PROLOGUE L'amiral des verts Hamish Alexander, treizième comte de Havre-Blanc, observait son visuel sur le pont d'état-major du HMS Reine Caitrin. La primaire G3 du système de Rossignol semblait une étincelle blanche, et son unique planète habitable, trop distante pour apparaître sur les écrans individuels, imprimait une minuscule trace bleu-vert sur le visuel principal. On y voyait aussi un furieux amas de points rouges représentant les vaisseaux de guerre ennemis entre le Reine Caitrin et la planète, et Havre-Blanc étudiait avec soin ce mur de lumière cramoisi. Les capteurs de la Flotte populaire avaient détecté sa présence plusieurs heures auparavant, mais les Havriens n'avaient rien tenté d'original; ils avaient seulement formé un mur entre son objectif et lui, puis avancé pour l'affronter bien en deçà de l'hyperlimite du système. L'initiative lui revenait donc, pourtant ses options demeuraient limitées. Ils connaissaient la raison de sa présence, ils se trouvaient sur sa trajectoire et pouvaient y rester. Pire, ils ne dispersaient pas leurs effectifs dans les manœuvres erratiques dont il avait sisouvent été témoin. À quatre contre trois, le rapport des forces leur était favorable, et Havre-Blanc avait renoncé à tenter un tour de passe-passe tactique devant leur détermination. Mais il ne doutait pas de la qualité supérieure de ses vaisseaux : s'il ne pouvait ni diviser la force ennemie ni manœuvrer plus habilement qu'elle, il l'affronterait volontiers de face. Il vérifia une nouvelle fois la distance qui les séparait, puis se tourna vers l'écran de com relié au pont de commandement du Reine Caitrin. — Très bien, capitaine Goldstein. Vous pouvez ouvrir le feu. — À vos ordres, monsieur ! » aboya le capitaine Frédéric Goldstein. Et le flanc bâbord du Reine Caitrin cracha une première salve massive. Le reste de la vingt et unième escadre de combat tira au même instant, et les huit supercuirassés vidèrent simultanément les capsules lance-missiles qu'ils remorquaient. Les cuirassés des huitième et dix-septième escadres suivirent leur exemple, et trois mille deux cents missiles à impulsion s'élancèrent pour parcourir cinq millions et demi de kilomètres à travers le vide spatial. Havre-Blanc observa leur signature et plissa un peu plus le front. Cette phase d'ouverture était classique, tout droit sortie des manuels de tactique, pourtant il ressentait un malaise confus mais insistant. Rien de précis ne le justifiait, toutefois ses cibles lui paraissaient trop nombreuses. Depuis des mois, les Havriens n'offraient qu'une résistance sporadique, fondée sur les quelques piquets frontaliers qui avaient résisté assez longtemps pour qu'on les re-déploie sur la route qu'empruntaitManticore vers l'Étoile de Trévor. Or cette formation particulière ressemblait beaucoup plus à une véritable force d'intervention, et le contraste était trop grand entre sa trajectoire invariable et le désordre qui régnait dans les rangs des escadres havriennes depuis le début de la guerre. Il en concevait une méfiance instinctive, qui l'aiguillonnait comme une pique. C'était pour cette raison qu'il tirait de si loin plutôt que d'attendre pour lancer sa première salve de plus près, la plus lourde. Il s'imposa de rester assis, immobile, s'efforçant de tenir en place tandis que la réponse de l'ennemi s'inscrivait en pointillés sur son écran. Il s'agissait d'une bordée moins fournie que le déluge de feu que ses propres bâtiments avaient déchaîné, car les Havriens ne disposaient d'aucun équivalent aux capsules manticoriennes, mais ils alignaient là quatre escadres de combat au complet, soit trente-deux vaisseaux du mur – des supercuirassés sans exception. Le mur de bataille ennemi lui renvoyait mille deux cents missiles, et Havre-Blanc ravala un juron en constatant qu'il concentrait son feu uniquement sur les huit unités de la vingt et unième escadre de combat. Les projectiles mortels se rapprochaient lentement. Le Reine Caitrin frémit en envoyant une deuxième, puis une troisième bordée; enfin les points verts du feu défensif se précipitèrent à la rencontre des engins de destruction qui s'abattaient sur l'escadre principale de Havre-Blanc. Des missiles havriens moururent, détruits par les antimissiles, mais ils arrivaient en trop grand nombre. L'ennemi se reprenait : son tir étroitement concentré visait clairement à saturer les défenses actives de la vingt et unième escadre et, malgré la supériorité technologique de Manticore, au moins une partie de cette salve puissante passerait le réseau antimissile. La bordée initiale de Havre-Blanc parvint la première à portée et se fraya un chemin au travers des dernières défenses. Les lasers pivotaient et crachaient des rayons de lumière cohérente dans un effort pour détruire les projectiles en approche à plus de vingt-cinq mille kilomètres, mais les probabilités ne font pas de cadeaux. Havre-Blanc avait réparti son feu entre trois escadres plutôt que de le concentrer, pourtant cette salve était plus dense que celle de l'ennemi et, à mesure que leurs détonateurs s'enclenchaient, les têtes laser des missiles transperçaient les cibles de leurs rayons. Les remparts latéraux dévièrent les rayons X et les affaiblirent, mais des vingtaines les franchirent malgré tout, et les coques en acier de combat crachèrent des échardes incandescentes. De l'air s'échappait des flancs lacérés des léviathans havriens. Des hommes et des femmes périrent, des armes furent réduites en poussière et des signatures énergétiques fluctuèrent pendant que des noyaux d'impulsion explosaient. Mais, alors même que les missiles de Havre-Blanc pilonnaient l'ennemi, le reste de la première salve havrienne passa ses propres antimissiles. Au tour de ses lasers, cette fois, de cracher leur feu défensif. Mais ceux de la huitième escadre se trouvaient trop loin en arrière pour tirer de façon efficace, et la tâche revenait donc à la dix-septième et la vingt et unième escadres. Or elles n'alignaient pas assez de lasers; elles furent débordées par le nombre de projectiles entrants, et les points verts représentant leurs vaisseaux se mirent à clignoter rageusement, signalant des avaries. De nouvelles salves s'élancèrent. Le bruit de la bataille et les signaux prioritaires entouraient Havre-Blanc, et ses yeux s'étrécirent. Ses commandants et capitaines d'escadre connaissaient leur affaire, et leurs premières salves avaient gravement touché les Havriens. Des estimations d'avaries sur les vaisseaux ennemis dansaient au bas de son écran : ils avaient atteint trois fois plus de bâtiments que les Havriens. Parmi ceux-là, un ou deux paraissaient ne valoir guère mieux que des épaves, mais l'ennemi continuait d'avancer. Le Reine Caitrin sursauta : un coup venait de porter. Il frémit à-nouveau sous l'effet d'une seconde frappe, et le visuel trembla. L'image se stabilisa presque aussitôt, et Havre-Blanc remarqua dans un coin de son esprit la barre de contrôle des avaries. Le Reine Caitrin avait peu souffert mais, à mesure que les deux murs de bataille se rapprochaient, les échanges de missiles gagnaient en violence. Le résultat ne serait pas beau à voir, il le savait. « Un de moins, monsieur ! » annonça son chef d'état-major au moment où un supercuirassé endommagé quittait le mur ennemi et roulait pour opposer sa bande gravitique ventrale au feu manticorien. « Je vois ça, Byron », répondit Havre-Blanc d'une voix égale, dépourvue de la jubilation du capitaine Hunter : son mauvais pressentiment ne faisait que croître avec le retrait de ce bâtiment blessé. Des avaries graves avaient peut-être poussé ce vaisseau à abandonner la formation, mais ses semblables maintenaient leur trajectoire, et leurs lance-missiles déversaient leur haine sur son mur. Il serra les dents, conscient désormais que les Havriens s'étaient enfin ressaisis. Leur premier tir concentré contrastait violemment avec les efforts dispersés des affrontementsprécédents, de même que leur constance sous le feu. À ce stade des combats, les navires auraient dû quitter le mur ennemi par poignées. Ils souffraient bien plus que leurs opposants, et cette nouvelle preuve de la supériorité technologique de Manticore aurait dû décourager des Havriens au moral déjà entamé. Pourtant ce n'était pas le cas, et il y avait là de quoi effrayer tout amiral manticorien, vu la supériorité numérique dont jouissait la Flotte populaire. Ces gens savaient qu'une électronique et des projectiles plus performants donnaient à Havre-Blanc tous les avantages lors d'un affrontement à coups de missiles, mais ils approchaient malgré tout, acceptant de subir de lourdes pertes matérielles et humaines pour parvenir à portée d'armes à énergie. L'icône rouge des dommages critiques apparut soudain près d'un point vert : une demi-douzaine de lasers havriens venaient de lacérer le Roi Michaël. Havre-Blanc agrippa les accoudoirs de son fauteuil de commandement. Les bandes gravitiques du super-cuirassé s'éteignirent puis reprirent vie, et il crut un moment que cela n'irait pas plus loin... jusqu'à ce que le vaisseau tout entier explose. Huit millions trois cent mille tonnes d'acier et six mille êtres humains disparurent dans une éclatante boule de plasma. Derrière lui, quelqu'un prit une inspiration horrifiée. — Virez de quinze degrés à tribord, capitaine Goldstein », lança Havre-Blanc d'une voix aussi glaciale que son regard. Le capitaine de pavillon accusa réception de l'ordre, et la trajectoire des escadres manticoriennes s'écarta de celle des Havriens : il ne s'agissait pas de fuir, mais de se maintenir à portée exclusive de missiles afin de tirer parti de l'avantage technologique. Les lèvres de l'amiral se pincèrent lorsqu'il vit les Havriens opter pour la même manœuvre. Selon un angle plus accentué, même : ils se rapprochaient plus hardiment encore, malgré le meilleur angle d'attaque que ce mouvement offrait à ses missiles. Ses armes détonaient maintenant en plus grand nombre juste devant leurs navires, et les rayons laser s'engouffraient dans l'ouverture béante à l'avant de leurs bandes gravitiques. Le premier bâtiment havrien explosa soudain. Quatre millions de kilomètres à peine les séparaient désormais et davantage de vaisseaux manticoriens subissaient des frappes – davantage de Havriens aussi. Un deuxième, puis un troisième navire ennemi explosèrent. Les évaluations du CO clignotaient, changeantes, car les chances s'équilibraient à mesure que les armes havriennes disparaissaient en fumée. Il découvrit les dents, certain que la balance pencherait bientôt en sa faveur. — Virez de dix degrés à bâbord, capitaine Goldstein. S'ils veulent s'approcher, facilitons-leur la tâche. — À vos ordres, monsieur. Virons de dix degrés à bâbord », répondit Goldstein, et le groupe d'intervention abandonna ses efforts pour maintenir un éloignement raisonnable. Les échanges de missiles redoublèrent, mais le volume de feu se faisait de plus en plus favorable à Manticore tandis que les lance-missiles ennemis se taisaient l'un après l'autre. Une nouvelle unité havrienne quitta le mur pour se protéger de son mieux derrière sa bande gravitique, et Havre-Blanc se remit à cogiter. Cinq supercuirassés ennemis contre seulement un des siens avaient péri ou abandonné le combat. À ce rythme, il posséderait un avantage décisif lorsque les deux flottes se rejoindraient enfin, même dans un combat aux armes à énergie. Son homologue havrien devait bien le savoir. Alors pourquoi s'obstinait-il à avancer si franchement? Le système de Rossignol jouait certes un rôle important dans la défense de l'Étoile de Trévor, mais il ne valait sûrement pas qu'on lui sacrifie une force de cette taille ! Il devait y avoir une bonne raison... éNouveau contact ! Contacts multiples... Multiples sources d'impulsion de bâtiments de ligne à zéro-quatre-six par zéro trois-neuf ! Distance dix-huit millions de kilomètres, en approche ! Désignation provisoire sous le nom Rival Deux ! » Havre-Blanc se tourna brusquement vers le visuel principal tandis que des ordinateurs indifférents le mettaient à jour. Deux douzaines de nouveaux points cramoisis apparurent à tribord du Reine Caitrin : les supercuirassés d'une seconde formation havrienne allumaient leurs impulseurs. Les narines de l'amiral s'évasèrent soudain car il venait de comprendre. Pas étonnant que le mur ennemi se soit approché si résolument! Havre-Blanc eut un bref instant de respect pour ses adversaires en prenant conscience du piège dans lequel cette force havrienne déterminée avait attiré la sienne. Quinze minutes de plus et il se serait trouvé désespérément pris en tenaille, tenu au combat rapproché contre Rival Un pendant que Rival Deux pilonnerait d'en haut le flanc de son mur. Il s'était jeté dans la gueule du loup. Mais, pour l'instant, ils ne le tenaient pas. Les purges effectuées par le nouveau gouvernement de la République populaire dans ses corps d'officiers avaient privé la flotte ennemie d'une grande expérience, et cela se voyait. Le commandant de Rival Deux avait allumé ses impulseurs trop tôt, peut-être parce qu'il s'inquiétait au vu des pertes qu'essuyait Rival Un. Un officier plus expérimenté aurait attendu de tenir les Manticoriens à bout portant, coincés entre ses deux murs et privés de l'avantage que leur conféraient leurs missiles par un affrontement aux armes à énergie. Sans se soucier du sort de Rival Un. Havre-Blanc étudia les projections vectorielles, et son regard bleu se durcit sous l'effet de la concentration. Il ne pouvait pas combattre une force de cette importance et survivre. Il lui fallait au plus vite retraverser l'hyperlimite, mais un simple demi-tour ne suffirait pas. Les deux formations havriennes se rejoindraient douze millions de kilomètres plus loin sur sa trajectoire actuelle, et sa vélocité ne lui permettait pas de ralentir avant d'atteindre ce point. Sa seule chance consistait à virer à bâbord pour s'éloigner de Rival Deux, ce qui le mènerait toutefois droit dans les griffes de Rival Un. Or, malgré les avaries subies, la première formation havrienne conservait assez d'armes à énergie pour détruire un trop grand nombre de ses unités. Il dut se résigner. Le bilan des combats serait encore plus sanglant que prévu, mais ses hommes feraient de leur mieux en dépassant le mur de Rival Un. Ses doigts se mirent à courir sur la console auxiliaire d'astrogation pour y introduire de nouvelles coordonnées. Des chiffres clignotèrent, et un éclair brilla dans ses yeux tandis que les projections vectorielles changeaient. Il avait de l'avance sur Rival Un. Pas beaucoup, mais assez pour couper sa route sans s'exposer directement à ses bordées et laisser l'ennemi ravager son mur tout entier. Les Havriens devraient modifier leur trajectoire, l'incurver, s'ils ne voulaient pas le laisser croiser leur T Ils pouvaient l'accompagner s'ils voulaient, prolonger le combat pour le priver de quelques vaisseaux supplémentaires, mais eux aussi y perdraient des bâtiments. « Cap à deux-sept-zéro par zéro-zéro-zéro ! Puissance militaire maximale ! Que toutes les unités présentent le dos à Rival Deux et poursuivent l'engagement contre Rival Un ! » Les confirmations affluèrent, et le mur vira brusquement vers Rival Un. Ses unités roulèrent pour opposer leur bande gravitique dorsale à Rival Deux, qui demeurait hors de portée de missiles, tout en tirant sur Rival Un, de plus en plus proche. Havre-Blanc gardait les yeux rivés sur son visuel maintenant qu'il essayait de sauver la peau de ses équipages. Car il prenait la fuite, il le savait parfaitement, tout comme il savait ce que le combat d'armes à énergie à venir allait lui coûter. Tout le monde en était conscient, l'ennemi aussi bien que ses propres troupes. Pour la première fois, la République populaire venait de stopper net une offensive manticorienne, et il regarda les chiffres danser au bas de son visuel à mesure que les forces havriennes adaptaient leur trajectoire et que le CO fournissait de nouvelles estimations des dégâts probables. Même s'il s'en sortait, ce ne serait que de justesse. Le problème avec un piège de cette facture, c'est qu'il exigeait un minutage parfait. L'espace était assez vaste pour dissimuler des flottes au complet tant qu'elles ne se trahissaient par aucune émission mais, pour qu'une embuscade réussisse, les assaillants devaient se trouver sur le bon vecteur lorsqu'ils activaient enfin leurs impulseurs, même quand la victime coopérait comme il l'avait fait... Les chiffres se figèrent, et Hamish Alexander adressa au ciel une prière de remerciements silencieuse mais sincère. Ils avaient manqué leur coup. Rival Deux avait allumé ses impulseurs juste un peu trop tôt pour l'attraper. Maintenant, tout dépendait de Rival Un, et... Un nouveau point vert se teinta d'écarlate sur son visuel, et il se mordit la lèvre jusqu'au sang en voyant le HMS Tonnerre se briser en deux. La signature de capsules de survie apparut sur l'écran tandis que les rescapés évacuaient le bâtiment, mais il ne pouvait rien faire pour eux. S'il ralentissait pour les récupérer, Rival Deux le rattraperait, et toutes les unités légères qu'il détacherait à leur secours seraient détruites. Les deux moitiés du Tonnerre disparurent dans un éclair à l'explosion des charges d'autodestruction. Un sixième supercuirassé havrien le rejoignit dans la mort un peu plus tard, et Hamish Alexander serra les dents, se calant fermement dans son fauteuil d'amiral. Au moins, Rival Deux disposerait de tous les vaisseaux nécessaires pour les opérations de secours. Ceux-ci ramasseraient sans doute les Manticoriens aussi bien que les leurs, et il s'efforça de soulager son sentiment de culpabilité grâce à ce piètre réconfort. Un camp de prisonniers, même havrien, valait mieux que la mort, se dit-il amèrement. « Portée d'armes à énergie dans trente-sept minutes, monsieur, annonça le capitaine Hunter d'une voix égale. Le CO estime que Rival Un peut nous accompagner jusqu'à l'hyperlimite s'il le souhaite. — Compris. » Havre-Blanc présentait à dessein une façade sereine et confiante. Hunter n'était pas dupe, il le savait bien, mais les règles du jeu exigeaient que tous deux fassent semblant d'y croire. Il regarda un septième supercuirassé se retirer du mur de Rival Un et tâcha de s'en réjouir. Les effectifs se montaient désormais à vingt-deux bâtiments manticoriens contre vingt-cinq havriens, et il améliorerait encore ses chances à coups de missiles avant d'entrer à portée d'armes à énergie; pourtant Rival Un poursuivait sa trajectoire sans fléchir. La Flotte populaire, supérieure à la FRM en nombre de bâtiments, pouvait se permettre davantage de pertes, et Havre-Blanc frissonna en comprenant que Rival Un comptait manifestement en tirer parti. La guerre venait de changer de visage, pensa-t-il distraitement en regardant l'échange de feu gagner en fureur. Les Havriens avaient retrouvé leur équilibre. Ils prenaient l'initiative et ne se contentaient plus de réagir maladroitement, en pleine panique, aux attaques manticoriennes. Il savait depuis longtemps que ce moment viendrait, que la République populaire ne pouvait pas tomber en si peu de temps, mais il avait espéré un répit plus long. Maintenant, il était fixé. Il prit une profonde inspiration. — Nous allons exécuter Delta trois, Byron, fit-il calmement, s'engageant ainsi officiellement à prendre ses jambes à son cou pour opérer la translation la plus rapide possible vers l'hyperespace. Dirigez toutes nos armes vers leur escadre centrale. C'est sans doute là que se trouve leur vaisseau amiral. Nous parviendrons peut-être à le détruire avant d'entrer à portée d'armes à énergie. — À vos ordres, monsieur », répondit le capitaine Hunter. Le comte de Havre-Blanc écouta son chef d'état-major relayer ses ordres sur le réseau de commandement de la force d'intervention puis se radossa dans son fauteuil en observant le ballet des missiles sur son visuel. Il avait fait tout son possible. Il ne restait plus qu'à voir combien de ses hommes survivraient. CHAPITRE PREMIER Comme tous les édifices publics de Grayson, le palais du Protecteur se trouvait sous un dôme à environnement contrôlé, mais dans un coin du domaine se dressait un deuxième dôme plus petit : une serre. L'amiral Wesley Matthews prit son courage à deux mains lorsqu'un homme d'armes portant la livrée bordeaux et or de la maison Mayhew en ouvrit la porte pour lui. Une vague de chaleur humide presque visible s'échappa, et il soupira en déboutonnant le col de sa veste. Mais il ne comptait pas en faire plus : cette fois-ci, il resterait en uniforme réglementaire même si ça devait le tuer. « Bonjour, Wesley. » Benjamin Mayhew IX, Protecteur de Grayson, salua l'officier le plus gradé de sa flotte sans lever les yeux de ce qu'il faisait. « Bonjour, Votre Grâce. » La réponse respectueuse de Mayhew sembla curieusement étouffée, car il régnait à l'intérieur de la serre un climat pire encore qu'il ne s'y attendait. Le Protecteur était en bras de chemise, et la sueur perlait à son front. L'amiral essuya son propre visage soudain ruisselant, consulta les indicateurs environnementaux et cilla. Toute la détermination du monde ne suffisait pas face à une température de quarante degrés Celsius et un taux d'humidité de quatre-vingt­seize pour cent : grimaçant, il imita son dirigeant et ôta sa veste. L’opération n'était pas bruyante, mais un profond silence régnait dans la serre : le discret froissement porta loin, et Benjamin leva les yeux en souriant. « Avez-vous monté le thermostat à ma seule intention, Votre Grâce ? » s'enquit Matthews. Mayhew prit un air innocent. « Bien sûr que non, Wesley. Pourquoi ferais-je une chose pareille ? » Matthews haussa un sourcil poli, et le Protecteur gloussa. L'amiral était extrêmement jeune pour son grade, même sur un monde tel que Grayson, où le prolong, le traitement anti-vieillissement, faisait tout juste son apparition. Il était passé de commodore à commandant en chef de la flotte planétaire moins de quatre ans plus tôt et, comme Bernard Yanakov, son prédécesseur, il était dérouté par les passe-temps favoris de son Protecteur. Les Graysoniens regardaient l'horticulture et l'art floral comme des formes artistiques élevées, mais traditionnellement réservées aux femmes. Matthews admettait volontiers que Benjamin Mayhew produisait des arrangements stupéfiants, toutefois cette passion lui paraissait... étrange de la part d'un chef d'État. Mais Bernard Yanakov était le cousin de Mayhew outre son amiral, ce qui lui conférait certains avantages dont Matthews ne pouvait se prévaloir : connaissant le Protecteur depuis le berceau, il l'avait taquiné pendant des années à propos de sa marotte. Matthews ne pouvait pas se le permettre... mais cela n'avait pas empêché Benjamin de deviner ses sentiments. L'amiral s'était senti très soulagé que le Protecteur choisisse de s'en amuser plutôt que de s'en offenser, pourtant il se demandait parfois s'il s'en tirait à si bon compte. En effet, Benjamin prenait un malin plaisir à le convoquer à des entretiens pendant lesquels il maniait des vases et coupait des fleurs, ou qui, comme par hasard, avaient lieu dans des endroits tels que cette serre étouffante. C'était devenu comme une plaisanterie entre eux, et Dieu sait qu'ils avaient besoin de toute la détente qu'ils pouvaient trouver ces derniers temps. Pourtant, cette fois, la chaleur et l'humidité l'oppressaient. « À vrai dire, reprit Benjamin au bout d'un moment, je n'avais pas l'intention de vous infliger un traitement si... disons... énergique, Wesley, mais je n'ai pas eu le choix. » Il semblait sincèrement repentant, toutefois il reporta aussitôt son attention vers la fleur devant lui. Matthews s'approcha, fasciné malgré lui, pendant que le Protecteur manipulait une sonde avec une précision chirurgicale tout en poursuivant son explication. « Ceci est un spécimen d'orchidée de Hibson. Elle vient d'Indus, dans le système de Mithra. Magnifique, n'est-ce pas ? — En effet, Votre Grâce », murmura Matthews. La fleur, en forme de cloche, présentait d'incroyables camaïeux de bleu et de violet sombre autour d'un cœur or veiné d'écarlate, et l'amiral se sentit étrangement dériver, comme s'il tombait dans ses profondeurs parfumées. L'impression était si puissante qu'il dut se secouer, et Benjamin se mit à rire doucement. « Elle est très belle, oui, mais extrêmement difficile à propager hors de sa planète d'origine. La fleur mâle n'éclot qu'une journée toutes les trois années T. Cette variété me fascine depuis que je rai découverte dans un conservatoire sur la vieille Terre, et je crois bien être sur le point de créer un hybride qui fleurira deux fois plus souvent. Hélas, tout dépend du timing dans un projet de ce type, et il est crucial de reproduire son environnement naturel. J'avoue que je ne m'attendais pas à la voir fleurir aujourd'hui, et je n'avais pas prévu de vous traîner ici lorsque vous avez demandé à être reçu, mais, si je ne saute pas sur l'occasion... » Il haussa les épaules, et Matthews acquiesça, oubliant pour une fois, sous l'influence de la belle orchidée, de prendre son air de martyr. Il garda un silence respectueux le temps que Benjamin achève la récolte du pollen et examine son trésor à la loupe, l'air très satisfait. « Maintenant, il ne reste plus qu'à attendre que celles-ci s'ouvrent, dit-il en désignant les boutons serrés d'une autre plante. — Et combien de temps leur faudra-t-il, Votre Grâce ? demanda poliment Matthews. Le Protecteur gloussa de nouveau. « Encore au moins quarante-huit heures, donc je ne vous demande pas de rester pour attendre. » Mayhew glissa le pollen dans une unité de stockage, essuya la sueur sur son front et indiqua la porte. Matthews poussa un soupir de soulagement. Il quitta la serre sur les talons du Protecteur, dont le garde du corps leur emboîta le pas jusqu'à un espace aménagé près d'une fontaine. Benjamin Mayhew prit un siège et invita du geste Matthews à en faire autant, puis il s'adossa à l'apparition d'un domestique porteur de serviettes et de boissons glacées. L'amiral frotta énergiquement ses cheveux trempés, puis s'essuya le visage et but une gorgée, reconnaissant. Benjamin croisa les jambes et reprit la parole : « Alors, Wesley, à quel propos vouliez-vous donc me voir ? — Au sujet de Lady Harrington, Votre Grâce », répondit aussitôt Matthews. Benjamin soupira, et l'amiral se pencha d'un air persuasif. « Votre Grâce, vous pensez que c'est encore trop tôt, je le sais, mais nous avons vraiment besoin d'elle. Grand besoin, même. — Je comprends, fit patiemment Benjamin, mais je ne veux pas lui forcer la main. Elle se remet encore, Wesley. Il lui faut du temps. — Cela fait déjà neuf mois, Votre Grâce, répondit Matthews sur un ton respectueux mais insistant. — Je m'en rends compte, et je sais aussi combien elle pourrait vous apporter, mais on ne peut pas vraiment dire que la vie l'ait épargnée, n'est-ce pas ? » Benjamin soutint le regard de son amiral, et Matthews secoua la tête. « Elle mérite qu'on lui laisse le temps de guérir ses blessures, poursuivit-il, et j'entends veiller à ce qu'elle l'ait. Attendez qu'elle soit prête, Wesley. — Mais comment saurons-nous qu'elle est prête si vous ne me laissez même pas lui en parler ? » Benjamin fronça les sourcils puis hocha la tête comme à contrecœur. « Vous n'avez pas tort. Effectivement. Mais... » Il s'interrompit avec un petit haussement d'épaules rageur et termina son verre avant de poursuivre. « Le problème, c'est que je ne crois pas qu'elle se soit vraiment remise. Je ne peux pas en être sûr – elle n'est pas du genre à pleurer sur l’épaule des autres – mais Katherine lui a soutiré plus de confidences qu'elle ne pense, je crois, et elle a souffert, Wesley. Beaucoup souffert. J'ai craint de la perdre complètement pendant quelques mois, et la façon dont certains ont réagi à son retour n'a pas arrangé la situation. » Matthews grommela son approbation, et un air coupable voila le visage de Benjamin. « Je savais que quelques réactionnaires se manifesteraient ouvertement une fois surmonté le choc initial, mais je ne m'attendais pas à ce qu'ils se montrent si bruyants. J'ai eu tort. » Le Protecteur frappa son genou du poing en grimaçant de dégoût. « Je persiste à penser que j'ai bien agi, ajouta-t-il comme pour lui-même, mais si j'avais su ce que cela allait lui coûter, je ne l'aurais pas fait. Et quand on ajoute à la mort du capitaine Tankersley les manifestations... — Votre Grâce, intervint fermement Matthews, vous n'avez rien à vous reprocher dans cette affaire. Nous ne sommes pour rien dans le meurtre du capitaine Tankersley, et Lady Harrington le sait. Et, même si elle l'ignorait, vous avez eu raison. Nous avons besoin d'elle en tant que seigneur si les réformes doivent s'imposer, et, quoi qu'en pensent nos marginaux, la plupart des Graysoniens lui vouent un profond respect. Je suis sûr qu'elle en est consciente, et c'est une femme très solide. Vous le savez aussi bien que moi, nous l'avons tous les deux vue en action. Elle surmontera cette épreuve. — Je l'espère, Wesley. Je prie le ciel qu'elle y parvienne, murmura Benjamin. — Ne vous en faites pas. Mais revenons-en à ma question. Nous avons besoin de son expérience militaire autant que de son image en tant que seigneur et, sauf votre respect, Votre Grâce, je ne crois pas que nous lui rendions service en le lui cachant. » C'était la plus vigoureuse expression de désaccord que Benjamin ait jamais entendue dans la bouche de l'amiral, et il fronça les sourcils – il n'était pas en colère, il réfléchissait. Matthews reconnut son expression et attendit que le dirigeant de Grayson réexamine les arguments et contre-arguments. — Je ne sais pas, dit-il enfin. Vous avez peut-être raison, mais je souhaite malgré tout lui accorder le plus de temps possible. — Encore une fois, sauf votre respect, Votre Grâce, je pense que vous faites erreur. Vous insistez pour que nous apprenions à traiter les femmes comme nos égales et vous avez raison sur ce point. Je crois que la plupart des gens se rendent progressivement à cette opinion, bon gré, mal gré. Mais je crois aussi que vous n'avez pas encore appris à le faire vous-même. » Benjamin se raidit, et Matthews poursuivit du même ton calme et posé. N'y voyez aucune critique, mais vous essayez de la protéger. C'est un geste très noble, exactement ce que j'attendrais d'un Graysonien respectable... toutefois, insisteriez-vous autant s'il s'agissait d'un homme ? » Les yeux du Protecteur s'étrécirent, il prit un air pensif puis secoua la tête, contrarié. À la différence de ses compatriotes, il avait fait ses études au milieu d'extraplanétaires, sur la vieille Terre elle-même. On considérait traditionnellement sur Grayson qu'il était contre nature de demander aux femmes d'assumer les mêmes responsabilités que les hommes, mais il avait fréquenté une société qui tenait pour tout aussi grotesque l'idée qu'hommes et femmes puissent être regardés comme inégaux et il avait adopté cette façon de voir. Pourtant, malgré son engagement sincère, il restait graysonien – un Graysonien qui devait la vie de toute sa famille à Honor Harrington. Dans quelle mesure son désir instinctif de la protéger affectait-il son jugement ? « Vous avez peut-être raison, dit-il enfin. Ça ne me réjouit pas, mais peu importe. » Il se frotta le menton pendant un long moment, puis croisa de nouveau les yeux de Matthews. Je ne dis pas que vous avez tort de vouloir lui parler, mais pourquoi est-ce si urgent ? — Les Manticoriens vont devoir retirer leurs derniers bâtiments de ligne de Yeltsin sous deux mois, Votre Grâce, répondit calmement l'amiral. — Ah bon ? » Benjamin se redressa, et Matthews hocha la tête. Personne ne m'en a parlé, ni au chancelier Prestwick... Pas encore, en tout cas. — Je ne prétends pas que la décision soit déjà prise, Votre Grâce. Ni que Manticore y vienne de gaieté de cœur. Je dis simplement qu'ils vont devoir le faire. Ils n'auront pas le choix. — Et pourquoi pas ? — Parce que la roue tourne. » Matthews posa sa veste sur ses genoux et en sortit un bon vieux bloc papier qu'il ouvrit pour consulter les chiffres consignés à l'intérieur. Dans les six premiers mois du conflit, Manticore a conquis dix-neuf systèmes stellaires havriens, dont deux bases capitales de la Flotte populaire. Ses pertes en vaisseaux de ligne se sont limitées à deux supercuirassés et cinq cuirassés, contre quarante bâtiments du mur ennemi. La FRM a également ajouté trente et un navires de ligne à son ordre de bataille durant cette période – vingt-six unités capturées, sans compter les onze que l'amiral de Havre-Blanc nous a cédées après la troisième bataille de Yeltsin, et cinq nouvellement armées. Elle disposait donc alors d'un mur de bataille équivalent à quatre-vingt-dix pour cent du mur havrien et gardait l'initiative, sans parler de l'avantage que lui conféraient la confusion régnant dans les rangs de la Flotte populaire et leur moral au plus bas. » Sur les trois derniers mois, toutefois, la FR1VI n'a conquis que deux systèmes et a perdu dix-neuf bâtiments de ligne – dont les dix détruits à Rossignol, qu'elle n'a pas réussi à prendre. Les Havriens continuent à subir des pertes plus lourdes, mais n'oubliez pas qu'ils ont beaucoup de vaisseaux légers : bien que trop petits pour figurer dans un mur de bataille, ils permettent une couverture de l'arrière que les Manties ne peuvent obtenir qu'en y consacrant des cuirassés ou supercuirassés. Cela libère un plus grand pourcentage de navires du mur havrien pour les combats en première ligne. Bref, Havre a toujours plus d'unités sacrifiables que Manticore, et la guerre ralentit, Votre Grâce. La résistance ennemie s'organise, et les Manticoriens transfèrent de plus en plus de forces vers le front dans un effort pour conserver leur avantage. — C'est vraiment grave ? demanda Benjamin. — Comme je vous l'ai dit, leurs pertes augmentent. Ils ont déjà réduit la Première Force à un tiers à peine de ses effectifs d'avant-guerre, et ça ne suffit pas. Je pense qu'ils en sont conscients, mais ils savent aussi que Havre arrêtera plus ou moins leur progression d'ici quelques mois. Ils veulent pénétrer le plus loin possible avant que cela se produise et que la Flotte populaire commence à concevoir des contre-attaques. En conséquence, ils vont bientôt rappeler tous les navires dont ils peuvent se passer à l'arrière, peut-être même plus que de raison. Dans la mesure où le dernier de nos supercuirassés entre en service en janvier, l'Étoile de Yeltsin fait partie des systèmes sur lesquels ils peuvent compter pour assurer leur propre défense. En vérité, je suis étonné qu'ils n'aient pas encore retiré leurs dernières unités de ligne. Aucun stratège digne de ce nom ne les laissera encore bien longtemps ici, j'en suis sûr, Votre Grâce. C'est impossible. » Benjamin se frotta de nouveau le menton. — Je savais que le conflit s'enlisait, mais je n'imaginais pas la situation si grave. Qu'est-ce qui a changé, Wesley ? — Difficile à dire, Votre Grâce, mais je corresponds avec l'amiral Caparelli, et l'amiral Givens, des services de renseignement manticoriens, confirme que le comité de salut public qui gouverne Havre a renforcé tous les anciens organes de sécurité et les a réunis en une seule et puissante entité. Il faudrait remonter à l'ère totalitaire de la vieille Terre pour trouver un équivalent aux purges impitoyables que les Havriens ont exercées dans leur corps d'officiers, et la rumeur prétend qu'ils envoient des "officiers politiques" surveiller les commandants de leurs forces opérationnelles. Les purges les ont privés de presque tous leurs officiers généraux expérimentés, et ceux qu'ils n'ont pas éliminés sont surclassés par la FRM. Mais les survivants apprennent vite... et savent ce qui les attend s'ils faillissent au nouveau régime. Ajoutez des commissaires politiques pour le leur rappeler, et vous obtenez une flotte dangereusement motivée au combat. Ils ont beau être moins habiles que les Manticoriens, leurs effectifs demeurent supérieurs et, une fois que leurs nouveaux amiraux vivront assez longtemps pour acquérir de l'expérience comme leurs prédécesseurs... » Matthews haussa les épaules, et le Protecteur acquiesça d'un air contrit. — Pensez-vous que Manticore va totalement perdre l'initiative ? — Pas totalement, non, Votre Grâce. En revanche, je m'attends à une période d'équilibre relatif... suivie d'un durcissement notable du conflit. J'imagine que les Havriens tenteront quelques contre-attaques, mais, d'après moi, la FRM les réduira en pièces à ce moment-là. Je ne peux pas prédire les événements avec certitude, mais je peux vous donner mon avis personnel sur ce qui va se passer, si vous voulez. Benjamin hocha la tête, et Matthews leva la main pour déplier un doigt à chaque étape du raisonnement. — D'abord, le conflit sera bientôt dans l'impasse : on assistera à des escarmouches mineures, mais personne n'osera retirer trop de bâtiments du mur de la zone principale de combat. Ensuite, les industries de l'Alliance vont tourner à plein régime. Manticore a déjà atteint ce stade : dix-huit vaisseaux du mur en construction dans le cadre de programmes d'avant-guerre passent désormais en priorité absolue. L'objectif est de les armer dans les six mois, et le nouveau programme d'armement y ajoutera d'autres unités d'ici dix mois. Nos propres chantiers navals termineront leur premier supercuirassé à peu près au même moment, de même que les chantiers manticoriens de Grendelsbane et Talbot. Une fois atteint notre rythme de croisière, nous construirons quatre ou cinq bâtiments du mur par mois. » Quant aux Havriens, ils ont déjà perdu leur avantage en termes de vaisseaux du mur, et les Manties ont détruit une demi-douzaine de leurs principales bases de maintenance avancées. La simple réparation des avaries subies au combat va donc considérablement alourdir la tâche de leurs chantiers et, en retour, ralentir leur rythme de construction. Malgré sa taille, leur complexe militaro-industriel est moins efficace que celui de l'Alliance, et je ne pense pas qu'ils puissent produire plus et plus vite que nous. D'un autre côté, nous ne pouvons pas non plus les battre sur ce terrain, pas de façon décisive, et ils ont toujours les vaisseaux légers dont je vous ai parlé. Dès lors, la guerre risque de durer très, très longtemps, à moins que l'un ou l'autre ne commette une énorme erreur. » À long terme, ce sont sans doute les forces et faiblesses de nos systèmes politiques respectifs qui feront la différence. Pour l'instant, Pierre et son comité ontinstauré un règne de la terreur. À mon avis, tout se jouera sur leur capacité ou non à le maintenir, voire à trouver un système plus stable en remplacement, car il ne s'agit plus d'une guerre de conquête avec des territoires pour seul enjeu. L'enjeu, désormais, c'est la survie; quelqu'un va perdre pour de bon, cette fois, Votre Grâce, que ce soit le Royaume de Manticore et ses alliés – nous-mêmes compris – ou la République populaire de Havre. » Le Protecteur Benjamin hocha lentement la tête. L'analyse que Matthews avait faite des dimensions politiques du conflit rejoignait exactement la sienne, et il avait acquis un grand respect pour la clairvoyance de l'amiral sur les questions militaires. « Voilà pourquoi nous avons besoin de Lady Honor Harrington, Votre Grâce. Tous nos officiers supérieurs ou presque ont péri dans la guerre contre Masada, et nous mettons aux commandes de contre-torpilleurs et de croiseurs – voire de croiseurs de combat – des homme qui n'ont jamais rien commandé de plus gros que des bâtiments d'assaut légers. Ma propre expérience paraît très limitée par rapport aux exigences mantico-riennes mais, lorsque la FRM retirera ses unités, je serai pourtant notre officier le plus expérimenté... à l'exception de Lady Harrington. — ais c'est un officier manticorien. Nous laisseraient-ils seulement l'employer ? — Je pense que l'Amirauté serait ravie, répondit Matthews. L'idée de la mettre au rancart ne venait pas des Lords de la Spatiale et, historiquement, le Royaume "prête" souvent à ses alliés ses officiers restés sur la touche. Il nous a déjà prêté beaucoup d'autres cadres et matelots, d'ailleurs. J'ignore quelles conséquences politiques aurait l'engagement de Lady Harrington dans notre flotte, évidemment. Vu qu'elle a été expulsée de leur Chambre des Lords, j'imagine que ce geste pourrait être mal pris, mais j'ai l'impression que la reine Élisabeth soutient fermement Lady Harrington. — En effet, et une bonne partie de la Chambre des Communes aussi », murmura Benjamin. Il s'adossa et ferma les yeux, pensif, puis soupira. « Laissez-moi y réfléchir. Je pense que vous avez bien évalué la situation, et je crois aussi que nous avons besoin d'elle, mais je refuse d'exiger d'elle davantage tant que je n'aurai pas la certitude qu'elle est prête à supporter de nouvelles responsabilités, qu'importe si mon attitude est protectrice. Nous avons tout à perdre à la pousser trop fort, trop tôt, et elle aussi. — Certes, Votre Grâce », fit respectueusement Wesley Matthews, conscient au fond de lui qu'il avait gagné. Benjamin Mayhew était un homme bon qui portait une profonde affection à la femme qui avait sauvé son peuple de Masada quarante-deux mois T auparavant, mais il représentait aussi l'autorité planétaire de Grayson. La responsabilité capitale qui lui incombait à ce titre finirait par le forcer à pousser Honor Harrington dans l'uniforme graysonien... quoi qu'il en coûte à la Manticorienne. CHAPITRE DEUX Lady dame Harrington, comtesse et seigneur Harrington, fit trois petits pas et s'élança sur la pointe des pieds. Le plongeoir plia violemment, et elle décrivit un arc dans les airs avant d'entrer dans l'eau pratiquement sans éclaboussures. Des vagues se formèrent à la surface, lui donnant un air de verre ondulé, mais Peau de la piscine était claire comme le cristal, et l'intendant en chef James MacGuiness regarda Honor glisser avec la grâce d'un dauphin sur le fond carrelé. Elle regagna la surface sans un mouvement, puis se retourna et parcourut les quarante derniers mètres du bassin en dos crawlé pour l'ultime longueur de son entraînement matinal. Le dôme de cristoplast qui couvrait le manoir Harrington tamisait les violents rayons de la primaire F6 de Grayson, et un superbe chat sylvestre à six pattes étendu sur une table proche de la piscine ouvrit des yeux vert d'herbe dans sa flaque de soleil filtré. MacGuiness posa une serviette sur son bras et se dirigea vers Péchelle du bassin pendant que le chat se levait et étirait avec délice son long corps sinueux avant de s'asseoir bien droit sur ses quatre membres postérieurs, autour desquels il enroula sa queue préhensile duveteuse. Puis il découvrit des crocs acérés dans un bâillement paresseux qui lui laissa aux babines un sourire tolérant et amusé tandis qu'il regardait sa compagne dégoulinante émerger de l'eau. Elle essora une natte qui lui arrivait à l'épaule avant d'accepter dans un murmure de remerciement la serviette que lui tendait MacGuiness, et le chat secoua la tête. Les chats sylvestres détestaient se mouiller, mais Nimitz avait adopté Honor Harrington quarante ans plus tôt. Il avait eu tout le temps de s'habituer à ses distractions parfois singulières. Contrairement au major Andrew LaFollet, qui faisait de son mieux pour masquer son malaise pendant qu'Honor s'enroulait dans sa serviette. Malgré sa jeunesse, le major était le deuxième officier le plus gradé de la garde seigneuriale, et il faisait du très bon travail. C'était aussi l'homme d'armes personnel de Lady Harrington et le chef de son équipe de sécurité permanente, or la loi de Grayson voulait qu'un seigneur soit à tout moment accompagné de ses gardes du corps. Honor avait eu du mal à accepter cette exigence, LaFollet le savait, mais ses hommes et lui-même la trouvaient parfois encore plus pesante que leur seigneur. Le major avait été horrifié d'apprendre qu'elle avait l'intention de s'immerger délibérément dans trois mètres d'eau. La natation était un sport oublié, sur Grayson; LaFollet ne connaissait personne qui eût jamais appris à nager, et il ne voyait pas pourquoi un individu sain d'esprit l'aurait souhaité. Conséquence de la forte concentration de métaux lourds dans l'environnement graysonien, même les eaux « pures » étaient contaminées et dangereuses. Dans les trente-trois ans qui avaient précédé son entrée au service de Lady Harrington, Andrew LaFollet n'avait jamais bu d'eau qui n'ait été distillée et purifiée — sans parler de s'y baigner —, et l'idée de verser des milliers de litres d'un liquide précieux dans un trou puis d'y sauter semblait... eh bien, « bizarre » était le mot le plus aimable qui lui soit venu à l'esprit lorsqu'elle avait commandé sa « piscine ». Évidemment, tout seigneur — et celui-là en particulier — pouvait avoir ses marottes. Toutefois ce projet avait fourni à LaFollet un sujet d'inquiétude. Ou plutôt deux, à la réflexion, bien qu'il n'eût osé en mentionner qu'un devant Lady Harrington : de tout le fief, seuls l'intendant MacGuiness et elle savaient nager; alors qu'étaient censés faire ses hommes d'armes si elle se trouvait en difficulté au milieu de toute cette eau ? Il s'était fait l'effet d'un rustre naïf et rougissant en lui posant la question de sa voix bourrue, mais elle y avait réfléchi gravement — et il avait rougi un peu plus en constatant qu'elle n'en riait pas. Bien sûr, elle riait rarement désormais. Ses grands yeux semblaient perpétuellement sombres, mais cette fois ils s'étaient teintés d'une lueur empreinte d'humour et, malgré son embarras, il s'en était réjoui. Cette lueur valait bien mieux que d'autres qu'il avait vues dans son regard, mais elle soulignait aussi ce qui rendait si difficile l'exécution de son travail. Le seigneur Harrington acceptait mal l'idée que sa protection soit au centre de l'univers de ses hommes d'armes, et ses occupations favorites auraient donné des cheveux blancs à n'importe quel garde du corps. LaFollet avait bien dû accepter sa carrière dans la Spatiale, puisqu'elle appartenait déjà aux forces armées manticoriennes. Ça ne lui avait pas plu, évidemment, mais les risques liés au commandement d'un vaisseau de guerre seyaient à un seigneur et paraissaient bien moins... frivoles que certains autres qu'elle insistait pour prendre. La natation posait des problèmes, mais au moins elle s'y livrait à l'intérieur du domaine Harrington, sur un terrain plat et agréable, recouvert d'un dôme protecteur — ce qui rendait ce passe-temps infiniment préférable aux autres. L'aile delta était une passion planétaire sur son monde d'origine, et LaFollet grimaçait chaque fois qu'il y pensait. Il savait bien qu'elle volait déjà en experte avant même qu'il apprenne à marcher, mais son refus d'emmener une unité antigrav de secours — ou de seulement l'envisager — n'était pas fait pour rassurer l'homme chargé de la garder en vie. Heureusement, la pratique de l'aile delta était aussi peu envisageable sur Grayson que la baignade. En mille ans d'histoire, les Graysoniens avaient acquis une tolérance pour les métaux lourds supérieure à celle de la plupart des humains, mais ce n'était pas le cas de Lady Harrington, et — Dieu soit loué ! — sa carrière en tant qu'officier de la Spatiale lui avait inculqué une saine crainte des dangers liés à un environnement étranger. Ce qui, hélas, n'était d'aucune aide lors de ses rares visites à ses parents. LaFollet et le caporal Mattingly avaient passé un après-midi cauchemardesque à suivre sa fragile aile delta dans les Murailles de Cuivre de Sphinx et loin au large, au-dessus de l’océan Tannerman, dans un aérodyne équipé de faisceaux tracteurs. La seule pensée des dommages qu'une personne malintentionnée armée d'une carabine à impulsion aurait pu infliger à une cible aussi facile tenait ses gardes du corps éveillés la nuit. Sa passion pour l'alpinisme était pire encore, en un sens. Il acceptait volontiers de croire que d'autres gens se livraient à de véritables escalades, mais il avait son compte d'aventure rien qu'a monter et descendre laborieusement des pentes raides derrière elle ou à la suivre le long d'effrayants précipices — sur un monde dont la gravité atteignait 1,35 g, pour couronner le tout. Et puis il y avait le sloop de dix mètres qu'elle conservait dans l'immense hangar à bateaux de ses parents. Même les gilets de sauvetage antigrav paraissaient des protections dérisoires à des hommes qui n'avaient aucune notion de natation tandis qu'elle dirigeait l'embarcation au milieu des vagues et qu'eux s'agrippaient frénétiquement aux cordages et aux taquets. Elle l'avait fait exprès, et LaFollet savait même pourquoi. C'était sa façon à elle de leur faire comprendre qu'elle ne renoncerait pas à la vie qu'elle avait menée pendant quarante-sept ans T, juste parce qu'elle était devenue seigneur. Elle acceptait volontiers l'insistance de ses hommes d'armes à la protéger comme l'exigeait leur serment, mais elle restait elle-même. Son refus de changer provoquait peut-être parfois des confrontations infiniment polies avec le chef de ses gardes du corps, pourtant il savait aussi qu'il s'agissait d'un des traits de caractère qui valaient à Lady Harrington la dévotion de son peuple plutôt que la seule obéissance à laquelle tout seigneur pouvait prétendre. Et, malgré tous les soucis que lui causaient ses activités, il était soulagé de voir qu'elle arrivait encore à s'amuser. Toutefois, il aurait par moments préféré qu'elle ressemble un peu plus à la Graysonienne type. En tant qu'homme d'armes d'Honor, il avait dû... « élargir », comme qui dirait, sa conception de la décence, mais il restait graysonien. Il s'était mis en devoir d'apprendre à nager et avait suivi un cours de sauvetage par pure conscience professionnelle, pour découvrir, à sa grande surprise, qu'il y prenait plaisir. Tout comme une bonne partie du détachement de sécurité, bien que Jamie Candless demeurât franchement sceptique. Ils avaient même pris l'habitude de passer bon nombre de leurs heures de repos dans la piscine seigneuriale, mais le maillot de bain de Lady Harrington constituait un affront éhonté aux mœurs locales. LaFollet avait adopté des critères moins stricts au fil de l'année passée — une évolution sans doute positive, il voulait bien l'admettre intellectuellement —, mais, lorsqu'il regardait son seigneur nager, les valeurs qu'on lui avait inculquées dans son enfance se rappelaient à sa mauvaise conscience. Elle avait fait des concessions, il le savait. Son maillot une pièce aurait paru franchement démodé à un Manticorien mais, dans le coin de son esprit où s'étaient logés les premiers principes de socialisation, une petite voix répétait avec insistance qu'elle aurait aussi bien pu être nue. Pire encore, elle avait reçu dès sa tendre enfance la dernière version du prolong, la plus efficace. Elle paraissait absurdement jeune, et ses yeux en amande, sa beauté exotique et sa grâce athlétique menaçaient de provoquer une réaction parfaitement indécente de la part du major. Bien qu'elle eût treize années T de plus que lui, on aurait cru sa petite sœur, et il s'interdisait de penser à son seigneur comme à la femme la plus séduisante de sa connaissance — surtout lorsque son maillot trempé soulignait toutes ses formes. Il lui tournait maintenant le dos, le temps qu'elle finisse de se sécher, et il soupira intérieurement, soulagé, quand elle prit un peignoir des mains de MacGuiness et en noua la ceinture. Lorsqu'elle s'installa dans une chaise au bord du bassin, il se retourna pour reprendre sa place derrière elle, et il sentit ses lèvres frémir car elle levait les yeux avec un petit sourire malicieux. Ce n'était pas un franc sourire, et l'infime hésitation que marquèrent ses lèvres avant d'obéir aux nerfs artificiels de sa joue gauche le rendit asymétrique, mais il signifiait qu'elle savait ce qu'il pensait, et elle s'en amusait trop innocemment pour qu'il lui en tienne rigueur. Elle ne se montrait pas railleuse ni condescendante; simplement, elle avait, comme lui, une conscience ironique de ce qui séparait leurs sociétés de naissance — rien de plus —, et il se réjouissait de la voir en sourire. La tristesse guettait pourtant, et il savait qu'elle pouvait submerger Honor sans prévenir, toutefois le chagrin qui avait si longtemps pesé sur elle commençait enfin à s'alléger. La guérison serait lente et douloureuse, mais il en accueillait les premiers signes avec reconnaissance. Il pouvait supporter un léger embarras si cela faisait sourire Lady Harrington, et il haussa les épaules, résigné aux assauts qu'elle faisait subir à sa petite culture. Le sourire d'Honor Harrington s'élargit lorsqu'elle vit son homme d'armes reconnaître ainsi l'absurdité de la situation, puis elle se tourna vers MacGuiness qui découvrait un plateau et le posait sur la table avec panache. Nimitz bondit sur sa propre chaise avec un joyeux blic ! et Honor grimaça de plaisir. Elle préférait déjeuner léger, et MacGuiness lui avait préparé un repas de salade et de fromage, mais les moustaches de Nimitz frémirent de délice lorsque l'intendant plaça devant lui une assiette de lapin rôti. « Vous nous gâtez, Mac », dit-elle, et MacGuiness secoua doucement la tête. Il versa une bière riche et sombre dans la chope d'Honor, qui prit un morceau de fromage et le grignota en connaisseuse. Elle devait encore se méfier des produits graysoniens — en deux millénaires de Diaspora, les légumes originaires de la Terre s'étaient adaptés à des environnements très différents, et des variations subtiles entre espèces de même nom pouvaient avoir des conséquences désagréables — mais les fromages locaux étaient délicieux. « Mmmm ! soupira-t-elle en tendant la main vers sa bière. Elle but une gorgée puis leva de nouveau les yeux vers LaFollet. « Sommes-nous dans les temps pour l'inauguration, Andrew ? — Oui, milady. Le colonel Hill et moi passons en revue les préparatifs cet après-midi. Je devrais avoir le programme final d'ici ce soir. — Bien. » Elle prit une autre gorgée, l'air pensif, puis baissa sa chope en haussant le sourcil. « Pourquoi ai-je le sentiment que vous n'êtes pas complètement satisfait ? — Pas satisfait, milady ? » LaFollet plissa légèrement le front et secoua la tête. « Je ne dirais pas ça. » Elle haussa l'autre sourcil. Il soutint son regard un instant, puis soupira. « Peut-être suis-je encore un peu contrarié par les modalités de contrôle de la foule, milady », avoua-t-il. Elle grimaça. « Andrew, nous en avons déjà parlé. je sais que ça vous ennuie, mais nous ne pouvons pas arrêter les gens parce qu'ils exercent leur droit de réunion. — Non, milady, répondit LaFollet avec une politesse obstinée, résistant à la tentation de rétorquer que certains seigneurs ne se gêneraient pas. Mais nous pouvons quand même exclure les personnes qui, d'après nous, représentent un risque pour votre sécurité. » Honor soupira à son tour et s'adossa avec une petite grimace affectueuse. Son lien empathique avec Nimitz était beaucoup plus fort que celui qui unissait en général humain et chat sylvestre. Pour autant qu'elle le sache, personne d'autre n'avait jamais ressenti les émotions de son chat sylvestre, sans parler des émotions d'autres humains par l'intermédiaire de l'animal. D'ailleurs, elle avait d'abord tenté d'empêcher Nimitz de lui faire partager les sentiments de ceux qui l'entouraient. Mais autant s'interdire de respirer, et puis, elle l'admettait, elle s'était si désespérément raccrochée à son compagnon pendant la dernière année T qu'il lui était devenu presque impossible d'ignorer les émotions des autres. Cela revenait à posséder un talent parti- culier pour déchiffrer les visages, se répétait-elle, essayant de s'en convaincre. En tout cas, elle avait fini par accepter l'idée que Nimitz ne lui permettrait pas de renoncer à ce don tout neuf. Comme en ce moment. Nimitz appréciait LaFollet et ne voyait pas pourquoi il aurait dû se priver de lui communiquer les émotions du major – ou lui dissimuler sa propre approbation de l'homme d'armes. Ils savaient tous deux combien LaFollet était dévoué à Honor, et elle était parfaitement consciente que la raison pour laquelle il souhaitait prendre des mesures contre les manifestants n'avait qu'un lien ténu avec les risques pour sa sécurité. Certes, il s'en préoccupait aussi, mais des motivations bien plus simples l'animaient : l'indignation et la ferme intention de lui évi-ter toute nouvelle blessure. Son sourire s'évanouit, et elle se mit à jouer distraitement avec sa chope. Elle était la première femme seigneur, le symbole – et, pour beaucoup, la cause – des bouleversements qui secouaient les fondements de la société graysonienne. Pire, non contente d'être une femme, c'était une étrangère qui n'avait aucun lien avecl'Église de l'Humanité sans chaînes ! Celle-ci l'avait peut-être acceptée en tant que seigneur du fief Harrington, tout comme le conclave l'avait reçue dans ses rangs, mais certains n'approuvaient pas ces décisions. Elle ne pouvait sans doute pas leur en vouloir, mais elle avait parfois du mal à s'en souvenir. Leurs reproches faisaient souvent mal – très mal –, pourtant, au fond, elle les accueillait avec soulagement. Non qu'elle aimât se faire vilipender, mais sa défense désespérée de Grayson contre les fanatiques de Masada lui donnait une stature aux yeux de la majorité des planétaires qu'elle trouvait encore difficile à assumer. Les honneurs sous lesquels elle croulait – son rang de seigneur y compris – la mettaient parfois mal à l'aise, comme si elle jouait un rôle, et la certitude que tous les Graysoniens ne la voyaient pas comme une héroïne d'holovision la rassurait presque. Il était pour le moins désagréable d'être surnommée « la servante de Satan », mais au moins les sermons enflammés des prédicateurs compensaient la déférence dont les autres faisaient preuve. Elle se souvenait avoir lu que dans l'un des empires de la vieille Terre — était-ce l'Empire romain ou le français ? — on mettait un esclave dans le char du général victorieux pour sa parade triomphante dans les rues de la capitale. Pendant que les foules hurlaient son nom, la présence de l'esclave devait sans cesse lui rappeler sa mortalité. À la première lecture, cette coutume lui avait semblé étrange, mais elle en venait aujourd'hui à reconnaître la sagesse qui la dictait, car elle se doutait qu'il serait terriblement facile de se laisser griser par tous ces vivats. Après tout, qui n'a pas envie d'être un héros ? Cette idée fit brusquement basculer son humeur, et ses yeux s'assombrirent sous l'effet soudain d'une douleur froide et familière. Elle plongea le regard dans sa chope, serra les dents et tenta de repousser la noirceur qui la submergeait. Mais c'était dur, très dur. Elle la sentait toujours prête à fondre sur elle et à frapper sans prévenir. Cette faiblesse au fond d'elle-même la diminuait, et la complexité de ses composantes en rendait les attaques plus difficiles à prévoir. Elle ne savait jamais ce qui allait les déclencher, car elle demeurait très vulnérable et ses nombreuses blessures menaçaient de se rouvrir à tout instant sous l'assaut d'un mot ou d'une pensée inattendus. Aucun de ses sujets n'était au courant de ses cauchemars. Seul Nimitz savait, et elle s'en félicitait. Le chat sylvestre comprenait sa douleur et le sentiment de culpabilité désespéré qui la rongeait ces nuits-là — des nuits horribles dont la fréquence diminuait heureusement, bien qu'avec lenteur — au souvenir de la bataille qui avait fait d'elle l'héroïne de Grayson... et à celui des neuf cents hommes et femmes qui avaient péri à bord des navires de son escadre. Ces gens qu'un véritable héros serait parvenu à garder en vie. Mais elle pleurait aussi d'autres morts. Elle savait en prenant le commandement d'un vaisseau de guerre que ses décisions conditionneraient la survie ou la perte de ses troupes. Il n'y avait que dans les histoires stupides écrites par des imbéciles que les gentils triomphaient, indemnes, et que seuls les méchants mouraient. Elle le savait bien, mais où était-il écrit qu'il incombait à ses équipages de payer systématiquement le prix de la victoire ? Elle resserra sa prise sur la chope, les yeux brûlants face à la cruauté de l'univers. Elle avait déjà dû faire face à ses morts, mais cette fois c'était différent. Cette fois, le chagrin l'entraînait vers le fond comme un puits-de-marée sphinxien, car elle avait perdu ses certitudes. Le devoir. L'honneur. Des mots si importants, mais des concepts si ingrats qu'elle se demandait parfois, amère et blessée, pourquoi elle leur avait voué sa vie. Ils lui semblaient hier si clairs, si simples à définir, pourtant ils s'étaient obscurcis à chaque nouveau cadavre, à chaque médaille et chaque titre qu'on lui décernait tandis que les autres payaient de plus en plus cher. Et la douleur associée à toutes ces morts cachait la conscience qu'une part d'elle­même se raccrochait désespérément à ces honneurs — non pour ce qu'ils valaient, mais dans le fol espoir qu'ils prouvent que ses hommes n'avaient pas péri pour rien, que la profession dans laquelle elle excellait avait un sens au-delà du massacre inutile de ceux qui avaient suivi ses ordres jusqu'à en mourir. Elle inspira profondément et retint son souffle. Elle savait — elle ne croyait pas, elle savait — que ses soldats n'étaient pas morts en vain, et que personne ne lui reprochait de ne pas avoir succombé avec eux. Les sentiments des autres que Nimitz lui transmettait le prouvaient bien, et elle connaissait le « syndrome du survivant ». Elle savait qu'elle ne portait aucune responsabilité dans les ter-ribles affrontements qui avaient coûté tant de vies, et elle avait fait de son mieux. Pendant une période, après la guerre contre Masada, et même après la bataille de Hancock, elle était parvenue à l'accepter. Difficilement, mais sans faire ces affreux cauchemars dans lesquels ses hommes mouraient une fois de plus sous ses yeux. Elle avait connu les mêmes doutes alors, elle les avait combattus et avait continué à vivre. Mais, cette fois, c'était impossible, car quelque chose en elle s'était brisé. Dans ces heures sombres de la nuit où elle affrontait son âme avec une honnêteté résignée, elle savait de quoi il s'agissait, et elle se sentait d'autant plus minable et méprisable. Car la perte qu'elle n'avait pas réussi à surmonter, celle qui avait détruit sa capacité à faire front, était personnelle. La mort d'un seul homme, Paul Tankersley, qu'elle avait aimé plus que la vie même, n'aurait pas dû lui paraître à ce point plus grave que celle de tous les hommes et femmes qui avaient péri sous ses ordres. Et pourtant si. Oh, mon Dieu, si ! Ils avaient partagé moins d'une année T, pourtant aujourd'hui encore, dix mois plus tard, elle se réveillait la nuit, tâtait la place vide à son côté et ressentait à nouveau le poids écrasant de sa solitude. C'était ce drame personnel qui lui avait fait perdre son assurance, ce chagrin égoïste qui l'affaiblissait et rendait toutes les autres morts si insupportables, et une part d'elle-même se haïssait pour cela. Non pour le manque d'assurance, mais parce qu'il était honteusement faible et mal de ne pleurer tous ces gens qu'en écho à sa détresse face à la mort de Paul. Elle se demandait parfois, quand elle osait, ce qu'elle serait devenue sans Nimitz. Personne d'autre ne savait combien elle avait désiré mourir, combien elle aurait simplement souhaité jeter l'éponge. Définitivement. Elle en avait eu l'intention au début, froide et logique, dès qu'elle aurait détruit les assassins de Paul. Elle avait sacrifié sa carrière spatiale pour les faire chuter et elle se soupçonnait, dans un coin de sa tête, de l'avoir voulu ainsi, d'avoir envisagé de justifier la fin de sa morne existence par la perte du métier qu'elle aimait tant. Sur le moment, ça lui avait semblé raisonnable. Maintenant, ce souvenir ajoutait au mépris qu'elle ressentait pour sa propre faiblesse, sa tendance à céder au chagrin alors qu'elle avait toujours refusé de céder devant quiconque. Une masse douce et tiède se glissa sur ses genoux. De petites mains délicates se posèrent sur ses épaules, une truffe froide caressa sa joue droite, et un baiser mental incroyablement léger effleura son âme blessée. Elle croisa les bras autour du chat sylvestre et le serra contre elle, complétant le contact physique par une étreinte de cœur et d'esprit. Le ronronnement grave de Nimitz pénétra jusque dans ses os. Il lui offrait sa force et son affection sans compter, combattant les sables mouvants de son chagrin avec la promesse que, quoi qu'il arrive, elle ne serait jamais vraiment seule. Nimitz ne connaissait pas le doute; il refusait ces crises cruelles pendant lesquelles Honor se jugeait, et il la connaissait mieux qu'aucune autre créature vivante. Peut-être l'amour qu'il lui portait le rendait-il partial, mais il savait aussi combien elle avait souffert et il lui reprochait d'appliquer des critères bien plus durs à son propre cas qu'aux autres. Elle prit une profonde inspiration et rouvrit les yeux en se forçant une fois de plus à accepter son soutien et à oublier sa peine. Elle leva la tête et sourit faiblement sous l'œil inquiet de Mac-Guiness et de LaFollet Le souci qu'ils se faisaient pour elle se déversait par son lien avec Nimitz, et ils méritaient mieux que de la regarder se débattre dans les profondeurs de son chagrin. Elle s'imposa un sourire franc et sentit leur soulagement. « Excusez-moi. » Son soprano semblait rouillé, et elle s'éclaircit la gorge. « Je crois que j'étais dans la lune, fît-elle plus brusquement, d'une voix résolument normale. Mais, quoi qu'il en soit, Andrew, ça ne change rien aux faits. Tant qu'ils n'enfreignent pas la loi, ces gens ont le droit de dire ce qu'ils veulent. — Mais ils ne sont même pas du fief, milady, protesta LaFollet, têtu, et... » Elle se mit à rire doucement et l'interrompit d'un léger coup dans les côtes. « Ne vous inquiétez pas tant ! J'ai la peau assez dure pour supporter des opinions honnêtement exprimées, même par des extérieurs; je ne m'en préoccupe pas. Et si je commençais à me servir de mes détachements de sécurité pour casser du manifestant et étouffer les protestations, je prouverais seulement que je ne vaux pas mieux que ce qu'ils prétendent, non ? » Le major semblait vouloir s'obstiner, mais il resta muet, incapable de contrer son argument. Pourtant, c'était vraiment injuste. Il n'était pas censé savoir que le chat sylvestre transmettait à son seigneur les émotions de son entourage. Il ignorait exactement pourquoi elle tenait tant à garder le secret, mais il avait, de son côté, toutes les raisons du monde d'approuver ce choix. Même sur Grayson, dont les habitants auraient dû se montrer lucides, les humains persistaient à sous-estimer l'intelligence de Nimitz. Ils ne voyaient en lui qu'un animal familier particulièrement malin, pas une personne, et sa capacité à mettre en garde le seigneur Harrington contre les intentions hostiles s'était révélée une arme salvatrice. Pour Andrew LaFollet, cela justifiait amplement que l'on gardât le secret, toutefois personne ne pouvait servir Honor d'aussi près que lui sans comprendre la vérité. Il avait également découvert que Nimitz ne lui transmettait que des émotions... et qu'elle était persuadée que personne ne savait à quel point elle souffrait. Que ses hommes d'armes — et même MacGuiness — ignoraient tout des nuits qu'elle passait à pleurer de désespoir. Mais Andrew LaFollet contrôlait tous les systèmes de sécurité du manoir Harrington, et il savait. Il avait juré de la protéger, de mourir pour elle s'il le fallait, et pourtant il restait des blessures dont personne ne pouvait la protéger, sauf Nimitz. Alors il bouillait de rage quand il entendait une bande de culs-bénits — envoyés tout exprès au fief la harceler — la dénoncer et l'invectiver alors qu'elle avait tant donné, et tant perdu. Mais elle avait raison. Et aurait-elle eu tort qu'il se serait refusé à ajouter un conflit avec ses hommes d'armes à tous ses problèmes. Il fit donc taire ses contre-arguments et se contenta de hocher la tête. Elle le remercia d'un petit sourire, qu'il lui rendit en se réjouissant une fois de plus que Nimitz ne soit pas télépathe. Après tout, ce que son seigneur ignorait ne la mettrait pas en colère... Le réseau d'espions du colonel Hill avait identifié les agitateurs les plus susceptibles de l'insulter pour la lubricité » de sa relation hors mariage avec Paul Tankersley. D'après lui, c'étaient les plus dangereux, car le caractère sacré du mariage — et celui sacrilège d'une sexualité libre — était inscrit dans les fondements religieux de la société graysonienne. La plupart des planétaires — pas tous, loin de là — accablaient plutôt l'homme dans ce genre d'affaire. En effet, il naissait trois filles pour un garçon sur cette planète dure où survie et religion avaient strictement codifié les responsabilités de chacun. Un homme qui s'autorisait une passade » violait sa première obligation, car il devait protéger et nourrir la femme qui lui donnait son amour et porterait ses enfants. Mais la faute n'incombait pas uniquement à l'homme, et même les Graysoniens qui respectaient le seigneur Harrington ne savaient trop que penser de sa relation avec Tankersley. La majorité semblaient accepter cette évidence que les Manticoriens n'avaient pas les mêmes valeurs morales et que, pour eux, ni Tankersley ni elle n'avaient fauté. Toutefois,LaFollet soupçonnait la plupart de faire tout leur possible pour éviter d'y réfléchir. À n'en pas douter, les fanatiques qui la haïssaient pour tout ce qu'elle représentait le savaient eux aussi. Tôt ou tard, l'un d'eux ferait valoir cet argument en sa présence, et le major savait combien elle en serait blessée. Sur un plan politique, certes, mais surtout personnellement, là où la perte de l'homme qu'elle aimait avait déchiré son âme. Il ne discuta donc pas sa décision. Il se promit plutôt de parcourir les fiches des agitateurs avec Hill pour identifier les véritables ordures. Lady Harrington serait sans doute furieuse contre lui pour avoir « raisonné » avec ces individus, mais il aurait sans hésiter risqué bien pire pour clouer leur bec aux seuls salauds susceptibles de vraiment la faire souffrir. Honor fronça un instant les sourcils lorsque le chef de ses hommes d'armes croisa son regard. Il se passait quelque chose derrière ces yeux gris innocents, mais elle n'arrivait pas à deviner quoi. Elle décida de garder un œil sur lui, puis écarta cette idée et reposa Nimitz sur sa chaise afin de se concentrer sur son repas. Le programme de l’après-midi était chargé, et elle avait perdu assez de temps à s'apitoyer sur elle-même. Plus vite elle aurait fini de manger, plus vite elle pourrait se mettre au travail, se dit-elle en prenant sa fourchette. CHAPITRE TROIS Honor s'arrêta brusquement dans le jardin : Nimitz venait de bondir de son épaule. Elle le regarda disparaître comme une flèche gris crème dans un massif d'arbustes, puis elle ferma les yeux et ébaucha un sourire en le suivant par leur lien empathique à travers les azalées terriennes en fleur et les fleurs-épis de Sphinx. Andrew LaFollet s'arrêta en même temps que son seigneur et haussa les sourcils en remarquant l'absence de Nimitz. Puis, comprenant, il hocha la tête, ironique. Il se mit à scruter les alentours par pure habitude et croisa patiemment les bras. Sur toute autre planète, un jardin tel que celui-ci aurait inclus quelques spécimens de la flore locale, mais aucune plante aborigène, si belle soit-elle, n'était autorisée sur les terres du manoir Harrington. La végétation de Grayson présentait un danger pour les humains, notamment ceux qui avaient grandi dans des environnements plus sains, or sur aucun des trois mondes habitables du système binaire de Manticore on ne trouvait de concentrations toxiques de métaux lourds. Il manquait donc à Honor cette tolérance limitée que l'évolution avait conférée aux natifs de Gray-son, et les architectes du manoir Harrington avaient refusé de l'exposer — ainsi que Nimitz — à ce danger. Ils avaient préféré faire l'effort coûteux (et secret) de découvrir et d'importer ses fleurs sphinxiennes favorites, mais une grande partie des essences du jardin provenaient directement de la vieille Terre. Il en allait de même pour la faune. Elle se promenait dans un jardin botanique et zoologique peuplé d'espèces terriennes et sphinxiennes, conçu tout spécialement pour son plaisir. Elle avait été à la fois touchée de ce geste et choquée par son coût. Si elle avait su ce qui se préparait, elle aurait combattu ce projet, mais elle l'avait découvert trop tard, alors que le Protecteur Benjamin lui-même en avait ordonné l'aménagement. Dans ces circonstances, elle ne pouvait que se montrer reconnaissante, et pas seulement en son nom. Car, si Nimitz était plus malin que bien des personnes sur deux pieds et, malgré son incapacité à produire un discours humain, comprenait un vocabulaire plus vaste que bien des adolescents manticoriens, on ne pouvait pas lui demander de saisir des concepts comme « empoisonnement à l'arsenic » ou « cadmium ». Elle pensait l'avoir convaincu qu'il y avait du danger au-delà du dôme, mais de là à savoir s'il comprenait réellement la nature du risque, il y avait un pas, et le jardin était le terrain de jeu du chat sylvestre plus encore que celui de sa compagne. Elle trouva un banc à tâtons et s'y affala. LaFollet se mit en position à ses côtés, mais elle s'en rendit à peine compte : les yeux fermés, elle suivait Nimitz dans les broussailles. Les chats sylvestres, redoutables chasseurs, occupaient le sommet de la chaîne alimentaire forestière de Sphinx, et elle ressentit la joyeuse étincelle de plaisir du prédateur. Il n'avait pas besoin d'attraper sa propre nourriture, mais il voulait garder les sens aiguisés, et elle partageait son entrain tandis qu'il traversait les ombres en silence. L'image mentale d'un écureuil sphinxien (qui ne ressemblait en rien à l'animal terrien du même nom) lui apparut soudain. Le chat sylvestre la projetait avec une clarté surprenante, de toute évidence intentionnellement, et elle vit à travers ses yeux l'animal assis près de son trou, rongeant la lourde cosse d'un cône' de pseudo-pin. Une douce brise artificielle agitait le feuillage, mais Nimitz était sous le vent et il se rapprocha sans bruit. Il se glissa jusqu'au petit rongeur inconscient de la présence de ce grand prédateur aux crocs acérés perché au-dessus de lui, et Honor ressentit son plaisir simple devant cette réussite. Puis il étira une patte antérieure, tendit un long doigt délicat et piqua l'écureuil de sa griffe aiguisée. Le cône vola et le petit rongeur sursauta. Il se retourna, abasourdi, puis couina, frappé de terreur en se retrouvant face à son plus redoutable ennemi naturel. Il se mit à trembler de tout son corps, puis Nimitz émit un blic enjoué et le renversa, toujours de la même patte. Le coup était beaucoup plus doux qu'il n'y paraissait, mais l'écureuil poussa un cri, la surprise prenant le pas sur la peur. Il effectua une folle roulade et se redressa pour bondir vers son trou de toute la vitesse de ses six pattes. Il disparut en poussant un dernier cri, et Nimitz s'assit en gazouillant de satisfaction et de bonne humeur. Il gagna le trou et le flaira, mais il n'avait pas plus l'intention d'aller chercher sa victime tremblante qu'il n'avait voulu la tuer. Son but — pour cette fois — était de s'assurer qu'il en était toujours capable, non de faire un sort aux animaux du jardin. Il rejoignit sa compagne d'un pas lent, tout en balançant sa queue préhensile. « Tu sais que tu es un monstre, boule de poils ? » fit Honor en le voyant reparaître. Il répondit d'un joyeux blic! et bondit sur ses genoux. LaFollet eut un grognement moqueur, mais le chat l'ignora comme indigne de son intérêt. Il examina ses griffes et en ôta un peu de terre, puis il se redressa et lissa ses moustaches sous le nez d'Honor, l'air terriblement suffisant. « Cet écureuil ne t'a rien fait », ajouta-t-elle, et il haussa les épaules. Les chats sylvestres ne tuaient que par nécessité mais, en tant que chasseurs, ils prenaient un plaisir indéniable à traquer leur proie, et Honor se demandait souvent s'il ne fallait pas y voir la source de leur bonne entente avec les humains. En tout cas, Nimitz avait manifestement catalogué ce pauvre animal dans les catégories « comestible, écureuil, un », et il se moquait éperdument du traumatisme que le rongeur avait pu subir. Honor secoua la tête d'un air résigné, puis grimaça lorsque son chrono se mit à sonner. Elle y jeta un regard et grimaça de plus belle, avant de ramasser Nimitz pour le mettre sur son épaule. Il posa une main délicate et puissante sur le sommet de sa tête afin de garder son équilibre et émit un blic interrogatif. Elle haussa les épaules. « Nous sommes en retard, et Howard va me tuer si je manque cette réunion. — Oh, je doute que le régent en vienne à une telle extrémité, milady. » Honor gloussa à la remarque de LaFollet, mais Nimitz n'eut qu'un reniflement de dédain pour l'importance que l'humanité en général – et sa compagne en particulier – attachait aux concepts d'« heure » et de « ponctualité ». Toutefois, il savait toute protestation inutile et s'installa en enfonçant ses griffes dans le gilet d'Honor dès qu'elle reprit son chemin. Honor portait un costume graysonien raisonnablement traditionnel, et ses jupes tourbillonnaient au rythme de son pas allongé tandis qu'elle se dirigeait vers le portique oriental. LaFollet, comme beaucoup de Graysoniens, était plus petit qu'elle, et il devait presque courir pour rester à sa hauteur. Cela portait sans doute un coup à sa dignité, et elle lui adressa intérieurement des excuses pour l'allure qu'elle lui imposait, sans toutefois ralentir. Elle allait vraiment être en retard, et il leur restait un long trajet. Le manoir Harrington était beaucoup trop grand, luxueux et coûteux à son goût, mais on ne l'avait pas consultée lors de sa construction. Les Graysoniens l'avaient conçu comme un cadeau 1—à la femme qui avait sauvé leur planète – elle ne pouvait donc se plaindre – et elle s'était résignée à en accepter la splendeur avec un léger sentiment de culpabilité. De toute façon, comme le soulignait volontiers Howard Clinkscales, on ne l'avait pas bâti uniquement pour elle. En effet, la plus grande partie de l'imposant manoir était vouée aux sections administratives du fief Harrington, et elle devait bien admettre qu'il ne semblait pas y avoir trop de place. Ils quittèrent le jardin, et elle adopta un pas plus protocolaire lorsque la sentinelle permanente en faction devant le portique oriental (l'entrée principale du manoir) se mit au garde-à-vous. Honor résista à ses réflexes d'officier de la Spatiale qui lui commandaient de rendre le salut et se contenta d'un signe de tête. Puis elle commença de gravir l'escalier, suivie de LaFollet, au moment même où un homme aux cheveux blancs, l'air féroce, sortait en jetant à son chrono un regard contrarié. Il leva les yeux au bruit de ses pas sur les marches de pierre locale, et sa mine renfrognée fit place à un sourire tandis qu'il dévalait les escaliers à sa rencontre. « Excusez notre retard, Howard, dit-elle d'un air penaud. Nous étions en route lorsque Nimitz a aperçu un écureuil. » Le sourire d'Howard Clinkscales se fit espiègle, digne des pires garnements, et il agita un index réprobateur. Nimitz dressa les oreilles en une réponse insolente, et le régent se mit à glousser. Autrefois, Clinkscales se serait senti très mal à l'aise face à une créature xénomorphe – et horrifié à la seule idée qu'une femme puisse porter la clef de seigneur – mais cette époque était révolue, et ses yeux brillaient lorsqu'il les tourna vers Honor. « Ah, évidemment, milady, si c'était important, vous n'avez pas besoin de vous excuser. D'un autre côté, nous sommes quand même censés avoir fini la paperasse lorsque le chancelier Prestwick appellera pour confirmer l'approbation du Conseil. — Mais je croyais qu'il s'agissait d'une annonce surprise, répondit Honor d'un ton plaintif. Ça ne veut pas dire que vous pourriez me laisser respirer ? — Une surprise pour vos sujets et les autres Clefs, milady, pas pour vous. Alors n'essayez pas d'y échapper en me faisant les yeux doux. De toute façon, vous n'êtes pas encore assez douée. — Mais vous n'arrêtez pas de me dire que je dois apprendre à faire des compromis. Comment vais-je y arriver si vous refusez d'en faire avec moi ? » Clinkscales grommela, mais ils savaient tous deux que cette étrange doléance avait un fond de sérieux. L'exercice du pouvoir autocratique, privilège des seigneurs, embarrassait Honor, pourtant elle trouvait souvent heureuse la façon dont les choses étaient organisées. Le système différait certes des traditions dans lesquelles elle avait été élevée, mais elle n'était absolument pas faite pour un poste gouvernemental dans le Royaume stellaire, même sans les expériences déplaisantes que les luttes partisanes manticoriennes lui avaient infligées. Elle n'y avait jamais vraiment réfléchi avant d'être parachutée au rang de seigneur mais, une fois qu'elle avait dû assumer son rôle en tant qu'une des Clefs autocratiques de Grayson, elle avait découvert la raison de son aversion instinctive pour la politique. Toute sa vie, on l'avait formée à prendre des décisions, à identifier des objectifs et à employer tous