andermien à Walther était au courant de l'incident de Schiller, suggéra Brigham. Il est évident qu'ils n'ont pas réussi à rattraper leur retard sur l'aspect défensif de Cavalier fantôme – ou, du moins, qu'ils n'ont pas trouvé de moyen de le compenser. Ce que l'Ephraïm Tudor leur a infligé les rend peut-être plus prudents. — C'est possible, concéda Honor. Mais, vu l'intervalle entre les deux épisodes, le courrier venu de Schiller aurait dû faire très vite pour passer le mot à cette seconde force avant qu'elle ne se dirige vers Walther. Et quoi qu'il leur soit passé par la tête quand Ellis a décidé de tenter son coup de bluff, on dirait bien qu'ils avaient l'intention de le bousculer un peu, au bas mot, avant qu'il ne parvienne à les convaincre qu'il disposait d'une telle puissance de feu. — Eh bien, fit Brigham, au moins, toutes nos unités sont prévenues à présent. Et, à moins que quelqu'un n'ait réussi à prendre l'un des nôtres en embuscade malgré cela, nous ne devrions plus perdre de bâtiments sans faire payer les Andermiens. — Je sais. » Honor eut un nouveau sourire, un peu plus forcé. « Je sais, Mercedes. Le seul problème, c'est que j'aimerais autant ne tuer personne. La vengeance ne ramènera pas ceux que nous perdrons, et plus il y aura d'incidents, même-si nous les "remportons" tous, plus la situation va devenir tendue. S'il existe une chance d'endiguer ce phénomène, nous devons le maîtriser avant qu'il n'échappe à notre contrôle. — Vous avez raison, bien sûr. Mais la réponse de Sternhafen à votre message ne me paraît pas bon signe. S'il refuse d'envisager que son subordonné ait commis une erreur, au point de rejeter officiellement la constitution d'une commission d'enquête, je ne crois pas que l'idée d'endiguer le phénomène l'intéresse beaucoup, si ? — Non », confirma Honor d'un air sombre en se rappelant le communiqué intransigeant que l'amiral Sternhafen avait fait parvenir aux médias silésiens et interstellaires en réponse au 'message qu'elle lui avait adressé. « Non, je ne crois pas non plus. » « Peut-être, Herr Graf, seriez-vous assez aimable pour m'expliquer ceci ? » exigea Chien-lu Anderman, Herzog von Rabenstrange, d'un ton froidement courtois, tout en tapotant une puce. Elle se trouvait dans un porte-documents coloré qui l'identifiait comme un communiqué de presse officiel de la Flotte, posé dans le coin du bureau occupé – pour l'instant du moins – par l'amiral Xiaohu Pausch, Graf von Sternhafen. Ce détail, bien sûr, était sur le point de changer. « Il n'y a rien à expliquer, gre Admirai, répondit Sternhafen d'une voix monocorde qui le défiait poliment. Un croiseur lourd manticorien a tiré sur l'un de nos vaisseaux marchands après que le Kapitein der Sterne Gortz lui eut ordonné à plusieurs reprises d'interrompre sa poursuite. Dans ces conditions, le Kapitiin Gortz n'avait pas d'autre choix que d'ouvrir le feu sur le Manticorien afin de protéger la sécurité de nos propres ressortissants. Dans l'affrontement qui a suivi, provoqué par les Manties, de nombreuses vies ont été perdues des deux côtés. Étant donné ces faits qui parlent d'eux-mêmes, je n'ai pas jugé bon de soumettre la dignité de l'empereur à l'humiliation d'une "enquête" dirigée par Manticore sur les actes de la flotte d'une puissance souveraine. Non seulement la soumission à cette exigence à peine voilée de la part d'Harrington aurait été insultante et dégradante à la fois pour Sa Majesté impériale et pour la Flotte, mais l'opinion manifestement préconçue des Manticoriens aurait rendu inévitable un verdict "impartial" de culpabilité de notre commandant. Je ne souhaitais pas prendre part à une telle farce à la seule fin d'exonérer l'officier réellement responsable de cette atrocité et, en tant que représentant de Sa Majesté impériale en Silésie, j'en ai informé le commandant manticorien de la base de Sidemore en termes très clairs. Et afin de lui interdire de tirer de cette affaire un quelconque triomphe de propagande, j'ai agi au plus vite pour remettre aux médias la véritable version des événements, comme c'était à l'évidence mon devoir. — Je vois. Et je présume que vous avez un témoignage sous serment du Kapitein der Sterne Gortz sur ce qui s'est passé au juste à Zoroastre ? — Bien sûr que non, gre Admirai», répondit brusquement Sternhafen; sa courtoisie de façade s'émoussait notablement sous le fouet du sarcasme de son interlocuteur. « Ah, oui. J'oubliais. Le Kapitiin Gortz est mort, n'est-ce pas, amiral ? » Le petit grafi Admirai sourit froidement à Sternhafen, beaucoup plus grand, et le regarda se retenir de répondre. Il y avait quelques avantages, songea von Rabenstrange, à être le cousin germain de l'empereur. « Et parce que Gortz est mort, reprit-il après quelques instants, il vous est impossible de confirmer sans le moindre doute ce qu'il a fait ou non, n'est-ce pas exact? — Nous avons le témoignage de trois survivants de l'équipage de pont, rétorqua vivement Sternhafen. Ils s'accordent tous pour... — J'ai visionné leurs dépositions, Herr Graf, l'interrompit von Rabenstrange. Aucun d'eux ne travaillait à la section com, toutefois. Ils se concentraient sur d'autres obligations à ce moment-là, et leurs souvenirs de ce que Gortz a dit précisément à ce capitaine Ferrero sont très vagues et bien peu fiables. De plus, les rares éléments qu'ils nous ont fournis ne concernent que les répliques de Gortz, puisque aucun d'eux n'a entendu les messages que Ferrero lui a transmis. Qu'ils s'accordent pour dire que leur commandant a réagi noblement à une agression manticorienne contre un transporteur innocent qui n'avait provoqué personne pourrait donc paraître un tantinet suspect, vous ne croyez pas, Herr Graf? — Je proteste contre le ton que vous employez, gro1.3 Admirai, fit brutalement Sternhafen. Je suis bien conscient de votre grade ainsi que de votre place au sein de la famille impériale. Cependant, je suis encore le commandant de Sa Majesté impériale en Silésie jusqu'à ce que vous me releviez officiellement de mes fonctions. Et tant que je suis aux commandes de cette région, je n'ai pas à endurer vos commentaires désobligeants sur mon compte ou celui d'hommes placés sous mes ordres – surtout ceux qui ont donné leur vie au service de l'empereur ! — Vous avez raison, répondit von Rabenstrange après un bref moment de tension et de silence. Bien sûr, il reste à voir quel commandement on vous confiera encore au juste. » Il eut un sourire pincé tandis que Sternhafen flanchait légèrement sous son regard. Puis il prit une profonde inspiration, croisa les mains dans le dos et s'imposa de faire un petit tour du bureau planétaire de Sternhafen. « Très bien, Herr Graf, dit-il enfin en se tournant vers Sternhafen une fois de plus. Je vais essayer d'adopter des manières plus plaisantes. Mais vous, en retour, allez répondre à mes questions. Et je vous préviens tout de suite, les atermoiements défensifs ne m'intéressent pas. C'est compris ? — Bien sûr, milord, répondit Sternhafen avec raideur. — Très bien, répéta von Rabenstrange. Ce que j'essayais de vous expliquer, c'est que, d'après ce que j'ai pu tirer de vos rapports, ni vous ni quiconque sous vos ordres n'avez tenté de déterminer si, oui ou non, l'hypothèse de la duchesse Harrington quant aux événements de Zoroastre était exacte avant que vous ne rejetiez sommairement son offre d'enquête conjointe. — Milord... » Sternhafen paraissait s'armer de patience, mais von Rabenstrange décida de laisser faire pour cette fois. « Harrington va naturellement présenter les actes de son capitaine sous le meilleur jour possible. Vous me direz sûrement que je dois ressentir la même tentation dans le cas de Gortz, et vous aurez peut-être raison. Toutefois, ce vaisseau manticorien précis avait déjà clairement établi son arrogance et son agressivité lors de précédentes rencontres avec le Hellebarde. Je pense qu'une lecture impartiale de la copie que détient la base des messages antérieurs du capitaine Ferrero, tirés du journal de com du Hellebarde, confirmera l'opinion du Kapitiin Gortz qui voyait en elle une dangereuse provocatrice. » Lors de la dernière rencontre entre ces deux bâtiments – qui a eu lieu, si je puis me permettre de le souligner, dans l'espace territorial souverain d'une nation tierce et non en territoire manticorien –, Ferrero manœuvrait manifestement dans l'intention d'arraisonner et, au mieux, fouiller un vaisseau marchand battant pavillon impérial et vaquant à ses occupations légales. Du moins était-ce la conclusion tout à fait raisonnable du Kapitiin Gortz. Bien que le témoignage des trois survivants de la section contrôle de feu quant au contenu exact des messages échangés par le Jessica Epps et le Hellebarde ne soit peut-être pas décisif, ils s'accordent tous les trois pour dire que des messages ont bien été échangés. De plus, ils confirment tous les trois que Ferrero a non seulement rejeté la demande du Kapitan Gortz qu'elle cesse le harcèlement de ce bâtiment mais que ce rejet a clairement précédé sa décision d'ouvrir le feu sur ce cargo. » Dans ces conditions, je le répète, je ne vois pas quelle autre option s'offrait à Gortz. Selon moi, Ferrero a adopté une conduite typique des Manticoriens exigeant d'un vaisseau andermien qu'il s'écarte sans rien faire – et présumant avec arrogance qu'il obéirait – pendant qu'elle violait la souveraineté du pavillon impérial. À mon avis, nous devrions discuter de décorations posthumes pour le Kapitân Gortz et son équipage plutôt que d'essayer de leur faire porter la responsabilité de cet... épisode, comme l'aurait certainement fait une prétendue enquête conjointe sous direction manticorienne. » Von Rabenstrange le regarda pendant un long moment, puis ses narines s'évasèrent. « Graf von Sternhafen, dit-il en détachant les mots à l'extrême, bien que j'aie l'intention de fournir tous les efforts nécessaires pour m'adresser avec vous avec la courtoisie due, vous me l'avez rappelé, à un commandant de base au service de Sa Majesté impériale, vous me rendez la tâche très difficile. Ce que je veux, c'est aller au fond de cette affaire. À ce que je peux constater, vous voulez avant tout justifier les actes du Kapitan der Sterne Gortz dans leur intégralité. Et, je le répète, vous n'avez apparemment fait aucun effort pour creuser les allégations de la duchesse Harrington ni envisagé que, si patriotique et noble qu'il ait pu être, le Kapitiin Gortz pourrait – je dis bien "pourrait" – avoir commis une erreur dans le cas présent. — Des erreurs ont sans doute été commises, groP Admirai, répondit Sternhafen. Toutefois, elles n'étaient pas du fait du Kapitiin Gortz. » Von Rabenstrange s'efforça de ne pas hurler à la figure de son interlocuteur. Non sans mal. Ne serait-ce que parce qu'il se trouvait en désaccord fondamental avec la politique silésienne de son impérial cousin. Malgré sa naissance noble et ses propres réussites, Chien-lu Anderman n'était pas un homme vain. Il ne voyait pas non plus d'intérêt à se prétendre plus modeste qu'il n'était, mais il ne comptait pas parmi ceux qui s'inquiètent surtout de ce qu'on pourrait penser d'eux, ni de questions de réputation et d'image. En dépit de tout cela, il savait que l'empereur le considérait davantage comme un frère que comme un cousin, et que très peu d'individus au sein de l'Empire avaient autant d'influence que lui sur Gustav. Mais tout avait ses limites, et, malgré ses efforts, il n'avait pas réussi à le dissuader de s'embarquer dans cette grande aventure en Silésie. À vrai dire, Rabenstrange ne pouvait pas reprocher à Gustav sa détermination à fixer les frontières légitimes de l'Empire en Silésie. À la différence du Royaume stellaire de Manticore, l'Empire andermien était géographiquement assez proche de la Confédération pour subir à l'occasion des violations de ses frontières par des pirates et boucaniers locaux. Cette situation avait encore empiré (bien que pas énormément, il le reconnaissait) dans le sillage de la fuite régulière vers la Confédération de vaisseaux hors la loi ayant autrefois appartenu à la Flotte populaire. Ce qui, dans un certain sens, était en partie la faute des Manticoriens, puisque c'était leur guerre contre la République populaire qui y avait mené. Et quelles que soient les conséquences de l'instabilité silésienne sur la flotte marchande du Royaume stellaire, celle-ci ne représentait pas de menace directe et immédiate à la sécurité de ses territoires ou de ses citoyens au sens large. Que Manticore se soit si longtemps permis de dicter le comportement de l'Empire en Silésie dans ces conditions expliquait les préjugés antimanticoriens durables et bien ancrés de militaires à l'ancienne comme Sternhafen. D'ailleurs, Rabenstrange lui-même n'était pas insensible, loin de là, à cette colère brûlante quand un nouvel exemple de l'autoritarisme manticorien anisait les braises. Mais ce n'était pas la bonne façon de chercher à obtenir réparation. Rabenstrange avait énergiquement combattu cette politique qui consistait à augmenter progressivement la pression sur Manticore. Non parce qu'il n'était pas d'accord avec les renseignements impériaux, qui jugeaient le gouvernement Haute-Crête dénué de cran, mais à cause du risque que les provocations échappent à tout contrôle et débordent en actes de guerre. Il valait bien mieux que le ministère des Affaires étrangères informe officiellement le Royaume stellaire que l'empereur envisageait de faire valoir ses intérêts légitimes en Silésie, avait-il conseillé. Que tout soit dit ouvertement. Qu'on présente ses choix à Haute-Crête et qu'on rappelle ce que le Royaume stellaire devait à l'Empire pour la façon dont la « neutralité » andermienne l'avait favorisé dans sa confrontation avec la République populaire de Havre. Et si Manticore persistait à refuser son dû à l'Empire, alors on pourrait opter pour la solution militaire, ouvertement, honnêtement. Mais d'autres conseillers avaient eu le dessus. Ils avaient convaincu Gustav qu'en appliquant une pression suffisante, non seulement il pousserait un homme sans caractère tel que Haute-Crête à se retirer unilatéralement de Silésie, mais il rappellerait aussi au gouvernement de la Confédération que résister à ses exigences pourrait être... malavisé. Et en l'absence d'exigences explicites ou de menaces contre Manticore, il y avait peu de risques d'acculer accidentellement un type comme Haute-Crête dans une position où l'opinion publique pourrait le forcer à adopter une ligne dure. L'offre tardive et secrète de soutien havrien que l'ambassadeur Kaiserfest avait rapportée de ses conversations avec le ministre des Affaires étrangères Arnold Giancola avait fait pencher la balance en faveur de la faction qui appelait à un accroissement progressif de la pression en Silésie. Les arguments de Rabenstrange, selon qui une telle politique faisait le lit de futurs quiproquos et accidents, avaient été rejetés. Et ils en étaient donc arrivés là, à ce genre d'incident que Rabenstrange redoutait précisément depuis le début. Et c'est à lui que revenait la responsabilité de mener à bien une politique à laquelle il s'était opposé. Il le ferait. Qu'il la trouve bonne ou non n'importait plus, à ce stade. Mais cela ne voulait pas dire qu'il était prêt à plonger aveuglément dans des combats contre le Royaume stellaire s'il pouvait l'éviter. Hélas, il avait de plus en plus l'impression qu'on ne lui laisserait pas le choix. Grâce à des hommes comme Sternhafen ou feu le Kapitan Gortz. — Laissez-moi vous expliquer, Graf von Sternhafen, dit-il enfin, en quoi le Kapitiin der Sterne Gortz s'est "planté dans les grandes largeurs", comme disent si bien les Manticoriens, et a fait preuve d'une bêtise vraiment spectaculaire. » Sternhafen se rengorgea d'un air furieux, mais Rabenstrange poursuivit sur le même ton calme et mordant. — Contrairement à vous, j'ai effectué quelques recherches. Et je n'ai eu aucun mal à confirmer que le bâtiment qui émettait le code de transpondeur du Sittich n'était pas le Sittich. » Sternhafen le dévisagea, et Rabenstrange eut un sourire pincé. « Je fonde cette affirmation non seulement sur les données que contenait le message de la duchesse Harrington à votre intention, Herr Graf, mais aussi sur celles que vos propres vaisseaux ont obtenues auprès de BAL de sécurité silésiens qui se trouvaient à portée de détection de l'incident. Si l'on se fie au tonnage observé, le cargo que le Jessica Epps s'efforçait d'intercepter n'était pas un transporteur andermien – du moins, pas celui qu'il prétendait être. Et puisque vous êtes un serviteur consciencieux de Sa Majesté impériale, je présume que vous avez veillé à ce que toutes les unités placées sous votre responsabilité aient une copie à jour du registre des vaisseaux marchands. Il en découle donc que les capteurs du Hellebarde auraient pu établir que ce cargo émettait un faux code de transpondeur... et violait donc la souveraineté de notre pavillon, en infraction avec une loi interstellaire solennelle. Partant de ces faits et déductions, je ne vois aucune raison de douter du reste de l'analyse de la duchesse Harrington. En bref, Herr Graf, votre "héroïque" Kapitiin Gortz a réussi à faire tuer la quasi-totalité de ses hommes et l'équipage entier d'un croiseur lourd manticorien par pure bêtise et incompétence, pour permettre à un bâtiment impliqué dans un trafic interstellaire vil et pervers d'esclaves génétiques d'échapper à l'interception et la confiscation ! — Il n'y a pas de preuve de tout cela ! » rétorqua Sternhafen, mais quelque chose vacilla dans son regard, et Rabenstrange renifla. « Le problème, c'est qu'il n'y a pas de preuve tout court, répliqua-t-il. Et parce que vous – vous, Herr Graf, et personne d'autre – avez refusé d'envisager que Gortz aurait pu se tromper, la situation entière est en train d'échapper à tout contrôle. — Je n'ai rien fait d'autre qu'exercer mon autorité légitime en tant que représentant de l'Empire en Silésie, et je suis prêt à faire face à toute enquête que Sa Majesté impériale jugera utile », répondit Sternhafen. Ses efforts pour prendre un air de défi glorieux tombèrent loin du compte, et Rabenstrange découvrit les dents. « C'est très courageux de votre part, Herr Graf. Hélas, l'empereur n'est pas prêt à permettre que votre incroyable incompétence soit étalée au vu et au su de toute la Galaxie. À l'évidence, je n'ai pas eu le temps de m'entretenir avec lui sur ce point, mais les instructions qui m'ont été remises avant mon départ ne me laissent aucun doute quant à ce que sera la politique impériale dans le sillage de cette affaire. En publiant votre déclaration officielle pour "expliquer" l'incident de Zoroastre, vous nous avez engagés dans une attitude qui consiste à nier que le Royaume stellaire pourrait avoir agi correctement dans ce cas. Je ne peux rien faire d'autre, même si je l'aurais ardemment souhaité, car admettre autre chose à cette date tardive passerait pour un signe de faiblesse au lieu de l'attitude forte qu'aurait été une enquête immédiate et approfondie. — Le vrai signe de faiblesse aurait été de céder à la version manticorienne des événements ! protesta Sternhafen. — Cette conclusion, répondit Rabenstrange avec froideur et précision, est le produit de votre bêtise et de vos préjugés face au Royaume stellaire. Il aurait été simple pour nous d'enquêter en position de force. D'intervenir à Zoroastre pour nous assurer le contrôle temporaire du système afin d'être certains que tous les éléments ayant trait à l'incident toujours présents dans le système étaient préservés. Nous aurions pu affirmer notre autorité en vue de conduire cette enquête nous-mêmes, et je ne doute pas une seconde que Haute-Crête aurait ordonné à la duchesse Harrington de nous laisser les coudées franches... ce qu'elle aurait eu tendance à faire de toute façon car, contrairement à vous, c'est une personne honnête et ouverte d'esprit. Mais cette concession de la part de Haute-Crête aurait établi que son gouvernement acceptait notre primauté de force de police interstellaire ayant la plus haute juridiction dans ce cas, ce qui nous mettait sur un pied d'égalité avec Manticore s'agissant de traiter la criminalité silésienne. Et quand, à l'issue de l'enquête, notre rapport transmis à la Galaxie n'aurait pas tenté de blanchir notre capitaine, nous serions sortis de cet incident grandis, avec l'image d'une force responsable en Silésie. Nous montrer prêts à reconnaître que nous étions en tort aurait fait de nous la voix de la raison dans une région où l'anarchie et l'absence d'autorité centrale efficace promeuvent des pratiques scandaleuses telles que le trafic d'esclaves qui a provoqué cet incident tragique. Ce qui, espèce d'imbécile, nous aurait ouvert une autoroute morale pour l'annexion de territoires cruciaux dans la région afin de mettre un terme à cette anarchie ! » Malgré lui, il termina sa dernière phrase dans un cri, et il serra les poings dans son dos tout en fusillant Sternhafen du regard. L'amiral parut se ratatiner dans son uniforme blanc immaculé, et Rabenstrange s'imposa de fermer les yeux et, prendre une profonde inspiration purifiante. « Maintenant, après que vous avez choisi de rejeter la proposition de la duchesse et que vous vous êtes précipité pour proclamer le verdict officiel de l'Empire sans procéder à la moindre enquête, je me retrouve sans autre choix que de persister dans cette farce à laquelle vous avez lié Sa Majesté impériale. Une occasion qui nous aurait permis de retourner cet incident déplorable à notre avantage est totalement perdue à cause d'un réflexe étroit de votre part, qui vous a poussé à annoncer à la Galaxie tout entière que les Manticoriens étaient en tort. Et parce que je ne peux pas contredire votre déclaration officielle sans révéler à tout l'univers combien notre politique était stupide, je vais sans doute me trouver obligé de mener cette guerre contre le Royaume stellaire que Sa Majesté impériale souhaitait tant éviter. » Il adressa un sourire très froid à Sternhafen. « Je soupçonne, Herr Graf, que l'empereur pourrait bien avoir un mot ou deux à vous dire sur la question. » « Je vous avais prévenue qu'ils durcissaient leur position », fit Arnold Giancola sur un ton qui imitait habilement le regret. Héloïse Pritchart lui lança un regard noir, trop furieuse cette fois-ci pour conserver le masque soigneusement élaboré qui lui avait évité d'être détectée par les sbires de SerSec. Giancola se renfonça dans son fauteuil, présentant une apparence soumise à souhait, tout en savourant sa colère manifeste en son for intérieur. « Oui, Arnold, vous m'aviez prévenue, répondit-elle avec une férocité glaciale. Ce qui n'est pas très utile en cet instant. — Désolé, dit-il, aussi sincère que possible. Je ne voulais pas avoir l'air de triompher. Simplement, je les vois prendre cette direction depuis si longtemps sans être capable de rien y changer que... » Il haussa les épaules en signe d'impuissance, et la présidente lui tourna le dos pour contempler le centre de La Nouvelle-Paris par la fenêtre de son bureau tout en luttant pour contrôler sa colère. La traditionnelle feuille de papier archaïque portant la réponse d'Élaine Descroix au dernier courrier de la République était posée sur son bureau, et elle était presque surprise que la rage noire et ardente qui l'avait gagnée en la lisant n'ait pas enflammé le papier sur lequel elle était imprimée. Descroix avait enfin abandonné les platitudes et les généralités très vagues dont les négociateurs du Royaume émaillaient les négociations depuis si longtemps. Sa nouvelle note était un mélange de sermon arrogant sur le long passé de mauvaise conduite interstellaire de la République populaire et d'observations brutales comme quoi les expressions conflictuelles et agressives de colère et d'impatience ne contribuent pas à la résolution des différends entre puissances interstellaires ». Elle incluait également un refus net de reconnaître que la République, en tant que successeur direct des « régimes précédents, brutaux et oppressifs, de la République populaire », avait le droit « à cette date tardive de se draper dans le manteau d'une prétendue autorité morale » et d'exiger le retour de ses territoires sous sa souveraineté. Apparemment, remarqua Pritchart, furieuse, cela tenait même si les citoyens habitant le territoire en question le revendiquaient lors d'un plébiscite librement organisé ! En bref, la note de Descroix représentait un ultimatum à peine voilé enjoignant à la République de Havre de se soumettre sans conditions à l'intégralité des exigences diplomatiques de Manticore pour prix d'un traité officiel. « À l'évidence, dit-elle à la fenêtre de cristoplast sans se retourner vers Giancola, Haute-Crête et Descroix ne sont pas impressionnés par nos propositions raisonnables. — Si des propositions raisonnables les intéressaient, fit remarquer Giancola, hésitant, nous aurions pu signer ce traité de paix il y a des années. Et bien que j'aie dit avant notre dernier courrier qu'adopter une position plus... ferme pourrait être contre-productif, je dois reconnaître que cela aura au moins eu le mérite de clarifier leur position. Madame la présidente, nous répugnons peut-être à le reconnaître, mais, selon moi, ils visaient depuis le début du processus les exigences exposées dans leur réponse. Je sais que vous ne vouliez pas l'entendre. Je sais que nous nous sommes souvent opposés pendant ces négociations. Je sais même que vous doutez de ma loyauté et de mon engagement derrière les positions officielles de notre diplomatie. Mais quels qu'aient été nos différends par le passé, le contenu de cette réponse représente sans doute enfin un aveu de la part du gouvernement Haute-Crête qu'il a l'intention d'annexer de force les systèmes républicains que ses unités militaires occupent à présent. » Un nœud se forma dans l'estomac d'Héloïse Pritchart sous l'effet du ton respectueux et mesuré du ministre des Affaires étrangères. Elle ne lui faisait toujours pas confiance, mais cela n'invalidait pas nécessairement ses remarques ni ses conclusions, se rappela-t-elle une fois de plus. Et quoi qu'elle pense de ses motivations, ce n'était pas lui qui avait rédigé la note arrogante, dédaigneuse et exaspérante posée sur son sous-main. Elle contempla La Nouvelle-Paris et, alors que ses yeux se posaient sur les murs scintillants du nouvel Octogone, une détermination soudaine s'empara d'elle. Elle regarda encore quelques instants le Q.G. de la Flotte puis se retourna enfin vers Giancola. « D'accord, dit-elle sans détour. S'ils veulent jouer, eh bien, nous allons jouer. — Je vous demande pardon, madame la présidente ? » fit-il, et le soudain accent inquiet dans sa voix n'était pas tout à fait faux. Il n'avait jamais vu Pritchart furieuse à ce point – il n'aurait jamais cru qu'elle pourrait l'être à ce point – et il éprouva une brève et rare incertitude quant à sa capacité à bien gérer les événements. « J'ai dit que nous allions jouer au même jeu qu'eux, sans concessions », répondit-elle. Elle gagna son terminal et tapa une combinaison sur l'unité de com. La connexion s'établit presque aussitôt, et elle salua brutalement de la tête Thomas Theisman qui venait d'apparaître sur son écran. « Madame la présidente », fit-il. Il ne paraissait pas surpris de la voir, mais il faut dire qu'ils n'étaient que onze dans toute la République de Havre à connaître le code d'accès à son lien com personnel du nouvel Octogone. « Arnold Giancola est avec moi dans mon bureau, Thomas, dit-elle sans préambule. Il a amené la réponse officielle de Des-croix à notre dernière note diplomatique, et elle n'est pas bonne. Pas bonne du tout. Ils refusent clairement de céder un centimètre. — Je vois, répondit Theisman, prudent. — Je crois, poursuivit-elle de la même voix monocorde, qu'il est temps de les convaincre de leur erreur. » — Je préférerais ne pas vous annoncer ceci, dit Thomas Theisman devant la caméra tandis qu'il enregistrait un message destiné aux seuls yeux de Javier Giscard. Hélas, je le fais. » Il inspira profondément. « Cette lettre est destinée à votre information personnelle, mais le courrier officiel qui l'accompagne doit être considéré comme un préavis de guerre. Pour l'instant, Héloïse m'a informé qu'elle n'avait pas l'intention de tirer la première mais, à mon avis, le risque que quelqu'un tire vient d'augmenter considérablement. » Il s'interrompit, réfléchissant au fait qu'il parlait à l'homme qui aimait Héloïse Pritchart et la connaissait sans doute mieux que quiconque, à l'exception possible de Kevin Usher. Mais Giscard était à bord de son vaisseau amiral, en orbite autour de SXR-136, pas à La Nouvelle-Paris. Héloïse et Giancola rédigent une nouvelle note pour les Manties. Elle ne demandera plus qu'ils examinent nos nouvelles propositions. Au lieu de quoi, elle insistera pour qu'ils satisfassent nos exigences. Elle m'a assuré qu'elle n'avait pas l'intention – à ce stade – de préciser quelles pourraient être les conséquences s'ils ne les acceptaient pas, mais il me paraît évident que sa formulation sera plus que simplement "rigide". » Nous avons discuté des hypothèses opérationnelles et des concepts sous-tendant rouge alpha en détail. Elle comprend que, pour qu'il réussisse, nous avons besoin de garder l'avantage de la surprise. Elle convient aussi qu'il est essentiel pour nous de ne pas lancer d'offensive sans avoir clairement démontré à l'opinion publique tant havrienne qu'internationale que nous n'avions pas d'autre choix. Et, franchement, j'espère et je crois qu'elle continue de penser comme moi que la reprise des hostilités contre le Royaume stellaire serait un désastre à éviter presque à tout prix. » Le premier verbe de cette dernière phrase était encore exact, songea-t-il. Hélas, il n'était plus aussi certain qu'il l'aurait voulu que le second le soit aussi. — Ceci n'est pas un ordre de lancement des opérations, dit-il fermement. C'est en revanche une mise en alerte. Le nouveau courrier diplomatique d'Héloïse sera expédié à Manticore sous trente-six heures standard. Je ne pense pas que quiconque dans la capitale – pas même Giancola – prétende avoir une idée de la façon dont Haute-Crête y réagira. Mais on dirait que nous allons bientôt le savoir. » Arnold Giancola était assis dans son bureau privé. Il était très tard, et il sourit, amusé mais indéniablement anxieux, en considérant le texte du document affiché sur son liseur. L'heure était tout à fait appropriée, se dit-il. Une longue et vénérable tradition voulait que les conspirations se perpètrent dans l'obscurité nocturne. Bien sûr, il n'aurait reconnu devant personne que ce qu'il faisait relevait de la conspiration mais, quoi qu'il ait eu à dire aux autres, il était inutile d'essayer de se leurrer. Certains pourraient même arguer que ce qu'il s'apprêtait à faire était illégal, mais il avait soigneusement creusé la question, et il doutait assez qu'un tribunal en serait tombé d'accord. Il se trompait peut-être, mais il jugeait que ses actes tombaient dans une sorte de zone grise. Après tout, il était ministre des Affaires étrangères. Toute communication avec un gouvernement étranger relevait de sa responsabilité, et on pouvait estimer qu'il était libre de choisir comment au juste cette communication était transmise. Certes, Héloïse Pritchart et lui avaient longuement discuté de cette note et s'étaient trituré les méninges pour la formuler. La présidente attendait manifestement de lui qu'il l'envoie sous la forme exacte dont ils avaient finalement convenu. Hélas, elle ne lui avait pas donné d'instructions officielles en ce sens et, à la réflexion, en se fondant sur sa grande expérience de la diplomatie et du gouvernement manticorien, de son propre chef en tant que ministre des Affaires étrangères, il avait identifié quelques modifications mineures qui rendraient ce texte beaucoup plus efficace. Bien que, il le reconnut avec un sourire pincé en relisant la version révisée, l'effet qu'il visait n'était peut-être pas tout à fait celui que la présidente avait en tête... CHAPITRE QUARANTE-QUATRE Sir Édouard Janacek s'était rendu compte qu'il ne prenait plus plaisir à se rendre au travail le matin. Il n'aurait jamais cru que ce jour arriverait quand Michael Janvier l'avait invité à reprendre les rênes de l'Amirauté, mais les choses avaient changé depuis ce moment de triomphe enivrant. Il adressa un signe de tête à son assistant et entra dans son cabinet. Son bureau l'attendait et, là, au beau milieu du sous-main, trônait la mallette verrouillée contenant les puces des communications arrivées dans la nuit. Comme le trajet jusqu'au travail, il redoutait désormais cette mallette, surtout dans le contexte de l'arrivée de la dernière missive d'Héloïse Pritchart la veille. Il n'avait pas vraiment envie d'admettre sa présence, mais il y jeta un regard en se dirigeant vers la cafetière posée à sa place habituelle sur la crédence, derrière son bureau. Il s'arrêta net. Un témoin lumineux rouge clignotait en haut de la mallette, et les muscles de son estomac se nouèrent à ce spectacle. Étant donné les inévitables délais de communication dans le cas d'unités déployées sur des distances interstellaires, réveiller les responsables de l'Amirauté quand des messages arrivaient au milieu de la nuit n'avait pas beaucoup de sens. Même si leur contenu était désespérément important, les remettre à leurs destinataires une heure ou deux plus tôt n'aurait pas d'effet significatif sur la durée de gel d'une boucle décisionnelle étendue sur une douzaine d'années-lumière. Il y avait, bien sûr, des exceptions à cette règle, notamment pour des nations possédant des nœuds de trou de ver, et on attendait des officiers de com. d'état-major qu'ils identifient ces exceptions. À part dans ces circonstances très particulières, toutefois, les principaux responsables de l'Amirauté pouvaient compter sur des nuits de sommeil que la remise en hâte d'une mauvaise nouvelle ne viendrait pas perturber. Mais ce témoin clignotant indiquait que Simon Chakrabarti, en tant que Premier Lord de la Spatiale, avait déjà lu les messages de la nuit... et qu'à son avis l'un d'eux était particulièrement important. Le mécontentement du Premier Lord de la Spatiale grandissait depuis des mois. Janacek était prêt à tolérer qu'il exprime un certain degré d'inquiétude en interne, bien sûr. C'était le rôle du Premier Lord de la Spatiale que de prévenir ses supérieurs civils des inquiétudes qu'il pouvait nourrir, après tout. Mais Chakrabarti avait dépassé le cadre de discussions privées ou de l'expression verbale de ses inquiétudes en face à face. Il avait commencé à rédiger des mémos officiels dont les arguments devenaient de plus en plus pointus, et il surveillait le trafic de messages — notamment en provenance de Silésie — avec ce que Janacek considérait pour sa part comme une attention frisant l'obsession. Signe de cette attention, il avait pris l'habitude d'enregistrer des commentaires sur les messages qu'il jugeait poser un problème particulier. Or ce n'était pas quelque chose dont Janacek avait envie de s'occuper sur l'instant, alors qu'il observait avec crainte et fascination cet œil rouge malveillant. Hélas, comme la réponse de Pritchart au dernier courrier d'Élaine Descroix l'avait rappelé à tout le gouvernement Haute-Crête, ses envies ne ressemblaient pas toujours beaucoup à ce qu'il obtenait en fin de compte. Il carra les épaules, prit une profonde inspiration et gagna le bureau d'un pas décidé. Il s'enfonça dans son fauteuil, remarquant à peine combien il était confortable, et tendit la main pour entrer la combinaison sur la plaque verrouillant la mallette. Le cumul de ses empreintes digitales, du code numérique idoine et de traceurs ADN la convainquit de s'ouvrir pour lui, et il sortit la première puce. L'espace d'un instant, il éprouva un indéniable soulagement, car elle se trouvait dans un porte-puces de la Flotte et non de la DGSN. Au moins, il ne s'agissait donc pas d'un nouvel aveu de Francis Jurgensen que cet insupportable enfant de salaud de Theisman avait réussi à les berner sur les capacités de combat de sa flotte. Mais ce soulagement furtif disparut quand il découvrit l'en-tête qui l'identifiait comme un message en provenance de Sidemore. Oh, mon Dieu, songea-t-il alors qu'un nouveau nœud se formait au creux de son estomac. Qu'est-ce que cette folle a encore fait? Il prit une nouvelle inspiration, glissa la puce dans le lecteur de son terminal et appela l'en-tête du message. « À quel point est-ce grave, Édouard ? » L'anxiété du Premier ministre était beaucoup plus visible qu'il ne l'aurait voulu. D'ailleurs, songea Janacek, elle se voyait sans doute bien davantage que Haute-Crête ne le pensait. Enfin, le baron n'était pas le seul dans ce cas, et le Premier Lord sentit un écho de sa propre tension lui revenir des autres membres du cabinet réduit. À part Janacek et Haute-Crête lui-même, ce cabinet réduit était constitué ce jour-là d'Élaine Descroix, la comtesse de La Nouvelle-Kiev, le comte de Nord-Aven et Sir Harrison MacIntosh. — C'est très difficile à dire, répondit le Premier Lord. Je n'essaye pas d'esquiver la question, mais pour l'instant nous n'avons que le rapport initial d'Harrington sur l'incident de Zoroastre lui-même. Il se passera quelques jours avant que nous recevions autre chose, je pense. Il aura au moins fallu ce délai aux Andies pour réagir à l'incident – ou au message qu'Harrington a envoyé à leur commandant de base à Saxe. Donc tout rapport postérieur de sa part sera retardé d'autant avant de nous parvenir. — Mais quand ces messages arriveront, fit remarquer Marisa Turner, inquiète, les événements remonteront déjà à plus de deux semaines. Il est impossible de déterminer jusqu'où Harrington pourrait avoir poussé les Andies en ce moment même. — Attendez un instant, Marisa, répondit fermement Janacek. Tout le monde ici sait ce que je pense de la "Salamandre". Et je ne risque pas de changer d'avis maintenant. Mais, j'ai beau ne pas me fier à son discernement, elle a cependant fait preuve de beaucoup plus de retenue dans le cas présent que je ne l'aurais cru. » Il tapota la copie papier du rapport d'Harrington, posé devant lui sur la table de conférence. Un exemplaire identique se trouvait devant chacun d'eux, et il se demanda un instant si la comtesse avait seulement pris le temps de lire le sien. « Pour être tout à fait franc, j'ai d'abord craint, en lisant son compte rendu de l'incident, qu'elle ne se rende à Saxe avec une autorisation d'action pour demander réparation à l'amiral Sternhafen. À la place, à mon immense surprise, elle semble en réalité œuvrer activement à réduire les tensions. Bien sûr, il est impossible de deviner comment Sternhafen a réagi à sa proposition d'enquête conjointe, mais qu'elle ait eu l'idée tout court me paraît devoir être pris comme un bon signe. — En apparence », répondit-elle. Puis elle secoua la tête et fit la grimace. « Non, vous avez raison, reconnut-elle. C'est juste que je m'inquiète de son mauvais caractère. Sa première réaction a toujours été de recourir aussitôt à la force, semble-t-il, ou du moins de répondre à la violence par davantage de violence. Je crois qu'il m'est... difficile de l'imaginer dans le rôle d'un émissaire de paix. — Et moi donc ! renchérit Janacek. Néanmoins, il semble bien que cela ait été sa réaction initiale dans cette affaire. — Dans ce cas, lança Nord-Aven, acerbe, c'est sûrement la première fois de sa vie ! — Je ne vous contredirai pas sur ce point, Stefan. — Mais vous dites qu'on ne peut pas prédire comment Sternhafen a réagi à sa proposition, insista Haute-Crête, et Janacek haussa les épaules. — Non, à l'évidence. S'il s'agissait réellement d'un accident, d'une confrontation involontaire, il faudrait que ce type soit encore plus fou qu'Harrington pour ne pas saisir cette occasion de faire machine arrière et de calmer la situation. Bien sûr, étant donné le comportement provocateur qu'ont manifesté les Andies dans la région, il est impossible de dire si c'était bel et bien accidentel. L'amiral Jurgensen, l'amiral Chakrabarti et moi tendons pour l'instant à penser que ce n'était pas intentionnel. Si les Andies avaient eu l'intention de s'engager dans une guerre contre nous, ils s'y seraient sûrement pris en attaquant davantage qu'un croiseur lourd isolé. De plus, il paraît assez évident que leur bâtiment a pris le Jessica Epps par surprise. Que ce soit le cas ou non, il avait au moins réussi à entrer à portée de missiles bien avant que le Jessica Epps n'ordonne à ce cargo suspect de mettre en panne. Ce qui nous laisse à penser que les Andies ne cherchaient pas la bagarre. Si tel avait été leur objectif, il est presque certain qu'ils auraient ouvert le feu plus tôt – probablement avant que le Jessica Epps ne détecte leur présence. — Vous pensez donc qu'ils réagissaient à notre effort pour intercepter cet esclavagiste, le Sittich, fit Élaine Descroix. — Ça m'en a tout l'air, répondit Janacek. Pourquoi au juste ils ont réagi ainsi, je ne saurais pas vous le dire à ce stade. Si les conclusions d'Harrington concernant le cargo et la différence de tonnage par rapport aux informations de notre liste de vaisseaux sont exactes, je dois dire que je suis déconcerté par l'attitude du capitaine andermien. Nous ne nous entendons peut-être pas très bien avec eux, mais, à notre connaissance, ils n'apprécient pas beaucoup non plus le trafic d'esclaves. Ils ne se sont pas engagés historiquement autant que le Royaume stellaire en vue de sa répression, mais ils ont toujours agi promptement pour l'étouffer dès qu'il pointait le bout de son nez dans leur arrière-cour. — À raison, d'ailleurs, intervint la comtesse de La Nouvelle-Kiev. Mais, comme vous dites, Édouard, vu leur attitude passée, leur capitaine aurait sûrement dû venir en aide au Jessica Epps plutôt que lui tirer dessus ! — Je crois que c'est à peu près ce que je viens de dire, Marisa. — Je m'en rends compte, dit-elle, un peu cassante. Je voulais juste en venir au fait que sa réaction pourrait suggérer que les soupçons d'Harrington concernant ce vaisseau précis n'étaient pas aussi fondés qu'elle le croit. Ou, du moins,-que son rapport le laisse entendre. — La même idée m'a traversé l'esprit, répondit Janacek. Mais l'amiral Jurgensen a consulté la fiche sur laquelle est consignée l'empreinte d'émissions du véritable Sittich et l'a comparée aux données de détection du Chantilly. » Il secoua la tête. « Il n'y a aucun doute, Marisa : le bâtiment qui émettait le code de transpondeur du Sittich n'était pas le Sittich. Je ne peux pas vous dire de qui il s'agissait, mais il n'était pas celui qu'il prétendait. — Je crains, je dois le dire, fit Descroix, qu'Harrington nous ait mis en porte-à-faux avec cette croisade donquichottesque. — Quelle croisade donquichottesque ? s'enquit la comtesse de La Nouvelle-Kiev. — Son "opération Wilberforce". — Je mets parfois en doute son discernement et son caractère, voire ses mobiles, répondit durement la comtesse, mais je ne pense pas qu'il soit approprié de qualifier l'engagement historique du Royaume stellaire pour la répression du trafic interstellaire d'esclaves génétiquement modifiés de "croisade donquichottesque". » Descroix lui lança un regard noir et ouvrit la bouche pour répliquer, mais Haute-Crête s'interposa. — Marisa, personne ne sous-entend que nous devrions renoncer à cette politique. D'ailleurs, nul ne suggère non plus qu'il était inapproprié de la part d'Harrington d'agir en conséquence. » Et nous n'allons surtout pas le suggérer, songea-t-il, alors que cette folle de Montaigne nous tient en joue – et vous aussi – aux Communes sur la question de l'esclavage! « Cependant, Élaine n'a peut-être pas tort. À l'évidence, cet incident ne s'est produit que parce qu'Harrington a décidé d'agir sur la base du témoignage d'un malfrat pris en train de commettre un crime passible de la peine de mort. Je pense qu'on peut à juste titre qualifier de "donquichottesque" la décision d'agir précipitamment sur la base de "preuves" si contestables. » Janacek allait faire remarquer que, contestables ou non, ses preuves avaient l'air solides puisque le bâtiment suspect émettait exactement le faux code de transpondeur que l'informateur d'Harrington avait mentionné. Mais il s'en abstint. Après tout, qu'importait de savoir si elle avait agi précipitamment ou non ? « Bon, Édouard », reprit Haute-Crête au bout d'un moment, quand il apparut que ni la comtesse ni Descroix n'étaient prêtes à poursuivre leur confrontation, même si elles y mettaient de la mauvaise grâce, « que propose l'Amirauté ? — Rien, répondit Janacek avec une promptitude qui poussa les autres à lui lancer un regard dur. — Rien ? répéta Haute-Crête. — Tant que nous n'en savons pas plus, il est inutile d'essayer de formuler une réponse, fit le Premier Lord. Nous pourrions réagir en réunissant tout de suite des renforts supplémentaires et en les envoyant au plus vite à Sidemore. Hélas, nous ignorons si ces renforts seront nécessaires. J'ai le sentiment, pour l'instant, que Sternhafen risque fort de saisir l'échappatoire que lui offre Harrington et de donner son accord pour une enquête conjointe. S'il en décide ainsi – ou, plus probablement, vu le délai dans nos communications, s'il en a déjà décidé ainsi –, alors il est probable que cette crise particulière est en bonne voie d'être désamorcée. » S'il a décidé, en revanche, de refuser sa proposition, alors toutes les données que la DGSN a collectées concernant les déploiements andermiens suggèrent qu'il faudra du temps à la FIA, sans doute au moins deux mois, afin de se redéployer en vue d'opérations offensives contre Sidemore. Ils peuvent sans doute repousser Harrington hors des systèmes que nous patrouillons au sein de la Confédération même, mais la base de Sidemore est une autre affaire. Même en tenant compte du délai de communication entre ici et là-bas, nous devrions savoir dans une semaine environ s'il a ou non décidé de collaborer avec elle. À ce moment-là, nous pourrons sérieusement réfléchir à l'envoi d'effectifs supplémentaires à Sidemore. » À supposer, se retint-il prudemment d'ajouter, que nous n'ayons pas découvert entre-temps que nous en avions encore plus besoin près de chez nous. « Vous pensez donc que nous aurions assez de temps pour réagir ? insista Haute-Crête. — C'est le consensus qui prévaut à l'Amirauté », lui assura Janacek, presque sans mentir. En fait, l'amiral Chakrabarti n'était pas d'accord, loin de là. Son inquiétude grandissante face à la dispersion extrême des effectifs de la Flotte par rapport à ses engagements s'était encore accrue à la lecture du rapport d'Harrington. Mais rien ne servait d'aborder ce point pour l'instant. — Dans ce cas, décida le Premier ministre, je pense que nous devrions rédiger de nouvelles instructions lui enjoignant de maîtriser ses instincts martiaux et de poursuivre ses efforts pour garder le contrôle de la situation. En toute honnêteté, je dois reconnaître qu'en ce moment la situation en Silésie est une préoccupation clairement secondaire. Au bout du compte, nous pourrions nous permettre de laisser la Confédération tout entière aux Andermiens sans que nos intérêts subissent de dommages irréparables. Même nos intérêts commerciaux survivraient avec quelques pertes mineures, surtout que nous venons d'obtenir un accès à l'amas de Talbot et aux lignes de fret situées de ce côté de la Ligue pour compenser. — Je suis d'accord, fit Descroix d'un air décidé. Et si c'est réglé, je propose que nous tournions notre attention vers une question d'importance primordiale. » Nul n'avait besoin de demander à quelle question elle pensait. « Très bien, dit Haute-Crête. Souhaitez-vous lancer la discussion, Élaine ? — Si vous voulez. » Elle croisa les mains sur le portefeuille posé devant elle et parcourut la salle de conférence du regard. — Mon équipe a terminé son analyse de la dernière note de Pritchart, déclara-t-elle. Inutile de le préciser, l'effet de diversion qu'a eu le rapport en provenance de Silésie n'a pas aidé, mais j'ai mobilisé trois équipes pour son évaluation. Une fois le travail initial terminé, j'ai fait combiner les trois rapports pour une dernière analyse par un quatrième groupe d'étude. » La conclusion qu'en ont tirée ces analystes, c'est que Pritchart s'efforce avec cette note de mettre en place les justifications morales qui appuieraient sa menace de rompre les négociations si nous ne cédons pas tout de suite à ses exigences. » Le silence complet accueillit sa déclaration. Un silence déprimé plutôt que surpris, car tout le monde avait déjà deviné ce que les « experts » leur diraient. — Que pensez-vous qu'ils feront après avoir rompu les négociations – à supposer, bien sûr, que ce soit bien leur intention ? demanda la comtesse de La Nouvelle-Kiev. — S'ils interrompent le processus de paix, Marisa, répondit Descroix avec une pointe d'exaspération, il ne leur reste qu'un seul choix, non ? — Vous pensez qu'ils reprendraient bel et bien les opérations, fit la comtesse, si soucieuse qu'elle oublia de prendre ombrage du ton employé par la ministre des Affaires étrangères. — Je crois que c'est leur seule option en dehors de poursuivre les négociations », répondit Descroix sur un ton grave inhabituel, oubliant brièvement son antipathie pour la ministre des Finances à la lumière de ses propres inquiétudes. « Mais vous nous avez assuré qu'ils n'avaient pas la capacité technique de nous affronter, Édouard, protesta la comtesse en se tournant vers Janacek. — Ce que j'ai dit », répondit le Premier Lord, jurant en son for intérieur alors que Marisa Turner mettait le doigt sur ce qui avait toujours été l'aspect le plus problématique des estimations de la DGSN concernant les capacités de la flotte havrienne, même s'il rechignait à l'admettre, « c'est que toutes les données disponibles nous laissaient à penser que leur technologie demeure largement inférieure à la nôtre. D'ailleurs, c'est ce que persistent à indiquer nos dernières informations. Hélas, que nous le pensions – et même que ce soit vrai en réalité – ne signifie pas que Theisman et ses conseillers sont d'accord avec nous. Il se peut qu'ils surestiment leurs propres capacités ou qu'ils sous-estiment les nôtres. Dans les deux cas, ils peuvent dire aux autorités civiles qu'ils sont capables de reprendre les opérations contre nous avec succès. — Et s'ils passent à l'action ? insista la comtesse. — S'ils passent à l'action, ils nous feront très mal, reconnut Janacek à contrecœur. Remarquez, l'amiral Chakrabarti et la DGSN demeurent persuadés que nous les vaincrions au bout du compte, quoi qu'ils espèrent accomplir. Mais cela ne sera pas aussi facile que durant l'opération Bouton-d'or, et les pertes humaines comme matérielles seront presque à coup sûr beaucoup plus élevées. — C'est affreux », souffla-t-elle. Ce qui était sans doute, songea Janacek, l'une de ses réflexions les plus superflues. « En effet, dit Descroix. S'ils sont bêtes au point de faire une chose aussi suicidaire, l'opinion publique manticorienne ne comprendra jamais que ce n'est pas notre faute s'ils ont choisi de se pendre. Les gens verront seulement que la guerre a recommencé. Les centristes et les loyalistes vont boire du petit-lait ! — Je ne pense vraiment pas que l'opinion publique devrait être notre premier souci dans l'instant, Élaine ! rétorqua La Nouvelle-Kiev. À ce que vient de dire Édouard, nous pouvons nous attendre à de lourdes pertes, des milliers de victimes ! — Je ne néglige sûrement pas cet aspect des choses, Marisa, répliqua Descroix. Mais si Pritchart et ses conseillers choisissent de nous attaquer, le sang de chacune de ces victimes sera sur leurs mains, pas les nôtres ! Au bout du compte, je suis certaine que c'est ce que l'histoire retiendra. Mais, entre-temps, nous devons nous préoccuper de notre capacité à continuer de gouverner efficacement pendant une telle crise. » Elle fusilla la comtesse du regard, qui lui rendit la politesse avec les intérêts, et Haute-Crête fronça les sourcils, l'air menaçant. Il n'avait surtout pas besoin que les membres de son cabinet se retournent les uns contre les autres. Comme Descroix l'avait dit, il était crucial que le gouvernement reste capable de travailler efficacement face à une éventuelle agression havrienne. Et, à plus long terme, les membres de sa coalition ne pouvaient pas se permettre de se brouiller s'ils voulaient avoir une chance de survivre aux conséquences politiques désastreuses d'une telle agression. « Je vous en prie, Marisa, Élaine ! » Il secoua la tête. « Vous avez toutes les deux exprimé des préoccupations tout à fait légitimes. Marisa, nous sommes tous horrifiés à la perspective de lourdes pertes humaines au sein de notre personnel militaire. Bien sûr ! Et nous ferons notre possible pour limiter ces pertes. Mais si nous les subissons malgré tout, ce sera parce que quelqu'un d'autre nous aura forcés à agir sur le plan militaire et non parce que nous aurons choisi de retourner en guerre. Par conséquent, Élaine elle aussi a raison de souligner que notre première responsabilité, en tant que gouvernement de Sa Majesté, devant une telle agression doit être d'assurer la pérennité de notre capacité à gouverner. » Et de préserver d'une façon ou d'une autre notre position domestique au milieu des ruines que laisserait une offensive havrienne, préféra-t-il ne pas ajouter. — Il reste une possibilité que nous n'avons pas envisagée, fit lentement Janacek. — Laquelle ? s'enquit la comtesse, l'œil soupçonneux. — Avant que je réponde, dit le Premier Lord, laissez-moi vous poser une question, Marisa. Vu le ton et le contenu de la note de Pritchart, pensez-vous pour votre part qu'elle envisage sérieusement de rompre les négociations et qu'elle ne tente pas juste un coup de bluff ? — Je ne suis plus ministre des Affaires étrangères, fit remarquer La Nouvelle-Kiev en décochant un regard venimeux à Des-croix du coin de Je ne dispose pas des sources qui me permettraient de me forger une idée indépendante de l'analyse que l'équipe d'Élaine a préparée. — S'il vous plaît, Marisa, plaida Janacek en conservant son calme à grand-peine. La situation est trop grave pour que nous tournions autour du pot. Vous avez lu la note de Pritchart. Et, comme vous venez de le souligner, vous avez vous-même été ministre des Affaires étrangères. Sur cette base, comment auriez-vous évalué ce courrier ? » La comtesse fronça les sourcils, manifestement contrariée d'être mise en difficulté. Puis, lentement, elle secoua la tête. «Je pense en effet, je le crains, que ceci n'est rien d'autre qu'une façon de justifier ses actes aux yeux de sa propre opinion publique – et sans doute de l'opinion interstellaire – quand elle choisira de quitter la table des négociations. » La formulation est beaucoup plus ferme que tout ce qui a précédé », continua-t-elle, toujours béatement ignorante des termes exacts de l'avant-dernière communication de la présidente Pritchart, « et l'affirmation brute et sans réserve que la République conserve sa souveraineté intacte sur tous les "systèmes occupés" pourrait être interprétée comme incluant l'Étoile de Trévor. En ce cas, cela représente une escalade brutale dans sa posture de négociation, surtout alors qu'elle paraissait jusque-là prête à concéder la perte de ce système. Et qu'elle ait jugé utile de réciter tout un catalogue d'allégations selon lesquelles c'est nous qui avons fait obstruction aux pourparlers prouve qu'elle veut convaincre ses propres électeurs que c'est notre attitude déraisonnable qui l'a poussée à prendre une position si inflexible. » Elle adressa un autre regard noir à Descroix mais se retint visiblement d'ajouter un « je vous avais prévenus » à son analyse. Puis elle se retourna vers Janacek. — C'est ce que vous vouliez entendre ? demanda-t-elle, agressive. — Pas ce que je voulais entendre, non, répondit Janacek. Mais, pour autant, c'est ce à quoi je m'attendais. Et la raison pour laquelle je vous ai posé cette question, c'est que je suis d'accord avec Élaine : s'ils choisissent de rompre les négociations, cela revient à dire qu'ils ont décidé de reprendre les opérations actives. En d'autres termes, s'ils ne veulent plus nous parler, c'est qu'ils veulent recommencer à nous tirer dessus. Vous êtes d'accord qu'il s'agit d'une conclusion raisonnable ? — Je ne pense pas que j'appliquerais le terme "raisonnable" à une manœuvre qui va coûter tant de vies inutilement, fit la comtesse, contrariée. — Je comprends votre position, mais vous évitez encore une fois de me répondre. Techniquement, nous sommes toujours en guerre contre eux, vous savez. Pritchart n'aurait même pas besoin d'une déclaration de guerre. Il lui suffirait de décider, en tant que commandant en chef de leurs armées, de reprendre les opérations. On dirait bien que c'est ce qu'elle a décidé de faire, en conviendriez-vous ? — Je ne... » commença-t-elle avant de s'interrompre et de prendre visiblement sur elle. « Très bien, Édouard, soupira-t-elle. Je n'aime pas vos conclusions, mais, oui. Je crains de devoir convenir que c'est précisément ce à quoi pourrait revenir en pratique une décision de mettre un terme aux négociations. — Je vois que nous sommes d'accord, donc. Je ne dirai pas que je m'en réjouis, parce que je préférerais ne pas être confronté à cette situation du tout. Mais puisque nous sommes d'accord, j'ajouterai que, s'ils ont décidé de reprendre les opérations, notre responsabilité consiste à empêcher ces opérations de réussir. » Il haussa le sourcil et soutint le regard de la comtesse jusqu'à ce qu'elle acquiesce, puis il haussa les épaules. — Eh bien, la seule façon d'y parvenir est de... les priver de la possibilité de nous attaquer. — Et à quel genre de magie noire comptez-vous avoir recours pour ce faire, au juste ? s'enquit-elle, sceptique. — Pas de magie noire, objecta Janacek. La Flotte de Sa Majesté. — Que voulez-vous dire ? demanda Haute-Crête en se penchant sur la table pour dévisager le Premier Lord, les yeux étrécis. — Je veux dire exactement ce que vous pensez, Michael, répondit tout de go Janacek. J'ai déjà fait remarquer une fois que, si nous savons qu'ils vont nous attaquer, la réaction logique consiste à les attaquer d'abord. Si la DGSN a vu juste, le gros de leur nouvelle flotte est encore concentré dans le système de Havre. En agissant vite et de manière décisive, une frappe préventive à l'aide de nos propres SCPC et PBAL détruirait leur capacité de combat moderne ou la réduirait au moins considérablement. Auquel cas, ils n'auraient pas d'autre choix que de revenir à la table des négociations, bon gré mal gré. » Marisa Turner le regardait avec horreur, ce qui était prévisible. Descroix parut soudain pensive, de même que Stefan Young, mais le visage de Macintosh s'était complètement fermé. Janacek sentit la consternation qu'avait fait naître sa proposition, mais il s'attendait précisément à cette réaction et se contenta donc de rester assis, l'air raisonnable et confiant. « Vous êtes en train de suggérer que nous rompions nous-mêmes les négociations et que nous attaquions le système de Havre ? fit lentement le Premier ministre. — Pas tout à fait, non. Pour commencer, je ne propose pas du tout que nous rompions officiellement les négociations. Il est évident qu'ils ont l'intention de le faire de toute façon, et notre retrait officiel des pourparlers ne ferait que les alerter de nos plans. Je pense que le ton et la formulation du courrier de Pritchart devraient prouver à n'importe quel lecteur impartial qu'elle a l'intention de se retirer des négociations et de nous attaquer. Je crois qu'il serait tout à fait légitime que nous procédions à cette frappe sans mettre d'abord un terme officiel au processus de paix. Par la suite, nous pourrions rendre publique la correspondance diplomatique afin de montrer aux électeurs qu'on nous a forcé la main. » De plus, continua-t-il sans se préoccuper de l'horreur grandissante qui se peignait sur le visage de la comtesse, je ne suggère pas du tout que nous attaquions "le système de Havre". Je propose que nous attaquions la nouvelle flotte de Theisman, qui se trouve par hasard déployée en ce moment dans ce système. Notre objectif serait la destruction des bâtiments qui ont déstabilisé le processus diplomatique, et nous éviterions scrupuleusement toute autre cible pendant notre assaut. »- Il haussa les épaules. « Étant donné les circonstances, je ne vois pas comment un observateur objectif pourrait mettre en doute le bien-fondé de nos actes. » Il était évident que Marisa Turner voulait contester son raisonnement, mais les mots semblaient pour l'instant lui manquer. Elle ne pouvait que le dévisager comme si elle n'arrivait pas vraiment à en croire ses oreilles. Puis elle tourna vers Haute-Crête un regard implorant, et le Premier ministre s'éclaircit la gorge. « Je ne suis pas persuadé que le public – ou la Galaxie dans son ensemble – saisirait la subtile nuance entre attaquer le système de Havre et attaquer une flotte qui "se trouve par hasard" déployée là-bas, Édouard, dit-il prudemment. Ce détail mis à part, toutefois, je pense que votre suggestion surestime peut-être un peu la... "sophistication" de l'électeur moyen quand il s'agit de juger des réalités de la diplomatie interstellaire. Bien qu'il nous paraisse évident que c'est Pritchart qui est déterminée à faire capoter les négociations si nous ne cédons pas gentiment à ses exigences parfaitement déraisonnables, il sera peut-être difficile d'en convaincre le citoyen lambda. — Michael, répondit patiemment Janacek, regardez sa note. » Il ouvrit le porte-documents placé devant lui et prit la dernière page du courrier de Pritchart. « Elle dit, je cite : "Au vu du refus persistant du Royaume stellaire de Manticore d'accepter ne serait-ce qu'en principe la légitimité d'une seule des tentatives de la République de Havre pour formuler la base d'un accord, et au vu du rejet total et déraisonnable par le gouvernement manticorien de toutes les affirmations de souveraineté légitime de la République sur ses territoires occupés et de ses responsabilités envers ses citoyens vivant sous occupation manticorienne, ces prétendus pourparlers de paix sont devenus non seulement une farce mais la risée de toute une région. Dans ces conditions, la République de Havre doute sérieusement qu'il vaille encore la peine de s'atteler à la tâche futile de rendre un peu de souffle à ce processus de négociation que le Royaume stellaire de Manticore étrangle systématiquement depuis le début". » Il releva les yeux de sa feuille et haussa les épaules. « Ça me paraît assez explicite, remarqua-t-il doucement. — Exprimer des doutes quant à la viabilité des négociations ne revient pas vraiment à s'en retirer, souligna Haute-Crête. Du moins, c'est la position que des hommes comme William Alexander et son frère adopteront sûrement. Et soyons réalistes, Édouard : quand ils avanceront cet argument, l'électeur moyen sera d'accord avec eux. — Alors l'électeur moyen aura tort, laissa tomber le Premier Lord. — Tort ou raison, peu importe, fit patiemment Haute-Crête. Ce qui compte, c'est le ressenti du public. Non, Édouard. J'apprécie le courage qu'il vous a fallu pour avancer cette recommandation, mais ce gouvernement ne peut pas envisager une telle frappe préventive à ce stade. — C'est vous le Premier ministre, répondit Janacek après quelques instants de lourd silence. Si telle est votre décision, alors, bien sûr, je ne peux que m'y conformer. Néanmoins, j'aimerais répéter, pour mémoire, que, selon moi, la stratégie que je viens d'exposer représente notre meilleure chance d'étouffer cette nouvelle guerre dans l'œuf. » Et vous faites passer ce point de vue dans le compte rendu pour vous couvrir si cette guerre finit quand même par éclater, songea Haute-Crête. C'est un peu plus sophistiqué que je ne l'aurais cru de votre part, Édouard. « Votre position sera notée, dit-il à voix haute. — Mais en attendant, intervint la comtesse sans chercher à dissimuler son immense soulagement, nous devons encore décider quelle réponse apporter à Pritchart. — Spontanément, grommela Descroix, je lui dirais que nous refusons de négocier tout court face à cette menace à peine voilée ! — Si nous leur répondons cela, nous ne faisons qu'apporter du poids à leurs accusations de sabotage du processus de paix ! protesta la ministre des Finances. — Et si nous ne le faisons pas, nous nous soumettons, répliqua Descroix. Pensez-vous qu'il y ait une vraie chance de reprendre les pourparlers avec succès si nous cédons simplement et les laissons nous parler sur ce ton ? — Il vaut toujours mieux parler plutôt que tuer, répondit son interlocutrice, glaciale. — Ça dépend de qui on envisage de tuer, vous ne croyez pas ? » grogna Descroix en décochant à la comtesse un regard qui laissait planer peu de doute quant à la victime qu'elle aurait choisie. La Nouvelle-Kiev s'empourpra de rage mais, une fois de plus, Haute-Crête s'interposa en hâte entre les deux femmes. « Nous n'arriverons nulle part en nous chamaillant ! » trancha-t-il brusquement. Elles serrèrent les dents et détournèrent le regard à l'unisson, et la température de la pièce baissa d'un cran ou deux par rapport au seuil d'explosion. « Merci, fit le Premier ministre dans le silence assourdissant. Bon, je suis d'accord avec vous, Élaine, nous ne pouvons pas laisser passer la formulation provocatrice de cette note. Mais je suis également d'accord avec Marisa : rompre les négociations de nous-mêmes est inacceptable. Non seulement il vaut mieux parler que tuer, mais nous ne pouvons pas nous permettre d'apparaître comme ceux qui portent la responsabilité de s'être retirés de la table de négociations, quelles qu'aient été les provocations du camp adverse. » Je ne vois pas comment nous pourrions accéder à toutes les exigences de Pritchart, notamment cette affirmation scandaleuse à cette date tardive que la République garde sa souveraineté intacte sur l'Étoile de Trévor et que nous sommes tenus de restituer le système à son contrôle. Dans ces conditions, et vu qu'il serait politiquement inacceptable que nous soyons les premiers à nous retirer des négociations, je pense que la meilleure réaction consiste à la sermonner pour le langage qu'elle emploie, refuser résolument de négocier sous la pression mais suggérer qu'il est bel et bien temps qu'une nouvelle initiative permette de briser le cercle de frustration et de mauvaise volonté qui s'est formé entre nos deux gouvernements. Plutôt que d'essayer de spécifier quelle pourrait être cette initiative, j'estime qu'il serait plus sage de laisser la question ouverte afin de n'exclure aucune possibilité à l'avance. » La comtesse se renfonça dans son fauteuil, visiblement mécontente. Si son humeur le lui avait permis, elle aurait pu remarquer que Descroix avait l'air au moins aussi dépitée qu'elle. « Ça ne me plaît vraiment pas, dit-elle enfin. Je n'arrive pas à me défaire de l'idée que nous demeurons trop offensifs. Je répète depuis le début que nous nous sommes montrés trop arrogants en rejetant la proposition havrienne de... » Elle s'interrompit et secoua vivement la tête. « Je suis désolée, trancha-t-elle. Je ne voulais pas ressasser de vieux arguments. Ce que je voulais dire, Michael, c'est que, même si ça ne me plaît pas, je ne vois pas non plus d'autre choix qui s'offrirait à nous. Comme vous dites, il serait impossible de lui accorder tout ce sur quoi elle insiste. Je pense que nous devons le dire très clairement dans notre réponse. En attendant, laisser la porte ouverte la poussera à revenir à la table des négociations avec une attitude plus raisonnable. Et si elle s'y refuse, c'est au véritable fautif que reviendra clairement la responsabilité de l'échec des pourparlers : la République. » Malgré sa propre appréhension et son impression que la situation échappait de plus en plus à tout contrôle, Haute-Crête ressentit un bref amusement macabre à voir la comtesse capable d'ignorer ce qu'il fallait ignorer au nom de l'opportunisme politique. Pour sa part, il le reconnaissait, cette proposition ressemblait un peu trop à un message de la dernière chance. Il doutait fort que la femme qui avait composé cette note belliqueuse et exaspérée soit prête à tolérer d'autres tours de passe-passe diplomatiques. Sans le soutien de la force militaire que Theisman avait réussi à réunir on ne savait comment, sans que ce crétin de Jurgensen ne s'en rende compte, elle n'aurait pas eu d'autre choix que de continuer à suivre le mouvement imposé par Descroix et lui-même. Aujourd'hui, hélas, elle pensait avoir une autre issue et, même si Janacek avait raison quant aux erreurs d'estimation sur lesquelles elle fondait cette opinion, elle ne paraissait pas envisager cette éventualité. Par conséquent, elle risquait d'autant plus de se fier à son impression. Non. Quelle que soit la façon dont il choisissait de la présenter au cabinet, Haute-Crête était bien conscient que la réponse qu'il proposait était en fait un aveu de faiblesse. Son seul espoir réaliste à ce stade, c'était de faire traîner encore un peu les choses. Assez longtemps pour que la reprise tardive des programmes de construction de la Flotte produise quelques nouveaux vaisseaux. Ou, à défaut, assez pour que Pritchart devienne clairement l'agresseur dans le sillage de l'offre manticorienne d'un compromis « raisonnable ». Ni l'un ni l'autre de ces résultats n'était bien probable, s'avoua-t-il derrière son masque confiant. Mais soit il pariait sur ses chances, même minimes, de réussir à obtenir l'un des deux, soit il renonçait purement et simplement à tout ce qu'il avait essayé d'accomplir ces quarante-six derniers mois. Or il ne pouvait pas s'y résoudre. Même courir le risque bien réel de retomber brièvement dans un conflit sanglant avec la République valait mieux. Il ne pouvait pas non plus permettre à quoi que ce soit de détourner son attention ou ses ressources de la confrontation qui se profilait avec Pritchart. Tout devait rester concentré sur ce point critique, y compris les pleines ressources de la Flotte. Par conséquent, tous les autres problèmes, ce qui se passait en Silésie inclus, devaient être relégués à un niveau moindre de priorité, et des gens comme la duchesse Harrington allaient devoir se débrouiller de leur mieux avec ce dont ils disposaient déjà, parce que Michael Janvier, baron de Haute-Crête, Premier ministre du Royaume stellaire de Manticore, refusait de se rendre sans combattre. CHAPITRE QUARANTE-CINQ « Le second a besoin de vous sur le pont, pacha. » Thomas Bachfisch posa ses cartes face contre la table de jeu et fit pivoter son fauteuil vers le matelot qui venait de passer la tête par le sas du carré des officiers. « A-t-il dit pourquoi ? s'enquit le commandant. — Oui, monsieur. L'un de ces contre-torpilleurs havriens mijote quelque chose. — Ah bon ? » répondit Bachfisch d'une voix qu'if voulait parfaitement calme, et il se retourna vers son partenaire et leurs adversaires. « Il vaut mieux que j'aille voir, dit-il avant de faire signe au lieutenant Hairston : Veillez à ce qu'ils ne trichent pas en additionnant les scores, Roberta. Nous finirons de leur coller une raclée plus tard. — Si vous le dites, pacha, fit Hairston en consultant la feuille de score, sceptique. — Je le dis », lui assura-t-il fermement. Puis il se leva et se dirigea vers le sas. Jinchu Gruber leva les yeux de l'afficheur tactique principal du Fléau des pirates lorsque Bachfisch arriva sur le pont du transporteur armé. L'image était moins détaillée qu'elle n'aurait pu l'être, car le Fléau n'avait aucun intérêt à faire étalage de toutes ses capacités. Les données affichées avaient été recueillies en n'utilisant que les capteurs passifs, mais cela suffisait amplement aux besoins de Bachfisch. Surtout si près de l'objet de son intérêt. « Qu'est-ce qui se passe, Jinchu ? demanda-t-il tout bas en arrivant près du second. — Je n'en suis pas vraiment sûr, pacha », répondit Gruber sur un ton qui aurait pu en faire la réponse à au moins une demi-douzaine de questions. Telles que « Pourquoi nous intéressons-nous tant à deux contre-torpilleurs havriens ? » ou « Pourquoi sommes-nous ici en orbite depuis quatre jours, à accumuler des pénalités pour retard de livraison ? » ou encore « Bon sang, mais qu'est-ce qui lui passe par la tête, au commandant? » Bachfisch esquissa un sourire tandis que cette idée lui traversait l'esprit, mais ce fut un sourire fugace. « L'un d'eux reste où il est depuis notre arrivée, reprit Gruber. Mais l'autre se dirige vers l'extérieur du système. — Ah bon? Tiens donc. » Bachfisch se rapprocha du second et baissa les yeux vers l'écran tactique. L'icône vive représentant l'une des boîtes de conserve havriennes prenait en effet le chemin de l'hyperlimite sous une accélération mesurée de cent gravités. Il l'observa quelques secondes, puis releva la tête et soutint le regard de Gruber. « Je crois qu'il est temps de nous mettre en route, Jinchu, dit-il calmement. Faites-nous quitter l'orbite et mettez-nous sur une trajectoire de (il consulta de nouveau l'afficheur) un-zéro-sept par deux-trois-neuf à cent gravités. » Gruber le regarda pendant peut-être trois secondes puis hocha la tête. « Bien, monsieur », dit-il avant de se tourner de la section tactique vers le timonier. Bachfisch fit confortablement basculer le dossier de son fauteuil de commandement, croisa les jambes et contempla le magnifique spectacle de l'afficheur visuel principal. Le Fléau des pirates naviguait sur les lignes de force mêlées d'une onde gravitationnelle, glissant à travers l'hyperespace sur les ailes de ses voiles Warshawski. Les immenses disques de contrainte gravitationnelle focalisée rayonnaient sur plus de trois cents kilomètres à chaque extrémité de sa coque. Ils luisaient et tremblaient d'un motif lumineux splendide toujours changeant, sur un rythme hypnotique qui ne cessait de le stupéfier et de le rendre plus humble. Cette fois, cependant, son attention ne se portait pas sur la vision qui s'étalait devant lui mais sur tout autre chose, un détail qu'il ne pouvait même pas discerner... à moins d'examiner son répétiteur tactique. Le contre-torpilleur havrien allait de l'avant avec la grâce de lévrier typique de ce genre de bâtiments, apparemment inconscient de la présence du transporteur — un cheval de trait, par comparaison — qui le suivait, flegmatique. Il y avait peu de chances qu'il n'ait réellement pas remarqué le Fléau des pirates. D'un autre côté, les ondes gravitationnelles étaient les larges autoroutes étincelantes où les vaisseaux naviguaient dans les profondeurs de l'hyperespace. Vu l'immensité de l'univers, il était rare que deux bâtiments qui ne voyageaient pas volontairement ensemble se retrouvent à portée de capteurs l'un de l'autre, même sur une onde gravitationnelle, mais ce n'était pas extraordinaire. Après tout, s'ils allaient dans la même direction, ils devaient forcément programmer leur trajectoire pour chevaucher les mêmes ondes. Et certains commandants de vaisseaux marchands insistaient pour rester dans le sillage de bâtiments de guerre en transit, quelle que soit leur flotte d'appartenance, afin de s'offrir comme une escorte de fortune dans des régions dangereuses. Si le contre-torpilleur avait remarqué le Fléau des pirates derrière lui, il se demandait peut-être où ce cargo allait. Ce qui était logique, puisque Bachfisch se posait justement la même question sur le contre-torpilleur. D'ailleurs, il