PROLOGUE « Pacha, on a un problème. — Que se passe-t-il, Chris ? » Le capitaine de vaisseau Harold Sukowski, commandant du Bonaventure, cargo de la compagnie Hauptman, leva brusquement la tête à l'annonce tendue de son second, car les « problèmes » avaient une fâcheuse tendance à se révéler fatals sans prévenir dans la Confédération silésienne. Ça avait toujours été le cas, mais la situation avait encore empiré au cours de l'année, et il sentit l'équipage de quart sur le pont du Bonaventure se figerautour de lui tandis que son cœur se mettait à battre la chamade. Être arrivés si près de leur destination sans encombres ajoutait seulement à la tension soudaine : en effet, le Bonaventure avait effectué sa translation en espace normal à peine dix minutes plus tôt, et la primaire GO du système de Tel-mach ne se trouvait qu'à vingt-deux minutes-lumière. Hélas, cela la mettait aussi à vingt-deux minutes en termes de délai de com, et le détachement de la flotte silésienne cantonné à Telmach était ridicule. À vrai dire, la flotte tout entière de la Confédération était ridicule et, même si Sukowski avait pu contacter à temps le commandant du détachement, aucune unité n'aurait sans doute été en position d'intervenir. « Nous avons un vaisseau en approche rapide par l'arrière, pacha. » Le capitaine de frégate Hurlman ne quittait pas son visuel des yeux. « Il a l'air assez petit – peut-être soixante-dix ou quatre-vingt mille tonnes – mais, qui que ce soit, il est équipé d'un compensateur de classe militaire. Il se trouve à dix-huit virgule trois secondes-lumière, mais il approche à deux mille km/s sous accélération de cinq cents g. Harold Sukowski hocha la tête, le visage sombre. Il avait gagné ses galons de commandant plus de trente années T auparavant et il était aussi capitaine de frégate de réserve dans la Flotte royale manticorienne : il n'avait pas besoin qu'on lui fasse un dessin. Avec ses six millions de tonnes, ses impulseurs et son compensateur d'inertie de classe commerciale, le Bonaventure était une proie rêvée pour un vaisseau de guerre. Son accélération maximale dépassait à peine les deux cents g, et son bouclier antiparticules limitait sa vélocité à zéro virgule sept c. Si son poursuivant disposait d'un bouclier antiparticules comparable au reste de son équipement d'impulsion, il pouvait non seulement produire une meilleure accélération, mais aussi supporter une vélocité équivalente à quatre-vingts pour cent de la vitesse de la lumière. Ce qui signifiait, évidemment, qu'Harold Sukowski n'avait aucun moyen de lui échapper. Délai avant interception ? demanda-t-il. — Je dirais environ vingt-deux minutes et demie pour une interception à distance nulle, même si nous passons en accélération maximale, répondit franchement Hurlman. Nous atteindrons à peu près les douze mille sept cents km/s, et lui les dix-neuf mille. Quel qu'il soit, nous n'arriverons pas à nous en défaire. Sukowski acquiesça d'un mouvement sec. Chris Hurlman était deux fois plus jeune que lui mais, ayant occupé le quatrième rang dans la première chaîne de commandement du cargo Bonaventure, elle comptait aussi au nombre des propriétaires de ses plaques de quille. Et, bien qu'il ne l'aurait admis pour rien au monde, Sukowski et sa femme la considéraient comme la fille qu'ils n'avaient jamais eue. Au fond de lui, il avait toujours espéré que son deuxième fils et elle se mettraient un jour en ménage mais, si jeune soit-elle pour son grade, elle faisait très bien son travail, et il partageait complètement son évaluation de la situation. Évidemment, elle avait calculé ce délai d'interception en se fondant sur une poursuite à vitesse maximale, et le vaisseau inconnu ne choisirait pas cette option. Il décélérerait sûrement une fois certain d'avoir épinglé le Bonaventure, mais cela ne changerait rien au sort du navire de Sukowski. Cela ne ferait que retarder légèrement l'inévitable. Il s'efforçait désespérément de trouver un moyen, n'importe lequel, de sauver son bâtiment, mais il n'y en avait pas. À première vue, la piraterie n'aurait pas dû être une activité lucrative, car même le plus gros cargo n'était qu'un grain de poussière à l'échelle de l'espace interstellaire. Mais, à l'image des bâtiments qui parcouraient autrefois les océans de la vieille Terre, les vaisseaux qui naviguaient entre les étoiles suivaient des routes prévisibles. Ils y étaient obligés : les ondes gravitiques de l'hyperespace dictaient leur trajectoire autant que les vents dominants dictaient à l'époque la course des voiliers. Aucun pirate ne pouvait prédire exactement où un vaisseau donné effectuerait sa transition alpha pour regagner l'espace normal, mais il savait dans quel volume tout bâtiment réapparaîtrait. S'il traînait assez longtemps dans le coin, un pauvre type malchanceux finirait par se jeter dans ses griffes et, cette fois, c'était le tour de Sukowski. Le capitaine jura en silence. Si seulement la flotte silésienne valait plus qu'un pet dans une combinaison antivide, cela n'aurait pas eu d'importance : deux ou trois croiseurs – voire un simple contre-torpilleur – déployés pour couvrir le même volume auraient incité tous les pirates à chercher un terrain de chasse moins dangereux. Mais la Confédération silésienne était moins une nation stellaire qu'un accident nucléaire perpétuel. Son gouvernement central trop faible devait sans cesse faire face à des mouvements séparatistes. La présence de ses rares vaisseaux était toujours désespérément requise quelque part, et, les pirates qui infestaient son espace sachant systématiquement où, ils agissaient ailleurs. Ça avait toujours été le cas. Une seule chose avait changé : les unités de la FRM qui protégeaient traditionnellement le commerce manticorien en Silésie avaient été retirées pour participer à la guerre contre la République populaire de Havre, et Harold Sukowski ne pouvait attendre d'aide de personne. « Interpellez-le, Jack, dit-il. Demandez-lui de s'identifier et de déclarer ses intentions. — Bien, monsieur. » L'officier de com brancha son micro et s'exprima d'une voix claire : « Vaisseau inconnu, ici le navire marchand manticorien Bonaventure. Déclinez votre identité et exposez vos intentions. » Quarante secondes interminables s'écoulèrent tandis que le point rouge sur le visuel d'Hurlman s'approchait toujours plus vite, et l'officier de com haussa les épaules. « Pas de réponse, pacha. — Je n'en attendais pas vraiment », soupira Sukowski. Il contempla encore un moment l'étoile qu'il avait presque atteinte, puis haussa les épaules. « Très bien, messieurs dames. Vous connaissez la procédure. Genda, dit-il en se tournant vers son ingénieur en chef, asservissez votre console à la mienne avant de partir. Chris, vous êtes responsable de l'évacuation. Je veux un décompte confirmé des personnels avant que vous ne quittiez le bâtiment. — Mais, pacha... » commença Hurlman. Sukowski secoua férocement la tête. Vous connaissez la procédure, j'ai dit ! Maintenant foutez-moi le camp d'ici tant qu'on est hors de portée de leurs missiles ! » Hurlman hésita, l'air irrésolu. Elle servait sous les ordres de Sukowski depuis plus de huit ans T, presque un quart de sa vie. Le Bonaventure était la seule maison qu'elle eût connue pendant toutes ces années, et elle supportait mal l'idée d'abandonner son supérieur et son vaisseau. Sukowski le savait et, pour cette raison, il la foudroya du regard. « L'équipage est sous votre responsabilité désormais, alors bougez vos fesses, bordel ! » Hurlman hésita encore, puis hocha brusquement la tête avant de se tourner vers l'ascenseur. « Vous avez entendu le pacha! lança-t-elle d'une voix dure, déchirée par le chagrin et la culpabilité. Bougez-vous, bon sang ! » Sukowski les regarda partir puis se retourna vers sa console. Le lieutenant Kuriko y avait déjà asservi la section ingénierie. Sukowski entra de nouvelles lignes de commande et prit le contrôle de la barre. Il se sentait comme un vide au creux de l'estomac : il aurait désespérément voulu suivre Chris et les autres. Mais le Bonaventure, son vaisseau, était sous sa responsabilité, de même que sa cargaison. Il avait très peu de chances de réussir à la préserver, mais cela restait possible, surtout s'il avait affaire à un corsaire plutôt qu'à un pirate. Et, s'il existait la moindre chance de sauver sa cargaison, Harold Sukowski devait faire de son mieux. C'était l'un des devoirs qui allaient avec son grade, et... Un carillon résonna et il enfonça un bouton. « J'écoute, dit-il simplement. — Décompte confirmé, pacha, répondit Hurlman. J'ai rassemblé tout l'équipage dans le hangar numéro sept. — Alors évacuez tout le monde, Chris... et bonne chance, fit-il sur un ton beaucoup plus doux. — À vos ordres, pacha. » Il entendit une hésitation dans sa voix et sut qu'elle avait envie d'en dire plus, mais il n'y avait rien à ajouter, et un léger déclic annonça la coupure de la communication. Sukowski regarda son visuel et laissa échapper un long soupir de soulagement en voyant apparaître un petit point vert. Il s'agissait de l'une des volumineuses navettes de chargement du Bonaventure, dotée d'impulseurs aussi puissants que ceux d'un bâtiment d'assaut léger. Contrairement aux BAL, elle était parfaitement désarmée, mais elle s'éloigna à plus de quatre cents gravités, plus lente que leur poursuivant mais deux fois plus rapide que son vaisseau mère. Les pirates devaient être furieux de voir l'équipage s'enfuir alors qu'ils espéraient le forcer à manœuvrer leur prise, mais le Bonaventure et sa navette se trouvaient encore hors de portée de leurs missiles, et ils n'allaient sûrement pas courir après une vulgaire navette s'ils pouvaient saisir un cargo de six millions de tonnes. Et puis, se dit amèrement Sukowski, ils avaient sans doute prévu cette éventualité et emmené leurs propres ingénieurs pour s'occuper des systèmes du Bonaventure. Il s'enfonça dans le confortable fauteuil de commandement qui lui appartiendrait encore pendant une demi-heure environ, tout en espérant que ces gens accepteraient de croire l'offre de monsieur Hauptman, qui se disait prêt à payer une rançon pour tous ses employés tombés aux mains de pirates. Ce n'était pas grand-chose, et Sukowski savait que Hauptman s'y était résigné de mauvaise grâce, mais il ne pouvait pas faire moins si la Flotte se retirait de l'espace silésien. Et, si arrogant et dur que soit ce vieux salaud, Sukowski savait mieux que quiconque que Klaus Hauptman ne lâcherait pas ses employés. La tradition familiale voulait... Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent en sifflant, interrompant brusquement le cours de ses pensées. Il fit pivoter son fauteuil de commandement, ébahi, et la colère flamba dans ses yeux à l'apparition de Chris Hurlman. « Qu'est-ce que vous foutez là, Hurlman ? aboya-t-il. Je vous ai donné un ordre ! — Eh, aux chiottes les ordres ! » Elle lui rendit son regard noir puis gagna sa propre console. « C'est pas la Flotte ici, et vous n'êtes pas Édouard Saganami ! — Je reste quand même commandant de ce vaisseau, bon sang, et je veux que vous foutiez le camp tout de suite ! — Oh, quel dommage », répondit Hurlman beaucoup plus calmement tout en se calant dans son fauteuil et en ajustant le casque de com sur ses cheveux noirs. « Le seul problème, pacha, c'est que je ne me bats pas à la régulière comme vous. Essayez donc de me jeter hors de mon vaisseau, et vous pourriez bien vous retrouver dehors à ma place. — Et l'équipage ? repartit Sukowski. Vous deviez vous en occuper, vous en êtes responsable. — Genda et moi avons joué à pile ou face, et il a perdu. » Hurlman haussa les épaules. « Ne vous en faites pas. Il les amènera à Telmach en un seul morceau. — Bon sang, Chris, je ne veux pas de vous ici, fit Sukowski d'une voix plus douce. Vous n'avez pas besoin de risquer votre vie... ou pire encore. » Hurlman baissa un moment les yeux vers sa console puis croisa franchement son regard. « Pas plus que vous, pacha, répondit-elle posément. Et plutôt crever que de vous laisser affronter ces salauds tout seul. De toute façon (elle lui adressa un sourire empreint d'une affection sincère), un vieux croulant comme vous a besoin de quelqu'un de plus jeune et plus méchant pour veiller sur lui. Jane me botterait les fesses si je partais en vous laissant ici tout seul. Sukowski ouvrit la bouche puis la referma. Un étau d'angoisse lui serrait le cœur, mais il reconnaissait l'intransigeance absolue que cachait ce sourire. Elle ne partirait pas, et elle avait raison sur un point : elle se battait mieux que lui. D'un côté il était ravi de la voir et de savoir qu'il n'affronterait pas les événements à venir en solitaire, mais d'un autre il méprisait cette réaction égoïste. Il aurait voulu argumenter, plaider – supplier, s'il fallait en arriver là –, mais elle ne partirait pas sans lui, il en avait la certitude, or il ne pouvait pas tourner le dos à toute une vie de responsabilités. D'accord, bon Dieu, marmonna-t-il enfin. Vous êtes une idiote coupable de mutinerie et, si nous sortons d'ici vivants, je veillerai à ce que vous ne trouviez plus jamais d'engagement. Mais, si vous êtes décidée à défier votre supérieur hiérarchique, je ne vois pas comment je pourrais vous en empêcher. — Voilà, vous vous montrez raisonnable pour finir », dit Hurlman sur un ton presque joyeux. Elle scruta encore un moment son visuel puis se leva et se dirigea vers la machine à café appuyée sur la cloison du fond. Elle se versa une tasse, y ajouta deux sucres puis haussa un sourcil à l'adresse de l'homme dont elle venait d'ignorer les ordres. « Un café, pacha ? » demanda-t-elle gentiment. CHAPITRE PREMIER Monsieur Hauptman est là, Sir Thomas. » Sir Thomas Caparelli, Premier Lord de la Spatiale de la Flotte royale manticorienne, se leva en s'efforçant d'afficher un sourire accueillant tandis que le secrétaire introduisait son visiteur dans l'immense bureau. Il soupçonnait le résultat de ses efforts de ne pas être très convaincant mais, à sa décharge, il n'appréciait guère Klaus Hauptman. Sir Thomas. » Cheveux sombres, favoris d'un blanc éclatant et mâchoire de bouledogue, l'homme le salua d'un brusque signe de tête. Cela ne dénotait aucune grossièreté de sa part : c'était ainsi qu'il saluait tout le monde; mais il tendit la main comme pour adoucir sa brusquerie. «Merci de me recevoir. » Il n'ajouta pas « enfin », mais Sir Thomas l'entendit malgré tout et sentit son sourire se figer un peu plus. « Asseyez-vous, je vous prie. » L'imposant amiral – dont la carrure rappelait encore le vigoureux joueur de rugby qui avait décroché trois titres de champion du système manticorien pour l'Académie – fit poliment signe à son invité de prendre place dans le confortable fauteuil placé devant son bureau, avant de s'asseoir et de congédier d'un signe son secrétaire. Merci », répéta Hauptman. Il s'assit dans le fauteuil – comme un empereur sur son trône, pensa Caparelli – et s'éclaircit la gorge. » Je sais que vous êtes très occupé, Sir Thomas, alors j'irai droit au but. Les conditions de navigation en Silésie deviennent intolérables. — Je me rends compte que les circonstances sont difficiles, monsieur Hauptman, commença Caparelli, mais le front... — Excusez-moi, Sir Thomas, mais je comprends la situation sur le front. L'amiral Cortez et l'amiral Givens – comme vous le leur avez demandé, je n'en doute pas – me l'ont expliquée très longuement. Je sais que la Flotte et vous subissez d'énormes pressions, mais les pertes dans la Confédération tournent à la catastrophe, et pas seulement pour le cartel Hauptman. » Caparelli serra les dents et se répéta qu'il devait se montrer prudent. Klaus Hauptman était arrogant, têtu et impitoyable... et c'était l'homme le plus riche de tout le Royaume – ce qui n'était pas peu dire. En effet, bien que confiné à un unique système stellaire, le Royaume se situait en termes de richesse absolue au troisième rang des nations dans une sphère de cinq cents années-lumière. Quant au revenu par tête, même la Ligue solarienne ne pouvait rivaliser avec Manticore sur ce terrain. Cette richesse était en partie fortuite : elle provenait du nœud du trou de ver de Manticore qui faisait de ce système binaire le carrefour de quatre-vingts pour cent du commerce long-courrier du secteur. Le reste découlait d'une admirable gestion des revenus générés par le nœud, que des générations de monarques et de parlementaires avaient soigneusement réinvestis. En dehors de la Ligue solarienne, personne dans la Galaxie connue n'égalait la maîtrise technologique ni la productivité manticoriennes, et les universités nationales rivalisaient avec celles de la vieille Terre. Et, Caparelli devait bien l'admettre, Klaus Hauptman, son père et son grand-père avaient joué un rôle conséquent dans la construction de l'infrastructure qui avait rendu tout cela possible. Hélas, Hauptman ne le savait que trop bien et agissait parfois –trop souvent, aux yeux de Caparelli – comme si le Royaume lui appartenait. « Monsieur Hauptman, fit l'amiral au bout d'un moment, je déplore les pertes que vous et les autres cartels subissez. Mais je ne peux tout simplement pas accéder à votre requête en ce moment, si raisonnable soit-elle. — Sauf votre respect, Sir Thomas, la Flotte aurait intérêt à se débrouiller pour vous le permettre. » Le ton monocorde de Hauptman était presque insultant, mais il s'interrompit et inspira profondément. « Pardonnez-moi, dit-il d'une voix qui révélait combien il était peu habitué à présenter ses excuses. C'était une réflexion grossière et agressive. Toutefois, elle garde un fond de vérité. L'effort de guerre dépend de la robustesse de notre économie. Les droits d'acheminement, frais de transfert et taxes d'inventaire que mes collègues et moi payons ont déjà triplé depuis le début de la guerre, et... » Caparelli ouvrit la bouche, mais Hauptman l'arrêta d'un geste. « S'il vous plaît. Je ne me plains pas des taxes. Nous sommes en guerre contre le deuxième plus grand empire de l'espace connu, et quelqu'un doit bien payer le fret. Mes collègues et moi-même en sommes conscients. Mais vous devez comprendre que, si les pertes persistent à augmenter, nous n'aurons d'autre choix que de limiter, voire stopper tous nos envois vers la Silésie. Je vous laisse imaginer ce que cela signifierait pour les revenus du Royaume et l'effort de guerre. » Les yeux de Caparelli s'étrécirent, et Hauptman secoua la tête. « Il ne s'agit pas d'une menace mais d'un simple fait. Les primes d'assurance ont déjà atteint des sommets historiques et elles continuent à grimper. Qu'elles augmentent encore de vingt pour cent et nous perdrons de l'argent sur les cargaisons qui atteignent leur destination. Et aux pertes financières s'ajoutent les pertes en vies