les moyens possibles pour les atteindre, sachant que la moindre hésitation ne ferait qu'augmenter le nombre final de cadavres. Le besoin constant qu'avaient les hommes politiques de repenser leur position et de rechercher le compromis lui était étranger, comme à bien des militaires sans nul doute. Les politiciens étaient formés à penser en ces termes, à cultiver le consensus moins que parfait et à accepter des victoires partielles – et il ne s'agissait pas simplement de pragmatisme. Cette attitude évitait aussi de sombrer dans le despotisme, mais ceux qui faisaient la guerre préféraient choisir les solutions directes et décisives aux problèmes, et un officier de Sa Majesté n'aurait pas osé se contenter de moins que la victoire. Les question en demi-teinte gênaient les guerriers, et une demi-victoire signifiait en général qu'ils avaient laissé leurs soldats mourir pour trop peu, ce qui expliquait certainement leur goût pour les systèmes autocratiques dans lesquels le peuple faisait ce qu'on lui disait sans protester. Et cela expliquait aussi, se dit-elle avec une pointe d'ironie, pourquoi les militaires, si nobles fussent leurs mobiles, se plantaient lamentablement lorsqu'ils prenaient le pouvoir dans une société de tradition démocratique : ne sachant pas comment faire fonctionner la machine, ils finissaient trop souvent par la briser sous le coup de la frustration. Honor abandonna le cours de ses pensées pour sourire à Clinkscales. « D'accord, entêtez-vous. Mais attention, Howard ! Il faudra bien que quelqu'un fasse ce discours devant l'association "Dames et Jardins" la semaine prochaine. » Clinkscales blêmit et prit une expression si horrifiée qu'Honor éclata de rire, à sa propre surprise. Même LaFollet gloussa, mais il afficha une expression neutre dès que Clinkscales le regarda. « Euh... je garderai ce détail en tête, milady, fit le régent au bout d'un moment. Entre-temps, toutefois... » Il désigna les marches d'un geste et Honor hocha la tête. Ils montèrent ensemble les derniers mètres qui les séparaient du portique, LaFollet sur les talons. Elle allait ajouter quelque chose à l'adresse de Clinkscales, mais elle s'immobilisa. Ses yeux s'étrécirent et prirent la dureté du silex; Nimitz se mit à siffler, les oreilles aplaties. Le régent cilla, surpris, puis grogna comme un sanglier furieux en suivant la direction de son regard. « Je suis désolé, milady. Je vais les faire évacuer immédiatement », dit-il d'un ton dur, mais Honor secoua brusquement la tête. Ses narines s'évasèrent sous l'effet de la colère, mais ses poings se desserrèrent. Elle leva la main pour caresser Nimitz, sans quitter des yeux les quelque cinquante hommes rassemblés juste derrière le portail oriental. Elle répondit d'une voix monocorde. « Non, Howard. Laissez-les tranquilles. — Mais, milady... — Non », répéta-t-elle sur un ton plus naturel. Elle fixa encore un moment les manifestants, puis se reprit et parvint à afficher un sourire ironique. « Au moins, ils font des progrès en dessin », remarqua-t-elle d'un air badin. Andrew LaFollet serrait les dents en fusillant du regard les manifestants qui faisaient les cent pas devant le portail du dôme. La plupart de leurs pancartes portaient des inscriptions bibliques ou des citations du Livre de la Nouvelle Voie,regroupant les enseignements d'Austin Grayson, fondateur de l'Église de l'Humanité sans chaînes, qui avait emmené ses fidèles de la vieille Terre au monde qui portait son nom. Ces placards étaient déjà terribles car leurs concepteurs avaient eu recours à toutes les citations qui, à leur connaissance, dénonçaient l'idée que la femme puisse être l'égale de l'homme, mais la moitié des autres représentaient de grossières caricatures politiques qui montraient Lady Harrington sous les traits d'une gargouille avide décidée à mener la société à sa ruine. Le moins insultant aurait constitué une injure mortelle pour n'importe quelle Graysonienne, mais même ceux-là mettaient le major dans une rage moins noire que ceux qui se contentaient de deux mots : « Putain infidèle. » « S'il vous plaît, milady ! lança-t-il d'une voix plus dure encore que celle de Clinkscales. Vous ne pouvez pas les laisser... — Je ne peux rien faire d'autre », coupa Honor. Il émit un grognement furieux, et elle lui posa la main sur l'épaule. « Vous savez bien que je n'y peux rien, Andrew. Ils ne sont pas à l'intérieur du manoir, et ils n'enfreignent aucune loi. Nous ne pouvons pas toucher à des manifestants respectueux de la loi sans l'enfreindre nous-mêmes. — Des ordures respectueuses de la loi, vous voulez dire, milady. » La voix de Clinkscales exprimait une agressivité froide et effrayante, mais il haussa les épaules d'un air triste quand elle se tourna vers lui. « Oh, oui, vous avez raison... On ne peut absolument pas les toucher. — Mais aucun d'eux n'appartient au fief ! Ce sont tous des extérieurs ! » protesta LaFollet. Il avait raison, et Honor le savait. Ces hommes étaient venus – on les avait envoyés, plutôt –d'autres fiefs; le prix de leur voyage et de leur séjour était payé par les contributions d'autres qui partageaient leur opinion. L'effort paraissait grossier par rapport à ce que les « conseillers en communication » manticoriens auraient pu faire, mais, il faut l'avouer, ces manifestants étaient handicapés par leur sincérité. « Je le sais bien, Andrew, et je sais aussi qu'ils représentent un courant minoritaire. Malheureusement, je ne peux pas réagir sans entrer dans leur jeu. » Elle les regarda encore quelques instants, puis leur tourna délibérément le dos. « Je crois que vous m'aviez parlé de paperasse à remplir, Howard ? — En effet, milady. » Clinkscales paraissait beaucoup moins serein qu'elle, mais il hocha la tête et entra le premier. LaFollet les suivit sans un mot jusqu'au bureau d'Honor, mais Nimitz transmit à sa compagne le chaos de ses émotions. La fureur de l'animal bouillonnait sur leur lien, se mêlant à celle de LaFollet dans un coin de son esprit, et elle s'arrêta devant la porte pour poser une fois de plus la main sur l'épaule du major. Elle ne dit rien; elle croisa simplement son regard avec un petit sourire triste et le lâcha. Puis la porte se referma sur Clinkscales et elle. LaFollet, en rage, fixa un long moment le battant clos. Enfin il prit une profonde inspiration, hocha la tête pour lui-même et alluma son unité de com. « Simon ? — Oui, monsieur ? » répondit aussitôt la voix du caporal Mattingly. Le major grimaça. « Il y a des... gens qui brandissent des pancartes devant le portail oriental, dit-il. — Des gens, monsieur ? fit lentement Mattingly. — Des gens, oui. Bien sûr, le seigneur Harrington dit que nous ne pouvons pas les toucher, donc... » LaFollet laissa sa phrase en suspens. Il pouvait presque voir le caporal acquiescer à ce qu'il n'avait pas dit. «Je comprends, monsieur. Je dirai à tous les gars de les laisser tranquilles avant de finir mon service. — Bonne idée, Simon. Nous ne voudrions pas les voir impliqués si un incident fâcheux se produisait. D'ailleurs, à ce propos, vous devriez peut-être me dire où vous trouver si j'ai besoin de vous avant que votre service reprenne. — Sans problème, monsieur. J'avais pensé aller rendre visite aux équipes de construction de Dômes aériens. Ils finissent cette semaine, et vous savez combien j'aime les regarder travailler. En plus, ils sont tous dévoués au seigneur Harrington, alors je m'efforce de les tenir au courant de ce qui se passe autour d'elle. — C'est très gentil de votre part, Simon. Je suis sûr qu'ils apprécient », fit LaFollet avant de couper la communication. Il s'adossa contre le mur et, un mince sourire aux lèvres, reprit sa faction. CHAPITRE QUATRE La femme qu'elle voyait dans son miroir restait une étrangère, mais elle lui devenait progressivement plus familière. Honor passa une dernière fois la brosse dans ses cheveux qui lui tombaient maintenant jusqu'aux épaules, puis elle la tendit à Miranda LaFollet et se leva. Elle se tourna vers la glace, lissa de la main un petit pli sur son court gilet en daim vert jade et examina le drapé de sa jupe blanche. Elle avait fini par s'habituer aux jupes et, tout en persistant à les juger très peu pratiques, elle avait conclu sans enthousiasme qu'elle aimait leur allure. Elle pencha la tête, scrutant son reflet comme s'il s'agissait d'un jeune officier se présentant à elle pour la première fois, tandis que Miranda l'observait, prête à corriger le moindre défaut, réel ou imaginaire, dans son apparence. Honor avait refusé de s'entourer de l'armée de domestiques traditionnellement attachés aux seigneurs, irritant certains membres de son personnel qui en jugeaient leur importance diminuée. Elle n'en avait cure, pourtant elle avait capitulé – de mauvais gré –quand on lui avait demandé de garder au moins une domestique attitrée. Personne au manoir n'osait faire de remarques sur le fait que MacGuiness, en tant qu'homme, ne pouvait pas décemment être le serviteur personnel d'une femme, mais la situation avait offert des arguments tout prêts à ses détracteurs extérieurs. De plus, Mac avait assez à faire en tant que majordome, et il n'était pas plus familier qu'elle du style graysonien à leur arrivée. Elle pensait avoir du mal à trouver une femme de chambre supportable, mais Andrew LaFollet avait proposé, non sans hésitation, les services de sa sœur Miranda. Sa parenté avec le major l'avait automatiquement recommandée aux yeux d'Honor, et, si Miranda n'était pas du genre à prendre d'assaut les bastions de la suprématie masculine, elle était néanmoins indépendante et courageuse. Honor craignait que la jeune femme ne trouve son titre officiel de « femme de chambre » dévalorisant, mais la profession bénéficiait d'une bien meilleure reconnaissance sociale sur Grayson qu'un extraplanétaire n'aurait pu le soupçonner. La femme de chambre d'une dame des classes supérieures était une professionnelle bien payée et très respectée, pas une bonne à tout faire, et Miranda convenait parfaitement à Honor qui avait besoin d'une amie et d'un guide culturel beaucoup plus que d'une servante. Miranda s'était glissée sans peine dans ce rôle. Elle s'inquiétait peut-être un peu trop de la tenue d'Honor, mais c'était sans doute un aspect inévitable du bagage culturel de toute Graysonienne —ce qui se comprenait, Honor l'admettait volontiers, sur une planète où l'on comptait trois fois plus de femmes que d'hommes et où la seule carrière à laquelle une jeune fille pouvait aspirer depuis un millénaire était celle d'épouse et de mère. Et, bien qu'elle eût souhaité que Miranda la laisse parfois respirer, il lui fallait maîtriser pour son nouveau rôle les talents que celle-ci pouvait lui apprendre, elle en avait conscience. L'idée ne différait guère de celle qui requérait d'un officier de la Spatiale une présentation toujours impeccable; seules changeaient les règles définissant cette présentation. Elle prit son chapeau des mains de Miranda en la remerciant d'un geste, puis le posa sur sa tête en esquissant un sourire. Elle préférait le béret réglementaire ou un bon vieux feutre, pourtant un plaisir espiègle chassa toute tristesse de ses yeux lorsqu'elle ajusta celui-ci avant de s'admirer dans le miroir. À l'image de nombreuses femmes sur Grayson, elle portait un chapeau à larges bords, mais elle en relevait le côté droit. Cette fantaisie le faisait ressembler au couvre-chef des gardes de l'office des forêts de Sphinx, et elle l'avait d'abord adoptée pour la même raison que les gardes : la place d'un chat sylvestre était sur l'épaule de son maître, et un bord classique aurait gêné Nimitz. Toutefois, ce détail donnait aussi au chapeau une élégance osée que soulignait encore sa simplicité presque austère. Blanc, il dédaignait les plumets souvent très colorés des chapeaux traditionnels au profit d'un simple ruban du même vert sombre que son gilet, ruban dont les extrémités lui descendaient jusqu'à la taille. Tout comme le mouvement élégant de sa jupe, il soulignait sa longue silhouette et suivait ses mouvements, concordant ainsi avec l'image qu'elle cultivait délibérément. Les dames de la haute société graysonienne rappelaient furieusement à Honor les paons de la vieille Terre : superbes, colorées, vives... et un peu trop baroques à son goût. Elles portaient de somptueuses parures, d'amples gilets richement brodés et un tourbillon de jupes aptes à dissimuler leur corps dans leurs nombreux plis et leur dentelle. Honor ne mettait rien de tel, non sans raison. Un tel accoutrement aurait encore grandi une personne de sa taille, pensait-elle, et elle n'avait pas attendu Miranda et son expression pleine de tact pour comprendre qu'il lui manquait la grâce naturelle des Graysoniennes dans le maniement de tels costumes. Elle s'appliquait à apprendre, mais ces talents se révélaient plus difficiles à acquérir qu'il n'y paraissait, surtout pour qui avait passé toute sa vie en uniforme. Elle se répétait donc qu'un bon tacticien surmontait ses handicaps en tirant le meilleur parti de ses avantages : si elle ne pouvait pas s'adapter à la mode locale, il était temps de profiter honteusement de son statut de seigneur pour faire la mode, et Miranda s'était associée avec enthousiasme à ce projet. La beauté d'Honor était de celles qui s'épanouissent à la maturité, or le prolong avait étiré le processus de maturation sur plus de vingt années T. En conséquence, elle comprenait très bien ce que le vilain petit canard avait dû ressentir, et elle se demandait si sa passion de toujours pour l'athlétisme ne venait pas de là : elle y gagnait alors comme un prix de consolation qui compensait la laideur de son visage et qui la maintenait en excellente condition physique, tout en valorisant ses atouts. Enfin, quel qu'ait été son raisonnement inconscient, elle se savait mince et musclée, la démarche souple, et ses vêtements sobres mais flottants soulignaient son maintien et les courbes gracieuses de son corps d'une façon qui aurait autrefois horrifié la bonne société graysonienne. Elle exécuta devant la glace l'une des révérences qu'elle s'était donné tant de mal à apprendre et gloussa comme la belle dame du miroir la lui rendait avec une hauteur tout aristocratique. Rien à voir avec la fille de franc-tenancier de son enfance sur Sphinx, et encore moins avec le capitaine Honor Harrington, Flotte royale manticorienne. Et ce n'était sans doute pas plus mal, se dit-elle avec une bouffée d'amertume familière, car elle n'était plus le capitaine Harrington. Certes, elle avait toujours le droit de revêtir l'uniforme qu'elle avait porté ces trente dernières années, mais elle s'y refusait. Ce n'était pas la faute de la Spatiale si on lui avait enlevé son vaisseau en la retirant du service actif. Si quelqu'un en portait la responsabilité, c'était elle seule, car elle savait dès le début que les politiciens ne laisseraient pas d'autre choix à la Flotte si elle tuait un pair du Royaume en duel. Mais les circonstances importaient peu, Harrington ne se raccrocherait pas à cette béquille symbolique, à un uniforme emblématique des responsabilités qu'on lui refusait. Quand viendrait le jour d'assumer à nouveau ces responsabilités – s'il venait jamais –, alors... Un blic chargé de reproches retentit, et elle se tourna vers Nimitz, les bras ouverts. Le chat sylvestre y bondit et se glissa sur son épaule. Il prit bien garde à éviter le ruban qui pendait du chapeau en plantant les griffes de ses membres antérieurs dans son gilet, juste au-dessus de la clavicule droite, et elle sentit un poids familier sur son épaule tandis que les griffes des membres posté rieurs s'enfonçaient plus bas dans son dos afin d'affermir sa position fléchie habituelle. Ces griffes mortelles mesuraient un peu plus d'un demi-centimètre, mais ce qui passait aux yeux de tous pour du daim naturel n'en était pas, et elle se demandait lequel d'Andrew LaFollet ou de Nimitz s'en réjouissait le plus. Son boléro était coupé dans le même matériau dont elle faisait matelasser ses vestes d'uniforme pour les protéger des griffes du chat sylvestre; sa capacité à arrêter les fléchettes de pulseurs de petit calibre n'était qu'un avantage bienvenu du point de vue de son homme d'armes. Elle sourit à cette pensée et gratta le menton de Nimitz, puis rectifia une dernière fois la position des deux seuls bijoux qu'elle portait. L'or de l'Étoile de Grayson brillait au bout d'un ruban rouge sang passé autour de son cou, et la clef patriarcale des seigneurs, en or elle aussi, pendait juste au-dessous, sur sa lourde chaîne ouvragée. Leur port était requis lors des cérémonies officielles, or celle du jour entrait sans conteste dans cette catégorie. Et puis, se dit-elle avec une pointe d'humour, autant l'avouer : elle aimait leur effet sur elle. « Alors ? » demanda-t-elle à Miranda. La femme de chambre l'examina avec autant d'attention qu'elle-même, puis hocha la tête. « Vous êtes superbe, milady », dit-elle. Honor se mit à rire. « Je prends le compliment dans l'esprit où il a été fait, mais on ne doit pas mentir à son seigneur, Miranda. — Bien sûr que non, milady. C'est bien pour ça que je ne le fais pas. » Les yeux gris de Miranda, si semblables à ceux de son frère, brillaient d'espièglerie. Honor secoua la tête : « Avez-vous déjà envisagé de faire carrière dans la diplomatie ? demanda-t­elle. Vous seriez parfaite. » Miranda sourit et Nimitz émit un petit blic rieur à son oreille. Honor prit une dernière profonde inspiration, adressa un signe de tête approbateur à son reflet puis se tourna vers la porte derrière laquelle patientaient ses hommes d'armes. CHAPITRE CINQ Harringtonville n'aurait été qu'une agglomération moyenne sur Manticore, mais elle paraissait grande ici, car l'architecture locale reflétait les faiblesses technologiques de Grayson avant son alliance avec le Royaume : plutôt que les tours imposantes typiques des civilisations maîtrisant l'antigrav, on y trouvait des bâtiments bas — une tour de trente étages aurait semblé monstrueuse — et, pour un nombre de logements équivalent, il fallait occuper un terrain bien plus vaste. Honor persistait à trouver cela étrange tandis que son géodyne descendait en ronronnant l'avenue Courvosier, la laissant contempler sa capitale. Elle avait surmonté sa gêne — non sans peine — à l'annonce que fief et capitale devaient porter le même nom mais, en regardant défiler les bâtiments, elle se disait une fois de plus qu'un gouffre séparait Graysoniens et Manticoriens. Il aurait été bien plus efficace d'utiliser les technologies nouvellement acquises pour construire des tours dignes de ce nom — une seule aurait suffi à loger toute la population d'Harringtonville et se serait révélée facile à isoler de son environnement hostile — mais on ne raisonnait pas ainsi sur Grayson. Les sujets d'Honor formaient un étonnant mélange de traditionalisme obstiné et d'inventivité. Ils avaient fait preuve d'une grande imagination dans leur usage des nouvelles technologies pour bâtir la ville entière en trois ans à partir de rien — c'était sans doute un record pour un projet de cette envergure. Mais ils l'avaient conçue à leur idée, et elle s'était montrée assez sage pour ne pas discuter la question. Après tout, ça allait devenir leur habitat et ils avaient le droit de le faire à leur convenance. À regarder les larges avenues et les taches vertes disséminées dans cet échiquier urbain, elle devait bien admettre qu'elle était accueillante. Différente de toutes les villes de sa connaissance, mais curieusement accueillante. Elle enfonça un bouton pour baisser la vitre plastoblindée et respirer la douce odeur du cornouiller et du cerisier à l'entrée du géodyne dans le parc Bernard-Yanakov. Un millier d'années, pensa-t-elle. Le combat que les premiers Graysoniens avaient mené pour simplement rester en vie dépassait l'imagination de bien des gens, mais ils avaient en plus préservé les arbres de la vieille Terre pendant un millier d'années. La préservation du cornouiller — non pour son utilité mais pour sa seule beauté — supposait un travail de titan, et pourtant ils avaient réussi. Ces arbres n'étaient peut-être plus identiques à ceux de la Terre, mais ils s'en rapprochaient, et les cerises graysoniennes demeuraient comestibles — pour les natifs, en tout cas. Pour sa part, Honor n'aurait jamais osé en manger, à moins de les faire venir des fermes orbitales où l'on avait conservé intactes les souches terrestres d'origine (quand on ne les avait pas réimportées lorsque l'Étoile de Yeltsin avait retrouvé une capacité de voyage interstellaire), toutefois les Graysoniens s'étaient suffisamment adaptés à leur environnement pour les supporter. Il avait bien fallu, d'ailleurs, car il était physiquement impossible de décontaminer complètement les terres arables planétaires et de les maintenir en l'état. Du moins jusque-là, pensa-t-elle en levant les yeux vers le dôme de cristoplast qui couvrait toute la ville ainsi que plusieurs milliers d'hectares de terrain non bâti. Les gens d'ici vivaient plus comme les résidents d'un habitat orbital qu'à la manière d'une population planétaire normale, et leurs maisons étaient des enclaves scellées emplies d'air filtré et d'eau distillée, mais Harringtonville changerait tout ça. Pour la première fois, des architectes graysoniens avaient conçu leur ville comme une unité vivante qui respirait, dont on pouvait parcourir les rues sans porter de masque respiratoire de secours. Et la même technologie s'étendrait bientôt au secteur agricole. La production agricole avait toujours représenté un facteur limitant pour la population locale. Même les natifs ne pouvaient survivre aux légumes issus d'une terre impropre à la culture, et maintenir la décontamination du sol était une tâche cauchemardesque; du coup, plus des deux tiers des produits agricoles étaient cultivés dans l'espace. Les fermes orbitales offraient un bien meilleur rendement à volume égal que leurs équivalents planétaires, mais leur construction avait coûté des sommes considérables, surtout avec la technologie graysonienne de l'époque précédant l'alliance. Historiquement, les besoins alimentaires de la population absorbaient tous les ans soixante-dix pour cent du produit systémique brut de Yeltsin, mais la situation n'allait pas tarder à changer. Les prévisions de Dômes aériens de Grayson, SARL, indiquaient qu'on pouvait produire dans des fermes sous dôme — rien de plus, en somme, que de vastes serres auto contenues — pour un coût de production inférieur de trente pour cent à celui des structures orbitales, le tout avec un investissement de départ bien plus faible. Cela aurait des conséquences à la fois économiques et démographiques stupéfiantes. Dômes aériens allait non seulement rendre les villes plus agréables, mais aussi éliminer des facteurs qui forçaient depuis toujours les Graysoniens à pratiquer un contrôle draconien de leur population, et seuls l'arrivée de la technologie manticorienne et le soutien financier d'Honor avaient rendu cette entreprise possible. Elle ressentit un profond sentiment de triomphe à cette idée et adressa un sourire au dôme, puis le géodyne prit un dernier tournant, et son sourire s'effaça. Un cercle de manifestants entourait le centre Yountz, au cœur du parc Yanakov : des vautours au visage de pierre indifférents aux railleries que leur lançait un petit groupe de Harringtoniens. Un cordon de gardes seigneuriaux dans leurs vestes vert sombre et pantalons plus clairs protégeait les manifestants de toute prise à partie plus physique, et Honor devina la colère de LaFollet à ses côtés. Le major détestait voir la garde assurer la protection de ces gens qui méprisaient son seigneur, mais elle parvint à garder une expression sereine. Après tout, ce n'était pas une surprise. Les agitateurs s'étaient calmés récemment, mais elle savait qu'ils seraient présents aujourd'hui. Elle soupira et se répéta qu'elle devrait se montrer reconnaissante de la diminution du nombre de manifestations. Les groupes qui assiégeaient tous les jours le manoir Harrington avaient abandonné leur poste durant la semaine, et Honor ressentait encore un plaisir coupable en pensant à la raison de leur départ. La première contre-manifestation avait apparemment été improvisée par une centaine d'ouvriers de Dômes aériens. Ils étaient arrivés en quête de bagarre, et les deux groupes avaient procédé à un vif échange d'opinions personnelles avant de passer à un échange de coups plus vif encore. Les ouvriers, qui nourrissaient clairement des intentions malveillantes envers leurs adversaires, avaient fini par les poursuivre le long de l'avenue Courvosier. Le même phénomène — à ceci près que plusieurs dizaines de Harringtoniens étrangers à Dômes aériens y avaient participé — s'était reproduit le lendemain et le surlendemain. Au quatrième jour, on ne voyait plus de pancartes hostiles à ses portes. Honor avait ressenti un profond soulagement en constatant à la fois leur absence et l'attitude scrupuleusement neutre de la police de Harringtonville. Elle soupçonnait ses agents d'avoir délibérément attendu que les groupes hostiles à sa personne aient pris la fuite avant d'intervenir pour calmer les diverses émeutes, mais cela valait mieux que si elle les avait utilisés pour faire taire la contestation. Mieux, suite aux instructions strictes qu'elle avait données à Andrew LaFollet, ses hommes d'armes personnels étaient restés complètement à l'écart des événements, et les émeutes lui avaient fourni un prétexte légitime pour exclure tous les manifestants des cérémonies du jour. Malgré tout, l'événement était trop important pour que ses ennemis le laissent passer sans essayer de tout gâcher, et leurs voix s'élevèrent en un chant de dénonciation à l'apparition de sa voiture. Elle serra les dents quand certains mots lui parvinrent mais conserva miraculeusement une expression impassible; puis la voiture les dépassa, et une soudaine avalanche de vivats noya leur mélopée au passage des grilles du centre. Le « centre » consistait en un complexe formé du pavillon Yountz et d'une demi-douzaine d'autres bâtiments disposés autour d'un petit lac, et les lieux étaient bondés. Des bannières colorées flottaient au-dessus des têtes et un orchestre entama l'hymne seigneurial. Des vingtaines de policiers — certains empruntés au fief Mayhew pour atteindre les effectifs nécessaires à cette grande occasion — étaient alignés le long de la route d'accès afin de maîtriser la foule bruyante, et Honor se détendit : un joyeux tonnerre de bienvenue la submergeait. Elle leva la main en signe de remerciement, et Nimitz se dressa sur ses genoux. Le chat sylvestre plastronna en entendant les hourras redoubler, et Honor se mit à rire comme il passait le museau par la vitre et agitait ses moustaches à l'adresse de ses admirateurs. Le géodyne s'arrêta au pied de la plateforme que les équipes de travail avaient dressée devant le pavillon Yountz. En face, les gradins provisoires étaient pleins à craquer, et Honor quitta la voiture dans un tumulte de musique et de cris tandis qu'une double rangée d'hommes d'armes spécialement choisis se mettaient au garde-à-vous. Le rouge lui monta aux joues sous l'assaut de toutes ces vagues sonores. Aujourd'hui encore, elle avait du mal à accepter l'idée qu'elle dirigeait directement, personnellement ces gens, et elle dut se retenir de leur expliquer qu'ils la confondaient sans doute avec une personnalité vraiment importante. Elle posa Nimitz sur son épaule, et Howard Clinkscales s'avança pour l'accueillir. L'imposant régent chenu la salua bien bas, en appui sur le bâton de régence, puis lui offrit son bras et l'escorta entre les rangées de gardes jusqu'aux marches de la plateforme. L'orchestre atteignit la fin de l'hymne seigneurial au moment précis où ils achevaient leur ascension, et les cris de joie firent place au silence tandis qu'Honor quittait le bras de Clinkscales pour se diriger vers le pupitre enveloppé d'un drapeau. Un autre homme aux cheveux blancs — celui-là frêle de vieillesse et habillé tout de noir à l'exception d'un antique col clérical blanc — l'attendait au micro. Elle lui adressa l'une des révérences qu'elle maîtrisait depuis peu, et le révérend Julius Hanks, chef spirituel de l'Église de l'Humanité sans chaînes, lui tendit la main dans un sourire, puis se tourna face à la foule et s'éclaircit la gorge pendant qu'elle prenait place à ses côtés. Prions ensemble, mes frères et sœurs, dit-il simplement, et la foule se tut aussitôt à l'injonction de sa voix amplifiée. Ô Dieu, Père de l'humanité, Toi qui nous mets à l'épreuve, nous Te remercions pour ce jour et pour l'abondance avec laquelle Tu récompenses notre labeur. Nous implorons ta bénédiction, qu'elle soit toujours avec nous dans la grande épreuve de la vie. Fortifie-nous pour faire face à ses défis, et aide-nous à toujours connaître et faire ta volonté, que nous puissions venir à Toi à la fin de nos labeurs avec au front la sueur de ton œuvre et au cœur ton amour. Nous T'implorons très humblement d'accorder toujours ta sagesse à nos dirigeants, et particulièrement à ce seigneur, afin que son peuple prospère sous son règne et marche à jamais sous le soleil de ton amour. Au nom de Dieu qui nous éprouve, de l'Intercesseur et du Consolateur, amen. » Un profond « amen » répondit en écho de la foule, et Honor s'y joignit. Elle ne s'était pas convertie à l'Église de l'Humanité —c'était une des choses qui exaspéraient le plus les prédicateurs de rue —, cependant elle respectait l'Église et la foi personnelle d'hommes tels que le révérend Hanks. Certains aspectsdoctrinaires l'embarrassaient mais, malgré son sexisme tenace, l'Église demeurait un organe vital et vivant, central dans la vie graysonienne, et ses croyances étaient bien moins rigides que celles d'autres religions. Vu son intérêt pour l'histoire militaire, Honor ne savait que trop combien l'intolérance religieuse avait souvent prélevé son tribut de sang et d'atrocités, combien il était rare qu'une foi unique soit universellement acceptée sans devenir un instrument de répression. Et elle connaissait le degré de fanatisme de l'Église de l'Humanité à ses débuts, lorsqu'elle avait abandonné la vieille Terre pour fonder sa propre société parfaite sur cette planète magnifique et traîtresse. Pourtant, l'Église était parvenue à éviter de recourir à la répression ici. À certaines époques de son passé, il en était allé autrement. Elle le savait aussi, car elle s'était attachée à étudier l'histoire de Grayson avec plus d'application encore que celle de Manticore. Il le fallait, car elle devait apprendre à connaître et comprendre le peuple sur lequel le hasard l'avait appelée à régner. Alors, en effet, elle savait à quelles périodes l'Église s'était ossifiée, quand la doctrine était devenue dogme. Mais ces dérives duraient rarement, phénomène d'autant plus surprenant que les Graysoniens se montraient profondément conservateurs. Peut-être l'Église avait-elle tiré les leçons des horreurs de la guerre civile qui avait vu mourir la moitié de la population. Ce terrible événement avait sans doute marqué les esprits, pourtant Honor n'y voyait qu'une moitié de la réponse, la planète sur laquelle ils vivaient fournissant l'autre moitié. Grayson était le pire ennemi de ses propres habitants, une menace invisible toujours prête à tuer les imprudents. En cela, elle n'était pas un cas isolé, évidemment. Tout habitat orbital offrait à ses occupants quantité de façons de mourir, et plus d'une planète présentait des dangers équivalents, bien que moins insidieux. Mais la plupart des gens placés dans de tels environnements devenaient esclaves des pratiques qui conditionnaient leur survie, ou rejetaient instinctivement toute tradition pour se lancer dans une quête incessante de meilleurs moyens de survie. Ce qui différenciait les Graysoniens, c'était que, bizarrement, ils avaient mélangé les deux types de réaction. Ils s'étaient accrochés aux traditions qu'ils avaient éprouvées et jugées bonnes, pourtant ils se montraient également prêts à envisager les nouveautés de façon plus ouverte que les Manticoriens eux-mêmes, car les trois planètes habitées du système de Manticore étaient accueillantes pour l'homme. Honor releva la tête lorsque le recueillement de la prière céda la place à des mouvements discrets, et elle ressentit le dynamisme qui animait ces gens étranges et déterminés, son peuple. L'équilibre entre tradition et sentiment identitaire d'une part, et d'autre part le besoin de conquérir l'environnement et la volonté d'innovation qui en découlait. Un mélange curieusement entêtant, qu'elle enviait. Elle se tourna vers ses sujets, et une nouvelle ovation la salua, tandis qu'elle se demandait une fois de plus comment sa propre incorporation au mélange affecterait le résultat. Elle passa en revue les visages. Des milliers, résolus, pleins d'espoir, tous tournés vers elle. Elle tança son estomac qui faisait des nœuds, aidée en cela par un petit blic amusé de Nimitz à son oreille, et elle sourit à l'immense foule. « Merci pour cet accueil chaleureux bien qu'un peu bruyant. » Le micro amplifiait clairement sa voix de soprano, et une vague de rires salua son ton ironique. « Je n'ai pas l'habitude de parler à autant de gens à la fois, poursuivit-elle, et j'ai une expérience limitée des discours, je le crains, alors je vais faire simple. Et (elle désigna les tables lourdement chargées disséminées sur la pelouse), puisque les traiteurs nous attendent, je vais également faire court. » Cette remarque lui valut de nouveaux rires ainsi que quelques applaudissements, et son sourire s'élargit. « Maintenant je connais vos priorités, en tout cas, railla-t-elle en secouant la tête. Eh bien, puisque vous avez faim, ne perdons pas plus de temps. » Nous sommes rassemblés pour inaugurer officiellement le dôme de notre ville. Notre fief est jeune et, pour le moment du moins, pauvre. Vous savez tous combien notre structure financière est fragile ces temps-ci, et vous savez encore mieux que moi ce que coûte la construction d'un nouveau fief à partir de rien. Vous savez combien vous avez travaillé — vous et tous ceux qui participent encore à différents chantiers et n'ont pas pu se joindre à nous —, combien vous avez sué et peiné pour créer cette magnifique cité. » Elle désigna le parc autour d'eux, les bâtiments qu'on devinait derrière les arbres et le dôme étincelant, presque invisible au-dessus de leurs têtes. Elle garda le silence quelques instants, puis s'éclaircit la gorge. « Oui, vous savez tout cela. Mais ce que vous ignorez peut-être, c'est à quel point je suis fière de chacun d'entre vous, et honorée que vous ayez choisi d'abandonner des fiefs plus anciens, bien établis, pour venir ici où il n'y avait rien et créer toute cette beauté pour nous. Votre monde est ancien et j'y suis une nouvelle venue, mais je doute qu'aucun de vos ancêtres ait accompli davantage ni mieux que vous, et je vous remercie tous. Un silence embarrassé mais ravi accueillit ce commentaire sincère, et elle se tourna pour faire signe à un jeune homme parmi les dignitaires présents sur la plateforme de la rejoindre. Adam Gerrick avait toujours l'air déplacé dans son costume solennel, mais la foule le reconnut et applaudit bruyamment l'ingénieur en chef de Dômes aériens de Grayson. « Je pense que vous connaissez tous monsieur Gerrick, fit. Honor en posant une main légère sur l'épaule de l'ingénieur pour cette présentation superflue, et je suis sûre que vous connaissez tous le rôle qu'il a joué dans la conception et la réalisation de notre dôme. Ce que vous ignorez peut-être, en revanche, puisque lui-même n'est pas encore au courant, c'est que le succès de ce projet (elle désigna le dôme de sa main libre) et de nos fermes modèles a été suivi de près ailleurs sur Grayson. Comme je vous le disais, notre fief est jeune et nos finances fragiles, mais monsieur Gerrick est sur le point de changer cela. Le Protecteur Benjamin m'a officiellement informée que son Conseil avait approuvé l'attribution d'une dotation complémentaire à toute cité souhaitant suivre notre exemple et investir dans un dôme urbain ou agricole. » Plusieurs spectateurs se raidirent, la regardant avec un intérêt renouvelé, l'air interrogateur, et elle acquiesça. « À cette heure, Dômes aériens a reçu des commandes fermes pour une somme supérieure à deux cents millions d'austins, et ce n'est qu'un début ! » On aurait dit que le dôme tremblait sous la force du cri de joie qui suivit. Le projet des dômes constituait un pari risqué pour un nouveau fief, et seule la fortune extraplanétaire d'Honor avait rendu l'entreprise possible. Elle avait investi les primes qu'elle avait touchées et l'argent que leur placement avait rapporté pour financer la compagnie à hauteur de douze millions de dollars manticoriens — plus de seize millions d'austins et la SARL avait fourni le dôme de la capitale à prix coûtant puisqu'il s'agissait du modèle de présentation. Pari réussi. Dômes aériens avait une longueur d'avance dans la nouvelle technologie des dômes, ce qui promettait des revenus, des investissements et des emplois pour toute la population du fief Harrington. Gerrick, aux côtés d'Honor, avait le visage en feu tandis que la foule l'acclamait aussi bruyamment que son seigneur. Il n'avait pas vraiment réfléchi aux implications financières de son idée avant de la proposer à Honor. Il ne pensait alors qu'en termes d'efficacité et de défi technique, et elle se demandait s'il se rendait bien compte encore de tout l'argent qu'il allait gagner. En tout cas, il en méritait jusqu'au dernier Austin, de même que Howard Clinkscales, son P.-D.G. Elle attendit que les acclamations enthousiastes retombent, puis elle leva les mains au-dessus de sa tête et adressa un immense sourire à la foule. « Et sur ce, messieurs dames, passons à table ! » s'écria-t-elle, et des éclats de rire lui parvinrent en réponse tandis que les spectateurs se dirigeaient vers les buffets. Officiers de police et gardes seigneuriaux s'appliquaient à contrôler le trafic, mais les Harringtoniens montraient plus de discipline qu'on ne pouvait en demander à des Manticoriens. Ils se mirent en ligne sans trop de confusion, et elle resta à les regarder tout en discutant avec Clinkscales et le révérend Hanks. Tout s'était bien passé. Bien mieux qu'elle ne s'y attendait, en fait – ce qui rendit d'autant plus frappante l'interruption stridente qui suivit. « Repens-toi ! » glapit une voix amplifiée depuis le haut des gradins en train de se vider, et Honor se tourna instinctivement pour faire face à l'importun. Un homme se tenait là, seul, vêtu de noir funèbre, brandissant d'une main un livre noir usé et de l'autre un micro. « Repens-toi et renonce à tes péchés, Honor Harrington, de peur de mener le peuple de Dieu au malheur et à la damnation ! » Honor cilla, et son estomac se serra. L'amplificateur dont se servait l'homme n'avait pas la puissance de ceux installés sur l'estrade – il y avait une limite à la taille des haut-parleurs qu'on pouvait passer sous le nez de ses équipes de sécurité – mais il était poussé au maximum. Il y avait du Larsen, mais sa voix tonnait à toutes les oreilles, et elle sentit son âme blessée, fragile, reculer devant la confrontation. Elle ne pouvait pas gérer ça, pensa-t-elle, au désespoir. Pas maintenant. C'était trop lui demander, et elle s'éloigna du pupitre. Elle pouvait peut-être simplement l'ignorer. Si elle le traitait comme quantité négligeable, peut-être... « Repens-toi, dis-je ! tonna l'homme en noir. À genoux, Honor Harrington, et implore le pardon du Dieu que tu offenses si grossièrement par tes maudites transgressions de sa volonté ! » Ses paroles méprisantes brûlaient comme l'acide, et quelque chose se produisit en elle. Une force qu'elle avait crue perdue à jamais reprit sa place comme un membre luxé se remboîte... ou comme le sas d'un lance-missiles se referme. Ses yeux chocolat se durcirent, et Nimitz se dressa sur son épaule. Il siffla en écho à la rage soudaine de sa compagne, aplatissant les oreilles et découvrant les dents, tandis que Julius Hanks se raidissait à ses côtés. Le bruissement joyeux de la foule faiblit, et les gens se retournèrent. Un ou deux Harringtoniens s'élancèrent avec colère vers l'orateur... pour s'arrêter net en apercevant son col romain. Honor devina le mouvement d'Andrew LaFollet, qui tendait la main vers son unité de com, et elle intercepta son poignet sans même un regard. « Non, Andrew. » Le bras du major se raidit comme s'il allait se libérer, et Nimitz transmit à Honor sa fureur bouillonnante, mais ses muscles finirent par se détendre. Elle tourna la tête vers lui pour un coup d'œil serein, le sourcil haussé, et il acquiesça de mauvais gré en signe d'obéissance. « Merci », dit-elle avant de revenir à son micro. Elle l'ajusta soigneusement dans un silence lourd. Ses sujets avaient émigré vers le fief Harrington, dans l'ensemble, parce qu'ils comptaient parmi les personnes les plus ouvertes de la planète. Ils avaient souhaité venir, et ils respectaient profondément leur seigneur d'origine étrangère. Leur indignation à cette interruption stridente valait celle de LaFollet, mais ils gardaient le respect instinctif de tout Graysonien pour les hommes d'Église. Ce col romain maintenait même les plus furieux à distance et donnait aussi beaucoup plus de poids aux paroles violentes de l'inconnu. « Laissez-moi m'occuper de lui, milady », murmura Hanks. Elle regarda le vieil homme dont les yeux brûlaient de colère. — C'est le frère Marchant, expliqua-t-il. Un ignorant, un fanatique intolérant, dogmatique et obtus. Il n'a rien à faire ici. Sa congrégation se trouve dans le fief Burdette. Pour tout dire, c'est l'aumônier personnel de Lord Burdette. — Ah. >» Honor hocha la tête. Elle comprenait le courroux de Hanks, maintenant, et elle imposa un ferme contrôle à sa propre rage grandissante. Voilà donc comment tous ces manifestants sont arrivés, pensa-t-elle froidement. William Fitzclarence, Lord Burdette, était probablement le plus partial de tous les seigneurs. Si d'autres hésitaient à accepter une femme dans leurs rangs, Burdette ne se posait pas de questions. Seul un avertissement personnel du Protecteur Benjamin l'avait fait taire pendant la cérémonie officielle d'admission, et il ignorait superbement Honor quand il ne pouvait pas l'éviter. Marchant n'aurait pas pu venir sans la permission de son seigneur, donc Burdette et ceux qui le soutenaient avaient manifestement décidé d'appuyer ouvertement l'opposition – ce qui expliquait probablement l'origine des fonds qui avaient payé le séjour de tant de manifestants au fief Harrington. Mais elle y réfléchirait plus tard. Pour l'instant, Marchant la défiait, et elle ne pouvait pas demander à Hanks de lui répondre à sa place. Techniquement, il exerçait son autorité sur tout le clergé de l'Église de l'Humanité, mais la tradition religieuse graysonienne consacrait la liberté de conscience. Si elle le laissait rabrouer publiquement Marchant, cela provoquerait sans doute une crise interne à l'Église qui ne manquerait pas de rejaillir sur elle et d'envenimer la situation politique. D'ailleurs, Marchant la défiait personnellement, et elle devinait le plaisir qu'il en tirait. La petite jouissance d'un bigot persuadé d'accomplir la volonté de Dieu, et qui nourrissait de cette certitude son désir de dénigrer et de faire souffrir. Il l'attaquait trop directement, trop publiquement pour qu'elle laisse un autre lui répondre. Elle devait l'affronter pour préserver son autorité morale en tant que seigneur Harrington et, même sans cela, elle voulait le faire. Enfin on lui offrait une confrontation franche, et cette perspective avait réveillé cette part d'elle-même restée trop longtemps en sommeil. Elle secoua la tête à l'adresse de Hanks. « Non. Merci, mon révérend, mais ce monsieur semble vouloir me parler. » Sa voix portait clairement grâce à la sonorisation, exactement comme elle le souhaitait : son soprano calme formait un élégant contraste avec le mugissement belliqueux de Marchant. Elle enclencha la fonction télescopique de son œil gauche artificiel pour observer de près l'expression du prêtre tout en penchant la tête vers lui. « Vous souhaitiez me dire quelque chose, monsieur ? fit-elle, et l'homme s'empourpra à cette provocation trop courtoise. — Tu es étrangère à Dieu, Honor Harrington ! » proclama-t-il en agitant de nouveau son livre, et Honor sentit LaFollet se hérisser à ce tutoiement récurrent. Tout comme l'omission de son titre, il s'agissait d'une insulte calculée de la part d'un homme qui ne lui avait jamais été présenté, mais elle calma Nimitz d'une caresse et attendit. « Tu es une infidèle et une hérétique, de ton propre aveu devant le conclave des seigneurs puisque tu as refusé d'embrasser la Foi. Et qui n'appartient pas à notre Père l'Église ne peut protéger le peuple de Dieu! — Pardonnez-moi, monsieur, répondit Honor, impassible, mais il me semblait plus honnête d'admettre ouvertement, devant Dieu et le conclave, que je n'avais pasété élevée selon les principes de l'Église de l'Humanité. Aurais-je dû prétendre le contraire? — Tu n'aurais jamais dû pécher en recherchant un pouvoir séculier ! s'écria Marchant. Malheur à Grayson si une hérétique, une femme, peut porter la clef des seigneurs comme un servant de Dieu! Mille années durant, ce monde a appartenu à Dieu, et maintenant ceux qui ont oublié sa loi la profanent en adoptant des coutumes étrangères et en entraînant son peuple dans les guerres de puissances infidèles. Et c'est toi, Honor Harrington, qui nous as amené ces calamités ! Tu corromps la Foi par ta seule présence, par ton exemple répugnant et les idées que tu propages comme la peste ! "Prenez garde à qui voudrait vous séduire, mes frères. N'écoutez pas ceux qui voudraient souiller le temple de votre âme par leurs promesses de biens matériels et de pouvoir séculier, mais restez sur les voies du Seigneur et soyez libres !" » Honor entendit Hanks inspirer entre ses dents serrées à cette citation du Livre de la Nouvelle Voie. Il s'agissait du deuxième texte sacré de Grayson, et elle ressentit la fureur du révérend de voir Marchant le détourner à son usage. Mais Honor avait elle-même passé des heures à parcourir ce livre dans un effort pour comprendre son peuple, et elle bénissait aujourd'hui l'acuité de sa mémoire. « Vous devriez peut-être compléter votre citation, monsieur. » Sa prothèse oculaire lui révéla la surprise qui se peignait sur le visage de Marchant. « Je crois, continua-t-elle d'un ton serein, que saint Austin terminait ce passage sur ces mots : "Ne fermez pas votre esprit à la nouveauté parce que les chaînes du passé vous emprisonnent, car ceux qui s'accrochent le plus désespérément aux choses anciennes vous détourneront de la Nouvelle Voie et vous ramèneront sur le chemin de l'impur." — Blasphème ! hurla Marchant. Comment oses-tu t'approprier les mots du Livre, hérétique ? — Pourquoi ne le ferais-je pas ? répondit Honor d'un air parfaitement raisonnable. Saint Austin n'écrivait pas seulement pour ceux qui avaient déjà accepté l'Église, mais aussi pour ceux qu'il souhaitait convertir. Vous me traitez d'hérétique, mais l'hérétique n'est-il pas plutôt celui qui prétend embrasser la Foi et la déforme ensuite à sa convenance ? Je ne prétends rien de tel, car on m'a élevée dans une autre foi, mais cela m'empêche-t-il de lire et de respecter les enseignements de la vôtre? — Que sais-tu de la Foi? cracha Marchant. Tu répètes des mots, mais leur signification ne t'a pas atteinte. La clef qui pend à ton cou le proclame haut et fort, car la femme n'a jamais été destinée à régner. "Rassemblez vos fils pour construire le monde que Dieu ordonne, et gardez bien vos femmes et vos filles. Protégez-les et enseignez-leur, qu'elles apprennent la volonté de Dieu à travers vous." À travers vous! répéta Marchant en la fusillant du regard. Dieu lui-même nous dit que la femme doit être gouvernée par l'homme, comme un père gouverne ses enfants, et qu'elle ne doit pas violer sa loi en s'opposant à sa volonté ! Toi et ton maudit Royaume stellaire, vous nous infectez de vos poisons ! Vous entraînez nos jeunes hommes dans une guerre impie et poussez nos jeunes femmes aux péchés de fierté et de luxure, vous tournez les épouses contre leur mari et les filles contre leur père ! — Je ne crois pas, monsieur. » Honor laissa une froideur glaciale s'immiscer dans sa voix lorsqu'elle croisa le regard noir du prêtre. Elle choisit un autre passage du Livre de la Nouvelle Voie : « "Pères, ne fermez pas votre esprit aux paroles de vos enfants, car ils sont moins ancrés dans les anciennes voies. N'entrez pas non plus en conflit avec vos épouses. Aimez-les et écoutez leurs conseils. Nous sommes tous fils et filles de Dieu, qui a créé l'homme et la femme pour qu'ils s'apportent soutien et réconfort. Et un jour viendra où l'homme aura besoin de la force de la femme autant que de la sienne." » Marchant devint écarlate en entendant des murmures d'assentiment parcourir la foule. Honor devina l'approbation du révérend Hanks et sa surprise à la maîtrise qu'elle manifestait des enseignements de l'Église, mais elle garda les yeux sur Marchant et attendit son assaut suivant. « Comment oses-tu parler d'un homme et de ses femmes ? siffla le prêtre. Le mariage est un saint sacrement, prescrit et béni par Dieu, alors que toi, qui forniques pour les plaisirs de la chair, tu craches sur tout ce qu'il représente ! » Nimitz cria de rage à l'oreille d'Honor. Un grondement furieux s'éleva de la foule, et Andrew LaFollet jura violemment à voix basse, mais elle garda l'esprit clair et froid, le regard assassin. «Je ne crache pas sur le mariage ni sur aucun autre sacrement, dit-elle, et plus d'un spectateur frémit à son ton coupant. Mais votre propre Livre dit : "Sans amour il ne peut y avoir de véritable mariage; si l'amour est présent, il ne peut rien y avoir d'autre." Et, de même, monsieur, saint Austin a écrit : "Pourtant, je vous le dis, ne vous précipitez pas dans le mariage, car il s'agit d'une union profonde et parfaite. Éprouvez d'abord vos sentiments, afin d'être certains que l'amour vous y appelle, et non les plaisirs de la chair qui se consumeront pour ne laisser que cendres et misère." » Ses yeux bruns frappèrent Marchant comme deux lasers, et elle continua d'une voix très, très calme. « J'aimais Paul Tankersley de tout mon cœur. S'il avait vécu, je l'aurais épousé et je lui aurais donné des enfants. Mais je n'appartiens pas à votre Église, bien que je la respecte profondément, et j'ai suivi les usages du monde dans lequel je suis née, tout comme vous suivriez les vôtres. — Et par là tu as prouvé ta nature impure ! s'écria Marchant. Toi et ton peuple de pécheurs qui vous complaisez dans la luxure n'avez pas votre place au milieu des élus de Dieu! — Non, monsieur. J'ai seulement prouvé que j'aimais un homme comme Dieu le commande et que je partageais son amour d'une façon qui diffère de la vôtre. » La voix d'Honor demeurait froide et monocorde, mais des larmes sillonnaient ses joues tandis que la détresse liée à la mort de Paul la poignardait. Le cri dur et rageur de Nimitz retentit une fois de plus sur la sonorisation. Elle était comme une grande et mince statue face à son ennemi, et sa douleur se lisait sur son visage. Les murmures de la foule se firent plus sombres et plus furieux à cette vue. « Mensonges ! hurla Marchant. Dieu a frappé l'homme avec lequel tu copulais comme un animal pour te punir de tes péchés ! C'était son jugement sur ton compte, putain ! » Honor blêmit, et une satisfaction sadique déforma les traits de Marchant lorsqu'il comprit qu'il l'avait enfin blessée. « Malheur à toi, putain de Satan, et au peuple de ce fief lorsque le glaive de Dieu le frappera à travers toi ! Dieu connaît la vérité sur ton cœur de putain, et... » Un grondement de basse s'éleva soudain de la foule des sujets d'Honor. Il noya la voix de Marchant comme un raz-de-marée, et le prêtre s'interrompit brusquement, bouche bée, son visage congestionné de rage désormais pâle car il venait de comprendre qu'il était allé trop loin. Il avait violé un code de conduite millénaire en s'attaquant publiquement à une femme, et seuls le profond respect qu'on associait instinctivement à sa fonction et la volonté d'Honor de répondre à sa diatribe par des arguments raisonnés avaient compensé son abandon intolérable de toute décence. Mais les barrières venaient de tomber : tous les citoyens du fief Harrington connaissaient l'histoire de Paul et d'Honor et la façon dont elle s'était terminée. Maintenant qu'ils constataient sa souffrance sous les coups de Marchant, une douzaine d'hommes s'élancèrent vers le prêtre. Il cria quelque chose, mais l'affreux hurlement de la foule noya sa voix amplifiée, et il se mit à grimper frénétiquement vers le haut des gradins. Il glissa en atteignant le dernier rang, mais retrouva l'équilibre et se lança dans une course désespérée au milieu des sièges vides pendant que la foule le poursuivait dans un bruit de tonnerre. Honor se libéra de sa douleur et se retourna vers LaFollet, qu'elle saisit à l'épaule. « Arrêtez-les Andrew ! » Il la regardait fixement, comme s'il n'en croyait pas ses propres oreilles, et elle le secoua violemment. « Ils vont le tuer si nous ne les arrêtons pas ! — Euh... oui, milady ! » LaFollet sortit son unité de com et se mit à aboyer des ordres tandis qu'Honor se retournait vers le micro. « Arrêtez ! s'écria-t-elle. Arrêtez ! Pensez à ce que vous faites ! Ne vous abaissez pas à son niveau! » Sa voix amplifiée porta loin malgré le rugissement de la foule et une poignée d'hommes s'arrêtèrent, mais la fureur de ses sujets était désormais incontrôlable. D'autres Harringtoniens continuaient la poursuite, et ils gagnaient du terrain. Marchant fuyait comme un fou pour sauver sa peau tandis qu'un groupe d'uniformes verts se frayait un chemin vers lui à travers la cohue. Honor, les mains crispées sur le pupitre, priait pour que ses gardes arrivent les premiers. Ce ne fut pas le cas. Un cri de triomphe s'éleva : un homme venait de plaquer Marchant, et tous deux dévalaient maintenant les gradins, rebondissant de siège en siège. Comme des chiens affamés, des hommes convergeaient en meute vers le prêtre, et quelqu'un le releva brutalement. Il se déroba, couvrit sa tête de ses bras alors que pieds et poings s'abattaient sur lui. Et puis, comme par miracle, les gardes arrivèrent. Ils encerclèrent le groupe, éloignèrent vigoureusement ses agresseurs et, formant autour de lui un anneau d'uniformes vert sur vert, lui firent quitter les gradins au milieu d'une tempête d'insultes et de menaces. Honor, soulagée, laissa ses épaules s'affaisser. « Dieu merci », souffla-t-elle en portant une main à son visage tandis que sa garde emmenait en lieu sûr le prêtre ensanglanté et à demi conscient. Nimitz sifflait de rage sur son épaule. « Dieu merci ! » murmura-t-elle encore avant de baisser la main tout en retenant ses larmes, alors qu'un bras rendu fragile par les ans entourait ses épaules. Le révérend Hanks l'attira contre lui – elle avait besoin de son soutien. Elle ne vit aucune condescendance dans le dégoût féroce pour la cruelle bigoterie de Marchant que Nimitz révélait en lui, et elle s'appuya contre le vieil homme, tremblante encore sous l'effet de la colère que les paroles de l'aumônier avaient provoquée autant qu'à l'idée qu'il venait d'échapper de très peu à la mort. « En effet, milady, Dieu merci ! » La voix profonde de Hanks frémissait de colère, et il la détourna de la foule avant de lui proposer son mouchoir. Elle s'en saisit et sécha ses larmes, toujours appuyée contre lui, et il poursuivit sur le même ton rude : « Et merci à vous aussi. Si vous n'aviez pas réagi aussi vite... » Il s'interrompit et frissonna, puis prit une profonde inspiration. « Je vous remercie, et je vous prie d'accepter mes excuses au nom de notre Père l'Église. Je vous assure, continua-t-il d'une voix plus calme, mais aussi plus dure et implacable qu'elle ne l'en aurait cru capable, que nous allons nous... occuper du frère Marchant. » CHAPITRE SIX « Haï! » Le pied droit d'Honor s'abattit vivement sur le sol ciré, et, le poids du corps centré, elle fit jaillir son sabre d'entraînement en bois. La lame de maître Thomas arrêta son coup dirigé vers la tête, et elle fit passer son pied gauche derrière le droit pour se retrouver à la gauche de son adversaire. Elle changea d'appui et repoussa le sabre du maître pour gagner une fraction de seconde de liberté, puis coula son arme vers le bas, opéra une rotation des poignets et feignit de le toucher au bras gauche, le tout en un seul mouvement ultrarapide. «Haï! » s'écria-t-elle à nouveau tout en visant le torse de son adversaire, qui fit mine de parer l'attaque – mais il s'agissait là aussi d'une feinte. « Ho! » Il s'effaça avec la grâce d'un danseur ou d'une volute de fumée, et Honor grogna tandis que la lame du maître s'abattait sur son avant-bras droit matelassé, juste avant qu'elle ne l'atteigne à son tour. Elle baissa aussitôt son sabre et inclina la tête, reconnaissant ainsi qu'il avait touché le premier, puis elle recula et ôta sa main droite de la poignée. Elle la secoua quelques instants, et le picotement qui parcourait ses doigts lui tira une grimace. Maître Thomas releva son masque avec un sourire. « La meilleure tactique, milady, consiste parfois à offrir à l'adversaire une cible tentante afin de retourner son attaque contre lui. — Surtout quand on lit en lui à livre ouvert! » ajouta Honor. Elle enleva son masque et s'essuya le visage sur la manche de son gilet d'armes. Celui-ci ressemblait par la coupe au gi qu'elle portait pour ses entraînements de coup de vitesse, en plus lourd et plus raide. Grayson avait depuis longtemps adopté des substituts de haute technologie en remplacement des traditionnelles armures d'escrime, et le gilet était conçu pour lui permettre de se mouvoir aisément tout en absorbant les coups qui pourraient facilement briser des membres sans protection. Hélas, il n'était pas efficace au point d'empêcher les ecchymoses, car les maîtres d'armes graysoniens considéraient les bleus comme partie intégrante de leur enseignement. « Oh, je ne dirais pas que vous étiez complètement prévisible, protesta maître Thomas, mais vous pourriez cultiver une approche un peu plus... subtile. — Mais je me croyais subtile ! » fit Honor. Le maître d'armes secoua la tête avec un nouveau sourire. « Contre un autre, peut-être, milady, mais je vous connais trop bien. Vous oubliez qu'il ne s'agit pas d'un véritable combat, et vous pensez en termes décisifs. Si l'on vous donne l'occasion de remporter une victoire totale, vous la saisissez, au risque d'être vous aussi touchée. Dans un combat réel, je serais probablement mort, et vous seulement blessée. Mais, dans la salle d'armes, n'oubliez jamais que c'est la première touche qui compte. — Vous l'avez fait exprès, n'est-ce pas ? Juste pour me le montrer ? — Peut-être. » Maître Thomas sourit, impassible. « Mais j'ai aussi gagné grâce à cela, non ? » Honor acquiesça, et le sourire de Thomas s'élargit. « Et que je l'aie fait pour étayer ma leçon ou seulement pour gagner n'a pas vraiment d'importance. J'y suis parvenu en tirant parti de votre façon de penser, parce que je savais que la touche au bras ne serait qu'une feinte alors que je vous offrais une ouverture vers le corps. — Vraiment? » Honor le regarda en haussant un sourcil. « Évidemment, milady. Vous pensiez vraiment que ma garde était si faible par hasard ? » Maître Thomas secoua tristement la tête, et Nimitz émit un Nie rieur depuis son perchoir sur les barres parallèles. « Toi, fit Honor en agitant l'index à l'adresse du chat, tu te tais, boule de poils ! » Elle se retourna vers maître Thomas et se pinça le bout du nez tout en plissant les yeux d'un air amusé. « Vous auriez tenté ce genre de manœuvre contre un adversaire que vous ne connaissez pas aussi bien que moi ? — Probablement pas, milady... mais je vous connais bien, non ? — Certes. » Honor secoua une nouvelle fois son bras. « Et il est un peu difficile de surprendre celui qui vous a appris tout ce que vous savez, n'est-ce pas ? » Maître Thomas sourit et leva la main comme un arbitre pour signifier une touche, et Honor se mit à rire. Thomas Dunlevy était le deuxième maître d'armes de Grayson, et elle était honorée qu'il ait accepté de la former. Contrairement au grand maître Éric Tobin, qui ne lui avait soufflé le titre suprême que de quelques points, maître Thomas ne lui reprochait pas son sexe. L'idée même d'entraîner une simple femme avait horrifié Tobin, alors que maître Thomas s'était seulement préoccupé de la capacité de cette même femme à manier le sabre. Or, comme tous les Graysoniens, il avait vu la scène filmée par les caméras de la Sécurité du palais la nuit où Honor avait sauvé la famille du Protecteur Benjamin d'une tentative d'assassinat. D'ailleurs, il avait même accepté de lui apprendre le maniement du sabre pour rien si elle voulait bien lui enseigner le coup de vitesse, et il était aussi facilement surpris dans cette nouvelle discipline qu'elle-même en escrime. Honor avait volontiers consenti à ce marché, et pas seulement parce qu'elle adorait enseigner son art martial. Pour la plupart des Graysoniens, l'escrime n'était qu'une forme de compétition athlétique, et Honor partageait dans l'ensemble cette vision. Pourtant, cette discipline ne se limitait pas au sport pour elle : en tant que seul porteur vivant de l'Étoile de Grayson, elle était, de par la loi, championne du Protecteur. Or le symbole du Protecteur n'était pas une couronne mais un sabre. Elle avait eu un peu de mal à s'habituer à dire « le Sabre » là où un sujet de la reine Élisabeth aurait dit « la Couronne », mais elle commençait à s'y faire, tout comme elle avait appris que l'on appelait « les Clefs » les seigneurs réunis en conclave. Enfin, Benjamin Mayhew était bel et bien représenté par un sabre, et cette arme archaïque avait une signification très particulière sur Grayson. Tout homme pouvait en apprendre le maniement, mais la loi n'autorisait que ceux qui avaient atteint au moins le rang de maître d'armes — ou les seigneurs — à porter une lame nue. Et si Grayson ne possédait pas l'équivalent des codes de duel de Manticore, sa loi consacrait le droit fondamental de tout seigneur à contester par les armes les décrets du Protecteur. Nul n'y avait eu recours depuis plus de trois siècles T, mais ce droit demeurait, et le défi lancé ne pouvait se régler qu'en laissant parler l'acier. Honor ne pensait pas être jamais appelée à remplir son obligation en tant que championne de Benjamin IX, mais elle n'aimait pas les surprises. Et puis, de toute façon, apprendre l'amusait. Sa formation n'avait jamais inclus le maniement des armes blanches car le coup de vitesse ne se pratiquait qu'à mains nues, toutefois elle en tirait de solides bases pour les leçons de maître Thomas, et elle avait découvert que l'élégance de l'acier lui plaisait, même si le sabre n'avait rien à voir avec le fleuret ou l'épée tels qu'on les pratiquait encore dans le Royaume stellaire de Manticore. Les premiers colons graysoniens avaient fui la vieille Terre pour échapper à sa technologie « destructrice pour l'âme », et les premières générations avaient renoncé aux armes sophistiquées. Toutefois, eux-mêmes rejetons d'une société industrielle, ils ne connaissaient absolument rien aux armes primitives et, lorsque le sabre avait refait son apparition, ils n'avaient rien sur quoi fonder leur technique de maniement de cette arme. Ils avaient dû repartir de zéro et d'a 'rés maître Thomas, la légende voulait qu'ils se soient appuyés à cette occasion sur un film de « cinéma », à propos de personnages qu'on appelait « les sept samouraïs ». Nul ne pouvait en jurer après si longtemps puisque le « cinéma » n'existait plus (s'il avait jamais existé), mais Honor soupçonnait la légende de dire vrai. Elle avait effectué quelques recherches après les premières leçons et découvert que le terme de « samouraï » renvoyait à la caste guerrière du royaume préindustriel du Japon, sur la vieille Terre. La base de données de la bibliothèque de Grayson ne contenait que très peu d'informations sur le sujet, mais sa requête auprès de l'Université royale de Manticore lui avait fourni des documents de fond, et maître Thomas s'était joint aux recherches avec grand intérêt. Elle n'avait toujours rien trouvé sur le « cinéma », mais le contexte évoquait une forme de divertissement visuel. Dans ce cas, et si les Graysoniens avaient bien fondé leur technique du sabre sur cela, ses créateurs devaient mieux documenter leurs œuvres que les auteurs d'holovision du moment. En effet, l'Université royale lui avait envoyé une description des sabres japonais traditionnels, et l'arme graysonienne présentait une ressemblance frappante avec le katana, le plus long des deux sabres caractéristiques des samouraïs. Il était un peu plus long — à peu près comme une autre arme que les archives désignaient sous le nom de tachi —, sa garde semblait plus « occidentale » et, contrairement au katana, il était à double tranchant sur un tiers de sa longueur; néanmoins, les deux sabres gardaient un indéniable air de famille. Maître Thomas avait été fasciné d'apprendre que les samouraïs portaient en réalité deux lames, et il s'entraînait à ajouter la plus courte — le wakizashi — à son propre répertoire, inventant à mesure de nouvelles techniques de combat incluant les deux armes : il envisageait de les enseigner dans une toute nouvelle école. Il s'était également enthousiasmé pour les renseignements que les bibliothécaires de l'Université avaient inclus sur un autre style d'escrime : le kendo. En effet, malgré ses similitudes avec le sport graysonien, Thomas y avait noté des différences qui lui mettaient l'eau à la bouche. Il s'appliquait déjà à inventer toute une nouvelle série de mouvements en combinant les deux styles, et il attendait avec impatience les finalesplanétaires de l'année suivante afin de régler ses comptes avec le grand maître Éric. « Eh bien, fit Honor en agitant ses doigts pour les débarrasser des derniers fourmillements, je n'ai qu'à remercier le ciel que les sabres d'entraînement ne tranchent pas, j'imagine. D'un autre côté, vous vous rendez bien compte que vous venez de me motiver pour réussir au moins une touche à mon tour, non? — On doit toujours viser plus haut qu'on ne peut sauter, milady », acquiesça maître Thomas avec une pointe d'humour. Honor eut un grognement moqueur. « Viser plus haut, hein ? D'accord, maître, fit-elle en baissant son masque et en se mettant en garde, allons-y. — Bien, milady. » Thomas se mit en position et ils échangèrent un salut, mais le carillon d'admission résonna avec insistance avant qu'ils aient pu entamer l'assaut. « Zut! lança Honor en baissant sa lame. On dirait que vous venez d'être sauvé par le gong, maître. — L'un de nous l'a été, milady », répondit-il. Elle se mit à rire et se retourna vers James Candless, qui se dirigeait vers la porte. Il enfonça le bouton de l'interphone et tendit l'oreille un instant, puis se raidit, l'air surpris. « Alors, Jamie ? s'enquit Honor. — Vous avez de la visite, milady. » L'homme d'armes s'exprimait sur un ton étrange, et elle inclina la tête, perplexe. « De la visite ? — Oui, milady. L'amiral Matthews demande s'il vous serait possible de le recevoir. » Honor haussa les sourcils, étonnée. L'amiral Matthews voulait la voir ? Elle avait beaucoup de respect pour lui, et ils avaient appris à se connaître pendant la guerre contre Masada et par la — Je viens vous faire une offre, milady. Une offre que je voudrais vous voir étudier soigneusement. — Une offre ? répéta Honor en haussant le sourcil. — Oui, milady. Je voudrais que vous acceptiez un poste dans la Flotte graysonienne. » Honor écarquilla les yeux, et Nimitz dressa les oreilles. Elle allait parler, mais se ravisa et gagna quelques secondes de réflexion en déposant le chat sylvestre sur son épaule. Il s'y dressa plus haut que d'habitude, le dos droit, et sa queue duveteuse s'enroula autour du cou d'Honor en un geste protecteur tandis qu'ils scrutaient tous deux le visage de Matthews. « Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée, dit-elle enfin. — Puis-je vous demander pourquoi, milady ? — Pour diverses raisons. Tout d'abord, je suis un seigneur. Il s'agit d'un emploi à plein temps, amiral, surtout dans un fief aussi jeune que le mien, et en particulier pour une personne dont l'élévation à ce rang a provoqué un tel... débat public. — Je... » Matthews s'interrompit et se frotta le sourcil. « Puis-je vous parler franchement? — Bien sûr. — Merci. » Matthews se frotta encore un instant le sourcil, puis baissa la main. « J'ai fait part au Protecteur Benjamin de mon désir de vous proposer un poste, milady, et il m'a donné sa permission. Je suis certain qu'il a réfléchi à vos responsabilités en tant que seigneur avant de le faire. — Je n'en doute pas, mais je dois moi aussi les prendre en compte. Et il ne s'agit que d'une objection parmi d'autres. — Puis-je vous demander quelles sont vos autres réserves ? — D'une part, je suis officier de la Flotte royale manticorienne, dit-elle avec une moue amère. Je ne suis pas en service actif en ce moment, je le sais bien, mais cela pourrait changer. Et que ferez-vous si on me rappelle ? — Dans ce cas, vous seriez bien évidemment libre de quitter le service de Grayson, milady. Et, si je puis anticiper l'autre pan de votre argument, je vous rappelle que Manticore a l'habitude de détacher des officiers auprès de ses alliés et nous a déjà prêté beaucoup de personnel. Dans ces circonstances, je gage que le Premier Lord de la Spatiale accéderait à toute requête de notre part visant à vous offrir un poste dans notre flotte. » Honor grimaça et se mordilla la lèvre. Cette proposition la prenait complètement au dépourvu, et sa propre réaction l'intriguait. Une part d'elle-même avait aussitôt bondi d'enthousiasme, pressée de retrouver la seule tâche qu'elle comprenait réellement, mais elle avait aussi flanché instinctivement, paniquée, voire terrorisée. Elle plongea son regard dans celui de Matthews, comme si ce qu'il voyait en la regardant pouvait lui révéler ce qu'elle ressentait véritablement, mais elle n'y trouva aucun secours. Il soutint simplement son regard, poli mais direct, et elle se détourna. Elle parcourut rapidement la salle, les bras croisés, dans un effort pour réfléchir. Mais qu'est-ce qui n'allait pas ? Cet homme lui offrait le service qu'elle aimait par­dessus tout dans l'univers –dans la flotte de Grayson plutôt que celle de Manticore, certes, mais elle était aussi graysonienne que manticorienne. Et il avait incontestablement raison. Les pressions politiques empêchaient peut-être l'Amirauté de lui trouver un navire, mais la FRM la « prêterait » sans doute volontiers à Grayson. Ce serait même la solution idéale. Alors pourquoi sa gorge se serrait-elle et son cœur battait-il la chamade ? Elle s'arrêta devant les fenêtres qui donnaient sur les jardins proprets de son manoir, et elle comprit son problème. Elle avait peur. Peur de ne plus en être capable. Nimitz émit un doux gémissement et resserra l'étreinte de sa queue autour du cou de sa compagne. Elle sentit son soutien l'envahir, mais braqua un regard amer sur ses jardins. Ce n'était pas comme avant, ces occasions où elle s'était sentie nerveuse à l'idée d'assumer de nouvelles responsabilités au service de sa reine. Elle ressentait toujours une certaine angoisse lors d'une promotion à un poste plus exigeant. Une petite crainte de découvrir que, cette fois, elle n'était pas à la hauteur. Mais la peur qui la tenaillait aujourd'hui était bien plus noire et plus profonde. Elle ferma les yeux et fit face à la vérité, qu'elle admit avec un sentiment de honte lancinant, comme une brûlure. Elle était... abîmée. Le souvenir de toutes ses incertitudes, de ses cauchemars et des imprévisibles crises de chagrin qui la paralysaient traversa son esprit, et elle eut envie de reculer devant ce triste portrait. Un officier qui ne contrôlait pas ses propres émotions n'avait pas à commander un bâtiment de guerre. Un capitaine qui se complaisait à s'apitoyer sur son sort ne pouvait offrir le meilleur de lui-même aux hommes dont la vie dépendait de sa clairvoyance. Son état d'esprit la rendait plus dangereuse pour eux que l'ennemi, voilà la vérité; d'ailleurs, même dans le cas contraire, aurait-elle le courage de s'exposer à de nouvelles blessures ? Pourrait-elle encore se regarder dans un miroir si des hommes périssaient à nouveau sous son commandement? Et, plus dangereux encore peut-être, aurait-elle la force de les laisser mourir si sa mission en dépendait? Les guerres étaient meurtrières. Si quelqu'un dans cet univers le savait, c'était bien elle. Mais supporterait-elle de condamner à mort ses propres hommes une fois de plus s'il le fallait? Ou bien flancherait-elle, manquerait-elle à son devoir parce qu'elle avait trop peur de porter le poids de nouvelles morts pour faire ce qu'il fallait ? Elle ouvrit les yeux et grinça des dents, tendue et tremblante, et une incertitude folle que même Nimitz ne pouvait soulager la gagna. Elle la combattit comme s'il s'agissait d'un monstre, mais la peur refusait de céder, et la fenêtre devant elle lui renvoya le reflet de son visage blême, sans aucune réponse aux questions qui l'assaillaient. « Je ne suis pas... certaine de mériter encore un poste d'officier, amiral », avoua-t-elle enfin à contrecœur. C'était l'une des choses les plus dures qu'elle eût jamais faites, mais il lui fallait l'avouer. « Pourquoi ? » demanda-t-il simplement. Et l'absence de jugement de valeur dans cette voix calme frappa son âme blessée. « Ces derniers temps, je ne suis pas tout à fait... » Elle s'interrompit et inspira profondément, puis se retourna vers lui. « Un officier doit se maîtriser lui-même avant de commander à d'autres. » Elle avait l'impression de trembler comme une feuille, pourtant sa voix demeurait égale, et elle prononça les mots suivants d'un ton ferme et clair. « Pour accepter un travail, il faut être capable de le faire. Je ne suis pas sûre que ce soit mon cas. » Wesley Matthews hocha la tête et scruta attentivement son visage de ses yeux noisette. Elle avait appris, au fil des ans, à porter le masque du commandement, se dit-il, mais aujourd'hui sa détresse était manifeste, et il avait honte d'en être responsable. Cette femme n'était pas la combattante froide et déterminée qui avait défendu sa planète contre des fanatiques religieux commandant une puissance de feu cinq fois supérieure à la sienne. Elle avait eu peur à l'époque aussi, et il en était conscient, même si les règles du jeu exigeaient alors que tous deux agissent comme s'il n'en savait rien. Mais elle ne craignait pas la même chose qu'aujourd'hui : elle ne redoutait que de mourir, et ainsi faillir à la mission presque impossible qu'elle avait acceptée, non de manquer de courage pour accomplir son devoir. Elle soutint son regard, admettant implicitement qu'elle savait ce qu'il pensait, refusant de se voiler la face. Il se demandait si elle avait déjà été confrontée à cette forme de peur auparavant. Elle avait trois ans de plus que lui malgré son apparente jeunesse, mais trois ans dans un sens ou dans l'autre importaient peu, et, à cet instant, il eut l'impression qu'elle était réellement aussi jeune qu'elle en avait l'air. Ça venait de ses yeux, pensa-t-il, de son regard suppliant, assez honnête pour admettre qu'elle ne disposait plus des réponses et lui demander de l'aider à les trouver. Elle avait honte de son indécision, de sa « faiblesse », comme s'il ne fallait pas une force peu commune pour admettre ses hésitations plutôt que les occulter. Il se mordit la lèvre en comprenant combien le Protecteur avait eu raison de l'empêcher de lui proposer ce poste quelques mois plus tôt. Non qu'elle fût inapte à l'assumer, mais elle aurait craint de l'être. Elle aurait refusé son offre et ainsi mis un point final à sa carrière : une fois qu'un officier avait admis intérieurement son incapacité à commander, alors celle-ci, réelle ou imaginaire, devenait insurmontable. Cette blessure-là ne s'effaçait jamais, car l'officier en question se l'infligeait lui-même, et personne ne pouvait l'en guérir. Toutefois le jury intérieur de Lady Harrington délibérait encore, il n'avait pas rendu son verdict, et, lorsque ses yeux hagards croisèrent ceux de Matthews sans ciller, il sut que le verdict final dépendait autant de lui que d'elle. C'était lui qui l'avait poussée à prendre une décision, qui avait ouvertement posé le problème, et il regretta soudain de l'avoir fait. Trop tard. « Milady, fit-il calmement, je ne puis que respecter le courage nécessaire à un officier de votre calibre pour admettre ses incertitudes, mais je pense que vous vous jugez trop durement. Bien sûr que vous n'êtes plus la même. Le contraire serait étonnant. Vous avez vu votre univers professionnel et personnel s'effondrer, vous avez été précipitée dans une société complètement différente pour y jouer le rôle non pas de touriste mais de membre dirigeant. Vous connaissez nos croyances : Dieu met son peuple à l'épreuve, et c'est en nous montrant à la hauteur de l'épreuve de la vie que nous nous réalisons complètement. Votre épreuve s'est révélée bien plus dure et exigeante que la plupart, milady, mais vous l'avez affrontée, comme toujours, avec un courage qui force l'admiration de tous les Graysoniens qui ne sont pas prisonniers de leur bigoterie et d'une peur aveugle du changement. Vous n'avez peut-être pas ce sentiment à ce moment de votre vie, mais, pour une fois, fiez-vous à notre jugement plutôt qu'au vôtre, s'il vous plaît. » Honor ne répondit pas, se contentant de le regarder dans les yeux. Chaque cellule de son cerveau se concentrait sur ses mots apaisants, qu'elle pesait à travers son lien télempathique avec Nimitz. Le chat sylvestre se tenait parfaitement immobile sur son épaule et son corps vibrait au rythme d'un ronronnement discret, à peine audible. Elle devinait l'effort que fournissait son compagnon pour lui transmettre le plus fidèlement possible les émotions de Matthews. « Vous dites douter de votre capacité à "vous maîtriser", poursuivit l'amiral. Milady, la façon dont vous accomplissez votre devoir en tant que seigneur Harrington me semble la preuve la plus éclatante que vous en êtes capable. Aucun autre fief dans toute l'histoire de Grayson ne s'est autant développé en si peu de temps. Je me rends bien compte qu'on vous a aidée, que Lord Clinkscales est un régent hors du commun et que l'arrivée de nouvelles technologies vous a offert des opportunités dont peu d'autres nouveaux seigneurs ont bénéficié, mais vous avez su les saisir. Et quand des hommes haineux, effrayés, se sont attaqués à vous en vous reprochant d'être une femme, vous ne les avez pas laissés vous détourner de votre devoir, et vous n'avez pas répondu à la provocation. Vous avez toujours, et en tout, agi de façon responsable, si grave qu'ait été votre blessure. Je ne vois aucune raison de croire que vous agirez différemment à l'avenir, ni même que vous sachiez agir autrement. » Honor ne répondait toujours pas, mais la sincérité de Matthews se déversait en elle à travers Nimitz. Il croyait vraiment ce qu'il disait. Il avait peut-être tort, mais il n'essayait pas d'obtenir son consentement ou de se montrer poli en faisant mine de ne pas la croire diminuée. « Je... » Elle s'interrompit et s'éclaircit la gorge, puis détourna les yeux, brisant l'intensité de cet instant. « Vous avez peut-être raison, amiral. J'aimerais le croire. Il se pourrait même que je le croie, en fait, et l'idée de remonter en selle n'est pas pour me déplaire. » Elle marqua une nouvelle pause et se surprit à esquisser un sourire sincère. « "Remonter en selle", répéta-t-elle doucement. Vous savez, j'ai utilisé cette expression toute ma vie, et je n'ai jamais approché de cheval à moins de cent kilomètres... Elle se secoua et reprit d'une voix plus vive, plus proche de la normale : « Toutefois, il reste que je suis seigneur Harrington. Est-il vraiment plus important que la Flotte dispose d'un capitaine de plus – surtout s'il s'agit d'une personne qui, quoi que nous en pensions, ne sera peut-être pas à même de faire son devoir – ou que je continue à assumer mes responsabilités ici ? — Milady, Lord Clinkscales a prouvé qu'il pouvait gouverner en votre absence s'il le fallait, et, en temps de communication, vous ne vous trouverez jamais à plus de quelques heures de votre fief dans le système de Yeltsin. Vous pourrez continuer à exercer vos responsabilités seigneuriales, mais vous ne vous rendez peut-être pas compte que la Flotte a désespérément besoin de vous. — Désespérément? » Honor haussa une fois de plus les sourcils, et l'amiral sourit sans joie à la sincère surprise qui perçait dans sa voix. « Désespérément, milady. Réfléchissez. Vous savez combien nos effectifs étaient réduits avant que nous ne rejoignions l'Alliance, et vous étiez présente lorsque Masada nous a attaqués. Seuls trois de nos capitaines de vaisseaux stellaires ont survécu, et nous n'avons pas l'expérience des armes et des tactiques modernes que les officiers de la FRM manipulent naturellement. Je pense que nous nous débrouillons bien, mais, mis