avait ressenti une vive curiosité les concernant, lui et son collègue, dès que le Fléau avait touché port dans le système d'Horus. Les vaisseaux de guerre havriens avaient toujours été rares en Silésie. La plupart de ceux actuellement sur le territoire de la Confédération, hélas, avaient pour équipage des fugitifs qui s'étaient tournés vers une carrière criminelle maintenant que le brigandage d'État auquel se livrait SerSec contre ses propres concitoyens avait brutalement pris fin. Mais on ne trouvait pas ces vaisseaux hors la loi dans des systèmes comme Horus, d'ordinaire. Contrairement à bon nombre d'autres systèmes du secteur de Saginaw, Horus connaissait un phénomène très rare en Silésie : un gouverneur honnête. Le secteur avait eu plus que sa part (même pour la Silésie) de gouverneurs de secteur corrompus et vénaux, et le détenteur actuel du poste ne faisait pas exception à la règle. Mais, bizarrement, Horus avait eu de la chance lorsqu'on lui avait envoyé quelqu'un administrer ses affaires internes. Les pirates, contrebandiers et trafiquants d'esclaves n'étaient pas les bienvenus du tout dans la juridiction du gouverneur Zelazney. De plus, ces deux bâtiments — qui opéraient à l'évidence en tandem — étaient beaucoup trop récents pour être des pirates. Aucun n'avait plus d'un ou deux ans T, au maximum, ce qui signifiait qu'ils n'avaient été lancés et mis en service qu'après que Thomas Theisman eut renversé le comité de salut public. Alors que faisaient donc deux contre-torpilleurs flambant neufs de la Flotte républicaine en orbite de garage autour de la planète Osiris ? Heureusement, Bachfisch avait d'excellents contacts à Horus. Aucun d'eux n'avait été capable de répondre à sa question, mais ils avaient su lui dire que les boîtes de conserve havriennes étaient arrivées moins de trois jours avant le Fléau des pirates. Ils avaient également pu souligner que, du fait de sa réputation de respect de la loi, Horus était l'un des rares systèmes confédérés à pouvoir se targuer de la présence d'une délégation commerciale et d'une mission diplomatique havriennes. Dans l'esprit naturellement soupçonneux de Bachfisch, il devait y avoir un lien entre l'existence de cette mission diplomatique et la présence des deux contre-torpilleurs. Vu que les deux unités en question paraissaient ne rien faire du tout, si ce n'est rester en orbite autour de la planète, il en avait tiré la conclusion qu'il devait être tombé sur un quelconque rendez-vous de communication. Ce qui posait une autre question intéressante. Pourquoi donc la Flotte républicaine, dont tout le monde savait qu'elle se préparait en vue d'une possible confrontation avec la FRM, plus près de chez elle, se servirait-elle de deux contretorpilleurs modernes comme courriers plutôt que d'utiliser un vrai courrier, désarmé et beaucoup moins coûteux ? Il n'avait pas réussi à trouver de réponse à cette question, mais il avait le sentiment déplaisant que, s'il l'avait eue, il n'aurait pas aimé l'explication. Pour autant, cela ne l'avait pas découragé dans sa détermination à découvrir ce qui se passait s'il le pouvait –c'est pourquoi le Fléau des pirates s'était détourné de sa trajectoire et de son planning. Thomas Bachfisch était bien conscient que Gruber n'était pas le seul dans l'équipage du Fléau à se demander à quoi jouait son commandant. Ils savaient tous où le vaisseau était censé se trouver à cette heure, de même qu'ils avaient connaissance des pénalités astronomiques pour retard de livraison que Bachfisch était en train d'accumuler. Et la plupart devaient être un peu méfiants à l'idée de se frotter à des bâtiments de guerre de puissances étrangères – surtout que ladite puissance avait récemment été en guerre avec la patrie de leur commandant. Pourtant aucun ne lui avait posé de question. Ils ignoraient ce qu'il préparait, mais ils étaient manifestement prêts à le suivre même sans explications. Il leva la tête comme on passait près de son fauteuil de commandement. C'était Gruber. Bachfisch sourit et fit signe au second de s'approcher. « Oui, pacha ? dit doucement Gruber. — À votre avis, où va ce type ? demanda Bachfisch en désignant l'icône isolée brillant sur le répétiteur tactique. — Je n'en ai pas la moindre idée, admit Gruber. Il y a beaucoup de destinations possibles dans cette direction. Le problème, c'est que je ne vois pas de raison pour une unité havrienne de se diriger vers aucune. En tout cas, pas de raison qui me plairait. « Mmm. » Bachfisch se frotta le menton quelques instants, puis tendit la main pour taper une commande sur le pavé sensitif intégré au bras de son fauteuil. Le répétiteur tactique se reconfigura en afficheur de navigation, et il enfonça une touche pour le faire passer du mode manœuvre au mode astrographique. « Regardez », dit-il en tapotant de l'index la ligne vert vif représentant la trajectoire projetée du contre-torpilleur havrien. Gruber se pencha sur l'écran, et Bachfisch tapota de nouveau la ligne. « Vous avez fait remarquer qu'il pouvait se diriger vers bon nombre d'endroits. Mais il a commencé à modifier son cap il y a une heure et, dans cette direction, il n'y a rien. — Pacha, il doit bien aller quelque part, protesta Gruber. — Oh, il va sûrement quelque part, en effet. Seulement, je ne pense pas qu'il s'agisse d'un des systèmes colonisés du secteur. — Quoi ? » Gruber cilla puis releva la tête de l'écran pour croiser le regard de son commandant. « Pourquoi pas ? Et où pensez-vous qu'il aille ? — D'abord, dit Bachfisch d'une voix réfléchie, comme vous, je ne vois pas de raison qui pousserait un vaisseau de guerre havrien vers l'un des systèmes habités du coin. Ensuite, il se déporte régulièrement sur cette onde gravitationnelle, en direction approximative du sud-ouest. S'il maintient ce cap, il va quitter l'onde au milieu de nulle part, Jinchu. Il n'est pas parti pour rattraper une autre onde et, d'après nos cartes, il n'y a pas de système habité dans un rayon de sept ou huit années-lumière du point où il quittera cette onde. Ce qui me laisse à penser qu'il se dirige sans doute droit ici. » Il tapota un autre code lumineux sur l'afficheur. Il s'agissait d'un petit soleil rouge orangé indiquant une étoile de la série principale de classe K, mais il était dépourvu du petit cercle vert signalant un système habité, et aucun nom ne l'accompagnait. À la place, il n'y avait qu'un numéro de catalogue. — Pourquoi pensez-vous qu'il pourrait se diriger par là, pacha ? demanda Gruber, attentif. — Je pourrais dire que c'est parce que ce système se trouve à moins d'une année-lumière et demie du point auquel sa trajectoire théorique lui fait quitter l'onde. Mais ce n'est pas vraiment la question que vous me posez, n'est-ce pas, Jinchu ? » Il haussa le sourcil en regardant le second, qui hocha lentement la tête au bout d'un moment. Ce que je crains, dit alors Bachfisch, c'est qu'il se dirige par là parce que des copains l'y attendent. Sans doute beaucoup de copains. — Des unités militaires havriennes au milieu de la Silésie, qui feraient le planton dans un système inhabité ? » Gruber secoua la tête. « Je ne suis pas encore prêt à vous traiter de fou, pacha, mais que je sois pendu si je vois une seule raison pour eux de faire une chose pareille. — J'en vois bien une, répondit Bachfisch d'une voix soudain sinistre. Horus est le seul système du secteur de Saginaw qui abrite une mission diplomatique officielle. Il se trouve aussi, par le plus grand des hasards, sur une ligne droite entre le terminus de Basilic du nœud du trou de ver manticorien et le secteur de Saxe. Et si vous prolongez la trajectoire de notre contre-torpilleur depuis Horus vers cette étoile, dit-il en tapotant une fois de plus l'icône sur l'afficheur, vous verrez qu'elle forme également une ligne droite... de Horus vers le Marais. » Gruber baissa les yeux vers l'afficheur et le fixa quelques secondes avant de lever la tête vers son commandant. « Sauf votre respect, pacha, c'est dingue, protesta-t-il. Vous sous-entendez que les Havriens auraient envoyé une force militaire de la République à la Confédération et qu'ils l'auraient stationnée dans un système au milieu de nulle part de façon à attaquer Sidemore. À moins que vous ne suggériez qu'ils soient là pour attaquer les Andies, pour une raison obscure ! — Je ne vois pas pourquoi ils chercheraient la bagarre avec les Andies en ce moment, non, dit Bachfisch. Et je reconnais qu'envoyer une force suffisante pour monter une attaque crédible contre les effectifs de la duchesse Harrington à Sidemore serait une idée assez folle dans des circonstances normales. Mais vous avez entendu autant de rumeurs que moi sur les tensions entre le Royaume et la République, Jinchu. Il est possible que les nouveaux bâtiments dont Theisman a parlé existent réellement. D'ailleurs, il est possible qu'il y en ait davantage qu'il n'a choisi de nous le révéler. » Maintenant, si j'étais ministre havrien de la Guerre et que mon gouvernement en avait sa claque qu'on le fasse toujours mariner dans ces prétendues négociations de paix avec le Royaume stellaire, je réfléchirais peut-être sérieusement à mes plans de guerre. Et si l'Amirauté avait eu l'amabilité d'expédier l'un de ses meilleurs amiraux sur une base éloignée avec une poignée de bâtiments modernes et bon nombre de vaisseaux obsolescents, je me dirais peut-être qu'il vaut le coup d'envoyer une force bien plus nombreuse de mes propres unités modernes du mur lui sauter sur le râble dans le cadre d'une offensive coordonnée contre le Royaume stellaire et l'Alliance manticorienne. — Pacha, vous envisagez sérieusement que les Havriens aient non seulement l'intention de retourner en guerre mais qu'ils cherchent carrément à lancer une attaque surprise ? demanda Gruber. — En toute franchise, je suis surpris qu'ils ne l'aient pas fait depuis des mois. Si j'étais la présidente ou Thomas Theisman, je serais en train d'y réfléchir très sérieusement depuis au moins un an T maintenant. Gruber ne cacha pas son étonnement, et Bachfisch eut un petit rire dur. « Bien sûr, Jinchu! Il est évident depuis le début que le gouvernement Haute-Crête n'avait pas l'intention de négocier de bonne foi avec eux. Pourquoi auraient-ils donc des scrupules à coller un bon coup de pied aux fesses de gens qui ignorent totalement leurs propres efforts pour mettre un terme définitif à cette satanée guerre et normaliser les relations ? Pour ma part, dans les mêmes circonstances, je le ferais sans hésiter, à supposer que j'aie les capacités militaires requises. Et je crois qu'ils ont essayé d'attirer l'attention du Royaume stellaire dans l'espoir que quelqu'un les écouterait sans qu'ils aient à recourir à la force. Bon sang, à bien y regarder, ils ont tout fait à part remettre une copie de leurs plans de campagne à Haute-Crête et Janacek ! Pourquoi croyez-vous que Theisman ait annoncé l'existence de leurs nouvelles unités ? — Pour faire pression sur le Royaume stellaire, répondit Gruber. — Bien entendu. Mais cette forme de pression est significative. Je pense qu'à plusieurs titres il s'agissait d'un avertissement délibéré signalant qu'ils avaient acquis la capacité de tenir tête à la Flotte royale. Un avertissement qu'ils ont lancé dans l'espoir ténu que quelqu'un en Arrivée se servirait de ses deux neurones pour comprendre que le Royaume devait commencer à traiter la République comme un gouvernement légitime et entamer des négociations de bonne foi. Or Haute-Crête n'a fait ni l'un ni l'autre. — On dirait presque que vous êtes du côté de la République, pacha, dit lentement Gruber. — Ce n'est pas le cas. Mais ça ne veut pas dire que je suis incapable d'admettre qu'ils ont tout à fait le droit d'être furieux que leurs préoccupations légitimes soient systématiquement ignorées. — Alors que faisons-nous ici au juste, pacha ? demanda lentement Gruber au bout d'un moment. — Pour l'instant, je cherche juste à confirmer l'endroit où ce gugusse va quitter l'onde gravitationnelle. Si on peut y arriver, j'aimerais beaucoup voir à quel moment il entame sa translation de retour en espace normal. Cela nous révélerait si, oui ou non, il se rend bien là où je le pense. Mais je ne nourris aucune illusion : ils ne risquent pas de laisser un transporteur non identifié venir traîner au milieu de leur flotte s'ils sont vraiment là. Et dans la mesure où le système vers lequel je pense que ce contre-torpilleur se dirige est officiellement inhabité, je ne vois pas comment inventer d'explication convaincante à notre arrivée fortuite. — Et si nous parvenons à confirmer tout cela ? — Si nous parvenons à confirmer tout cela – voire la moitié –, alors nous nous mettons aussitôt en route vers Sidemore, dit Bachfisch. Je sais que les clients qui attendent la livraison de leur marchandise vont être très mécontents de ne pas nous voir arriver. Et je sais que nous allons au-devant de pénalités très élevées. Mais je soupçonne fort que la duchesse Harrington compensera nos pertes sur ses fonds discrétionnaires quand elle entendra ce que nous avons à raconter. De plus, ses équipes de renseignement et elle peuvent sans doute nous aider à concocter une explication au bénéfice de nos clients. — Je vois. » Gruber baissa de nouveau les yeux vers l'afficheur. « Je me rends compte que je prends des risques en suivant un contre-torpilleur, fit doucement Bachfisch. Et j'imagine qu'il n'est pas juste de ma part de le faire dans l'intérêt de ma patrie, par rapport à notre équipage. Personne ici n'a signé pour devenir un justicier de l'espace. Mais je ne peux pas rester les bras ballants à regarder une chose pareille se produire. — Je ne m'inquiéterais pas trop à propos des gars, pacha, répondit Gruber au bout d'un moment. Je ne dis pas qu'ils se réjouissent d'une éventuelle confrontation avec les Havriens, mais la plupart ont déjà plus ou moins deviné ce que vous mijotez. Et en vérité, pacha, si vous pensez que nous devons le faire, nous sommes tous prêts à nous fier à vous. Vous nous avez mis dans le pétrin une fois ou deux, mais vous nous en avez toujours tirés. » Il leva les yeux, et Bachfisch hocha la tête, satisfait de ce qu'il lisait sur le visage de son second. « Le vaisseau inconnu se rapproche un peu, monsieur. » Le capitaine de corvette Dumais, commandant du VFP Hécate, contre-torpilleur de classe Troyen, inclina la tête pour inviter son officier tactique à poursuivre. — Je ne peux toujours pas vous dire au juste de quoi il s'agit, reconnut le lieutenant de vaisseau Singleterry. Les conditions hyperspatiales locales sont particulièrement mauvaises en ce moment. Mais ça ressemble toujours à un cargo. — Un cargo, répéta Dumais avant de secouer la tête. Je ne mets pas en cause votre discernement, Stéphanie, mais, à votre avis, pourquoi un cargo nous suivrait-il de cette façon ? Se servir de nous pour se protéger des pirates, je comprends, mais nous suivre au milieu de nulle part? — Si j'étais capable de vous répondre, pacha, je perdrais mon temps dans la Flotte alors que la fortune m'attendrait à la loterie. » Singleterry secoua la tête à son tour. « Tout ce que je peux vous dire avec certitude, c'est qu'il nous suit depuis que nous avons quitté Horus. Et qu'il s'est rapproché de presque une demi-minute-lumière ces six dernières heures. — Mmm. » Dumais fronça les sourcils, pensif. « Vous avez bien dit que les conditions de détection locales étaient mauvaises ? — Oui, monsieur. En fait, elles craignent carrément, et ça ne s'améliore pas. La densité de particules est très élevée et le tourbillon à trois heures, là-bas, les envoie droit sur nous. — Dans ce cas, je vois deux explications possibles à son comportement, fit Dumais. Celle que je préfère, c'est qu'il reste bel et bien dans notre sillage pour se protéger de pirates et qu'il veut rester assez près pour être sûr que nous remarquerons si quelqu'un l'attaque. — Et l'autre, c'est qu'il se rapproche pour nous garder sur ses capteurs ? » s'enquit Singleterry. Elle se pinça le lobe de l'oreille comme Dumais acquiesçait. « J'imagine que ce serait logique. Mais cela sous-entendrait qu'il nous suit à dessein. — Oui, en effet. — Ce qui me ramène à votre question : pourquoi un cargo ferait-il ça ? — Je suppose que l'une des réponses serait qu'il ne s'agit pas d'un vaisseau marchand, même s'il en a l'air, fit Dumais. — Vous pensez que ce pourrait être un bâtiment de guerre ? — C'est possible. En jouant un peu avec ses noyaux, on peut faire ressembler les impulseurs ou les voiles Warshawski d'un vaisseau de guerre à ceux d'un marchand. — Manticorien ? suggéra Singleterry sans enthousiasme. — Peut-être. D'un autre côté, il y a plus de chances que ce soit un Andie, par ici. D'ailleurs, cela pourrait être un Silésien. Après tout, c'est officiellement leur espace territorial, même si tout le monde a l'air enclin à l'oublier. L'un d'eux a pu remarquer que nous traînions à Horus, ce qui a pu piquer sa curiosité. — Je suppose qu'un Andie ou un Silésien vaudrait mieux qu'un Mantie, fit Singleterry. Mais, de toute façon, je pense que l'amiral ne sera pas très content si vos soupçons se confirment. — Je ne vous le fais pas dire ! » renifla Dumais. Il regarda son afficheur encore quelques secondes, le front plissé sous l'effet de la réflexion. Le Hécate opérerait sa transition des voiles Warshawski aux impulseurs en quittant les limites de l'onde gravitationnelle dans trois heures. À ce moment, il se trouverait à moins de cinq heures et demie de sa destination. Et si c'était un bâtiment de guerre qui le suivait, là-derrière, alors celui qui le pilotait aurait une idée très précise d'où le vaisseau de Dumais se rendait. Par conséquent, il aurait une idée très précise d'où la seconde flotte attendait les ordres de La Nouvelle-Paris. Le capitaine grommela un juron silencieux. La décision d'utiliser son vaisseau et l'Hector, son partenaire d'escadre, en tant que lien entre l'ambassadeur Jackson à Horus et la seconde flotte l'avait inquiété dès l'instant où on lui avait assigné cette tâche. Il comprenait la nécessité absolue de s'assurer que ce lien était sûr, mais il aurait été beaucoup plus malin d'avoir recours à un courrier classique pour ce rôle. Hélas, le petit génie du nouvel Octogone qui avait mis ces détails au point avait omis d'envisager cette possibilité et, apparemment, personne ici – ou dans l'état-major de l'amiral Tourville – ne s'était rendu compte, avant que la seconde flotte n'atteigne la Silésie, que l'ambassadeur Jackson n'avait pas déjà de courrier affecté à son service. Dans ces conditions, l'amiral n'avait pas eu d'autre choix que de procéder à ses propres arrangements afin de couvrir la dernière étape du lien de communication. Et parce qu'il ne disposait pas lui-même de courriers, il avait dû détacher deux contretorpilleurs. Le pire, c'était que la seconde flotte devait s'assurer que ses communications fonctionnent correctement. Si l'ordre d'attaquer était envoyé, il fallait qu'il passe. L'amiral Tourville avait donc laissé non pas une mais deux unités à Horus pour assurer la pérennité de ses communications avec l'ambassadeur. Deux contre-torpilleurs ne se remarquaient pas beaucoup plus qu'un seul et au moins, de cette façon, l'ambassadeur pouvait se servir d'un vaisseau pour faire la navette entre Horus et la seconde flotte, maintenant un contact constant tout en gardant l'autre en poste dans l'orbite d'Osiris au cas où l'ordre d'attaque arriverait. Dumais n'était pas sûr du tout du contenu des missives scellées que Jackson lui avait demandé de remettre à l'amiral Tourville cette fois. Rien dans les propos de l'ambassadeur ne lui avait donné l'impression qu'elles étaient vraiment vitales, et il aurait préféré qu'on ne l'envoie pas jouer les facteurs pour un message de routine. D'un autre côté, il était sans doute logique d'envoyer son vaisseau plutôt que de prendre le risque de louer un courrier commercial classique et de lui donner les coordonnées de la planque de la seconde flotte. C'est ainsi qu'il se retrouvait là, avec ce rat bleu extrêmement irritant sur les talons. — Nous n'avons aucune idée de ses capacités de détection, n'est-ce pas ? demanda-t-il à Singleterry au bout d'un moment. — À supposer qu'il reste à l'extrême limite de sa capacité à conserver notre image sur ses scanners, répondit l'officier tactique, je dirais qu'elles ne sont pas tout à fait aussi bonnes que les nôtres. — Ce qui voudrait dire qu'il y a plus de chances qu'il s'agisse d'un Silésien que d'un Andermien, songea Dumais à voix haute. — Ou bien, répliqua Singleterry, que c'est un marchand doté d'un très bon équipement civil de détection. Vu que le voisinage est très risqué, pas mal de cargos qui croisent dans la région sont beaucoup mieux équipés à ce niveau que ce que nous rencontrons par chez nous. — Certes, un détail à garder en tête », reconnut Dumais. Il réfléchit encore quelques instants puis grimaça. u Je ne pense pas que nous puissions prendre le risque d'échafauder des hypothèses concernant ce bâtiment, Stéphanie. Je suppose qu'il est possible qu'il soit là par pure coïncidence, mais ça me paraît peu probable. Et s'il est une chose que nous ne pouvons pas nous permettre, c'est de mener quiconque droit à la flotte. Hélas, nous sommes déjà assez proches du point de rendez-vous pour que n'importe qui pourvu d'un minimum de jugeote soit capable de préciser le volume spatial concerné sans grande difficulté. Nous ferions donc mieux d'aller voir qui c'est. — Que fait-on s'il s'avère que c'est un vaisseau de guerre ? — Si c'est un vaisseau de guerre, eh bien, c'est un vaisseau de guerre, soupira Dumais. Les ordres de l'amiral l'autorisent à changer de système de base s'il le faut. Ce serait ennuyeux, parce qu'il est toujours possible que l'ordre d'attaquer atteigne Horus avant que nous ne prévenions l'ambassadeur Jackson et l'Hector du nouveau point de rendez-vous. Hélas, s'il s'agit d'un bâtiment de guerre, nous n'avons pas vraiment le choix, à moins que je ne veuille risquer de créer un nouvel incident interstellaire en ouvrant le feu. — Même si c'est un Manne ? s'enquit Singleterry d'une voix délibérément neutre, et Dumais eut un sourire forcé. — Surtout si c'est un Mantie, répondit-il. Évidemment, l'amiral ne nous remercierait pas non plus si nous tirions sur un Andermien ou un Silésien. Et n'oublions pas que nous ne connaissons pas la taille de cette unité, ajouta-t-il consciencieusement. Si c'est un croiseur lourd, voire un croiseur de combat, il pourrait être un peu téméraire de notre part de croiser le fer avec lui, vous ne pensez pas ? — Oh si, répondit l'officier tactique avec conviction. Téméraire, voilà exactement le terme que je choisirais, monsieur, et je ne peux pas vous dire à quel point je suis heureuse de vous entendre l'employer dans ces circonstances ! — Je me disais bien que vous approuveriez, fit Dumais, ironique. — Et s'il apparaît que c'est bien un marchand ? demanda Singleterry. — Dans ce cas, nous avons davantage de choix. D'abord, un cargo n'ira pas contredire un vaisseau de guerre si celui-ci lui ordonne de mettre en panne et de se laisser aborder. Ensuite, nous pourrions y placer un équipage de prise et le remettre à l'amiral Tourville. Il pourrait le maintenir au point de rendez-vous indéfiniment s'il le fallait, et, en constatant qu'il n'arrive pas à destination comme prévu, on penserait simplement que l'un des pirates opérant dans la région l'a attaqué. Si on nous ordonne de lancer l'assaut, il pourra le relâcher ensuite avec des excuses et sans doute une forte compensation financière de la part du gouvernement. — Et si on ne nous ordonne jamais d'attaquer ? » demanda doucement Singleterry. Dumais grimaça de nouveau. Il savait bien quelle était sa véritable question, car leurs ordres étaient des plus clairs sur ce point : si l'attaque n'était jamais lancée, alors la seconde flotte ne s'était jamais trouvée là. Qu'était donc censée faire la FRH d'un vaisseau marchand plein de gens qui savaient que la seconde flotte était bel et bien là, voilà une idée à laquelle il n'avait pas très envie de réfléchir. Mais, même ainsi, il savait qu'il vaudrait bien mieux qu'il s'agisse d'un transporteur que d'un bâtiment de guerre. « Nous réglerons ce problème quand il se présentera, dit-il à l'officier tactique au bout d'un moment. Pour l'instant, concentrons-nous sur la difficulté présente. S'il s'avère que c'est un cargo, nous mettrons assez des nôtres à bord pour nous assurer que tout reste sous contrôle et nous le laisserons ici le temps d'aller avec le Hécate au point de rendez-vous et de faire notre rapport à l'amiral. S'il veut que nous le ramenions jusqu'à lui, nous reviendrons le chercher. S'il décide de modifier le point de rendez-vous, nous reviendrons, reprendrons nos gars et présenterons des excuses polies avant de décamper. » Il haussa les épaules. « Ce n'est pas parfait, mais c'est l'option la plus flexible à notre disposition, et l'amiral attend de nous que nous fassions preuve d'initiative. — Ça me paraît pouvoir marcher, commandant, répondit Singleterry, pensive. — J'espère, dit gaiement Dumais. Parce que, si ça ne marche pas, nous allons passer un sale quart d'heure à essayer d'expliquer à l'amiral pourquoi nous n'avons pas su gérer un cargo isolé ! » CHAPITRE QUARANTE-SIX Honor recula et laissa le capitaine de frégate Denby se relever. Le commandant de la troisième escadre de BAL du Loup-Garou était un peu plus lent qu'il ne l'aurait été dans d'autres conditions, et il secoua la tête comme un homme à l'écoute de cloches que personne d'autre n'entend. Il se remit en garde, mais Honor secoua la tête et ôta son protège-dents. « Désolée, capitaine, dit-elle, contrite. Vous allez bien ? » Denby retira lui aussi son protège-dents puis fit prudemment rouler son épaule droite. Il lui adressa un demi-sourire. « Je crois que ça va, milady, répondit-il. Je vous le dirai pour de bon quand ce satané volatile aura fini de me chanter à l'oreille ! » Honor gloussa. Le capitaine et elle avaient tous deux revêtu des gis traditionnels. La ceinture de Denby portait seulement cinq marques de dan, mais il était vraiment très doué... et, comme bon nombre d'officiers adeptes du coup de vitesse –peut-être un peu surreprésentés parmi les équipages des BAL du Loup-Garou –, il était toujours disponible pour un combat d'entraînement avec le commandant de la base. Hélas, il avait oublié le bras artificiel d'Honor. La prise qu'il venait de tenter dépendait de la réaction de l'adversaire à un effet de levier appliqué au niveau du coude. Elle ne s'était pas vraiment déroulée comme il s'y attendait par réflexe dans le cas présent. Le contre d'Honor l'avait surpris en mauvaise position et pris au dépourvu. Il avait heurté violemment le matelas. D'ailleurs, il l'avait heurté plus violemment qu'Honor ne l'aurait voulu, car elle ne pensait pas qu'il laisserait sa garde si ouverte à cause du refus de son bras gauche artificiel de plier comme il s'y attendait. « Eh bien, dit-elle, nous ne sommes pas pressés, finissez de l'écouter. Prenez votre temps. — Merci, milady, mais je crois qu'il arrive au terme de sa sélection. » Denby lui adressa un nouveau sourire, replaça son protège-dents, et elle lui rendit son sourire avant de faire de même. Ils regagnèrent le centre du matelas et se remirent en garde. Honor l'observait avec prudence. Ils s'étaient affrontés assez souvent depuis le début de ce déploiement pour qu'elle cerne bien sa personnalité. Même sans sa capacité à percevoir ses émotions, elle aurait deviné que sa récente mésaventure lui avait donné envie de la faire chuter sur son postérieur si gradé. D'un autre côté, l'envie et le succès n'allaient pas forcément de pair et... « Excusez-moi, milady. » La voix d'Andrew LaFollet interrompit ses réflexions, et elle se détourna de Denby pour faire face à son homme d'armes. « Je suis désolé de vous interrompre, milady », dit LaFollet depuis l'endroit d'où il surveillait ses arrières, même ici, dans le gymnase du Loup-Garou, et elle ôta de nouveau son protège-dents. « Qu'y a-t-il, Andrew ? — Je ne sais pas. Le lieutenant Meares vient d'appeler. Il dit qu'on a besoin de vous sur le pont d'état-major. — Sur le pont d'état-major ? répéta Honor. Il n'a pas précisé pourquoi? — Non, milady. Je peux le rappeler pour lui poser la question, si vous voulez, dit-il en levant son bracelet de com vers sa bouche. — Allez-y. Et demandez-lui si c'est urgent. » Elle désigna son gi d'une main gantée. « À moins d'un tremblement de terre, j'aimerais au moins prendre une douche et me changer avant de me présenter au rapport. — Oui, milady », répondit LaFollet avec un petit sourire. Il parla dans son bracelet de com puis releva les yeux, l'air un peu absent, pour écouter la réponse de l'officier d'ordonnance sur son oreillette invisible. L'expression de son visage s'altéra brutalement, et Honor releva aussitôt la tête en percevant de la surprise et de l'appréhension dans ses émotions. — Quoi ? demanda-t-elle brusquement. Tim dit que le Fléau des pirates vient de passer les patrouilles du périmètre extérieur, milady », répondit l'homme d'armes, employant le prénom de l'officier d'ordonnance au lieu de son grade, qu'il veillait toujours à prononcer par égard pour la dignité du jeune homme. Il soutint le regard de son seigneur, l'air tendu. « Il dit qu'il est endommagé. Gravement. Honor le fixa le temps de deux inspirations, l'esprit figé. Puis sa réflexion se remit en marche avec un sursaut presque physique. « Endommagé à quel point ? » La question était posée sur un ton professionnel mais, tout en la posant, elle savait que le calme dont elle faisait preuve n'était que mensonge. « Et qu'en est-il du capitaine Bachfisch ? Tim ne sait pas au juste à quel point, milady. Mais, d'après ce qu'il a dit, ça n'a pas l'air bon. » L'homme d'armes inspira. « Et c'est le second qui a répondu à l'interpellation de la patrouille. Il dit que le capitaine Bachfisch a été blessé. » Honor ne restait assise dans son fauteuil, dans la pinasse, que par la force de sa volonté. Nimitz était lové sur ses genoux, et elle sentit sa tension musculaire tandis que la pinasse coupait ses impulseurs et s'en remettait aux faisceaux tracteurs du hangar d'appontement du Fléau. Elle regarda par la baie plastoblindée et serra les dents à la vue des affreux cratères creusés dans la coque du Fléau. « Gravement » pouvait sans doute décrire la façon dont le vaisseau marchand armé était endommagé. Pour sa part, elle trouvait le terme grossièrement inadapté. La pinasse roula sur ses gyros internes, s'alignant de sorte que les faisceaux tracteurs puissent la déposer avec douceur entre les butoirs d'arrimage. Au moins, la galerie du hangar était toujours étanche, songea-t-elle, sinistre, en regardant le boyau d'accès se dérouler vers le sas de la pinasse. Colère austère et appréhension se déchaînaient en elle, mais elle baissa les yeux quand une petite main lui tapota le genou. « Ils ont dit qu'il s'en remettrait », fit Nimitz en langue des signes. « Non, répondit-elle. Ils m'ont dit que lui disait qu'il s'en remettrait. C'est différent. » « Il ne mentirait pas. Pas à toi. Pas là-dessus » « Boule de poils, soupira Honor, j'ai parfois l'impression que les chats sylvestres ont encore beaucoup à apprendre sur les humains. Il ne rime peut-être à rien pour des empathes ou des télépathes d'essayer de se mentir, mais nous, les bipèdes, nous pensons toujours pouvoir le faire impunément. Et quand nous ne voulons pas que quelqu'un s'inquiète... » « Je sais. Mais je persiste à dire qu'il ne te mentirait pas. Et puis, fit-il avec une lueur d'amusement au milieu de son inquiétude, il sait ce que tu lui ferais une fois rétabli s'il te mentait » Honor baissa les yeux vers Nimitz puis, à sa propre stupeur, elle émit un petit rire. « Tu n'as peut-être pas tort, admit-elle. D'un autre côté, dit-elle, plus grave, que son second ait répondu à sa place n'augure rien de bon. » « Tu sauras bientôt. Témoin au vert. «  Honor se tourna vers le témoin situé au-dessus du sas : Nimitz avait raison. Elle le prit dans ses bras et se leva tandis que le mécanicien navigant appuyait sur le bouton d'ouverture. D'autres quittèrent leur siège dans son dos, et elle regarda pardessus son épaule. LaFollet et Spencer Hawke occupaient la rangée juste derrière elle, mais il y avait assez de passagers en tout pour que le vaste compartiment paraisse presque bondé. Mercedes Brigham, Georges Reynolds, Andréa Jaruwalski et Timothée Meares étaient là, de même que le médecin en chef de première classe Fritz Montoya et vingt membres de l'équipe médicale. Une seconde pinasse, hébergeant celle-ci deux pelotons de fusiliers du Loup-Garou, se posa dans les butoirs d'arrimage à côté de celle d'Honor, et son visage se tendit une fois de plus. Puis elle s'avança tandis que la première porte du sas s'ouvrait. Ce n'était pas la première fois qu'Honor voyait Thomas Bachfisch blessé. Mais cette fois c'était pire. Bien pire. Elle sentait la douleur irradier de lui pendant qu'elle se tenait à côté de son lit dans l'infirmerie spartiate du Fléau des pirates, et elle devait faire appel à toute sa volonté pour ne pas laisser son visage trahir sa peine. « Milady, fit Jinchu Gruber, vous voulez bien le convaincre de laisser le docteur Montoya l'emmener ? Le second du Fléau se tenait de l'autre côté du lit de Bachfisch. Gruber n'était pas lui-même en parfait état, nota Honor. Il avait le bras gauche en écharpe, il boitait bas et sa joue gauche était amochée. « Arrêtez de vous tracasser, Jinchu. » La douleur rendait la voix du commandant rauque, mais il parvint à produire un sourire pincé. Un autre genre de douleur transparaissait dans ce sourire, et Honor grimaça intérieurement en goûtant ses émotions. « Je suis mieux loti que pas mal de gens. — Oui, en effet, pacha. » La voix de Gruber était dure et se teintait d'exaspération. « Maintenant, cessez de culpabiliser pour ça, bon sang ! — C'est ma faute, répondit Bachfisch en secouant obstinément la tête sur son oreiller. — Je ne vous ai pas vu menacer quiconque d'un pulseur pour nous faire signer, répliqua le second. — Non, mais... — Excusez-moi, milady, intervint Fritz Montoya, mais j'aimerais bien que vous discutiez de ça plus tard, tous les trois. » Honor se tourna vers le médecin, le sourcil interrogateur, et Montoya haussa les épaules. « J'ai déjà renvoyé les six cas les plus critiques vers le Loup-Garou. Ou peut-être devrais-je dire les six autres cas les plus critiques. J'aimerais vraiment y faire partir le capitaine Bachfisch dans la semaine. — Je ne quitte pas le Fléau, répondit Bachfisch, obstiné. — Oh que si, capitaine, fit le médecin blond avec un calme implacable qu'Honor ne connaissait que trop bien d'expérience. Nous pouvons en discuter un moment d'abord, si vous y tenez vraiment. Mais vous partez. » Bachfisch ouvrit la bouche mais, avant qu'il ait pu parler, Honor posa délicatement la main sur son épaule. « Ne protestez pas, dit-elle en évitant résolument de regarder là où ses jambes auraient dû soulever les draps. Vous allez perdre. De toute façon, vous perdriez même si Fritz était le seul à se préparer à en discuter avec vous. Or ce n'est pas le cas. » Bachfisch la regarda un moment puis eut un sourire forcé. « Vous avez toujours été têtue, murmura-t-il. D'accord, j'irai. Mais puisque vous êtes là... » Il regarda derrière elle ses officiers d'état-major, et elle hocha la tête. « J'ai compris au message du capitaine Gruber que vous alliez insister pour un débriefing à votre chevet, dit-elle sereinement. Maintenant, si j'étais encline à faire des remarques désobligeantes, je pourrais parler de l'entêtement que cette insistance implique. Mais puisque je suis beaucoup trop ouverte d'esprit pour faire cela, pourquoi ne pas commencer ? » Le petit rire de Bachfisch était tendu par la douleur, mais il était aussi sincère, et elle sentit la reconnaissance que lui valait son attitude. « Le capitaine Gruber nous a déjà parlé de votre décision de suivre le vaisseau havrien – le Hécate, c'est cela ? » Honor jeta un coup d'œil au second, qui acquiesça, puis elle baissa de nouveau les yeux vers son ancien commandant. « Il nous a dit que vous aviez décidé de le faire, mais il a été incapable de nous expliquer à quoi vous jouiez, nom de nom ! » Bachfisch haussa les sourcils, et Honor perçut la surprise de tous ses officiers à l'entendre jurer, même en des termes si bénins, toutefois elle ne quitta jamais le commandant des yeux. Elle voulait bien se montrer calme et posée concernant son état de santé, mais elle ne comptait pas le laisser entretenir la moindre illusion quant à ce qu'elle pensait de la folie qu'il avait commise en impliquant son vaisseau et lui-même dans ce genre d'opération. « Je jouais à essayer de comprendre ce qu'une flotte havrienne pouvait bien faire dans votre arrière-cour, jeune femme. Et je me permettrai de souligner que je suis assez grand pour prendre des décisions tout seul depuis un certain temps. Tenez, la semaine dernière, j'ai même choisi la chemise que j'allais porter sans qu'on m'aide. » Leurs regards s'affrontèrent, puis elle sourit malgré elle. — J'ai compris, dit-elle. D'un autre côté, j'apprécierais que vous ne fassiez pas tant d'efforts pour vous faire tuer, la prochaine fois. Vous pensez que nous pourrions nous entendre là-dessus ? — Je suis prêt à examiner cette proposition. — Merci. Et maintenant revenons-en aux choses sérieuses. Vous avez suivi le Hécate jusqu'à ce qu'il quitte l'onde gravitationnelle. — Oui. » Bachfisch s'appuya sur son oreiller. « Nous sommes tombés sur un passage difficile. La densité de particules s'est envolée, et j'ai dû me rapprocher pour pouvoir le garder sur mes capteurs. D'après ce que disent ses survivants, c'est sans doute ce qui a attiré son attention sur nous. En tout cas, il nous attendait quand nous sommes repassés sous impulseurs. — Et il vous a ordonné de mettre en panne pour vous laisser aborder ? — Oui. » Bachfisch grimaça. « Ça ne m'aurait pas enchanté même dans les meilleures conditions, mais au milieu de nulle part, face à un vaisseau de guerre havrien, je n'avais vraiment pas envie qu'une équipe d'abordage armée découvre que le "marchand" qui le suivait était armé jusqu'aux dents. Et puis il n'aurait pas servi à grand-chose de l'avoir suivi si nous nous étions laissé prendre et incarcérer. — À supposer qu'ils se seraient contentés de vous incarcérer, capitaine, intervint tranquillement le capitaine Reynolds. — Cette idée m'a effleuré, capitaine. » Bachfisch fit une nouvelle grimace. « Je sais que le gouvernement a changé, en République de Havre, mais j'ai tendance à prendre la nouvelle avec des pincettes quand il s'agit de la sécurité de mes gars. Et puis, s'ils sont là secrètement, il pourrait être... gênant pour eux que des témoins de leur présence réapparaissent un jour. — Je comprends vos préoccupations, capitaine, dit Honor. Et, à votre place, j'aurais ressenti exactement la même chose. Mais je soupçonne fort que Georges et vous ne rendiez pas justice à celui que Thomas Theisman a envoyé ici. Theisman n'est pas du genre à tolérer des atrocités ni à envoyer sur un détachement indépendant un commandant qui les tolérerait. Et je parle d'expérience. — Vous avez peut-être raison, fit Bachfisch. Mais, de toute façon, je ne voulais pas d'une équipe d'abordage havrienne à bord du Fléau. Si le Hécate avait été un pirate, l'affaire aurait été simple. Je l'aurais laissé s'approcher pour larguer sa pinasse, puis j'aurais sorti les grasers et je l'aurais envoyé en enfer. » Il haussa les épaules. « Nous l'avons fait assez souvent. » Mais il ne s'agissait pas d'un pirate, et je ne voulais pas tuer si je pouvais l'éviter. J'ai peut-être été trop délicat. Ou trop bête. En tout cas, j'ai refusé l'abordage. — C'est là qu'ils ont ouvert le feu ? demanda doucement Honor comme il marquait une pause. — Oui et non », répondit Bachfisch. Il soupira. « Ils ont ouvert le feu, certes. Le problème, c'est que je ne suis toujours pas persuadé qu'il ne s'agissait pas simplement d'un tir d'avertissement destiné à nous encourager à coopérer. Nous étions si près à ce moment-là que son commandant a peut-être choisi d'utiliser une arme à énergie au lieu d'un missile, et le tir a bel et bien manqué. Mais pas de beaucoup, et je ne voulais pas prendre de risque –pas avec un véritable bâtiment de guerre déjà à portée d'armes à énergie. Et puis, reconnut-il, j'étais terriblement nerveux. » Il secoua la tête. « Bref, j'ai bondi. Je n'ai peut-être pas pressé la détente, mais j'ai cessé de lui demander de s'écarter pour lui ordonner carrément de le faire. Et j'ai aussi fait larguer le revêtement de nos sabords d'armement. — C'est là qu'ils ont réellement ouvert le bal, intervint durement Gruber. — Oui. Oui, en effet », confirma Bachfisch. Honor le regarda en hochant lentement la tête tandis que son imagination toujours très fertile lui montrait ce qui avait dû se produire quand le Fléau des pirates avait pointé ses propres grasers vers l'adversaire. Le capitaine du contre-torpilleur n'avait aucun moyen de deviner qu'il accostait en réalité un bâtiment plus lourdement armé que le sien. Il avait procédé à son tir de semonce – car, comme Bachfisch venait de le dire, c'était sans doute ce qu'il avait fait –, persuadé d'avoir affaire à un transporteur classique, désarmé. Sa stupeur quand il avait compris ce à quoi il faisait réellement face, si on y ajoutait la façon dont Bachfisch l'avait suivi, avait dû être... profonde. « L'affrontement tout entier a duré à peu près vingt-sept secondes, reprit Bachfisch. À ce que j'ai compris, le Hécate ne s'était même pas complètement préparé à l'action. Son équipage n'était pas en combinaison souple et seuls quatre de ses affûts laser de flanc étaient opérationnels. Dès qu'ils ont vu nos armes, ils ont ouvert le feu avec ces quatre affûts et ils ont réduit en miettes deux de nos soutes principales, trois affûts graser de flanc et l'usine environnementale de soutien. Ils ont aussi tué onze de mes gars et blessé dix-huit autres. « Dix-neuf », rectifia Gruber, sinistre. Honor lui jeta un regard, et il désigna Bachfisch du doigt. « Dix-neuf », concéda celui-ci. Honor se retourna vers lui, et il haussa imperceptiblement les épaules. « Par rapport à d'autres de mon équipage, je m'en suis bien tiré. — Nous n'allons pas entamer cette conversation-là, capitaine, dit fermement Honor. Vous et moi avons déjà vécu cela, et je ne vous aiderai pas à vous battre la coulpe. Même si cela semble nous arriver plus souvent que la moyenne, à tous les deux, ici, en Silésie ajouta-t-elle avec un sourire ironique. Bachfisch cilla puis éclata de rire, et elle sourit avec plus de naturel en sentant le nœud froid et sombre de sa culpabilité se relâcher... pour le moment, du moins. « En tout cas, reprit-il plus vivement, ils nous ont fait un mal de chien. Mais un contre-torpilleur n'est pas beaucoup plus blindé qu'un marchand, et ils étaient vulnérables. Je ne pensais pas qu'ils l'étaient à ce point, mais c'était comme de faire tomber des poussins dans une mare, Honor. Nous avons tiré une seule bordée et... » Il s'interrompit en secouant la tête, et Honor décela un sentiment de culpabilité bref, intense, mais complètement différent. Cette fois, elle ne chercha pas à le soulager. Personne n'aurait pu, de toute façon. « Nous avons ramassé les survivants ensuite, dit-il avec difficulté. Il n'y en avait que quarante-trois, et nous en avons perdu deux suite à leurs blessures malgré tous nos efforts. Et puis nous sommes venus ici. — Les quarante et un rescapés sont sous notre garde, amiral », fit Gruber. Honor leva les yeux vers lui, et le second haussa les épaules. « Le commandant m'a dit de gagner le Marais le plus vite possible afin de vous faire notre rapport, mais il m'est apparu en chemin, avec tout ce que vous avez déjà sur les bras, que vous n'aviez pas vraiment besoin d'être officiellement impliquée dans une attaque contre un vaisseau de guerre havrien. — Je ne qualifierais pas ce que le capitaine et vous avez décrit d'attaque contre un vaisseau de guerre, fit remarquer Honor. — Non, milady, répondit Gruber. Mais vous n'êtes pas le gouvernement à qui ce bâtiment appartenait. En tout cas, nous sommes prêts à présenter la preuve que constitue notre journal de détection devant n'importe quel tribunal d'amirauté et à respecter un jugement impartial de nos actes. Pour l'instant, cependant, un tribunal quel qu'il soit examinerait les actes d'un vaisseau battant pavillon silésien et détenant un mandat de croiseur marchand auxiliaire de la Flotte confédérée. En tant que tel, nous pourrions arguer que nous avions un intérêt légitime de sécurité locale à enquêter sur les intentions du Hécate. Si nous remettons les rescapés aux autorités manticoriennes, toutefois, nous mêlons officiellement le Royaume stellaire à cette affaire. D'après ce que nous avons entendu sur les relations actuelles entre Manticore et la République, je n'étais pas persuadé qu'il s'agisse d'une bonne idée. — Alors il les a confinés dans les quartiers sécurisés que j'avais fait installer pour y coller des pirates, poursuivit Bachfisch en adressant un sourire approbateur à son second. Ils ignorent où nous sommes en ce moment. D'ailleurs, ils ne savent même pas que nous nous sommes arrêtés. Donc, si vous préférez, nous pouvons faire route jusqu'à une base spatiale silésienne et les remettre là-bas aux autorités compétentes. — Je suis impressionnée, capitaine Gruber, dit Honor. Et j'apprécie votre prévenance. » Elle s'abstint de l'ajouter, mais elle se doutait qu'il s'était montré prévenant parce qu'il savait ce que voudrait son commandant plutôt que par un souci personnel des relations entre Manticore et Havre. « Néanmoins, dit-elle, pensive, je crois que le mieux serait sans doute de nous les remettre. Nous sommes la base spatiale la plus proche du lieu de l'action. Il est logique pour un vaisseau aussi endommagé que le Fléau de se diriger vers les autorités les plus proches, surtout dans la mesure où vous abritez des blessés des deux équipages qui requièrent une attention médicale. — Mais si nous vous les remettons, fit remarquer Bachfisch, alors vous devrez reconnaître officiellement leur présence, et vous avez suffisamment de grenades avec lesquelles jongler en ce moment sans en rajouter une. — Oui, je dois procéder à une "reconnaissance officielle". D'un autre côté, la façon dont je le fais ne dépend que de moi. Je crois que je garderai simplement ces gens ici jusqu'à ce que mes équipes médicales soient d'accord pour leur laisser quitter l'hôpital, puis je les renverrai chez eux, en passant par le Royaume stellaire, à bord d'un de nos vaisseaux de ravitaillement réguliers. » Elle eut un mince sourire. « À vue de nez, je dirais qu'il faudra au moins quelques mois pour les amener jusqu'à Manticore. D'ici là, espérons-le, la situation se sera résolue. — Et sinon ? demanda Bachfisch. — Et sinon, répondit Honor, plus sombre, alors elle sera sans doute si grave que rajouter une goutte d'eau ne changera rien. » « D'après Fritz, le capitaine Bachfisch se rétablira complètement, annonça Honor à son état-major et ses principaux officiers généraux deux heures plus tard, dans la salle de briefing du Loup-Garou. Contrairement à certains d'entre nous, ajouta-t-elle avec ironie, le capitaine réagit très bien à la thérapie par régénération. Il faudra un moment pour que ses jambes repoussent, mais il devrait se remettre. Et, vu les circonstances, je crois que lui-même et son personnel blessé sont tout à fait en droit d'attendre que la Flotte règle l'addition de leurs frais médicaux. — Je ne saurais dire mieux », fit Alistair McKeon. L'air sombre, il secoua la tête. La poignée de survivants du Hécate étaient encore en état de semi-choc, mais ils s'étaient montrés remarquablement et uniformément réticents à expliquer ce que leur bâtiment faisait au juste. C'était sans doute plus ou moins inévitable, étant donné le passif entre la FRM et la flotte havrienne, mais cela dépassait le cadre d'une antipathie historique. Ces gens maintenaient clairement la sécurité opérationnelle et, comme tout le monde dans la salle de briefing, McKeon ne voyait qu'une seule nation contre laquelle une opération havrienne en Silésie puisse être dirigée. « Nous avons à coup sûr une immense dette envers le Fléau des pirates et son équipage pour nous avoir alertés de la présence de Havriens, ajouta Mercedes Brigham. — En effet. » Honor hocha la tête. « C'est pourquoi j'ai demandé au chantier de la Flotte ici, à Sidemore, de réparer toutes ses avaries gratuitement. Si cela pose un problème à quelqu'un à l'Amirauté, qu'il vienne me le dire. » Sa voix et l'expression de son visage suggéraient que quiconque critiquerait sa décision n'apprécierait probablement pas sa réponse. « En attendant, toutefois, reprit-elle vivement, la question est : comment réagissons-nous à cette information ? — Je suis tout à fait d'accord, fit Alfredo Yu. Le problème, c'est que nous ne sommes toujours pas bien sûrs de la teneur de l'information. — Les équipes du capitaine Bachfisch ont tiré quelques renseignements supplémentaires de la base de données du Hécate, fit remarquer le capitaine Reynolds. — Mais pas beaucoup », objecta Alice Truman. Reynolds la regarda, et elle haussa les épaules. « Nous savons qu'il était affecté à leur "seconde flotte". Mais rien dans nos dossiers des renseignements ne mentionne l'existence de cette flotte. Nous n'avons aucune idée de sa puissance, de qui la commande ni de sa mission précise dans la région. — Sauf votre respect, dame Alice, répondit Reynolds, nous en savons au moins un peu. D'abord, un fragment de rapport fait allusion à l'appartenance du Hécate au troisième groupe d'intervention de cette seconde flotte. Si elle est organisée en au moins trois groupes d'intervention, ce doit être une force respectable. Et puisque les survivants du Hécate se montrent si peu coopératifs avec nous, je pense que nous devons partir du principe que la raison pour laquelle elle a été envoyée ici a quelque chose à voir avec nous. Or je crains fort de ne pouvoir envisager qu'un seul scénario impliquant l'envoi d'une large flotte havrienne vers un système inhabité aussi proche du Marais dans le secret total. — Vous suggérez qu'ils comptent nous attaquer, résuma Anson Hewitt. — Je suggère qu'ils pourraient avoir l'intention de nous attaquer, monsieur », rectifia Reynolds. Puis il soupira. « Non, reconnut-il. Je tergiverse. » Il fit carrément face à Hewitt. « En vérité, monsieur, je n'arrive pas à croire qu'ils enverraient une force imposante par ici dans ces conditions s'ils n'avaient pas l'intention de nous attaquer. » Le silence plana dans la salle de conférence, sombre et amer, tandis que les conséquences de l'analyse de l'officier de renseignement faisaient leur chemin dans l'esprit d'officiers déjà confrontés aux signes avant-coureurs d'une guerre ouverte avec l'Empire andermien. « Vous avez peut-être bien raison, Georges, dit Honor au bout de quelques secondes. D'un autre côté, il y a un point qui me laisse perplexe. — Un seul ? » McKeon éclata d'un rire dur. « En ce moment, il y en a des dizaines qui me laissent perplexes ! — Un point principal, répondit Honor avant de balayer du regard les autres officiers du compartiment. S'ils voulaient juste nous attaquer, alors, logiquement, ils auraient dû agir dès leur arrivée en Silésie, avant qu'un accident malheureux – comme celui-ci – ne trahisse leur présence. Mais ils ne l'ont pas fait. À la place, nous avons cette seconde flotte cachée dans un système isolé assez proche pour servir de tremplin pendant qu'un ou deux contre-torpilleurs jouent les facteurs entre elle et la mission diplomatique la plus proche. — Vous pensez qu'ils attendent l'ordre de lancer l'assaut? songea Truman à voix haute. — Ou celui de faire demi-tour et de rentrer à la maison en faisant mine de n'être jamais venus, répondit Honor. — Ce n'est pas impossible », dit lentement Yu. De tous les officiers présents, c'était sans doute lui le plus contrarié. « D'un autre côté, poursuivit-il avec une intégrité obstinée, même si je préférerais que mon ancienne patrie ne soit pas le méchant de l'histoire, ils n'auraient sûrement pas envoyé aussi loin une force aussi lourde que celle qu'envisage le capitaine Reynolds s'ils n'avaient pas sérieusement l'intention de s'en servir. Ils attendent peut-être l'ordre de lancer l'attaque, et ils espèrent sans doute bel et bien recevoir à la place un ordre de rappel. Mais le seul fait qu'ils ont envoyé une force d'assaut dans une région où ils savent que le Royaume stellaire fait déjà face à un possible scénario de guerre amène tout un tas de déductions auxquelles j'aimerais mieux ne pas penser. — Des déductions auxquelles nous aimerions tous ne pas penser, Alfredo, répondit Honor. Néanmoins, je crois que nous devons les envisager. Et quoi qu'il se passe plus prés de chez nous, il nous faut toujours réagir à la situation ici. — Qu'avez-vous en tête, milady ? » s'enquit Jaruwalski en la dévisageant. Honor lui jeta un coup d'œil, et l'officier d'opérations haussa les épaules. « Je vous connais depuis un moment maintenant, milady, et j'ai déjà entendu cette voix. Alors, puisque vous avez déjà pris votre décision, peut-être voudriez-vous partager vos intentions avec nous autres ? » Un grand éclat de rire traversa le compartiment comme le ton ironique de Jaruwalski désamorçait la tension, et Honor lui sourit. Certains officiers généraux auraient sanctionné un officier d'opérations qui les aurait raillés ainsi devant l'état-major, mais personne n'en prit ombrage dans cet état-major. « Effectivement, j'ai pris ma décision. Alice, dit-elle en se tournant vers Truman. Je vais retirer le Loup-Garou de votre groupe d'intervention et le maintenir ici. Je vous donne en échange le Gloire, de l'escadre du Protecteur. Il est un peu plus gros, mais sa signature est assez proche pour qu'il y ait peu de chances que ceux qui la verront réalisent qu'il vient de Grayson et non de Manticore. Ensuite, je veux que vous emmeniez votre groupe au complet effectuer un balayage à l'aide des BAL dans le système vers lequel le Hécate se dirigeait. Et surtout ne soyez pas discrète. » Il y eut un moment de silence, puis Truman s'éclaircit la gorge. « Puis-je demander pourquoi vous ne voulez pas que je sois discrète, milady ? s'enquit-elle calmement et sur un ton un peu plus officiel que d'ordinaire. — D'abord parce que je ne veux pas de nouveaux accidents. Si nous avons l'air d'introduire des BAL en mode furtif au milieu de leur flotte, les risques sont élevés qu'ils prennent la manœuvre pour une véritable attaque. Nous n'avons pas besoin de ça alors que la situation est déjà tendue avec les Andermiens. » Plusieurs officiers acquiescèrent, et elle poursuivit : « Ensuite parce que je veux qu'ils sachent que nous sommes au courant de leur présence. — Et s'ils ont l'ordre d'attaquer au cas où ils seraient découverts, milady ? demanda Yu. — J'en doute fort. Je peux me tromper, bien sûr, mais nous ne pouvons pas nous permettre de rester paralysés à force d'essayer de deviner ce qu'ils ont ou non l'intention de faire. J'ai le sentiment que cette opération a été conçue pour être la plus secrète possible. Dans ces conditions, je juge plus probable qu'ils aient l'ordre de se retirer si leur présence est remarquée. Ne serait-ce que parce qu'ils seraient probablement mécontents de la façon dont les Andermiens pourraient réagir à l'envoi d'une flotte importante si près de leurs frontières. En tout cas, je pense que ça vaut la peine de tenter le coup. Nous allons leur rendre visite, leur faire savoir que nous avons compris qu'ils étaient là et voir comment ils réagissent. » Elle se retourna vers Truman. « Donc, comme je le disais, Alice, je ne veux pas que vous soyez discrète. Toutefois je souhaite que vous insistiez sur la prudence nécessaire en briefant vos COMBAL. Je ne veux pas que quelqu'un harcèle les Havriens au point de les pousser à recourir au feu défensif. C'est clair ? — C'est clair », répondit Truman, et Honor fut heureuse de sentir son intense satisfaction à se voir confier cette mission. Certains commandants de groupes d'intervention se seraient demandé si le commandant de la base ne les envoyait pas jouer les boucs émissaires obligeants dans la ligne de feu au cas où quelque chose tournerait mal. D'autres commandants de base auraient été incapables de déléguer cette autorité, ce qui aurait pu évoquer un manque de confiance dans les capacités de leurs subordonnés. Inutile qu'Alice sache combien il lui était difficile de déléguer dans le cas présent, songea-t-elle. Non qu'elle eût le moindre doute quant à sa compétence, mais parce que la responsabilité de ce qu'elle venait d'ordonner lui revenait à elle. Hélas, avec tout ce qui se passait déjà, elle avait besoin de rester là, au cas où tout s'écroulerait pendant qu'Alice était partie. À ce propos... « En attendant, Alfredo, reprit-elle en se tournant vers Yu, nous allons maintenir vos autres unités ici avec celles d'Alistair pour couvrir le système pendant l'absence d'Alice. Il est possible que personne à La Nouvelle-Paris n'ait su que Benjamin vous avait envoyé auprès de moi quand ils ont détaché la seconde flotte. Je préférerais que cela se maintienne, au cas où la situation nous échapperait. — Compris, fit Yu. — Dans ce cas, mettons-nous au travail. » « Le Hécate a deux jours de retard, monsieur, fit doucement remarquer le capitaine DeLaney. — Je sais, Molly. Je sais. » Lester Tourville fronça les sourcils en envisageant ce que supposait ce rappel de DeLaney. Un tas de raisons pouvaient expliquer le retard du Hécate. Hélas, il n'en voyait pas une qui lui plût. Et, quoi qu'il en soit, ses ordres étaient clairs. Il paraissait très peu probable que quelque chose ait pu trahir la présence de la seconde flotte, mais « très peu probable » n'est pas impossible. Il n'était pas non plus impossible, même si c'était peu probable, que le retard du Hécate résulte d'autre chose que des aléas habituels de la navigation. « Très bien, Molly, soupira-t-il. Transmettez les instructions de mouvement. Je veux que nous partions dans l'heure pour l'autre point de rendez-vous. » CHAPITRE QUARANTE-SEPT — Rien, madame. — Rien du tout, Craig ? s'enquit dame Alice Truman. — Non, madame. » Le capitaine de vaisseau Goodrick secoua la tête. « Nous avons balayé le système de fond en comble. J'imagine qu'il est vaguement possible qu'il y ait un ou deux détachements furtifs planqués quelque part. Après tout, un système stellaire est une sacrée botte de foin. Mais il est impossible qu'une flotte digne de ce nom se trouve en deçà de l'hyperlimite. — Merde », fit doucement Truman. Le chef d'état-major et elle se tenaient sur le pont d'état-major du HMS Coccatrix, à contempler la représentation astrographique d'un système tout à fait désert. Truman savait combien Honor aurait voulu confirmer ou infirmer la présence d'une flotte havrienne. Et combien elle aurait voulu que l'amiral havrien se sache repéré. Hélas, un système stellaire désert n'accomplissait aucun de ces objectifs. Qu'il n'y ait personne aujourd'hui ne révélait rien quant à qui se trouvait là quand le Hécate et le Fléau des pirates s'étaient livré leur brève bataille sanglante. D'ailleurs, il était fort possible que ceux qui attendaient le contre-torpilleur porteur de leur courrier aient choisi de changer d'adresse en ne le voyant pas venir. Et puisqu'il n'y avait personne ici pour remarquer l'arrivée de Truman, elle ne pouvait pas faire passer le message d'Honor. « Très bien, Craig, dit-elle enfin. Nous avons balayé le système sans trouver personne. Tout ce que nous pouvons faire maintenant, c'est retourner à Sidemore au plus vite. L'amiral Harrington a besoin de savoir ce que nous avons trouvé — ou pas trouvé, si vous préférez — et que, s'il y a eu une flotte ici, elle n'y est plus aujourd'hui. Ce qui sous-entend qu'elle se trouve ailleurs. J'aimerais mieux ne pas découvrir qu'ailleurs signifie "en train de lancer une attaque contre Sidemore" pendant que nous la cherchons ici ! » Honor relisait le rapport de Truman avec une insatisfaction profonde. Non pas à cause de Truman elle-même ni de ses équipages de BAL, mais du caractère insaisissable de la « seconde flotte » de la République. Georges Reynolds avait achevé sa dissection systématique de tous les fragments que les équipes du capitaine Bachfisch avaient su tirer des ordinateurs mutilés du Hécate. Il paraissait désagréablement évident, d'après ces fragments, que la flotte de Thomas Theisman était experte en matière de sécurité opérationnelle. Personne à bord du Hécate n'avait pu initier de purge informatique — pas alors que le Fléau réduisait le vaisseau en pièces tout autour. Et Reynolds avait confié à Honor qu'il était clair que le lieutenant Ferguson, le « civil » spécialiste en électronique que Gruber avait envoyé sur l'épave du Hécate pour s'occuper de ses ordinateurs, était non seulement militaire de formation mais aussi très familier du matériel et des logiciels havriens pour une raison ou une autre. Malgré les avaries catastrophiques qu'avait subies le contre-torpilleur, Ferguson avait manifestement tiré tout ce qu'il restait dans ses ordinateurs, et il y avait effectivement beaucoup d'informations générales. En revanche, il y avait très peu d'éléments sur l'organisation et la nature de cette « seconde flotte »... et rien du tout concernant son objectif en Silésie. Ce manque d'informations rendait plus frustrant encore l'échec de Truman à trouver les Havriens. Personne à la base de Sidemore ne doutait de l'existence de la seconde flotte, mais, en l'absence d'autres informations, les options pour se préparer à la contrer étaient pour le moins limitées. Honor grommela quelque chose qui fit relever la tête à Nimitz et lui lancer un regard désapprobateur depuis son perchoir mural. Elle sentit qu'il envisageait une remontrance plus explicite, mais il se contenta de soupirer bruyamment. Elle releva les yeux du rapport le temps de lui tirer la langue puis se replongea dans ses réflexions sur une réalité déplaisante. Au moins, il n'y avait pas eu de nouveaux incidents de tir avec les Andermiens pendant qu'elle s'efforçait de déterminer que faire de cette grenade dégoupillée. Enfin, elle ne s'attendait pas à ce que cela dure longtemps. Elle avait espéré que l'arrivée du Herzog von Rabenstrange pourrait amener un relâchement des tensions entre leurs forces, mais cela ne s'était pas produit. Au moins, à la différence de Sternhafen, il ne paraissait pas avoir envie de souffler activement sur les braises, mais il n'avait pas non plus renié le verdict officiel manifestement biaisé — et grossièrement inexact — porté sur l'incident de Zoroastre. Chien-lu Anderman était beaucoup trop intelligent pour avaler la version de Sternhafen. Mieux, il était trop bon officier pour ne pas avoir enquêté par lui-même sur les événements. Donc, s'il s'abstenait de rectifier le discours mensonger de Sternhafen, c'était très mauvais signe. Pire encore, elle n'arrivait pas à croire qu'il se serait conduit ainsi sans directives très précises de la part de l'empereur. Et si ses instructions excluaient de réduire les tensions, alors les chances d'éviter une confrontation plus directe et beaucoup plus dangereuse étaient minces. D'ailleurs, elle redoutait surtout que ce calme relatif précède la tempête, le temps que les Andermiens terminent le déploiement de leurs forces. Quoi qu'il en soit, Honor était prise entre deux menaces. Elle n'aurait pas trop douté de sa capacité à faire face à chacune d'elles isolément, assez longtemps pour attendre des renforts de Manticore, avec le soutien d'Alfredo et de l'escadre du Protecteur. Mais, même avec cet appui bienvenu, elle n'avait pas les ressources nécessaires pour protéger sa zone de responsabilité de deux menaces distinctes. Et, pour l'instant, le gouvernement Haute-Crête avait refusé de lui fournir des renforts supplémentaires. Mais ce n'était pas le pire, et de loin. Elle poussa un profond soupir, le visage marqué par des inquiétudes qu'elle veillait à ne jamais montrer à personne, et fit face à la conclusion la plus déplaisante de toutes. Si la République de Havre était prête à lancer une attaque jusqu'ici, alors elle devait se préparer à faire de même simultanément beaucoup plus près de Manticore. Commettre un acte de guerre isolé à l'échelle que représentait la base de Sidemore, dans une région si éloignée de la ligne de front entre elle et l'Alliance manticorienne, serait une folie. Cela n'était forcément qu'un des aspects d'un plan de campagne beaucoup plus vaste... et les vaisseaux qui y étaient alloués, si nombreux fussent-ils, devaient représenter une force que Thomas Theisman avait le sentiment de pouvoir détourner du théâtre des opérations véritablement crucial. C'était ce qui l'inquiétait le plus. Elle connaissait personnellement Thomas Theisman, ce dont deux autres amiraux manticoriens seulement pouvaient se targuer. Ces deux officiers généraux étaient ici avec elle, et ils avaient tous les trois le plus grand respect pour lui. Mieux, elle savait que Hamish Alexander, qui l'avait combattu lui aussi, et Alfredo Yu, qui avait été son mentor, partageaient ce sentiment. Donc, si Thomas Theisman pensait disposer d'une puissance militaire suffisante pour lancer une guerre sur deux fronts séparés, il paraissait cruellement évident à Honor que la DGSN avait sous-estimé la nouvelle Flotte républicaine de façon tragique. Theisman avait peut-être mal évalué les forces en présence, mais elle avait beaucoup de mal à croire que ses calculs puissent être faux à ce point... surtout que les effectifs de la FR/VI, contrairement à ceux de la République, étaient connus de tous depuis les débats amers autour du budget. À la différence de Jurgensen, Chakrabarti et Janacek, il savait exactement ce que possédait l'adversaire. Mais elle ne pouvait rien y faire depuis Sidemore. Elle avait opéré tous les ajustements défensifs imaginables dans sa zone de commandement en l'absence de nouvelles instructions de l'Amirauté. Elle ne pouvait plus désormais que rapporter les bribes d'informations récupérées à bord du Hécate en espérant que quelqu'un en tirerait les conclusions qui s'imposaient. Et pas seulement que la base de Sidemore avait un besoin urgent de renforts, d'ailleurs. Elle fixa encore une fois le rapport de Truman, retournant intérieurement son dilemme tout en sentant la catastrophe imminente approcher comme un géodyne sur du verglas. Si seulement Alice avait trouvé la seconde flotte ! Au moins, elle aurait eu des preuves à présenter à Janacek et Jurgensen. En l'occurrence, elle ne possédait que des preuves indirectes, et le simple fait que les informations venaient d'elle les rendrait suspectes aux yeux de Janacek. Si Patricia Givens ou Thomas Caparelli avaient encore travaillé à l'Amirauté, elle ne s'en serait pas inquiétée, mais Janacek était assisté de Chakrabarti et Jurgensen, qui ne risquaient ni l'un ni l'autre de résister à ses préjugés, et par conséquent... Elle interrompit la morne litanie des désastres qui se profilaient à l'horizon, et ses yeux s'étrécirent comme une idée lui venait soudain. Une minute, se dit-elle. Une petite minute, Honor. Janacek et ses sbires n'opèrent pas dans un désert politique... et la Flotte royale n'est pas la seule concernée par tout ceci. D'ailleurs, les partenaires par traité de l'Alliance manticorienne ne sont pas les seuls à avoir un intérêt dans l'affaire! Bien sûr, si tu fais ça et que tu as tort... Nimitz releva brusquement la tête, et elle perçut un pic d'émotions de sa part comme il décelait ses turbulences intérieures. Puis il aplatit les oreilles en la sentant prendre une décision, et elle leva les yeux pour croiser son regard. Il la fixa, balançant très lentement l'extrémité de sa queue tout en goûtant la détermination qui s'épanouissait soudain en elle. Puis ses oreilles se dressèrent et ses moustaches frémirent tandis qu'il lui envoyait l'image bien reconnaissable d'un immense sourire. Elle lui adressa un sourire féroce en réponse et hocha la tête. Après tout, ce n'était pas comme si elle n'avait pas d'autre carrière sur laquelle se rabattre si ça ne marchait pas. — Je crains donc, fit Arnold Giancola d'un ton chargé de regrets, que la réponse de la ministre des Affaires étrangères madame Descroix ne soit pas vraiment ce que je qualifierais de coopérative. » Le silence oppressant de l'assistance soulignait le bel euphémisme qu'il venait de se permettre. Le texte de la note manticorienne leur avait été envoyé à tous en format électronique avant la réunion, ce qui leur avait laissé tout le temps de parvenir à la même conclusion. Bien sûr, le texte qu'ils avaient reçu n'était pas exactement celui que Descroix avait transmis. Giancola dissimula un sourire satisfait derrière son air studieux et inquiet. Placer Yves Grosclaude au poste d'ambassadeur sur Manticore avait payé davantage encore qu'il ne l'aurait cru. Ils avaient travaillé ensemble au ministère des Affaires étrangères sous Robert Pierre, avant que Giancola ne soit rappelé au Trésor pour les réformes de Turner. Ils s'étaient liés d'amitié en chemin, et ils se comprenaient; de plus, ils partageaient une méfiance sincère et implacable envers le Royaume stellaire de Manticore. Malgré leur passé commun, Giancola s'était montré très prudent pour sonder Grosclaude, mais leur vieille amitié et leur confiance mutuelle étaient toujours présentes. Par conséquent, nul dans la capitale ne serait conscient de la moindre différence entre la note qu'on avait confiée à Grosclaude sur Manticore et celle que Giancola avait livrée à La Nouvelle-Paris. D'ailleurs, les différences étaient vraiment minimes, songea-t-il. Haute-Crête et Descroix avaient réagi presque exactement comme il s'y attendait. Il n'avait eu qu'à ôter une demi-douzaine de conjonctions mineures pour faire paraître leur réponse encore plus inflexible. Le meilleur de tout, c'était leur réponse à la phrase ambiguë sur un point critique qu'il avait réussi à faire inclure dans la version du communiqué républicain approuvée par Pritchart. « Je ne comprends pas, dit enfin Rachel Hanriot. Je sais qu'ils font durer ces pourparlers à dessein. Mais, si c'est ce qu'ils souhaitent continuer à faire, pourquoi se montrer si agressifs ? — Je suis d'accord pour dire qu'ils sont agressifs, fit Héloïse Pritchart. D'un autre côté, j'imagine qu'il est juste de souligner que notre dernière note était assez rigide elle aussi. Franchement, j'ai perdu mon sang-froid avec eux. » Elle eut un mince sourire, et son regard topaze était sombre. « Je ne dis pas que je n'avais pas mes raisons de le faire, mais la façon dont Arnold et moi nous sommes adressés à eux pourrait bien les avoir contrariés suffisamment pour expliquer en partie ceci. — En toute justice, madame la présidente, répondit Giancola, je doute qu'il y ait eu besoin de notre dernière note pour les contrarier. Dès le début, ils sont partis du principe qu'ils occupaient la position dominante. Ils croyaient que nous n'aurions en fin de compte pas d'autre choix que d'accepter les termes qu'ils étaient gracieusement préparés à nous accorder, et cela a modelé toute leur attitude. J'avais certes des doutes quant aux conséquences tactiques immédiates de l'envoi d'une note aussi ferme, mais, sur le plan stratégique, je doute qu'elle ait eu un effet notable sur leur posture. Elle n'a rien fait d'autre, je pense, que de révéler au grand jour leur arrogance et leur intransigeance. — Peut-être. » Thomas Theisman s'exprimait sur un ton dur, et le regard qu'il posa sur le ministre des Affaires étrangères n'était pas chargé d'amitié. « En attendant, toutefois, il y a un détail dans leur courrier qui me paraît particulièrement significatif. — La question sur l'Étoile de Trévor ? fit Pritchart. — Tout à fait. » Theisman hocha la tête. « Ils demandent expressément si, oui ou non, nous incluons l'Étoile de Trévor dans les systèmes occupés sur lesquels nous voulons qu'ils reconnaissent le principe de notre souveraineté. Il me paraît évident que non, mais j'imagine, en relisant notre note, que sa formulation pouvait être mal interprétée. S'ils pensent que nous faisons monter les enchères en exigeant la restitution d'un système qu'ils ont officiellement annexé, je dirais qu'il s'agit d'un développement d'assez mauvais augure. — Dans la situation globale, ce n'est que l'un des quelques éléments qui m'inquiètent, lui dit Pritchart. Et s'ils acceptaient un jour de s'asseoir autour d'une table pour discuter avec nous de bonne foi, nous pourrions éclaircir tous les points confus en un jour ou deux. D'un autre côté, je comprends ce que vous voulez dire. — Mais ce passage présente un autre aspect, aussi », intervint Denis LePic. Le ministre de la Justice désigna la note papier de Descroix, posée devant lui sur la table de conférence. « Ils demandent des éclaircissements, souligna-t-il. Je pense que c'est important. Surtout en lien avec ce passage, à la fin, où ils parlent de la nécessité de "sortir de l'impasse de positions mutuellement antagonistes". — Cette dernière partie n'est que de la poudre aux yeux destinée à leur donner le beau rôle ! » répliqua Tony Nesbitt. Le ministre du Commerce renifla d'un air méprisant. « Ça sonne bien, et ils s'attendent sans doute à ce que cela plaise aux journaux et à leur opinion publique, mais cela ne veut rien dire, en réalité. Sinon, ils auraient au moins proposé de céder un peu de terrain en réponse à notre dernier courrier. — Vous avez peut-être raison, répondit LePic, bien qu'il fût évident à l'entendre qu'il ne pensait rien de tel. D'un autre côté, leur demande d'éclaircissement pourrait être une façon détournée de sous-entendre à la fois qu'ils sont sincèrement préoccupés par cette question et qu'il est possible d'avancer. S'ils voulaient uniquement préparer leur propre opinion publique à la reprise des hostilités, alors ils n'auraient pas posé la question. Ils auraient présumé à dessein que nous avions l'intention de demander la restitution de l'Étoile de Trévor et rejeté notre "attitude présomptueuse" avec indignation. — C'est tout à fait possible, fit Pritchart, songeuse. — Eh bien, tout est possible, concéda Nesbitt. Seulement, à mon avis, certaines choses sont plus probables que d'autres. — Comme nous en sommes tous bien conscients », rétorqua LePic. Nesbitt le fusilla du regard, mais il n'était pas prêt à aller plus loin sous l'œil froid de Pritchart. « Très bien, dit la présidente. Nous pouvons rester assis à ergoter toute la journée sur ce qu'ils voulaient dire au juste, mais je ne pense pas que cela nous avancera beaucoup. Je crois que nous sommes tous d'accord sur le fait que ceci n'est pas vraiment une réponse affable à notre dernière note ? » Elle parcourut du regard la table de conférence et ne vit que des gens en accord. De fait, les ministres qui l'avaient le plus fermement soutenue contre Giancola paraissaient encore plus furieux que les partisans du ministre des Affaires étrangères. Elle se demandait dans quelle mesure il s'agissait d'exaspération face aux Manticoriens ou de frustration à voir les prédictions de Giancola sur l'intransigeance du Royaume se réaliser. Elle s'imposa de marquer une pause de quelques secondes pour se rendre compte du danger que représentait cette colère. Les gens en colère ne réfléchissent pas clairement. Ils