humaines. Nos employés – mes employés, des gens qui travaillent pour moi depuis des décennies – se font tuer, Sir Thomas. » Caparelli s'adossa, d'accord malgré lui car Hauptman avait raison. La faiblesse de son gouvernement central avait toujours fait de la Confédération un espace à risques, mais ses mondes représentaient de vastes marchés pour les produits industriels, les machines et les transferts de technologies civiles du Royaume, ainsi qu'une source importante de matières premières. Caparelli avait beau ne pas apprécier Hauptman en tant qu'homme, le magnat avait parfaitement le droit de demander l'aide de la Flotte. Après tout, l'une des missions de la FRM consistait à protéger le commerce et les citoyens manticoriens, et, jusqu'à la guerre, c'était précisément ce qu'elle avait fait en Silésie. Malheureusement, il fallait pour cela une présence massive. Pas d'escadres de combat, non – envoyer des vaisseaux du mur contre des pirates reviendrait à chasser les mouches à coups de marteau mais d'unités légères. Or la guerre contre la République populaire de Havre l'avait forcé à rappeler ces bâtiments : on en avait désespérément besoin en soutien aux escadres lourdes et pour les innombrables patrouilles, missions de reconnaissance et d'escorte nécessaires à la survie de la Flotte. On manquait toujours de croiseurs et de contre-torpilleurs, or le besoin impérieux en bâtiments de ligne empêchait les chantiers navals de les produire en nombre suffisant. L'amiral soupira et se frotta le front. Ce n'était pas le plus brillant officier général de la FRM. Il connaissait ses atouts –courage, intégrité et une obstination à toute épreuve – mais il admettait aussi ses faiblesses. Les officiers comme le comte de Havre-Blanc ou Lady Sonja Hemphill l'avaient toujours mis mal à l'aise car ils lui étaient intellectuellement supérieurs, il le savait aussi bien qu'eux. Havre-Blanc avait même le culot de se montrer non seulement meilleur stratège, mais aussi meilleur tacticien. Néanmoins, c'était Sir Thomas Caparelli qu'on avait nommé Premier Lord de la Spatiale juste à temps pour que la guerre lui éclate au visage. Son travail consistait donc à gagner cette guerre, et il était bien décidé à y parvenir. Toutefois, il devait aussi protéger les civils manticoriens dans le cadre de leurs activités commerciales légitimes, et il était désespérément conscient du fait que ses effectifs étaient trop dispersés. — Je comprends votre inquiétude, dit-il enfin, et je ne peux pas vous donner tort. Le problème, c'est que nos forces sont déjà très dispersées. Je ne peux pas – je voudrais bien, mais je ne peux vraiment pas – retirer de nouvelles unités du front pour renforcer les escortes de convois en Silésie. — Eh bien, il faut pourtant faire quelque chose. » Hauptman s'exprimait posément, et Caparelli devinait l'effort que le magnat arrogant fournissait pour copier son ton mesuré. « Le système de convoyage est utile pendant les transits entre secteurs, évidemment. Nous n'avons pas perdu un seul bâtiment sous escorte et, croyez-moi, mes collègues et moi l'apprécions tous. Mais les pirates savent aussi bien que nous qu'ils ne peuvent pas attaquer les convois. Ils savent aussi que l'astrographie nous impose d'acheminer les deux tiers de nos vaisseaux en solitaires dès qu'ils ont atteint le secteur de destination, et que les escortes disponibles ne peuvent tout simplement pas nous couvrir à ce moment-là. » Caparelli hocha la tête d'un air sombre. Personne ne perdait de navires au sein des convois qui assuraient le transit entre les principaux centres administratifs silésiens, mais les pirates se rattrapaient amplement en attaquant les cargos une fois qu'ils avaient quitté les convois pour se diriger vers les différentes planètes de la Confédération. « Je ne suis pas sûr que nous puissions faire beaucoup plus, monsieur, dit l'amiral au bout d'un long silence. L'amiral de Havre-Blanc revient à Manticore dans le courant de la semaine prochaine. Je m'entretiendrai avec lui pour voir s'il existe un moyen de réorganiser nos forces et de gagner quelques navires d'escorte mais, franchement, tant que nous n'aurons pas réussi à prendre l'Étoile de Trévor, je n'y crois pas trop. En attendant, je vais demander à mon état-major d'étudier immédiatement toutes les mesures – et je dis bien toutes, monsieur Hauptman – susceptibles d'améliorer la situation. Je vous assure que cette question est ma deuxième priorité, juste après l'Étoile de Trévor. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour réduire vos pertes. Vous avez ma parole. » Hauptman se cala dans son fauteuil pour scruter le visage de l'amiral puis émit un grognement las, furieux et un brin désespéré. Mais il acquiesça à contrecœur. — Je ne peux pas vous en demander plus, Sir Thomas, soupira-t-il. Je ne vous insulterai pas en insistant pour que vous fassiez des miracles, mais la situation est gravissime. Je ne suis pas sûr que nous disposions encore d'un mois... mais j'ai la certitude qu'il ne nous en reste pas plus de quatre ou cinq au maximum avant que les cartels ne se voient forcés de suspendre leurs opérations en Silésie. — Je comprends, répéta Caparelli en se levant, main tendue. Je ferai tout ce que je peux le plus vite possible et je vous promets de vous tenir personnellement au courant de la situation dès que j'aurai eu l'occasion d'en parler avec l'amiral de Havre-Blanc. Avec votre permission, je vais demander à mon secrétaire de vous donner un nouveau rendez-vous dans cette optique. Nous aurons peut-être une idée d'ici là. En attendant, restez en contact avec moi. Vos collègues et vous pourriez bien avoir une meilleure idée de la situation que nous autres à l'Amirauté, et tous les éléments que vous pourrez fournir à mes analystes seront fort appréciés. — Très bien », soupira Hauptman en se levant à son tour. Il prit la main de l'amiral et le surprit d'un sourire ironique. « Je ne suis pas l'homme le plus facile à vivre de l'univers, Sir Thomas, je m'en rends compte. Je m'efforce de ne pas jouer les éléphants dans un magasin de porcelaine et je suis conscient des difficultés que vous rencontrez autant que des efforts que vous faites pour nous. J'espère seulement qu'il y a une solution quelque part. — Moi aussi, monsieur Hauptman, répondit calmement Caparelli en l'accompagnant jusqu'à la porte. Moi aussi. » L'amiral des verts Hamish Alexander, treizième comte de Havre-Blanc, se demandait s'il avait l'air aussi fatigué qu'il l'était réellement. À quatre-vingt-dix ans, il aurait passé pour un quadragénaire bien conservé dans une société dépourvue de prolong – et encore, uniquement à cause des cheveux blancs qui semaient sa tignasse corbeau. Mais de nouvelles rides apparaissaient au coin de ses yeux bleus, et il n'était que trop conscient de son propre épuisement. Il regarda le noir profond de l'espace faire place à une tache indigo de l'autre côté de la baie d'observation tandis que sa pinasse descendait vers la ville d'Arrivée, et il ressentit une douloureuse lassitude jusque dans ses os. Le Royaume stellaire – du moins ce qu'il comptait d'hommes et de femmes réalistes – avait redouté cette guerre inévitable contre la République populaire de Havre pendant plus de cinquante années T; la Flotte (et Hamish Alexander) avait passé tout ce temps à s'y préparer. On se battait maintenant depuis trois ans, et l'affrontement était aussi brutal qu'on l'avait craint. Non que les Havriens se montrent très brillants. Simplement la République était énorme. Malgré les blessures qu'elle s'était elle-même infligées depuis l'assassinat du président héréditaire Harris, malgré son économie délabrée et les pogroms qui avaient privé la Flotte populaire de ses officiers expérimentés, malgré l'indolence des allocataires, Havre demeurait un mastodonte. Si son complexe industriel avait été moitié aussi efficace que celui du Royaume, la situation aurait été désespérée. En l'occurrence, un mélange de talent, de détermination et de chance plus insolente qu'un stratège compétent n'en rêverait avait permis à la FRM de tenir bon jusque-là. Mais il ne suffisait pas de tenir bon. Havre-Blanc soupira et frotta ses yeux fatigués. Il n'aimait pas quitter le front mais, au moins, il avait pu laisser l'amiral Theodosia Kuzak aux commandes. Il comptait sur elle pour faire du bon travail en son absence. Il grommela à cette idée : elle arriverait peut-être même à prendre l'Étoile de Trévor. Dieu sait que lui n'avait guère eu de succès à ce niveau-là ! Il baissa la main et regarda de nouveau par la baie tout en se reprochant cette dernière pensée. En vérité, il avait mené une très bonne a guerre depuis le début. Pendant la première année d'opérations, la Sixième Force — qu'il dirigeait — s'était enfoncée loin en territoire havrien, infligeant au passage à l'ennemi des dommages qui auraient porté un coup fatal à n'importe quelle flotte moins puissante. Ses collègues et lui avaient même réussi à équilibrer les chances très inégales du début de conflit et pris pas moins de vingt-quatre systèmes stellaires. Mais tout avait changé les deux années suivantes. Les Havriens étaient de nouveau sur pied, le comité de salut public de Robert Pierre avait instauré un règne de la terreur idéal pour motiver tous ses amiraux, et, si l'exécution de toutes les dynasties législaturistes qui dirigeaient l'ancienne République avait coûté à la Flotte populaire ses amiraux les plus expérimentés, elle avait aussi anéanti le népotisme qui empêchait d'autres officiers d'atteindre le grade qu'ils méritaient. Une fois les Législaturistes hors jeu, certains s'étaient révélés très doués. Comme l'amiral Esther McQueen, officier le plus gradé de la Flotte populaire dans le système de l'Étoile de Trévor. Havre-Blanc grimaça devant la baie. D'après la DGSN, les commissaires que le comité de salut public avait nommés pour maintenir la Flotte dans le droit chemin politique étaient en fait aux commandes. Dans ce cas, si des commissaires politiques dégradaient réellement les performances d'officiers comme McQueen, il ne pouvait que les remercier. Il avait commencé à la cerner un peu mieux ces derniers mois et se jugeait meilleur stratège qu'elle. Mais son avantage — s'il en avait un — était bien plus mince qu'il ne l'aurait souhaité, et cette femme avait de la glace dans les veines. Elle comprenait les forces et les faiblesses de ses bâtiments, savait 'sa technologie moins avancée et son corps d'officiers moins expérimenté, mais elle savait aussi qu'un nombre suffisant d'unités et un refus obstiné de se laisser pousser à la faute compensaient ces handicaps. Si on y ajoutait le besoin évident qu'avait Manticore de prendre l'Étoile de Trévor, ce qui simplifiait encore l'équation stratégique pour elle, elle ne pouvait pas faire mieux. Les pertes étaient sensiblement égales des deux côtés depuis son arrivée, et Manticore ne pouvait pas se le permettre. Pas dans une guerre qui semblait partie pour durer plusieurs décennies. Et où chaque mois passé augmentait les chances que la République trouve le moyen de rattraper son retard technologique et industriel. Si les Havriens affrontaient un jour la FRM depuis une position d'égalité qualitative en plus de leur supériorité numérique, les conséquences seraient désastreuses. Il entendit les turbines de la pinasse gémir alors qu'elle amorçait l'approche finale d'Arrivée, et il se secoua. À eux deux, Kuzak et lui avaient fini par concevoir un plan qui leur permettrait peut-être — peut-être — de prendre l'Étoile de Trévor, or il fallait absolument qu'ils y arrivent. Le système abritait l'unique terminus du nœud du trou de ver de Manticore que le Royaume ne contrôlait pas encore, ce qui en faisait une menace potentiellement mortelle. Et, pour l'ennemi, une arme à double tranchant. Car sa conquête n'éliminerait pas seulement la menace d'une invasion directe, elle fournirait à la FRM une tête de pont parfaitement sûre à l'intérieur de la République. Des vaisseaux — de guerre ou de ravitaillement — pourraient se déplacer presque instantanément entre les bases les plus puissantes de la Flotte royale et le front, sans risque d'interception. La prise de l'Étoile de Trévor — si on parvenait jamais à la prendre — simplifierait énormément la logistique de la Flotte et ouvrirait tout un éventail de nouvelles options stratégiques, ce qui en faisait la cible la plus intéressante après le système de Havre. Mais, même si le plan de Havre-Blanc fonctionnait, cela prendrait au moins quatre mois supplémentaires et, à en juger d'après les messages de Caparelli, il n'allait pas être simple de continuer sur leur lancée. — Voilà notre situation, fit calmement Havre-Blanc. Theodosia et moi pensons la manœuvre possible, mais les opérations préliminaires vont prendre du temps. — Mouais. » L'amiral Caparelli hocha lentement la tête, les yeux toujours fixés sur la carte holographique planant au-dessus de son bureau. Le plan de Havre-Blanc n'avait rien de foudroyant ni d'audacieux – à part, peut-être, dans l'étape finale –mais les dix derniers mois avaient amplement prouvé qu'aucune attaque foudroyante n'aboutirait. En somme, le comte proposait d'abandonner l'approche directe et sescombats brouillons peu concluants pour progresser le long du périmètre de l'Étoile de Trévor. Il comptait écraser un par un les systèmes alentour afin d'isoler sa cible et se positionner en vue d'une attaque convergente avant d'amener la Première Force en soutien. Cet aspect de la proposition était plus qu'audacieux et terriblement risqué. Trois escadres de combat et demie détachées de la Première Force de Sir James Webster pouvaient atteindre l'Étoile de Trévor depuis Manticore presque instantanément par le nœud malgré l'énorme distance qui séparait les deux systèmes, toutefois le passage d'un tel tonnage déstabiliserait le nœud pour plus de dix-sept heures. Si la Première Force lançait l'assaut sans parvenir à obtenir rapidement une victoire totale, la moitié de ses supercuirassés se retrouveraient piégés, incapables de revenir sur leurs pas. Le Premier Lord de la Spatiale se frotta la lèvre en fronçant les sourcils. Si cette opération réussissait, elle serait décisive. Si elle échouait, la Première Force – qui était également la principale réserve stratégique de la FRM – serait amputée en une demi-journée. D'une certaine façon, c'était précisément à cause du risque insensé qu'il représentait que ce plan avait une chance de réussir. Aucun amiral sain d'esprit ne s'y risquerait à moins d'être absolument sûr de son succès ou de ne plus avoir d'autre choix, et il était donc peu probable que les Havriens s'y attendent. Oh, ils avaient sans doute prévu des stratégies d'urgence pour parer à ce genre de tentative, mais Caparelli était d'accord avec Havre-Blanc et Kuzak. Avec ou sans stratégie d'urgence, la Flotte populaire ne s'attendrait jamais sérieusement à une attaque pareille, surtout si les opérations préparatoires de Havre-Blanc étaient de nature à lui donner une chance de victoire réaliste sans recours au nœud. S'il arrivait à pousser leurs escadres sur place à quitter leurs positions, à les convaincre que la Sixième Force représentait la véritable menace, avant d'essayer... — La coordination, murmura Caparelli. Voilà le vrai problème. Comment coordonner une opération pareille sur une telle distance ? — Absolument, fit Havre-Blanc. Theodosia et moi nous sommes creusé les méninges – et celles de notre état-major – sur ce point et nous ne voyons qu'une seule solution. Nous vous tiendrons aussi précisément informé que possible par courrier, mais les délais de transit rendront impossible toute réelle coordination. Pour que ça marche, nous devons nous entendre à l'avance sur le moment où nous agirons, puis la Première Force devra envoyer un éclaireur par le nœud pour vérifier si nous avons réussi. — Mais, si ce n'est pas le cas, l'éclaireur passera un mauvais quart d'heure, fit froidement remarquer Caparelli. — Je vous l'accorde. » La voix de Havre-Blanc ne tremblait pas, mais il admit d'un signe de tête que le Premier Lord n'avait pas tort. La masse d'un unique vaisseau ne déstabiliserait le nœud que pour quelques secondes, et, si les défenseurs havriens avaient été attirés hors de leurs positions comme prévu, un éclaireur pourrait arriver, scanner les alentours et réemprunter le nœud avant de se faire tirer dessus. Mais, si l'ennemi n'avait pas bougé, la Première Force ne saurait jamais ce qui avait abattu son éclaireur. « J'admets qu'il y a un risque, reprit le comte. Hélas, je ne vois aucune autre solution. Et, quand on y pense, le sacrifice d'un seul vaisseau n'est rien comparé au risque de laisser les opérations traîner en longueur. S'il le fallait, j'enverrais une escadre entière, même en sachant que j'en perdrais toutes les unités, si cela nous permettait de réussir. Je n'aime pas ça mais, vu les pertes que nous avons déjà subies – et celles que nous allons encore subir si nous persistons dans les assauts frontaux –, je pense qu'il s'agit de notre meilleure chance. Si ça fonctionne, nous prendrons les défenseurs havriens entre deux feux et nous aurons la possibilité de détruire toutes leurs unités. Certes, c'est risqué, mais l'enjeu est énorme. — Mouais », grogna encore Caparelli. Il fit basculer le dossier de son fauteuil en réfléchissant. Quelle ironie que Havre-Blanc propose une manœuvre pareille : cette idée ressemblait beaucoup plus à ce que Caparelli lui-même aurait pu inventer – à condition, il l'admettait, d'avoir le cran nécessaire pour jamais l'envisager. Havre-Blanc était un as de l'approche indirecte, et sa capacité à choisir le bon moment pour lancer un assaut inattendu ou priver l'ennemi de quelques escadres supplémentaires confinait au génie. Son aversion pour les plans de bataille de type « tout ou rien » était légendaire. L'idée de jouer toute une guerre sur une seule carte, avec la subtilité d'un coup de marteau, devait lui paraître un anathème. Raison de plus pour que ça ait une chance de marcher : après tout, les deux camps avaient soigneusement étudié les corps d'officiers adverses. Ils savaient que ce plan jurait complètement avec le mode de réflexion habituel de Havre-Blanc, et ils savaient aussi que c'était lui qui avait déterminé la stratégie globale de la FRM jusqu'alors. Dans ces conditions, ils regarderaient presque à coup sûr dans l'autre direction lorsqu'il lancerait l'assaut... en admettant que la coordination ne pèche pas. « Très bien, milord, dit enfin Caparelli. Je voudrais encore obtenir les réponses à certaines questions avant de me décider, mais je soumettrai cette idée à Patricia Givens, au Collège de guerre et à mon état-major pour évaluation. Vous avez sans doute raison, nous ne pouvons pas