à part les hommes tels que le capitaine Brentworth qui ont acquis un peu d'expérience dans les opérations menées contre les pirates, aucun de nos nouveaux capitaines n'a jamais commandé en action, et tous découvrent pour ainsi dire leurs fonctions. De plus, nous nous sommes soudain retrouvés dotés d'une flotte plus grande qu'aucun officier graysonien n'a jamais rêvé d'en commander. Nous n'avons jamais autant sollicité nos hommes, milady, et pas un de mes officiers – pas même moi, leur commandant en chef –n'a un dixième de votre expérience. Je ne crois pas un instant que l'Amirauté manticorienne vous laissera longtemps à terre. Les Lords de la Spatiale ne sont pas si bêtes, quelle que soit la situation politique au sein du Royaume stellaire. Mais il est absolu ment impératif que, tant que nous vous avons, vous nous transmettiez le plus possible de cette expérience. » Sa sincérité manifeste impressionna Honor, dont le front se plissa. Elle n'avait jamais envisagé la situation sous cet angle. Elle n'avait vu que la détermination avec laquelle la Flotte graysonienne s'était attachée à augmenter ses effectifs et maîtriser ses nouvelles armes, et elle se demandait soudain pourquoi elle n'avait pas compris plus tôt quel énorme bond dans l'inconnu cela devait représenter. Elle avait été formée et entraînée par une flotte interstellaire de premier ordre, portée par cinq cents ans de tradition. La Spatiale l'avait modelée, lui avait transmis ses opinions et sa confiance, lui avait donné pour étalons ses échecs et ses héros. Elle lui avait fourni un riche système de pensée tactique et stratégique sur lequel fonder sa réflexion. Tout cela manquait aux Graysoniens. Leur flotte avait à peine deux cents ans et, avant l'Alliance, n'avait jamais été destinée à défendre plus que le système de Yeltsin; elle n'avait pas accès à tous ces souvenirs et cette expérience institutionnels dans lesquels la FRM puisait sans y penser. Et soudain, en moins de quatre ans, elle se trouvait plongée dans une guerre impitoyable qui faisait rage sur des distances mesurées en centaines d'années­lumière. Elle avait multiplié ses effectifs par cent et plus pendant ces quatre ans, mais ses officiers devaient être affreusement conscients de leur faible nombre et de leur inexpérience face au défi à relever. « Je... je n'y avais jamais réfléchi en ces termes, amiral, fit-elle au bout d'un moment. Je ne suis que capitaine. Je me suis toujours préoccupée de mon seul vaisseau ou d'une escadre. — Je m'en rends compte, milady, mais au moins vous avez commandé une escadre. En dehors de l'amiral Garret et de moi-même, il ne reste pas un seul officier graysonien ayant assumé cette fonction avant notre adhésion à l'Alliance, or nous avons onze supercuirassés à commander, sans parler des unités légères. — Je comprends. » Honor hésita encore quelques instants, puis soupira. « Vous savez sur quelle corde jouer, n'est-ce pas, amiral ? » dit-elle d'un ton amusé plutôt qu'accusateur. Matthews haussa les épaules et lui sourit en retour, reconnaissant la justesse de sa remarque. « Très bien. Si vous avez vraiment besoin d'un capitaine pas tout à fait au sommet de sa forme, vous l'avez. Que comptiez-vous faire de moi ? — Eh bien... » Matthews s'efforçait de dissimuler sa joie, mais c'était difficile, surtout avec un chat sylvestre aux oreilles dressées qui lui adressait un indéniable sourire, museau plissé. « Les chantiers navals achèveront le réarmement du Terrible le mois prochain. Il s'agit d'une des prises dont l'amiral de Havre-Blanc nous a fait cadeau, alors je me suis dit qu'il serait logique de vous le confier. — Un supercuirassé ? » Honor pencha la tête de côté, puis se mit à rire. « Voilà une sacrée motivation, amiral. Je n'ai jamais rien commandé de plus gros qu'un croiseur de combat. Vous parlez d'une promotion ! — Je ne crois pas que vous compreniez, milady. Je n'ai pas l'intention de vous mettre aux commandes du Terrible. Du moins pas directement. — Je vous demande pardon ? Je croyais que vous aviez dit... — J'ai dit que je vous donnais le Terrible, coupa Matthews, mais pas en tant que commandant. Ce poste échoit à votre capitaine de pavillon, amiral Harrington : je vous confie la première escadre de combat au complet. » CHAPITRE SEPT Un homme de taille moyenne, le visage long, était assis derrière le bureau démesuré. Sa chevelure sombre blanchissait aux tempes, ce qui révélait en lui le bénéficiaire d'un traitement prolong de première ou deuxième génération. On ne lui trouvait rien d'imposant – ça aurait pu être un homme d'affaires ou peut-être un chercheur – avant d'avoir croisé son regard. Un regard sombre, intense et déterminé, légèrement dangereux, comme il seyait à l'homme le plus puissant de toute la République populaire de Havre. Il s'appelait Robert Stanton Pierre, président du comité de salut public formé suite à l'assassinat du président héréditaire Sidney Harris, de son gouvernement et des chefs de toutes les grandes familles législaturistes. La Flotte les avait tués lorsd'une tentative de coup d'État militaire – tout le monde le savait... sauf trente personnes à peine (encore en vie, s'entend), conscientes que c'était Pierre qui avait tout organisé lui-même. Il s'enfonçait maintenant dans son siège tout en contemplant La Nouvelle-Paris par la baie vitrée de son bureau au trois centième étage, et ses yeux s'étrécirent, prenant la dureté du silex à la pensée de ce qu'il avait accompli. Il était pleinement conscient de la complexité et de l'envergure époustouflante de l'opération qu'il avait menée, pourtant une certaine anxiété – voire une nuance de désespoir – minait la dureté de son regard. Il y avait une bonne raison à cela, une raison qu'il n'aimait pas admettre, même intérieurement. Pierre n'aurait pas pu mener à bien ses plans sans la gangrène que les politiques des Législaturistes avaient propagée dans la société havrienne, mais cette gangrène qui avait rendu possible leur renversement empêchait aussi tout changement fondamental du système qu'ils avaient mis deux siècles à bâtir. Ils avaient créé une vaste sous-classe au chômage permanent qui dépendait pour sa survie de l'incroyable édifice social de la République et, ce faisant, préparé leur propre perte. Nul ne pouvait créer une rente de situation pour les deux tiers d'une population planétaire et la leur conserver à jamais sans que le système tout entier ne s'effondre... mais, bon sang, comment les faire lâcher cette rente ? Il soupira et marcha jusqu'aux fenêtres alors que l'obscurité gagnait la capitale et que ses lumières s'allumaient, en se demandant une fois de plus ce qui avait pris les créateurs du système d'allocation de donner naissance à un tel monstre. Les immenses tours s'enflammèrent sur le fond sang et or du coucher de soleil havrien tandis qu'une conscience aiguë de sa propre mortalité le disputait à sa détermination féroce. Le système était trop vaste, les forces qui le soutenaient dépassaientl'entendement, et il était lui-même le produit et le bourreau de l'ancien régime. À quatre-vingt-douze ans T, il rêvait des certitudes de sa jeunesse, de cette époque où le système fonctionnait — du moins en apparence — et où pourtant il le savait déjà intuitivement voué à la ruine depuis longtemps. Ce jeune Pierre avait cru au mensonge qui voulait que l'État puisse fournir à tout citoyen un niveau de vie garanti et toujours plus élevé, indépendamment de sa productivité individuelle, et c'est ce qui l'avait mis en rage quand il avait compris combien l'idée était creuse. Cette rage avait nourri son ambition et l'avait poussé à se battre pour ne plus dépendre de l'AMV, et à devenir le plus puissant des gérants d'allocation de la planète, il le savait. Il savait aussi que c'était cette même rage — ce besoin de punir le système pour ses mensonges — qui, ajoutée à la mort de son fils unique, avait fait de lui le marteau qui broierait le système. Il se mit à rire amèrement, sans joie. Broyer le système. Quelle bonne blague ! C'est ce qu'il avait fait : éliminer les Législaturistes dans un fracas de bombes à guidage de précision et dans des pogroms plus sanglants et plus froids, démanteler les vieux corps d'officiers, celui de la Flotte comme les autres, briser toutes les sources d'opposition organisée. Il avait tendu un piège aux multiples organes de sécurité des Législaturistes et les avait dissous pour les réunir en un unique Service de sécurité, tout-puissant et responsable devant lui seul. Il avait accompli tout cela en moins d'une année T, au prix de tant de milliers de vies qu'il préférait ne pas y penser. Mais lev système » continuait à se rire de ses efforts. À une époque, la République de Havre — pas la République populaire, non, la République tout court — était un modèle pour le reste de l'univers, un phare éblouissant, un monde riche et extrêmement productif qui disputait à la vieille Terre même le titre de pilier culturel et intellectuel de l'humanité. Toutefois cette glorieuse promesse était morte, non pas aux mains de conquérants étrangers ou de barbares venus des marches du monde, mais dans son sommeil, victime des meilleures intentions. Elle s'était sacrifiée sur l'autel de l'égalité — pas l'égalité des chances, celle des revenus. Elle avait vu sa richesse et les inégalités inhérentes à toute société humaine, et elle avait décidé de les rectifier : les fous avaient alors pris le contrôle de l'asile. Ils avaient transformé la République en République populaire — une immense machine folle qui promettait à tous plus et mieux, indépendamment de la contribution des individus à la collectivité. Et, ce faisant, ils avaient construit une bureaucratie titanesque, lancée sur une trajectoire irréfléchie menant tout droit à l'autodestruction et capable de gober les réformateurs comme des mouches. Robert Pierre avait défié le Titan. Il avait fait couler par rivières le sang des hommes et femmes qui étaient censés contrôler la machine. Il avait concentré entre ses mains plus de pouvoir qu'aucun Législaturiste n'en avait jamais rêvé. En vain. Car c'était la machine qui les contrôlait tous en vérité, et elle était toujours là. Il se faisait l'effet d'une mouche volant autour du cadavre véreux d'une grande nation déchue. Il avait bien un dard, certes, mais il ne pouvait piquer qu'un ver à la fois et, lorsqu'il en tuait un, une douzaine d'autres prenaient sa place. Il jura tout bas, leva les bras et les appuya sur le solide plastique de la fenêtre. Il y colla son visage et ferma les yeux, jurant à nouveau, plus violemment. La gangrène s'étendait trop loin. Les parents et grands-parents des Législaturistes avaient poussé trop d'ouvriers hors du marché du travail au nom de l'« égalité », tout en mutilant affreusement le système éducatif au nom de la « démocratisation ». Ils avaient appris aux proles qu'ils n'avaient d'autres responsabilités que de naître, respirer et toucher leur Allocation de minimum vital, et que le rôle de l'école se résumait à offrir aux étudiants une « validation » — sans qu'on sût vraiment de quoi il s'agissait — plutôt qu'une « éducation ». Et, quand les gouvernants avaient compris qu'ils avaient émasculé leur économie, que son effondrement complet interviendrait inévitablement sous quelques décennies à moins qu'ils ne parviennent miraculeusement à retirer leurs « réformes », ils n'avaient pas eu le courage d'en affronter les conséquences. Peut-être qu'eux, contrairement à Pierre, auraient pu réparer les dégâts, mais ils ne l'avaient pas fait. Plutôt que de supporter les conséquences politiques du démantèlement du système de pain et de jeux qui leur rapportait tant de voix, ils avaient cherché une autre façon de remplir les coffres, et la République populaire s'était faite conquistador. Les Législaturistes avaient dévoré leurs voisins interstellaires, pillé d'autres économies pour en nourrir le cadavre de la vieille République de Havre. Pendant un temps, le stratagème avait paru fonctionner. Mais les apparences étaient trompeuses, car ils avaient exporté leur propre système vers les mondes conquis. Ils n'avaient pas le choix — ils n'en connaissaient pas d'autre —, mais ils avaient ainsi empoisonné les économies captives aussi inexorablement que la leur. Le besoin de presser ces économies pour soutenir la leur avait seulement précipité leur chute et, à mesure que les sources de revenus s'asséchaient, il avait fallu conquérir d'autres mondes, encore et encore. Avec chaque nouvelle victime commençait un bref épisode de prospérité illusoire, jusqu'à ce qu'à son tour cette victime devienne un fardeau supplémentaire plutôt qu'un atout. Autant essayer de prendre l'entropie de vitesse ! Pourtant ils ne s'étaient pas laissé d'autre choix et, à mesure que les conquêtes venaient bouffir la République populaire, il avait fallu augmenter en conséquence les effectifs des armées nécessaires à la protection des planètes conquises et à une expansion continue. La Galaxie ne voyait que l'étendue incroyable de la République, la puissance de sa machine de guerre, et ses voisins frémissaient de terreur en regardant le monstre fondre sur eux. Mais combien de ces voisins devinaient la faiblesse qui minait le cœur du monstre ? se demandait Pierre. Combien savaient son économie délabrée, sur la voie de l'effondrement total, entraînée vers le fond par le poids de l'AMV et le coût écrasant de sa machine de guerre ? La République n'était guère plus qu'un estomac, un parasite qui devait dévorer ses hôtes en nombre croissant pour survivre. Mais le nombre d'hôtes à dévorer était limité et, lorsque tous seraient digérés, le parasite devrait périr à son tour. Robert Pierre avait regardé au-delà des apparences. Il avait vu l'inéluctable et tenté de l'éviter, mais c'était impossible. Lui aussi s'était retrouvé pris au piège, comme un acrobate aveugle obligé de courir sur une corde raide en jonglant avec une douzaine de grenades. Il dirigeait la machine, mais celle-ci le tenait dans sa gueule. Il se détourna de la fenêtre et regagna son bureau, ressassant la liste désespérément circulaire des possibilités qui s'offraient à lui. Au moins, il avait réussi à faire une chose à laquelle les Législaturistes avaient toujours échoué : il avait sorti les proles de leur apathie... mais ils s'étaient réveillés ignorants. Depuis trop longtemps ils n'étaient que des drones. On leur avait appris que tel était l'ordre naturel des choses et, dans leur colère, ils ne s'appliquaient pas à détruire l'ancien système pour repartir sur de nouvelles bases, mais à punir ceux qui les avaient trahis en les dépouillant de leurs « droits économiques innés ». C'était peut-être sa faute, car il s'était raccroché aux. mots-clés familiers lorsqu'il avait enfourché cette immense bête affamée qu'était la République populaire. Il était allé au plus simple au nom de la survie, embrassant la rhétorique de gens tels que Cor-délia Ransom parce que les foules comprenaient ce langage et qu'il craignait les foules. Il l'admettait intérieurement. Malgré tout le mépris que lui inspiraient ceux qui avaient laissé la situation pourrir à ce point, lui aussi avait eu peur. Peur d'échouer. De reconnaître devant le peuple qu'il n'y avait pas de remède miracle. Peur que la bête se retourne contre lui pour le dévorer. Pierre comptait vraiment introduire des réformes drastiques. Au début. Mais le peuple réclamait des solutions simples, des réponses limpides, indifférent à la complexité réelle L monde. Pire, il avait goûté au sang et découvert le plaisir de détruire ses ennemis, et il devinait confusément son immense pouvoir latent. On aurait dit un adolescent homicide mû par des pulsions qui le dépassaient, incapable de s'imposer la discipline susceptible de les maîtriser et insouciant des conséquences. La seule façon d'éviter d'en devenir la cible consistait à lui en fournir d'autres. C'est donc ce que Pierre avait fait. Il avait dénoncé les Législaturistes, ces profiteurs corrompus, ces traîtres qui avaient vécu des richesses qui revenaient de droit aux proies — et l'indéniable aisance des grandes familles législaturistes avait scelle leur sort, car elles avaient en effet détourné des fortunes colossales. Mais ce qu'il n'avait pas dit à la foule — ce que celle-ci ne souhaitait pas entendre —, c'était que tout l'argent de tous les Législaturistes de la République populaire de Havre n'était rien au regard de sa dette. La nationalisation de leur patrimoine avait offert un soulagement provisoire, une amélioration éphémère et illusoire, et ne pouvait pas en attendre mieux, alors il avait livré à la foule les Législaturistes eux-mêmes. Il avait lâché sur eux le nouveau Service de sécurité dirigé par Oscar Saint-Just et regardé les « tribunaux populaires » condamner à mort famille après famille pour « trahison ». Et, tandis que les exécutions se succédaient, il avait appris une terrible vérité : le sang appelait le sang. La certitude que le peuple avait le droit de se venger de ceux qui l'avaient « trahi » augmentait seulement la frénésie de vengeance et, lorsque l'on serait à court de victimes, il faudrait en trouver de nouvelles. Quand Pierre s'était rendu compte qu'il ne parviendrait pas à tenir même les plus modestes promesses de réforme qu'il avait faites en prenant le pouvoir, il avait aussi compris que, tôt ou tard, étant le dernier sauveur à faillir au peuple havrien, il deviendrait à son tour sa victime. À moins de trouver quelque part un autre sur qui rejeter la faute. Alors, en désespoir de cause, il s'était tourné vers Cordélia Ransom, troisième membre du triumvirat qui dirigeait aujourd'hui la République. Pierre était le plus éminent, le maître de ce triumvirat, et il tenait fermement sa place. Il avait pris les mesures nécessaires pour la garder et veillé à ce que ses associés le sachent, pourtant il avait aussi besoin d'eux. Il avait besoin de Ransom, l'experte en propagande du nouveau régime... et de Saint-Just, qui ne lui servait pas seulement à contrôler le Service de sécurité mais aussi à surveiller Ransom, car la ministre de l'Information publique, avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus, l'effrayait presque plus que le peuple. Elle n'était pas brillante, mais sa ruse, sa vivacité et son sang-froid, ajoutés à un don naturel pour l'intrigue, en avaient fait un allié inestimable lors de la préparation du coup d'État. Toutefois, c'était aussi quelqu'un d'absolument impitoyable et une démagogue de génie qui prenait vraiment plaisir au bain de sang, comme s'il s'agissait d'une drogue, une preuve du pouvoir qu'elle détenait. Une facette sombre et avide de son âme semblait se délecter des destructions gratuites, si soigneusement qu'on les emballe dans la rhétorique des « réformes », des « droits » et du « service du peuple ». Toutefois, malgré la crainte qu'elle lui inspirait, il n'avait pas vu d'autre issue que de faire appel à sa capacité à influencer les masses. Même elle n'avait pas réussi à calmer les proles — en admettant qu'elle ait jamais essayé —, mais elle parlait leur langage et elle comprenait la nécessité de précéder leurs passions, de conserver une certaine avance en anticipant leur prochaine revendication furieuse. Et, grâce à cette faculté, elle était parvenue à rediriger leur colère vers une cible extérieure. Les Législaturistes étaient les ennemis du peuple, des conspirateurs élitistes qui avaient privé les proles de 'Airs droits innés pour tout dilapider dans des guerres de conquête impérialistes. Peu importait que ces guerres aient été livrées pour soutenir une économie moribonde et préserver le mode de vie parasitaire des proies. Peu importait que l'expansion, une fois cette voie choisie, crée un cercle vicieux dont on ne pouvait plus sortir. Les gens ne voulaient pas l'entendre, alors Cordélia ne le leur dit pas. Au lieu de cela, elle leur offrit les discours qu'ils attendaient. Son raisonnement était cousu d'incohérences au point que Pierre peinait à croire que quiconque puisse s'y ranger, pourtant elle le leur vendit en flattant leur confiance en leur propre droiture. Les masses voulaient croire qu'elles valaient mieux que des parasites, que tous les « droits » qu'elles réclamaient leur revenaient bien par la vertu d'une sorte de loi naturelle — elles avaient besoin d'y croire. Et il s'ensuivait que seule une vaste conspiration pouvait leur dénier ces droits. Devinant leur besoin de se voir comme les victimes perpétuelles d'ennemis travaillant à leur perte — plutôt que d'admettre que le système tant désiré ne pouvait pas fonctionner —, Cordélia leur fournit ces ennemis. Bien sûr, le peuple n'aspirait qu'à la paix et demandait seulement qu'on le laisse jouir de la prospérité qui était son droit fondamental — paix et prospérité n'étaient-ils pas l'ordre naturel des choses ? Mais les traîtres qui avaient bafoué ses droits l'avaient également engagé dans une guerre dont la nation ne pouvait, se détourner. Après tout, l'Alliance manticorienne l'avait attaquée — le ministère de l'Information publique ne l'avait-il pas assez répété ? Peu importait qu'une agression de l'Alliance contredise complètement l'idée que les Législaturistes étaient des va-t-en-guerre. Les dirigeants de l'Alliance faisaient partie de la même engeance corrompue de militaristes impérialistes. Les systèmes stellaires membres n'étaient guère que des pantins contrôlés par le Royaume de Manticore, qui désirait détruire la République parce qu'il voyait bien la contradiction naturelle et inévitable qui l'opposait au peuple havrien. Manticore n'était même pas une république mais une monarchie, dirigée par une reine et une aristocratie manifeste, qui dissimulait à peine son mépris pour les droits de la République populaire. Elle privait les citoyens de la République de leur prospérité en réservant son immense richesse à la satisfaction égoïste des désirs de sa propre classe dirigeante héréditaire. Cela seul aurait suffi à en faire un ennemi mortel de Havre, mais la reine savait aussi ce qui se produirait si ses sujets constataient que le peuple de la République avait raison et qu'eux aussi avaient été abusés. Pas étonnant que Manticore les ait attaqués : il lui fallait détruire la République populaire avant que l'inexorable avancée des justes exigences des masses ne provoque sa propre perte. Le peuple s'était soulevé et, dans sa juste et terrible colère, avait renversé ses suzerains ploutocrates, pour finalement se découvrir un ennemi plus haineux encore. Un ennemi étranger dont les souverains devaient être écrasés à leur tour si le peuple voulait à nouveau connaître la sécurité. Alors les foules s'étaient mobilisées, avec une motivation féroce qui aurait peut-être permis des miracles si seulement on avait réussi à la diriger vers un but constructif. Or c'était. impossible. Si absurde que cela pût paraître, le coup d'État que Robert Pierre avait fomenté en grande partie pour mettre un terme aux ponctions que l'armée opérait sur l'économie havrienne s'était transformé en croisade. Il comptait seulement se servir de la crise immédiate provoquée par la guerre contre Manticore pour détourner l'attention des masses et étouffer toute opposition tant qu'il n'aurait pas affermi son contrôle sur le pouvoir, mais la rhétorique de Cordélia avait doué cette guerre d'une vie autonome. Après un demi-siècle T d'apathie totale et d'indifférence pour la conquête militaire du jour, les proles se montraient prêts à différer toute demande d'augmentation de l'AMV afin de financer la destruction de Manticore et de ses œuvres. Le comité de salut public ne pouvait pas renoncer à cette guerre, de peur que les proies qu'il avait réveillés ne se retournent contre lui pour punir son apostasie. La seule issue et le seul espoir d'accomplir les réformes dont Pierre avait rêvé résidaient dans la victoire, car cela seul lui conférerait l'autorité morale nécessaire pour imposer de véritables changements. Et, pour l'instant en tout cas, les Havriens étaient prêts à consentir quelques sacrifices. Ils étaient même d'accord pour abandonner leur style de vie confortable et improductif afin de subir un entraînement militaire, voire d'acquérir des qualifications utiles et travailler dans les chantiers navals au remplacement des vaisseaux détruits. Il se pourrait même qu'ils reprennent l'habitude de travailler, et qu'il y ait assez d'ouvriers qualifiés à la fin du conflit pour se consacrer à la reconstruction des infrastructures délabrées de la République populaire de Havre. On avait déjà vu plus étrange, se disait Pierre en essayant de se convaincre qu'il ne se raccrochait pas simplement à des brins d'herbe. Mais, pour en arriver là, il fallait gagner la guerre, et c'était bien ce que le peuple exigeait de la Flotte — et du comité de salut public — en récompense de ses propres sacrifices. L'extrémisme s'était emparé comme une fièvre de la République, et elle réclamait la preuve de l'engagement de ses dirigeants. Quant à la Flotte, puisqu'on lui avait attribué la responsabilité de l'assassinat de Harris, elle devait de son côté prouver sa valeur en remportant des victoires. Tous ceux qui faillissaient au peuple à leur heure devaient payer pour leurs crimes et ainsi servir d'exemples, et Pierre avait donc adopté une politique officielle de responsabilité collective. Les officiers de la Flotte étaient tous en sursis : ceux qui échouaient dans l'accomplissement de leur devoir savaient désormais que leur famille tout entière en pâtirait, car on était passé à une guerre d'extermination et, face à l'ennemi — extérieur ou interne on ne ferait pas de quartier : l'enjeu était la victoire ou l'annihilation. Ce n'était pas la révolution dont Pierre avait rêvé, mais il n'avait que celle-là. Et, au moins, le règne de la terreur qu'il avait mis en place avait rendu sa vigueur à la Flotte. Peut-être le peuple avait-il raison, après tout. Peut-être était-il possible de trouver quelques solutions simples si l'on se donnait la peine de tuer assez de gens. Il se frotta le visage, puis appela une fois de plus le dossier top secret sur son terminal. L'ancien service de renseignement naval avait rejoint tous les autres organes d'espionnage de la République sous l'autorité du Service de sécurité. La plupart des stratèges de la Flotte avaient disparu lors des purges qui avaient suivi sa prise du pouvoir, toutefois le noyau d'analystes à leur service avait survécu, et compris ce qui leur arriverait s'ils ne donnaient pas satisfaction. Leurs rapports contenaient beaucoup trop de réserves et abusaient du conditionnel — sans doute voyaient-ils là un moyen de se couvrir — mais ils généraient une énorme quantité d'information qu'une poignée de nouveaux stratèges commençaient à exploiter. Des ambitieux, ces stratèges. Ils savaient que le chaos à peine maîtrisé de la République cachait des occasions d'acquérir du pouvoir. Ils étaient encore trop nombreux à ne se montrer loyaux envers le comité de salut public que parce qu'ils n'osaient pas agir autrement — pour l'instant — et Pierre soupçonnait l'amiral Thurston, auteur du plan qui s'affichait sur son terminal, d'être de ceux-là. Heureusement, les hommes et femmes de la trempe de Thurston savaient que leur réussite personnelle — et leur survie — dépendait de la pérennité du comité. Ils savaient également que la Flotte avait besoin d'une victoire. Elle devait au moins stopper la progression des Manticoriens dans les systèmes de la République populaire, pourtant il s'agissait de l'option la moins séduisante. Le ministère de Cordélia pourrait sans doute en faire un triomphe décisif, mais il vaudrait bien mieux réussir une offensive. Et, d'un point de vue stratégique, la Flotte populaire avait désespérément besoin de détourner les forces manticoriennes des systèmes en première ligne. Certes, le front devenait plus stable, mais le resterait-il? Rien de moins sûr. Sauf si on parvenait d'une façon ou d'une autre à détourner l'attention de la FRM de toute nouvelle offensive. Les opérations décrites sur le terminal de Pierk visaient précisément ce but et, malgré sa lassitude, il sentit son intérêt grandir à mesure qu'il relisait le fichier. Ça pouvait marcher, se disait-il, et, en cas d'échec, on ne perdrait rien de bien important. La Flotte populaire possédait un nombre impressionnant de petits vaisseaux, des unités trop faibles pour supporter la violence des combats dans le mur de bataille mais qui, bien utilisées, pouvaient néanmoins influer considérablement sur le cours de la guerre. Il s'adossa en examinant les données affichées sur son terminal, puis hocha lentement la tête. L'heure était venue de se servir de ces bâtiments, et le plan de Thurston offrait non seulement la suggestion la plus audacieuse mais aussi le plus beau trophée en cas de succès. Il hocha encore la tête et saisit un stylet électronique. Il le passa sur l'écran du scanner, où apparut alors un bref mémo manuscrit : « Opération Faux-Semblant et opération Poignard autorisées, par ordre de Robert S. Pierre, président du comité de salut public. Activation immédiate. « CHAPITRE HUIT L'extrémité orientale tout entière de la cathédrale Harrington n'était qu'un immense vitrail par lequel se déversait la lumière matinale, inondant l'édifice de couleur. Honor était assise au cœur de cette splendeur, enveloppée de vapeurs d'encens. La superbe harmonie du chœur l'emporta, et elle ferma les yeux pour savourer la musique. Les choristes chantaient a capella car leurs voix magnifiques n'avaient besoin d'aucun accompagnement, et l'intervention d'un instrument, si mélodieux fût-il, aurait seulement détourné l'attention de leur beauté. Honor aimait la musique depuis toujours, bien qu'elle n'eût jamais appris à en jouer, et ses sujets auraient salué son chant avec une politesse forcée. La musique classique de Grayson dérivait d'un genre traditionnel de la vieille Terre, la « country », et, s'il fallait du temps pour s'y habituer, elle commençait à l'apprécier. Quant à la musique populaire locale, elle l'adorait — et la musique sacrée lui coupait le souffle. Le chœur acheva sa partie, et Honor entendit Nimitz faire écho à son propre soupir de plaisir depuis le coussin posé à côté d'elle. Andrew LaFollet se tenait derrière eux, tête nue mais toujours en service, même ici, et elle ressentit une ironie familière en regardant à sa droite les deux autres hommes d'armes debout devant le fauteuil du seigneur. N'étant pas une fidèle de l'Église de l'Humanité, la bienséance voulait qu'elle prît place dans l'aile des étrangers, même dans la cathédrale Harrington, ce qui avait posé problème aux architectes du fief. Honor mettait un point d'honneur à assister régulièrement à l'office. Fidèle de l'Église ou non, elle était tenue de la protéger et de la défendre, et d'autres raisons tout aussi pressantes lui imposaient d'être présente. Son respect public de la Foi visait à répondre aux accusations de ses détracteurs, qui la disaient pleine de méprispour l'Église. Et sa décision de prendre place dans l'aile des étrangers plutôt que d'insister pour occuper le siège réservé au seigneur dans toute cathédrale lui avait valu encore plus de bienveillance. Ses sujets natifs de Grayson des gens têtus, respectaient en leur seigneur l'honnêteté qui a faisait accepter cette position peu flatteuse plutôt que de faussement prétendre partager leur foi. En dehors de ces raisons politiques, sur un plan personnel, elle venait parce qu'elle avait appris à respecter l'Église et que celle-ci comptait énormément dans la vie de ses sujets. Elle avait besoin de partager cette expérience, même un peu en retrait, afin de les comprendre. Et puis, de toute façon, elle trouvait irrésistiblement belles la liturgie et la musique locales, solennelles et majestueuses. Honor avait grandi dans la troisième communion missionnaire stellaire (réformée), mais sa famille, comme la plupart des francs-tenanciers de Sphinx, avait toujours fréquenté une église aux rites dépouillés. Les « troisièmes communiants » soulignaient la relation personnelle directe que chaque individu entretient avec Dieu, dans un cadre peu structuré. La hiérarchie était devenue plus formaliste ces derniers siècles T mais, dans les petites paroisses, l'office demeurait discret et introspectif, et Honor n'était donc guère préparée aux fastes de l'Église de l'Humanité. Elle se doutait que la mère Hélène, la prêtresse qui l'avait confirmée bien des années plus tôt, aurait considéré avec dédain toutes ces « fioritures inutiles » : elle entretenait assez de réserves face au formalisme de ses propres supérieurs ! Pourtant même elle reconnaîtrait la beauté de la liturgie graysonienne, pensa Honor, et nul ne pouvait douter de la foi de ceux qui y assistaient. Toutefois, sa décision de venir régulièrement à l'office avait mis les architectes dans l'embarras. L'aile des étrangers se situait toujours à gauche de la nef centrale, juste devant le sanctuaire. Cette disposition traditionnelle plaçait les étrangers à la Foi au cœur de la congrégation plutôt que de les isoler comme des parias, afin qu'ils se sentent les bienvenus, mais elle avait aussi pour effet de les placer au vu de tous... et à l'exact opposé du siège du seigneur. Les architectes avaient décrété qu'éloigner ainsi Lady Harrington de sa place naturelle inviterait des commentaires désobligeants. Honor n'en était pas persuadée mais, n'ayant guère voix au chapitre sur ce sujet, elle les avait laissés agir à leur guise. Ils avaient finalement décidé d'opérer deux changements dans la disposition interne commune à toutes les autres cathédrales de la planète. Ils avaient inversé la position de la chaire et du chœur : au lieu de se trouver à la droite du sanctuaire, comme d'habitude, la chaire en occupait l'extrémité gauche. Du coup, il avait fallu déplacer le siège du seigneur pour le maintenir à proximité de la chaire. Comme par hasard, ces modifications mettaient le siège seigneurial juste à côté de l'aile des étrangers, et Honor pouvait donc prendre place à deux pas du fauteuil qui aurait dû lui revenir. Elle n'aurait jamais exigé ces modifications, mais elle était touchée par la façon dont ses sujets les acceptaient. Ils auraient pu se sentir insultés mais, au lieu de cela, ils ne cessaient de comparer leur cathédrale à toutes les autres — toujours au détriment de ces dernières, plus traditionnelles. De toute façon, prétendaient-ils, l'acoustique était meilleure ici. Honor sourit à cette pensée, mais son sourire s'effaça lorsque le révérend Hanks fit une génuflexion devant l'autel avant de se diriger vers la chaire. Une vieille tradition voulait que le révérend officiât chaque dimanche dans une cathédrale différente, et il passait donc dans chacun des quatre-vingts fiefs de Grayson à son tour, chacun abritant sa propre cathédrale. C'était sans doute un cycle particulièrement fatigant à une époque, se disait Honor, mais les moyens de transport modernes le facilitaient grandement. Pourtant, le révérend Hanks avait modifié tout son programme pour être présent ce jour-là et, comme tous les fidèles, elle se demandait pourquoi. Hanks monta en chaire et observa la congrégation. Sous l'étole écarlate de sa haute fonction, son surplis blanc semblait rougeoyer dans la lumière des vitraux. Il ouvrit l'immense livre relié de cuir posé devant lui et baissa la tête. — Entends-nous, ô Seigneur, pria-t-il d'une voix qui portait loin malgré l'absence d'amplification. Que nos paroles et nos pensées ne cessent de T'agréer. Amen. — Amen », répondirent les fidèles en écho. Il releva la tête et reprit : « La lecture d'aujourd'hui est tirée de La Nouvelle Voie, sixième livre des Méditations, chapitre trois, versets dix-neuf à vingt-deux. » Il s'éclaircit la gorge, puis récita le passage de mémoire, sans regarder le livre ouvert devant lui. « Nous serons connus à la fois par nos actes et par nos paroles, qui sont l'écho de nos pensées. Disons donc toujours la vérité, sans craindre de dévoiler notre âme. Mais n'oublions pas non plus la charité, ni que tous les hommes sont les enfants du Seigneur, tout comme nous. Aucun homme n'est infaillible. N'usons donc pas des mots de la colère envers un frère ou une sœur, mais raisonnons avec eux en gardant toujours à l'esprit que, quoi que nous prétendions en paroles, Dieu sait quelle pensée nous guide. N'essayez pas de Le tromper ni de prêcher la division ou la haine sous couvert de sa parole, car tous ceux dont l'esprit est pur –oui, même ceux qui restent étrangers à la Nouvelle Voie – sont ses enfants, et celui qui cherche avec haine ou méchanceté à blesser un enfant du Seigneur est un outil de corruption dont l'existence fait affront à notre Père à tous. » Le révérend s'interrompit. Un silence absolu régnait dans la cathédrale, et Honor sentit tous les yeux se tourner vers elle. Ceux qui avaient vu ou entendu les manifestations organisées contre elle ne pouvaient ignorer le défi que Hanks lançait en choisissant ce texte ni douter que ce choix fût délibéré. Elle se rendit compte qu'elle retenait son souffle. « Mes frères et sœurs, reprit Hanks au bout d'un moment, il y a quatre jours, dans cette ville, un homme de Dieu a oublié le devoir que nous imposent ces versets. Imbu de sa propre colère, il a oublié qu'il ne devait pas s'en prendre à ses frères et sœurs, et que tous nous sommes les enfants de Dieu. Il a choisi non pas de raisonner, mais d'attaquer, et il a oublié que saint Austin lui-même nous dit qu'un homme – ou une femme – peut être pieux tout en vénérant le Seigneur d'une façon différente de la nôtre. Garder cela à l'esprit peut être difficile pour tout croyant, car nous connaissons notre voie vers Dieu et, contrairement à Lui, nous ne sommes ni infinis ni omniscients. Nous oublions trop facilement que d'autres voies existent. Et nous oublions aussi parfois combien notre perception est limitée par rapport à la sienne, et que Lui, contrairement à nous, voit le cœur de chacun et reconnaît les siens, si différents et étranges puissent-ils nous paraître. » Le révérend s'arrêta de nouveau, une moue pensive aux lèvres, puis hocha lentement la tête. « Oui, il est difficile de ne pas assimiler différence et erreur. Difficile pour chacun de nous. Mais nous qui avons entendu l'appel de Dieu et servons dans son clergé, nous avons une responsabilité particulière. Nous aussi, nous sommes faillibles. Nous aussi, nous pouvons faire des erreurs – et nous en commettons, même avec les meilleures intentions. Nous nous tournons vers Lui en prière et en méditation, pourtant notre peur peut parfois se muer en intolérance, en haine, car même dans le calme de la prière nous pouvons prendre notre peur personnelle de la nouveauté ou de la différence pour celle de Dieu. » Et c'est précisément ce qui s'est produit dans votre ville, mes frères et sœurs. Un prêtre de l'Église a regardé en son cœur et y a pris le conseil de ses propres craintes, de sa propre haine, plutôt que celui du Seigneur. Il a vu autour de lui des changements qui l'ont effrayé, des changements qui défiaient ses préjugés, et il a pris sa peur pour la voix de Dieu, la laissant le conduire au service de la corruption. Dans sa haine, il a fermé son esprit au plus fondamental des enseignements de saint Austin : Dieu est plus grand que l'esprit de l'homme ne peut le concevoir, et la Nouvelle Voie n'a pas de fin. Nous aurons toujours plus à apprendre de Dieu et de sa volonté. Nous devons mesurer chaque nouveauté à l'aune des vérités qu'Il nous a déjà enseignées, nous devons y faire face, et non pas dire "Non ! Je ne connais pas cet usage, il est donc contraire à la loi de Dieu !" » Le frère Marchant, fit calmement Hanks, laissant échapper un soupir en prononçant enfin son nom, a contemplé les immenses bouleversements qui attendent notre monde, et ils l'ont effrayé. Je le comprends, car tout changement fait peur. Mais, comme le disait aussi saint Austin, mes frères et sœurs, "C'est avec un petit changement de temps en temps que Dieu nous rappelle que nous n'avons pas encore tout appris". Le frère Marchant l'a oublié et, dans sa peur, il a pris sa propre volonté pour celle de Dieu. Il n'a pas cherché à éprouver ces changements mais à les interdire sans les examiner et, se voyant incapable de les interdire, il est tombé dans un péché plus dangereux encore. Le péché de haine. Ce qui l'a conduit à s'en prendre à une femme bonne et pieuse, une femme qui a prouvé sa valeur par ses actes il y a quatre ans, lorsqu'elle a affronté à mains nues des assassins armés, pour sauver notre Protecteur, et lorsqu'elle s'est interposée entre notre planète et sa destruction. Elle n'appartient pas à notre Église, pourtant personne dans notre histoire ne l'a défendue plus vaillamment contre ceux qui voulaient la détruire. » Les joues d'Honor la brûlaient, mais un sourd grondement d'approbation accueillit les paroles du révérend Hanks, et sa sincérité lui apparaissait clairement à travers Nimitz. — Votre seigneur temporel, mes frères et sœurs, est une femme, ce qui est nouveau pour nous. Elle n'est pas native de Grayson, ce qui est également nouveau pour nous. Elle a été élevée dans une foi qui n'est pas la nôtre, et elle n'a pasrenoncé à cette foi pour embrasser notre Père l'Église. Pour toutes ces raisons, certains d'entre nous voient en elle une menace, mais la menace la plus grande n'est-elle pas d'oublier l'épreuve que Dieu nous impose ? De nous détourner de la nouveauté parce qu'on ne la connaît pas, sans nous demander d'abord si, peut-être, Dieu ne nous signifie pas à travers cette étrangère que nous devons changer ? Allons-nous lui demander de faire semblant d'adopter la Foi? De trahir sa religion pour nous faire croire que nous pouvons l'accepter ? Ou allons-nous la respecter pour avoir refusé de mentir ? Pour nous avoir révélé qui elle est réellement, ce qu'elle pense et ce qu'elle ressent? Un nouveau murmure d'approbation, plus marqué, remplit la cathédrale, et le révérend acquiesça lentement. — Comme vous, mes frères et sœurs, et comme le frère Marchant, je suis faillible. Moi aussi j'ai craint les changements qui pourraient intervenir si nous dévions nous allier à des puissances étrangères, des mondes dont la foi et les croyances différaient radicalement des nôtres. Pourtant, maintenant que j'ai vu ces changements se produire, je les crois positifs. Ni toujours agréables ni aisés, non, mais Dieu n'a jamais promis que notre épreuve serait facile. Je me trompe peut-être en croyant que les évolutions actuelles sont bénéfiques, mais, dans ce cas, Dieu me le montrera sûrement afin que je puisse de nouveau les mettre à l'épreuve. Et tant qu'Il ne le fait pas, je dois continuer à Le servir comme j'en ai prêté le serment lorsque j'ai répondu à son appel, et de nouveau lorsque la Sacristie m'a élevé au rang de révérend. Non dans la certitude d'avoir toujours raison, mais dans celle que je m'y efforcerai sans cesse... et que je m'opposerai toujours au mal, dès que je le perçois et où que je le trouve. » Le révérend marqua une nouvelle pause. Son visage se durcit, et il reprit d'une voix plus grave et déterminée : — Il n'est jamais aisé, mes frères et sœurs, d'accuser un prêtre d'être dansl'erreur. Aucun de nous n'aime à croire qu'un serviteur de notre Père l'Église puisse se tromper et, pour les membres du clergé, le problème prend une autre dimension. Nous hésitons à ouvrir une brèche qui pourrait mener au schisme. Nous sommes tentés de choisir la voie de la facilité, d'éviter l'épreuve et de masquer nos divisions, de peur d'affaiblir notre autorité à vos yeux. Toutefois il ne nous apparent pas de la protéger. L'autorité de l'Église lui vient uniquement de Dieu, et elle ne la mérite qu'aussi longtemps que son clergé s'efforce honnêtement et courageusement de connaître et de suivre sa volonté. Notre devoir nous ordonne donc d'écarter ces craintes, de remettre de l'ordre dans le temple du Seigneur quand nous le voyons en désordre et, avec l'aide de Dieu, de faire notre possible pour distinguer entre ceux qui servent réellement sa volonté et ceux qui croient seulement le faire. Et parce que c'est notre devoir, je suis venu ce dimanche vous faire part d'un décret de l'Église. » Un acolyte lui remit un parchemin scellé. Le bris du sceau puis l'ouverture du parchemin résonnèrent comme un coup de tonnerre dans le silence, et le révérend lut à haute voix : « Qu'il soit rendu public auprès de l'assemblée des fidèles que nous, formant la Sacristie de l'Église de l'Humanité sans chaînes, réunis pour connaître et accomplir la volonté de Dieu telle qu'Il nous aide à la comprendre, avons, par un vote solennel, demandé à Benjamin IX, Protecteur de la Foi et de Grayson par la grâce de Dieu, de retirer au frère Edmond Augustus Marchant la responsabilité de la cathédrale Burdette ainsi que le rôle d'aumônier de William Fitzclarence, Lord Burdette, conformément aux conclusions du grand tribunal de notre Père l'Église, selon lesquelles le susnommé Edmond Augustus Marchant s'est détourné dans l'erreur de l'épreuve de la vie. Qu'il soit encore rendu public que le frère Edmond Augustus Marchant est, sur décision du grand tribunal, suspendu de toutes ses fonctions au sein de l'Église jusqu'au jour où il prouvera à la Sacristie sa sincère repentance et son retour à l'esprit de charité et de tolérance prêché par le Seigneur. » Pas un souffle ne vint troubler le silence tandis que le révérend Hanks embrassait la congrégation du regard. Il reprit d'une voix calme teintée d'un chagrin ineffable, mais sévère et mesurée : « Mes frères et sœurs, il s'agit d'une mesure grave, que nous n'avons pas prise à la légère. L'exclusion d'un seul enfant de Dieu blesse tous les enfants de Dieu, et la Sacristie sait bien qu'en condamnant l'erreur chez son prochain on la risque toujours soi-même. Toutefois, nous ne pouvons qu'agir conformément à ce que nous croyons être la volonté divine, conscients toujours que nous pouvons nous tromper, mais refusant d'ignorer l'épreuve que Dieu nous impose. Avec la Sacristie tout entière, je prie pour que notre ancien frère Edmond Marchant revienne vers nous et que nouspuissions de nouveau l'accueillir dans les bras de l'Église et nous réjouir, comme toute famille doit se réjouir lorsqu'un de ses membres égarés retrouve le droit chemin. Mais, tant qu'il ne choisira pas de revenir, il nous sera étranger. Un enfant qui de sa propre volonté devient un étranger le reste, si profonde soit notre douleur à le voir ainsi isolé. Comme pour tous les choix que Dieu nous propose dans l'épreuve de la vie, il n'appartient qu'à lui seul de choisir de revenir. Mes frères et sœurs en Dieu, j'implore humblement vos prières pour Edmond Augustus Marchant. Que, comme nous, il sache reconnaître la volonté et l'amour de Dieu, et soit soutenu à ce moment de son épreuve. » Honor, pensive, regardait par la vitre tandis que son géodyne s'éloignait de la cathédrale. La rapidité de la réaction de l'Église l'avait abasourdie autant qu'aucun natif de Grayson et, au fond d'elle-même, elle en redoutait les conséquences. La Sacristie, en tant que plus haut organe dirigeant de l'Église, avait parfaitement le droit d'agir ainsi, pourtant défroquer un prêtre était forcément une mesure extrêmement grave. Une mesure qui provoquerait la fureur de tous les réactionnaires de la planète, se dit-elle. Peu d'entre eux croiraient qu'elle n'avait rien à voir avec cette décision... et ils s'en fichaient de toute façon. Ils constateraient seulement que la corruption extraplanétaire qu'ils craignaient étendait son emprise jusqu'au cœur de la Sacristie, et il existait un risque terrifiant de réaction violente de la part de fanatiques qui se considéraient déjà comme une minorité persécutée. Elle soupira et s'enfonça dans la confortable banquette. Le moment choisi posait un autre problème, pensa-t-elle pendant que Nimitz ronronnait sur ses genoux pour la rassurer. Il s'agissait là du dernier office auquel elle pourrait assister avant longtemps, car elle devait se présenter à bord du VFG Terrible le lendemain. Certes, on pouvait trouver des arguments justifiant de l'envoyer dans l'espace pendant que l'Église gérait la fureur que ne manquerait pas de provoquer la décision de la Sacristie, mais les contre-arguments abondaient. Ses ennemis pouvaient y voir un signe de lâcheté de sa part : elle fuyait la juste colère des véritables serviteurs du Seigneur face au rôle qu'elle avait joué dans le martyre d'un prêtre. Inversement, ils pouvaient choisir d'y voir un signe de mépris envers eux et d'insolence : elle ne faisait même plus semblant de respecter l'Église maintenant qu'on avait puni le frère Marchant. Et, même en ignorant ces éventualités, comment allait réagir Lord Burdette ? Elle n'avait aucune idée du nombre de seigneurs qui le soutenaient d'une façon ou d'une autre, mais elle ne doutait pas que Burdette lui-même serait furieux et, si d'autres Lords partageaient ses vues en silence, la guerre que l'Église venait de déclarer aux forces réactionnaires pourrait bien les amener à se révéler au grand jour. Et puis Burdette était l'un des cinq fiefs originels, très peuplé, immensément riche pour Grayson, et la famille Fitzclarence y régnait depuis plus de sept cents ans. Tout cela conférait à l'actuel Lord Burdette une autorité et un prestige conséquents, alors qu'Harrington était le fief le plus récent et, pour l'instant, le moins peuplé et le moins riche. Honor était assez réaliste pour admettre que son autorité reposait sur sa personnalité et la façon dont la majorité des Graysoniens la considéraient — une base bien plus fragile que le prestige dynastique dont avait hérité Burdette. Loin des yeux, loin du cœur : qui pouvait dire jusqu'où le public se laisserait influencer quand elle aurait quitté la planète ? Et, quoi qu'on en pense, elle avait la certitude que l'opposition voilée de Burdette venait tout juste de se transformer en une haine implacable. Elle ferma les yeux en caressant Nimitz tandis qu'une petite voix intérieure geignarde s'en prenait à cet univers injuste. Elle n'avait jamais voulu de pouvoir politique, n'en avait jamais demandé. Elle avait fait son possible pour l'éviter quand il lui était tombé dessus car, quoi qu'en disent les autres, elle savait très bien qu'elle n'était pas faite pour la politique. Mais, peu importe où elle allait ou ce qu'elle faisait, elle traînait derrière elle comme des casseroles un tourbillon de luttes politiques — et elle se demandait si cela cesserait un jour. Elle n'avait pas eu l'intention de mettre en rage les libéraux et les progressistes manticoriens lorsqu'on l'avait envoyée à Basilic. Elle avait simplement accompli son devoir du mieux qu'elle pouvait. Ce n'était quand même pas sa faute s'ils avaient passé pour des imbéciles par la suite ! Mais cela ne changeait pas les faits, et la haine qu'ils lui vouaient depuis avait encore grandi lorsque son sentiment de culpabilité pour la mort de l'amiral Courvosier, ajouté au dégoût que lui avait inspiré Reginald Houseman en lui ordonnant de retirer ses forces et d'abandonner Grayson à Masada, lui avait fait passer les bornes. Sa puissante famille libérale lui en aurait sans doute assez voulu si elle s'était contentée d'ignorer ses ordres et de souligner sa lâcheté, mais il avait fallu qu'elle s'emporte et le gifle ! Il l'avait cherché, mais un officier de Sa Majesté n'avait pas à corriger un émissaire de la Couronne, et son geste avait scellé la fureur de l'opposition dans le béton céramisé. Et puis il y avait eu Pavel Young. Son passage en cour martiale pour l'avoir abandonnée au cours de la bataille de Hancock avait provoqué l'affrontement politique le plus amer que la Chambre des Lords eût connu, pourtant ce n'était rien par rapport aux événements qui avaient suivi. L'assassinat de Paul et la mort de Young en duel avaient failli causer la chute du gouvernement Cromarty. Sans parler de son propre exil vers Grayson. Et maintenant ceci. Les manifestation étaient déjà difficiles à gérer, mais Dieu seul savait où ce nouvel épisode les mènerait. Elle essayait sans relâche d'agir au mieux, d'identifier ses devoirs et d'assumer ses responsabilités et, à chaque fois, la Galaxie lui explosait en pleine figure. Elle en avait assez. Même la certitude d'avoir le soutien des gens dont l'estime comptait à ses yeux ne compensait pas l'épuisante tension née de batailles politiques qu'elle n'était pas faite pour mener. Elle n'était qu'officier naval, bon sang ! Pourquoi ne la laissaient-ils pas faire son boulot en paix ? Pourquoi ces attaques incessantes et cette volonté de la rendre responsable de tous les problèmes politiques et religieux de deux systèmes stellaires ? Elle soupira de nouveau, ouvrit les yeux et s'adressa intérieurement une sévère réprimande. On allait lui rendre un commandement, et le révérend Hanks tout comme le Protecteur Benjamin étaient parfaitement capables de mener leurs propres combats. Et puis ce n'était pas comme si l'univers en avait vraiment après elle – bien qu'elle en eût parfois l'impression – et elle ne devait pas perdre ainsi le sens des réalités. Elle n'avait qu'à faire de son mieux et, tant qu'elle s'y tiendrait, elle pourrait faire face à tous les événements la conscience tranquille, sûre de ne pas avoir fui son épreuve, comme diraient ses sujets. Elle esquissa un sourire à cette pensée, et ses yeux s'éclaircirent. Pas étonnant qu'elle s'entende si bien avec ses Harringtoniens. Qu'elle partage ou non leur foi, ils se ressemblaient trop pour ne pas s'entendre. L'Église de l'Humanité n'exigeait pas qu'elle triomphe toute seule de toutes les épreuves que Dieu lui envoyait, seulement qu'elle essaye. Qu'elle donne le meilleur d'elle-même, peu importe ce qu'il lui en coûtait ou le résultat, et c'était là un code que tout guerrier apprécierait. Elle se redressa et regarda par la vitre tandis que la voiture passait devant l'entrée du parc Yanakov. Son regard s'attarda sur la verdure apaisante et accueillante, savourant la beauté de la vue, mais ses yeux s'étrécirent soudain et elle blêmit. Mon Dieu... ça commençait déjà ? Nimitz leva brusquement la tête, les oreilles dressées et les moustaches frémissantes en percevant son inquiétude soudaine. Ils regardèrent encore un instant le groupe d'hommes qui passait les grilles du parc d'un air décidé, puis elle se tourna vers LaFollet. « Joignez le colonel Hill sur votre com ! Tout de suite, Andrew ! — Milady ? » LaFollet la fixa le temps d'un battement de cœur, puis d'un brusque mouvement de tête examina la vue depuis toutes les fenêtres du véhicule. Il s'était saisi de son unité de com portative par réflexe, obéissant à l'ordre soudain, mais son visage n'exprimait que perplexité. « Qu'y a-t-il, milady ? demanda-t-il en allumant l'appareil. — Dites-lui de prendre le contrôle de la police et d'envoyer un escadron de gardes au parc ! » Le major la regardait bouche bée, et Honor abattit sa main à plat sur l'accoudoir. Ça ne ressemblait pas à Andrew de réagir aussi lentement, se disait-elle furieusement, alors pourquoi avait-il choisi ce jour-là entre tous pour avoir une panne de neurones ? « Euh... bien sûr, milady, répondit LaFollet après un instant, si gentiment qu'elle aurait voulu hurler. Puis-je dire au colonel pourquoi ? — Pourquoi ? » répéta Honor, incrédule. Elle désigna du doigt les hommes quipassaient la grille. « À cause d'eux, évidemment ! — Qu'ont-ils de particulier, milady ? » demanda-t-il prudemment. Nimitz transmit à Honor la perplexité du major grâce à leur lien empathique et, abasourdie par sa lenteur, elle le fusilla du regard. « Assez de gens ont été blessés lors des émeutes sans qu'on les laisse y aller avec des matraques, Andrew ! — Des matraques ? » LaFollet ne comprenait rien, et il se retourna vers la vitre au moment même où un second groupe d'hommes entrait dans le parc. Comme les premiers, ceux-là portaient de longues matraques sur l'épaule, et les yeux du major s'étrécirent. Honor se détendit puisque, manifestement, il voyait enfin le danger, mais, tout à coup, il se mit à rire. Il commença par un gloussement incrédule qu'il essaya désespérément de calmer, comme en témoignait l'expression de son visage, en vain. Il ne put le maîtriser, et une bulle d'hilarité et de soulagement éclata dans le géodyne. Honor et Nimitz le regardaient sans y croire, et leur tête à cet instant le fit rire un peu plus – mieux que ça, hurler de rire. Honor l'attrapa et le secoua. « Des matraques... milady ? » Le major reprit son souffle en se tenant les côtes des deux mains tandis que des larmes brillaient dans ses yeux. « Ce ne sont pas des... des matraques : ce sont des battes de base-ball ! — Des battes de base-ball ? » répéta Honor sans comprendre. LaFollet hocha la tête et lâcha ses côtes pour essuyer ses larmes. « Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda-t-elle. — Milady ? » Bien qu'abasourdi par cette question, il se reprit : il se frotta de nouveau les yeux et prit une profonde inspiration, puis répondit en essayant de débarrasser sa voix de toute trace d'hilarité. « Une batte de base-ball, c'est ce dont se sert le batteur dans un match de base-ball, dit-il, comme si cela expliquait quelque chose. — Et qu'est-ce donc qu'un match de base-ball? s'enquit Honor en serrant les dents. — Vous voulez dire qu'on ne joue pas au base-ball sur Manticore, milady? fit LaFollet, l'air aussi perplexe qu'elle. — Non seulement on ne joue pas à votre "base-ball" sur Manticore, mais on n'y joue pas non plus sur Gryphon et sur Sphinx. Et j'attends toujours que vous me disiez ce que c'est, Andrew ! — Ah, oui, milady. » LaFollet s'éclaircit la gorge et acquiesça. « Le base-ball est un sport. Tout le monde le pratique, milady. — Avec des matraques? » Honor écarquilla les yeux. Elle avait toujours pensé que le rugby était un sport violent, mais si ces gens jouaient à se rosser à coups de matraque... « Non, milady, avec des battes. » Le front de LaFollet se plissa, puis il se détendit soudain. « Oh ! Ils ne s'en servent pas les uns sur les autres, milady. Ils s'en servent pour frapper une balle... de base-ball. — Ah. » Honor se mit à sourire d'un air penaud. « J'imagine donc qu'ils n'ont pas l'intention de déclencher une émeute ensuite ? — Non, milady. Bien que j'aie assisté à quelques matchs où les perdants réagissaient ainsi, ajouta le major en souriant. Nous prenons le base-ball très au sérieux, sur Grayson. C'est le sport planétaire. Là, il s'agit d'une partie entre amateurs, fit-il en désignant la grille que venaient de passer les joueurs de "base­ball", mais vous devriez voir l'une des équipes professionnelles. Chaque fief a la sienne. Mais vous voulez vraiment dire qu'on n'y joue pas du tout dans le Royaume stellaire ? » Cette idée semblait dépasser son entendement, et Honor secoua la tête. « Je n'en ai jamais entendu parler. Est-ce que ça ressemble au golf ? » Cela paraissait peu probable : le golf n'avait rien d'un sport d'équipe, et l'idée d'essayer de frapper la balle avec l'une de ces « battes » l'épouvantait. « Le golf ? répéta prudemment LaFollet. Je ne sais pas, milady. Je n'ai jamais entendu parler de "golf". — Jamais ? » Honor fronça les sourcils, puis se détendit. Évidemment, les Graysoniens ne jouaient pas plus au golf qu'ils ne nageaient. Elle frémissait à la simple idée d'avoir à entretenir un parcours de golf sur une planète pareille. Mais cela ne l'aidait pas plus à comprendre de quoi le major pouvait bien parler. « Très bien, Andrew, dit-elle au bout d'un moment. Nous n'irons nulle part en échangeant des noms de sports dont ni l'un ni l'autre n'avons jamais entendu parler. Si vous m'expliquiez plutôt en quoi consiste le base-ball et comment on y joue ? — Vous êtes sérieuse, milady ? — Évidemment. Si "tout le monde" y joue, il faut au moins que je sache ce que c'est ! D'ailleurs, à ce propos, si chaque fief a son équipe professionnelle, pourquoi n'en avons-nous pas une ? — Eh bien, les équipes coûtent cher, milady. Rien qu'en salaires, un club peut coûter quinze à vingt millions d'austins, et puis il y a l'équipement, le stade, les frais de déplacement... » Le major secoua la tête. « Même si la ligue acceptait une équipe supplémentaire, le fief ne pourrait pas se le permettre financièrement, je le crains. — Ah oui, murmura Honor. — Oui, milady. Pour ce qui est du base-ball en soi, il s'agit d'un jeu où deux équipes de neuf hommes chacune s'affrontent. » LaFollet s'adossa aux côtés de son seigneur et glissa son unité de com dans sa poche, les yeux brillants de l'enthousiasme du vrai fan. « Il y a quatre bases, disposées de façon à dessiner un diamant. En haut du diamant, vous avez le marbre et, en bas, la deuxième base, et le but du jeu... » Le géodyne continua tranquillement sa route, laissant le parc derrière lui, et Lady dame Honor Harrington parvint à oublier les prêtres défroqués, les crises politiques et même son imminent retour dans l'espace en écoutant son homme d'armes personnel commencer son initiation. CHAPITRE NEUF Un discret carillon avertit les passagers assis dans le salon VIP de l'arrivée de leur pinasse. L'amiral Honor Harrington de la Flotte spatiale graysonienne consulta le panneau des HPA et prit une discrète inspiration avant de quitter son fauteuil. Elle s'efforça de ne pas grimacer en ajustant son couvre-chef inhabituel, mais elle avait porté le béret simple et confortable de la FRM pendant toute sa carrière militaire, et la casquette rigide de l'uniforme graysonien lui paraissait peser au moins trois kilos. Impossible de porter ça sous un casque. Évidemment, les hommes de la FSG ne portaient rien sous leur casque, mais ça ne l'empêchait pas de penser qu'ils devraient. Elle se reprocha ironiquement sa faculté perverse de s'inquiéter de détails insignifiants mais, en vérité, elle se faisait l'effet d'une actrice dans ce costume peu familier. Elle s'y habituerait sans doute mais, pour l'instant, elle ne l'avait porté que trois heures en dehors des séances d'essayage, et la flotte de Grayson avait une étrange conception des tenues militaires. Pour commencer, son uniforme était bleu, une couleur parfaitement déplacée pour un uniforme naval – comme en conviendrait tout professionnel de la Spatiale. De plus, la veste courte était plus claire que le pantalon, ce qui lui paraissait également très peu naturel. Quant aux feuilles d'or qui recouvraient sa visière, elles lui donnaient l'impression d'avoir été déguisée en dictateur militaire de l'ère pré spatiale par un costumier de l'opéra comique. Et puis, bon sang, pourquoi la FSG persistait-elle à imposer des cols boutonnés plutôt que les cols roulés si pratiques de la FRM, ou au moins une fermeture à pression ? Et, s'il fallait vraiment supporter ces boutons, pourquoi ne pas se passer de cet accessoire qu'elle ne maudirait jamais assez : la cravate? Non seulement elle n'avait absolument aucune utilité, mais en plus le règlement insistait pour qu'on la noue à la main, ce qui en faisait un suprême emmerdement. Qu'elle doive se passer un lasso autour du cou au nom d'une conception de la mode militaire vieille de plusieurs siècles, voilà qui dépassait son entendement et, après avoir perdu dix bonnes minutes à essayer d'ajuster correctement son nœud de cravate, elle avait finalement abandonné et laissé MacGuiness le faire à sa place. À en juger par son expression, Mac jugeait cet accessoire aussi ridicule qu'elle, mais il avait eu le temps, lui, de s'exercer à son maniement. Elle grommela et passa le doigt entre son cou et le col (il ne pouvait sûrement pas être aussi serré qu'elle le pensait) en se disant que, finalement, les Graysoniennes étaient peut-être mieux loties que leurs hommes sur le plan vestimentaire. À son arrivée, elle avait jugé les jupes ridicules, mais elle n'avait guère prêté attention à ce que les hommes portaient. Maintenant qu'elle y était obligée, puisque l'uniforme de la Flotte se conformait à la mode masculine, elle voyait d'un œil nouveau ce qu'elle avait jusque-là accepté comme des costumes locaux bizarres. Elle regarda par-dessus son épaule les deux hommes d'armes qui montaient la garde à l'entrée du salon, puis Andrew LaFollet debout derrière elle, comme d'habitude. La loi de Grayson exigeait qu'elle emmenât son détachement personnel de sécurité partout, même dans l'espace, mais aucun de ses gardes du corps n'avait fait le moindre commentaire sur son nouveau poste ni ce qui en découlerait pour eux. LaFollet avait envoyé Simon Mattingly et huit hommes de son équipe de douze tout préparer sur le Terrible pendant que Jamie Candless, Eddy Howard et lui — la garde rapprochée d'Honor pour tous ses voyages — gardaient l'œil sur elle. Chacun de ces hommes était une présence silencieuse et compétente, et ils semblaient toujours parfaitement heureux d'aller là où leur devoir envers le seigneur Harrington les appelait. Pourtant Honor se sentait légèrement coupable de les enlever à leurs familles. En règle générale, les seigneurs ne quittaient jamais Grayson et, en conséquence, leurs gardes non plus. Mais les siens seraient contraints de s'en éloigner chaque fois qu'elle partirait. L'idée ne venait pas d'elle, et elle n'était pas responsable des obligations imposées par la loi, mais elle s'était déjà promis de faire un geste pour leur prouver sa gratitude, et elle savait lequel : les uniformes de sa garde seigneuriale obéissant eux aussi aux modes graysoniennes, si elle ne pouvait pas éviter de porter son déguisement ridicule, elle ferait redessiner ceux de sa garde pour les rendre plus « rationnels ^> ! Nimitz émit un blic rieur depuis le fauteuil attenant à celui qu'elle venait de quitter, et elle reconnut d'un sourire ironique qu'il avait raison : l'uniforme de parade de la FRM était presque aussi inconfortable que celui qu'elle portait à présent, et elle ne se préoccupait de ce style inhabituel que pour s'empêcher de penser au seul accessoire de son costume qui lui soit parfaitement familier — mais qui lui semblait plus déplacé encore que tout le reste. Un uniforme manticorien n'aurait porté que trois étoiles à neuf branches au col au lieu des quatre à six pointes de celui-ci, mais les quatre larges bandes dorées à l'extrémité des manches étaient les mêmes dans les deux flottes, et l'idée qu'elle, Honor Harrington, porte un uniforme d'amiral lui semblait encore si ridicule qu'elle s'attendait plus ou moins à se réveiller d'une seconde à l'autre. Mais elle ne rêvait pas. Le carillon résonna de nouveau, et la pinasse descendit doucement vers l'aire d'atterrissage, où elle se posa avec précision et pile à l'heure. Un nouveau frémissement d'hésitation la parcourut tandis qu'elle croisait les bras derrière le dos pour observer le bâtiment à travers la fenêtre de cristoplast. Tout au long de sa carrière, elle avait pris soin de se familiariser avec tout nouveau vaisseau avant d'en prendre le commandement. La seule exception — le jour où elle avait accepté le croiseur léger Intrépide dans l'heure — l'avait conduite à affronter de désagréables surprises, notamment sur le plan matériel, ce qui confirmait la sagesse de ses pratiques habituelles. Mais, cette fois, elle n'avait pas trouvé le temps. Elle savait grossièrement de quelle façon les Graysoniens avaient réarmé les navires confisqués aux Havriens, mais seulement parce qu'elle y portait assez d'intérêt pour suivre le sujet en tant que plus ou moins simple citoyenne. Elle ne s'attendait pas alors à en commander un et n'avait donc pas jugé utile d'entrer dans les détails. Quant à la tourmente administrative de la semaine passée, au cours de laquelle elle avait dû tout préparer pour rendre à Howard Clinkscales la maîtrise des affaires courantes du fief Harrington, elle ne lui avait pas laissé le temps d'approfondir la question. Elle s'apprêtait donc à prendre le commandement d'une escadre de six supercuirassés sans connaître le nom de son capitaine de pavillon ni même celui de son chef d'état-major ! Elle n'aimait pas cela. Elle aurait dû tout savoir, c'était son travail, et le fait qu'elle avait été trop occupée » pour s'y préparer correctement n'était qu'une piètre excuse. Elle aurait dû prendre le temps, se répétait-elle tandis que la pinasse arrêtait ses turbines et qu'une rampe s'allongeait vers le sas. Elle ne voyait pas comment elle aurait pu faire, mais elle aurait quand même dû trouver un moyen, et... Un blic plus insistant interrompit le cours de ses pensées, et elle se retourna vers Nimitz. Il se redressa sur son fauteuil avec un air de martyr, la tête penchée, et la réprimanda bruyamment dès qu'il fut sûr d'avoir toute son attention. Il y avait des limites au volume d'autocritique qu'il tolérait de la part de sa compagne et, à en juger par le regard qu'il lui adressa, Honor venait juste de les franchir. Si on comptait les décisions politiques, les crises religieuses et la myriade de détails administratifs à régler, elle ne pouvait pas humainement consacrer de temps à autre chose. Nimitz et elle le savaient parfaitement, et elle sentit un sourire lui monter aux lèvres alors que le chat sylvestre lui enjoignait sévèrement de cesser de s'inquiéter. Nimitz n'était peut-être pas le meilleur juge de la conduite d'un officier — ni le plus impartial —, se disait-elle, mais cette fois-ci il avait sans doute raison. La première escadre de combat n'était pas encore complètement formée. Elle aurait le temps de se familiariser avec le matériel, et elle ne se prendrait pas les pieds dans tout un tas de POE préexistantes puisqu'il lui revenait d'inventer ces fameuses procédures opérationnelles d'escadre. Quant au personnel, elle ne doutait pas que l'amiral Matthews lui ait choisi une excellente équipe, bien que la seule personne dont elle ait expressément requis la présence n'en fît pas partie. Elle voulait Mark Brentworth pour capitaine de pavillon, mais il venait d'être nommé commodore et de recevoir le Raoul Courvosier ainsi que la première escadre de croiseurs de combat. Elle aurait quand même pu le faire affecter à ses côtés — elle regrettait d'ailleurs un peu de ne pas avoir insisté — mais elle n'allait sûrement pas le priver d'un poste pareil ! Et puis ce n'était pas comme si le clan Brentworth n'avait aucun représentant dans son escadre : le père de Mark, le contre-amiral Walter Brentworth, en commandait la première division, et personne ne le méritait davantage. Elle se réjouissait de le savoir dans son équipe mais, à part Mark et une poignée d'officiers très gradés — comme son père ou l'amiral Matthews lui-même —, Honor ne connaissait aucun homme de la FSG assez bien pour avoir une opinion sur lui. N'ayant pas l'intention de choisir les membres de son équipe de commandement au hasard, elle avait préféré se reposer sur le jugement d'un autre qui les connaissait. Il était possible que cet autre et elle-même n'aient pas la même idée des qualités idéales chez un officier, mais il valait mieux fonder son choix sur une base quelconque que sur rien, et elle pourrait toujours procéder à quelques changements plus tard s'il le fallait. La rampe se verrouilla enfin, et elle déposa Nimitz sur son épaule droite. Matthews évaluait sans doute correctement la situation stratégique, mais l'Étoile de Yeltsin se trouvait à presque deux années-lumière en arrière du front, et les Havriens devraient faire preuve de plus d'audace qu'ils n'en avaient montré jusque-là pour se lancer dans une opération aussi loin au cœur de l'Alliance. Non, à moins que la situation ne change radicalement, la probabilité de voir un événement majeur se produire ici demeurait négligeable. Tant mieux, car la Flotte graysonienne tout entière ne serait qu'une immense formation en phase d'apprentissage le temps de décider que faire de son nouveau mur de bataille. S'il y avait le moindre problème, se dit-elle fermement, elle aurait tout le temps de le régler. Nimitz ronronna doucement et frotta sa tête contre son affreuse casquette. Elle perçut le soulagement du chat au cours plus positif que prenaient ses pensées et leva la main pour lui gratter le menton. Puis elle se dirigea vers la porte du salon, MacGuiness et ses hommes d'armes sur les talons. Le sas de la pinasse était ouvert, et Honor sentit son sourcil se soulever en voyant deux silhouettes en uniforme en sortir. Elle n'avait pas demandé d'escorte, et personne ne l'avait informée qu'elle en aurait une. D'ailleurs, même si elle avait fait cette demande, elle aurait attendu un officier peu gradé, or les reflets d'or de leurs visières lui révélaient que ces deux personnes étaient au moins capitaines de frégate. Et, pour pimenter le tout, l'une d'elles était manifestement une femme. Il y avait peu de femmes officiers au service de Grayson — et aucune native de la planète —, donc la FSG devait avoir recruté celle qui se tenait sur la rampe dans les rangs de la Spatiale manticorienne, et Honor se demanda si elles s'étaient déjà rencontrées. Elle enclencha la fonction télescopique de sa prothèse oculaire, mais l'angle de vision ne s'y prêtait pas : impossible de distinguer la femme, à moitié dissimulée par son collègue masculin. Honor porta donc son regard curieux sur l'homme et, pour la première fois de sa vie, s'emmêla carrément les pieds. La main alerte de LaFollet l'attrapa au coude pendant qu'elle essayait de retrouver l'équilibre, et Nimitz eut un blic étonné comme une immense surprise envahissait sa compagne en le reconnaissant. Elle parvint à rester debout et même à continuer d'un pas presque normal, mais elle ne pouvait quitter des yeux l'homme debout devant le sas de la pinasse. C'était impossible ! Mais, bon Dieu, que faisait-il là ? « Milady ? » fit LaFollet d'une voix inquiète. Honor secoua la tête comme un boxeur qui évite un direct. « Ce n'est rien, Andrew. » L'air absent, elle tapota la main posée sur son coude pour le rassurer, puis détourna délibérément son regard du sas en approchant de la rampe. « Une idée soudaine. » LaFollet murmura quelque chose, mais elle savait qu'il n'était pas dupe et en eut la confirmation lorsqu'il se mit à observer les officiers qui les attendaient, le front plissé. Enfin, au moins, il savait se taire quand elle ne souhaitait pas répondre, et il n'ajouta rien. Elle monta les marches la première, et l'homme la salua d'en haut. « Bonjour, Lady Harrington », dit-il avec un accent qui n'avait rien de graysonien. Il avait l'air bien plus à l'aise dans son uniforme de capitaine de vaisseau de la FSG qu'elle dans celui d'amiral et il s'exprimait d'une voix ferme, mais on lisait une certaine prudence dans son regard. Les émotions d'Honor étaient trop chaotiques pour qu'elle essaye d'évaluer celles du capitaine grâce à Nimitz, mais elle refusa de le montrer. Elle dissimula son immense surprise derrière le masque de sérénité qu'elle avait perfectionné en trente ans de service et lui rendit son salut avant de lui tendre la main. « Bonjour, capitaine Yu », répondit-elle. La poignée de mains de Yu était ferme, et un demi-sourire flotta sur ses lèvres tandis qu'elle penchait la tête de côté. « Je me suis dit que ce serait une bonne idée de venir à votre rencontre à terre, milady, dit-il en réponse à sa question implicite. Je suis votre nouveau capitaine de pavillon. — Ah oui ? fit Honor, étonnée que sa voix ne trahisse pas plus de stupéfaction. — Oui, milady. » Les yeux sombres et décidés de Yu croisèrent les siens quelques instants, puis il lâcha sa main et désigna le solide capitaine en uniforme bleu à ses côtés. « Et voici votre chef d'état-major. Je crois que vous vous connaissez, ajouta-t-il, et Honor écarquilla les yeux, de plaisir cette fois. — Mercedes ! » Elle s'avança aussitôt et serra la main de la Manticorienne dans les siennes. « Je ne vous savais pas au service de Grayson ! — Bah, je me suis laissé tenter, milady, répondit Mercedes Brigham. Une vieille dame comme moi qui n'imaginait plus monter en grade ne refuse pas l'occasion de passer d'un seul coup de capitaine de corvette à capitaine de vaisseau! — J'imagine, en effet », acquiesça Honor en lâchant les mains de Brigham pour désigner les bandes ornant l'extrémité de ses propres manches. « Et en parlant de promotion inattendue... — Vous les portez très bien, milady, fit tranquillement Brigham. J'ai entendu parler de tout ce qui vous est tombé dessus à Manticore. Ça fait plaisir de vous retrouver enfin à votre vraie place. — Merci », dit Honor sur le même ton avant de se secouer et de se tourner vers son nouveau capitaine de pavillon. « Eh bien, capitaine Yu, on dirait que nous sommes tous en meilleure position que lors de notre dernière rencontre, n'est-ce pas ? — En effet, milady. » Malgré la légère pique qu'Honor venait de lui adresser, Yu avait répondu sans ironie ni nuance d'excuse, et il s'écarta du sas. La tradition manticorienne voulait que l'officier le plus gradé embarque le dernier et débarque le premier d'un petit bâtiment, mais à Grayson il passait le premier dans les deux cas, et Yu fit poliment signe à Honor de le précéder. « Mes officiers et votre état-major attendent votre bon plaisir à bord du Terrible, milady. — Alors ne les faisons pas patienter plus longtemps, capitaine. » Les deux capitaines de vaisseau lui emboîtèrent le pas, suivis de James MacGuiness et de Candless, Howard et LaFollet. Le tout formait une escorte ridiculement nombreuse, se dit-elle par simple réflexe, pour tenter de détourner son esprit du choc qu'elle avait ressenti en découvrant qui l'amiral Matthews lui avait choisi pour capitaine de pavillon. Elle s'installa dans un fauteuil confortable à l'avant du compartiment et déposa Nimitz sur ses genoux, puis tourna la tête vers la baie d'observation pendant que Yu prenait place à côté d'elle. LaFollet s'assit, comme il se devait, juste derrière elle, toutefois Mercedes Brigham bloqua poliment mais délibérément l'accès aux trois rangées de sièges derrière le major. Nimitz regarda Brigham d'un air pensif, mais MacGuiness et les autres hommes d'armes d'Honor comprirent le message et s'installèrent au fond de la cabine. Honor leva les yeux, et Brigham lui adressa un petit sourire avant de rejoindre les autres à l'arrière, laissant Honor, LaFollet et Yu dans le petit îlot isolé qu'elle avait créé. Honor la regarda partir, puis tourna un regard calme et professionnel vers son capitaine de pavillon. Alfredo Yu était la dernière personne qu'elle s'attendait à voir aux commandes d'un vaisseau du mur graysonien. Elle savait bien que la FSG manquait désespérément d'officiers expérimentés, mais il était pour le moins inhabituel qu'une flotte confie l'une de ses plus puissantes unités à un homme qui, moins de quatre ans auparavant, avait fait de son mieux pour conquérir la planète qu'elle défendait au bénéfice de ses pires ennemis. Évidemment, l'idée de l'opération Jéricho ne venait pas de Yu. Il s'était contenté d'obéir à ses ordres en tant qu'officier de la Flotte populaire et, si les fanatiques religieux qui dirigeaient alors Masada ne lui avaient pas mis de bâtons dans les roues, il aurait conquis Grayson pour eux. Honor n'en doutait pas une seconde, car Alfredo Yu était un homme dangereusement compétent, et il commandait à l'époque un croiseur de combat moderne de huit cent cinquante mille tonnes. Toutefois, les Masadiens ne l'avaient pas laissé faire le meilleur usage de son bâtiment. Ils avaient eu leur chance — Honor la leur avait offerte elle-même en retirant de Yeltsin toutes les unités de son escadre sauf une — mais ils avaient ignoré Yu qui leur conseillait d'agir avant son retour. Et quand elle était revenue, mettant à mal leurs plans, le Havrien avait refusé de les laisser utiliser son navire pour écarter les bâtiments d'Honor et bombarder Grayson dans une ultime tentative pour obtenir sa reddition avant l'arrivée de renforts manticoriens. Les Masadiens ne s'étaient pas satisfaits de cette réponse et avaient introduit assez d'hommes à bord de son croiseur de combat pour en prendre le contrôle, mis leurs propres officiers aux commandes et lancé une opération de la dernière chance. Honor regrettait qu'ils n'aient pas suivi les conseils de Yu et abandonné mais, dans la mesure où ils avaient insisté pour attaquer, elle rendait grâces au ciel qu'ils l'aient fait sans lui. Le Tonnerre divin, aux mains des fanatiques, avait transformé son croiseur lourd en épave. Ce qu'il en aurait fait si Yu s'était trouvé aux commandes, elle préférait ne pas y penser. Malheureusement pour le capitaine Yu, la République populaire de Havre pardonnait difficilement l'échec, même avant que. Pierre et ses illuminés ne s'emparent du pouvoir. Il savait quel sort l'attendait s'il rentrait chez lui après avoir laissé ses « alliés « masadiens prendre le contrôle de son bâtiment — un bâtiment qui, de plus, avait ensuite été détruit au combat avec les deux tiers de son équipage. Qu'il eût réussi l'impossible en évacuant un tiers de ses hommes avant le désastre final aurait laissé froid un état-major bien décidé à ne pas porter le chapeau pour l'échec de ses propres plans. Yu avait donc demandé l'asile politique à Manticore, et la dernière responsabilité d'Honor à Yeltsin avait consisté à le prendre à bord de son navire pour rentrer. Elle s'attendait à mépriser un homme qui abandonnait la nation qui l'avait vu naître, mais ce n'avait pas été le cas. La République populaire ne suscitait guère de sentiment de loyauté, et Havre ne méritait pas un homme tel que Yu. Elle avait étudié son dossier en détail par la suite et elle se demandait