sont susceptibles de prendre des décisions hâtives. « D'un autre côté, se força-t-elle à dire, Thomas et Denis ont raison de faire remarquer qu'il y a au moins une ouverture potentielle dans leur question sur l'Étoile de Trévor. Je propose donc que nous leur envoyions une réponse qui leur cède spécifiquement et définitivement la souveraineté sur cet unique système. » Plusieurs soutiens de longue date de Giancola avaient l'air réfractaires à cette idée, mais le ministre des Affaires étrangères lui-même hocha la tête d'un air approbateur. « Et pour ce qui est de la fin? s'enquit LePic. Devons-nous en tenir compte et exprimer nôtre propre désir de sortir de leur fameuse "impasse" ? — Je le déconseillerais assez », fit Giancola, songeur. LePic le regarda d'un air méfiant, et il haussa les épaules. « Je ne dis pas que ce serait une mauvaise idée, Denis ; simplement, je ne suis pas persuadé que c'en soit une bonne. Nous nous sommes donné du mal pour établir notre impatience devant la manière dont ils nous traitent depuis si longtemps. Si nous leur envoyons une note très brève, qui ne répondrait par exemple qu'à un seul point de celle-ci (il tapota sa copie papier du courrier de Descroix) et le ferait en des termes démontrant que nous nous efforçons de traiter leurs préoccupations légitimes – légitimes, Denis –, mais en ignorant ce que Tony vient d'appeler de la poudre aux yeux, alors nous prouverions que nous sommes prêts à être raisonnables mais pas à reculer sur notre insistance à les voir négocier sérieusement. En fait, plus brève sera la note, plus elle aura de chances d'enfoncer ces clous pour nous, surtout après la longueur qu'avaient atteinte nos notes précédentes. » Pritchart le dévisagea en dissimulant sa surprise avec soin. Elle se méfiait certes de ses ambitions, mais elle ne pouvait pas mettre en cause son raisonnement à cet instant. « Je pense qu'il serait peut-être plus sage d'accuser au moins lecture de leurs commentaires, argua LePic. Je ne vois pas quel mal il y aurait à établir un lien explicite entre nos assurances concernant l'Étoile de Trévor et la volonté qu'ils expriment de trouver un moyen d'avancer. — Je comprends votre position, Denis, lui assura Giancola. Vous pourriez même avoir raison. Simplement, je pense que nous avons usé tant de millions de mots à parler à ces gens qu'il serait peut-être temps de recourir à une certaine concision brutale pour faire passer notre message. Surtout quand le message en question est que nous sommes prêts à accéder à l'une de leurs exigences. Au moins, le changement de rythme devrait donner l'impression qu'un peu d'air frais souffle sur les négociations. — Je pense que l'idée d'Arnold a du mérite, Denis », fit Pritchart. LePic la regarda un moment puis haussa les épaules. « Peut-être, concéda le ministre de la Justice. J'imagine que je passe trop de temps à me coltiner des affaires de justice et des codes de lois. On ne veut pas risquer la moindre ambiguïté dans ce domaine, alors on verrouille tout en prenant des précautions en double ou triple exemplaire. — Très bien, dans ce cas, répondit Pritchart. Voyons à quel point nous pouvons être brefs et concis – en restant aimables, bien sûr. » Arnold Giancola s'enfonça dans son fauteuil confortable et contempla le message court et direct sur son afficheur. Il était en effet très concis, et il ressentit à sa vue un pincement inhabituel d'une émotion proche de l'effroi. Il n'avait procédé qu'à une seule correction sur ce texte – il avait effacé deux tout petits mots, cinq lettres en tout – et, pour la première fois, il ressentait une certaine hésitation. Il savait depuis qu'il avait entrepris de pousser la politique étrangère de Pritchart à l'échec que ce moment ou un autre très ressemblant viendrait, de même qu'il avait toujours été conscient de jouer avec le feu. Mais l'instant de vérité était venu. En transmettant sa version de cette note à Grosclaude, il s'engagerait enfin irrémédiablement. Malgré la modicité du changement, il ne s'agissait pas d'une modification mineure, rien qu'on pût justifier par un simple effort de clarté ou d'insistance. Il serait impossible de revenir en arrière, et, si l'on apprenait un jour qu'il avait délibérément modifié le texte de la présidente, sa carrière politique serait terminée pour de bon. Étrange, songea-t-il, qu'il en arrive à ce stade sans avoir jamais violé la loi. Peut-être devrait-il y avoir un texte exigeant expressément qu'un ministre des Affaires étrangères n'apporte pas de modifications supplémentaires à la formulation concertée d'une note diplomatique. Hélas, il n'y en avait pas. Son examen discret mais détaillé de la loi l'en avait assuré. Il avait violé au moins une douzaine de règlements du ministère sur l'archivage de copies conformes, mais un bon avocat pourrait arguer qu'il ne s'agissait que de règlements, dépourvus de l'autorité statutaire du Congrès, et qu'en tant que ministre les règlements de son propre ministère étaient sujets à sa révision. Il lui faudrait un juge compréhensif pour faire tenir cet argument devant un tribunal, mais il savait justement où en trouver un. Non que des questions techniques de légalité feraient une grosse différence à son sort si sa manœuvre échouait. La colère de Pritchart ne connaîtrait pas de limites, et le fait qu'il avait trahi sa responsabilité envers elle — et il était trop honnête avec lui-même pour choisir un autre terme que celui de trahison, même dans le sanctuaire de ses pensées — provoquerait un élan de soutien au sein du Congrès pour sa décision de le virer. Même ceux qui auraient approuvé ses objectifs se retourneraient contre lui comme des loups affamés. Pourtant, tout en se faisant ces réflexions, il savait qu'il ne laisserait aucun doute, aucune incertitude le fléchir. Pas maintenant. Il était allé trop loin, il avait pris trop de risques. Et puis, quoi qu'en pense Pritchart, il lui paraissait évident que le gouvernement Haute-Crête n'accepterait jamais de négocier de bonne foi. Il était en train d'apprendre au gouvernement à s'en rendre compte. En fait, se dit-il avec un amusement macabre, il l'apprenait même à Pritchart. Mais la vérité ne leur était pas encore complètement apparue. Non. Il avait besoin d'une leçon de plus. Une provocation manticorienne supplémentaire. Hanriot, LePic, Gregory et Theisman restaient persuadés que, d'une façon ou d'une autre, un accord pouvait être trouvé si seulement la République cherchait assez longuement, patientait assez longtemps, s'armait d'assez de patience. Le reste du cabinet se rendait progressivement à l'avis de Giancola... de même qu'Héloïse Pritchart, s'il ne se méprenait pas. Mais sa frustration actuelle ne remplaçait pas la volonté nécessaire pour regarder la Flotte royale manticorienne dans les yeux avec un air de défi qui ferait reculer Haute-Crête. Elle flancherait encore si cela se produisait, elle chercherait encore maladroitement une chance d'atteindre ses propres objectifs. Il lui suffisait d'exercer une pression supplémentaire pour générer l'impression de crise adéquate, révéler la faiblesse de Pritchart et réunir le cabinet derrière la solution qu'il proposerait. Il regarda une fois de plus le texte de la note, inspira profondément et enfonça la touche autorisant son expédition à l'ambassadeur Grosclaude. CHAPITRE QUARANTE-HUIT « Excusez-moi, monsieur. » Sir Édouard Janacek releva la tête, l'air profondément irrité. Son secrétaire personnel se tenait dans l'encadrement de la porte de son bureau, et l'expression courroucée du Premier Lord devint vite orageuse. Cet homme travaillait avec lui depuis assez longtemps pour savoir qu'il ne devait pas s'imposer physiquement dans son bureau sans s'annoncer, surtout quand il était aux prises avec le dernier rapport d'une folle comme Harrington. « Quoi ? » aboya-t-il si brusquement que le secrétaire cilla. Cela ne suffit cependant pas à le faire battre en retraite, et les sourcils de Janacek se rapprochèrent avec des airs de cumulonimbus. Je suis navré de vous déranger, monsieur, fit très vite le secrétaire, mais... C'est-à-dire que vous... Je veux dire, vous avez un visiteur, monsieur ! — Qu'est-ce que vous racontez, au nom du ciel ? » s'exclama Janacek, furieux. Il n'avait pas de rendez-vous prévu cet après-midi avant sa réunion de quatre heures avec Simon Chakrabarti, et le secrétaire le savait. C'était lui l'imbécile maladroit chargé de tenir son agenda ! « Monsieur, fit le secrétaire, au désespoir, le comte de Havre-Blanc est ici ! » Janacek resta bouche bée, incrédule, tandis que le secrétaire disparaissait par la porte comme un écureuil sphinxien plongeant dans son terrier avec un chat sylvestre aux trousses. Le Premier Lord venait de poser les mains sur son bureau pour quitter son fauteuil quand la porte se rouvrit pour laisser passer un homme de haute taille, les yeux bleus, en uniforme de parade et la veste couverte de décorations. Janacek referma la bouche comme un piège à ours, et l'incrédulité dans son regard se mua en un sentiment beaucoup plus virulent alors qu'il prenait conscience de l'apparence de l'intrus. Havre-Blanc avait parfaitement le droit de se présenter à l'Amirauté en uniforme, et Janacek ne doutait pas un instant que la vue des quatre étoiles d'or au col du comte et de cette galaxie de décorations expliquait que son assistant ne l'ait pas envoyé promener. Le Premier Lord ne pouvait pas vraiment le lui reprocher, même s'il en avait envie, et il serra les dents un peu plus alors que cette tenue produisait son effet sur lui aussi. Il s'agissait d'une impression différente dans son propre cas : en effet, s'ils avaient tous deux porté l'uniforme, il n'y aurait eu que trois étoiles au col de Janacek. Et à l'époque où il était encore en service actif, il n'y en avait que deux. Mais cela n'avait pas d'importance dans ce bureau, se rappela-t-il, et, au lieu de finir de se lever, il se laissa retomber dans son fauteuil. Il s'agissait d'un refus délibéré de faire à Havre-Blanc la politesse de l'accueillir debout, et il fut satisfait de voir la colère trembler dans ces yeux bleus glacés. — Que voulez-vous ? — Je constate qu'on ne se donne toujours pas la peine d'être poli avec les visiteurs, fit Havre-Blanc. — Les visiteurs qui veulent de la politesse devraient avoir la bienséance de passer par mon secrétaire pour prendre rendez-vous, répondit Janacek d'une voix dure. — Votre secrétaire, qui aurait trouvé tout un tas de raisons pour expliquer que vous n'aviez pas le temps de me recevoir. — Peut-être bien, grommela Janacek. Mais si vous pensez que j'aurais à dessein refusé de vous voir, cela aurait dû vous souffler de rester gentiment à l'écart. » Hamish Alexander allait répliquer, mais il s'imposa un temps d'arrêt et prit une profonde inspiration. Il se demandait si le Premier Lord imaginait combien son attitude paraissait puérile et agressive. Mais il n'en avait jamais été autrement entre eux, il ne pouvait donc guère se prétendre surpris. Et, pour être honnête, Janacek avait toujours fait ressortir le pire de lui-même. On aurait dit que se trouver en présence l'un de l'autre suffisait à les rabaisser tous les deux au niveau de gamins dans une cour d'école. Mais Havre-Blanc en était conscient, au moins. Cela lui conférait donc la responsabilité d'essayer de se conduire comme un adulte. Et même s'il pressentait tout au fond de lui qu'une discussion rationnelle de ce qui l'amenait était peu probable – au bas mot –, la question était aussi beaucoup trop importante pour qu'il laisse Janacek le pousser à bout. « Écoutez, dit-il au bout d'un moment, l'air raisonnable, nous ne nous apprécions pas. Depuis toujours et à jamais. Inutile de faire mine du contraire, surtout en l'absence de témoins. » Il eut un sourire pincé. « Mais je vous assure que je ne serais pas là si je ne jugeais pas mon motif de nature à justifier cette scène où vous et moi nous enfonçons d'ordinaire dès que nous nous rencontrons. — Je suis sûr qu'un homme aussi fin et intelligent que vous doit avoir toutes sortes de choses à faire, répondit Janacek, sarcastique. Qu'est-ce qui pourrait bien me donner assez d'importance à vos yeux pour que vous veniez perdre du temps dans mon bureau ? » Une fois encore, Havre-Blanc s'apprêtait à répondre vertement, mais il s'en abstint. « Il y a effectivement un certain nombre de choses que je pourrais faire à la place, dit-il. Aucune, toutefois, n'est aussi cruciale que la raison pour laquelle je suis là. Si vous m'accordez dix minutes de votre temps sans que nous ne montrions les dents comme deux brutes de cour de récré, nous pourrons peut-être traiter cette question précise et je m'en irai. — Je suis résolument favorable à tout ce qui produirait un tel effet », renifla Janacek. Il fit basculer son dossier, attirant délibérément l'attention sur le fait qu'il n'avait pas invité son hôte à s'asseoir. « Qu'est-ce qui vous préoccupe donc, milord ? — La Silésie », répondit brièvement Havre-Blanc, le regard dur, tandis que Janacek le laissait debout devant son bureau comme un officier subalterne convoqué pour réprimande. Le comte envisagea de s'asseoir malgré tout et de mettre Janacek au défi de réagir, mais il se rappela une fois de plus que l'un d'eux devait au moins faire mine d'être un adulte. « Ah, oui. La Silésie. » Janacek eut un sourire mauvais. « Le commandement de l'amiral Harrington. » Le sous-entendu était limpide, et Havre-Blanc eut un nouvel accès de rage brûlante. Il fut moins aisé d'étouffer celui-ci dans l'œuf, mais il y parvint – avec difficulté – et resta planté là, transperçant le Premier Lord de son regard froid. « Eh bien, dit enfin Janacek d'un ton irrité sous le poids du fameux œil des Alexander, quoi, la Silésie ? — Je m'inquiète de ce que la République pourrait préparer là-bas, répondit Havre-Blanc sans détour, et Janacek s'empourpra de rage. — Et, si je puis me permettre, qu'est-ce qui vous fait penser que la République préparerait quoi que ce soit en Silésie, milord ? grinça-t-il. — Ma correspondance privée. — Une "correspondance privée" avec l'amiral Harrington, je présume. » Le regard de Janacek était dur comme la pierre. « Une correspondance qui divulgue des informations sensibles à un officier qui non seulement n'a pas de besoin pressant de les connaître mais ne se trouve même pas en service actif pour le moment ! — Les considérations de sécurité n'entrent pas en ligne de compte, rétorqua le comte. Les informations que la duchesse Harrington a partagées avec moi ne sont pas classées et ne l'ont jamais été. Et même si c'était le cas, milord, vous découvririez que j'ai conservé l'ensemble de mes accréditations secret-défense. Et qu'en tant que membre de la commission des Affaires spatiales de la Chambre des Lords, j'ai un "besoin de connaître" qui transcende la structure normale de la Flotte de Sa Majesté. — Ne coupez pas les cheveux en quatre, "milord" ! s'exclama Janacek. — Je ne coupe rien du tout. À ce stade, peu importe de savoir si oui ou non la duchesse a techniquement violé un règlement de sécurité. Si vous pensez que c'est le cas, inculpez-la. Je ne le recommanderais pas, car vous et moi savons comment cela se terminerait, mais la décision vous appartient. Ce qui compte en cet instant, toutefois, c'est la réponse que vous avez l'intention d'apporter à son rapport. — Cela ne vous regarde pas, milord. — Vous faites erreur, répondit carrément Havre-Blanc. Je sais que vous rendez des comptes au Premier ministre et non directement à la reine. Mais Sa Majesté est elle aussi en possession de ces informations. » Janacek écarquilla les yeux, et le comte poursuivit sur le même ton monocorde, presque robotique. « Je suis venu sur son ordre autant qu'en mon nom propre. Si vous en doutez, milord, je vous invite à appeler le Palais du Montroyal et à lui poser la question. — Comment osez-vous ? » Janacek se leva enfin, posa les deux poings sur son bureau et se pencha en avant. « Comment osez-vous tenter ce chantage ? — Qui a parlé de chantage ? Je vous ai simplement informé que la reine souhaite elle aussi savoir ce que son Amirauté est prête à faire concernant la situation en Silésie. — Si elle veut le savoir, il existe des canaux appropriés par lesquels elle peut transmettre sa question, répondit Janacek, cassant. Ceci n'en est pas un ! — Hélas, fit Havre-Blanc, glacial, il semble que les "canaux appropriés" soient un peu... étroits, ces temps-ci. » Il sourit encore, le regard froid. « Voyez ça comme le nœud gordien et moi comme un nouvel Alexandre, milord. — Je vous emmerde ! grogna le Premier Lord. Je vous interdis de pénétrer dans mon bureau en exigeant que je vous fournisse des informations ! Vous vous prenez peut-être pour un cadeau divin envoyé à cette putain de flotte, mais pour moi vous n'êtes qu'un tout petit amiral sans commandement, un de plus ! — Je me contrefiche de ce que vous pensez de moi, répondit le comte avec mépris. Et j'attends toujours une réponse que je puisse transmettre à la reine. — Allez vous faire voir, grommela Janacek. — Très bien, fit Havre-Blanc d'une voix nette. Si c'est votre dernier mot, je vais aller le remettre à Sa Majesté. Qui convoquera dans la foulée, j'en suis certain, une conférence de presse au cours de laquelle elle informera les journalistes du degré de coopération dont le Premier Lord de l'Amirauté a fait preuve. » Son sourire était plus froid que jamais. « Bizarrement, milord, je doute que le Premier ministre vous en remercie. Il fit demi-tour et se dirigea vers la porte, et Janacek fut soudain pris de panique. Elle ne suffit pas à vaincre sa rage, mais elle était assez acérée pour la percer. « Attendez », lança-t-il. Havre-Blanc s'arrêta et se retourna vers lui. « Vous n'avez en aucun cas le droit de me demander des comptes, et Sa Majesté connaît très bien les canaux constitutionnels par lesquels elle devrait elle-même les exiger. Néanmoins, si vous êtes réellement prêt à étaler dans les médias des questions aussi sensibles, au mépris de leur effet potentiel sur la sécurité militaire et la position diplomatique du Royaume stellaire, j'imagine que je n'ai pas d'autre choix que de vous dire ce que vous voulez savoir. — Nous ne sommes peut-être pas du même avis quant à ce qui serait affecté au cas où je parlerais aux journalistes, dit froidement Havre-Blanc. Toutefois, en dehors de ce détail, je me trouve singulièrement en accord avec vous, milord. — Alors que voulez-vous savoir au juste ? grinça Janacek. — Sa Majesté, insista le comte, voudrait connaître la réaction officielle de l'Amirauté au rapport de la duchesse Harrington concernant une activité militaire havrienne en Silésie. — Pour l'heure, la réaction officielle de l'Amirauté est que le rapport du commandant de la base de Sidemore contient trop peu de détails pour qu'on en tire des conclusions catégoriques. — Pardon ? fit Havre-Blanc en haussant les sourcils. — Tout ce que nous – ou l'amiral Harrington – savons, rétorqua Janacek, c'est qu'un contre-torpilleur républicain isolé a attaqué – ou a été attaqué par – un auxiliaire marchand armé de la Flotte confédérée, commandé par un officier manticorien réduit à une demi-solde et démis de son commandement pour faute grave il y a quarante ans T. Que presque tout l'équipage du contre-torpilleur a été massacré dans l'affrontement qui s'en est suivi. Et que le commandant de l'auxiliaire armé en question nous a remis des archives fragmentaires qu'il prétend avoir tirées des ordinateurs de l'épave du contre-torpilleur. » Havre-Blanc le dévisagea comme si les mots lui manquaient provisoirement. Puis il se reprit visiblement. « Sous-entendez-vous que l'amiral Bachfisch aurait inventé toute cette histoire pour une raison machiavélique inconnue ? demanda-t-il. — Je sous-entends que, pour le moment, nous n'avons aucune certitude. Je ne vois pas pourquoi Bachfisch aurait inventé quoi que ce soit, mais cela ne veut pas dire que je sois prêt à écarter cette éventualité. Ce type a quitté l'uniforme manticorien depuis quarante ans, et il ne l'a pas fait de son plein gré, pas vrai ? Il s'est planté dans les grandes largeurs à l'époque où il portait l'uniforme de Sa Majesté – dans des circonstances remarquablement similaires, si je puis me permettre – et je ne vois pas ce qui nous autoriserait à penser qu'il n'a pas recommencé cette fois-ci. Et même si ce n'était pas le cas, il est sans doute encore amer après ce qui est arrivé à sa carrière. Cela pourrait faire de lui un instrument de désinformation idéal. — C'est ridicule, renifla Havre-Blanc. Et même s'il était enclin à ce genre de pratique – jusqu'à se laisser de son plein gré priver de ses deux jambes pour donner à ses efforts un air plus authentique –, la duchesse Harrington et son état-major ont évalué les données et interrogé indépendamment les survivants de l'équipage. — Oui, et envoyé un groupe d'intervention examiner l'étoile près de laquelle cette seconde flotte hypothétique devait être stationnée, répliqua Janacek. Mais ils n'ont rien trouvé là-bas, pas vrai ? — Ce qui ne prouve absolument rien. Il y a tout un tas de raisons qui pourraient justifier qu'une flotte qui a l'ordre de rester cachée change de base. — Bien sûr. Et c'est précisément ce que Theisman veut nous faire croire. — Theisman ? Vous suggérez maintenant que le ministre de la Guerre havrien a délibérément sacrifié un contre-torpilleur et tout son équipage rien que pour nous convaincre qu'il était prêt à envisager un acte de guerre contre nous ? — Bien sûr que non! fit brutalement le Premier Lord. Il n'a jamais eu l'intention que le contre-torpilleur soit endommagé. Mais il s'attendait à ce qu'il soit repéré et suivi – sinon, pourquoi aurait-il mis deux contre-torpilleurs de sa flotte en orbite autour de l'unique planète du secteur qui abrite une mission diplomatique havrienne ? Dans un système que nos unités patrouillent régulièrement ? » Il ricana. « S'ils étaient à ce point déterminés à rester planqués, vous ne pensez pas qu'ils auraient pu trouver un peu moins visible que ça ? — Et quel était leur but en se laissant repérer et suivre ? s'enquit Havre-Blanc, fasciné malgré lui et malgré sa colère bouillante. — Nous convaincre précisément de ce dont l'amiral Harrington est convaincue, répondit Janacek avec la patience d'un homme s'adressant à un tout petit enfant. Nos relations avec la République se détériorent sans cesse. Vous le savez aussi bien que moi. Et, en dépit de toutes ses déclarations publiques de confiance en les performances de sa flotte, Theisman n'est pas du tout certain d'être capable de nous affronter. Il a donc dépêché ses deux contre-torpilleurs en Silésie avec l'ordre d'attirer notre attention afin de nous persuader qu'il envoyait des forces menacer Sidemore. À l'évidence, il veut que nous détournions encore des effectifs supplémentaires vers la Silésie, de façon à nous affaiblir à l'endroit décisif si le cessez-le-feu devait être rompu. — Je vois. » Havre-Blanc regarda le Premier Lord en silence pendant quelques secondes puis secoua la tête. « Et comment, au juste, ses contre-torpilleurs étaient-ils censés nous suggérer tout cela ? — En étant suivis vers une étoile quelque part – exactement comme le Hécate. Ils espéraient sans doute être repérés par l'un de nos vaisseaux de guerre. Dans ce cas, le bâtiment en question aurait "soudain" remarqué qu'il était suivi et se serait éloigné de l'étoile sur laquelle il avait pris tant de peine pour attirer notre attention. Notre unité l'aurait suivi jusqu'à ce qu'il la sème ou qu'il retourne à Horus "pour de nouveaux ordres". Dans les deux cas, on pouvait faire confiance à l'amiral Harrington et son état-major pour tirer les conclusions qui s'imposaient quand l'incident serait rapporté à Sidemore. Il se trouve qu'ils ont été repérés et suivis par ce qu'ils pensaient être un cargo silésien typique, et ils ont cru trouver un meilleur vecteur pour leur désinformation. À l'évidence, ils comptaient aborder le vaisseau de Bachfisch, laisser échapper quelques indices puis le relâcher avec ordre strict de se tenir loin du système du Marais. Bien sûr, n'importe quel équipage marchand silésien aurait aussitôt vu son intérêt à nous vendre une telle information, ce qui l'aurait envoyé tout droit vers l'amiral Harrington ! — Et les données que l'amiral Bachfisch a récupérées dans ses ordinateurs ? — Une simple position de repli, répondit Janacek, confiant. I ,e Hécate ne devait pas être capturé ni détruit, mais il devait paraître évident à leurs planificateurs qu'il pourrait avoir la malchance d'attirer l'attention d'un croiseur, voire d'un croiseur de combat. Vu l'avantage que nous confère l'efficacité de notre compensateur, la capacité du Hécate à s'échapper n'était pas assurée, loin de là; ils ont donc fourni une couverture à l'équipage et semé ses fichiers de quelques références ambiguës à une prétendue seconde flotte. Ils se sont sans doute débrouillés pour donner l'impression que l'équipage avait tenté de purger la base de données et échoué à tout effacer. » Il haussa les épaules. « Quand ils se sont plantés en prenant le vaisseau de Bachfisch Pour un transporteur classique, quelqu'un a eu le temps d'enclencher le plan de repli avant de se faire tuer. — Vous croyez sincèrement un mot de tout cela ? demanda le comte sur le ton de la conversation, et Janacek s'enfla de rage. — Bien sûr que oui ! » Il secoua la tête avec colère. « Bah, je suis sûr que nous avons tort sur certains détails, mais il est impossible – absolument impossible – que Theisman envisage réellement d'envoyer une force aussi puissante que celle dont parle Harrington aussi loin du théâtre décisif des opérations à un moment pareil ! Je suis persuadé que leur plan a tourné court. Certes, je ne crois pas qu'ils aient délibérément sacrifié l'équipage entier d'un contre-torpilleur dans le seul but de nous convaincre que leurs informations étaient authentiques. Mais la seule interprétation logique, c'est que ceci était conçu comme un effort de diversion sophistiqué. — Et vous n'avez pas l'intention de vous laisser "divertir", hein ? — Non, milord, je n'en ai pas l'intention, répondit froidement Janacek en regardant Havre-Blanc droit dans les yeux. — Milord, fit doucement le comte, avez-vous seulement envisagé les autres implications de ce prétendu effort de diversion ? — Quelles autres implications ? — Si la duchesse Harrington a raison de croire qu'une force havrienne respectable a été envoyée en Silésie, alors elle ne peut avoir qu'un seul but : attaquer la base de Sidemore et détruire sa force d'intervention. Si les Havriens faisaient une chose pareille, cela constituerait un acte de guerre indéniable, et nous réagirions en conséquence – partout, pas uniquement en Silésie. Cela implique qu'ils envisagent activement la reprise des hostilités, et, s'ils sont prêts à le faire dans une région aussi éloignée de notre centre stratégique que la Silésie, alors ils sont sûrement prêts à le faire beaucoup plus près de chez nous également. » Même à supposer qu'il ne s'agissait que d'une diversion pour nous pousser à disperser nos forces, cela suggère néanmoins qu'ils envisagent des opérations actives contre nous quelque part. Toute dispersion d'effectifs consécutive à cette tentative de désinformation dont vous parlez serait temporaire. Si nous ne trouvions pas d'autre signe de leur "seconde flotte" sous quelques semaines – quelques mois tout au plus –, nous commencerions à rappeler les renforts envoyés là-bas. Cela fait, l'équilibre des forces reviendrait à son point de départ, et Theisman le sait aussi bien que nous. Faites-moi confiance, ce type est un excellent stratège. » Si cette dispersion n'était que temporaire, je me demande pourquoi il s'en donnerait la peine. À moins qu'il n'ait l'intention de nous attaquer ici, pendant cette fenêtre de dispersion. — Décidez-vous, fit méchamment Janacek. Vous êtes arrivé prêt à exiger l'envoi de renforts à Sidemore, et voilà que vous me dites qu'en procédant ainsi nous ferions le jeu de Theisman. — Je n'ai rien dit de tel, trancha Havre-Blanc. Je fais juste remarquer que, même si votre analyse était correcte – ce que je ne crois pas un instant –, elle soulignerait le danger imminent d'une attaque havrienne. Si la duchesse Harrington a raison, d'un autre côté, le danger n'est pas souligné, il est confirmé ! — Les tensions sont fortes, c'est indéniable, répondit Janacek en attaquant chaque mot comme s'il mâchait une barre à mine. Le risque d'une reprise des hostilités est plus grand qu'il ne l'a été depuis longtemps. Si vous voulez m'entendre avouer que l'interruption de nos programmes de construction était une erreur, alors, officieusement, je l'avoue. Néanmoins, rien de ce que la DGSN a découvert ne me convainc que la Flotte républicaine est capable de nous affronter avec succès au combat. — Et si les Havriens ne sont pas d'accord avec votre analyse ? — Alors ils seront peut-être bêtes au point de le découvrir à leurs dépens. — Augmenterez-vous au moins le niveau d'alerte de nos détachements de surveillance et de nos commandants de base, tout en renforçant l'Étoile de Trévor ? demanda Havre-Blanc. — Nos détachements de surveillance et nos commandants de bases sont toujours en état d'alerte, répliqua Janacek. Quant à l'Étoile de Trévor, le détachement de ce système – comme vous le savez très bien – est déjà des plus puissants, et les forts du terminus sont actifs et ravitaillés en munitions. Étoffer davantage la Troisième Force à ce moment précis ne ferait qu'accroître les tensions entre la République et le Royaume stellaire sans améliorer en pratique la sécurité du système. — Vous êtes donc en train de me dire qu'alerter nos commandants et renforcer l'Étoile de Trévor sont des options inacceptables sur le plan politique ? — En somme, oui », répondit Janacek sans ciller. Havre-Blanc le fixa quelques secondes en silence. Il était évident que le Premier Lord n'avait pas l'intention de se laisser influencer, et le comte finit par secouer la tête. — Vous savez, dit-il sur un ton badin, presque aimable, si je ne l'avais pas entendu de mes propres oreilles, je n'aurais pas cru que vous pouviez devenir encore plus con. » Le visage de Janacek, déjà assombri par la rage, vira au pourpre d'une nuance alarmante, et sa mâchoire s'agita, comme si sa bouche essayait toute seule de produire les mots que son cerveau furieux n'arrivait pas tout à fait à trouver. Havre-Blanc se contenta de le dévisager l'espace de deux ou trois inspirations puis secoua de nouveau la tête. — Manifestement, il est inutile d'essayer de vous faire entendre raison, dit-il d'une voix chargée de mépris. Bonne journée. » Et il quitta le bureau avant que Janacek retrouve sa voix. — Édouard, je pense que nous devons sérieusement envisager de renforcer Sidemore. — Hors de question ! » s'écria Janacek. Il fusilla l'amiral Chakrabarti du regard en se demandant quels échos le Premier Lord de la Spatiale avait entendus de son « entretien » avec Havre-Blanc. Chakrabarti se contenta de le regarder dans les yeux, et Janacek leva les bras au ciel. — Où voulez-vous donc que nous les trouvions, ces renforts ? demanda-t-il. Surtout avec la note que nous venons d'envoyer à Pritchart ! Si Theisman et elle sont assez crétins pour rompre les pourparlers de paix à sa réception, nous allons avoir besoin de toutes nos unités beaucoup plus près de chez nous qu'en Silésie ! — Dans ce cas, fit Chakrabarti, je pense que nous devons rédiger de nouvelles instructions pour la duchesse Harrington. — Quel genre de "nouvelles instructions" ? grommela Janacek. — De donner aux Andermiens ce qu'ils veulent ! rétorqua Chakrabarti avec une brutalité qui ne lui était pas coutumière. — Quoi ? » Janacek le dévisageait, incrédule. « J'ai relu la version que Sternhafen a fournie des événements de Zoroastre, fit Chakrabarti. Il est évident que c'est un tissu de mensonges. Et son refus officiel de l'offre d'enquête conjointe faite par Harrington est dans la même veine. À mon avis, l'Empire prépare clairement le terrain pour exiger des concessions territoriales majeures en Silésie. Je crois que l'empereur est prêt à aller jusqu'à risquer un conflit ouvert avec le Royaume stellaire afin de les obtenir, et qu'il se sert de cet incident pour nous pousser à accepter sous peine de risquer une nouvelle escalade dans les confrontations. De fait, je ne serais pas étonné que les tensions croissantes entre la République et nous l'amènent à déduire – à raison, d'ailleurs – que nous ne sommes pas en position de renforcer Sidemore. — Mais tout ce que Francis a pu trouver indique que les Andermiens sont encore en cours de redéploiement, protesta Janacek. — Sauf tout mon respect pour Francis, répondit Chakrabarti sur un ton qui n'avait rien de respectueux, je pense qu'il a tort. Ou, plutôt, je pense que les Andermiens sont beaucoup plus avancés dans leur redéploiement qu'il ne le croit. C'est la seule explication que je voie à la façon dont Sternhafen a bondi sur l'incident de Zoroastre. Et puis il y a l'affaire du Hécate. Je sais, dit-il avec un geste de la main, Francis estime que cette histoire est une tentative de diversion. Peut-être bien que oui, mais peut-être bien que non. Quoi qu'il en soit de la République, néanmoins, cela ne change pas la situation au niveau des Andermiens. — Sauf, bien sûr, que, si Harrington a raison et qu'une flotte havrienne traîne dans le coin, la menace est pire encore. » Je le répète, Édouard. Mon avis en tant que Premier Lord de la Spatiale est que nous devons soit renforcer Sidemore de façon significative, soit rédiger de nouvelles instructions pour le commandant de la base, qui réduisent l'ampleur de ce que nous attendons d'elle avec les forces dont elle dispose. — Je ne pense pas que cela soit possible sur le plan politique, dit lentement Janacek. Pas en ce moment, alors que nous sommes déjà en position très délicate vis-à-vis de la République. Même si ce n'est pas exactement ce que Theisman cherche à nous convaincre de faire, ce serait un trop grand aveu de faiblesse. — Ce serait reconnaître la réalité, répondit Chakrabarti sur un ton sec. — Non, c'est hors de question, dit fermement Janacek. — Dans ce cas, fit Chakrabarti, je n'ai pas d'autre choix que de vous remettre ma démission du poste de Premier Lord de la Spatiale. » Janacek le dévisagea, incrédule. « Vous n'êtes pas sérieux ! — Je crains que si, Édouard. » Il secoua la tête. « Je ne prétendrai pas en être heureux, parce que je ne le suis pas. Mais je vous répète depuis des mois que nous avons trop de feux de forêt. À mon avis, il faut réduire le nombre de nos obligations et consolider nos forces. En réalité, je regrette profondément d'avoir soutenu une telle réduction de nos effectifs militaires. — Il est un peu tard pour faire part de cet accès de sagesse après coup ! — Oui, en effet, convint Chakrabarti. Et vu ce que nous savions à l'époque où nous avons décidé de procéder à cette réduction, je prendrais sans doute la même décision aujourd'hui. Je voulais simplement dire qu'à cause de ces coupes dans nos effectifs nous n'avons pas la force nécessaire pour envisager une guerre sur deux fronts. Or c'est précisément ce qui nous attend si les Andermiens ont décidé de nous pousser et que nous retombons en même temps dans des hostilités avec la République. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais je refuse de porter la responsabilité d'une telle position. Donc soit le gouvernement va devoir décider de modifier les ordres de la duchesse Harrington de sorte que nous puissions rappeler une partie de sa force ici, soit je crains fort que vous n'ayez à vous chercher un nouveau Premier Lord de la Spatiale. — Mais... — Non, Édouard, coupa fermement Chakrabarti. Il faut que nous consolidions notre effectif. Soit nous rappelons l'essentiel de la trente-quatrième force d'intervention de Sidemore, soit nous trouvons ailleurs de quoi renforcer nos détachements de sécurité. Ou alors je démissionne. — Mais il n'y a rien "ailleurs" ! — Il y a toujours Grayson. — Non ! Non, je refuse de mendier l'aide de ces salauds de néobarbares ! — Je sais que vous ne leur faites pas confiance et je sais que vous ne les aimez pas. Bon sang, je ne les aime pas non plus ! » Chakrabarti éclata d'un rire brusque. « Mais ils ont la puissance nécessaire pour renforcer nos détachements dans les systèmes occupés et faire hésiter la République... s'ils acceptent de s'y résoudre. » Janacek serra les dents et fusilla du regard le Premier Lord de la Spatiale. La confrontation avec Havre-Blanc lui avait laissé les nerfs à fleur de peau. Elle l'avait également laissé déterminé à prouver une fois pour toutes à cet enfant de salaud supérieur, méprisant et moralisateur qu'il n'était pas infaillible en fin de compte. Et que lui et sa précieuse « Salamandre » ne manipuleraient pas l'Amirauté comme ils le faisaient du temps où la baronne de l'Anse-du-Levant était Premier Lord. Et maintenant ceci. Il en avait de bonnes, Chakrabarti, de proposer si tard qu'ils aillent ramper devant Benjamin Mayhew et son cher amiral Matthews. Ce n'était pas lui qui avait dû se farcir ces fanatiques religieux barbares, imbuvables et arrogants, et les remettre à leur place ! Non, Ça avait été le rôle de Janacek. Alors, bien sûr, Chakrabarti avait beau jeu de suggérer que le Premier Lord s'écrase et supplie Grayson de leur sauver la mise, maintenant! « Et d'où vient cette idée géniale, tout à coup ? s'enquit-il froidement. — Elle n'est pas venue "tout à coup", répondit Chakrabarti. Je reconnais que je n'avais pas encore évoqué avec vous la possibilité de faire appel à Grayson, mais vous avez certainement remarqué mon inquiétude concernant la dispersion extrême de nos effectifs. Les rapports d'Harrington ont peut-être amplifié mes préoccupations, mais je réfléchis à cette solution particulière depuis deux ou trois mois, en particulier à la lumière de ma correspondance avec l'amiral Kuzak. — Kuzak ! » Janacek cracha ce nom comme une arête. Théodosia Kuzak était le seul commandant de flotte dont il n'avait pas réussi à se débarrasser. Il avait dû choisir entre elle et Havre-Blanc, vu le culte que leur vouaient les citoyens de Saint-Martin. Havre-Blanc avait peut-être libéré le système, mais Kuzak commandait la flotte qui protégeait l'Étoile de Trévor depuis presque dix ans T. Il aurait adoré la virer en même temps que son grand ami Havre-Blanc, mais Haute-Crête ne l'avait pas permis. Le Premier ministre ne souhaitait pas gâcher son capital politique en virant les deux officiers généraux que les Martiniens tenaient en si haute estime. « Oui, Kuzak, confirma Chakrabarti. C'est l'une des raisons pour lesquelles je n'ai pas discuté de cette possibilité avec vous. Je savais que tout ce qu'elle approuverait vous... irriterait automatiquement. Mais elle n'a pas tort, Édouard. Nous sommes dans la panade. Comment nous en sommes arrivés là importe peu à cette heure en termes pratiques. Ce qui compte, c'est de nous en sortir, et, si les Graysoniens sont prêts à nous envoyer du renfort, alors je pense que nous devons très sérieusement envisager de le leur demander. — Non, répéta Janacek sur un ton un peu plus calme. Et pas seulement parce que je n'ai pas confiance en Kuzak ou les Graysoniens. Je m'en méfie, reconnut-il, et pour de bonnes raisons, je pense. Mais, cela posé, demander à Grayson d'envoyer des unités soutenir nos détachements à ce stade ne pourrait être interprété par la République que comme une provocation. — Une provocation ? — Bien sûr, une provocation ! Vous parlez de renforcer notre présence militaire dans les systèmes dont la possession est justement contestée. Comment cela pourrait-il ne pas être interprété comme une provocation en ce moment? — Sauf erreur de ma part, la note diplomatique que nous venons de leur envoyer pourrait bien être considérée comme une provocation, Édouard ! — Pas de la même façon. Cette note n'est qu'une réponse diplomatique; les renforts sont une réponse militaire. Je pense qu'il y a une très nette différence entre les deux, pour ma part. — Je pense que vous et moi n'allons pas réussir à nous entendre sur ce point, dit Chakrabarti au bout d'un moment. Laissez-moi donc vous poser la question une dernière fois. Acceptez-vous de demander au Premier ministre de modifier notre politique en Silésie, de sorte que nous puissions rappeler une large part de la trente-quatrième force d'intervention, ou bien d'envisager la possibilité de demander des renforts graysoniens pour nos détachements de sécurité ? — Non, répondit carrément Janacek. — Très bien. » Chakrabarti se leva. « Dans ce cas, je vous présente ma démission, avec prise d'effet immédiate. — Vous ne pouvez pas faire ça! — Mais si, Édouard. — Vous serez grillé ! — Peut-être. C'est tout à fait possible. Mais, de mon point de vue, il est beaucoup plus probable que je sois "grillé" si je reste assis sans rien faire à regarder la navette s'écraser. — Ah oui? » Janacek dévisagea son interlocuteur, plus grand que lui, avec mépris. « Et avez-vous parlé de cela avec votre beau-frère et votre cousin ? — À vrai dire, oui », répondit-il, et Janacek le fixa, stupéfait. Akahito m'a opposé plus ou moins les mêmes arguments que vous. D'ailleurs, il m'a conseillé de fermer mon clapet et de faire ce qu'on me dirait. Je ne prétendrai pas avoir été très surpris. Mais Adam n'était pas tout à fait du même avis. » Janacek se rendit compte qu'il était bouche bée devant le Premier Lord de la Spatiale, et il ordonna à ses mâchoires de se fermer. Ce ne fut pas facile. Comme Chakrabarti, il n'était guère surpris qu'Akahito Fitzpatrick ait conseillé à son cousin de ne pas faire de vagues. Le duc d'Eau-Grise était l'un des plus proches alliés politiques de Haute-Crête depuis des décennies, après tout. Mais le beau-frère de Chakrabarti, Adam Damakos, était une tout autre affaire. « Et qu'avait donc à en dire monsieur Damakos, au juste ? s'enquit le Premier Lord de l'Amirauté, circonspect. — Je ne suis pas sûr qu'il soit bienvenu de ma part d'en discuter avec vous. Je dirai seulement qu'Adam est... de moins en moins fan du gouvernement actuel, malgré la présence de la comtesse de La Nouvelle-Kiev et de Macintosh. — Quoi ? » Janacek eut un rire méprisant. « Il préfère cette imbécile retorse de Montaigne, avec son grand cœur meurtri ? — En fait, je crois que oui. D'ailleurs, ce n'est pas le seul député libéral à pencher dans cette direction, selon moi. Mais l'important dans le cas présent, c'est qu'il est le principal délégué libéral de la commission des Affaires spatiales des Communes. Par conséquent, il est bien mieux informé des réalités de notre position militaire qu'Akahito, et son analyse se rapproche beaucoup de la mienne. Nous avons trop de responsabilités et pas assez d'unités pour les assumer. Soit nous trouvons d'autres bâtiments, soit nous réduisons les responsabilités. Ce sont nos deux seules options, Édouard. Et si vous ne pouvez pas en convenir avec moi, alors vous et moi ne pouvons plus travailler ensemble. — Très bien, grinça Janacek. Votre démission sera acceptée avant la fin de la journée. Je suis sûr que je n'ai pas besoin de vous rappeler les dispositions de la loi sur les secrets officiels. — Non, en effet, répondit Chakrabarti avec raideur. Je resterai muet sur les aspects confidentiels. Quand les journalistes me demanderont pourquoi j'ai démissionné, je leur servirai ce vieux refrain sur les personnalités incompatibles. Mais croyez-moi, Édouard, si vous ne faites rien à ce propos, je crains fort que ce que les gens vont s'imaginer quant aux raisons de ma démission soit bientôt le cadet de vos soucis. » CHAPITRE QUARANTE-NEUF Autant pour l'idée qu'il y aurait un moyen de faire avancer les négociations ! » grogna Élaine Descroix. Pour une fois, même Marisa Turner ne paraissait pas encline à contester ses propos. Le dernier communiqué d'Héloïse Pritchart était arrivé moins de six heures plus tôt, et le cabinet tout entier avait été sonné par son rejet brutal et concis de tout compromis. « Je n'arrive pas à y croire, fit doucement la comtesse en secouant la tête d'un air stupéfait. Mais, au nom du ciel, qu'est-ce qui leur a pris de nous envoyer un courrier pareil ? — Au risque d'avoir l'air de dire que je vous avais prévenus, grinça Janacek, je dirais que c'est assez limpide. Theisman a mal calculé l'équation militaire. Ils se croient vraiment capables de gagner une nouvelle guerre contre nous, et ils sont prêts à en risquer une plutôt que de faire la moindre concession raisonnable. — Cette analyse est forcément trop pessimiste ! » protesta la comtesse, mais il était évident qu'elle se révoltait contre le destin davantage qu'elle n'écartait l'analyse de Janacek. « Quoi qu'il en soit, dit enfin Haute-Crête dans le silence qu'avait produit la protestation de La Nouvelle-Kiev, nous n'avons pas le choix : nous devons réagir. Et je ne vois pas comment nous pourrions laisser passer cette attitude. Il serait suicidaire pour ce gouvernement sur le plan politique de céder aux exigences manifestes de Pritchart; d'ailleurs aucun gouvernement manticorien ne pourrait se le permettre. Je pense que nous devons impérativement le leur dire dans les termes les plus clairs possible. — Cette affaire commence à échapper à tout contrôle, objecta la comtesse. Il faut que quelqu'un au moins fasse preuve d'un peu de retenue, Michael ! — Peut-être, mais pas nous ! rétorqua Descroix en tapant du poing sur sa copie papier de la note remise par Grosclaude. Nous ne pouvons pas, Marisa! Vous et moi avons eu nos différends par le passé, et je suis sûre que nous en aurons d'autres à l'avenir. Mais Pritchart doit savoir qu'elle vient de rejeter le strict minimum que nous pourrions exiger dans le cadre d'un accord de paix. Si nous laissons cela passer, la conclusion d'un traité devient absolument impossible. Comme le dit Michael, aucun gouvernement – même dirigé par la réincarnation d'Allen Summervale – ne pourrait céder sur ce point et survivre. — Non, en effet, dit Haute-Crête. Et même si c'était possible, la Couronne refuserait de ratifier un traité entérinant la position de Pritchart. » Il ne développa pas davantage ce point précis. C'était inutile... et aucune des personnes présentes ne doutait qu'Élisabeth réagirait précisément de cette façon, sans se soucier d'une crise constitutionnelle. Sa colère contre « son » gouvernement avait pris des proportions qui approchaient rapidement la réaction de fusion autoalimentée, et plus d'un de « ses » ministres n'en revenait pas qu'elle n'ait pas déjà passé sa rage en condamnant publiquement la politique militaire du gouvernement. Seule explication possible à sa modération, elle avait conscience du fait qu'une telle critique ne ferait qu'aggraver la situation interstellaire et accroître les risques de conflit. « Non seulement nous n'allons pas accepter cette demande, poursuivit le Premier ministre, mais nous allons la rejeter en termes très clairs. » Les yeux d'Élaine Descroix s'étrécirent, et elle l'observa attentivement. « Quels "termes très clairs" envisagez-vous, Michael ? — Étant donné l'actuelle... incertitude quant à l'équilibre des forces militaires, répondit-il en posant un regard modérément venimeux sur Sir Édouard Janacek, il est essentiel que nous ne prenions pas l'initiative d'une confrontation militaire. — C'est on ne peut plus vrai », convint Descroix en fixant à son tour Janacek d'un œil noir. Le Premier Lord soutint leurs regards comme un ours harcelé par trop de chiens de chasse. Fidèle à sa parole, Chakrabarti avait gardé bouche cousue sur les raisons de sa démission, mais son départ n'avait pas aidé. En fait, Janacek s'en rendait compte, sa propre position à l'Amirauté ne tenait plus qu'à un fil. « L'Amirauté n'a pas l'intention de provoquer de confrontation, dit-il sans détour. Néanmoins, je voudrais vous rappeler qu'avant d'envoyer notre dernière note à Pritchart j'ai présenté une proposition en vue d'empêcher l'émergence de cette situation précise. Si le reste du cabinet nous avait soutenus, l'amiral Chakrabarti et moi, continua-t-il en associant sans vergogne le nom de l'ancien Premier Lord de la Spatiale à un plan qu'il n'avait jamais promu avec ferveur, nous aurions peut-être évité les problèmes actuels. Et l'amiral serait peut-être encore en poste. » Personne au sein du gouvernement ne savait ce qui s'était réellement passé entre Chakrabarti et lui, et il vit un ou deux ministres détourner les yeux tandis qu'il les fixait d'un air de défi. « Eh bien, d'accord, fit Descroix au bout d'un moment, vous n'avez sans doute pas tort, Édouard. Mais Michael non plus. Et en lançant la frappe préventive que vous souhaitiez, nous aurions certainement "pris l'initiative d'une confrontation militaire" ! — J'en suis bien conscient, répondit Janacek. Et je ne conteste pas le droit qu'avait Michael d'écarter ma proposition. Mais je veux que tout le monde comprenne bien que la solution militaire à nos difficultés a été rejetée en vertu d'une décision politique, si justifiée fût-elle. — Êtes-vous en train de dire que vous voulez toujours suivre cette voie ? s'enquit Descroix. — Je ne suis pas persuadé que cela soit encore possible, même si le cabinet revenait sur sa décision et nous y autorisait. Dans la mesure où les tensions sont encore plus fortes qu'à l'époque, il est très possible – voire probable – que Theisman ait déployé tout ou partie de ses vaisseaux modernes loin de Havre. — Alors que proposez-vous ? demanda Stefan Young. — Franchement, nos options purement militaires sont limitées à ce stade, répondit Janacek. Il y a plusieurs choses que nous pourrions faire, mais la plupart n'auraient d'effet que cosmétique, à mon avis. » L'espace d'un court instant, il envisagea de suggérer l'envoi de renforts supplémentaires vers l'Étoile de Trévor. Mais cela ne dura pas. S'il ne faisait pas appel à Grayson – ce qu'il refusait de faire –, il, ne pouvait tirer ces renforts que de la Flotte capitale. Retirer des forces du système mère du Royaume stellaire aurait constitué un aveu impensable de faiblesse et de peur. Et puis ce n'était pas vraiment nécessaire. En cas de besoin, la Flotte capitale tout entière pouvait être déployée dans le système de l'Étoile de Trévor en moins d'une journée standard. — Alors vous nous déconseillez toute modification des déploiements ? fit Haute-Crête. — Les changements auxquels nous procéderions à ce stade n'auraient qu'un impact marginal. Il faudrait des semaines, au moins, pour que l'information atteigne La Nouvelle-Paris, ce qui les empêcherait dans les faits d'exercer un effet dissuasif sur Pritchart et Theisman entre-temps. Il se peut que, quand Theisman en aurait enfin connaissance, il les interprète à tort comme des réactions de panique. Et même en laissant tout cela de côté, si nous commençons à jongler avec nos effectifs et que la République tente bel et bien quelque chose, nous courons le risque d'être pris au dépourvu. Nous pourrions très bien nous retrouver avec des unités en transit d'un système vers un autre au lieu d'être disponibles sur leur affectation actuelle en cas d'agression. » Je ne dis pas que je ne changerai pas d'avis à mesure que la situation continuera d'évoluer et que nous aurons davantage d'informations sur les déploiements de Theisman. Je dis simplement que, sur la base de nos connaissances actuelles, toute tentative de redéploiement se fonderait au mieux sur des conjectures. Par conséquent, les chances seraient minces d'y gagner quoi que ce soit de valable en termes militaires, surtout si l'on considère l'effet d'escalade que ce genre de mesure pourrait avoir sur la situation politique. » Le Premier ministre l'observa pendant de longues secondes puis haussa les épaules. — Édouard, vous êtes le mieux informé sur notre position militaire. Si tel est votre conseil, j'aurais tendance à le suivre. Mais, en même temps, il nous faut autre chose qu'une réponse classique dans le cas présent. Puisque la République a jugé bon de se montrer si laconique et explicite dans son dernier communiqué, je propose que nous soyons tout aussi laconiques en réponse. — Pensez-vous qu'ils soient réellement prêts à retourner en guerre ? Qu'ils en aient la volonté, je veux dire, fit la comtesse d'un air contrarié. — Je l'ignore, reconnut Haute-Crête avec une franchise inhabituelle. Je doute qu'ils se seraient montrés si querelleurs sans au moins envisager cette éventualité. En même temps, ils ne sont pas allés jusqu'à rompre officiellement les négociations. Cela laisse à penser qu'ils ne sont pas encore prêts à quitter carrément la table. Le moment est donc venu pour nous de leur faire remarquer que c'est à cela que leur intransigeance acculera les deux camps. — Pensez-vous, suggéra La Nouvelle-Kiev, hésitante, qu'il pourrait valoir la peine de proposer une conférence au niveau ministériel ? Si nous invitions le ministre des Affaires étrangères Giancola à venir personnellement au Royaume stellaire, il serait peut-être possible de freiner l'escalade, même si tard. — Je ne critique pas vos raisons de proposer cette solution, Marisa, répondit Haute-Crête. Mais je pense qu'avant d'envoyer de telles invitations nous devons clairement établir que nous ne nous laisserons pas dicter notre conduite. Il faut commencer par bien faire comprendre à Pritchart et son gouvernement que cette inflation scandaleuse de ses exigences est tout à fait inacceptable. Une fois que nous aurons ramené leurs attentes à quelque chose qui nous paraîtra éventuellement acceptable, il serait parfaitement logique d'inviter Giancola, voire Pritchart elle-même, à venir à Manticore en vue de relancer le processus de paix sur de nouvelles bases. Descroix le regarda de nouveau. Un instant, elle fut sur le point de lui demander ouvertement si ce qu'il venait de dire impliquait l'abandon complet de leur stratégie politique domestique. Mais elle ne le fit pas. Elle ne pouvait pas, surtout devant Marisa Turner. Elle devrait en discuter en privé avec le Premier ministre. En attendant, toutefois... — Vous êtes donc en train de dire que notre priorité est de bousculer Pritchart, après quoi nous lui tendrons la main pour la relever, résuma-t-elle. — La formule est peut-être un peu plus brutale que je ne le voudrais, mais en gros oui, répondit Haute-Crête. — Très bien. Dans ce cas, je pense que nous devons réfléchir à la façon dont nous comptons la bousculer. » On discernait encore des mèches brunes dans la belle chevelure argentée de l'homme aux yeux noisette qui patientait dans le salon VIP de l'astroport tandis que Hamish Alexander quittait la pinasse de la Flotte graysonienne venue le chercher à bord du Paul Tankersley. Le comte avait éprouvé un certain embarras à emprunter le vaisseau privé d'Honor pour ce voyage, même s'il savait que c'était idiot de sa part. Honor elle-même l'avait suggéré dans la lettre qu'elle lui avait envoyée, car le Tankersley était un bâtiment très rapide. De plus, il bénéficiait de l'immunité diplomatique en tant que vaisseau personnel du seigneur Harrington. Mais Havre-Blanc était assez honnête avec lui-même pour admettre que la véritable source de son malaise était le nom du vaisseau. Il avait déjà voyagé plusieurs fois à son bord, mais jamais depuis qu'il avait avoué ses sentiments à Honor. Désormais, il avait un peu l'impression de commettre un acte d'infidélité en se servant du bâtiment baptisé du nom de son amant assassiné. Ce qui était non seulement stupide de sa part, songea-t-il avec ironie, mais fournissait aussi un exemple des bêtises auxquelles l'esprit se raccroche quand un cataclysme risque de l'engloutir. « Milord, fit l'homme qui patientait dans le salon. — Amiral, répondit Havre-Blanc sur un ton tout aussi officiel avant de sourire en lui tendant la main. — Bienvenue à Grayson, Hamish, dit l'amiral Wesley Matthews avec chaleur, se saisissant de la main tendue et la serrant fermement. — Merci, Wesley. » Puis le sourire de Havre-Blanc s'estompa. « J'aurais juste voulu revenir dans des conditions plus heureuses. — Comme nous tous », lui assura Matthews en lâchant sa main. L'amiral de Grayson recula et fit signe à un aérodyne qui les attendait. « Étant donné les circonstances, je me suis dit que vous préféreriez vous rendre droit au Palais du Protecteur. » Le Protecteur Benjamin se leva derrière son bureau et tendit la main lorsqu'un homme d'armes vêtu des couleurs or et bordeaux des Mayhew fit entrer Havre-Blanc et Matthews. Le commandant Rice, l'homme d'armes personnel de Benjamin, se tenait discrètement derrière lui, et Grégory Paxton était déjà là, en tant que directeur des services de renseignement du Sabre. L'ancien officier de renseignement d'Honor avait nettement vieilli. Il marchait désormais avec une canne et il ne fit pas l'effort de se mettre debout, mais son regard restait vif et alerte, et il adressa un signe de tête en guise de bienvenue aux visiteurs. « Hamish. » La voix de Benjamin était chaleureuse, mais aussi contenue et assombrie par l'inquiétude. « Votre Grâce, répondit Havre-Blanc tandis qu'ils se serraient la main. Merci d'avoir accepté de me recevoir si vite. — Inutile de me remercier, fit Benjamin en secouant la tête. J'aurais fait de la place dans mon emploi du temps même si vous étiez arrivé sans vous annoncer du tout. En l'occurrence, la lettre d'Honor m'avait averti que vous viendriez sans doute. — Eh bien, reconnut le comte avec une grimace, elle avait assez bien prévu la réaction de Janacek, donc j'imagine que je ne devrais pas être surpris qu'elle ait aussi prédit la mienne ! — Vu les circonstances, fit sombrement Matthews, cela n'exigeait guère de clairvoyance de sa part, je le crains. — Probablement pas », convint Havre-Blanc. Benjamin lui fit signe de s'asseoir, et le comte s'exécuta obligeamment. Un homme d'armes apparut près de lui, et il sourit malgré la gravité de l'instant comme une bouteille d'Old Tillman apparaissait sur le guéridon placé à côté de lui. « Bon, fit vivement Benjamin tandis que le comte prenait sa bière, d'après la lettre qu'elle m'a envoyée, Honor croit qu'Héloïse Pritchart envisage sérieusement de reprendre les opérations actives contre le Royaume stellaire. Je dois avouer que, encore maintenant, cela me surprend un petit peu. Pensez-vous qu'elle ait raison, Hamish? — Je le crains, oui », répondit Havre-Blanc. Il reposa la bouteille de bière et se pencha en avant dans son fauteuil, les coudes sur les genoux. « Je ne suis pas au courant des détails des échanges diplomatiques entre Haute-Crête et Pritchart, Votre Grâce. Je ne pense pas que quiconque le soit en dehors du gouvernement – en tout cas, pas au Royaume stellaire. D'après ce que j'en sais, toutefois, il paraît assez évident que le climat des pourparlers de paix se détériore sans cesse depuis des mois maintenant. — En réalité, intervint calmement Paxton, la détérioration à laquelle vous faites allusion a commencé il y a plus d'un an T et demi, milord. » Havre-Blanc le regarda, et le directeur du service de renseignement haussa les épaules. « Il n'y a jamais eu de véritable espoir d'aboutir à un traité, mais ce n'est que depuis dix-huit mois environ que Pritchart a véritablement commencé à insister auprès de Manticore pour une avancée significative. — D'accord, fit Havre-Blanc. Un an et demi, alors. En tout cas, on s'oriente doucement vers une rupture des négociations depuis un bon moment. Aujourd'hui, si les sources de mon frère au sein du ministère des Affaires étrangères ne se trompent pas, on est au bord de l'effondrement. Au milieu de tout cela, nous avons Theisman qui annonce l'existence de sa nouvelle flotte, et puis cette "seconde flotte" qu'ils ont envoyée du côté d'Honor en Silésie. » Il secoua la tête. « Comme Honor, la seule explication que je trouve est qu'ils se préparent activement à nous attaquer, soupira-t-il en secouant toujours la tête. Et j'aimerais beaucoup pouvoir le leur reprocher ! — Je crains que nous ne soyons d'accord avec Lady Harrington et le comte de Havre-Blanc, Votre Grâce, commenta Matthews. Les renseignements de la Flotte ont partagé toutes leurs informations avec les services du Sabre, et les analystes de Gregory pensent comme les nôtres. Nous ne pouvons pas dire avec certitude que la République a définitivement pris la décision de lancer une offensive, mais elle place à l'évidence ses pions avec cette éventualité en tête. Nous le savons depuis un certain temps. La découverte par Lady Harrington qu'ils sont allés jusqu'à déployer des forces en Silésie confirme nos soupçons. — Pire que cela, ajouta Paxton, la présence de forces havriennes dans l'espace silésien pourrait indiquer que leurs plans de campagne sont non seulement en place mais déjà activés. » Tous les yeux se tournèrent vers lui, et il haussa les épaules. « Je ne dis pas que c'est le cas. Je dis que nous devons être conscients que cela peut l'être. Dans cette hypothèse, nous aurions très peu de temps pour réagir – à supposer que nous ayons du temps tout court. — Qu'attendez-vous de nous, Hamish ? demanda Benjamin en regardant attentivement son invité. — Je ne sais pas exactement ce que contenait le courrier qu'Honor vous a adressé, répondit Havre-Blanc. Je sais ce qu'elle m'a dit, et Élisabeth m'a laissé lire sa lettre. » Il se mit soudain à sourire. « Je pense qu'il vaut sans doute beaucoup mieux que .Janacek n'ait vu ni l'une ni l'autre. Bien que notre problème aurait peut-être été simplifié s'il était tombé mort d'une crise d'apoplexie ! — Voilà une image que je chérirai », fit Matthews, rêveur, et il échangea un sourire avec Havre-Blanc. « Bref, reprit le comte en se tournant de nouveau vers Benjamin, comme je le disais, je ne sais pas au juste ce qu'elle vous a dit. De notre côté, elle nous a conseillé de vous consulter si Janacek se montrait... peu coopératif. Et elle a souligné que l'Étoile de Trévor était le pilier de notre position au sein du territoire républicain. — Comment Élisabeth a-t-elle réagi à la réponse de Janacek? » s'enquit calmement Benjamin, et Havre-Blanc grimaça intérieurement au souvenir de la scène. « Pas très bien, reconnut-il. Elle voulait convoquer une conférence de presse, présenter les lettres d'Honor aux journaux et accuser publiquement son Premier ministre et son Premier Lord de l'Amirauté d'à peu près tout hormis de trahison. — Effectivement, c'est ce qu'on appelle "ne pas très bien réagir", fit Benjamin. D'un autre côté, cela aurait peut-être marché, vous savez. — Sûrement, répondit le comte. Mais William a réussi à la convaincre à l'usure – pour l'instant, du moins. Comme il l'a fait remarquer, ce que nous savons des notes de Pritchart indique qu'elle devient de plus en plus belliqueuse. Que c'est désormais sa frustration et sa colère qui dirigent les négociations, si on veut. Et comme nous venons de le dire, il est tout à fait possible que la République ait déjà décidé de s'engager dans l'action militaire. Cela nous laisse le choix entre essayer de faire tomber Haute-Crête – ce qui pourrait ne pas être aussi simple que nous aimerions le croire, car la conscience qu'a le public de la détérioration de nos relations avec Havre est à la traîne des événements – ou le laisser en place jusqu'à ce que la crise actuelle soit passée. » Si Havre n'a pas décidé de nous attaquer, alors faire chuter Haute-Crête et Janacek, à supposer que nous y arrivions, pourrait être la meilleure option. Surtout si nous y parvenions à temps pour réparer les pires bourdes de Janacek. Mais nous pensons qu'ils ne s'en iraient pas dans le calme et, si le Royaume stellaire se retrouvait soudain empêtré dans une grosse crise politique intérieure, cela pourrait être la dernière goutte qui pousserait Pritchart à nous attaquer, à supposer qu'elle n'ait pas déjà engagé ses forces. » Le comte haussa les épaules. « William a su convaincre Élisabeth que, vu les circonstances, il vaut mieux qu'elle garde tout cela en réserve pour l'instant et qu'elle se concentre sur ce que nous pouvons faire pour nous préparer en vue d'une attaque en dépit de "son" gouvernement. La meilleure issue possible serait que tout se tasse sans qu'un missile soit tiré, même si Haute-Crête devait s'en attribuer le mérite. Si des tirs sont échangés, alors elle aura dans ses archives l'information sur la façon dont il s'est planté quand viendra le moment de former un nouveau gouvernement. Et en faisant ce que nous pouvons discrètement, en coulisses et sans fanfare, nous pourrions réussir à accomplir quelque chose sans provoquer la dernière étincelle que pourrait fournir une lutte politique intestine. — Mmm. » Benjamin fronça les sourcils puis se carra dans son fauteuil en tiraillant le lobe de son oreille. « Je comprends le raisonnement. Je ne suis pas sûr d'être d'accord, mais votre situation domestique est différente de la nôtre. Et je conviens que la meilleure issue possible serait qu'aucun missile ne soit tiré... même si c'est selon moi très peu probable. — Je suis d'accord, Votre Grâce, dit Matthews. À la fois que cela constituerait la meilleure issue et que c'est peu probable à ce stade. Et l'analyse que fait Lady Harrington des manœuvres d'ouverture possibles côté havrien me paraît tenir debout. Si la République a réellement l'intention d'attaquer le Royaume stellaire quelque part, l'Étoile de Trévor figurera parmi ses principaux objectifs – si ce n'est pas carrément l'objectif prioritaire. — Et, connaissant Thomas Theisman, fit Havre-Blanc, lugubre, il va frapper la Troisième Force avec assez de puissance pour la réduire en miettes. — Tout à fait. » Matthews hocha la tête. « Pas seulement pour vous reprendre le terminus, d'ailleurs. Cela serait important en soi, étant donné les avantages logistiques qu'il offre, bien sûr. Mais son véritable objectif serait les SCPC et PBAL de la Troisième Force. — Oui. Mais je n'arrive pas à convaincre Janacek d'envoyer des renforts. Il refuse catégoriquement. — Pour rendre justice à Janacek, répondit Matthews de la voix d'un homme qui avait justement beaucoup de mal à le faire, il n'a pas grand-chose à envoyer en renfort. J'imagine qu'il doit prier pour que tout se tasse sans jamais en venir aux combats. Si la République attaque bel et bien, il pense sans doute pouvoir reproduire votre intervention à Basilic depuis l'Étoile de Trévor en se servant des unités de la Flotte capitale expédiées directement de Manticore. — Alors il rêve, fit Havre-Blanc sans détour. Même s'il faisait stationner la Flotte capitale juste à côté du nœud, ce qui laisserait Manticore et Sphinx sans protection, il ne pourrait pas faire transiter ses unités par le nœud et les amener à portée de la flotte de Théodosia avant qu'une force d'agression ne l'accule à Saint-Martin et ne l'oblige à l'affrontement. » Il éclata d'un rire dur –froid et laid. « J'ai découvert ça en me retrouvant impuissant à empêcher Giscard de détruire toute l'infrastructure de Basilic ! — Oh, je le sais, renifla Matthews. Je pense que Janacek ne le sait pas, c'est le problème. — Je le pense aussi », dit Benjamin. Il fit basculer le dossier de son fauteuil en regardant Havre-Blanc d'un air songeur. « Pensez-vous que Janacek accepterait une escadre ou deux de nos supercuirassés porte-capsules en renfort de la Troisième Force ? — J'en doute fort, Votre Grâce », répondit Paxton avant que le comte ait ouvert la bouche. Tous le regardèrent, et il haussa de nouveau les épaules. « Janacek a hélas clairement fait connaître sa position concernant Grayson. Il ne nous aime pas, il ne nous fait pas confiance, et la simple idée de nous demander de l'aide lui paraît humiliante et dégradante. Je suis certain qu'il trouvera une raison quelconque de refuser cette offre. Il se convaincra sans doute qu'introduire des vaisseaux graysoniens dans la zone contestée constituerait une provocation. Mais si ce n'est pas cette raison-là, il en trouvera une autre. — Même sans cela, intervint Matthews, l'air troublé, je ne suis pas certain que nous puissions nous permettre de beaucoup nous découvrir ici, Votre Grâce. Avec le départ de l'escadre du Protecteur, il nous manque déjà seize SCPC et six porteurs. Cela représente une part non négligeable de la Flotte entière. En tenant compte des unités immobilisées pour réparations ou maintenance, nous disposons à peu près de soixante vaisseaux du mur modernes et seulement onze porte-BAL. C'est suffisant pour que j'aie totalement confiance en notre capacité à tenir Grayson contre tout ce que nos services estiment que la République pourrait nous opposer. Mais à chaque vaisseau déplacé vers un système comme l'Étoile de Trévor, notre marge de sécurité diminue. Et à la place de la République de Havre, si j'avais l'intention de retourner en guerre contre l'Alliance manticorienne, je placerais à coup sûr la neutralisation de Grayson assez haut sur ma liste de priorités. — Il n'a pas tort sur ce point, fit Havre-Blanc, dépité. — Je n'en doute pas, répondit Benjamin. Mais, en même temps, je ne m'attends pas vraiment à une attaque précoce contre nous. — Et pourquoi cela, Votre Grâce ? » demanda Matthews. Ce n'était pas un défi, juste une question. « Parce que cela fait six mois que Havre nous agite des appâts diplomatiques sous le nez pour nous pousser à quitter l'Alliance. » Havre-Blanc se redressa brutalement dans son fauteuil, et même Matthews parut stupéfait, mais Paxton resta impassible. « Leurs efforts n'ont pas été couronnés de succès, Hamish, dit Benjamin avec l'ombre d'un sourire. Et ils n'ont jamais suggéré que des opérations militaires étaient imminentes. Mais il me paraît assez évident qu'ils essayent de diviser l'Alliance depuis un certain temps, et je ne saurais pas vraiment vous dire quelle réussite ils pourraient avoir eue ailleurs. Nous sommes restés poliment sur la réserve, mais vous avez peut-être remarqué que nous ne les avons pas non plus dénoncés au reste de l'Alliance et à la Galaxie en général. Avec un peu de chance, ils pensent que c'est parce que nous assurons nos arrières en gardant la porte ouverte en vue d'un éventuel accord à venir. Que peut-être nous sommes assez furieux contre Haute-Crête pour cesser de perdre notre temps avec lui et les rejoindre – ou du moins rester hors de leur chemin – si la situation se dégrade. » C'est très problématique, bien sûr. Mais ce qui importe pour l'instant c'est que, pour moi, leur diplomatie implique qu'ils sont entièrement concentrés sur le Royaume stellaire. Sauf erreur de ma part, ils considèrent la défaite de Manticore comme le seul moyen de récupérer leurs territoires occupés. Ils ne veulent combattre personne d'autre. D'ailleurs, je crois qu'ils n'ont pas envie de combattre le Royaume stellaire. Ils ont simplement l'impression de ne pas avoir d'autre choix. » Si j'ai vu juste, ils voudront sans doute donner l'occasion de rester neutres à tous ceux qui le décideraient – et soyons francs, Hamish, quelques membres de l'Alliance devraient trouver l'idée tentante après la façon dont Haute-Crête nous a tous traités. De plus, même si Theisman a fait des merveilles pour étoffer les effectifs de sa flotte, il n'a pas une réserve d'unités sans limite. Si Honor a raison et qu'il a déjà détourné une force considérable vers la Silésie, cela va davantage restreindre le nombre de bâtiments dont il dispose encore. Nous venons de convenir que l'Étoile de Trévor devait être leur principal objectif. Selon moi, il est peu probable que Thomas Theisman tente une attaque contre Grayson tant qu'il ne sera pas sûr de pouvoir la lancer en force écrasante. — Et s'il ignore que nous avons éloigné des unités pour renforcer l'Étoile de Trévor, il ne s'en croira pas capable, dit lentement Matthews. — C'est ce que je me disais, fit Benjamin. — Mais puisque Haute-Crête refuse de demander de l'aide, qu'est-ce qui vous fait croire qu'il acceptera votre assistance si vous la proposez ? demanda Havre-Blanc. — Qui a dit que j'allais "proposer" quoi que ce soit ? » Benjamin renifla quand le comte le regarda. « D'abord, nous n'avons pas de temps à perdre à ménager Haute-Crête et Janacek en attendant qu'ils apprennent à nouer leurs lacets. Ensuite, si je proposais officiellement d'envoyer davantage de nos effectifs cirer les marrons du feu pour Manticore, même le Conclave des sujets ferait un scandale. Sans parler de la façon dont les Clefs réagiraient ! » Non. Si j'engage des forces à l'Étoile de Trévor, je ne demanderai à personne la permission de les envoyer. Je le ferai, c'est tout. » Havre-Blanc cilla, car la déclaration de Benjamin lui rappelait une fois de plus la différence entre l'autorité personnelle que détenait le Protecteur et celle que la Constitution accordait à Élisabeth. « Mais comment les faire parvenir là-bas ? » Matthews s'enfonça dans son fauteuil et se frotta le menton. « Il va nous falloir quelques jours – sans doute une semaine au bas mot – pour organiser et planifier le déplacement dont nous parlons. Et plus de cent cinquante années-lumière nous séparent de l'Étoile de Trévor. Cela représente plus de trois semaines de trajet. Avons-nous un mois complet pour nous mettre en position ? — Je ne sais pas, répondit Havre-Blanc, mais je ne crois pas que nous puissions partir de cette hypothèse. Pas s'ils ont déjà déployé des forces en Silésie. — Dans ce cas, nous considérerons que nous ne disposons pas de ce délai, fit Benjamin. Et nous ne passerons pas non plus trois semaines à nous rendre là-bas. Nous emprunterons le nœud. — Le nœud ? » Havre-Blanc regarda le Protecteur, incrédule. « Comment allez-vous faire, Votre Grâce ? Si Janacek et Haute-Crête refusent de vous appeler à l'aide, qu'est-ce qui vous fait croire qu'ils vont vous laisser passer par le nœud au vu et au su de tout le monde ? Au mieux, ils seront profondément humiliés, et, s'ils se sont convaincus que renforcer l'Étoile de Trévor avec des unités manticoriennes constituerait une "provocation", ils ne voudront sûrement pas le faire avec des unités graysoniennes ! — En réalité, dit Benjamin d'un air sinistre, je me contrefiche de ce que veulent ces deux-là, Hamish. Quant à essayer de nous empêcher de passer par le nœud, je pense que ce ne serait pas très sage de leur part. En vertu de l'article XII de la charte de l'Alliance manticorienne, les bâtiments de guerre de tous les partenaires du traité ont un accès libre et illimité au nœud. Si je décidais de faire transiter toute la Flotte par le nœud du trou de ver de Manticore, j'en aurais le droit le plus strict, et tant pis pour quiconque essaierait de m'arrêter. » Il sourit à son invité, d'un air qui n'avait rien d'aimable. « Vu les circonstances, ajouta-t-il doucement, j'aimerais bien qu'ils essayent. » « Je n'arrive pas à y croire ! cracha Héloïse Pritchart en fixant d'un œil noir la feuille posée devant elle. Quel culot incroyable, mentir de cette façon ! Comment osent-ils nous renvoyer un torchon pareil ? — Eh bien, je ne m'y attendais pas non plus, commença Giancola, mais... — Mais rien du tout ! grogna Pritchart. Ils ont menti sans vergogne à leur propre peuple et au nôtre ! » Thomas Theisman était également assis à la table de conférence, aussi stupéfait et presque aussi furieux que Pritchart elle-même tandis qu'il relisait le passage critique du dernier courrier de Manticore. — Je ne comprends pas, murmura LePic. Pourquoi feraient-ils une chose pareille ? Nous leur avons dit que nos exigences territoriales n'incluaient pas l'Étoile de Trévor. Nous le leur avons dit textuellement. » Theisman hocha la tête inconsciemment, car il partageait tout à fait la perplexité de