continuer à nous saigner ainsi bien longtemps, et je n'aime pas l'efficacité de McQueen. Si nous lui prenons l'Étoile de Trévor, le comité de salut public la fusillera peut-être pour "encourager" les autres. — Peut-être », acquiesça le comte avec une grimace que Caparelli comprit très bien. Lui non plus n'appréciait guère les gens prêts à exécuter de bons officiers qui avaient fait de leur mieux, pour la seule raison que leurs efforts n'avaient pas suffi à arrêter l'ennemi, mais le Royaume se battait pour survivre. Si la République populaire était assez obligeante pour éliminer elle-même ses meilleurs commandants, Thomas Caparelli ne refuserait pas ce service. « Ce qui m'ennuie le plus dans votre plan – à part, bien sûr, le risque d'amputer la Première Force, glissa-t-il, incapable de résister à cette critique –, c'est la distance. Pour que vous réussissiez, nous allons devoir étoffer vos effectifs d'unités légères plutôt que les affaiblir et, vu la situation en Silésie... » Il haussa les épaules, et Havre-Blanc hocha la tête d'un air compréhensif. « Quelles seront les conséquences réelles ? demanda-t-il, et Caparelli fronça les sourcils. — En théorie, nous pourrions survivre même en interrompant tout échange avec la Confédération. Ce serait fort déplaisant, et tous les cartels crieraient au meurtre. D'ailleurs, ils n'auraient pas tort : cela pourrait carrément ruiner les plus petits, ci ça ne ferait pas de bien non plus aux gros poissons comme Hauptman et Dempsey. Quant aux répercussions politiques, je ne suis pas certain de leur ampleur. J'ai eu une longue discussion avec le Premier Lord de l'Amirauté hier, et elle est déjà en butte à de nombreuses critiques à ce sujet. Vous la connaissez mieux que moi, mais elle m'a paru subir de fortes pressions. » Havre-Blanc acquiesça, pensif. En effet, il connaissait Francine Maurier, baronne de l'Anse du Levant et Premier Lord de l'Amirauté, mieux que Caparelli. En tant que ministre de la Couronne chargée des affaires spatiales, elle subissait certainement autant de pressions que Caparelli le suggérait. Et, si elle le montrait, c'était sans doute pire qu'il ne l'imaginait. « Ajoutez-y le fait que Hauptman fricote à la fois avec les libéraux et l'association des conservateurs, sans parler des progressistes, et nous avons un réel problème, poursuivit le Premier Lord de la Spatiale, sinistre. Si l'opposition décide de s'insurger contre le "peu d'intérêt" que la Flotte porte à ses problèmes, la situation pourrait devenir désagréable. Sans compter les pertes directes en droits d'importation et frais de transfert. Ou en vies. — Il y a autre chose, fit Havre-Blanc à contrecœur, et Caparelli haussa un sourcil. Quelqu'un comme McQueen finira bien par voir les perspectives que cela ouvre, ce n'est qu'une question de temps. Si une bande de pirates peut nous faire tant de mal, imaginez ce qui se passerait si les Havriens envoyaient quelques escadres de croiseurs de combat leur donner un coup de main. Jusqu'à maintenant, nous les avons tenus trop occupés pour qu'ils tentent rien de la sorte, mais, franchement, ils peuvent plus facilement se passer de quelques unités légères étant donné tous les bombardiers qu'ils gardent en réserve. Et la Silésie n'est pas le seul endroit où ils pourraient nous frapper s'ils décidaient de se lancer véritablement dans une guerre contre nos intérêts commerciaux. Havre-Blanc avait vraiment le chic pour imaginer des scénarios déplaisants, se dit amèrement Caparelli. « Mais si nous ne pouvons pas libérer les escortes nécessaires, commença-t-il, alors comment... » Il s'interrompit soudain et ses yeux s'étrécirent. Havre-Blanc pencha la tête, mais Caparelli l'ignora et tapa une commande sur son terminal. Il étudia plusieurs secondes les données affichées sur son visuel puis se tira le lobe de l'oreille. « Des navires-Q, dit-il pour lui-même. Bon sang, c'est peut-être ça la solution. — Des navires-Q ? » répéta Havre-Blanc. Caparelli parut un moment ne pas l'avoir entendu, puis il se reprit. — Si nous envoyions quelques-uns de nos chevaux de Troie en Silésie ? » demanda-t-il, et le comte fronça les sourcils à son tour, pensif. Le projet Cheval de Troie était l'idée de Sonja Hemphill, ce qui lui valait la méfiance instinctive du comte, il le reconnaissait. Hemphill et lui étaient de vieux ennemis aux philosophies opposées, et il n'avait pas confiance en sa doctrine stratégique fondée uniquement sur le matériel. Mais Cheval de Troie n'avait pas perturbé les combats et offrait assez d'avantages potentiels, même en cas d'échec dans son usage initial, pour emporter sa tiède adhésion. En fait, Hemphill proposait de transformer quelques-uns des transporteurs habituels de classe Caravane de la FRM en croiseurs marchands armés. Les Caravane étaient de gros vaisseaux plus de sept millions de tonnes), mais ils étaient lents, dépourvus de blindage et équipés de propulseurs civils. Dans des circonstances normales, ils seraient impuissants face à un navire de guerre digne de ce nom, mais Hemphill voulait les doter d'une puissance de feu maximale et les disperser dans les convois de lu Flotte qui s'efforçaient de ravitailler la Sixième Force. Ils ou raient l'air de transporteurs parfaitement banals jusqu'à ce qu'un assaillant imprudent s'approche, moment où ils étaient censés l'anéantir. Pour sa part, Havre-Blanc doutait que le concept soit viable à long terme. Les Havriens avaient utilisé des navires-Q avec un certain succès contre d'autres adversaires, mais cette tactique comportait une faiblesse majeure : elle avait peu de chances d'opérer plus d'une fois ou deux face à une véritable flotte. Que l'ennemi se rende compte que vous en utilisez et il se mettrait simplement à tirer du plus loin possible sur tout ce qui pourrait être un navire-Q. Et puis les navires-Q havriens avaient été conçus dans cette optique dès le début. On les avait dotés d'impulseurs de classe militaire qui leur donnaient la vitesse d'un vaisseau de guerre du même tonnage et ils bénéficiaient d'un blindage intérieur, d'une compartimentation efficace et de systèmes redondants, toutes choses qui manquaient aux Caravane. En l'occurrence, toutefois, Caparelli n'avait peut-être pas tort, car les pirates qui infestaient l'espace silésien n'avaient pas de navires de guerre dignes de ce nom et n'appartenaient à aucune flotte régulière. Il s'agissait pour la plupart d'indépendants écoulant leur butin auprès de « commerçants » – de receleurs, plus exactement – qui finançaient leurs opérations sans poser de questions embarrassantes. Leurs vaisseaux n'embarquaient en général qu'un armement léger, et ils opéraient souvent en solitaires, ou en groupes de deux ou trois au maximum. L'agitation habituelle de la Confédération, où des systèmes stellaires essayaient régulièrement de faire sécession du gouvernement central, compliquait légèrement les choses, puisque les « gouvernements de libération » émettaient facilement des lettres de marque autorisant des corsaires à frapper le commerce d'autres puissances au nom de l'indépendance. Certains de ces corsaires étaient lourdement armés au vu de leur déplacement, et quelques-uns étaient commandés par d'authentiques patriotes prêts à travailler ensemble en petites escadres pour la cause de leur système mère. Toutefois, même eux fuiraient sans doute devant un navire-Q bien manié et, contrairement aux opérations contre Havre, l'efficacité de cette stratégie pourrait bien croître plutôt que diminuer une fois que la nouvelle se répandrait. Les pirates, après tout, couraient après l'argent, et ils n'allaient pas risquer des vaisseaux qui représentaient leur capital ni se mettre à détruire des proies potentielles de très loin. Là où une unité havrienne accepterait peut-être le risque d'affronter un navire-Q à seule fin de détruire des marchandises manticoriennes, un pirate s'efforcerait de capturer sa victime et ne lancerait pas son bâtiment contre un croiseur marchand à moins d'en attendre une prise tentante. « Cela pourrait aider, dit le comte après mûre réflexion. Évidemment, à moins que nous ne les envoyions en grand nombre, ils ne vont pas abattre beaucoup de pirates. Je dirais que l'effet sera plus cosmétique que réel à ce niveau, mais l'impact psychologique pourrait valoir le coup – tant en Silésie qu'au Parlement. Avons-nous des unités prêtes à être détachées ? Je nous croyais encore à plusieurs mois de la date d'achèvement. — En effet, fit Caparelli. D'après ceci (il tapota son terminal), les quatre premiers bâtiments pourraient quitter le chantier dans le courant du mois prochain, mais la plupart ne seront pas terminés avant cinq mois. Et nous n'avons pas encore formé les équipages non plus. D'ailleurs, nous mobilisons tant de personnel (lue cela risque également de poser problème, mais nous pourrions au moins commencer. Et, comme vous dites, milord, l'essentiel du bénéfice que nous en tirerons résultera de facteurs purement psychologiques. C'est dans le secteur de Breslau que nous rencontrons les pires difficultés. Si nous y envoyons les quatre premiers navires-Q et laissons courir l'information, nous pourrions diminuer les pertes dans cette région le temps que les autres unités soient prêtes au déploiement. — En effet. » Havre-Blanc se frotta le menton puis haussa les épaules. « Ce sera symbolique – du moins tant que le gros des navires-Q ne seront pas terminés. Et celui à qui vous les confierez aura du pain sur la planche avec seulement quatre vaisseaux. Mais, au moins, nous pourrons dire à Hauptman et ses sbires que nous agissons. » Et ce sans me priver des unités dont j'ai besoin, pensa-t-il. « Oui. » Caparelli tambourina du bout des doigts sur son bureau pendant deux ou trois secondes. « Ce n'est encore qu'une idée. Je la transmettrai à Patricia cet après-midi pour voir ce qu'en pense ConstNav. » Il réfléchit encore un moment puis hocha la tête. « En attendant, examinons d'un peu plus près les rouages de votre opération. Vous dites que vous aurez besoin de deux escadres de combat supplémentaires à Rossignol ? » Havre-Blanc acquiesça. « Bon, imaginez que nous les retirions de... » CHAPITRE DEUX Une douce mélodie classique offrait un parfait environnement sonore aux hommes et femmes élégants qui se tenaient dans l'immense salon. Derrière eux s'étalaient les vestiges d'un somptueux repas et, le verre à la main, ils discutaient en petits groupes, le murmure marin de leurs voix rivalisant avec la musique. C'était une scène détendue respirant la richesse et le pouvoir, mais la voix de Klaus Hauptman était tout sauf détendue. Le multimilliardaire se trouvait en compagnie d'une femme qui n'était que de peu son inférieure en termes d'argent et de pouvoir, et d'un homme qui ne leur arrivait pas à la cheville. Non que le clan Houseman fût pauvre, mais il s'agissait d'une vieille fortune, et la plupart des membres du clan ne s'abaissaient pas à des activités aussi grossières que le commerce. Bien sûr, il fallait payer des administrateurs, des hommes engagés pour veiller à la pérennité de la fortune familiale, mais un gentilhomme ne se consacrait pas à ce genre d'activités. Réginald Houseman partageait ce préjugé contre les nouveaux riches — et, pour un Houseman, même la fortune de Hauptman paraissait franchement récente —, mais il était considéré comme l'un des six plus grands économistes du Royaume. Pas par Klaus Hauptman, toutefois, qui lui vouait un profond mépris. Malgré ses innombrables titres universitaires, Hauptman ne voyait en lui qu'un dilettante qui personnifiait l'ancien adage selon lequel « les gens capables agissent, les incapables enseignent ». La suffisance éclatante de Houseman irritait démesurément cet homme qui avait fait la preuve de ses propres compétences de la seule façon que nul ne pouvait mettre en doute : en réussissant. Certes, Houseman n'était pas complètement idiot. Malgré son fanatisme intellectuel, il s'était révélé un partisan éloquent et souvent efficace du recours aux méthodes du secteur privé pour dynamiser les stratégies économiques publiques. Hauptman déplorait qu'il s'acharnât à croire le gouvernement assez compétent pour dicter aux entreprises privées comment faire leur boulot alors que ce n'était manifestement pas le cas, mais même lui devait bien admettre que Houseman avait fait ses preuves en tant qu'analyste. Six ans plus tôt, c'était également une étoile montante des services diplomatiques, et on faisait encore aujourd'hui appel à lui en tant que consultant extérieur, à l'occasion. Mais, lorsque la reine Élisabeth III prenait personnellement un homme en grippe, seul un politicard particulièrement audacieux se serait risqué à proposer qu'on l'emploie au service de la Couronne. Quant aux liens historiques de la famille Houseman avec le parti libéral, ils ne constituaient pas un atout depuis le début de la guerre. Les libéraux s'étaient longtemps opposés aux dépenses militaires du Royaume en les qualifiant alarmistes et provocatrices » et ils avaient essuyé un sérieux revers lorsque la République populaire avait lancé son attaque surprise. Pire, ils s'étaient alliés à l'association des conservateurs et aux progressistes en opposition au gouvernement Cromarty à la suite du coup d'État bâclé qui avait anéanti l'ancien gouvernement de la République. Ils avaient essayé d'empêcher le vote d'une déclaration de guerre officielle afin d'étrangler les opérations militaires car, à leurs yeux, le régime issu du chaos provoqué par le coup d'État offrait la chance de négocier un compromis. D'ailleurs, bon nombre d'entre eux, dont Réginald Houseman, persistaient à penser qu'on avait gâché là une occasion précieuse. Ni Sa Majesté ni le duc de Cromarty, son Premier ministre, n'étaient de cet avis. Pas plus que les électeurs, en fait. Les libéraux avaient connu la débâcle aux dernières élections législatives, et leur présence à la Chambre des Communes s'était vue sévèrement limitée. Ils représentaient encore une force non négligeable à la Chambre des Lords, mais même là ils avaient subi des défections au profit des centristes de Cromarty. Les fidèles du parti vouaient aux renégats opportunistes tout le mépris que leur traitrise idéologique méritait, mais ils ne pouvaient nier leur perte, et l'érosion de leur base politique avait forcé les dirigeants libéraux à s'allier un peu plus avec les conservateurs — une situation profondément contre nature rendue tolérable uniquement par le fait que les deux partis, chacun pour ses propres raisons, demeuraient amèrement et personnellement opposés au gouvernement en place et à ses larbins. Toutefois, cette alliance s'était révélée fort précieuse pour Klaus Hauptman. En investisseur avisé, il avait passé des années à forger des liens personnels — et financiers, via de judicieuses contributions de campagne — dans tout le spectre politique. Maintenant que libéraux et conservateurs, poussés dans les bras les uns des autres, se considéraient comme une minorité assiégée, son appui importait d'autant plus aux deux partis. Et, alors que l'opposition voyait surtout le pouvoir qu'elle avait perdu, Hauptman savait que le gouvernement de Cromarty s'inquiétait de sa faible majorité aux Lords, et il avait appris à utiliser à très bon escient son influence auprès des libéraux et des conserva-leurs. Comme ce soir. Donc ils n'en feront pas plus, dit-il d'un air sombre. Pas de force d'intervention supplémentaire. Pas même une petite escadre de contre-torpilleurs. Tout ce qu'ils sont prêts à offrir, ce sont quatre vaisseaux — rien que quatre ! Et des "croiseurs marchands armés", par-dessus le marché ! — Oh, calmez-vous, Klaus ! répondit Erika Dempsey, ironique. Je vous l'accorde, il y a peu de chances que ça fasse une grosse différence, mais ils font un effort. Vu la pression qu'ils subissent, je m'étonne même qu'ils aient réussi à trouver autant d'unités aussi vite. Et ils ont sans doute raison de se concentrer sur Breslau. Imaginez, mon cartel a perdu neuf bâtiments dans ce secteur en huit mois. S'ils arrivent à infliger quelques dégâts aux pirates du coin, ça ne peut être que positif. » Hauptman grommela. Personnellement, il était plutôt d'accord, mais il n'avait pas l'intention de le dire avant d'avoir consciencieusement agité son appât sous le nez de Houseman, et il aurait préféré qu'Erika ne prenne pas part à la conversation. Le cartel Dempsey ne rendait de pouvoir et de richesse qu'au cartel Hauptman, et Erika, qui le dirigeait depuis soixante années T, était aussi intelligente que séduisante. Hauptman respectait peu de gens mais la tenait en profonde estime, or il n'avait vraiment pas besoin à cet instant qu'elle se fasse la voix de la raison. Heureusement, Houseman n'avait pas l'air très sensible à sa logique. Klaus a raison, je le crains, madame Dempsey, dit-il sur un ton chargé de regrets. Quatre navires marchands armés ne changeront pas grand-chose, ne serait-ce que pour une question d'échelle. Ils ne peuvent se trouver en plusieurs endroits à la fois et ils n'ont rien de vaisseaux du mur. La première escadre de pillards compétents pourrait en écraser un sous son nombre, et il y a au moins trois gouvernements sécessionnistes à Breslau et Posnan en ce moment. Ils recrutent tous des corsaires qui n'apprécieront guère nos incursions impérialistes. Erika Dempsey leva les yeux au ciel. Elle n'avait que faire des libéraux, et la dernière phrase de Houseman sortait tout droit de leur bible idéologique. Pire, Houseman, malgré son opposition à la guerre en cours, se prenait pour un expert en questions militaires. Il considérait l'usage de la force comme une preuve de bêtise et d'échec diplomatique, mais cela ne l'empêchait pas d'être fasciné par le sujet – bien que toujours à distance respectable. Il ne manquait jamais de proclamer qu'il ne s'y intéressait qu'en diplomate amoureux de la paix, comme un médecin doit étudier la maladie qu'il combat, mais Hauptman doutait que, en dehors de ses collègues, quiconque soit dupe de la formule. En vérité, Réginald Houseman avait la ferme conviction qu'à leur place il se serait beaucoup mieux débrouillé que des conquérants militaires malfaisants comme Napoléon Bonaparte ou Gustav Andermann – auxquels, Dieu merci, il ne ressemblait évidemment pas. En l'occurrence, son étude de l'armée lui permettait non seulement de frissonner par procuration en se plongeant dans des considérations décadentes et malsaines sous couvert des motifs les plus nobles, mais elle lui conférait aussi une certaine importance en tant qu'» expert militaire » auprès du parti libéral. Le fait que la plupart des officiers de Sa Majesté, indépendamment de leur arme, le considéraient comme un lâche ne le perturbait en rien. Il attribuait même leur mépris à la crainte que leur