encore comment un homme aussi calme, intelligent et indépendant était parvenu au grade de capitaine de vaisseau dans la Flotte populaire. C'était un penseur, pas un combattant aveugle, exactement le genre d'officier dont l'indépendance d'esprit mettait mal à l'aise une bureaucratie comme Havre, et sa perte avait porté un coup à la République. Non seulement elle avait perdu l'un de ses capitaines les plus compétents, mais sa défection était aussi un don du ciel pour la DGSN manticorienne. D'ailleurs, elle le croyait toujours caché dans le Royaume stellaire, où la DGSN et l'Amirauté auraient un accès immédiat à sa connaissance en profondeur de la Flotte populaire. Mais il n'y était pas, et elle se mordilla la lèvre en se demandant si elle s'en réjouissait. Un homme tel qu'Alfredo Yu lui serait d'un secours inestimable, si on pouvait lui faire confiance... et si elle parvenait à oublier toutes les raisons qu'elle avait de le haïr. Elle soupira, et Nimitz émit un discret gémissement boudeur tout en s'agitant sur ses genoux pendant qu'elle se reprochait cette dernière pensée. Ce n'était pas la faute de Yu si on lui avait ordonné d'aider Masada à conquérir Grayson, et il avait fait son devoir tout comme elle aurait fait le sien. Intellectuellement, elle l'acceptait. Toutefois, sur le plan émotionnel, elle se demandait si elle pourrait jamais réellement lui pardonner d'avoir planifié et exécuté l'embuscade qui avait tué l'amiral Raoul Courvosier et détruit le HMS Madrigal. Une douleur cuisante familière lui brûla les yeux, et elle sut qu'une part de sa haine pour Yu naissait de sa conviction qu'elle était directement responsable de la mort de Courvosier. Ni l'amiral ni elle n'avaient de raison de soupçonner l'imminence d'une opération havrienne contre Grayson. Les services de renseignement manticoriens ne s'y attendaient pas plus que l'espionnage graysonien. Sa décision de retirer presque toute son escadre de Yeltsin pour n'y laisser que le Madrigal était logique dans le contexte diplomatique d'alors, et nul ne se doutait qu'il y avait un autre contexte à prendre en compte. Elle n'avait aucune raison de s'en vouloir pour ce qui était arrivé... mais se le reprochait quand même, et ne cesserait jamais, car Raoul Courvosier était plus qu'un officier supérieur. C'était le mentor qui, d'un aspirant timide, mal à l'aise en société et terriblement faible en maths, avait fait un officier de Sa Majesté. En chemin, il lui avait inculqué ses propres critères de professionnalisme et de responsabilité et, avant sa mort, elle ne s'était jamais rendu compte à quel point elle l'aimait en plus de le respecter. Et Alfredo Yu l'avait tué. Elle frémissait intérieurement au souvenir de la haine maladive qu'elle avait ressentie quand il était monté à bord de son bâtiment. Elle s'était imposé de le traiter avec la courtoisie due à son grade, même en exil, mais ça avait été dur. Très dur. Et il avait perçu sa haine même si certaines raisons lui avaient échappé. Le voyage vers Manticore avait été pénible pour tous les deux, et Honor n'avait jamais imaginé servir un jour dans la même flotte que lui — encore moins le trouver aux commandes de son premier supercuirassé amiral ! Yu soutenait son regard sans ciller, presque comme si, à l'image de Nimitz, il pouvait lire ses émotions. Les turbines hurlèrent et la pinasse s'éleva, mais une bulle de silence planait au-dessus d'eux. Puis Yu soupira, posa les mains sur ses genoux et s'éclaircit la gorge. « Lady Harrington, j'ignorais jusqu'à hier que personne ne vous avait informée de mon affectation au commandement du Terrible, commença-t-il. Je vous présente mes excuses pour cet oubli — si c'en était bien un — et aussi pour ne pas vous avoir appelée en personne afin de vous prévenir. Je l'ai bien envisagé, mais... » Il s'interrompit et inspira profondément. « Mais je me suis dégonflé. Je savais, à notre première rencontre, que l'amiral Courvosier avait péri à Yeltsin. » Le regard d'Honor se durcit, mais il le soutint résolument et poursuivit d'une voix qui, bien que chargée d'un regret sincère, refusait de s'excuser pour avoir fait son devoir. « Mais j'ignorais alors combien vous étiez proche de l'amiral, milady. Quand je l'ai découvert, j'ai compris qu'il avait dû beaucoup vous coûter de me ramener dans votre vaisseau. Et j'imaginerais tout à fait aujourd'hui que vous ne souhaitiez pas me garder à bord du Terrible. » Il prit une nouvelle inspiration et carra les épaules. « Si vous désirez me faire relever, amiral, dit-il posément, je suis certain que l'amiral Matthews saura me trouver un remplaçant adéquat. » Honor le regarda en silence, sans expression. Cette offre la surprenait. Il devait bien savoir qu'elle serait très tentée de le remplacer, tout comme il savait qu'elle pouvait le faire, indépendamment de ce que lui souhaitait. Pourtant, plutôt que d'éviter le sujet ou de tourner autour du pot, il l'abordait ouvertement, en lui proposant pratiquement de partir si elle préférait. Cet homme avait tout perdu, il avait surmonté Dieu sait comment des obstacles inimaginables pour retrouver le commandement d'un vaisseau, mais il la regardait sans ciller, et sa sincérité envahit Honor grâce à Nimitz. Ce serait tellement plus facile de le faire remplacer, se dit-elle, plutôt que de gérer ses propres émotions et leur ambiguïté. Sans oublier un autre facteur : en tant que capitaine de pavillon, Yu serait son second sur le plan tactique, chargé d'exécuter ses ordres et ses manœuvres. Que, par le plus grand des hasards, son escadre doive aller au feu, et il se trouverait en position de provoquer des dégâts considérables si un lambeau de loyauté envers la République populaire persistait au fond de lui. Lui-même savait-il sans doute possible que ce n'était pas le cas ? S'il fallait tirer sur des bâtiments de sa nation, peut-être sur des hommes et des officiers qu'il avait contribué à former, en serait-il capable ? Et, surtout, pouvait-elle prendre ce risque ? « J'ai été surprise de vous voir, capitaine, dit-elle en essayant de gagner du temps pendant que des pensées contradictoires s'affrontaient dans son esprit. Je vous croyais toujours affecté à la DGSN, à Manticore. — Non, milady. Votre Amirauté m'a... euh... prêté à Grayson il y a deux ans, à la demande de l'amiral Matthews. Le bureau de la construction navale souhaitait mettre à profit ma connaissance des bâtiments et de la doctrine tactique havriens avant de décider des caractéristiques des premiers vaisseaux du mur construits localement. — Je vois. Et maintenant ? » Honor désigna l'uniforme bleu sur bleu qu'ils portaient tous deux, et Yu esquissa un sourire. « Et maintenant je suis officier de la FSG, milady – et citoyen de Grayson. — Ah bon ? » Honor ne put dissimuler sa surprise, et Yu sourit à nouveau. «Je n'avais jamais rencontré de Graysonien avant l'opération Jéricho, Lady Harrington. Quand j'ai commencé à les fréquenter, j'ai été... impressionné. J'imaginais sans doute que les fanatiques religieux se ressemblaient tous et que Grayson ne valait pas mieux que Masada, mais j'avais tort. Tort de prendre les Graysoniens pour des fanatiques, et tort de les croire pareils aux Masadiens. — Alors vous vous êtes installé ici ? Tout simplement ? — Pas si simplement que ça, milady, répondit Yu, l'air désabusé. Je sais que je suis encore à l'essai. Ils ont besoin de mes qualifications, mais il y avait des gens – et il en reste – qui ne me pardonnaient pas Jéricho. » Il haussa les épaules. « Je peux le comprendre. En fait, ce qui m'a étonné, c'est que bon nombre d'entre eux étaient prêts, sinon à pardonner, du moins à admettre qu'il n'y avait jamais rien eu de personnel là-dedans. Que je ne faisais qu'obéir aux ordres. » Il la regarda droit dans les yeux en prononçant cette dernière phrase, et Honor hocha la tête, sachant ce qu'il voulait dire. « Mais j'ai aussi découvert, milady, que j'aimais bien les Graysoniens. Ils peuvent se montrer plus têtus et exaspérants que quiconque, mais il faut au moins cela pour accomplir autant en si peu de temps. Lady Harrington, je ne pourrais pas rentrer "chez moi" en République populaire, même si je le voulais. Je n'ai pas souhaité le faire, et je ne le souhaite toujours pas, mais, même dans le cas contraire, la République que je servais n'existe plus. En demandant l'asile politique à Manticore, j'ai renoncé à rentrer chez moi. Les événements qui se sont produits depuis me renforcent dans cette décision. Je pourrais même me dire que prendre les armes avec Grayson contre les hommes de Pierre constitue un acte de loyauté envers l'ancien régime, mais, franchement, je n'accorde plus vraiment d'importance au destin de la République. — Ah oui ? Qu'est-ce qui vous semble important, alors, capitaine ? — Agir comme me le dicte ma conscience, milady, répondit tranquillement Yu. La Flotte populaire n'a jamais donné à ses officiers beaucoup d'occasions de le faire. Je le savais déjà à l'époque, mais il ne m'était jamais venu à l'idée qu'on pouvait nous traiter autrement. C'était comme ça, point. Jusqu'à ce que, soudain... je quitte la Flotte populaire. J'ignore si un Manticorien peut se représenter le choc que j'ai ressenti. Et puis on m'a renvoyé ici, on m'a donné la chance d'apprendre à connaître les gens que j'avais presque permis à Masada de soumettre, et... » Il s'interrompit, puis haussa légèrement les épaules. « Je ne pense pas être un jour un "vrai" Graysonien à leurs yeux – pas comme vous, en tout cas – mais je ne suis plus un Havrien, et je me considère chez moi ici. À l'origine, je suis venu parce que Manticore me l'a demandé, et peut-être aussi était-ce une façon de m'excuser. Maintenant que je suis ici, je veux aider à défendre la planète, et (il sourit encore, cette fois avec une vraie nuance d'humour) j'imagine que, si l'amiral Matthews m'a nommé capitaine de pavillon sous vos ordres, c'est en partie pour qu'une personne de confiance capable d'évaluer mon travail garde un œil sur moi. Je suis une ressource précieuse, mais je ne peux pas m'attendre à ce qu'on oublie tout de suite ma première visite à Yeltsin. — Je vois. » Honor s'enfonça dans son fauteuil, le front plissé par la réflexion, consciente de la présence muette d'Andrew LaFollet derrière elle. Nimitz lui transmettait la sincérité de Yu, mais elle aurait voulu se retourner vers Mercedes Brigham pour voir ce qu'elle pensait du capitaine. Car Mercedes avait des raisons personnelles de ressentir à la fois gratitude et haine envers lui. Elle servait à bord du HMS Madrigal en tant que second. C'était son vaisseau et son équipage que l'embuscade du Havrien avait détruits, mais c'était Yu qui avait demandé aux Masadiens de récupérer les survivants du Madrigal. Et lui aussi, pensa tristement Honor, qui les leur avait confiés. Il ne pouvait pas savoir ce qui se passerait. Cet homme qui avait insisté pour qu'on respecte les règles de la guerre n'aurait jamais livré des prisonniers impuissants à des gens qu'il pensait capables de les assassiner. Mais ça ne changeait rien au fait que, de tout le personnel féminin récupéré après l'embuscade, seules Mercedes Brigham et l'enseigne Mai-Ling Jackson avaient survécu aux viols collectifs et aux passages à tabac qui avaient ponctué leur captivité. Mercedes était aux trois quarts morte quand les fusiliers d'Honor l'avaient tirée des ruines de la base de Merle. Si Honor avait du mal à décider quel sentiment lui inspirait la présence de Yu sous ses ordres, comme il devait être difficile pour Mercedes de servir à ses côtés ! Surtout ici, où tant de choses lui rappelaient sans doute l'enfer qu'elle avait vécu. Honor frémit à cette pensée douloureuse. Elle faisait difficilement face à ses propres blessures, alors, au nom du ciel, comment Mercedes affrontait-elle ses cauchemars ? Et de quel droit Honor l'obligerait-elle à travailler quotidiennement avec l'homme qui était responsable, même sans le vouloir, des scènes qui peuplaient ses cauchemars ? Elle ferma les yeux et se mit à caresser doucement le dos de Nimitz. Son instinct lui hurlait d'accepter la proposition de Yu et de le faire remplacer, mais sa conscience professionnelle lui répétait avec insistance qu'il était trop précieux, trop utile pour qu'on s'en débarrasse. Elle se mordit la lèvre tandis qu'une vague d'incertitude l'assaillait comme de l'acide – ou comme la preuve qu'elle avait eu raison de douter de sa force. Elle ferma les yeux plus fort et tenta de clarifier ses pensées, de recourir à la logique détachée avec laquelle l'amiral Courvosier lui avait appris à approcher les décisions de commandement. Et puis, presque malgré elle, elle revit le visage de Mercedes Brigham et le petit sourire qu'elle lui avait adressé en interdisant l'accès aux sièges situés derrière le capitaine Yu et elle. L'interdisant, comprit-elle soudain, parce qu'elle savait ce que Yu comptait dire... et voulait lui donner assez d'espace pour le faire discrètement. Le souvenir du sourire de Mercedes calma le tourbillon de ses émotions. Il ne répondait pas à ses questions, mais il les révélait pour ce qu'elles étaient : de simples questions, et non un bourbier d'instincts contradictoires qui menaçaient de l'engloutir. Elle ouvrit les yeux et regarda Yu en face. « Je comprends votre position, capitaine, dit-elle enfin, tout en caressant le dos de Nimitz à rebrousse-poil jusqu'aux oreilles. Et je sais aussi combien il a dû vous coûter de me dire tout cela. Je respecte votre franchise et je vous en suis reconnaissante, mais vous avez raison. J'entretiens forcément quelques réserves, et vous le savez aussi bien que moi. D'un autre côté (elle parvint à sourire un peu), le capitaine Brigham, vous et moi sommes tous de nouveaux venus sur Grayson, et chacun se trouve là pour ses propres raisons. Ce point commun pourrait poser les bases d'un nouveau départ. » Elle s'arrêta, la tête penchée de côté, le regard chocolat intense, puis elle haussa les épaules. — Je garderai votre offre à l'esprit, capitaine Yu, et j'y réfléchirai. Je sais au moins une chose, c'est que vous représentez une ressource trop précieuse pour qu'on la jette au rebut. Vous méritez la même franchise de ma part, alors permettez-moi d'admettre que les problèmes que nous pourrions rencontrer pour travailler en équipe ne naîtraient que de considérations personnelles et non de doutes quant à vos compétences. J'aimerais me savoir assez professionnelle pour oublier le passé et ne voir que le présent, mais je reste humaine. Vous savez comme moi qu'il est essentiel qu'un amiral et son capitaine de pavillon se fassent totalement confiance et, ainsi que vous l'avez dit, je ne savais même pas qu'on vous avait confié le Terrible, ce qui signifie que tout cela m'est tombé dessus par surprise. Laissez-moi y réfléchir. J'essaierai de ne pas vous laisser dans l'expectative, mais j'ai besoin d'y penser. Toutefois je vous promets une chose : si je ne demande pas votre réaffectation, ce sera parce que j'aurai totalement confiance, non seulement en vos capacités, mais aussi en votre intégrité. — Merci, milady, répondit posément Yu. À la fois pour votre honnêteté et pour votre compréhension. » Un carillon résonna et un indicateur de proximité s'alluma sur la cloison avant : la pinasse approchait de sa destination. Le capitaine se secoua. Entre-temps, Lady Harrington, fit-il avec un sourire presque naturel, si vous voulez bien regarder par la baie d'observation, je serai honoré de vous montrer votre nouveau vaisseau amiral. » CHAPITRE DIX Le Terrible flottait seul en orbite de garage, fuseau à tête de marteau d'un blanc éclatant, dont les flancs portaient trois rangées de points. On aurait d'abord dit un modèle réduit extrêmement détaillé, destiné à un enfant, mais la pinasse s'approchait selon un angle qui offrait une bonne vue à Honor, et son nouveau vaisseau amiral grossit rapidement à mesure que la distance diminuait. Et en effet le Terrible semblait enfler plutôt que se rapprocher : il passa du jouet au navire, puis au véritable léviathan qu'il était en réalité lorsque la pinasse fut assez près pour devenir son propre point de référence. De petits points, les compartiments d'armement devinrent des baies assez larges pour abriter facilement la pinasse. Les antennes radar phasées, les grappes de défenses actives laser et les lames acérées des capteurs gravifiques se précisèrent. Les noyaux d'impulsion, quatre fois plus gros que ceux de la pinasse, se détachaient fièrement. C'était un engin énorme, un vaisseau de huit millions de tonnes – plus de quatre kilomètres de long pour une largeur maximale de six cents mètres – paré des codes lumineux verts et blancs signalant un navire amarré. Honor le fixait, absorbée, depuis la baie d'observation tandis que la pinasse décrivait une spirale le long du supercuirassé afin de lui montrer chaque détail. Le Terrible n'avait pas la grâce du dernier bâtiment d'Honor. Le HMS Victoire était un croiseur de combat aux lignes harmonieuses et arrogantes, qui équilibrait soigneusement vitesse et puissance de feu. Le Terrible n'avait pas la ligne harmonieuse : c'était une grosse montagne de métal blanc, bâtie non pour participer à des opérations commando, poursuivre les unités plus légères jusqu'à destruction ou utiliser sa vitesse pour échapper à des ennemis plus puissants, mais plutôt pour les combats violents du mur de bataille. Il était conçu pour absorber des dommages qui réduiraient n'importe quel bâtiment moins puissant en pièces et rester en action. Un simple croiseur de combat à portée de ses batteries d'armes à énergie n'avait aucune chance de survie. Honor avait déjà servi sur un supercuirassé, mais la puissance de ces unités dépassait celle de tous les navires qu'elle avait jamais commandés. Et la première escadre de combat comptait six vaisseaux de ce type. Cette idée lui fit froid dans le dos, mais elle le remarqua à peine tant elle examinait le monstre avec attention. Son œil averti discerna des différences entre le Terrible et ses équivalents de construction manticorienne — les tubes lance-missiles plus nombreux et moins espacés, alignés sur un même pont plutôt qu'alternés avec des armes à énergie, le nombre de points d'arrimage destinés à des petits bâtiments en complément des hangars d'appontement, la disposition des rampes lumineuses. Son esprit bouillonnait d'impressions. L'armement en missiles du Terrible lui permettrait des bordées massives, mais il disposait d'un volume de stockage de munitions plus faible qu'un supercuirassé manticorien. Les tubes étant plus proches, une seule frappe avait plus de chances de détruire plusieurs lanceurs, se dit Honor avant de hocher la tête pour elle-même. Les murs havriens lui avaient toujours paru un peu trop lâches, mais elle comprenait désormais : avec ce genre de disposition et des défenses actives moins efficaces, les navires de la Flotte populaire devaient rester assez écartés pour pouvoir rouler et opposer leurs bandes gravifiques aux têtes laser sous peine de voir leurs propres batteries de missiles détruites avant même d'arriver à portée d'armes à énergie, et... Elle en resta là de ses réflexions car la pinasse coupait ses bandes gravifiques et allumait ses réacteurs auxiliaires. Elle passa sous le supercuirassé, en approche finale, et Honor perçut son léger frémissement lorsque les faisceaux tracteurs du hangar d'appontement l'accrochèrent. Les réacteurs s'éteignirent et la pinasse entra dans une vaste caverne brillamment éclairée pour se poser sur les butoirs d'arrimage. Les bras d'amarrage mécaniques s'enclenchèrent, et le capitaine Yu se leva tandis que le boyau d'accès et les ombilicaux se déployaient. Il recula de façon à laisser LaFollet prendre sa place juste derrière son seigneur, pendant que l'ingénieur de vol vérifiait les voyants de contrôle du sas. Une lumière verte annonça une pression et une étanchéité correctes, et l'ingénieur ouvrit le sas. Yu ne dit rien. Il resta debout, les mains derrière le dos, à attendre qu'Honor quitte son fauteuil. Elle posa Nimitz sur ses épaules, ajusta sa casquette et se dirigea lentement vers le sas pendant que les autres passagers se mettaient en formation pour débarquer. Puis elle prit une inspiration profonde et (elle l'espérait) discrète, attrapa la barre d'appui verte et s'élança dans la gravité nulle du boyau. Un ordre résonna tandis qu'elle parcourait les derniers mètres du boyau avant d'attraper une autre barre d'appui pour passer l'interface et se rétablir dans le champ de gravité du Terrible. Les premières notes de clairon retentirent, et elle se raidit. La plupart des amiraux auraient été reçus au son du sifflet du bosco, comme elle en avait l'habitude. Hélas, Honor était aussi seigneur, et donc condamnée à écouter la fanfare jouer la Marche des seigneurs à chaque arrivée à bord et chaque départ. En temps normal, elle appréciait plutôt les bons vieux cuivres où l'on soufflait à pleins poumons, et elle savait que cette marche exubérante était impossible à jouer sur le sifflet du bosco, mais elle se promit de les faire pointer le clairon dans une autre direction : le boyau d'accès faisait un excellent amplificateur. Elle s'avança et se rappela qu'elle devait saluer le drapeau graysonien déployé sur la cloison avant du hangar avant de faire face à la haie d'honneur. Encore un nouveau détail à garder en mémoire. Mais, au moins, la FSG avait accepté de laisser son personnel « emprunté » à la FRM exécuter son salut habituel. Elle rabaissa vivement la main et se tourna vers la haie d'honneur et une foule qui paraissait bien trop nombreuse pour un hangar d'appontement, même de supercuirassé. Une garde d'honneur formée de fusiliers graysoniens en uniforme brun et vert – distinct de celui de l'armée de terre uniquement par les vaisseaux croisés au col – se tenait au garde-à-vous le long des deux cloisons transversales. Le Terrible en transportait un bataillon complet ainsi que ses unités de soutien rattachées, et on aurait dit – à tort, Honor le savait – qu'ils étaient tous là. Un groupe compact de matelots et d'officiers subalternes en combinaison bleu et blanc se tenait contre la troisième cloison, et derrière la haie d'honneur attendait un autre groupe d'officiers, moins nombreux, emmené par un jeune homme nerveux en uniforme de capitaine de frégate, qui devait être le second de Yu. Il salua sur les dernières notes de clairon, et Honor fit de même. « Permission de monter à bord, monsieur ? demanda-t-elle. — Permission accordée, milady, répondit l'homme avec un doux accent graysonien qui résonna clairement dans le silence. — Merci. » Honor franchit la ligne peinte sur le pont, entrant officiellement pour la première fois dans son vaisseau amiral. Andrew LaFollet suivit à sa droite et Yu à sa gauche. Puis le Havrien la dépassa pour rejoindre le capitaine de frégate. « Bienvenue à bord du Terrible, milady, fit-il. Puis-je vous présenter mon second, le capitaine de frégate Allenby? — Capitaine. » Honor tendit la main et sentit le coin de sa bouche remonter légèrement pendant qu'elle regardait les préceptes de politesse militaire prendre le pas sur les règles ancestrales que sa société avait inculquées à Allenby. Ses talons se rejoignirent avec un claquement à peine audible, mais il ne s'inclina pas : il saisit fermement sa main, et elle considéra d'un œil approbateur la petite lueur qui s'alluma dans son regard en la voyant ébaucher un sourire. « Milady », murmura-t-il. Puis il recula, et Yu désigna les officiers debout derrière lui. « Votre état-major, amiral. J'ai pensé que nous pourrions attendre que vous soyez installée avant de vous présenter mes autres officiers, si cela vous convient ? — Bien sûr, capitaine. » Honor opina et se tourna vers le premier membre de son état-major, qui s'avançait. « Capitaine de frégate Frédéric Bagwell, votre officier opérationnel, milady, murmura Mercedes Brigham à côté de Yu. — Capitaine Bagwell. » Honor observa l'officier brun en lui serrant la main. Son visage émacié n'exprimait guère d'humour, et son air très droit et soigné le faisait paraître plus que ses trente et quelques années T, mais il semblait assez sûr de lui. « Milady, répondit-il avant de s'effacer. — Capitaine de frégate Allen Sewell, milady. Votre astrogateur », annonça Brigham, et Honor sourit involontairement quand Sewell prit sa main avec le sourire. Le teint bistre et les cheveux d'ébène, c'était un véritable géant pour un Graysonien – il mesurait à peine cinq centimètres de moins qu'elle – et on lisait autant d'espièglerie dans ses yeux sombres que de sérieux dans ceux de Bagwell. Il parvint d'ailleurs à combiner courtoisie traditionnelle et politesse militaire avec un aplomb parfait, inclinant la tête tout en lui serrant la main. « Bienvenue à bord, Lady Harrington, tonna-t-il d'une voix de basse chantante avant de reprendre place auprès de son collègue. — Capitaine de corvette Howard Brannigan, votre officier de communications. » Brannigan, les yeux noisette, le cheveu gris, était l'un des rares Graysoniens qu'Honor ait jamais vus afficher leur pilosité faciale. Il arborait une splendide moustache en forme de guidon et une barbe soignée, et, bien que les bandes cousues au bas des manches de son uniforme soient bordées du blanc qui, dans la Flotte de Grayson, identifiait les réservistes, il paraissait particulièrement compétent. « Milady, dit-il d'un ton bourru avant de s'écarter pour céder la place à un autre capitaine de corvette. — Capitaine de corvette Grégory Paxton, milady. Votre officier de renseignement, indiqua Mercedes, sur quoi Honor hocha la tête. — Capitaine Paxton. J'ai entendu l'amiral Matthews parler de vous. Il semble tenir votre travail en haute estime. — Merci, milady. » Paxton était plus vieux que ses autres officiers et, comme Brannigan, c'était un réserviste. Toutefois, contrairement à Brannigan, il n'avait pas vraiment l'air d'un officier malgré l'uniforme. Sa chevelure sombre se raréfiait, ses rouflaquettes affichaient un blanc éclatant, il était plus que corpulent et il semblait perpétuellement ébahi, mais ses yeux bruns brillaient d'intelligence. Il portait aussi une épinglette sur le revers gauche de sa veste – un rouleau de parchemin – qu'Honor toucha de l'index de sa main libre. « Vous êtes encore membre de la Société, capitaine ? — Oui, milady. En congé prolongé, je le crains, mais je reste membre. » Il semblait heureux qu'elle ait reconnu son insigne, et elle sourit. Grégory Paxton était titulaire d'un triple doctorat en histoire, religion et économie. Il avait démissionné de sa chaire d'histoire à l'Université Mayhew et de la présidence de la Société graysonienne des sciences pour accepter cette affectation, et Honor était à la fois stupéfaite et ravie que Matthews ait bien voulu se passer de lui dans l'état-major général. Il lui serra encore la main, puis recula pour être remplacé par un autre capitaine de corvette à la flamboyante chevelure rousse, portant l'insigne du bureau de construction navale. « Capitaine de corvette Stephen Matthews, milady. Logistique. — Capitaine Matthews. » Honor ne put s'empêcher de pencher la tête de côté en prenant sa main, et Matthews eut un sourire en coin. « Oui, milady. Encore un de ces Matthews. C'est le nez qui nous trahit à chaque fois. — Je vois. » Honor lui rendit son sourire en se demandant quel était exactement son degré de parenté avec l'amiral. Les conditions de colonisation de la planète avaient résulté en de vastes structures de clan aux liens complexes, et elle savait la famille Matthews l'une des plus étendues, mais, à part la chevelure, le capitaine ressemblait assez à l'amiral Matthews pour en être le fils. Il était trop vieux pour cela – du moins le pensait-elle – mais la ressemblance demeurait frappante. Il semblait attendre qu'elle ajoute quelque chose, ce qui n'était guère surprenant : son appartenance familiale devait provoquer beaucoup de réactions, tant positives que négatives. « Eh bien, j'essaierai de ne pas vous tenir rigueur de ce nez, capitaine », murmura-t-elle, et le sourire de l'officier s'élargit tandis qu'il reculait. « Capitaine de frégate Abraham Jackson, milady. Votre aumônier », glissa tranquillement Mercedes. Honor se raidit imperceptiblement et les oreilles de Nimitz se dressèrent à l'approche de Jackson. Pour la première fois, elle se sentait franchement mal à l'aise, car la FRM n'avait pas de corps d'aumôniers, et elle ne savait pas comment réagir. Pire, elle ignorait complètement ce que ressentait Jackson à l'idée de servir sous les ordres d'une infidèle – surtout que cette infidèle était impliquée dans le scandale religieux teinté de politique pour lequel un autre prêtre venait d'être défroqué. « Lady Harrington. » La voix de Jackson, agréable, était plus grave que celle de Matthews mais beaucoup moins que celle de Sewell. Ses yeux verts croisèrent ceux d'Honor sans détour comme il saisissait sa main, et ce qu'elle y lut la fit frémir de soulagement – ce qu'elle ne manqua pas de se reprocher : elle aurait dû savoir que l'amiral Matthews et le révérend Hanks veilleraient à ce que son aumônier ne soit pas un bigot. Jackson sourit légèrement – un sourire étrangement doux, très semblable à celui du révérend Hanks – et serra fermement sa main. « C'est un grand plaisir de vous rencontrer enfin, milady. — Merci, capitaine. J'espère que vous serez toujours de cet avis quand vous m'aurez supportée quelque temps », répondit-elle en souriant, et il gloussa en reprenant sa place auprès de Matthews. — Et le meilleur pour la fin, milady, fit Mercedes, votre lieutenant d'état-major, le lieutenant de vaisseau Jared Sutton. — Lieutenant. » Honor tendit encore une fois la main et, cette fois, dut étouffer un fou rire. Sutton était petit, même pour Gray-son, jeune homme nerveux aux cheveux très noirs et aux yeux bruns anxieux qui évoquaient irrésistiblement un chiot. Il était encore assez jeune pour avoir reçu le traitement prolong de première génération, et ses pieds et ses mains semblaient trop grands pour le reste de son corps. « M-m-milady », parvint-il à dire en prenant sa main, pour ensuite rougir jusqu'aux oreilles d'avoir bégayé et trahi sa nervosité. Elle se sentit pleine de compassion pour lui, mais elle le regarda droit dans les yeux et garda les lèvres serrées. — Lieutenant, j'espère que vous êtes prêt à vous faire exploiter. » Une lueur de désarroi passa dans son regard, et Honor baissa les sourcils. « Le lieutenant d'état­major d'un amiral est l'officier le plus surmené de toute son équipe, poursuivit-elle sévèrement. Il doit savoir tout ce que son amiral et son chef d'état-major savent, et le ciel lui vienne en aide s'il commet la moindre erreur ! » Sutton écarquilla les yeux et carra les épaules, adoptant le repos de parade sans lâcher sa main, et l'expression de son visage eut raison du sérieux d'Honor. Elle sentit sa bouche austère se fendre et lui tapota l'épaule. Et c'est aussi l'officier le moins estimé du lot – par tous, sauf son amiral, dit-elle, sur quoi le désarroi de Sutton fit place à un grand sourire. — Bien, madame ! J'essaierai de ne pas vous décevoir, milady. — J'en suis sûre, lieutenant, et je m'attends à ce que vous y parveniez. » Après une dernière tape sur son épaule, elle croisa les mains derrière le dos. Elle ne connaissait aucun d'eux à part Mercedes, mais ils avaient l'air compétents. Solides. Et la façon dont Mercedes les avait présentés lui en disait long sur l'opinion qu'elle avait d'eux. Dans l'ensemble, se dit-elle, l'amiral Matthews l'avait gâtée. « Je suis sûre que nous apprendrons vite à nous connaître, reprit-elle au bout d'un moment. Nous aurons sans doute assez de pain sur la planche pour y arriver, en tout cas ! » Plusieurs d'entre eux lui rendirent son sourire, et elle hocha la tête. « J'aimerais tous vous voir – vous en particulier, capitaine Paxton – pour un premier briefing, dès que j'aurai eu le temps de m'installer. » Elle jeta un coup d'œil à l'heure affichée sur la cloison. « Si vous voulez bien vous rassembler dans la salle de briefing d'état-major à dix zéro zéro, je vous y verrai tous à ce moment-là. » Hochements de tête et murmures d'approbation lui répondirent, et elle se retourna vers Yu. — J'apprécierais que vous vous joigniez à nous également, capitaine, fit-elle sur un ton plus contraint. — Bien sûr, milady. — Merci. Et maintenant, je crois qu'il est temps que j'aille m'occuper de cette installation. — Bien, milady, répondit Yu. Puis-je vous escorter jusqu'à vos quartiers ? » Le capitaine avait marqué une courte pause entre ses deux phrases, et Honor secoua la tête. — Non merci, capitaine. J'ai assez abusé de votre temps. Le capitaine Brigham me montrera le chemin. Elle et moi devons justement discuter de deux ou trois choses. — Bien, milady, murmura encore Yu, le regard fixe et opaque. — Merci. Je vous verrai tous à dix zéro zéro, donc. » Honor regarda Mercedes par-dessus son épaule. « Capitaine Brigham? — Oui, madame. Si vous voulez bien me suivre. » Les fusiliers présentèrent leurs armes lorsque Honor passa devant eux à la suite de son chef d'état-major, talonnée par ses gardes du corps et James MacGuiness, et elle les remercia d'un signe de tête pour cette marque de courtoisie. Puis Mercedes la fit entrer dans l'ascenseur et tapa une destination sur la console. Honor s'adossa à la cloison et poussa un profond soupir de soulagement à la fermeture des portes. « Dieu merci, c'est fini ! » fit-elle. Mercedes pouffa, et Honor renifla d'un air dédaigneux. « C'est facile pour vous : vous connaissiez déjà tous ces gens ! — Oui, madame. En effet. Mais je suis simple capitaine de vaisseau, et vous amiral. Cela vous confère un certain avantage quand il s'agit de leur donner des ordres. — Ah ! » Honor ôta sa casquette et passa la main sur ses cheveux nattés. Nimitz émit un blic rieur et tenta d'attraper sa main. Elle l'évita avec une aisance née de l'habitude et lui donna une petite tape sur le nez, avant de désigner de la casquette les autres personnes présentes dans l'ascenseur. « Vous connaissez déjà Mac, Mercedes, mais laissez-moi vous présenter mes autres anges gardiens. Voici le major Andrew LaFollet, mon homme d'armes personnel et chef de mon détachement de sécurité. » Brigham sourit et acquiesça, et Honor désigna les autres. « Et voici messieurs Candless et Howard. Ils me suivent partout, les pauvres. Messieurs, au cas où vous ne l'auriez pas entendu, je vous présente le capitaine Brigham, mon chef d'état-major. Gardez l'œil sur elle et ne vous laissez pas abuser par ses dehors paisibles. Elle a un sens de l'humour bas et machiavélique. — Une vile calomnie, milady. Mon sens de l'humour n'a rien de bas. » Les hommes d'armes se déridèrent, et un carillon discret annonça qu'ils avaient atteint leur destination. Mercedes attendit qu'Honor sorte pour l'escorter dans une coursive. Le fusilier qui aurait monté la garde devant ses quartiers à bord d'un navire manticorien était remplacé par Simon Mattingly, qui se tenait devant le sas et se mit au garde-à-vous à l'apparition de son seigneur. « Milady. Capitaine Brigham. — Je constate que les présentations sont inutiles, observa Honor. — En effet, milady. Le capitaine Brigham nous a beaucoup aidés pour les dispositions de sécurité. — Comme c'est le devoir de tout bon chef d'état-major », approuva Honor. Mattingly sourit et enfonça le bouton d'admission pendant qu'Honor se tournait vers LaFollet. « Andrew, emmenez Jamie et Eddy, et allez vous installer. Le capitaine Brigham et moi avons beaucoup de choses à discuter. — Bien sûr, milady. Je serai de retour à zéro neuf trente afin de vous escorter jusqu'à votre réunion. — Je ne crois pas que ce sera néces... » commença Honor, pour soupirer enfin en reconnaissant la lueur d'obstination dans les yeux de LaFollet. « D'accord, Andrew. D'accord ! Je serai sage. — Merci, milady », répondit le major sans la moindre étincelle de triomphalisme. Honor secoua la tête tandis que le sas se fermait derrière elle. « Ces gens, fit-elle, excédée, sont... — ... très attachés à vous, milady », compléta Mercedes. Honor réfléchit un instant, ferma la bouche et opina. « Exactement ce que j'allais dire. » Elle se retourna pour contempler ses quartiers. « Mon Dieu, mais on pourrait jouer au football là-dedans ! — Pas tout à fait milady, mais presque. Les amiraux havriens voyagent en première classe, et la FSG ne voyait pas pourquoi réduire votre cubage. » Honor secoua la tête, incrédule, et pivota sur elle-même au milieu de sa cabine de jour. Elle avait toujours trouvé les officiers généraux manticoriens somptueusement logés, mais ceci dépassait tout ce qu'elle avait imaginé. La cabine de jour mesurait au moins dix mètres de côté – des dimensions extraordinaires pour n'importe quel bâtiment de guerre – et la chambre, visible par le sas ouvert, était tout aussi majestueuse. Elle traversa un épais tapis du même bleu que son uniforme pour ouvrir un autre sas et secoua de nouveau la tête en découvrant une salle à manger assez vaste pour abriter un dîner d'État. Les équipements havriens d'origine avaient été supprimés lors du réarmement, mais la Flotte de Grayson avait remeublé le tout avec splendeur, et elle fit la moue en découvrant que son énorme bureau était en bois naturel. « Je pourrais finir par apprécier, annonça-t-elle enfin, mais il va falloir faire dorer à l'or fin le module de survie de Nimitz, Mac. Il a l'air franchement plébéien au milieu de tout ce luxe ! » Le chat sylvestre la gronda doucement depuis son épaule et bondit au sommet de son module de survie, fixé à la cloison. Il s'assit et drapa sa queue autour de ses pattes, tendant le cou pour inspecter à son tour leurs nouveaux quartiers. Honor sourit en le sentant fier et comblé sur leur lien télempathique. « Je crois que Nimitz se satisfait de cet aménagement, madame, fit remarquer MacGuiness sur un ton qui laissait entendre qu'il s'accordait avec le chat. — Nimitz est un fieffé hédoniste », répondit sévèrement Honor. Elle se laissa tomber sur un divan confortable et étira ses longues jambes avec plaisir. « Évidemment, j'en connais un autre dans cette pièce. — Ah bon, madame? s'étonna MacGuiness, mielleux. — Oui, oui. » Honor ferma les yeux puis se redressa. « Pourquoi n'allez-vous pas découvrir vos propres quartiers, Mac ? Le capitaine Brigham et moi devons discuter. Elle saura sans doute m'indiquer quel bouton pousser si j'ai besoin de vous. — Bien, madame. » L'intendant salua respectueusement le chef d'état-major et s'excusa, puis Honor désigna un fauteuil en face de son divan. « Asseyez-vous, Mercedes. » Le capitaine accepta d'un sourire, croisa les jambes et plaça sa casquette sur ses genoux tandis qu'Honor l'observait, paupières à demi baissées. Mercedes Brigham était native de Gryphon. Elle avait bénéficié d'un traitement prolong de deuxième génération et, vu son âge, aurait pu être la mère d'Honor. Sa chevelure noire se teintait de blanc mais, malgré plus d'un demi-siècle passé dans l'espace, sa peau sombre conservait l'aspect buriné qu'elle devait au climat de son monde natal. Elle n'avait jamais été belle, mais son visage vivant et agréable possédait un certain charme. Elles s'étaient rencontrées six ans T auparavant : Mercedes était alors maître de manœuvres pour Honor sur le croiseur léger Intrépide. Malgré une carrière déjà longue, elle n'était à l'époque que simple lieutenant de vaisseau et, après tant d'années passées au même grade, elle s'était faite à l'idée qu'elle n'obtiendrait jamais de commandement. Aujourd'hui elle faisait face à Honor dans son uniforme de capitaine, et elle demeurait le même officier confiant et discrètement compétent qu'avant. Et c'était vraiment remarquable, pensa Honor en silence, vu le sort qu'avait connu l'équipage du Madrigal sur la base de Merle. « Eh bien, dit-elle enfin, je suis ravie de vous revoir, Mercedes. Et, cela va sans dire, ravie également que vous ayez enfin obtenu le grade que vous méritiez. — Merci, madame. Je commence seulement à m'y habituer. Mercedes baissa les yeux vers les quatre fines bandes d'or ornant sa manche. « Les Graysoniens m'ont bombardée capitaine de vaisseau quand la Spatiale m'a mise à leur disposition, mais l'Amirauté avait fait de moi un capitaine de frégate de plein droit à ma sortie de Bassingford. Toutefois, je crois qu'ils ne s'attendaient pas à ce que je le reste longtemps. » Elle fit la grimace. — PersNav pensait que ce serait mon grade final. — Ah bon ? fit Honor d'une voix soigneusement neutre. — Oui, madame. Ma thérapeute m'a conseillé d'envisager la retraite – avec une pension entière, évidemment. Je lui ai dit où elle pouvait se mettre son conseil, je le crains. » Honor esquissa un sourire : « Je doute qu'elle l'ait très bien pris. — Je vois que vous aussi avez eu des démêlés avec les psys, madame, fit Mercedes avant d'agiter la main comme si cela n'avait pas d'importance. Oh, ça partait d'une bonne intention, et je leur suis vraiment reconnaissante pour le travail de reconstruction qu'ils ont effectué sur moi, mais je crois qu'ils ne se rendent pas compte à quel point ils ont fait du bon boulot. Leurs propres tests m'ont déclarée apte au service, mais ils persistaient à dire que je devais "y aller mollo" pour ma reprise ! — Je suppose que c'est lié à la nature de ce qui vous est arrivé, fit posément Honor. — Je ne suis pas la première femme à s'être fait violer, madame. » Honor garda un moment le silence. Ce que Mercedes Brigham avait enduré était bien trop brutal pour tenir en un seul mot –même un mot aussi laid que « viol ». Et un traitement pire encore avait été réservé aux autres membres d'équipage du Madrigal. L'équipage de Mercedes. Des gens dont elle était responsable. Honor savait par amère expérience quelle terrible culpabilité ressentait un officier qui perdait ses hommes au combat. Mais ce devait être encore plus dur de les perdre dans des tortures sadiques systématiques. Pourtant elle ne percevait aucune volonté de fuite ni de dénégation dans la voix de Mercedes. Elle n'essayait pas de faire passer son calvaire pour moins horrible qu'il n'avait été. Elle s'exprimait simplement comme quelqu'un qui l'a accepté – et cela bien mieux qu'Honor ne s'en jugeait personnellement capable. Elle secoua la tête et s'imposa de répondre avec le même calme. — Je sais, mais je crois que la Flotte se sent coupable en tant qu'institution. Personne ne s'attendait à ce qui s'est produit, mais l'Amirauté savait en nous envoyant ici que ni Masada ni Grayson n'avaient signé les accords de Deneb – et que leurs deux sociétés étaient... un peu arriérées, dirons-nous. Nous savons tous que les prisonniers de guerre peuvent être maltraités, mais cela faisait bien longtemps que rien de tel n'était arrivé à du personnel manticorien, et nous nous sommes permis d'oublier que ça pouvait nous arriver à nous. La Flotte va mettre un moment avant de se le pardonner. — Je comprends, mais voir des gens qui devraient savoir que ce n'est pas la solution essayer de vous ranger dans la ouate n'est pas le meilleur moyen de se remettre sur pied, madame. Et il vient toujours un moment où, à force de les entendre répéter sans cesse que ce n'est pas votre faute, vous finissez par vous demander s'ils n'insistent pas uniquement parce qu'ils ne sont pas eux-mêmes convaincus. Je sais de qui c'était la faute, et ils sont tous morts aujourd'hui, grâce à vous, aux fusiliers et à Grayson. Je voudrais seulement que les autres comprennent que j'en suis consciente et qu'ils me foutent la paix. » Le capitaine secoua la tête. « Je sais qu'ils croient bien faire, mais ça peut devenir vraiment fatigant. Enfin, j'imagine qu'ils doivent se répéter un bon nombre de fois avant qu'on commence à les croire, admit-elle, le regard sombre. — Comme pour Mai-Ling, soupira Honor, et le visage de Mercedes se durcit. — Comme pour Mai-Ling. » Elle fixa sa casquette pendant un long moment silencieux, puis inspira. « Je vais être honnête, madame... Je fais des cauchemars, mais pas vraiment sur moi. Sur Mai-Ling. Sur ce qu'ils lui faisaient alors que j'étais impuissante à les arrêter. » Elle releva les yeux. « J'ai eu plus de mal à admettre que je n'aurais pas pu les détourner d'elle qu'à accepter ce qui m'était arrivé. Ce n'était qu'une enfant, et elle n'imaginait personne capable de faire ce que ces animaux lui ont fait. C'est ce que je ne peux pas pardonner, madame... et c'est la raison de ma présence. — Ah bon ? » fit Honor d'un ton égal. Mercedes eut un sourire ironique. « Je crois qu'il faut affronter ses démons, madame. Je me suis donc portée volontaire pour participer à la force d'occupation d'Endicott. Je voulais voir se tortiller les salauds qui avaient envoyé le capitaine Williams à Merle. — Je comprends. » Honor s'enfonça dans le divan. L'âpreté de la voix de Mercedes révélait pourquoi les psys s'inquiétaient à son sujet. « Et vous les avez vus se "tortiller" ? — Oui. » Le capitaine baissa les yeux vers sa casquette en répondant sans montrer aucun sentiment. Puis elle soupira. « Oui, en effet. Et, avant que vous ne posiez la question, madame, j'ai déjà compris pourquoi les psys ne voulaient pas que je revienne. Ils craignaient que leurs tests aient manqué quelque chose et que je perde mon sang-froid. » Elle releva les yeux, et son sourire triste fit une étrange impression à Honor. « Ils avaient même peut-être raison. Une fois... » Elles'interrompit et haussa les épaules. « Êtes-vous allée sur Masada depuis le début de l'occupation, madame ? — Non. » Honor secoua la tête. « Je l'ai envisagé, mais jamais très sérieusement. S'il y a quelqu'un dans la Galaxie que ces fous détestent, c'est bien moi, et Andrew me tirerait dessus lui-même – dans le bras ou la jambe, un endroit qui ne porte pas à conséquence – pour m'empêcher de me mettre à leur portée. — Ce serait sage de sa part, madame. Vous savez, avant de voir cette planète de mes yeux, je me demandais pourquoi le Royaume devait supporter seul le fardeau de l'occupation. Je veux dire : nos forces sont déjà bien trop dispersées, et Endicott est à un saut de puce de Yeltsin, alors pourquoi ne pas laisser les Graysoniens fournir les troupes ? Mais ces gens... » Le chef d'état-major secoua la tête et se frotta les bras comme si elle avait froid. « C'est vraiment si terrible ? demanda doucement Honor. — Pire. Vous vous souvenez de notre premier séjour ici? Comme nous peinions à comprendre que les femmes acceptent leur statut ? » Honor acquiesça, et Mercedes haussa les épaules. « Comparées aux Graysoniennes, les Masadiennes sont carrément effrayantes. Ce ne sont même pas des personnes : ce sont des biens ! Et quatre-vingt-dix pour cent d'entre elles semblent accepter la situation comme si elle était normale. » Mercedes eut un geste désabusé. « Quant aux dix pour cent restants, la moitié ne sont pas convaincues que l'occupation va durer. Elles ont trop peur pour tenter de changer quoi que ce soit à la façon dont on les traite. Mais celles qui n'ont pas peur sont presque pires : le taux d'homicide sur Masada a doublé dans les six premiers mois d'occupation, et à peu près les deux tiers des cadavres surnuméraires étaient ceux d'hommes – si on peut donner ce nom à ces monstres – qui avaient péri aux mains de leurs "épouses". Certaines ont même fait preuve d'un certain sens artistique, d'ailleurs, comme les femmes de l'Ancien Simonds. La police n'a jamais retrouvé certaines parties de son corps. — Mon Dieu », murmura Honor. Mercedes acquiesça. « Ça ne s'est pas limité aux femmes qui se vengeaient de leur mari, vous savez. L'écrasante majorité des Masadiens croient encore en leur prétendue religion, mais nombre des sceptiques avaient de vieux comptes personnels à régler avec l'Église. Un quart des Anciens de l'Église ont été assassinés par leurs paroissiens avant que le général Marcel ne place les autres en détention pour leur propre sécurité... ce qui a déchaîné les survivants, sur le thème de "l'oppression de la Foi" ! La planète tout entière demeure sous loi martiale, le général Marcel a eu un mal de chien à trouver quelque chose qui ressemble à un groupe de responsables modérés susceptibles de former un gouvernement local, et personne là-bas ne sait comment diriger un État non théocratique. Dans ces conditions, il suffirait de proposer l'envoi de troupes d'occupation graysoniennes pour mettre le feu aux poudres, et la police militaire n'a sûrement pas réussi à confisquer toutes les armes en circulation. » Honor s'enfonça un peu plus dans le divan et glissa les doigts sous son menton en regardant son chef d'état-major, le front plissé. Les journaux graysoniens parlaient régulièrement de Masada, mais ils avaient adopté une attitude résolument non interventionniste, ce qui l'avait surprise vu les siècles de haine entre les deux planètes. Son front se plissa un peu plus maintenant qu'elle se demandait si le Conseil n'avait pas « convaincu » les reporters de traiter la question avec prudence dans l'espoir d'endormir l'opinion publique. Bien sûr, c'était le Royaume stellaire et non Grayson qui avait officiellement fait du système d'Endicott son protectorat par droit de conquête. Cela permettait aux Graysoniens de garder un certain recul par rapport à l'occupation de Masada. Et, d'après ce que racontait Mercedes, c'était sans doute la meilleure décision qu'on ait prise jusque-là. Dommage qu'il faille que quelqu'un se dévoue pour occuper cette planète, mais l'Alliance ne pouvait pas se permettre de laisser un monde stratégique plein de fanatiques hostiles sans force d'occupation. « Selon vous, quels sont les risques pour que des incidents sérieux éclatent ? » demanda-t-elle enfin. Mercedes haussa les épaules. « Si vous parlez d'une insurrection généralisée, les risques sont minces tant que nous contrôlons les installations en orbite haute. Il y a encore pas mal d'armes légères en circulation, mais Marcel est parvenu à confisquer toutes leurs armes lourdes – du moins nous l'espérons – et ils savent ce qu'une frappe de dissuasion cinétique ferait à toute personne assez stupide pour agir au grand jour. Ajoutez-y les équipes de fusiliers envoyées en soutien à la police militaire et les forces de réaction rapide déployées en orbite, équipées d'armes modernes et d'armures de combat, et toute résistance massive ne serait qu'une forme accélérée de suicide. Mais cela n'a pas empêché de nombreux sabotages et quelques actes plus ou moins spontanés de guérilla. Pire peut-être, certains ont compris que nous n'aimions pas tuer les gens à la chaîne. On commence à voir des "manifestations pacifiques" franchement violentes, et les organisateurs vont sans cesse plus loin. Je crois qu'ils veulent voir jusqu'où ils peuvent aller avant que quelqu'un de chez nous n'appuie sur la gâchette et fasse une nouvelle moisson de martyrs. — Splendide. » Honor se pinça le nez et grimaça. « S'ils vont vraiment jusque-là, cela donnera à nos libéraux et progressistes une nouvelle raison de décrier notre politique "brutale et impérialiste" dans ce système ! — Eh bien, remerciez le ciel que les Masadiens ne l'aient pas encore compris, milady, fit sombrement Mercedes. Leurs traditions diffèrent tant des nôtres qu'ils n'ont pas l'air de se rendre compte que notre gouvernement a le devoir d'écouter ceux qui sont en désaccord avec lui. S'ils s'en aperçoivent un jour et qu'ils font appel aux médias... » Elle haussa les épaules une fois de plus, et Honor opina. « En tout cas, reprit Mercedes au bout d'un moment, c'est la véritable raison qui a motivé mon transfert au service de Gray-son, madame. Ils avaient besoin d'officiers, et il fallait que je quitte Masada avant de faire quelque chose que j'aurais regretté. Je sais bien que les Graysoniens ont pendu les salauds qui ont violé et assassiné mon équipage, mais une partie de moi en veut à tous les Masadiens. Et ils sont si nombreux à nous pousser sans cesse dans nos derniers retranchements, il serait trop facile de... » Elle s'arrêta et ferma les paupières quelques instants, les narines évasées. Puis elle rouvrit les yeux. Ils croisèrent sans ciller ceux de son amiral, et ce qu'Honor y lut la rassura. Mercedes avait ses propres démons, mais elle le savait et les maîtrisait. Et c'était tout ce qu'on pouvait lui demander, se dit Honor avec une touche d'amertume familière. Pourtant il restait encore un point à éclaircir, et il n'y avait qu'un moyen de connaître la réponse. « Et le capitaine Yu ? » Elle posa la question doucement, et Mercedes eut un petit sourire. « Vous voulez savoir si je lui en veux pour ce qui est arrivé au Madrigal, madame ? » Honor acquiesça, et Brigham secoua la tête. « Il faisait son travail. Il n'y avait rien de personnel là-dedans, et il n'avait rien à voir avec ce qui s'est passé sur Merle. Pour tout dire, il a même protesté quand notre équipage a été confié à Williams après qu'il nous a récupérés. — Ah oui ? s'enquit brusquement Honor. Ça n'a jamais été dit pendant le procès de Williams. — Les procureurs graysoniens l'ignoraient à l'époque, milady, et Yu n'a jamais été jugé. Contrairement à Theisman, il n'avait absolument pas connaissance des événements de Merle, donc on ne lui a même pas demandé de témoigner, et Williams était le seul homme de la base au courant de ses protestations. Vous ne pensiez pas qu'il allait dire quoi que ce soit pour améliorer l'image de "ce traître de Yu" ? — Alors comment l'avez-vous découvert? C'est lui qui vous l'a dit ? » Malgré elle, Honor ne put empêcher une certaine agressivité de teinter sa voix, et Mercedes la regarda d'un air surpris. « Non, madame. Une fois arrivés sur Masada, nous nous sommes empressés de saisir les archives locales et celles de l'ambassade havrienne. Il était trop tard pour les fichiers sécurisés de la République, mais nous avons à peu près tout récupéré côté masadien, et le Glaive Simonds avait archivé des copies des protestations "insubordonnées" du capitaine Yu. — Je vois. » Honor détourna les yeux et s'empourpra en comprenant soudain qu'elle aurait voulu que Yu ait lui-même appris ces protestations à Mercedes. Elle aurait voulu croire qu'il ne s'agissait que d'un habile mensonge. Elle rougit plus encore en s'avouant qu'elle cherchait à tout prix quelque chose à reprocher à son nouveau capitaine de pavillon, et Nimitz leva la tête depuis le module. Elle le sentit la réprimander pour ces pensées négatives, mais cette fois elle savait qu'il avait tort. « Je vois, répéta-t-elle sur un ton plus naturel en regardant à nouveau le capitaine. J'en conclus que travailler avec lui ne vous pose aucun problème ? — Aucun, dit fermement Mercedes. Il est dans une position pénible, madame, et pour rien au monde je ne m'exposerais comme il le fait. Il aurait pu retourner à Manticore lorsque le bureau de construction navale n'a plus eu besoin de lui, vous savez. Il a choisi de rester ici. Je ne doute pas que l'amiral Matthews soit heureux de l'avoir – il est aussi doué que le veut sa réputation – mais, quoi qu'il en dise, il doit savoir que bon nombre d'officiers graysoniens attendent la première erreur pour lui tomber dessus. — Je sais », murmura Honor, honteuse d'avoir eu précisément cette intention. Elle tambourina quelques instants sur le bras du divan, puis haussa les épaules. « Bon, si vous êtes satisfaite de lui, cher chef d'état-major, le moins que je puisse faire, c'est de garder l'esprit ouvert. » Mercedes acquiesça sans un mot à cet aveu implicite, et Honor eut un sourire ironique : Mercedes avait toujours été posée et pleine de tact. « Très bien, dans ce cas. Assez parlé du capitaine Yu. Je vais demander à Mac d'apporter une tasse de café pour vous et un cacao pour moi, et vous pourrez me donner un aperçu rapide de nos autres collaborateurs. » CHAPITRE ONZE « ... donc le comte de Havre-Blanc continue à inquiéter les Havriens autour de Rossignol et de l'Étoile de Trévor, milady, mais ils n'ont pas l'air de vouloir s'effondrer tout de suite. » Le capitaine de corvette Paxton marqua une pause, enfonça une touche pour arrêter le défilement des données sur son bloc-mémo et parcourut du regard la table de conférence comme pour inviter des questions, mais Honor se contenta de hocher la tête. L'exposé de Paxton concernant la situation sur le front s'était révélé aussi complet qu'on pouvait s'y attendre de la part d'un homme aussi qualifié. « Merci capitaine, dit-elle. Pour être honnête, toutefois, je m'intéresse plus à la situation locale. Que pouvez-vous nous dire de la Première Force ? » Elle trouvait étrange d'appliquer ce nom à une formation non manticorienne, mais, avec onze nouveaux supercuirassés, le titre était sans doute mérité. Tout me pousse à croire que des changements majeurs interviendront sous peu, milady. Je suis sûr que le capitaine Bagwell (Paxton fit un signe de tête à l'officier opérationnel) est mieux au courant que moi des détails, mais j'ai cru comprendre que les Manties... » Il s'interrompit et s'empourpra – un phénomène des plus inhabituels chez lui, Honor s'en doutait. Elle dissimula un sourire derrière sa main, mais Nimitz ne prit pas tant de peine. Son blic amusé résonna clairement dans le silence, et Paxton rougit un peu plus. — Désolé, milady. Je voulais dire "les Manticoriens". — Non, capitaine, vous vouliez dire les Manties. » Honor baissa la main et le laissa voir son sourire. s J'ai déjà entendu ce terme, vous savez, et tant que vous n'y accolez pas d'épithète péjoratif, je ne vous en tiendrai pas rigueur. — Je... » Paxton s'arrêta, puis sourit largement et leva les deux mains en signe de reddition. « Pitié, milady. Je me rends. » Honor lui retourna son sourire, et le capitaine de corvette se reprit. « En tout cas, d'après ce que j'ai compris, les Manticoriens retireront de Yeltsin leurs derniers vaisseaux du mur dans les semaines qui viennent. Fred ? » Il regarda Bagwell en quête d'une confirmation, et l'officier hocha la tête. « Ce n'est pas encore officiel, milady, mais nous avons reçu un avertissement pour information de la part du central opérationnel, dit-il. L'amiral Suarez a officiellement informé l'amiral Matthews que l'Amirauté manticorienne est en train de revoir ses déploiements. Étant donné les conditions sur le front, le central s'attend à ce qu'elle réduise la présence d'unités de la FRM à Yeltsin maintenant que nous pouvons plus ou moins assumer notre propre défense. Dans la mesure où plus de la moitié de notre mur de bataille est encore constitué d'unités manticoriennes, l'impact risque d'être assez sévère. » Honor haussa un sourcil, et Bagwell secoua aussitôt la tête. — Le central opérationnel ne se plaint pas, milady. Si l'Alliance veut conserver un avantage, la FRM n'a pas le choix : elle doit trouver ses renforts quelque part, et la logique nous désigne. Vu les circonstances, Manticore nous a amplement permis d'anticiper les changements, et la deuxième escadre de combat est prête à venir renforcer les points faibles qui apparaîtront. De toute façon, nos défenses vont devenir beaucoup plus dépendantes de nos propres ressources, et le central veut voir notre escadre opérationnelle au plus tard pour... (il consulta son bloc-mémo) le 6 mars. — Mmm. » Honor se frotta la tempe tout en réfléchissant à la date. Comme toutes les planètes extrasolaires, Grayson avait un calendrier local mais, contrairement à ce qui se faisait ailleurs, ses habitants ne s'en servaient que pour compter les saisons. Ils ne dataient rien non plus à partir de l'arrivée des premiers colons sur leur planète, comme cela se faisait souvent. En fait, avec une obstination inhabituelle même pour des Graysoniens, ils s'accrochaient à l'antique calendrier grégorien de la vieille Terre, totalement inadapté à la longueur du jour local – et plus encore à celle de l'année. Pire, ils faisaient remonter leur datation au début de l'ère chrétienne et, pour compliquer un peu plus, faisaient suivre l'année des lettres A.D., pour « Anno Domini », alors que partout ailleurs elles voulaient dire « Ante Diaspora »! Cela suffisait à déboussoler complètement les malheureux étrangers. Ainsi, bizarrement, Honor avait toujours du mal à savoir si l'on était en 4019 ou en 4020 malgré tous les documents officiels qu'on lui donnait à signer. Mais, au moins, la journée terrienne de vingt-quatre heures rythmait aussi la vie des vaisseaux de guerre – pas besoin de conversion dans ce cas, donc. Il suffisait de se rappeler combien de jours comptait chaque mois. Elle récita intérieurement la petite comptine qu'Howard Clinkscales lui avait apprise dans ce but, puis fronça les sourcils. Février était le mois le plus court, donc quarante jours seulement les séparaient du 6 mars. Son front se plissa un peu plus tandis qu'elle refaisait ses calculs, espérant s'être trompée. Peine perdue. Elle regarda Bagwell et Mercedes Brigham. « Ça ne nous laisse pas beaucoup de temps, les enfants. « Elle comprit à leur expression qu'elle venait de faire une des remarques les plus inutiles de sa carrière, et le coin de sa bouche se releva. « On peut y arriver ? Bagwell se tourna vers le capitaine Brigham, manifestement soulagé de s'en remettre au chef d'état-major. Mercedes fronça les sourcils. « On peut toujours essayer, milady. Sous la direction de l'amiral Brentworth, le Magnifique, le Courageux et le Don de Manticore réunis en une seule grosse division enchaînent les exercices depuis deux mois. Le Furieux et le Glorieux ne sont opérationnels que depuis quelques semaines, mais ils progressent. Évidemment, aucun des cinq n'a jamais manœuvré en escadre, et le Terrible n'a quitté le chantier naval que vendredi. Je pense que la question qui se pose réellement, c'est : quand sera-t-il vraiment prêt ? — Vous confirmez, capitaine Yu? « La voix d'Honor s'était faite un peu plus froide, mais Yu ne sembla rien remarquer. Il s'adossa simplement dans son fauteuil et se frotta le menton un moment, les yeux mi-clos. Puis il opina. « En effet, milady. Ça va être serré. L'amiral Brentworth a fait du bon travail avec ses exercices, donc nous pouvons bâtir autour d'un groupe solide, mais l'amiral Trailman et l'amiral Yanakov ont rejoint l'escadre il y a quelques jours seulement, et nous n'avons pas encore effectué la moindre simulation – sans parler de véritables exercices – à l'échelle de l'escadre. Je pense que nos commandants prendront vite le pli une fois que nous aurons commencé mais, dans le même temps (ses yeux s'assombrirent une fois de plus), il reste des équipes du chantier à bord du Terrible pour les derniers ajustements, et je n'ai pas encore terminé les essais à pleine puissance ni les tests d'artillerie. Officiellement, nous sommes opérationnels, mais... » Il haussa les épaules et tourna son regard opaque vers Honor. « Il vaudrait peut-être mieux envisager de transférer votre état-major sur l'un des autres supercuirassés pour quelques jours, milady. Cela vous permettrait de commencer à mettre l'escadre en ordre pendant que je termine les essais et que je règle les problèmes de dernière minute. Honor l'observa, pensive. Aucun commandant n'aimait admettre que son navire n'était pas tout à fait prêt, et Yu avait de meilleures raisons que quiconque de se taire. Il savait forcément que, si elle ne voulait pas de lui en tant que capitaine de pavillon, il lui offrait là le prétexte rêvé. Si la participation du Terrible aux exercices était retardée, il faudrait qu'elle demande à un autre commandant d'agir comme son capitaine de pavillon. Par la suite, elle pourrait garder cet autre capitaine en arguant que l'équipe de commandement en place avait déjà fait ses preuves. Pourtant Yu n'avait pas hésité. Il lui donnait son avis sincère quant à ce qui valait mieux pour l'escadre, et il avait raison, elle le savait. Ce qui provoqua seulement en elle une répugnance perverse à accepter son offre. Elle ne comprenait pas franchement ses propres motivations, mais elle se surprit à refuser d'un signe de tête. « Pas encore, capitaine. Voyons d'abord comment se passent les essais. » Elle se mit soudain à sourire. « J'ai moi-même commandé un vaisseau amiral handicapé. Le moins que je puisse faire, c'est me montrer aussi patiente avec vous que mon amiral l'a été avec moi. » Le regard de Yu s'éclaira un peu. Il se tut mais baissa la tête, en signe d'approbation ou de remerciement peut-être, et Honor se retourna vers Paxton. « Très bien, capitaine. Nous allons bientôt passer aux questions opérationnelles mais, pour l'instant, nous avons un peu dévié de votre exposé de fond. — Oui, milady. » Paxton consulta de nouveau son bloc-mémo. « Indépendamment des changements que subiront les déploiements ici à Yeltsin, l'amiral Matthews a décidé de renforcer le détachement militaire d'Endicott avec la moitié de la deuxième escadre de croiseurs de combat. Cela reflète ses inquiétudes concernant... » Il poursuivit sa description détaillée des déploiements locaux d'une voix claire, et Honor se cala dans son fauteuil pour l'écouter. Le citoyen vice-amiral Alexander Thurston lut la dépêche concise avec une absence d'expression étudiée. Difficile de dissimuler son mépris pour la bêtise de ses rédacteurs, mais il avait eu bon nombre d'occasions de s'y entraîner depuis un an. Il posa le bloc-message sur son sous-main et consacra un moment à parfaire son masque inexpressif avant de relever les yeux. Thurston était peut-être officiellement responsable de l'opération Poignard, mais pas pour l'homme assis en face de lui. La simple combinaison du citoyen Michael Preznikov ne portait aucun signe distinctif, et cette absence même de toute marque de son grade constituait une forme d'arrogance. Le fait que seul Preznikov, de tous les hommes et femmes présents à bord du NFP Conquistador, ne portait pas d'insigne l'identifiait comme le commissaire du peuple résident, représentant direct à bord du comité de salut public soi-même. Et comme celui qui pouvait faire disparaître à tout jamais n'importe quel membre d'équipage du Conquistador, y compris un vice-amiral assez stupide pour critiquer les autorités civiles – ou ses ordres –, se répéta Thurston. Et il comptait bien garder ce détail en tête jusqu'au jour où ce ne serait plus nécessaire. « Un problème, citoyen amiral ? » s'enquit Preznikov. Thurston adopta un ton purement professionnel. « Encore un retard », dit-il aussi calmement qu'il le put. Il lui tendit le message car Preznikov avait le droit de voir toutes les communications, tant personnelles qu'officielles, mais il serra les dents pendant que le commissaire lisait celle-ci. Sous l'ancien régime, Alexander Thurston avait été l'un des rares officiers sans liens avec aucune famille législaturiste à atteindre le grade de capitaine de vaisseau. Cela lui conférait certains avantages sous le règne du comité de salut public : l'absence d'appui familial qui l'empêchait formellement de devenir officier général sous l'ancien gouvernement lui avait garanti cette promotion sous le nouveau. Il était parfaitement conscient de cette réalité... et du fait que le comité ne durerait pas éternellement. Pierre était prisonnier du peuple : dès qu'il ne pourrait plus tenir ses promesses, les gens se retourneraient contre lui, et le chaos qui en résulterait offrirait sa chance à un commandant militaire connu pour ses victoires. Thurston était prêt à supporter les désagréments actuels pour se mettre en bonne position de saisir cette chance, mais cela ne voulait pas dire qu'il aimait se voir surveiller par un politicard de bas étage sans la moindre formation spatiale. Enfin, Preznikov n'était pas le seul dans ce cas. Le comité pouvait difficilement choisir ses chiens de garde au sein même du corps qu'il voulait surveiller, et Thurston devait sans doute s'estimer heureux qu'on ne lui ait pas collé un de ces commissaires anciens matelots. Il en avait vu un ou deux en action : ils se montraient encore plus insupportables que des politiciens comme Preznikov, et Thurston n'aurait pas toléré qu'un ancien servant de missiles contredise un de ses ordres sur la base de son « expérience spatiale ». Et puis c'était dangereux. Un imbécile qui en sait un peu est bien plus à craindre que celui qui a au moins l'intelligence de reconnaître son ignorance. Preznikov termina le message, posa le bloc sur le bureau et fronça les sourcils. « Est-ce très grave, citoyen amiral ? — Difficile à dire, citoyen commissaire. » Même les meilleurs d'entre eux adoraient entendre ce titre, pensa Thurston, amer. « Nous avons déjà deux semaines de retard. Si ceci tient (il tapota le bloc-message du doigt) et que nous ne perdons qu'une semaine supplémentaire, cela ne devrait pas avoir trop d'incidences. Mais si nous prenons plus de retard, il pourrait y avoir de graves répercussions. — Pourquoi ? » demanda Preznikov. Thurston serra le poing sous la table. Bon sang, ce type avait pourtant lu tout le plan opérationnel ! Même un imbécile de commissaire devrait connaître la réponse à cette question ! Mais le citoyen vice-amiral s'imposa de déplier sa main et hocha la tête comme si la question de Preznikov était parfaitement sensée. Au moins, se dit-il, il a demandé. Cela prouvait qu'il était conscient de ses propres limitations – du moins Thurston l'espérait. « Pour deux raisons essentiellement, citoyen commissaire. D'abord, l'opération Poignard dépend de la bonne exécution de Faux-Semblant, qui doit attirer l'ennemi vers des positions de notre choix. Les manœuvres de Faux-Semblant doivent être soigneusement coordonnées dans le temps et dans l'espace afin d'obtenir l'effet désiré. Même si leur réussite est totale, nous ne disposerons que d'une étroite fenêtre temporelle pour frapper notre objectif réel, et tout incident susceptible de rétrécir cette fenêtre – comme un retard dans le planning opérationnel – réduit nos chances de succès. » Il marqua une pause, et Preznikov lui fit signe de continuer. « Ensuite, le plan opérationnel d'origine prévoyait que la force d'intervention 14 se rassemble ici afin que nous agissions comme une seule formation unifiée. Ceci (il désigna de nouveau le message) ne mentionne pas spécifiquement les autres unités de la force d'intervention mais, si le QG juge la situation autour de Rossignol dangereuse au point de retarder le départ des supercuirassés de Faux-Semblant, il pourrait bien décider de ne pas réduire le nombre de bâtiments couvrant des forcesprésentes dans d'autres systèmes autour de l'Étoile de Trévor. Et comme la moitié de nos unités sont censées venir de ce secteur... » Il s'interrompit en haussant les épaules, et le front de Preznikov se plissa un peu plus. « Pourquoi cette éventualité n'a-t-elle pas été prévue dans l'étude préliminaire ? » demanda-t-il d'une voix plus froide. Thurston fit très attention au ton de sa réponse. « Lorsque mon état-major et moi avons conçu le plan de cette opération, citoyen commissaire, nous avons expressément demandé à ce que les unités dont nous avions besoin soient choisies au cœur de la République pour éviter ce genre de problème. En fait, nous avions demandé les quinzième et quarante et unième escadres de combat, et notre requête avait été approuvée. « Malheureusement, on nous a ensuite informés que ces deux escadres – qui, comme vous le savez, sont en ce moment à Malagasy – étaient devenues... indisponibles. Nous avons donc dû trouver nos bâtiments ailleurs à une date très tardive. Si nous voulions éviter des retards inacceptables dans les temps de transit pour réunir la force d'intervention, cet ailleurs devait forcément être plus proche de nous. Hélas, tous les systèmes assez proches pour satisfaire cette condition sont aussi assez proches de l'Étoile de Trévor pour être sujets à des changements de dernière minute en réponse à la pression exercée par l'ennemi. » Les yeux de Preznikov lancèrent des éclairs à l'évocation du système de Malagasy, mais Thurston savait avoir marqué un point. Les escadres qu'on lui avait promises étaient « indisponibles » parce que Malagasy avait explosé à la figure du comité de salut public. Il ne savait pas précisément ce qui avait provoqué la révolte, mais les purges effectuées dans les corps d'officiers avaient vraisemblablement acculé quelqu'un à l'action. Peu après que le ministre Ransom eut commencé à galvaniser les proles, certaines « équipes de rééducation » du Service de sécurité s'étaient mises à exécuter les familles des officiers suspects en plus des officiers eux-mêmes. C'était l'une des plus belles stupidités commises par le SS, et Thurston savait que les malades responsables de ces carnages avaient excédé leur autorité au moment des faits, mais la modération n'était pas la qualité la plus prisée en République populaire ces temps-ci, et il doutait que les coupables soient jamais punis. Pas tant que personne ne comprendrait que des détails tels que la ruine de plans opérationnels suite au rappel à des fins de maintien de l'ordre de bâtiments pourtant essentiels risquaient d'avoir un effet pour le moins négatif sur l'effort de guerre. « Je vois », dit Preznikov au bout d'un moment. Il se cala dans son fauteuil en acquiesçant involontairement. « Mais est-il vraiment si important de rassembler toute la force d'intervention en un seul endroit avant de lancer l'opération? — C'est crucial, citoyen commissaire. » Thurston s'efforçait de ne pas paraître sermonner un élève un peu lent, mais c'était difficile. « Si nous ne pouvons pas rassembler la force d'intervention ici, il faudra le faire ailleurs, peut-être même sous le nez de l'ennemi. Les frappes convergentes menées par des forces dispersées font bonne impression pendant les exercices, citoyen commissaire, mais fonctionnent mal dans la réalité, notamment sur des distances interstellaires. En théorie, elles offrent l'avantage de la surprise en empêchant l'ennemi de deviner quelle cible vous visez d'après votre déploiement initial, mais elles ne réussissent que si chacune de ces forces séparées attaque pile au bon moment. Si la coordination est le moins du monde fautive, tout s'écroule, et celles de vos unités qui arrivent les premières devant l'objectif se retrouvent face à tous les bâtiments de l'ennemi, ce qui vous expose à la défaite. C'est à peu près ce qui s'est passé, conclut-il avec autant d'insistance qu'il l'osa, quand l'amiral Rollins a attaqué Hancock plus tôt que prévu et avec seulement une partie des forces initialement allouées à l'opération. — Je vois, répéta Preznikov sur un ton beaucoup plus compréhensif. — Mais ce n'est qu'un aspect du problème, citoyen commissaire, reprit Thurston. Si nous n'arrivons pas à rassembler la force d'intervention avant de lancer Poignard, je ne pourrai pas briefer mes officiers. Nous menons une opération très complexe. Beaucoup de choses peuvent mal tourner et, soyons honnêtes, nos équipes de commandement ne sont pas franchement expérimentées. » Preznikov fronça les sourcils sans rien dire. Thurston jugea son silence encourageant et poursuivit d'une voix calme et professionnelle. « Cela fait craindre l'erreur humaine, malgré toute la motivation de nos troupes, et, du fait des instructions de sécurité opérationnelle, aucun de nos capitaines ne connaît les détails de l'opération. Si je n'ai même pas le temps de discuter mes plans avec eux avant qu'ils ne passent à l'action, les risques d'incompréhensions fatales augmentent de façon exponentielle. — Devrions-nous envisager de retarder l'opération Poignard, dans ce cas, ou d'en changer complètement le calendrier ? » La question était si sensée qu'elle étonna Thurston, mais elle était aussi dangereuse, et il réfléchit longuement avant de répondre. — Impossible de le dire à coup sûr, citoyen commissaire. L'opération est conçue en fonction de la situation stratégique actuelle. Si l'ennemi a le temps d'ajuster ses positions – si, par exemple, il amène sur le front un nombre substantiel d'unités de la Première Force –, d'autres choix s'offriront à lui quand nous déclencherons Faux-Semblant. Aujourd'hui, il serait pratiquement obligé de retirer ses forces de notre cible pour réagir aux attaques sur Candor et Minette, mais, si nous lui laissons le temps de renforcer le front depuis Manticore, il choisira peut-être plutôt de redéployer certains de ces renforts. Et si cela se produit, citoyen commissaire, notre force d'intervention tout entière sera trop faible pour prendre l'objectif ou même effectuer un raid décisif. — D'après vous, donc, citoyen amiral, nous devons lancer l'opération Poignard avant que l'équilibre des forces ne change, ou alors l'annuler complètement. — D'après moi, en fonction des agissements des Manties, l'annulation pourrait devenir notre seule option, répondit Thurston plus prudemment encore, car les officiers de la Flotte populaire avaient appris à leurs dépens ce qu'il en coûtait de décevoir leurs maîtres politiques. — Je comprends, fit Preznikov avec un mince sourire. Que puis-je faire pour vous aider, citoyen amiral? » Une offre presque aussi surprenante que la question qui l'avait précédée ! Preznikov ne serait jamais qu'un politicard aux yeux de Thurston, mais apparemment un politicard prêt à faire quelque chose. Bien des collègues du vice-amiral ne pouvaient pas compter sur autant. « Si vous pouviez souligner dans vos rapports qu'il est impératif de limiter au maximum les retards additionnels, je vous en serais très reconnaissant, citoyen commissaire. — Je peux faire ça, fit Preznikov en hochant la tête, le sourire presque chaleureux. Mieux, je vais signaler aux membres du comité que je partage pleinement vos inquiétudes, citoyen amiral, et leur dire que, s'ils veulent voir cette opération réussir, ils feraient bien de s'assurer que quelqu'un s'active au QG. — Merci, citoyen commissaire. J'apprécie beaucoup », dit Thurston à son maître politique. Le plus étonnant, c'est qu'il le pensait. CHAPITRE DOUZE « Changement de statut ! Deux bâtiments non identifiés viennent de lever leurs bandes gravitiques à zéro-huit-neuf par un-cinq trois, distance cinq virgule six millions de kilomètres ! Trajectoire relative deux-trois-quatre par zéro-neuf-cinq, vélocité de base... quatre-vingt-un mille km/s, accélération de trois virgule quatre­vingt-quatorze km/s2. — Je les vois, Fred. » Honor se leva et s'approcha de l'immense cuve holo du pont d'état-major. La qualité de la projection n'était pas aussi bonne que sur un bâtiment manticorien – bien que les capteurs fournissant les données aient été améliorés, l'équipement de traitement de l'image était d'origine toutefois elle demeurait meilleure que celle de l'écran de sa console de commandement. Elle se mit à sourire : un petit sournois, ce contre-amiral Yanakov, se dit-elle. Les codes lumineux représentant la treizième division de combat continuaient à fuir devant les onzième et douzième divisions, mais elle savait déjà ce qui allait se passer. Walter Brentworth avait laissé la douzième division du contre-amiral Trailman prendre trop d'avance sur la onzième dans son effort pour rattraper la « force d'agression » de Yanakov, et il s'apprêtait à le payer cher. — Identification, annonça une voix. Les nouveaux bâtiments sont le Courageux et le Furieux, capitaine. — Quoi ? » Le capitaine Bagwell se retourna brusquement, puis marmonna une amabilité dans sa barbe. « Impossible ! Ils sont... — Howard, informez l'amiral Brentworth que son système de communication vient tout juste de connaître une défaillance définitive », fit Honor. Bagwell la regarda, puis grimaça tandis que le capitaine de corvette Brannigan relayait le message. Les yeux brillants de malice, Honor croisa le regard de son officier opérationnel puis regagna son fauteuil de commandement. Les données affichées sur ses écrans changèrent, actualisées par les ordinateurs, et Bagwell vint se poster à côté d'elle. « Vous voudriez bien me dire ce que l'amiral Yanakov a en tête, milady ? demanda-t-il à voix basse. — Il nous joue un tour, répondit-elle. Ce que nous voyons là (elle désigna les codes lumineux que la douzième division rattrapait lentement), ce sont ses unités de protection et deux drones de guerre électronique programmés pour imiter la signature de supercuirassés. Il voulait que nous repérions sa tentative de contournement afin que nous le prenions en chasse pendant que le Courageux et le Furieux restaient dissimulés. Maintenant qu'il nous a fait quitter nos positions et qu'il a séparé les deux autres divisions, il veut croiser notre T par l'arrière et tranquillement attaquer la onzième division avant que l'amiral Trailman ne puisse décélérer pour donner un coup de main. » Elle secoua la tête, un petit sourire admiratif aux lèvres. « C'est une manœuvre courageuse... s'il arrive à la mener à bien. — Mais ça ne figure pas sur son ordre de mission, milady, protesta Bagwell. Il devait frapper le convoi sans affronter notre mur. — Je sais... mais il comptait sur l'amiral Brentworth pour penser de même, et il a réécrit ses ordres pour que sa division attaque le convoi et détruise quelques supercuirassés au passage, si elle y arrive. C'est ce qu'on appelle prendre une initiative, Fred. » On pouvait charitablement interpréter le discret grognement de Bagwell comme un signe d'assentiment et, même si rien de tout cela ne l'éclabousserait, elle espéraitqu'il retiendrait la leçon. À travers cet exercice, elle voulait voir comment ses commandants de division et leurs équipes se débrouillaient, mais il aurait tout à fait pu se trouver à la place de l'officier opérationnel de Brentworth et tomber dans le piège de Yanakov. Elle regarda