son ami. Pourquoi, alors que la République s'était clairement déclarée prête à renoncer à sa souveraineté sur l’étoile de Trévor, les Manties menaçaient-ils de se retirer de manière unilatérale du processus de paix en prétendant que Havre exigeait qu'on lui restitue le système ? — Est-il possible qu'ils aient mal compris ? demanda lentement Walter Sanderson. — Comment? fulmina Pritchart. Comment même un crétin comme Haute-Crête aurait-il pu mal comprendre une phrase aussi simple ? » Elle feuilleta rageusement le dossier placé devant elle jusqu'à tomber sur une copie de la dernière note adressée par la République au Royaume stellaire. « "En réponse à la demande d'éclaircissement de Manticore quant à la conception havrienne du statut du système de l'Étoile de Trévor, lut-elle à voix haute, sur un ton dur et tendu, la République signale expressément qu'elle ne prétend pas imposer sa souveraineté sur ce système." » Elle abattit la feuille sur la table. "Ne prétend pas imposer sa souveraineté", Walter ! Je ne vois pas comment nous aurions pu être plus clairs ! » Sanderson secoua lentement la tête, manifestement ébahi. — Je crains qu'il n'y ait une explication très simple », fit Tony Nesbitt. Tous les regards se tournèrent vers lui, et il haussa les épaules. « Il s'agit d'une déformation absolument éhontée de la vérité. Ce n'est pas un malentendu : c'est un mensonge. Un effort pour nous faire endosser la pleine responsabilité de l'échec des négociations. Leur seule raison plausible d'agir ainsi, c'est qu'ils comptent rompre les négociations, et qu'ils veulent faire croire à leur peuple et au reste de la Galaxie que c'est notre faute. — Et qu'espèrent-ils en tirer ? » demanda Hanriot, qui ne paraissait plus aussi sceptique qu'autrefois face aux soupçons que Nesbitt nourrissait de longue date envers Manticore. — Je pense que c'est assez clair, Rachel, répondit le ministre du Commerce d'une voix monocorde. Ils ne veulent pas seulement l'Étoile de Trévor. Ils ont l'intention de conserver tous les territoires occupés. Ils se servent de Trévor pour ouvrir la brèche. — Il se peut que nous réagissions tous un peu trop violemment », intervint Giancola. Les yeux qui s'étaient fixés sur Nesbitt se reportèrent sur lui, et il agita la main. « Je n'essaye pas de minimiser le gouffre entre ce que nous leur avons dit et ce qu'ils prétendent avoir entendu. Et, à l'évidence, je me suis toujours méfié moi-même de leurs intentions. Mais prenons du recul un instant et efforçons-nous de reprendre notre souffle. — Il est un peu tard pour jouer les hommes raisonnables, Arnold, répondit Pritchart assez méchamment. Surtout après ceci. » Elle tapa du poing le texte de la note manticorienne. — Il est toujours temps de laisser la raison parler, madame la présidente, fit-il. C'est le principe fondamental de la diplomatie. Et puis nous n'avons pas non plus besoin de répondre tout de suite. Personne en dehors du cabinet, à l'exception de notre ambassadeur Grosclaude, ne sait rien du contenu de cette note. Si nous maintenons le secret là-dessus, au moins en ne montrant pas notre fureur en public, nous avons une chance de calmer le jeu et de nous en tirer. — Non », fit carrément Pritchart, et Giancola sentit son sourire se figer un tant soit peu, alerté par quelque chose dans le ton inflexible de la présidente. « Madame la présidente... — Je sais très bien que nous sommes tenus sur l'honneur de respecter la confidentialité des communications diplomatiques officielles, grinça Pritchart. Mais, en ce qui me concerne, cela ne tient plus. — Madame la présidente ! — J'ai dit que cela ne tenait plus, Arnold ! » Elle secoua la tête. « Leur seule raison plausible pour avoir rédigé ce ramassis de conneries, c'est de justifier le scénario que Tony vient de décrire. Ce qui signifie qu'à un certain moment, sans doute après nous avoir attaqués, ils vont publier leur version de notre correspondance diplomatique. Et à en juger d'après ceci, fit-elle en tapant une fois de plus sur la note manticorienne, elle ne ressemblera guère à la réalité. Eh bien, si c'est ce qu'ils ont derrière la tête, je vais veiller à ce que la vérité soit révélée aux journalistes et à la Galaxie d'abord ! » Giancola déglutit. Tout allait beaucoup plus vite qu'il ne s'y attendait. La décision de Pritchart de rendre public le texte du courrier de Descroix n'était pas une surprise, mais il n'escomptait pas qu'elle la prendrait si tôt. Il était un peu nerveux à l'idée de ce qui se passerait quand la République et le Royaume stellaire publieraient leurs versions respectives de leur correspondance diplomatique officielle et que les divergences entre elles apparaîtraient au grand jour, mais il ne s'en inquiétait pas outre mesure. En tout cas jusqu'à maintenant. Il avait calculé que, lorsque les deux nations atteindraient ce stade, chacune serait entièrement disposée à croire que l'autre modifiait les véritables courriers afin d'appuyer ses propres ambitions territoriales. D'ailleurs, Grosclaude et lui avaient bien veillé à ce que toutes les copies archivées des notes officielles de la République correspondent bien aux versions approuvées par Héloïse Pritchart. Mais il n'avait pas pris en compte le feu passionné de la colère présidentielle. Un oubli stupide de sa part, il s'en rendait soudain compte. Elle l'avait roulé. Elle avait insisté pour se montrer si calme, si digne, pour tout bien peser et « accorder une chance à la paix ». Et parce qu'elle avait fait tout cela, il avait cru qu'elle continuerait. Il avait compté sur un échange de courriers supplémentaire qui lui aurait permis d'apaiser comme par magie les tensions autour de l'Étoile de Trévor. Mais il avait oublié qu'avant de devenir présidente, avant même d'être commissaire du peuple, Héloïse Pritchart avait été « commandant de brigade delta » : l'un des trois meilleurs commandants sur le terrain du mouvement de guérilla le plus efficace dans son combat contre les Législaturistes avant le coup d'État de Pierre. Arnold Giancola sentit une soudaine angoisse le saisir en comprenant à quel point il s'était trompé en évaluant sa réaction probable à la « provocation » manticorienne qu'il avait soigneusement manigancée. « En ce qui me concerne, dit-elle d'une voix d'acier, cette parodie, ce ramassis de mensonges, constitue une décision unilatérale de rompre les négociations avec nous. Je vais l'exposer devant une session extraordinaire du Congrès et, en me fondant sur sa fourberie manifeste et sa justification à peine voilée d'une annexion permanente par Manticore de planètes habitées par nos citoyens au mépris de leurs désirs, je compte annoncer mon intention de reprendre les opérations militaires actives ! » CHAPITRE CINQUANTE « Bonsoir, Lady Nord-Aven. Je suis ravie que vous ayez pu venir ! — Eh bien, merci ! Je suis ravie d'avoir été invitée », répondit Georgia Young tandis que le majordome l'introduisait dans un salon grandiose. C'était un très grand salon pour un appartement, même dans la ville d'Arrivée où l'espace n'était pas aussi rare et cher que sur des planètes plus peuplées. Il était peut-être plus petit que, disons, le salon vert de la résidence du comte du Tor, mais pas tant que ça. Ce n'était pas étonnant, sans doute, vu que le luxueux « appartement » dont il faisait partie occupait facilement trois mille mètres carrés. Dans l'une des tours résidentielles les plus chères de toute la capitale, cela allait sans dire. Pas mal pour une roturière, songea Georgia en tendant sa veste élégante au majordome dans un sourire gracieux. Il lui rendit son sourire, et elle faillit hausser le sourcil sous l'effet de la surprise. D'abord parce qu'il était inhabituel pour un domestique bien formé de rendre le sourire – ou le froncement de sourcils – des invités de son employeur. Mais aussi parce que ce sourire avait une nuance... bizarre qu'elle n'aurait pas su définir. Le majordome s'inclina légèrement avant de se retirer, et Georgia se secoua. Son sourire avait peut-être bien quelque chose d'inhabituel, mais peut-être aussi se faisait-elle des idées. Non qu'elle eût ce genre d'habitudes idiotes, mais cet après-midi prenait une tournure assez singulière pour mettre sur les nerfs n'importe quel digne expert en résolution de problèmes de l'Association des conservateurs. Elle se demanda une fois de plus si elle aurait dû parler de cette invitation à Haute-Crête avant de l'accepter. Et décida une fois de plus qu'elle avait eu raison de ne pas le faire. Elle commettrait une grosse erreur en le laissant croire qu'elle se sentait obligée de lui demander la permission de faire ce qu'elle voulait, et une plus belle encore en se le laissant croire à elle-même. «Je vous en prie, fit son hôtesse. Asseyez-vous. Puis-je vous proposer un rafraîchissement ? Du thé, peut-être ? Ou quelque chose d'un peu plus fort ? — Non, merci, répondit Georgia en prenant place dans un fauteuil morpho qui se révéla incroyablement confortable. Bien que j'aie été ravie que vous me demandiez de passer cet après-midi, milady, j'ai aussi été très surprise. Et mon emploi du temps était déjà bien rempli avant que ce plaisir inattendu ne se présente. Je ne peux rester qu'un bref moment, car le comte et moi-même devons rejoindre le Premier ministre pour un dîner de collecte de fonds. » Elle sourit. « Et bien que j'apprécie que vous ayez songé à me demander de passer, je suis sûre que vous me pardonnerez d'être abrupte en disant que je doute qu'il s'agisse d'une invitation mondaine. — Bien sûr que je vous pardonne. » Son hôtesse gloussa. « En fait, vous avez sûrement entendu dire que j'ai moi-même tendance à être un peu abrupte. Je crains que mes grâces mondaines ne soient pas des plus parfaites, ce qui a toujours beaucoup contrarié mes parents. Toutefois, je devrais sans doute souligner que, sur le plan mondain, bien sûr, vous n'avez plus vraiment besoin de me donner du "milady", milady. Je ne suis "que" Cathy Montaigne désormais, je le crains. — Et avant mon mariage avec Stefan, répondit Georgia avec un autre sourire gracieux, je n'étais "que" Georgia Sakristos. Peut-être pourrions-nous donc simplement nous dispenser de "milady" des deux côtés ? — Ce serait parfait – et si délicat ! » Montaigne gloussa de nouveau, d'excellente humeur, et Georgia se demanda ce qui la réjouissait à ce point. Elle se demandait également si cette bonne humeur manifeste était ou non bon signe. D'après le dossier de l'ancienne comtesse, c'était quand elle souriait qu'elle était la plus dangereuse. « Quitte à être délicate, fit Georgia, permettez-moi de vous féliciter tant pour votre élection à la Chambre des communes que pour le soutien politique que vous semblez recueillir là-bas. Je pense que vous ne m'en voudrez pas si je ne répète pas ces félicitations en public, car Stefan et le Premier ministre ne me reparleraient plus jamais s'ils me surprenaient en train d'échanger des politesses avec l'ennemi. Et, bien sûr, la comtesse de La Nouvelle-Kiev ferait sans doute bien pire. — J'en suis sûre, répondit Montaigne avec un sourire aveuglant. D'ailleurs, je passe une soirée de temps en temps à imaginer le degré d'irritation que je dois leur causer à tous les deux. Enfin, à tous les trois, j'imagine, en comptant votre mari. Évidemment, je me demande s'il y a quelqu'un pour le compter. Vous y compris. — Je vous demande pardon? » Georgia se raidit et se redressa aussi brutalement que le luxueux fauteuil morpho le permettait. Sa voix exprimait à la fois de la surprise et une certaine colère, mais il y avait une autre émotion derrière celles qu'elle avait délibérément choisi de montrer. Un soudain pincement d'inquiétude. Le soupçon que la gaieté de Montaigne pourrait bien se révéler un très mauvais signe. « Oh, je suis navrée ! fit Montaigne, l'air parfaitement sincère. — Je vous avais bien dit que mes "grâces mondaines" laissaient un peu à désirer, pas vrai ? Je ne voulais surtout pas dénigrer votre mari. Je sous-entendais simplement que l'on sait bien dans les cercles politiques que le comte se repose beaucoup sur vos... conseils, dirons-nous. Je ne voudrais pas me montrer ordinaire au point de parler d'éminence grise ou autre cliché, mais vous savez sûrement que personne dans la capitale ne doute que le comte de Nord-Aven suit de très près vos conseils. — Stefan se confie à moi, en effet, répondit Georgia d'un ton raide. Et je lui donne parfois des conseils. D'ailleurs je ne pense pas que ce soit déplacé de ma part, surtout vu ma position au sein de l'Association des conservateurs. — Oh, je n'ai jamais sous-entendu que cela soit déplacé, en aucune façon ! » Montaigne sourit à nouveau. « Je voulais juste établir que, indépendamment de votre place officielle dans la hiérarchie du gouvernement Haute-Crête, votre véritable créneau est un peu plus haut. — Très bien, convint Georgia en fixant son hôtesse d'un œil étréci. Je vous accorde que j'ai un peu plus d'influence en coulisses que le public ne pourrait le croire. J'imagine qu'à ce niveau je suis un peu dans la même position que, disons, le capitaine Zilwicki. — Oh, touché ! » Les yeux verts de Montaigne brillaient, et elle applaudit d'un air enjoué. « Très bien amené, dit-elle. J'ai à peine senti le couteau glisser entre mes côtes ! — J'espère que vous me pardonnerez ce que je vais dire, madame Montaigne, fit Georgia, mais l'Association des conservateurs a établi un dossier assez complet sur vous. Notamment depuis votre élection aux Communes. Et, quand vous m'avez invitée, j'ai bien sûr parcouru ce dossier. Il signalait, entre autres, que vous aimez déconcerter par votre franchise. Une observation dont je mesure de mieux en mieux l'exactitude. — Eh bien, je ne voudrais pas décevoir tous les subtils analystes, vous y compris, qui travaillent si dur au service de l'Association, n'est-ce pas ? — En effet. D'un autre côté, vous et moi pourrions peut-être nous entendre pour remiser nos fleurets et en venir au véritable objet de ma visite... quel qu'il soit. — Tout à fait. Il y a ce dîner auquel vous devez assister. » Montaigne sourit encore puis enfonça un bouton du bracelet de corn dissimulé sous l'apparence d'une antique montre de poignet très coûteuse. « Je crois que les carottes sont cuites, Anton, dit-elle dans le communicateur. Voudrais-tu te joindre à nous ? » Georgia haussa un sourcil élégant sans rien dire. Puis une porte masquée par une sculpture lumineuse de bon goût s'ouvrit, et Anton Zilwicki pénétra dans le salon en traversant la sculpture. Georgia l'observa avec un intérêt soigneusement dissimulé. Elle préparait un dossier sur lui depuis son retour de la vieille Terre avec Montaigne, et surtout depuis que celle-ci avait décidé de se présenter aux élections législatives. Plus elle en avait découvert sur son compte, et plus elle avait été impressionnée. Elle soupçonnait fort que la décision surprenante de Montaigne de briguer un siège aux Communes lui avait été soufflée par Zilwicki. Ce type avait un talent incroyable pour affranchir sa pensée des carcans conventionnels, et il était évident aux yeux de Georgia que Montaigne et lui formaient une équipe puissante et potentiellement dangereuse. Elle n'était pas mécontente que son mariage avec Stefan l'ait fermement placée dans les rangs de l'Association des conservateurs. Au moins, l'équipe Montaigne Zilwicki avait peu de chances de devenir une menace directe pour son propre pouvoir... contrairement à ce qui allait sûrement arriver à la comtesse de La Nouvelle-Kiev d'ici deux ou trois ans. C'était la première fois qu'elle voyait Zilwicki en chair et en os, pour ainsi dire, et elle dut bien admettre que c'était un spécimen impressionnant. On ne le dirait jamais séduisant, mais personne ne risquait non plus de lui faire de commentaire désobligeant en se trouvant à portée de ses bras. Elle eut une envie presque irrésistible de rire à l'idée de la mine que ferait son mari s'il se retrouvait coincé dans un cagibi en compagnie d'un Zilwicki furieux, mais cela n'empêcha pas ses instincts de se tendre. Elle avait beaucoup trop d'expérience pour ne pas comprendre qu'ils en venaient bientôt à la véritable raison pour laquelle Montaigne l'avait invitée à « passer ». De toute façon, ils ne faisaient pas d'effort particulier pour le cacher. « Lady Nord-Aven, permettez-moi de vous présenter le capitaine Anton Zilwicki, fit gaiement Montaigne. — Capitaine. » Georgia lui adressa un petit salut et dévoila volontairement son regard franchement scrutateur. « Votre réputation vous précède. — De même que la vôtre, répondit Zilwicki de sa voix grave et grondante. — Bien ! continua Georgia en reportant son attention sur son hôtesse. Je présume que la présence du capitaine signifie que vous avez un étonnant renseignement politique à me confier. Après tout, c'est pour cette raison que le Premier ministre, par exemple, aurait pu juger bon de me convier à un entretien de ce type. — Il y a des avantages à traiter avec d'autres professionnels, remarqua Zilwicki. L'efficacité et la franchise, à tout le moins. — Je m'efforce de ne pas perdre de temps quand il n'y a pas d'avantage tactique à en tirer, admit Georgia. — Dans ce cas, intervint Montaigne, je suppose que je te dois cinq dollars, Anton. » Georgia la regarda d'un air interrogateur, et l'ex-comtesse haussa les épaules. « Il m'avait parié que vous ne perdriez pas de temps à tourner autour du pot. » Elle sourit à Georgia un instant puis se retourna vers son amant imposant. — Dois-je demander à Isaac de revenir un moment, Anton ? — Je doute que ce soit nécessaire », répondit le capitaine. Il eut un sourire qui ne monta pas jusqu'à ses yeux, remarqua Georgia. Il ne regarda pas Montaigne. Son attention se concentrait sur leur invitée, et celle-ci eut du mal à ne pas frémir sous son poids. « Si nous vous avons invitée, dit-il au bout d'un moment, c'est pour vous offrir une chance que vous seriez sans doute bien avisée d'accepter. — Une chance ? répéta calmement Georgia. Quel genre de chance ? — La chance, répondit Montaigne d'une voix soudain posée, presque froide et très, très concentrée, de vous retirer de la vie politique et de quitter le Royaume stellaire. — Je vous demande pardon? » Georgia parvint à ne pas écarquiller les yeux sous l'effet de la surprise, mais ce ne fut pas facile. « C'est réellement une excellente occasion, lui dit Montaigne sur le même ton. Surtout le projet de quitter le Royaume. Je vous recommanderais de le faire sans laisser de traces, d'ailleurs. Si vous êtes d'accord avec nous, nous sommes prêts à vous accorder jusqu'à trois jours d'avance... Élaine. » Georgia avait ouvert la bouche pour lancer une réplique furieuse, mais elle la referma sur sa phrase comme le prénom Élaine lui donnait soudain froid dans le dos. Son regard resta sur Montaigne le temps de deux battements de cœur puis passa à Zilwicki. Si dangereuse que fût l'ex-comtesse dans l'arène politique, il ne faisait aucun doute dans l'esprit de Georgia que le capitaine était celui des deux qui avait découvert les informations liées à ce prénom. Elle envisagea de faire comme si de rien n'était, mais cela ne dura pas. La réputation de compétence et de conscience professionnelle de Zilwicki n'était plus à faire dans certains cercles difficiles d'accès, depuis quatre ans. « Je vois, dit-elle en s'imposant de parler d'une voix calme et sereine. Je n'ai pas entendu ce prénom depuis des années. Je vous félicite d'avoir fait le lien entre lui et moi. Mais je crains de ne pas bien comprendre en quoi cela vous pousse à vous croire capable de me... convaincre de quitter le Royaume, qui plus est "sans laisser de traces". — Chère jeune Lady, roucoula Montaigne, je doute fort que le Premier ministre serait ravi d'entendre parler de la carrière d'Élaine Komandorski avant qu'elle n'entre au service du peu regretté Dimitri Young. Quelle affaire sordide ! Vous savez, cette histoire de chantage, et les secrets industriels que vous avez extorqués à ce malheureux gentleman ? Vous vous souvenez : celui qui s'est suicidé... » Elle secoua la tête. « Je suis certaine que la délicatesse et la droiture extrêmes du Premier ministre seraient tout à fait choquées. — Je constate que votre réputation est méritée, capitaine, dit Georgia en fixant Zilwicki. D'un autre côté, je doute que vous ayez aucune preuve à l'appui de l'accusation de madame Montaigne. Si – et notez bien que j'utilise le conditionnel, ajouta-t-elle au bénéfice des inévitables enregistreurs –, si j'avais effectivement eu à voir avec une affaire telle que celle qu'elle vient de décrire, je suis persuadée qu'une femme dans ma position aurait passé le temps écoulé depuis à s'assurer qu'il n'existait aucune preuve de mes actes. — Je ne doute pas que vous l'auriez fait, gronda Zilwicki. Hélas, si compétente soyez-vous, vous n'êtes qu'une simple mortelle. Je crains que vous n'ayez raté quelques témoins en chemin. Je dispose de trois dépositions très intéressantes, d'ailleurs. — Des dépositions qui, j'en suis certaine, ne sont qu'ouï-dire, fit Georgia sur un ton beaucoup plus calme qu'elle. En partie, bien entendu, parce que je n'ai jamais rien eu à voir avec les événements que décrit madame Montaigne. Mais aussi parce que, si j'avais eu quelque chose à y voir, j'aurais veillé à ne pas avoir de complice capable de témoigner contre moi de première main. — J'en suis sûr », concéda Zilwicki. Chez quelqu'un d'autre, Georgia aurait pu croire qu'elle avait vu une étincelle dans ses yeux. Évidemment, Anton Zilwicki et l'idée d'étincelle étaient deux concepts contradictoires, surtout à un moment pareil. Ce type ressemblait trop à la roche de Gryphon. « Bien entendu, comme la duchesse Harrington et le comte de Havre-Blanc l'ont découvert il n'y a pas si longtemps, poursuivit-il, les témoignages par ouï-dire peuvent être dévastateurs auprès de l'opinion publique. » Non, sûrement pas une étincelle, songea Georgia. Une lueur au mieux... et laide, par-dessus le marché. — Mais comme la duchesse et le comte l'ont aussi prouvé, répondit-elle, les faux témoignages par ouï-dire lancés pour tenter de discréditer autrui ont tendance à revenir dans la figure de l'accusateur. Et vu les nombreuses relations de la famille de mon mari, je suis sûre que nous serions capables de résister à ce genre d'accusation. Vous pourriez même être surpris de voir qui s'avancerait pour témoigner de mon honnêteté ! Elle eut un doux sourire, mais sa confiance en prit un coup, une fois de plus, quand elle constata que ni Montaigne ni Zilwicki ne bronchaient à sa référence voilée au pouvoir des fichiers de Nord-Aven. — Au contraire, je ne serais pas surpris du tout, dit Zilwicki. Sans doute seraient-ils très embarrassés quand une analyse ADN aurait démontré que vous êtes bel et bien Élaine Komandorski. Vous avez été très efficace dans votre entreprise d'effacement des archives publiques concernant Élaine, mais vous avez manqué au moins une copie de votre dossier à la police d'Arrivée. » II sourit en la voyant se crisper sans pouvoir le cacher. « Je vous accorderai qu'il ne figure aucune condamnation dans le casier judiciaire d'Élaine, mais elle a fait l'objet d'un nombre d'enquêtes assez stupéfiant. Et les deux occasions où les charges ont été abandonnées parce que le témoin clé avait soudain mystérieusement – et définitivement – disparu font une lecture fascinante. Dans ces conditions, je pense qu'il serait naturel de la part de vos amis et alliés d'essayer de convaincre le public qu'un individu aussi sûr et honnête que vous ne peut pas avoir commis toutes ces choses affreuses dont la police vous pensait coupable. À moins, bien sûr, que le Premier ministre ne décide, comme dans le cas de certaines personnes accusées de tremper dans le trafic d'esclaves génétiquement modifiés, qu'il serait plus avantageux politiquement de vous jeter aux loups. — Je pense, dit-elle d'une voix plus monocorde et dure, que vous sous-estimez peut-être mon... influence auprès du Premier ministre. — Ah ! Donc il figure bien dans les fichiers, s'exclama Montaigne. Je m'en suis toujours doutée. Toutefois, Élaine, il vous faudrait une sacrée prise sur lui pour le convaincre de vous rester loyal. Surtout aujourd'hui, vu la façon dont la situation diplomatique se détériore. » Elle secoua la tête avec tristesse. «Je crains, connaissant le baron de Haute-Crête, qu'il ne soit enclin à faire ce qui s'impose étant donné les circonstances et, à regret sans doute, qu'il ne se désolidarise d'une femme qui aurait pu être impliquée dans des actes aussi déplacés, même de loin. Après tout, quoi que vous veuillez faire des informations le concernant dans vos fichiers, il y a des gens puissants qui se sentiraient obligés de vous en empêcher. Imaginez combien de carrières et de programmes politiques dépendent de sa présence au pouvoir. À moins, bien sûr, que vous n'ayez assez d'éléments sur eux tous pour convaincre le gouvernement entier de commettre un seppuku afin de sauver votre peau. Car, entre vous et moi, je ne compterais pas trop sur eux pour le faire par loyauté et bonté d'âme. — Peut-être pas. Mais, même s'ils choisissaient de ne pas prendre ma défense, je ne manque pas de pouvoir personnel pour contrer de telles accusations diffamatoires. — Eh bien, "diffamatoire" est un terme très relatif, dit Zilwicki. Par exemple, si quelqu'un devait aller voir la police d'Arrivée et lui fournir la preuve qu'une certaine Élaine Komandorski, peu avant qu'elle ne disparaisse et qu'une certaine Georgia Sakristos n'apparaisse, a été impliquée dans le meurtre de l'un de ses propres enquêteurs de la brigade financière, je pense que la police ne considérerait pas cela comme de la diffamation. Pas avant d'avoir mené une enquête approfondie, en tout cas. — Je vois. » Sa voix n'avait plus rien d'agréable désormais, nais elle était plus chaleureuse que le regard noir qu'elle posa sur lui. « D'un autre côté, quand il s'avérerait impossible de confirmer ces allégations – car, évidemment, elles seraient totalement fausses –, je suis certaine que les tribunaux seraient enclins à y voir de la diffamation, puisque ces allégations auraient été lancées par un adversaire politique. La Couronne n'apprécie pas beaucoup les gens qui tentent de se servir des tribunaux comme d'une arme politique, capitaine. — En effet. Et bien que je rechigne à l'admettre, il est tout à fait possible que suffisamment de juges figurent dans vos fameux fichiers pour que vous parveniez à survivre malgré les éléments de preuve très intéressants que j'ai déjà réussi à rassembler. D'un autre côté, cela n'a pas vraiment d'importance. Je n'ai pas besoin de m'adresser à la police. Ni aux tribunaux. — Ce qui signifie ? demanda-t-elle, tendue. — Ce qui signifie qu'après avoir découvert l'existence d'Élaine je me suis demandé d'où elle sortait. Je veux dire, elle est juste... apparue_ un beau jour, non? Et avec une belle réserve de capital. — Que voulez-vous dire ? » Georgia entendit sa voix trembler et se maudit. Mais elle ne pouvait rien y faire, pas davantage qu'elle ne pouvait s'empêcher de pâlir. « Je veux dire que j'ai retrouvé votre premier technicien bio-sculpteur, répondit très doucement le capitaine. Celui qui a normalisé la séquence génétique sur votre langue. » Georgia resta parfaitement immobile, stupéfaite, au-delà de l'incrédulité. Comment avait-il fait? Comment même un homme à la réputation d'Anton Zilwicki avait-il creusé si loin ? Elle avait enterré tout ça. Enterré là où cela ne verrait plus jamais la lumière du jour. Derrière Élaine, prête à laisser quelqu'un tomber sur son casier judiciaire de l'époque parce qu'on s'arrêterait là, sans chercher à savoir qui elle était avant Élaine. « Bien entendu, reprit Zilwicki, aucune loi n'interdit de faire effacer son numéro, pas vrai ? La plupart des esclaves libérés n'ont pas les moyens de s'offrir l'opération, mais l'effacement n'est certes pas un crime. Mais il a gardé la trace de votre numéro, Élaine. Le numéro d'une esclave que le Théâtre recherche depuis des années. Cette esclave qui a vendu un transporteur chargé d'esclaves en cavale en échange de sa propre liberté et d'un demi-million de crédits solariens. Savez-vous ce qu'ils ont l'intention de faire à cette esclave quand ils la trouveront ? » Georgia le dévisagea, cordes vocales figées, et il eut un sourire pincé. «Je n'ai jamais été esclave. Je ne prétends pas comprendre ce que quelqu'un qui l'a été serait prêt à faire pour gagner sa liberté. Et, de même, je ne prétends pas juger ceux qui veulent... discuter de ses actes avec elle. Mais je crois qu'à sa place, Élaine, je me ferais beaucoup plus de souci à cause du Théâtre que pour tout ce dont les tribunaux du Royaume stellaire pourraient vouloir parler avec elle. — Que... que me proposez-vous ? demanda-t-elle d'une voix rauque. — Soixante-douze heures standard d'avance sur vos poursuivants, dit-il sans détour. Je ne promettrai pas de ne pas remettre les preuves que j'ai rassemblées au Théâtre. Le "majordome" de Cathy ne nous le pardonnerait jamais. Mais Isaac m'accordera ces trois jours. Jérémie et lui sont des hommes raisonnables. Ils seront contrariés, mais ils savent ce que c'est que marchander, et ils connaissent les enjeux politiques pour lesquels nous nous battons ici, au Royaume stellaire. Ils se contenteront de savoir où reprendre les recherches. — Alors vous voulez juste que je disparaisse ? » Elle le regarda un moment puis secoua la tête. « Non. Vous voulez plus que ça. Je ne suis pas assez importante pour que vous preniez le risque que le Théâtre ne soit pas aussi "raisonnable" que vous l'espérez. puis vous causeriez beaucoup plus de tort à Haute-Crête et à son gouvernement en révélant simplement à Jérémie où me trouver. » Elle secoua encore la tête. « Vous voulez les fichiers pour votre usage personnel, n'est-ce pas ? — Non. » Ce n'était pas Zilwicki mais Montaigne, et sa voix posée avait la chaleur de l'hélium liquide. Georgia la fixa, incrédule, et l'ancienne comtesse haussa les épaules. « Je ne prétendrai pas que je ne suis pas tentée. Mais ces fichiers ont déjà fait assez de dégâts. Oh, je pourrais sûrement me convaincre que les véritables criminels, les salauds qui ont violé la loi impunément, méritent d'être dénoncés en public et qu'on les fasse chuter de façon spectaculaire. Mais l'autre tentation... celle de ne pas les dénoncer... » Elle secoua la tête. « Il serait trop facile de devenir comme la comtesse de La Nouvelle-Kiev et de me convaincre que la noblesse de mes fins justifie tous les moyens que je choisis d'utiliser. — Sans compter qu'un bon tiers des "preuves" contenues dans ces fichiers ont sans doute été fabriquées de toutes pièces pour commencer, renchérit Zilwicki. — Effectivement, fit Montaigne. — Alors que voulez-vous ? demanda Georgia. — Nous voulons que les fichiers soient détruits, dit le capitaine. Et que cela soit fait d'une manière qui prouve qu'ils ont été détruits. — Comment suis-je censée procéder ? — Vous avez déjà prouvé que vous étiez une femme très inventive et capable, Élaine, répondit Montaigne. Et tout le monde sait que les fichiers sont stockés dans une chambre forte de haute sécurité sous la résidence des Young en Arrivée. Je suis certaine que vous pourriez faire en sorte que cette chambre forte – et la maison avec – subisse des dommages spectaculaires. Sans perte de vie, je m'empresse de le préciser. — Vous comptez que je mette ça au point et que je quitte la planète sous trois jours standard ? » Elle secoua la tête. « Même si je voulais, je ne pourrais pas y arriver si vite. En tout cas pas en conservant assez de temps pour partir et que ça fasse une différence au final. — Les trois jours commenceraient le lendemain de la destruction des fichiers, dit Zilwicki. À moins, bien sûr, que vous n'essayiez de quitter la planète avant qu'ils ne soient détruits. — Et si je refuse, vous me remettriez vraiment au Théâtre ? Même en sachant ce qu'ils me feraient ? — Oui, répondit le capitaine sans hésiter. — Je ne vous crois pas, dit-elle doucement avant de se tourner vers Montaigne. Et malgré tout ce que j'ai entendu dire sur vous et votre relation avec le Théâtre, je ne pense pas que vous le laisseriez faire. Je crois que vous n'aimeriez pas vivre avec ce qu'ils me feraient sur la conscience. — Peut-être pas, fit Montaigne. Non. J'irai plus loin : je n'aimerais pas du tout vivre avec ça sur la conscience. Mais ne croyez pas une putain de minute que je ne le ferais pas pour autant. Contrairement à Anton, j'ai passé plusieurs dizaines d'années à travailler avec le Théâtre et des esclaves en fuite. Comme lui, je ne peux pas vraiment me mettre à leur place. L'enfer que vit tout esclave – même vous – est une chose que je ne peux qu'essayer d'imaginer. Mais j'ai vu ce que certains avaient fait pour gagner leur liberté. Et je les ai entendus parler d'autres esclaves, ceux qui en ont aidé à gagner leur liberté, et de ce que cela leur a coûté. Je ne vais pas vous dire depuis ma position confortable que j'exige un tel héroïsme et un tel esprit de sacrifice de tous les esclaves. Mais j'en ai connu qui étaient héroïques, et je connais l'histoire de ceux qui se sont sacrifiés. Et je sais que vous êtes personnellement responsable d'avoir renvoyé cinq cents esclaves en cavale dans cet enfer pour sauver votre peau... et pour une belle petite somme en prime. Alors, oui, "Élaine". Si Jérémie vous rattrape, je vivrai avec ce qu'il vous fera. » Georgia sentit quelque chose se recroqueviller au fond d'elle en plongeant son regard dans ces yeux verts implacables. « Et réfléchissez à ceci », ajouta le capitaine. Son regard impuissant se reporta sur lui, et le sourire qu'il lui adressa aurait fait honneur à un requin. « Même si je n'avais pas le cran de vous livrer au Théâtre en fin de compte, je n'en ai pas besoin. J'ai trouvé l'intermédiaire qui vous a servi à contacter Denver Summervale. J'ai sa déposition à lui aussi. Je doute beaucoup qu'elle tiendrait au tribunal, mais elle n'aurait pas besoin. Je l'enverrais simplement à la duchesse Harrington. » Ce qui avait déjà commencé à se recroqueviller s'effondra complètement devant la promesse glaciale qu'elle lisait dans les yeux d'Anton Zilwicki. Georgia Young, Lady Nord-Aven, regarda tour à tour ces deux visages si différents mais tout aussi implacables, et elle sut qu'ils pensaient tous les deux chacun des mots qu'ils avaient prononcés. « Alors, "Élaine", fit doucement Montaigne. Que choisissez-vous ? » CHAPITRE CINQUANTE ET UN Si seulement on avait une petite idée d'où ils sont partis », grommela Alistair McKeon. Il était affalé de manière déplorable et peu militaire dans son fauteuil, qu'il maintenait basculé vers l'arrière en s'appuyant du pied sur la table basse en cuivre martelé, dans la cabine de jour d'Honor. Sa veste d'uniforme pendait lamentablement au dos de son siège – une concession substantielle de la part de James MacGuiness, qui ne laissait pas n'importe qui encombrer les quartiers de son amiral. Alice Truman, pour sa part, élégante comme à son habitude, était assise dans le fauteuil qui faisait face à celui de McKeon, de l'autre côté de la table basse. Si son collègue masculin avait opté pour une chope de bière, Truman se contentait d'une tasse de café fumant et d'une petite assiette de croissants. Quant à Alfredo Yu, il avait pris place derrière le bureau et gribouillait sans but sur une feuille de papier avec un stylo à l'ancienne, pendant qu'Honor était assise en travers de son confortable divan. Elle avait étendu ses longues jambes sur les coussins et appuyait le dos contre l'accoudoir tandis que Nimitz était lové sur ses cuisses. Une assiette sur la table basse, à portée du chat sylvestre, contenait encore deux branches de céleri intactes, et Honor caressa doucement le chat ensommeillé de la main droite tout en tenant une tasse de cacao de la gauche. Une scène domestique très douillette, songea-t-elle en regardant ses trois principaux subordonnés. Hélas, cela ressemblait fort au calme avant la tempête, et la remarque d'Alistair ne soulignait que trop bien leur appréhension. « Nous voudrions tous savoir où ils sont, Alistair, répondit Truman. Mais on ne sait pas. — Nous ne savons peut-être pas où ils sont, intervint Yu, mais je crains que nous ne sachions où ils vont aller une fois qu'ils auront reçu leurs ordres. » L'ancien Havrien n'aimait manifestement guère sa propre conclusion, mais elle n'en était pas moins juste, songea Honor, maussade. « Pensez-vous que les Andermiens sachent que Havre a décidé de s'impliquer en Silésie ? demanda McKeon. — Je ne vois pas comment ils le sauraient, répondit Honor au bout d'un moment. Nous ne le savons nous-mêmes que parce que le capitaine Bachfisch nous a mis au courant. À moins qu'ils ne se soient montrés négligents ailleurs, je ne les imagine pas laisser les Andermiens les apercevoir. — Je ne sais pas, protesta vaguement McKeon. Le Fléau des pirates a repéré leurs contre-torpilleurs à Zoroastre, et nous savons que les renseignements militaires andermiens sont très efficaces. On pourrait croire qu'il y a au moins une chance qu'ils repèrent deux contre-torpilleurs havriens flambant neufs qui traînent en Silésie. — S'ils-arrivent à les distinguer de la masse de tous les bâtiments havriens plus vieux qui ont mal tourné dans la région, répondit Yu avec amertume. Souvenez-vous, si l'amiral Bachfisch les a remarqués, c'est uniquement parce qu'il s'est rendu compte qu'ils étaient neufs. — Même si les Andermiens les remarquaient, fit Truman, ils ne devineraient sans doute pas la raison de leur présence. Je veux dire : en soi, toute cette idée est assez absurde. Je doute que quelque chose d'aussi ridicule viendrait à l'esprit d'un analyste rationnel. — Pas "ridicule", rectifia Honor. "Audacieux" serait plus juste. — Et "complètement fou" encore mieux ! répliqua Yu. Ou peut-être serait-il plus exact de parler de folie des grandeurs. » Il secoua la tête. « Je déteste me dire que Thomas Theisman puisse autant présumer de ses forces sur le plan stratégique que cela en a l'air. — Il ne présume de ses forces que s'il ne dispose pas réellement de la puissance de combat nécessaire, fit observer Truman. — Alice a raison, Alfredo, dit Honor. D'ailleurs, c'est ce qui m'inquiète le plus dans cette histoire. Je ne connais pas Theisman aussi bien que vous, bien sûr, mais ce que je sais de lui me laisse à penser qu'il y a peu de chances qu'il succombe à la tentation de présumer de ses forces. Je ne cesse d'y revenir. Il n'aurait pas envoyé cette force aussi loin s'il n'avait pas jugé qu'il gardait suffisamment d'unités sous la main. — Je sais, répondit Yu. J'essaye peut-être juste de me donner un peu de courage en me convainquant que Thomas a fait une connerie. Mais je crois que ce qui m'ennuie le plus là-dedans, c'est que Thomas Theisman est la dernière personne dans la Galaxie que j'aurais imaginée désireuse de retourner en guerre contre Manticore. Bon sang ! Regardez tout ce que ce type a accompli. Pourquoi prendrait-il le risque de tout perdre alors que les diplomates discutent encore ? — Ce n'était peut-être pas son idée, fit Honor d'une voix apaisante. D'autres sont impliqués dans les décisions, vous savez. Je répugne à le dire, mais la situation pourrait bien sembler très différente de son point de vue. Comme vous dites, les diplomates discutent encore, mais combien de temps a passé depuis qu'ils se sont vraiment dit quelque chose pour la dernière fois ? Ou, du moins, corrigea-t-elle avec amertume, depuis que Haute-Crête et Descroix ont fait preuve d'une volonté réelle de conclure ce traité ? — J'espère qu'Alfredo et vous ne le prendrez pas mal, intervint McKeon, mais en fin de compte, de notre point de vue, peu importe pourquoi Theisman a décidé d'envoyer sa "seconde flotte" en Silésie. Si ce n'est qu'elle est manifestement là pour attaquer quelqu'un, bien sûr. » Honor et Yu le regardèrent, et il haussa les épaules sans se redresser dans son fauteuil. « J'ai bien aimé Theisman quand je l'ai rencontré à Yeltsin, moi aussi. Et je ne l'aurais pas non plus choisi dans le rôle du vilain. Mais, quelles que soient ses raisons, et si justifiées soient-elles par la bêtise reconnue de notre bien-aimé Premier ministre, nous devons maintenant nous concentrer sur les conséquences. Et les conséquences sont qu'il y a ici une flotte havrienne, de taille et de puissance inconnues, en un lieu actuellement inconnu, chargée d'une mission dont nous pouvons tous deviner les objectifs avec une précision raisonnable, je pense. Ce qui me ramène au début si seulement on avait une petite idée d'où ils sont ! — Eh bien, au moins nous savons où ils ne sont pas, fit Truman, acerbe. Enfin, nous savons qu'ils ne sont plus dans un système précis. — Oui, en effet », dit Honor, et Truman la regarda. Yu fit de même, et McKeon tourna la tête pour lui adresser un regard acéré en remarquant son ton pensif. Ils la fixèrent quelques secondes puis s'entre-regardèrent. « Et alors ? invita McKeon au bout d'un moment. — Hein ? » Honor se reprit. « Enfin... vous disiez, Alistair ? — Nous connaissons tous ce ton, Honor. Il se passe quelque chose dans votre tête, et je me demandais si vous accepteriez de le partager avec nous autres, simples mortels. » Il lui sourit d'un air effronté, et elle secoua la tête. « Un beau jour, Alistair McKeon, vos crimes de lèse-majesté reviendront vous hanter. Et s'il y a une justice dans l'univers, je serai là pour le voir ! — Nul doute. En attendant, vous ne partagez toujours pas. — D'accord, concéda-t-elle. Je pensais à quelque chose – un détail que vous avez mentionné tout à l'heure, d'ailleurs. — Un détail que j'ai mentionné ? — Quand vous vous demandiez si oui ou non les Andermiens étaient au courant de ce que les Havriens fabriquaient dans la région. — Eh bien quoi ? demanda McKeon en inclinant la tête et en fronçant les sourcils, songeur. — A la place des Andermiens, je ne serais pas enchantée de leur présence. Surtout que l'Empire a déjà l'air très mécontent de la nôtre. — Excusez-moi, milady, protesta doucement Yu, mais, à la place des Andermiens, la perspective d'une attaque de la République contre ceux que je m'efforce déjà d'évincer de Silésie ne me chiffonnerait peut-être pas trop. Au pire, que nous les battions ou qu'ils nous battent, le vainqueur sera beaucoup plus faible qu'avant l'affrontement. Par conséquent, les Andermiens peuvent simplement ordonner au "vainqueur" de quitter la région, soit avancer avec la quasi-certitude qu'ils pourront faire face à ce qui lui reste. — C'est assez vrai, fit Honor. Mais ne vous est-il pas venu à l'esprit, Alfredo, que ce que les Andermiens préparent en Silésie pourrait résulter d'une erreur de leur part ? — Quelle erreur ? » s'enquit Truman. Honor la regarda, et la blonde amiral haussa les épaules. e Je vois bien plusieurs erreurs qu'ils pourraient avoir commises. À laquelle faites-vous allusion ? — La même erreur que Haute-Crête et Descroix commettent depuis des années, en un sens, répondit Honor. Ils ont peut-être considéré que la guerre entre la République et nous était terminée. — S'ils l'ont jamais cru, ils ont sûrement compris, quand Theisman a annoncé l'existence de sa nouvelle flotte, que les accords ne tenaient plus, protesta McKeon. — Peut-être pas, dit Honor. Nous ne cessons de penser à la qualité des services de renseignement andermiens, mais tout a des limites. Et même si leurs espions avaient récolté toutes les informations disponibles, cela ne veut pas forcément dire que l'empereur et ses conseillers en ont tiré les bonnes conclusions. — Sauf votre respect, qu'est-ce que ça peut leur faire que la guerre soit terminée ou non ? demanda Truman. Le nouveau gouvernement de la République n'a pas l'air très intéressé par la conquête de la Galaxie connue, et l'Empire se trouve de l'autre côté de l'Alliance manticorienne par rapport à Havre. Dans ces conditions, je ne vois pas Gustav et ses conseillers considérer la République comme une grosse menace pour l'Empire, quoi qu'il advienne du Royaume stellaire. En fait, ils ne seraient sans doute pas mécontents de nous voir replonger dans une guerre ouverte avec Havre, car cela nous empêcherait de renforcer nos effectifs contre eux ici. D'ailleurs, c'est l'effet que produit déjà la seule menace d'une reprise des hostilités avec Havre ! — Je comprends bien tout cela, fit Honor. Et il se peut que vous ayez raison, Alice. Mais si Thomas Theisman est prêt à retourner en guerre contre le Royaume dans certaines circonstances ou pour certaines raisons, alors Shannon Foraker et lui ont dû faire beaucoup plus pour compenser notre avantage technologique que quiconque au sein de la DGSN de Jurgensen n'est prêt à l'admettre. Et, si c'est le cas, alors, quel que soit l'équilibre militaire que Gustav a pris en compte, il est sans doute largement dépassé. Et quoi que veuille réellement le nouveau gouvernement de la République, Gustav Anderman n'est pas un dirigeant à se reposer sur les bonnes intentions d'un puissant voisin. Surtout quand le voisin en question était encore lancé dans une grande entreprise de conquête il y a quatre ou cinq ans T. — Sans compter qu'il n'est pas assuré que ce puissant voisin reste dirigé par le gouvernement actuel, observa Yu sur un ton soudain pensif. — Tout à fait. Historiquement, les Andermiens n'ont jamais accordé beaucoup de crédit aux formes républicaines de gouvernement. Ils ne les aiment pas et ne s'y fient pas vraiment. Ils se sentaient probablement plus à l'aise avec les Législaturistes qu'avec le comité de salut public, mais je ne serais pas étonnée s'ils préféraient le comité à la République. Ils considèrent les systèmes de gouvernement électifs comme dangereux car changeants et imprévisibles dans le meilleur des cas. — Donc, ce que vous sous-entendez, c'est que, s'ils pensaient la République assez puissante pour avoir une chance réaliste de vaincre Manticore, ils n'aimeraient pas beaucoup ça, résuma lentement McKeon. — L'Empire croit fermement aux vertus de l'équilibre des pouvoirs comme la meilleure façon à long terme de promouvoir sa propre sécurité, dit Honor. Mais si la République, qui est déjà beaucoup plus étendue que le Royaume, parvient à détruire ou du moins à sérieusement handicaper l'Alliance manticorienne, exit cet équilibre des pouvoirs. Et la nation qui émergerait – ou ré émergerait – soudain comme première puissance militaire de toute la région serait gouvernée par un système dont un empereur andermien aurait naturellement tendance à se méfier. — Un système, de plus, qui n'aurait pas encore fait la preuve qu'il est parti pour durer, approuva Yu. — Vous tenez peut-être quelque chose, répondit Truman. Mais, même ainsi, je crains qu'il ne soit trop tard pour que votre sagacité fasse une différence. Quoi que Theisman et Pritchart mijotent, Gustav a manifestement l'intention de dévorer les meilleurs morceaux de la Confédération. Et nos brillants dirigeants n'ont rien fait pour l'en dissuader. Sauf, bien sûr, laisser notre force d'intervention en plan. Il est un peu tard pour attendre des mesures plus sérieuses du gouvernement actuel, si juste que soit votre analyse. À supposer, bien entendu, que qui conque en Arrivée soit prêt à écouter ce que vous ou le comte de Havre-Blanc avez à dire de toute façon. — Oui, en effet ! » McKeon grimaça. « Je vois tout à fait Haute-Crête ou Descroix modifier leur politique étrangère en se fondant sur une de vos suggestions, Honor ! — Je ne pensais pas forcément à eux, dit très lentement Honor. — Quoi ? » McKeon se redressa de façon à faire pivoter son fauteuil vers elle, l'air indéniablement désapprobateur. « Alors à qui, au juste ? demanda-t-il sur un ton soupçonneux. — Allons, Alistair ! railla-t-elle. Si je ne pense pas à quelqu'un de notre côté, qui d'autre pourrais-je bien envisager ? — Et qu'est-ce qui vous fait croire que l'amiral von Rabenstrange ajouterait foi à un message de votre part concernant cette supposée "seconde flotte" que nous n'avons jamais été fichus de trouver ? répondit McKeon. D'ailleurs, qu'est-ce qui vous fait croire qu'il le lirait ? — Qui a parlé de lui envoyer un message ? » fit Honor, et ses trois subordonnés la fixèrent soudain avec incrédulité. « Quoi ? » Chien-lu von Rabenstrange regarda son chef d'état-major, parfaitement incrédule. « D'après la sécurité du périmètre, répondit le Kapitiin der Sterne Isenhoffer sur le ton d'un homme qui n'en croyait pas son propre rapport, il s'agit d'un unique vaisseau du mur manticorien, monsieur. Il s'est identifié comme étant le HMS Troubadour, l'un de leurs SCPC de classe Méduse. D'après nos renseignements actuels, le Troubadour est le vaisseau amiral du contre-amiral McKeon. — Et ce bâtiment est arrivé ici, à Saxe, tout seul ? À en croire la sécurité, oui », dit Isenhoffer, et Rabenstrange fronça les sourcils. Les équipements de détection passive de Saxe n'étaient peut-être pas aussi sensibles que ceux qui protégeaient un système comme La Nouvelle-Berlin, mais ils auraient sûrement détecté l'empreinte de transit de tout vaisseau qui aurait accompagné le Troubadour en sortie d'hyperespace. — Et ce bâtiment a-t-il dit quelque chose en dehors de s'identifier? s'enquit-il au bout d'un moment. — Eh bien, Herr Herzog, oui. — Alors, je vous en prie, ne m'obligez pas à vous soutirer les mots un par un, fit-il, acerbe. — Pardonnez-moi, monsieur, dit Isenhoffer. Mais cela paraît tellement absurde... » Il s'interrompit et donna l'impression de se secouer. « Monsieur, le Troubadour prétend avoir la duchesse Harrington à son bord. Et la duchesse a officiellement demandé à vous parler en personne. — À moi ? répéta prudemment Rabenstrange. La duchesse Harrington elle-même ? — C'est ce que dit le Troubadour, monsieur. — Je vois. — Sauf votre respect, monsieur, je vous recommande de ne pas laisser le Troubadour s'enfoncer davantage dans le système. » Rabenstrange le regarda d'un air interrogateur, et le chef d'état-major haussa les épaules. « La requête de la duchesse Harrington, même si elle est sincère, est ridicule. Il existe des canaux désignés par lesquels un commandant de flotte peut en contacter un autre. — Et, à votre avis, pourquoi la duchesse a-t-elle négligé ces autres canaux ? — J'imagine qu'il est possible que ce soit une tentative spectaculaire de sa part pour trouver une solution pacifique aux tensions entre son commandement et le vôtre », répondit prudemment Isenhoffer. En tant que chef d'état-major de Rabenstrange, il savait combien le Herzog s'était opposé à la politique actuelle de l'Empire en Silésie. Il savait aussi exactement ce que Rabenstrange avait dit à Sternhafen avant de le renvoyer chez lui en disgrâce. Et, peut-être plus important encore à cet instant précis, il était conscient du respect que son supérieur vouait à Honor Harrington. « À en juger par votre ton, même si vous le jugez possible, vous ne le pensez pas franchement probable. — Honnêtement, monsieur, non, reconnut Isenhoffer. Et, sauf votre respect encore une fois, même si c'est bien de cela qu'il s'agit, elle doit se rendre compte depuis le temps qu'il est trop lard. — Je ne me souviens pas avoir donné l'ordre d'attaquer Sidemore, fit remarquer Rabenstrange d'une voix soudain très froide. — Bien sûr que non, monsieur ! » dit aussitôt Isenhoffer, mais il y avait une nuance d'entêtement hésitant dans sa réponse. Chien-lu von Rabenstrange n'avait pas choisi un béni-oui-oui ni un faible pour chef d'état-major. «Je ne sous-entendais pas que vous l'aviez fait. Mais la duchesse Harrington doit être consciente à ce stade que Sa Majesté impériale a la ferme intention de fixer nos frontières stratégiques ici en Silésie. Je pense donc, monsieur, que, cela posé, la seule chose qu'elle puisse vous annoncer qui soit susceptible d'apaiser les tensions entre nos deux forces serait une reconnaissance de nos exigences territoriales. Et si elle était prête à une telle concession, cela découlerait indubitablement d'instructions de la part de son gouvernement, qui nous auraient été communiquées par les canaux habituels. — Ce qui nous ramène à ma question : pourquoi n'a-t-elle pas utilisé ces canaux directement, non ? » fit Rabenstrange. Isenhoffer acquiesça. « Eh bien, si vous ne croyez pas qu'elle soit là pour proposer une solution diplomatique à la crise, alors pourquoi est-elle là, à votre avis ? — J'envisage deux raisons, monsieur, répondit Isenhoffer. D'abord, je ne serais pas surpris de découvrir qu'elle est venue de son propre chef dans un effort pour retarder l'inévitable. Elle pourrait proposer une sorte de parenthèse le temps de demander des instructions supplémentaires à son gouvernement, mais je me méfierais un peu de ce genre de proposition. Le délai que cela implique pourrait bien permettre au Royaume stellaire de transférer de nouveaux renforts vers Sidemore. » Ensuite, monsieur, je ne vois guère de meilleure façon pour elle de se faire une idée plus précise de notre force actuelle à Saxe que d'amener un vaisseau du mur et son équipement de détection au cœur même du système. Je ne dis pas que cela serait son objectif premier, mais ce serait une conséquence inévitable si nous lui permettions d'entrer dans le système. — Vous avez peut-être raison, dit Rabenstrange au bout d'un moment. D'un autre côté, contrairement à vous, j'ai déjà rencontré cette dame. Quand elle parle, cela vaut généralement la peine de prendre le temps de l'écouter. D'ailleurs, d'une certaine manière, je préférerais qu'elle ait une idée précise de notre force. Ces "erreurs" qui se multiplient depuis que cet imbécile de Gortz s'est fait tuer à Zoroastre sont dangereuses, Zhenting. Et pas seulement à cause du nombre de gens qu'elles ont déjà tués. » L'empereur a l'intention de fixer nos frontières, et il est peut-être prêt à entrer en guerre avec Manticore pour y parvenir s'il le faut, mais cela ne veut pas dire qu'il ne préférerait pas que cela se fasse sans plus d'effusions de sang. Je n'ai pas non plus envie d'être responsable de plus de morts que nécessaire. Laissons-la délivrer le message qu'elle souhaite m'apporter. Et permettons-lui de voir notre force. S'il existe un moyen d'éviter davantage de victimes, alors, bien sûr, explorons les possibilités. Et si le fait de connaître notre puissance la rend plus prudente ou la pousse à insister auprès de ses supérieurs pour qu'ils accèdent aux demandes de l'empereur, tant mieux. — Mais, Herr Herzog, protesta Isenhoffer, c'est un seigneur graysonien. Elle va insister pour amener ses hommes d'armes à l'entretien, et vous connaissez les sentiments de l'empereur sur la question depuis l'affaire Hofschulte. — Oui, effectivement. » Rabenstrange fronça de nouveau les sourcils. Puis il haussa les épaules. « Exposez-lui les conditions de l'empereur, Zhenting. Si elle ne les accepte pas, nous serons limités à un entretien électronique. » — Ça ne me plaît pas, milady, s'entêta Andrew LaFollet. — Et je crains de ne pas me rappeler vous avoir demandé si cela vous plaisait, répondit Honor, beaucoup plus acerbe que d'ordinaire. — Mais surtout en ce moment, avec la tension qui règne, c'est... — Surtout en ce moment, fit Honor, inflexible, il est particulièrement important d'éviter tout incident. Ou de sous-entendre que je me méfie en quoi que ce soit du Herzog von Rabenstrange. I .a question n'est plus à débattre, Andrew. » LaFollet avait ouvert la bouche, mais il la referma. L'expression de son visage oscillait entre obstination et désapprobation profonde, mais il comprit que la discussion était terminée. Il échangea un regard avec Spencer Hawke puis se retourna vers Honor. « D'accord, milady, soupira-t-il. Nous allons faire à votre façon. — Je sais bien », répondit-elle sereinement. Le Fregattenkapitiin qui escorta Honor hors du hangar d'appontement du supercuirassé Cainpenhausen était tout à fait courtois, mais il avait manifestement ses réserves sur toute cette affaire. Que les étuis à pulseur des trois hommes d'armes qui accompagnaient la duchesse soient vides l'avait apparemment un peu aidé à se faire une raison, mais, à en juger par le regard qu'il avait lancé à Nimitz, la réputation du chat sylvestre le précédait. Le Fregattenkapitiin n'avait pas l'air très sûr qu'on n'aurait pas dû le considérer comme une arme au même titre que les pulseurs des gardes du corps. D'un autre côté, il n'était à l'évidence pas prêt à discuter ce point de son propre chef. L'ascenseur déposa le petit groupe dans la coursive juste devant la salle de briefing d'état-major principale du Canzpenhausen. Deux fusiliers andermiens étaient en faction devant le sas, accompagnés d'un Kapitiin der Sterne portant à l'épaule l'aiguillette d'officier d'état-major. « Duchesse Harrington, dit-il dans un anglais standard précis à l'accent germanique, avec un petit salut formel. — Oui, fit Honor avant de hausser le sourcil. Et vous êtes ? — Kapitiin der Sterne Zhenting Isenhoffer, chef d'état-major du Herzog von Rabenstrange. Je suis honoré de vous rencontrer, milady. — Moi de même », répondit Honor. Isenhoffer regarda ses hommes d'armes derrière elle, et quelque chose qui ressemblait fort à une étincelle brilla dans ses yeux en remarquant leur mine. « Milady, fit-il en reportant toute son attention vers Honor, je vous présente mes excuses pour toute insulte involontaire que vous auriez vue dans notre insistance à ce qu'aucune arme ne soit introduite en présence du Herzog. Cette exigence ne vient pas de lui. L'empereur s'est montré des plus déterminés sur cette question dans le sillage de l'incident Hofschulte. Je crains que ses instructions ne puissent être discutées. — Je vois. » Honor l'observa d'un air pensif. Gustav Anderman n'avait jamais été connu pour son caractère chaleureux et confiant, mais on pouvait difficilement lui reprocher de l'être encore moins dans ce cas précis. Gregor Hofschulte s'était élevé au grade de lieutenant-colonel des fusiliers andermiens. Un homme d'une loyauté sans faille, qui avait bien servi son empereur pendant près de trente ans T. Un homme qui, sans prévenir, avait sorti son arme de poing et ouvert le feu sur le prince Huang, le jeune frère de l'empereur, et sa famille. Le prince et sa femme avaient survécu, contrairement à l'un de leurs enfants. Pourquoi et comment au juste Hofschulte avait agi ainsi demeurait une énigme, car le lieutenant-colonel avait péri dans l'agression. Les gardes du corps du prince Huang avaient réagi presque aussitôt, et le corps de Hofschulte avait été très abîmé par les tirs qui l'avaient tué. D'après la DGSN, quelques membres au moins des services de sécurité andermiens pensaient qu'il avait été « ajusté » pour porter cette attaque. Ce qui, d'une certaine façon, les inquiétait beaucoup plus que l'éventualité qu'un homme considéré comme parfaitement loyal ait craqué naturellement » et soit devenu fou furieux sans présenter de signes avant-coureurs. Les militaires andermiens, comme leurs homologues manticoriens, étaient censément protégés contre des techniques telles que l'ajustement. Si quelqu'un avait réussi à briser ces barrières une fois, rien ne garantissait qu'il ne puisse pas recommencer. Ce qui expliquait sans doute en retour l'interdic1 ion draconienne du port d'armes en présence de membres de la famille impériale qu'avait imposée Gustav. « Je vous assure, Kapitiin Isenhoffer, que je ne me sens pas le moins du monde insultée, dit-elle pour rassurer l'officier. Toutefois, il y a encore un détail que je dois régler avant de rencontrer le Herzog. Excusez-moi un instant. » Isenhoffer parut perplexe, mais l'expression de son visage n'était rien comparée à celle de LaFollet tandis qu'elle demandait à Nimitz de quitter son épaule et le tendait à Simon Mattingly. Puis elle ouvrit sa veste et la passa à LaFollet. Son homme d'armes lui adressa un regard réprobateur en se saisissant de la veste, et celui-ci s'accentua encore comme elle remontait la manche gauche de sa chemise. Le sourire qu'elle lui décocha mêlait l'espièglerie et une nuance d'excuse, puis elle fléchit sa main artificielle en un mouvement qui aurait dû mettre en contact la pointe de son index avec celle de son petit doigt. Mais les impulsions nerveuses qui auraient fait bouger les doigts de sa main naturelle de cette façon eurent un effet tout autre : un rectangle de peau sur l'intérieur de son avant-bras, mesurant deux centimètres de long et un et demi de large environ, se replia soudain. Un petit compartiment s'ouvrit dans la prothèse et, quand elle serra le poing, un chargeur de pulseur trente coups en jaillit. Elle le rattrapa au vol de la main droite tandis que LaFollet la dévisageait, incrédule, puis elle sourit à Isenhoffer – qui avait l'air plus ébahi encore que son homme d'armes, si c'était possible. « Pardonnez-moi, Kapittin, dit-elle. Comme vous le savez peut-être, j'ai moi-même subi plus d'une tentative d'assassinat. Quand mon père m'a aidée à concevoir ma prothèse, il a suggéré quelques petites... améliorations. Ceci en est une », ajouta-t-elle en lui tendant le chargeur. Elle leva la main et donna un nouvel ordre à ses muscles artificiels. En réponse, son index se raidit brutalement et les autres doigts de sa main se replièrent comme pour agripper la crosse d'un pulseur invisible. « Il faudrait que je fasse remplacer l'extrémité de l'index si jamais je m'en servais, je le crains, dit-elle avec un sourire fantasque. Mais mon père disait que cela en valait la peine. — Je vois », fit Isenhoffer sans véritable réaction. Puis il se reprit. « Je vois, répéta-t-il d'une voix plus normale. Votre père semble être un rare visionnaire, milady. — C'est ce que j'ai toujours pensé, répondit Honor en ignorant soigneusement le regard furieux qu'Andrew LaFollet s'appliquait à lui lancer. — Oui. Eh bien, si vous êtes prête, reprit l'officier andermien en glissant le chargeur dans une poche tandis qu'Honor reprenait sa veste et l'enfilait à nouveau, le Herzog vous attend. — Bien sûr », murmura Honor. Elle tendit les bras vers Nimitz, qui y bondit avec légèreté, et passa le sas de la salle de briefing derrière Isenhoffer. Elle en était certaine, les systèmes de surveillance l'observaient dans la coursive et elle espérait qu'on tirerait les bonnes conclusions de son abandon du chargeur. Elle doutait fort que même des agents de sécurité andermiens auraient réussi à déceler l'arme intégrée à sa prothèse. En tout cas, elle lui avait coûté assez cher pour être indétectable ! Et elle l'avait fait tester par la sécurité du Palais à Manticore. Elle venait donc de démontrer qu'elle aurait pu introduire une arme en présence de Rabenstrange si elle avait vraiment voulu... et qu'elle prenait au sérieux sa promesse solennelle de ne rien faire de tel. Et enfin qu'elle voulait que son interlocuteur le sache dans les deux cas. C'était peut-être un détail, mais c'est sur des détails qu'on bâtit la confiance, et elle avait terriblement besoin que Chien-lu von Rabenstrange lui fasse confiance cet après-midi comme jamais. Ses hommes d'armes la suivirent, et elle observa les yeux des deux gardes du corps debout derrière Rabenstrange. La femme, qui devait être la plus gradée, lui adressa un regard acéré, et Honor sourit intérieurement à cette preuve qu'on l'avait bel et bien surveillée dans la coursive. Mais la garde ne la détailla qu'un instant avant de passer comme son collègue à un examen attentif de LaFollet, Hawk et Mattingly. Les trois Graysoniens leur rendirent la pareille avec un professionnalisme équivalent, et Honor dissimula un plus grand sourire-encore en captant les émotions prudentes de chaque côté. Mais cela fut bref, et elle reporta son attention sur le petit homme assis au bout de la table de briefing. « Bienvenue à bord du Campenhausen, milady, fit Chien-lu von Rabenstrange. — Merci, milord », répondit Honor, et Rabenstrange sourit légèrement. Elle décelait dans ses émotions de la circonspection, mais aussi de la curiosité. Et, plus important encore, elle perçut une nette pointe de confiance. Elle l'avait espéré, mais elle ne s'était pas laissée aller à compter dessus. Rabenstrange et elle avaient établi des liens de sympathie personnelle qui allaient plus loin que leur relation purement professionnelle lors de sa dernière affectation en Silésie. Il était manifestement conscient de la tension inhérente à leur rencontre, vu les circonstances, mais il se fiait à son intégrité personnelle. Suffisamment pour accepter de la recevoir, du moins. « Je dois avouer, dit-il, que je suis un peu... surpris de votre présence ici, milady. Étant donné les circonstances, vu la tension et les récents événements regrettables entre nos deux commandements, je ne m'attendais pas à un contact direct à ce niveau. — Je vous avouerai que je comptais un peu là-dessus, en fait, milord », répondit-elle. Il inclina la tête d'un air interrogateur, et elle sourit. « J'ai quelque chose d'un peu inhabituel à discuter avec vous, et je me suis dit que c'était le meilleur moyen d'obtenir votre attention. — Ah oui? murmura-t-il avant de sourire à son tour. Eh bien, milady, je ne peux certes pas vous garantir que je me trouverai en accord avec ce qui vous amène. Mais j'admets que vous avez piqué ma curiosité. Alors pourquoi ne pas commencer ? » Il désigna gracieusement un siège auprès de la table de conférence; Honor y prit place et posa Nimitz sur ses genoux. « Volontiers, milord. Je me rends compte que les tensions entre l'Empire et le Royaume stellaire sont fortes en ce moment. Et je ne propose pas d'essayer de tout résoudre comme par magie à nous deux. À l'évidence, cela devra se régler en fin de compte à un plus haut niveau. En attendant, toutefois, je suis récemment entrée en possession d'informations que je pense devoir logiquement partager avec un représentant de l'Empire. Des informations qui pourraient avoir certaines conséquences sur le déploiement de nos deux forces. — Des informations ? — Oui, milord. Voyez-vous... » CHAPITRE CINQUANTE-DEUX « Alors, Zhenting, qu'en pensez-vous ? » Le Herzog von Rabenstrange et le Kapitiin Isenhoffer se tenaient sur le pont d'état-major du Campenhausen et regardaient l'icône brillante du HMS Troubadour accélérer régulièrement vers l'hyperlirnite. «Je pense... » Le chef d'état-major s'interrompit puis haussa imperceptiblement les épaules. « Je pense qu'à plus d'un titre tout cela semblait très... commode pour la duchesse Harrington, monsieur. — Commode ? » Rabenstrange fit rouler le mot sur sa langue et leva la tête vers son subordonné plus grand. « Un choix de terme intéressant, Zhenting. Pas entièrement faux, j'imagine, mais... » Il secoua la tête. « Si "commode" que cela puisse être pour elle dans certaines circonstances, cela reste des plus malcommodes dans la plupart. Je crois qu'on peut dire qu'elle est prise entre deux feux. — À moins qu'elle ne parvienne à nous convaincre de la laisser tranquille, monsieur, fit remarquer Isenhoffer sur un ton de scepticisme têtu mais respectueux. — Peut-être, concéda Rabenstrange, l'air dubitatif. Néanmoins, je soupçonne que l'empereur serait très impressionné par la logique de son analyse. À supposer, bien sûr, que les données sur lesquelles elle se fonde aient une base dans la réalité. — Je suis tout à fait d'accord que l'exactitude ou non de ses informations est cruciale en la matière. » Le chef d'état-major fit mine de rajouter quelque chose mais s'arrêta, changeant manifestement d'avis. — Oui ? l'invita Rabenstrange. — J'allais dire, monsieur, fit Isenhoffer au bout de quelques instants, que, bien que je persiste à nourrir des soupçons quant aux motivations de la duchesse Harrington, je ne pense pas honnêtement qu'elle vous ait menti. » Isenhoffer était à l'évidence embarrassé de le reconnaître, et Rabenstrange sourit sans humour. Cet aveu devait avoir coûté au Kapitiin, il le savait. Cela l'aurait arrangé s'il avait pu arguer qu'Honor Harrington n'avait pas dit la vérité sur ce qu'elle avait découvert des activités de la République de Havre en Silésie. Hélas, il était trop intègre pour cela. Ce qui, par certains côtés, ne conférait que plus de poids à ses soupçons sur les motivations de la Manticorienne, reconnut le Herzog. — Je pense, dit lentement le petit amiral, qu'il serait bon de nous rappeler que ses motivations ne sont pas les seules à être suspectes dans cette affaire. Par exemple, si nous partons de l'hypothèse que la duchesse nous a bel et bien dit la vérité et que l'analyse de son officier de renseignement est exacte, nous devons aussi nous demander ce que prépare au juste la République. — Pardonnez-moi, monsieur, dit Isenhoffer, mais, à mon avis, les objectifs de la République sont assez clairs. À la place de la présidente Pritchart ou de l'amiral Theisman, il y a sans doute longtemps que j'aurais eu recours à des opérations militaires afin d'imposer la résolution des négociations. À supposer, bien entendu, que j'en aie eu la capacité. » Il haussa les épaules. « À cet égard, je pense que la duchesse Harrington a probablement bien analysé les intentions de la République, à la fois en ce qui concerne ses territoires occupés et Sidemore. — Peut-être, répondit Rabenstrange. Mais songez-y, Zhenting : les Havriens nous ont encouragés à poursuivre nos objectifs en Silésie. Certes, ils ne l'ont fait que lors de conversations privées, pas en public, mais vous et moi avons lu les synopsis que le ministère des Affaires étrangères a établis des discussions de l'ambassadeur Kaiserfest avec leur ministre des Affaires étrangères. Même en tenant compte d'une certaine perte dans la transmission, monsieur Giancola s'est montré remarquablement précis. Et très encourageant. » Il marqua une longue pause tout en observant l'icône du Troubadour, puis il releva les yeux vers Isenhoffer. « Pourtant, malgré cela, il n'a jamais mentionné la possibilité d'opérations havriennes au sein de la Confédération. Mieux, il a spécifiquement informé Kaiserfest qu'il serait impossible à la République de nous offrir un soutien officiel, fût-il verbal, à cause de l'opinion publique havrienne. — Vous pensez qu'il essayait de nous manœuvrer et de nous mettre en porte-à-faux ? fit Isenhoffer en plissant le front. — Je crois que c'est tout à fait possible. Il espérait au minimum se servir de nous, à l'évidence, pour détourner l'attention de Manticore pendant que sa propre Flotte préparait son offensive. Ça, bien sûr, je suis persuadé que le ministère des Affaires étrangères l'avait déjà envisagé. Mais qu'il n'ait jamais fait la moindre allusion au fait que Havre se préparait à reprendre les opérations actives – en tout cas d'après ce que j'ai pu tirer des synopsis – me paraît révélateur. D'ailleurs, je dirais même qu'il a fait de son mieux pour éviter de suggérer d'une quelconque manière que de telles opérations étaient envisagées. Il peut s'agir en partie d'un simple souci de maintien de la sécurité opérationnelle. Mais la décision d'envoyer leurs forces spatiales dans la Confédération sans le mentionner du tout alors qu'ils nous encourageaient dans un même temps à nous embarquer dans l'aventure était au mieux... téméraire. — Quelles pourraient bien être leurs raisons ? se demanda Isenhoffer à haute voix. — J'en vois au moins une, répondit Rabenstrange d'un air sombre. Imaginez qu'ils aient voulu – ou du moins espéré – que les Mamies et nous entrions bel et bien en guerre, et que l'un de nous batte l'autre. Je pense que leurs stratèges pourraient sans risque présumer que, quel que soit le vainqueur, notre puissance militaire souffrirait ou serait même gravement diminuée. Et si par le plus grand des hasards la République devait avoir une flotte fraîche et pimpante dans le voisinage... » Il laissa sa phrase en suspens, et le front d'Isenhoffer se plissa un peu plus. — Monsieur, vous croyez réellement que la République de Havre envisagerait d'entrer en guerre contre le Royaume stellaire et l'Empire simultanément ? — À première vue, cela semble ridicule, reconnut Rabenstrange. Mais vous avez vu les mêmes rapports d'espionnage que moi. Nous n'avons pas réussi à percer la sécurité autour du "Refuge", mais il est évident que Theisman et Pritchart sont parvenus à monter une flotte largement plus nombreuse et moderne qu'ils ne l'admettent. Ils ont peut-être accompli davantage encore que nous ne le pensons. N'oubliez pas que, pendant des décennies, la politique étrangère des Législaturistes visait par ordre de priorité le Royaume stellaire, la Silésie puis l'Empire. Si Pritchart et Theisman ont le sentiment de disposer d'une puissance militaire suffisante, ne seraient-ils pas tentés de revenir à cette politique ? — Rien de ce qu'ont rapporté nos analystes ne suggère que la présidente Pritchart raisonne de cette façon, monsieur, fit remarquer Isenhoffer. — Les analystes peuvent se tromper. Peut-être plus important, Pritchart n'opère pas dans un désert politique. Je n'ai jamais été satisfait de notre compréhension de la dynamique interne de son gouvernement. Il nous est impossible de connaître toutes les factions et contrefactions avec lesquelles elle pourrait être forcée de compter. Et même si elle répugnait à reprendre les opérations actives contre Manticore autant que nos analystes le disent et que ses propres déclarations publiques le laissent penser, elle a manifestement l'air d'avoir décidé de le faire malgré tout. Et si elle se sent contrainte à retourner en guerre, peut-être y voit-elle aussi une occasion d'atteindre les buts traditionnels de Havre dans ce secteur une bonne fois pour toutes. — Cette possibilité existe sans doute, monsieur, dit lentement Isenhoffer. Cela me paraît juste un peu trop machiavélique pour elle. — À moi aussi, reconnut Rabenstrange. Pour être honnête, je n'aime pas envisager cette éventualité, encore maintenant. Mais il se peut que son insistance officielle sur les réformes domestiques n'ait été qu'un masque depuis le départ. » Il secoua la tête en grimaçant. « Même aujourd'hui, quand je m'entends le dire, j'ai du mal à le croire de sa part. Mais ce à quoi je reviens sans cesse, Zhenting, c'est que son ministre des Affaires étrangères nous a approchés avec une offre d'accord officieux, en coulisses. Presque une alliance secrète contre Manticore. C'est lui qui est venu trouver Kaiserfest et non l'inverse. Et de tout le temps que Kaiserfest et lui ont passé à construire leur "relation de travail", il n'a jamais sous-entendu que des forces militaires havriennes pourraient avoir été envoyées en Silésie. Pas une seule fois, Zhenting. À l'évidence, Pritchart suit un plan soigneusement orchestré, et il est clair que l'Empire finira par découvrir la présence de ses forces militaires au sein de la Confédération. Cette femme n'est pas bête, sinon elle n'aurait pas pu accomplir tout ce qu'elle a fait. Alors pourquoi nous approcherait-elle délibérément avec cette idée d'alliance officieuse pour ensuite changer d'avis et s'ingérer militairement dans la zone qu'elle a demandé à son ministre des Affaires étrangères de nous encourager à annexer ? À moins que son plan n'ait consisté à nous tenir le plus longtemps possible dans l'ignorance de la présence de ses unités. Jusqu'à ce qu'il soit trop tard pour que nous puissions rien y faire. — Présenté sous cet angle, cela sonne... plausible, dit enfin Isenhoffer. Incroyablement téméraire, sauf s'ils ont bel et bien réussi à renforcer leurs effectifs militaires beaucoup plus que ne l'estiment nos services de renseignement, mais plausible. Toutefois, sauf votre respect, monsieur, tout cela n'est que spéculation de A à Z. À ce stade, nous n'avons aucune