inspirait la pertinence de ses critiques acérées à l'encontre des autorités militaires. « Au point où nous en sommes, monsieur Houseman, fit Dempsey sur un ton glacial, je me satisferai de toutes les incursions impérialistes qu'on me donnera si cela doit éviter à mes employés de se faire tuer. — Je comprends bien votre point de vue, assura Houseman sans paraître remarquer le sarcasme de son interlocutrice. Le problème, c'est que ça ne marchera pas. Je doute qu'Édouard Saganami lui-même – ou aucun autre amiral dont le nom me vienne spontanément à l'esprit – pourrait obtenir aucun résultat avec une force aussi ridicule. D'ailleurs, selon toute probabilité, celui que l'Amirauté enverra là-bas perdra toutes ses unités. » il secoua la tête d'un air contrit. » La Flotte a beaucoup manqué de clairvoyance ces trois dernières années T Je crains fort que ce ne soit encore le cas cette fois. » Dempsey le regarda un moment puis s'éloigna avec un grognement dédaigneux. Hauptman la vit partir avec soulagement et reporta son attention vers Houseman. — Je crains que vous n'ayez raison, Réginald, dit-il. Pourtant, nous n'obtiendrons rien de plus. Dans ces conditions, j'aimerais maximiser les faibles chances de réussite de ce plan. — Si l'Amirauté insiste pour lancer une opération aussi stupide, je ne vois pas grand-chose à faire de notre côté. On envoie une force manifestement inadaptée droit dans la gueule du loup. N'importe quel étudiant en histoire pourrait leur dire qu'ils vont simplement perdre ces vaisseaux. » L'espace d'un instant, malgré ses propres projets, Hauptman ressentit une envie irrésistible de le gifler pour lui mettre un peu de plomb dans la tête. Ce ne serait pas la première fois que quelqu'un essaierait – hélas, cela n'avait pas eu beaucoup d'effet à l'époque –, et les desseins du magnat ne lui permettaient pas de montrer son mépris aussi ouvertement qu'Erika. — Je comprends, dit-il, et vous avez sans doute raison. Mais j'aimerais tirer le meilleur profit de ces unités avant qu'elles ne soient détruites. — C'est cynique mais probablement réaliste, je le crains », soupira Houseman. Hauptman sourit intérieurement : malgré sa pieuse opposition au « militarisme », Houseman, comme bien des théoriciens, s'émouvait moins à l'idée des pertes en vies humaines que les militaires qu'il méprisait. Après tout, ceux qui mourraient avaient tous choisi de devenir bidasses, et on ne fait pas d'omelette sans casser d'œufs. Hauptman avait pu constater que les gens qui devaient dans les faits en envoyer d'autres mourir pesaient leurs options bien plus soigneusement que les experts de salon. Pour sa part, il regrettait d'avoir à partager l'opinion de Houseman quant au destin probable des navires-Q, mais au moins la réponse de l'économiste lui confirmait qu'il était sur la bonne voie. Tout à fait, dit-il. Mais, l'ennui, c'est que sans un officier compétent aux commandes il y a peu de chances qu'ils accomplissent grand-chose avant que nous ne les perdions. En même temps, je ne crois pas qu'il faille attendre de l'Amirauté qu'elle envoie un officier compétent sur une mission aussi désespérée –surtout s'il ne s'agit que d'un geste destiné à réduire les pressions politiques. Nous risquons de voir le poste attribué à un incapable que personne ne pleurera une fois le carnage terminé. — Évidemment, convint aussitôt Houseman, toujours prêt à imputer les mobiles les plus vils aux militaires. — Eh bien, dans ce cas, je pense que nous devrions prendre sur nous d'exercer toutes les pressions possibles pour les en empêcher, reprit Hauptman sur un ton persuasif. S'ils refusent de nous apporter une aide plus conséquente, nous avons le droit d'exiger qu'ils la rendent aussi efficace que possible. — En effet », répondit Houseman, pensif. Il passait manifestement en revue les noms de tous les commandants souhaitables, mais Hauptman n'avait pas l'intention de le laisser faire des suggestions. En tout cas, pas avant d'avoir lancé son propre poulain dans la course. La difficulté consistait à y parvenir sans que Houseman rejette aussitôt son choix. — Le problème, glissa-t-il avec un mélange étudié de désinvolture et de réflexion, c'est de trouver un officier susceptible d'obtenir des résultats positifs mais que l'Amirauté soit néanmoins prête à risquer. Il ne faudrait pas non plus demander quelqu'un de trop cérébral. » Houseman haussa le sourcil et Hauptman les épaules. «Vous voyez, nous avons besoin d'une personne efficace au combat. Un tacticien, quelqu'un qui sache employer ses navires à bon escient sans risquer de prendre conscience de la futilité intrinsèque de sa mission. Un officier assez sensé pour évaluer la situation avec réalisme se rendrait compte que toute cette opération n'est rien de plus qu'un geste symbolique, et il n'agirait sans doute pas de façon assez agressive pour nous être utile. » Il retint son souffle pendant que Houseman réfléchissait. Il venait en réalité de dire qu'il leur fallait un officier prêt à se lancer dans la bataille, à se faire tuer et à sacrifier plusieurs milliers de personnes, et il était assez honnête – avec lui-même en tout cas –pour trouver ses propos franchement sordides. Toutefois, le métier de ceux qui portent l'uniforme consiste à se battre, et ces gens-là se font souvent tuer. S'ils contribuaient ce faisant à améliorer sa position inconfortable en Silésie, il pouvait vivre avec cette idée. Houseman, d'un autre côté, n'avait aucun intérêt direct en Silésie. Pour lui, cette affaire n'était qu'une question intellectuelle, et Hauptman doutait encore que l'économiste soit assez cynique pour condamner des hommes et des femmes à une mort probable si l'on parlait de pertes réelles et non de simples chiffres dans une simulation. « Je vois ce que vous voulez dire », murmura Houseman, les yeux plongés dans son verre de vin. Il se frotta le sourcil puis haussa les épaules. « Bien sûr, je ne voudrais pas que quiconque se fasse tuer inutilement, mais, si l'Amirauté s'obstine, vous avez raison quant au type d'officier à envoyer. » Il eut un mince sourire. « En fait, vous dites qu'il nous faut quelqu'un qui ait plus de cran que de jugeote, mais assez compétent sur le plan tactique pour que sa stupidité nous profite. — Exactement. » Malgré ses propres manœuvres étudiées, Hauptman trouvait ignoble le mépris amusé que Houseman affichait pour les gens prêts à mourir en accomplissant leur devoir. Mais il n'avait pas l'intention de le lui dire. « Je pense aussi connaître exactement l'officier qu'il nous faut, ajouta-t-il en souriant à son tour. — Ah bon ? » Une nuance dans le ton de sa voix fit relever la tête à Houseman. Ses yeux marron se firent vaguement soupçonneux, mais une lueur d'anticipation y brillait aussi. Il adorait se croire dans le secret des machinations de haut vol, et Hauptman le savait. Tout comme il savait qu'on le lui avait refusé depuis ce regrettable incident sur la planète Grayson. « Harrington », souffla le magnat. La colère s'empara de Houseman à la simple mention de ce nom. « Harrington ? Vous plaisantez ? Cette bonne femme est complètement folle ! — Bien sûr. Mais ne venons-nous pas de dire que c'est exactement ce qu'il nous faut? répliqua Hauptman. J'ai moi-même eu des démêlés avec elle, vous le savez sans doute, mais, folle ou non, elle a un palmarès impressionnant au combat. Je ne la proposerais jamais pour une affectation exigeant un stratège ou un officier capable de raisonner par lui-même, mais elle serait parfaite pour un pareil poste. » Les narines de Houseman s'évasèrent et ses pommettes «'enflammèrent. De tous les habitants de l'univers, c'était Honor Harrington qu'il haïssait le plus... ce dont Hauptman était parfaitement conscient. Et, s'il ne partageait l'opinion de l'économiste sur aucun autre sujet, il s'accordait parfaitement avec lui en ce qui concernait Harrington. Contrairement à Houseman, il refusait de la sous-estimer à nouveau, mais ça ne signifiait pas qu'il l'appréciait. Elle l'avait beaucoup embarrassé huit ans T plus tôt et lui avait causé une perte financière conséquente en révélant l'implication de son cartel dans un complot havrien visant à prendre le contrôle du système de Basilic. Hauptman n'était alors pas au courant des activités de ses employés, et il avait heureusement réussi à le prouver au tribunal, mais son innocence ne lui avait pas évité de grosses amendes. Le nom et la réputation de son cartel en étaient sortis ternis, et les siens par la même occasion. Klaus Hauptman supportait mal qu'on se mêle de ses affaires. Il en était conscient et admettait intellectuellement qu'il s'agissait d'une faiblesse. Mais cela faisait aussi sa force : c'était cette énergie qui le faisait voler de triomphe en triomphe, et il acceptait volontiers les rares occasions où son caractère coléreux le poussait à l'erreur. En général. Oui, pensa-t-il, en général. Mais pas dans le cas d'Harrington. Elle ne s'était pas contentée de l'embarrasser : elle l'avait menacé. Il serra les dents, revivant l'incident pendant que Houseman tentait de maîtriser sa rage. Hauptman s'était personnellement rendu à Basilic lorsque l'ingérence officieuse d'Harrington était devenue intolérable. Il ignorait tout à l'époque du complot havrien et de l'issue qu'aurait cette affaire, mais cette femme lui coûtait de l'argent, et la saisie de l'un de ses vaisseaux pour contrebande constituait précisément le genre d'insulte qu'il tolérait le plus mal. Pour cette raison, il était allé lui donner une leçon. Mais ça ne s'était pas passé comme prévu : elle l'avait défié comme si elle ne se rendait pas compte qu'elle s'adressait à Klaus Hauptman — ou qu'elle s'en fichait. Elle avait pris soin d'utiliser des tournures administratives, se cachant derrière son précieux uniforme et son statut d'officier commandant la station, mais elle l'avait presque accusé de complicité directe dans des actes de contrebande. Elle lui avait fait perdre son sang-froid. Il le reconnaissait, tout comme il admettait qu'il aurait dû surveiller de plus près les agissements de ses administrateurs. Mais, bon sang, comment était-il censé contrôler ce genre de détails dans une organisation aussi vaste que le cartel Hauptman? C'est à cela que servaient ses administrateurs : à veiller aux détails que lui ne pouvait pas gérer. Et, même si elle avait eu parfaitement raison — elle avait tort, mais même dans ce cas —, la fille d'un franc-tenancier croyait-elle vraiment s'en tirer en s'adressant à lui sur ce ton ? Ce n'était qu'un capitaine au rabais, commandant d'un minable croiseur léger qu'il aurait pu se payer avec son argent de poche, alors comment osait-elle lui parler sur ce ton froid et sec ? Mais elle avait osé et, dans sa rage, il ne s'était plus contenu. Elle ignorait que son cartel détenait des parts majoritaires dans la clinique de ses parents sur Sphinx. Il aurait dû lui suffire de ment tonner négligemment ce qui pourrait arriver à sa famille si elle le forçait à défendre son nom et sa personne avec ses propres armes, mais elle avait refusé de céder et renchéri sur son chantage par une menace bien plus sérieuse. Personne ne l'avait entendue. C'était le seul aspect positif de cette affaire : nul ne savait qu'elle avait menacé de le tuer s'il osait jamais agir contre ses parents. Malgré le feu de sa colère, Hauptman frissonnait encore au souvenir de ses yeux en amande froids comme la glace, car elle ne plaisantait pas. Il l'avait pressenti à l'époque, et elle l'avait confirmé trois ans plus tôt en tuant non pas un mais deux hommes — dont un duelliste professionnel — au champ d'honneur. S'il n'avait pas encore compris qu'il fallait se montrer très prudent avec elle, ces deux duels le lui auraient rappelé. Pourtant la haine qu'il lui vouait était l'un des rares points qui le rapprochaient de Houseman, car c'était elle qui avait gâché la carrière diplomatique de l'économiste. Elle avait non seulement refusé de faire quitter le système de Yeltsin à son escadre comme il l'avait ordonné, ce qui aurait abandonné Grayson à un conquérant allié de Havre, mais elle l'avait aussi frappé lorsqu'il avait essayé de la faire plier sous la menace. Elle l'avait jeté à terre devant témoins, et le mépris avec lequel elle lui avait parlé était trop cuisant pour qu'on le passe sous silence. À ce jour, tous les gens en vue connaissaient la teneur exacte de ses propos, la précision cruelle avec laquelle elle avait exposé sa lâcheté, et la réprimande officielle dont elle avait écopé pour violence sur un envoyé de la Couronne avait été plus que compensée par un titre de chevalier — sans parler de toutes les distinctions que les Graysoniens avaient décernées au sauveur de leur planète. « Je n'arrive pas à croire que vous soyez sérieux. » La voix froide et tendue de Houseman ramena Hauptman à la réalité. « Bon Dieu! Cette femme ne vaut pas mieux qu'un vulgaire assassin ! Vous savez comment elle a traqué Nord-Aven jusqu'à ce duel. Elle a même eu le culot de le défier devant la Chambre des Lords, puis de le descendre comme un animal alors que son arme à lui était vide ! Vous ne pouvez pas envisager sérieusement de lui confier un commandement alors que nous l'avons enfin retirée du service actif. — Bien sûr que si. » Hauptman adressa un sourire glacial à son cadet. « Qu'elle soit une imbécile – et même une dangereuse imbécile – ne nous empêche pas de l'utiliser à notre avantage. Réfléchissez, Réginald. Quoi qu'elle soit par ailleurs, c'est un commandant efficace au combat. Oh, je vous accorde qu'on devrait la tenir en laisse entre les batailles. Elle est fière comme Artaban et je doute qu'elle ait jamais fait le moindre effort pour se contrôler. Allez, soyons honnête, elle a tout du maniaque homicide ! Mais elle sait se battre. Elle n'est peut-être bonne qu'à ça mais, si quelqu'un a une chance de faire souffrir les pirates avant de se faire tuer, c'est bien elle. » Il prononça la dernière phrase d'une voix très douce, insistant juste un peu sur le mot « tuer », et une lueur hideuse s'alluma dans les yeux de Houseman. Ni l'un ni l'autre n'en parlerait jamais, mais le message était passé, et Hauptman le regarda prendre une profonde inspiration. « Même en admettant que vous ayez raison – et ce n'est pas ce que je dis –, je vois mal comment ce serait possible, dit enfin Houseman. Elle est au placard, et Cromarty ne proposera jamais qu'on la rappelle en service actif. Après la façon dont elle a défié Nord-Aven devant la Chambre, tous les Lords s'insurgeraient à cette seule idée. — Peut-être », répondit Hauptman bien qu'il eût des doutes sur ce point. Deux ans plus tôt, l'économiste aurait sans doute eu raison, mais il en était moins sûr aujourd'hui. Harrington s'était retirée à Grayson pour assumer son rôle de seigneur féodal, dirigeant du fief Harrington que les Graysoniens avaient créé après sa bataille pour leur planète. Vu le rôle peu reluisant que Houseman avait joué dans cette histoire, il n'était guère surprenant qu'il dénigrât la valeur de ces titres étrangers, mais le cartel Hauptman s'était fortement impliqué dans les vastes programmes militaires et industriels en cours dans le système de Yeltsin depuis l'adhésion de Grayson à l'Alliance manticorienne. Vu sa précédente expérience avec elle, Hauptman avait procédé à une étude poussée de la position d'Harrington sur la planète, et il savait qu'elle y exerçait un pouvoir et une influence auxquels seul le duc de Cromarty pouvait prétendre au sein du Royaume stellaire. Pour commencer, c'était sans doute la personne la plus riche de toute la planète – que les Graysoniens s'en rendent ou non compte –, surtout depuis que Dômes aériens de Grayson, SARL, son entreprise, faisait des bénéfices. Si l'on y ajoutait ses intérêts manticoriens que gérait Willard Neufsteiler, elle était sans doute milliardaire elle aussi : une belle performance pour quelqu'un dont le capital initial venait exclusivement de récompenses liées à la saisie de quelques vaisseaux. Mais sa fortune importait peu aux yeux des Graysoniens. Elle ne les avait pas seulement sauvés des mains d'une puissance étrangère, elle avait aussi rejoint les rangs des quatre-vingt et quelques grands nobles qui dirigeaient leur monde et assumé le deuxième plus haut poste de leur flotte. Malgré la répugnance qu'elle inspirait encore aux plus conservateurs de ce peuple théocrate, la plupart des habitants de Grayson l'idolâtraient littéralement. Mieux, elle avait sauvé le système, une deuxième fois au début de l'année précédente. Quoi qu'en pense la Chambre des Lords, les comptes rendus de presse de la quatrième bataille de Yeltsin avaient fait d'elle une héroïne aux yeux des Manticoriens autant qu'à ceux des Graysoniens. Si le gouvernement Cromarty se sentait un jour assez sûr de sa majorité aux Lords pour essayer de la faire revenir sous le drapeau du Royaume, Hauptman était sûr qu'il y parviendrait. Hélas, Cromarty et l'Amirauté semblaient peu enclins à risquer l'inévitable querelle qui en découlerait à la Chambre. Et, même s'ils l'avaient souhaité, ils n'envisageraient sûrement pas de gâcher ses compétences à la tête de quatre croiseurs marchands armés si loin du front. En revanche, si la proposition venait d'ailleurs... « Écoutez, Réginald, fit-il sur un ton persuasif, nous sommes d'accord sur ce point : Harrington est un danger public. Mais je crois que nous sommes également d'accord sur autre chose : si nous pouvions la faire affecter en Silésie, elle pourrait au moins donner du fil à retordre en conséquence aux pirates, non ? » Houseman hocha la tête; sa répugnance manifeste à l'admettre était clairement compensée par la perspective d'envoyer la femme qu'il haïssait sur une mission qui risquait fort de lui coûter la vie. « Bon. En même temps, reconnaissons qu'elle est restée très populaire auprès de la Flotte. L'Amirauté adorerait la voir ré-endosser l'uniforme manticorien, vous ne croyez pas ? » Houseman acquiesça encore, et Hauptman haussa les épaules. « Eh bien, à votre avis, que se passerait-il si nous leur proposions de l'affecter en Silésie ? Réfléchissez-y un instant. Si l'opposition la soutient pour ce poste, vous ne croyez pas que l'Amirauté bondira sur cette occasion de la "réhabiliter" ? — Si, j'imagine, fit amèrement Houseman. Mais qu'est-ce qui vous fait croire qu'elle acceptera, même si on le lui propose ? Elle est partie jouer les petits chefs à Yeltsin. Pourquoi abandonnerait-elle sa place de numéro deux de leur flotte insignifiante pour accepter une offre pareille ? — Parce que justement leur flotte est insignifiante », répondit Hauptman. Ce n'était pas le cas, et seule l'aversion profonde de l'économiste envers tout ce qui concernait le système de Yeltsin pouvait le pousser à tenir ce genre de propos. La Flotte