les deux supercuirassés isolés de Yanakov accélérer à plus de quatre cents gravités sur une trajectoire d'intersection avec la onzième division. De nouvelles projections apparurent sur l'écran tactique, et elle hocha la tête pour elle-même. Yanakov avait fait le bon pari en pré-positionnant ses bâtiments avant de les lancer sur une course silencieuse, et celui qu'il avait laissé aux commandes de ses unités de protection — le commodore Justrnan, peut-être ? — lui avait amené Brentworth sur la trajectoire idéale. La treizième division croiserait le T de la onzième par l'arrière, et les vaisseaux de Brentworth se trouveraient alors pile entre ceux de Yanakov et ceux de Trailman. Voilà qui donnerait du fil à retordre à Trailman s'il essayait de tirer sans frapper la onzième escadre et, en décidant de couper Brentworth de la boucle de commandement, Honor faisait reposer tout le problème sur ses épaules. Priver Walter d'une occasion de réparer son erreur n'était pas très gentil de sa part, mais Yanakov avait déjà ruiné ses plans, et elle voulait voir comment l'escadre réagissait dans la confusion totale. Elle se cala dans son fauteuil pour écouter le réseau de com. Brentworth hors course, Alfredo Yu devenait l'officier le plus gradé de la onzième division, et elle l'entendit accuser réception des ordres de Trailman. Le contre-amiral paraissait à la fois agité et furieux, et elle fronça les sourcils en observant sur son écran le résultat projeté de ses ordres. Il essayait de réunir ses divisions séparées afin d'attaquer Yanakov, conformément aux préceptes tactiques élémentaires. Hélas, pour une fois, il aurait fallu oublier ces préceptes, et son manque d'expérience apparaissait clairement. La douzième division décélérait et plongeait sous le plan de sa trajectoire précédente afin d'avoir le champ libre, et ça, au moins, Honor l'approuvait. Si Trailman parvenait à prendre assez de distance verticalement, il pourrait tirer « vers le haut » sans toucher la onzième division au moment où les navires de Yanakov la croiseraient. Ce ne serait pas la frappe rêvée — il resterait loin et les émissions de la onzième division interféreraient avec son contrôle de feu — mais, au moins, il pourrait tirer. Et si Yu faisait tourner ses vaisseaux pour faire donner ses batteries d'armes à énergie au passage de Yanakov, la combinaison missiles-rayons les tirerait peut-être d'affaire. Mais Trailman ne semblait pas comprendre qu'il avait besoin des armes à énergie de Yu. Ou, plutôt, il avait laissé Yanakov lui faire oublier que sa mission consistait d'abord à défendre le convoi. Il s'efforçait de protéger ses navires de guerre en mettant ses deux divisions hors de portée des armes à énergie de Yanakov afin d'utiliser sa puissance de feu supérieure en termes de missiles pour crucifier la treizième division si elle persistait à attaquer la onzième. Mais si les deux divisions se réunissaient, Yanakov laisserait simplement les bâtiments de Yu quitter la portée de ses armes à énergie pour filer droit sur le convoi en passant derrière eux. Sa vélocité de base était faible, mais son vecteur presque exactement perpendiculaire à celui de Trailman. Il couperait la trajectoire de l'escadre comme un chat sylvestre mouillé, et Trailman ne pourrait jamais générer un delta V suffisant pour rester à sa hauteur. Pire, la treizième division croiserait le chemin des deux autres assez loin en arrière de la douzième pour offrir aux défenses actives de Yanakov d'interminables délais de traque sur les missiles de Trailman... qui de toute façon n'auraient plus assez de puissance pour effectuer les manœuvres terminales d'attaque. Les bâtiments de Yu se trouveraient plus près, bien sûr. Il porterait bien quelques coups au but, mais pas assez pour faire plus qu'irriter Yanakov. En fait, la dernière chance du convoi — une chance plutôt mince, en vérité —, c'était que Trailman se résigne à l'attaque de Yanakov sur la onzième division. La balance pencherait légèrement en faveur de Yu puisqu'il était accompagné d'unités de protection alors que celles de Yanakov avaient servi de leurres au loin, mais la fenêtre d'engagement serait brève, et la décision de combattre appartiendrait à Yanakov : il pouvait subir les tirs de Yu et y répondre, ou choisir de rouler pour présenter aux missiles adverses sa bande gravitique dorsale ou ventrale tout en filant impunément aux trousses du convoi. Mais il n'aurait même pas besoin d'en faire autant. Si la onzième division essayait de se rapprocher de la douzième, ses propres manœuvres l'emmèneraient au-delà du point où ses armes à énergie pourraient passer les barrières latérales de Yanakov. Elles ne lui causeraient aucun dégât et, s'il échouait à éliminer un seul des supercuirassés de Trailman, il traverserait néanmoins le convoi et l'anéantirait au passage. Elle écouta Yu accepter les ordres de Trailman d'une voix calme et ressentit une certaine déception. Elle ne se sentait toujours pas très à l'aise face à l'ex-Havrien, mais elle s'attendait à mieux de sa part. Les conséquences de la manœuvre de Trailman étaient douloureusement évidentes — aux yeux de Yanakov comme à ceux d'Honor, manifestement. Sa trajectoire s'incurvait déjà vers bâbord comme il laissait tomber l'attaque de la onzième division et se dirigeait droit vers le convoi, ignorant les deux autres formations pour approcher les transporteurs en train de se disperser. Les minutes passaient, les projections s'affichaient sur l'écran, des tirs de missiles sporadiques éclataient des deux côtés, et Honor était de plus en plus déçue par son capitaine de pavillon. Yu avait plus d'expérience que tous les amiraux graysoniens présents, mais les manœuvres de Trailman avaient déjà entraîné les navires de l'ex-Havrien bien trop loin pour l'affrontement aux armes à énergie qui constituait le dernier espoir du convoi, et il ne contestait même pas ses ordres. Mais il ne les exécutait pas pour autant! s'aperçut-elle soudain. Le visuel tactique donna l'impression de basculer sur un côté tandis que la onzième division de combat passait brutalement à pleine puissance militaire et effectuait un abrupt changement de trajectoire, sans prévenir personne. La division et ses unités de protection virèrent comme un seul homme, en une manœuvre magnifiquement coordonnée, et elle écarquilla les yeux, ébahie et maintenant pleine de respect pour Yu, qui devait avoir transmis ses instructions personnelles tout en accusant réception des ordres complètement différents de Trailman. Le brutal changement de trajectoire prit Trailman par surprise. Elle l'entendit grommeler de consternation, mais, de son côté, elle gloussait, ravie. Yu avait bien accepté les ordres, mais il l'avait moins fait pour tromper son amiral que Yanakov ! Le commandant de la force d'agression avait prouvé sa ruse en utilisant les drones de guerre électronique, mais il avait fait encore mieux : il s'était servi de sa section de communication pour écouter le réseau de commandement de Trailman ! Il ne pouvait pas espérer le faire contre de vrais Havriens, mais peu importait. Un bon officier saisissait tous les avantages qui se présentaient puis en créait d'autres par tous les moyens possibles, et cette idée était aussi audacieuse que le reste de son plan. Mais elle venait juste de lui revenir en pleine figure, car Alfredo Yu s'était montré plus machiavélique encore. Yu ne pouvait pas savoir à coup sûr ce que faisait Yanakov, mais il avait prévu cette éventualité. Trailman avait utilisé des transmissions omnidirectionnelles pour tenir toutes ses unités au courant de ses plans simultanément, et la section de com de Yanakov n'avait sans doute pas eu de mal à les écouter. Mais Yu avait dû se servir de faisceaux lasers directionnels afin de coordonner l'action de ses bâtiments, et les hommes de Yanakov ne s'en étaient pas rendu compte. Et pourquoi auraient-ils cherché, puisqu'ils connaissaient déjà les ordres qu'il tenait de Trailman? La manœuvre du capitaine de pavillon aurait peut-être réussi sans l'élément de surprise mais, avec lui, elle gagnait une efficacité dévastatrice. Le vecteur de la treizième division changea une fois de plus, selon un angle radical maintenant que Yanakov se rendait compte qu'il avait affaire à plus malin. Mais c'était trop tard : Yu avait choisi le moment idéal pour exécuter sa manœuvre. Certes, la distance demeurait trop importante pour que ses armes à énergie percent les barrières latérales des vaisseaux de la treizième division, mais Yanakov était tellement sûr jusque-là de ce que ses adversaires comptaient faire qu'il n'avait pas réfléchi à ce qu'ils pourraient tenter d'autre. Il avait laissé la poupe de ses navires pointer un peu trop vers Yu, certain que la onzième division s'éloignait de lui. Il payait maintenant son excès de confiance : la onzième division se mit en position et, pendant un court instant, deux supercuirassés, quatre croiseurs lourds, six croiseurs légers et six contre-torpilleurs purent viser droit vers le trou béant qui s'ouvrait à l'arrière des bandes gravitiques de ses bâtiments. Des lasers et des grasers déchirèrent leurs proies dans un bref déchaînement de fureur, sans barrières latérales pour les arrêter, et le supercuirassé Courageux explosa en une impressionnante boule de lumière. Yanakov périt avec son vaisseau amiral, et d'autres rayons frappèrent son co-divisionnaire. Le Furieux, blessé, roula frénétiquement et effectua un virage radical qui éloigna sa poupe de Yu tout en opposant sa bande gravitique dorsale aux lasers. Mais Honor entendit la voix soudain joyeuse de Trailman donner de nouveaux ordres et vit la douzième division bombarder le Furieux de ses missiles : la seule manœuvre susceptible de le protéger du feu de Yu dirigeait l'extrémité avant béante de ses bandes gravitiques vers Trailman, selon un angle d'à peine trente degrés. Il passa en puissance militaire maximale dans une tentative pour s'éloigner de ses ennemis, mais il avait déjà beaucoup souffert et, sans le soutien du Courageux, ses défenses actives étaient trop faibles. Un quart des têtes laser de Trailman détonèrent droit devant lui, précipitant débris et atmosphère dans l'espace. Huit minutes après le Courageux, le Furieux explosa à son tour, et Honor prit une profonde inspiration, satisfaite. — C'est bon, Fred. Arrêtez la sim. Les écrans tactiques s'éteignirent. Honor se leva et s'étira. Son visuel montrait les autres bâtiments de l'escadre, et elle sourit en retrouvant tranquillement en orbite autour de Grayson les deux supercuirassés qui venaient d'être détruits » au cours de la simulation informatique. Le capitaine Bagwell se secoua, encore un peu étourdi par la façon dont Yanakov — et Yu, pensa Honor avec un grand sourire —avait violé sans scrupule les paramètres de l'exercice. Walter allait s'en vouloir, mais il n'était pas du genre à garder une dent contre Yanakov. Ni d'ailleurs à se laisser piéger une deuxième fois. Et Yanakov allait aussi être furieux contre lui-même : il avait réussi une brillante embuscade, puis ce premier succès lui était monté à la tête, et Yu lui avait fait payer très cher son excès de confiance. Il avait attendu un peu trop longtemps pour effectuer sa manœuvre — si Yanakov avait changé de direction quelques secondes plus tôt, la onzième division aurait perdu son superbe angle de tir; or, à une telle distance, rien d'autre n'aurait réussi —, mais elle le lui dirait en privé. Après tout, ça avait marché, et il méritait le respect que le reste de l'escadre allait désormais lui vouer. D'ailleurs, Yanakov aussi méritait quelques compliments. Il s'était peut-être planté juste à la fin, mais il avait fait preuve d'imagination et de courage — sans parler de talent — en osant monter cette embuscade. Dans l'ensemble, Honor était satisfaite. Il y avait eu beaucoup d'erreurs — trop même —, mais l'erreur est formatrice. Il valait mieux que ses hommes commettent leurs bourdes dans les simulations plutôt que face à l'ennemi, et l'indépendance qu'avaient affichée Yanakov et Yu la ravissait. Un trop grand goût de l'initiative pouvait coûter cher, mais le manque d'imagination était plus dangereux... et bien plus courant. Elle préférait devoir serrer la bride à ses officiers de temps en temps plutôt que subir des collaborateurs trop timides pour agir de leur propre initiative. Elle se détourna du visuel. « Eh bien, voilà qui était palpitant », dit-elle à Bagwell. Nimitz émit un petit blic rieur depuis le sommet du fauteuil de commandement. « Euh... oui, milady. En effet », répondit le capitaine de frégate. Une lueur éclaira le regard d'Honor Bagwell se révélait aussi droit – et formaliste sur le plan tactique – qu'elle en avait eu le sentiment à leur première rencontre, et il semblait encore effaré des événements de la matinée. « Palpitant, oui. Et j'ai hâte d'écouter votre analyse de l'exercice au débriefing », ajouta-t-elle avec un gloussement qui fit écho au rire de Nimitz face à l'expression ahurie de l'officier. William Fitzclarence, seigneur Burdette, lança un regard assassin au diacre Allman qui entrait dans son bureau. Le manoir Burdette était plus grand que le palais du Protecteur et bien plus vieux encore, comme il seyait à la capitale de l'un des premiers fiefs graysoniens. Il s'agissait d'une énorme structure de pierre locale, construite à l'époque où l'on avait besoin de forteresses autant pour se protéger d'un environnement hostile que de ses voisins. Le bureau de Fitzclarence reflétait son aspect froid et sans compromis. Son premier ordre en tant que seigneur avait été qu'on se débarrasse des tapisseries et des tableaux que ses deux prédécesseurs avaient introduits pour adoucir l'allure spartiate de la pièce. Il aimait son père et son grand-père, mais ils s'étaient laissé détourner de la simplicité que Dieu attendait de son peuple, et lui, William Fitzclarence, n'avait pas l'intention de répéter leur erreur. Les talons du diacre claquaient sur la pierre nue tandis qu'il se dirigeait vers le bureau de Burdette, et un éclair passa dans ses yeux autrement mornes lorsqu'il constata que le seigneur restait assis. Le protocole n'exigeait pas qu'un seigneur se lève pour accueillir même un diacre de l'Église, mais on pouvait se montrer poli. En refusant de quitter son fauteuil, Lord Burdette l'insultait sciemment, et le demi-salut parfaitement correct que lui adressa Allman lui retourna l'insulte, intérêt et principal. « Milord », murmura-t-il. Les narines de Burdette s'évasèrent : la voix neutre du messager de la Sacristie ne lui offrait aucun motif de plainte, mais il en perçut la nuance métallique. « Diacre », répondit-il sèchement. Allman se redressa. Le seigneur ne lui proposant pas de s'asseoir, l'homme croisa les mains dans son dos tout en observant celui qu'il était venu voir. Burdette avait le physique d'un Fitzclarence : grand pour un Graysonien, les épaules larges et carrées. Il avait succédé à son père très jeune. Son visage agréable et volontaire ainsi que son regard bleu, dur et glacial respiraient la confiance d'un homme habitué à commander... mais pas à être contrarié. Le silence s'étira et, malgré la tension qui régnait, Allman fut tenté de sourire. Sa position dans la hiérarchie de l'Église l'avait amené à rencontrer trop de seigneurs pour que la naissance de Burdette l'impressionne, et que l'homme tentât manifestement de l'intimider sous ce regard d'acier l'amusait. Du moins cela l'aurait amusé, pensa-t-il sombrement, dans une situation moins grave. « Eh bien ? grommela enfin Burdette. — Milord, j'ai le regret de vous informer que la Sacristie a rejeté votre requête. La décision d'interdire au frère Marchant l'exercice de ses fonctions ne sera pas annulée tant qu'il n'aura pas publiquement reconnu ses erreurs. — Ses erreurs! » Burdette serra les poings sur le bureau, et ses lèvres se refermèrent comme un piège d'acier. « Depuis quand est-ce un péché pour un homme de Dieu que de prêcher la volonté du Seigneur ? — Milord, mon rôle n'est pas d'en débattre avec vous, et je n'en ai pas envie, répondit calmement Allman. Je ne suis qu'un simple messager. — Un messager ? » Burdette éclata de rire. « Un perroquet, vous voulez dire ! Qui répète le "message" qu'on lui a ordonné de transmettre ! — Un messager, répéta Allman sur un ton plus dur, chargé de vous transmettre la décision de l'Église du Seigneur, milord. — La Sacristie, répliqua froidement Burdette, n'est pas le corps tout entier de notre Père l'Église. Elle est formée d'hommes, diacre, d'hommes qui peuvent tomber dans l'erreur aussi bien que les autres. — Personne ne prétend le contraire, milord. Mais Dieu, qui nous éprouve, exige des hommes qu'ils fassent de leur mieux pour comprendre sa volonté... et agir en conséquence. — Ah, oui. C'est cela. » Burdette lui adressa un sourire froid et laid. « Dommage que la Sacristie choisisse de l'oublier dans le cas du frère Marchant ! — La Sacristie ne l'a pas oublié, milord. Nul n'a essayé de forcer la conscience du frère Marchant. La Sacristie le juge dans l'erreur mais, s'il ne peut de bonne foi accepter le jugement de l'Église, alors son refus l'honore. Les questions de foi personnelle sont les épreuves les plus difficiles auxquelles doivent faire face les enfants de Dieu – même ceux qui servent son Église –, la Sacristie en est pleinement consciente. Mais l'Église a aussi le devoir de condamner l'erreur quand elle la décèle. — La Sacristie a cédé à la tentation de l'opportunisme politique, rétorqua Burdette. C'est elle, et non le frère Marchant, qui défie la volonté de Dieu. » Sa voix se fit plus grave, plus dure, et ses yeux lancèrent des éclairs. « Cette étrangère – cette putain qui fornique en dehors des liens sacrés du mariage et nous empoisonne tous par son comportement païen – est une abomination aux yeux du Seigneur ! Elle et tous ceux qui voudraient faire de notre monde un simple reflet de son royaume dégénéré, ceux-là sont les serviteurs du mal, et la Sacristie cherche à répandre leurs coutumes impures parmi les véritables enfants de Dieu! — Je ne débattrai pas de vos convictions avec vous, milord. Ce n'est pas mon rôle. Si vous n'êtes pas d'accord avec la décision de la Sacristie, vous avez le droit – à la fois en tant que seigneur et qu'enfant de notre Père l'Église – de défendre votre opinion devant elle. Mais il relève également de la responsabilité de la Sacristie,composée des gardiens élus et ordonnés de l'Église, de rejeter vos arguments s'ils ne correspondent pas à son interprétation de la volonté divine. » Burdette marmonna quelque chose dans sa barbe, et Allman poursuivit sur le même ton objectif. « La Sacristie regrette de ne pouvoir accéder à votre requête, mais les Anciens ne peuvent pas ignorer leur interprétation commune de la volonté de Dieu en faveur d'un homme. Même s'il s'agit de vous, milord. — Je vois. » Burdette jaugea Allman de la tête aux pieds, l'œil plus dur et plus méprisant que jamais. « Alors la Sacristie et le Protecteur m'ordonnent de priver le frère Marchant des fonctions auxquelles Dieu l'a appelé ? — La Sacristie et le Protecteur ont déjà retiré à Edmond Marchant les fonctionsqu'il occupait au nom de Dieu et de l'Église, rectifia Allman sans ciller. Tant qu'il n'aura pas réconcilié ses propres enseignements avec ceux de l'Église, quelqu'un d'autre devra remplir ces fonctions à sa place. — C'est ce que vous dites », lança froidement Burdette. Allman ne répondit pas, et le seigneur découvrit les dents en un rictus mauvais. « Très bien, diacre, vous pouvez maintenant porter mon message. Informez la Sacristie que, si elle peut précipiter un véritable homme de Dieu à bas de sa chaire et l'humilier publiquement pour être resté fidèle à sa foi, elle ne peut pas m'obliger à prendre part à son péché.À mes yeux, le frère Marchant conserve toutes les fonctions dont il a été dépouillé à tort. Je ne nommerai pas de remplaçant. Ses yeux bleus s'illuminèrent comme un éclair de colère traversait enfin le visage du diacre. Allman serra les poings dans son dos, se répétant qu'il était un homme de Dieu et Burdette un seigneur. Il ravala une réplique cinglante, attendit quelques instants afin de s'assurer qu'il maîtriserait bien sa voix, puis répondit du ton le plus calme possible. « Milord, peu importent vos différends avec la Sacristie, vous avez vous aussi des responsabilités. Que la Sacristie se trompe ou non, vous n'avez pas le droit, en tant que gouvernant de droit divin, de laisser son Église et ses enfants sans prêtre. — C'est la Sacristie qui le fait en retirant ses fonctions à l'homme que j'avais choisi – avec Dieu. Je considère, comme elle, avoir le devoir d'agir conformément à la volonté divine. Comme vous dites, je suis seigneur en mon fief et, en tant que tel, je suis autant gardien de la Foi que la Sacristie. Défier la volonté manifeste de Dieu est un péché pour tout homme, mais plus encore chez celui qui est appelé à porter la clef seigneuriale. Si l'Église souhaite voir quelqu'un occuper ces fonctions, qu'elle les rende à l'homme que Dieu a désigné pour les remplir. Tant que la Sacristie ne s'y résignera pas, toutefois, je ne nommerai pas un homme qui déplaise à Dieu. Mieux vaut que mes sujets n'aient pas de prêtre plutôt qu'ils en aient un mauvais ! — Si vous refusez de nommer quelqu'un à la chaire de la cathédrale Burdette, milord, alors l'Église fera son propre choix », lança Allman d'une voix d'acier. Burdette bondit enfin sur ses pieds. « Alors faites-le ! » s'écria-t-il. Il frappa du poing sur le bureau et se pencha vers le diacre. « Dites-leur de le faire, siffla-t-il d'une voix rendue plus menaçante par sa soudaine froideur. Mais ils ne peuvent pas me forcer à assister à l'office ni à accepter un homme que je n'ai pas choisi pour être mon aumônier ! Nous verrons bien comment le peuple de Grayson qui reste fidèle à Dieu réagira lorsqu'un seigneur crachera sur le pantin insipide à qui la Sacristie choisira de refiler les saintes fonctions de l'Église ! — Prenez garde, seigneur Burdette. » La voix d'Allman, bien que moins passionnée, n'en était pas moins froide. « Dieu ne rejette pas ceux qui viennent à lui le cœur ouvert. Le seul chemin qui mène en enfer, c'est celui qu'emprunte l'homme qui choisit de se couper de Lui. Mais le chemin existe, et vous y posez le pied à vos risques et périls. — Sortez, fit Burdette d'une voix monocorde. Allez retrouver vos maîtres serviles. Dites-leur qu'ils peuvent lécher les bottes de cette putain étrangère et tenter de pervertir l'ordre imposé par Dieu, mais que je m'y refuse. Je les laisse profaner leur âme s'ils le souhaitent. Ils n'entraîneront pas la mienne vers la damnation avec eux ! — Très bien, milord. » Allman s'inclina dignement. « Je prierai pour vous », ajouta-t-il avant de quitter la pièce, poursuivi par le regard furieux de Burdette. CHAPITRE TREIZE Il était tard, et Honor portait un kimono de soie par-dessus son pyjama. Elle acheva le rapport final, ferma le fichier sur son terminal et se cala dans son confortable fauteuil, pensive. Elle se frotta un instant le bout du nez, puis prit la tasse de cacao que MacGuiness avait laissée sur son bureau. Il lui avait adressé un regard sévère puis avait posé un œil insistant sur le chrono avant de se retirer, et elle sourit à ce souvenir tout en sirotant le breuvage doux et épais et en faisant pivoter son fauteuil. Elle n'était pas encore prête à se coucher, loin de là. La première escadre de combat ne répondait pas encore à ses critères de préparation, mais son état-major était déjà une machine bien huilée. La personnalité calme et compétente de Mercedes Brigham créait un parfait équilibre entre l'irrévérence du capitaine Sewell et la conscience du détail et l'absence d'humour du capitaine Bagwell. Si on y ajoutait l'intelligence analytique de Paxton, les officiers supérieurs de cet état-major se révélaient un instrument formidable, qui réagissait vite aux ordres d'Honor et savait accomplir les tâches qu'elle lui déléguait avec une grande efficacité. Mais une escadre ne dépend pas que de son état-major, et ses commandants de division continuaient à commettre des erreurs indignes de leur grade. C'était compréhensible puisqu'ils avaient tous été promus à marche forcée : on leur avait demandé d'assumer des postes pour lesquels ils manquaient d'expérience. Ils ne maîtrisaient pas encore tout le potentiel et la puissance de leurs bâtiments, et le temps que leur vaisseau amiral passait au radoub n'arrangeait rien. Le capitaine de corvette Matthews et les ingénieurs du Terrible travaillaient dur, mais le navire avait connu un nombre alarmant de problèmes mineurs suite au réarmement, tout comme Yu l'avait prédit, et ses réparations avaient limité l'escadre à des simulations, réduisant le temps consacré aux véritables exercices. Et, par-dessus le marché, le commandant d'escadre se réveillait encore à l'occasion sous l'effet de ses cauchemars. Autant d'ingrédients rêvés pour mener à la catastrophe au combat. Et pourtant... Elle prit une autre gorgée de cacao et grimaça. La situation demeurait certes mauvaise, mais elle était bien meilleure qu'avant et s'améliorait sans cesse. Elle avait simplement besoin de s'assurer que ses subordonnés continueraient à progresser, et elle cocha les cases adéquates dans les fichiers bien rangés de sa mémoire. Yu, Matthews et le bureau de construction navale faisaient des merveilles sur le Terrible. Il restait un gros bogue dans le contrôle de feu des grasers — sûrement parce qu'on avait gardé les armes à énergie havriennes d'origine tout en les dotant d'un nouveau système de contrôle de feu conçu à Manticore et construit sur Gray-son —, mais les radoubeurs lui avaient promis de résoudre le problème sous quelques jours. Cette expérience l'avait rendue encore plus reconnaissante envers Mark Sarnow de la patience qu'il avait manifestée à Hancock, et elle était bien décidée à faire bénéficier de la même patience Alfred° Yu et les radoubeurs qui trimaient sur le Terrible. Une fois le dernier problème résolu, elle pourrait s'atteler à un solide programme d'exercices — et elle en avait vraiment besoin. Elle avait exigé beaucoup de ses hommes lors des simulations et s'était forgé une idée assez précise de chacun d'eux, mais même les meilleures sims ne valaient pas un exercice, car tout le monde savait que rien n'était réel. Elle-même tendait à réagir différemment, elle ne l'ignorait pas, et elle était fermement convaincue que la seule façon d'évaluer la performance d'un officier consistait à le regarder se débrouiller en temps réel dans l'espace. C'était exactement ce qu'elle voulait voir concernant ses commandants de division. Mieux, elle voulait qu'eux la voient dans les mêmes conditions, et pas seulement parce qu'ils avaient besoin d'acquérir cette affinité avec sa pensée tactique que seule une pratique dure et exigeante pouvait leur donner. Elle se demandait parfois si un amiral colérique aurait obtenu de meilleurs résultats. Elle avait servi sous les ordres de supérieurs qui donnaient libre cours à leurs talents de comédiens et jouaient l'autorité hurlante pour aiguillonner leurs subordonnés. Pour certains d'entre eux au moins, cette tactique portait ses fruits. Mais Honor croyait en l'adage de la FRIVI. que Raoul Courvosier lui avait inculqué il y avait si longtemps : hommes et femmes ne se dépassaient que pour les officiers qui les menaient. C'était une des raisons pour lesquelles elle voulait tirer le Terrible du bassin de radoub. Elle ne pouvait pas prétendre que ses troupes ne travaillaient pas dur, mais elles avaient besoin de cet esprit de corps, ce sentiment d'une identité de groupe, que seules la sueur et l'occasion de se prouver mutuellement leurs compétences leur fourniraient. Et ce uniquement lorsque leur amiral aurait elle aussi fait ses preuves. La plupart de ses officiers étaient trop récemment promus pour avoir assisté à la bataille de Merle ou à la deuxième bataille de Yeltsin — sans parler d'y avoir pris part avec elle — et tous savaient que la FRM l'avait mise sur la touche. Tant qu'elle ne leur aurait pas montré qu'elle connaissait encore son affaire, elle demeurerait un paramètre méconnu malgré sa réputation, et elle avait besoin de dissiper tous les doutes. Elle devait encore se surveiller dans ses relations avec ses officiers graysoniens. Le contre-amiral Trailman, par exemple, gardait manifestement quelques réserves fondées sur sa religion quant à l'idée de laisser des femmes porter l'uniforme, mais, là au moins, sa réputation de sauveuse de Grayson lui était d'un immense secours. Honor se sentait terriblement coupable de se servir ainsi de sa réputation — la manœuvre lui paraissait cynique et calculatrice — mais elle savait reconnaître un outil efficace quand elle en voyait un, et elle avait besoin de tous les outils qu'elle trouverait pour réussir dans cette affectation. Et cela marchait : si Trailman peinait à traiter la plupart des femmes présentes comme de « véritables » officiers, il accordait à Honor un respect plus grand qu'une personne promue du grade de capitaine de vaisseau à celui d'amiral en un seul bond ne pouvait s'y attendre. Évidemment, il y avait un pas entre respect et autorité. Tous les Graysoniens bien élevés respectaient les femmes, mais cela ne voulait pas dire qu'ils les jugeaient capables d'accomplir un « travail d'homme ». C'était sans doute ainsi que Trailman la considérait... avant que Yanakov ne le piège pendant une simulation, du moins. Trailman enrageait à cause de la façon dont le jeune contre-amiral avait réécrit les règles du jeu, et il n'avait guère apprécié que Yu — un simple capitaine de vaisseau, ex-Havrien qui plus était — lui sauve la mise. Mais Honor devait rendre justice au Graysonien vieillissant : malgré sa fureur, il avait honnêtement admis ses erreurs, et le fait qu'elle ne s'en était pas prise à lui avait arrangé les choses. Elle avait insisté pour féliciter à la fois Yanakov et Yu (bien que son éloge du premier ait été tempéré par quelques observations coupantes sur ce qui arrivait aux amiraux un peu trop malins), mais elle avait analysé la réaction de Trailman aussi objectivement que possible. Elle ne pouvait éviter de critiquer ses décisions, mais elle avait refusé de le dénigrer, autant devant ses pairs qu'en privé. Il avait commis des erreurs, et c'était son rôle de le lui dire, mais elle détestait depuis toujours les officiers qui remuaient le couteau dans la plaie, et son expérience en tant que capitaine de pavillon de Mark Sarnow avait affermi ses conceptions dans ce domaine. Elle devait les aider à tirer des leçons de leurs erreurs et non désigner des boucs émissaires. Si un officier se révélait réellement incompétent, il lui appartiendrait de le relever. En attendant, elle s'assurerait d'avoir de bonnes raisons avant de prendre des sanctions contre quiconque. Néanmoins, Trailman était sans doute son élément le plus faible, se dit-elle. Il avait une réputation de combattant, mais il ne brillait pas par sa finesse, et elle n'arrivait pas à déterminer s'il s'agissait simplement d'un trait de personnalité ou si cela reflétait un certain manque de confiance. Un officier qui doutait de ses capacités avait souvent tendance à se précipiter tête la première, préférant le combat rapproché, où la ténacité comptait proportionnellement plus que la capacité à réfléchir et manœuvrer. Elle s'inquiétait aussi de sa tendance à se conformer d'abord aux préceptes du Manuel, mais ce n'était pas une raison suffisante pour le faire remplacer. D'ailleurs c'était un excellent administrateur, et son état-major comme les commandants sous ses ordres l'aimaient et le respectaient — ce qui le rendait plus efficace. Cela signifiait aussi que les hommes prendraient mal son remplacement et, malgré toutes les réserves qu'il gardait peut-être sur son compte, Honor l'aimait bien elle aussi. Il était franc et honnête et, si elle ne pouvait compter sur lui pour se montrer brillant, il possédait une détermination féroce. Walter Brentworth, pour sa part, s'était révélé aussi fiable que prévu et, s'il s'était planté une fois en ne voyant que ce qu'il s'attendait à voir, il avait bien compris la leçon depuis. Contrairement à Trailman, il se sentait parfaitement à l'aise avec tous les officiers féminins — pas seulement Honor — et il opérait en prêtant une grande attention aux détails. Le fait qu'il n'avait pas imposé à la douzième division de rester plus près de lui avant que Yanakov ne leur joue son petit tour pendant la sim aurait pu indiquer qu'il ne comprenait pas la nécessité de tempérer la mentalité belliqueuse de Trailman, mais, si c'était le cas, il avait rectifié le tir depuis. En fait, s'il avait la moindre faiblesse, c'était justement son souci du détail. Honor soupçonnait que les événements de la simulation s'expliquaient en partie ainsi : il s'était concentré sur des responsabilités moindres qu'il aurait dû déléguer à son officier opérationnel ou à son capitaine de pavillon afin de prendre du recul et se demander pourquoi Yanakov tentait une approche initiale si maladroite en apparence. S'il apprenait à déléguer davantage, il passerait de très bon à excellent. D'ailleurs elle était déjà très satisfaite de son comportement en tant que commandant de division le plus ancien en grade, et elle ne s'était pas trompée quant à sa réaction à l'analyse de la simulation. Il était parfaitement conscient de ses propres erreurs et n'en voulait ni à Yanakov pour lui avoir créé ces problèmes, ni à Honor pour l'avoir coupé de la boucle de commandement afin d'observer la réaction de Trailman. Mieux, dès la simulation suivante, il avait brillamment tiré les leçons de son échec, et il paraissait gagner en confiance chaque jour. Mais, si satisfaite soit-elle des progrès de Brentworth, elle s'était découvert une tendance marquée à se réjouir de la présence parmi ses officiers du contre-amiral Yanakov. Juda Yanakov paraissait conçu tout exprès comme l'antithèse de Trailman, tant au plan physique que moral. C'était le plus jeune de ses commandants de division, un homme petit et maigre, à l'épaisse chevelure auburn et aux yeux gris. Il se déplaçait avec une énergie contenue qui faisait défaut à Trailman, plus grand et plus costaud, et il compensait son agressivité par des calculs froids dignes d'un joueur professionnel. C'était aussi le neveu de Bernard Yanakov, prédécesseur de Wesley Matthews au commandement de la Flotte — ce qui faisait de lui un cousin du Protecteur Benjamin —, et il ne semblait pas nourrir de doutes sexistes quant à ses compétences. Honor méprisait les officiers qui favorisaient ouvertement un de leurs subordonnés, et elle s'efforçait donc de ne pas le faire dans le cas de Yanakov. Toutefois, elle se fiait à l'instinct du contre-amiral plus qu'à celui de Trailman — ou même de Brentworth. Comme il l'avait prouvé pendant la simulation, il pouvait devenir un petit peu trop inventif, mais il se calmait, sans avoir l'air de perdre son sens de l'initiative pour autant. Pour tout dire, le seul problème qu'il lui posait, c'est qu'il s'accommodait mal de la présence d'Alfredo Yu. Honor soupira et se frotta de nouveau le nez, fronçant les sourcils devant son terminal éteint. Tous ses officiers graysoniens avaient leurs propres raisons de se méfier de l'homme qui avait failli réduire à néant leur flotte pré-Alliance, mais Walter et Trailman semblaient avoir surmonté les leurs. Pas Yanakov — pas encore —, bien qu'il fît des efforts pour ne pas laisser cette méfiance l'affecter professionnellement. Sachant ses raisons très proches des siennes, elle se sentait coupable. Elle reprochait à Yu la mort de l'amiral Courvosier; Yanakov lui reprochait celle de son oncle, ce qui n'était sans doute guère surprenant. Honor regrettait de plus en plus que l'ancien commandant de la Flotte et elle n'aient jamais eu l'occasion de dépasser leurs différences culturelles, car tout ce qu'elle avait appris de lui paraissait révéler un homme remarquable. Mais, si exceptionnel qu'ait été l'amiral Yanakov en tant qu'homme et qu'officier, Honor regrettait que sa mort puisse se dresser comme un obstacle entre son neveu et Alfredo Yu. Et, s'ils la surprenaient elle-même, ses regrets n'en étaient pas moins sincères. Ses sentiments personnels envers Yu restaient teintés d'ambiguïté, et une part d'elle-même se méprisait pour cela. Elle devrait être capable de surmonter ses réserves, se répétait-elle. Elle avait l'impression d'y arriver peu à peu, mais cela prenait trop longtemps, et c'était entièrement sa faute. Son front se plissa un peu plus à cet aveu. Alfredo Yu était l'un des officiers les plus compétents de sa connaissance. Sa réaction à l'embuscade de Yanakov n'était pas un hasard : il agissait toujours en réfléchissant vite et en refusant calmement de céder à la panique. Professionnellement, elle reconnaissait son immense valeur. Pire, elle avait un chat sylvestre qui lui communiquait les émotions dissimulées par son masque impassible : elle savait qu'il regrettait sincèrement ce que ses ordres l'avaient poussé à faire dans l'opération Jéricho, de même qu'elle avait fini par savoir que Mercedes avait raison concernant le rôle qu'il avait joué dans le sort des rescapés du Madrigal. Et, parce qu'elle savait tout cela, elle s'en voulait de ne pas réussir à lui pardonner. Elle soupira, et son regard s'adoucit en se posant sur Nimitz. Le chat ronflait doucement sur son juchoir, mais elle ne doutait pas de sa réaction s'il avait été éveillé. Nimitz appréciait Alfredo Yu sans réserve, mais il ne voyait pas pourquoi sa compagne se reprochait de ne pas faire de même, et il l'aurait encore une fois grondée de se culpabiliser ainsi. Ce qui ne changeait rien. Yu était un officier remarquable, un capitaine de pavillon aussi compétent qu'un amiral pouvait en rêver, et il était probablement plus qualifié qu'elle pour le grade d'officier général. C'était aussi un homme bien, honnête, qui méritait mieux de la part de sa supérieure. Mais elle n'arrivait pas à se forcer, pas encore, et elle détestait se montrer aussi mesquine et agressive. Elle soupira de nouveau, puis se leva et souleva Nimitz de son perchoir. Elle l'emmena vers la chambre, et il s'étira dans ses bras, ouvrant à demi ses yeux ensommeillés pour lui caresser la joue de la main. Elle devina la satisfaction qu'il ressentait à la voir enfin aller se coucher, et elle sourit en lui frottant les oreilles de sa main libre. Elle se sentait assez fatiguée pour ne pas avoir à redouter que des rêves, bons ou mauvais, viennent troubler sa nuit. Une longue journée attendait l'escadre — et son amiral — le lendemain. Elle avait déjà dépassé l'heure du coucher, et elle éteignit la lumière derrière elle en bâillant. Trois hommes étaient assis dans la confortable bibliothèque dont les murs abritaient d'interminables rangées de vieux livres, et le vin dans leurs verres à pied brillait d'un éclat sanguin. Leur hôte posa la carafe sur un buffet. La nuit sans lune qu'on apercevait par les fenêtres était semée d'étoiles et de petits joyaux étincelants : les fermes orbitales de Grayson. Le corps massif du manoir Burdette, autour d'eux, était silencieux. Une scène calme, sereine. Pourtant il n'y avait rien de serein dans les yeux que Lord Burdette tourna vers eux depuis le buffet. « Donc leur décision est irrévocable ? » demanda l'un d'eux. Burdette prit une mine renfrognée. « Oui, grinça-t-il. La Sacristie se soumet entièrement à cette espèce de lâche qui occupe le fauteuil de Protecteur, et elle est prête à mener l'Église – et nous tous avec – à la damnation. » L'homme qui avait parlé s'agita dans son fauteuil. Le regard froid et interrogateur de Burdette se posa sur son visage, et il haussa les épaules, l'air irrité. «Je vous l'accorde, la Sacristie n'a pas fait preuve de la sagesse que les enfants de Dieu sont en droit d'attendre de sa part, William, mais Benjamin Mayhew est Protecteur. — Ah ? » La lèvre de Burdette se releva en un rictus ironique tandis qu'il fixait John Mackenzie. « Oui », répondit ce dernier sans ciller. Le fief Mackenzie était presque aussi ancien que celui de Burdette et, contrairement au seigneur des lieux, la famille Mackenzie régnait sur son fief depuis sa fondation à travers une succession de descendants en ligne directe. « Quoi que vous pensiez du Protecteur Benjamin, sa famille a bien servi Grayson. Je n'aime pas l'entendre traiter de lâche... par quiconque. » Les yeux marron de Mackenzie brillaient aussi durement que ceux de Burdette, et une forte tension plana dans la pièce jusqu'à ce que le deuxième invité s'éclaircisse la gorge. « Milords, nous ne servons ni les intérêts de Grayson ni ceux de Dieu en nous querellant. » Le seigneur Mueller s'exprimait d'une voix calme mais insistante, et les deux autres le regardèrent un moment. Puis Burdette grommela. « Vous avez raison. » Il prit une gorgée de vin, puis se retourna vers Mackenzie. « Je ne retirerai pas mes paroles, John, mais je ne les répéterai pas non plus. » Mackenzie opina, bien conscient qu'il venait d'obtenir ce qui se rapprochait le plus d'une excuse dans le vocabulaire de son hôte, et Burdette poursuivit : « Néanmoins, j'imagine que vous partagez ma consternation face aux réformes impies qu'il semble déterminé à mettre en œuvre ? — Oui. » Mackenzie n'avait pas l'air heureux de le confirmer mais il le fit, et Burdette haussa les épaules. « Alors la question est : que faisons-nous pour réagir ? Non ? — Je ne vois pas ce que nous pouvons faire de plus, répondit Mackenzie. Nous vous avons soutenu jusqu'à maintenant, et je suis sûr que nous continuerons en ce sens. » Il regarda Mueller, qui acquiesça, puis reporta son attention vers Burdette. « Nous avons tous contribué au soutien financier des témoins envoyés pour essayer de ramener les sujets de "Lady" Harrington à la raison, et j'ai associé ma voix à la vôtre devant la Sacristie. Je n'ai pas non plus dissimulé mes sentiments au Protecteur. Mais, en dehors de nos fiefs respectifs, les recours légaux restent limités. Si le Protecteur et la Sacristie s'engagent tous les deux sur cette voie, nous pouvons seulement compter sur Dieu pour leur montrer leur erreur avant qu'il ne soit trop tard. — Ça ne suffit pas, protesta Burdette. Dieu attend de son peuple qu'il agisse et non qu'il se croise les doigts en attendant l'intervention divine. À moins que vous ne suggériez que nous nous détournions de l'épreuve qu'Il nous envoie ? — Je n'ai pas dit ça. » Mackenzie faisait des efforts manifestes pour se contrôler. Il se pencha en avant, les mains crispées sur les genoux. « Je dis simplement que nos recours sont limités, et je pense que nous les avons tous exercés. Contrairement à vous, je crois que Dieu refusera de laisser quiconque entraîner son peuple vers le péché. À moins que vous ne suggériez que nous oubliions le pouvoir de la prière ? » Burdette grinça des dents, et ses narines s'évasèrent face à l'ironie mordante de Mackenzie. Celui-ci se cala une fois de plus dans son fauteuil. « Je ne prétends pas être en désaccord avec vous, William, reprit-il d'un ton plus conciliant. Je continuerai à vous soutenir par tous les moyens, mais il est inutile de se leurrer : nous ne pouvons rien faire de plus. — Mais ça ne suffit pas ! se récria Burdette. Cette planète est consacrée à Dieu. Saint Austin a guidé nos pères jusqu'ici afin de bâtir un monde saint soumis à la loi divine ! Les hommes n'ont pas le droit de la retailler parce qu'une université extraplanétaire a convaincu le Protecteur qu'elle était "démodée" ! Par tous les diables, vous ne le voyez pas ? Le visage de Mackenzie se figea. Il resta muet pendant un long moment de tension, puis se leva. Il se tourna vers Mueller, mais l'autre resta assis, les yeux dans son verre, évitant de croiser son regard. «Je partage vos sentiments, dit-il d'une voix qui ne demeurait monocorde que par un effort de volonté évident. Je vous ai donné mon avis, et vous le vôtre. Je crois que nous avons fait tout ce que nous pouvions et que nous devons nous fier à Dieu pour le reste. Vous n'êtes manifestement pas d'accord, et je ne souhaite pas me quereller avec vous. Dans ces conditions, il vaut mieux que je parte avant que l'un de nous ne dise un mot que nous regretterons tous les deux. — Je pense que vous avez raison, grinça Burdette. — Samuel? » Mackenzie se tourna de nouveau vers Mueller, qui secoua seulement la tête en silence, sans relever les yeux. Mackenzie l'observa un moment, puis inspira et posa son regard sur Burdette. Ils échangèrent un salut froid mais poli, et Mackenzie quitta la bibliothèque d'un pas rendu vif par la colère. Le silence s'installa dans son sillage, jusqu'à ce que le troisième hôte de Burdette se lève pour poser le verre orphelin de Mackenzie sur le buffet. Le tintement du cristal résonna dans le silence, et Mueller releva enfin la tête. « Il a raison, vous savez, William. Nous avons fait tout ce qui était légalement envisageable. — Légalement? répéta l'homme qui avait jusqu'alors gardé le silence. De quelle loi parlez-vous, milord ? Celle de Dieu ou celle des hommes ? — Je n'aime pas ce que vous dites, frère Marchant », fit Mueller. Mais sa voix était moins sévère qu'elle n'aurait pu, et le prêtre haussa les épaules. Il entretenait peu de doutes sur le compte de Samuel Mueller : bien que trop calculateur pour exprimer ouvertement ses opinions, c'était un homme de foi, aussi opposé que lui-même et Lord Burdette aux « réformes » du Protecteur Benjamin. Et s'il avait également des motivations moins nobles... eh bien, Dieu se sert de tous les outils nécessaires, et l'ambition de Mueller ainsi que son mécontentement face à la réduction de son autorité pouvaient se révéler de puissants outils. « Peut-être, milord, répondit le prêtre au bout d'un moment, et n'y voyez aucun manque de respect de ma part envers vous ou Lord Mackenzie. » Son ton suggérait que cette partie-là au moins de son discours n'était qu'un mensonge. « Mais vous m'accorderez sûrement que la loi de Dieu prend le pas sur celle des hommes ? — Évidemment. — Alors si des hommes, volontairement ou parce qu'ils sont dans l'erreur, violent la loi de Dieu, d'autres hommes ne doivent-ils pas prendre la responsabilité de corriger ces violations ? — Il a raison, Samuel. » La voix de Burdette exprimait une rage plus profonde qu'il ne l'avait laissé paraître devant Mackenzie. « John et vous pouvez parler de "légalité" autant que vous voulez, mais regardez ce qui s'est passé quand nous avons essayé d'exercer nos droits : les brutes de la putain Harrington ont failli battre le frère Marchant à mort pour avoir simplement prêché la volonté divine ! » Mueller fronça les sourcils. Il avait lu les articles de presse concernant cet incident, et il soupçonnait que seule l'intervention des gardes seigneuriaux d'Harrington avait sauvé Marchant. Mais, au fond, ils étaient bien obligés, non ? Après tout, c'était le personnel de l'entreprise d'Harrington, Dômes aériens, qui avait pris la tête des groupes de gros bras pour mettre fin aux manifestations devant son manoir. La plupart des gens ne l'avaient sans doute pas remarqué, mais Mueller si, et il la respectait malgré lui pour la façon dont elle avait masqué sa propre implication. Pourtant la manœuvre était plus qu'évidente pour qui savait où regarder, et si, elle avait laissé la foule tuer un prêtre sous ses yeux, d'autres que Samuel Mueller auraient peut-être examiné les faits de plus près. Dans ces circonstances, en laissant ses sujets lyncher Marchant, elle aurait révélé sa propre culpabilité, et la population graysonienne l'aurait reconnue pour l'agent du mal qu'elle était. — Peut-être, dit-il enfin, mais je ne vois toujours pas ce que nous pouvons faire de plus, William. Je regrette beaucoup ce qui est arrivé au frère Marchant (il lui adressa un signe de tête), mais toute la procédure était légale et... — Légale ! cracha Burdette. Depuis quand un arriviste comme Mayhew a-t-il le droit d'imposer sa volonté à l'une des Clefs dans son propre fief ? — Attendez une minute, William! La remarque avait touché un point sensible, et un éclair de colère passa dans les yeux de Mueller – une colère qui, pour n'être pas dirigée contre son hôte, n'en était pas moins réelle. Sa voix se teinta d'écœurement. « Il ne s'agissait pas seulement du Protecteur, mais de la Sacristie tout entière et de la Chambre ! D'ailleurs, la plupart des autres Clefs ont soutenu cette décision quand le révérend Hanks nous l'a soumise. Certes, Mayhew a poussé en faveur de son adoption, mais il s'est trop bien couvert pour que nous le combattions ouvertement en invoquant le privilège seigneurial. Vous le savez. — Et pourquoi nos pairs ont-ils soutenu cette décision ? Je vais vous le dire : pour la même raison qui nous a fait rester assis comme des eunuques pendant que Mayhew nous imposait cette salope infidèle l'année dernière ! Mon Dieu, Samuel, cette bonne femme se prostituait déjà avec ce rebut étranger – comment s'appelait-il déjà ? Ah oui, Tankersley ! – et Mayhew le savait. — Nous l'a-t-il dit? Bien sûr que non ! Il savait bien que même lui n'aurait pas pu la faire accepter par les Clefs sinon ! — Je n'en suis pas sûr, fit Mueller avec réticence. Infidèle ou pas, elle nous a quand même sauvés de Masada. — Pour que son Royaume puisse mieux nous dévorer ! Nous savions les Masadiens nos ennemis, alors Satan nous en a envoyé un plus insidieux, pas vrai ? Il nous a offert Harrington pour "héroïne" et l'appât de la "technologie moderne", et cet imbécile de Mayhew a avalé la ligne avec l'hameçon! Qu'importe qui nous détruit : Masada par la force des armes ou Manticore par le mensonge et la corruption. Mueller reprit une gorgée de vin, la paupière tombante. Il admettait que les prétendues réformes de Benjamin Mayhew empoisonnaient son monde, mais il trouvait la ferveur religieuse de son hôte fatigante. Et dangereuse. Burdette était trop fanatique, et les fanatiques tendaient à agir... précipitamment. Or toute action prématurée pourrait se révéler désastreuse. Mayhew et Harrington étaient trop populaires et, avant que leurs adversaires puissent rien entreprendre, il fallait saper les fondements de cette popularité. Alors peut-être était-il temps de se montrer prudent. — Et les Havriens ? demanda-t-il. Si nous rompons avec Manticore, qu'est-ce qui les empêchera de nous conquérir ? — Milord, Havre ne s'intéresserait pas à nous si Manticore ne nous avait pas attirés dans cette Alliance, fit Marchant sans laisser à Burdette le temps de répondre. Il ne suffisait pas à la reine Élisabeth de nous corrompre, il fallait aussi qu'elle nous entraîne dans sa guerre étrangère impie ! — Et c'est Mayhew qui a rendu cela possible, ajouta Burdette d'une voix plus douce et persuasive. Il a joué le rôle de levier, et il l'a fait pour ses propres raisons égoïstes. Depuis plus de cent ans, c'est le Conseil du Protecteur qui gouvernait Grayson. Ce salaud s'est servi de la "crise" – la crise qu'il avait lui-même provoquée en convainquant le Conseil d'envisager une alliance avec — Manticore — pour revenir en arrière et nous forcer à accepter un retour au pouvoir personnel. Le pouvoir personnel ! » Burdette cracha sur le tapis précieux de la bibliothèque. « Ce type est un fichu dictateur, Samuel ! Et John et vous me parlez de recours "légaux" ? Mueller allait répondre, mais il se ravisa et prit une nouvelle gorgée de vin. La tirade de Burdette avait des implications effrayantes, et il n'était pas du tout certain de partager la sérénité de Marchant quant aux ambitions havriennes. D'un autre côté, se dit-il soudain, la République populaire frapperait-elle vraiment un ancien allié de Manticore ? Ne préférerait-elle pas laisser Grayson en paix, adopter une politique de non-intervention afin d'inciter d'autres alliés de Manticore à envisager les avantages de la neutralité ? Et, malgré ses excès, la description que Burdette avait faite de la situation intérieure comportait un fond de vérité. Un fond dur et douloureux. Le Conseil avait réduit le Protectorat à un rôle de figure de proue bien avant la naissance de Benjamin Mayhew — une situation qui seyait au conclave des seigneurs, qui contrôlait le Conseil. Mais Benjamin s'était souvenu d'une chose que les Clefs avaient oubliée. Il s'était souvenu que le peuple de Grayson révérait encore le nom de Mayhew et, au cours de la crise déclenchée par la guerre contre Masada, pendant que le Conseil et les Clefs tergiversaient — le visage de Mueller brûlait de honte au souvenir de sa propre panique, mais il était trop honnête avec lui-même pour le nier —, Benjamin avait agi vite et de façon décisive. Cela aurait sans doute suffi à briser le pouvoir du Conseil, mais il avait ensuite survécu à la tentative d'assassinat des Maccabéens, et Manticore avait détruit à jamais la menace masadienne. La combinaison de ces événements avait causé la ruine de l'ancien système. Jamais on n'avait vu de Protecteur aussi populaire que Benjamin aujourd'hui malgré ses réformes impies, et le conclave des sujets avait accueilli avec enthousiasme le pouvoir renouvelé du Protecteur, pensa-t-il amèrement. La Chambre basse était devenue presque aussi insignifiante que le Protecteur lui-même sous le règne du Conseil. Maintenant, en alliance avec le Protecteur, c'était elle qui maîtrisait l'équilibre du pouvoir au Parlement. Et, bien qu'elle se soit montrée à la fois respectueuse et raisonnable dans ses exigences jusqu'alors, elle avait aussi clairement fait savoir qu'elle comptait désormais être considérée comme l'égale du conclave des seigneurs. Le pire, c'est que personne ne semblait rien pouvoir y faire ! Lord Prestwick demeurait le chancelier de Mayhew. En fait, il était devenu l'un de ses champions, prétendant qu'il fallait un pouvoir exécutif fort en temps de guerre — un soufflet appliqué à ses pairs pour leur échec à concevoir une politique étrangère digne de ce nom. Mais on n'avait pas besoin de politique étrangère, avant! protesta vivement un coin de l'esprit de Mueller. Avant que Manticore n'importe sa satanée guerre dans le système de Yeltsin. Et ce par la faute de Mayhew et non celle des Clefs ! Mueller avait mal à la tête, et il frotta ses yeux fermés pendant que son esprit galopait. Il était homme de foi, se disait-il, un serviteur de Dieu qui n'avait pas demandé à naître à une époque aussi agitée. Il avait toujours essayé de vivre selon la volonté divine, de surmonter les épreuves que le Seigneur lui envoyait. Mais pourquoi choisir de lui envoyer cette épreuve-ci ? Il n'avait jamais voulu faire autre chose que la volonté de Dieu et, un jour, quand Il le déciderait, transmettre son fief et son pouvoir à son fils et aux fils de son fils. Mais Benjamin Mayhew ne le laisserait pas faire, et Mueller le savait. Le Protecteur ne pourrait pas le laisser faire, car la vieille tradition d'autonomie des seigneurs était sacrilège dans l'infâme nouvelle société qu'il s'efforçait de bâtir au mépris de la volonté de Dieu. Ses réformes ne constituaient que la partie émergée d'un iceberg dont les réels dangers apparaissaient à tout pilote clairvoyant. Pour produire leurs effets, ses réformes devraient s'appliquer sur tout Grayson, et leur mise en œuvre exigerait un accroissement phénoménal de l'autorité du Sabre. Le Protecteur se mêlerait sans cesse un peu plus des affaires de chaque fief –toujours poliment, sans nul doute, toujours en invoquant pieusement la justesse de son action en faveur de « l'égalité » – à moins que le pouvoir du Sabre ne soit bientôt brisé, de façon définitive. Et la guerre contre Havre. Le besoin d'un chef dont on ne mettrait pas en cause l'autorité en temps de guerre. Voilà qui constituerait une autre arme puissante dans l'arsenal de Mayhew, et la seule façon de lui enlever cette arme des mains, c'était de précipiter la rupture avec Manticore. Mais la seule façon d'y parvenir... Il baissa enfin les mains et se tourna vers Burdette. « Qu'est-ce que vous attendez de moi, William ? demanda-t-il sans détour. Même le révérend Hanks soutient le Protecteur et, que ça nous plaise ou non, notre planète est en guerre contre l'empire le plus puissant de ce secteur de la Galaxie. À moins que vous ne puissiez faire... "disparaître" cet élément, dit-il en agitant la main, je n'ose pas lui fournir une excuse pour nous écraser au nom de l'effort de guerre. — Mais ce monde appartient à Dieu. » La voix de Burdette frémissait de passion, et ses yeux bleus brillaient comme des saphirs frappés par le soleil. « Qu'avons-nous à craindre d'un quelconque empire si Dieu est notre capitaine ? Mueller le regarda fixement, fasciné par l'éclat de ses yeux, et il sentit quelque chose réagir au fond de lui. Un coin de son cerveau se rappelait où il avait déjà entendu ces mots, ces échos des fanatiques de Maccabée et de leurs maîtres masadiens, mais, bizarrement, cela lui semblait soudain moins important. Son cœur réclamait la certitude que donne la foi, le monde confortable qu'il avait hérité de son père et voulait transmettre à ses fils, et un amer ressentiment envers la façon dont Benjamin Mayhew et Honor Harrington déformaient ce monde vint renforcer le pouvoir de séduction des paroles brûlantes de Burdette. « Qu'attendez-vous de moi? » répéta-t-il plus calmement. Burdette sourit. Il tendit son verre à Marchant, et le prêtre défroqué le remplit. Puis il s'enfonça dans son fauteuil et reprit d'une voix sereine et persuasive. « Rien, Samuel. Rien du tout, pour l'instant. Mais réfléchissez. Mayhew a écarté un siècle de précédents légaux pour prendre le pouvoir. Il a craché sur tout une forme de gouvernement pour renverser le mode de vie que Dieu nous demande de suivre. Quelle loyauté devons-nous à un homme pareil ? » Mueller le regardait en silence, et Burdette jeta un coup d'œil à Marchant avant de continuer du même ton séducteur. « Nous ne lui devons rien, Samuel, mais nous devons tout à Dieu. Il a certainement le droit d'attendre que nous essayions au moins de préserver le monde que notre peuple a passé mille ans à bâtir conformément à sa loi. Et, par quelque moyen que Mayhew soit parvenu à convaincre le peuple de le suivre sur la voie du péché, au fond d'eux, les gens le savent aussi bien que nous. Ils n'ont besoin que d'un chef, Samuel. D'un rappel de ce que Dieu attend d'hommes pieux... et de ce qui arrive à ceux qui embrassent le péché. — Quel genre de rappel ? » souffla Mueller. Et au sourire de Burdette il sentit un étrange enthousiasme vibrer en lui, le sentiment presque effrayant que l'arme dont il avait besoin pour ressusciter le monde qu'il comprenait se trouvait à portée de main. CHAPITRE QUATORZE Honor se carra dans son siège avec un petit sourire satisfait tandis que sa pinasse tombait vers la planète. Elle ne portait pas l'uniforme ce soir, et elle se félicitait d'avoir quitté ce déguisement. Après une année T d'acculturation, elle admettait volontiers que la tenue imposée aux Graysoniennes était plus confortable qu'un uniforme de la FRM — sans parler de celui de la FSG. Et elle n'incluait pas de cravate ! Elle gloussa à cette idée et passa la main sur la fourrure de Nimitz. Le chat fit le dos rond, ravi de la caresse, et elle devina son impatience. Nimitz aimait Benjamin Mayhew et sa famille, qui l'adoraient franchement en retour. Ils lui devaient la vie — ainsi qu'à Honor, bien sûr —, mais, alors que leur gratitude gênait sa compagne, Nimitz en profitait sans vergogne. Ils faisaient provision de céleri pour chacune de ses visites, et puis il y avait Rachel, Térésa et Jeannette, les trois aînées des enfants Mayhew, qui le considéraient comme la plus formidable peluche de l'univers. Les gardes personnels du Protecteur avaient grincé des dents lorsque ses filles avaient découvert l'agilité de Nimitz et son tempérament joueur, car ils l'avaient tous vu égorger des assassins avec une efficacité sanglante sur les cassettes de la Sécurité du palais, mais Honor ne s'inquiétait pas. Les chats sylvestres étaient assez robustes pour survivre à toutes les inventions d'un humain de deux ans, et ilsadoraient ressentir le plaisir simple des émotions enfantines. À regarder les filles Mayhew s'ébattre avec Nimitz en poussant des cris perçants, elle avait l'impression de se revoir enfant le découvrant, bien que sans lien d'adoption cette fois, et elle s'était résignée à ce qu'il l'abandonne dès que les enfants étaient debout. Bien sûr, le contexte de cette visite était un peu moins joyeux que les fois précédentes, se dit-elle, plus sérieuse. Elle n'avait pas quitté son vaisseau amiral de tout le mois, mais elle s'était tenue au courant des événements sur la planète, et Greg Paxton l'avait aidée à les interpréter. Elle avait beaucoup appris de son officier de renseignement, car il possédait une qualité rare qui lui permettait de se détacher de sa propre culture et de l'adhésion inconsciente aux mœurs en vigueur chez soi, typique des membres de toute société. Il regardait son monde comme le chercheur qu'il était, s'efforçant de comprendre plus que d'observer, et, d'une certaine façon, son point de vue analytique faisait de lui un observateur presque aussi extérieur qu'Honor. Et, comme elle, Paxton était profondément troublé par le refus obstiné du seigneur Burdette de se soumettre à la décision de la Sacristie concernant Edmond Marchant. Il avait même repéré d'autres indices alarmants qu'elle aurait manqués sans lui. Par exemple, l'accroissement du nombre de manifestants extérieurs envoyés au fief Harrington malgré son absence. Elle était au courant grâce aux rapports du colonel Hill, mais elle ignorait alors ce que coûtait cet effort : les manifestations » étaient de mieux en mieux organisées, la propagande de plus en plus sophistiquée, et le nombre de participants suggérait que leurs commanditaires secrets augmentaient encore leur apport financier. Ce dernier point la tracassait d'autant plus qu'il dénonçait une structure de soutien puissante et désagréablement capable de dissimulation. Jusqu'alors, même le colonel Hill n'avait réussi à en identifier qu'un ou deux membres — guère plus que des intermédiaires. Mais l'identité des commanditaires ne lui causait qu'un souci mineur comparé à l'effet des manifestations. Elles ne changeaient rien aux convictions des Harringtoniens, qui n'en concevaient que plus d'exaspération, mais, par un effet pervers, leur colère accroissait l'impact des manifestations sur les autres fiefs. Les services d'information couvraient chaque événement, et le fait que la garde seigneuriale et la police devaient fournir une protection permanente aux manifestants pour empêcher les résidents de les agresser ne donnait que plus de poids à leurs arguments auprès de ceux qui nourrissaient déjà quelques réserves face à une femme seigneur. Les manifestations constituaient une gêne constante, irritante, mais il paraissait peu probable qu'elles exercent une influence réelle sur quiconque n'était pas déjà enclin à accepter le point de vue qu'elles défendaient. Hélas, Paxton avait remarqué un phénomène beaucoup plus préoccupant : une poignée de seigneurs commençaient à exprimer un soutien très mesuré aux manifestants. C'était un élément nouveau. À part Burdette, qui n'avait pas caché ses sentiments après l'affaire Marchant, les Clefs avaient tout d'abord gardé un silence digne. Même ceux qui n'appréciaient guère de compter une femme dans leurs rangs pensaient apparemment que la contestation d'un seigneur représentait un affront pour tous. C'était en train de changer. Lord Mueller, le premier, avait suggéré publiquement qu'il faudrait peut-être prêter l'oreille aux deux camps. Après tout, le seigneur Harrington était étrangère à la société graysonienne et avait refusé d'embrasser la Foi. Dans ces conditions, il semblait naturel que des Graysoniens inquiets de voir tant de pouvoir entre les mains d'une extraplanétaire expriment leurs craintes parfaitement compréhensibles. Sa déclaration, bien que très timide, avait ouvert la première brèche dans le silence commun des Clefs, et quatre autres seigneurs — les Lords Kelly, Michaelson, Surtees et Watson — lui avaient fait écho depuis. Comme ceux de Mueller, leurs commentaires étaient trop mesurés pour qu'on les qualifie d'attaques, mais ils y gagnaient une dangereuse aura d'arguments raisonnés. Ceux qui ne réagissaient pas au changement avec une hostilité irréfléchie tendaient à les écouter et à les méditer, d'autant qu'ils émanaient de dirigeants considérés avec la révérence réservée aux seigneurs. Au moins, l'Église tenait bon. Mais, même en son sein, Paxton avait décelé des signes subtils d'érosion. Le révérend Hanks et la Sacristie avaient clairement exposé la position de l'Église, et aucun prêtre n'avait exprimé son opposition aux mesures disciplinaires prises contre Marchant. Toutefois, comme le soulignait Paxton, il y avait un pas entre u ne pas s'opposer » à la Sacristie et la soutenir. Bon nombre de prêtres avaient choisi de garder dignement le silence, et la corrélation entre la situation géographique de leurs paroisses et le fief des seigneurs soutenant si calmement et raisonnablement les manifestations n'augurait rien de bon. Honor se sentait un peu coupable d'utiliser les talents de son officier de renseignement à une tâche qui n'avait rien à voir avec la situation militaire et elle espérait qu'il se montrait trop pessimiste, mais ses conclusions l'inquiétaient. D'après les sondages, le peuple de Grayson continuait à accorder un soutien très large à son Protecteur, mais de plus en plus de gens commençaient à admettre qu'ils se méfiaient au moins un peu d'elle. Après tout, il n'y a pas de fumée sans feu... L'équilibre des forces basculait, se dit-elle en regardant par la baie. Sans hâte ni précipitation, mais progressivement, insidieusement. Le phénomène n'avait rien d'évident, on ne pouvait pas le désigner du doigt ni le combattre efficacement, mais il était là, comme un orage à l'horizon, et elle espérait vraiment que Paxton et elle s'inquiétaient plus qu'il ne fallait. Benjamin Mayhew et sa famille l'attendaient dans la salle à manger privée où les Maccabéens avaient tenté de tous les tuer. Honor avait déjà dîné dans cette pièce depuis, pourtant elle ressentit comme un frisson familier en y pénétrant. On avait remplacé le tapis sur lequel tant de sang s'était déversé, et les impacts de balles sur les murs avaient été comblés, mais les meubles n'avaient pas changé, et elle se demanda une fois de plus comment les Mayhew supportaient leurs souvenirs en mangeant là tous les soirs. Ils n'y pensaient sans doute plus jamais, aujourd'hui. Près de quatre ans s'étaient écoulés, et même le plus traumatisant des souvenirs finit par perdre de son mordant à force d'habitude. Cette réflexion et ses implications pour ses propres crises de dépression – heureusement moins fréquentes – provoquèrent un sursaut en elle, mais elle n'eut pas le temps d'y réfléchir car une toute petite femme l'interpellait en souriant. « Honor ! » Katherine Mayhew, la première femme de Benjamin, se précipitait à sa rencontre au mépris de tout décorum. Évidemment, il ne s'agissait pas d'une réception officielle – l'invitation de Benjamin était claire à ce sujet –, mais Honor demeurait l'un des vassaux du Protecteur et devait respecter certaines règles en sa présence. Toutefois, personne ne semblait s'en préoccuper. Benjamin lui-même lui fit signe du fond de la pièce sans prendre la peine de se lever – encore une grossière violation des convenances pour un Graysonien à l'arrivée d'une femme et Rachel, solide gamine de six ans et terreur de la garderie du palais, se précipita vers Honor dans le sillage de sa mère. Nimitz ! » trépigna-t-elle. Le chat émit un blic joyeux et s'élança de l'épaule de sa compagne. Rachel atterrit énergiquement sur les fesses avec un cri de plaisir en réceptionnant dix kilos de chat sylvestre dans ses bras. Ses sœurs s'avancèrent aussitôt. Élaine Mayhew les suivait, et Honor remarqua que la cadette des épouses de Benjamin était de nouveau enceinte. Beaucoup plus jeune que Katherine, elle s'était d'abord montrée timide et réservée envers Honor, mais cette fois elle adressa à son invitée un geste amical de la main avant de s'élancer vers le tourbillon de petites filles et de chat sylvestre qui atteignait déjà des proportions proches de l'émeute. « Nous n'arriverons jamais à les calmer avant le repas, gloussa Katherine. — Je suis désolée. Il sait pourtant se tenir, normalement, mais... » Un cri de plaisir noya les excuses d'Honor : Nimitz, grimpant sur le dos de Térésa pour appuyer mains et pieds sur le sommet de sa tête, avait bondi par-dessus la fillette et disparu sous un divan. Les trois enfants se précipitèrent à sa suite – elles adoraient jouer à « chat sylvestre » (surtout lorsque meubles, parents, invités et gardes stoïques pimentaient leur course d'obstacles) –, et Honor haussa les épaules en signe d'impuissance. « Il aime les enfants, conclut-elle d'une voix ironique, et Katherine éclata de rire. — Je le sais, et eux l'adorent. Ne vous inquiétez pas. Ils se fatigueront vite, et nous devrions connaître une accalmie au moment du dîner. Venez. » Honor la suivit jusqu'à Benjamin, qui se leva et lui serra fermement la main. Elle venait au palais pour la première fois depuis que l'amiral Matthews lui avait offert un poste et, malgré son apparente gaieté, le Protecteur parut l'observer d'un oeil particulièrement inquisiteur. Puis il hocha brièvement la tête et se détendit. « Je suis heureux de vous voir en si bonne forme », murmura-t-il au milieu du vacarme causé par ses trois enfants et le chat. Honor eut un sourire en coin, un peu plus marqué que ne le justifiaient ses nerfs faciaux artificiels. Le rôle que Benjamin Mayhew assumait dans la société l'avait rendu plus adroit que beaucoup à dissimuler ses sentiments, mais Honor n'avait pas besoin de Nimitz pour deviner le pourquoi de cet examen. Les dégâts étaient donc si évidents jusque-là? se demanda-t-elle. Et, tout en se posant la question, elle connut la réponse. « Merci », dit-elle simplement, et il lui sourit à nouveau. « Asseyez-vous. » Il désigna un fauteuil confortable et leva les yeux au bruyant passage de ses filles, lancées à la poursuite d'une boule de fourrure gris crème. « Nous nous sommes dit qu'il faudrait une bonne demi-heure pour épuiser leur charge énergétique initiale, alors j'ai demandé qu'on serve le dîner à neuf heures. — Je suis sincèrement désolée pour... » recommença Honor. Il secoua la tête. « Si nous n'aimions pas cette agitation, Élaine l'aurait étouffée dans l'œuf », lui assura-t-il tandis qu'Élaine passait devant eux en un courageux effort pour rester à la hauteur des enfants. Seule Jeannette était sa fille biologique, mais cela ne changeait rien pour aucune des fillettes, et Honor devait admettre que les enfants de Grayson vivaient une enfance protégée. Ici, tous les enfants avaient autant de mères que leur père de femmes, mais il n'y avait pas que cela. Un environnement planétaire hostile avait causé un taux de mortalité infantile – en particulier dans les premières générations – qui déchirait encore l'âme des Graysoniens. Ils considéraient les enfants comme le plus beau cadeau de Dieu, et il en découlait un mode d'éducation très protecteur. Honor soupçonnait Élaine de mieux s'en acquitter que Katherine, car elle était bien plus traditionaliste. Katherine était l'activiste (si Grayson comptait la moindre activiste) qui supportait le poids des devoirs politiques et sociaux de la première dame de Grayson, mais elle trouvait elle aussi le temps de s'occuper des enfants, avec une apparente facilité qui étonnait Honor. Ça ne pouvait pas être aussi simple que Katherine le faisait paraître – Honor savait combien sa propre carrière remplissait ses journées –, mais elle y parvenait d'une façon ou d'une autre. « Benjamin a raison, disait maintenant Katherine. Nimitz est leur invité préféré, et elles ne l'ont pas vu depuis des semaines. S'il peut les supporter, nous le pouvons aussi. — Nimitz les considère comme sa plus belle découverte depuis le céleri », fit Honor avec chaleur. À cet instant, Nimitz, les fillettes et Élaine, suivis de deux gardes, passèrent la porte menant aux appartements privés de la famille. Le niveau sonore baissa de façon spectaculaire, et Benjamin se mit à glousser. « On dirait qu'elles le lui rendent bien », fit-il observer et, comme il répétait son geste de la main, Honor s'enfonça dans un fauteuil. Étrange, pensa-t-elle. Cet homme dirigeait une planète dont les mœurs différaient complètement de celles en vigueur sur son monde d'origine, pourtant elle se sentait plutôt détendue et à l'aise en sa présence. Peut-être parce qu'elle n'était pas née ici ? Parce qu'on ne lui avait pas appris à considérer Benjamin Mayhew comme son dirigeant? Ou, plus simplement, parce qu'ils avaient traversé bien des épreuves ensemble sur une période courte à l'échelle de l'univers ? Ils se faisaient confiance, et elle se demanda soudain à combien de gens le Protecteur de Grayson pouvait réellement se fier. À la lumière de ses discussions avec Grégory Paxton, cette question semblait très judicieuse. « Eh bien, lança Benjamin, interrompant le cours de ses pensées, que dites-vous de votre nouveau poste, amiral Harrington ? — Je m'y plais plus que je ne l'aurais cru, répondit-elle honnêtement. Au début, je n'étais pas certaine que l'amiral Matthews avait raison de me le proposer, mais... » Elle haussa légèrement les épaules, et Benjamin acquiesça. « Je ne sautais pas de joie à l'idée de le laisser faire, avoua-t-il, mais je suis heureux d'avoir pris cette décision. Vous avez meilleure mine, Honor. Bien meilleure. » Katherine approuva d'un signe de tête depuis son fauteuil face à Honor, qui haussa de nouveau les épaules. » Je crois que je vais mieux, reconnut-elle. — Et vous êtes satisfaite de votre escadre ? — Pas encore... mais ça viendra! » D'un sourire, elle remercia le Protecteur pour ce changement de conversation. « Nous venons de terminer le premier exercice grandeur nature contre la deuxième escadre et l'amiral Matthews, et il nous a battus à plate couture. Je lui avais préparé une surprise, mais l'exécution du plan a échoué. D'un autre côté, il a eu quatre fois plus de temps pour s'entraîner, et mes hommes attendent tous leur revanche. — Vous êtes donc satisfaite de vos officiers ? » La question de Benjamin comportait une emphase subtile, et Honor y répondit en opinant. — Oui. L'amiral Matthews avait raison de dire qu'ils manquaient d'expérience, mais ils travaillent tous dur, et je suis tout à fait satisfaite de mon capitaine de pavillon. » Et c'était vrai... ou ça le serait si elle parvenait à surmonter ses dernières réserves irrationnelles. « Donnez-moi encore deux mois et je les opposerai sans crainte à n'importe quelle escadre mantie (elle sourit en utilisant ce terme) de votre choix. — Excellent! » Benjamin lui rendit son sourire, et les derniers doutes qu'il nourrissait disparurent. Malgré les rapports, il avait continué de se demander s'il n'avait pas laissé Matthews le convaincre de la pousser à reprendre du service trop tôt, mais ses yeux en amande le rassurèrent : des ombres s'y tapissaient encore, mais les fantômes s'étaient retirés. Il reconnaissait la femme qui avait sauvé sa famille et sa planète, un officier naval qui avait redécouvert la source de sa compétence et, par la même occasion, s'était peut-être aussi retrouvé. « Excellent », répéta-t-il sur un ton plus sérieux. Le regard d'Honor se fit plus perçant. « L'amiral Matthews a reçu cet après-midi un avis de votre amirauté – de l'Amirauté manticorienne, je veux dire. Elle envoie ses deux dernières escadres de cuirassés en soutien à l'amiral de Havre-Blanc dès la semaine prochaine. — Je m'étonne que les Lords aient attendu si longtemps, répondit Honor au bout d'un moment. Les Havriens renforcent les systèmes situés autour de l'Étoile de Trévor depuis qu'ils l'ont arrêté à Rossignol. Il doit être urgent de lui envoyer des renforts. — En effet. Je crois que l'amiral Caparelli entend aussi lui fournir deux ou trois escadres tirées de sa Première Force. — Ah bon? » Honor croisa les jambes et se frotta le nez d'un air songeur. « On dirait qu'ils envisagent une nouvelle offensive, murmura-t-elle. — Vous pensez qu'ils ne devraient pas ? — Je vous demande pardon ? » Honor cligna des yeux et regarda le Protecteur. « J'ai dit : vous pensez qu'ils ne devraient pas ? » Elle haussa un sourcil, et lui les épaules. « Vous aviez l'air un peu... sceptique, j'imagine. — Non, pas sceptique, monsieur. Pensive. Je me demandais seulement s'ils comptaient encore frapper Rossignol. » Benjamin haussa le sourcil à son tour, et elle sourit. « L'amiral de Havre-Blanc est réputé pour ses décisions parfois... disons... inattendues. La base navale havrienne de Rossignol constitue certes une cible importante mais, puisqu'il sait que l'ennemi en est aussi conscient que lui, il pourrait bien choisir de s'en servir pour brouiller les cartes. Après tout, son objectif réel demeure l'Étoile de Trévor, et les Havriens doivent avoir lourdement renforcé Rossignol suite à sa dernière attaque. Donc, s'il parvient à les convaincre qu'il a l'intention de les frapper au même endroit ut qu'il lance en fait l'assaut ailleurs... » Elle laissa sa phrase en suspens, et Benjamin lui signifia d'un sourire qu'il avait compris. « Eh bien, je pense que nous pouvons laisser tout cela entre ses 'nains sans crainte, quoi qu'il prévoie », fit-il. Honor acquiesça. lin attendant, je crois qu'au moins une des escadres de la Première Force nous rendra visite en passant. On a demandé à l'amiral Matthews de prévoir quelques journées de jeux de guerre pour la remettre en forme avant qu'elle ne rejoigne l'amiral de Havre-Blanc. — Tant mieux ! Nous nous sommes entraînés avec l'amiral Suarez, mais une nouvelle "force d'agression" sera la bienvenue. Son amiral aura peut-être de nouveaux tours dans sa manche jour nous forcer à garder l'œil ouvert. — Je suis sûre qu'il essayera, observa Katherine. — Je n'en doute pas », fit Honor, mais son ton avait changé. « En parlant de garder l'œil ouvert, poursuivit-elle plus lentement, je m'inquiète un peu de ce que j'ai entendu à propos des événements qui se produisent ici, sur Grayson. — Burdette et sa cohorte d'imbéciles, vous voulez dire ? » dit Benjamin avec un grognement méprisant. Elle acquiesça, le visage grave, et il fronça les sourcils. « Je sais qu'il veut jouer les agitateurs, Honor, mais pour l'instant ce ne sont que des fanfaronnades. — Peut-être, mais il devient aussi plus virulent. Et je ne peux pas m'empêcher de penser que les gens qui prennent de telles positions publiquement finissent par se retrouver le dos au mur, prisonniers de leur propre rhétorique. — Il pourrait aller si loin qu'il serait condamné à plus d'excès encore, c'est ce que vous voulez dire ? demanda Katherine. — Quelque chose comme ça, oui. Mais... » Honor s'interrompit, et son front se plissa. «Je suis sûre que vous avez des sources de renseignement plus fiables que les miennes, mais Grégory Paxton et moi avons surveillé la situation de notre mieux depuis là-haut, et je suis en contact régulier avec Howard et le colonel Hill. D'après nous, il semblerait que Lord Burdette ne soit pas le seul problème. — Ah ? » Benjamin croisa les jambes et l'invita du regard à poursuivre. Elle soupira. « Nous croyons qu'il y a plus d'une force à l'œuvre, monsieur. Lord Burdette et les manifestants envoyés à Harrington en représentent une – l'aspect bruyant et public, si on veut –, mais il se passe autre chose. Quelque chose de beaucoup plus discret. — Vous voulez parler de Mueller, Michaelson et compagnie ? s'enquit Benjamin. — Oui, monsieur. » Honor ne put tout à fait dissimuler son soulagement à la réponse du Protecteur. Il sourit – bien que cela ressemblât plus à une grimace, en fait – et elle reprit prudemment : « Je ne voudrais pas avoir l'air paranoïaque, mais ils me paraissent plus dangereux que les Marchant et Burdette. Ils sont tellement plus mesurés que les gens pourraient bien finir par les écouter. Et, une fois leur attention retenue par des condamnations "modérées", ils risquent aussi de trouver les arguments des extrémistes plus rationnels. — Je vois ce que vous voulez dire », fit Katherine. Elle regarda son mari et fronça les sourcils. « Tu n'en as pas discuté avec Prestwick la semaine dernière ? — Si, en effet. Et, pour le moment, ni la Sécurité planétaire ni nous ne voyons de raison immédiate de nous inquiéter. — De raison immédiate ? » répéta sa femme. Il eut un sourire amer. « Lady Harrington et toi avez l'esprit soupçonneux, mon lapin, et vous prêtez trop d'attention aux mots que j'emploie. Oui, j'ai dit "immédiate", car la situation peut évoluer. — À votre avis, quelle influence aura la décision de défroquer Marchant ? » demanda Honor. Il la regarda d'un air interrogateur, et elle haussa les épaules. « Greg et moi avons essayé de l'évaluer, mais nous manquons d'éléments. En tout cas, elle apporte un peu trop d'eau au moulin des réactionnaires à mon goût, et j'ai trouvé le dernier sondage... inquiétant. — La décision de punir Marchant appartenait au révérend Hanks, répondit Benjamin au bout d'un moment. Il m'en a parlé puisque le Protecteur est techniquement le bras exécutif de l'Église, mais il n'a lancé la procédure qu'après une demande Formelle émanant de la majorité des membres