preuve que la République envisage seulement d'attaquer Manticore. L'hypothèse de la duchesse Harrington est la seule indication pointant dans ce sens, pour tout dire. Et quels que soient vos soupçons, les instructions de Sa Majesté impériale sont explicites. — Je m'en rends compte. Mais la responsabilité finale m'appartient en tant que commandant de la base de Saxe. Et notre planning n'est pas contraignant en termes de délais. Même si mes soupçons n'ont aucun fondement, nous ne perdrions pas grand-chose en attendant encore quelques semaines, voire quelques mois. Si, en revanche, ils sont le moins du monde justifiés, nous irions peut-être droit à la catastrophe en n'attendant pas. » L'icône du Troubadour atteignit l'hyperlimite et disparut, et Chien-lu von Rabenstrange inspira profondément. « Informez la section communication que je vais avoir besoin d'un courrier », dit-il avec calme. « Pensez-vous que cela ait servi à quelque chose, milady ? s'enquit Mercedes Brigham. — Je ne sais pas, répondit franchement Honor. Je peux vous assurer que le Herzog von Rabenstrange a cru que je lui disais la vérité. Ou du moins que rien dans mes propos n'était mensonger. Mais comment réagira-t-il au juste ? » Elle haussa les épaules. « Eh bien, fit son chef d'état-major, quoi qu'il en soit de cet aspect de notre expédition, nous avons au moins obtenu quelques informations supplémentaires sur les capacités andermiennes. Hélas. — Ah bon ? » Honor jeta un regard à Brigham, qui acquiesça. «Je ne crois pas qu'ils se soient doutés que le capitaine Conagher avait déployé les drones, madame. » Elle eut un sourire pincé. « Malgré leurs autres réussites, il semble qu'ils n'aient pas encore contré nos performances GE. — J'en suis heureuse... je crois. Je regrette presque qu'Alistair et vous m'ayez convaincue de les déployer. Si nous nous étions fait prendre, cela aurait pu faire croire à Rabenstrange que ma visite n'était qu'une ruse d'espionnage. » Brigham allait répondre, mais elle s'en abstint. Elle persistait à penser que, même si les drones avaient été détectés, une institution aussi pragmatique que la Flotte impériale andermienne l'aurait accepté, considérant que cela faisait partie du jeu. En réalité, elle soupçonnait qu'Honor était du même avis, tout au fond. Mais si se tracasser à ce sujet était sa seule concession à l'anxiété qu'elle devait éprouver, alors son chef d'état-major le supporterait volontiers. « En tout cas, reprit-elle au bout d'un moment, nous avons obtenu de bons visuels sur plusieurs de leurs bâtiments. L'amiral Bachfisch avait raison quant aux nouveaux croiseurs de combat, d'ailleurs. Ils ont au moins un modèle à capsules en service. Les images le confirment sur trois d'entre eux. — J'aimerais pouvoir prétendre que c'est une surprise, commenta Honor. — Et moi donc, milady ! Mais après avoir vu leurs demi-capsules intégrées à la coque, ça n'en est vraiment pas une. Pour tout dire, j'aurais été bien contente que les drones ne confirment rien d'autre. » Honor haussa le sourcil, et Brigham les épaules. « Ils ont à coup sûr au moins une classe de supercuirassés porte-capsules en service, madame. Nous n'avons aucune certitude quant au nombre de ces unités présentes à Saxe. D'ailleurs, ni les équipes tactiques du capitaine Conagher ni Georges et moi ne sommes prêts à vous fournir d'estimation ferme de leur effectif total à Saxe. Ils avaient clairement dispersé leurs bâtiments et imposé un contrôle des émissions avant que nous n'arrivions assez loin à l'intérieur du système pour tous les repérer. Mais nous avons compté au moins vingt supercuirassés, et les drones indiquent que, sur ceux-là, cinq sont des SCPC. — Bon sang, jura Honor avec une retenue qui ne trompa ni Brigham ni elle-même. — Nous n'avons détecté aucun signe de présence de porte-BAL. Cela ne prouve rien, bien sûr. Et nous avons décelé un nombre très élevé de signatures d'impulsions de BAL dispersées dans le système. » Elle haussa les épaules. « Traitez-moi de paranoïaque si vous voulez, mais, pour mon esprit soupçonneux, l'existence d'unités combattantes conçues autour de capsules me laisse à penser qu'ils doivent avoir résolu les problèmes liés à la construction d'un bâtiment aussi simple qu'un PBAL. — Vous avez sûrement raison, répondit Honor. Et si c'est le cas, ils seront beaucoup plus dangereux que prévu. Vous savez, poursuivit-elle lentement, je me demande s'ils ont vraiment échoué à repérer les drones. — Vous croyez qu'ils voulaient nous faire connaître l'existence de leur nouveau matériel ? » Brigham paraissait sceptique, et Honor haussa les épaules à son tour. « Je pense que c'est possible, dit-elle. Songez-y. S'ils espèrent encore nous convaincre de nous retirer sans combattre, nous montrer qu'ils vont être des adversaires plus durs à cuire que nous ne l'aurions cru serait logique. Et ils pourraient faire d'une pierre deux coups, en quelque sorte. D'abord ils nous laissent "voler" les données qu'ils voulaient de toute façon nous faire connaître. Et ensuite, en faisant comme s'ils n'avaient rien remarqué pendant que nous recueillions ces données, ils nous poussent à présumer qu'ils sont incapables de percer nos systèmes de guerre électronique. Ce qui pourrait nous causer une surprise très désagréable au bout du compte, si nous ne comprenions pas le message et que nous ne nous retirions pas complètement de Silésie. — Vous savez, milady, je déteste les situations comme celles-ci, à double ou triple niveau d'interprétation. — Parce que vous croyez que j'aime ça? » Honor eut un sourire ironique puis rejeta la tête en arrière. « Enfin, au moins, nous en savons un peu plus qu'avant, que les Andies l'aient voulu ou non. Et eux-mêmes en savent davantage sur ce qu'il se passe qu'avant notre visite. Je suis certaine que quelqu'un au sein de l'Amirauté sera furieux contre moi pour avoir "fréquenté l'ennemi", mais je ne peux pas m'ôter de l'idée qu'il s'agit du premier contact constructif entre les Andermiens et nous depuis que la tension a commencé à monter. — Je suis d'accord sur ce point, fit Brigham. Mais, même ainsi, cela me ramène à ma première question, je le crains. Pensez-vous que cela ait servi à quelque chose ? CHAPITRE CINQUANTE-TROIS — Lumière stellaire, vous êtes alpha-un pour transit à la balise intérieure. — Astrocontrôle, ici Lumière stellaire. Bien reçu, alpha-un pour transit. Amorçons approche finale avant insertion. — Lumière stellaire, l'Astrocontrôle vous détecte en approche nominale. Bon voyage. Astrocontrôle, terminé. — Merci, Astrocontrôle. Lumière stellaire, terminé. » Le capitaine de corvette Sybil Dalipagic regarda l'icône du courrier diplomatique de la Confédération silésienne disparaître dans le terminus central du nœud, en route vers Basilic. Comme elle en avait informé l'astrogateur du Lumière stellaire, la trajectoire du courrier était nominale, mais cela ne l'avait pas empêchée de s'inquiéter pour ce transit. Les courriers diplomatiques étaient le seul type de vaisseau avec lesquels l'Astrocontrôle ne pouvait pas établir de lien télémétrique direct. Dalipagic frémit en pensant à ce qui se serait passé si elle avait seulement suggéré au Lumière stellaire qu'elle pouvait s'occuper de son transit de façon beaucoup plus sûre et efficace depuis sa propre console. Cette simple idée aurait violé au moins une demi-douzaine d'accords interstellaires solennels, bien que, de l'avis professionnel de Dalipagic, les accords en question fussent parfaitement stupides. Ce n'était pas comme si le fait d'établir une interface avec les ordinateurs de manœuvre du bâtiment et d'en prendre le contrôle risquait de compromettre en quoi que ce soit la sacro-sainte intégrité de ses fichiers diplomatiques. En tout cas, pas si les propriétaires du courrier avaient un Q. I. à deux chiffres. Elle renifla, amusée comme d'habitude à cette idée. Son beau-frère avait servi pendant près de quarante ans T à bord des vaisseaux de la Poste royale manticorienne. On n'utilisait jamais la PRM pour transmettre des missives diplomatiques, mais beaucoup d'autres gens voulaient être sûrs que leur courrier voyageait en toute sécurité. C'est pourquoi les banques de données sécurisées des bâtiments de la PRA/. étaient complètement séparées –physiquement et non par de simples pare-feu électroniques – de tout autre ordinateur embarqué. Bizarrement, Dalipagic jugeait... peu probable qu'un courrier diplomatique ne bénéficie pas de mesures de sécurité au moins aussi performantes. Ce qui aurait justement prévenu tout risque qu'elle pirate les dépêches du Lumière stellaire en créant une malheureuse interface avec les systèmes d'astrogation du vaisseau. Bon sang, même un pirate aussi reconnu que Sir Horace Harkness n'aurait pas réussi un coup pareil ! Non qu'un diplomate paranoïaque à souhait risque de lui permettre de créer la moindre interface dans un avenir proche. D'ailleurs, même les courriers manticoriens étaient souvent affreusement tatillons quant au degré d'accès à distance qu'ils accordaient à l'Astrocontrôle. Évidemment... Le rythme confortable et familier des réflexions de Dalipagic vacilla brutalement comme l'afficheur principal changeait soudain. Elle fixa l'éruption dense d'icônes qui venaient de quitter l'hyperespace sans avoir été annoncées et commençaient à décélérer vers le nœud. Il y en avait au moins quarante, et des alarmes se mirent à hurler lorsque les plateformes de détection de l'Astrocontrôle les identifièrent comme étant des vaisseaux de guerre. Il y eut une brève pause angoissée – une rupture dans le bavardage de fond des contrôleurs en contact avec des transporteurs, en transit – alors que les icônes cerclées de rouge indiquant des supercuirassés et croiseurs de combat potentiellement hostiles se dirigeaient droit vers le terminus. Les icônes des forts en état d'alerte, beaucoup moins nombreux qu'ils ne l'avaient été, changèrent de couleur, passant aussitôt de l'orange au rouge sang de la préparation au combat, et les deux escadres de combat affectées à leur soutien changèrent de couleur presque aussi vite. Il ne pouvait pas s'agir d'une attaque, insistait le cerveau de Dalipagic. Nul n'était bête au point de tenter une aventure pareille ! Mais tandis qu'un coin de son esprit le répétait sans cesse, un autre lui serinait qu'aucun transit militaire n'était prévu ce jour-là. L'instant fugitif de silence prit fin aussi vite qu'il avait commencé. Des ordres urgents et prioritaires partirent sur les liens de com et de télémétrie comme l'Astrocontrôle réagissait à cette menace soudaine et inattendue. Les cargos déjà en phase d'approche finale maintinrent leur cap, mais tous ceux qui se trouvaient à plus de quinze ou vingt minutes dans la file de transit étaient déjà en cours de détournement. Pas sans une grande confusion et de vigoureuses protestations, bien sûr. La dernière chose que voulait un commandant de vaisseau marchand, c'était bien se retrouver coincé au beau milieu d'un échange de tirs entre une force de cette taille et les forts actifs du nœud. Et chacun d'eux souhaitait l'éviter en effectuant son propre transit par le nœud. Ils pourraient toujours se protéger de ce qui allait se passer dans le voisinage du terminus en se retirant en hyperespace mais, s'ils n'effectuaient pas leur transit tout de suite, ils pourraient prendre des semaines, voire des mois de retard, avec des conséquences catastrophiques pour leur planning de fret. Leurs protestations étaient bruyantes, inventives et souvent semées de jurons. Intellectuellement, Dalipagic les comprenait et compatissait même. Émotionnellement, elle ne voulait qu'une chose : qu'ils s'ôtent du chemin ! Elle était en train de l'expliquer avec un professionnalisme parfait et courtois à un Solarien particulièrement furieux et versé dans l'invective quand l'afficheur principal changea de nouveau. Les cercles rouges entourant les vaisseaux de guerre en approche disparurent, remplacés par le vert d'unités alliées. Eh bien, songea Dalipagic en reconnaissant le code d'unités de la Flotte spatiale graysonienne, voilà qui devrait être intéressant. — Je m'en fous ! s'écria l'amiral Stokes devant son communicateur. Vous ne pouvez pas passer sans prévenir par mon terminus et foutre en l'air mes profils de trafic ! — Si, je le crains », répondit calmement l'amiral Niall MacDonnell. L'expression de son visage comme le ton de sa voix étaient très courtois, mais aussi inflexibles. « En vertu des termes de notre alliance avec le Royaume stellaire, les unités de la Flotte graysonienne disposent d'un accès illimité au nœud. Je compte exercer ces prérogatives, et ce message vaut notification formelle de cette intention conformément à l'article XII, section 7, paragraphe c. — Non, pas sans avoir prévenu à l'avance, c'est hors de question ! » répliqua Stokes. Le commandant de l'Astrocontrôle fusilla du regard l'image affichée par son écran de com. « Au contraire, corrigea MacDonnell de la même voix calme. Le traité d'alliance prévoit expressément le cas des transits d'urgence sans annonce préalable, qui ont la priorité absolue sur tout trafic de routine. — Les transits d'urgence sont une chose, grinça Stokes. Arriver sans s'être annoncé, s'imposer au milieu de mes transits et foutre en l'air une journée de travail en est une autre. Je ne vais pas interrompre le trafic normal du nœud pour vous permettre d'effectuer un quelconque exercice d'entraînement, amiral ! — Oh que si, Allen », intervint une autre voix. Stokes se figea, bouche ouverte, puis la referma brutalement comme un autre officier se penchait dans le champ de la caméra de MacDonnell. L'intrus portait le noir et l'or de la Flotte royale manticorienne et non le bleu sur bleu de la FSG. Ses yeux bleu glace étaient durs, et il eut un sourire pincé en constatant que Stokes, ébahi, le reconnaissait. L'amiral MacDonnell agit sur ordre direct de l'amiral Matthews et du Protecteur Benjamin lui-même, dit Hamish Alexander avec une précision froide. Il sollicite des instructions de transit en stricte conformité avec l'article V du traité d'alliance entre le Royaume stellaire de Manticore et le protectorat de Grayson. Si vous en avez besoin, je suis sûr qu'il sera très heureux de vous faire parvenir la section idoine du traité pour consultation. En attendant, toutefois, les premiers éléments de sa force d'intervention arriveront au seuil du terminus dans environ douze minutes. Ils s'attendent à un départ immédiat via le nœud en direction de l'Étoile de Trévor. Si on ne leur a pas affecté de vecteurs de transit prioritaires à leur arrivée, je pense que les répercussions seront... intéressantes. Le visage de Stokes prit une étonnante teinte rougeâtre. Son affectation à la tête de l'Astrocontrôle de Manticore avait coïncidé avec l'arrivée au pouvoir du baron de Haute-Crête. L'Astrocontrôle était une administration civile malgré l'usage qu'elle faisait de grades militaires, et elle tombait sous l'autorité du ministère du Commerce. Comme son collègue Janacek à l'Amirauté, le comte de Nord-Aven avait joué du balai en prenant les rênes de son ministère, et il avait personnellement choisi Stokes pour superviser le nœud. Comme bon nombre des alliés de Nord-Aven, le comte de Havre-Blanc ne le tenait pas en très haute estime – et il n'avait jamais fait d'effort pour le cacher. « Écoutez, grogna Stokes, je me fous complètement de toutes ces conneries ! Si vous voulez utiliser le nœud, très bien. Mais vous prendrez votre tour dans la file au lieu de faire irruption ici et de bousculer tous ceux qui se trouvent sur votre chemin ! — Nous procéderons au transit à mesure que nos unités arriveront, répondit froidement Havre-Blanc, ou madame la ministre des Affaires étrangères trouvera une protestation officielle du Protecteur Benjamin sur son bureau demain à la même heure. » Il montra brièvement les dents. « L'amiral MacDonnell l'a amenée avec lui au cas où. Et cette protestation sera accompagnée d'un rapport de l'amiral incluant le nom de tous les officiers manticoriens qui auront refusé d'honorer les obligations solennelles du Royaume stellaire selon les termes d'un accord interstellaire. Un accord dont le Protectorat offrira de se retirer si le Royaume trouve trop odieuses les obligations réciproques qu'il lui impose. Je ne sais pas pourquoi, Allen, mais je pense que vous n'avez pas envie d'être nommé dans le rapport de l'amiral MacDonnell. » Le visage de Stokes parut se figer comme une sauce froide. Son teint rouge de colère vira brutalement à une couleur beaucoup plus pâle nuancée de vert. Le terminus se trouvait à quatre cent douze minutes-lumière de Manticore-A. À cet instant, la planète capitale se trouvait de l'autre côté de la primaire, ce qui rajoutait douze minutes-lumière. Bien sûr, l'Astrocontrôle avait été équipé de communicateurs à impulsions dès qu'on en avait disposé. Bien que la portée de transmission même des équipements de dernière génération ne permît pas d'atteindre directement la planète capitale, des stations relais avaient été mises en place afin de combler le gouffre et, par conséquent, la distance entre Stokes et la ville d'Arrivée n'imposait plus les longs délais dus à une transmission à vitesse infraluminique. Cette fois, pourtant, c'était un piètre réconfort pour l'amiral Allen Stokes. Si rapidement que son message atteigne la capitale, il y aurait une inévitable période de confusion et de consternation à l'autre extrémité du lien com. Personne n'allait vouloir prendre de risque avant d'avoir eu le temps de consulter une copie du traité, ses propres supérieurs immédiats, au moins trois avocats et sans doute un juge de la Cour du Banc de la reine. Cependant, comme Havre-Blanc venait de le faire remarquer, les premiers bâtiments graysoniens arriveraient au seuil de transit dans à peine plus de dix minutes. Ce qui signifiait que personne sur Manticore n'allait prendre la main à temps pour le soulager. Le commandant de l'Astrocontrôle était à peu près certain que Stefan Young et Sir Édouard Janacek seraient blêmes quand ils entendraient parler de cet incident. Et il ne doutait pas non plus que les deux hommes passeraient leurs nerfs sur le malheureux officier qui autoriserait les Graysoniens à effectuer leur transit. Mais s'il ne leur accordait pas la priorité de transit et que Havre-Blanc disait vrai quant à la forme que prendrait la protestation de Benjamin, les conséquences sur la carrière d'un certain Allen Stokes seraient sans doute pires encore. Quoi que Janacek pense de la valeur de leur alliance avec Grayson, ni Nord-Aven ni lui ne voudrait prendre la responsabilité de la rompre. Surtout à un moment où les tensions diplomatiques avec la République de Havre étaient les plus fortes depuis la guerre. Donc, si Stokes défiait MacDonnell – et Havre-Blanc – et que son refus de laisser ces satanés Graysoniens bousculer ses files de transit se transformait en incident diplomatique majeur, il deviendrait presque à coup sûr la victime offerte en sacrifice dans son sillage. Il prit une profonde inspiration et fusilla Havre-Blanc du regard, mais il savait lui-même que son air de défi manquait de conviction. « Je suis certain, dit-il avec toute la dignité dont il était capable, que la tyrannie de cette interruption arrogante du transit civil normal du nœud sera contestée au plus haut niveau du gouvernement. Après tout, il existe des procédures adéquates, que des alliés respectent par simple souci de courtoisie. Je ne suis toutefois pas prêt à aggraver les échanges diplomatiques que cet... incident générera inévitablement. Je persiste à protester dans les termes les plus vigoureux, mais nous autoriserons le transit immédiat de vos unités à l'arrivée. Stokes, terminé. » L'écran de corn se vida, et Hamish Alexander se tourna vers Niall MacDonnell en souriant. « Je crois qu'il ne nous apprécie pas beaucoup, fit le comte de Havre-Blanc. Quel dommage. » « Eh bien, dit calmement le capitaine de frégate Lampert en fixant l'horodateur, c'est fait. — Hein? » Le capitaine de vaisseau Reumann releva les yeux du bloc-message posé sur ses genoux. Il laissa le dossier de son fauteuil de commandement se redresser et le fit pivoter vers son second. Lampert désigna sans un mot l'horodateur, et Reumann suivit son geste du regard, fronça brièvement les sourcils sous l'effet de la réflexion puis se mit à rire sans joie. « Vous savez, Doug, les dés sont jetés – si je puis me permettre cette expression imagée – depuis que l'amiral a envoyé le Lumière stellaire. Ce n'est pas comme si nous aurions pu annuler une fois qu'il était passé en hyperespace. — Oh, je m'en rends bien compte, monsieur. » Lampert secoua la tête en esquissant un sourire ironique. « Je suppose que je suis un obsédé des étapes. — Un "obsédé des étapes" ? » Reumann secoua la tête. « Un syndrome qui m'est inconnu, je le crains. — Il caractérise les individus qui insistent pour découper les opérations complexes en étapes distinctes afin de pouvoir les pointer une par une. » Lampert haussa les épaules. « Je sais que ça n'a pas grand sens, mais c'est comme ça que j'organise tout. — Eh bien, je ne m'en plaindrai pas, alors, répondit Reumann. Sans vous pour maintenir l'organisation du Souverain, Dieu sait où nous en serions. Mais, bizarrement, je pense que l'amiral ne serait pas très satisfait du résultat. — C'est le boulot d'un second, monsieur, fit Lampert dans un autre haussement d'épaules. Toujours est-il que je me sentirai mieux dans deux jours à la même heure. — Vous vous sentirez mieux à ce moment-là si le plan d'opérations fonctionne, rectifia Reumann, et Lampert grimaça. — Il me semble avoir entendu quelque part qu'un officier devait rayonner une confiance sereine, monsieur. — En effet. Et il doit aussi demeurer constamment conscient des difficultés qui pourraient interférer avec la bonne exécution des tâches qu'on lui a assignées. Comme, par exemple, la flotte manticorienne. » Reumann rit à nouveau en voyant la mine de Lampert. — Désolé, fit-il au bout d'un moment, contrit. Je ne voulais pas vous faire culpabiliser, Doug. Mettez ça sur le compte de ma façon très personnelle de me libérer de mes tensions. — Les seconds sont aussi là pour ça, pacha, tempéra Lampert. Si le maître après Dieu peut se libérer de sa tension et ainsi accroître son efficacité rien qu'en rudoyant son pauvre officier en second, alors le pauvre officier en question n'est que trop heureux de souffrir dans l'intérêt du service. — Oui. Bien sûr. » Le commandant et son second échangèrent un sourire puis, comme par un accord tacite, ils reportèrent leur attention vers l'horodateur mural, et leur sourire disparut. À bien y regarder, songea Reumann, Lampert avait raison. Ils n'auraient peut-être pas pu changer le programme, et ils étaient sans doute réellement engagés depuis que l'amiral Giscard avait activé l'opération Coup de tonnerre sur l'ordre de la présidente Pritchart et du Congrès. Mais il y avait quelque chose de plus que symbolique au départ du Lumière stellaire de l'Étoile de Trévor vers Basilic via Manticore. Des divisions et des escadres de combat quittaient le point de rendez-vous de la première flotte depuis plusieurs jours, chaque force en direction de son propre objectif. En fait, toute la première flotte s'était dispersée conformément au planning minutieusement organisé de Coup de tonnerre, et nul n'aurait pu en rappeler les unités. On avait donc franchi le Rubicon bien avant que le Lumière stellaire n'atteigne l'Étoile de Trévor. Pourtant la mission du courrier conservait une signification particulière, même si Reumann n'aurait pas pu fournir d'explication logique à cela. Peut-être était-ce lié à l'échelle des opérations. Ou au fait de savoir combien de milliers de tonnes de vaisseaux de guerre et combien de milliers de personnels de la Flotte attendaient en Silésie, avec la seconde flotte, l'arrivée de cet unique petit bâtiment. Ou peut-être était-ce plus simple encore. La peur que quelque chose puisse encore mal tourner. Que l'équipage de l'ambassadeur silésien fasse capoter sa mission, ou laisse échapper quelque chose, ou même trahisse à dessein la République dont le pot-de-vin colossal avait convaincu l'ambassadeur de mettre ce courrier à sa disposition. Tant de coordination dépendait d'un si petit vaisseau. Étrangement, l'univers ne lui paraissait pas si vaste – ni le courrier si minuscule – tant que Coup de tonnerre n'était qu'un plan de campagne. Maintenant qu'il était devenu réalité, Patrick Reumann découvrait qu'il n'était que trop conscient de la fragilité de leur lien avec la seconde flotte. Il se tança sévèrement. En réalité, se dit-il fermement, il avait le trac des grandes premières. Le trac, et une pointe de peur malgré toutes les améliorations apportées aux armes et au matériel de la Flotte républicaine, malgré les études tactiques et les nouvelles doctrines que Shannon Foraker et son équipe avaient développées au Refuge, et malgré toutes les simulations et les exercices d'entraînement que Javier Giscard avait infligés à la première flotte. Le sentiment de défier le destin lui-même en se dressant contre la flotte ennemie qui avait brisé celle de la République comme du verre dans les derniers mois précédant le cessez-le-feu. Intellectuellement, Reumann savait que les Manties n'étaient pas des surhommes. Il lui suffisait pour s'en rendre compte de parcourir les rapports d'espionnage et les analyses des politiques incroyablement stupides que Janacek et Haute-Crête avaient instaurées depuis leur arrivée au pouvoir. Mais ce que son cerveau savait et ce que son cœur attendait ne correspondaient pas forcément, et il sentit son estomac se nouer en regardant lui aussi l'horodateur et en réalisant que, dans trente-deux heures à peine, la République de Havre serait à nouveau en guerre ouverte avec le Royaume stellaire de Manticore. CHAPITRE CINQUANTE-QUATRE « Alors pourquoi le ministre du Commerce n'est-il pas là ? demanda Sir Édouard Janacek sur un ton qui ne reflétait que trop bien son indignation. — Soyez raisonnable, Édouard, répondit Michael Janvier avec une certaine impatience. Sa femme a disparu, sa maison vient de sauter – alors qu'elle était peut-être à l'intérieur – et même s'il ne voudra pas l'admettre, les fameux "fichiers Nord-Aven" sont partis en fumée avec. Et si vous pensez que ce désastre résulte de "la fuite d'un cylindre à hydrogène de l'aérodyne stationné dans le garage souterrain", alors vous croyez sans doute aussi au père Noël ! » Janacek allait rétorquer vertement, mais il s'imposa de marquer une pause. L'explosion très violente qui avait secoué l'une des banlieues les plus huppées d'Arrivée avait laissé un cratère fumant en lieu et place de la résidence des Young dans la capitale et bouleversé le monde politique. L'existence des fichiers Nord-Aven était l'un des sales petits secrets de polichinelle de la politique manticorienne depuis si longtemps que même ceux qui abhorraient le plus les pratiques qu'ils représentaient furent brièvement désorientés. Bien entendu, de la même façon que les comtes de Nord-Aven n'avaient jamais officiellement reconnu l'existence de leurs fichiers, Stefan Young n'était pas prêt à admettre que ses puissants moyens de pression en coulisses avaient disparu en même temps que sa maison. Il allait falloir un peu de temps – et pas mal de tests prudents – avant que l'élite politique de Manticore se persuade que c'était vraiment le cas. Surtout pour ceux qui avaient été les victimes de ces moyens de pression au fil des ans. Le Premier Lord de l'Amirauté savait que les conséquences de cette explosion commençaient seulement à se propager dans la classe politique. À mesure qu'elle en prendrait conscience, l'impact sur le gouvernement Haute-Crête pourrait se révéler profond. Janacek ne savait pas au juste combien des « alliés » de Haute-Crête avaient été contraints à lui accorder leur soutien, mais il ne doutait pas que certains – à l'image de Sir Harrison Macintosh – occupaient des postes importants, sinon vitaux. Impossible de deviner ce qui se passerait quand ils auraient compris que la preuve de leurs inconduites passées n'existait plus, mais il ne s'attendait à rien de bon. Apparemment, le Premier ministre partageait ses attentes, ce qui contribuait sans doute à justifier son irritation. Certes, il y avait aussi d'autres facteurs à prendre en ligne de compte dans ce domaine. — Très bien, dit enfin Janacek. Pour ma part, je soupçonne la disparition de sa femme et de sa maison d'être directement liées. Et, non, je ne pense pas que la limousine de Georgia ait comme par hasard explosé à cause d'une fuite de carburant, quoi qu'il choisisse de croire. J'ignore ce qu'on peut lui avoir offert, mais vu que la police n'a pour l'instant pas trouvé de restes humains sous les débris, encore moins les siens... » Il haussa les épaules, furieux. « Toutefois, je comprends qu'il soit... distrait pour l'instant. Ce qui ne change rien au fait que son cher commandant de l'Astrocontrôle vient de laisser les Graysoniens nous piétiner ! — Oui, en effet, répondit froidement Haute-Crête. Et je comprends que vous soyez vexé, Édouard. En même temps, néanmoins, je dois dire que, malgré ma colère face aux manières tyranniques des Graysoniens – et à l'implication de Havre-Blanc dans cette histoire –, ce n'est peut-être pas si mal. — Quoi ? » Janacek le dévisagea d'un air incrédule. «Benjamin et sa chère flotte viennent de nous défier dans notre propre espace territorial, et vous trouvez que "ce n'est peut-être pas si mal" ? Bon Dieu, Michael ! Ces salauds de néobarbares nous ont craché à la figure devant toute la Galaxie ! — Effectivement, convint Haute-Crête avec un calme menaçant. D'un autre côté, Édouard, votre refus d'inviter les Graysoniens à faire ce qu'ils viennent de décider unilatéralement a été porté à mon attention hier, lors de ma visite au Palais du Mont-royal. » Il eut un sourire pincé. « Sa Majesté n'a pas été amusée. — Attendez une minute, Michael, répliqua Janacek. Cette décision a été appuyée par vous et par la majorité du cabinet! — Après que vous aviez déjà rejeté les arguments de Havre-Blanc en faveur d'une demande d'assistance, souligna Haute-Crête, glacial. Et, m'a-t-on dit, après que l'amiral Chakrabarti vous avait présenté les mêmes arguments. C'était avant sa démission, bien sûr. — Qui vous a dit ça ? demanda Janacek, l'estomac soudain noué par l'angoisse. — Pas Chakrabarti, si c'est ce que vous voulez savoir, répondit le Premier ministre. Non que la source du renseignement change ses conséquences. — Vous êtes en train de me dire que vous désapprouviez la décision de ne pas demander l'aide de Grayson ? rétorqua Janacek. Parce que ça n'en avait pas du tout l'air à l'époque. Et je ne pense pas que les minutes de notre réunion ou les mémos des archives en donnent l'impression non plus. » Ils se fusillèrent du regard, puis Haute-Crête prit une inspiration bruyante. « Vous avez raison, reconnut-il, bien que l'aveu lui pesât clairement. Je ne pensais peut-être pas qu'il s'agissait de la meilleure décision possible, mais je conviens que je ne l'ai pas contestée sur le coup. En partie parce que vous nous aviez déjà engagés sur cette voie, mais aussi, pour être honnête, parce que je n'aime pas beaucoup les Graysoniens ni l'idée de leur devoir quelque chose. » Toutefois, qu'ils aient jugé bon d'envoyer de leur propre chef des renforts aussi substantiels vers l'Étoile de Trévor n'est peut-être pas une mauvaise chose. À tout le moins, ils l'ont fait si ouvertement que cela devrait donner à réfléchir à Pritchart et ses va-t-en-guerre. Et Dieu sait que tout ce qui produit cet effet ne peut pas être entièrement mauvais ! » Janacek grogna un assentiment furieux. Les actes de Benjamin étaient pour lui une immense source de contrariété, et la part qu'y avait prise Hamish Alexander alimentait seulement la haine brûlante du Premier Lord, mais la situation diplomatique se délitait à une telle vitesse que tout événement susceptible de ramener brutalement Pritchart et Theisman à la réalité avait du bon. Certes, il faudrait un moment pour que la nouvelle de ce... redéploiement » atteigne La Nouvelle-Paris. Quand ce serait fait, toutefois, même une folle comme Pritchart serait bien obligée de reconnaître que l'Alliance manticorienne demeurait beaucoup trop dangereuse pour qu'on lui casse impunément les pieds. Un rappel dont elle avait sérieusement besoin, à en juger par les récents échanges de correspondance diplomatique. Malgré tout le bien que cela pourrait nous faire du côté havrien, dit-il au bout d'un moment, il y aura des conséquences domestiques malheureuses. » Haute-Crête le regarda, et il haussa les épaules. « À tout le moins, Alexander et compagnie en seront enhardis. Ils vont arguer que nous étions trop bêtes ou trop bornés pour prendre les "précautions nécessaires" nous-mêmes, de sorte que nos alliés ont été obligés de le faire à notre place. — S'ils le font, à qui la... » Haute-Crête s'interrompit avant de recommencer à se rejeter la faute, mais la lueur de colère dans les yeux de Janacek suffit à lui prouver que le Premier Lord savait ce qu'il s'apprêtait à répondre. « S'ils le font, tant pis, préféra-t-il, dire. Nous n'y pouvons pas grand-chose pour l'instant, Édouard. lit pour être brutalement franc, la situation politique domestique est si... confuse en ce moment que j'ignore complètement quel impact cela aurait. » Une fois encore, Janacek se trouva contraint d'en convenir. La décision officielle du gouvernement d'accepter la demande d'annexion déposée par l'amas de Talbot auprès du Royaume stellaire – conditionnée, bien entendu, par l'approbation du Congrès – s'était révélée extrêmement populaire. La dégradation de la situation diplomatique avec la République de Havre, d'un autre côté, avait produit une réaction presque aussi violemment négative. L'état précaire de la Flotte était un autre facteur pesant du mauvais côté dans la balance de l'opinion publique. Toutefois, une part non négligeable du public ne savait plus qui croire entre le gouvernement et l'opposition quant à la puissance effective de la Flotte, et la reprise un peu tardive de la construction des SCPC déjà commencés avait émoussé beaucoup de critiques. Dans le même ordre d'idées, les programmes de dépenses du gouvernement demeuraient très populaires auprès de ceux qui en avaient bénéficié... ce qui signifiait que leurs partisans étaient mécontents que leurs fonds retournent au budget de construction militaire. Enfin, la nouvelle des affrontements avec les Andermiens dans l'espace silésien avait recentré l'attention de l'opinion sur sa précieuse « Salamandre » et son palmarès prétendument glorieux au combat... sans parler d'attiser le feu pour ceux qui s'inquiétaient de la déliquescence des relations interstellaires de Manticore. Le seul avantage de la Silésie, du point de vue de Janacek, était que l'électeur moyen ne considérait pas vraiment la Confédération comme une question prioritaire. Le citoyen lambda était irrité et vexé de l'« insulte » andermienne faite au Royaume, et furieux de la perte de vies manticoriennes qui s'était déjà produite. Mais il était aussi conscient qu'il y avait eu des victimes du côté andermien et, pour une fois, la réputation grossièrement surfaite d'Harrington était un plus. On lui avait dit qu'elle disposait des forces nécessaires pour restreindre les ardeurs des Andermiens, et il se fiait à elle pour y réussir. Cela écorchait Janacek jusqu'au plus profond de son âme de le reconnaître, mais il savait que c'était vrai et que, même s'il en était contrarié, il devrait s'en montrer reconnaissant. — Comment sont les sondages, aujourd'hui? demanda-t-il. — Pas bons, reconnut Haute-Crête plus franchement qu'il ne l'aurait sans doute fait devant un autre. Les grandes tendances nous sont assez nettement contraires en ce moment. Nous marquons pas mal de points sur certaines questions, mais l'inquiétude grandissante liée à l'attitude belliqueuse des Havriens sape dangereusement cet aspect. Que la reine parle à peine avec le gouvernement ces temps-ci est un autre problème majeur pour notre taux d'approbation. Et j'imagine que, si nous voulons être tout à fait honnêtes, le retour de manivelle de notre campagne contre Harrington et Havre-Blanc constitue un autre facteur négatif. Surtout aujourd'hui, alors que tant de sondés expriment leur confiance en sa capacité à gérer la situation silésienne mieux que personne. » Il haussa les épaules. « À supposer que nous parvenions à maintenir l'unité du cabinet et à surmonter l'orage sur le front havrien – sans nous retrouver dans une guerre ouverte en Silésie dans le même temps, bien sûr nous survivrons probablement. Que nous parvenions ou non à terminer notre programme domestique, hélas, est une tout autre question. » Janacek sentit un frisson descendre le long de sa colonne vertébrale. Malgré le degré d'anxiété sans cesse croissant de tous les membres du gouvernement Haute-Crête, c'était la première fois que le Premier ministre paraissait si ouvertement pessimiste. Non, pas pessimiste. Cela s'était déjà produit. C'était juste la première fois que Janacek l'entendait admettre son pessimisme sur un ton proche de la résignation. Comme si une part de lui-même en venait à s'attendre au désastre. — Vous pensez que le cabinet ne tiendra pas ? s'enquit le Premier Lord. — Je ne saurais pas dire », reconnut Haute-Crête. Il haussa les épaules. « En l'absence du... moyen de pression voulu, Macintosh risque de se montrer beaucoup plus difficile à contrôler, et Marisa est déjà très mal à l'aise. Pire, cette folle de Montaigne érode progressivement son autorité au sein de son propre parti, et ce essentiellement en l'attaquant pour s'être "prostituée" en rejoignant notre cabinet. Marisa pourrait bien décider qu'elle n'a pas d'autre choix que de se retirer du gouvernement sur une "question de principe" soigneusement choisie si elle veut se battre de manière efficace pour conserver le contrôle du congrès de son parti. Dans ce cas, elle devra presque obligatoirement nous "dénoncer" en chemin. Et si nous perdons les libéraux, nous perdons carrément les Communes. Sans parler de notre majorité tranchée aux Lords. » Il haussa de nouveau les épaules. « À moins que les libéraux ne se rangent franchement aux côtés des centristes – ce qui est peu probable, à mon avis, même si Marisa ressent le besoin de se démarquer nettement de nous –, personne ne détiendrait de majorité à la chambre haute, et je ne peux pas prédire quel genre d'accord pourrait être trouvé pour le partage du pouvoir dans ce cas. » Ils se regardèrent quelques secondes en silence. Il restait une question que Janacek mourait d'envie de poser, mais qu'il n'arrivait pas tout à fait à se résoudre à formuler. Pouvons-nous au moins nous assurer que tout accord de « partage du pouvoir » contiendrait la garantie qu'aucun de nous ne sera poursuivi en justice ? n'était pas exactement quelque chose que l'on demandait au Premier ministre du Royaume stellaire, même en privé. Même si la question vous brûlait les lèvres. « Alors, préféra-t-il dire, dois-je en conclure qu'aucune protestation officielle contre les agissements de MacDonnell ne sera adressée à Grayson ? — En effet », répondit Haute-Crête. Lui aussi paraissait reconnaissant de ce changement de sujet. « Cela ne veut pas dire que nous ne parlerons pas avec le Protecteur Benjamin de la manière tyrannique dont il a exercé ses droits incontestables en vertu du traité qui nous lie. Comme l'a souligné l'amiral Stokes, il existe des procédures, des canaux dédiés par lesquels un transit tel que celui-là aurait dû être arrangé sans désorganiser à ce point les opérations normales du nœud. Mais je crains que nous ne puissions pas aller plus loin dans les circonstances actuelles. — Je n'aime pas ça, grommela Janacek. Et j'aimerais encore moins être obligé de feindre la politesse devant leur précieux amiral Matthews après cet épisode. Mais si nous n'avons pas le choix, nous n'avons pas le choix. — Si nous nous maintenons au pouvoir, nous pourrions trouver le moyen de faire connaître notre déplaisir plus tard, lui dit Haute-Crête. Mais, pour être tout à fait honnête, Édouard, c'est peu probable. Je crois qu'il s'agit de l'une de ces insultes que nous allons devoir digérer au nom du pragmatisme politique. Mais je n'ai pas l'intention de l'oublier pour autant, je vous l'assure. » Assis dans son bureau, Arnold Giancola, ministre des Affaires étrangères, fixait son chrono. Encore neuf heures. Pas plus. Il ferma les yeux et s'enfonça dans son fauteuil confortable tandis qu'une tempête d'émotions complexes se déchaînait derrière son visage impassible. Il n'avait jamais envisagé ça. Il le reconnaissait en son for intérieur, bien qu'il ne lui fût pas aisé d'admettre l'écroulement de ses plans. Il demeurait convaincu d'avoir bien évalué les Mamies. C'est Héloïse Pritchart qu'il avait dramatiquement sous-estimée. Elle et le contrôle qu'elle exerçait sur Thomas Theisman. Ou peut-être s'était-il trompé là aussi. Il ne s'attendait pas à ce qu'elle réussisse à pousser Theisman à soutenir une initiative de guerre, même si elle avait eu le cran de l'envisager – pas après la vigueur avec laquelle le ministre de la Guerre s'était opposé à l'idée de reconnaître l'existence même du Refuge. Mais peut-être depuis le début Theisman possédait-il le courage d'envisager sans ciller la reprise des opérations actives; induit en erreur par son insistance à dissimuler sa nouvelle flotte jusqu'à ce qu'elle soit prête, Giancola ne s'en était tout simplement pas rendu compte. Mais, où qu'il ait commis une erreur, il était trop tard désormais pour la réparer. Même s'il appelait la présidente tout de suite, avouait ce qu'il avait fait et lui montrait les originaux des courriers diplomatiques de Manticore, il était trop tard. La Flotte était en marche, et personne dans le système de Havre ne pouvait la rappeler à temps pour empêcher l'opération Coup de tonnerre. Il aurait pu l'arrêter, il le reconnaissait intérieurement. L'arrêter avant même qu'elle ne commence. Avant que Pritchart n'apparaisse devant le Congrès, drapée dans la splendide majesté de son indignation vertueuse, pour exposer la « duplicité » des Manties et qu'elle ne fasse approuver l'équivalent d'une déclaration de guerre par une majorité supérieure à quatre-vingt-quinze pour cent. Même ensuite, s'il avait été prêt à confesser ses actes et à en subir les conséquences avant que l'ordre d'activation final ne soit envoyé à Javier Giscard. Mais il n'était pas prêt à le faire à l'époque, et il ne l'était toujours pas. Essentiellement, il le savait avec un réalisme austère, par instinct de conservation et par ambition. Il pouvait s'attendre au minimum à la disgrâce et à une chute irrévocable de sa position de pouvoir. Un procès et la prison étaient loin d'être improbables, même s'il pourrait arguer sur tous les tons qu'il n'avait en réalité enfreint aucune loi. Rien de tout cela n'offrait un destin qu'il était prêt à embrasser. Toutefois, il y avait autre chose. Il n'avait pas prévu cette escalade, non, mais cela ne faisait pas nécessairement des événements actuels un désastre. Certes, il avait manipulé la correspondance diplomatique des Manties, mais qu'il ait modifié leur formulation ne signifiait pas qu'il avait en fin de compte donné une image fausse des objectifs qu'ils poursuivaient. Haute-Crête et ses associés étaient faibles et dénués de scrupules, mais la tendance expansionniste de la politique manticorienne demeurait, et un autre gouvernement — ferme, celui-là, et déterminé à appliquer des politiques efficaces — aurait inévitablement adopté ces mêmes buts en son temps. Par conséquent, il s'agissait peut-être en réalité de la meilleure issue possible : frapper maintenant, alors que l'avantage de la Flotte sur les Manties était au plus haut... et que le gouvernement ennemi était le plus faible. Et que Thomas Theisman avait fait preuve d'un degré d'imagination stratégique et d'une volonté de porter la guerre sur le territoire de l'ennemi dont Giancola ne l'aurait pas un instant cru capable, il le reconnaissait. Le ministre ouvrit les yeux, consulta de nouveau le chrono et sentit la décision se former une fois pour toutes. Il était trop tard pour arrêter ce qui allait se produire. Avouer le rôle qu'il avait réellement joué dans les événements qui avaient mis en branle l'opération Coup de tonnerre ne pouvait que le détruire sans rien empêcher. Il ne l'avouerait donc pas. Il se tourna vers son ordinateur personnel et le mit en ligne. Il lui suffit d'enfoncer une demi-douzaine de touches pour effacer les originaux des notes manticoriennes, qu'il avait conservés e au cas où ›). Trois touches supplémentaires, et la zone de la mémoire molcirc du ministère des Affaires étrangères sur laquelle ces notes étaient stockées fut reformatée par un programme destructeur de données qui garantissait qu'on ne pourrait jamais les récupérer. Grosclaude avait déjà détruit toutes ses archives sur Manticore, il le savait, de même que tous les autres fichiers sensibles susceptibles de tomber aux mains de l'ennemi, en prévision de` Coup de tonnerre. Cette idée lui apportait une certaine satisfaction ironique, encore maintenant, car personne — pas même les Manties, quand les contradictions entre leurs archives diplomatiques seraient révélées au grand jour — ne pourrait accuser Grosclaude d'avoir détruit par instinct de conservation des archives qui auraient pu l'incriminer. Pas alors qu'il avait agi sur l'ordre exprès de la présidente de la République elle-même. Et voilà, songea Giancola. Pas de traces, pas d'empreintes, pas de preuve. Maintenant, si seulement la Flotte pouvait faire le boulot... Javier Giscard consulta l'horodateur mural d'un visage de marbre. Sa cabine de jour était très calme, mais cela changerait dans moins de trois heures. L'alarme de branle-bas de combat sonnerait alors, et la première flotte se préparerait pour la bataille. Mais la guerre débuterait plus tôt encore, se dit Giscard. Dans à peu près quatre-vingt-dix-huit minutes, à supposer que l'amiral Evans respecte son planning d'opérations à Tequila comme Giscard s'y attendait. L'amiral aligna ses propres réflexions dans son esprit et tenta de décider — une fois de plus — comment il se sentait vraiment. Circonspect, se dit-il. Et pourtant, en toute honnêteté, confiant également. Nul dans l'histoire des guerres interstellaires n'avait jamais tenté de coordonner une campagne à pareille échelle. Le plan que Theisman et l'état-major spatial avaient conçu incluait littéralement des dizaines d'opérations minutieusement coordonnées. Le timing était serré, toutefois ils avaient évité de créer des situations où il était capital. Ils avaient conservé une marge de sécurité pour que les programmes puissent être réajustés à la volée. Et l'audace stratégique qui le caractérisait était de nature à couper le souffle d'un officier qui avait survécu aux efforts défensifs désordonnés et dénués de toute coordination fournis par la Flotte populaire suite aux purges du comité de salut public. Des dizaines d'opérations, chacune visant un objectif différent et occupant sa propre place dans la stratégie globale, toutes indépendantes les unes des autres, même l'assaut de Giscard sur l'Étoile de Trévor. Une, deux ou trois d'entre elles pouvaient échouer complètement sans pour autant signer l'échec de l'opération Coup de tonnerre dans son entier. Certes, la destruction de la Troisième Force à Trévor était l'objectif principal, mais même si Giscard manquait son coup, les autres opérations infligeraient au Royaume stellaire une défaite qui dépasserait de loin celle qu'Esther McQueen lui avait fait subir lors de l'opération Icare. L'objectif de Coup de tonnerre, Giscard le savait, consistait à convaincre les Manties de négocier de bonne foi et à les forcer à le faire. Héloïse n'avait pas d'autre ambition, comme elle l'avait expliqué de façon limpide dans son allocution au Congrès. Mais Giscard avait beau l'aimer, il était conscient des failles de son raisonnement. Dans l'ensemble, elles étaient mineures, surtout comparées à ses forces, au point d'en devenir négligeables. Mais à l'occasion... sa foi en la rationalité d'autrui la trahissait. Il lui paraissait tellement évident que la République voulait juste être traitée de façon équitable et voir Manticore négocier de bonne foi qu'une part d'elle-même n'arrivait pas à croire qu'on puisse l'ignorer. Elle ne voulait pas conquérir le Royaume stellaire. Elle ne voulait pas reconquérir l'Étoile de Trévor. Elle voulait seulement que le Royaume lui parle. Afin de négocier une fois pour toutes la fin de ce conflit interminable et empoisonnant. Et parce qu'elle ne voulait rien d'autre et qu'il lui paraissait évident qu'elle ne pouvait rien vouloir d'autre, elle croyait sincèrement que les Manties comprendraient à la fois le bien-fondé de ses exigences et la réalité de leur position désespérément affaiblie, et qu'ils lui permettraient de parvenir à la solution diplomatique équitable qu'elle désirait. Mais Javier Giscard, l'amant qui la connaissait mieux que quiconque dans la Galaxie et le principal commandant de sa flotte sur le terrain, soupçonnait qu'elle avait tort. Non pas dans ce qu'elle désirait, mais quant à la probabilité d'obtenir satisfaction. Même si le gouvernement Haute-Crête chutait, celui qui prendrait sa suite n'allait pas se contenter de rouler sur le dos et se rendre — pas sans d'autres preuves de la façon dont Coup de tonnerre l'avait handicapé. Et les Manties avaient peu de chances de croire qu'elle ne cherchait véritablement que la paix. Surtout si l'opération assurait à la République l'avantage auquel Giscard s'attendait. Le Royaume stellaire imaginerait forcément que, Coup de tonnerre lui ayant ouvert de nouvelles opportunités, la République serait tentée de les exploiter. Afin d'imposer une paix selon ses propres termes plutôt que de négocier un règlement équitable pour les deux camps. Et de même qu'Héloïse avait refusé une telle issue pour la République, n'importe quel gouvernement manticorien la refuserait pour le Royaume stellaire. Par conséquent, la guerre dont Héloïse espérait qu'elle commencerait et prendrait fin en une seule campagne ne suivrait pas ce scénario. Giscard le savait. Thomas Theisman aussi, et ils l'avaient tous deux expliqué à Héloïse. Davantage d'opérations seraient nécessaires, davantage de gens seraient tués — des deux côtés. Intellectuellement, Héloïse avait reconnu qu'ils pourraient avoir raison. Elle était prête à faire face à cette éventualité sans ciller, de la même façon qu'elle s'était préparée à défier le comité de salut public en tant que commissaire du peuple de Giscard. Pourtant elle ne l'avait pas vraiment accepté au niveau émotionnel, et il avait peur pour elle. Non parce qu'il s'attendait à la défaite à l'issue de Coup de tonnerre, car ce n'était pas non plus le cas. Le plan de Theisman était trop bon pour cela, ses objectifs trop intelligemment choisis. Si d'autres opérations s'imposaient, la Flotte républicaine serait bien positionnée, l'élan stratégique serait de son côté, et un flux sans cesse croissant de nouveaux vaisseaux de guerre puissants quitterait le Refuge pour remplacer les pertes. Mais il doutait encore qu'Héloïse soit réellement prête à faire face aux pertes. Ni d'argent ni de matériel – de vies humaines. La mort d'hommes et de femmes, manticoriens comme havriens, qui découlerait directement de sa décision de retourner en guerre. Des victimes que Javier Giscard pensait bien voir continuer à s'accumuler pendant des mois, voire des années après la fin de l'opération. Et dans ce cas, se dit-il sombrement, il lui revenait ainsi qu'à Thomas Theisman, Lester Tourville et Shannon Foraker de veiller à ce qu'en fin de compte ces gens ne soient pas morts pour rien. Il consulta de nouveau l'horodateur, et son terminal de com en profita pour émettre un bip discret. Il baissa les yeux et enfonça la touche de réception. Le visage du capitaine Gozzi apparut, mêlant tension et confiance, et le chef d'état-major sourit à son amiral. « Monsieur, vous vouliez que je vous prévienne à T moins trois heures. L'état-major est en train de se rassembler dans la salle de briefing. — Merci, Marius, dit Giscard. Je serai là dans un moment. Distribuez donc les dossiers de briefing de sorte que tout le monde puisse les parcourir. Nous n'avons pas beaucoup de temps; alors, si quelqu'un repère un détail de dernière minute à traiter, autant nous y mettre rapidement. — Bien, monsieur. Je m'en charge tout de suite. — Merci, répéta Giscard. Je me mets en route. » CHAPITRE CINQUANTE-CINQ Le capitaine de corvette Sarah Flanagan termina le rapport en cours, y apposa sa signature électronique et le renvoya dans le système de communication de la base. Elle le reverrait sans doute sous peu, songea-t-elle avec amertume. Après tout, il devait bien y avoir une section qu'elle avait oublié de parapher, une case dans laquelle elle avait omis de signer ou, à défaut, un obscur chiffre de routine qu'elle avait d'une façon ou d'une autre réussi à effacer de l'en-tête. Quelque chose. Spontanément, elle ne trouvait pas un seul rapport que le capitaine de vaisseau Louis al-Salil ne lui avait pas renvoyé pour une raison confuse ou une autre. Évidemment, s'il avait consacré moitié autant d'énergie à maintenir à niveau son groupe de BAL... Hélas, al-Salil avait mieux à faire de son temps qu'à le perdre sur d'ennuyeux entraînements « de routine ». Et si le groupe devait absolument s'exercer, il lui paraissait beaucoup plus logique de se reposer sur les simulateurs. Qu'un quart du groupe à la fois seulement puisse tenir dans les simulateurs disponibles en même temps (ce qui rendait impossible des exercices en coordination globale) ne constituait pas un inconvénient majeur à ses yeux. Sarah Flanagan n'était pas du même avis. Sa dernière affectation avait été à bord du HMS Méphisto, un porte-BAL de la Force capitale. Même dans cette formation-là, le rythme d'entraînement des BAL était notablement retombé par rapport à celui que la Huitième Force imposait sous l'amiral Truman pendant l'opération Bouton-d'or, mais il demeurait beaucoup plus exigeant qu'al-Salil n'avait l'air de le juger nécessaire. Flanagan n'était que lieutenant de vaisseau à l'époque de Bouton-d'or et se frayait un chemin vers le commandement de son propre BAL, mais elle visait déjà un commandement d'escadre. Elle avait appris tout ce qu'elle pouvait sous l'influence de Truman et l'avait appliqué avec une efficacité agressive qui l'avait portée à son but en un temps proche du record. Toutefois, elle le reconnaissait intérieurement, si elle avait su qu'on l'affecterait par la même occasion sur une base réduite à sa plus simple expression, dans un système paumé de la frontière, elle aurait peut-être réfléchi par deux fois à son ambition. Sans doute était-il logique d'économiser sur les vaisseaux, surtout vu la façon dont l'Amirauté et le gouvernement avaient réduit l'effectif de la Flotte. Et, sans conteste, un groupe de BAL pouvait couvrir davantage d'espace avec plus d'efficacité qu'un tonnage équivalent de croiseurs légers ou contre-torpilleurs. Mais c'était une piètre consolation pour les malheureux affectés dans l'équipage des BAL en question. Surtout quand, parmi les vaisseaux « économisés », figurait le porte-BAL à partir duquel ils auraient dû opérer. La base T-ooi de Sa Majesté n'avait jamais eu l'honneur de recevoir un nom officiel. Connue de ses résidents sous le nom de Tamal » pour des raisons que Flanagan n'avait jamais percées à jour, T-ooi n'avait aucun charme. La seule chose positive que l'on pouvait dire à son propos, c'est que cette ancienne station de transfert de fret havrienne, modifiée pour jouer le rôle de vaisseau mère orbital pour un groupe de cent huit BAL, était assez vaste pour que tout le monde bénéficie au moins d'un grand espace personnel. Évidemment, celui-ci avait été taillé dans les plateformes de chargement temporaires des précédents propriétaires, et personne ne s'était donné beaucoup de mal pour le rendre particulièrement agréable à vivre. Toutefois, Flanagan devait reconnaître que sa cabine lui offrait au moins deux fois plus de volume que celle qu'elle occupait à bord du Méphisto, et elle n'avait même pas à la partager. Elle aurait apprécié que l'accroissement de son espace de vie s'accompagne d'une amélioration de cet espace. D'un autre côté, ces installations correspondaient peut-être mieux à la valeur du groupe de BAL qui les occupait. Non que le problème se situe au niveau de la qualité fondamentale du personnel affecté au mille septième groupe temporaire de BAL. Il fallait regarder plus haut dans la chaîne hiérarchique pour en trouver la source. Flanagan avait été stupéfaite et consternée de l'état de préparation dont al-Salil et le vice-amiral Schumacher, le commandant du système, paraissaient se satisfaire. Elle avait entendu dire que l'Amirauté considérait Schumacher comme l'un des meilleurs éléments de la Flotte malgré son expérience très limitée des combats, mais on aurait eu bien du mal à le lui prouver. En tout cas, ses exigences opérationnelles n'auraient jamais satisfait l'amiral Truman. Elles ne satisfaisaient pas vraiment Sarah Flanagan non plus. Hélas, en tant que commandant d'escadre le moins ancien en grade des effectifs d'al-Salil, elle ne pouvait pas y faire grand-chose. Elle murmura un juron las et sincère à cette réflexion familière, puis appela le rapport suivant dans la file et grimaça en lisant l'en-tête. Splendide. Cette fois, la hiérarchie voulait que les équipages de son escadre effectuent un inventaire complet des rations de survie en stock. Elle se demandait bien pourquoi. Le personnel de maintenance du groupe était tout à fait capable de faire ces inventaires, qui entraient d'ailleurs dans la description de leur poste. Alors pourquoi les équipages des BAL étaient-ils censés remplir exactement la même tâche derrière eux ? Quelqu'un avait-il chapardé des rations de survie ? S'agissait-il d'une manœuvre destinée à prendre ce grand voleur la main dans le sac ? Il paraissait peu probable qu'un individu si incroyablement doué qu'il était capable de faire des bénéfices en vendant des rations de survie risque de se faire attraper dans le cadre d'une enquête menée par de simples mortels. Mais que cela ait un sens ou non n'était pas le problème de Flanagan. Elle prit donc une profonde inspiration, s'enfonça dans son fauteuil et se prépara à plonger dans une nouvelle aventure réjouissante de paperasserie créative. C'est à ce moment que l'univers bascula. Le mugissement soudain, rauque et atonal, la prit par surprise, mais son instinct était sûr. Elle avait déjà quitté son fauteuil et bientôt la cabine avant de prendre conscience qu'elle se déplaçait. Elle courait à pleine vitesse cinq mètres plus loin, filant au milieu d'un fracas d'exclamations stupéfaites, de chaises grinçant sur le sol, de sas s'ouvrant follement et de pieds descendant les coursives vers les ascenseurs. Et par-dessus le tout, l'alarme qui hurlait son avertissement à vous vriller le cerveau et les os. En tant que commandant d'escadre, Flanagan occupait un bureau situé sur le même pont que les hangars de ses BAL. Elle n'avait pas besoin de prendre l'ascenseur pour rejoindre son vaisseau de commandement, et un seul membre de son équipage –l'enseigne de vaisseau Giuliani – était arrivé avant elle. Bien sûr, songea-t-elle avec un détachement proche de l'état de choc, Giuliani vivait presque à bord du Cran d'arrêt. C'était le pilote du BAL de commandement, et il avait découvert qu'il pouvait convaincre les ordinateurs de vol de lui fournir l'équivalent d'un simulateur privé. Du point de vue d'al-Salil, bien entendu, les excursions solitaires de Giuliani en entraînement n'étaient pas autorisées, mais Flanagan avait par hasard omis de les mentionner au COMBAL de T-ooi. « Qu'est-ce qui se passe, Cal ? demanda-t-elle, essoufflée, en s'arrêtant juste à l'entrée du boyau d'accès du Cran d'arrêt. — Je ne sais pas trop, pacha », répondit Giuliani sur un ton monocorde, sans lever les yeux de l'afficheur tactique qu'il avait allumé dès que l'alarme avait retenti. « Mais on a tout l'air d'être baisés. » Flanagan sentit ses sourcils grimper jusqu'à la racine de ses cheveux. Elle n'avait jamais entendu le jeune enseigne impétueux s'exprimer sur ce ton. Et, maintenant qu'elle y réfléchissait, elle ne l'avait jamais entendu proférer la moindre grossièreté en son auguste présence non plus. « Pouvez-vous être plus précis ? » fit-elle, acerbe, et cette fois Giuliani releva la tête et lui adressa un sourire un peu penaud. « Excusez, pacha, dit-il d'un air contrit. J'aurais dû répondre qu'il semble que le système soit attaqué par des unités inconnues opérant en force écrasante. Sauf que, si je ne m'abuse, elles ne sont pas inconnues du tout. Je crois que ce sont des bâtiments havriens. — Des Havriens ? » Flanagan aurait voulu que sa réponse paraisse une question, voire une protestation, mais ce ne fut pas le cas. Après tout, qui d'autre attaquerait un détachement manticorien ici, dans le système de Tequila ? Des elfes ? Néanmoins, elle se sentait profondément incrédule. Tout le monde avait entendu des rumeurs courir sur la nouvelle flotte de Havre, mais on ne lui avait jamais laissé entendre qu'une attaque fût imminente. « Je ne vois pas qui d'autre », dit Giuliani tandis que le personnel du Cran d'arrêt commençait à arriver. Flanagan les entendit ouvrir les casiers d'équipement et en sortir leur combinaison souple. Les combinaisons n'étaient d'ordinaire pas stockées à bord des BAL, mais la conversion du « Tamal » avait été un peu grossière. Tout fonctionnait – en gros, en général – mais on n'avait pas fait de chichis. Et puisque le poste de combat des équipages de vol se trouvait à bord des BAL, on avait pris la décision d'y conserver aussi les combinaisons souples. Cela avait posé quelques problèmes avec ceux qui opposaient des tabous extrêmes à la nudité, mais cela marchait mieux que pas mal d'arrangements sur T-oot , et puis Flanagan avait d'autres choses en tête pour l'instant. Elle vint se poster près de Giuliani et se pencha avec lui sur l'afficheur tactique. Quels qu'ils soient, ils étaient venus pour se battre, songea-t-elle. T-ooi et sa jumelle T-002 étaient les seuls défenseurs du système de Tequila. Ce qui était parfaitement stupide, se dit-elle, lugubre, puisque Tequila était le système le plus avancé conquis par la Huitième Force durant l'offensive finale de la guerre. Ou peut-être n'était-ce pas si bête. Ce qu'ils avaient suffisait à décourager les simples intrusions et, si cela n'était pas assez pour organiser une défense contre une attaque en force, cela restait un fil de détente crédible. Quiconque voulait prendre Tequila devrait payer comptant. Hélas, les Havriens paraissaient avoir apporté beaucoup de monnaie. Au moins, le vice-amiral Schumacher disposait de capacités de détection supraluminique correctes à l'intérieur du système. Les grands équipements de détection passive autrefois prévus pour couvrir le périmètre du système et guetter des empreintes hyper loin au-delà n'avaient jamais été mis en place... bien sûr. Trop coûteux, en ces temps de restriction des budgets militaires. Cela n'avait sans doute pas d'importance dans le cas présent, toutefois. Les intrus n'avaient pas l'air de tenter une manœuvre bien subtile. Ils avaient juste envoyé une escadre de supercuirassés avec escorte de croiseurs. Étant donné la puissance des grasers montés sur les Écorcheurs-B, même les supercuirassés allaient souffrir, mais bien peu en comparaison des dégâts que subiraient les BAL. Même des vaisseaux du mur havriens sauraient réduire les bâtiments d'assaut léger en pièces quand ils entreraient à portée d'armes à énergie. Par conséquent, Cal avait raison : ils étaient bel et bien « baisés ». « Les instructions de lancement arrivent, pacha », annonça le lieutenant Benedict. Flanagan se détourna de l'afficheur et lança un regard interrogateur à son second. « On dirait que nous partons sur Delta-trois, du moins pour commencer, lui dit-il. — Délai avant le lancement ? demanda-t-elle, et il consulta le décompte sur sa console. — Trente et une minutes. La section machines de la base a commencé à faire chauffer les noyaux à distance dès que le branle-bas de combat a retenti. Ils seront à température optimale dans vingt-huit minutes. — Et la charge de missiles ? — Rien à ce sujet sur mon écran, pacha, répondit Benedict en haussant les épaules. On dirait que nous allons partir avec l'assortiment standard. » Flanagan parvint à se retenir de le dévisager d'un air incrédule, ce qui aurait sans doute été un coup terrible porté au moral de tous, mais elle eut du mal. L'assortiment standard de missiles comprenait un peu de tout et assez de rien. Il était conçu comme une charge de veille qui conférait aux BAL des capacités limitées dans presque toutes les circonstances. Mais c'était en réalité une charge d'urgence. La doctrine tactique voulait qu'un COMBAL adapte la charge de missiles à la mission tactique – en écartant le matériel dont il n'avait pas besoin pour faire de la place aux armes nécessaires – à moins qu'il ne se trouve contraint de lancer dans des conditions d'urgence à portée minimale. Ce n'était pas le cas aujourd'hui. Même si les Havriens avaient été capables de reproduire la portée étendue des missiles des bâtiments du mur de la FRNI, il leur aurait fallu au moins trois heures pour arriver à portée effective de « Tamal ». Un délai plus que suffisant pour permettre au 1 oo7e de débarrasser ses BAL des assortiments standard et de les remplacer par une charge sur mesure, surtout que les tubes de chargement haute vitesse étaient le seul aspect de la conversion de T-oot à avoir toujours fonctionné à la perfection. Mais, apparemment, al-Salil et Schumacher ne voyaient pas les choses sous cet angle. Sarah Flanagan était sur le point d'appeler le COMBAL pour lui suggérer qu'il serait peut-être temps de montrer un peu de bon sens. Elle ne doutait pas que le gros du personnel du groupe s'apprêtait à mourir, bien qu'un reste d'incrédulité teinté de professionnalisme et d'entraînement ait jusque-là réussi à tenir cette idée à distance. Toutefois, elle le savait, elle avait toutes les chances de figurer au nombre des victimes, et son professionnalisme s'offensait de penser qu'al-Salil allait les gâcher de cette façon, sans même tenter de maximiser les dommages qu'ils pourraient infliger avant d'être détruits. Elle faillit le faire. Elle aurait dû le faire, elle en était consciente. Mais elle était le commandant d'escadre le moins ancien en grade du groupe, et elle savait très bien comment al-Salil réagirait. Étant donné les circonstances, elle n'avait aucune envie de passer le temps qui lui restait en débat stérile avec un incompétent doublé d'un irresponsable. Ni qu'on lui retire son commandement et qu'on la laisse sur la base pendant que ses gars allaient au-devant de la mort. — Passez outre les instructions du groupe concernant les munitions », dit-elle carrément à Benedict. Le second la regarda, et elle haussa les épaules. « Nous avons le temps si vous le faites tout de suite. Utilisez les liens entre l'escadre et la file d'approvisionnement de la base. Je veux qu'un assortiment Lima-Papa-deux soit chargé dans toutes les unités au plus vite. Si quelqu'un de la base pose des questions, passez-le-moi. — À vos ordres, madame ! » répondit vivement Benedict. Elle acquiesça et se saisit de sa propre combinaison souple. Elle quitta son uniforme et enfila la combinaison avec cette absence de pudeur qui faisait partie des opérations des BAL ici, à Tequila. Pendant ce temps, elle entendit Benedict travailler sur sa console, et elle découvrit les dents comme pour sourire Lima-Papa-deux – ou « charge missile standard d'interception longue portée, module numéro deux » – n'était pas taillée sur mesure, loin de là, mais elle accorderait au moins aux BAL de Flanagan une chance de percer l'enveloppe de feu défensif d'un supercuirassé. Elle était conçue pour aider les BAL qui devaient aller à la rencontre de combattants lourds sans le soutien des missiles de leur propre mur de bataille. Elle regorgeait ainsi d'équipements GE, essentiellement antimissiles, brouilleurs et leurres. Ce n'était pas grand-chose, songea-t-elle durement en scellant sa combinaison. Mais elle ne pouvait pas offrir mieux à ses troupes dans ces conditions. « Fin du chargement des missiles dans environ neuf minutes, madame, annonça Benedict sur un ton officiel. Le délai avant lancement n'est plus que de onze virgule trois minutes. » Il releva la tête de ses afficheurs. « Ça sera serré, pacha, dit-il avec plus de naturel, mais on va y arriver. — Bien », répondit Flanagan en imaginant les palettes de missiles rapides et les bras robotiques qui s'agitaient en recomposant la charge d'armement du Cran d'arrêt. «Une réaction de la part du capitaine al-Salil? s'enquit-elle au bout d'un moment. — Non, madame », fit Benedict sur un ton cruellement neutre, et Flanagan eut un sursaut de mépris. Bien sûr qu'il n'y avait pas de réaction d'al-Salil. Et il n'y aurait sans doute pas grand-chose en guise de briefing sur un plan d'action qu'il n'avait sans doute pas établi. Non seulement la bataille serait laide, mais ce serait aussi la plus ratée depuis qu'Elvis Santino avait causé la perte de son groupe d'intervention tout entier à Seaford. Et Sarah Flanagan ne pouvait absolument rien y faire. D'humeur très satisfaite, le vice-amiral Agnès de Groot étudiait l'afficheur principal du pont d'état-major. Elle avait abordé l'opération Coup de tonnerre avec un enthousiasme mesuré. Certes, elle avait envie de rendre la monnaie de leur pièce aux Manties et elle était d'accord avec la présidente Pritchart pour dire que Manticore méritait bien qu'on lui botte sévèrement les fesses pour sa duplicité et sa ruse diplomatiques. Et elle n'était même pas en désaccord avec les hypothèses de départ du plan de campagne ou sa stratégie. Non, les réserves du vice-amiral naissaient du fait que l'état-major avait expressément exclu toute reconnaissance préalable à l'attaque de Tequila. Agnès de Groot s'était hissée au rang d'officier général au sein d'une flotte qui avait subi une interminable série de raclées —interrompue à l'occasion par quelque chose comme l'opération Icare — administrées par l'Alliance manticorienne. À la lumière de cette expérience, elle avait eu du mal à accepter les estimations de la DRS quant à l'immense perte d'efficacité de la FRM. Elle était persuadée que les barbouzes devaient se tromper : les Manties n'avaient pas à ce point perdu leur supériorité. Ou, plutôt, ils ne l'avaient pas jetée aux orties comme ça, si cela faisait une différence. Par conséquent, elle avait aussi eu du mal à croire qu'ils pouvaient se montrer stupides au point de réduire leur détachement de Tequila au niveau que la DRS persistait à indiquer. Elle savait tout des rapports que les espions avaient rédigés. Mais elle savait aussi que les données sur lesquelles ces rapports se fondaient venaient uniquement des capteurs de classe civile de vaisseaux marchands traversant le système. Il n'aurait pas été difficile, surtout pour une formation dotée des capacités GE de la FRM, de dissimuler une flotte entière aux capteurs d'un cargo, et Agnès de Groot avait fini par se persuader que c'était précisément ce qui s'était passé. Apparemment, elle s'était trompée. Ses propres drones de reconnaissance se trouvaient à douze millions de kilomètres — plus de quarante secondes-lumière — en avant de ses unités écran, et une enveloppe secondaire couvrait les flancs et l'arrière de son escadre. De Groot était prête à reconnaître la suprématie des Manticoriens dans le domaine de la guerre électronique, mais elle avait peine à croire qu'elle n'aurait pas au moins vaguement détecté des unités lourdes s'approchant à portée de missiles de ses bâtiments. Bien sûr, il y avait portée de missiles et portée de missiles. À en juger d'après leurs performances juste avant le cessez-le-feu, les missiles manticoriens à propulsion multiple possédaient une portée effective d'environ soixante-cinq millions de kilomètres, soit au moins huit millions de mieux que les nouvelles armes de la FRH. Mais même les Manties ne pouvaient pas réussir beaucoup de frappes contre des cibles mouvantes à des distances supérieures à trois minutes-lumière et demie. Pour être efficaces, ils allaient devoir approcher bien davantage, et ses plateformes auraient dû les détecter avant qu'ils ne parviennent à cinq minutes-lumière de l'enveloppe extérieure, sans parler de ses bâtiments. Une part de son esprit persistait à penser qu'ils devaient être là, quelque part, mais elle se répétait qu'il s'agissait du dernier souffle de sa propre paranoïa. S'ils avaient vraiment disposé de vaisseaux lourds, ceux-ci se seraient trouvés là où ses drones pouvaient les voir. Forcément, s'ils voulaient apporter quelque soutien aux deux cent onze BAL qui s'élançaient à sa rencontre. Et si les Manties n'étaient pas tombés si bas en matière d'entraînement et d'état de préparation, se dit-elle avec une satisfaction lugubre, ces BAL réagiraient de manière bien plus intelligente. Celui qui commandait l'autre camp était sûrement courageux, mais Dieu qu'il était bête ! L'intégralité de la force d'assaut léger basée dans le système selon les estimations de la DRS — moins quatre ou cinq unités clouées à la base pour des opérations de maintenance — se dirigeait droit vers les envahisseurs sans tenter de manœuvrer à son avantage. On aurait cru que le commandant ennemi comptait charger droit sur les vaisseaux du vice-amiral de Groot, peut-être dans un effort pour éviter leurs bordées et leurs barrières latérales. Bien sûr, cela exposerait aussi ses BAL au feu de l'armement de poursuite de toute l'escadre havrienne à mesure qu'ils approcheraient, mais il pensait peut-être survivre assez longtemps pour parvenir à portée. Dans ce cas, c'était un imbécile... ou bien il était encore moins conscient des améliorations du matériel militaire républicain – y compris les barrières de proue des nouvelles classes – qu'elle ne l'aurait cru possible. Évidemment, il croyait sans doute n'affronter que des vaisseaux du mur. « Encore un message du COMBAL, pacha », annonça le premier maître Lawrence. Flanagan tourna son fauteuil de commandement vers l'officier de com du Cran d'arrêt et, d'un signe, lui ordonna de développer. Elle s'efforça de ne pas laisser son geste trahir son écoeurement, mais elle savait qu'elle avait échoué. — Le capitaine al-Salil rappelle à tous les commandants d'Écorcheurs qu'ils doivent parvenir à portée proximale avant de tirer, fit Lawrence sur un ton aussi neutre que possible. — Accusez réception », répondit Flanagan, et cette fois elle ne se donna pas la peine de dissimuler ses émotions. Cela n'importerait plus très longtemps, et elle savait que son escadre tout entière devait être aussi écœurée qu'elle. Les deux groupes de BAL accéléraient régulièrement vers les Havriens en approche depuis plus de deux heures. Ils étaient à moins de quarante minutes de l'interception, et ce crétin leur envoyait encore des «  rappels » imbéciles au lieu d'ordres d'attaque utiles. En toute justice (bien que l'idée de se montrer juste envers alSalil ne l'intéressât guère étant donné les circonstances), on