spatiale graysonienne était devenue une force très respectable, avec un noyau de dix supercuirassés anciennement havriens et ses trois premiers vaisseaux du mur de fabrication locale. Du point de vue de l'ambition personnelle, Harrington serait folle de renoncer à sa position d'officier en second d'une flotte graysonienne en croissance explosive pour revenir à son grade de simple capitaine dans la FRM. Mais, malgré la haine qu'il lui portait, Hauptman la comprenait bien mieux que Houseman. Quoi qu'elle soit devenue, Harrington était née manticorienne, et elle avait passé trois décennies à bâtir sa carrière et sa réputation au service de sa reine. Elle était courageuse et avait un indéniable sens du devoir profondément ancré, il le reconnaissait de mauvais gré, et ce sens du devoir devait être renforcé par son inévitable besoin de se justifier en retrouvant une place dans la flotte dont elle avait été bannie par ses ennemis. Oh, non. Si on lui offrait ce travail, elle l'accepterait, mais il valait mieux taire à Houseman les véritables raisons qui l'y pousseraient. « C'est peut-être la reine des grenouilles dans la Flotte de Grayson, dit-il, mais leur mare n'est qu'une flaque comparée à la mer. Toutes leurs unités réunies ne formeraient même pas deux escadres du mur complètes, Réginald – vous le savez mieux que moi, Si elle veut un jour commander une véritable flotte, elle ne peut le faire qu'à un seul endroit : ici. » Houseman grommela et avala une longue gorgée de vin, puis baissa son verre vide et y plongea de nouveau les yeux. Hauptman sentait des émotions contraires déchirer son interlocuteur, et il posa la main sur son épaule. — Je sais que je vous en demande beaucoup, Réginald, fit-il d’un air compréhensif. Il faut un grand homme pour seulement envisager de réintégrer sous les drapeaux un officier qui vous a blessé. Mais je ne vois personne qui corresponde mieux qu'elle au profil de cette mission. Et, bien qu'il serait dommage de voir un officier mourir en faisant son devoir, vous admettrez qu'une personne aussi instable qu'Harrington serait une moindre perte que d'autres auxquels nous pourrions penser. » À n'importe quel autre cette dernière remarque aurait semblé transparente, mais l'étincelle qui brilla dans l'œil de Houseman était extrêmement satisfaisante. « Pourquoi m'en parlez-vous ? demanda-t-il au bout d'un moment, et Hauptman haussa les épaules. — Votre famille est très influente au sein du parti libéral et donc au sein de l'opposition en général. Étant donné votre connaissance approfondie des questions militaires et votre... expérience avec Harrington, toute recommandation émanant de vous pèserait lourd aux yeux de ceux qui ont des doutes à son sujet. Si vous deviez souffler son nom à la comtesse de La Nouvelle-Kiev pour cette mission, les dirigeants du parti seraient obligés de prendre cette suggestion au sérieux. — Vous m'en demandez vraiment beaucoup, Klaus. — Je le sais. Mais, si l'opposition la propose, Cromarty, la baronne et Caparelli bondiront sur l'occasion. — Que faites-vous des conservateurs et des progressistes ? répondit Houseman. Ils ne vont pas apprécier cette idée plus que la comtesse de La Nouvelle-Kiev. — J'en ai déjà parlé au baron de Haute-Crête, avoua Hauptman. Ça ne lui plaît pas et il refuse d'apporter le soutien officiel des conservateurs à Harrington pour ce poste, mais il accepte de laisser ses partisans voter selon leur conscience. » Les yeux de Houseman s'étrécirent, puis il hocha lentement la tête car les deux hommes savaient que cette formule n'était qu'une fiction diplomatique destinée à permettre à Haute-Crête de maintenir son opposition officielle tout en exigeant dans les faits de ses partisans qu'ils soutiennent la motion. « Quant aux progressistes, poursuivit Hauptman, le comte de Morne-Gris et Lady Descroix ont accepté de s'abstenir en cas de vote. Mais aucun d'eux ne proposera le nom d'Harrington. C'est pourquoi il est si important que votre famille et vous en parliez à la comtesse. — Je vois. » Houseman se pinça la lèvre pendant un moment interminable puis soupira profondément. « Très bien, Klaus. Je lui parlerai. Ça ne m'enchante guère, je ne vous le cacherai pas, mais je m'en remets à votre jugement et je ferai mon possible pour vous aider. — Merci, Réginald. J'apprécie », répondit sincèrement Hauptman. Il serra l'épaule de l'économiste et retourna vers le bar avec son verre de whisky vide. Il avait besoin d'un autre verre afin de faire passer le goût des propos qu'il avait tenus pour flatter les préjugés de Houseman. D'ailleurs, il ferait peut-être aussi bien de se laver les mains. Mais le jeu en valait la chandelle : quatre croiseurs marchands armés avaient peu de chances de faire une différence à grande échelle, mais cela restait possible, et ils étaient bien plus susceptibles d'y parvenir avec un officier comme Harrington aux commandes. Bien sûr, ainsi qu'il s'était échiné à le faire comprendre à Houseman, elle avait encore plus de chances de se faire tuer avant d'obtenir le moindre résultat. Ce serait dommage, mais elle aurait du moins l'occasion de rendre service. Et puis, au fond, se dit-il en tendant son verre au barman avec un sourire, qu'elle parvienne à arrêter les pirates ou qu'eux la tuent, il y trouvait son compte dans les deux cas. CHAPITRE TROIS Tous les pistolets semi-automatiques étaient des antiquités technologiques, mais celui-ci un peu plus que la moyenne. En effet, il avait été conçu voilà plus de deux mille ans T : c'était la réplique exacte d'un modèle autrefois connu sous le nom de VM-1911 Al », chargé de balles de .45 ACP. Il était assez volumineux, pesait presque 1,3 kilogramme à vide sous la pesanteur graysonienne de 1,17 g et produisait un recul impressionnant. De plus, l'âge ne le rendant pas moins assourdissant, les hommes d'armes occupant les couloirs de tir avoisinants grimacèrent malgré leur casque antibruit lorsque la balle d'un diamètre de 11,43 millimètres s'élança sur le champ de tir à deux cent soixante-quinze m/s à peine. Une vitesse ridicule, même par rapport aux armes automatiques auxquelles les Graysoniens étaient limités avant de rejoindre l'Alliance, et plus encore comparée aux deux mille et quelques m/s que parcouraient les fléchettes d'un pulseur moderne, mais la grosse balle de quinze grammes atteignit quand même la fin de son parcours de quinze mètres avec une formidable énergie cinétique. Le projectile blindé déchira la cible en papier tout aussi anachronique en une pluie de petits morceaux blancs puis disparut dans un éclair, vaporisé au contact du mur gravifique qui faisait office de butée. Le bang grave et sonore de l'arme archaïque retentit à nouveau, noyant le gémissement aigu des pulseurs, puis une troisième et une quatrième fois. En tout, sept coups partirent en une succession élégante et régulière, et le centre de la cible disparut, remplacé par un unique trou béant. L'amiral Lady dame Honor Harrington, comtesse et seigneur Harrington, baissa le pistolet qu'elle aimait tenir à deux mains, s'assura que le chargeur était vide puis posa l'arme sur le comptoir devant elle avant d'ôter ses lunettes de tir et son casque antibruit. Le major Andrew LaFollet, son homme d'armes personnel et chef de ses gardes du corps, se tenait derrière elle, portant lui aussi les protections adéquates, et il secoua la tête lorsqu'elle enfonça un bouton pour ramener la cible vers elle. Le pistolet lui avait été offert par l'amiral Wesley Matthews, et LaFollet se demandait comment le commandant en chef de la Flotte graysonienne avait découvert qu'elle apprécierait un cadeau aussi original. En tout cas, il ne s'était pas trompé. Lady Harrington s'entraînait au moins une fois par semaine avec ce monstre bruyant qui crachait la poudre et vous cassait les oreilles, tant à bord de son vaisseau amiral qu'ici, au stand de tir en extérieur de la garde Harrington. Et elle semblait prendre presque autant de plaisir à nettoyer soigneusement l'arme après chaque session qu'à imposer ses assauts aux tympans de tous ses hommes. Elle décrocha la cible et y posa une règle de poche, mesurant avec une satisfaction évidente le trou de trois centimètres. Malgré les réserves qu'il entretenait personnellement quant à cette arme archaïque, LaFollet jugeait la précision de son seigneur dans son usage à la fois impressionnante et rassurante. Quiconque l'avait vue sur le champ de duel de la ville d'Arrivée savait qu'elle ne manquait jamais sa cible, mais, puisqu'il était chargé de la garder en vie, il se réjouissait toujours de la voir prouver sa capacité à se défendre seule. Cette idée lui tira un sourire ironique. Elle n'en avait pas l'air, debout, là, comme une mince flamme vert et blanc dans sa robe longue et son boléro, cheveux bruns soyeux lâchés sur les épaules, mais c'était sans doute la personne la plus dangereuse présente au stand... LaFollet compris. Elle continuait à s'entraîner régulièrement avec ses hommes d'armes et, bien qu'ils eussent notablement amélioré leur maîtrise de son cher coup de vitesse, elle les jetait encore au tapis avec une facilité déconcertante. Évidemment, du haut de son mètre quatre-vingt-dix, elle était plus grande qu'eux tous, et le puits de gravité de sa planète natale, de quinze pour cent plus profond que celui de Grayson, lui conférait une force et des réflexes impressionnants. Elle était mince, mais tout en muscles fermes et entraînés. Toutefois, ce n'était pas pour cela qu'elle paraissait y arriver si facilement. La véritable raison, c'était que, malgré les allures de jeune fille qu'elle devait aux traitements prolong de troisième génération subis dans son enfance, elle avait en réalité treize ans T de plus que le major et pratiquait le coup de vitesse depuis plus de trente-six ans. Elle avait donc une expérience de cet art martial équivalente à toute la vie de son garde du corps, bien qu'il eût parfois du mal à s'en persuader en regardant son visage jeune et magnifiquement exotique. Elle acheva son examen de la cible et tira de sa poche un stylet pour y inscrire la date, puis rangea la feuille perforée avec une douzaine d'autres et posa le pistolet dans sa mallette. Elle y ajouta les deux chargeurs supplémentaires et ferma la mallette qu'elle glissa sous son bras. Elle empocha les lunettes, reprit le casque antibruit, et les yeux en amande qu'elle avait hérités de sa mère chinoise se mirent à briller tandis que LaFollet retenait un soupir de soulagement. « On a fini, Andrew », dit-elle, et ils s'éloignèrent du stand en direction de l'entrée secondaire du manoir Harrington. Un chat sylvestre sphinxien gris crème mit un terme à sa sieste tranquille dans une flaque de soleil, étira paresseusement son corps svelte et vint à leur rencontre pendant que LaFollet quittait son casque antibruit. Elle éclata de rire. « Nimitz semble partager votre opinion concernant le niveau sonore », lança-t­elle en se baissant pour ramasser l'animal à six pattes. Celui-ci ponctua son commentaire d'un joyeux Nie approbateur, et elle rit encore en l'installant sur son épaule. Il adopta sa position habituelle (les ongles des « mains » de ses membres intermédiaires s'enfoncèrent de quelques centimètres dans les épaulettes du boléro et ceux des pattes arrière juste en dessous de l'omoplate) et agita une queue duveteuse. LaFollet sourit à Honor. «Il n'y a pas que le bruit, milady. Il y a aussi l'énergie libérée. C'est une arme brutale si j'en ai jamais vu. — Certes, mais c'est aussi plus amusant à manier qu'un pulseur. En toute honnêteté, je préférerais quelque chose de plus moderne au combat, mais vous avouerez que ce pistolet s'exprime avec autorité, non ? — Je ne vous le fais pas dire, milady », répondit LaFollet en balayant les alentours du regard : même ici, dans les jardins immaculés du manoir Harrington, il effectuait la recherche automatique de danger qu'exigeait sa profession. « D'ailleurs, je ne suis pas convaincu de son inutilité complète au combat. Entre autres, le raffut qu'il provoque vous donnerait sans doute l'avantage de la surprise. — Vous avez probablement raison. » Les nerfs artificiels de sa joue gauche reconstituée déséquilibraient légèrement son sourire, mais une lueur espiègle dansait dans ses yeux. « Je devrais peut-être confisquer les pulseurs de la garde et demander à l'amiral Matthews s'il peut me fournir assez de pistolets pour vous tous. — Non merci, milady, je me satisfais parfaitement de mon pulseur, répondit très poliment LaFollet. J'ai moi-même porté un cracheur de poudre – pas aussi... impressionnant, certes – pendant dix ans avant que vous ne modernisiez notre équipement. Je suis gâté maintenant. — Vous ne pourrez pas dire que je ne l'ai pas proposé », fit-elle sur le ton de la plaisanterie tout en saluant de la tête la sentinelle qui leur ouvrait la porte du manoir. « Je m'en garderai. » La fermeture de la porte occulta les bruits du stand de tir derrière eux. « Vous savez, milady, il y a une question que je voudrais vous poser. » Elle haussa un sourcil et lui fit signe de continuer. « Sur Manticore, avant votre duel avec Summervale, le colonel Ramirez était beaucoup plus nerveux qu'il ne le laissait paraître. Je lui ai dit que je vous avais vue à l'entraînement et que vous étiez plutôt douée avec les armes de poing, mais je me suis toujours demandé comment vous aviez acquis une telle maîtrise de cette discipline. — J'ai grandi sur Sphinx », répondit Honor, et LaFollet haussa un sourcil perplexe à son tour. « La colonisation de Sphinx a commencé il y a six cents ans, expliqua-t-elle, mais un tiers des terres de la planète appartiennent encore à la Couronne et sont donc restées des étendues sauvages. Or le domaine de mes parents se trouve juste à l'entrée de la réserve naturelle des Murailles de Cuivre. Bien des bêtes de Sphinx aimeraient goûter à la chair humaine, donc la plupart des adultes et des grands enfants emportent systématiquement une arme pour s'enfoncer dans les terres. — Mais pas des antiquités pareilles, j'imagine, fit LaFollet en désignant la mallette qu'elle portait sous le bras gauche. — Non, admit-elle. Ça, c'est la faute de mon oncle Jacques. — Votre oncle Jacques ? — Le frère aîné de ma mère. Il est venu nous voir depuis Beowulf pendant presque un an quand j'avais douze ans T, et il appartient à la Société pour l'anachronisme créatif – un groupe d'excentriques qui s'amusent à recréer le passé tel qu'il aurait dû être. L'oncle Jacques se passionnait pour le deuxième siècle avant la Diaspora – euh... ça doit correspondre au vingtième siècle, ajouta-t-elle puisque Grayson utilisait encore l'ancien calendrier grégorien. Et il a décroché le titre de champion de pistolet de la réserve planétaire cette année-là. En plus, il est aussi séduisant que maman et je l'adorais. » Elle leva les yeux au ciel avec un sourire. « Je le suivais partout comme un chiot amoureux, ce qui devait être horripilant, mais il n'en a jamais rien montré. Au lieu de ça, il m'a appris à me servir de ce qu'il appelait de "vraies" armes, et (elle gloussa) Nimitz n'aimait pas plus le bruit qu'elles faisaient à l'époque. — Parce que c'est un être civilisé et plein de discernement, milady. — Ha! En tout cas, je me suis entraînée assez régulièrement jusqu'à mon départ pour l'Académie, et j'ai alors envisagé de rejoindre l'équipe de tir. Mais j'étais déjà à l'aise avec les armes de poing et je n'avais commencé le coup de vitesse que quatre ans avant de réussir l'examen d'entrée, alors j'ai décidé de m'en tenir aux arts martiaux et d'intégrer l'équipe de combat à mains nues. — Je vois. » LaFollet fit encore deux ou trois pas puis afficha un sourire ironique. « Au cas où je ne vous l'aurais pas encore dit, vous n'avez rien de la Graysonienne typique, milady. Les armes, le combat à mains nues... C'est peut-être moi qui devrais me cacher derrière vous au prochain incident. — Eh bien, Andrew ! Drôle de remarque à faire à votre seigneur!» LaFollet se mit à rire en réponse, pourtant il ne put s'empêcher de songer qu'elle avait raison. Aucun Graysonien qui se respectait n'aurait osé discuter de sujets aussi violents avec une femme bien élevée. Mais Lady Harrington n'avait pas reçu l'éducation graysonienne, et les règles locales de bonne conduite étaient de toute façon en train d'évoluer. Le processus devait paraître lent à un extraplanétaire mais, pour les Graysoniens, dont la vie reposait jusqu'alors sur les traditions, il s'était précipité à un rythme effréné ces six dernières années T, et la femme qu'Andrew LaFollet protégeait de sa vie en était l'initiatrice. Bizarrement, elle était probablement moins consciente de ces changements que tous les autres habitants de la planète, car elle avait grandi dans un monde qui n'aurait pas compris qu'on puisse juger la femme inférieure à l'homme. Mais la société patriarcale traditionaliste et profondément religieuse de Grayson s'était développée en un millénaire d'isolement sur une planète dont la concentration mortelle en métaux lourds en faisait la pire ennemie de son peuple. Vu la force de ces traditions, les changements ne pouvaient intervenir que petit à petit et non du jour au lendemain, mais LaFollet remarquait sans cesse de subtils ajustements autour de lui. Pour la plupart, il jugeait ces évolutions positives – pas toujours faciles, comme l'avait prouvé un an plus tôt le groupe de fanatiques qui avait essayé de tuer son seigneur, mais positives. Pourtant il était à peu près sûr que Lady Harrington ignorait à quel point les plus jeunes Graysoniennes commençaient à repenser leur vie en fonction du modèle qu'elle-même et les autres Manticoriennes servant dans les forces navales de Grayson fournissaient. La planète n'avait pas pour autant l'air de se transformer en un fidèle reflet du Royaume stellaire : ses habitants concevaient un nouveau modèle social bien à eux, et il se demandait souvent où tout cela s'arrêterait. Ils atteignirent l'extrémité du couloir et prirent l'ascenseur pour gagner le deuxième étage du manoir, où se trouvaient les appartements privés d'Honor. Un homme aux cheveux sable clairsemés, les yeux gris, les attendait lorsque la porte s'ouvrit. Elle pencha la tête de côté. « Bonjour, Mac. Que puis-je pour vous ? demanda-t-elle. — Nous venons de recevoir un message des installations orbitales, madame. » En tant que majordome du manoir Harrington, James MacGuiness portait, comme Honor, des vêtements civils, mais il était le seul membre de son personnel à jamais l'appeler par un autre titre que « milady ». Il y avait à cela une raison très simple : l'intendant en chef MacGuiness était son intendant personnel et – ainsi qu'elle aimait à le dire – son ange gardien depuis plus de huit ans, ce qui en faisait la seule personne de son