de la Sacristie. j'imagine qu'il n'est pas étranger à la décision de cette majorité de lui présenter la requête, mais je me fais un devoir de ne jamais intervenir dans les affaires internes de l'Église. Vu les critiques que j'attire dans le domaine purement séculier, je n'ai vraiment pas besoin qu'on s'imagine que je force la main du clergé ! Il marqua une pause jusqu'à ce qu'Honor indiquât de la tête qu'elle comprenait, puis il reprit. « Cela posé, je crois son raisonnement juste. Non seulement le comportementde Marchant était impardonnable de la part d'un homme d'Église, mais c'était aussi un acte délibéré de défiance que la Sacristie ne pouvait pas ignorer. II fallait qu'on le punisse –durement – avant qu'un noyau de prêtres conservateurs ne se forme autour de lui. Je suis conscient – comme vous, Honor, sans doute, puisque vous faites plancher Paxton sur le sujet – que certains ont opposé une sorte de résistance passive à la Sacristie, mais maintenant ils doivent se limiter à des actions qui ne soutiennent pas ouvertement l'erreur pour laquelle Marchant a été condamné s'ils ne veulent pas connaître le même sort. Je crois qu'il fallait que ce soit clair et, maintenant, le révérend Hanks s'efforce d'une part de priver le feu de combustible, d'autre part d'encourager le pan le plus progressiste du clergé à se faire la voix de la raison. » Honor hocha la tête, mais elle se rendit compte que sa main droite jouait avec la clef Harrington. Elle grimaça et s'imposa de la lâcher. « Et les sondages, monsieur ? Il me semble – et à Greg également – que la décision concernant Marchant a influé sur les chiffres. La plupart des gens qui admettent douter de mes compétences en tant que seigneur indiquent se référer à mon statut d'infidèle. — Oui. Mais vos sujets ne s'en soucient pas et, franchement, ce que les habitants d'autres fiefs pensent de vous n'a guère d'importance. Le révérend Hanks et moi avions prévu cet effet négatif sur l'opinion publique, mais le temps l'aplanira, et le fait que vous n'avez jamais dissimulé vos convictions religieuses devrait aider. Les Graysoniens apprécient les preuves d'intégrité personnelle, quand ils y réfléchissent. » Il secoua la tête. « Vu les circonstances, je crois que le révérend Hanks a agi sagement et, comme je vous le disais, il a au moins signifié aux réactionnaires que la Sacristie ne tolérera pas qu'ils franchissent certaines limites. — Si seulement il n'y avait pas besoin d'imposer de limites, fit Honor. Je n'aime pas l'idée de servir de cible à toute cette folie. » Elle secoua la tête, irritée par sa propre formule. « Ce que je veux dire, monsieur, c'est que je regrette de leur fournir une cible. — Honor, répondit calmement Benjamin, ce que moi je regrette, c'est de vous avoir mise dans une position où des imbéciles décidés à figer notre société dans un âge sombre peuvent s'en prendre à vous parce que vous valez mieux qu'eux. — Je ne voulais pas dire... » commença Honor en rougissant, mais il l'interrompit gentiment. «Je comprends tout à fait ce que vous vouliez dire. Et vous avez raison. Vous êtes devenue la cible des réactionnaires. Quand je vous ai imposé la charge de seigneur, je vous ai dit que nous avions besoin de vous pour servir d'exemple et de défi. J'avais raison. Mais j'ai omis de préciser – parce que je n'y avais pas vraiment réfléchi moi-même – que, en tant qu'exemple de ce dont les femmes sont capables et de ce à quoi elles doivent aspirer, vous deviendriez la cible de tous les idiots qui prétendent qu'elles ne doivent pas dépasser leur condition. Je le regrette. En même temps, je dois admettre en toute honnêteté que, même si j'y avais réfléchi, ça ne m'aurait pas empêché de vous "enrôler". Et la certitude – que j'ai acquise aujourd'hui – que votre sens du devoir ne vous aurait pas permis de refuser aurait alourdi mon sentiment de culpabilité. Elle ne m'aurait pas empêché d'agir, parce que nous avons vraiment besoin de vous, et que ma responsabilité en tant que Protecteur de Grayson consistait à veiller à ce que nous vous ayons. » Honor rougit de plus belle, et il secoua la tête. « Mais le fait est que, si vous n'étiez pas là, les réactionnaires trouveraient tin autre objectif commun. Les gens déterminés à s'opposer au progrès trouvent toujours un élément passionnel autour duquel articuler leur opposition. Il se trouve que vous êtes l'élément choisi par la bande d'imbéciles qui nous préoccupe, parce qu'ils vous considèrent comme la personne la plus dangereuse de Grayson et que, vu sous leur angle, ils ont parfaitement raison. Vous êtes dangereuse. — Ah bon? fit Honor, surprise. — Oui. Vous êtes une héroïne pour notre peuple, même aux yeux de ceux qui entretiennent des doutes quant aux réformes sociales, et cela vous donne une dangereuse légitimité bien au-delà des frontières de votre fief. Le nombre de ceux qui doutent augmente peut-être en ce moment, mais la majorité persiste à voir en vous une femme et un officier qui a sauvé notre monde de ses ennemis héréditaires, ce qui sape notre conception de la femme comme un être faible qu'il faut protéger. Et vous êtes une "infidèle" qui non seulement respecte et protège l'Église dans son fief, mais qui a si bien étudié la Foi qu'elle peut échanger des citations avec un bigot de l'acabit de Marchant et lui rabattre son caquet. Du coup, il n'y a pas un réactionnaire sur cette planète pour manquer de vous considérer – vous personnellement, Honor Harrington – comme l'incarnation de tous les défis lancés à sa propre position et à ses anachronismes préférés. Et c'est ma faute, car je vous ai entraînée dans cette situation. » Honor resta muette, le regard plongé dans celui du Protecteur, puis elle regarda Katherine, qui confirma ses propos d'un signe de tête désabusé. « Monsieur... Benjamin... Je ne veux pas leur fournir une cible », répéta-t-elle enfin. Il s'apprêtait à répondre, mais elle leva la main. « Non que je craigne qu'on me haïsse. Simplement, je ne veux pas être le levier dont ils se serviront pour attaquer vos réformes. — Si vous n'étiez pas là, les réactionnaires trouveraient une autre cible, s'entêta Benjamin. Il se trouve que, dans les circonstances actuelles, vous êtes la clé du problème, et une très bonne clé d'après moi. Malgré votre baisse dans les sondages, il faudrait que vous vous plantiez de manière vraiment spectaculaire pour devenir un handicap, et vous n'êtes pas de celles qui se plantent. » Il sourit. « Franchement, je suis soulagé de voir ces fous essayer de vous utiliser comme "levier". Si vous êtes assez généreuse pour ne pas me reprocher de vous avoir mise dans une telle situation, alors, pour l'amour de Dieu, ne vous reprochez pas votre présence ! — Mais... commença Honor, avant de s'arrêter, un sourire ironique aux lèvres. D'accord, je vais me taire et être sage. Mais vous gardez l'œil sur eux, n'est-ce pas ? — Gardez-vous l'œil sur les évaluations des forces ennemies, amiral Harrington ? » demanda Benjamin. Comprenant, elle hocha la tête avec le même sourire, et il acquiesça à son tour. « Eh bien, moi aussi. Ces salauds me surprennent bien de temps en temps, mais ce n'est pas faute de les surveiller, croyez-moi. Ça vous convient ? — Ça me convient, monsieur. — Tant mieux! Parce que... (le Protecteur sourit et pencha la tête de côté comme un vacarme soudain en provenance de la garderie se rapprochait d'eux) je crois que nos saintes terreurs reviennent à la base et, si nous parvenons à les attraper, il est tout juste l'heure de dîner ! » CHAPITRE QUINZE On n'avait pas révélé à la citoyenne vice-amiral Esther McQueen le but exact de l'opération Faux-Semblant, mais elle savait quelle pression subissait la Flotte populaire devant l'Étoile de Trévor. De la composition de sa propre force d'intervention, elle déduisait qu'il s'agissait d'une opération de première importance. Enfin, la trentième force d'intervention n'était pas à proprement parler la « sienne », rectifia-t-elle amèrement sans quitter ses écrans des yeux. Elle remerciait le comité de salut public d'avoir ôté le corps d'officiers législaturistes de son chemin, mais ça ne voulait pas dire qu'elle aimait avoir l'un de ses chiens de garde sur son pont pour « superviser » les opérations. Elle rangea cette pensée dans un placard bien caché de son esprit avant de se détourner du visuel pour adresser au citoyen commissaire Fontein un regard honnête, soigneusement dépouillé de toute animosité. Un de ces jours, se promit-elle. Un de ces jours... Fontein lui sourit avec son air habituel d'homme un peu dépassé par les considérations spatiales, et la satisfaction que ce spectacle éveilla dans les yeux de McQueen l'irrita. Pas plus qu'un autre il n'aimait qu'on le prenne pour un imbécile — surtout quand on le dissimulait si mal. D'un autre côté, il avait travaillé dur pour convaincre McQueen qu'il n'était qu'un ignorant de plus, un proie hissé à son plus haut niveau d'incompétence, et il n'avait nulle intention de lui révéler qu'il comprenait en fait très bien les manœuvres de sa force d'intervention... et qu'il connaissait mieux qu'elle la teneur de sa mission et ses implications. Le SS avait choisi Érasme Fontein tout exprès pour jouer les commissaires auprès de McQueen, bien que le ministre Saint-Just l'ait laissé partir à regret. Fontein était un petit homme desséché, une espèce d'oncle inoffensif en apparence — une apparence trompeuse. La plupart des citoyens commissaires (évidemment, aujourd'hui il fallait tous les appeler « citoyen », pensa sévèrement Fontein : « proie », après tout, était un terme de dénigrement inventé par une élite ploutocrate) venaient de la frange de la population qui détestait les Législaturistes avant l'assassinat de I terris. Dans certains cas, leur haine était un phénomène logique né des inégalités imposées par l'ancien système. Mais on ne change pas les gens. La plupart des espions officiels du comité ne fondaient pas leur haine de l'ancien régime sur la raison mais sur leur propre statut de perdants sous le règne de Harris. Ils étaient trop nombreux à tirer un plaisir sadique du maniement du fouet qu'ils tenaient désormais en main, bien que les officiers qu'on leur demandait de superviser n'aient pas été plus favorisés qu'eux par l'ancien régime. Un officier restait un officier, et, s'ils ne pouvaient pas se venger sur ceux qui, d'après eux, les avaient lésés, ils les couvriraient leur haine en méprisant ceux qui se trouvaient là. Dans une certaine mesure, cette attitude convenait au Service de sécurité et au comité, qui ne faisaient guère confiance aux militaires de toute façon. L'animosité qui opposait les officiers de la Flotte et les citoyens commissaires remplissait un double rôle : Il assurait aux officiers que tout geste ressemblant de près ou de loin a une trahison leur serait fatal, et elle évitait que les commis-hall es et eux n'unissent leurs forces contre le nouveau régime. Cela dits, certains officiers, comme Esther McQueen, devaient être tenus en laisse par une main particulièrement experte. Ses amies politiques ne se faisaient aucune illusion quant à sa loyauté : elle ne voyait que son intérêt personnel, ils le savaient. c'était aussi, sur bien des plans, le meilleur officier général qui leu restait. Ils avaient besoin de ses talents. Pourtant, du fait de son intelligence — si utile on ne pouvait lui attacher un chien de garde maladroit qui ne serait pas à sa hauteur... et elle manœuvrerait soigneusement face à un commissaire dont elle respecterait les capacités. Ce qui expliquait l'affectation de Fontein. Sous ses dehors inoffensifs, il cachait un tempérament dur, amoral et froid digne d'un ordinateur et, contrairement à la plupart des citoyens commissaires, il avait bien réussi sous l'ancien gouvernement. Il portait même le grade de major dans l'ex-Bureau de la sécurité interne sous la coupe de Saint-Just, où il s'était spécialisé dans la surveillance de l'armée. Mais il avait soif de mieux, et le major Fontein – dont la connaissance des opérations spatiales s'était révélée précieuse lorsque Saint-Just et Pierre avaient conçu l'assassinat de Harris de manière à impliquer la Flotte – avait été promu brigadier lorsque le SS avait succédé à Seclnt. Saint-Just aurait amplement préféré placer un homme de son talent à la tête d'une des forces SS de surveillance planétaire, mais sa compétence, sa paranoïa aiguisée et des connaissances militaires dont McQueen ignorait tout en faisaient un précieux chien de garde à ses côtés. « Donc l'opération est dans les temps, citoyenne amiral ? demanda-t-il de sa voix la plus neutre, et McQueen acquiesça. — En effet, citoyen commissaire. Nous atteindrons le mur alpha de Minette presque pile à l'heure prévue. — Excellent, citoyenne amiral. Je suis sûr que le comité en sera ravi. — Je me réjouis que vous le pensiez, citoyen commissaire », répondit McQueen. Elle reporta son attention vers le visuel tandis que cinquante-cinq vaisseaux de la Flotte populaire, emmenés par les seize supercuirassés des septième et douzième escadres de combat, fonçaient dans l'hyperespace à une vélocité apparente légèrement supérieure à mille trois cents fois celle de la lumière. Le vice-amiral des rouges Ludwig Stanton, Flotte royale manticorienne, réprima une envie de bâiller en amenant sa tasse de café jusqu'au visuel principal du HMS Majestueux pour observer les points lumineux représentant sa force d'intervention. Toutes les unités de la FI MO1 tournaient tranquillement en orbite autour d'Everest, seule planète habitable du système de Minette. Ce déploiement semblait beaucoup trop assuré, même à ses yeux, mais le centre d'opérations de combat de son cuirassé amiral était relié à un réseau de capteurs supraluminiques qui couvrait tout le système. Aucun objet plus gros qu'un cotre ne Louvait pénétrer ce genre de couverture impulseurs allumés sans se faire repérer, et les plateformes de détection se trouvaient à plus d'une heure-lumière de la primaire G3 du système. Utiliser des vaisseaux pour ces opérations de surveillance n'aurait servi qu'à disperser ses forces sans rien ajouter aux performances du réseau, alors il avait rassemblé ses croiseurs lourds et ses contretorpilleurs, capables de réagir face à n'importe quelle menace avec sa demi-escadre de cuirassés. Stanton était contrarié de rester loin de l'action pendant que les forces de l'amiral de Havre-Blanc combattaient le gros de la flotte havrienne entre Rossignol et la base avancée de l'Alliance à Yétis. Minette n'avait pas vraiment d'importance stratégique vitale. Sa force d'intervention n'était qu'un détachement avancé qui aidait l'énorme base de Grendelsbane à couvrir le flanc sud du l'Alliance face aux bases havriennes de Treadway et Solway, mais les systèmes en question avaient été dépouillés de leurs unit Ps mobiles lorsque Havre-Blanc avait lancé son offensive contre l’étoile de Trévor, et leurs défenses fixes, immobiles, ne représentent aucun danger. Stanton admettait volontiers qu'il fallait profiter du milliard d'habitants de Minette – les Minetiens étaient membres signataires de l'Alliance, et le Royaume stellaire devait veiller à leur sécurité – mais ses quatre vaisseaux du mur représentaient une trop grosse puissance de feu pour qu'on la gâche à une cinquante années-lumière du front. Il avala un peu plus de café et regarda les points lumineux montrant des transporteurs à impulsion qui faisaient la navette entre les deux ceintures d'astéroïdes et les fonderies orbitales d'Everest. L'industrie de Minette n'était pas sophistiquée, mais le système constituait une source importante de matières premières et de produits industriels lourds. On avait envisagé, autrefois, d'améliorer ses défenses en ajoutant un puissant réseau de forts orbitaux autour de la planète, mais, comme beaucoup d'autres, ce projet avait été rattrapé par la guerre. Bien que la sécurité des bases de maintenance et de réparation qui soutenaient la Flotte en temps de guerre exigeât des défenses fixes massives, celles-ci n'étaient construites qu'en temps de paix. Une fois les combats commencés, leur production devenait trop onéreuse, et même le Royaume stellaire ne pouvait pas se permettre de tout produire. Il paraissait incroyable que la course aux armements qui avait précédé la guerre n'ait pas anéanti l'économie manticorienne, songeait Stanton. Elle avait certes énormément profité aux industries de l'armement tout en faisant des miracles pour la recherche appliquée, mais à quel prix ! Seules la base industrielle fabuleusement productive du Royaume et sa vaste flotte marchande, ajoutées au contrôle du nœud du trou de ver de Manticore, lui avaient permis d'accumuler assez de richesses pour absorber d'énormes budgets militaires en temps de paix sans perturbation majeure. La situation s'aggravait maintenant que la guerre avait commencé. Les taxes et droits de passage exigés pour tout transport commercial par le nœud avaient déjà augmenté deux fois et s'accroîtraient encore bientôt sans doute. Il allait peut-être devenir problématique de trouver une main-d’œuvre qualifiée pour former les équipages de la Spatiale et de la flotte marchande sans priver l'industrie, mais ça aurait pu être bien pire. Aucune autre nation sur le chemin des Havriens n'était capable de bâtir une machine de guerre susceptible de leur tenir tête. Seule Manticore y était parvenue... non sans provoquer la fureur des libéraux et des progressistes, qui rugissaient comme des hexapumas en cage contre un gouvernement qui « détournait » l'argent des impôts pour acheter du « matériel militaire alarmiste et improductif ». En tout cas, se dit Stanton, il ne restait plus que quelques bases havriennes entre le « matériel militaire improductif » de l'amiral de Havre-Blanc et l'Étoile de Trévor, seul terminus du nœud de Manticore contrôlé par la République populaire, et, en chemin, Havre-Blanc avait fortement émoussé l'avantage que possédait l'ennemi avant-guerre en nombre de vaisseaux du mur. Toutefois Stanton devait bien l'admettre, les Havriens n'avaient pas encore perdu de système réellement crucial. La prise de Sun-Yat et de ses grands chantiers navals par Havre-Blanc leur avait fait mal (et, à long terme, après quelques améliorations techniques, elle aiderait sans doute beaucoup Manticore), mais la perte de Sun-Yat était dérisoire face à l'infrastructure militaire qu'ils avaient passé cinquante ans à bâtir. L'Alliance ne pouvait donc plus utiliser sa capacité industrielle pour fortifier ses arrières : elle devait absolument la consacrer à la production de navires capable d'amener la guerre jusqu'aux Havriens. Et, comme le soulignaient certains officiers de TacNav, ces mêmes vaisseaux constitueraient aussi le moyen le plus mobile et le plus flexible de réagir a une éventuelle contre-offensive ennemie. Malheureusement, se disait amèrement le vice-amiral, même le bâtiment le plus mobile ne pouvait se trouver qu'en un seul endroit à la fois, et ceux qui faisaient le planton étaient retirés des opérations offensives. Pire, le fait même que Havre-Blanc s'était enfoncé si loin leur donnait encore plus d'espace à protéger et, si Stanton préférait de loin la pression que cela engendrait à une situation inverse, leurs forces devenaient franchement clairsemées par endroits. Il grimaça à cette pensée familière et regagna son fauteuil de commandement. Il en parvenait à une conclusion inévitable : Havre-Blanc avait raison. Cette dispersion de ses vaisseaux du mur causait plus de tort à l'Alliance qu'elle ne dissuadait les havriens. Manticore attaquait — du moins pour l'instant — et Havre-Blanc avait besoin de ces bâtiments pour conserver son avantage. L'Amirauté devrait cesser de placer de petits détachements dans tous les systèmes pour concentrer des forces plus importantes sur des positions-clés, d'où elles assureraient la couverture de plusieurs systèmes. Minette était le parfait exemple de ce qui clochait dans la stratégie appliquée par la FRM. La FI MO1 était assez forte pour ôter à l'ennemi toute envie d'opérer un raid, mais, si la République parvenait à lancer une véritable offensive, Stanton n'arriverait pas à l'arrêter. Si des formations moins nombreuses mais plus puissantes couvraient de plus grands volumes, des contre-attaques bien dirigées pourraient facilement mettre un terme aux activités havriennes à l'arrière de l'Alliance tout en libérant des douzaines de vaisseaux du mur pour Havre-Blanc. Ce dernier se chargerait si bien d'occuper l'ennemi à tenter de protéger le cœur de son empire qu'il n'arriverait plus à déclencher d'opérations hostiles dans les zones reculées de l'Alliance. Le vice-amiral Stanton poussa un soupir et secoua la tête, puis il se leva et s'étira. Il se faisait tard, il était fatigué et il avait bu beaucoup trop de café — ce qui expliquait sans doute son humeur maussade. Il était temps de se coucher, en espérant que la situation lui semblerait plus rose après une bonne nuit de sommeil. « Translation dans quarante-cinq minutes, mons... citoyen amiral. » Le citoyen vice-amiral Diego Abbot dissimula une grimace tandis que son officier opérationnel se reprenait. Les seules personnes qu'on avait le droit d'appeler « monsieur » ou « madame » ces jours-ci dans la Flotte populaire, c'étaient les citoyens commissaires et, bien qu'Abbot ne soit pas législaturiste, il commençait à trouver qu'on poussait l'égalitarisme un peu loin. La discipline militaire exigeait un certain degré d'autocratie, et il n'aimait pas qu'on lui rappelle sans cesse qu'il était soumis à l'autorité d'un autre même sur son propre pont d'état-major. Surtout lorsque l'autre n'était encore un an plus tôt que technicienne de maintenance (et pas particulièrement douée, en plus, se dit Abbot, vindicatif). Mais il n'avait pas l'intention de laisser la citoyenne commissaire Sigourney deviner son mécontentement... en admettant qu'elle en soit capable. « Merci, Sarah. » Comme bon nombre d'amiraux de la Flotte populaire, Abbot avait pris l'habitude d'appeler ses officiers par leur prénom plutôt que de jouer avec eux au jeu du « citoyen ». Il aurait évité ce genre de familiarités sous l'ancien régime, mais elles valaient mieux que ces ridicules « citoyen capitaine ceci » ou « citoyen lieutenant cela ». De plus, elles contribuaient à forger une certaine solidarité qui rendait ses officiers moins susceptibles de chercher à se concilier le Service de sécurité en jouant les informateurs pour Sigourney et ses semblables. En tout cas, il l'espérait. La citoyenne capitaine de frégate Héreux répondit d'un signe de tête à son remerciement, et il vérifia une dernière fois l'alignement de la vingtième force d'intervention sur son visuel tactique. Il commandait une formation légèrement moins puissante que celle d'Esther McQueen, mais il serait sans doute confronté à une opposition moins virulente, et il se fiait à ses capacités pour terminer la première phase de Faux-Semblant. Il aurait bien aimé savoir pourquoi il la terminait — ne serait-ce que pour pouvoir imaginer de meilleures solutions de secours si quelque chose tournait mal — mais le comité de salut public avait décrété que la Flotte opérerait désormais en ne sachant que le strict nécessaire, et c'était le Service de sécurité plutôt que le QG qui décidait ce qu'un amiral avait besoin de savoir. Sigourney, elle, connaissait probablement l'objectif véritable. Maigre consolation : la commissaire n'était pas assez maligne pour concevoir un plan de rechange, même si elle en avait vu l'utilité. Abbot finit de vérifier sa formation puis se cala dans son fauteuil de commandement. Il croisa les jambes pour se donner l'air plus confiant qu'il ne l'était à opérer ainsi en aveugle, et il jeta un coup d'œil à Héreux. « Nous appellerons les hommes aux postes de combat dans trente minutes, Sarah. — À vos ordres, citoyen amiral », répondit-elle. Et cette fois il vit le coin de sa bouche frémir, ironique et amer, à l'usage de son titre. Le contre-amiral des verts Éloïse Meiner bondit hors de sa douche, attrapa une serviette et se précipita vers son unité de com qui émettait le hurlement perçant annonçant les messages très urgents. Elle dégoulinait et trempa le revêtement de sol de sa chambre, mais le juron qu'elle s'apprêtait à lancer mourut sur ses lèvres lorsque l'appel aux postes de combat du HMS Hector noya soudain le hurlement de l'unité de com. Elle enfonça la touche de communication audio. Son activation éteignit automatiquement l'appel aux postes de combat dans ses quartiers et le silence la soulagea, mais elle sut ce sentiment illusoire en voyant son chef d'état-major apparaître sur l'écran. Le capitaine de frégate Montague paraissait tendu, et Meiner lui parla délibérément d'une voix posée. « Oui, Adam ? — Nous venons de détecter de multiples empreintes hyper, madame. » Montague s'éclaircit la gorge et continua d'une voix un peu plus calme. « Pour l'instant nous repérons cinquante unités. Probablement quatorze ou quinze vaisseaux du mur et le même nombre de croiseurs de combat. Le reste, c'est du menu fretin : croiseurs légers et boîtes de conserve. — Position ? s'enquit Meiner d'un ton plus brusque. — À trente minutes-lumière, madame – vingt virgule cinq de la force d'intervention. Point zéro-cinq-neuf par zéro-zéro-huit par rapport à la primaire. Nous sommes en train de calculer leur vecteur. On dirait qu'ils ont fait une entrée en douceur, mais ils approchent à quatre cents g. En admettant qu'ils se dirigent droit vers la planète avec retournement à environ cent quatre-vingt-quatre millions de kilomètres, ils seront à l'arrêt par rapport à Candor à portée effective zéro dans cinq virgule trente-neuf heures. — Compris. » Meiner passa la main sur ses cheveux trempés en réfléchissant à toute vitesse. Sa force d'intervention consistait en seulement douze croiseurs de combat et leur escorte, une protection jugée adéquate par l'Amirauté pour un système aussi éloigné du front. Malheureusement, l'Amirauté semblait avoir eu tort. Bon sang, mais qu'est-ce que ces Havriens avaient en tête ? Comment pouvaient-ils se passer d'une telle formation dans les combats autour de Rossignol pour l'envoyer aussi loin des lignes ? D'ailleurs, pourquoi l'envoyaient-ils ? Candor se trouvait à cent cinquante années-lumière derrière le front, ils devaient donc bien savoir qu'ils ne pourraient jamais garder le contrôle du système. Ce qui ne les empêcherait pas de le lui prendre. Elle se secoua : elle disposait de cinq heures et demie avant que l'ennemi n'arrive à portée de ses bâtiments, et il était temps de commencer à se servir de ces heures précieuses. « Alertez les autorités planétaires, dit-elle à Montague. Transmettez-leur votre évaluation de la force ennemie et dites au président Janakowski que je ferai mon possible, mais que nous ne pourrons sans doute pas les arrêter. Ensuite, demandez-leur de se préparer pour Oméga un. » Oméga un était un plan d'évacuation d'urgence, que personne dans son état-major ne s'attendait à mettre un jour en application. Les lèvres de Montague se pincèrent, mais il hocha la tête. « Ensuite, envoyez des messagers à Casca, Minette, Yeltsin, Clearaway, Zuckerman et Doreas. Je suis sûre que tous feront passer l'information, mais assurez-vous que le courrier de Zuckerman emporte des ordres spécifiques pour qu'on prévienne Grendelsbane. — Madame, nous n'avons que trois courriers, lui rappela Montague. — Je sais. Utilisez-les pour Minette, Yeltsin et Zuckerman – les temps de transit sont plus courts. Détachez des contre-torpilleurs pour les autres destinations. » Elle vit une lueur dans les yeux de Montague et s'emporta. « Nous n'en aurons pas besoin, Adam ! Nous pouvons au mieux monter la garde en périphérie du système et garder un œil sur ces intrus. Nous ne pouvons sûrement pas les combattre ! — Bien, madame. » Montague acquiesçait à contrecœur, mais il savait qu'elle avait raison. « Pendant que vous y êtes, demandez aux communications de préparer un canal de conférence réunissant les commandants de toutes les unités. Je serai sur le pont d'état-major dans dix minutes pour la présider. — À vos ordres, madame. » Elle coupa la ligne au moment où l'intendante en chef Lewis entrait dans sa cabine. Elle portait déjà sa combinaison souple. Celle de Meiner pendait à son épaule, et elle tenait le casque de l'amiral de la main gauche. Elle affichait une expression sinistre, et Meiner s'efforça de sourire en prenant sa combinaison. Ce n'était pas facile. « La vingtième force d'intervention devrait arriver à Minette en ce moment même, citoyen commissaire, lança la citoyenne vice-amiral McQueen. — Vraiment? » Fontein prit un air perplexe en observant le chrono sur la cloison du pont d'état-major, puis il hocha la tête. Pas la peine de paraître trop incompétent, et il n'était pas si difficile de prendre en compte l'effet de dilatation temporelle lié à leur propre vitesse. « Et nous, citoyenne amiral ? — Encore quinze minutes », répondit McQueen avant de balayer le pont du regard. Ses hommes, concentrés sur leurs consoles, effectuaient des vérifications de dernière minute. Un sourire glacial illumina ses yeux verts. Les Manties demeuraient plus performants qu'eux – elle rechignait à l'admettre, mais il était inutile de se voiler la face –, toutefois la donne commençait à changer. Leur supériorité technologique était peut-être insurmontable pour l'instant, mais ce n'étaient pas des ogres, et les malheurs de la Flotte populaire résultaient de facteurs plus prosaïques. Simplement, les Manticoriens disposaient d'un meilleur équipement, d'un meilleur entraînement, et ils étaient plus confiants. Évidemment, ils avaient gagné toutes leurs guerres en cinq siècles T. Et, bien qu'elle n'irait pas le dire à portée d'oreille d'un homme comme Fontein, leur système éducatif plus performant expliquait la supériorité de leurs ingénieurs en recherche et développement sur ceux de Havre. Mais la Flotte populaire apprenait vite, et les officiers de McQueen s'apprêtaient à recevoir une autre leçon à la seule école qui comptât vraiment. En admettant que leurs renseignements soient exacts, leur puissance de feu suffirait à annihiler le détachement manticorien de Minette quoi qu'il tente, et chaque nouvelle bataille leur offrait une meilleure connaissance des capacités de l'ennemi et de sa doctrine militaire. Sans parler d'un regain de confiance et d'expérience. « Attendez-vous beaucoup de résistance, citoyenne amiral ? demanda Fontein. — Ça dépend du degré de stupidité de leur commandant, citoyen commissaire. » McQueen aurait préféré mourir plutôt que d'appeler ce type « monsieur ». « Il aura l'avantage initial, grâce à son réseau de capteurs. Nos services de renseignement croient avoir compris comment les Manticoriens obtiennent des données tactiques en temps réel sur notre compte mais, tant que nous ne parviendrons pas à produire de système équivalent, nous ne pourrons pas les imiter. » Fontein fronça les sourcils, mais McQueen ne s'inquiétait pas. Elle avait simplement dit l'évidence, et il ne s'agissait pas tout à fait d'une critique de ses supérieurs, mais, si Fontein rapportait sa réflexion, elle pourrait les pousser à essayer de trouver un moyen d'égaler la technologie manticorienne. Leur nouveau système de com était techniquement élégant, si les services de renseignement ne se trompaient pas sur sa nature, et McQueen avait sa petite idée sur la façon de pallier l'incapacité des ingénieurs en R &D havriens à le reproduire. La Ligue solarienne imposait aux deux belligérants un embargo sur les technologies et matériels de guerre, mais l'humanité recherchait un moyen de communication supraluminique depuis presque deux mille ans. Si la République pouvait donner à la Ligue une idée de la façon dont les Manties s'y prenaient, il se trouverait bien un rapace parmi les flottes membres pour conclure un marché garantissant à Havre une part égale des matériels que ses informations permettraient de produire. Après tout, se dit-elle cyniquement, l'embargo durait depuis longtemps, et ce ne serait pas la première fois que la République populaire trouvait quelqu'un disposé à le violer pour une somme raisonnable. « Pour le moment, en tout cas, reprit-elle, ça ne devrait pas avoir d'incidence majeure. Je n'envisage rien d'original, citoyen commissaire, et ils ne devraient pas disposer d'une puissance de feu suffisante pour nous jouer des tours. S'ils veulent rester et nous affronter, nous les battrons à plate couture. S'ils choisissent de se retirer, nous nous rassemblerons dans le système et nous leur rirons au nez. » Un léger grondement monta de son équipage, et elle adressa un sourire carnassier à Fontein. Elle avait des projets personnels, mais ça ne l'empêchait pas d'être sensible au désir collectif de vengeance qui animait la Flotte. Les Manties les avaient trop souvent ridiculisés. Il était grand temps que la Flotte populaire leur rende la monnaie de leur pièce... et pas besoin d'un foutu « citoyen commissaire » pour lui inspirer ce désir-là. « Confirmation, monsieur. Seize supercuirassés, sept croiseurs de combat et trente-deux unités légères. » Le vice-amiral Stanton grimaça à cette description de la force ennemie. Tout était très calme sur le pont d'état-major du Majestueux, et les codes lumineux rouges qui avançaient vers Everest semblaient vibrer de façon menaçante sur le visuel tactique. Les vaisseaux ennemis étaient entrés en espace normal pile sur l'hyperlimite, à vingt virgule sept minutes-lumière de la G3, et se dirigeaient vers la planète qui se trouvait entre eux et la primaire. Et il ne pouvait rien faire pour les arrêter, pensa-t-il. « Dernière estimation de la détection, monsieur. » Le capitaine de vaisseau Truscot, son chef d'état-major, lui passa un bloc-message, et Stanton fit une nouvelle grimace en parcourant l'écran. Un peu moins de trois heures sur cette trajectoire, en admettant qu'ils maintiennent leur accélération actuelle. Évidemment, cela leur ferait dépasser Everest à plus de quarante-quatre mille six cents km/s, or la planète devait être leur objectif premier. En tout cas, c'était le seul enjeu dans le système pour lequel ils savaient qu'il lui faudrait se battre — s'il résistait —, donc il semblait plus logique qu'ils opèrent un retournement à mi-chemin. Il prit une profonde inspiration et recula devant le visuel. Pour l'instant, l'ennemi se trouvait encore à deux cent cinquante millions de kilomètres de la planète et ne pouvait donc voir les vaisseaux de Stanton. Mais cela changerait dès que les unités de la FI MO1 allumeraient leurs impulseurs, les capteurs gravifiques étant supraluminiques. À moins qu'il ne choisisse de limiter leurs dépenses énergétiques à ce que les systèmes de défense pouvaient dissimuler, les Havriens pourraient les suivre en temps réel, tout comme le Majestueux en ce moment à travers le réseau supraluminique. Ils seraient incapables d'identifier ses bâtiments d'aussi loin, mais ils connaîtraient leur position. Ce n'était pas bon. Pas bon du tout. Les missiles manticoriens étaient plus efficaces d'au moins trente pour cent; quant aux CME et aux défenses actives de Stanton, elles bénéficiaient d'une marge de supériorité à peu près équivalente. Mais son vaisseau le plus puissant était un cuirassé, et il n'en avait que quatre alors que les Havriens alignaient seize supercuirassés. Dans ces conditions, même un duel aux missiles serait suicidaire et, si la force d'intervention manticorienne essayait de défendre Everest, l'ennemi pourrait la coincer contre la planète et entrer à portée d'armes à énergie. Dans un pareil affrontement, sa formation tiendrait peut-être vingt minutes. Elle causerait pas mal de dégâts avant de périr, mais la perte de ses vaisseaux ferait plus de tort à l'Alliance que tout ce qu'elle pourrait infliger à l'ennemi... sans offrir plus d'une demi-heure de répit à Everest. « Nous ne pouvons pas les arrêter », dit-il calmement, et Truscot hocha brièvement la tête. Le chef d'état-major avait le regard amer, mais inutile de se leurrer : ils ne réussiraient pas l'impossible. « Hélène, fit Stanton à l'adresse de son officier de communications, établissez une ligne directe vers le Premier ministre, monsieur Jones. » Elle acquiesça, et Stanton se retourna vers Truscot et le capitaine de frégate Ryan, son officier opérationnel. « Georges. Pete et vous allez concevoir un engagement sur une réciproque directe. Inutile de croire que nous pouvons les retenir, mais je veux leur infliger des dommages en passant. Déterminez une trajectoire qui nous permettra de les dépasser à une distance de cinq millions de kilomètres. S'ils décident de manœuvrer contre nous, Jones et les navires d'évacuation disposeront d'un peu plus de temps. Sinon, je veux les passer à vélocité maximale. Ils décéléreront probablement pour élargir la fenêtre d'engagement, mais ils ne pourront pas l'étendre infiniment, et je veux vider nos soutes à munitions sur eux au passage. Feu rapide avec tous nos projectiles jusqu'à épuisement des stocks. — Monsieur, si nous faisons ça... — Je sais, il ne faudra pas les laisser revenir à portée de missiles plus tard, parce que nous n'aurons plus rien à leur opposer. » Stanton secoua vivement la tête, furieux, non pas contre Truscot et ses protestations mais contre les circonstances qui lui dictaient ce plan. « Georges, nous ne pouvons pas nous permettre un engagement prolongé face à tant de lanceurs, quoi qu'il arrive. De cette façon, nous pouvons au moins leur balancer un volume de feu maximal en un minimum de temps, et leurs défenses actives sont plus susceptibles d'être dépassées. Si nous les saturons, nous devrions réussir au moins quelques frappes. » Truscot réfléchit un moment, puis hocha la tête. « Bien, monsieur, dit-il. Cibles prioritaires ? — Les grosses unités. Nous pourrions sans doute détruire plus de croiseurs de combat, mais, si nous endommageons suffisamment un ou deux supercuirassés, nous aurons moins de mal à reprendre le système le moment venu. — Bien, monsieur. » Truscot paraissait plus optimiste cette fois. « Amiral, j'ai le Premier ministre en ligne », annonça l'officier de com. Stanton leva la main. « Juste une seconde, Hélène, dit-il, les yeux toujours fixés sur Truscot. Une fois que Pete et vous aurez déterminé les grandes lignes du plan, vous le laisserez le fignoler et vous vous assurerez que le central de détection fait sauter toutes les plateformes internes au système. Dites-leur que je veux qu'ils vérifient les charges d'autodestruction avant de se tirer. Ensuite, envoyez le Prophétesse et l'Oracle les chercher, et sortez-les du système pendant que nous nous occupons des Havriens. Je ne veux pas qu'un de ces techniciens se retrouve prisonnier de guerre, compris ? — À vos ordres, monsieur. » Truscot acquiesça d'un air sombre. Faire sauter les plateformes de détection supraluminique priverait Stanton d'un avantage tactique crucial, mais il ne comptait pas résister, et les transmetteurs d'impulsions gravifiques étaient l'un des secrets les mieux gardés de la FRM. Aucun ne devait tomber entre les mains de l'ennemi. Dans le cas d'un bâtiment comme le Majestueux, cela impliquerait des sabotages internes massifs de façon à endommager la section communications au-delà de tout espoir de reconstitution. Dans le cas du central de détection, cela exigeait la destruction totale. Plus important encore, les techniciens de ce service connaissaient toutes les caractéristiques du système aussi bien que leurs ordinateurs. « Très bien. » Stanton prit une inspiration profonde et amère, puis se redressa en se tournant vers l'officier de com. «Je vais prendre le Premier ministre, Hélène », dit-il calmement. CHAPITRE SEIZE — Il a fait quoi? — Il a assigné le frère Jouet à résidence et rendu la chaire de la cathédrale Burdette à Marchant, Votre Grâce, répéta Lord Prestwick. — Assigné à ré... » Benjamin Mayhew s'arrêta avant de faire écho une fois de plus au chancelier comme un perroquet. Pendant quelques instants, il ne ressentit qu'une immense stupeur lace à l'insolence éhontée de Burdette, puis ses yeux s'étrécirent et se durcirent. «Je présume qu'il s'est servi de sa garde personnelle ? — Oui, Votre Grâce. » Prestwick avait du mal à garder une voix égale. Quant au ton de Benjamin, il faisait pendant à son regard, et son timbre glacial rappelait au chancelier que la dynastie Mayhew régnait depuis presque mille ans T. Des années qui n'avaient pas toutes été calmes et douces... à l'image des Protecteurs qui les avaient marquées. « Je vois. » La voix de Benjamin aurait pu tailler des diamants à force de dureté. « Et comment a-t-il justifié son geste ? — Comme vous le savez, répondit prudemment Prestwick, il a toujours soutenu que la Sacristie faisait erreur en défroquant Marchant. Il a désormais élargi sa position et prétend que, indépendamment de cette considération, vous n'avez pas autorité légale pour faire appliquer la décision de la Sacristie. — Ah oui ? » Benjamin attendait manifestement plus d'explications, et Prestwick soupira. « En gros, il juge anticonstitutionnel le rétablissement de votre pouvoir personnel, Votre Grâce, et c'est effrayant. Je sais que la Cour suprême n'est pas d'accord mais, dans le cas des seigneurs, bien qu'ils n'aient jamais explicitement remis cette idée en cause, ils ne l'ont jamais officiellement acceptée non plus. Si les réactionnaires se servent de la rage religieuse qu'il est en train de créer pour obtenir un vote de défiance, ils pourront arguer que toutes les décisions que vous avez prises depuis que vous détenez à nouveau le pouvoir étaient elles aussi illégales. » Mayhew serra les dents, et le feu glacial de ses yeux devint brûlant. Toutefois, Prestwick ne prenait manifestement aucun plaisir à lui rapporter les propos de Burdette, et il n'avait aucune raison de passer ses nerfs sur le chancelier - sans compter que l'angle d'attaque adopté par Burdette devait le mettre dans une position inconfortable. « Asseyez-vous, Henry, je vous prie », se força-t-il à dire plus sereinement. Il esquissa un sourire froid, et Prestwick s'enfonça dans le confortable fauteuil devant son bureau. Le chancelier était un homme droit, se disait-il, mais il occupait une situation difficile. Il avait hérité le fief Prestwick deux ans plus tôt de son neveu resté sans enfants, et cet événement complètement inattendu l'avait fait à la fois chancelier et membre du conclave, dépositaire de loyautés potentiellement conflictuelles dans la nouvelle équation politique graysonienne. Il ressentait souvent une certaine gêne à traiter sur un pied d'égalité avec d'autres seigneurs, et il semblait parfois oublier qu'il était le bras droit d'un chef de gouvernement dont la fonction consistait à leur imposer sa loi plutôt qu'à accepter leurs ordres. Il pouvait aussi se montrer un peu trop pointilleux sur des détails ou des questions de protocole, mais c'était un homme solide, fiable, et surtout un homme de principes. Beaucoup auraient démissionné plutôt que de continuer à servir celui qui avait retiré aux Clefs le contrôle du gouvernement au cours de ce qu'on appelait désormais la Restauration Mayhew, compte tenu notamment des complications qui naissaient du cumul des rôles de chancelier et de seigneur. Prestwick était resté, et il s'était révélé extrêmement précieux ces quatre dernières années. « Dites-moi, Henry. Qu'en pensez-vous ? » demanda Benjamin d'un ton plus naturel. Prestwick haussa les épaules. «Je crois qu'il fonde son raisonnement sur des bases légales fragiles. — À quel point? insista Mayhew. — Très fragiles, répondit Prestwick avec un petit sourire ironique. Votre Grâce, si mes prédécesseurs et moi comptions établir de façon permanente le contrôle du gouvernement par ses ministres, nous avons commis une grave erreur - ainsi que la Cour nous l'a rappelé - en omettant d'amender la constitution. » Son sourire s'élargit et Benjamin le lui rendit, un peu pincé, mais Prestwick se pencha alors, l'air plus sérieux. « Le problème, Votre Grâce, c'est que pendant plus d'un siècle la coutume a voulu que le Protecteur soit le garant symbolique d'une certaine stabilité mais que son Conseil s'occupe de diriger les affaires, alors que la constitution persistait à l'appeler chef du gouvernement, et non simplement chef de l'État. » Il haussa les épaules. « Quand vous avez réaffirmé votre autorité, vous avez violé la coutume, mais la constitution écrite - que tous les seigneurs et officiers militaires de Grayson ont juré de protéger vous en donnait parfaitement le droit. Nous n'avions simplement pas prévu que vous le feriez. — Et pensez-vous que ça ait été une bonne chose ? » Benjamin n'avait jamais posé la question - pas directement - et Prestwick marqua une pause. « Oui, Votre Grâce, dit-il calmement. — Pourquoi? fit Benjamin sur le même ton. — Parce que vous aviez raison : il nous faut un exécutif plus Port. » Le chancelier détourna les yeux et poursuivit en regardant par la fenêtre du bureau. « J'ai soutenu votre position sur le traité avec Manticore avant même que vous ne... renforciez votre autorité parce que je pensais moi aussi que nous avions besoin des avantages économiques et industriels — sans parler des avantages militaires — qu'il nous apporterait. Malgré cela, je ne m'étais pas encore rendu compte, à ce moment-là, de la façon dont les Clefs dominaient le Conseil. J'aurais dû, puisque je faisais partie du système, mais je me préoccupais trop des détails quotidiens pour avoir une vision d'ensemble. Et, de ce fait, je n'ai pas vu que nous risquions un retour au règne des cinq Clefs. Benjamin poussa un soupir de soulagement, et le chancelier lui adressa encore un sourire timide. La vérité — le Protecteur savait maintenant qu'ils la connaissaient tous deux —, c'était que les seigneurs de Grayson avaient progressivement retrouvé une dangereuse autonomie sur le dernier siècle et demi. Pas de façon ouverte ou manifeste car le processus avait été très graduel, mais les grands Lords avaient lentement et irrésistiblement réaffirmé leur indépendance du pouvoir central. C'était compréhensible pour toute personne versée dans l'histoire de la planète, car le Sabre et les Clefs s'opposaient depuis longtemps en une lutte amère, et les Clefs détenaient plusieurs avantages. Dès les premiers jours de la colonie, les seigneurs avaient mené le triste combat de leur peuple pour survivre. Quelqu'un devait prendre les décisions difficiles, déterminer qui mourrait pour que d'autres vivent, et les seigneurs l'avaient fait. À ce jour, le décret d'un seigneur gardait force de loi dans son fief, tant qu'il n'entrait pas en conflit avec la constitution. Et, à une certaine époque, connue par les historiens sous le nom « ère des cinq Clefs », on s'était même passé de constitution. Les grands seigneurs, menés par les Lords des cinq premiers fiefs — Mayhew, Burdette, Mackenzie, Yanakov et Bancroft — régnaient alors comme des rois indépendants : il ne leur en manquait que le titre. Leur pouvoir n'était contrebalancé que par l'Église, et le Protecteur n'était que le premier parmi ses pairs, sans même une armée sous ses ordres. S'il se trouvait être seigneur Mayhew en plus de Protecteur (les autres Clefs veillaient à ce que ce soit rarement le cas), il pouvait se servir de la garde Mayhew, mais il s'agissait là de toute la puissance militaire à laquelle le plus fort des Protecteurs pouvait prétendre — sûrement pas assez pour défier les Clefs en tant que groupe. La coutume voulait que le Protecteur soit un Mayhew car c'était Oliver Mayhew qui avait presque à lui tout seul préservé la colonie originelle de la destruction. Mais pendant quatre siècles le Protecteur avait été choisi par le conclave des seigneurs parmi tous les hommes adultes de sa descendance, et les Clefs votaient pour la faiblesse plutôt que la force. Les seigneurs voulaient un Protecteur incapable de remettre en cause leur propre pouvoir et, si par hasard ils en choisissaient un trop fort pour eux, ils trouvaient le moyen de remédier à la situation. Benjamin II, Oliver IV et Bernard III avaient tous péri assassinés, et Cyrus le Faible avait même été emprisonné par une alliance de seigneurs. Chaque Protecteur savait que son règne ne durerait que tant que les Clefs le permettraient, et il avait fallu quatre cents ans T — et l'horrible carnage de la guerre civile — pour changer cet état de fait. Les Clefs avaient été quasiment annihilées dans les premières heures de la guerre civile. Cinquante-trois des cinquante-six seigneurs de l'époque, tous accompagnés de leurs héritiers, s'étaient rassemblés pour le conclave spécial convoqué par le Protecteur John II à la demande de Jérémie Bancroft. On s'était bien étonné que le seigneur Bancroft fasse savoir que lui-même et deux de ses collègues arriveraient en retard, mais personne n'avait deviné la véritable raison de leur absence. Tous savaient Bancroft fanatique, mais nul ne l'imaginait traître... et, pour cette raison, ils étaient tous morts lorsque les soldats des Fidèles avaient pris la Chambre. De tous les seigneurs graysoniens, seuls Bancroft, Oswald et Simonds, les meneurs des Fidèles, avaient survécu, et il n'était resté personne pour unir contre eux les sujets ou les gardes de leurs pairs assassinés. Personne, oui. À part Benjamin, le fils du Protecteur. Les gardes de Mayhew avaient été aussi surpris que les autres mais, d'une façon que nul ne s'expliquait encore à ce jour, une poignée d'entre eux avaient frayé une issue au fils de John. L'ouverture n'avait pas duré — de quelque manière qu'on l'ait créée — mais les gardes de John étaient morts jusqu'au dernier, le Protecteur à leur tête, pour couvrir la fuite de Benjamin IV face aux meurtriers des cinquante-trois et de leurs héritiers. Mais c'était le seul rescapé, et le fief Mayhew fut le tout premier occupé par les Fidèles. Il avait dix-sept ans, ce n'était qu'un gamin sans même un garde du corps, et les Fidèles jugèrent qu'il ne représentait pas de menace. Or ce gamin de dix-sept ans allait entrer dans l'histoire de Grayson sous le nom de Benjamin le Grand. Il gagna le fief Mackenzie et, on ne sait comment, rassembla autour de lui les vestiges des autres gardes seigneuriales. Les Fidèles contrôlaient les deux tiers de la planète lorsqu'il y parvint, mais il fit une armée de ces hommes sans chef. Son armée, qui l'aurait suivi jusqu'en enfer. Et, en quatorze ans d'une guerre féroce et sanglante, son armée et lui reprirent la planète pas à pas, jusqu'à conduire les Fidèles à la débâcle et à l'exil vers Masada. Il s'agissait d'un exploit inouï, et la constitution écrite qui émergea des horreurs de la guerre reconnaissait la dette de Gray-son envers l'homme qui l'avait accompli. Elle réunissait les fiefs confisqués de Bancroft, Oswald et Simonds en un seul domaine placé sous l'autorité du Protecteur (qui ne serait pas seigneur Mayhew), rendait son titre héréditaire, restreignait les effectifs des gardes seigneuriales et créait une armée planétaire permanente sous son commandement. Benjamin IV avait juré sur la tombe de son père de repousser son investiture officielle au rang de Protecteur tant qu'il n'aurait pas vaincu les Fidèles et, comme toutes les promesses qui avaient suivi, il avait tenu celle-là. Lorsqu'il fut enfin proclamé Protecteur, ce ne fut pas « par acclamation du conclave » mais « par la grâce de Dieu » et, lors de son investiture, il transmit la clef Mayhew à son fils aîné et se choisit un nouvel emblème. La clef symbolisait depuis toujours l'autorité des seigneurs, et la porter aurait souligné que le Protecteur était leur égal. Or le Protecteur n'avait plus d'égal, et personne ne se méprit sur les intentions de Benjamin IV lorsqu'il échangea sa clef contre un sabre nu. Cela se passait il y a six siècles T, mais les seigneurs avaient été plus humiliés que brisés, et les Protecteurs suivants ne s'étaient pas tous montrés à la hauteur de Benjamin le Grand. À la naissance de Benjamin IX, les Clefs avaient repris le contrôle de Grayson dans les faits, à travers le Conseil. Pendant ses études à l'université de Harvard, sur le campus de Bogota, Benjamin avait appris l'histoire du parlement de l'ancien royaume de Pologne, où siégeaient tous les barons et qui requérait l'unanimité pour toute décision — avec pour résultat prévisible que rien ne se décidait jamais. La situation n'était pas tout à fait aussi grave sur Grayson, mais elle demeurait sérieuse, car les nominations au Conseil du Protecteur devaient recevoir l'approbation du conclave des seigneurs. Cet ancien droit leur était toujours réservé par la constitution et, avec le temps, une succession de Protecteurs faibles avait permis aux Clefs de contrôler la composition du Conseil. Les grands seigneurs de l'époque — des hommes comme Burdette, Mueller, Mackenzie et Garth —s'étaient partagé le Conseil et distribuaient les ministères comme autant de fiefs conquis. Chacun d'eux, avec l'aide d'un petit groupe d'alliés de moindre importance, contrôlait la nomination du membre du Conseil à la tête de « son » ministère, et ces hommes, chacun responsable devant le seigneur qui l'avait fait élire, contrôlaient à leur tour la composition de leur administration. Cela s'était fait tout seul : chaque pan du gouvernement et ses bureaucrates s'étaient trouvés redevables à l'un des seigneurs, et le système s'était étendu insidieusement jusqu'à ce que le Protecteur ne contrôle plus que son personnel domestique. Comme à l'époque des cinq Clefs, les seigneurs formulaient la politique intérieure — une politique destinée à assurer leur propre autonomie. Quant à la politique étrangère, il n'y en avait pas — en dehors de la traditionnelle hostilité envers Masada — car personne n'en avait vu l'intérêt avant que la confrontation entre Havre et Manticore ne confère soudain au système stellaire une importance stratégique capitale. Mais les Clefs avaient omis d'amender la constitution... et oublié le prestige dont se paraît encore le nom de Mayhew aux yeux de leurs sujets. Lorsque le Conseil s'était trouvé paralysé face à Havre qui tentait de saisir l'Étoile de Yeltsin à travers ses pions masadiens, c'était un Mayhew qui avait mis fin à la paralysie. Et, une fois de plus, cet acte avait fait d'un dénommé Benjamin Mayhew le Protecteur de Grayson dans les faits autant que par le titre. Le Sabre avait retrouvé de son tranchant, et les Clefs n'y pouvaient rien — légalement. À une époque, les lois civiles et religieuses de Grayson étaient identiques, et la Sacristie faisait office de cour suprême planétaire. Mais le carnage qui avait accouché de la constitution avait enseigné à l'Église une leçon douloureuse sur les conséquences de l'ingérence religieuse dans les questions temporelles. La loi de Grayson consacrait encore les principes théocratiques qui l'avaient toujours inspirée, mais, depuis six siècles, les juges en fonction n'avaient plus le droitd'exercer pour l'Église. En conséquence, un élément distinctement séculier s'étaitglissé dans la loi, mais l'Église formait encore les juristes de la planète. Et elle conservait le droit d'approuver les nominations à la Cour suprême qui, entre autres fonctions, s'occupait des questions constitutionnelles. Ce droit d'approbation s'était révélé crucial dans les événements des quatre dernières années. En effet, le révérend Julius Hanks était depuis trente ans la force motrice de la Sacristie —d'abord en tant que Second Ancien, puis révérend et Premier Ancien —, et l'arrogance croissante des Clefs l'avait inquiété. Ses options étaient limitées, mais il s'était servi de celles qui lui restaient, et il n'avait fait approuver à la Cour suprême que de stricts interprètes de la loi. Les seigneurs ne s'en étaient pas souciés outre mesure. Peut-être n'avaient-ils même pas réfléchi aux conséquences... jusqu'à la Restauration Mayhew : à cette occasion, la Cour avait jugé que la loi de Grayson découlait de la constitution écrite et non de la coutume qui la violait depuis cent ans. Cette décision avait mis un coup d'arrêt à l'opposition légale des seigneurs au pouvoir personnel du Protecteur et, même s'ils l'avaient voulu, ils n'avaient pas osé recourir à des moyens illégaux. Le Protecteur bénéficiait du soutien de la Flotte et de l'armée de terre graysoniennes, deux organisations plus puissantes qu'elles ne l'avaient jamais été, même du temps de Benjamin le Grand. Il était soutenu par les sujets de Grayson, et leur conclave — après un siècle à voir son pouvoir faiblir de concert avec celui du Sabre — avait redécouvert son égalité théorique avec celui desseigneurs. Enfin, il avait l'appui du révérend Hanks et de l'Église de l'Humanité sans chaînes, ce qui lui donnait en quelque sorte l'imprimatur divin. Si puissants que soient les seigneurs au sein de leur propre fief, Benjamin Mayhew était le ferme dépositaire de l'autorité centrale, et il n'avait pas l'intention de l'abandonner avant d'avoir traîné sa planète du passé vers le présent. Malheureusement, Lord Burdette semblait s'en être rendu compte. Et s'il s'agissait là du premier coup porté dans une tentative ouverte pour faire dérailler la Restauration Mayhew, il pourrait bien s'avérer plus dangereux qu'à première vue. Après tout, la composition de la Cour suprême avait été approuvée par la Sacristie, non par l'assemblée générale de l'Église, et c'était après la Sacristie que Burdette en avait. S'il parvenait à convaincre assez de gens que la Sacristie s'était trompée sur le compte de Marchant, la décision de la Cour en faveur de Benjamin pourrait devenir suspecte par association. Et si cela se produisait... Malgré les propos rassurants qu'il avait tenus devant Lady Harrington, Benjamin Mayhew savait depuis le début qu'il prenait de gros risques. La plupart des Graysoniens étaient prêts à le suivre où il irait mais, s'il trébuchait – si la destination vers laquelle il les emmenait leur explosait à la figure, ou si un groupe solide de ceux qui craignaient les changements à venir se formait pour s'y opposer –, cela pourrait changer. En un sens, son autorité découlait de la volonté des Graysoniens de le laisser les gouverner, et, même s'il avait cru qu'une telle manœuvre puisse réussir, il n'avait pas l'intention de recourir à la force militaire sous ses ordres pour changer cette situation. Et cela faisait de Burdette une menace, malgré son fanatisme. Il parlait pour cette vaste minorité qui redoutait le changement et, en formulant son opposition en termes religieux, il faisait appel à des sentiments puissants. L'idée graysonienne selon laquelle chacun devait faire face à ses épreuves et s'accrocher à sa vision de la volonté divine, quel que soit le prix à payer, lui conférait une dangereuse légitimité et, s'il cherchait une autre arme, son argument éclairait d'un jour nouveau – et bien plus menaçant – les positions qu'avaient récemment prises des hommes comme Lord Mueller. Qu'ils agissent par conviction religieuse ou dans un effort cynique pour reconquérir le pouvoir perdu, des seigneurs organisés en groupe d'opposition – surtout s'ils pouvaient prétendre à la moindre légitimité – deviendraient de dangereux adversaires. Pourtant Benjamin avait lui aussi quelques atouts dans son jeu. La menace masadienne avait enfin disparu après six guerres (qui n'étaient des conflits « mineurs » qu'aux yeux des plus grandes nations) en plus de deux siècles. Malgré la tension sociale née de ses réformes et de la guerre contre Havre, l'économie planétaire n'avait jamais été aussi florissante, et elle se fortifiait de jour en jour. Mieux, la médecine moderne – moins spectaculaire en apparence, peut-être, que les machines clinquantes des technologies "dures" – était arrivée jusqu'à Grayson, et des gens comme son frère Michael et ses filles vivraient encore deux ou trois siècles. Benjamin lui-même n'avait pas quarante ans, mais c'était déjà trop pour que le prolong se révèle efficace et, malgré une certaine amertume, il acceptait l'idée qu'il ne verrait pas le résultat de ses réformes. Mais son frère et ses enfants vivraient jusque-là, et les implications étaient extraordinaires. Tout cela résultait directement de la politique menée par Benjamin, et les Graysoniens le savaient. Ils se savaient nés dans une période agitée, une ère de changements, d'incertitude et de danger, et, comme ils l'avaient toujours fait, ils se tournaient vers l'Église et la dynastie Mayhew en quête de sécurité. Si Lord Burdette se permettait de l'oublier, cela aurait de graves conséquences pour sa position. Mais pour l'instant... « Bon, Henry, j'imagine qu'en prétendant que j'ai "usurpé" mon pouvoir Burdette justifie son action personnelle contre la Sacristie ? — Oui, Votre Grâce. — Et donc il a recouru à sa garde personnelle pour "arrêter" le frère Jouet ? » Prestwick acquiesça, et Benjamin eut un rictus méprisant. « Je suppose qu'il n'a pas mentionné le fait que, usurpateur ou non, je n'ai signé l'ordre démettant Marchant qu'après que la Sacristie me l'a officiellement demandé ? — En fait, si, Votre Grâce. » Mayhew haussa le sourcil, et Prestwick leva la main en un geste d'impuissance. « Comme je vous l'ai dit, il a répété que la Sacristie se trompait. Il est même allé plus loin que dans ses déclarations précédentes. Il prétend qu'"en apportant son soutien aux déviations hérétiques qui empoisonnent notre Foi et notre société" l'actuelle Sacristie a renoncé à son droit de juger "un véritable homme de Dieu qui a dénoncé une étrangère adultère et sa perversion de la dignité de seigneur de droit divin". » Le chancelier grimaça. « Excusez-moi, Votre Grâce, je cite mot pour mot. — Je vois. » Benjamin fixa le vide pendant plusieurs secondes tandis que son esprit galopait. La nouvelle rhétorique plus vigoureuse de Burdette cadrait hélas très bien avec les buts qu'il lui attribuait, mais la rapidité avec laquelle il se découvrait impliquait des risques pour sa propre stratégie. « Il doit se dire que, puisque le révérend Hanks me soutient de toute façon, autant nous attaquer tous les deux en même temps. Mais même les seigneurs qui pourraient apprécier de me voir tomber vont hésiter à déclarer la guerre à la Sacristie, donc il divise l'opposition potentielle. — Eh bien, oui, Votre Grâce, mais il pourrait bien avoir divisé aussi ceux qui vous soutiennent. Comme vous l'avez prouvé il y a quatre ans, la loyauté envers le nom des Mayhew est toujours très ancrée chez les plus traditionnels – et les plus conservateurs. Cela signifie que beaucoup qui vous auraient autrement soutenu pourraient hésiter à appuyer les réformes que vous avez lancées. — Mmmrn. » Benjamin fit basculer le dossier de son fauteuil. Pour quelqu'un autrefois trop « préoccupé par les détails » pour avoir une vue d'ensemble, Prestwick avait fait des progrès impressionnants. « Je persiste à croire que cela lui fera plus de mal qu'à nous, dit-il au bout d'un moment. Pour jouer la carte religieuse en sa faveur, il doit convaincre le peuple que la Sacristie a "trahi" la Foi. Il ne créera pas une réelle opposition au révérend Hanks du jour au lendemain, et, tant que ce ne sera pas fait, ses amis et lui devront veiller à ne pas présenter un front trop uni. S'ils se dévoilent trop tôt et qu'ils me fournissent une cible que je puisse attaquer en tant que groupe,avec une Église unie derrière moi, je leur couperai les jambes avant qu'ils aient compris ce qui se passe. — Ils ont fait attention jusqu'à maintenant, Votre Grâce, souligna Prestwick, et la façon dont ils exposent Burdette m'inquiète. Cet homme ressemble trop aux Fidèles à mon goût, mais il a une impressionnante réputation de piété personnelle. Si vous le touchez, vous pourriez bien polariser les questions religieuses, et Dieu seul sait où cela nous mènerait! — En effet. » Benjamin tambourina sur le bureau, puis leva brusquement les yeux. « A-t-il fait autre chose que remplacer le frère Jouet par Marchant ? — Pas encore. Il a clairement dépassé les bornes en assignant un prêtre à résidence, mais il n'a ordonné l'arrestation de Jouet que lorsque celui-ci a refusé de quitter la cathédrale et, d'après toutes mes sources, les gardes de Burdette l'ont traité avec beaucoup de respect. Jusqu'ici, il joue toute cette confrontation sur la seule base de sa foi personnelle et, malgré son accusation selon laquelle vous avez pris le pouvoir illégalement, il a veillé à ne pas toucher un seul des bras séculiers du Sabre dans son fief. — Bon sang », fit Benjamin. La tactique de Burdette était meilleure qu'il ne s'y attendait. Elle était même assez fine pour qu'on se demande si un autre ne tirait pas les ficelles. Mais, indépendamment de qui l'avait calculée, l'attitude de Burdette lui laissait le choix du mouvement suivant. Il pouvait – et devrait sans doute –affirmer l'autorité religieuse du Sabre en tant que gardien de l'Église pour défaire ce que Burdette avait fait. Mais, dans ce cas, il risquait d'envenimer l'affaire, surtout si l'adversaire était prêt à résister par la force. L'image d'un homme affrontant son épreuve personnelle en s'opposant à l'anéantissement de sa foi était puissante sur Grayson. Si Benjamin pesait de tout le poids du Sabre sur un seigneur isolé, le déséquilibre des forces pourrait faire de Burdette une espèce de héros... et, si d'autres seigneurs se rassemblaient tranquillement pour s'opposer à lui, ils auraient pour mot d'ordre de venir à la rescousse pour défendre l'autorité qu'exerçait traditionnellement le seigneur dans son fief. Mais, s'il ne réagissait pas, Burdette et ses amis gagneraient la première reprise, ce qui ne ferait qu'accroître leur prestige pour la suivante. « D'accord, Henry. J'admets que nous devons agir prudemment. S'il se limite à une confrontation purement religieuse pour l'instant, nous devrions peut-être l'imiter. Dans ce cas, le révérend Hanks et la Sacristie deviennent notre meilleure arme. — En effet, Votre Grâce. — D'accord, répéta Benjamin. Alors, priez le révérend de venir au palais le plus tôt possible. Puis élaborez une déclaration déplorant les agissements de LordBurdette et ses attaques contre notre Père l'Église. Je veux le condamner sans l'agresser trop ouvertement. Insistez sur notre modération et regrettez son obstination et sa précipitation, sans jeter de gant qu'il pourrait ramasser. Notre position sera la suivante : il a mal agi, mais la Foi est trop importante pour devenir le prétexte de confrontations séculières. Si le révérend Hanks est d'accord, nous pourrions convoquer une assemblée générale de l'Église pour condamner ses acteset en faire une confrontation entre Burdette et l'Église tout entière plutôt que la seule Sacristie. — C'est un peu risqué, Votre Grâce, fit Prestwick, l'air inquiet. Les Anciens de la Sacristie sont très unis, mais qui nous dit qu'une assemblée générale le serait ? Or, si une minorité conséquente venait à soutenir Marchant, cela renforcerait seulement la position de Burdette. — Le révérend Hanks en sera le meilleur juge, répondit Benjamin, mais, pour l'instant, je crois que l'indignation générale à la façon dont Marchant – et Burdette lui-même d'ailleurs – a attaqué Lady Harrington jouera en notre faveur. Burdette a fait d'elle le point de mire de son opposition à tous les autres changements, mais elle reste immensément populaire. Vu les circonstances, nous pourrions peut-être nous servir de cette popularité. — Nous en servir, Votre Grâce ? — Bien sûr. C'est une héroïne militaire, et la façon dont son fief progresse – ainsi que l'impact de Dômes aériens sur toute la planète – est le meilleur témoignage des conséquences positives de l'Alliance et des réformes. Et puis Marchant et Burdette ont commis une grave erreur en l'attaquant personnellement. Non seulement ils s'en sont pris publiquement à un seigneur – et nous insisterons sur ce point devant les alliés de Burdette et tous les autres – mais ils ont aussi insulté une femme. Cela devrait placer les traditionalistes les plus inquiets des changements sociaux devant un sérieux dilemme, malgré toute la haine qu'ils vouent au progrès. » Le Protecteur eut un sourire froid. « Si Burdette veut attaquer Lady Harrington pour trouver du soutien, retournons sa tactique contre lui. » Samuel M. Harding était nouveau à son poste, mais il n'était pas le seul, loin de là. Sur les trois derniers mois, alors que les commandes affluaient des autres fiefs, la SARL Dômes aériens de Grayson avait quadruplé ses effectifs. L'entreprise avait dû embaucher à un rythme incroyable puis former tout son personnel au maniement de son équipement extraplanétaire, ce qui lui avait laissé peu de temps pour apprendre à connaître ses nouveaux employés. Heureusement, la tâche de Harding n'était pas bien compliquée, car il maniait une foreuse manticorienne de conception ergonomique. Son logiciel d'opération avait été soigneusement conçu pour offrir un contrôle rapide et incorporait des sécurités permanentes qui rendaient son utilisation presque infaillible. Et puis Harding apprenait vite. Il lui avait fallu moins de trois semaines pour maîtriser ses nouvelles fonctions, et il avait réussi le test de sécurité final permettant d'opérer sans superviseur direct juste à temps pour qu'on l'affecte à l'équipe d'excavation sur le dernier projet de Dômes aériens. Assis dans un fauteuil confortable, il veillait à la bonne marche de sa machine – d'une valeur d'un quart de millions d'austins. Sur l'écran, il regardait les têtes en alliage réfractaire de la foreuse numéro quatre s'enfoncer dans le sol comme dans du beurre au milieu d'un vacarme assourdissant – il le savait car son programme de formation incluait une observation sur site, bien que son poste fût situé à trois kilomètres de la zone d'activité de la foreuse. Il observait le visuel avec un respect mêlé de crainte. Son trépan large d'un mètre s'enfonçait de dix centimètres par minute, et pourtant il avait ralenti de soixante pour cent lorsque l'argile avait cédé la place à de la roche dure. C'était vraiment un outil splendide, pensa-t-il, les yeux sur le nuage de poussière et de débris que rejetait le collecteur d'évacuation tandis que la foreuse hurlante mâchait la roche. Des éclats de pierre jaillissaient comme des balles du collecteur; de longs « doigts » agiles en acier de combat se déplaçaient à grande vitesse, avec une précision micrométrique, pour curer les dents des têtes de forage de peur que leur appétit vorace ne provoque un encombrement de pierre pulvérisée; un réfrigérant à haute pression circulait dans les têtes afin d'éviter que leur alliage ne chauffe et ne se brise. Les dents de la foreuse tournaient plus vite que la turbine du nouvel aérodyne manticorien de Harding, et il se tourna légèrement pour comparer les performances de la machine au profil théorique stocké dans l'ordinateur. Cette tâche avait quelque chose d'irréel. Il lui suffisait de regarder le visuel pour constater la vitesse et l'intensité hurlante du forage, et la puissance incroyable qu'il contrôlait. Pourtant, autour de lui, la salle de contrôle confortable et climatisée était à peu près silencieuse, isolée du monstre bruyant qu'il commandait. Lui et lui seul savait ce que la bête faisait à chaque instant —ou s'en inquiétait. Une demi-douzaine d'autres ouvriers surveillaient des consoles comparables dans la même pièce, mais aucun ne se préoccupait de Harding. Ils étaient tous aussi concentrés sur leur machine, car les gens qui l'entouraient avaient une mission. Ils apportaient à leur monde une autre des merveilles issues de la corne d'abondance technologique de Manticore et, par la même occasion, gagnaient cet argent dont le fief Harrington avait tant besoin. Une opportunité stimulante. Et les ouvriers de Dômes aériens se montraient férocement loyaux envers leur seigneur pour avoir rendu la chose possible et leur avoir permis d'y prendre part. Samuel Harding le comprenait, et lui aussi remerciait le ciel d'être là, car il était également investi d'une mission — différente, toutefois, de celle des autres ouvriers. Il entra une correction mineure sur son terminal, modifiant les paramètres de forage. Il s'agissait d'un changement minime, mais il suffirait. Le puits que Harding creusait accueillerait bientôt l'un des principaux poteaux de soutènement du nouveau dôme... mais ce puits différerait légèrement du profil établi. Pas de beaucoup. D'ailleurs, il faudrait qu'une personne s'attendant à trouver un problème effectue un relevé soigneux pour s'en rendre compte. En soi, cette différence importerait peu, mais Samuel Harding creuserait encore deux puits cet après-midi, et cinq autres chaque jour qui suivrait, jusqu'à la fin du projet. Ils seraient tous légèrement hors normes, et Harding ne serait pas le seul à le savoir. Lorsque l'équipe responsable de la mise en place des poteaux arriverait sur le site, certains de ses membres disposeraient d'une liste détaillée des trous qu'il avait forés et de leur écart exact par rapport au cahier des charges. Ces poteaux, fabriqués dans un autre des merveilleux alliages de Manticore, étaient chacun une pièce de précision dans la structure complexe qu'Adam Gerrick et son équipe avaient conçue. Une fois en place, soumis à des contraintes diverses minutieusement calculées, ils fourniraient au dôme des murs plus solides que l'acier. Et parce que ces murs seraient élastiques — dans la mesure où ils intégreraient de multiples poteaux réunis dans un tout — ils résisteraient à tous les phénomènes en deçà du tremblement de terre sans qu'aucun panneau de cristoplast ne se fêle. Sauf dans le cas des trous que Harding avait forés : là, les socles de béton céramisé seraient fondus presque correctement dans des puits presque parfaitement alignés. Ils avaient été calculés tout aussi précisément que les autres, mais en vue d'un résultat très différent. Samuel Harding ignorait si l'effondrement se produirait pendant la construction ou seulement lorsque le dôme serait en place depuis un moment, mais il savait ce qui finirait par arriver, à l'heure choisie par Dieu. En lui-même, il espérait que morts et blessés ne seraient pas trop nombreux le moment venu, mais il fallait parfois consentir à quelques sacrifices pour accomplir la volonté divine. Son plus grand regret, celui pour lequel il implorait le pardon de Dieu chaque nuit, c'était que bon nombre de ceux qui périraient ne seraient pas en état de grâce, séduits comme ils l'avaient été par la putain extraplanétaire à laquelle ils avaient donné leur loyauté. L'idée de ce que leur erreur pourrait coûter à leur âme représentait un lourd fardeau, mais il se consolait en pensant que Dieu savait que ces hommes avaient été trompés et séduits, or Il se montrait aussi miséricordieux que sa colère était terrible. Il tiendrait peut-être compte du fait que ces ouvriers avaient été trahis par les faux prophètes qui les avaient écartés de sa loi. Mais, quoi qu'il advienne des autres, Samuel Harding avait le devoir de faire face à son épreuve personnelle, et il savait la main du Seigneur sur lui, le protégeant tandis qu'il s'attelait à la tâche qu'Il lui avait envoyée, car personne ne soupçonnait ce qu'il faisait réellement. Ses collègues l'acceptaient comme un des leurs, sans savoir qu'il connaissait la véritable nature de la fausse maîtresse qu'ils servaient et la menace qu'elle et son Royaume stellaire représentaient pour le peuple de Dieu. Ils n'avaient même pas remarqué qu'il leur avait fourni un faux nom, c'est dire ! Et, du coup, aucun d'eux ne se doutait que le nom de jeune fille de sa mère était « Marchant ». CHAPITRE DIX-SEPT « Là ! Vous voyez ? Honor désignait un point dans les profondeurs de l'immense cuve du CO tout en regardant Mercedes Brigham et Fred Bagwell. Ils étaient tous les trois venus au centre d'opérations de combat du Terrible visionner à nouveau les images du dernier exercice, car les visuels du pont d'état-major n'offraient pas assez de détails au goût d'Honor. Elle scrutait maintenant leur visage, devinant leur concentration grâce à son lien avec Nimitz tandis qu'ils méditaient sur la faible lueur au cœur de la sphère holo. Elle les sentait s'efforcer de comprendre ce qu'elle avait déjà déduit. Enfin Mercedes marmonna un juron, alors que Bagwell paraissait toujours aussi perplexe. « Je le vois, milady, mais je ne sais pas ce que c'est », admit-il en fixant l'infime trace lumineuse. C'était une des choses qu'Honor appréciait chez lui : sa détermination à faire que tout se déroule selon les plans pouvait le rendre franchement pénible, mais, lorsqu'il ignorait quelque chose, il le reconnaissait. « Mercedes ? » fit-elle. Le chef d'état-major soupira. « Oui, milady. Moi, je sais ce que c'est, admit-elle avec une grimace en se tournant vers Bagwell. Ce truc, Fred, c'est un drone de reconnaissance camouflé, circuits d'impulsion coupés. Et il est passé en plein milieu de notre formation. — Un drone de reconnaissance ? » Bagwell ouvrit des yeux étonnés, puis son regard s'illumina. « C'est comme ça que l'amiral Henries a su ce que nous préparions ? — En effet », murmura Honor avec un sourire désabusé. Elle ne l'aurait pas cru si sournois, ce Sir Alfred Henries, officier commandant l'escadre manticorienne qui s'était arrêtée pour manœuvrer sur le chemin de Thétis. Elle secoua la tête et croisa les bras. Elle avait passé des heures avec Mercedes et Bagwell à lui concocter une surprise qui aurait dû fonctionner. D'ailleurs, sans ce drone de reconnaissance, elle aurait bien marché. Les systèmes havriens de guerre électronique étaient inférieurs à ceux de la FRM. Pour en tirer des performances comparables, il fallait des installations beaucoup plus imposantes, et la Flotte de Grayson n'avait pas résisté à la tentation d'occuper tout ce volume disponible en réarmant les vaisseaux capturés. Les radoubeurs avaient fait le vide dans les sections de guerre électronique de leurs nouveaux supercuirassés, puis rempli l'espace libéré de systèmes manticoriens. En conséquence, le Terrible possédait à peu près les mêmes capacités GE qu'une forteresse orbitale de seize millions de tonnes – ce qui ne déplaisait pas à Honor : si on devait tirer sur son vaisseau amiral, elle voulait voir dans son sac tous les mauvais tours qu'il était possible de jouer au contrôle de feu ennemi. Toutefois, elle avait été un peu surprise d'apprendre que les nouveaux bâtiments construits par Grayson seraient eux aussi mieux équipés en systèmes de guerre électronique que leurs équivalents manticoriens. Pas de façon aussi conséquente que dans le cas des supercuirassés, peut-être, mais ils embarquaient néanmoins des équipements bien plus performants à classe égale, bien que la FSG n'ait pas encore appris à profiter pleinement du potentiel de ses systèmes. La découverte de ces capacités hors normes avait inspiré Honor et sa formation pour cet exercice : elle avait choisi un déploiement apparemment standard, supercuirassés regroupés ensemble avec une escorte couvrant les flancs pendant qu'une escadre de croiseurs de combat ouvrait le chemin. Seulement, les croiseurs de combat » étaient en réalité des supercuirassés faisant usage de leurs systèmes GE pour masquer la véritable puissance de leurs émissions, et les « supercuirassés » n'étaient que des croiseurs de combat dont l'équipement GE forçait les émissions. Henries n'aurait pas dû détecter la supercherie à moins de quatre millions de kilomètres, laissant à Honor le temps de vider ses capsules lance-missiles et d'envoyer les premières bordées dévastatrices de ses supercuirassés avant que les vaisseaux du mur de Henries aient compris d'où venait le feu. Hélas, la ruse de Sir Alfred avait émoussé sa surprise, et ce par la faute d'Honor. Elle avait délibérément adopté une trajectoire parfaitement prévisible pour l'aider à voir ce qu'elle voulait lui montrer mais, ce faisant, elle lui avait donné l'occasion de déployer des drones de reconnaissance avant que ses propres capteurs ne puissent détecter leur signature. Il les avait fait accélérer puis avait éteint leur propulsion, les laissant avancer en mode balistique sur son vecteur d'approche bien prévisible jusqu'à une distance où aucun système de guerre électronique ne pouvait les duper. Vu l'absence de dépense énergétique et leur camouflage intégré, l'équipage d'Honor les avait manqués alors même que l'un des drones pénétrait physiquement la formation. — C'est comme ça qu'il a su, répéta-t-elle en regardant Bagwell. l ln petit sournois, notre Sir Alfred, non? — Euh... oui, milady, j'imagine. Ce qui signifie que nous devrons nous montrer encore plus sournois demain. — Exactement. » Honor lui sourit, et il l'imita. Il ne se sentirait jamais à l'aise face aux tactiques non conventionnelles, mais il avait fait beaucoup de progrès et, jusqu'alors, la première escadre de combat s'était bien défendue face à Henries. Malgré la façon dont le Manticorien avait déjoué son dernier stratagème grâce aux drones de reconnaissance, les honneurs étaient à peu près également répartis sur la semaine. Sur un total de quatre exercices, la première escadre en avait gagné un haut la main, deux s’étaient soldés par un résultat nul, et Henries avait gagné le dernier par une marge respectable mais étroite. Il se réjouissait sans doute du dénouement de la veille, mais elle savait qu'il ne s'attendait pas à rencontrer tant de difficultés. Oh, il s'était montré poli, mais lors des premières conférences il dégageait une confiance qui confinait à l'arrogance. Elle grommela à ce souvenir, et