pouvait sans doute dire qu'il avait spécifié un plan d'attaque. En quelque sorte. Hélas, tout comme la charge de missiles que ses BAL emportaient, le plan d'attaque Delta-trois était purement générique, rien de plus qu'une vague liste d'objectifs et de procédures. Flanagan avait compris depuis des mois que, malgré la dégradation progressive de la situation diplomatique, ni al-Salil Ili Schumacher ne croyaient que les Havriens oseraient s'en prendre à Tequila. Ni l'un ni l'autre n'avaient donc consacré beaucoup de temps ou d'efforts à réfléchir à des plans défensifs sérieux. Toute leur réflexion avait été ciblée sur les maintien de la sécurité » à l'intérieur du système contre des désordres purement locaux ou contre des raids de reconnaissance ou de harcèlement que les Havriens auraient pu tenter avec des forces légères. Delta-trois aurait sans doute bien fonctionné face à des contretorpilleurs ou quelques flottilles de croiseurs légers. Même une escadre ou deux de croiseurs de combat. Devant ce qu'ils affrontaient là, il était à peu près aussi utile qu'une moustiquaire sur un sas étanche. Au moins, le commandant havrien paraissait avoir séché presque autant de cours de tactique que les supérieurs de Flanagan, car on aurait pu croire sa formation conçue tout exprès pour permettre à Delta-trois de lui nuire. Flanagan ne comprenait pas bien à quoi jouait le Havrien, mais celui-ci ne faisait aucun effort pour déployer ses unités d'escorte selon l'enveloppe défensive anti-BAL que la FRM avait imaginée dans ses propres jeux de guerre. Il maintenait tous ses croiseurs serrés de façon déraisonnable. Ils seraient capables de grouper efficacement leurs tirs d'armes à énergie contre les Écorcheurs lorsque les groupes de BAL se rapprocheraient pour les attaques à bout portant, mais ils interféreraient avec les enveloppes de détection à longue distance de leurs voisins et offriraient des cibles très vulnérables aux tirs de missiles groupés que les Furets entameraient d'ici peu. Elle regarda les icônes havriennes changer de couleur sur son propre répétiteur tandis que l'officier tactique d'al-Salil désignait les cibles des missiles. Les croiseurs d'escorte virèrent au rouge un par un comme le COMBAL ordonnait une concentration massive du feu sur eux. Par certains côtés, c'était un aveu de désespoir, la reconnaissance que les croiseurs étaient les seuls bâtiments qu'ils avaient la capacité de détruire, bien que Flanagan doutât qu'al-Salil l'aurait admis. Delta-trois prévoyait une attaque convergente en commençant par les unités gardant les flancs afin de frayer un chemin aux Écorcheurs et à leurs grasers pour exécuter un assaut à portée proximale au cœur de la force ennemie. Ce qui aurait été bel et bon s'ils avaient pris pour cibles des croiseurs de combat, voire des bombardiers. Contre des supercuirassés dont les barrières latérales seraient levées et les armes en ligne, il faudrait une chance impossible aux Écorcheurs pour infliger des dégâts autres que purement cosmétiques. Toutefois, songea-t-elle férocement, les Havriens sauraient au moins que quelque chose les avait frappés. Elle devait à ses équipages de ne pas laisser son sentiment de désespoir écrasant affecter son efficacité personnelle. S'ils devaient périr de toute façon, il lui revenait de garder la tête froide et de donner un sens à leur mort en les sacrifiant aussi intelligemment que possible. Et, qui sait? peut-être... L'affichage changea soudain, et le cœur de Sarah Flanagan s'arrêta. Apparemment, le commandant ennemi n'était pas aussi bête qu'elle l'avait cru. Agnès de Groot sourit comme un loup affamé tandis que l'afficheur principal changeait d'apparence. La frappe manticorienne en approche était une masse confuse de points lumineux rouges. C'était l'effet de leurs CME embarquées, terriblement efficaces, ajoutées aux performances de leurs brouilleurs et leurres. Néanmoins, à ce que de Groot pouvait en juger, le nombre de projectiles GE couvrant les BAL était moins élevé que prévu, et le CO paraissait obtenir un meilleur décompte des unités hostiles qu'elle ne l'avait espéré. Il était toujours possible, bien sûr, que les officiers électroniques de la FRM les laissent volontairement « obtenir un meilleur décompte » en mettant leurs CME en mode trompeur, mais elle ne le pensait pas. Elle avait l'impression d'avoir surpris des Manties qui n'étaient pas préparés et n'avaient aucune idée de la manière de réagir à cette menace inattendue. Qui venait tout juste de se transformer en une menace plus grande encore qu'ils ne l'avaient imaginé, se dit-elle avec férocité. Les grosses perles vertes représentant trois de ses « supercuirassés » furent soudain entourées de nuées de lucioles vertes qui s'en éloignaient : ils lançaient des groupes complets de BAL de classe Cimeterre. Les sources de la Direction du renseignement spatial confirmaient toutes que les Manties s'en étaient tenus à leurs PBAL d'origine, à peu près de la taille d'un cuirassé. Étant donné les avantages en termes de compensateur dont l'Alliance manticorienne jouissait depuis des années, cela leur offrait la meilleure combinaison de capacité de transport de BAL et d'accélération. Mais la Flotte républicaine avait adopté une philosophie différente. Elle considérait ses porte-BAL avant tout comme des plateformes défensives, des bases mobiles pour les BAL destinés à protéger le mur de bataille des frappes des bâtiments d'assaut léger manticoriens à longue distance. Du coup, il était inutile de les concevoir plus rapides que les supercuirassés qu'ils protégeraient, et tout ce tonnage supplémentaire pouvait être consacré à des hangars additionnels. Par conséquent, là où un PBAL manticorien pouvait stocker environ cent douze BAL dans ses hangars, son équivalent havrien de classe Volière en emportait plus de deux cents. Sept cent et quelques Cimeterres s'élancèrent donc à la rencontre de BAL manticoriens trois fois moins nombreux, beaucoup trop proches et avançant à trop grande vitesse pour pouvoir espérer leur échapper. Ils étaient tous morts... pour rien. Cette idée s'abattit sur Sarah Flanagan avec une amertume froide et indicible lorsqu'elle comprit à quel point la Flotte royale avait failli jusque dans ses responsabilités les plus fondamentales envers sa reine et son peuple. Il ne s'agissait pas seulement d'alSalil et de Schumacher en fin de compte. La Flotte tout entière était en faute, de la DGSN à Flanagan elle-même, et quelque chose se flétrit de honte en elle — ce quelque chose qui lui avait fait endosser l'uniforme de Sa Majesté au début. Les Havriens possédaient des porte-BAL... et personne ne s'en était douté. Ou, pire encore, si quelqu'un y avait pensé, il avait gardé ses soupçons pour lui-même. Et le résultat était là : un désastre complet. Tandis que l'immense nuage de BAL ennemis se dirigeait vers elle, un observateur lointain dans son esprit visualisait tous les autres détachements de surveillance. La plupart, à la différence de Tequila, disposaient au moins d'une division de vaisseaux du mur, ou d'une escadre de croiseurs de combat, ou d'une douzaine de croiseurs pour soutenir les BAL dont on attendait qu'ils portent le poids de la défense du système. Mais cela n'aurait pas d'importance. Si les Havriens avaient engagé trois PBAL à Tequila, où ils devaient savoir que le détachement était en net sous-effectif, alors ils en avaient engagé davantage dans les systèmes où ils s'attendaient à une résistance plus ou moins sérieuse. Et personne là-bas ne se doutait de ce qui allait leur tomber dessus, pas plus qu'al-Salil et Schumacher ne l'avaient prévu. Ce serait une avalanche. Non pas de neige et de rochers, mais de têtes laser et de grasers. Des vagues de bâtiments d'assaut léger et des bordées de missiles. Des vaisseaux manticoriens brisés et des BAL réduits en miettes. Et personne ne pouvait rien faire pour arrêter ça. Plus maintenant. Elle entendit sa propre voix lancer des ordres et passer outre les choix de cibles du COMBAL. Les officiers tactiques de ses BAL réagirent aussitôt, presque comme s'ils ne comprenaient Iras l'ampleur de la catastrophe. Elle entendit al-Salil donner des instructions frénétiques de son côté, mais elle n'y prêta guère attention. De toute façon, elles étaient à moitié incohérentes, et même sinon, il était trop tard. Son escadre cracha ses missiles alors qu'al-Salil déblatérait encore. Elle lança de son propre chef, en l'absence d'ordres, et vers les BAL ennemis en approche plutôt que sur les vaisseaux dont la charge de missiles trop légère de ses Écorcheurs n'aurait jamais pu percer les défenses. Puis elle se ramassa dans son fauteuil de commandement, agrippa les accoudoirs et regarda l'holocauste approcher. Le vice-amiral de Groot grimaça comme une escadre manticorienne isolée lançait tous ses missiles. Les lanceurs rotatifs caractéristiques des BAL de conception moderne ne pouvaient pas être vidés en une seule salve à la façon des anciens. Mais ils pouvaient obtenir un effet quasi similaire, et cette unique escadre eut craché tous ses missiles offensifs avant que ses propres escadres n'arrivent à portée effective. Les projectiles pénétrèrent profondément dans sa formation d'assaut léger. Dix-huit unités furent détruites sur le coup. Sept autres endommagées, dont cinq si gravement qu'il serait inutile d'essayer de les réparer. Huit autres subirent des dégâts plus légers. Puis ce fut le tour des sept cent soixante Cimeterres restants. La « triple vague « du capitaine Clapp s'élança. Les chargeurs de deux cents vaisseaux républicains alimentèrent cette première vague de missiles. Les cinq cent soixante autres retinrent leur feu, attendant leur tour. Agnès de Groot regarda la première série de détonations féroces balayer les drones GE manticoriens comme une vague de soufre. Même depuis sa position, elle aurait pu sentir le désespoir saisir l'ennemi qui comprenait enfin ce qui se passait, mais il était beaucoup trop tard pour rien y changer. La seconde série d'explosions cingla les Mannes, grillant leurs capteurs, handicapant brièvement leurs systèmes électroniques embarqués. Et puis, exactement comme Clapp l'avait prédit, la troisième vague de missiles s'abattit sur l'enveloppe défensive désespérément désorganisée de l'ennemi. Trente-trois BAL manticoriens survécurent à la triple vague. Aucun ne résista à la salve massive qui suivit. Les pertes totales d'Agnès de Groot s'élevaient à moins de quarante. CHAPITRE CINQUANTE-SIX «  Nous opérerons la translation dans cinq minutes, monsieur, annonça le capitaine de corvette Akimoto. — Merci, Joyce. » L'amiral Wilson Kirkegaard remerciait son astrogatrice d'état-major aussi gravement que s'il n'avait pas surveillé le décompte avant translation depuis une bonne heure. « De rien, monsieur », répondit Akimoto, et son sourire lui révéla qu'elle savait très bien que son annonce officielle était pour le moins superflue. Kirkegaard lui sourit en retour puis se tourna vers le capitaine de vaisseau Janina Auderska, son chef d'état-major. — Pas de détail de dernière minute qui attend de nous fondre sur le râble, Janina ? s'enquit-il doucement. — Je n'en vois pas, monsieur, dit-elle en plissant le nez d'un air pensif. Évidemment, si je pouvais les prévoir à l'avance, ils n'attendraient pas de nous fondre sur le râble, j'imagine. — Une analyse profonde si j'en ai jamais entendu, acquiesça Kirkegaard, et elle se mit à rire. — Désolée. J'ai la mauvaise habitude d'aligner les évidences quand je suis nerveuse. — Eh bien, vous n'êtes pas la seule dans ce cas lui assura Kirkegaard. Puis il reporta son attention vers l'afficheur de manœuvre tandis que son groupe d'intervention en sureffectif se dirigeait vers le mur alpha. Il jeta un bref coup d'œil au visuel, frappé à ce jour encore par la beauté familière et changeante des voiles Warshawski de son vaisseau amiral. Il distinguait les voiles d'au moins une demi-douzaine de ses vaisseaux, mais il avait d'autres choses à penser et l'afficheur de manœuvre lui donnait une idée beaucoup plus précise de leur position. Il disposait de moins de porte-BAL que certaines autres forces d'assaut créées par l'opération Coup de tonnerre, mais il ne devrait pas en avoir besoin non plus. D'après la DRS, Maastricht était surveillé par une division renforcée de supercuirassés d'ancienne génération, soutenue par un PBAL et une escadre de croiseurs de combat. Vu la baisse du nombre d'unités militaires de la FRM, il s'agissait d'un détachement assez considérable pour un système unique qui avait beaucoup moins d'importance aux yeux de l'Alliance manticorienne qu'à ceux de la République de Havre. Et selon les critères des dernières années de guerre, il aurait dû pouvoir faire une très bonne impression, même contre un groupe d'intervention aussi puissant que celui de Kirkegaard. Mais ces critères ne s'appliquaient plus... comme Kirkegaard s'apprêtait à le prouver aux Manties. « L'amiral Kirkegaard devrait frapper Maastricht en ce moment », fit remarquer le capitaine de frégate Francis Tibolt, chef d'état-major de la onzième force d'intervention, et l'amiral Chong Chin-ri hocha la tête. « Je suis certain que Wilson a la situation bien en mains, fit le grand amiral aux cheveux noirs. Et nous ? — Nous aussi, à moins que les Mannes n'aient acheminé des renforts substantiels vers Thétis à la dernière minute sans que la DRS les y prenne, répondit Tibolt. — J'imagine que nul ne peut rien faire concernant cette éventualité. Enfin, un chef d'état-major digne de ce nom devrait être en train de me rassurer en affirmant qu'il est impossible que l'ennemi ait fait cela. — Croyez-moi, monsieur, si j'avais identifié le moindre signe de trac précédant la bataille, je serais en train de vous rassurer de toutes mes forces. — Le trac est bien là, fit Chong. Simplement, je suis plus (loué que la moyenne pour le cacher. — C'est une façon de voir les choses, je suppose », dit Tibolt dans un sourire. Chong se mit à rire avant de consulter l'horodateur. « Eh bien, nous découvrirons probablement si notre trac est justifié dans quarante minutes environ », conclut-il. « C'est bizarre. — Quoi donc ? » Le lieutenant Jack Vojonovic leva les yeux du jeu de solitaire sur son ordinateur de poche. « Est-ce que j'ai loupé quelque chose d'important sur le planning de fret? répondit l'enseigne de vaisseau de deuxième classe Eldridge Beale en tournant la tête vers son formateur. — De quoi tu parles ? » Vojonovic mit l'ordinateur de côté et fit pivoter son fauteuil vers son afficheur. « On n'a rien de gros sur le planning de fret avant demain, Eldridge. Pourquoi ? Est-ce que... » La question de Vojonovic resta en suspens, et il écarquilla les yeux en fixant les icônes ridicules sur son afficheur. Un ou deux vaisseaux marchands ou transporteurs arrivant sans prévenir, cela relevait presque de la routine. On n'arrivait jamais à tout mettre sur les plannings de fret, malgré tous ses efforts. Mais il ne s'agissait pas là d'un bâtiment isolé qui débarquait sans s'être annoncé. Ce n'était même pas un convoi, et Vojonovic sentit l'angoisse l'étreindre en voyant ce qui venait de passer le mur alpha et d'entrer à Grendelsbane. Il ne, pouvait pas encore obtenir de décompte. Les sources étaient trop proches les unes des autres. Mais il n'avait pas besoin d'un décompte pour savoir que ces unités, quelles qu'elles fussent, étaient beaucoup plus nombreuses que celles qui composaient la force d'intervention de l'amiral Higgins. Cette idée faisait encore son chemin rapide dans son esprit quand son pouce s'abattit sur le gros bouton rouge. « On va se faire écrabouiller », dit le lieutenant Stevens d'une voix monocorde en regardant sur son afficheur la force d'intervention havrienne en approche s'enfoncer de plus en plus dans le système de Maastricht. « Ils sont plus nombreux, c'est sûr », répondit le capitaine de corvette Jeffers sur un ton nettement réprobateur. L'officier tactique tourna la tête vers le commandant du HMS Cime des étoiles. « Pardon, pacha. C'est juste que... » Il désigna l'afficheur, et Jeffers acquiesça sans enthousiasme car il savait que son officier tactique n'avait pas tort. « Ça ne se présente pas bien », concéda-t-il tout bas en se penchant vers Stevens afin que leur conversation reste aussi privée que possible sur le pont assez étroit du contre-torpilleur. « Mais au moins nous avons des BAL et eux non. — Je sais, dit Stevens, toujours penaud. Mais il manque au moins deux escadres dans le groupe de l'Incube. — Tant que ça ? » Jeffers savait qu'il n'avait pas tout à fait réussi à masquer sa surprise, et il ajouta aussitôt : « Je veux dire, je savais qu'il leur manquait quelques BAL, mais deux escadres complètes ? — Au bas mot, pacha. L'assistant de l'officier logistique de l'Incube est un ami à moi. Il dit que le capitaine Fulbright harcèle l'Amirauté depuis plusieurs mois pour essayer de récupérer un plein effectif. Mais... » Il haussa les épaules, et Jeffers acquiesça sans joie. Maastricht était au fin fond de nulle part quand il s'agissait d'obtenir des remplacements d'unités ou des renforts depuis que le Cime des étoiles était là. La rumeur voulait que la situation soit tendue pari out, mais le vaisseau de Jeffers n'était pas « partout ». Il était là, et son commandant se fichait de savoir ce qu'on devait supporter ailleurs. « Eh bien, dit-il avec peut-être un peu plus de confiance qu'il n'en éprouvait, l'amiral Maitland est fort. Et si l'Incube est en sous-effectif, c'est toujours mieux que de ne pas avoir de BAL d u tout. — Vous avez raison », acquiesça Stevens, mais son regard se reporta vers l'afficheur et les icônes en approche de huit super-cuirassés. À supposer que ce que voyaient les plateformes de détection corresponde à la réalité, l'escadre de supercuirassés du contre-amiral Sir Ronald Maitland était surpassée à presque trois contre un. « Je voudrais juste que nous ayons un SCPC ou deux pour rétablir un peu l'équilibre. — Moi aussi, reconnut Jeffers. Mais, au moins, nous avons l'avantage en termes de portée sur les capsules dont nous disposons. — Une excellente chose », fit Stevens. Il gardait les yeux rivés sur l'afficheur, où la poussière de diamant des BAL de l'Incube se trouvait à quinze minutes du contact avec les Havriens. Les rapports supraluminiques des BAL expliquaient que l'affichage tactique du Cime des étoiles soit si détaillé, et Stevens n'enviait pas une seconde leurs équipages. C'était déjà dur pour le Cime des étoiles, affecté à l'écran des supercuirassés, mais au moins il était à près de treize millions de kilomètres de tout lance-missiles ennemi. Les BAL ne pouvaient pas en dire autant. Il regarda les icônes des supercuirassés et de l'unique PBAL de Maitland et visualisa le long train disgracieux de capsules lance-missiles qu'ils remorquaient. Comme Jeffers l'avait sous-entendu, Sir Ronald avait une réputation de tacticien prudent –qu'il méritait bien, à l'humble avis du lieutenant de vaisseau Henry Stevens. Contrairement à un trop grand nombre de commandants de détachements de surveillance, Maidand croyait en la valeur d'exercices durs, fréquents et des manœuvres de bataille, et il avait maintenu son « groupe d'intervention » dans un état de préparation bien plus élevé que certains autres ne pouvaient s'en vanter. Le plan de bataille annoncé révélait qu'il était conscient de ce que les Havriens envoyaient contre lui mais qu'il comptait se battre intelligemment afin de compenser la différence de tonnage. D'après les analystes de la DGSN, ses missiles avaient un énorme avantage sur tout ce que l'ennemi avait pu produire. Stevens avait tendance à prendre ces rapports avec des pincettes, et il lui paraissait évident que c'était aussi le cas de Sir Ronald. La DGSN leur avait assuré que la portée effective maximale à laquelle les Havriens pouvaient avoir hissé leurs missiles était de l'ordre de sept ou huit millions de kilomètres. Sir Ronald avait ajouté un « coefficient de plantage » de vingt-cinq pour cent à l'estimation des espions pour plus de précaution, ce qui amenait leur portée maximale théorique aux alentours de douze millions de kilomètres. Cela tombait en plein dans l'enveloppe effective des missiles du mur à propulsion multiple de la FRM, qui, en théorie, avaient une portée maximale cinq fois supérieure en fin de course. Bien sûr, on ne pouvait pas la considérer comme une portée « effective » puisque même un contrôle de feu manticorien ne réussirait pas à frapper une cible mobile en fuite à cette distance. Mais le contre-amiral Maitland n'allait rien tenter d'aussi ridicule. Il comptait laisser la distance tomber à treize millions de kilomètres puis commencer à envoyer les missiles des capsules traînées par tous ses croiseurs et bâtiments du mur. Étant donné son avantage en termes de portée, il avait choisi de remorquer des charges maximales, qui réduisaient son accélération à un train de sénateur mais lui permettraient de lancer au moins une demi-douzaine de salves nourries à une distance d'où l'ennemi ne pourrait pas répliquer. La précision ne serait pas spectaculaire, mais quelques projectiles au moins passeraient les défenses. Et s'il minutait bien son opération, ils arriveraient en même temps que ses BAL. L'assaut combiné solliciterait considérablement les systèmes défensifs ennemis, ce qui devrait augmenter l'efficacité à la fois des BAL et des missiles. Et si ça part en sucette malgré tout, se dit Stevens, nous serons assez loin pour pouvoir au moins rompre l'engagement et fuir. Ce que les cochers de BAL ne pourront pas faire, pas après avoir parcouru les trois quarts du chemin vers la gueule du grand kodiak ! Nous pourrons les saigner et fuir si nous... « Départ de missile ! Multiples départs de missiles ! Stevens tourna brusquement la tête au son de la voix du maître Landow. L'officier marinier vétéran était un membre clef de sa propre équipe tactique, mais, l'espace d'un instant, le lieutenant fut convaincu que Landow devait avoir perdu la tête. Cela ne dura qu'un instant. Jusqu'à ce qu'il baisse les yeux vers son propre afficheur et se rende compte que le plan de bataille de Sir Ronald venait de tomber en pièces. « Mon Dieu, je serais presque désolée pour eux, fit Janina Auderska si bas que seul son amiral pouvait l'entendre. — Ne vous désolez pas », dit-il, les yeux rivés à l'afficheur qui montrait la tempête de missiles qu'il avait lancée vers le détachement de surveillance manticorien. Le chef d'état-major lui jeta un regard, surprise par la dureté sauvage qui perçait dans la voix d'ordinaire agréable de l'amiral, et Kirkegaard lui lança un regard en coin. « C'est exactement ce qu'ils nous ont fait pendant leur fichue "opération Bouton-d'or", lui rappela-t-il froidement. Exactement. J'ai lu un entretien accordé à la presse par leur amiral de Havre-Blanc. Il disait qu'il se sentait presque coupable, qu'il avait un peu trop l'impression de "faire tomber des poussins dans une mare". » Kirkegaard éclata d'un rire dur, comme le croassement d'un corbeau. « Il avait raison. Eh bien, maintenant c'est notre tour. On va voir s'ils apprécient. » Sir Ronald Maitland regardait l'ouragan de missiles qui se dirigeait vers lui. « Que valent nos réglages de visée ? demanda-t-il à son officier d'opérations d'une voix monocorde. — Euh, ils sont... » L'officier se secoua physiquement. « Je veux dire, ils sont aussi bons qu'on peut l'espérer à cette distance, monsieur, fit-il sur un ton plus professionnel. — Eh bien, dans ce cas, je suppose que nous ferions mieux de nous en servir avant de les perdre, répondit Maitland. Modifiez la séquence de tir. Balancez tout. Maintenant. — À vos ordres, monsieur. » « Voilà leurs missiles, murmura Auderska. — Il fallait qu'ils les lancent avant que les nôtres n'approchent suffisamment pour détruire leurs capsules », fit Kirkegaard en observant les barres de données sur son afficheur à mesure que le CO affectait des coefficients de danger aux ogives en approche. « Il y en a plus que je ne m'y attendais, reconnut-il. — Oui, monsieur. Nous allons souffrir. — C'est le prix à payer, répondit Kirkegaard en haussant les épaules. Et, à cette distance, même des systèmes de visée manticoriens ne seront pas capables d'assurer un pourcentage élevé de frappes au but. Les nôtres non plus, bien sûr, mais nous pouvons lancer des salves massives par la suite... et eux non », ajouta-t-il avec un sourire affamé. « La détection signale que les CME de leurs missiles sont bien meilleures qu'elles ne devraient, monsieur », murmura doucement le chef d'état-major de Maitland à son oreille. Sir Ronald le regarda, et il grimaça d'un air contrit. « Les gars estiment que nos défenses actives seront de vingt-cinq pour cent moins efficaces que nous ne l'avions prévu. Au bas mot. » Maitland grogna et reporta son attention vers l'afficheur principal tandis que son cerveau travaillait à toute vitesse. Il était évident, d'après le volume de feu dirigé contre lui, que les super-cuirassés havriens à l'écran étaient des modèles porte-capsules. Mais la situation n'était pas tout à fait désespérée, se dit-il. Tout cc que les capteurs des BAL avaient noté jusque-là indiquait que les capacités de guerre électronique de l'ennemi, bien que largement meilleures que prévu – comme le confirmait la nouvelle estimation du CO sur les contre-mesures électroniques de ses missiles – demeuraient inférieures aux normes manticoriennes. Cela lui offrirait un énorme avantage dans un duel de missiles à longue distance comme celui-là. Ou Ça aurait été le cas, s'il avait pu répondre aux tirs ennemis. Il grinça des dents, amer, en se rappelant ses demandes répétées pour obtenir au moins un SCPC. Mais l'Amirauté n'avait pas jugé utile d'affecter des unités aussi rares et précieuses dans un système secondaire comme Maastricht. Au moins, les lanceurs de deux des trois vaisseaux d'ancienne génération dont il disposait avaient été remis à niveau pour expédier des missiles à propulsion multiple. Ce qui signifiait que, lorsque ses capsules seraient vides, il ne serait pas totalement incapable de tirer contre les Havriens. Seulement, il ne pourrait répondre qu'avec un volume de feu représentant moins de vingt pour cent de celui de l'ennemi jusqu'à ce qu'il arrive d'une façon ou d'une autre à six millions de kilomètres. Or aucun de ses vaisseaux ne survivrait assez longtemps pour cela. « Les nouveaux chiffres concernant l'accélération des super-cuirassés sont-ils confirmés ? demanda-t-il à son officier d'opérations. — Oui, monsieur, répondit à regret le capitaine de frégate. Ils restent plus bas que les nôtres, mais l'écart est inférieur de presque trente pour cent aux estimations de la DGSN. — Évidemment », grogna Sir Ronald sans pouvoir s'en empêcher. Puis il ferma la bouche, prit une profonde inspiration et regarda de nouveau le chef d'état-major. « Transmettez tout de suite un message au commodore Rontved, dit-il. Ordonnez-lui d'activer le plan Oméga sans délai. — Bien, monsieur. » L'absence de surprise dans la voix du chef d'état-major prouvait qu'il avait déjà abouti à la même conclusion que Maitland. Rontved commandait la petite escadre de trois vaisseaux de maintenance et de soutien que l'Amirauté avait déployée pour fournir un appui logistique au détachement de Maitland. Ses unités n'embarquaient aucun armement, en dehors d'une capacité strictement limitée de défense active et, selon le plan Oméga, elles devaient simplement s'assurer qu'un maximum de l'infrastructure qui avait été construite pour appuyer le détachement soit détruite avant qu'elles ne s'enfuient. « Dites-lui de ne pas perdre de temps, insista Maitland. Nous savons désormais qu'ils ont des missiles à propulsion multiple. Si la DGSN a pu se gourer à ce point là-dessus, elle a pu se planter ailleurs. Je ne serais donc pas étonné qu'un PBAL ou deux apparaissent dans leur ordre de bataille. — Oui, monsieur. » Le chef d'état-major marqua une brève pause puis désigna de la tête l'afficheur principal. « En parlant de BAL, monsieur, que faisons-nous des nôtres ? — Ils poursuivent l'attaque. Après tout, ils ne pourront pas s'enfuir si nous perdons l'Incube », dit durement Maitland. Puis il grogna encore. « Au cas où Rontved n'arriverait pas à quitter le système, toutefois, détachez l'une des boîtes de conserve. Nous devons nous assurer que quelqu'un rentre à Manticore pour prévenir les nôtres. » Le capitaine de corvette Jeffers se tenait aux côtés d'Henry Stevens, les yeux sur l'afficheur tactique, tandis que le Cime des étoiles continuait d'accélérer vers l'hyperlimite sous puissance militaire maximale. Le compensateur d'inertie risquait à tout moment de lâcher et de les transformer en confiture de fraise, mais cela importait peu tandis qu'ils contemplaient le chaos et la dévastation derrière eux. Deux des supercuirassés du contre-amiral Maitland étaient déjà détruits, et le vaisseau amiral était mourant. L'Incube demeurait en action, mais son accélération avait chuté de plus de moitié à mesure que les dégâts augmentaient sur ses noyaux bêta. S'il n'avait pas été détruit tout de suite, c'était uniquement parce que ses capacités de combat étaient très limitées, songea Jeffers, lugubre. Les Havriens avaient d'abord concentré leur feu sur les unités susceptibles de leur nuire. Ils pouvaient toujours achever l'Incube au moment de leur choix. Les dégâts n'avaient pas été entièrement à sens unique. Presque, seulement. L'unique bordée de missiles générée par les capsules de Maitland avait réduit un supercuirassé havrien à l'état d'épave et en avait endommagé deux autres. Ses lanceurs embarqués s'étaient concentrés sur l'un des deux SCPC abîmés et lui avaient infligé de nombreux dégâts supplémentaires, et un croiseur de combat havrien avait été détruit complètement tandis qu'un autre paraissait en à peine meilleur état. Mais c'était tout. Les BAL avaient fait de leur mieux, et leurs efforts contribuaient à expliquer la destruction du croiseur de combat et les dégâts infligés à la plupart de ses collègues. Mais les Havriens à bord de ces vaisseaux ne paniquaient plus à la vue d'un impossible « super BAL ». Ils avaient eu le temps de réfléchir, d'analyser, et ils avaient identifié les faiblesses d'assaillants aussi petits et relativement fragiles. Les équipages des BAL s'étaient avancés avec tout le cran et le courage de l'univers, et ils avaient réussi à infliger quelques dommages en chemin. Mais les barrières latérales de ces supercuirassés étaient intactes, la béance de leurs bandes gravitiques était protégée par des barrières de proue presque aussi performantes que celles de la FRM, leurs défenses actives et leurs servants de missiles attendaient, et l'épais blindage qui protégeait leurs flancs était tout à fait capable de supporter les coups du graser d'un Écorcheur-B assez longtemps pour que leur feu défensif ait raison de l'assaillant. Le groupe de l'Incube avait effectué un passage de tir efficace sur les vaisseaux du mur. Ensuite, les survivants avaient été écrasés presque négligemment alors qu'ils tentaient un second passage. Jeffers s'efforçait de ne pas laisser transparaître son incrédulité et sa surprise. À l'évidence, l'ennemi n'avait pas encore tout à fait comblé le gouffre entre le matériel manticorien et le sien. Ses CME restaient loin de valoir celles de la FRM. Ses capsules lance-missiles paraissaient emporter moins de projectiles chacune, ce qui suggérait qu'ils avaient dû accepter une conception des missiles plus massive. Par conséquent, ils tiraient des bordées plus légères à tonnage de vaisseau du mur équivalent et ils casaient moins de munitions à volume de stockage égal. Cela pourrait s'avérer important à long terme car, bien que leurs têtes chercheuses se soient améliorées presque autant que la portée de leurs missiles, elles n'atteignaient pas encore le niveau manticorien non plus. Étant donné l'avantage que la FRM conservait sur le plan de la guerre électronique, la précision des missiles à longue distance allait favoriser Manticore de façon sans doute non négligeable, mais cela ne serait pas spectaculaire. Le nombre de missiles qu'un SCPC pouvait emporter allait donc devenir capital. Ce qui signifiait probablement que ConstNav avait rudement bien fait de s'obstiner dans la conception du nouveau modèle d'Invictus. Si seulement ce crétin de Janacek avait laissé la Flotte en construire quelques-uns ! Jeffers sentit sa mâchoire devenir douloureuse tant il serrait les dents, et il s'imposa de quitter l'afficheur des yeux. Il était un peu surpris que le Cime des étoiles ait réussi à s'échapper quand Maitland lui avait ordonné de fuir. C'était sans doute parce que les Havriens avaient de plus grosses cibles à viser, songea-t-il amèrement. Mais cela avait peut-être à voir également avec les dégâts que les supercuirassés et les BAL de Maitland avaient infligés. Adan Jeffers était trop lucide pour se mentir et nier qu'il était très reconnaissant que les ordres de Maitland leur aient valu la vie sauve, à son équipage et à lui. Mais il ne pouvait pas non plus éviter un sentiment de culpabilité écrasant. Un poids qu'il porterait très longtemps, il s'en doutait. « Je me demande comment l'amiral Kirkegaard s'en est tiré à Maastricht, monsieur », murmura le capitaine de frégate Tibolt. L'amiral Chong et lui se tenaient côte à côte sur le pont d'état-major du VFR Nouvelle République tandis que la onzième force d'intervention s'installait en orbite autour de la seule planète habitable du système de Thétis. — Impossible à dire », répondit Chong. Il contempla pendant quelques secondes la beauté bleu et blanc de la planète sur l'afficheur visuel, puis il carra les épaules et se détourna. Un autre écran attira son regard. Celui qui récapitulait les pertes de sa force d'intervention. Un seul nom brillait du rouge sang indiquant la destruction complète d'un bâtiment, et ses lèvres formèrent un sourire macabre et satisfait. Personne n'aimait perdre un vaisseau ou les gens qui en formaient l'équipage. Mais, après les pertes terribles que l'ancienne Flotte populaire avait subies sous le feu de la FRM à maintes et maintes reprises, la perte d'un seul croiseur lourd et de soixante-dix bâtiments d'assaut léger était un prix dérisoire à payer pour un système tout entier. Sans compter que les Manties avaient perdu plus de deux cents de leurs BAL, quatre croiseurs lourds et deux supercuirassés en prime. « En fait, dit-il à Tibolt au bout d'un moment, je suis plus curieux de ce qui se passe à Grendelsbane et l'Étoile de Trévor. » CHAPITRE CINQUANTE-SEPT — Puis-je vous demander ce que vous pensez du message de votre Premier ministre, milord ? s'enquit poliment Niall MacDonnell. — Je pense que se forcer à rester courtois a dû augmenter sa tension artérielle au point de réduire de vingt ou trente ans son espérance de vie, répondit gaiement Hamish Alexander. On peut le souhaiter, en tout cas. » MacDonnell sourit. Étant pour sa part natif de Grayson, il restait parfois ébahi à plus d'un titre par les officiers manticoriens qui s'étaient mis au service de la FSG. Le comte de Havre-Blanc n'était pas du nombre, bien sûr, même s'il avait mené suffisamment de batailles main dans la main avec des unités graysoniennes pour en faire l'un des leurs par adoption, au moins. Mais ce qui laissait MacDonnell pantois, c'était que les Manticoriens se montrent si francs dans leur critique du gouvernement Haute-Crête. Certes, ils parlaient de leur Premier ministre et non de leur monarque, mais MacDonnell avait du mal à envisager qu'un officier graysonien s'exprime si ouvertement – et avec tant de mépris – sur le compte du Chancelier. Non que ses concitoyens fussent d'un autre avis concernant Haute-Crête. Simplement, les Graysoniens en tant que peuple étaient plus... déférents que la plupart des Manticoriens. Cela laissait parfois MacDonnell perplexe. Le gros du dilemme politique actuel du Royaume stellaire résidait dans le monopole de l'aristocratie sur le poste de Premier ministre, chef de la branche exécutive du gouvernement. Ce même problème, sous une forme plus virulente encore, affligeait Grayson avant que la restauration Mayhew ne restitue au Protecteur son autorité, qui s'était érodée de génération en génération. Mais la déférence profonde que les sujets de Grayson avaient toujours témoignée à leurs seigneurs paraissait étrangement absente de l'attitude des Manticoriens envers les membres de leur noblesse. Évidemment, Havre-Blanc lui-même faisait partie de l'aristocratie, ce qui expliquait sans doute qu'il ne la respecte pas de manière automatique. — Je ne nierai pas que je partage vos espoirs, milord, fit l'amiral au bout d'un moment. Mais on dirait qu'il a décidé de sauver les apparences dans le cas présent. — Il n'a pas vraiment le choix, fit remarquer Havre-Blanc. Pour être franc, je suis à peu près persuadé que cela entrait dans les calculs du Protecteur Benjamin quand il a eu cette idée. Et bien que je ne voudrais pas accuser le Protecteur de se mêler des affaires politiques internes d'un allié, je pense qu'il avait prémédité de mettre Haute-Crête dans cette position. » MacDonnell le regarda d'un air interrogateur, et le comte haussa les épaules. « Haute-Crête ne peut pas faire autrement que se prétendre favorable aux initiatives de Benjamin. Toute autre réaction le ferait paraître au mieux faible et inefficace puisqu'il n'a pas pu empêcher Benjamin d'arriver à ses fins de toute façon. Au pire, s'il s'avérait que nous avons raison et qu'il a tort quant aux intentions des Havriens, il aurait l'air d'un imbécile fini pour avoir protesté alors que nous le sauvions de sa propre bêtise. Enfin, nous le ferons passer pour un idiot malgré tout si la situation dégénère bel et bien », ajouta Havre-Blanc avec un sourire particulièrement mauvais. MacDonnell inclina la tête de côté. Havre-Blanc semblait presque avoir envie que les Havriens attaquent à cause du tort que cela causerait au gouvernement Haute-Crête. Le Graysonien savait qu'il ne lui rendait pas justice : le comte ne voulait certainement pas que la République de Havre retourne en guerre contre Manticore. Mais, à l'évidence, Havre-Blanc avait cessé d'espérer que cela ne se produise pas. Contrairement à MacDonnell, qui persistait à nourrir des doutes malgré le fait que l'avertissement venait à l'origine de Lady Harrington, le comte s'était résigné à l'idée qu'une attaque havrienne était imminente. Et puisqu'il avait fait tout son possible pour se préparer en vue de cette catastrophe prochaine, il était disposé à chercher à quoi ce malheur était bon. Or tout ce qui était susceptible de faire quitter le pouvoir au baron de Haute-Crête devait être considéré comme bon. Le Graysonien reporta son attention vers l'afficheur d'état-major du Benjamin le Grand. Il était logique que Havre-Blanc et lui se trouvent sur le pont de ce vaisseau à cet instant précis, songea-t-il. Le « Benji », comme la Flotte le surnommait affectueusement, avait été le vaisseau amiral de Havre-Blanc du jour de sa mise en service jusqu'à la conclusion de l'opération Bouton-d'or. Mais, bien qu'il eût moins de huit ans T, le Benji appartenait à une classe de vaisseaux qui ne comptait que trois représentants. Ce modèle avait été supplanté par les supercuirassés porte-capsules de classe Harrington, et MacDonnell savait que certains à la Direction de la construction spatiale voulaient démanteler son vaisseau amiral. Il détestait l'idée de l'envoyer au chantier de démolition pour recyclage, même s'il devait bien reconnaître qu'il y avait une certaine logique froide à cela. Gray-son faisait tous les efforts possibles pour construire et maintenir sa flotte. On ne pouvait pas se permettre de garder des bâtiments dont la conception était devenue obsolète, si neufs et appréciés fussent-ils. Pour sa part, MacDonnell espérait que la Direction de la construction spatiale adopterait plutôt une proposition médiane et transformerait les lanceurs embarqués du Benji pour qu'ils acceptent la dernière génération de missiles à propulsion multiple. Mais la décision ne lui appartenait pas. Pour l'instant, le Benjamin le Grand était exactement là où on avait besoin de lui. Conçu dès le départ comme un vaisseau de commandement de flotte, il possédait sans doute le pont d'état-major et le centre d'opérations global les plus perfectionnés de toutes les unités en service où que ce soit. — Quoi que Haute-Crête pense de tout cela, dit Havre-Blanc en s'approchant de MacDonnell pour observer l'afficheur avec lui, l'amiral Kuzak n'a pas l'air d'émettre de réserves, n'est-ce pas ? — En effet. » Le regard de MacDonnell passa de l'écran qui montrait ses propres unités à l'afficheur secondaire réglé en mode astrographique. Le terminus du nœud du trou de ver de Manticore situé dans le système de l'Étoile de Trévor se trouvait beaucoup plus près de la primaire locale que le nœud n'était proche de Manticore-A. Néanmoins, pas loin de trois heures-lumière le séparaient de l'étoile en question. Malgré les puissantes forteresses qu'on avait construites pour le couvrir, la distance entre le terminus et la planète habitée du système était une source de difficultés presque insurmontable pour l'amiral Théodosia Kuzak. Sa Troisième Force ne pouvait stationner qu'à un endroit à la fois, à moins qu'elle ne soit prête à accepter une dispersion très dangereuse de ses forces. Théoriquement, les forts pouvaient gérer eux-mêmes la plupart des assauts contre le terminus. En réalité, le terme de « fort » était un abus de langage. Pour la plupart des gens, il évoquait une fortification fixe, pesante et immobile. Mais si les forts du terminus étaient bel et bien pesants, ils n'étaient pas – tout à fait – immobiles. Au lieu de cela, on aurait pu les décrire plus justement comme d'énormes supercuirassés infraluminiques. Des bâtiments si gigantesques que leur faible accélération les rendait inaptes aux opérations mobiles, mais qui demeuraient capables d'effectuer des manœuvres de combat minimales... et de générer les bandes gravitiques qui constituaient la première ligne de défense de tout vaisseau de guerre. Mais en dépit de leur masse imposante, de leur épais blindage et de leurs armes puissantes, leur conception, comme celle du Benjamin le Grand, était dépassée. Leur rythme de tir dans un affrontement à coups de missiles n'était qu'une fraction de celui que pouvait produire un Harrington. S'ils avaient le temps de déployer des capsules avant une bataille, ils pouvaient lancer des salves stupéfiantes tant que les capsules duraient, bien sûr. Mais cela revenait juste à dire qu'ils pouvaient tirer aussi longtemps que personne n'arrivait à placer de missiles assez près pour détruire les capsules. À l'époque où seule l'Alliance manticorienne possédait des SCPC, nul ne se préoccupait réellement de la vulnérabilité des capsules. D'abord parce qu'aucune flotte étrangère ne pouvait cracher le volume de feu dont était capable un supercuirassé porte-capsules, et ensuite parce qu'aucune flotte étrangère ne pouvait égaler la portée des missiles à propulsion multiple de l'Alliance. Par conséquent, les capsules des forts auraient été capables de semer la destruction dans les rangs d'un assaillant avant que celui-ci ne parvienne assez près pour anéantir les capsules restantes. Mais la flotte qu'avait bâtie Thomas Theisman possédait des SCPC. Et ces bâtiments pourraient bien être équipés eux aussi de MPM. Dans ces conditions, la vulnérabilité des capsules devenait une préoccupation majeure. Tout cela contribuait à expliquer pourquoi un commandant de système consciencieux comme Théodosia Kuzak était si contrarié par ses obligations de défense contradictoires. L'opinion officielle de l'Amirauté, selon laquelle rien ne prouvait que les forts n'étaient plus capables de se débrouiller seuls face à ce que les Havriens pourraient leur opposer, n'apportait qu'un piètre réconfort à l'officier sur le terrain. Sans parler des conséquences sur sa carrière si l'ennemi parvenait à entrer et détruire les forts, les pertes humaines qu'entraînerait une telle attaque avaient sûrement dû lui donner des cauchemars. C'était donc avec un immense soulagement qu'elle avait confié à la force d'intervention de MacDonnell la responsabilité d'appuyer les forts pendant qu'elle concentrait ses propres SCPC et ses PBAL pour couvrir Saint-Martin et l'intérieur du système. — À la place des Havriens, si vous deviez attaquer ce système, milord, demanda MacDonnell à Havre-Blanc, sur quel objectif vous concentreriez-vous ? Le terminus ou Saint-Martin ? Ou viseriez-vous les deux en même temps ? — Je me suis beaucoup posé ces mêmes questions quand j'essayais de reprendre le système aux Havriens, répondit le comte. Le plus gros problème, c'est que le terminus et l'intérieur du système sont assez proches pour s'apporter un certain soutien mutuel, ce qui est impossible à Manticore. Ce n'est pas la coordination la plus aisée à arranger pour le défenseur, vous comprenez, mais un assaillant visant un objectif ne peut pas se permettre d'oublier ce qui peut lui tomber dessus de l'autre côté pendant ce temps. C'était déjà dur pour nous quand les Havriens tenaient le système. Pour eux, qui ne peuvent jamais être certains qu'une part non négligeable de la Force capitale n'est pas à portée pour un transit d'urgence en provenance directe de Manticore, c'est encore pire. — Je vous l'accorde. Mais, si vous devez attaquer ce système, il faut bien choisir un objectif. — Oh, certainement ! » Havre-Blanc eut un sourire ironique. Dans mon cas, j'ai choisi de me concentrer sur leur flotte, en les pressant pour défendre l'intérieur du système. Après tout, Saint-Martin comptait davantage à leurs yeux que le terminus d'un nœud de trou de ver dont ils ne pouvaient pas se servir de toute façon ! Et ils étaient loin de disposer de fortifications autour du terminus équivalentes à celles que nous avons mises en place depuis que nous leur avons pris le système. Mais, même ainsi, j'ai dû me montrer très prudent. — Ce n'est pas vraiment ce que j'ai entendu dire, milord, répondit MacDonnell dans un sourire. On m'a dit qu'à la fin vous avez lancé un assaut à travers le nœud. — Eh bien, oui, fit le comte, l'air légèrement embarrassé. C'était un peu une tentative de la dernière chance, vous savez. Esther McQueen commandait ici à l'époque, et c'était une sacrée terreur. Entre nous, je me suis souvent demandé si elle n'était pas meilleure tacticienne que moi, et c'était aussi un stratège des plus fins. Elle s'était retranchée ici avec des bombardiers et des super-cuirassés formant une défense en profondeur, et, quelle que soit la façon dont je manœuvrais, elle parvenait à rester assez proche pour m'empêcher de viser librement l'un ou l'autre objectif. Alors je me suis installé pour la convaincre que j'étais prêt à faire le siège de l'intérieur du système, en quelque sorte, et une fois que je l'ai eu persuadée – ou plutôt son remplaçant, après que Pierre et Saint-Just l'eurent rappelée pour diriger l'Octogone – de redéployer ses forces en conséquence, eh bien... — Donc, en somme, vous avez forcé les Havriens à se consacrer à la défense d'un objectif avant de frapper l'autre par surprise, résuma MacDonnell. — Oui, mais je possédais certains avantages que Theisman et ses hommes n'auront pas en attaquant ce système. Une flotte qui se sert d'un nœud comme vecteur d'attaque affronte de gros inconvénients, mais l'effet de surprise tend à les compenser considérablement. Toutefois Theisman n'aura pas de flotte amie stationnée à l'autre extrémité du terminus. Il ne peut donc pas vraiment menacer le système depuis deux directions à la fois, comme je l'ai fait. Cela aurait fourni à Théodosia l'occasion d'utiliser le déploiement défensif de McQueen contre lui. » Au final, je soupçonne qu'il aurait sans doute pu la battre malgré tout. Si nos hypothèses les plus pessimistes concernant le type d'unités qu'il a pu ajouter à ses effectifs sans en parler à personne sont justes, la chance tourne encore plus en sa faveur. Mais, pour répondre à votre question, à sa place, je me concentrerais sur l'intérieur du système. — Mais tant que le Royaume stellaire continue de tenir le terminus, la FRM peut toujours envoyer des renforts ou contre-attaquer, fit remarquer MacDonnell. — Cela supposerait qu'elle ait de quoi contre-attaquer », répondit Havre-Blanc sur un ton beaucoup plus sombre, avant de désigner du geste les icônes brillantes à l'intérieur du système. À cette distance et à pareille échelle, les vaisseaux du mur de la Troisième Force formaient une seule perle verte. « La Troisième Force aligne près de cent vaisseaux du mur dans son ordre de bataille, dont quarante-huit de nos SCPC, Niall, et deux de ceux-là sont en cours de maintenance. Nous en avons exactement deux escadres de plus au sein de la Force capitale – comptez bien : en voilà deux. Une autre est affectée à la base de Sidemore. Une quatrième à Grendelsbane. Et il y en a quatre autres à différents stades de révision, qui reviennent vers Manticore mais ne sont pas affectées à la Flotte capitale. C'est tout, même avec les miettes que Janacek a pu ajouter à son ordre de bataille. Si Theisman parvenait à battre la Troisième Force, il anéantirait environ un tiers de nos unités du mur d'ancienne génération et deux tiers de notre mur moderne. Cela fait des bâtiments de Théodosia son véritable objectif et, s'il peut les coincer contre l'étoile, la forcer à défendre Saint-Martin, il aura l'occasion de les détruire. » S'il réussissait un coup pareil, il pourrait affronter tout ce que nous possédons encore avec une relative facilité. Pour être tout à fait honnête, le seul contrepoids qui resterait à l'Alliance serait votre propre flotte, et Grayson se retrouverait face au même dilemme que le système de Manticore. Combien d'unités défendant la planète capitale pouvez-vous vous permettre d'engager dans des opérations offensives ? — En toute franchise ? » MacDonnell secoua la tête. « Nous avons sans doute déjà dépassé la limite en déployant toutes ces unités ici. Je ne pense pas pour autant que nous envoyer était une erreur, se hâta-t-il d'ajouter. Je crois que Lady Harrington et monsieur Paxton ont raison : il est peu probable que les Havriens fassent de Grayson l'un de leurs objectifs prioritaires. Cela pourrait changer, bien entendu, surtout une fois qu'ils apprendront qu'une bonne partie de notre Flotte est venue en renfort ici, à l'Étoile de Trévor. Mais, en ce moment, ils doivent considérer que la FSG est encore concentrée à Yeltsin et ils ne vont pas vouloir nous provoquer avant de s'être débarrassés de vos SCPC. — Tout à fait », approuva Havre-Blanc en dissimulant toute trace de l'irritation qu'il ressentait par réflexe. Elle n'était pas due à ce que MacDonnell avait dit précisément. Et Havre-Blanc n'aurait pas pu en disconvenir non plus si le Graysonien l'avait exprimé de façon explicite. Mais il était extrêmement vexant pour un amiral manticorien d'entendre un Graysonien envisager calmement la FRM comme la deuxième flotte de l'Alliance par ordre d'importance. Surtout dans la mesure où, à cet instant, c'était absolument exact. « En réalité, poursuivit-il, le mieux serait que Theisman se rende compte que vous êtes venus nous renforcer ici avant qu'il ne lance son attaque. Constater que la FSG est prête à nous soutenir si promptement, malgré toutes les... difficultés que vous rencontrez à travailler avec notre déplorable Premier ministre actuel, voilà qui le ferait sans doute hésiter. Cela lui imposerait aussi de revoir le plan de campagne qu'il a déjà conçu en partant de l'hypothèse que vous ne viendriez pas. Et si nous pouvons encore gagner quatre ou cinq mois pour cet âne bâté de Janacek, les bâtiments dont il a enfin relancé la construction commenceront à être mis en service en nombres réellement utiles. Surtout ceux des chantiers fantômes de Grendelsbane. Leur construction était plus avancée au moment de la suspension, et les premiers exemplaires seront prêts à effectuer les tests d'homologation dans deux semaines. — Puisse le Seigneur vous entendre », répondit MacDonnell avec ferveur. « C'est confirmé, monsieur. Tous. » L'amiral des rouges Allen Higgins était un homme de taille moyenne dont le visage rond, presque poupin, reflétait d'ordinaire fidèlement son caractère affable. À cet instant, il avait le visage couleur de vieux gruau et l'œil hagard. Il regarda l'afficheur impitoyable et se sentit comme une mouche sur le chemin d'un bulldozer tandis que la force d'attaque havrienne se dirigeait vers lui. Trente-deux supercuirassés, un nombre inconnu de SCPC. Quelques porte-BAL au moins figuraient aussi dans la procession destructrice en approche – forcément, car les quatre cents bâtiments d'assaut léger qu'il avait envoyés à sa rencontre avaient été laminés par une contre-attaque de BAL encore plus puissante. Et pour s'y opposer, une fois ses BAL détruits, il disposait de sept SCPC, seize supercuirassés d'ancienne génération, quatre PBAL emportant moins de trente unités légères à eux tous et dix-neuf croiseurs et croiseurs de combat. Il pensait être encore capable d'obtenir un résultat, étant donné l'avantage dont jouissaient ses SCPC en terme de portée. Mais il s'était trompé, comme l'ennemi venait de le démontrer en les détruisant tous les sept à plus de quarante millions de kilomètres de distance. Les vingt vaisseaux du mur qu'il lui restait étaient désespérément surclassés. L'incroyable tempête de missiles qui avait balayé ses supercuirassés porte-capsules en était une preuve suffisante. Dieu merci, il les avait retenus au moment d'envoyer les SCPC ! Des milliers de matelots de la FRM devaient la vie à cette simple décision de sa part. Une décision qu'il avait prise presque sans y penser sur le coup. Mais c'était la seule grâce qu'on lui avait accordée. « Nous ne pouvons pas les arrêter », souffla-t-il. En relevant la tête, il croisa enfin le regard tout aussi choqué de son chef d'état-major. « Tout ce que nous enverrons à leur rencontre leur donnera seulement un peu plus d'entraînement au tir, grinça-t-il. Et la même chose vaut pour les chantiers. Bon sang, on s'est toujours reposés sur la force mobile pour assurer la sécurité du système. Pourquoi prendre la peine d'améliorer les forts de sorte qu'ils puissent tirer des MPM ? La Flotte était là pour ça! Maudit connard de Janacek ! — Monsieur, comment... Je veux dire, qu'est-ce qu'on fait maintenant? demanda le chef d'état-major, au désespoir. — Il n'y a qu'une seule chose à faire, répondit Higgins. Je ne serai pas un deuxième Elvis Santino, ni même un Silas Markham. Aucun autre de mes hommes ne sera tué dans un combat que nous ne pouvons de toute façon pas gagner. — Mais, monsieur, si vous abandonnez les chantiers, l'Amirauté va... — J'emmerde l'Amirauté ! grogna Higgins. S'ils veulent me traduire en cour martiale, tant mieux. J'adorerais avoir l'occasion de discuter de leur prétendue politique militaire devant un tribunal officiel ! Mais pour l'instant, ce qui compte, c'est de sauver tout ce qui peut l'être. Or nous ne pouvons pas sauver les chantiers. » Le chef d'état-major déglutit, mais il ne pouvait pas le contredire. « Nous n'avons pas le temps de poser des charges de sabordage, poursuivit Higgins d'une voix dure et monocorde. Rapatriez les équipes de chantier vers l'installation principale. Je veux que toutes les données sécurisées soient effacées immédiatement. — Une fois que ce sera fait, posez des charges et faites sauter le centre informatique. Je ne veux pas que ces salauds tirent quoi que ce soit de nos archives. Nous disposons d'une fenêtre d'environ quatre-vingt-dix minutes pour évacuer ceux que nous pourrons, et nous n'aurions pas la place d'emmener plus de vingt pour cent du personnel total de la base même si nous avions le temps de tous les embarquer. Prenez la liste des personnels prioritaires et mettez la main sur un maximum de ceux qui y figurent. Nous n'allons pas être capables de tous leur faire rejoindre un point de ramassage à temps, mais je veux sortir d'ici le plus possible de techniciens possédant des connaissances critiques. — Bien, monsieur ! » Le chef d'état-major se détourna et se mit à aboyer des ordres, manifestement heureux d'avoir quelque chose – n'importe quoi –à faire. Higgins se tourna vers son officier d'opérations. « Pendant que Chet s'occupe de ça, j'ai un autre boulot pour vous, Juliette. » Son sourire cadavérique n'exprimait aucune joie. « Nous n'avons peut-être pas assez de missiles dotés d'une portée suffisante pour toucher ces salauds, dit-il en désignant l'afficheur tactique, mais il y a une cible que nous saurons atteindre. — Monsieur ? » L'officier d'opérations paraissait aussi perplexe que le ton de sa voix le suggérait, et Higgins émit une parodie de rire. « Nous n'avons pas le temps de poser des charges de démolition, Juliette. Alors je veux que vous conceviez un plan de tir. À mesure que nous nous retirerons, je veux une bonne vieille charge nucléaire au-dessus de chaque cale, de chaque vaisseau immobile, de chaque centre de fabrication. Tout. La seule chose que vous ne frappez pas, ce sont les plateformes du personnel. Vous m'avez compris ? — À vos ordres, monsieur », articula-t-elle, l'air horrifiée à l'idée des milliards de milliards de dollars de matériel irremplaçable et de coques à demi terminées qu'elle s'apprêtait à détruire. « Alors, exécution », grinça-t-il avant de se tourner une fois de plus vers l'afficheur indifférent. Javier Giscard vérifia l'heure encore une fois. C'était étrange. Rien n'aurait pu être plus calme et ordonné que le pont d'état-major du Souverain de l'espace. Personne n'élevait la voix ni ne s'énervait. Personne ne courait de pupitre en pupitre ni ne conférait sur un ton anxieux et pressant. Pourtant, malgré l'ordre et la sérénité, la tension était palpable. La dixième force d'intervention n'avait pas encore tiré un missile, mais la guerre avait déjà commencé. Ou repris. Ou tout verbe sur lequel les futurs historiens s'entendraient. Le terme exact importait peu aux hommes et aux femmes qui tueraient et mourraient; et alors qu'il était assis dans son fauteuil de commandement, à l'écoute du murmure calme et efficace de son état-major, Giscard sentit le vent froid de toutes ces morts souffler par les failles de son âme. Il s'apprêtait à faire quelque chose qu'il avait déjà fait une fois, dans un système nommé Basilic. Il n'avait pas eu le choix à l'époque, et il l'avait encore moins cette fois-ci, mais cela ne voulait pas dire qu'il se réjouissait de cette tâche. Il vérifia de nouveau l'heure. Quinze minutes. « La sécurité du périmètre signale des unités non identifiées, amiral ! » Niall MacDonnell se détourna prestement de sa conversation avec le comte de Havre-Blanc à l'annonce de son officier d'opérations. « Elles viennent d'effectuer leur translation alpha, continua le capitaine de frégate William Tatnall. Nous n'en sommes encore qu'au décompte préliminaire de leurs signatures de transit, mais il y en a beaucoup. » MacDonnell sentit Havre-Blanc dans son dos et perçut combien il lui était difficile de tenir sa langue. Mais Havre-Blanc lui avait assuré, avant même qu'ils ne quittent l'Étoile de Yeltsin, qu'en dépit de sa plus grande ancienneté en grade il n'avait pas l'intention de jouer les conseilleurs. Le commandement appartenait à MacDonnell, pas à lui, avait-il dit, et il tenait parole. « Position et vecteur ? demanda MacDonnell. — Les bâtiments ont effectué leur translation pile sur l'hyperlimite pour une trajectoire rapide vers Saint-Martin, précisa aussitôt le capitaine de frégate David Clairdon, son chef d'état-major. — Aucun signe d'unités qui se dirigeraient vers le terminus ? pressa l'amiral. — Pas à cet instant, monsieur », répondit prudemment Clair-don, et MacDonnell eut un mince sourire au « pas encore » muet que tout le monde devina dans la voix du chef d'état-major. L'amiral se retourna vers l'afficheur principal comme les icônes des empreintes hyper non identifiées y apparaissaient. Clairdon avait raison concernant leur position et leur trajectoire. Et Tatnall aussi : il y en avait « beaucoup ». « Le CO estime qu'il y a plus de quatre-vingts unités du mur, monsieur, annonça Tatnall quelques instants plus tard, comme s'il n'arrivait pas lui-même à croire ces chiffres. Euh... il s'agirait d'une estimation au plus bas, ajouta-t-il. — Doux Seigneur », murmura quelqu'un. Ce qui reflétait parfaitement sa réaction personnelle, décida MacDonnell en l'entendant. Impossible de déterminer combien de ces bâtiments étaient des SCPC et combien des vaisseaux d'ancienne génération. À la place de Thomas Theisman, il en aurait mis autant des premiers et si peu des seconds que possible. Quoi qu'il en soit, il semblait que les Havriens avaient envoyé une force deux fois plus puissante que celle à laquelle ils s'attendaient à faire face. Et ils donnaient la nette impression d'avoir opté pour ce que Havre-Blanc avait dit qu'il ferait à leur place. Mais MacDonnell ne pouvait pas en être sûr, et son cerveau travaillait à toute vitesse tandis qu'il envisageait diverses possibilités. Il eut l'impression de rester planté là, les yeux rivés sur l'afficheur, pendant au moins dix ans, mais, quand il consulta de nouveau l'horodateur, moins de quatre-vingt-dix secondes s'étaient écoulées. « Alpha-un, David », dit-il calmement à son chef d'état-major. Clairdon le regarda un instant puis hocha vivement la tête. « Alpha-un, à vos ordres, monsieur », répondit-il, et MacDonnell se tourna vers Havre-Blanc tandis que Clairdon se dirigeait vers la section com pour transmettre les ordres de mouvement nécessaires. « Je crois qu'ils font exactement ce que vous auriez fait, milord », dit MacDonnell au Manticorien. Puis il sourit sans joie. « Bien sûr, j'imagine que la moitié de ces vaisseaux pourraient être des drones GE et qu'il pourrait s'agir d'une immense ruse destinée à attirer le détachement du terminus dont ils ignorent la présence. — Cela semble en effet peu probable, approuva Havre-Blanc avec un sourire un peu plus chaleureux. Et je doute qu'ils soient bêtes au point de reproduire la manœuvre de Basilic. Ils savent que les forteresses de ce terminus sont toutes en service. Ils pourraient quand même le prendre – la force qu'ils semblent envoyer vers Saint-Martin pourrait détruire tous les forts sans trop de difficulté. Mais j'ai du mal à croire que même Thomas Theisman et Shannon Foraker à eux deux aient pu leur fournir suffisamment de vaisseaux pour leur permettre de frapper l'Étoile de Trévor avec deux forces d'intervention de cette taille. Surtout si la duchesse Harrington a vu juste et qu'ils ont envoyé une force d'assaut jusqu'en Silésie. Ou en tout cas, s'ils sont capables d'attaquer la Silésie et de frapper néanmoins l'étoile de Trévor avec cent soixante vaisseaux du mur, nous aurions intérêt à commencer dès maintenant à réfléchir aux termes de notre reddition ! L'amiral Higgins se dressait comme une eau-forte sur le pont d'état-major du HMS Indomptable, en attente, pendant que les unités restantes de sa force d'intervention accéléraient vers l'hyperlimite de Grendelsbane. Personne ne lui parlait. Personne ne l'approchait. Un périmètre invisible s'étendait autour de lui, un cercle de douleur et de dégoût de soi que nul n'osait pénétrer. Intellectuellement, il savait comme tout le monde sur ce pont que ce qui était arrivé ici n'était pas sa faute. Nul n'aurait pu arrêter la force que les Havriens avaient envoyée avec l'ordre de bataille qu'on lui avait accordé. Cela ne garantissait pas qu'on ne ferait pas de lui un bouc émissaire pour autant — surtout dans l'Amirauté de Janacek — mais, au moins, il avait eu le courage moral et le bon sens de ne pas gaspiller davantage des vies et des vaisseaux placés sous son commandement. Rien de tout cela ne lui était d'un quelconque réconfort à cet instant. Il avait les yeux rivés sur l'afficheur visuel plutôt que sur l'écran tactique ou l'écran de manœuvre. Il fixait l'immense chantier spatial, ses structures restées en arrière et invisibles depuis longtemps, et son regard était froid et vide comme l'espace. Puis sa bouche se pinça et la douleur brilla dans ses yeux vides quand le premier petit soleil à l'éclat intolérable fleurit derrière ses bâtiments. Puis un second, un troisième et encore un autre : une vague de feu submergeait l'immense base spatiale que Manticore avait passé près de vingt ans à construire en partant de rien. Ces têtes d'épingles muettes paraissaient minuscules et inoffensives à cette distance, mais Higgins les imaginait parfaitement, il les savait réelles. Il voyait le feu de forêt de ses têtes nucléaires à l'ancienne — les ogives de ses propres missiles, pas même celles de l'ennemi — consumer les centres de fabrication, les fonderies orbitales, les cales de recyclage, les stations d'approvisionnement, les entrepôts orbitaux, l'immense ferme à hydrogène, les plate-formes et relais de détection et la station de commandement ultramoderne du système. Et puis les vaisseaux. La poignée de bâtiments restés dans les cales de radoub. Ceux qui avaient eu le malheur de choisir ce moment précis pour se faire immobiliser au chantier parce qu'ils exigeaient des réparations mineures ou qu'on devait leur installer des composants plus performants. Et, pire — bien pire —, les magnifiques nouvelles unités. Vingt-sept SCPC de classe Méduse, dix-neuf porte-BAL et pas moins de quarante-six nouveaux supercuirassés de classe Invictus. Quatre-vingt-douze vaisseaux du mur — près de six cent soixante-dix millions de tonnes de nouvelles constructions. L'équivalent d'une flotte entière de bâtiments de conception la plus moderne qui soit, impuissants à côté de leur base d'armement ou à demi terminés, à l'abri de leur cale de construction et des chantiers dispersés. Les cinquante-trois unités plus légères en cours d'assemblage à côté d'eux importaient peu, mais Higgins ne pouvait pas davantage leur épargner l'épée de feu et de fusion qu'aux supercuirassés. Les boules de feu avançaient, couronnées de flammes, en consumant le cœur de la base de Grendelsbane. Un raz-de-marée brûlant et furieux qui portait le désastre à son sommet. Et, derrière la vague, les plateformes qui accueillaient les personnels du chantier qu'il n'avait pas pu évacuer. Plus de quarante mille personnes, la main-d'oeuvre complète d'un complexe de la taille de Grendelsbane, perdues pour le Royaume stellaire au même titre que les vaisseaux sur lesquels elles étaient venues travailler. En un seul geste catastrophique et dévastateur pour sa propre nation, Allen Higgins venait de détruire plus de tonnage et bien plus de puissance de combat que la Flotte royale manticorienne n'en avait jamais perdu en quatre cents ans d'existence, et le fait qu'il n'avait pas eu le choix ne le consolait pas du tout. — Monsieur, fit Marius Gozzi d'un ton pressant, je m'excuse de vous interrompre, mais nous venons de détecter une deuxième force d'intervention. » Giscard se tourna aussitôt vers son chef d'état-major, levant la main pour arrêter son officier d'opérations en pleine discussion. « Où ça ? demanda-t-il. — On dirait qu'elle vient du terminus, répondit Gozzi. Et nous avons eu beaucoup de chance de la repérer, d'ailleurs. — En provenance du terminus ? » Giscard secoua la tête. « Ce n'est pas à la chance que nous devons de l'avoir vue, Marius. C'est vous qui avez insisté pour que nous effectuions une reconnaissance de ce côté pour couvrir nos arrières pendant que nous nous occupions de l'intérieur du système. » Le chef d'état-major haussa les épaules. Giscard disait vrai, mais Gozzi persistait à soupçonner que l'amiral l'avait subtilement poussé à faire cette suggestion. Giscard avait tendance à nourrir la confiance interne de son équipe en sollicitant les contributions de chacun de ses membres, puis en veillant à ce que celui qui avait fini par faire la proposition qu'il attendait depuis le début en tire tout le mérite. «  Même avec les drones et les BAL, nous avons eu un énorme coup de chance de les repérer, monsieur. Ils approchent en mode furtif. Mais ils poussent aussi leur accélération : une ou deux signatures d'impulsion ont traversé la couverture furtive et, une fois que les drones avaient flairé la piste, les BAL de reconnaissance savaient où chercher. Les chiffres ne sont pas encore fermes, mais le CO pense qu'il s'agit de vingt à cinquante vaisseaux du mur. Peut-être avec le soutien de porteurs. — Tant que ça ? Le CO souligne que les chiffres sont très provisoires, `répondit Gozzi. Et nous ne recevons pas l'information directement des drones. » Giscard acquiesça : les BAL de reconnaissance étaient des Cimeterres sérieusement modifiés dont on avait réduit la soute d'armement afin de libérer du volume pour caser l'équipement de détection le plus performant que Shannon Foraker et ses équipes avaient réussi à produire aux dimensions d'un BAL. Leur fonction principale, toutefois, il fallait bien le dire, consistait à servir de relais aux drones. Foraker et ses sorciers n'avaient pas encore trouvé comment faire entrer un émetteur d'impulsions gravitiques doté d'une certaine bande de fréquence dans un carcan aussi petit qu'un drone. Mais ils pouvaient mettre un BAL à portée de laser de com du drone, et équiper le BAL d'un communicateur supraluminique. Ils ne pouvaient toujours pas transmettre en temps réel les données brutes des drones au Souverain de l'espace, mais ils relayaient suffisamment d'informations résumées pour donner à Giscard une idée bien plus précise des événements que n'aurait pu l'espérer un commandant de flotte havrien autrefois. Restait à savoir, songea-t-il avec ironie, si c'était une bonne chose ou non. Une surcharge d'informations pouvait vous pousser à trop réfléchir et vous condamner à l'inefficacité. Il se dirigea vers un répétiteur plus petit et tapa une commande. Quelques instants plus tard, le CO afficha sa dernière estimation de l'effectif et de la composition de la nouvelle force. Il fronça légèrement les sourcils. Apparemment, le centre d'opérations de combat avait réussi à affermir un peu ses chiffres pendant que Marius lui faisait son rapport. Il montrait désormais un minimum de trente unités du mur, bien que certaines des signatures d'impulsion fussent encore hésitantes. Il croisa les mains dans son dos et carra les épaules en regardant le répétiteur. Il était toujours possible, voire probable, que ce qui ressemblait à la Troisième Force à l'intérieur du système soit tout autre chose. Ou, d'ailleurs, qu'il ne s'agisse que d'une partie de la Troisième Force. En fait, c'était le plus probable. Si Kuzak avait été prise au dépourvu comme les planificateurs de Coup de tonnerre l'espéraient, il pouvait très bien lui tomber dessus alors que son effectif était divisé entre l'intérieur du système et le terminus du trou de ver. Dans ce cas, elle se servait peut-être de ses CME pour convaincre les capteurs havriens que toutes ses forces étaient en réalité concentrées près de Saint-Martin, dans un effort pour les empêcher de remarquer la deuxième moitié de sa flotte qui la rejoignait discrètement. Le seul problème de cette jolie petite théorie, c'était que cette deuxième force paraissait inclure trop de vaisseaux. Giscard avait étudié le dossier de Kuzak, et il respectait beaucoup son discernement stratégique. Si elle avait divisé ses effectifs pour couvrir deux objectifs, elle aurait placé la plus puissante des deux forces en couverture de l'objectif principal. Or, dans le cas présent, il n'y avait pas de comparaison possible entre la valeur de Saint-Martin et ses citoyens – tant politique et morale qu'économique –et celle d'un terminus de trou de ver. Donc, si une force devait rester plus puissante que l'autre, celle qui se trouvait devant lui aurait dû être beaucoup plus nombreuse que celle située derrière, or les estimations du CO suggéraient que la deuxième représentait pas loin de la totalité de la force moderne de Kuzak. Mais s'il ne s'agissait pas de la deuxième moitié de la Troisième Force, alors quelle était cette formation et que faisait-elle là ? Pouvait-il s'agir d'un détachement de la Flotte capitale manticorienne qui s'était trouvé par hasard à portée pour un transit d'urgence par le nœud ? C'était possible, certes, bien que Giscard eût tendance à rejeter cette éventualité. C'était exactement de cette façon que Havre-Blanc avait atteint Basilic à temps pour l'empêcher de prendre le terminus quand il avait envahi le système. Mais il y avait peu de chances qu'une coïncidence pareille se produise une deuxième fois. Non. S'il y avait réellement une deuxième formation là-bas, elle avait dû y être placée délibérément par avance. Sauf que cela n'était pas très logique non plus... à moins d'imaginer que l'ennemi avait plus ou moins deviné ce qui allait se passer. Mais Ça aurait dû être impossible. D'un autre côté, on ne comptait plus les plans « top secret » qui avaient été compromis d'une façon ou d'une autre dans la longue histoire des opérations militaires. Mais même s'il s'agissait d'un détachement de la Flotte capitale, quel danger pouvait-il représenter ? La Flotte capitale ne comptait pas assez de SCPC pour affecter l'issue du combat de manière significative, et envoyer des supercuirassés d'ancienne génération aurait été suicidaire. Mais la FRM en était consciente aussi. Alors d'où.... « Je me demande, murmura-t-il avant de se retourner vers Gozzi. Nous devons éclaircir ça, Marius. Envoyez les BAL plus près. — Monsieur, s'ils approchent davantage et que cette formation est bien ce qu'elle paraît, ils vont être affreusement vulnérables, lui rappela doucement le chef d'état-major. — Je m'en rends compte, fit Giscard. Et je n'aime pas ça beaucoup plus que vous. Mais il faut que nous sachions. Notre force d'intervention est la plus puissante de toute l'opération Coup de tonnerre. Si les Mandes ont réussi à deviner ce que nous préparons, c'est ici qu'ils s'efforceront de nous tendre un piège. N'oubliez pas ce qu'ils ont fait à l'amiral Parnell à Yeltsin au début de la guerre. Et qu'ils l'aient délibérément conçu comme un piège ou non, nous ne pouvons pas nous permettre d'être pris en tenaille par une force supérieure. Si nous subissons de lourdes pertes ici, nous pourrions être en grande difficulté jusqu'à ce que l'amiral Tourville revienne de Silésie. Ou du moins jusqu'à ce que l'amiral Foraker et le Refuge compensent nos pertes. Si nous devons risquer quelques BAL, voire en sacrifier plusieurs à dessein, pour nous assurer que cela n'arrive pas, alors je crains que nous ne soyons obligés de le faire. — Bien, monsieur. » « Ils savent que nous sommes là », fit le capitaine de frégate Tatnall d'un ton catégorique, et MacDonnell acquiesça. Il avait espéré que les Havriens ne le repéreraient pas avant qu'il ne soit trop tard. Bien qu'il fût apparu que la force d'intervention havrienne comportait en réalité au moins cent vaisseaux du mur, il demeurait persuadé que sa formation et la Troisième Force, avec presque cent SCPC et cinquante supercuirassés d'ancienne génération à elles deux, pouvaient les affronter. Les petites signatures d'impulsion rapides qui prouvaient que les Havriens possédaient bien des PBAL en fin de compte l'avaient poussé à réévaluer à la hausse les pertes que Kuzak et lui risquaient d'essuyer, mais cela n'avait pas entamé sa confiance. Pas avec les centaines de BAL que l'Amirauté de Janacek avait basés sur la planète pour soutenir la