entourage proche à l'avoir connue avant son accession aux rangs de chevalier, puis comtesse et seigneur. Il l'appelait en général « milady » devant ses visiteurs mais tendait à revenir à la bonne vieille politesse militaire en privé. « Quel genre de message ? » demanda-t-elle. Il eut un grand sourire. « De la part du capitaine Henke, madame. L'Agni a opéré sa translation alpha il y a trois heures. — Mike est là ? se réjouit Honor. C'est magnifique ! Quand arrive-t-elle ? — Elle devrait atterrir d'ici une heure, madame. » Le ton de MacGuiness lui parut un peu bizarre, et Honor le regarda d'un air interrogateur. « Elle n'est pas seule, madame, fit l'intendant. L'amiral de Havre-Blanc est avec elle et demande si vous accepteriez qu'il l'accompagne au manoir. — Le comte de Havre-Blanc ? Ici ? » Honor écarquilla les yeux, et MacGuiness hocha la tête. « A-t-il mentionné la raison de sa visite ? — Non, madame. Il à simplement demandé si vous pouviez le recevoir. — Bien sûr que je peux ! » Elle resta encore un instant pensive, puis se secoua et tendit la mallette à MacGuiness. « J'imagine que je devrais me refaire une beauté, vu les circonstances. Vous voulez bien nettoyer ça pour moi, Mac ? — Bien sûr, madame. — Merci. Et vous feriez sans doute bien de prévenir Miranda que j'ai besoin d'elle. — C'est déjà fait, madame. Elle a dit qu'elle vous retrouverait au dressing. — Alors ne la faisons pas attendre », conclut Honor en hochant la tête. Elle s'engagea vivement dans le couloir pour rejoindre sa femme de chambre, l'esprit en ébullition, s'efforçant de deviner pourquoi Havre-Blanc voulait la voir. Un coup frappé à la porte ouverte alerta Honor, qui leva les yeux en souriant tandis que MacGuiness introduisait les visiteurs dans son grand bureau ensoleillé. À part Nimitz et LaFollet dont la présence constante était requise par la loi de Grayson, elle était seule, car Howard Clinkscales, son régent et adjoint sur le plan administratif, se trouvait à Austinville pour la journée, en réunion avec le chancelier Prestwick. Elle se leva et contourna son bureau, puis tendit la main à une femme svelte dont la peau était à peine plus claire que son uniforme manticorien noir d'espace. « Mike ! Pourquoi ne m'as-tu pas prévenue de ta visite ? demanda Honor tandis que l'honorable Michelle Henke lui serrait fermement la main. — Parce que je ne savais pas que je venais. » La voix de contralto rauque du capitaine était ironique, et elle sourit à son hôtesse. Michelle Henke, cousine germaine de la reine Élisabeth, avait les traits caractéristiques de la maison Winton, mais elle avait aussi partagé la chambre d'Honor sur le campus de l'Académie, dans l'île de Saganami, et l'avait initiée aux usages de la haute société. Malgré le gouffre social qui les séparait, c'était devenu la meilleure amie d'Honor, et elle la couvait d'un œil chaleureux. « L'Agni vient d'être affecté à la Sixième Force, et l'amiral de Havre-Blanc l'a choisi pour taxi. — Je comprends. » Honor serra encore une fois la main de Henke puis se tourna vers le grand et robuste amiral qui l'accompagnait. « Milord, dit-elle sur un ton plus formaliste en tendant à nouveau la main. Je suis ravie de vous revoir. — Moi de même, milady », répondit-il sur le même ton. Il se baissa pour lui baiser la main au lieu de la serrer, et Honor s'empourpra. C'était ainsi que l'on saluait les dames sur Grayson et elle s'y était habituée, mais elle était gênée que Havre-Blanc se conforme à cet usage. Elle savait pourtant que son rang de seigneur lui donnait la préséance sur lui, mais son titre graysonien remontait à six ans seulement alors que celui du comte datait de la fondation du Royaume stellaire. Sans compter qu'il était également l'un des deux ou trois officiers généraux les plus respectés de la flotte dans laquelle elle avait servi pendant plus de trente ans. Il se redressa, le regard bleu pétillant, comme s'il comprenait parfaitement ce qu'elle ressentait et le lui reprochait gentiment. Elle ne l'avait pas vu depuis près de trois ans T – en fait, depuis le jour où elle s'était exilée, retirée du service actif – et, si les nouvelles rides profondes qui rayonnaient autour de ses yeux la surprirent, elle se contenta toutefois de sourire. « Asseyez-vous, je vous en prie », dit-elle en désignant les chaises regroupées autour d'une table basse. Nimitz quitta d'un bond son perchoir fixé au mur comme ils s'asseyaient, et Henke se mit à rire lorsqu'il traversa la table pour lui tendre une puissante patte préhensile. « Moi aussi ça me fait plaisir de te voir, boule de poils, fit le capitaine en lui serrant la main. Alors, as-tu pillé une bonne plantation de céleri dernièrement ? » Nimitz lui signifia d'un air dédaigneux ce qu'il pensait de son humour, mais Honor ressentit sa joie sur leur lien empathique. Même les habitants de Manticore et de Gryphon, les deux autres planètes habitées du système mère du Royaume, avaient nettement tendance à sous-estimer l'intelligence des chats sylvestres, mais Mike et Nimitz étaient de vieux amis. Tout comme Honor, elle le savait plus intelligent que bon nombre de bipèdes : malgré son incapacité à produire les sons requis pour le parler, il comprenait plus d'anglais standard que la plupart des adolescents manticoriens. Elle connaissait aussi la passion commune à tous les chats sylvestres et sourit encore en tirant une branche de céleri de la poche de sa veste. Elle la tendit à Nimitz, qui s'en saisit avec plaisir et se mit à manger avant que sa compagne ait eu le temps de dire un mot, encore moins de protester, et Honor soupira. — À peine arrivée, tu flattes déjà ses vices ! Tu es détestable, Mike Henke. — Ce sont mes amis qui déteignent sur moi », répondit joyeusement Henke, et Honor rit à son tour. Hamish Alexander s'appuya contre le dossier de sa chaise, les observant discrètement mais avec attention. La dernière fois qu'il avait vu Honor Harrington, c'était après le duel au cours duquel elle avait tué Pavel Young, comte de Nord-Aven. Le duel qui lui avait coûté sa carrière et avait bien failli lui coûter la vie aussi, puisque Nord-Aven s'était retourné avant l'instant fatidique et lui avait tiré dans le dos. Lors de leur dernière rencontre, elle avait encore le bras et l'épaule – chirurgicalement reconstruite –immobilisés. Pourtant ses blessures physiques n'étaient rien comparées à celles qui avaient déchiré son cœur. Les yeux de Havre-Blanc s'assombrirent au souvenir du chagrin d'Honor. Elle avait peut-être vengé la mort commanditée de l'homme qu'elle aimait en tuant Nord-Aven, mais cela ne lui rendrait pas Paul Tankersley. Cela lui avait permis de survivre à sa perte, mais sans diminuer en rien sa peine. Havre-Blanc avait essayé d'empêcher ce duel car il savait quelles conséquences il aurait sur sa carrière, mais il avait eu tort. Elle devait affronter Young : il s'agissait d'un acte de justice que rendaient inévitables ces valeurs qui la définissaient si bien. Il avait fini par l'accepter, bien qu'il en regrettât profondément les conséquences. Se rendait-elle compte à quel point il comprenait ses raisons – et même son chagrin ? Il se le demandait. Sa propre femme était complètement invalide depuis plus de cinquante années T. Avant son effroyable accident d'aérodyne, Émilie Alexander était la plus populaire des actrices d'holovision, et la détresse qui le saisissait encore en voyant sa volonté et son courage indomptables prisonniers de cette enveloppe de chair fragile et inutile avait appris à Hamish Alexander toute la souffrance que l'amour pouvait infliger. Mais cette femme n'était plus l'officier blême et hanté par le chagrin qu'il avait vu ce jour-là à bord du croiseur de combat Victoire. C'était aussi la première fois qu'il la voyait en civil, et il s'étonnait de la trouver si naturelle dans son costume graysonien. Et si majestueuse. Savait-elle seulement combien elle avait changé ? Mûri ? Elle avait toujours été un officier de premier ordre, mais elle avait acquis autre chose ici, sur Grayson. Elle était deux fois plus jeune que lui, pourtant il percevait avec acuité l'impression de pouvoir qu'elle dégageait sobrement tout en riant avec le capitaine Henke. Il décelait une certaine mélancolie derrière sa joie : elle connaissait trop bien la douleur qu'on éprouve à perdre un être cher; pourtant cette tristesse semblait aiguiser sa force, comme si la détresse à laquelle elle avait survécu avait trempé l'acier de son caractère, et il s'en réjouissait. Pour elle et pour la Flotte royale manticorienne. Il y avait trop peu d'officiers de son calibre au service de la reine, et il voulait la voir endosser à nouveau l'uniforme de Manticore... même si pour cela elle devait accepter une affectation à Breslau. — Excusez-moi, milord. Le capitaine Henke et Nimitz sont de vieilles connaissances, mais je n'aurais pas dû me laisser distraire. En quoi puis-je vous aider, monsieur ? — Je suis ici en tant que messager, dame Honor, répondit-il. Sa Majesté m'a demandé de venir vous voir. — Sa Majesté ? » Honor se redressa, et le comte hocha la tête. « Elle m'envoie vous demander d'accepter votre rappel en service actif, milady», annonça-t-il posément. L'éclat qui illumina soudain les yeux chocolat d'Honor le stupéfia. Elle fit mine de parler, puis ferma la bouche et s'imposa d'inspirer profondément. La lueur s'assombrit. Elle ne disparut pas, non. Elle semblait plutôt tempérée par la conscience des changements qui s'étaient opérés dans sa personne et ses fonctions, et il en conçut un peu plus de respect pour la façon dont elle avait mûri. — En service actif? répéta-t-elle au bout d'un moment. J'en suis honorée, bien sûr, milord, mais je suis certaine que Sa Majesté et vous êtes tous deux conscients de mes autres obligations ? — Oui, et l'Amirauté également, répondit Havre-Blanc de la même voix posée. Vous avez accompli de grandes choses ici, en tant que seigneur Harrington et qu'officier de la Flotte graysonienne, c'est pourquoi Sa Majesté m'a demandé de solliciter votre retour. Elle m'a également chargé de vous informer qu'elle n'essaiera pas – ni maintenant ni jamais – de vous imposer de reprendre du service. Le Royaume stellaire vous a très mal traitée... » Honor allait l'interrompre, mais il leva la main. « S'il vous plaît, milady. C'est vrai, vous le savez. La Chambre des Lords en particulier vous a traitée avec un mépris qui est une insulte à votre personne, votre uniforme et votre honneur ainsi qu'à celui du Royaume. Sa Majesté le sait, de même que le duc de Cromarty, la Flotte et la plupart de nos concitoyens. Nul ne pourrait vous reprocher de rester ici, où l'on vous a témoigné le respect que vous méritez. Honor rougit violemment, mais son lien avec Nimitz lui confirma la sincérité du comte. Les chats sylvestres pouvaient tous capter les émotions des humains mais, à sa connaissance, elle était la première à avoir jamais réussi à saisir celles d'un chat sylvestre en retour – et, à travers Nimitz, celles d'autres personnes. Elle avait développé ce don ces six dernières années T et avait encore besoin de s'habituer à certains aspects. Certes, elle avait fini par accepter cette extension de ses sens, mais elle aurait parfois préféré ne pas ressentir les émotions des autres – comme à cet instant précis. Il s'agissait d'un lien à sens unique. Havre-Blanc ne pouvait absolument pas capter sa propre réaction aux émotions qu'il dégageait, mais le respect profond et sensible qu'elle percevait de sa part l'embarrassait affreusement. Quoi que les autres puissent penser d'elle, elle avait une conscience trop aiguë de ses propres faiblesses pour croire un seul instant mériter une telle estime. « Ce n'est pas ce que je voulais dire, milord », fit-elle au bout d'un moment. Sa voix de soprano était un peu rauque, et elle s'éclaircit la gorge. « Je comprends pourquoi les Lords ont réagi comme ils l'ont fait. Je ne suis peut-être pas d'accord avec eux, mais je les comprends, et je me doutais bien à l'époque de la réaction que je provoquerais. Je voulais seulement dire que j'ai accepté les devoirs et la position de seigneur, sans parler d'une affectation au sein de la FSG. J'ai des obligations dont je dois tenir compte malgré tout mon désir de reprendre du service actif pour le Royaume stellaire. » Elle jeta un regard par-dessus son épaule à Andrew LaFollet, debout derrière sa chaise, silencieux et inexpressif, et elle ressentit ses émotions. Plus complexes que celles de Havre-Blanc, elles mêlaient féroce approbation à l'idée qu'on allait lui permettre de se justifier au service de Manticore, froide adhésion à l'analyse que Havre-Blanc faisait de l'attitude du Royaume et inquiétude quant aux effets qu'un retour en service actif dans la FRM aurait sur la sécurité de la femme qu'il était chargé de protéger. Mais elle ne ressentit aucune pression de sa part : en tant qu'homme d'armes graysonien, son devoir consistait à la protéger, non à lui dicter sa conduite. Cela ne l'empêchait pas d'essayer de la manipuler avec une politesse exquise et une obstination extrême quand il la jugeait en danger, ni d'agir contre quiconque l'insultait, mais il n'essaierait jamais de lui imposer ses décisions. Cela tillait même plus loin, à l'image de sa dévotion pour elle : il voulait qu'elle fasse ce qu'elle jugeait bon, et elle en tira une force renouvelée en se tournant vers Havre-Blanc. « Je comprends parfaitement ce que vous voulez dire, milady, et je respecte votre position, fit le comte. Comme je vous le disais, Sa Majesté vous demande seulement d'y réfléchir et a ordonné à l'Amirauté de se plier à votre décision. Si vous choisissez de ne pas reprendre du service actif, vous serez libre de conserver votre statut actuel aussi longtemps que vous le souhaiterez... jusqu'à ce que vous décidiez de revenir. — Quelle affectation l'Amirauté a-t-elle exactement l'intention de me confier ? — J'aimerais pouvoir dire qu'il s'agit d'un poste à. votre mesure, milady, mais je ne peux pas, répondit-il franchement. Nous assemblons une petite escadre de navires-Q pour un déploiement en Silésie. J'imagine que vous êtes au moins vaguement au fait de la situation dans cette région ? » Honor acquiesça, et il haussa les épaules. « Nous ne pouvons pas y engager les forces qu'exigeraient les circonstances, mais nous subissons de plus en plus de pressions, et l'Amirauté n'a rien de mieux à offrir. Mais, puisqu'elle ne peut pas expédier un détachement adéquat, elle souhaiterait envoyer le meilleur officier possible dans l'espoir qu'il obtiendra des résultats malgré ses ressources limitées. » Honor le regarda, pensive, goûtant grâce à Nimitz les émotions que cachaient les mots. Puis elle eut un de ses sourires en coin, qui n'exprimait cette fois aucun humour. « Je ne crois pas qu'il s'agisse de la seule raison, milord », dit-elle, perspicace. Il hocha la tête sans se montrer surpris : il la savait intelligente. « Honnêtement, milady, vous avez raison. Si l'amiral Caparelli était libre de le faire, il préférerait vous promouvoir au rang d'officier général que vous avez prouvé mériter et vous confier une escadre du mur, ou au moins votre propre escadre de croiseurs de combat. Mais c'est impossible. Les mêmes facteurs politiques qui l'ont obligé à vous réduire à une demi-solde existent encore, bien qu'ils aient perdu de leur force. — Alors pourquoi devrais-je accepter cette proposition ? » Sa voix trahissait une certaine colère, remarqua le comte, approbateur, et ses yeux en amande lançaient des éclairs. « Pardonnez-moi, milord, mais on dirait surtout que vous m'offrez l'occasion d'être reléguée dans un poste qui ressemble à Basilic – avec le même genre de ressources inadéquates dont je disposais là-bas ! — En un sens, c'est le cas, admit-il. Mais, vu sous un autre angle, il s'agit d'une chance de rendosser l'uniforme manticorien tout court. Et, même si ça me fait rager, c'est la meilleure opportunité qui risque de se présenter avant un moment. Croyez-moi, l'Amirauté a beaucoup réfléchi avant de vous proposer cette affectation. Ni la baronne de l'Anse du Levant ni le Premier Lord ne l'ont explicitement dit, mais ils ne vous l'auraient pas offerte si d'autres éléments n'avaient pas été pris en considération. — Lesquels ? — Milady, vous êtes l'un des meilleurs officiers de la Flotte, dit carrément Havre-Blanc. Si vous n'aviez pas d'ennemis politiques – des ennemis que vous vous êtes faits en grande partie parce que vous accomplissiez si bien votre devoir –, vous seriez déjà commodore, et la Flotte a parfaitement conscience des raisons pour lesquelles vous ne l'êtes pas. Mais, en l'occurrence, ce sont ces mêmes ennemis qui ont mis votre nom en avant pour ce poste. » Les narines d'Honor s'évasèrent sous l'effet de la surprise, et il hocha lentement la tête. Elle s'appuya contre son dossier et tendit la main vers Nimitz qui se coulait sur ses genoux. Le chat sylvestre pencha la tête, posant ses yeux vert d'herbe sur l'amiral, et elle le prit dans ses bras. Elle le serra contre elle, lui frottant le ventre de la main, exigeant du regard que Havre-Blanc continue. — Nous ne pouvons pas jurer de ses intentions, mais la comtesse de La Nouvelle-Kiev a suggéré votre nom, reprit-il. Je suis à peu près sûr qu'on l'y a poussée, mais le reste de l'opposition l'a suivie ou s'est gardée de tout commentaire. Seul l'actuel comte de Nord-Aven s'est activement opposé à cette idée mais, après ce qui est arrivé à son frère, il y était obligé – sinon il ne lui restait qu'à admettre quel homme méprisable était en fait Pavel Young. » Comme je vous le disais, nous ne savons pas à coup sûr pourquoi ils vous ont choisie. En partie, j'imagine, parce que, malgré leur haine pour vous, ils ne peuvent nier votre valeur. Un autre facteur pourrait bien être le résultat des dernières élections législatives : ils ont subi un revers cuisant, et la façon dont ils vous ont traitée comptait parmi les enjeux émotionnels de la campagne. Ils voient donc peut-être là l'occasion de rattraper le terrain perdu sans vous accorder le poste que vous méritez réellement. Et ils pourraient même avoir des mobiles encore moins nobles. En toute honnêteté, il y a peu de chances pour que vous accomplissiez grand-chose avec seulement quatre navires-Q malgré votre talent, et ils y voient peut-être l'occasion de vous condamner à un échec dont ils pourront se servir pour justifier leur attitude passée. » Honor opina lentement, suivant son raisonnement. Un noyau de colère glacée le disputait désormais à son plaisir à l'idée d'enfin rendosser l'uniforme manticorien. « Normalement, poursuivit Havre-Blanc d'une voix calme, je vous déconseillerais d'accepter une telle offre parce que, s'ils comptent sur les difficultés que vous allez rencontrer, ils n'ont