Nimitz émit un blic rieur sur son épaule. Elle devenait plus graysonienne que manticorienne, pensa-t-elle avec une pointe d'ironie, se demandant si les Graysoniens l'avaient trouvée arrogante à leur première rencontre. Elle savait que Henries ne l'avait pas fait exprès. Il ne s'était sans doute même pas rendu compte qu'il posait », comme aurait dit sa mère. Après tout, la FRM avait une tradition de victoire et s'était très bien débrouillée dans cette guerre. Ses officiers s'attendaient à être meilleurs que tous ceux qu'ils rencontraient, et cela s'était vu. Eh bien, Sir Alfred aurait dû se méfier dans le cas de Grayson... et Honor et son escadre avaient remis les pendules à l'heure dès le premier exercice, alors elle ne devrait peut-être pas lui en vouloir pour cette victoire. Non qu'elle eût l'intention de lui en accorder une autre. « Très bien, dit-elle plus vivement, tournant le dos au visuel. Nous avons une autre chance demain. C'est notre dernier essai avant qu'il rejoigne Thétis, et je veux que le match se conclue à notre avantage. Avons-nous déjà reçu les ordres opérationnels ? — Oui, milady. » Bagwell alluma le bloc-message qu'il avait jusque-là gardé sous le bras. « Les arbitres ont décidé de transformer ses croiseurs de combat en cuirassés pour l'exercice. Ce qui lui donne huit supercuirassés et six cuirassés, mais nous aurons la deuxième escadre de combat sous nos ordres. » Honor dissimula une grimace intérieure derrière une expression calme et attentive. L'amiral Matthews commandait personnellement la deuxième escadre, et il viendrait en tant qu'observateur. Sa formation avait eu le temps d'atteindre un niveau de préparation supérieur à celle d'Honor, et elle se félicitait du renfort de ses divisions bien entraînées. Mais elle ne connaissait pas les capitaines de la deuxième escadre aussi bien que les siens, et l'idée que son commandant en chef regarderait par-dessus son épaule faisait de leur soutien un cadeau empoisonné. — Nous ne disposerons que de onze bâtiments du mur face aux quatorze de Henries, poursuivit Bagwell, mais les nôtres seront tous des supercuirassés, alors... — Excusez-moi, milady ? » Honor tourna la tête. Jared Sutton se tenait derrière elle, un autre bloc-message à la main. Son lieutenant d'état-major s'était beaucoup détendu ces derniers mois. Il avait abandonné sa déférence quasi douloureuse pour finalement répondre aux taquineries d'Honor. Respectueusement, bien sûr – Dieu vienne en aide au lieutenant qui se montrerait trop familier avec son amiral, même si ce dernier l'appréciait ! – mais presque aussi naturellement qu'un Manticorien. Ce qui n'était pas un mince exploit, vu qu'elle était à la fois seigneur et femme. Pourtant, ses yeux de chiot étaient sombres aujourd'hui, et son visage n'exprimait rien. « Oui, Jared ? » dit-elle. Il lui tendit le bloc sans un mot, et elle haussa les sourcils. Un certain malaise lui parvint du lieutenant par son lien empathique avec Nimitz, puis son propre visage se lendit à la lecture du message. Elle sentit Bagwell et Mercedes réagir à son expression, mais cela lui sembla mineur lorsque le contenu du message lui apparut clairement. Elle visionna la deuxième page, puis la troisième, et ses lèvres se pincèrent. C'était pire qu'elle ne l'aurait cru. Elle s'imposa de desserrer les lèvres à la fin de sa lecture, lorsqu'elle releva les yeux. — Merci, Jared. Demandez au capitaine Brannigan de dire à l'amiral que je le rejoindrai dès que possible sur le Vengeance. Et demandez à Mac de sortir mon uniforme de parade. — Bien, milady. » Sutton se mit brièvement au garde-à-vous puis s'en alla en toute hâte. Honor se tourna vers le garde qui se tenait discrètement contre la cloison. — Simon, informez Andrew que je quitterai le vaisseau dans quinze minutes. Qu'il prévienne l'équipage de ma pinasse et me retrouve dans le hangar d'appontement numéro un. — Bien, milady. » Simon Mattingly saisit son unité de com, et Honor se retourna vers ses officiers d'état-major qui la fixaient d'un air interrogateur. Elle eut un sourire amer. L'amiral n'a pas nommément invité les chefs d'état-major, Mercedes, mais vous feriez peut-être bien de m'accompagner. Je ne pense pas que nous aurons besoin de vous, Fred, et vous aurez assez à faire ici. Je veux un rapport complet sur l'état de préparation de chaque unité sur mon terminal d'ici une heure. — À vos ordres, milady. Puis-je demander ce qui se passe ? — Vous pouvez. » Elle lui tendit le bloc-message. « Les Havriens ont pris Minette et Candor. » Mercedes se raidit, incrédule, et Honor hocha la tête. L'amiral Matthews a eu confirmation de la part des deux systèmes. Nous ne savons pas encore ce qu'ils préparent, mais cela change radicalement la situation. — En effet, milady, fit Mercedes avant de se reprendre. Quelles forces ont-ils engagées ? — Plus d'unités que je ne les aurais crus capables d'en détacher depuis l'Étoile de Trévor. D'après les messages, ils ont envoyé une trentaine de supercuirassés. » Mercedes fit une moue silencieuse, et Honor hocha de nouveau la tête. « Évidemment, ils sont répartis entre les deux systèmes, donc ça reste assez mince s'ils ont l'intention de les garder. — À moins qu'ils n'envoient des renforts, milady, intervint Bagwell. — Exactement. » Honor se secoua et jeta un coup d'œil au chrono. « Bon, nous n'avons pas le temps de nous appesantir sur le sujet pour l'instant. Je vous retrouve au hangar d'appontement numéro un, Mercedes. Et, Fred, vous feriez bien de commencer ce rapport d'état de préparation. » L'amiral Wesley Matthews se leva pour saluer Lady Harrington lorsque celle-ci entra dans la salle de briefing. L'amiral Henries était arrivé quelques minutes auparavant, ayant effectué un vol plus court, mais il était encore en train de lire les messages originaux quand elle apparut, flanquée de son chef d'état-major et de ses deux gardes du corps. Matthews vit le major LaFollet effectuer par réflexe professionnel une recherche visuelle de danger dans la salle, mais un petit geste de Lady Harrington renvoya les deux hommes d'armes de l'autre côté du sas. Matthews apprécia cette attention bien qu'il ne craignît pas de problèmes de sécurité avec eux – et, de toute façon, il ne pourrait pas garder ce genre d'information secrète bien longtemps. Mais il ne se réjouissait pas non plus d'avoir à gérer la situation. L'amiral Henries avait trente ans T de plus que Lady Harrington, et Matthews était donc le plus jeune officier présent. Malheureusement, c'était aussi l'officier allié le plus haut en grade, et il lui revenait donc de décider que faire. — Asseyez-vous, je vous prie, milady. » Honor prit le siège qu'on lui indiquait, et Mercedes se glissa dans une chaise à côté d'elle. Elle alluma un terminal et parcourut les dépêches tandis qu'Honor fixait Matthews, le sourcil relevé. L'amiral eut le temps de lui adresser un regard franc qui exposait tous ses doutes avant que Henries ne relève la tête. Une expression professionnelle remplaça alors son air inquiet. « Qu'il tombe de la merde si jamais je m'attendais à un truc pareil ! » lança franchement Henries. Matthews acquiesça. Qu'on use d'un tel langage en présence de Lady Harrington l'ennuyait, mais elle avait sans doute entendu pire, et puis c'était typique de Henries. Sir Alfred était un officier hautement compétent, mais il avait commencé sa carrière dans la flotte marchande et gagné son rang d'officier général – et de chevalier – à la dure. Ça avait beau être plus aisé dans la FRM que dans bien d'autres flottes, cela demeurait un accomplissement remarquable, et il cultivait une certaine brusquerie comme pour le rappeler à tout le monde. Petit et trapu pour un Manticorien, il mesurait néanmoins quelques centimètres de plus que Matthews, et il passa la main dans ses cheveux sable qu'il portait aussi courts que la plupart des Graysoniens, l'air inquiet. « Bon Dieu, mais comment ont-ils pu détacher autant d'unités de l'Étoile de Trévor ? poursuivit Henries, inconscient de faire écho à la remarque qu'Honor avait déjà adressée à Mercedes. Et s'ils pouvaient s'en servir quelque part, pourquoi pas contre Thétis ? C'est sûrement plus important pour eux qu'un raid sur Minette ou Candor ! — S'il s'agit bien d'un raid, Sir Alfred », intervint tranquillement Honor. Henries la regarda, et elle haussa les épaules. « Vous avez raison, ils ont envoyé sept pour cent de ce qui reste de leurs unités du mur prendre deux systèmes qui ne sont pas vraiment vitaux à nos yeux. Ça me semble une diversion particulièrement stupide alors qu'ils doivent savoir ce qui se passera si l'amiral de Havre-Blanc se fraye un passage jusqu'à l'Étoile de Trévor. » Henries grommela son approbation d'un air interrogateur, comme s'il se demandait où elle voulait en venir. Elle haussa encore les épaules. « Que l'ennemi fasse des choses stupides, ça ne me dérange pas, Sir Alfred, mais quand c'est aussi stupide, je me demande si cela cache quelque chose que nous n'avons pas encore vu. — Vous ne croyez pas qu'ils essayent de forcer le comte de Havre-Blanc à disperser ses propres forces, si? demanda Henries. Ils n'espèrent pas qu'il va détacher des unités à lui pour reprendre ces systèmes ? — Ça se pourrait. Ou alors ils poursuivent un objectif complètement différent. La question étant : lequel ? » Henries acquiesça. Il avait l'air pensif, remarqua Matthews. Malgré son vocabulaire parfois imagé en sa présence, Sir Alfred avait toujours fait preuve envers Lady Harrington de tout le respect qu'exigeait son grade graysonien, bien qu'elle fût simple capitaine de vaisseau dans la Flotte manticorienne. C'était une des choses que Matthews appréciait chez Henries, et probablement aussi une preuve du respect professionnel qu'elle pouvait attendre de la FRM, demi-solde ou pas. « Bonne question, milady, fit le Graysonien, mais, puisque nous ne pouvons pas y répondre, reste à déterminer comment nous allons réagir. » Il enfonça un bouton, et une représentation holo du volume spatial conique défini par les systèmes de Manticore, Clairmont et Grendelsbane apparut. La plupart des étoiles brillaient du vert de l'Alliance, mais Minette et Candor se démarquaient désormais en rouge maussade. « Ils ont enfoncé une pointe dans notre flanc, dit-il. Ils comptent peut-être attaquer ensuite depuis Solway et Treadway, mais Lady Harrington a raison : s'ils veulent détacher assez de vaisseaux du mur pour rendre la manœuvre efficace, ilsvont étioler leur déploiement devant l'Étoile de Trévor. S'ils maintiennent leur force à Rossignol, alors il faudra qu'ils envoient des renforts de Maastricht ou de Solon; or, en affaiblissant l'un de ces deux systèmes, ils permettraient à l'amiral de Havre-Blanc de passer Rossignol par le flanc. Je ne les vois pas s'y résoudre. » Honor et Henries opinèrent. Les Havriens se rendaient forcément compte que l'Étoile de Trévor constituait la véritable cible de la campagne du comte de Havre-Blanc, car la présence de la République dans ce système représentait une menace directe pour le système binaire de Manticore. L'Étoile de Trévor se trouvait à plus de deux cents années-lumière de Manticore. Un supercuirassé mettrait un mois à effectuer ce voyage en hyperespace, mais l'Étoile de Trévor abritait aussi un terminus du nœud du trou de ver de Manticore, et une flotte complète pouvait effectuer le même voyage instantanément par le nœud. Se débarrasser de cette menace était l'un des principaux objectifs stratégiques du Royaume stellaire, mais il avait d'autres raisons encore. Que Havre-Blanc parvienne à prendre le système, et le terminus deviendrait un lien direct vers Manticore pour toute l'Alliance. Si on en faisait une base avancée au cœur de la République, l'Étoile de Trévor représenterait une tête de pont sûre pour les offensives à venir. Le temps de transit entre les chantiers navals manticoriens et les bases des flottes locales deviendrait négligeable. On n'aurait même plus besoin d'escorter les convois qui parcouraient la longue chaîne logistique vulnérable entre Manticore et une base telle que Thétis : des marchands sans escorte pourraientémerger dans le système de l'Étoile de Trévor en toute impunité, au moment de leur choix. Pour toutes ces raisons, les Havriens devaient absolument tenir le système, et ils raclaient les fonds de tiroir depuis des mois dans ce seul but, ce qui rendait leur dernière frasque plus inexplicable encore. Et ajoutait à la pertinence de la remarque de Lady Harrington, se dit l'amiral Wesley Matthews, sinistre. Si la manœuvre paraissait à ce point stupide, c'est qu'elle cachait forcément quelque chose. « Eh bien, amiral, fit Henries au bout d'un moment, les yeux rivés sur la projection holo, quoi qu'ils préparent, je crois que nous n'avons pas le choix : il faut les virer à coups de pied dans le cul. Ils représentent une menace directe pour Doreas et Casca –aucun de ces deux systèmes ne dispose d'un détachement beaucoup plus puissant que Candor – et ils pourraient essayer de faire la liaison avec Quest, j'imagine. » Le Manticorien médita encore sur les étoiles vertes et rouges, puis soupira. « Quoi qu'ils cherchent à faire, ils ont choisi deux cibles que nous devons leur reprendre ! — C'est peut-être justement ce qu'ils veulent, fit remarquer Matthews. Comme vous dites, ils espèrent peut-être que nous détacherons des unités de l'amiral de Havre-Blanc dans ce but. — C'est peut-être ce qu'ils veulent, murmura Honor, mais il y a peu de chances que nous le fassions, ils doivent bien le savoir. Ils ont sans doute des données assez précises sur la composition de la force du comte, et un simple calcul devrait leur révéler qu'il nous reste largement assez de vaisseaux du mur ailleurs – dans le système mère ou ici, même – pour les renvoyer chez eux. Ils peuvent nous forcer à découvrir, ou du moins à affaiblir, d'autres systèmes pour amener des renforts, mais nous pouvons y arriver sans piocher dans les unités de l'amiral de Havre-Blanc. Et, une fois les renforts arrivés, ils ne risqueront pas autant de supercuirassés pour tenir deux systèmes relativement mineurs si loin de l'Étoile de Trévor. — Lady Harrington a raison, amiral, intervint Henries. Tout ce qu'ils peuvent obtenir, c'est de nous faire perdre le temps nécessaire à rassembler les renforts. » Il agita la main. « Oh, s'ils continuent et tentent de conquérir Casca, Quest ou Doreas, ils peuvent nous faire perdre un peu plus de temps, mais ils manquent de bâtiments du mur pour tenter une défense sérieuse face à notre supériorité numérique. — On sait ce que les Havriens font dans ces systèmes, monsieur ? » demanda Honor. Matthews secoua la tête. « Pas vraiment. Pour l'instant, nous n'avons que les dépêches préliminaires envoyées par les commandants de station. J'imagine que l'amiral Stanton et l'amiral Meiner surveillent encore les franges des deux systèmes, mais nous n'en sommes même pas sûrs. D'après nos derniers rapports en date, toutefois, les Havriens ne se livraient à aucune destruction systématique des infrastructures en place. — Alors ils comptent peut-être rester, dit Henries. S'ils se croient capables de tenir ces systèmes, ils ne vont pas détruire ce qui pourrait leur servir. — Je comprends votre raisonnement, fit Matthews, mais cela souligne seulement que nous ignorons quel est leur but. En tout cas, il me semble que notre problème immédiat consiste à envoyer assez d'unités alentour pour stopper leur progression. — D'après le message de l'amiral Stanton, il en a bavé, mais il les a pas mal endommagés au passage, monsieur », intervint Mercedes Brigham. Elle regarda Honor et tapota le terminal devant elle. « Il a perdu quatre croiseurs lourds, et le Majestueux et l'Orion ont subi de graves avaries, mais il a éliminé un de leurs supercuirassés, en a fortement endommagé un autre et détruit un croiseur de combat par la même occasion. Il les a franchement diminués, milady. — Oui, mais il a tiré presque tout son stock de missiles dans l'opération, souligna Henries. Il peut surveiller l'extérieur du système mais, tant que nous ne lui fournirons pas de nouveaux missiles, il ne pourra rien faire de plus. Et il doit s'occuper des unités endommagées. L'amiral Meiner, pour sa part, a des soutes à munitions pleines et des bâtiments indemnes, mais des croiseurs de combat ne font pas le poids face à des supercuirassés. — Alors que nous, si », dit Matthews. Honor et Henries le regardèrent, et il manipula les contrôles du projecteur polo pour faire apparaître un curseur. Il le plaça sur Grendelsbane, et la force de l'Alliance dans le système apparut en caractères nets. « Comme vous le voyez, l'amiral Hemphill dispose au sud d'une formation qui représente la moitié de chacune de ces forces. » Il toucha la molette, et le curseur passa sur Clairmont. « Dans le même temps, l'amiral Koga a deux divisions de cuirassés ici, et... (le curseur grimpa vers le haut de la projection, où apparut une autre étoile dans un espace jusqu'alors vide) l'amiral Truman commande une division de supercuirassés ici, à la station Klein. Ce qui nous fait six vaisseaux du mur au nord de Candor, même s'il faudra un certain temps pour les réunir. — Six contre quinze, monsieur ? » Henries ne put empêcher une nuance dubitative de teinter sa voix, et Matthews secoua encore une fois la tête. « Non. Dix-neuf contre quinze, Sir Alfred, répondit-il tranquillement. Il est temps que Grayson remercie le Royaume pour tout ce qu'il a fait pour nous. — Monsieur ? » Hernies se redressa, et Matthews lui adressa un mince sourire. «Je sais que vos ordres sont de rejoindre l'amiral de Havre-Blanc, Sir Alfred, mais je les annule. La deuxième escadre de combat s'associera à la vôtre pour partir vers Casca sous trois heures. Dans le même temps, j'enverrai des messages à l'amiral Koga et à l'amiral Truman, leur demandant de nous y rejoindre dès que possible. Si les Havriens n'ont pas déjà conquis le système depuis Candor, vous et moi devrions cumuler assez d'unités pour les dissuader d'essayer. Une fois les autres divisions arrivées, nous agirons et les jetterons hors de Candor, puis nous avancerons sur Minette. Avec un peu de chance, nous pourrons coordonner nos mouvements avec ceux de l'amiral Hemphill pour reprendre aussi ce système, et cela sans priver Thétis du moindre navire. — En avez-vous parlé au Protecteur Benjamin, monsieur ? demanda Henries, qui le fixait avec une profonde estime. Cela représente la moitié de votre flotte, amiral, et, sauf votre respect, vous n'avez guère eu le temps d'entraîner vos hommes. — Assez en tout cas pour que Lady Harrington vous tienne tête, Sir Alfred, fit remarquer Matthews, le sourire aux lèvres. La deuxième escadre a disposé de beaucoup plus de temps que la sienne – c'est la raison pour laquelle je la préfère pour cette opération à la première escadre », ajouta-t-il à l'adresse d'Honor comme pour s'excuser, sans jamais quitter Henries des yeux. « Si nous nous débrouillons si bien face à des Manticoriens, je pense que nous pourrons nous en sortir contre les Havriens. — En effet, monsieur, je vous en crois tout à fait capables, acquiesça Henries en esquissant un sourire. Néanmoins, vous exposez beaucoup votre flotte. — Oui, mais j'ai reçu l'accord du Protecteur. — Dans ce cas, amiral, tout ce que je puis dire au nom de ma reine, c'est merci. Merci beaucoup. — Vous en avez déjà fait autant pour nous, Sir Alfred. » Leurs regards se croisèrent encore un moment, puis le Graysonien se tourna franchement vers Honor. « J'aimerais pouvoir vous emmener aussi, milady, mais quelqu'un doit rester à la maison pour s'occuper de la boutique, et... » Il haussa les épaules, et Honor hocha la tête en silence. Elle aurait bien voulu partir avec Matthews et Henries, mais elle savait qu'il avait raison. Il réduisait déjà de moitié les forces assurant la sécurité de Grayson et, si ses hommes se débrouillaient bien lors des simulations et des exercices, il restait bon nombre de points difficiles à parfaire. S'il fallait laisser quelqu'un derrière pour, comme il disait, « s'occuper de la boutique », il paraissait logique qu'il s'agisse des unités dont la préparation au combat semblait moindre. Et puis, elle s'en rendit compte avec surprise, si peu rompus aux manœuvres de groupe que soient les vaisseaux restant à Grayson, Matthews leur laissait l'équipe de commandement la plus expérimentée. Lui-même aurait trois amiraux manticoriens vétérans – Koga, Truman et Henries – sur lesquels s'appuyer, mais il confiait l'Étoile de Yeltsin à son amiral le plus expérimenté – elle –, secondé par un capitaine de pavillon tout aussi chevronné. Cette idée la fit frissonner, mais elle se reprit. Elle avait déjà tenu ce système avec seulement un croiseur lourd et un contre-torpilleur, alors elle pouvait certainement s'en sortir avec une escadre presque complète de supercuirassés ! Surtout avec Alfredo Yu de son côté, pour changer, se dit-elle ironiquement. Elle raisonnait dans le vide, elle le savait : le danger auquel elle aurait potentiellement à faire face cette fois-ci serait bien plus grand que la menace masadienne quatre ans plus tôt, mais elle s'imposa d'oublier ce détail. Nimitz s'agita sur son épaule, et elle leva la main pour lui caresser les oreilles, sans quitter des yeux l'amiral Matthews. « Je vous laisserai des ordres, milady : essentiellement d'utiliser votre jugement. Je laisserai aussi le détachement d'Endicott en l'état. Si vous en ressentez le besoin, vous pouvez en rappeler des unités, mais je préférerais que vous n'exposiez pas Masada plus que nécessaire. » Honor hocha la tête. Le plus gros bâtiment du détachement d'Endicott était un croiseur de combat et, si Endicott avait moins d'importance stratégique que l'Étoile de Yeltsin, Masada était aussi dépourvue des fortifications orbitales lourdes qui protégeaient Grayson. En fait, même le plus bref des raids aurait des conséquences catastrophiques – si les Havriens devaient s'en rendre compte. Il leur suffisait d'éloigner le détachement et de détruire les bases orbitales relativement faibles que le Royaume stellaire avait placées en orbite autour de Masada, et les forces à terre du général Marcel seraient absolument incapables de maintenir l'ordre sur la planète. Les Havriens n'auraient même pas besoin de s'impliquer dans les combats à terre : ils n'auraient qu'à isoler la planète, puis regarder les fanatiques locaux déborder les hommes de Marcel. Le massacre des « occupants infidèles » et du gouvernement modéré que Marcel avait réussi à mettre en place obligerait Manticore à monter une expédition punitive et à s'engager dans une guérilla longue et sanglante avant de pouvoir reprendre les choses en main. L'effet d'un tel événement sur l'opinion publique du Royaume pourrait porter un coup fatal au soutien populaire du gouvernement Cromarty et de la guerre, sans parler des souffrances et du sang versé – masadien autant que manticorien. — Je comprends, monsieur, dit-elle, et Matthews hocha la tête. — Je me doutais que vous comprendriez. » Il regarda tour à tour les deux amiraux plus âgés que lui, puis prit une profonde inspiration et se leva. « Très bien, dans ce cas. Mettons-nous au travail », ajouta-t-il en souriant à Honor, dont c'était l'une des phrases favorites. CHAPITRE DIX-HUIT « Ahhhhh ! Ça y est, mons... citoyen commandant. Nous avons des clients. » Le citoyen capitaine de frégate Caslet grimaça et gagna en hâte la section tactique, espérant – sans grande conviction – que le citoyen commissaire Jourdain n'avait pas entendu le lapsus de Shannon. Le croiseur léger Vauban, à la différence de bien des vaisseaux havriens, avait traversé la dernière année de purges avec un équipage à peu près intact, ce qui avait protégé ses hommes de la dure réalité de la République populaire. Caslet avait à maintes reprises rappelé à l'équipage que le comité de salut public et ses larbins ne plaisantaient pas en matière d'égalitarisme, mais certains, et notamment le citoyen lieutenant de vaisseau Shannon Foraker, avaient du mal à s'en souvenir. Shannon s'en sortait bien lorsqu'elle prenait le temps de réfléchir avant de parler, mais elle restait avant tout une technicienne. Elle se montrait brillante dans son domaine de prédilection, mais ses aptitudes sociales laissaient à désirer. Lorsque la situation tactique se compliquait – ou tout simplement quand elle se concentrait intensément sur une tâche –, elle reprenait ses vieilles habitudes de langage sans même s'en rendre compte. Enfin, au moins Jourdain était-il plutôt correct pour un citoyen commissaire, et Caslet lui avait expliqué (très longuement) pourquoi Foraker lui était particulièrement précieuse. Le talent de Shannon pour l'extrapolation de données relevait de la sorcellerie, et c'était l'un des rares officiers tactiques havriens imperméables au sentiment collectif d'infériorité technologique que nourrissait la Flotte populaire. Elle savait ses instruments moins performants que ceux des Manticoriens mais le prenait comme un défi plutôt qu'une raison de désespérer. Caslet espérait que Jourdain saisissait sa valeur et continuerait à passer l'éponge sur les défaillances occasionnelles de son vocabulaire révolutionnaire. Il écarta cette idée et se pencha par-dessus l'épaule de Shannon pour regarder ses visuels. Elle connectait déjà ses ordinateurs aux capteurs passifs afin d'en traiter les données, et le commandant du VFP Vauban plissa le front devant les codes lumineux distants qui avançaient lentement sur l'écran. Qu'est-ce que vous en tirez, Shannon? — Eh bien, pour l'instant, difficile à dire, pacha. » Elle tapa une nouvelle commande. u J'aimerais bien qu'on soit un peu plus près, marmonna-t-elle. Les capteurs passifs ne servent pas à grand-chose à cette distance, monsieur. — Citoyen commandant, Shannon ! » souffla Caslet. Il ravala un soupir comme l'officier tactique ouvrait de grands yeux puis haussait les épaules sans se soucier de ce rappel : elle avait des choses plus importantes en tête. Caslet lança un regard contrit à Jourdain. Le commissaire n'avait pas l'air content, mais il se contenta de traverser le pont pour consulter les affichages environnementaux. Cette manœuvre l'éloignait assez pour qu'il puisse faire mine de ne rien entendre, et Caslet lui adressa un remerciement mental chaleureux avant de se retourner vers Foraker. L'officier tactique parlait toute seule pendant que ses doigts caressaient le clavier avec une précision chirurgicale, et Caslet attendit aussi patiemment qu'il le put qu'elle daigne faire son rapport au reste de l'univers. Malheureusement, elle paraissait trop concentrée sur les merveilleux jouets que la Flotte populaire avait manifestement fournis à seule fin de la divertir, et il s'éclaircit la gorge. « Parlez-moi, Shannon ! » dit-il sévèrement. Elle se redressa en sursaut, le regarda un moment sans comprendre, puis sourit. « Pardon, pacha. Vous disiez ? — Je vous demandais de me dire ce que nous avions là », répondit Caslet avec la patience qu'on réserve en général aux petits enfants. Foraker eut la grâce de rougir. « Euh... oui, mons... citoyen commandant. Le problème, c'est que je ne suis pas tout à fait certaine de ce que je vois. Il n'y aurait pas moyen de s'approcher un peu ? demanda-t-elle sur un ton enjôleur. — Non, pas moyen », fit Caslet. Shannon connaissait les ordres et savait sa question inutile – raison pour laquelle il n'ajouta pas que lui aussi aurait voulu avancer. Hélas, ses instructions étaient claires : il devait garder secrète la présence du Vauban. Donc impossible d'utiliser ses impulseurs là où les Manties pourraient les détecter. De l'avis bien réfléchi du citoyen capitaine Warner Caslet, il s'agissait d'une restriction franchement stupide. Le Vauban se trouvait à cent mille kilomètres de l'hyperlimite de Casca. Il pourrait s'approcher pour jeter un coup d'œil, identifier formellement ses cibles, puis disparaître dans l'hyperespace avant que l'ennemi puisse rien y faire, et il ne voyait pas pourquoi il devait s'en priver. Découvrir qu'un détachement de la République surveillait le système n'allait sûrement pas surprendre les Manties. Ils ne renforceraient pas leur présence à moins de croire Havre intéressée par Casca, et la confirmation que la Flotte populaire gardait un œil sur le système les conforterait seulement dans cette idée. Or c'était bien le but de l'opération Faux-Semblant, s'il ne s'abusait! Les ordres, pensa-t-il. Il doit se produire un événement malheureux dans le cerveau d'un homme lorsqu'il devient officier général. « Bon, tout ce que je vous dirai d'aussi loin relèvera de la devinette, pacha, prévint Shannon. — Alors, devinez. — À vos ordres, monsieur. » L'officier tactique enfonça une touche et, sur son visuel, deux des treize codes représentant des bâtiments de ligne apparurent soudain entourés de blanc. « On dirait qu'ils les ont réarmés encore plus complètement qu'on ne l'imaginait, dit-elle, parce qu'ils ont tous une signature manticorienne. Ils ont dû remplacer presque tous leurs capteurs actifs, mais je détecte des émissions de type Alpha-Roméo-sept bravo dans le cas de deux d'entre eux, pacha. — Ah oui? » murmura Caslet, et Foraker confirma joyeusement d'un signe de tête. L'AR-7(b) était le radar standard monté sur les cuirassés et supercuirassés havriens. Il ne valait pas son équivalent manticorien – après tout, se dit-il amèrement, quel équipement de la République valait celui de Manticore ? – mais c'était surtout lié au fait que les logiciels ennemis de traitement du signal leur permettaient de mieux exploiter les données recueillies. L'AR-7(b) était aussi puissant qu'un radar manticorien – une très bonne installation, somme toute. Logique, donc, que la Flotte de Grayson l'ait gardé s'il avait survécu à la capture des bâtiments. « Ouais », lança gaiement Foraker. Puis son sourire s'effaça. « Le problème, pacha, c'est que je ne suis sûre que de ces deux-là. J'ai demandé aux ordinateurs de trouver une corrélation entre puissance d'impulsion et accélération, mais nous savons que les Manties réarment à tour de bras avec leur nouveau compensateur d'inertie. Nous nous demandons encore de combien leur efficacité s'en trouve améliorée, et ces cocos-là ne se pressent pas, donc je ne peux pas travailler à partir des signatures à puissance maximale. Mais on obtiendra peut-être quelque chose sur leur tonnage. » Elle haussa les épaules. « Nos supercuirassés sont plus petits que les leurs. Si je peux me faire une idée... » Elle s'interrompit car un discret signal sonore venait de retentir. Ses doigts glissèrent de nouveau sur la console, et un sourire démoniaque illumina son visage. « Ah ! Je dois peut-être des excuses à mes ordis. » Elle enfonça encore une touche, et trois autres codes lumineux se cerclèrent soudain de blanc. « Bon, ce que nous avons là est hautement spéculatif, pacha, mais suivez-moi quelques instants. » Caslet hocha la tête, et l'officier tactique désigna l'un des codes non cerclés. « Ce que j'ai fait, monsieur – oh, merde ! Je voulais dire "citoyen commandant". » Elle soupira et regarda Jourdain derrière Caslet avec une expression mi-repentante, mi-impatiente, puis elle haussa les épaules. « Bref, ce que j'ai fait, c'est recueillir les meilleures données possible à cette distance sur leur puissance d'impulsion et les corréler avec leur taux d'accélération. Ça ne nous dira pas grand-chose sur leur tonnage absolu, mais ça peut nous indiquer quels bâtiments sont plus gros que les autres, d'accord ? — D'accord. » Casca fit de gros efforts pour ne pas soupirer. Shannon ne comprenait pas combien il était irritant de se faire expliquer des choses que l'on savait déjà. D'un autre côté, en adoptant cette attitude de conférencière, elle couvrait en général tout ce que l'on pouvait ignorer... ou qu'on avait tout simplement omis de prendre en compte. « Bon. Ce dont je suis sûre, pacha, c'est que nous avons là (elle tapota un point sur l'écran) le plus gros vaisseau pour lequel j'aie des données correctes, ce qui en fait un supercuirassé. » Caslet acquiesça de nouveau. Il s'agissait d'une hypothèse invérifiable, mais aussi d'une quasi-certitude. Ses yeux s'étrécirent lorsque Foraker désigna du doigt le trio de codes qu'elle venait de cercler de blanc. « Bon. Ces trois-là ont une masse avoisinante, mais ils obtiennent la même accélération avec quatre­vingt-quinze pour cent de sa puissance d'impulsion, donc ils sont plus petits que notre grand garçon, là. Mais de peu. Si le grand gars est bien un supercuirassé, ça veut dire qu'ils sont beaucoup, beaucoup plus gros que tous les cuirassés de ma connaissance. En fait, leur puissance d'impulsion ressemble rudement à celle des deux unités dont on sait qu'elles portent nos radars. — Les Manties ont quelques petits supercuirassés, fit remarquer Caslet, sur quoi Foraker hocha la tête. — Ouais, mais nous savons combien, et voilà la deuxième tâche que j'ai confiée à mes ordis. Vous voyez, d'après les services de renseignement, ils ont trente-deux de ces plus petits supercuirassés à Thétis et Lowell, et les barbouzes en localisent cinq autres au sud, à Grendelsbane. Ce qui n'en laisse que seize dans toute la Flotte manticorienne, dont dix sont censés être cantonnés dans le système mère. Impossible qu'ils aient envoyé des bâtiments de Manticore jusqu'ici aussi vite, donc on peut oublier ces dix-là – en admettant que les Renseignements ne se plantent pas une fois de plus. Il nous en reste six dont on ignore la position. Alors, puisque ces cinq vaisseaux sont plus petits que notre gros ami, il peut s'agir de cinq des supercuirassés de classe DuQuesne que les Manties ont donnés à Grayson, ou bien il se trouve qu'ils ont envoyé quatre-vingts pour cent de tous les navires de construction manticorienne dont il pourrait s'agir en un seul coup. J'ignore quelles sont les chances pour que ça arrive, pacha, mais elles doivent être plutôt minces. — Excellent, Shannon », fit Caslet, le sourire aux lèvres, en lui tapotant l'épaule. Elle avait raison : c'était hautement spéculatif. Mais il s'agissait de spéculations intelligentes et, si leurs ordres ne leur permettaient pas de s'avancer pour obtenir une bonne vue des forces présentes, il ne pouvait pas espérer faire mieux. « Autre chose ? — Vous ne voulez pas des bretzels avec votre bière aussi, pacha? Il n'y a aucun moyen d'obtenir plus de certitudes à cette distance. » Foraker fronça les sourcils et tapa une nouvelle ligne de commandes, puis elle grimaça. « Non. Toutes ces autres sources d'impulsion provoquent trop d'interférences. Je peux vous dire qu'il y a au moins cinq unités du mur supplémentaires à l'extrémité de la formation principale, mais je ne saurais rien préciser sur leur compte. Et, sur cette trajectoire, je n'aurai pas d'angle de détection correct avant qu'ils passent complètement hors de portée, à l'intérieur du système. — D'accord, Shannon. » Il regarda encore un moment son visuel, puis haussa les épaules. « Vous avez déjà du mérite pour cette interprétation. — Aucune chance que quelqu'un jette un coup d'œil à l'autre côté de la formation ? demanda Foraker, pleine d'espoir. — Je crains que non, soupira Caslet. Le De Condé se trouve là-bas, mais nous sommes trop éloignés et... (il sourit soudain) le citoyen capitaine de frégate Hewlett n'a pas une magicienne comme vous pour officier tactique. » Foraker lui rendit son sourire, et il lui tapota de nouveau l'épaule avant de se retourner pour rejoindre Jourdain à l'autre bout du pont. « Eh bien, citoyen commandant ? s'enquit le commissaire. — Comme je vous le disais, citoyen commissaire, répondit Caslet sur un ton formaliste, nous sommes trop loin pour être certains. » Jourdain acquiesça avec une certaine impatience, et Caslet haussa les épaules. « Cette réserve posée, je dois dire qu'il semblerait que l'opération soit un succès. Si vous voulez m'accompagner... » Jourdain le suivit jusqu'à la console d'astrogation, et il désigna le visuel. « Comme vous pouvez le voir, ils sont arrivés sur un vecteur correspondant à un transit rapide depuis l'Étoile de Yeltsin. De plus, le citoyen lieutenant Foraker a formellement identifié certaines émissions comme provenant de nos propres systèmes radar à bord de deux vaisseaux du mur, ce qui tendrait à prouver qu'il s'agit de deux des navires saisis dont les Mandes ont fait don à Grayson. » Nous avons aussi des éléments indiquant qu'au moins trois autres de leurs bâtiments sont plus petits que la plupart des supercuirassés manticoriens. Encore une fois, cela en fait probablement d'anciens vaisseaux havriens, mais cette conclusion n'est fondée que sur des déductions. Impossible de confirmer sans se rapprocher de l'ennemi, et nos ordres excluent cette éventualité. » Jourdain acquiesça, et Caslet poussa un soupir. « Ce qui m'inquiète surtout, citoyen commissaire, c'est qu'il semble y en avoir trop. — Trop ? répéta Jourdain. Oui, monsieur. Nous avons compté treize unités du mur. — Ah. » Jourdain baissa les yeux vers le visuel astro en se pinçant la lèvre, et Caslet se réjouit de la réflexion manifestement intense à laquelle il se livrait. Jourdain faisait preuve d'une ardeur révolutionnaire incontestable et irritante, mais c'était aussi un homme intelligent qui prêtait autant d'attention aux ordres de mission qu'à la fiabilité politique de l'équipage du Vauban. « Exactement, fit le citoyen commandant après l'avoir laissé réfléchir un moment. S'il s'agit des supercuirassés de Grayson, alors ils ont ramassé deux auto-stoppeurs en route. — Il y a sans doute plusieurs explications possibles, répondit Jourdain. Les Mandes doivent déployer tout ce qu'ils trouvent pour répondre à nos attaques sur Minette et Candor. Il pourrait simplement s'agir de deux cuirassés détachés de l'escorte d'un convoi. — Non, monsieur. L'un d'entre eux au moins est un supercuirassé. — Ils pourraient néanmoins provenir d'une escorte. — C'est possible, citoyen commissaire, mais les Mandes n'envoient généralement pas des divisions isolées de supercuirassés se promener toutes seules. — Je vous l'accorde », soupira Jourdain. Il médita sur le visuel astro pendant quelques instants encore, puis haussa les épaules. « Eh bien, quels qu'ils soient, ils sont arrivés sur une trajectoire en provenance de Yeltsin, m'avez-vous dit. Nos services de renseignement évaluent à soixante pour cent les chances que même les Manticoriens aient pu remettre en service aussi vite les onze unités saisies. Les Graysoniens sont sans doute un peu plus lents, donc il est possible que nous ayons là deux divisions de supercuirassés manticoriens plutôt qu'une, et il est plus probable qu'ils déplacent une demi-escadre indépendamment plutôt qu'une division isolée. » Caslet acquiesça, pensif. Il n'avait pas envisagé cette possibilité, pourtant logique. En tout cas, poursuivit Jourdain, si au moins cinq de ces vaisseaux sont graysoniens, on peut sans doute en déduire qu'ils ont envoyé tout ce que Yeltsin pouvait se permettre. » Le citoyen commissaire avait un peu l'air de qui tente de se convaincre, nota Caslet sans rien dire. Un bref silence s'étira une fois de plus entre eux, puis Jourdain hocha vigoureusement la tête pour lui-même. Très bien. Si nous avons réuni toutes les informations qu'il était possible de glaner à cette distance, alors j'imagine que nous ne pouvons rien faire de plus, citoyen commandant. En route pour notre rendez-vous. » CHAPITRE DIX-NEUF Arthur Yard se mit au garde-à-vous devant les quartiers d'Honor à son approche, et elle se demanda si la procession paraissait aussi ridicule qu'elle en avait le sentiment. Andrew LaFollet ouvrait la voie, Jared Sutton et Abraham Jackson (encore en soutane et surplis) la suivaient, et Jamie Candless fermait la marche comme un contre-torpilleur d'escorte. Cela lui semblait encore terriblement compliqué, et elle se rappela son premier dîner avec Benjamin Mayhew et sa famille. Elle esquissa un sourire en se souvenant qu'elle s'était réjouie de ne pas avoir à supporter une surveillance permanente pour sa sécurité. Dieu avait un drôle de sens de l'humour, elle s'en était rendu compte depuis longtemps. Candless et LaFollet se détachèrent du groupe tandis que les deux officiers généraux et elle entraient dans la cabine. Le sas de la salle à manger était ouvert, et MacGuiness venait de mettre la table. « Prêt à nous accueillir, Mac ? demanda-t-elle pendant que Sutton et Jackson traversaient le tapis à sa suite. — Quand vous voulez, milady », lui assura-t-il en reculant la chaise haute de Nimitz. Le chat sylvestre bondit de son épaule vers la chaise, et Honor sourit à son intendant. Je suis sûre que le capitaine Jackson préférerait... euh... passer un vêtement plus confortable d'abord », dit-elle. Jackson gloussa, puis ôta son surplis, et MacGuiness adressa un signe de tête réprobateur à Honor tout en drapant soigneusement le tissu blanc immaculé sur son bras. « C'est tout, Mac, fit Jackson avec un sourire tout en lissant de la main sa soutane noire. Je me sens parfaitement à l'aise maintenant, milady, ajouta-t-il gaiement. Après tout, j'ai porté cet uniforme-ci pendant cinq ans T avant d'essayer celui de la Flotte. — Dans ce cas, asseyons-nous, messieurs. » Honor prit place –Nimitz à sa droite, Sutton à sa gauche et Jackson en face d'elle, de l'autre côté de la table – et regarda MacGuiness verser le vin. Ce grand cru gryphonien, un chablis de Bréchet, le petit continent méridional, était un peu trop doux à son goût. Elle préférait un bon rosé âpre ou un riche bourgogne rouge, mais les vins plus doux du Royaume stellaire avaient conquis les palais graysoniens et faisaient des apéritifs acceptables. L'intendant finit le service et se retira, et Honor regarda ses invités goûter leur vin. Elle se faisait un devoir d'inviter Jackson à déjeuner après chaque office dominical; quant à Sutton, il partageait presque tous ses repas pour parfaire sa formation professionnelle. Il était beaucoup plus confiant et à l'aise devant ses responsabilités qu'avant, mais il avait encore besoin de polir les talents sociaux qui allaient de pair avec son rôle de lieutenant d'état-major. Et puis c'était un membre de sa « famille » officielle, et elle l'aimait bien. Elle but une gorgée, puis regarda Jackson. « Si l'opinion d'une infidèle ne vous ennuie pas, Abraham, j'ai particulièrement aimé les hymnes d'aujourd'hui. Surtout celui qui suivait la deuxième leçon. — Les compliments ne m'ennuient jamais, milady, et j'apprécie beaucoup ce chant moi-même. — Il ne ressemblait pas aux autres hymnes graysoniens que j'ai entendus, toutefois, observa Honor. — C'est parce qu'il est beaucoup plus ancien que la plupart de notre musique sacrée, milady. Je crois que la première version a été écrite au dix-neuvième siècle – euh, le troisième siècle avant la Diaspora – sur la vieille Terre par un homme du nom de Whiting. Évidemment, c'était avant les voyages dans l'espace. En fait, c'était même avant que l'homme ne conquière les airs, et le chant a été révisé et réactualisé plusieurs fois depuis. Mais je crois que le sentiment d'origine passe toujours, et vous avez raison : c'est un morceau magnifique. Et approprié au service de la Flotte, je crois. — En effet. Mais, de toute façon, j'apprécie en général vos choix musicaux. J'aimerais seulement ne pas chanter comme une sonnette d'alarme. » Jackson leva son verre à la fois au compliment et au commentaire ironique, et Honor lui sourit en réponse. Puis elle prit une expression songeuse. « Vous savez, dit-elle lentement, ça me semble encore bizarre d'organiser des services religieux officiels sur un bâtiment de guerre. » Jackson haussa un sourcil, et elle secoua vivement la tête. « Pas mal, Abraham, juste bizarre. On dit des messes dans les vaisseaux manticoriens, et tous les commandants s'efforcent d'organiser les quarts en fonction des offices, mais n'y assistent que ceux qui le souhaitent, et les officiants assument souvent d'autres fonctions. La FRM n'a pas de corps d'aumôniers, vous savez. — Eh bien, soyons honnêtes, milady, répondit Jackson au bout d'un moment, un Graysonien trouverait tout aussi bizarre qu'une flotte puisse survivre sans aumôniers. Bien sûr, nous avons fait quelques concessions – et je crois que nous avons eu raison –depuis que nous faisons appel à tant de personnel manticorien. La présence à l'office était auparavant obligatoire, ce qui ne serait guère approprié aujourd'hui. De toute façon, même du temps où tous les soldats appartenaient à l'Église, je me suis toujours dit que Dieu n'avait pas forcément en tête la conscription de force des croyants. » Sutton s'apprêtait à parler, mais il ferma la bouche et s'agita sur sa chaise. Honor se tourna vers lui : « Oui, Jared ? » Le lieutenant hésita un instant – il avait encore du mal à s'imposer dans une conversation entre ses supérieurs –puis fit une petite grimace. « Je me disais simplement, milady, qu'il est dommage que d'autres ne soient pas du même avis que le frère Jackson quant à la "conscription des croyants". » Il regarda l'aumônier d'un air qui exprimait à la fois ses excuses et beaucoup de colère. Jared Sutton ressentait une forte loyauté personnelle pour son amiral, et il n'aimait pas du tout Edmond Marchant. « Si vous faites référence à Lord Burdette, vous n'avez pas à vous inquiéter de mes sentiments, Jared. » Jackson secoua la tête, ironique, mais l'amertume qui empoisonnait son expression d'habitude joyeuse démentait la légèreté de son ton. « J'ignore comment tout cela va finir, mais je connais assez bien le révérend Hanks pour me douter qu'il n'apprécie pas du tout les activités de Burdette. Il avait déjà fait assez en privant de sa chaire par la force l'homme choisi par la Sacristie sans en plus ordonner à ses sujets d'assister à l'office conduit par cette espèce de... » L'aumônier s'interrompit et s'empourpra. Le mot que la colère avait failli lui faire employer ne seyait guère à un homme d'Église, surtout en présence d'Honor. « Je voulais dire par Marchant. — Oui, bon, nous nous éloignons de ma remarque d'origine. » Honor voulait fermement détourner la conversation de la crise religieuse de Burdette et de Grayson. Enfin... « crise » n'était pas le bon mot, mais cela n'aurait su tarder. Jackson se plia à cette diversion. « Vous disiez quelque chose à propos des messes officielles, milady ? s'enquit­il poliment. — Je disais qu'il n'y a pas d'aumôniers officiels sur les bâtiments manticoriens. Évidemment, le Royaume compte tant de religions et de cultes qu'il serait à peu près impossible de fournir un aumônier pour chacun d'eux même si nous le voulions. » Elle sourit soudain. « Sur le premier supercuirassé à bord duquel j'ai servi, le capitaine était catholique – pas le culte qu'on trouvait sur la vieille Terre, plutôt la deuxième réforme –, le second était juif orthodoxe, l'astrogateur bouddhiste et l'officier de communications agnostique scientologue. Si je me souviens bien, l'officier tactique – mon supérieur direct – adorait Mithra, et le chef O'Brien, l'officier de détection, était prêtre Shinto. Le tout rien que sur le pont de commandement, excusez du peu! Il y avait six mille autres personnes à bord, et Dieu seul sait combien de religions différentes cela représentait. — Dieu de miséricorde ! murmura Jackson – et ce n'était qu'une demi-plaisanterie. Comment arrivez-vous à vous y retrouver ? — Eh bien, Manticore a été colonisée par des partisans de la laïcité. J'espère que vous ne le prendrez pas mal, mais j'ai parfois l'impression que, sur Grayson, c'est l'Église qui a plus ou moins accidentellement donné naissance à un État. Je me rends compte que les choses ont changé, surtout depuis la guerre civile, mais l'idée même d'un État théocratique aurait paru blasphématoire aux colons manticoriens.L'histoire leur avait appris à se méfier des Églises d'État. » Jackson pencha la tête en l'écoutant, puis acquiesça d'un air compréhensif et songeur. Sutton, quant à lui, semblait perplexe. « Excusez-moi, milady, mais je ne comprends pas vraiment, dit-il. — Ce que le seigneur Harrington veut dire, Jared, c'est... » Jackson s'interrompit avec une grimace. « Excusez-moi, milady. Je crois que vous étiez en train d'exposer votre point de vue. » Sa grimace se transforma en sourire. « J'ai parfois tendance à me croire en leçon de confirmation. — Non... vraiment? » fit Honor, taquine. L'aumônier baissa la tête comme pour lui signifier sa victoire, et elle se tourna vers Sut-ton. « Les gens qui ont colonisé Grayson et Manticore venaient tous essentiellement de l'hémisphère occidental de la vieille Terre, Jared, mais des raisons très différentes les poussaient à quitter le système solaire. » Les colons de Manticore voulaient avant tout échapper à une planète terriblement surpeuplée. Ils se sentaient à l'étroit, et ils recherchaient à la fois de l'espace et des opportunités économiques ailleurs, mais très peu sont partis parce qu'ils se croyaient une minorité persécutée. » Les colons de Grayson, à l'inverse, étaient des émigrants religieux classiques qui se considéraient comme une minorité persécutée. Alors que les Manticoriens étaient issus de toutes les tendances religieuses de la vieille Terre, vos ancêtres partageaient tous la même. C'est d'ailleurs ce qui les avait mis à part de la civilisation qu'ils fuyaient, et qui rendait inévitable qu'ils fondent une Église unique et un État théocratique ici. — Je le comprends bien, milady, mais que vouliez-vous dire en affirmant que "l'histoire leur avait appris à se méfier des Églises d'État" ? — Deux tiers des colons venaient d'Europe, or l'Europe avait une histoire de violence sectaire et de conflits religieux qui remontait... pfff... au moins au sixième siècle avant la Diaspora. Des nations entières avaient passé des siècles à s'affronter pour des différends religieux – comme pendant votre guerre civile. Les colons ne voulaient pas qu'une chose pareille leur arrive, alors ils ont adopté les traditions de ceux d'entre eux qui venaient d'Amérique du Nord, où la séparation de l'Église et de l'État était inscrite dans les lois fondamentales. Dans le Royaume stellaire, l'État n'a légalement aucun droit d'intervenir dans les affaires religieuses, et les Églises danscelles de l'État. » Sutton ouvrit de grands yeux. L'idée d'une séparation explicite entre l'Église et l'État lui semblait si étrange qu'il se tourna vers Jackson comme pour obtenir confirmation qu'une telle chose était possible. « Lady Harrington a tout à fait raison, fit gentiment l'aumônier. Et, vu la diversité religieuse du Royaume stellaire, ses fondateurs ont été très sages de prendre cette décision. » Il eut un sourire triste. « Toute personne qui étudie l'histoire finit par buter sur la même ironie cruelle, Jared. L'homme a probablement passé plus de temps à tuer son prochain "au nom de Dieu" que pour toute autre raison. Prends notre guerre civile, ou ces fous furieux sur Masada, par exemple. » Il soupira. « Je sais qu'II nous aime, mais nous devons terriblement Le décevoir de temps en temps. » Les principaux poteaux de soutènement étaient en place, et Adam Gerrick se tenait sur l'échafaudage qui couronnait la future première annexe d'accès au dôme, d'où il regardait les énormes panneaux étincelants de cristoplast s'élever délicatement vers leur destination. Bien que le cristoplast mesurât à peine trois millimètres d'épaisseur et qu'il fût bien plus léger qu'un volume équivalent de verre, le plus petit panneau faisait plus de six mètres de côté et, si la gravité de Grayson était plus faible que celle du monde dont Lady Harrington était originaire, elle restait de dix-sept pour cent plus élevée que celle de la vieille Terre. Quatre ans auparavant, les hommes qui les installaient se seraient servis de grues bruyantes et laborieuses et de leurs propres muscles. Aujourd'hui, ils utilisaient l'antigrav pour poser sans mal – mais prudemment – les panneaux miroitants, presque invisibles, et Gerrick ressentit un frisson de fierté auquel il n'était pas encore habitué. Il tourna sur lui-même pour contempler tout le site. Il s'agissait de l'un des plus petits ouvrages, car Lord Mueller avait décidé qu'il avait besoin d'un projet de démonstration avant de s'engager pour un chantier aussi vaste qu'un dôme urbain ou agricole, mais il avait choisi un site magnifique pour l'installer. Lorsque le projet serait terminé, il protégerait le tout nouveau collège Winston Mueller, en haut d'une falaise surplombant les Larmes de Dieu, la plus belle chaîne de lacs du continent d'Idaho. Les bâtiments de l'école étaient déjà construits et, une fois que la falaise supporterait son dôme comme une couronne chatoyante de haute technologie, des ouvriers planteraient un gazon terrien et dessineraient des terrains de sport. Et puis Lady Harrington faisait don d'une de ses « piscines «. Gerrick pouffa. L'administrateur de l'école avait exprimé ses remerciements, mais le pauvre homme paraissait terriblement perplexe à cette idée. S'il était petit, ce projet demeurait l'un des plus satisfaisants en cours pour Dômes aériens. Surtout pour Gerrick. Le concept des dômes était son idée mais, au début, il n'avait vu qu'un défi fascinant dans l'adaptation de la technologie manticorienne aux besoins de Grayson, sans vraiment réfléchir à toutes les implications. Maintenant qu'elles devenaient réalité, il ressentait une joie profonde et complexe, mêlant la satisfaction d'avoir relevé le défi et ce sentiment de réussite — puisqu'il laisserait ce monde meilleur qu'il ne l'avait trouvé — que seuls les plus chanceux des ingénieurs savourent un jour. Et, il l'admettait avec un large sourire, le fait qu'il était aussi en train de devenir l'un des hommes les plus riches de l'histoire planétaire déposait une jolie cerise sur son gâteau. Il se tourna vers l'est et regarda la première section s'élever vers la partie la plus haute. Ce panneau unique si haut au-dessus de l'école donnait au dôme un aspect dangereusement bancal, mais Gerrick voyait la manœuvre d'un œil de professionnel. Il avait personnellement vérifié chaque décimale des calculs de contraintes, et il avait pris une marge de sécurité de plus de cinq cents pour cent pour la structure de soutènement. Les équipes d'installation scellèrent le panneau en place grâce à un produit de calfatage à prise instantanée et gagnèrent aussitôt la face occidentale du dôme. Malgré le facteur de sécurité, ils voulaient finir la première section complète du toit rapidement pour répartir les contraintes, et Gerrick les approuvait : les ingénieurs croient aussi fermement en leurs calculs qu'en Dieu, mais ils minimisent quand même leur exposition à la loi de Murphy. Gerrick sourit à cette pensée familière et baissa les yeux quand le son clair et aigu d'une voix d'enfant perça le bruit du chantier. Un groupe de gamins — de futurs élèves du collège — avait demandé la permission d'observer la réalisation du dôme principal, et leurs professeurs, après avoir consulté les superviseurs du site, avaient organisé une excursion sur le terrain. Évidemment, les ouvriers de Dômes aériens avaient insisté devant eux sur les dangers que représentait l'équipement de construction, et les enfants graysoniens apprenaient très tôt à prendre au sérieux les avertissements des adultes. Ils se trouvaient au pied du mur oriental déjà terminé et ils y restaient, mais cela ne douchait pas leur curiosité insatiable. Gerrick devinait leur excitation de là où il était tandis qu'ils regardaient en discutant les panneaux s'élever lentement par antigrav comme des graines légères et incroyablement belles. Il sourit. Il avait parlé à ces jeunes le matin même, et deux ou trois paraissaient avoir l'étoffe de bons ingénieurs. Son regard glissa fièrement vers le mur chatoyant au-dessus des enfants... et il vit donc l'impossible se produire. Cela commença tout doucement, comme souvent les plus terribles accidents. Le premier mouvement fut si infime qu'il crut l'avoir imaginé. Mais non. L'un des principaux piliers de soutènement -- une solide flèche faite d'un alliage bien plus résistant que le titane, plantée dans un trou qui s'enfonçait de quatorze mètres dans la roche et que scellaient plus de cent tonnes de béton céramisé — bougeait comme un arbuste dans la brise. Mais ce poteau n'avait rien d'un jeune arbre. C'était un élément essentiel de l'intégrité du dôme et, sous les yeux incrédules de Gerrick, il se mit à tourner dans son socle comme si l'on n'avait tassé à ses pieds que du sable plutôt que de le sceller dans le matériau minéral de construction le plus dense et le plus dur connu de l'humanité. Ça ne pouvait pas se produire. Ce n'était pas simplement improbable : c'était impossible, et Gerrick le savait bien puisqu'il l'avait lui-même conçu... mais ça se produisait quand même. Il braqua aussitôt son regard sur les piliers qui supportaient avec celui-là le poids du dôme. Un œil non averti n'aurait même pas su lesquels regarder, mais pour Gerrick c'était aussi évident que s'il avait passé des heures à étudier les plans le matin même, et son cœur fit un bond horrifié dans sa poitrine en en voyant un autre bouger ! Il le fixa pendant un instant terrible et sans fin, son cerveau d'ingénieur anticipant le désastre à venir. Cela ne dura pas plus de quatre secondes — peut-être cinq, certainement pas plus de six — mais ce moment d'hébétude et d'inactivité hanterait longtemps Adam Gerrick. Rien n'aurait changé s'il avait réagi. Il le savait — il ne le pensait pas simplement, il en avait la certitude. Une trop grande masse était en jeu. L'inévitable enchaînement d'événements aurait échappé au contrôle de n'importe qui, et rien de ce qu'il aurait pu faire ou ne pas faire n'y aurait changé quoi que ce soit, mais Gerrick ne se pardonnerait jamais ces secondes d'immobilité. Un gémissement presque inaudible monta des piliers en mouvement, et un panneau de cristoplast sauta. Il tomba, non plus lentement et avec grâce dans un harnais antigrav, mais à toute vitesse, comme une guillotine rutilante. Adam Gerrick se mit à courir. Il se jeta de l'échafaudage en hurlant une mise en garde et se rua droit vers son rêve qui basculait dans l'horreur. C'était une course insensée, une course qui ne pouvait se terminer que par sa propre mort s'il la gagnait, mais il n'y pensait pas. Il ne pensait qu'aux enfants qui se tenaient dans la zone censément la plus sûre de tout le site... directement sous ces piliers mouvants, craquants et gémissants. Peut-être, se dit-il plus tard, s'il avait réagi plus vite, s'il s'était mis à courir plus tôt, s'il avait crié plus fort, peut-être cela aurait-il fait une différence. L'ingénieur en lui, cette partie de son cerveau et de son âme qui manipulait des chiffres, des facteurs de charge et des vecteurs de forces, savait que c'était faux, mais Gerrick avait deux enfants, et le père qu'il était ne se pardonnerait jamais de ne pas avoir fait la différence malgré tout. Il vit l'un des enfants se retourner et le regarder. C'était une fillette d'à peine onze ans, et Adam Gerrick la vit sourire, inconsciente de ce qui se passait. Il la vit lui faire signe de la main, heureuse et excitée par toute cette activité... Et puis il vit quatre-vingt mille tonnes d'alliage, de cristoplast et d'horreur s'effondrer et effacer à jamais son sourire. CHAPITRE VINGT Honor Harrington, assise dans ses quartiers, regardait dans le vide tandis que Nimitz, lové dans ses bras, appuyait sa truffe contre elle. Pour une fois, même lui était éteint, trop brisé pour la réconforter, car lui aussi adorait les enfants. Trente, pensa-t-elle tristement. Trente enfants – dont le plus vieux avait treize ans – anéantis en un instant d'horreur transcendante. Morts écrasés, broyés sous quatre-vingt mille tonnes de débris, par sa faute. Quoi qu'il se soit produit, quel que soit l'incident qui avait mené à ce désastre, c'était elle qui avait apporté les fonds nécessaires à la création de Dômes aériens. C'était son argent qui avait fait de cette entreprise un succès, et sa volonté de fournir travail et revenus à ses sujets qui lui avait permis de s'étendre à toute la planète. Une larme coula sur son visage, étrange picotement pour les nerfs artificiels de sa joue gauche, et elle ne fit pas un geste pour la sécher. Des enfants, se dit-elle, au désespoir. Intentionnellement ou non, elle avait tué des enfants. Et cinquante-deux autres personnes avaient trouvé la mort en même temps qu'eux, se rappela-t-elle cruellement. Trois d'entre elles étaient des enseignants qui surveillaient leurs élèves – des professeurs qui avaient sans doute vécu un instant horrifié en comprenant ce qui arrivait à leurs protégés –, mais les autres étaient des employés de Dômes aériens. Les employés d'Honor, pour la plupart ses propres sujets. Elle prit une profonde inspiration, secouée, et serra dans ses bras la masse chaude et vivante de Nimitz tandis que les larmes s'écoulaient plus vite et que sa mémoire lui repassait avec une clarté impitoyable le message d'Adam Gerrick. Elle revoyait ses vêtements en loques, ses mains écorchées d'avoir follement essayé d'ôter les débris de sur les petits corps brisés... les taches de sang, et son visage hagard et rougi par les larmes. Cet homme-là avait vu l'enfer. Il regrettait de ne pas avoir péri avec les victimes de son rêve, et elle le comprenait parfaitement. « Non, bon sang ! » s'écria Adam Gerrick. Ses mains écorchées frémissaient du désir d'étrangler l'espèce de salaud en face de lui. « Mes techniciens doivent absolument prendre part à l'enquête ! — Je crains que ce ne soit pas possible », répondit l'inspecteur d'une voix chargée d'un venin froid et amer. Ils se faisaient face au milieu des ruines enchevêtrées du collège Winston Mueller, et leurs équipes respectives se tenaient derrière eux comme deux armées hostiles. Les employés indemnes de Dômes aériens avaient travaillé comme des fous, risquant leur vie et leur santé main dans la main avec les équipes de sauvetage locales dans un effort frénétique pour sauver autant de vies que possible. Mais le dernier survivant avait été retiré des décombres plusieurs heures auparavant. Il se passerait des jours, même avec un équipement manticorien, avant qu'on retrouve le dernier corps, et, maintenant que le désespoir qui les avait empêchés de réfléchir aux causes de la catastrophe s'était apaisé, ce qui en avait fait des alliés se transformait en une colère croissante. « Alors débrouillez-vous pour que cela le devienne ! enragea Gerrick. Bon sang, j'ai vingt-trois autres projets à mener ! Il faut que je sache ce qui s'est passé ici ! — Ce qui s'est passé, monsieur Gerrick, fit l'inspecteur de la même voix froide et mauvaise, c'est que vos ouvriers viennent de tuer quatre-vingt-deux personnes dont trente enfants citoyens de ce fief. » Gerrick cilla comme si on l'avait giflé, et une lueur de satisfaction brilla dans les yeux de l'inspecteur. « Quant aux causes de cette catastrophe, je suis persuadé que nous découvrirons des matériaux de mauvaise qualité et des pratiques douteuses. — Non », souffla Gerrick. Il secoua violemment la tête. « Dômes aériens ne ferait jamais cela! Mon Dieu, cinquante de nos ouvriers sont morts ici. Imaginez-vous que nous... nous... — Je n'ai pas besoin d'imaginer, monsieur Gerrick! » L'inspecteur fit signe à l'un de ses assistants, qui tendit un bloc de ce qui aurait dû être du béton céramisé, scellé à température très élevée. L'assistant planta ses yeux dans ceux de Gerrick et ferma le poing : le « béton céramisé » s'effrita comme une motte de terre séchée au soleil. De la poussière s'échappa de ses doigts dans la brise du soir tandis que son regard révélait une haine brute. « Si vous croyez une seule seconde que je vais laisser à des salauds de votre espèce une chance de maquiller tout ça, permettez-moi de vous dire que vous vous trompez, monsieur Gerrick. La voix de l'inspecteur paraissait d'autant plus menaçante qu'il exerçait sur elle un contrôle glacial et complet. « Je vais personnellement constater le moindre défaut dans la qualité d'exécution de cet ouvrage, dit-il. Et, quand j'en aurai terminé, je veillerai personnellement à ce que vous et tous les responsables de votre satanée compagnie soyez jugés pour meurtre. Et si l'un de vous –même un seul – se trouve encore sur le site dans dix minutes, bon Dieu, mes hommes tireront sur ce salaud ! » « Mon Dieu », murmura Benjamin Mayhew. Blême, il ne quittait pas des yeux le reportage diffusé en direct depuis le fief Mueller. Le chancelier Prestwick se tenait à côté de son bureau et regardait le même reportage, plus blême encore et les traits plus tirés. « Mon Dieu qui êtes aux cieux, répéta le Protecteur d'une voix déchirée. Henry, comment, mais comment une chose pareille a-t-elle pu se produire ? — Je l'ignore, Votre Grâce », murmura Prestwick. Il regarda les sauveteurs déplacer une poutre massive et, écœuré, les vit retirer tendrement un autre petit corps brisé des décombres. Les projecteurs déversaient une clarté impitoyable sur cette scène nocturne, et les gardes personnels du seigneur Mueller formaient un cordon autour du site. Les parents des enfants morts se tenaient juste derrière eux : des pères qui serraient leurs épouses dans les bras, le visage déformé par un terrible chagrin. Les mains du chancelier tremblaient lorsqu'il s'assit enfin. « Les inspecteurs de Mueller prétendent que cela résulte de l'usage de matériaux de mauvaise qualité, Votre Grâce », parvint-il finalement à dire. Il grimaça au regard que lui adressa le Protecteur. « Lady Harrington n'aurait pas fermé les yeux sur ce genre de pratique ! aboya Benjamin. Et nos propres ingénieurs ont revu toutes les facettes du projet. Tous les paramètres dépassaient les exigences de sécurité, et Dômes aériens gardait quand même vingt-cinq pour cent de marge bénéficiaire ! Mon Dieu, Henry, quel mobile aurait-elle eu ? — Je n'ai pas dit qu'elle avait laissé faire, Votre Grâce, répondit le chancelier, qui secouait néanmoins la tête d'un air désabusé. Je n'ai pas non plus dit qu'elle était au courant. Mais regardez l'envergure de ces projets. Pensez à toutes les opportunités qui s'offrent à un autre de faire des profits en substituant des matériaux de moindre qualité à ceux qui étaient prévus. — Jamais, fit Benjamin d'une voix glaciale. — Votre Grâce, protesta Prestwick, les inspecteurs de Lord Mueller ont envoyé des échantillons de béton céramisé à nos laboratoires d'Austinville. J'ai consulté les rapports préliminaires. Le produit fini ne respectait pas les normes légales. » Benjamin le fixa des yeux, s'efforçant de comprendre, mais il s'agissait d'un crime si énorme qu'il avait du mal à l'appréhender. Utiliser des matériaux de mauvaise qualité pour construire le dôme d'une école, c'était impensable ! Aucun Graysonien ne mettrait des enfants en danger ! La société tout entière – jusqu'à leur façon de vivre – était conçue pour protéger les enfants ! « Je suis désolé, Votre Grâce, fit Prestwick d'un ton plus doux. Plus que je ne saurais le dire, mais j'ai vu les rapports. — Lady Harrington ne pouvait pas savoir, murmura le Protecteur. Quoi que disent vos rapports, elle ne pouvait pas savoir, Henry. Elle n'aurait jamais permis une chose pareille, pas plus qu'Adam Gerrick. — Je suis d'accord avec vous, Votre Grâce, mais – pardonnez-moi si je vous semble froid – quelle importance ? Lady Harrington est le principal actionnaire de Dômes aériens, Gerrick son ingénieur en chef – et même Howard Clinkscales son P.-D.G. Quoi qu'il arrive, la responsabilité légale repose entièrement sur eux. Il leur appartenait de veiller à ce que pareille catastrophe ne se produise jamais... et ils ont failli. » Le Protecteur se frotta le visage des deux mains et sentit un frisson le parcourir, un frisson sans aucun lien avec le spectacle de mort et de destruction que montrait son poste d'holovision. Il se haïssait pour cela, mais il n'avait pas le choix : il était le Protecteur de Grayson. Il lui fallait être un animal politique autant qu'un père. Henry avait lu les rapports. Dans quelques jours – quelques heures – les journalistes les auraient eux aussi, et ce que le chancelier venait de dire serait répété sur toutes les chaînes d'information de la planète. Rien, absolument rien n'aurait pu être mieux calculé pour déchaîner les Graysoniens, et tous ceux qui avaient jamais dénoncé Honor Harrington, tous ceux qui avaient entretenu des doutes secrets sur sa personne entendraient ces rapports et en concevraient une haine féroce et implacable pour la femme qui avait laissé une telle catastrophe se produire. Et sur les talons de cette haine se bousculeraient bientôt les dénonciations – et il ne s'agirait plus de murmures mais de cris de rage. « Regardez ! hurleraient-ils. Regardez ce qui se passe quand on laisse une femme exercer l'autorité réservée aux hommes ! Regardez nos enfants assassinés et dites-nous qu'il s'agissait de la volonté de Dieu! » Benjamin entendait déjà ces cris sincères et douloureux. Et en eux il voyait la ruine complète de ses réformes. « Doux Seigneur, qu'avons-nous fait? » murmura William Fitzclarence. Lui aussi regardait son holoviseur, et Samuel Mueller ainsi qu'Edmond Marchant étaient assis à ses côtés. « Des enfants, geignit-il encore. Nous avons tué des enfants ! — Non, milord », fit Marchant. Burdette posa sur lui des yeux bleus chargés d'horreur, et le prêtre défroqué secoua la tête, le regard sombre mais déterminé plutôt que choqué. « Nous n'avons tué personne, milord, dit-il d'une voix douce et persuasive. C'était la volonté de Dieu que des innocents périssent, et non la nôtre. — La volonté de Dieu ? » répéta bêtement Burdette. Marchant acquiesça. « Vous savez que nous n'avions guère le choix en accomplissant son œuvre, milord. Nous devions ramener les gens à la réalité, leur montrer comme il est dangereux de se laisser empoisonner par cette putain et sa société corrompue. — Mais ce massacre ! » Burdette s'exprimait d'une voix plus forte, et son visage blême se colora légèrement. Marchant soupira tristement. « Je sais, milord, mais c'était la volonté de Dieu. Nous ne pouvions pas savoir que des enfants seraient présents, mais Lui ne l'ignorait pas. Aurait-il permis que le dôme s'effondre à ce moment précis si cela n'avait pas fait partie de son dessein ? Si affreuse que soit leur mort, les âmes de ces enfants sont auprès de lui maintenant – innocentes de tout péché, épargnées par les tentations de ce monde –, et leur sacrifice a démultiplié les effets de notre plan. Toute la planète voit désormais les conséquences des réformes du Protecteur et de l'alliance avec Manticore, et rien d'autre n'aurait pu si bien le démontrer, milord. Ces enfants sont les martyrs du Seigneur, tombés à son service aussi sûrement que tous ceux qui ont jamais péri pour leur foi. — Il a raison, William », intervint paisiblement Mueller. Burdette se tourna vers l'autre seigneur, et Mueller leva la main. Mes inspecteurs ont déjà trouvé le mauvais béton céramisé. Je vais attendre un jour ou deux avant de l'annoncer – assez longtemps pour revérifier nos analyses, de sorte que personne ne pourra mettre en doute nos conclusions – mais la preuve est là. La preuve, William. Ni cette putain ni le Protecteur ne parviendront à s'y soustraire. Nous n'avons pas choisi le moment de l'effondrement. C'est Dieu qui l'a fait, et son choix a rendu notre plan bien plus efficace que nous ne l'aurions espéré. — Peut-être... Peut-être que vous avez raison », dit lentement Burdette. Dans ses yeux, l'horreur s'était atténuée, cédant la place à l'assurance réconfortante de sa foi... et à une froide lueur calculatrice. « C'est de sa faute à elle, murmura-t-il. Nous n'y sommes pour rien. C'est elle qui nous y a poussés. — Bien sûr, milord, approuva Marchant. Il faut un glaive puissant pour arracher le masque de Satan, et nous qui manions la lame du Seigneur ne pouvons qu'accepter le prix qu'Il juge bon de nous faire payer. — Vous avez raison, Edmond », fit Burdette d'un air plus convaincu. Il hocha la tête et se retourna vers l'holoviseur. Cette fois, il écouta la voix chargée de chagrin du journaliste avec un léger rictus ironique. — Vous avez raison, répéta-t-il. Nous avons mis la main à l'œuvre de Dieu. S'Il exige que nous payions le prix du sang, que sa volonté soit faite, et puisse cette putain brûler en enfer pour l'éternité pour nous avoir poussés à cette extrémité. » Adam Gerrick entra dans la salle de conférence, le visage dévasté. Le jeune homme parti ce matin-là pour le fief Mueller était mort avec l'effondrement de son beau rêve : celui qui avait regagné le fief Harrington était un homme brisé, et la joie née de sa réussite n'était plus que cendres amères dans ses yeux. Mais c'était aussi un homme en colère, rageur et bien décidé à découvrir ce qui s'était passé. Il trouverait celui dont la cupidité avait entraîné ce carnage – cet assassinat –, il se l'était juré, et, lorsqu'il l'aurait trouvé, il tuerait cette ordure froide et calculatrice à mains nues. — Bon, fit-il sèchement à l'adresse de ses ingénieurs les plus qualifiés, les inspecteurs de Mueller nous ont interdit l'accès au site, mais nous avons encore nos propres archives. Nous savons ce qui avait été choisi pour ce projet, et nous allons découvrir ce qui a réellement servi... et comment. — Mais... » L'homme qui avait ouvert la bouche la referma quand des yeux à la fois brûlants et glaciaux se braquèrent sur lui. Il passa la langue sur ses lèvres et lança un regard suppliant à ses collègues, puis se retourna à contrecœur vers son supérieur. — Quoi ? demanda Gerrick d'une voix d'hélium liquide. — J'ai déjà consulté les archives, Adam, répondit Frédéric Bennington. J'ai vérifié tous les matériaux qui sont entrés sur le site et comparé les sorties dans chaque catégorie à ce que nous avons en stock. — Et alors ? — Alors tout correspond ! fit vivement Bennington. Nous n'avons lésiné sur rien, Adam, je te le jure. » Il posa un ordinateur miniaturisé sur la table. « Les archives sont dedans, et pas seulement les miennes. Je suis chargé de l'approvisionnement, ce qui fait de moi un suspect logique. Je le sais. Donc, quand j'ai sorti les archives, j'ai emmené avec moi Jake Howell, du service comptabilité, et trois inspecteurs du bureau des archives Harrington. Ces chiffres sont fiables, Adam. Nous les avons vérifiés cinq fois. Tous les matériaux que nous avons achetés puis envoyés sur le site respectaient ou dépassaient les normes légales. — Alors quelqu'un a fait l'échange sur place, grinça Gerrick. Un salaud a raflé les bons matériaux et les a remplacés par de la merde. — Impossible, Adam. » Malgré sa propre hébétude, Bennington s'exprimait d'une voix assurée. a Impossible. Nous faisons les trois-huit, et nous avons filmé en continu tout ce qui se passait sur place. Tu le sais bien. » Gerrick hocha lentement la tête, soudain concentré, car Dômes aériens était en pleine étude d'efficacité, ce qui exigeait l'enregistrement vidéo détaillé de toutes ses procédures. « Bon, poursuivit Bennington, si quelqu'un avait volé des matériaux sur le site, nous en aurions au moins une trace sur les enregistrements. Mais tous les camions qui sont entrés ou sortis figurent sur la puce, Adam, et, à part ceux qui partaient pour la décharge ou la déchetterie, aucun – je dis bien aucun – n'a quitté les lieux chargé. Les mouvements de matériaux étaient exclusivement entrants. — Mais j'ai vu le béton céramisé, fit Gerrick. L'un des inspecteurs l'a pulvérisé, Fred, écrasé dans sa main comme... comme du papier d'emballage ! — Je n'y peux rien, répondit Bennington. Tout ce que je peux te dire, c'est que nos archives attestent qu'il ne pouvait s'agir que de matériaux homologués. — Et personne ne croira nos archives. » Howard Clinkscales s'exprimait enfin, d'une voix dure, et tous les yeux se tournèrent vers lui. « Nous savons peut-être qu'elles sont exactes, mais qui va nous croire sur parole ? Si Adam a vu du mauvais béton, alors c'est qu'il y a des matériaux non réglementaires sur le site. Nous ignorons comment ils sont arrivés là, mais nous ne pouvons pas nier leur existence, et notre seigneur est l'actionnaire majoritaire de Dômes aériens. Si nous publions nos archives, nous ne réussirons qu'à détruire les derniers vestiges de confiance qu'on place en elle. Burdette et ses amis hurleront que nous les avons truquées – que les inspecteurs de Lady Harrington ont fermé les yeux sur leur falsification parce qu'elle le leur a demandé –et nous ne pouvons pas prouver le contraire. Pas si des preuves physiques de faute professionnelle existent là-bas, dans le fief Mueller. » Il regarda les hommes assemblés autour de la table, et son cœur lui parut soudain vieux et gelé lorsqu'il vit la compréhension se peindre sur leurs traits. Mais Adam Gerrick secoua la tête, et son regard refusait la capitulation. « Vous avez tort, Lord Clinkscales », dit-il carrément. Le régent écarquilla les yeux, peu habitué à ce qu'on le contredise d'un ton si ferme et assuré. « Vous n'êtes pas ingénieur, monsieur. Vous avez sans doute raison quant à ce qui se produira si nous communiquons les archives de Fred à la presse, mais nous pouvons prouver ce qui s'est passé. — Comment? » On devinait à sa voix que Clinkscales voulait y croire, mais il avait peu d'espoir. « Nous sommes ingénieurs, fit Gerrick en désignant les hommes autour de la table. Les meilleurs de cette foutue planète. Et nous savons nos archives exactes. Mieux, nous disposons d'un enregistrement vidéo de tout ce qui s'est passé sur le site, y compris l'effondrement. Et, pour couronner le tout, nous avons non seulement les plans et le cahier des charges final, mais tous les calculs depuis le début, depuis la première étude des lieux jusqu'aux dernières étapes de la construction. — Et alors ? — Cela veut dire que nous avons tous les éléments en main, milord. Si Fred a raison en ce qui concerne la qualité des matériaux que nous avons fournis, alors quelqu'un, quelque part, a Fait s'effondrer ce dôme, et nous disposons de toutes les données nécessaires pour comprendre comment cette ordure s'y est prise. — On l'aurait fait s'effondrer ? » Clinkscales regardait fixement le jeune homme. « Adam, je sais que vous refusez de croire que ce soit notre faute – mon Dieu, même moi je ne veux pas y croire ! Mais s'il ne s'agit pas d'un vol de matériaux, quoi d'autre ? Vous n'imaginez quand même pas que quelqu'un voulait qu'il s'effondre ! — Une fois éliminés tous les facteurs impossibles, il ne peut rester que la vérité. Et je vous assure, milord, que si ce dôme a été construit avec les matériaux prévus et si les plans que nous avons fournis ont été suivis, alors l'effondrement auquel j'ai assisté ce matin ne pouvait pas avoir lieu.. — Mais... » Clinkscales s'interrompit, et quelque chose se produisit dans ses yeux. L'ancien commandant en chef de la Sécurité planétaire reprit soudain le dessus, et sa voix changea. « Pourquoi aurait-on délibérément saboté ce projet ? » demanda-t-il : il ne rejetait plus l'idée, il cherchait des réponses. « Quel genre de monstre assassinerait des enfants, Adam? — Je ne sais pas encore, milord, mais j'ai bien l'intention de le découvrir, fit Gerrick d'un air sinistre. — Et comment ? — Nous allons d'abord passer les enregistrements vidéo au crible des ordinateurs, répondit Gerrick en se tournant vers son équipe. Je veux une analyse exacte des événements. L'effondrement a commencé dans l'anneau alpha du quart oriental – je l'ai vu moi-même –, mais je veux une analyse détaillée de toutes les étapes du processus. — Je m'en charge, annonça l'un des autres, l'air reconnaissant de trouver une tâche dont il était capable. Il faudra dix ou douze heures pour décomposer tous les enregistrements, mais je vous garantis que nous aurons du solide. — Très bien. Ensuite, nous modéliserons toutes les combinaisons de facteurs imaginables. Que quelqu'un se procure les relevés météorologiques des trois derniers mois dans le fief Mueller. Je ne vois pas comment ça aurait pu arriver, mais il se peut qu'un phénomène atmosphérique bizarre ait contribué à la catastrophe. — Peu probable, Adam, protesta l'un d'eux. — Bien sûr, mais nous devons envisager toutes les possibilités, et pas seulement pour notre propre analyse. Je veux choper le malade qui a fait ça. Je veux le voir devant un tribunal et je veux une place au premier rang le jour de sa pendaison. J'ai vu ces gosses mourir. » Gerrick frémit et, pendant quelques instants, ses traits semblèrent plus tirés et plus vieux. Puis il se reprit. « Je les ai vus mourir, répéta-t-il, et, quand nous trouverons le type qui les a assassinés, je ne veux pas que plane le moindre doute. » Un sourd grognement d'approbation lui répondit, puis Clinkscales fronça les sourcils d'un air songeur. « Vous avez raison, Adam. Il ne s'agit encore que d'une hypothèse à ce stade, mais si quelqu'un a délibérément provoqué la chute du dôme, alors nos données doivent être inattaquables. Il ne faut rien négliger. » Gerrick hocha vigoureusement la tête, et le régent poursuivit du même ton pensif qui ne faisait rien pour dissimuler sa colère. « Et vous devez prendre autre chose en compte. Vous et votre équipe êtes peut-être capables de nous dire ce qui s'est passé et comment, mais il reste la question de qui et pourquoi. Or nous devons la régler de façon tout aussi précise. — Ça risque d'être plus difficile, monsieur. Surtout le "pourquoi", fit remarquer Gerrick. — Adam, reprit