Troisième Force à mesure que les relations avec la République s'envenimaient. Il savait qu'il pouvait les battre... et que Havre-Blanc partageait son assurance. Mais, pour les vaincre, Kuzak et lui devaient d'abord réussir à les toucher; or, s'ils rompaient et prenaient la fuite, leurs chances de les rattraper seraient minces, au mieux. Il lança un regard noir à l'afficheur où les signatures d'impulsion de BAL de reconnaissance avançaient prudemment mais régulièrement vers ses propres unités en mode furtif. La question n'était pas de savoir s'ils avaient ou non repéré sa présence, mais s'ils connaissaient la composition de sa force. S'ils se rendaient compte qu'il arrivait derrière eux avec quarante SCPC supplémentaires, plus des porteurs, n'importe qui romprait dans l'instant – à moins d'être un imbécile –, et ces BAL curieux fourniraient l'information à leur commandant avant longtemps. Si bonnes que fussent ses propres capacités GE et si médiocre l'équipement de détection de l'ennemi, il ne pourrait pas se cacher à leurs yeux si la distance diminuait encore beaucoup. Certes, il était toujours possible qu'ils l'aient déjà percé à jour. Impossible de savoir au juste combien Shannon Foraker avait pu améliorer leurs capteurs ces trois ou quatre dernières années. Mais s'ils n'avaient pas encore réussi à verrouiller ses unités, ils ignoraient peut-être encore la puissance de sa formation. « Contactez l'Ararat, fit-il à l'adresse de Clairdon. Dites au capitaine Davis que je veux qu'il... décourage ces BAL. » Le chef d'état-major le regarda un instant puis hocha la tête, et MacDonnell se retourna vers son afficheur. L'Ararat était l'un des porte-BAL de classe Covington. Un peu plus gros que les porteurs de la FRM, les Covington embarquaient vingt-cinq pour cent de BAL en plus et, à la différence de la Flotte royale manticorienne, la FSG avait développé les BAL de classe Katana, spécialement conçus pour le combat rapproché. Les Graysoniens étaient partis du principe que quelqu'un d'autre finirait bien par produire des bâtiments d'assaut léger et les porteurs qui allaient avec. Ce jour-là, la FSG comptait bien être prête... surtout que le projet manticorien de « supériorité spatiale par les BAL » avait été l'une des victimes des réductions budgétaires de Janacek. Il entendit Clairdon transmettre ses instructions, puis il hocha la tête, satisfait, tandis que les diamants verts des BAL de l'Ararat apparaissaient soudain à l'écran moins de huit minutes après qu'il eut donné l'ordre initial. Les BAL de reconnaissance de Javier Giscard comprirent qu'ils étaient perdus dès que l'Ararat lança ses unités. Ils n'étaient que quinze, chacun légèrement armé, et plus de cent vingt bâtiments d'assaut léger ennemis se dirigeaient sur eux. Pire, leur propre vecteur pointait presque droit vers eux. Ils ne pouvaient pas leur échapper, et ils poursuivirent donc, accélérant vers les Graysoniens dans un effort pour arriver assez près afin de distinguer clairement l'ennemi avant de mourir. Giscard savait très bien ce qu'ils étaient en train de faire, et il eut l'impression qu'on lui retournait un couteau dans le cœur en les regardant. Rien de ce qu'il pourrait faire à ce stade n'affecterait leur sort. Mais c'était lui qui les avait délibérément envoyés à l'abattoir et, bien que certain d'avoir eu raison – et d'être prêt à le refaire dans les mêmes circonstances, tout en connaissant l'issue de la manœuvre –, il n'en souffrait pas moins. Il regarda ses hommes accélérer, se précipiter à la rencontre de la mort plutôt que de lutter pour chaque instant de vie auquel ils pouvaient encore se raccrocher. Il regarda les icônes rouges de leurs meurtriers se précipiter vers eux tandis que leurs capteurs confirmaient les signatures d'impulsion du mur les unes après les autres. Il vit la tempête de missiles qui les balaya des cieux. Puis, enfin, il se détourna et s'imposa de croiser le regard du capitaine de vaisseau Gozzi. — Que dit le CO à présent? s'enquit-il doucement. — Nous avons confirmé trente-sept signatures de super-cuirassés, avec trois autres probables et une possible, répondit Gozzi sur le même ton. Il y a aussi au moins huit autres vaisseaux là-bas. Ils sont un peu trop petits pour des supercuirassés mais trop gros pour être autre chose dans la liste des bâtiments de la FRM. — À en juger par ce que nous venons de voir, fit Giscard, sarcastique, je soupçonne qu'il doit s'agir de porte-BAL. — Oui, monsieur. Mais nos équipes de reconnaissance étaient catégoriques. Ils sont plus gros que les porteurs manticoriens. — Des Graysoniens, alors, murmura Giscard. — C'est tout à fait ce que je pense », monsieur, acquiesça Gozzi, et Giscard renifla doucement. La confirmation de la présence de la FSG en force donnait un tout autre aspect à la situation tactique. Le nombre de bâtiments arrivant par-derrière aurait été problématique dans n'importe quelles circonstances, mais qu'il s'agisse d'unités graysoniennes l'aggravait encore. Pas seulement à cause du profond respect avec lequel la Flotte républicaine avait appris à considérer la FSG, mais à cause de ce que leur présence impliquait. — Pensez-vous qu'ils savaient que nous arrivions, monsieur ? » demanda Gozzi à voix suffisamment basse pour que personne d'autre ne l'entende, et Giscard renifla de nouveau comme son chef d'état-major se faisait l'écho de sa propre réflexion. — Je crois qu'ils ont dû se douter que quelque chose allait arriver, en tout cas, répondit-il. Je ne pense pas qu'ils aient réussi à percer le secret de Coup de tonnerre, si c'est la question que vous vous posez. Mais ils n'en avaient pas besoin pour monter une embuscade ici. Il leur suffisait en réalité d'un analyste au Q.I. adéquat pour fermer ses propres chaussures, et ils pouvaient deviner ce qui se passerait en cas de rupture des négociations. Et, s'ils l'ont fait, même Janacek était capable de comprendre que l'Étoile de Trévor était l'endroit rêvé pour une contre-attaque. Après tout, quand on associe la concentration du plus grand nombre de leurs vaisseaux modernes et la signification politique de Saint-Martin, c'est sans doute la cible la plus précieuse que nous pouvions frapper. C'est précisément pour cette raison que notre force d'intervention est la plus puissante. Par conséquent, s'ils cherchaient un endroit pour nous jouer un tour, c'était certainement le choix logique. » Si c'est bien ce qu'ils avaient en tête, toutefois, on dirait qu'ils ont un peu négligé la qualité d'exécution. Nous savons qu'ils sont là, désormais, et ils ne nous ont pas laissés entrer suffisamment loin dans le système pour nous coincer entre leurs deux forces. » Il se tut à nouveau, consultant les afficheurs et pesant les options qui s'offraient à lui. Il pouvait essayer de se concentrer sur l'une ou l'autre des forces ennemies avec la totalité de la sienne. Il aurait une excellente chance de les vaincre séparément, s'il pouvait en intercepter une avant que l'autre ne vienne à son aide. Mais si l'ennemi choisissait d'éviter l'action avec une force tout en le poursuivant avec l'autre, il pourrait réussir à empêcher l'interception qu'il visait. Ou, pire encore, la lui accorder avec un délai trop court pour vaincre la force qu'il aurait « attrapée » avant que l'autre ne lui tombe dessus à son tour. Si le comité de salut public avait encore été au pouvoir, la décision finale ne lui aurait pas appartenu. Elle serait revenue à son commissaire du peuple, et s'il avait osé la contester, il aurait fait face au peloton d'exécution pour sa témérité. Mais la République n'avait pas de commissaires, et il inspira profondément avant de prendre une décision pour laquelle aucun amiral de la Flotte populaire n'aurait osé opter. « Passez au plan d'évitement Tango-Bravo-trois-un, dit-il à Gozzi. — Vous en êtes sûr, monsieur ? demanda le chef d'état-major sur un ton soigneusement neutre. — Oui, Marius, répondit Giscard avec un petit sourire. L'Étoile de Trévor était un objectif de première importance, je le sais. Et je sais pourquoi l'amiral Theisman voulait détruire la Troisième Force. Mais s'ils ont réussi à rassembler une telle puissance de feu ici, c'est qu'ils doivent être tout nus dans les autres systèmes que visait Coup de tonnerre. Ce qui signifie que nous leur avons botté le cul partout ailleurs. Je me rends compte que nous avons une chance de mener à bien l'assaut et d'endommager ou détruire les trois quarts de la force combinée de Grayson et Manticore. Mais nous avons nous-mêmes trop de bâtiments d'ancienne génération, et nous risquerions plus de la moitié de nos propres SCPC. Sans compter que le risque est trop grand qu'ils nous prennent en tenaille plutôt que nous ne les prenions séparément. » Il secoua la tête. « Non. Demain est un autre jour et, si nous nous en sommes aussi bien sortis que je le pense d’ailleurs, les chiffres des pertes comparées vont atteindre le moral des Manticoriens de plein fouet. Je ne veux pas leur accorder une victoire ici pour atténuer cet effet. Et je ne veux pas non plus qu'ils croient nous avoir fait suffisamment mal pour nous empêcher de porter la guerre jusque chez eux. — Bien, monsieur », fit Gozzi avant de retourner vers la sec-ion com. Giscard le regarda partir puis reporta son attention vers l'afficheur principal. Il savait que la question du chef d'état-major reflétait son inquiétude quant aux répercussions que cette décision pourrait avoir sur la carrière de Giscard. Sa propre préoccupation, dissimulée derrière un visage serein et confiant, n'avait rien à voir avec ses perspectives de carrière. Thomas Theisman s'attendait à ce qu'il exerce son jugement dans un cas comme celui-ci et ne craignait pas que le ministre voie dans sa décision de battre en retraite une lâcheté. De toute façon, songea-t-il, sincèrement amusé, il pouvait sans doute compter sur la présidente pour intervenir si les frottements devenaient trop désagréables. Non, ce qui le préoccupait, c'était la perspective de se tromper. Il ne pensait pas avoir tort, mais c'était possible. Et, dans ce cas, il gâchait une réelle occasion d'éviscérer le mur de bataille de l'Alliance manticorienne, et les conséquences feraient paraître anodin tout ce qui aurait pu arriver à la carrière de quiconque. Michael Janvier, baron de Haute-Crête, réfléchissait lui aussi à sa carrière lorsqu'il s'arrêta dans un couloir, quelques heures plus tard, devant une porte de bois poli. Une sentinelle en armes – un capitaine portant l'uniforme du régiment de la reine – se tenait au garde-à-vous devant la porte, et la femme en uniforme immaculé ne jeta même pas un regard au Premier ministre. Haute-Crête savait que les traditions et la formation du régiment de la reine exigeaient cette raideur extrême, cette indifférence apparente alors même que la sentinelle voyait et remarquait tout ce qui se passait autour d'elle. Mais cela ne se limitait pas à la tradition. Il y avait là quelque chose qu'on n'aurait pas pu désigner du doigt ou isoler, mais qui n'en était pas moins présent. Une pointe de mépris, songea Haute-Crête en s'assurant que le masque de son propre visage était bien en place. Cette hostilité que tous les partisans d'Élisabeth III lui renvoyaient, chacun à sa façon. Le Premier ministre inspira discrètement, affermit sa résolution et se rapprocha de trois pas, ce qui le plaçait dans le champ de vision officiel de la sentinelle. Le capitaine réagit alors. Elle tourna la tête de côté, les yeux rivés sur Haute-Crête, et sa main droite se porta sur la crosse du pulseur rangé dans un étui à sa taille avec une précision mécanique. Le tout était méticuleusement chorégraphié. Seul un imbécile aurait pris le capitaine pour autre chose qu'une professionnelle terriblement sérieuse, toutefois sa réaction était aussi une démonstration de théâtralité militaire. Qui exigeait de lui une réponse tout aussi formelle. « Le Premier ministre, l'informa-t-il, comme si elle ne savait pas déjà parfaitement qui il était. Je sollicite quelques minutes auprès de Sa Majesté pour traiter de questions liées au gouvernement. — Bien, monsieur », répondit le capitaine sans jamais ôter la main droite de son pulseur, et sa main gauche décrivit un arc de cercle précis pour activer son communicateur. « Le Premier ministre est là pour voir Sa Majesté », annonça-t-elle, et Haute-Crête serra les dents. D'ordinaire, il prenait plaisir aux formalités, aux procédures et protocoles polis par le temps qui soulignaient la dignité et la gravité du poste qu'il occupait et du Royaume stellaire qu'il servait. Aujourd'hui, chacune de ces solennités lui faisait l'effet d'un grain de sel frotté sur la blessure qui l'amenait, et il aurait voulu qu'on en finisse. Ce n'était pas comme si son secrétaire avait omis de prendre rendez-vous avant qu'il vienne, ou comme si le système de sécurité sophistiqué ne l'avait pas identifié et gardé à l'œil dès son arrivée sur les terres du Palais du Montroyal. La sentinelle le fixait avec une concentration impersonnelle et inébranlable – toujours viciée par un noyau froid de mépris – en écoutant son oreillette. Puis elle ôta la main de son pulseur et enfonça le bouton d'ouverture de la porte. « Sa Majesté va vous recevoir, monsieur », dit-elle sur un ton professionnel avant de reprendre sa position d'origine, observant de nouveau le couloir comme s'il n'existait plus. Il inspira encore une fois et passa la porte. La reine Élisabeth l'attendait, et il serra un peu plus les dents. Elle l'avait reçu dans ce bureau officiel à de nombreuses reprises au fil des quatre dernières années. Sans joie, mais avec au moins un semblant de respect pour sa fonction, même si elle dissimulait très mal son mépris pour celui qui l'occupait. Au cours de ces quatre ans, elle ne l'avait jamais vu pour autre chose que les exigences inévitables du gouvernement et de ses propres devoirs constitutionnels, pourtant ils avaient tout deux tacitement adopté un masque de courtoisie officielle à ces occasions. Aujourd'hui, c'était différent. Elle avait pris place derrière son bureau mais, contrairement à toutes les autres fois où il y était entré, elle ne l'invita pas à s'asseoir. D'ailleurs, il n'y avait pas de fauteuil où il aurait pu s'installer. La table basse, le petit divan qui lui faisait face et le petit groupe de fauteuils, tout avait disparu. Il ne doutait pas un instant qu'elle avait ordonné leur enlèvement dès que son secrétaire avait appelé le Palais pour obtenir un rendez-vous, et il savait que sa fureur et sa consternation perçaient son expression figée comme l'insulte intentionnelle implicite dans ce geste frappait au cœur. Même si ses émotions ne s'étaient pas trahies, et même si la reine l'avait accueilli avec un sourire affable plutôt que le silence froid dans lequel elle le regarda traverser la pièce, le chat sylvestre installé sur le dossier de son fauteuil aurait été un indicateur incontestable de l'hostilité accumulée dans ce bureau. Les oreilles poilues d'Ariel s'aplatissaient plus qu'à demi, et ses griffes blanches s'enfonçaient profondément dans le capitonnage du fauteuil de la reine tandis qu'il fixait Haute-Crête de ses yeux verts. Le baron s'arrêta devant son bureau, debout comme un écolier en faute, songea-t-il du fond d'un volcan de ressentiment, plutôt que comme le Premier ministre de Manticore, et elle le toisa aussi froidement que son chat. « Votre Majesté, articula-t-il sur un ton presque naturel. Je vous remercie d'avoir accepté de me recevoir si vite. — Je pourrais difficilement refuser de recevoir mon propre Premier ministre », répondit-elle. Les mots auraient pu être courtois, voire cordiaux. Prononcés d'une voix d'automate, toutefois, ils produisaient un tout autre effet. « Votre secrétaire a fait valoir que la question était assez urgente, poursuivit-elle de la même voix froide, faisant mine de ne pas savoir parfaitement ce qui l'avait amené. — Je le crains en effet, Votre Majesté », dit-il en regrettant avec ferveur que la tradition du Royaume exige une rencontre officielle en face à face entre un Premier ministre et son monarque à un moment pareil. Hélas, impossible de l'éviter, bien qu'il eût – brièvement du moins – joué avec l'idée que, puisqu'il s'agissait techniquement de la violation d'une trêve et non d'une déclaration formelle de guerre, il pourrait y échapper. « Je suis au regret de devoir vous informer que votre Royaume est en guerre, Votre Majesté. — Ah oui ? » fit-elle, et il entendit ses propres dents grincer à ce signe qu'elle ne comptait lui épargner aucune formalité de cette humiliation. Elle savait très bien ce qui s'était passé à l'Étoile de Trévor, mais... « Oui, hélas, répondit-il, tenu par sa question d'expliciter les circonstances. Bien que nous n'ayons reçu aucune notification officielle de l'intention qu'avait la République de Havre de reprendre les opérations militaires, sa Flotte a violé l'espace manticorien ce matin à l'Étoile de Trévor. La force d'intervention havrienne a essuyé des tirs de nos propres forces et a été repoussée après avoir subi des pertes assez légères. Nos effectifs n'ont pas subi de dommages, mais la violation de la limite territoriale de l'Étoile de Trévor par la République ne peut être interprétée que comme un acte de guerre. — Je vois. » Elle croisa les mains sur son bureau et le regarda sans ciller. « Ai-je bien compris, milord, que ce sont nos forces qui ont repoussé les intrus ? » L'insistance sur le pronom possessif était subtile mais immanquable, et les yeux de Haute-Crête brillèrent de rage. Une fois encore, pris dans le carcan des procédures officielles et des précédents constitutionnels, il ne pouvait que répondre. « Oui, Votre Majesté. Bien que, pour être plus précis, ils aient été repoussés par l'action conjointe de nos forces et de celles du Protectorat de Grayson. — Les forces graysoniennes en question étant celles qui ont effectué un transit sans autorisation par le nœud hier ? insista-t-elle de la même voix froide. — Oui, Votre Majesté, se força-t-il à dire. Bien qu'il serait sans doute plus juste de qualifier leur transit d'imprévu plutôt que sans autorisation. — Ah, je vois. » Elle resta quelques secondes à le regarder calmement, puis sourit sans la moindre trace de chaleur ou d'humour. « Et comment mes ministres recommandent-ils que nous procédions en cette heure de crise, milord ? — Étant donné les circonstances, Votre Majesté, je ne vois pas d'autre issue que de dénoncer notre trêve avec la République de Havre et de reprendre les opérations militaires sans restriction contre elle. — Et mes forces militaires sont-elles en état d'appliquer cette politique dans le sillage de cette attaque, milord ? — Oui, Votre Majesté », répondit-il un peu plus sèchement, malgré tous ses efforts pour contrôler sa voix, comme sa question ne manquait pas de le mettre sur la défensive. Il vit sa satisfaction – non pas à un changement dans l'expression de son visage, mais aux oreilles et au langage corporel du chat sylvestre –et s'efforça d'endosser à nouveau son armure de formalisme. « Malgré l'incursion de la République dans notre espace, nous n'avons pas subi de pertes, expliqua-t-il. Dans les faits, la position militaire demeure inchangée par cet incident. — Et mon Amirauté est-elle d'avis qu'il s'agit d'un incident isolé ? — Probablement pas, Votre Majesté, reconnut Haute-Crête. Toutefois, les estimations que la Direction générale de la sécurité navale fait de l'ordre de bataille actuel de l'ennemi laissent à penser que les forces qui ont violé la limite de l'Étoile de Trévor constituaient la totalité de ses unités militaires modernes. Cela implique clairement que toutes les autres opérations que les Havriens pourraient avoir menées ou tenté de mener devaient se dérouler sur une échelle bien moindre. — Je vois, répéta la reine. Très bien, milord. Je me laisserai guider par l'avis de mon Premier ministre et de mon Premier Lord de l'Amirauté sur cette question. Y a-t-il d'autres mesures que vous souhaitez proposer ? — Oui, Votre Majesté, répondit-il sur un ton formel. En particulier, il est nécessaire que nous informions nos partenaires par traité de la situation et de notre intention de ré invoquer officiellement les clauses de défense mutuelle de notre alliance. » Il parvint à le dire sans même s'étrangler, malgré l'amertume d'avoir à suggérer une démarche pareille. Puis il prit une pro fonde inspiration. « De plus, Votre Majesté, poursuivit-il, étant donné l'importance et la gravité extrême des actes de la République et le fait que le Royaume stellaire est désormais forcé, bien qu'à contrecœur, de reprendre les armes, je pense, en tant que Premier ministre, que votre gouvernement doit représenter le plus large spectre de vos sujets. Une expression d'unité à ce moment critique devrait encourager nos alliés et faire réfléchir nos ennemis. Avec votre consentement souverain, je crois qu'il serait dans l'intérêt supérieur du Royaume stellaire de former un gouvernement réunissant tous les partis, œuvrant ensemble pour guider vos sujets dans cette crise. — Je vois, répéta la reine. En temps de guerre, ce genre de proposition a souvent du mérite », continua-t-elle après une brève interruption, le regard assassin, tandis que sa phrase rappelait au Premier ministre une autre rencontre dans ce même bureau quatre ans auparavant. « Pourtant, dans le cas présent, je crois que c'est... prématuré. » Haute-Crête écarquilla les yeux, et un soupçon de sourire se posa sur les lèvres de la reine. « Bien que je sois naturellement très heureuse de vous voir prêt à tendre la main à vos adversaires politiques dans ce que vous avez justement décrit comme un moment de crise, je crois qu'il serait très injuste de vous imposer de possibles querelles partisanes au sein de votre cabinet à un moment où vous devez être libre de vous concentrer sur des décisions cruciales. De plus, il serait injuste de créer une situation où vous ne vous sentiriez pas totalement libre de continuer à prendre les décisions dont vous devez assumer la responsabilité finale, en tant que Premier ministre. Il la dévisagea, incapable d'en croire ses oreilles. La Constitution exigeait de lui qu'il l'informe et obtienne son consentement officiel pour former un nouveau gouvernement, mais aucun monarque dans toute l'histoire du Royaume stellaire n'avait jamais refusé son consentement une fois qu'il était sollicité. C'était inouï ! Ridicule ! Mais en plongeant son regard dans les yeux durs et inflexibles d'Élisabeth Winton, il sut que c'était néanmoins en train de se produire. Elle soutint son regard, le visage taillé dans un acier acajou, et il comprit qu'elle refusait de contresigner sa tentative de survie politique. Il n'y aurait pas de e gouvernement de coalition », pas d'inclusion des centristes et des loyalistes pour élargir son soutien politique... ou partager la culpabilité par association si de nouveaux rapports désastreux leur parvenaient. Elle ne lui permettrait même pas d'inviter en son nom William Alexander à participer au gouvernement, invitation qu'il aurait presque à coup sûr refusée, fournissant ainsi à Haute-Crête le bon vieux recours de pouvoir accuser les centristes de refuser leur soutien à la Couronne en cette heure de besoin. Elle l'avait réduit à deux choix seulement : continuer sans la couverture d'un gouvernement conjoint avec l'opposition ou démissionner. Et, s'il démissionnait, cela constituerait ni plus ni moins qu'un aveu de pleine responsabilité de sa part. L'instant s'étira entre eux, frémissant d'une tension muette, et il fut sur le point de menacer de démissionner si elle n'acceptait pas une coalition. Mais c'était ce qu'elle voulait. C'était précisément le faux pas politique suicidaire auquel elle cherchait à le pousser, et il ressentit un accès d'indignation à l'idée que la Couronne puisse recourir à une telle manœuvre politique en un moment pareil. — Y avait-il d'autres mesures que vous souhaitiez proposer ou discuter ? » demanda-t-elle dans le silence assourdissant, et il comprit le véritable message de sa question. Quoi qu'il propose, quoi qu'il recommande, elle lui en ferait porter la responsabilité personnellement, de façon permanente et irréfutable. « Non, Votre Majesté, s'entendit-il répondre. Pas pour l'instant. — Très bien, milord. » Elle inclina légèrement la tête. « Je vous remercie d'avoir méticuleusement assumé vos responsabilités en venant m'annoncer cette nouvelle. Je suis sûre que la tâche devait être tout à fait déplaisante. Et puisqu'il y a certainement beaucoup de questions qui requièrent d'urgence votre attention à la suite de cette agression non provoquée, je ne vous retiendrai pas plus longtemps. — Merci, Votre Majesté, fit-il d'une voix étranglée. Avec votre permission? » Il lui adressa un salut beaucoup plus bas, et elle le regarda se retirer, l'œil impitoyable et inflexible. CHAPITRE CINQUANTE-HUIT « À votre avis, comment s'est-on débrouillés à la maison, monsieur ? » demanda doucement le capitaine de vaisseau DeLaney dans l'ascenseur qui l'emmenait avec Lester Tourville vers la salle de briefing d'état-major du VFR Majestueux. « Eh bien, Molly, c'est la question à un million de crédits, pas vrai ? » répondit l'amiral avec un sourire tendu. Son chef d'état-major acquiesça d'une petite grimace, et il se mit à rire. «Je reconnais me l'être posée moi-même, dit-il. Et, malgré ma conclusion irritante qu'il nous est impossible d'avoir des certitudes là-dessus, je dois aussi admettre que je suis assez confiant. À supposer que les estimations de la DRS figurant dans le compte rendu de situation qu'a amené le Lumière stellaire soient aussi justes que ces deux dernières années, la première flotte devrait avoir vaincu les Mannes. Après, ajouta-t-il en redevenant plus grave, reste à savoir si c'était une bonne idée, bien sûr. » DeLaney lui jeta un regard en coin, un peu surprise, même au bout de tant de mois, par son ton pensif. L'état-major lui-même de Lester Tourville confondait encore parfois le personnage public agressif de l'amiral et la réalité, mais elle travaillait avec lui depuis près de trois ans T maintenant et le connaissait mieux que la moyenne. Avions-nous vraiment le choix, monsieur ? demanda-t-elle au bout d'un moment, et il haussa les épaules. — Je ne sais pas. Je suis certain que la présidente a fait tout son possible pour trouver une autre issue et, d'après les dépêches du Lumière stellaire, il est évident que la situation diplomatique a encore empiré après notre départ. Et je suis aussi confiant qu'on peut l'être dans le fait que l'opération Coup de tonnerre va atteindre – a déjà atteint, devrais-je sans doute dire – ses objectifs immédiats. Et s'il faut être tout à fait honnête, j'imagine que je veux ma revanche sur les Mannes autant qu'un autre. » Je suis un peu plus sceptique concernant notre part des opérations, reconnut-il sans surprendre vraiment DeLaney, mais, si notre estimation de la force présente à Sidemore est juste, nous devrions être capables de réussir. Et je dois convenir que les avantages que nous pourrions en tirer, tant du point de vue de la politique et du moral des civils que sur le plan purement militaire, font que l'aventure en vaut la peine. Je n'arrive pas tout à fait à me défaire de l'idée que nous essayons de la jouer trop fine dans cette affaire mais, comme on le disait dans la marine de la vieille Terre il y a bien longtemps, il existe une loi naturelle qui fait que celui qui ne tente rien n'a rien. D'un autre côté, dit-il en souriant à nouveau, tendu, nous parlons tout de même d'attaquer Honor Harrington. — Je sais qu'elle est douée, monsieur, répondit DeLaney, l'air un tantinet exaspéré, mais ce n'est pas non plus une déesse de la guerre réincarnée. Elle est forte, d'accord, mais je n'ai jamais bien compris pourquoi les journalistes – les leurs comme les nôtres – font une fixation pareille sur elle. Ce n'est pas comme si elle avait déjà commandé dans un véritable combat entre flottes, même à l'Étoile de Yeltsin, après tout. Tenez, comparez ses réussites sur le champ de bataille à ce que quelqu'un comme Havre-Blanc nous a fait, or il n'obtient pas la moitié de sa couverture médiatique ! — Je n'ai jamais dit que la dame était une "déesse de la guerre", fit Tourville avant de se mettre à rire. D'un autre côté, ce n'est peut-être pas une si mauvaise description, maintenant que j'y pense. Et je sais qu'elle n'est pas invincible, bien que la seule fois où quelqu'un de chez nous l'a battue, elle était un peu dépassée par le nombre, vous savez. » DeLaney hocha la tête et se sentit rougir légèrement à ce rappel que Lester Tourville était en fait le seul amiral havrien à avoir jamais vaincu Honor Harrington. — La vérité, toutefois, reprit Tourville plus sérieusement, c'est qu'elle est sans doute la meilleure tacticienne de la flotte manticorienne – du moins parmi les deux ou trois meilleurs. Personne de chez nous n'a jamais pu la battre en combat égal. Entre vous et moi, je pense, à me remémorer certaines déclarations de l'amiral Theisman, qu'il aurait probablement pu y réussir à l'Étoile de Yeltsin après l'échec de l'opération Faux-Semblant. Mais, même s'il avait détruit sa force tout entière, elle aurait néanmoins remporté une victoire stratégique. Elle n'a pas encore eu l'occasion de démontrer ce dont elle est capable dans un réel "combat entre flottes" et, très franchement, c'est une des raisons pour lesquelles je suis un peu nerveux. Je n'ai pas envie d'être celui qui lui permettra de remporter sa première victoire à cette échelle. Quant à la "fixation" que les journalistes font sur elle, je pense que c'est lié à sa manie de réussir l'impossible. Son physique avantageux ne fait pas de mal non plus, bien sûr. Mais, en réalité, je crois que même les journalistes perçoivent quelque chose en elle. Quelque chose qu'on ne peut comprendre qu'en la rencontrant en personne... si tant est qu'on puisse le comprendre. » DeLaney le regarda d'un air interrogateur, et il haussa les épaules. « Elle a un don, Molly, répondit-il simplement. — Un don, monsieur ? — Un don, répéta Tourville avant de hausser encore les épaules. Je suis peut-être un incurable romantique, mais il m'a toujours paru que seuls quelques officiers ont ce petit quelque chose en plus. Parfois c'est simplement du charisme, mais il s'agit souvent d'un mélange de cela et d'autre chose. Esther McQueen l'avait, d'une certaine façon. Tout le monde savait qu'elle était ambitieuse, et ceux qui n'étaient pas de son côté ne lui ont jamais vraiment fait confiance, mais je crois que tous les officiers qui ont un jour servi directement sous ses ordres l'auraient suivie n'importe où... jusqu'à ce que sa chance la lâche, en tout cas. McQueen pouvait vous convaincre qu'elle était capable de n'importe quoi et que vous vouliez l'aider à le faire. Mais Harrington... Harrington vous pousse à croire que vous êtes capable de tout, parce qu'elle le croit elle-même et vous met au défi de le faire avec elle. McQueen persuadait son monde de la suivre; Harrington mène, et les autres suivent d'eux-mêmes. — Vous l'admirez, n'est-ce pas, monsieur ? » La question de DeLaney n'en était pas vraiment une, et Tourville acquiesça. — Oui. Oui, pour tout dire, je l'admire. De tous les officiers de notre camp, c'est sans doute l'amiral Theisman qui se rapproche le plus de sa capacité à mener et à tirer le meilleur de son personnel. Et je pense qu'il est probablement aussi bon tacticien qu'elle. Mais j'ai beau le respecter et l'admirer, je persiste à croire qu'elle a un petit plus par rapport à lui. Un don. Je ne vois pas quel autre nom lui donner. » Et son autre caractéristique, c'est qu'elle a le chic pour se trouver au bon endroit au bon moment – ou, de notre point de vue, au mauvais endroit au mauvais moment. Comme vous venez de le faire remarquer, la plupart de ses combats étaient à petite échelle comparé à l'offensive de Havre-Blanc juste avant le cessez-le-feu. Mais elles ont toutes eu un impact disproportionné par rapport à leur envergure. Ce qui explique sans doute en très grande partie sa réputation. Si vous voulez, elle a eu de la chance, bien que dans l'ensemble elle construise elle-même sa chance. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je pense personnellement que nous envoyer ici était une bonne idée, malgré toutes mes réserves. — Ah bon ? » DeLaney le regarda de nouveau, et il renifla. « Molly, dit-il, à son tour un peu exaspéré, je suis bien conscient qu'à vos yeux j'ai tendance à jouer les Cassandre au sujet de cette expédition. Il s'agit toutefois de l'attitude sobre mais déterminée d'un commandant militaire responsable. » Le chef d'état-major s'empourpra beaucoup plus violemment cette fois, et il lui sourit. « Je serais surhumain – et crétin en prime –si je n'avais pas d'immenses réserves à l'idée d'emmener une flotte de cette taille si loin de nos bases ou d'une structure d'appui, pour attaquer un officier qui a la réputation d'Harrington. Même à supposer que nous la vainquions totalement – or je pense que ce sera le cas –, nous allons subir des pertes et des dégâts, et le trajet de retour est sacrément long. Cela dit, la seule réputation d'Harrington en fait un objectif militaire en soi. Sa défaite, décisive, espérons-le, au moment même où Coup de tonnerre balaye les systèmes frontaliers des Mandes, portera un coup dur à la confiance de l'opinion publique ennemie et à sa volonté de se battre. Quant à priver les Manties de ses services s'ils ne décident pas de négocier de bonne foi avec nous, voilà qui ne serait pas non plus négligeable. Bien que, cette fois, si nous réussissons à la capturer de nouveau, je peux vous garantir qu'il n'y aura plus d'accusations bidonnées ni de plans en vue de son exécution ! » DeLaney allait répondre, mais l'ascenseur arriva à destination avant qu'elle ait ouvert la bouche, et elle s'écarta pour laisser l'amiral la précéder dans la coursive du pont d'état-major. Le reste de l'équipe attendait, ainsi que le capitaine de vaisseau Caroline Hughes, commandant du Majestueux, et le capitaine de frégate Pablo Blanchard, son second. Les commandants de force d'intervention et d'escadre de la seconde flotte assistaient à la réunion par le biais de l'électronique : leurs visages flottaient aux quatre coins d'une image holo au-dessus de la table de conférence. DeLaney savait que Tourville aurait préféré les voir à bord du Majestueux en chair et en os pour cette dernière réunion, mais cela n'était pas faisable. La flotte se trouvait au beau milieu d'une onde gravitationnelle, en route pour Sidemore, ce qui rendait impossible le transport entre unités par bâtiments sous impulseurs. Pour sa part, DeLaney se contentait très bien du substitut électronique aux rencontres face à face à l'ancienne, mais son chef était un traditionaliste sur ce point. Les officiers physiquement présents se levèrent à l'entrée de Tourville dans le compartiment, puis se rassirent après qu'il se fut installé dans le fauteuil en tête de table. Il fit basculer son dossier tout en préparant lentement et soigneusement un cigare qu'il planta dans sa bouche et alluma pour produire ensuite un nuage de fumée odorante. Il sourit comme un gamin espiègle à travers le brouillard qu'il avait créé, tandis que la bouche d'aération au-dessus de sa tête l'aspirait, et DeLaney dissimula un sourire. Il était de retour sur scène dans son personnage d'officier fonceur prêt à botter des fesses et relever des noms. « Très bien, dit-il vivement. Dans cinq heures environ, nous allons débarquer à Sidemore sans avoir pris de réservations à l'avance. » Plusieurs officiers gloussèrent, et son sourire espiègle se fit féroce. « À ce moment-là, certains ne seront pas franchement ravis de nous voir. Ce qui est malheureux... pour eux. » Un rire plus franc lui répondit, et il hocha la tête en direction de son officier d'opérations. « Et maintenant, le capitaine Marston va répondre à toutes les questions de dernière minute que vous auriez sur la façon dont nous allons nous assurer que ce soit bel et bien malheureux pour eux. Jeff ? — Merci, monsieur », fit le capitaine de frégate Marston. Il se tourna vers les autres officiers présents dans la salle de briefing et la caméra qui reliait le compartiment aux visages holographiques planant sur la table de conférence. « Je sais que vous êtes tous au fait des bases de notre plan de campagne, commença-t-il. Plusieurs d'entre vous ont toutefois exprimé certaines inquiétudes, notamment quant aux points couverts dans l'annexe dix-sept. Je me suis donc dit, avec votre permission, amiral, que nous pourrions commencer par là. » Il jeta un coup d'œil à Tourville, qui agita son cigare en un geste de consentement. « Très bien, dans ce cas. Tout d'abord, l'amiral Zrubek a soulevé une question très intéressante sur le bon usage de nos plate-formes de reconnaissance à longue portée. » Il adressa un signe de tête respectueux au commandant récemment promu de la vingt et unième escadre de combat (qui incluait huit des douze supercuirassés porte-capsules de la seconde floue), dont le visage occupait un quart de l'image holo. « J'ai discuté de ce même point avec le capitaine deCastries et le capitaine Hindemith, continua Marston, et nous en sommes venus à la conclusion que... » Lester Tourville se carra confortablement dans son fauteuil, consacrant ses deux oreilles et la moitié de son attention à l'exposé compétent de Marston. Il aurait prêté davantage d'attention aux explications données s'il avait eu moins confiance dans les capacités et la minutie de l'officier d'opérations. En l'occurrence, il était libre de passer son temps à faire ce qui, pour lui, était le véritable objet de cette rencontre : évaluer l'état d'esprit de son équipe de commandement. Ce qu'il vit lui donna satisfaction. Un ou deux officiers étaient manifestement un peu inquiets, mais il ne pouvait pas le leur reprocher. D'ailleurs, une petite pointe de nervosité était sans doute une bonne chose, et il y en avait suffisamment d'autres –comme Zrubek et DeLaney – dont la confiance aveugle en leur plan de campagne et, sans doute, dans son propre commandement compensait largement. Toutefois, si inquiets ou confiants qu'ils soient tous, ils ne montraient pas d'hésitation. Ces officiers étaient aussi prêts qu'on peut l'être pour la tâche qui les attendait. « Dites-moi tout, Andréa », fit Honor sur un ton vif mais calme à son arrivée sur le pont d'état-major du Loup-Garou. Nimitz était dans ses bras, une fois de plus revêtu de sa combinaison souple sur mesure, et elle marqua une pause pour le déposer sur le dossier de son fauteuil de commandement. Elle caressa ses oreilles poilues puis se retourna vers l'officier d'opérations pendant que le chat sylvestre attachait de ses mains agiles le harnais solidarisant sa combinaison et le fauteuil. « Nous n'avons toujours pas de confirmation catégorique, milady, répondit le capitaine Jaruwalski, mais je ne pense pas qu'il y ait grand doute sur la question. Ce sont les Havriens. — J'aurais tendance à partager l'opinion d'Andréa, milady, intervint Mercedes Brigham depuis son propre pupitre, mais, en même temps, je pense qu'il ne faut pas écarter définitivement la possibilité qu'il s'agisse plutôt des Andermiens. » Honor la regarda, et le chef d'état-major haussa les épaules. «Je ne dis pas que je pense que ce sont eux, madame. Mais, tant que nous n'avons pas de certitude, je crois que nous devrions rester ouverts sur ce point. — Ce n'est pas faux, reconnut Honor. Mais, quoi qu'il en soit, dit-elle en se tournant vers l'immense sphère holo de l'afficheur principal, ils n'ont pas l'air d'être venus pour rigoler. — En effet », acquiesça Brigham, qui se leva pour rejoindre Honor auprès de l'afficheur. Les unités inconnues se dirigeaient vers l'intérieur du système sur une trajectoire qui les mènerait à une interception zéro-zéro avec Sidemore en à peine plus de six heures, à supposer qu'elles effectuent un retournement dans trois heures. Et elles étaient nombreuses. Au point qu'elle avait la nette impression que son ordre de bataille officiel aurait été surpassé en nombre au moins de moitié. « Nous recevons leurs signatures d'impulsion, milady », annonça Georges Reynolds. Honor se tourna vers lui, et l'officier de renseignement releva la tête pour croiser son regard. « Ce ne sont pas des Andies, fit-il calmement. Nous ne reconnaissons pas certains types, mais nous avons identifié de manière catégorique au moins huit croiseurs de combat havriens. » Un soupir inaudible sembla parcourir le pont d'état-major, et Honor eut un sourire pincé. Elle ne pouvait pas se prétendre heureuse de voir ses pires craintes confirmées, mais au moins c'en était fini de l'incertitude. Elle ferma résolument son esprit à toute spéculation sur ce qui avait pu se passer plus près de Manticore, et elle acquiesça aussi sereinement que possible. « Merci, Georges, dit-elle avant de se tourner vers Jaruwalski. — Le CO essaye de les répartir par type, madame, fit l'officier d'opérations. C'est un peu difficile en l'absence de renseignements sur les nouvelles classes de bâtiments qu'ils ont produites, surtout dans la mesure où, comme Georges vient de le dire, nous ne reconnaissons pas du tout certaines unités. Pour l'instant, toutefois, on dirait qu'ils ont amené cinquante à soixante super-cuirassés, avec vingt à trente croiseurs de combat en soutien. — Harper, quel est le délai de réponse à notre demande d'identification infraluminique ? demanda Honor à l'officier de com. — S'ils répondent aussitôt, nous devrions avoir quelque chose d'ici quatre à cinq minutes, milady, répondit le lieutenant de vaisseau Brantley. — Merci. » Honor fronça les sourcils, pensive, pendant quelques instants, puis reporta son attention vers Jaruwalski. « Aucun signe de la présence de porte-BAL ? — Non, milady. Ce qui ne veut pas forcément dire qu'il n'y en a pas. — Milady, nous avons une identification pour quelques-uns des supercuirassés, en provenance des plateformes distantes, intervint Reynolds. C'est confirmé, ils sont havriens. Nous en avons neuf pour l'instant. Tous des bâtiments d'ancienne génération dont la DGSN possède une copie de la signature d'impulsion. — Cela représente à peu près vingt pour cent de leur effectif de supercuirassés, fit remarquer Brigham. — Certes, dit Jaruwalski. D'un autre côté, cela en laisse plus de cinquante qui pourraient être des SCPC. » Honor acquiesça une fois de plus, acceptant la réserve de Jaruwalski, puis elle jeta un nouveau regard à l'afficheur et prit sa décision. « J'ai l'impression que nous n'aurons pas de meilleure occasion de lancer Suriago, commenta-t-elle avant de baisser les yeux vers l'écran de com qui la reliait au pont de commandement du Loup-Garou. En route, Rafe. — À vos ordres, milady », répondit le capitaine Rafael Cardones sur un ton professionnel avant de commencer à lancer ses instructions. « Ils ne donnent pas vraiment dans la finesse, pas vrai, monsieur ? observa Molly DeLaney. — Non, en effet. » Tourville était assis dans son fauteuil de commandement, jambes croisées, visage calme, tandis que les doigts de sa main droite tambourinaient très lentement et doucement sur l'accoudoir. Son regard était tout aussi calme mais concentré pendant qu'il étudiait le répétiteur déployé hors de son logement dans le fauteuil. La force d'intervention manticorienne venait à sa rencontre. La distance demeurait trop grande pour obtenir des rapports en temps réel de capteurs limités par la vitesse de la lumière, mais les signatures d'impulsion étant supraluminiques, elles brillaient clairement sur l'afficheur, confirmant les informations fournies par la première vague de drones de reconnaissance. Trente et un supercuirassés, onze cuirassés, quatre porte-BAL et seize croiseurs de combat, le tout couvert par deux flottilles de contretorpilleurs et au moins trois escadres de croiseurs accéléraient régulièrement sur une quasi-réciproque de sa propre trajectoire. Un nuage de BAL s'étalait en couverture de l'axe et des flancs de leur progression. Il était beaucoup plus difficile d'obtenir un décompte d'unités si petites, mais la DRS avait signalé que près de quatre cent cinquante BAL étaient basés de façon permanente à Sidemore. Harrington semblait les avoir tous emmenés avec elle, puisque le CO estimait que ses combattants principaux étaient accompagnés d'environ huit cents d'entre eux. En tenant compte du chiffre le plus élevé mentionné par la Direction du renseignement spatial et en y ajoutant les six PBAL dont elle était censée disposer, cela lui donnait un effectif maximal théorique de pile mille bâtiments d'assaut léger. Elle pouvait en avoir laissé deux cents en couverture de l'intérieur du système, au cas où l'attaque principale ne serait en fait qu'une feinte destinée à l'attirer loin de Sidemore, surtout si elle croyait que la Flotte républicaine n'avait toujours pas de PBAL. Et elle continuait à transmettre ses demandes d'identification infraluminiques à mesure qu'elle approchait. Le commentaire de DeLaney sur le manque de finesse dont Harrington faisait preuve était un splendide euphémisme, songea-t-il. Et cela le rendait un peu nerveux. On ne pouvait pourtant pas d'ordinaire accuser Honor Harrington d'avoir recours à des tactiques transparentes. Elle avait à plusieurs reprises prouvé qu'elle était capable de se servir de l'avantage manticorien traditionnel en matière de guerre électronique de façon meurtrière, et prête à le faire. Pourtant, devant l'identification catégorique de ses unités par le CO, il apparaissait que, cette fois au moins, elle avait dédaigné ce genre de tactique. Elle ne lui cachait rien... ce qui expliquait qu'il soit si nerveux. La « Salamandre » était encore plus dangereuse quand son adversaire était certain de savoir ce qu'elle avait en tête. Ne commençons pas à paniquer à force de réfléchir, Lester, se dit-il, sarcastique. D'accord, elle est sournoise. Et maligne. Mais elle n'a pas tant d'options que ça, en l'occurrence. Et puis... « Peut-être qu'elle espère encore se sortir de cette situation sans qu'un tir ne soit échangé, murmura-t-il, et DeLaney haussa les sourcils. — Ça me paraît... improbable, monsieur, dit-elle, et Tourville sourit de l'entendre s'exprimer avec tant de retenue. — Je n'ai pas dit que c'était probable, Molly. J'ai dit que c'était possible. Et ça l'est, vous savez. À ce stade, elle doit avoir identifié au moins quelques-unes de nos signatures, donc elle sait que nous sommes républicains. Et il faudrait qu'elle soit beaucoup plus bête qu'elle n'est pour ne pas soupçonner la raison de notre présence. Mais, en même temps, elle ne peut pas savoir ce qui se passe plus près de Manticore – pas encore. Il y a donc sans doute une pointe de prudence dans sa réflexion pour l'instant. Elle ne voudra pas se défiler, mais elle ne voudra pas non plus lancer une guerre ici qui pourrait se répandre sur le territoire du Royaume stellaire, à moins d'y être obligée. Je pense que c'est pour cela qu'elle continue de nous envoyer des demandes d'identification malgré notre absence de réponse. — Croyez-vous qu'elle va vraiment nous laisser entrer à portée parce qu'elle ne veut pas tirer la première, monsieur ? — Je doute fort qu'elle se montre aussi obligeante, répondit Tourville avec ironie. Nous sommes là en violation de l'espace territorial d'un allié de Manticore, vous savez. Par conséquent, sa position sera très défendable en vertu des lois interstellaires si elle décide de tirer sur un couillon qui n'a même pas le bon sens de répondre à ses tentatives de communication ! » Il sourit de toutes ses dents sous sa moustache hérissée, et DeLaney entendit quelqu'un rire. « D'un autre côté, si la DRS a vu juste et que les Manties n'ont toujours pas confirmé que nous possédions des MPM nous aussi, elle pourrait nous laisser approcher beaucoup plus avant de se décider à ouvrir le feu. Elle sait que nous avons des SCPC, mais elle sait aussi désormais que quelques-uns au moins de nos supercuirassés sont d'ancienne génération. Qui plus est, elle doit se douter, d'après notre taux d'accélération, que nos vieux bâtiments remorquent de nombreuses capsules. Ce n'est pas son cas, bien que la DRS signale qu'elle n'a que six SCPC pour sa part. Elle tracte peut-être quelques capsules entre les bandes gravi-tiques de ses supercuirassés, mais elle ne peut pas en avoir autant que nous. Si on ajoute la manière ouverte dont elle vient à notre rencontre, cela me laisse à penser qu'elle croit encore posséder un avantage de portée décisif. Pouvoir ouvrir le feu à la distance de son choix, en dehors de notre portée effective, et nous y tenir. — Croyez-vous qu'elle soit au courant des nouveaux compensateurs, monsieur ? — Je ne serais pas du tout étonné qu'elle ait compris que nous avons amélioré nos performances, quoi que les rapports de la DGSN lui en disent, répondit Tourville. Elle est assez intelligente pour se rendre compte que nous avons dû affecter une forte priorité à l'objectif de compenser l'avantage manticorien à l'accélération. Hélas, malgré toutes les améliorations qu'ils ont subies, nos compensateurs n'arrivent toujours pas à la cheville des leurs... et elle est assez maligne pour l'avoir deviné aussi. Donc, si elle estime avoir l'avantage en termes de portée, elle s'attend à être capable de nous empêcher de nous rapprocher d'elle. — Vous pensez donc qu'elle espère simplement nous pousser à rompre l'engagement par le bluff, fit DeLaney. — J'imagine qu'on peut le présenter ainsi, admit Tourville. Personnellement, je n'irai pas aussi loin. Je pense qu'elle a l'intention de continuer à nous donner une chance de décider que cette opération est une mauvaise idée, de rompre et rentrer à la maison jusqu'à la dernière minute. Ce n'est pas du bluff, Molly, parce que je crois qu'elle ne s'attend pas un instant à ce que nous rom pions. Mais, la connaissant, Harrington doit se dire que sa responsabilité consiste à nous donner cette possibilité, et elle est déterminée à le faire. Ce qui signifie probablement aussi, ajouta-t-il comme à regret, qu'elle n'ouvrira pas le feu tant qu'elle ne se croira pas juste à la limite de notre portée d'engagement effective. » — La distance n'est plus que de trois minutes-lumière, milady, fit Mercedes Brigham du ton de qui rappelle poliment à son voisin un détail qu'il pourrait avoir oublié. — J'ai bien vu », répondit Honor avec un petit sourire, malgré la tension qui montait en elle. À cinquante-quatre millions de kilomètres, ils se trouvaient largement à l'intérieur de l'enveloppe d'engagement effectif de ses missiles. — Et toujours pas de réponse à nos demandes d'identification, madame », fit remarquer Brigham. Honor hocha la tête. — Que valent nos informations de visée à présent, Andréa ? s'enquit-elle. — Elles ne sont toujours pas franchement satisfaisantes, milady, répondit aussitôt Jaruwalski d'une voix un peu aigre. Quels que soient leurs progrès par ailleurs, ils ont amélioré leurs CME de manière significative. Elles ne valent toujours pas les nôtres – ni, d'ailleurs, celles que les Andies nous ont laissé voir ces derniers mois. Mais elles sont bien meilleures que pendant l'opération Bouton-d'or. Je dirais que nous pouvons nous attendre à une dégradation de cinquante à soixante pour cent dans la précision de notre tir à cette distance. Peut-être un peu plus. — Et même sans ce problème de CME, la précision contre une cible en vol n'est pas spectaculaire à cette distance, ajouta Brigham. — Non, mais la leur est sans doute pire », fit Honor, et Brigham hocha la tête sans joie. Honor le savait, Mercedes persistait à penser qu'elle se montrait trop pessimiste à vouloir considérer que les missiles des nouveaux SCPC de la République avaient la même portée que leurs propres MPM. D'un autre côté, Honor préférerait largement découvrir qu'elle s'était bel et bien montrée trop pessimiste plutôt que d'essuyer soudain des tirs à une distance où elle aurait cru que ses vaisseaux ne couraient aucun risque. « Et quelle que soit leur précision de base, milady, fit Jaruwalski, d'après tout ce que j'ai vu jusque-là, nos CME vont la dégrader beaucoup plus que leurs contre-mesures la nôtre. Même à supposer qu'ils aient réussi à améliorer leurs têtes chercheuses autant que leurs capacités GE. — Eh bien, dans la mesure où ils semblent aligner au moins deux fois plus de SCPC que l'amiral McKeon, c'est sans doute heureux », répondit Honor avec un autre sourire, et Jaruwalski gloussa tandis que son amiral se tournait vers le lieutenant de vaisseau Kgari. « Théophile, à combien sont-ils du point de non-retour pour Suriago ? demanda-t-elle. — Ils avancent depuis environ deux heures et demie sous accélération de deux cent soixante-dix gravités, milady. Leur vélocité de base s'établit à vingt-six virgule sept km/s. À supposer qu'ils maintiennent leur cap et leur accélération, ils arriveront au point de non-retour dans onze virgule cinq minutes, répondit l'astrogateur d'état-major. — Alors je suppose qu'il est temps, dit Honor presque à regret. Harper, dites au Frontalier de se préparer à exécuter le plan Paul Revere dans douze minutes. — À vos ordres, milady. » Douze minutes passèrent encore. La vélocité de la seconde flotte monta à un peu plus de 28 53o km/s, et celle de la trente-quatrième force d'intervention à 19 600 km/s. La distance continuait de diminuer, rongée par une vitesse d'approche équivalente à près de seize pour cent de la vitesse de la lumière. Elle tomba de cinquante-trois millions à trente-sept millions de kilomètres et demi, puis le HMS Loup-Garou transmit un bref message supraluminique au HMS Frontalier. Le contre-torpilleur, posté près de dix minutes-lumière au-delà de l'hyperlimite du système, reçut l'émission, en accusa réception et passa en hyperespace... d'où il procéda à une deuxième transmission. Vingt-six secondes plus tard, l'escadre du Protecteur effectua sa translation alpha hors de l'hyperespace, derrière la seconde flotte, et se mit en devoir d'accélérer furieusement vers l'intérieur du système dans son sillage. « Empreinte hyper ! annonça le capitaine de frégate Marston. Multiples empreintes hyper, à un-huit-zéro par zéro-deux-neuf, distance approximative une minute-lumière ! » Lester Tourville se redressa brutalement dans son fauteuil et pivota pour faire face à l'officier d'opérations. Marston fixa ses relevés encore quelques secondes puis releva la tête pour croiser le regard de son amiral. « Encore des Manties, monsieur, dit-il d'une voix incrédule. Ou bien des Graysoniens. — Impossible, protesta DeLaney par réflexe en désignant l'afficheur de la main. Nous avons une identification catégorique sur tous les bâtiments d'Harrington. Ils ne peuvent pas avoir roulé les drones de reconnaissance à une distance si faible, même avec leurs CME ! » L'esprit de Tourville se débattait pour essayer de donner un sens à l'annonce impossible de Marston. DeLaney avait raison. Ils se trouvaient à moins de deux minutes-lumière des vaisseaux de Harrington. Les systèmes de guerre électronique manticoriens auraient pu tromper des capteurs embarqués même de si près, mais les drones de reconnaissance de la seconde flotte s'étaient approchés à moins de trois secondes-lumière. À cette distance, ils pouvaient opérer une identification visuelle sur un supercuirassé ou un porte-BAL, et ils avaient reconnu tous les vaisseaux dont disposait Harrington. Ou plutôt, se dit-il froidement, tous les vaisseaux que le DRS disait à sa disposition, en tout cas. L'espace d'un instant, Lester Tourville fut projeté cinq ans en arrière, à l'époque où un amiral ne pouvait pas se fier aux évaluations produites par les analystes de SerSec à la botte de Saint-Just. Un terrible sentiment de trahison le saisit à l'idée que la DRS de Theisman venait de se révéler tout aussi peu fiable. Mais il se reprit. Quoi qu'il se soit produit ici, la Direction du renseignement spatial avait trop souvent prouvé sa fiabilité fondamentale ces quatre dernières années T. Il devait y avoir une explication, mais laquelle ? « Nous avons une identification catégorique sur les types des nouveaux venus, dit Marston d'une voix monocorde. Le CO parle de douze SCPC de classe Méduse, six porte-BAL de classe Covington et six croiseurs de combat. Le CO n'en est pas certain, mais il pense que les croiseurs de combat sont probablement des Courvosier. — Covington ? Courvosier ? » DeLaney secoua la tête. « Ce sont des classes graysoniennes ! » Elle se tourna vers Tourville. « Que font des Graysoniens ici, au beau milieu de la Silésie ? » demanda-t-elle sur un ton presque plaintif. Tourville la dévisagea pendant peut-être quatre secondes puis murmura une brève obscénité. « C'est l'escadre du Protecteur, dit-il sans détour. Merde ! La DRS nous avait bien dit qu'elle était partie sur une mission d'entraînement, en déploiement à grande distance. Pourquoi ne nous est-il pas venu à l'idée que ce sournois de Benjamin pourrait l'avoir envoyée ici ? — Mais pourquoi ici ? protesta DeLaney. — Je ne sais pas », répondit Tourville, mais son esprit continuait à travailler pendant qu'il parlait, et il grimaça. « Vous savez ce que je crois ? Benjamin et Harrington en ont discuté avant même qu'elle ne vienne ici. Bon sang ! Je suis persuadé que c'est ce qui s'est passé. Elle savait que Haute-Crête n'allait pas lui donner ce dont elle avait besoin pour tenir son rôle, alors elle l'a emprunté à son autre flotte sans le dire à personne ! Il secoua la tête, sincèrement admiratif. À l'évidence, songea-t-il, la DRS devait mettre à jour son évaluation d'Harrington en tant que brillante technicienne militaire pour inclure un degré de sophistication politique auquel personne ne se serait attendu. Mais il écarta cette idée. Il n'avait pas le temps de s'appesantir là-dessus alors que sa flotte venait de se faire prendre au piège avec un professionnalisme consommé. Il quitta son fauteuil et se planta devant l'afficheur principal, fixant les barres de données à mesure qu'elles se mettaient à jour et que les vecteurs d'accélération s'établissaient. Les chiffres clignotèrent, dansèrent puis se figèrent, et l'amiral Lester Tourville sentit un nœud de glace se former dans son ventre. « Les Graysoniens lancent des BAL, annonça Marston. La détection signale déjà plus de six cents signatures d'impulsion. » Tourville se contenta de grogner. Bien sûr qu'ils lançaient leurs BAL, mais ce n'était pas eux qui feraient le gros du travail. Pas aujourd'hui. Harrington et l'escadre du Protecteur se trouvaient largement à portée de MPM de la seconde flotte, et ses douze SCPC, qui étaient censés lui donner l'avantage à deux contre un par rapport aux Méduses d'Harrington, étaient soudain en position de faiblesse à un contre deux. Et si la DRS avait vu juste concernant les nouveaux croiseurs de combat Courvosier II de Grayson, Harrington possédait encore six bâtiments lanceurs de capsules supplémentaires. Étant donné l'avantage dont jouissaient Grayson et Manticore en matière de guerre électronique et de défense antimissile, cela leur conférait une supériorité dévastatrice dans le pilonnage qui s'apprêtait à commencer. Et Harrington avait parfaitement calculé son coup. La seconde flotte se trouvait trop loin à l'intérieur de l'hyperlimite, prise en tenaille entre deux forces toutes deux capables de plus forts taux d'accélération qu'elle. « Virez de un-deux-zéro à tribord, dit-il. Puissance militaire maximale pour les supercuirassés. Passez à la formation Mike Delta-trois. Paré à lancer les BAL. » On accusa réception des ordres autour de lui, et il sentit le soulagement de son état-major à entendre sa voix rassurante donner des ordres clairs et professionnels. Cette réaction, songea-t-il avec amertume, allait se répéter encore et encore sur les vaisseaux de sa flotte. Se répéter parce qu'il avait appris à ses hommes qu'ils pouvaient lui faire confiance. Et parce qu'ils avaient foi en lui. Sauf que, dans le cas présent, leur foi allait être déçue. Même sur cette nouvelle trajectoire, ses bâtiments allaient continuer à glisser dans les bras des unités manticoriennes d'Harrington. Son nouveau vecteur commencerait bientôt à générer une séparation latérale, et il constituait la trajectoire la plus rapide de retour vers l'hyperlimite du système. Mais il ne lui permettrait pas de décélérer assez vite pour empêcher la distance entre lui et les Mannes de diminuer d'encore trente secondes-lumière au bas mot. Et d'ici qu'il puisse réduire une bonne part de sa vitesse d'approche, les Graysoniens auraient adopté une trajectoire qui les mènerait tout droit au point où il atteindrait l'hyperlimite. S'il parvenait à maintenir son accélération actuelle, ils ne le rattraperaient pas tout à fait depuis leur vélocité de base beaucoup plus faible, mais ils dépasseraient sans l'ombre d'un doute tous les vaisseaux endommagés qui prendraient du retard. Et tout le temps qu'il essaierait de s'enfuir, ils allaient le noyer sous une tempête de missiles précisément conçue pour endommager autant d'unités que possible. Sans parler des frappes menées par les BAL. Ce qui signifiait que sa flotte et ses hommes étaient sur le point d'être détruits. « Ils ont donc bel et bien des PBAL, dit calmement Honor tandis que l'afficheur fleurissait de centaines de nouvelles signatures d'impulsion. — Oui, madame », confirma Jaruwalski. L'officier d'opérations se tenait aux côtés du capitaine de frégate Reynolds, d'où ils étudiaient ensemble les derniers rapports en provenance des plateformes de surveillance du système. Elle se tourna vers Honor et désigna les signatures d'impulsion de BAL qui brillaient sur l'afficheur. « On dirait qu'au moins huit de leurs "supercuirassés" sont en fait des PBAL, milady, précisa-t-elle. Ce qui fait qu'ils sont largement plus gros que tout ce que nous avons, et il semble que chacun des groupes de BAL qu'ils emportent est d'un tiers plus nombreux que celui d'un Covington. Le CO estime qu'ils en ont à peu près deux mille. — Alors ils sont foutus, commenta Rafael Cardones avec confiance depuis l'écran de com d'Honor. Avec deux mille, ils en ont à peine deux cents de plus que nous, poursuivit-il, mettant les BAL graysoniens et manticoriens dans le même sac. Je ne peux pas croire qu'ils aient réussi à améliorer suffisamment leur technologie pour nous empêcher de les réduire en pièces alors que nous sommes si près de la parité numérique. — Vous avez sans doute raison, répondit Honor. Mais ne soyons pas trop sûrs de nous. La DGSN n'avait même pas deviné qu'ils avaient des porteurs, alors nous n'avons aucun référent pour évaluer l'efficacité de leurs BAL. — Vous avez raison, milady, reconnut Cardones. — Devons-nous engager nos propres BAL, milady ? demanda Jaruwalski. — Pas encore, fit Honor. Avant cela, je veux affaiblir leurs défenses embarquées. Je ne vais pas jeter nos groupes de bâtiments légers aux orties en les engageant contre un mur intact au courant de leur arrivée. — Si nous ne les engageons pas bientôt, nous n'aurons peut-être pas l'occasion de nous en servir du tout, milady, prévint Jaruwalski en désignant la projection que le CO faisait de la nouvelle trajectoire des Havriens. Si nous les retenons encore quinze à vingt minutes, leur accélération ne suffira pas pour rattraper l'avantage de vitesse de l'ennemi et l'atteindre avant l'hyperlimite. — Je vous l'accorde, fit Honor. Mais je ne suis pas prête à accepter des pertes massives sans nécessité absolue. Surtout que nous ne savons pas vraiment ce que les Andies feront si nous subissons de lourdes pertes contre la République. Si nous pouvons battre ces gens sans que nos BAL se fassent dévorer, tant mieux. » Jaruwalski hocha la tête, comprenant son raisonnement si elle ne l'approuvait pas entièrement, et Honor se tourna vers le lieutenant Brantley. — Mes compliments à l'amiral McKeon et à l'amiral Yu, et dites-leur d'ouvrir le feu. » — Séparation de missiles ! annonça Marston. Je détecte des lancers hostiles – beaucoup de lancers hostiles ! — Répliquez, fit Tourville calmement. — À vos ordres, monsieur ! Nous ouvrons le feu... maintenant ! » Des missiles à propulsion multiple s'élancèrent dans le vide infini sur plusieurs secondes-lumière. Jamais dans l'histoire des flottes ne s'étaient affrontées à une distance si ridiculement longue. Plus de deux minutes-lumière séparaient la trente-quatrième force d'intervention et la seconde flotte, et il faudrait près de sept minutes aux missiles manticoriens pour traverser ce gouffre immense. Les projectiles de la seconde flotte, vu leur accélération un peu plus faible, mettraient encore plus longtemps à atteindre la FI-34. Mais l'escadre du Protecteur était plus proche. Le temps de vol des missiles d'Alfredo Yu dépassait à peine trois minutes. Les vaisseaux des deux camps remorquaient des capsules supplémentaires, et ils les vidèrent toutes dès la première salve. La seconde flotte incluait soixante-dix-huit bâtiments du mur : quarante-six supercuirassés, huit PBAL et vingt-quatre croiseurs de combat, mais la marge de supériorité sur laquelle elle comptait avait été plus que balayée par la présence des unités d'Alfredo Yu. La FI-34 et l'escadre du Protecteur à elles deux possédaient cent six vaisseaux du mur : quarante-trois supercuirassés, dix PBAL, onze cuirassés et quarante-deux croiseurs de combat. Toutefois, onze des bâtiments du mur d'Honor n'étaient que des cuirassés et quarante-quatre pour cent des autres de simples croiseurs de combat, et bien que les systèmes d'armement alliés fussent plus performants que ceux de la République, leur marge de supériorité était plus mince que jamais auparavant. Les capsules havriennes contenaient moins de missiles car ceux-ci devaient être de trente pour cent plus larges que les projectiles manticoriens pour se rapprocher de leurs performances. Mais, dans la mesure où elle n'avait pas eu d'autre choix que de construire des missiles énormes à cause des exigences massiques de leurs éléments de propulsion et d'alimentation en énergie, Shannon Foraker avait aussi pu leur faire transporter une plus grosse charge utile que leurs équivalents manticoriens. Elle avait utilisé un peu de ce volume pour accroître la puissance destructrice de leurs ogives, mais l'essentiel avait été consacré à l'amélioration des capacités de détection. Il en résultait une arme ayant quatre-vingt-huit pour cent de la portée et presque quatre-vingts pour cent de la précision des projectiles manticoriens, et une plus grande puissance de frappe. Mais cette précision devait encore percer les CME plus performantes de la FRM, et les leurres et brouilleurs entrèrent en action des deux côtés tandis que les terribles vagues de destruction s'avançaient. De fausses cibles s'offrirent, chantant aux oreilles des systèmes de visée, les appelant et les attirant loin des véritables vaisseaux qu'ils cherchaient à détruire. Des brouilleurs hurlèrent, encombrant l'espace d'interférences actives afin d'aveugler les têtes chercheuses sensibles et, comme la distance diminuait, des antimissiles s'élancèrent à la rencontre du feu en approche avec une dévotion de kamikazes. Les systèmes manticoriens étaient beaucoup plus efficaces, surtout avec les plateformes Cavalier fantôme distantes pour élargir et agrandir l'enveloppe GE. Malgré les améliorations que Foraker avait réussi à incorporer aux MPM de la République, les systèmes de visée alliés étaient au moins moitié plus efficaces à cause de la différence de capacités GE entre les deux camps. Les défenses actives tirèrent sur les armes qui s'étaient frayé un chemin à travers l'écran de protection électronique. La dernière génération d'antimissiles manticoriens bénéficiait d'une distance d'interception effective augmentée à un peu plus de deux millions de kilomètres, bien que la probabilité de réussite au-delà d'un million de kilomètres et demi fût faible. Les efforts de Shannon Foraker ne lui avaient permis d'obtenir qu'une distance d'interception maximale d'à peine plus d'un million de kilomètres et demi, même en faisant de la rétro conception sur des technologies solariennes. Par conséquent, les défenses antimissile d'Honor jouissaient d'une profondeur suffisante pour lancer deux antimissiles contre chaque projectile en approche avant que celui-ci ne parvienne à portée effective de tête laser. Foraker ne pouvait lancer qu'une vague d'antimissiles contre chaque bordée de missiles alliés, mais elle avait compensé ce handicap en augmentant de plus de trente pour cent le nombre de lanceurs. Ses antimissiles étaient moins efficaces individuelle ment, mais il y en avait beaucoup plus par lancer, et la seconde flotte en opposa un mur complet aux ogives en approche. Des bandes gravitiques se heurtèrent, oblitérant aussi bien les antimissiles que les MPM dans un éclat aveuglant, tandis que noyaux d'impulsion et condensateurs se vaporisaient mutuellement. Les deux camps recouraient à des défenses par strates : des vagues multiples d'antimissiles tirés en décalage, soutenues par des grappes laser de défense active dans les zones d'interception les plus proches, et Foraker et le capitaine Clapp avaient aussi intégré les Cimeterres dans la doctrine de défense antimissile de la Flotte républicaine. Même les grappes laser d'un BAL pouvaient détruire un missile en approche si elles parvenaient à le toucher, et très peu de ces missiles daigneraient attaquer un objectif aussi insignifiant qu'un BAL. L'espace devint un chaudron bouillonnant d'énergie aveuglante autour de la seconde flotte tandis qu'antimissiles, lasers et grasers embarqués et BAL déversaient leur feu sur la phalange de destruction qui se précipitait vers elle. Soixante pour cent au moins des projectiles alliés furent vaincus par les CME ou détruits par les défenses actives. Mais cela voulait dire qu'il en restait quarante pour cent, et les bâtiments de Lester Tourville tournèrent comme des derviches pour opposer leurs bandes gravitiques et barrières latérales à la rage féroce des lasers emportés par les ogives manticoriennes. Au moins la moitié de ces lasers se perdirent sans causer de dégâts sur les impénétrables bandes de contrainte de supercuirassés ou furent déviés loin de leur cible par des barrières latérales. Mais certains frappèrent au but. Lester Tourville agrippait les bras de son fauteuil de commandement tandis que le VFR Majestueux ruait et trébuchait. Personne n'envoyait de rapports d'avarie au pont d'état-major : ces choses-là regardaient le capitaine Hughes, sur son pont de commandement, mais Tourville sentait les blessures du grand vaisseau tandis que laser après laser s'abattaient sur lui. Même son blindage massif cédait sous ce pilonnage sévère, et il savait que les tirs manticoriens détruisaient des capteurs, des armes à énergie, des tubes lance-missiles... et les êtres humains qui les manoeuvraient. Tourville sentait cette vague de destruction dans un coin de son esprit, mais il s'imposait de l'ignorer. Si le travail de Hughes consistait à s'occuper des blessures du Majestueux, le sien était de sauver ce qu'il pouvait de la seconde flotte. Apparemment, il ne pourrait pas en sauver grand-chose. Les tirs manticoriens et graysoniens s'étaient concentrés sans pitié sur ses SCPC et ses PBAL. Quelques missiles — comme ceux qui frappaient le Majestueux — s'étaient détournés de leur objectif et poursuivaient d'autres victimes, mais ils n'étaient à l'évidence que des projectiles perdus initialement destinés aux bâtiments les plus récents. Il se demanda tout d'abord comment l'ennemi avait fait pour les viser avec tant de précision, les repérer sans erreur au sein de sa formation sans disposer de signatures d'émissions ni de profils de visée les concernant. Puis il comprit que c'était en réalité très facile. L'ennemi n'avait pas spécialement repéré les nouveaux vaisseaux, il avait simplement choisi de ne pas tirer sur ceux qu'il pouvait identifier comme appartenant à l'ancienne génération. Par élimination, cela concentrait son feu sur les unités les plus récentes et les plus dangereuses. C'étaient des supercuirassés, des durs. Les structures mobiles les plus blindées et protégées jamais construites par l'homme. Ils pouvaient absorber des quantités inconcevables de coups et survivre. Mieux que cela : continuer à frapper en réponse au cœur d'un holocauste qui aurait vaporisé un vaisseau moindre. Mais tout a des limites, y compris la solidité des supercuirassés, et Tourville vit les barres signalant les avaries clignoter et changer à mesure que les missiles en approche pilonnaient encore et encore ses SCPC. Il eut un accès de honte amère et de soulagement en s'apercevant que la plupart des projectiles ennemis ignoraient son vaisseau amiral. Il avait choisi le Majestueux parce qu'il avait été conçu pour un rôle de commandement, avec les meilleurs systèmes de communication et de gestion des combats existants. Mais il était d'ancienne génération et donc, malgré les dégâts subis, il fut largement épargné alors que ce premier échange mortel de tirs détruisait un tiers des SCPC de Tourville. Deux autres furent presque aussi gravement endommagés, et un septième perdit deux noyaux alpha. Un seul s'en tira parfaitement indemne... et de nouveaux missiles manticoriens se dirigeaient déjà vers lui dans les salves suivantes. Honor regarda le feu havrien se précipiter sur sa propre formation. Son mur de bataille se trouvait trop loin de l'ennemi pour que les capteurs embarqués montrent en détail ce qui arrivait à la seconde flotte, mais les plateformes de détection Cavalier fantôme qu'elle avait fait déployer étaient une autre affaire. Pas même Manticore n'avait encore trouvé le moyen de faire envoyer les informations de visée par les plateformes directement aux MPM, et ceux-là restaient trop petits pour qu'ArmNav y case un récepteur supraluminique capable de relayer en temps réel des données télémétriques par l'intermédiaire des bâtiments qui les avaient lancés. Mais elle pouvait au moins évaluer ce qui se passait quand ces missiles atteignaient leur cible, et ses yeux s'étrécirent de surprise et de respect en constatant la solidité de cette enveloppe défensive multi strates étroitement coordonnée. À l'évidence, la République savait ses systèmes de défense techniquement inférieurs. Mais la patte de Shannon Foraker était manifeste dans la façon soignée dont ces systèmes individuellement inférieurs avaient été coordonnés. La même approche aurait été inutilement redondante vu l'efficacité des systèmes manticoriens. Étant donné les performances du matériel républicain, elle représentait une adaptation brillante des capacités existantes. Une réponse collective à la supériorité individuelle des armes alliées. Et ça marchait. Comme Tourville, Honor avait choisi son vaisseau amiral pour l'efficacité de ses systèmes de commandement davantage que pour sa puissance offensive. Et plus encore que celui du commandant de la seconde flotte, son vaisseau amiral fut ignoré par les missiles ennemis en approche. C'était logique, sans doute, bien qu'elle n'y eût pas pensé en faisant son choix. Après tout, un porteur qui avait déjà lâché ses BAL se voyait automatiquement affecter un moindre degré de priorité que des supercuirassés occupés à lancer des missiles ou à fournir un contrôle de feu aux capsules larguées par un autre SCPC. Le Loup-Garou sortit miraculeusement intact de ce premier échange de tirs destructeur. D'autres eurent moins de chance. Le Troubadour d'Alistair McKeon était une cible prioritaire. Près d'une