pas tort. Mais les circonstances ne sont pas normales, et celui qui a orchestré tout cela est malin. Puisque l'opposition elle-même a suggéré votre nom, l'Amirauté n'a pas d'autre choix que de vous proposer le poste. Si elle ne le faisait pas ou que vous le refusiez, l'opposition pourrait dire que vousavez eu votre chance et que vous ne l'avez pas saisie. À long terme, cela ne suffirait sans doute pas à vous empêcher de revenir un jour au service de la reine, mais cela retarderait votre rappel d'au moins un an T, voire plus, et compliquerait immanquablement votre retour. « D'un autre côté, si vous acceptez ce commandement, vous n'aurez sans doute pas besoin de le garder plus de six à huit mois. D'ici là, la situation devrait avoir assez évolué pour nous permettre de libérer les forces légères nécessaires en Silésie et, de toute façon, d'autres navires-Q seront disponibles en nombre suffisant pour faire une réelle différence dans nos problèmes liés à cette région. Dans les deux cas, une fois que vous aurez repris le service actif, quelle qu'en soit la raison, l'Amirauté sera libre de vous réaffecter sur un autre poste comme bon lui semblera, après un délai raisonnable. Dans la mesure où les Lords doivent confirmer les promotions exceptionnelles, il restera sans doute impossible de vous accorder le grade que vous êtes prête à assumer comme vous en avez fait la preuve, mais cela n'empêchera pas l'Amirauté de vous donner dans les faits l'autorité que vous méritez. — D'après vous, donc, milord, je devrais accepter », conclut Honor. Havre-Blanc hésita puis acquiesça. « J'imagine, en effet, soupira-t-il. Je n'aime pas ça : je préférerais de loin vous voir commander l'une de mes escadres dans la Sixième Force mais, vu la situation, il s'agit pratiquement pour vous de faire pénitence. Ce n'est pas juste. C'est même franchement injuste. Mais c'est comme ça. » Il eut un geste d'impuissance. « Je vous l'ai dit, nul ne vous reprochera de rester ici, et je suis sûr que le Protecteur Benjamin et l'amiral Matthews, sans parler des sujets du fief Harrington, préféreraient que vous fassiez ce choix. Mais je vais être franc, milady : nous avons autant besoin de vous que Grayson, bien que d'une autre façon. Nous affrontons la flotte la plus puissante de l'espace en termes de tonnage, dans un combat pour notre survie. Courir après des pirates en Silésie n'a pas l'air vital pour le Royaume stellaire, et en effet ça ne l'est pas. Mais si le seul moyen de vous récupérer pour les manœuvres où vos compétences sont vraiment nécessaires consiste à vous y envoyer quelques mois, c'est un prix que l'Amirauté accepte de payer. La question étant : êtes-vous prête à le payer aussi ? Honor fronça les sourcils, pensive, en caressant doucement la fourrure soyeuse de Nimitz. Le ronronnement inaudible du chat sylvestre faisait vibrer son corps contre elle. Une colère froide la brûlait encore à l'idée d'accepter ce qui n'était par bien des aspects qu'une insulte calculée, pourtant elle savait que Havre-Blanc avait raison. Il lui demandait d'abandonner son escadre de supercuirassés et sa position de commandant en second d'une flotte tout entière pour prendre le commandement d'un groupe inadapté de navires marchands reconvertis dans un trou sans importance stratégique, pourtant il avait raison. L'opposition avait le pouvoir d'exiger d'elle ce sacrifice avant de lui rendre sa place au sein de la flotte de son monde natal et de reconnaître ses compétences professionnelles. Elle resta silencieuse pendant près de trois minutes puis soupira. «Je ne vous dirai ni oui ni non, milord, pour l'instant. Mais je vais en parler avec le Protecteur Benjamin et l'amiral Matthews. Je me rends compte que vous devez retourner à votre poste, mais, si vous pouviez trouver le moyen de rester ici un jour ou deux en tant qu'invité, j'apprécierais beaucoup. J'aimerais rediscuter la question avec vous après avoir vu le Protecteur et l'amiral. — Bien sûr, milady. — Merci. Et maintenant, dit-elle en se levant, si le capitaine Henke et vous acceptez de vous joindre à moi pour dîner, mon chef adorerait vous initier tous les deux à l'authentique cuisine graysonienne. CHAPITRE QUATRE Le croiseur léger graysonien Nathan frémit lorsque le puissant faisceau tracteur l'accrocha, et le timonier coupa les réacteurs qui le propulsaient depuis dix-huit minutes, puis fit rouler son bâtiment tandis que la station spatiale de Sa Majesté Vulcain en attirait la proue en forme de tête de marteau dans le hangar d'appontement caverneux. Le capitaine du Nathan restait muet dans son fauteuil de commandement car il refusait de bousculer son timonier, mais il avait observé toute l'opération avec plus d'inquiétude qu'à l'accoutumée. Non seulement son navire manœuvrait sous les yeux de l'une des plus grandes flottes de la Galaxie, mais il avait aussi un seigneur à bord, et cela suffisait à rendre un commandant nerveux. Comprenant les sentiments du capitaine de frégate Tinsdale, Honor avait décliné sa respectueuse invitation à gagner le pont pour observer l'approche finale alors qu'elle aurait adoré l'accepter. Malgré sa carrière navale déjà longue, ou peut-être à cause de cela, elle ressentait un plaisir presque sensuel à regarder une manœuvre bien exécutée, si banale soit-elle. Mais Tinsdale n'avait pas besoin de sentir dans son dos la présence d'un grand seigneur féodal, amiral de surcroît. C'est pourquoi elle avait pris place devant l'écran d'observation de sa cabine. Elle regarda la proue du Nathan s'arrimer avec douceur et précision mais, malgré tout, elle n'était pas aussi concentrée sur l'opération que d'habitude, et elle s'efforça d'analyser ses sentiments. L'uniforme noir d'espace et or de la FRM lui semblait étranger après dix-huit mois passés dans celui bleu sur bleu de Gray-son, et elle constatait avec surprise que les larges bandes dorées et les étoiles de son grade graysonien lui manquaient. C'était... bizarre de n'être à nouveau qu'un simple » capitaine de la Liste, et elle se sentait un peu nue sans le poids de la clef Harrington autour de son cou. Elle portaitbien le ruban rouge sang de l'Étoile de Grayson, de même que la Croix de Manticore, la médaille d'honneur et une demi-douzaine d'autres. Elle se faisait un peu l'effet d'une publicité ambulante pour une bijouterie, mais elle était en tenue d'apparat et le règlement exigeait le port des médailles — même les récompenses étrangères — et non de simples rubans dans ce cas. Toutefois la clef n'était pas une décoration. Elle symbolisait son statut de seigneur, chef de gouvernement et pour ainsi dire chefd'État, or les règles vestimentaires de la Flotte ne prévoyaient rien concernant les emblèmes de dirigeants étrangers. Honor aurait pu insister pour la porter, elle le savait, mais elle n'en avait pas l'intention, car elle ne savait que penser de la raison qui le lui permettait. À son immense embarras, le Protecteur Benjamin avait insisté pour que soit étendu le champ d'application de l'ordonnance spéciale du tribunal royal reconnaissant que le capitaine Harrington et le seigneur Lady Harrington étaient deux personnes distinctes occupant la même enveloppe corporelle. Il avait refusé de se contenter d'une simple extension de l'ordonnance originale qui autorisait la présence des hommes d'armes d'Honor et leur garantissait l'immunité diplomatique. Au lieu de cela, il avait insisté pour obtenir la reconnaissance officielle et permanente de la double personnalité légale d'Honor — il l'avait même exigée. Le capitaine Harrington devrait bien sûr se plier aux règles édictées par le Code de guerre, mais le seigneur Harrington, quant à elle, était un chef de gouvernement en visite qui, comme ses gardes du corps, jouissait de l'immunité diplomatique. Honor aurait préféré laisser cette ordonnance échoir sans bruit et se débarrasser de son cortège de complications potentielles, mais Benjamin s'était montré inflexible. Il avait catégoriquement refusé de la libérer de ses devoirs sur son fief si l'ordonnance n'était pas étendue et prolongée, et il avait obtenu gain de cause. Officiellement, son insistance se justifiait par la loi graysonienne exigeant que tout seigneur soit en permanence accompagné de ses hommes d'armes. Puisque le Code de guerre interdisait la présence de ressortissants étrangers armés à bord d'un vaisseau de Sa Majesté, il avait fallu modifier la loi manticorienne pour satisfaire aux exigences de celle de Grayson et permettre à Andrew LaFollet et ses subordonnés de conserver leurs armes. Voilà pour la raison officielle. En réalité, l'intransigeance de Benjamin découlait plutôt d'une volonté de remuer le couteau dans la plaie collective de la Chambre des Lords concernant le statut d'Honor. Malgré le nombre de diplomates impliqués dans la négociation des conditions imposées par Benjamin, la manœuvre manquait un peu de tact, songea-t-elle. Que les pairs du Royaume le reconnaissent ou non, les seigneurs exerçaient une autorité personnelle directe que le plus autocratique des nobles manticoriens n'imaginait même pas en rêve. Au sein de son fief, la parole d'Honor avait littéralement force de loi tant qu'aucun de ses décrets ne violait la constitution planétaire. Mieux, elle avait pouvoir de haute, moyenne et basse justice — un pouvoir qu'elle avait appliqué un an T plus tôt en tant que champion du Protecteur en tuant le seigneur Burdette, un traître, en combat singulier. Ses ennemis considéraient sans doute tout cela comme l'affectation barbare d'une planète attardée, mais Benjamin, dans son entêtement, avait veillé à ce qu'ils ne puissent l'exprimer publiquement. Ils avaient peut-être exclu la comtesse Harrington de la Chambre des Lords, mais ils seraient bien obligés de traiter le seigneur Harrington avec respect et dignité. Et, pour couronner le tout, son titre graysonien lui donnait la préséance sur tous les nobles qui avaient voté son exclusion. De tout l'effectif de la Chambre, seuls le grand-duc de Manticore, la grande-duchesse de Sphinx et le grand-duc de Gryphon avaient la préséance sur le seigneur Harrington, et eux l'avaient soutenue. Honor frissonnait à chaque fois qu'elle imaginait la réaction des autres pairs. L'insistance de Benjamin avait la subtilité d'un coup de pied dans le ventre, mais elle n'avait pas réussi à le dissuader. Benjamin IX était un homme sophistiqué, cosmopolite et instruit, mais aussi très têtu, qui demeurait furieux du traitement que l'opposition avait réservé à Honor. Et, en tant qu'allié souverain du Royaume stellaire, il avait l'influence nécessaire pour y changer quelque chose. Toutefois, le changement d'uniforme et l'inquiétude d'Honor quant aux réactions possibles de l'opposition ne justifiaient qu'en partie ses sentiments ambigus. La station spatiale Vulcain était en orbite autour de Sphinx, Manticore-A IV, sa planète natale, et elle avait hâte de revoir ses parents et de respirer l'air de ce monde qui serait toujours son vrai foyer. Mais l'espace où Sphinx flottait lui semblait étrangement distant, comme une image tirée d'un enregistrement historique. Elle avait vécu trop de choses à Yeltsin et elle avait trop changé. D'une façon qu'elle ne parvenait pas tout à fait à définir, elle était devenue une étrangère ici, dont l'existence balançait entre deux « patries » diamétralement opposées, et son cœur se serra légèrement à cette constatation. Elle prit une profonde inspiration et se leva. Son uniforme d'apparat lui semblait terriblement prétentieux, mais on ne lui avait pas non plus donné le choix à ce sujet. Elle n'était qu'un simple capitaine venu assumer un commandement modeste, mais les services protocolaires avaient décrété que, jusqu'à sa reprise officielle du service actif dans la FRM, l'amiral Georgides, commandant de Vulcain, devait la recevoir en tant que seigneur Harrington, ce qui impliquait un dîner officiel. Elle se promit de tordre le cou à Benjamin IX à leur prochaine rencontre, puis poussa un soupir résigné et se tourna vers MacGuiness. Le steward avait lui aussi rendossé l'uniforme de la Flotte manticorienne et en tirait manifestement un immense plaisir. Il n'en avait jamais rien dit, mais elle savait qu'il avait très mal pris ce que la Flotte avait fait à son capitaine et, contrairement à elle, il se réjouissait à la perspective de ce dîner officiel qu'il voyait comme une vengeance. Elle envisagea de lui en parler sévèrement mais abandonna vite cette idée. MacGuiness, ayant plus que l'âge d'être son père, choisissait parfois de l'écouter avec affection et indulgence plutôt qu'avec l'obéissance immédiate que son grade aurait dû lui imposer. Il prêterait sans doute une attention respectueuse et irréprochable à tout ce qu'elle avait à dire, pour continuer malgré tout à jubiler. Il croisa son regard sans trahir la moindre émotion, et elle leva les bras pour lui permettre de boucler sa ceinture. L'uniforme d'apparat se portait avec un sabre, ce qu'elle avait toujours jugé ridicule, mais elle avait trouvé là un terrain d'entente avec MacGuiness et le Protecteur : en lieu et place du sabre léger et inutile de la plupart des officiers manticoriens, MacGuiness venait de l'équiper d'une arme parfaitement mortelle. Quatorze mois plus tôt, elle appartenait encore à Lord Burdette. Aujourd'hui, après huit cents ans, c'était devenu le sabre Harrington, et elle le glissa contre sa cuisse gauche tandis que MacGuiness reculait. Elle se tourna vers le miroir et coiffa délicatement un béret noir : le béret blanc des commandants de vaisseau stellaire restait dans ses bagages en attendant qu'elle prenne officiellement le commandement de son nouveau navire. Elle caressa les quatre étoiles d'or sur son cœur, représentant chacune un commandement hypercapable dans la Flotte royale, et, malgré ses réserves, elle ressentit une immense satisfaction à l'idée d'en ajouter bientôt une cinquième. Elle s'observa dans la glace avec plus d'attention qu'elle ne s'en était accordée depuis des semaines, et la personne qu'elle y vit lui parut presque familière. Le visage triangulaire était resté le même, tout comme la bouche ferme, les pommettes hautes et le menton volontaire, mais les cheveux tressés étaient bien plus longs que la dernière fois où le capitaine Harrington s'était regardée dans un miroir. Quant aux yeux... ses grands yeux en amande avaient changé eux aussi. Plus sombres, plus profonds, légèrement teintés de tristesse derrière leur détermination. — Ça irait, décida-t-elle en adressant un signe de tête à MacGuiness. — Je pense revenir à bord du Nathan pour ce soir au moins, Mac. Je vous tiendrai au courant en cas de contrordre. — Bien, madame. » Elle se tourna vers LaFollet, immaculé dans son uniforme harringtonien vert sur vert. « Eddy et Jamie sont-ils prêts ? demanda-t-elle. — Oui, milady. Ils nous attendent au hangar d'appontement. — J'espère que vous avez eu une petite discussion avec eux ? — Oui, milady. Je vous promets que nous ne vous mettrons pas dans l'embarras. » Honor le regarda un moment, l'air sévère, et il lui rendit son regard sans ciller. Elle n'avait pas besoin de Nimitz pour savoir que LaFollet croyait vraiment ce qu'il disait : sa promesse de bonne conduite était parfaitement sincère. Mais elle savait ses hommes d'armes aussi ravis que MacGuiness – et décidés à ne rien laisser passer. Splendide, songea-t-elle. Tout mon personnel est prêt à déclarer la guerre au premier qui fera mine de vouloir m'offenser! j'espère que ce dîner officiel s'avérera moins mémorable qu'il ne promet de l'être. En tout cas, elle ne pouvait rien faire de plus pour s'en assurer, et elle tendit les bras vers Nimitz. Le chat sylvestre y bondit et se coula jusqu'à son épaule, rayonnant de plaisir à la voir réhabilitée. Elle soupira une fois de plus. « Très bien, Andrew. Dans ce cas, allons-y. » Jusque-là, tout se passait beaucoup mieux qu'elle ne l'avait craint, se dit Honor tandis que l'intendant de l'amiral Georgides remplissait son verre de vin. Le corps diplomatique était venu en force, déterminé à prouver qu'il pouvait gérer sans problème une situation aussi bizarre, mais, malgré toute leur bonne volonté, les diplomates avaient encore l'air un peu déstabilisés. On aurait cru des danseurs incertains de leurs pas, comme si l'uniforme qui l'identifiait comme le capitaine Harrington interférait avec leur image mentale du seigneur Harrington. L'amiral Georgides, pour sa part, paraissait tout à fait à l'aise. Honor ne l'avait jamais rencontré – lors de son dernier séjour, l'amiral Thayer commandait Vulcain – mais c'était lui aussi un natif de Sphinx. Et l'un des rares officiers en service à avoir, comme elle, été adopté par un chat sylvestre. En règle générale, les chats adoptaient des humains déjà adultes. Les adoptions d'enfants (comme celle d'Honor ou de la reine Élisabeth) demeuraient rares. On ignorait pourquoi, mais, d'après la théorie dominante, il fallait au chat une personnalité et des capacités empathiques hors du commun pour gérer le lien d'adoption avec un enfant. Tous les chats sylvestres aimaient les émotions simples des plus jeunes, mais c'était précisément cette simplicité, liée à une identité encore en formation, qui semblait compliquer leur ancrage dans les émotions enfantines. Et, comme Honor pouvait en témoigner, la tension émotionnelle et hormonale qu'un humain traversait à la puberté et pendant l'adolescence mettait même les plus patients à rude épreuve –que dire alors du chat empathe relié en permanence à lui ! Parce qu'ils avaient suivi le schéma classique, Aristophone Georgides et son compagnon Ulysse n'avaient pas vécu ensemble sur l'île de Saganami : Georgides était déjà lieutenant de vaisseau à l'apparition d'Ulysse dans sa vie. L'événement datait toutefois de cinquante ans, et Ulysse comptait quelques années sphinxiennes de plus que Nimitz. Son compagnon et lui constituaient une présence agréable et (bien qu'Honor ne l'eût admis pour rien au monde) réconfortante en tête de table avec elle. « Merci », dit-elle à l'intendant qui venait de remplir son verre. L'homme hocha la tête puis se retira, et elle savoura une gorgée. Les vins de Grayson étaient toujours trop doux à son goût, et elle fit rouler le riche bourgogne gryphonien sur sa langue avec plaisir. « Excellent cru, monsieur, dit-elle, et Georgides gloussa. — Mon père est très attaché aux traditions, milady, répondit-il. C'est un romantique, et il soutient qu'un Grec ne devrait boire que du résiné. Je respecte mon père, j'admire ce qu'il a fait et il m'a toujours semblé relativement sain d'esprit, mais je n'ai jamais compris comment on pouvait boire du résiné de son plein gré. J'en garde quelques bouteilles à son intention dans ma cave, mais j'aime à penser que mon palais s'est civilisé avec