Clinkscales avec un sourire froid et effrayant, vous êtes ingénieur. Pour ma part, je suis un ancien policier, et plutôt doué, j'aime à le penser. S'il y a un qui et un quoi, je les trouverai. » Il se tourna vers un homme à l'autre bout de la table. « Chet, je veux voir les dossiers du personnel affecté aux équipes de construction là-bas. Pendant que vous commencez votre analyse des événements, je vais examiner le dossier de tous ceux qui ont participé au chantier. S'il s'agit d'un sabotage, alors quelqu'un a forcément laissé son empreinte quelque part. Quand vous pourrez me dire ce qui a été fait et comment, je vous dirai où chercher le ou les responsables. Et quand je les trouverai, Adam, dit-il avec un sourire plus terrifiant encore, je vous promets votre siège au premier rang. » CHAPITRE VINGT ET UN Le citoyen vice-amiral Thomas Theisman entra dans la salle de briefing d'état­major du VFP Conquistador, le citoyen commissaire Denis LePic sur les talons. Theisman n'appréciait guère LePic, mais c'était lié au fait qu'il détestait traîner un boulet politique partout avec lui, il le savait. Il avait vu les conséquences de l'ingérence des politiciens dans les opérations militaires assez souvent sans qu'on les amène sur les lieux mêmes de l'action pour qu'ils puissent tout foutre à l'eau encore plus vite. D'un autre côté, il se savait fort heureux d'être encore là. Il n'avait survécu au fiasco de Havre à Yeltsin que parce qu'il avait eu la chance (et il s'agissait bien de cela : de la chance) d'endommager plusieurs des vaisseaux d'Honor Harrington avant que son contre-torpilleur ne doive se rendre. Seul ce détail, ajouté à la diversion qu'avait créée la défection du capitaine Yu, l'avait sauvé des amiraux législaturistes en quête d'un bouc émissaire pour cet échec-là. Et, il l'admettait, seule la chute de l'ancien régime lui avait permis d'échapper aux conséquences des déboires de la neuvième escadre de croiseurs aux premiers temps de la guerre. Son commodore législaturiste était passée pour une idiote à cause de lui, et ses protecteurs l'auraient écrasé comme un insecte pour avoir osé voir juste quand elle avait tort. Mais le nouveau gouvernement cherchait des boucs émissaires législaturistes, alors le commodore Reichman avait été exécuté, et le capitaine Theisman promu. L'univers n'était pas très juste, se disait-il, mais le vent semblait toujours finir par tourner. Un détail que le comité de salut public ferait peut-être bien de garder à l'esprit. Il écarta ces pensées en prenant place à la table de conférence, tandis que LePic s'asseyait à côté de lui. Le citoyen vice-amiral Thurston et le citoyen commissaire Preznikov étaient déjà installés en tête de table, et Meredith Chavez, commandant du groupe d'intervention 14-A, lui adressa un signe de tête de l'autre côté de la table. Theisman ne connaissait pas Georges DuPré, le commissaire affecté à Chavez, mais on le disait plus disposé que la plupart à laisser faire les professionnels, ce qui expliquait probablement l'air joyeux de Meredith. Le citoyen contre-amiral Chernov et le citoyen commissaire Johnson du GI 14­C arrivèrent moins de trois minutes après Theisman. L'équipe de commandement de la force d'intervention 14 était désormais au complet. Il ne manquait que les chefs d'état-major, car on avait décrété au QG de la Flotte que ces derniers ne seraient pas informés des détails avant le lancement effectif de l'opération Poignard. Ce n'était pas un début prometteur pour une opération aussi complexe, mais, honnêtement, Poignard serait du gâteau si Faux-Semblant avait réussi. Évidemment, Thomas Theisman n'adorait pas inclure des « si » dans ses plannings opérationnels. « Je constate que nous sommes tous là, commença Thurston. Je peux donc vous annoncer que Faux-Semblant semble avoir plutôt bien fonctionné. » Chavez et Chernov sourirent, mais Theisman se contenta de Hocher la tête. » Sembler. » Encore un mot à connotation déplaisante. Thurston activa l'affichage bobo, et une carte stellaire apparut nu-dessus de la table. Il manipula brièvement les commandes, et Minette et Candor se mirent à clignoter en rouge. Quelques instants plus tard, Casca, Doreas et Grendelsbane les imitaient, mais rate fois dans un ton orangé. « Bon. Vous savez tous que la citoyenne amiral McQueen et le citoyen amiral Abbot ont pris le contrôle de Minette et Candor. Le détachement manticorien a infligé à McQueen des dommages plus importants que prévu, mais il y a consacré tous ses missiles. Ses unités ne peuvent plus que patrouiller à la limite du système et le surveiller, et elles aussi ont subi des pertes. Même avec le plein de munitions, ce qui lui reste ne pourrait pas affronter McQueen. » Le citoyen amiral Abbot se trouve en meilleure position encore. Il s'est imposé sans tirer un seul missile, et les Manticoriens n'ont rien de plus gros qu'un croiseur de combat pour le surveiller. » Thurston s'interrompit et s'assura du regard que tout le monde le suivait, puis il désigna Grendelsbane de la pointe d'un curseur. « Comme vous le savez, nous avons mis en place des détachements légers et discrets en différents endroits autour de Grendelsbane et de Casca ce mois-ci, et l'amiral Hemphill semble se montrer très prudente à Grendelsbane. Elle y a maintenu ses vaisseaux du mur – probablement pour éviter que nous ne lancions une autre attaque par le flanc – mais elle a envoyé un gros détachement de croiseurs de combat renforcer Doreas. De plus, certaines de ses unités légères ont rejoint le détachement encore en place à Minette. Cela suggère que cette zone retient toute son attention tant qu'elle attend les renforts qui lui permettront de la reprendre... comme nous le voulions. » Plus intéressant encore (le curseur désignait maintenant Casca), nos éclaireurs signalent l'arrivée ici d'une force d'intervention assez impressionnante. Je me demande d'où elle vient... » Thurston découvrit les dents, et cette fois même Theisman sourit en retour. Bon sang, pensa-t-il. Ce type est un sale calculateur, mais il sait comment captiver son auditoire! « Nous n'avons pas obtenu autant d'informations que je l'aurais voulu sur leur compte, admit Thurston, mais ce que nous savons semble indiquer qu'ils ont réagi comme nous le souhaitions. Nous avons la certitude qu'il y a là au moins cinq anciens vaisseaux du mur havriens, et leur date d'arrivée correspond à une réponse immédiate de Yeltsin à Faux-Semblant. Qui plus est, cette force est arrivée d'un seul tenant, ce qui indique qu'elle a été envoyée d'un seul tenant. Ils ne l'ont pas créée en rassemblant des unités de diverses provenances. » Theisman acquiesça, mais quelque chose le gênait dans l'explication confiante de Thurston, et il leva la main. « Citoyen amiral Theisman ? — Vous dites que nous sommes sûrs de la présence de cinq anciens vaisseaux du mur havriens, citoyen amiral ? — En effet. — Mais seulement cinq ? » insista respectueusement Theisman. Thurston échangea un regard avec Preznikov avant de confirmer d'un signe de tête. « En effet, citoyen amiral, répéta-t-il. La distance était conséquente, et vous connaissez les difficultés liées à l'interprétation de données passives. De plus, Manticore et Grayson semblent les avoir réarmés de façon plus drastique encore que nous ne l'avions prévu, ce qui rend l'analyse de leurs émissions d'autant plus difficile. Toutefois, vu le moment de leur arrivée et la taille de la force d'intervention, mon état-major et moi-même pensons que plusieurs des vaisseaux de ligne que nos éclaireurs ne sont pas parvenus à identifier étaient d'anciens havriens qui ont simplement subi un réarmement trop complet pour nous permettre de les reconnaître à coup sûr. — Et combien y a-t-il d'autres navires, citoyen amiral ? — Huit unités du mur – probablement, en tout cas. » Theisman plissa le front, pensif, et Thurston haussa les épaules. « Ils tint sans doute emmené quelques unités manties qui se trouvaient dans le système. Nous savons que les Manticoriens ont retiré de la zone tous leurs vaisseaux du mur stationnés à Yeltsin – on les a formellement identifiés à Thétis – mais ça reste une étape logique, le terrain idéal pour quelques ultimes exercices avant d'envoyer les nouvelles unités au front. » Theisman se carra dans son siège en hochant la tête : Thurston avait sans doute raison sur ce point. Et le fait que les Graysoniens avaient besoin d'entraînement devait rendre les exercices encore plus intéressants pour Manticore. Pourtant... Il passa en revue ses propres informations. En admettant que les services de renseignement aient vu juste, même les chantiers manticoriens n'auraient pas encore pu remettre en service plus de huit — disons neuf — des onze vaisseaux du mur offerts à Gray-son. Si les premières estimations d'avaries étaient exactes, se dit-il amèrement, la République n'en aurait pas réarmé plus de six en si peu de temps, et il semblait peu probable que Grayson se montre aussi efficace que Manticore. Pas pour l'instant, en tout cas. Et si les projections des services de renseignement s'avéraient et que cinq de ces vaisseaux avaient été localisés à Casca, Thurston avait probablement raison : l'Alliance avait découvert le système de Yeltsin pour se protéger de la menace en provenance de Candor. « Sur la base de ces renseignements, poursuivit Thurston, le citoyen commissaire Preznikov et moi-même avons décidé d'activer l'opération Poignard dans soixante-douze heures. Nous aurions aimé la lancer dès maintenant, mais nous pensons tous deux qu'il serait sage de passer deux ou trois jours à répéter l'opération maintenant que nous avons l'autorisation d'informer nos états-majors et nos commandants. » Eh bien, Dieu merci, pensa Theisman. Le groupe d'intervention 14 alignait plus de cent soixante unités dans son ordre de bataille, dont trente-six bombardiers et vingt-quatre croiseurs de combat. Cela paraissait terriblement impressionnant, mais on leur avait imposé une sécurité opérationnelle telle qu'aucune compagnie n'avait la moindre idée de ce en quoi l'opération Poignard consistait. Theisman lui-même, avec l'approbation officieuse de LePic, en avait « accidentellement » révélé la teneur à son état-major et disposait donc de plans de secours satisfaisants, mais aucun de ses capitaines ne savait ce qui était censé se passer. Le comité de salut public avait aussi veillé à ce qu'ils apprennent à ne pas poser de questions. Cette occasion de les briefer et de les entraîner —même pendant deux jours seulement — serait précieuse, et Theisman se demanda comment Thurston avait convaincu Preznikov de donner son accord. Peut-être le commissaire avait-il succombé à la force de la logique, mais Theisman se défiait de tout optimisme débridé à ce sujet. « Bien, reprit Thurston. Voici ce que j'ai prévu. D'abord, je vous donne trois heures pour mettre vos états-majors et vos commandants d'unités au courant. À treize zéro zéro, le commissaire Preznikov et moi participerons à une conférence générale en réseau afin de répondre à toutes vos questions et celles de vos hommes. Ensuite — à... disons... seize zéro zéro — nous lancerons une sim du plan d'attaque primaire. La citoyenne amiral Chavez se chargera de la coordination, tandis que le citoyen commissaire Preznikov et moi-même observerons et tiendrons le rôle des Graysoniens. Après cela... » La nouvelle s'était répandue, exactement comme le Protecteur l'avait prévu, et les médias exploitaient à fond le filon. Non, se reprocha-t-il sévèrement, il ne leur rendait pas justice. Les journalistes graysoniens se montraient plus responsables que nombre de leurs collègues. Ils étaient même peut-être un peu trop timides — sans doute leur attitude reflétait-elle le respect traditionnel pour l'autorité, profondément ancré dans les mœurs de la société graysonienne — et ils avaient soigneusement vérifié leurs informations avant de les rendre publiques. Malheureusement, les faits exposés étaient justes et, si Benjamin Mayhew avait tiré une leçon des erreurs de ses prédécesseurs, c'était qu'il ne fallait Jamais, au grand jamais, mentir aux journalistes. Refuser de commenter ou garder le secret sur une affaire, c'était une chose, mais détruire à jamais sa crédibilité en était une autre, et terriblement simple à réussir. Il avait donc confirmé les rapports des labos de la façon la plus neutre possible et préservé sa crédibilité... pour ce qu'elle valait encore. Le chagrin et l'hébétude avaient déjà balayé la planète avant que les rapports ne fassent la une. Malgré l'antique tradition d'autonomie des fiefs, les Graysoniens soutenaient instinctivement leurs voisins dans les moments difficiles. Mais les ressources internes du fief Mueller avaient suffi à faire le peu qu'on pouvait encore faire pour les victimes et leurs familles. Les gens de l'extérieur n'avaient donc pas pu offrir leur aide, ce qui avait seulement fortifié le chagrin et la compassion de tous. Du fait de leur religion et d'un environnement planétaire hostile, les Graysoniens étaient comme génétiquement programmés pour aider leur prochain — un des traits de caractère que Benjamin préférait chez ses compatriotes. Mais lorsqu'ils ne pouvaient pas apporter leur aide, ils avaient comme l'impression d'avoir failli, et, dans ces circonstances, aucun sentiment n'aurait pu être pire. Des gens qui se sentent déjà vaguement coupables ont naturellement tendance à en vouloir beaucoup plus à ceux dont la culpabilité est réelle et indiscutable. Or, comme les rapports des laboratoires et des inspecteurs le montraient clairement, quelqu'un était coupable. La plupart des poteaux de soutènement du dôme protégeant le collège semblaient avoir été correctement scellés dans un béton céramisé de grande qualité, mais pas tous. Et le plus désolant, c'était que les problèmes de béton paraissaient résulter uniquement d'un mauvais contrôle de qualité. En effet, le béton comportait tous les ingrédients nécessaires dans les proportions exactes requises. Pour autant que les propres experts de Benjamin pussent en juger, toute cette catastrophe découlait d'une fusion imparfaite du béton. Une erreur stupide, impardonnable, qu'on aurait facilement pu éviter, et qui dénonçait un entretien fautif de l'équipement ou une formation inadéquate des ouvriers, comme le soulignaient les journalistes : soit les machines elles-mêmes avaient mal fonctionné, soit les hommes qui les maniaient ne savaient pas ce qu'ils faisaient. Dans les deux cas, la faute en incombait clairement aux dirigeants de Dômes aériens de Gray-son. L'appât du gain. Tel était le verdict sans appel des médias. L'entreprise avait lésiné sur l'entretien de son équipement, ou bien elle avait augmenté ses effectifs si vite — encore une fois motivée par l'argent que représentaient tous les contrats à portée de main — qu'elle avait envoyé sur le chantier des ouvriers à moitié formés, voire pas formés du tout. Et le pire, pensait Benjamin, c'est qu'il n'y avait aucun moyen de démentir ce verdict. Les preuves étaient là, dans ce béton céramisé mal préparé, et cette découverte avait déclenché une vague de panique. Des vingt-trois autres projets que Dômes aériens menait simultanément, huit avaient été suspendus par leurs clients. Les quinze autres avaient carrément été annulés, et personne n'avait seulement commenté le fait que Dômes aériens avait de son propre chef interrompu tous les travaux avant même que ses clients ne réagissent. Benjamin savait que cet ordre émanait d'Honor Harrington elle-même. Elle avait refusé qu'aucun chantier poursuive ses activités tant qu'elle ignorerait ce qui s'était passé à Mueller et qu'elle n'aurait pas la certitude que cela ne se reproduirait pas ailleurs. Mais nul ne semblait s'en préoccuper. Pourtant, si Dômes aériens ne respectait pas le délai de livraison de ces projets, les clauses pénales des contrats balaieraient même la fortune extraplanétaire de Lady Harrington. Elle avait mis en jeu jusqu'à son dernier sou en ordonnant l'arrêt des travaux, et l'opinion publique se déchaînait malgré tout contre la prétendue cupidité qui lui avait fait risquer la vie de leurs enfants ! C'était un désastre dans tous les sens du terme. Les précédentes attaques lancées contre elle étaient soudain devenues très populaires, et son statut d'héroïne de Grayson ne la protégeait en rien face à une accusation d'infanticide. Certains de ses propres sujets refusaient de soutenir une personne responsable de la mort de trente enfants, et ses ennemis attisaient le feu avec enthousiasme. La première conférence de presse du seigneur Mueller, éploré après l'effondrement, avait causé énormément de tort à Honor. Les opérations de sauvetage étaient encore en cours lorsqu'il avait affronté les journalistes. Les inspecteurs n'avaient pas encore commencé leurs premiers examens alors, et il avait soigneusement évité de désigner un coupable. Mais sa retenue même, le mal qu'il s'était donné pour ne pas accuser Lady Harrington de faute, avait contribué à convaincre les gens de sa culpabilité. Et, depuis la publication des rapports, le chagrin de Mueller s'était mué en fureur contre les responsables du massacre. Il n'était pas le seul à réclamer bruyamment la punition des coupables. Lord Burdette avait lancé une violente attaque verbale contre Dômes aériens, Lady Harrington et les dangers auxquels on s'exposait en laissant une femme exercer l'autorité d'un homme — le tout dans l'heure qui avait suivi l'effondrement du dôme. Et, pendant que la plupart des prêtres graysoniens célébraient encore des offices implorant la clémence divine pour les victimes et leurs familles, Edmond Marchant prêchait le feu et la damnation du haut de sa chaire usurpée dans la cathédrale Burdette — désormais pleine à craquer pour chaque sermon enflammé. Pour l'instant, se dit Benjamin, sinistre, lui-même gardait encore le contrôle de la situation... mais pour l'instant seulement. La vague de colère populaire contre Honor Harrington s'enflait et, lorsqu'elle déferlerait, tout ce que Benjamin s'était battu pour apporter à sa planète risquait hélas d'être emporté. « Bizarre. » Ce murmure détourna l'attention d'Adam Gerrick de son propre terminal. Stuart Matthews, le chef de l'équipe d'analyse, observait une modélisation holographique détaillée du dôme en train de s'effondrer. Les horribles ruines enchevêtrées formaient un tableau terriblement net, mais au moins les corps avaient été effacés. Gerrick s'en réjouissait, pourtant son cerveau insistait encore pour évoquer les victimes écrasées, et un nouveau frisson de détresse le parcourut au souvenir des dernières secondes d'une petite fille souriante. Il ferma les yeux, repoussa la douleur qui menaçait sa capacité de réflexion, puis se leva et se dirigea vers l'holo. « Quoi ? » La voix rauque, les yeux rougis et gonflés, les joues creuses, il n'avait pas dormi plus de dix heures depuis l'effondrement du dôme, presque quatre jours plus tôt — et il ne devait ces quelques heures qu'au refus catégorique des médecins de lui prescrire plus de stimulants s'il ne dormait pas un peu. Matthews n'était pas en bien meilleure forme. Comme tous les ingénieurs de Dômes aériens, il rognait sur ses nuits, ses repas et sa toilette, cl son épuisement transparaissait à sa façon de cligner des yeux comme une chouette. Il passa la main dans la jungle grasse de ses cheveux noirs de plus en plus clairsemés. « J'ai confronté les faits à nos modélisations de ce qui aurait pu arriver. — Et? — Et ça ne correspond pas, Adam. Même si on considère que mus les poteaux étaient scellés dans du béton défectueux. — Quoi ? » Gerrick posa ses fesses sur une table de travail pour soulager ses jambes tremblantes du poids de son corps mais, malgré la fatigue écrasante qui courbait ses épaules, son cerveau nourri de stimulants fonctionnait avec souplesse et détachement. « Je dis que les événements ne correspondent à aucune modélisation. — Il faut bien, pourtant, répondit Gerrick. Tu es sûr d'avoir pris tous les facteurs en compte ? — Mais bien sûr ! » Matthews était d'humeur aussi irritable tille tous les autres, et sa voix rude exprimait épuisement et agressivité, mais il serra les dents et se calma, puis prit une profonde inspiration et tendit un épais dossier plein de puces de données. « Nous avons tout là-dedans, Adam. Je t'assure. Bon sang, je suis même revenu en arrière pour prendre en compte toutes les données météorologiques de la période écoulée entre notre premier examen du site et le début des travaux, pour voir si le temps pouvait avoir eu un effet inattendu sur les sols. Et je te dis que rien dans nos modélisations ne justifie ce qui s'est passé là-bas. — Pourquoi ça? — Regarde. » Matthews tapa des lignes de commandes sur les ordinateurs pilotant la projection holo. Les ruines redevinrent un dôme intact à moitié terminé, et Gerrick quitta la table de travail, se rapprochant pour mieux voir. « Je passe la séquence ralentie soixante fois pour obtenir une vue plus détaillée, dit Matthews sans tourner la tête. Regarde bien le noyau alpha, là-bas, dans le quart oriental. » Gerrick grommela son consentement, puis croisa les bras et attendit. Rien ne se produisit pendant un moment, et puis il détecta le même mouvement infime qu'il avait vu la première fois. Tous ses souvenirs cauchemardesques lui revinrent, mais cette fois l'angle de vue était différent... et il ne regardait pas vraiment des enfants mourir. Il pouvait réfléchir à ce qu'il observait au lieu de se savoir piégé dans une tragédie obscène. Le premier poteau entama sa chute et, malgré son calme, le cœur de Gerrick bondit lorsqu'il en vit un autre amorcer le même mouvement. Puis encore un autre. Mais ses yeux s'étrécirent alors, car il décelait une certaine logique dans cet enchaînement. Une logique qui ne lui était pas apparue sur le coup et qu'il ne parvenait toujours pas à identifier. Son instinct et son expérience la lui désignaient, mais elle échappait à sa raison. Il s'approcha un peu plus de la projection, s'efforçant d'isoler l'élément insolite. « Là! » Matthews figea l'image. La chute des panneaux de cristoplast et des poutres en alliage s'interrompit brusquement, et il tendit le doigt. « Regarde, en bas dans l'anneau alpha. Tu vois, ça ? » Il fronça les sourcils, enfonça quelques touches, et une série de poteaux se teignirent soudain de rouge sur le visuel. « Mmmm, oui », fit lentement Gerrick, le front plissé par la réflexion. L'autre ingénieur secoua la tête. « Ça ne pouvait pas arriver, Adam. Regarde. » Il tapa de nouvelles instructions et des analyses vectorielles apparurent en sur-brillance à côté des poteaux rouges. « Regarde, ces saloperies sont en train de tourner. Elles ne se contentent pas de tomber : elles tournent dans leur socle. — Mais... » commença Gerrick avant de s'interrompre. Il fronça les sourcils comme Matthews. Il se rappelait sa première Impression sur le chantier, le mouvement rotatif des poteaux pendant leur chute. Son front se plissa plus encore. « Mais c'est comme ça que ça s'est passé, dit-il au bout d'un moment, très lentement. J'y étais, Stuart. Je l'ai vu. — Je sais, répondit Matthews, fatigué. Il ne s'agit pas d'une modélisation : j'ai recréé cette séquence à partir des enregistrements de la scène réelle. Le seul problème, c'est que ce que tu voit est impossible. La section rectangulaire des forages aurait empêché ce mouvement rotatif. — Allons, Stuart. Il y a une masse énorme qui dégringole, là, et les fondations n'ont pas besoin de tourner pour imprimer ce genre de mouvement. Même un alliage six-dix-neuf se déformerait sous une pression pareille. — Sûrement, oui, mais pas si tôt. Trois secondes à peine se sont écoulées à ce stade, Adam. Ils auraient tenu plus longtemps que ça. Et, quand ils ont commencé à se déformer, ils l'ont fait Individuellement, en cascade. Ce n'est pas tout : si tu fais attention, tu verras que les poteaux se sont très peu déformés. En fait, si tu consultes les rapports post-effondrement, ceux dont j'ai modifié la couleur présentent une déformation moindre que toutes les autres poutres de la structure — et aucun d'eux ne s'est rompu. » Matthews secoua la tête. « Non, Adam. Ces saloperies ont commencé à tourner avant de tomber. » Gerrick grogna comme si on l'avait frappé au ventre, car Matthews avait raison. Ce qui s'était passé là-bas était impossible. Les forages dans lesquels étaient fichés les poteaux se rétrécissaient en atteignant la roche, et chacun incorporait une section rectangulaire plus large de cinquante centimètres que le diamètre de la partie basse du puits. Les poteaux, eux aussi à section rectangulaire, se figeaient dans cet étranglement car leur section droite était plus grande que le diamètre inférieur des forages, et les dix derniers mètres de chaque poteau étaient en fait coincés dans la matrice rocheuse avant même qu'on ne coule le socle de béton. En l'absence d'un béton de qualité, la roche naturelle ne pouvait pas retenir les poteaux une fois l'effondrement amorcé, mais elle aurait dû les empêcher de tourner tant qu'un effort de cisaillement bien plus important ne s'exerçait pas sur elle. Les poteaux auraient dû tomber tout droit sur une douzaine de mètres et ne commencer à se tordre qu'aux deux tiers de leur chute à peu près. Et puis, se dit-il soudain, le regard plus inspiré encore, seuls les poteaux que Stuart avait illuminés en rouge présentaient ce mouvement particulier. Les autres s'effondraient exactement comme les modélisations l'avaient prévu. Et il avait aussi raison quant au degré final de déformation. On aurait dit que quelque chose avait en fait soulagé la pression appliquée aux poteaux marqués... Or c'est exactement ce qui se serait passé, réalisa-t-il soudain, s'ils avaient été libres de tourner dans leur trou. Mieux, un autre motif logique apparaissait qui... « Nous avons rentré les données sur le béton défectueux? — Évidemment », répondit Matthews un peu sèchement, heurté dans sa fierté professionnelle mise à vif par la fatigue. Gerrick leva une main apaisante. « Colore en orange les poteaux dont les socles étaient mal bétonnés », dit-il, concentré. Matthews le regarda un instant, puis haussa les épaules et tapa de nouvelles instructions. Pendant une seconde il ne se passa rien, le temps que les circuits prennent l'ordre en compte, puis la plupart des poteaux rouges se mirent a clignoter orange et rouge. Mais pas tous, remarqua Gerrick en se penchant pour observer les deux qui n'avaient pas changé. Il consulta les analyses vectorielles affichées auprès de ceux qui s'entêtaient à rester rouges, puis grogna de nouveau. Les chiffres différaient de ceux associés aux poteaux clignotants, mais si l'on tenait compte du fait qu'ils étaient scellés dans du bon béton contrairement aux autres... Et le reste lui apparut brusquement. « Le fils de pute, souffla-t-il. Le fils de pute! — Quoi ? fit brutalement Matthews. — Regarde ! Regarde l'espacement des socles défectueux ! — Qu'est-ce qu'il a ? » demanda Matthews sans comprendre. Gerrick le poussa pour atteindre le clavier. Il fronça un moment les sourcils, imposant à son cerveau de lui fournir l'information dont il avait besoin, puis il rentra des lignes de commandes, et le visuel se constella de nouveaux codes lumineux. « Nous avions en tout sept foreuses sur ce projet, rappela-t-il à son collègue sans quitter des yeux le clavier et l'holo. Chacune a foré cinq trous par jour, n'est-ce pas ? — Exact. » Matthews répondit lentement, comme si ses pensées essayaient de rattraper celles de Gerrick. De nouvelles lumières clignotèrent, illuminant les poteaux de sept couleurs différentes. Puis Gerrick se redressa. « Tu vois ça ? » Il attrapa l'épaule de Matthews comme pour l'attirer physiquement à l'intérieur de la projection holo avec lui. Il murmura : « Tu vois ça, Stuart ? Tous ces foutus poteaux "tournants" ont été fichés dans un forage dû au même opérateur ! Et regarde ceci! » Il enfonça d'autres touches, et une couleur vert poison se mit à clignoter dans la projection. «Tu vois » dit-il encore. Deux des trous que ce fils de pute a forés ont un béton normal, mais chacun des socles défectueux correspond a un de ses forages! — Mais ça veut dire... » commença Matthews. Gerrick hocha vigoureusement la tête, puis se détourna brusquement du visuel. — Chet! Établissez une communication prioritaire avec le chef — Quoi ? » Le chef du personnel de Dômes aériens semblait perplexe, et Gerrick tapa du pied sous l'effet de la colère. — Trouvez-moi Lord Clinkscales tout de suite ! aboya-t-il. Et ensuite cherchez le nom de l'ordure responsable de... (il se pencha un instant pour regarder ses notes) la foreuse numéro quatre ! » CHAPITRE VINGT-DEUX Andrew LaFollet regardait la navette civile s'amarrer à travers la baie d'observation plastoblindée de la galerie. Derrière le masque de son ferme regard gris, il se sentait las et écœuré. Il était descendu escorter personnellement le passager de la navette jusqu'au seigneur Harrington parce qu'il espérait cette fois une bonne nouvelle au milieu de toute cette horreur, pourtant il savait en lui-même qu'il n'y en avait pas, et le poids de son désespoir personnel était comme l'ombre pâle mais douloureuse du chagrin de Lady Harrington. LaFollet était graysonien. Bien que célibataire et sans enfants, il comprenait viscéralement la fureur de ses compatriotes. Il ne leur en voulait pas pour la colère qu'ils ressentaient – c'était impossible – mais il savait combien les ennemis de Lady Harrington l'utilisaient adroitement contre elle. La manipulation impitoyable d'une détresse si profonde le rendait malade, pourtant il n'y pouvait rien. Et, de ce fait, il ne pouvait pas protéger son seigneur de la colère des autres... ni des blessures cruelles qu'elle n'infligeait. Il s'était senti inutile lorsque Lady Harrington avait appris la mort de Paul Tankersley, il s'en souvenait. Brisée par cette perte, Heine et accablée de douleur, elle s'était isolée de l'univers tout entier – même de Nimitz – pendant trois jours affreux. LaFollet avait eu très peur de la perdre : il avait craint qu'elle s'éteigne simplement comme une flamme, mais elle avait finalement survécu. Venger l'assassinat commandité de Tankersley l'avait aidée, pensait-il. Cela n'avait pas suffi à éviter ces blessures profondes qui ne s'étaient toujours pas complètement refermées après une année T, car aucune vengeance ne ramènerait jamais l'homme qu'elle avait aimé, mais cela l'avait aidée. Seulement, cette fois-ci, il n'y avait personne à punir si ce n'est elle-même pour ce que son entreprise avait fait. LaFollet n'aimait pas penser à l'effet que cela avait sur elle. Elle ne s'était pas retirée en elle-même cette fois, mais la personne qui parlait par sa bouche n'était plus son seigneur. C'était une étrangère, qui ne remplissait ses devoirs d'officier spatial que parce qu'un vestige de son profond sens de l'honneur exigeait qu'elle le fît. Mais elle s'exécutait comme un robot, enfermée dans son enfer personnel et se haïssant plus encore que les habitants de la planète autour de laquelle ses vaisseaux étaient en orbite ne la haïssaient. Il n'existait pas une accusation cruelle et vicieuse qu'elle ne se soit déjà jetée au visage, et ce nouveau chagrin avait brutalement rouvert ses vieilles blessures. En regardant le témoin vert de pressurisation du boyau d'accès, il se rappela la première nuit après l'effondrement du dôme. Il n'était plus en service lorsque MacGuiness l'avait appelé, affolé, et il s'était précipité vers les quartiers d'Honor pour la voir se débattre, en sueur, sous l'emprise d'un cauchemar. Il n'avait aucune idée des tortures qu'elle s'infligeait, mais un regard à Nimitz lui avait révélé leur violence. Même quand elle s'était isolée dans son cocon gelé après la mort de Tankersley, elle n'avait jamais été vraiment seule, car Nimitz se trouvait à ses côtés. Il partageait sa douleur, mais il s'était battu pour elle, la couvrant d'amour et la soutenant. Il avait supporté la détresse qui le submergeait par leur lien empathique et refusé de se laisser balayer comme sa compagne ni de l'abandonner. C'était différent aujourd'hui. Cette fois, le désespoir d'Honor avait emporté Nimitz : lorsque MacGuiness avait ouvert le sas de sa chambre, un démon sifflant, les yeux rouges et les crocs à nu, veillait au pied de son lit. Andrew LaFollet n'étaitpas un lâche, mais il avait visionné les cassettes vidéo de la tentative de coup d'État de Maccabée, il avait vu Nimitz tuer et mutiler des hommes qui menaçaient Honor Harrington : inutile de risquer sa vie à braver la fureur de ce gardien. MacGuiness et lui avaient parlé au chat sylvestre doucement, ils avaient tenté de l'apaiser, le suppliant presque de les laisser passer, et ils n'avaient pas obtenu de réponse. Aucune. Nimitz était perdu dans les souffrances de sa compagne, rendu à la violence sanglante du passé de son espèce. Et puis, heureusement, le cauchemar avait libéré Honor, et le chat s'était laissé tomber sur le tapis, secouant la tête et gémissant en réaction. LaFollet n'avait jamais vu Nimitz effrayé. La confiance inébranlable du chat sylvestre en sa compagne et en lui-même était un rempart essentiel de sa personnalité. Pourtant, cette fois, il s'était recroquevillé, tremblant, le ventre contre le tapis, dans une attitude défensive futile contre une menace qu'il ne pouvait combattre, et sa terreur avait fendu le cœur de LaFollet. Le major était resté sans bouger, figé par ce spectacle et ses implications, mais MacGuiness s'était approché du chat. Il avait pris Nimitz dans ses bras comme un enfant battu, et l'animal avait fourré son museau dans les vêtements de l'intendant en gémissant. Il n'y avait pas d'autre mot pour le son qu'il avait produit. Andrew LaFollet, au désespoir, avait regardé MacGuiness emporter son ami terrifié et tremblant hors de la chambre en lui murmurant de vaines paroles de réconfort. Ça avait été la pire nuit de toutes, se dit le major... mais pour combien de temps ? Combien de temps avant que la haine accumulée à la surface de Grayson ne fusionne avec celle que se vouait son seigneur pour la détruire ? Le sas du boyau d'accès s'ouvrit, et Andrew LaFollet se prépara à retrouver Adam Gerrick en priant pour qu'il ne soit pas encore une fois porteur de mauvaises nouvelles. Honor Harrington était assise devant son terminal éteint. Elle aurait dû travailler, lui répétait une petite voix, mais elle n'y arrivait pas. Elle savait que Walter Brentworth et Alfredo Yu portaient le poids de ses responsabilités envers l'escadre, et cette certitude pesait un peu plus dans la balance du mépris haineux qu'elle se vouait. Elle ne pouvait que rester là, battue, consciente que la vie vers laquelle elle s'était tournée pour rebâtir son univers après la mort de Paul avait été détruite aussi brutalement que lui. Elle agissait comme un automate, en faisant semblant qu'il restait quelque chose en elle, et chaque soir elle voyait avec terreur le sommeil et son cortège d'affreux cauchemars arriver. Elle avait failli. Pire, elle était responsable de la mort d'enfants et d'hommes qui travaillaient pour elle. C'était son dôme qui les avait tués et, même au milieu de son désespoir le plus sombre, elle savait que sa culpabilité serait le marteau que les ennemis de Benjamin Mayhew abattraient pour réduire à néant ses réformes. C'était sa faute à elle, soufflait une cruelle voix intérieure. Dans sa fierté et son arrogance, elle avait accepté des responsabilités qu'elle était incapable d'assumer, et les conséquences de son échec se dressaient clairement dans son esprit. Elle s'était crue capable de régner en seigneur, de faire la différence, de jouer un rôle sur une scène trop vaste pour ses maigres compétences, et voilà le résultat. Mort et destruction. L'effondrement d'un effort pour sortir toute une planète du passé et la tirer vers le présent. Et maintenant, elle ne pouvait même plus faire le travail dont elle s'était toujours crue capable et devait se reposer sur des gens qui avaient le droit d'attendre et d'exiger qu'elle se conduise en chef, le tout pour dissimuler l'ampleur de son échec à toute personne étrangère à l'escadre. Elle leva ses tristes yeux en amande vers Nimitz. Le chat, recroquevillé sur son perchoir au-dessus du bureau, l'observait, le regard sombre. Il avait peur, se disait-elle. Peur. Elle avait failli même face à Nimitz, car il ne pouvait pas plus lui cacher ses émotions qu'elle et, pour la première fois en tant d'années de vie commune, il redoutait leur lien empathique. Il émit un petit gémissement pour essayer de la détromper, car son amour intact menait bataille contre sa peur, mais elle savait, tout comme lui, et ils portaient tous deux le deuil de leur relation comme celui des enfants écrasés du fief Mueller. Il gémit encore et quitta son perchoir pour traverser le bureau puis, prenant appui sur l'extrémité du plateau, vint frotter son museau contre sa joue. Des larmes brûlaient les yeux d'Honor tandis que le chat la suppliait d'abandonner cette haine qui les détruisait tous deux. Mais elle ne pouvait pas. Elle méritait la destruction, et elle se haïssait un peu plus de savoir quel mal elle faisait à son compagnon. Elle le prit dans ses bras, enfouit son visage dans sa fourrure et s'efforça de compenser par des caresses physiques celles qu'elle ne pouvait plus lui offrir émotionnellement. Il se mit à ronronner, se frottant contre elle et lui promettant son amour... mais sous les sentiments brûlait encore le goût amer de la peur. Le courage avec lequel il s'exposait à sa douleur lui faisait l'effet d'un couteau qui se retournait dans sa plaie, et elle sentit ses larmes inonder la fourrure de Nimitz comme l'acide de sa haine. Elle ignorait combien de temps ils étaient restés ainsi, chacun essayant en vain de réconforter l'autre, lorsque le doux carillon d'admission retentit. Elle se raidit, muscles tendus prêts à rejeter cette sollicitation, mais elle ne pouvait pas non plus faire ça. Il fallait maintenir les apparences, se dit-elle, lasse. Elle était piégée, obligée de porter le masque d'une personne capable de faire tout ce à quoi elle avait échoué. Elle prit une inspiration profonde et, tremblante, embrassa Nimitz entre les oreilles et se leva. Elle le reposa doucement sur son juchoir et sécha ses larmes. Le miaule-nient affectueux qu'il lui adressa lorsqu'elle se détourna du bureau lui brisa le cœur. Elle enfonça le bouton d'admission sans vérifier de qui il M'agissait. De toute façon, ça n'avait pas d'importance. Le sas s'ouvrit, et Andrew LaFollet entra. Elle vit son visage, l'inquiétude, la confiance et la peur qui faisaient écho à celles de Nimitz malgré ses efforts pour les dissimuler, et sa bouche esquissa une parodie de sourire. Puis elle aperçut Adam Gerrick derrière son garde, et son estomac se noua. S'il vous plaît, pensa-t-elle. Oh, s'il vous plaît, mon Dieu! Pas de nouveau désastre. je ne survivrai pas à plus de culpabilité. « Andrew. » Sa propre voix la fit sursauter, car elle n'avait pas ordonné à sa bouche de parler, mais elle procédait sans cela : encore un automate occupé à faire croire que celle à qui il appartenait persistait à fonctionner. « Milady, dit calmement LaFollet en s'écartant pour laisser passer Gerrick. — Adam, fit la voix d'Honor. — Milady. » L'ingénieur avait une mine affreuse, pensa-t-elle distraitement, comme s'il n'avait pas dormi depuis l'accident. Pourtant, alors même qu'elle se faisait cette réflexion, une autre part d'elle-même se rendait compte que quelque chose avait changé. La dernière fois qu'ils s'étaient parlé sur le com, Adam Gerrick se haïssait autant qu'elle-même, or il y avait une différence aujourd'hui. La haine était toujours présente, mais plus vive. Elle ne le brûlait plus lentement comme un acide : sa chaleur et ses flammes la baignaient comme si elle s'était tenue à la porte d'un four ouvert. « Que puis-je pour vous, Adam ? » demanda-t-elle, apathique. La réponse de Gerrick la sonna. « Vous pouvez m'écouter, milady, et puis m'aider à trouver les salopards, les meurtriers qui ont saboté le dôme Mueller. » C'était la première fois qu'il proférait une grossièreté en sa présence, telle fut la première pensée d'Honor. Mais elle eut à peine le temps de se faire cette réflexion avant de sursauter comme si on l'avait giflée. « Saboté ? répéta-t-elle d'une voix soudain tendue et rauque, qui n'avait plus rien d'indifférent. — Saboté, oui. » La réponse de l'ingénieur était dure et froide comme l'acier, trempée dans la certitude autant que l'indignation, et Honor vacilla. LaFollet s'avança prestement tandis qu'elle tendait la main et se raccrochait à son bureau, mais elle ne le remarqua même pas. Elle fixait le visage de Gerrick, le suppliant d'avoir raison, de savoir de quoi il parlait, et un hochement de tête bref et volontaire répondit à sa supplique. Elle se laissa tomber dans son fauteuil, vaguement honteuse de sa faiblesse, mais tout bougeait dans sa tête au milieu d'un grand vacarme. Des poids terribles tombaient dans l'obscurité de son esprit, se percutaient et éclataient en une pluie de débris chauffés à blanc. Elle inspira profondément. « Vous... vous en êtes sûr, Adam ? souffla-t-elle. C'était intentionnel? — Oui, milady. Stuart Matthews s'en est rendu compte il y a quatre heures. — Quatre heures ? répéta-t-elle. Vous... Vous le savez depuis quatre heures? » Sa voix se brisa, et Gerrick eut soudain l'air honteux. « Oui, milady. Pardonnez-moi. J'aurais dû vous appeler pour vous le dire à ce moment-là, mais je voulais en être sûr, absolument certain, avant de vous l'annoncer. » Ses narines s'évasèrent et il releva brusquement la tête. « Maintenant je le suis... de même que Lord Clinkscales, la Sécurité planétaire et le Protecteur Benjamin. — Mon Dieu », murmura Honor. Elle entendit Nimitz atterrir légèrement sur le bureau derrière elle, sentit ses pattes s'enrouler autour de son cou, mais elle continua de fixer Gerrick comme sa dernière planche de salut. « Oh, mon Dieu!» murmura-t-elle encore, et cette fois c'était un cri du cœur, chargé de la détresse qu'elle essayait de cacher depuis si longtemps. Elle enfouit son visage dans ses mains, se balançant dans son fauteuil, et son corps tout entier se mit à trembler sous l'effet des sanglots. « Milady ! » s'écria LaFollet. Elle sentit sa présence, à genoux près d'elle, les mains sur ses avant-bras. Il la força doucement à baisser les mains, lui imposant de le regarder à travers ses larmes, et il lui parla d'une voix grave et douce. « Ce n'était pas notre faute, milady. Ce n'était ni un accident ni une négligence. Milady, ce n'était pas votre faute. » Elle le regarda – honteuse de sa faiblesse, reconnaissante pour le réconfort qu'il lui apportait – et il lui sourit. Il sourit, sans aucun mépris pour sa réaction émotive, et elle fit glisser ses mains jusqu'à celles de LaFollet pour les serrer très fort avant de reporter son attention vers Gerrick. « Comment, Adam ? demanda-t-elle d'une voix qui était de nouveau presque la sienne. Comment ont-ils fait? Et comment l'avez-vous découvert? — Comment nous l'avons découvert, c'est une longue histoire, milady. Pour faire court, disons que, depuis le jour de l'effondrement, nous le modélisons et l'analysons sans cesse. Nous avons fini par y détecter une logique. Nous... » Il s'interrompit soudain, secoua la tête comme un cheval qui se débarrasse des mouches et lui adressa un sourire las. « Milady, vous permettez que je m'asseye ? Je suis un peu fatigué, je le crains. — Bien sûr », répondit-elle aussitôt. Il s'enfonça dans un fauteuil en face d'elle. «Je vais sonner Mac, reprit-elle, se sachant stupide mais incapable de trouver autre chose à dire. Nous avons besoin... — Milady. » La douce voix de LaFollet lui fit tourner les yeux vers lui, et il sourit de nouveau. « Je l'ai déjà prévenu, milady, et il m'a demandé de vous dire qu'il viendrait dès qu'il aurait trouvé le... le Delacourt, je crois. — Le... » Honor ouvrit de grands yeux. Pour la première fois elle constatait son propre épuisement. Puis elle se mit à rire doucement. « Le Delacourt, répéta-t-elle avec un sourire en coin. Mac a toujours eu beaucoup d'à-propos. — En effet, et... » LaFollet s'interrompit alors que le sas de la salle à manger s'ouvrait devant MacGuiness. L'intendant apportait sur un plateau d'argent trois verres à vin et une bouteille issue de la cave personnelle du père d'Honor sur Sphinx, et le sourire qu'il lui adressa lui fendit le cœur. Il posa le plateau sur le bureau, et les yeux d'Honor s'embuèrent à la vue du petit bol de céleri qu'il avait pris le temps de préparer pour Nimitz. « Je me suis dit que vous pourriez avoir envie de ceci, madame », dit-il simplement en versant un vin couleur rubis dans un verre qu'il lui tendit. Puis il remplit les deux autres verres et les donna à LaFollet et Gerrick avant de reculer, tenant toujours la bouteille. Honor posa la main sur la sienne. « Merci, Mac, dit-elle tout bas. Vous savez toujours ce qu'il me faut, hein ? — Un talent mineur, madame », répondit-il sur le même ton tout en libérant son autre main de la bouteille pour couvrir celle d'Honor. Puis il fit un pas en arrière et posa le vin sur le plateau. « Sonnez-moi si vous avez besoin d'autre chose, milady », conclut-il avec un petit salut avant de quitter la cabine. Honor le regarda s'en aller, puis revint à Gerrick et LaFollet. L'homme d'armes se tenait droit derrière le fauteuil de son seigneur, mais elle secoua la tête et désigna le divan. Il hésita un instant, puis prit une profonde inspiration, hocha la tête et obéit. Elle attendit qu'il soit installé pour se retourner vers Gerrick. « Dites-moi tout », ordonna-t-elle, d'une voix de nouveau parfaitement naturelle – encore empreinte de douleur et de chagrin, mais naturelle. « En un sens, milady, c'est notre faute, fit calmement Gerrick, mais seulement parce que nous avons laissé le sal... » Il s'arrêta, comme si sa colère s'était enfin assez apaisée pour qu'il prête attention à son vocabulaire, puis il reprit : « Seulement parce que nous avons laissé la personne qui a planifié le sabotage introduire ses hommes parmi nos ouvriers, milady. » Il haussa les épaules. « Il ne nous est jamais venu à l'idée qu'on pourrait délibérément provoquer une catastrophe pareille. Nous nous sommes exclusivement souciés d'engager des hommes capables d'accomplir le travail et de bien les former. Nous n'avons jamais envisagé de prendre des mesures de sécurité contre un éventuel sabotage. — Et vous n'aviez aucune raison d'y penser, milady, intervint LaFollet, attirant le regard d'Honor. Oh, après coup, oui, il apparaît que vous auriez dû y réfléchir. Mais on a toujours raison, après coup, et à l'origine vous n'aviez pas plus de motifs qu'aucune autre entreprise de penser qu'un de vos employés était un assassin » Honor acquiesça. Elle lui était reconnaissante de son soutien, mais elle n'en avait pas vraiment besoin – pas pour l'instant – et elle se retourna vers Gerrick. « Le major LaFollet a raison, milady, et il ne s'agissait pas non plus d'un fou isolé. Il a fallu l'action concertée d'au moins dix-huit à vingt personnes pour arriver à ce résultat. Ce qui en fait une conspiration en plus d'un meurtre. — Comment ont-ils fait? demanda-t-elle. — Ils avaient deux cordes à leur arc, répondit Gerrick. Chacune isolément aurait sans doute suffi. Dans la mesure où ils se sont servis des deux, je m'étonne que nous soyons allés si loin avant que le dôme ne s'effondre. » L'ingénieur fit une grimace et, si sa voix n'exprimait pas moins de colère, elle se fit sèche et factuelle à l'énoncé de la suite. « Un de leurs hommes s'est fait engager comme opérateur de foreuse, milady, et a modifié le profil des trous qu'il forait, destinés à accueillir des poteaux de soutènement. Vous connaissez bien les plans d'origine ? — Seulement en termes généraux », fit Honor. Elle avait examiné les plans, mais ils ne relevaient pas de son domaine de compétence. « Vous vous souvenez que nous avions conçu les puits pour obtenir des socles en béton d'un volume maximal tout en coinçant la base de chaque poteau dans une matrice porteuse naturelle ? » demanda Gerrick. Honor acquiesça de la tête. « Eh bien, dans la mesure où leur base était coincée dans la section rectangulaire du forage et où plus de cent tonnes de béton céramisé avaient été coulées dans chaque socle, les poteaux de l'anneau alpha auraient dû être quasi indestructibles. » Honor hocha la tête. Si le béton avait été correctement céramisé, il aurait formé l'équivalent d'un solide bouchon de roche ignée plus dure et résistante que l'obsidienne. Figés dans l'étranglement des forages, les poteaux auraient dû former comme le prolongement de l'ossature de la planète. « Bien, milady. Voici ce qui s'est passé : lorsque l'opérateur a foré ses trous, ils semblaient correspondre aux spécifications, mais il a maintenu un diamètre égal à celui des poteaux pour la portion censée se rétrécir, ce qui signifie que les poteaux ne se sont pas figés dans l'étranglement prévu, affaiblissant copieusement la résistance aux contraintes de l'ensemble du projet. Nous ne sommes parvenus à vérifier que deux puits car les inspecteurs de Mueller ne nous laissent pas accéder au site, mais nous disposions de bons enregistrements sur ces deux-là. Ceux qui les ont effectués étaient techniciens vidéo, pas ingénieurs, donc ils n'ont pas remarqué que les proportions étaient faussées, et personne dans l'équipe technique n'a visionné les puces avant l'accident. Mais c'est chose faite maintenant, et nous avons réussi à modéliser les puits d'après les puces HV. Il s'agit d'une reconstruction informatique, mais elle tiendrait devant n'importe quel tribunal, et les trous eux-mêmes sont encore là : leur examen physique peut confirmer notre analyse. » Honor acquiesça une fois de plus, et Gerrick se frotta le sourcil dans un geste de triomphe las avant de continuer. « En plus du changement de diamètre, le fond de chacun des trous que nous avons vérifiés était aussi légèrement hors normes, milady. Ils étaient un peu inclinés, de sorte que les poteaux ne reposaient que sur une petite surface. Avec un bon béton, ça n'aurait pas posé de problème, parce qu'il se serait glissé sous la portion non soutenue avant d'être céramisé. Avec un mauvais béton, ça devenait un facteur décisif de l'accident. — Nous n'avons pas contrôlé le profil des trous forés ? — Si et non, milady, répondit Gerrick avec une grimace. Les normes étaient consignées dans le logiciel de guidage des foreuses. Pour les modifier, il fallait une manœuvre intentionnelle de la part de l'opérateur, et nous lancions des programmes de contrôle et de diagnostic sur tout l'équipement à chaque changement d'opérateur afin de détecter toute modification accidentelle. Ça signifie que celui qui a changé les caractéristiques de forage a également dû les corriger systématiquement à la fin de ses quarts, et c'est le cas. Nous n'avons donc pas été avertis de ce côté. En tout cas, ça prouve qu'il ne s'agissait pas d'un accident. » Mais nous avions un deuxième moyen de vérification, milady. Les équipes chargées de dresser les poteaux disposaient également du profil réglementaire sur leur équipement. Si les puits étaient hors normes, elles auraient dû le signaler – et elles l'auraient fait si elles n'avaient pas délibérément couvert celui qui les forait. C'est comme ça que nous savons qu'il y a au moins deux équipes impliquées. Et, enfin, nous avions des superviseurs sur site, chargés de contrôler les socles une fois en place. Seulement, ils cherchaient des incidents, pas un sabotage intentionnel, et celui qui est derrière tout cela le savait. » D'après ce que nous avons pu reconstituer à ce stade, les équipes qui ont installé les poteaux dans les forages défectueux savaient où les trouver. Elles ont dressé les poteaux, coulé le béton, mais se sont contentées de céramiser les cinquante centimètres supérieurs à peu près. Deux des puits faussés présentaient un socle conforme, nous en déduisons qu'un superviseur a dû passer pendant le coulage du béton et que les saboteurs ont eu peur de limiter la céramisation en sa présence – ils pensaient s'en doute qu'il s'en rendrait compte. En ce qui concerne les autres socles, nos inspecteurs – et ceux du fief Mueller, d'ailleurs – ne prélèvent des carottes que sur vingt centimètres pour les contrôles de qualité. C'est la norme appliquée par les inspecteurs du Sabre et des seigneurs, milady, notamment parce qu'il est très dur de forer le béton céramisé. Vu ce qui s'est passé à Mueller, toutefois, j'ai déjà recommandé au Protecteur d'exiger un carottage en profondeur. » En tout cas, cinquante centimètres de bon béton suffisaient donc pour obtenir un contrôle de qualité positif pour le socle entier – un socle qui, en fait, était loin de remplir le cahier des charges initial. Qui n'aurait même pas suffi à supporter la charge pesant sur les poteaux dans un trou réglementaire, pour tout dire, mais nos saboteurs n'ont pris aucun risque. » L'ingénieur s'arrêta, un sourire amer aux lèvres, puis prit une gorgée de vin et se carra dans son fauteuil. — Ce qui s'est passé, donc, milady, c'est qu'environ quatorze pour cent des poteaux de soutènement du dôme étaient destinés à tomber, et que l'inclinaison du fond de chaque trou faisait même porter la masse de ces poteaux contre le reste de la structure. Il n'y avait pas moyen que le dôme tienne – aucun moyen, milady – après un pareil traitement. Et celui qui l'a fait savait exactement ce qui allait se produire. — Mais qui, Adam ? » Honor avait le regard dur, et l'ingénieur haussa les épaules. — À ce stade, milady, nous en sommes encore à comprendre comment ils s'y sont pris précisément. Nous ne pouvons pas identifier les équipes qui ont dressé les poteaux et coulé le béton d'après nos fichiers, mais la Sécurité travaille sur les enregistrements visuels effectués sur le site, et Lord Clinkscales compte bien retrouver leurs visages dans notre base de données des employés. Toutefois, nous pouvons formellement identifier l'opérateur de la foreuse dès maintenant, parce que nous savons quels trous il a forés et quel technicien était affecté à chaque foreuse. — Alors ? — D'après nos archives, il s'agit d'un certain Lawrence Maguire, milady, répondit Gerrick. C'est un de ceux qui ont "démissionné en signe de protestation" à la parution des premiers rapports dénonçant des matériaux non conformes, et nous ignorons où il se trouve depuis. Nous avons déjà vérifié l'adresse qu'il nous avait donnée et nous sommes tombés sur une pension. Il y a loué une chambre juste une semaine avant de se porter candidat pour un poste, et les autres informations personnelles portées sur son formulaire de candidature sont fausses. — Alors nous ignorons sa véritable identité ? » Honor n'avait pas réussi à masquer sa déception, elle le savait. Il était essentiel de retrouver cet homme. Si on ne pouvait pas l'identifier et établir quel mobile justifiait ses actes meurtriers, ses ennemis prétendraient qu'il n'était que le produit de l'imagination de son entreprise, qu'il n'y avait pas eu sabotage intentionnel et que la mauvaise exécution qui avait provoqué ce désastre résultait simplement des « erreurs d'un personnel mal formé » déjà dénoncées. — Je n'ai pas dit ça, milady, fit Gerrick avec un petit sourire. J'ai dit que nos archives ne nous indiquaient pas où le retrouver, et c'est vrai. Mais, s'il a falsifié son formulaire de candidature, il a été obligé de nous donner ses véritables empreintesdigitales. À mon avis, il pensait que nous ne nous douterions jamais de rien et que nous ne saurions même pas qu'il fallait le rechercher. En tout cas, nous avons ses empreintes et je les ai confiées à Lord Clinkscales, qui les a confrontées à la base de données du fief sans résultat. Ce qui confirme nos soupçons : "Maguire" n'est pas un Harringtonien. Toutefois, Lord Clinkscales a discrètement transmis les empreintes à un de ses contacts au sein de la Sécurité planétaire, qui les a comparées à la base de données du Sabre. Or il se trouve, milady, que monsieur "Maguire", adolescent, a été arrêté pour troubles de l'ordre public : il participait à une manifestation contre lesJérémites – un petit groupe assez indépendant que certains membres de l'Église considèrent comme hérétique –et la manifestation a dégénéré. Vu son jeune âge, il n'a écopé que d'une réprimande. Il ne sait peut-être même pas que les archives seigneuriales de toutes les infractions, jusqu'aux plus mineures, sont dupliquées dans la base de données du Sabre et y restent. » Bref, milady, les hommes du Protecteur Benjamin l'ont identifié. Il s'appelle en réalité Samuel Marchant Harding. » Les yeux d'Honor lancèrent des éclairs, et l'ingénieur hocha lentement la tête. e Oui, milady. C'est un cousin germain d'Edmond Marchant... et il réside officiellement à Burdetteville, fief Burdette. » CHAPITRE VINGT-TROIS — Donc c'est confirmé, Votre Grâce ? — Aussi formellement que possible sans dévoiler notre jeu, mon révérend, répondit Benjamin IX. Impossible d'utiliser la démonstration devant un tribunal tant que nos propres experts n'ont pas reproduit la modélisation de Dômes aériens, et il faudra probablement mettre à jour les fondations du dôme, mais aucun de ceux qui ont vu cette analyse ne la met en doute. Pour l'instant, tous les contacts avec la Sécurité planétaire se limitent à un groupe d'agents auxquels Howard Clinkscales se fie personnellement pour les garder secrets, mais un ingénieur de la délégation à la sûreté des bâtiments a vérifié la théorie de Dômes aériens et soutient ses conclusions. De plus, nous avons confirmation de l'identité de Harding. » Le Protecteur secoua la tête. « Ça n'a pas été prouvé au sens que les tribunaux donnent à ce terme, mon révérend, mais ça le sera en temps et en heure. — Je vois. » Le révérend Hanks s'adossa dans son fauteuil. Dans ses yeux, douleur et colère côtoyaient un certain soulagement. Le chancelier Prestwick était assis à côté de lui, et Benjamin se demandait lequel des trois paraissait le plus épuisé. Il aurait été difficile de les départager, il n'en doutait pas. « Je n'arrive pas à croire qu'un homme qui se prétend pieux puisse conspirer pour assassiner des enfants. » La voix grave et sonore de Hanks était sombre et chargée de chagrin. « Mais, vu la vitesse à laquelle Lord Burdette et Marchant ont réagi aux premiers rapports... » Le révérend secoua tristement la tête, mais la colère qu'exprimaient ses yeux ne faisait que croître. Le chef spirituel de l'Église de l'Humanité sans chaînes était un homme doux, mais l'Église avait elle aussi en son temps manié un sabre. « Je suis d'accord, mon révérend, fit simplement Prestwick, mais, si vous me permettez, l'aspect politique est encore plus compliqué. Nous avons la preuve qu'un sujet de Burdette est impliqué mais, pour le moment, nous ne pouvons que supposerqu'il y a eu complicité – même de la part de Marchant. À cet instant, Harding pourrait avoir agi seul. » Benjamin regarda le chancelier d'un air incrédule, et Prestwick haussa les épaules. « Si Lord Clinkscales et la Sécurité parviennent à identifier les ouvriers qui ont saboté la céramisation et que nous pouvons les lier à Harding, nous disposerons d'une preuve convaincante de conspiration. Mais tant que nous ne saurons pas démontrer qu'il existe un lien entre les conspirateurs et Lord Burdette, nous ne pourrons pas le destituer faute de preuve. À ce stade, personne ne peut prédire si nous arriverons jamais à établir ce lien, mais nous savons qu'il est impossible de rassembler les preuves visant à l'établir sans enquête officielle. — Et si j'autorise une enquête officielle, soupira Benjamin, nous devrons impliquer tellement de personnel que Burdette finira forcément par en avoir vent. — Je le crains fort, Votre Grâce. Surtout vu ses... liens historiques avec le ministère de la Justice. — Et, s'il est coupable, il prendra des mesures pour détruire les preuves dont nous avons besoin avant que nous ne mettions la main dessus, ajouta Benjamin, amer. Quant à l'autonomie seigneuriale, elle lui permettra probablement de retarder l'admission d'une équipe d'investigation protectorale assez longtemps pour s'en sortir. — Peut-être plus important, Votre Grâce, fit remarquer Hanks, le verdict de l'opinion publique risque de tomber avant que le ministère de la Justice ne mette en branle les rouages officiels. La Sacristie s'est montrée ferme dans ses recommandations, mais nombre de nos prêtres – même ceux qui ne craignaient pas Lady Harrington et ne s'en méfiaient pas avant l'effondrement du dôme – ignorent nos instructions. La nature du désastre, la mort de tant d'enfants... » Il soupira et secoua la tête à nouveau. « Une pareille catastrophe provoque des réactions extrêmes chez les meilleurs des hommes. Leur bonté même les pousse à dénoncer ce qu'ils perçoivent comme une injustice, et les preuves sont si accablantes qu'aucun ne les remet en cause. La situation est déjà brûlante, et elle n'ira qu'en empirant jusqu'à ce que nous prouvions que Lady Harrington est la victime sans reproche d'une conspiration. Pour tout dire, certains dégâts sont peut-être déjà irréparables, même si elle est blanchie par un tribunal. Après tout, c'est un seigneur. Ses ennemis feront vite circuler la rumeur qu'elle s'est servie de son rang pour étouffer l'affaire, que le tribunal l'a blanchie parce que l'Église et vous l'aurez soutenue par opportunisme politique, et quelques-uns le croiront. Une fois que les gens seront suffisamment convaincus de sa culpabilité, son nom sera à jamais sali dans l'esprit de certains, et plus nous tardons à révéler ces nouveaux éléments, plus ils s'enfermeront dans leurs convictions. — Il a raison, Votre Grâce. » Prestwick se frotta les mains au-dessus de ses cuisses, l'air troublé. « On vous accuse déjà de retarder l'enquête pour protéger Lady Harrington, et nous avons constaté plusieurs incidents visant Dômes aériens, du vandalisme organisé. Des bombes incendiaires ont détruit du matériel pour huit millions d'austins dans le fief Surtees le lendemain de l'effondrement. Pire, trois ouvriers de Dômes aériens ont été pris à partie par la foule au fief Watson la nuit dernière. L'une des victimes ne survivra peut-être pas – l'homme est dans le coma, et les médecins ne sont pas optimistes et on me signale des comportements presque aussi graves dirigés contre des personnes juste parce qu'elles viennent du fief Harrington, qu'elles soient ou non liées à Dômes aériens. » Le chancelier frotta ses yeux douloureux, puis soutint sans ciller le regard du Protecteur. — C'est grave, Votre Grâce, mais ce n'est qu'un symptôme. La véritable colère est dirigée tout droit – et personnellement – contre Lady Harrington, et elle prend des proportions effrayantes. J'ai reçu des requêtes de destitution et de procès pour meurtre – sans parler de la perte de son poste d'amiral – de la part de trente-huit seigneurs et plus de quatre-vingt-dix membres du conclave des sujets. Que six seigneurs encore réclament la destitution, et je me verrai dans l'obligation de l'officialiser. Et si cela se produit... » Il haussa les épaules à contrecœur, et Benjamin acquiesça. La démonstration qu'Adam Gerrick avait mise sur pied – un exercice de reconstitution brillant, pensait le Protecteur, admiratif –empêcherait presque à coup sûr la destitution. Malheureusement, pour laver le nom d'Honor devant les Clefs, il faudrait exposer leurs preuves à l'homme qui se cachait derrière ce complot. De plus, la procédure de destitution serait diffusée dans tout le système de Yeltsin, ce qui bloquerait sans doute le recours à ces mêmes preuves lors de poursuites légales consécutives. Si Harding et ses complices étaient jamais jugés, leurs avocats argueraient probablement que les éléments présentés lors du procès en destitution avaient influencé toute personne susceptible d'être choisie pour participer au jury – et ils auraient peut-être raison. Mais comment l'éviter ? Le révérend Hanks n'avait pas tort : c'était précisément ce genre de crime qui provoquait la plus grande colère chez les hommes les meilleurs et, en dehors des conspirateurs, tous les seigneurs en croyaient sincèrement Honor coupable. Leur rage était parfaitement compréhensible, mais elle produirait certainement les six signatures supplémentaires requises pour l'obtention d'un décret de destitution. Si cela arrivait, même lui ne pourrait pas invalider la procédure – et les vrais coupables s'en tireraient peut-être. Il fit basculer le dossier de son fauteuil et fronça les sourcils, pensif. Il était Protecteur de Grayson. Son travail consistait à s'assurer que quiconque commettait un crime pareil n'échapperait pas à la justice, et il était froidement déterminé à s'en acquitter. Mais il devait aussi protéger les innocents, et il allait donc devoir maîtriser la vague de violence qui déferlait sur Dômes aériens et les sujets du fief Harrington autant que sur Honor. Mais comment y parvenir, bon Dieu, sans transmettre l'analyse de Gerrick aux Clefs et à la presse ? « Bon, soupira-t-il enfin. Ce nœud de vipères a trop de têtes. Par où que nous le prenions, nous allons nous faire mordre, donc le mieux à faire, d'après moi, c'est de minimiser les conséquences. » Prestwick hocha la tête sans joie, et le révérend Hanks prit un air grave. « Henry, fit le Protecteur en se tournant vers le chancelier, je veux que vous travailliez avec la Sécurité planétaire. Emmenez le conseiller Sidemore avec vous. » Prestwick acquiesça de nouveau. Aaron Sidemore était ministre de la Justice, il fallait l'impliquer rapidement. Heureusement, il était nouvellement nommé et n'avait aucun lien avec l'ancien système de parrainage qui aurait pu causer des fuites vers les Clefs : il prenait ses responsabilités au sérieux. « Nous devons nous montrer très prudents, poursuivit Benjamin. À compter de cet instant, le Sabre a officiellement découvert la trahison possible d'un seigneur. Je vous en donnerai confirmation écrite pour Sidemore. » Prestwick opina, mais son visage reflétait une tension accrue, et Benjamin eut un sourire sinistre. Aucun Protecteur n'avait exercé son droit constitutionnel de contrôler les Clefs depuis plus d'un siècle T, et le dépoussiérage des lois qui présidaient à cette opération provoquerait certainement une crise constitutionnelle si l'un des seigneurs les contestait. Mais en invoquant la découverte d'une éventuelle trahison, Benjamin pouvait aussi donner pouvoir à la Justice d'enquêter dans le secret absolu. La loi ne lui permettait de taire ses informations que pendant trois semaines. Ensuite, il devait porter des accusations officielles contre un seigneur spécifique, convaincre une majorité du comité judiciaire conjoint seigneurs-sujets que l'enquête méritait d'être poursuivie, ou alors retirer ses accusations. Cela leur donnait au moins une certaine avance, sans pour autant alerter Burdette, normalement. « En attendant, fit Benjamin d'un air songeur, nous devons détourner ces idées de destitution ou le procès des véritables criminels risque de tomber à l'eau. » Il se mordilla un moment la lèvre, puis soupira. « Je ne vois pas comment nous y prendre sans mettre Burdette sur ses gardes. Pour empêcher la destitution de Lady Harrington, je vais devoir faire part aux Clefs d'au moins quelques-uns de nos soupçons. — C'est risqué, Votre Grâce, fit remarquer Prestwick. Si vous voulez leur en dire assez pour les convaincre qu'il ne s'agit pas d'une manœuvre politique – que vous avez de bonnes raisons de croire que l'effondrement a été délibérément provoqué par quelqu'un d'autre que Lady Harrington –, vous allez devoir exposer au moins une partie des preuves essentielles. — Je m'en rends compte, mais nous sommes coincés de toute façon, Henry. Une destitution officielle mettrait toutes les preuves sur la table. J'espère naviguer à vue, ne révéler qu'un pan de l'analyse de Gerrick et suggérer qu'il serait bon de réexaminer les observations initiales des inspecteurs du site à la lumière de cette analyse. — Cela ne leur suffira jamais, Votre Grâce, répondit aussitôt le chancelier. — Vous avez probablement raison, et j'irai plus loin s'il le faut. Mais au moins je peux d'abord essayer de limiter les dégâts. — Eh bien, oui, Votre Grâce. J'imagine qu'on peut essayer, fit Prestwick, l'air dubitatif. — Votre Grâce, intervint le révérend Hanks sur un ton formaliste qui ne lui était pas coutumier, l'Église ne se mêle normalement pas des affaires des Clefs. Dans le cas présent, toutefois, vous avez le soutien de mon bureau et, je le crois, celui de la Sacristie dans son ensemble. Si vous le souhaitez, j'apparaîtrai devant les Clefs et leur demanderai de vous accorder un délai sans connaître les preuves. Si je dis les avoir vues et partager vos conclusions, peut-être arriverons-nous à les convaincre de ne pas insister. — Merci, mon révérend. » Le visage et la voix du Protecteur révélaient sa profonde gratitude pour la proposition de Hanks. Il avait raison quant à l'impartialité habituelle de l'Église, mais sa position de révérend lui donnait aussi le rang légal de seigneur. Elle en faisait même un membre à la fois du Conseil du Protecteur et du Conseil des Clefs et, s'il était prêt à peser de tout le poids de l'Église en faveur d'une requête visant à retarder la procédure officielle de destitution, cela suffirait peut-être - peut-être... - sans qu'ils aient besoin de révéler leurs preuves à Burde rte. « Votre Grâce, s'il existe ne serait-ce qu'une infime probabilité pour qu'un prêtre, même défroqué, soit impliqué dans l'assassinat de trente enfants, l'Église n'a pas d'autre choix que d'user de toute son influence pour que justice soit faite », dit sombrement le bon révérend. Benjamin se contenta d'acquiescer. « Dans ce cas, Henry, dès que Sidemore et vous aurez terminé vos discussions préliminaires, je veux que vous envoyiez des convocations officielles pour une session spéciale - à huis clos - du conclave des seigneurs. Nous allons essayer de rester assez discrets pour que les médias n'y fourrent pas leur nez. — Bien, Votre Grâce. — Où se trouve Gerrick en ce moment? » demanda le Protecteur. Prestwick fronça un instant les sourcils, puis hocha la tête pour lui-même. « Je crois qu'il est encore à bord du Terrible, Votre Grâce. D'après Lord Clinkscales, il y était allé expliquer ses découvertes à Lady Harrington, et le médecin du bord l'a envoyé se coucher juste après. — Sage décision, je n'en doute pas », murmura Benjamin en se rappelant le visage terne et épuisé du jeune homme qu'il avait vu apparaître sur son propre écran de com - était-ce vraiment trois heures plus tôt? Il secoua la tête, puis redressa le dossier de son fauteuil. « Je crois que nous devrions le laisser là-haut pour l'instant, dit-il lentement, avant d'opiner. D'ailleurs, nous allons annoncer où il se trouve, Henry. Rédigez un communiqué de presse disant qu'il est là-bas pour s'entretenir avec Lady Harrington, sans parler de la teneur de cet entretien. Ne mentez pas, tenez-vous-en aux faits, et je suis sûr que les journalistes tireront les conclusions voulues. — Les conclusions voulues, Votre Grâce ? » répéta Hanks. Benjamin sourit. « Mon révérend, à moins qu'ils ne soient déjà au courant de la reconstitution effectuée par Dômes aériens, les véritables responsables de cette catastrophe doivent se sentir en confiance en ce moment, et ils imaginent sans doute Lady Harrington au bord du désespoir. J'aimerais me servir de leurs certitudes contre eux. Si nous arrivons à les convaincre qu'elle a convoqué son ingénieur en chef pour un entretien dans l'espoir de sauver quelque chose de ce désastre, cela devrait les rendre plus confiants... et moins prudents. De toute façon, je préfère laisser Gerrick hors de portée des médias au moins jusqu'à la session spéciale. — Je pense que c'est plus sage, Votre Grâce, fit Prestwick. D'ailleurs, si vousêtes d'accord, je vais aussi contacter Howard Clinkscales. À nous deux, je suis sûr que nous pouvons concocter un communiqué absolument véridique - et hautement trompeur - pour renforcer cette impression. Je lui demanderai également de prévenir les autres ingénieurs de Dômes aériens afin qu'ils restent discrets. — Bonne idée, Henry. Bonne idée. » Benjamin se pinça le nez et réfléchit à ce qu'ils pouvaient encore faire, mais son cerveau fatigué ne lui apporta aucune solution. « Avec votre permission, Votre Grâce, je pense que je vais aussi rejoindre le Terrible », annonça le révérend Hanks. Benjamin fronça les sourcils, et Hanks haussa les épaules. « Je connais assez bien Lady Harrington pour savoir que tout cela doit avoir été une épreuve terrible pour elle. J'aimerais avoir l'occasion de lui parler, et je pourrais également lui remettre la convocation au conclave sans passer par les canaux officiels de la Flotte ni les courriers du Sabre. » Le révérend plissa le front, pensif, puis hocha la tête. « En fait, je suis sûr que le chancelier Prestwick aura terminé les convocations le temps que je contacte la Sacristie et que j'explique la situation aux Anciens auxquels je fais confiance pour ne rien laisser filtrer accidentellement. Dans ce cas, Lady Harrington pourrait revenir avec moi le lendemain pour la session spéciale. Ce serait sans doute la façon la plus rapide – et la plus confidentielle – de tout arranger. — En effet, mon révérend, bien que j'hésite un peu à me servir du chef de l'Église dans le rôle d'un simple messager. — Il n'y a rien de "simple" dans ce rôle vu les circonstances, Votre Grâce, répondit Hanks, et l'Église comme le peuple de Grayson doivent à Lady Harrington tous les services qu'ils peuvent légitimement lui rendre. — Vous avez raison, bien sûr. » Benjamin regarda tour à tour les deux hommes assis en face de lui. « Dans ce cas, messieurs, je crois que nous devrions organiser tout cela. » — Eh bien, c'était un désastre... instructif », observa le citoyen contre-amiral Theisman, d'un ton si sec que même le citoyen commissaire LePic sourit. Mais la remarque était justifiée. Le groupe d'intervention 14-B – soit les douze bombardiers sous les ordres de Theisman et leurs éléments de soutien – avait eu un comportement irréprochable lors de la dernière sim. Hélas, le GI 14-C du citoyen amiral Chernov avait compris ses ordres de travers : il s'était beaucoup éloigné de sa position théorique en approchant Masada, et les ordinateurs avaient décidé que les croiseurs de combat graysoniens protégeant Endicott étaient parvenus à l'intercepter. Ils avaient subi de lourdes pertes sous le feu des bâtiments d'escorte de Chernov, mais pas assez pour les empêcher de détruire ses transports de troupes et quatre de ses cinq cargos chargés d'armes. Theisman soupira. La perspective d'armer une planète peuplée de fanatiques religieux ne le réjouissait pas – surtout qu'il savait par expérience personnelle ce dont ils étaient capables –mais, s'il devait le faire, il préférait bien s'y prendre. Son collègue se faisait sans doute abondamment tirer l'oreille par Thurston et Preznikov en ce moment même, mais Chernov n'était pas vraiment responsable du cafouillage. Il s'agissait d'une opération plus complexe que Theisman ne s'y attendait. Ni lui ni Chernov ne savaient, par exemple, que la force d'intervention arriverait d'un seul tenant à Yeltsin avant de se séparer de la force d'attaque d'Endicott... pour la bonne et simple raison que cela ne faisait pas partie du plan d'origine. Theisman jugeait cette modification parfaitement sensée – il n'aimait pas l'idée de séparer la force d'intervention en deux groupes qui agiraient complètement indépendamment l'un de l'autre – mais les autres commandants de groupes et lui auraient apprécié d'en être informés un peu plus tôt. En l'occurrence, la manœuvre tout entière les avait pris à froid. Pas étonnant que l'astrogation de Chernov se soit plantée. Enfin, se disait-il, une simulation permettait justement de constater ce qui pouvait mal tourner et de l'éviter. On ne détectait jamais tous les problèmes, évidemment. Au mieux, on parait aux désastres opérationnels connus en espérant que les autres ne vous mordraient pas trop violemment les fesses. « Bien, dit-il à son état-major. Nous avons eu un petit accident. Ce sont des choses qui arrivent. L'idée, c'est de les empêcher d'arriver deux fois de la même façon, alors passons en revue tous nos ordres de mouvement. Nous n'aurons pas d'autre journée de sim après demain. Dans cinq jours, il faudra tout réussir du premier coup, sinon nous allons être confrontés à un problème beaucoup plus grave que des bits de données dans un ordinateur, compris ? — Compris, citoyen amiral, répondit fermement LePic pendant que le reste de l'état-major hochait la tête. — Dans ce cas, revoyons d'abord le schéma opérationnel général, Mégane, dit-il en se tournant vers l'officier opérationnel. Je veux voir si nous ne pourrions pas intégrer de plus près le groupe d'intervention du citoyen amiral Chernov à nos manœuvres dès le départ. S'il s'était trouvé à l'intérieur de notre réseau de com, nous aurions vu qu'il se trompait de trajectoire avant de passer en hyper pour quitter Yeltsin. — Oui, citoyen amiral, répondit l'officier en appelant les fichiers concernés sur son terminal. En fait, citoyen amiral, je me disais que nous pourrions... » Thomas Theisman se cala dans son fauteuil pour écouter son état-major se colleter avec ce problème, en espérant de tout son cœur que Yeltsin était réellement aussi découvert que les renseignements de Thurston le suggéraient. Parce que, dans le cas contraire, et s'ils ne réglaient pas une grosse part des problèmes d'ici là, Dieu seul savait comment l'opération Poignard allait vraiment se terminer. CHAPITRE VINGT-QUATRE Samuel Mueller, sourcils froncés, contemplait l'archaïque feuille de parchemin posée sur son sous-main. La formulation légale, démodée et ampoulée, lui était assez familière – à l'exception de la dernière phrase, qu'aucun seigneur vivant n'avait encore vue. En vertu de la constitution, Mayhew avait le droit de l'utiliser, mais cela ne consolait pas Mueller à qui l'on ordonnait de garder la session du conclave secrète e sous peine d'encourir le courroux du Sabre ». C'était comme un retour à l'époque maudite où le Protecteur pouvait menacer les seigneurs, et le fait que Mayhew détenait réellement ce pouvoir rendait ce sentiment d'autant plus désagréable. Du moins, il le détenait pour l'instant, pensa Mueller en passant en revue les récents événements. Ses complices s'étaient montrés assez sanguinaires dans la conception de leurplan, mais décider du lieu qui en verrait l'exécution avait posé problème. À leurs yeux, en tout cas. Samuel Mueller avait tout de suite vu le site idéal, et les autres s'étaient montrés très reconnaissants – une fois qu'il les eut poussés à le suggérer. Dès le début, Burdette avait manifesté une répugnance évidente à l'idée de tuer ses propres sujets. Mueller n'avait eu qu'à prendre un air grave et encourager son pair à se préparer à la tâche que Dieu leur envoyait. Puisque lui-même acceptait sans ciller les désagréables nécessités du plan de Marchant et que, comme il l'avait judicieusement fait remarquer, il valait mieux ne pas choisir un projet situé dans le fief du plus virulent critique d'Harrington, Burdette avait suggéré que, peut-être, dans ce cas, le fief Mueller serait un endroit plus approprié. Mueller avait délibérément pris un air horrifié... ce qui avait amené Marchant à s'engager dans la discussion du côté de Burdette. Le prêtre défroqué et son seigneur avaient argumenté avec passion et, lorsque finalement, sans enthousiasme, il s'était laissé convaincre, les deux autres avaient exprimé leur admiration de le voir ainsi prêt à payer le prix imposé par Dieu. Ils s'étaient tellement acharnés à trouver des raisons de provoquer l'incident n'importe où ailleurs qu'à Burdette qu'ils n'avaient même pas pensé aux avantages que ce « sacrifice » donnerait à Mueller. Bah, peut-être la pureté de leur mobile les rendait-elle aveugles aux considérations plus terre à terre, si évidentes aux yeux de Mueller. Il s'attachait autant qu'un autre à l'œuvre de Dieu, mais il ne voyait aucune raison d'ignorer les chances qu'Il choisissait de lui offrir ce faisant. Et puis la décision n'avait pas été facile. Il n'avait pas plus envie que ses pairs de tuer ses propres sujets —après tout, en jurant allégeance au grand-père de Benjamin IX, il avait accepté des obligations envers eux — mais, ainsi que Burdette et Marchant le disaient eux-mêmes, il fallait faire des sacrifices. Et, bien qu'il fût réellement choqué par la mort de ces enfants — qui ne faisait pas partie du plan d'origine —, il devait bien avouer que Marchant avait encore une fois raison : ils participaient à l'œuvre de Dieu, et ces morts avaient rendu leur stratégie bien plus efficace... tout en renforçant les avantages que ses complices ne voyaient pas. Ni Burdette ni Marchant n'avaient encore compris à quel point ils lui étaient redevables. Et Burdette n'imaginait pas encore que ce qu'il n'accorderait pas spontanément à Mueller par gratitude, ce dernier pourrait l'obtenir par d'autres moyens. Il n'avait même pas remarqué que, alors qu'aucune preuve ne reliait Mueller au complot, lui-même était parfaitement informé de toutes les phases des opérations. Avec ces atouts en main, les enquêteurs de son fief pourraient toujours