douzaine de missiles franchirent les défenses électroniques et actives, et l'icône du SCPC clignota et vacilla sur l'afficheur d'Honor tandis qu'il subissait des avaries. Son collègue le Hancock fut lui aussi durement frappé, et l'Étoile de Trévor encaissa au moins dix tirs de laser. Les bâtiments d'ancienne génération comme le Horace, le Romulus et le Yawata subirent leur part du pilonnage, et le croiseur de combat Représailles erra sur le passage d'une pleine bordée destinée au cuirassé Roi Michael. Tous les vaisseaux du mur survécurent; pas le Représailles. Honor regarda le code de données du croiseur de combat disparaître de son écran et se demanda combien de centaines — de milliers — de ses hommes étaient blessés ou mourants à bord des autres vaisseaux de sa force d'intervention. Elle sentait ces nouveaux décès peser sur elle, joignant leur poids à celui de ses autres disparus, mais, alors que le bilan s'alourdissait parmi ses unités, elle savait que l'ennemi souffrait davantage encore. Lester Tourville regarda la marée destructrice enfler sur les barres de données latérales de son afficheur et s'efforça de tenir le désespoir à l'écart de sa voix et de son visage. Malgré la distance extrême, malgré les longs temps de vol des MPM, la concentration des tirs manties sur ses SCPC avait tronqué sa puissance de feu offensive dès les deux premières salves... et l'avait pour ainsi dire réduite à néant en moins de trente minutes. Un seul de ses vaisseaux tirant des MPM, le VFR Héros, vaisseau amiral de la vingt et unième escadre de combat, demeurait en action. Deux de ses collègues avaient été complètement détruits, quatre laissés en plan avec des charges de sabordage, et trois autres devraient être abandonnés très vite si leurs noyaux ne pouvaient pas être remis en service. Si le Héros était encore en action, toutefois, il était aussi gravement endommagé. Son contrôle de feu avait été balayé par la même salve de missiles qui avait pulvérisé son pont d'état-major... et tué le contre-amiral Zrubek sur le coup. Il était dans les faits sourd et muet, pourtant il continuait à déverser des capsules à vitesse maximale, en les confiant au contrôle de tir des bâtiments plus anciens. Cela permettait à la seconde flotte de continuer à cracher son défi à la face des Manticoriens, mais le Héros était le seul vaisseau encore capable de déployer des capsules, et il n'en avait pas un stock illimité. Les SCPC n'avaient d'ailleurs pas été les seules victimes au sein de l'effectif de Tourville. Cinq autres supercuirassés avaient été détruits ou endommagés au point qu'il n'avait pas d'autre choix que de les laisser derrière lui pendant que les survivants continuaient leur fuite. Un autre au moins avait subi des avaries d'impulsion critiques : tout comme les SCPC boiteux, il serait obligé de le planter là lorsqu'il passerait en hyperespace s'il n'arrivait pas à remettre son noyau alpha manquant en service. L'un des porteurs avait lui aussi été réduit en cendres, et deux autres ne valaient guère mieux que des épaves perdant leur atmosphère, ce qui signifiait qu'au moins sept cents de ses deux mille bâtiments d'assaut léger allaient passer par pertes et profits, quoi qu'il advienne du reste de sa flotte. Il consulta de nouveau l'afficheur de manœuvre, et son visage se tendit de douleur. Il se trouvait encore à deux heures de l'hyperlimite, et si la force d'intervention d'Harrington avait commencé à perdre du terrain à mesure que la géométrie de son changement de vecteur l'éloignait d'elle, les Graysoniens se rapprochaient sans cesse. Non que cela eût une grande importance : il augmentait peut-être lentement et douloureusement la distance entre lui et les lanceurs d'Harrington, mais il resterait encore à leur portée sur plus de deux minutes-lumière. Au moins, certains vaisseaux manticoriens avaient assez souffert pour ne pas pouvoir maintenir la poursuite, songea-t-il, macabre. Quelques-uns, à en juger d'après les rapports des drones de reconnaissance, avaient subi de graves avaries. Deux croiseurs de combat avaient été anéantis, de même qu'au moins trois contre-torpilleurs ou croiseurs légers. Le CO n'était pas sûr de leur type à cette distance, surtout dans la mesure où ils n'étaient pas visés à l'origine. Mais les MPM se montraient aussi peu regardants que Shannon l'avait prédit s'agissant de visée à longue distance. La plupart s'attaquaient à leur victime désignée, mais un pourcentage non négligeable se rabattaient sur la première cible qu'ils repéraient à la fin de leur course. Tout en regardant sa flotte se faire pulvériser petit à petit, Tourville eut une pointe d'admiration pour Shannon et son équipe. La seconde flotte n'aurait pas pu se retrouver dans pire situation tactique que prise en tenaille entre deux forces ennemies distinctes dotées d'une puissance de feu à longue distance supérieure. Aucune doctrine tactique n'aurait pu compenser ce handicap, mais, bien que la puissance de feu offensive de la seconde flotte ait été quasi paralysée, il était stupéfait du nombre de ses bâtiments encore vaillants. Ils ne pouvaient plus espérer infliger de dégâts à l'ennemi mais, tant qu'ils restaient groupés, ils pouvaient continuer à se défendre mutuellement face à l'ouragan de destruction qui les cinglait. Et si son unique SCPC restant commençait à manquer de munitions, ceux d'Harrington devaient sans doute être dans le même cas. Peut-être pourrait-il finalement survivre à sa puissance de feu. « Nos stocks de munitions sont tombés à vingt pour cent », dit Alistair McKeon à Honor depuis son écran de com. Il avait le visage lugubre, et Honor savait, d'après les barres de données affichées sur son répétiteur, que le Troubadour avait souffert de grosses avaries et de lourdes pertes humaines. Mais le vaisseau amiral de McKeon demeurait en action, crachait encore des capsules et, quoi qu'ait subi le commandement d'Honor, les Havriens avaient vécu pire. « Les supercuirassés d'ancienne génération sont en meilleure situation concernant le pourcentage de munitions, poursuivit-il, mais ils ne peuvent pas lancer les mêmes bordées que les SCPC. Il nous reste peut-être encore quinze minutes, ensuite nous en serons réduits à des salves trop légères pour pénétrer leur satanée défense à cette distance. — Alistair a raison, Honor, dit Alice Truman depuis l'écran. Et mes BAL ne peuvent pas les attraper d'ici. Pas avant qu'ils ne franchissent l'hyperlimite. Ceux d'Alfredo seraient capables de les intercepter, mais nous ne pouvons pas les appuyer. » Honor hocha la tête – non pas en signe d'accord mais parce qu'elle reconnaissait cette réalité déplaisante. Elle avait refermé son piège au moment idéal et brutalement attaqué les Havriens. Ses propres pertes étaient douloureuses, mais elles ne représentaient qu'une fraction de ce qu'ils avaient enduré, et elle le savait. Pourtant, même ainsi, la moitié de la flotte ennemie allait s'échapper. Les bâtiments étaient restés groupés avec une trop grande discipline, et leur doctrine de défense antimissile s'était révélée dure à percer sans une puissance de feu de MPM supérieure à celle dont elle disposait. Même si ses BAL avaient été capables d'intercepter la formation ennemie, elle savait ce qui se passerait si elle les engageait contre les défenses serrées qui avaient tant émoussé son attaque à coups de missiles. C'est pourquoi elle ne pouvait absolument pas engager les BAL d'Alfredo dans un assaut sans appui extérieur. « Vous avez raison tous les deux », dit-elle au bout d'un moment. Elle observa de nouveau son écran, où une poignée seulement de missiles continuaient à quitter les flancs disloqués de la flotte havrienne. L'ennemi était en déroute, brisé, mais, bien qu'elle souhaitât de toutes ses forces rattraper les survivants et en achever la destruction, elle savait qu'elle ne pourrait pas le faire. « Nous allons continuer la poursuite. » Sa voix de soprano était calme et ne trahissait rien de son intense frustration ni de la douleur que lui inspiraient ses pertes. « Alistair, je veux que vous changiez les priorités de vos tirs de missiles. Nous n'allons pas réussir à passer leurs défenses en les saturant, alors je veux que vous ralentissiez votre rythme de tir et que vous choisissiez soigneusement vos cibles. Ayez recours à des lancers avec activation retardée pour épaissir vos bordées tant que les capsules durent encore, et essayez de vous concentrer sur les supercuirassés dont l'impulsion est intacte. Si nous arrivons à en ralentir encore quelques-uns, nos bâtiments du mur d'ancienne génération pourront les viser à mesure que nous les rattraperons, sinon nous engagerons les BAL d'Alice pour s'occuper d'eux au passage. — Bien, madame, fit McKeon. — Alice, je sais que vous êtes frustrée de ne pas avoir impliqué vos BAL dans le combat, reprit Honor, mais au moins une demi-douzaine de ces vaisseaux havriens vont être trop lents ou trop abîmés pour vous échapper. Quand vous serez autorisée à vous engager et à les poursuivre, je veux que vous vous assuriez qu'on leur offre d'abord une chance de se rendre. Ils sont loin de chez eux et très endommagés, et je ne souhaite pas tuer des gens qui ont envie d'abandonner. — Bien sûr, répondit Truman. — Très bien, dans ce cas. » Honor se renfonça dans son fauteuil de commandement et adressa un signe de tête à ses deux principaux subordonnés. « Harper va transmettre des instructions similaires à Alfredo. En attendant, nous avons une bataille à terminer. Alors, au travail. » CHAPITRE CINQUANTE-NEUF La planète Manticore était une beauté de bleu et de blanc mêlés, vue depuis la pinasse du VFG Seneca Gilmore tandis que celle-ci entrait dans l'atmosphère planétaire. L'amiral Lady dame Honor Harrington, duchesse et seigneur Harrington, était assise dans son vaste compartiment passagers, seule en dehors des trois hommes de son équipe de sécurité, occupée à regarder l'océan de blancheur monotone se transformer en légères volutes nuageuses étirées par le vent à mesure que la pinasse descendait vers la ville d'Arrivée. Ce fut un vol bref, le dernier d'un voyage de retour depuis Sidemore qui avait commencé deux semaines plus tôt, quand l'escadre du Protecteur avait enfin été rappelée à Grayson via Manticore, et elle restait immobile, à la fois vide et tendue intérieurement, alors que la pinasse virait gracieusement pour adopter sa trajectoire finale et se poser sur le terrain d'atterrissage privé situé derrière le Palais du Montroyal. La reine Élisabeth avait souhaité accueillir Honor de la façon que, selon elle, l'amiral méritait, mais Honor avait réussi à éviter cette épreuve-là au moins. Il lui paraissait déjà évident qu'il y aurait d'autres épreuves, tout aussi publiques et épuisantes, auxquelles elle serait incapable d'échapper. Elle avait vu les images HV des foules en liesse, fêtant sa victoire dans les rues de la capitale à l'annonce de la seconde bataille de Sidemore, et elle redoutait ce qui se passerait quand ces mêmes foules apprendraient que la « Salamandre » était rentrée à la maison. Mais en l'occurrence son monarque — enfin, l'un de ses deux monarques, plus exactement — avait accepté de céder, et il n'y avait donc pas d'immense garde d'honneur ni de nuée de journalistes pour la regarder revenir sur le sol de la planète capitale de son royaume natal. Il y avait toutefois un comité d'accueil composé de quatre humains et trois chats sylvestres. La reine Élisabeth en personne et son consort, le prince Justin, menaient le groupe de bipèdes qui l'attendait. Ariel était perché sur l'épaule gauche d'Élisabeth et Monroe sur la droite de Justin. Derrière eux se tenaient Lord William Alexander et son frère, le comte de Havre-Blanc, avec Samantha dressée fièrement sur son épaule, les yeux brillants tandis qu'elle goûtait la lueur d'âme de son compagnon sylvestre pour la première fois depuis trop longtemps. Le colonel Ellen Shemais restait sur le côté, vigilante, et dirigeait la petite équipe de personnel de la Sécurité du Palais et du Régiment de la reine qui surveillait le périmètre du terrain d'atterrissage, mais c'était leur seule fonction en ces lieux. Il n'y avait pas de fanfare, pas de fioritures ni de saluts. Juste sept personnes, tous des amis, qui l'attendaient à son retour. « Honor. » Élisabeth lui tendit une main qu'Honor saisit pour se retrouver prise dans une étreinte féroce. Cinq ou six ans T plus tôt, elle n'aurait pas su comment réagir au geste de sa reine. Ce jour-là, elle le lui rendit simplement, goûtant les vœux de bienvenue tout aussi féroces qui l'accompagnaient. D'autres émotions la gagnèrent, la traversant tandis qu'elle aussi passait en revue les lueurs d'âme de ceux qui l'entouraient. La joie intense, le ravissement de Samantha qui se dressait de plus en plus sur l'épaule de Havre-Blanc et se mettait à parler gaiement en signes à Nimitz. Le prince Justin, tout aussi heureux de la voir qu'Élisabeth, à sa façon, et William Alexander, son ami, son mentor politique et son allié. Et puis il y avait Hamish, debout là, qui la dévisageait de ses yeux bleu de glace où l'on voyait son âme, au cœur d'une tempête de joie et de bienvenue qui réduisait les sentiments d'Élisabeth à une lueur de chandelle par comparaison. Elle sentit qu'elle se tendait vers lui – non pas physiquement, car elle ne bougea pas d'un centimètre dans sa direction, mais pourtant avec la puissance irrésistible d'un puits de gravité stellaire. Et en le regardant dans les yeux par-dessus l'épaule de la reine de Manticore, elle vit l'écho de ce mouvement de tension. Il n'avait pas la même netteté ni l'acuité de sa propre empathie. Il ne trahissait même pas de conscience de ce qu'il ressentait. Il était plus... myope que cela, et Honor comprit soudain ce que les chats sylvestres devaient voir quand ils observaient leurs compagnons humains à l'âme aveugle. L'impression d'une présence endormie. Inconsciente et pourtant immensément intense, et bizarrement liée à eux. Pas totalement inconsciente, néanmoins. Le comte n'avait aucune idée de ce qu'il ressentait, mais il l'éprouvait quand même, et une part de lui-même en était consciente. Elle perçut cette sensibilité confuse et tâtonnante dans le flamboiement soudain de sa lueur d'âme, et elle vit Samantha cesser de faire des signes à Nimitz pour se tourner, ébahie, vers son compagnon humain. Honor n'avait jamais rien ressenti de tel. Par certains côtés, cela ressemblait à son lien avec Nimitz, en plus faible, sans la force ancrée dans le sens empathique parfaitement développé d'un chat sylvestre. Et pourtant c'était aussi bien plus fort, car à l'autre extrémité se trouvait non pas un chat sylvestre, mais un autre esprit humain. Un esprit pareil au sien. Qui lui correspondait à des niveaux que Nimitz et elle ne pourraient jamais pleinement partager. Il n'y avait pas de télépathie, pas d'échange de pensées. Toutefois elle le sentait là, dans un coin de cerveau, comme il était déjà présent dans son cœur. Sa moitié. Le foyer accueillant prêt à la réchauffer par les nuits les plus froides. Et en parallèle la certitude que, quoi qu'il se soit produit, les barrières infranchissables qui les séparaient se dressaient toujours. « Quelle joie de vous voir de retour », dit Élisabeth d'une voix un peu rauque en reculant, les mains toujours sur les bras d'Honor. Elle la dévisagea. « Une grande joie. — Et quelle joie de revenir », répondit simplement Honor, qui goûtait encore cette nouvelle présence d'Hamish et percevait sa stupéfaction tandis que l'écho de la conscience d'Honor lui parvenait aussi, même affaibli. « Venez, pressa Élisabeth. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. » « ... et donc, dès que les nouvelles de Grendelsbane nous sont parvenues, Haute-Crête ne pouvait plus que démissionner », fit Elisabeth, féroce. Honor hocha la tête, l'air tout aussi féroce. Son hôtesse, les autres invités d'Élisabeth et elle étaient tous installés dans de confortables fauteuils à l'ancienne dans la tour du Roi Michael, retraite privée d'Élisabeth. La pièce était accueillante et gaie, mais Honor percevait le flot complexe d'émotions contradictoires qui animaient la reine. Des émotions qui contrastaient fort avec le décor : l'horreur et la consternation face à la défaite catastrophique qu'avait essuyée la Flotte à Grendelsbane; la conscience des terribles blessures infligées à l'effectif de la FRM, ce qui terrifiait la femme que les chats sylvestres appelaient pourtant « Âme d'acier », surtout à la lumière de l'évaluation que le nouveau patron de la DGSN avait faite des forces probables de la Flotte républicaine; et, au milieu de tout cela, la joie vengeresse qu'elle avait éprouvée quand les exigences impitoyables de l'étiquette officielle avaient forcé Haute-Crête à constater sa ruine et sa disgrâce complètes alors qu'il renonçait à son poste. « Ce qu'on dit de Janacek, c'est vrai ? demanda doucement Honor, et Havre-Blanc hocha la tête à son tour. — D'après la police d'Arrivée, cela ne fait aucun doute, c'est un suicide, confirma-t-il. — Toutefois beaucoup de gens n'étaient pas prêts à le croire sur le coup, ajouta son frère en reniflant. Il connaissait beaucoup de petits secrets, et pas mal de gens ont trouvé un peu trop... commode qu'il décide de se brûler la cervelle. — Et Descroix ? fit Honor. — Nous n'en sommes pas certains, avoua Élisabeth. Elle a remis sa démission en même temps que Haute-Crête, bien entendu. Et puis, quelques jours plus tard, elle est partie vers Beowulf sur l'un des bâtiments d'excursion qui font la navette tous les jours. Et elle n'est pas revenue. Apparemment, il n'y a pas eu de violence contre sa personne, à moins qu'elle n'en ait été la source. Je pense qu'elle avait prévu de ne pas revenir, bien qu'à ce stade personne n'ait idée de l'endroit où elle pourrait s'être réfugiée. Tout ce que nous savons sans l'ombre d'un doute, c'est qu'elle a transféré environ vingt millions de dollars vers un compte dans le système de Stotterman en passant par un compte à numérotation ADN sur Beowulf. » La reine grimaça. « Vous connaissez les lois bancaires de Stotterman. Il va nous falloir au moins dix à douze ans pour obtenir l'accès à leurs registres. — D'où venait l'argent? s'étonna Honor. — Nous travaillons sur cette question de notre côté, milady, intervint le colonel Shemais, hésitante. Pour l'instant, nous n'avons pas de piste concrète, mais il y a quelques indices assez prometteurs à creuser. Si nous trouvons ce à quoi je m'attends, nous devrions réussir à faire plier Stotterman un peu plus vite. Ce système fait partie de la Ligue, après tout, et les règlements bancaires solariens sont assez stricts en matière de coopération dans les enquêtes sur des malversations. — Et La Nouvelle-Kiev ? s'enquit Honor avant d'écarquiller les yeux comme Élisabeth éclatait de rire. — La comtesse de La Nouvelle-Kiev, répondit la reine au bout de quelques instants, s'est... retirée de la vie politique. Il serait peut-être plus exact de dire qu'elle s'en est fait virer, d'ailleurs. Votre amie Cathy Montaigne a mené un coup d'État au sein de la direction du parti libéral. — Ah bon ? » Honor ne put tout à fait masquer sa jubilation, même si elle ignorait jusque-là qu'Élisabeth avait la moindre idée de ses contacts avec Montaigne et Anton Zilwicki. « Tout à fait, répondit William Alexander dans un sourire. En fait, le parti libéral tel que nous le connaissons n'existe plus vraiment. La situation est encore en train de se décanter mais, quand ce sera terminé, il semble que nous aurons deux partis politiques distincts, qui s'appelleront tous les deux libéral quelque chose. L'un sera composé d'une majorité substantielle de l'ancien parti, centré sur les Communes sous la direction de Montaigne. L'autre sera un résidu d'idéologues intransigeants qui refusent de reconnaître à quel point ils ont été manipulés par Haute-Crête. Ils seront probablement concentrés à la Chambre des Lords, puisqu'il n'y a qu'en héritant son siège qu'un individu aussi coupé de la réalité peut survivre en politique. — Nord-Aven reste aussi très discret en ce moment », ajouta Havre-Blanc, et Shemais eut un petit rire moqueur. Honor lui adressa un regard interrogateur, et le colonel sourit. « L'une des conséquences les plus intéressantes de la destruction des "fichiers Nord-Aven" – enfin, l'une des conséquences de l'idée ridicule que quelque chose qui n'a jamais existé, comme les prétendus fichiers Nord-Aven, puisse avoir été détruit –, c'est que pas mal de gens ont l'air de vouloir discuter de certains sujets avec Stefan Young. C'est un peu comme s'il avait détenu un certain pouvoir sur eux et que, maintenant qu'il a disparu, eh bien... » Elle haussa les épaules, et Honor eut beaucoup de mal à ne pas sourire en percevant l'exultation vengeresse du colonel. Une exultation qu'elle partageait pleinement, elle le reconnaissait. « Alors, maintenant que Haute-Crête et ses sbires sont partis, qui dirige le Royaume stellaire ? demanda-t-elle au bout d'un moment. À part Willie, je veux dire. » Elle sourit. « Le courrier qui m'a remis mon ordre de retour à la capitale amenait aussi les articles de journaux concernant la démission de Haute-Crête et le fait que vous aviez demandé à Willie de former un gouvernement, Élisabeth. Mais ils étaient avares de détails. — Eh bien, répondit Élisabeth en se renfonçant dans son fauteuil, William est Premier ministre, évidemment. Et nous avons rappelé la baronne de l'Anse-du-Levant – sauf que j'ai décidé de créer une nouvelle pairie pour elle et de la faire comtesse – en tant que ministre des Finances. Nous avons demandé à Abraham Spencer de prendre en charge le ministère du Commerce, et j'ai convaincu dame Estelle Matsuko d'accepter l'Intérieur. Étant donné l'état dans lequel Haute-Crête et cette imbécile de Des-croix ont réussi à laisser sombrer l'Alliance manticorienne tout entière – il est d'ailleurs confirmé qu'Erewhon a définitivement signé un traité de défense mutuelle avec Havre –, William et moi avons pensé qu'il nous fallait pour ministre des Affaires étrangères une personne en qui les plus petits membres de l'Alliance auraient confiance, et nous avons donc demandé à Sir Anthony Langtry de prendre le poste. — Je vois. » Honor inclina la tête de côté et regarda la reine en fronçant les sourcils. « Pardonnez-moi, Élisabeth, mais, si vous avez placé Francine aux Finances, qui va diriger l'Amirauté ? — Vous faites bien de poser la question, dit Élisabeth, ravie comme un chat sylvestre. Je savais qu'il me fallait quelqu'un de particulièrement fiable pour démêler la pagaille effroyable que Janacek et ces crétins de Houseman et Jurgensen ont laissée dans leur sillage. Je me suis donc tournée vers la personne à laquelle je savais que William et moi pouvions réellement nous fier. » Elle désigna Hamish de la tête. « Permettez-moi de vous présenter notre Premier Lord de l'Amirauté, le comte de Havre-Blanc. » Honor tourna brusquement la tête, stupéfaite, et Havre-Blanc lui adressa un sourire en coin. Un sourire très ambivalent, qui reflétait parfaitement la teneur de ses émotions. « À vrai dire, dit Élisabeth sur un ton beaucoup plus sérieux, c'était une décision difficile à prendre. Dieu sait que je n'avais pas envie de retirer Hamish d'une position de commandement de flotte à un moment pareil. Mais il serait impossible d'exagérer la gravité des dégâts que Janacek a causés. » Elle secoua la tête, le regard désormais féroce. « Cet enfant de salaud a de la chance de s'être suicidé avant que je lui mette la main dessus. J'aurais sans doute pu le faire condamner pour trahison vu la façon dont il a failli à ses responsabilités et à ses devoirs. La DGSN était au pire, et Jurgensen va être renvoyé du service comme indigne de porter l'uniforme de Sa Majesté, au minimum. Il pourrait y avoir aussi une mise en examen au pénal, une fois que toute la vérité sera connue, bien que j'espère pouvoir éviter une chasse aux sorcières dirigée contre les "coupables". J'ai bien l'intention de voir punis les responsables du désastre actuel, d'une façon ou d'une autre, mais Justin – et William, sans parler de tante Caitrin – m'a très fermement sermonnée quant à l'absolue nécessité d'administrer la justice de manière impartiale et équitable. Pas de tribunal spécial, pas d'interprétation douteuse de la loi. Si je peux les épingler pour un motif légitime, oui, je le ferai sans hésiter. Mais, si c'est impossible, ces salopards s'en tirent impunément. » Elle ressassa ces idées sombres quelques instants puis se reprit. « En tout cas, poursuivit-elle plus vivement, de la même façon que William et moi avons convenu qu'il nous fallait une personne sûre aux Finances et quelqu'un à qui nos alliés puissent se fier aux Affaires étrangères, nous avions désespérément besoin à l'Amirauté d'une personnalité en qui les gouvernements et les flottes de nos partenaires auraient confiance. Pour tout dire, c'est d'autant plus capital à nos yeux que nous sommes persuadés que nous commençons seulement à comprendre l'étendue des ravages causés par Janacek. Il y aura encore des révélations qui n'aideront pas l'opinion publique à croire en l'intégrité de la Flotte – ni en sa capacité à mener la guerre, d'ailleurs – et il fallait donc impérativement y installer un visage à qui on n'hésiterait pas à accorder sa confiance. Puisque vous-même n'étiez pas disponible, fit la reine avec un sourire espiègle à la mine d'Honor, nous avons embauché Hamish. — Et partant du même principe qu'il est vital de restaurer la crédibilité de l'Amirauté, ajouta Havre-Blanc, j'ai rappelé Thomas Caparelli au poste de Premier Lord de la Spatiale et Patricia Givens en tant que Deuxième Lord. Et nommé Sonja Hemphill à ArmNav », conclut-il tandis que son sourire ironique se faisait franchement caustique. Honor se retint difficilement d'écarquiller les yeux à sa dernière phrase, et il se mit à rire. « Je m'attends à des... conflits de personnalités de temps à autre, reconnut-il. Mais je pense qu'il est temps que Sonja et moi laissions nos vieilles querelles stériles derrière nous. Comme vous me l'avez fait remarquer un jour, le simple fait qu'une idée vient d'elle ne la rend pas automatiquement mauvaise. Or nous allons avoir terriblement besoin d'autant de bonnes idées que possible dans un avenir immédiat. — Je crains que ce ne soit vrai », admit tristement Honor. Elle s'enfonça un peu plus dans son fauteuil et soupira. « J'ai encore du mal à réaliser tout cela. C'est un peu comme ce vieux livre pour enfants d'avant la Diaspora... celui sur le pays des merveilles. Je comprends bien, d'une certaine façon, ce qui nous est arrivé sur le plan domestique. Mais le reste... » Elle secoua la tête. « J'ai rencontré Thomas Theisman. Je ne comprends pas comment tout ça est arrivé ! — C'est arrivé parce que ce sont des Havriens », trancha Élisabeth, et Honor s'alarma soudain de la haine froide et infinie qui se déversait dans le cœur de la reine dans le sillage de sa réponse glaciale. « Élisabeth, commença Honor, je comprends vos sentiments. Mais... — Non, Honor ! » coupa durement Élisabeth. Elle fit mine d'ajouter quelque chose, avec colère et vivacité, mais elle s'imposa de marquer une pause. Elle inspira profondément et, lorsqu'elle reprit la parole, Honor n'avait pas besoin de sens empathique pour constater combien la reine prenait sur elle pour garder une voix calme et raisonnable. « Je sais que vous admirez personnellement Thomas Theisman, Honor. Sur le plan intellectuel, je peux même le comprendre. Et je me rends parfaitement compte que vous possédez certains... avantages quand il s'agit d'évaluer les motivations et la sincérité d'un individu. Mais, dans le cas présent, vous avez tort. » Elle soutint sans ciller le regard d'Honor, et ses yeux semblaient faits de pierre. À cet instant, Honor comprit à quel point son nom sylvestre était juste, car elle sentit l'acier implacable dans lequel était forgée l'âme de la reine de Manticore. « J'irai jusqu'à reconnaître que Theisman, en tant qu'homme, est honnête et droit. Je reconnais volontiers son courage personnel et son dévouement à sa nation. Mais le fait demeure que la prétendue République de Havre a menti de manière systématique, avec un sang-froid et un cynisme impudents que même Oscar Saint-Just n'aurait pas égalés. De Pritchart et Giancola jusqu'au plus petit ministre – y compris votre ami Theisman sans qu'une seule voix s'élève en désaccord, leur gouvernement tout entier a présenté le même visage trompeur et faux à la Galaxie. Ils ont menti, Honor. Menti à leur propre peuple, au nôtre et à la Ligue solarienne. Dieu sait que je serais capable de compatir avec quiconque a été aussi systématiquement manipulé et maltraité qu'eux par Haute-Crête et Descroix ! Je ne leur reproche pas d'être en colère et de vouloir se venger. Mais la prétendue correspondance diplomatique qu'ils ont publiée... » Élisabeth s'imposa une nouvelle interruption et inspira encore une fois profondément. « Nous possédons les originaux de leur correspondance dans nos dossiers, Honor. Je peux vous montrer exactement où ils ont effacé des mots ou modifié des tournures. Pas seulement dans leurs courriers, mais aussi dans les nôtres. Tout est trop cohérent, trop constant pour représenter autre chose qu'un complot délibéré. Une manœuvre qu'ils ont passé des mois à mettre en place pour justifier l'assaut qu'ils ont lancé contre nous. Ils répètent à toute la Galaxie que nous les avons forcés à le faire. Qu'ils n'avaient pas l'intention de se servir de leur nouvelle flotte pour une guerre de revanche jusqu'à ce que nous ne leur laissions plus le choix. Mais même Haute-Crête n'a pas fait ce dont ils l'accusent. Ils ont inventé cette crise de toutes pièces. Et pour moi cela signifie que les Havriens ne changeront jamais. » Elle serra les dents et secoua la tête avec férocité, comme un animal blessé. « Ils ont assassiné mon père, dit-elle d'une voix monocorde. Leurs agents au Royaume stellaire ont tenté d'assassiner Justin. Ils ont tué mon oncle, mon cousin, mon Premier ministre et le Chancelier de Grayson. Ils ont essayé de me tuer moi, ainsi que ma tante et Benjamin Mayhew. Dieu seul sait combien d'hommes et de femmes de ma Flotte ils ont déjà massacrés dans cette nouvelle guerre, sans parler de tous ceux qu'ils ont tués pendant la précédente. Peu importe la bonté, l'honnêteté ou les bonnes intentions de qui arrive au pouvoir dans cette nation digne d'une fosse d'aisance, semble-t-il. Une fois qu'ils y sont, quelque chose dans la façon dont fonctionne le pouvoir sur Havre les transforme en ce qu'étaient leurs prédécesseurs. Des Havriens. Ils peuvent changer le nom de leur république autant qu'ils veulent, Honor, ils restent les mêmes. Et la paix ne pourra enfin régner entre ce royaume et eux que d'une seule façon. » Plus tard dans la soirée, Honor se retrouva une nouvelle fois dans la salle à manger de la demeure familiale des Havre-Blanc. Par certains côtés, cette visite lui était encore plus pénible que la première. Il n'y avait plus de faux-semblants, et elle se réjouissait au moins de cela. Les vérités douloureuses avaient été dites. Plus de masques, de tentatives de se bercer d'illusions ni de refus de voir la réalité en face. Et il n'y avait pas de colère, car on avait dépassé ce sentiment. Mais l'embarras demeurait. Elle n'avait pas encore commencé à explorer ce nouveau lien, cette nouvelle conscience qu'elle avait d'Hamish, et elle n'avait pas eu l'occasion d'en discuter avec lui. Mais, bien que ce fût fantastique, elle imaginait déjà combien cela pouvait rendre leur situation infiniment plus douloureuse. Elle se connaissait assez pour savoir qu'elle ne pourrait pas éprouver de tels sentiments et refuser d'agir en conséquence. Pas éternellement. Et avec une nouvelle certitude et la capacité à voir plus clair et profond dans l'âme d'Hamish Alexander, elle savait que lui non plus ne pourrait pas tenir. S'il y avait eu un seul moyen au monde de refuser cette invitation à dîner sans blesser Émilie, Honor l'aurait fait. Elle ne pouvait pas se trouver là. Elle ne savait pas où elle aurait dû aller, mais elle savait que ce n'était pas ici. Pourtant elle n'avait pas eu le choix, et Hamish et elle avaient fait de leur mieux pour se conduire tout à fait normalement. Elle était à peu près certaine d'y avoir échoué mais, pour la première fois depuis des années, malgré tous ses efforts, son sens empathique lui avait fait défaut. Elle était incapable de goûter les émotions d'Émilie Alexander pour la bonne et simple raison qu'elle n'arrivait pas à se détacher de celles de son mari. Pas encore. Il lui faudrait du temps, elle le savait – beaucoup de temps et autant d'efforts –, pour apprendre à contrôler cette nouvelle intuition. Elle en était capable. Si on lui laissait suffisamment de temps et de tranquillité pour y travailler, elle apprendrait à contrôler son « volume » de la même façon qu'elle avait fini par réussir à contrôler la sensibilité de sa première conscience empathique. Mais, pour l'instant, l'intensité aveuglante de son lien avec Hamish grandissait encore, gagnait en puissance, et tant qu'elle n'aurait pas appris à le maîtriser, son énergie noierait toutes les autres lueurs d'âme dès qu'il serait présent. Or elle n'en était pas encore capable. Elle n'arrivait pas à se dégager de ce bourdonnement chaleureux et incessant qu'était Hamish, et elle se sentait étrangement aveugle, presque mutilée, dans son incapacité à se mettre à l'écoute d'Émilie. ... et donc, oui, Honor, disait celle-ci en réponse à la dernière tentative de son invitée pour entretenir un semblant de conversation normale à table, je crains qu'Élisabeth ne soit tout à fait sérieuse. Et, pour être honnête, je ne suis pas sûre de lui reprocher son attitude. — En tout cas, Willie n'a rien contre », commenta Hamish. Il tendit une autre branche de céleri à Samantha, qui s'en saisit avec grâce et délicatesse. Même sans son lien incroyablement rayonnant avec Hamish, Honor aurait identifié l'aisance et la familiarité vers laquelle leur lien d'adoption avait évolué. « Je suppose que je peux le comprendre moi aussi, reconnut Honor, l'air troublée. Mais elle ne fait vraiment pas de détail. Elle met dans le même sac Sidney Harris, Robert Pierre, Oscar Saint-Just et Thomas Theisman, or je vous assure que Theisman n'appartient en aucun cas à cette catégorie. — Oui, mais cette Pritchart ? répliqua Hamish sur le ton de la raison. Tu ne l'as jamais rencontrée, et c'est quand même leur présidente. Sans compter qu'elle était terroriste avant le coup d'État de Pierre. Et si c'était elle qui manigançait tout cela et que Theisman se contentait de suivre ? D'après ce que tu m'as raconté de lui, il a l'air d'un homme qui ferait son devoir et obéirait à une autorité dûment constituée, quels que soient ses sentiments personnels. — Hamish, répondit Honor, nous parlons de l'homme qui a renversé SerSec, sans doute exécuté lui-même Saint-Just, convaincu à lui tout seul la Flotte capitale de le soutenir, convoqué une convention constitutionnelle, remis le pouvoir au premier président dûment élu de la nation dont il venait personnellement de sortir la Constitution de la poubelle avant de passer pas loin de quatre ans T à mener une guerre civile sur six ou sept fronts afin de défendre cette Constitution. » Elle secoua la tête. « Ce n'est pas la description d'un faible. Un type prêt à faire tout cela parce qu'il croit dans les principes que consacre la Constitution de la vieille République de Havre n'est pas homme à rester sans rien faire en regardant quelqu'un d'autre abuser grossièrement de son pouvoir. — Pris sous cet angle, Hamish, dit lentement Émilie, le point de vue d'Honor se défend. — Évidemment, fit Havre-Blanc avec une certaine irritation. Et, à ma connaissance, c'est la seule personne du "cercle d'intimes" de la reine, pour ainsi dire, à avoir personnellement rencontré ce type. Sans parler de sa... perception exceptionnelle d'autrui. Je n'essaye pas de minimiser ce qu'elle a dit. Mais le fait central et déplaisant demeure : je ne sais pas pourquoi il l'a fait, mais il a publiquement cautionné la version que Pritchart a donnée du processus de négociation. » Il haussa les épaules. « Honor, il ne s'est pas contenté de dire qu'il "obéissait aux ordres" parce que Pritchart est sa présidente, ni même parce qu'il croit ce qu'elle lui a dit. Il a publiquement déclaré avoir vu des courriers diplomatiques dont nous savons à coup sûr qu'ils n'existent pas. » Il secoua la tête, et Honor soupira et acquiesça, concédant à contrecœur son argument. Elle n'arrivait toujours pas à y croire, pas de la part du Thomas Theisman qu'elle avait rencontré. Et pourtant le fait était là. Qu'elle le croie ou non, cela s'était produit. Et Dieu savait que les gens changent souvent. Simplement, elle n'arrivait pas à imaginer quel processus aurait pu fausser à ce point en si peu de temps l'acier dont l'homme qu'elle connaissait était fait. « Eh bien, quoi qu'il en soit, dit-elle, quelle est la gravité de notre situation sur le front militaire ? Et pouvons-nous réellement nous permettre de te laisser siéger dans un bureau sur la planète au lieu d'un pont d'état-major ? Je suis censée me rendre à l'Amirauté demain après-midi pour un briefing officiel de la part de l'amiral Givens, mais les échos que j'ai déjà entendus ne sont guère encourageants. — J'imagine qu'on peut le dire ainsi », fit Havre-Blanc d'un air lugubre. Il prit son verre de vin et en but une longue gorgée, puis il le reposa et se recula sur sa chaise. « Quant à ce que nous pouvons nous "permettre" me concernant, je ne vois pas d'autre choix pour moi que de prendre en charge l'Amirauté. Je n'en ai pas envie, mais il faut que quelqu'un le fasse, et Élisabeth et Willie ont raison : il est capital qu'il s'agisse de quelqu'un en qui toute l'Alliance a confiance. Ce qui, pour nos péchés, signifie toi ou moi. Et, en toute franchise, il est beaucoup plus logique que ce soit moi. Donc j'imagine que cette guerre sera la tienne, dit-il avec un sourire en coin. Pas la mienne. » En ce qui concerne la gravité de la situation, Haute-Crête et Janacek à eux deux, avec un coup de main de Réginald Houseman, ont causé des dégâts pires encore que nous ne l'avions cru. Bien entendu, le tout s'est encore dégradé quand les Havriens nous ont frappés, mais, s'ils ne nous avaient pas mis en position de prendre des coups, nous ne nous retrouverions pas ainsi au pied du mur. » En gros, nous avons perdu plus de deux mille six cents bâtiments d'assaut léger, soixante-dix croiseurs et croiseurs légers, quarante et un croiseurs de combat et soixante et un supercuirassés. » Honor inspira bruyamment à cette énumération. e Le tout sans compter les bâtiments qui étaient en cours de construction à Grendelsbane, ni le personnel technique que nous avons perdu là-bas ainsi que dans une demi-douzaine d'installations de maintenance mineures dispersées dans les systèmes havriens anciennement occupés. Et puis nous avons perdu tous les systèmes que nous leur avions pris depuis le début de la guerre, à la seule exception de l'Étoile de Trévor, conclut-t-il d'une voix de granit. Sur le plan stratégique, nous sommes revenus à la case départ, sauf que nous contrôlons tous les terminus du nœud et que, proportionnellement, nous sommes beaucoup plus faibles comparés à la Flotte républicaine que nous ne l'étions avant la bataille de Hancock. » Honor le regarda d'un air consterné, et il haussa les épaules. « Tout n'est pas noir, Honor, lui dit-il. D'abord, heureusement qu'il y a Grayson ! Non seulement ils nous ont sauvé la mise à l'Étoile de Trévor et t'ont aidée à Sidemore, mais ils constituent la seule véritable réserve stratégique de l'Alliance. Surtout maintenant qu'Erewhon est bel et bien passé à l'ennemi. » Il eut un regard noir. « Les Erewhoniens ne disposaient pas de tout l'éventail technologique de Cavalier fantôme, des noyaux bêta-carré ni des centrales à fission des BAL, mais ils avaient à peu près tout le reste... y compris les derniers compensateurs et transmetteurs d'impulsions gravitiques. Quand Foraker mettra la main là-dessus et s'en servira pour faire de la rétro conception, nous allons être en plus mauvaise posture encore que nous ne le sommes à présent. » Il y a peut-être pire encore, toutefois. Patricia a lancé une réévaluation complète des fichiers de la DGSN en pratiquant une indexation croisée avec les informations que Gregory Paxton nous a fournies, et elle est parvenue à un décompte approximatif des unités que les Havriens auraient en réserve. J'ai tendance à penser qu'elle doit surestimer leurs capacités, ce qui serait une réaction assez naturelle après la façon dont nous avons été pris au dépourvu par les capacités avec quoi ils nous ont frappés. D'un autre côté, j'ai lu son analyse fondamentale, et elle ne me semble pas du tout alarmiste dans sa manière d'aborder le sujet. Elle a donc peut-être raison. Mais, dans ce cas, les Havriens ont au bas mot trois cents unités du mur en construction. Au bas mot, Honor. Alors que Grayson possède un peu moins de cent SCPC et que nous en sommes réduits à soixante-treize. Dans la mesure où il semble que nous en ayons observé pas loin de deux cents en action, sans compter ceux qui ont été envoyés à Sidemore, nous faisons face à ce qu'on pourrait gentiment appeler "un rapport de forces défavorable". » Honor avait senti son visage se tendre à mesure que les chiffres faisaient leur chemin dans son esprit. Elle avait déjà constaté de première main avec quelle efficacité la République se servait de ses nouveaux bâtiments et de son nouveau matériel. Elle avait désormais une idée de l'ampleur du bulldozer que Havre avait assemblé pour écraser l'Alliance. « Nous ne sommes pas encore morts, Honor », fit doucement le comte, et elle secoua la tête comme pour se débarrasser de son impression de malheur imminent. « Que veux-tu dire ? demanda-t-elle au bout d'un moment. — Tout d'abord, ce que tu as réussi à accomplir à Sidemore semble avoir eu un impact majeur sur leur réflexion. À l'évidence, ils ne savent pas encore très bien ce qui s'est passé – leur commandant sur le terrain va mettre un peu plus de temps à rentrer à la maison, puisqu'il ne peut pas emprunter le nœud. Mais ils savent qu'ils se sont fait battre, ne serait-ce que grâce à ce que les médias ont répété de nos déclarations. Willie et moi en avons discuté avec Élisabeth, et nous allons officiellement publier les chiffres de leurs pertes demain matin. Je doute qu'ils surprennent réellement quiconque, après que les rumeurs ont déjà circulé si longtemps. Mais quand nous confirmerons que tu as réussi à détruire plus de la moitié de leur force d'assaut et à endommager l'essentiel du reste, je pense que cela les fera réfléchir un peu plus. Sans parler de l'effet déjà produit sur le moral des civils – et, bon sang, pas seulement, sur le moral des militaires aussi. Ce que tu as accompli là-bas est le seul point positif au milieu de ce désastre. — Que fais-tu de ce que Niall et toi avez réussi à l'Étoile de Trévor ? protesta-t-elle. — Ce que nous avons fait là-bas, c'était un non-événement », répondit-il. Elle allait contester, mais il secoua la tête. « Ce n'est pas de la fausse modestie, Honor. Et je n'essaye pas de minimiser ce que nous avons accompli ni de prétendre que l'opinion publique dans son ensemble et les Martiniens en particulier ne se rendent pas compte que ce que nous avons évité aurait transformé l'offensive havrienne en un désastre complet pour l'Alliance. Mais le fait demeure que la flotte contre laquelle nous avons eu notre chance s'est échappée indemne, après avoir perdu quelques BAL. Celle que tu as affrontée, elle, n'a pas juste battu en retraite : elle a été détruite. Je veux bien reconnaître que, sur le plan stratégique, Sidemore est infiniment moins vital pour le Royaume stellaire que l'Étoile de Trévor, et même que les bâtiments que les Havriens ont engagés dans l'assaut là-bas incluaient à l'évidence un pourcentage plus élevé de modèles obsolescents qu'ils pouvaient plus facilement se permettre de perdre, en fin de compte, que ceux de l'Étoile de Trévor. Tout cela est vrai, mais c'est aussi hors de propos. » Étant donné l'amélioration de leurs capacités techniques, surtout maintenant qu'Erewhon est de leur côté, l'ascendant moral que nous avions pris sur eux avant le cessez-le-feu est encore plus crucial. Franchement, ils viennent de prouver que nous ne pouvions plus prétendre à cet ascendant, mais ils ne s'en rendent peut-être pas compte. D'ailleurs, notre propre population pourrait bien ne pas s'en rendre compte non plus, avec un peu de chance. Ce que nous voulons graver dans leur esprit, c'est que tu les as vaincus de manière décisive dans la seule bataille où des forces à peu près égales se sont affrontées. Nous voulons que les Manticoriens s'en souviennent eux aussi, mais c'est encore plus important dans le cas des Havriens. » Qu'ils aient refusé l'engagement à chances plus ou moins égales à Trévor va aussi peser dans leur réflexion, je l'espère, bien sûr. Mais ce refus prend un tout autre aspect suite à ce qui s'est passé à Sidemore. Il pourrait désormais ne pas être vu simplement comme une preuve de prudence – ce qu'il est précisément, entre nous – mais comme un signe de lâcheté. Ou, du moins, l'aveu qu'ils ne sont toujours pas capables de nous affronter à égalité. — Je crois que je suis ton argument, fit Honor, un peu sceptique. Ça me paraît quand même un peu léger. — Oh, certes, acquiesça Havre-Blanc. Mais nous avons une autre corde à notre arc. Et, pour être honnête, c'est encore toi qui as créé les conditions nécessaires. — Ah bon ? Et de quelle autre corde parles-tu ? — Sir Anthony s'est déjà mis en contact avec les Andermiens, dit Havre-Blanc. Grâce au terminus de Grégor, nous pouvons communiquer avec La Nouvelle-Berlin et réciproquement plus vite que la flotte havrienne ne peut rentrer de l'Étoile de Trévor au système de Havre. Élisabeth et Willie n'ont pas tardé à en profiter. » Les Andermiens sont aussi choqués que nous de ce qui s'est produit. Personne en dehors de la République ne se doutait qu'une chose pareille se préparait et, même si on l'avait vue venir, nul n'aurait cru que l'offensive initiale connaîtrait un tel succès. Les Andermiens n'avaient certainement rien prévu de ce genre. Et, pour être honnête, je crois que ça leur a fait peur. Très peur, même. Tu sais que l'empereur Gustav se méfie d'office de toutes les formes républicaines de gouvernement. Je pense que cela le prédisposait à nous croire quand nous avons expliqué que Pritchart et Giancola avaient truqué la correspondance diplomatique qu'ils montraient à toute la Galaxie. Qui plus est, il nous a avoué que Pritchart les avait délibérément encouragés à mener une politique agressive en Silésie alors qu'elle accroissait la pression qu'elle faisait peser sur nous à la table de négociation. D'après ce qu'a dit Willie, j'ai l'impression que la volonté des Havriens de se servir de l'Empire comme d'un pantin avait eu beaucoup d'impact sur la vision que l'empereur avait de l'équilibre galactique des forces. » En tout cas, on dirait bien que la flotte andermienne est sur le point de se ranger à nos côtés. » Honor le dévisagea, incrédule. « Mais, Hamish, nous nous tirions dessus il y a deux mois à peine ! protesta-t-elle. — Et alors ? » fit-il avant de glousser en voyant sa mine. Puis il redevint grave. « Honor, la realpolitik est le principe directeur de la dynastie Anderman. Ce que Gustav Anderman voit à cette heure, c'est que les Havriens sont imprévisibles, qu'ils ont essayé de se servir de lui et qu'ils mentent à la Galaxie tout entière. Ah oui, et qu'ils ont à nouveau la flotte la plus puissante après la Ligue solarienne. » Il haussa les épaules. « Sur cette base, ils représentent manifestement un plus grand danger que nous. Souviens-toi, les Andermiens ne nous ont jamais considérés comme une menace pour leur sécurité. Ils nous reprochaient d'interférer avec leurs efforts pour fixer ce qu'ils voient comme leurs "frontières naturelles" en Silésie. D'un autre côté, tout le monde considérait la vieille République populaire comme une menace. Et maintenant que la nouvelle République a prouvé qu'elle avait enfilé le costume de l'ancienne, les Andermiens la regardent du même œil. » Donc, puisqu'ils n'ont jamais rien eu de personnel contre nous, ils sont soudain beaucoup plus réceptifs à l'idée que l'ennemi de leur ennemi est leur ami. Surtout qu'Élisabeth et Willie ont accepté d'enrober un peu le tout. — Comment ça ? demanda Honor en le fixant d'un air soupçonneux plutôt qu'incrédule cette fois. — Avec un peu de realpolitik à notre sauce, répondit Havre-Blanc. L'Association des conservateurs et le parti libéral sont dans les faits inexistants en ce moment. Tu n'es pas allée aux Lords récemment, tu ne peux donc pas imaginer à quel point le parlement tout entier soutient le nouveau gouvernement de Willie à cette heure. Pour te donner une idée, les Lords ont déjà accepté de faire passer une loi transférant le pouvoir de la bourse aux Communes après une période de transition de cinq ans T. Sauf événement particulier, elle devrait être adoptée en troisième lecture la semaine prochaine. » Honor était trop stupéfaite pour parler, et il haussa les épaules. Je sais. C'est idiot, hein ? La question précise sur laquelle Haute-Crête a réussi à se faire porter au pouvoir. L'épouvantail politique qui terrifiait tant les pairs qu'une majorité d'entre eux a fermé les yeux sur les manipulations et les sales petits marchés de Haute-Crête. Et maintenant, moins d'un mois après la reprise des hostilités, une majorité d'à peu près quatre-vingts pour cent est prête à y renoncer. Si ces corniauds avaient bien voulu envisager de faire la même concession il y a trois ans, rien de tout cela ne serait arrivé. Ou, du moins, cela se serait produit d'une façon qui aurait privé Pritchart de la malheureuse excuse qu'elle a fabriquée. » Mais en ce qui concerne les Andermiens, le soutien des Lords à la réforme de nos finances n'a pas d'importance. Ce qui va pousser l'Empire à se ranger à nos côtés, c'est que la résistance idéologique à tout ce qui dégage des relents d'impérialisme est morte avec le départ de Haute-Crête et de La Nouvelle-Kiev. Un sentiment du même genre serait sans doute réapparu assez vite, sauf qu'il n'en aura pas l'occasion. Parce que, plus tard dans la semaine, Willie va proposer à une session extraordinaire du parlement que le Royaume stellaire et l'Empire andermien mettent enfin un terme au bain de sang constant et aux atrocités commises en Silésie. — Oh, mon Dieu. Tu n'es pas sérieux ? — Bien sûr que si. Je ne dis pas que j'aurais spontanément choisi de procéder ainsi, mais je comprends tout à fait le raisonnement. D'ailleurs, les Havriens ne nous ont guère laissé le choix. Nous avons besoin des Andermiens pour survivre, Honor, et leur prix c'est l'extension de leur frontière en Silésie. » Il haussa les épaules. « Eh bien, tant qu'à faire les choses, pourquoi les faire à moitié ? — Et si le gouvernement confédéré n'a pas envie que deux puissances étrangères se partagent son territoire ? fit Honor. — Tu es allée là-bas plus souvent que la plupart de nos officiers, dit Havre-Blanc. Crois-tu vraiment que le Silésien moyen ne préférerait pas largement devenir un sujet manticorien ? » Honor s'apprêtait à répondre du tac au tac, mais elle s'arrêta. Il n'avait pas tort. Le Silésien moyen n'aspirait qu'à la sécurité, l'ordre et un gouvernement qui tiendrait réellement compte de ses désirs et de son bien-être au lieu de le considérer comme une source supplémentaire de pots-de-vin et de corruption. — Quoi que veuille le Silésien moyen, le gouvernement confédéré ne verra peut-être pas les choses du même œil, fit-elle remarquer. — Le gouvernement confédéré n'est qu'un ramassis de voleurs et d'escrocs corrompus et égoïstes dont les préoccupations tournent exclusivement autour de leur propre compte bancaire, dit Havre-Blanc d'une voix monocorde. Pour l'amour du ciel, Honor ! Tu sais très bien que le gouvernement de la Confédération silésienne est probablement la seule bande de canailles qui puisse faire paraître Haute-Crête et Descroix honnêtes par comparaison. » Malgré de sérieuses réserves, Honor sentit ses lèvres frémir à l'image choisie par le comte. « Willie et Sir Anthony sont déjà en train de mettre au point ce qui va ressembler à un sacré pot-de-vin, poursuivit-il, l'air dégoûté. Avec Gustav, ils vont acheter le gouvernement actuel. La plupart de ses membres se sortiront très bien de ce marché. Mais ce qu'ils ignorent, c'est que nous serons très sérieux lorsque nous exigerons qu'ils se plient à la loi par la suite. Nous allons peut-être les acheter en les amnistiant pour leurs crimes passés, mais nous leur tomberons dessus comme le marteau de Dieu dès qu'ils essaieront de reprendre les affaires à l'ancienne sous la nouvelle direction. » Il haussa les épaules. <^ Je ne suis pas certain d'apprécier la méthode, mais le résultat final c'est que nous allons obtenir un allié dont nous avons désespérément besoin, régler une fois pour toutes un problème qui est source de tension entre l'Empire et nous depuis soixante à soixante-dix ans et – c'est peut-être le plus important – mettre fin à une situation qui coûte des centaines de milliers de vies tous les ans dans la région. — Et, en chemin, nous devenons l'Empire stellaire de Manticore, répondit Honor, l'air troublée. — Je ne crois pas que nous ayons le choix, dit Havre-Blanc. De toute façon, avec l'Étoile de Trévor et l'amas de Talbot, nous prenons déjà cette direction. — J'imagine, oui, fit-elle, pensive. Je crois que ce qui m'inquiète le plus là-dedans, c'est que cela pourrait paraître confirmer les accusations de la République sur nos visées expansionnistes préalables et le fait que Haute-Crête n'a jamais eu l'intention de négocier de bonne foi pour la restitution des systèmes occupés. — C'est ma plus grande inquiétude à moi aussi », intervint Émilie avant d'esquisser de la main droite son équivalent d'un haussement d'épaules, sous le regard d'Honor et de son mari. « Les relations interstellaires sont souvent davantage une question de perception que de réalité, dit-elle. Si les Havriens cherchent à convaincre quelqu'un d'autre – comme la Ligue – que nous sommes les scélérats dans cette affaire, cela pourrait bien faire leur jeu. Ils en tireront la preuve que nous étions expansionnistes depuis le début, comme Honor vient de le suggérer, et qu'en réalité ils n'avaient pas d'autre issue que de nous attaquer en état de légitime défense. — Tu as peut-être raison, répondit son mari après quelques instants de réflexion. Hélas, je ne crois pas que cela change les impératifs auxquels Willie et Élisabeth doivent faire face. Encore une fois, au bout du compte, il nous faut le soutien de la flotte andermienne si nous voulons survivre. Inutile de s'inquiéter d'autre chose si nous ne survivons pas, après tout. Dans le cas contraire, nous pourrons nous préoccuper des autres questions de relations publiques plus tard. » Honor se cala dans sa chaise, le fixant avec attention, puis elle finit par acquiescer. Ses réserves n'avaient pas disparu mais, comme disait Hamish, l'impératif de survie prenait le dessus. — Eh bien, dit Émilie dans le bref silence qui s'ensuivit, je crois que c'est assez de politique pour ce soir. — Plus qu'assez en ce qui me concerne, approuva Havre-Blanc avec un petit rire aigre. Ton mari autocratique, aristocratique et rigide qui déteste la politique va s'y retrouver plongé jusqu'au cou pour une durée indéterminée. Je suis sûr que nous allons passer de nombreuses soirées à discuter de ce sujet parfaitement déprimant au dîner. — Peut-être bien, répondit-elle sereinement avant d'esquisser un sourire. En réalité, cela devrait être assez intéressant. Tu n'aimes pas la politique, mais ça ne veut pas dire que je suis dans le même cas, mon chéri ! — Je sais, fit-il d'un air sombre. D'ailleurs, c'est bien ma seule consolation. — Allons ! le gronda-t-elle. Il y a toujours Samantha, tu sais. Je suis persuadée qu'elle sera heureuse de te donner son point de vue sur tes problèmes politiques. — C'est tout ce qui nous manquait ! lâcha Honor en riant. J'ai passé des décennies à essayer d'expliquer la politique à la mode bipède à cette boule de poils, là. » Elle tira l'oreille à Nimitz, qui abattit sa main sur son poignet. « Je suis impatiente de voir ce que Sa Majesté sylvestre aurait à en dire ! — Vous pourriez être agréablement surprise, très chère, répondit Émilie. En fait, Samantha et moi avons eu de longues conversations fascinantes sur les différences entre la société sylvestre et la nôtre. — Ah oui ? » Honor la regarda avec intérêt. « Oh, oui. » Émilie eut un petit rire. « Heureusement, je n'ai eu besoin d'apprendre qu'à lire ses signes. Elle me comprenait très bien quand je lui parlais, ce qui valait mieux car il serait un peu difficile de signer d'une seule main. Mais le pauvre Hamish était si occupé par une chose ou une autre que Samantha et moi avons eu l'occasion de discuter beaucoup "entre filles" dans son dos. Incroyable l'acuité des observations qu'elle avait à faire sur son compte. — Des "observations", hein? fit Hamish d'un air méfiant. — Personne ne trahit de secrets, mon chéri, le rassura Émilie. D'un autre côté, Samantha a fait plusieurs brèves observations intéressantes sur le tempérament borné des humains en général. — Quel genre d'observations ? s'enquit Honor. — Essentiellement sur les différences inévitables entre une espèce de télépathes doués d'empathie et une espèce à "l'âme aveugle", répondit Émilie d'une voix soudain beaucoup plus grave. D'ailleurs, l'un de ses commentaires les plus parlants, selon moi, était que, du point de vue d'un chat sylvestre, il est insensé que deux personnes refusent d'admettre ce qu'elles éprouvent l'une pour l'autre. » Honor se figea sur sa chaise, stupéfaite par le tour inattendu qu'Émilie imprimait soudain à la conversation. Elle aurait voulu jeter un regard à Hamish, mais elle en était incapable. Elle ne pouvait que dévisager Émilie. « Les deux sociétés sont très différentes, bien sûr, continua la comtesse, il est donc inévitable qu'on ne puisse pas établir de correspondance directe point par point entre elles. Mais plus elle et moi en parlions, plus je comprenais que des êtres empathes voient les choses de cette façon. Ils ont raison, vous savez. Il est pire qu'insensé que deux personnes qui s'aiment profondément et n'ont ni le désir ni l'intention de blesser quiconque se condamnent à tant de souffrance et d'amertume parce que la société humaine a l'âme aveugle. C'est non seulement stupide mais dément. Et le fait que ces deux personnes s'infligent ce traitement parce qu'elles sont deux êtres magnifiques et responsables au point de préférer souffrir eux-mêmes plutôt que de risquer blesser quelqu'un d'autre ne le rend pas moins dément. Cela fait sans doute d'eux des êtres admirables... et de confiance. Mais, s'ils y réfléchissaient bien, ils se rendraient peut-être compte que la personne qu'ils tentent d'épargner sait quelle douleur ils s'infligent. Et peut-être ne veut-elle pas davantage les voir souffrir. Et donc, s'ils étaient des chats sylvestres plutôt que des humains, ils sauraient tous les trois ce que chacun d'eux ressent. Et que personne ne trahit personne en étant un être aimant... et en exprimant cet amour. » Elle resta là, dans son fauteuil de régulation vitale, à regarder Honor et Hamish avec un doux sourire, puis elle fit de nouveau le geste qui chez elle valait un haussement d'épaules. « J'y ai beaucoup réfléchi, vous savez, et j'en suis venue à la conclusion, mes chers, que les chats sylvestres sont des individus remarquablement sains d'esprit. Je soupçonne que si vous passiez un peu de temps à leur parler, voire à vous parler, vous arriveriez à la même conclusion. » Elle leur sourit à nouveau, puis son fauteuil médicalisé recula lentement de la table. « Vous devriez y songer, leur dit-elle tandis que le fauteuil flottait vers la porte. Mais pour l'instant, moi, je vais me coucher. » GLOSSAIRE AFI. — Agence fédérale d'investigation. Force de police nationale de la République havrienne restaurée. ALLOCATAIRE. - Membre d'une classe de citoyens havriens complètement dépendants de l'Allocation de minimum vital versée par le gouvernement. Les allocataires sont en général peu instruits et sous-qualifiés. AMV. — Allocation de minimum vital; prestation sociale versée par le gouvernement de la RPH à sa sous-classe permanente. Sur le principe, l'AMV était un service gouvernemental rendu en échange d'un vote catégoriel constant appuyant les Législaturistes qui contrôlaient le gouvernement. ANDIES. - Terme argotique désignant les citoyens et (plus particulièrement) le personnel militaire de l'Empire andermien. ARMURE À AUTONOMIE ÉNERGÉTIQUE. - Armure de combat associant une combinaison antivide et une protection contre la plupart des armes à projectiles portables, de puissants « muscles » exosquelettiques, des capteurs sophistiqués et des réacteurs utiles pour manœuvrer dans le vide. ARRAM. - Agence royale de recherches astrophysiques de Manticore. Structure créée par le gouvernement Haute-Crête afin d'explorer le nœud du trou de ver de Manticore en quête d'un nouveau terminus. ASSISTANT DE PÉNÉTRATION. - Système électronique emporté par un missile pour l'aider à franchir les défenses passives et actives de sa cible. ASSOCIATION DES CONSERVATEURS. - Parti politique manticorien globalement réactionnaire dont le recrutement s'effectue surtout au sein de l'aristocratie la plus conservatrice. BAL. — Bâtiment d'assaut léger. Petit vaisseau de guerre infraluminique, incapable de pénétrer en hyperespace, jaugeant de 4o à 6o 000 tonnes. Jusque récemment considéré comme obsolète et inefficace, tout juste bon à des tâches douanières et de patrouille. Des progrès technologiques ont changé cette image. BANDES GRAVITIQUES. - Plans inclinés de contrainte gravitique formés au-dessus et au-dessous d'un vaisseau spatial par ses impulseurs. Aucune arme connue ne peut franchir les bandes gravitiques « ventrales » et « dorsales » d'un bâtiment militaire. BARRIÈRES LATÉRALES. - Barrières de contrainte gravitique projetées de chaque côté d'un vaisseau de guerre afin de protéger ses flancs de tirs hostiles. Moins difficiles à pénétrer qu'une bande gravitique, elles constituent néanmoins une puissante défense. BOMBARDIER. - Autrefois le plus lourd des vaisseaux du mur, désormais jugé trop petit pour faire partie du mur de bataille. Tonnage moyen de 2 à 4 millions de tonnes. Utilisé par certaines flottes pour assurer la sécurité de systèmes reculés, ce type de vaisseau de guerre n'est plus considéré comme efficace. CENTRISTES. - Parti politique manticorien caractérisé par son pragmatisme et sa modération sur la plupart des questions, mais dont l'attention se polarise sur la menace havrienne et les moyens de lui faire échec. Parti soutenu par Honor Harrington. CFRM. — Corps des fusiliers royaux de Manticore. CHATS SYLVESTRES. - Espèce intelligente indigène de la planète Sphinx. Prédateurs à six pattes, télempathes, vivant dans les arbres, ils mesurent de 1,5 à 2 mètres de long (queue préhensile incluse). Un faible pourcentage d'entre eux se lient à des humains qu'ils « adoptent » en une relation quasi symbiotique. Bien qu'incapables de parole, les chats sylvestres ont récemment appris à communiquer avec les humains grâce à la langue des signes. CME. — Contre-mesures électroniques. CO. — Centre d'opérations de combat. Le centre névralgique d'un bâtiment de guerre, chargé de rassembler et de traiter les données de détection et la situation tactique. COMBAL. — Commandant d'une flottille de BAL. Responsable de tout le groupe de bâtiments d'assaut léger emportés par un PBAL. COMITÉ DE SALUT PUBLIC. - Le comité établi par Robert Pierre après qu'il eut renversé les Législaturistes pour prendre le contrôle de la RPH. Il a instauré un règne de la terreur ainsi que des purges systématiques des Législaturistes survivants, et poursuivi la guerre contre le Royaume stellaire. COMMUNICATEUR À IMPULSIONS GRAVITIQUES. - Appareil utilisant des impulsions gravitiques afin de permettre les communications supraluminiques à l'intérieur d'un système. COMPENSATEUR D'INERTIE. - Appareil qui crée un « puisard inertiel » en détournant les forces d'inertie liées à l'accélération vers les bandes gravitiques d'un vaisseau spatial ou une onde gravitationnelle naturelle, annulant ainsi la gravité supplémentaire que l'équipage ressentirait sinon. Les plus petits vaisseaux jouissent d'une meilleure efficacité de compensateur à puissance de bande gravitique ou d'onde gravitationnelle égale et peuvent donc produire des accélérations supérieures à celles de vaisseaux plus volumineux. CONFÉDÉRATION SILÉSIENNE. — Vaste entité politique chaotique située entre le Royaume stellaire de Manticore et l'Empire andermien. Son gouvernement central est à la fois faible et très corrompu, et la région est infestée de pirates. Malgré cela, la Confédération est un vaste marché extérieur capital pour le Royaume. CONFÉS. — Terme argotique désignant les citoyens de la Confédération silésienne et (notamment) les membres de la Flotte confédérée. CONTRE-TORPILLEUR. — Plus petit vaisseau de guerre hypercapable actuellement construit par la plupart des flottes. Tonnage moyen de 65 à 8o 000 tonnes. COUP DE VITESSE. — Art martial offensif dur apprécié de la FRM et du corps des fusiliers royaux. Insiste principalement sur le combat à mains nues. « CROISER LE T ». — Lancer une attaque alors qu'on se trouve à la perpendiculaire du bâtiment ennemi, dans le prolongement direct de sa proue ou de sa poupe, de façon à profiter de la béance qui s'ouvre à l'extrémité des bandes gravitiques dans le sens de la longueur. CROISEUR DE COMBAT. — Plus petite unité de la catégorie des vaisseaux du mur. Conçu pour détruire tout ce qu'il est capable de rattraper et pour distancer tout ce qui pourrait le détruire. Tonnage moyen entre 500 000 et I 200 000 tonnes. CROISEUR LÉGER. — Principale unité de reconnaissance pour la plupart des flottes. Également utilisé à la fois pour la protection commerciale et les raids commerciaux. Tonnage moyen de 90 à 150 000 tonnes. CROISEUR LOURD. — Conçu pour la protection commerciale et les détachements de surveillance à long terme. Doit pouvoir assumer le rôle des vaisseaux du mur contre des menaces de gravité modérée. Tonnage moyen entre 16o et 35o 000 tonnes, qui a toutefois commencé à augmenter pour se rapprocher de celui des croiseurs de combat dans certaines flottes. CUIRASSÉ. — Classe de bâtiments de guerre à mi-chemin entre les vaisseaux de bataille et les supercuirassés. Aucune flotte d'importance ne construit plus ce genre d'unité. Tonnage moyen de 4 à 6 millions de tonnes. DIRECTION GÉNÉRALE DE LA SURVEILLANCE NAVALE (DGSN). —Service de renseignement de la FRM, dirigé par le Deuxième Lord de la Spatiale. DRS. — Direction du renseignement spatial. Structure d'espionnage de la Flotte de la République de Havre. EMPIRE ANDERMIEN. — Empire fondé par le mercenaire Gustav Anderman. Situé à ouest » du Royaume stellaire, il possède une excellente flotte et est le principal concurrent de Manticore au sein de la Confédération silésienne en matière de commerce et d'influence diplomatique. FIA. — Flotte impériale andermienne. FLOTTE CONFÉDÉRÉE. — Forces spatiales organisées de la Confédération silésienne. FRH. — Flotte de la République de Havre, réorganisée par Thomas Theisman. FRM. — Flotte royale manticorienne. GE. — Guerre électronique. GRAPPES LASER. — Systèmes de défense active antimissile de la dernière chance, à très courte portée. GRAYSON. — Planète habitable du système de l'Étoile de Yeltsin. Principal allié du Royaume stellaire de Manticore. HOMMES NOUVEAUX. — Parti politique manticorien dirigé par Sheridan Wallace. Petit et opportuniste. HYPERESPACE. — Strates multiples de dimensions associées mais distinctes qui rapprochent des points de l'espace normal, permettant ainsi de facto de voyager entre eux plus vite que la lumière. Ces strates sont divisées en « bandes » de dimensions étroitement associées. Les barrières entre ces bandes sont des sites de turbulence et d'instabilité qui deviennent de plus en plus puissantes et dangereuses à mesure que les bâtiments montent » dans l'hyperespace. HYPERLIMITE. — Distance critique à une étoile donnée à partir de laquelle les vaisseaux spatiaux peuvent passer en hyperespace ou en sortir. La limite varie en fonction de la masse de l'étoile. Les planètes les plus volumineuses ont leur propre hyperlimite. IMPULSION. — Mode de propulsion (hors réaction) standard en espace normal dans l'univers d'Honor Harrington. Il emploie des bandes d'énergie gravitique générées artificiellement pour fournir des taux d'accélération très élevés. Également utilisé en hyperespace en dehors des ondes gravitationnelles. LÉGISLATURISTES. — Caste dirigeante héréditaire de la RPH. Descendants des hommes politiques qui ont créé le système d'allocation plus de deux cents ans avant le début de la guerre actuelle. LIGUE SOLARIENNE. — Nation stellaire la plus étendue et la plus riche de la Galaxie explorée, dont le gouvernement décentralisé est géré par des administrations très puissantes. LOYALISTES. — Parti politique manticorien uni autour de l'idée que le Royaume stellaire a besoin d'une monarchie forte, notamment pour contrebalancer le pouvoir des éléments conservateurs de l'aristocratie. Malgré cela, l'aristocratie progressiste du royaume est fortement représentée au sein du parti loyaliste. MANTIES. — Terme argotique désignant les citoyens et (plus particulièrement) le personnel militaire du Royaume stellaire de Manticore. MINISTÈRE DE L'INFORMATION PUBLIQUE. — Organe de propagande de la RPH à la fois sous les Législaturistes et le comité de salut public. MPM. — Missile à propulsion multiple. Nouvelle arme manticorienne qui améliore nettement la portée des missiles de combat en leur offrant une durée de propulsion supérieure. NAVETTE. — Bâtiment léger utilisé pour déplacer du personnel ou du matériel de vaisseau à vaisseau ou de vaisseau à planète. Les navettes destinées au transport de matériel sont configurées comme des transporteurs de fret et ont une capacité limitée de transport de passagers. Les navettes d'assaut sont lourdement armées, blindées et capables d'embarquer au moins une compagnie de troupes d'infanterie. NŒUD DE TROU DE VER. — Anomalie gravitationnelle. Concrètement, anomalie figée en espace normal, agissant comme un lien instantané entre des points extrêmement éloignés, via l'hyperespace. Le nœud le plus important connu est celui du trou de ver de Manticore, qui dispose de six terminus au début de Plaies d'honneur. NOYAUX ALPHA. — Les noyaux d'impulsion d'un vaisseau spatial, qui génèrent à la fois ses bandes gravitiques en espace normal et se reconfigurent pour produire des voiles Warshawski en hyperespace. NOYAUX BÊTA. — Noyaux secondaires utilisés pour générer les bandes d'impulsion d'un vaisseau spatial. Ne contribuent qu'aux bandes servant au mouvement en espace normal. Moins puissants et coûteux que les noyaux alpha. ONDES GRAVITATIONNELLES. — Phénomène naturel de l'hyperespace constitué de zones permanentes de contrainte gravitationnelle focalisée très puissantes qui restent fixes en dehors d'une assez lente dérive latérale. Les vaisseaux équipés de voiles Warshawski peuvent se servir de ces ondes pour atteindre de fortes accélérations; les bâtiments qui conservent une propulsion par impulsion en les abordant sont détruits. PARTI LIBÉRAL. - Parti politique manticorien caractérisé par son isolationnisme et son interventionnisme social, convaincu que l'État doit user de son pouvoir pour aplanir les inégalités économiques et politiques au sein du Royaume stellaire. PARTI PROGRESSISTE. - Parti politique manticorien caractérisé par ce qu'il considère comme le pragmatisme de la realpolitik. Un peu plus libéral sur le plan social que le parti centriste, il a toujours considéré qu'on ne pouvait pas gagner une guerre contre Havre et cru qu'un marché quelconque avec la RPH servirait mieux les intérêts du Royaume stellaire. PBAL. — Porte-BAL. Vaisseau de la taille d'un cuirassé ou d'un supercuirassé, configure pour transporter des BAL dans l'hyperespace, assurer leur maintenance et les armer pour le combat. PINASSE. - Bâtiment militaire léger d'usage courant, susceptible d'embarquer environ cent personnes. Équipé de ses propres bandes gravifiques, capable de fortes accélérations et normalement armé. Peut être configuré pour offrir un soutien au sol. PROJET CAVALIER FANTÔME. - Projet de recherche manticorien dédié au développement du missile à propulsion multiple et des technologies associées. Le projet d'origine a donné naissance à un grand nombre de sous-projets centrés sur la guerre électronique, les leurres et les missiles offensifs. PROTECTEUR. - Titre du dirigeant de Grayson. Équivaut à « empereur ». L'actuel Protecteur est Benjamin Mayhew. RÉPUBLIQUE D'EREWHON. - Gouvernement du système d'Erewhon. Entité politique monosystème qui contrôle le nœud du trou de ver d'Erewhon (relié à la Ligue solarienne et au nœud du trou de ver de Phénix). Membre de l'Alliance manticorienne depuis avant-guerre. RÉPUBLIQUE DE HAVRE. - Plus vaste entité politique interstellaire humaine après la Ligue solarienne. Longtemps connue sous le nom de République populaire de Havre, dirigée par une caste héréditaire de « Législaturistes » jusqu'à ce qu'ils soient renversés par Robert Pierre. Contrôlée ensuite par Pierre à travers le comité de salut public jusqu'à sa propre chute et la restauration de la première Constitution de la République. ROYAUME STELLAIRE DE MANTICORE. - Petite et riche nation composée de deux systèmes stellaires : celui de Manticore et celui de Basilic. RPH. — République populaire de Havre. Nom donné à la République de Havre durant la période où elle fut contrôlée par les Législaturistes puis le comité de salut public. C'est elle qui fut à l'origine de la guerre actuelle en attaquant le Royaume stellaire de Manticore et l'Alliance manticorienne. SÉCINT. — Sécurité intérieure. Police secrète et service d'espionnage de la RPH sous les Législaturistes. Chargée de missions de sécurité et de la répression de toute opposition. SERSEC. - Aussi connu sous le sigle « SS ». Service de sécurité. Successeur du bureau de la Sécurité intérieure sous le comité de salut public. Plus puissant encore que Séclnt. Dirigé par Oscar Saint-Just, autrefois commandant en second de Séclnt, qui trahit les Législaturistes pour aider Robert Pierre à les renverser. SRE. — Service de renseignement extérieur. Principale structure d'espionnage de la République havrienne restaurée. SUPERCUIRASSÉ. - Le plus puissant et le plus volumineux des vaisseaux de guerre hypercapables. Jauge en moyenne de 6 à 8,5 millions de tonnes. TRANSLATION ALPHA. - Translation vers ou depuis la bande alpha (la plus basse) de l'hyperespace. VOILE WARSHAWSKI. - Champ d'accroche gravitique circulaire conçu par Adrienne Warshawski afin de permettre aux vaisseaux spatiaux d'utiliser les ondes gravitationnelles de l'hyperespace. WARSHAWSKI. - Nom donné à tous les capteurs gravitiques en hommage à l'inventeur du premier de ces appareils. WARSHAWSKI, ADRIENNE. - Plus grande hyperphysicienne de l'histoire de l'humanité.