le temps. — Si cette bouteille provient de votre cave, je n'en doute pas, fit Honor avec un sourire. Vous devriez faire connaissance avec mon père. J'apprécie un bon vin de temps en temps, mais papa se montre plutôt snob en la matière. — S'il vous plaît, milady, pas "snob" ! Nous préférons nous considérer comme des connaisseurs. — Je le sais bien », répondit Honor, ironique, et il se mit à rire. Elle tourna la tête vers les deux chaises hautes. Elle avait pris place à droite de l'amiral en tant qu'invitée d'honneur et, logiquement, Nimitz aurait dû se trouver à sa propre droite. Ce soir, toutefois, on avait placé les deux chats sylvestres côte à côte à gauche de l'amiral, et Nimitz lui faisait donc face. Ulysse et lui s'étaient très bien tenus pendant tout le repas, mais ils se prélassaient désormais en mâchonnant une branche de céleri, et elle avait vaguement conscience d'une interaction complexe entre eux. Elle était assez surprise, non de la deviner, mais de la découvrir si profonde qu'elle ne pouvait l'envisager qu'imparfaitement. C'était la première fois en plus de trois ans T que Nimitz et elle rencontraient un autre chat sylvestre, et sa sensibilité à leur lien empathique s'était constamment accrue pendant cette période. Elle n'en avait jamais explicitement parlé à personne, toutefois elle soupçonnait MacGuiness, sa mère, Michelle Henke et Andrew LaFollet – au moins – de l'avoir deviné, et elle ne savait pas vraiment pourquoi elle avait choisi de se taire. Elle voyait bien plusieurs raisons justifiant son silence, à commencer par la gêne que sa capacité à lire les émotions pourrait provoquer chez les autres s'ils étaient au courant. Mais ces raisons, si rationnelles fussent-elles, ne lui étaient apparues qu'après coup. Elle n'avait jamais consciemment décidé de dissimuler l'existence de ce lien : elle l'avait fait, et trouvé les justifications a posteriori. À sa connaissance, aucun autre être humain ne possédait ce don, et elle se demanda soudain si ce qu'elle ressentait à cet instant ne confirmait pas quelques-unes des plus folles théories sur les chats sylvestres. Car, si leurs facultés empathiques étaient admises depuis des siècles, nul n'avait jamais su expliquer comment ce sens pouvait fonctionner en relation avec d'autres chats plutôt qu'avec un humain. Les chats sylvestres étaient manifestement liés de façon beaucoup plus complexe, mais on considérait en général qu'il s'agissait simplement d'une version plus intense de leur communication avec les humains. Toutefois, cette idée avait toujours dérangé Honor. On en savait encore très peu sur l'organisation sociale des clans de chats sylvestres en milieu naturel, et les extraplanétaires ignoraient pour la plupart qu'ils se servaient d'outils. Honor le savait; enfant, elle avait même accompagné Nimitz jusqu'à son clan d'origine. Ses parents n'étaient pas au courant : ils auraient eu une attaque à la seule idée de leur fille de onze ans déambulant dans la réserve sauvage des Murailles de Cuivre en compagnie d'un simple chat sylvestre ! Mais elle n'avait jamais regretté cette expédition qui lui avait permis de mieux appréhender la société sylvestre. Elle en savait sans doute plus long sur les chats que quatre-vingt-dix-neuf pour cent des Sphinxiens, songea-t-elle, rêveuse, sans parler des extraplanétaires, et elle s'était toujours demandé comment des créatures n'ayant qu'un langage oral limité même entre elles avaient pu bâtir une société aussi complexe que celle à laquelle Nimitz l'avait initiée. À moins, évidemment, que les folles théories soient justes et qu'elles puissent se passer de langage parce qu'elles communiquaient par télépathie. Cette idée la troublait malgré toutes les années passées avec Nimitz. Après des millénaires d'efforts, on n'avait toujours pas réussi à faire la preuve d'une télépathie fiable entre humains – ni d'ailleurs parmi les quelques douzaines d'espèces intelligentes xénomorphes rencontrées par l'humanité. Pour sa part, Honor avait toujours cru que la physique interdisait ce type de communication. Mais si les chats sylvestres étaient télépathes ? Si leur sens empathique » n'était que l'écho devant les humains d'une facette de leurs capacités intra spécifiques ? Elle fronça les sourcils et frotta du doigt le pied de son verre à vin en réfléchissant aux implications de cette idée. Quelle portée avait leur mode de communication? Quelle sensibilité aux autres individus avaient-ils ? Jusqu'où leurs personnalités et leurs pensées se mêlaient-elles ? Et s'ils étaient réellement télépathes, comment un individu tel que Nimitz pouvait-il supporter de passer des années loin des siens ? Elle savait que Nimitz l'aimait férocement, avec dévotion, tout comme elle, mais sa présence valait-elle de perdre la communion profonde et complexe qu'il partageait en cet instant avec Ulysse ? Nimitz leva la tête, croisant son regard au-dessus de la table. Il la fixa de ses doux yeux vert d'herbe, et elle sentit son amour la submerger, rassurant, comme s'il avait deviné sa crainte soudaine que leur lien l'ait privé d'un bien précieux. Ulysse cessa de mâchonner son céleri et regarda Nimitz un instant, l'air curieux, puis il se tourna vers Honor, qui capta un intérêt surpris en provenance du deuxième chat sylvestre à travers son lien avec Nimitz. Il pencha la tête en la regardant fixement, et un nouveau flot d'émotions destiné à la rassurer rejoignit celui de Nimitz. Il produisait une impression différente, teintée d'amusement et de chaleur amicale, et elle écarquilla les yeux en comprenant que les deux chats le lui transmettaient délibérément. C'était la première fois qu'un tiers utilisait sciemment son lien avec Nimitz pour communiquer avec elle, et Honor en conçut une profonde émotion. Elle n'aurait su dire combien de temps cette expérience avait duré – sûrement pas plus de trois ou quatre secondes – lorsque Nimitz et Ulysse agitèrent enfin les oreilles, manifestement amusés, et se tournèrent l'un vers l'autre comme de vieux amis partageant une plaisanterie obscure. Elle écarquilla de nouveau les yeux. Je me demande ce que tout ça voulait dire », murmura Georgides, et Honor constata qu'il observait les chats avec attention. Il les regarda encore un moment, puis haussa les épaules et sourit à son invitée. « Chaque fois que je pense avoir complètement cerné ce petit diable, il se débrouille pour me détromper, dit-il d'un air ironique. — Un trait de caractère qu'ils partagent tous, je crois, approuva-t-elle vigoureusement. — En effet. Dites-moi, milady, est-il vrai que le tout premier humain adopté par un chat sylvestre était l'une de vos ancêtres ? — Eh bien... » Honor jeta un coup d'œil alentour pour s'assurer que seul LaFollet – à son poste derrière sa chaise – se trouvait assez près pour l'entendre, car il s'agissait d'une information qu'elle ne souhaitait partager qu'avec ses amis proches ou d'autres adoptés. « La tradition familiale l'assure, en tout cas. Si les histoires qu'on raconte chez moi sont véridiques, c'est d'ailleurs ce qui lui a sauvé la vie. C'est peut-être égoïste de ma part, mais je ne suis pas mécontente qu'elle ait survécu. — Moi non plus », fit posément Georgides en tendant la main pour caresser Ulysse. Le chat sylvestre fit le dos rond sous sa main en le regardant de ses yeux verts étincelants, et l'amiral sourit. « Je vous pose cette question parce que, si la légende dit vrai, je veux vous témoigner ma gratitude, milady. — Au nom de ma famille, je l'accepte, répondit-elle avec un sourire espiègle. — Et puisque nous en sommes aux témoignages de reconnaissance, reprit-il sur un ton plus solennel, je souhaitais aussi vous remercier d'avoir accepté cette affectation. Je sais ce que vous avez sacrifié à Yeltsin, et votre renoncement confirme tous les compliments que j'ai entendus sur votre compte. » Honor rougit, mais l'amiral l'ignora et poursuivit tranquillement. « Si Vulcain peut faire quoi que ce soit pour accélérer la mise à disposition de votre bâtiment, sincèrement, faites-le-moi savoir. — Merci, monsieur. Je n'y manquerai pas », répondit-elle sur le même ton en reprenant son verre. CHAPITRE CINQ Le cotre d'Honor entra par la porte démesurée de la première cale du HMS Voyageur. Le petit bâtiment semblait une poussière contre l'immense mâchoire étoilée du cargo qui aurait facilement pu laisser passer un contre-torpilleur et s'ouvrait sur une cale aux proportions gargantuesques. Des projecteurs créaient des poches de lumière étincelante où des équipes de radoubeurs travaillaient aux dernières modifications mais, en l'absence d'une atmosphère pour diffuser la lumière, la majeure partie de l'impressionnante caverne de métal était plus noire encore que l'espace au-delà de la porte. Une dernière poussée des réacteurs priva le cotre de son erre. Il resta suspendu dans l'apesanteur de la cale, et Honor retourna Nimitz sur ses genoux pour mieux examiner les indicateurs vitaux de sa combinaison souple. Après trois ans de pratique, le chat sylvestre se sentait parfaitement à l'aise dans la petite combinaison que Paul Tankersley avait conçue pour lui, mais elle n'avait pas pour autant l'intention de prendre aucun risque et effectua une vérification rapide mais complète de l'étanchéité et des témoins lumineux. Nimitz subit patiemment cet examen, conscient comme elle que la moindre erreur pouvait avoir des conséquences fatales, mais tous les indicateurs étaient au vert. Honor se leva dans la gravité interne du cotre, déposa Nimitz sur son épaule et scella son propre casque. LaFollet, qui en avait déjà fait autant, l'attendit devant le sas pendant qu'elle faisait signe au mécanicien navigant. — Nous sommes prêts, second maître. — À vos ordres, madame », répondit celle-ci; mais elle opéra un rapide examen visuel des témoins de la combinaison d'Honor avant de s'adresser au poste de pilotage : « Attention, nous ouvrons le sas. — Compris », répondit le pilote, et la jeune femme enfonça les boutons du clavier de commande. Le cotre était un bâtiment de service conçu pour s'adapter aux boyaux d'accès de plus gros vaisseaux, et son sas, s'il avait le mérite d'exister, demeurait trop petit pour admettre plus d'une ou deux personnes à la fois. La première porte s'ouvrit, le second maître fit signe à ses passagers, et Andrew LaFollet pénétra dans la minuscule pièce étanche. Le protocole imposait qu'Honor, en tant qu'officier le plus gradé, débarque la première, et LaFollet s'y serait soumis en d'autres circonstances. Mais l'immensité noire et menaçante de la cale réveillait en lui une méfiance instinctive qui prit le pas sur sa déférence, et Honor choisit de ne pas protester lorsqu'il referma le sas derrière lui. La porte extérieure s'ouvrit; il sortit à trente mètres au-dessus du plancher de la cale et alluma brièvement les réacteurs de sa combinaison. L'élan ainsi acquis le porta doucement jusqu'au sol, que les semelles tractrices de ses bottes heurtèrent avec un bruit métallique. Il resta là un moment à regarder autour de lui, puis il hocha la tête. Vous pouvez sortir, milady », annonça-t-il sur sa fréquence com, sur quoi Honor et Nimitz entrèrent dans le compartiment étanche en compagnie du capitaine de frégate Frank Schubert, officier en charge du radoub pour le Voyageur. Elle tint Nimitz dans ses bras pendant que le radoubeur opérait le sas, puis le lâcha lorsque la porte extérieure s'ouvrit. Schubert et elle atterrirent presque en même temps à côté de LaFollet, mais Nimitz, qui n'aimait pas la résistance que lui opposaient les semelles tractrices de ses propres « bottines », choisit de s'arrêter à un mètre au-dessus de la tête de sa compagne. Il se stabilisa sans difficulté, contrôlant parfaitement sa propulsion par rétroaction musculaire, et Honor l'entendit émettre un Nie joyeux. Nimitz avait toujours adoré l'apesanteur, et elle percevait son plaisir à flotter ainsi sans effort. « Attention de ne pas te perdre, boule de poils. La cale est vaste », le mit-elle en garde sur le lien com avant qu'il ne la rassure en silence. Une légère poussée de ses réacteurs le fit descendre lentement, et il tendit une patte préhensile gantée vers la boucle d'arrimage intégrée à la combinaison de sa compagne au niveau de l'épaule pour se stabiliser. Honor configura son œil gauche artificiel en mode faible luminosité et balaya la cale du regard, remarquant au passage le système de rails et de portiques lugubres qui en tapissait les cloisons, puis elle tourna la tête en souriant vers le chat sylvestre. Celui-ci agita les moustaches en retour, et elle le pria mentalement de ne pas s'éloigner, avant de reporter son attention sur Schubert. L'amiral Georgides lui avait assuré qu'en dépit de son grade peu élevé le capitaine de frégate était l'un de ses meilleurs hommes, et tout ce qu'elle en avait vu jusque-là confirmait la haute opinion que l'amiral avait de lui. « Bienvenue à bord, milady », fit Schubert de sa vibrante voix de ténor. Tout sourire, il désigna d'un geste l'immense cale comme un roi fait admirer son royaume. « Merci », répondit Honor. Les paroles du radoubeur étaient plus qu'une simple politesse, contrairement à ce qu'un civil aurait pu croire, car, pour la durée de sa révision, le Voyageur appartenait à Vulcain et non à Honor. C'était donc le vaisseau de Schubert (dans la mesure où un gros morceau d'alliage immobile et inactif pouvait être considéré comme un « vaisseau »), et Honor n'était qu'une invitée à son bord. « Si vous voulez bien me suivre. » Honor acquiesça et alluma ses réacteurs tandis que Schubert s'éloignait gracieusement. LaFollet les suivit, occupant son poste derrière Honor comme s'il avait passé toute sa vie en combinaison manticorienne, pendant qu'elle observait les alentours avec un vif intérêt, l'œil gauche toujours en mode faible luminosité, et que Schubert continuait à parler sur le lien com. « Comme vous pouvez le constater, milady, s'il y a une chose dont nous ne manquons pas, c'est bien de place. Lors de la conception des plans de conversion, les ingénieurs ont jugé qu'il serait dommage de ne pas en profiter. Pour tout dire, le retard que nous avons pris sur la date originale de fin des travaux découle de l'ampleur des changements décidés par ConstNav après l'approbation du concept initial. » Les trois humains et le chat sylvestre traversèrent le vide en ligne droite jusqu'à l'un des îlots de lumière, et Schubert s'arrêta en décrivant une légère courbe afin de briser son élan. Honor et LaFollet l'imitèrent, et elle réadapta son œil à une luminosité normale pendant que le radoubeur désignait les ouvriers en combinaison rigide devant eux. « Voici l'un des principaux rails, milady, fit-il d'une voix désormais parfaitement sérieuse. Il y en a six, disposés régulièrement sur toute la circonférence de la cale, et nous avons prévu des voies transversales tous les deux cents mètres. Vous pourrez lancer six capsules par salve et, si vous perdez une section de n'importe quel rail, vous pourrez faire un crochet jusqu'à la voie transversale suivante et y conserver l'accès. — Je comprends, capitaine », murmura Honor en regardant les ouvriers. Ayant terminé les dernières soudures, ils testaient à présent l'aiguillage, et Honor eut un sursaut d'admiration pour la simplicité de cette idée. N'étant pas impliqué dans le projet Cheval de Troie, l'amiral de Havre-Blanc n'avait pu lui donner qu'une idée très vague des intentions de ConstNav, mais elle avait eu le temps d'effectuer quelques recherches de son côté et, malgré elle, elle était impressionnée. Honor avait des raisons personnelles de ne pas apprécier l'amiral des rouges Lady Sonja Hemphill. « Hemphill l'Horrible », comme on la surnommait dans certains segments de la Flotte, était le porte-parole de la jeune école, cette faction de la Spatiale qui rejetait la vision « traditionaliste » d'officiers tels que le comte de Havre-Blanc – ou Lady Honor Harrington, d'ailleurs. Hemphill admettait volontiers qu'on pouvait tirer quelque chose de l'étude de la stratégie et des tactiques classiques, mais elle soutenait avec force que la doctrine s'était ossifiée. L'armement des vaisseaux du mur modernes était le produit d'améliorations successives apportées à un thème établi des siècles T plus tôt et, en conséquence, on avait déjà fait le tour de toutes les tactiques possibles pour leur emploi. Aux yeux d'Hemphill, il était vain de persister dans cette voie, et les tenants de la jeune école proposaient de « sortir de l'impasse de ces concepts démodés » en introduisant de nouvelles armes. Selon eux, il fallait s'ouvrir à des technologies si radicalement innovantes qu'aucune flotte refusant de les adopter ne pourrait espérer survivre contre celle qui ferait le bon choix. Dans l'ensemble, Honor s'accordait avec leur analyse et leurs ambitions. Elle ne croyait pas en l'arme magique mais, en tant que tacticienne, elle détestait le formalisme désormais de rigueur et, en tant que stratège, elle rêvait de trouver le moyen de rendre les batailles enfin décisives, loin des combats d'usure dont la formation la plus faible était libre de se retirer. Vu les distances auxquelles se déroulaient les combats interstellaires, lancer une attaque éclair contre un centre nerveux ennemi vital – comme le système de Havre – impliquait souvent de découvrir son propre centre stratégique. En disposant d'une force suffisante, on pouvait protéger les zones critiques tout en attaquant celles de l'ennemi, mais c'était rarement le cas dans une guerre digne de ce nom. Les stratèges de salon oubliaient ce détail lorsqu'ils se demandaient pourquoi la Spatiale prenait la peine de se battre pour des systèmes intermédiaires. Puisque les vaisseaux se mouvaient librement dans l'immensité de l'espace et pouvaient, en choisissant judicieusement leur itinéraire, éviter l'interception avant d'atteindre leur cible, pourquoi ne pas simplement procéder ainsi ? Après tout, la République populaire avait réussi des douzaines de frappes de ce genre en cinquante ans et quelques de conquêtes. Mais les Havriens n'avaient pu le faire que parce qu'ils affrontaient des flottes trop limitées pour organiser une défense sérieuse. La FRM, en revanche, était assez puissante pour faire hésiter la Flotte populaire. Lors d'un conflit entre opposants sérieux, les deux camps savaient pouvoir frapper directement au cœur du système ennemi et, pour cette raison, aucun ne tenait à découvrir ses zones critiques. Ils entretenaient donc une flotte et des fortifications qu'ils espéraient capables de protéger ces régions et ne menaient d'opérations offensives qu'avec les forces restantes — rarement suffisantes pour exécuter la frappe audacieuse dont rêvaient les amateurs. En conséquence, les adversaires finissaient par se battre pour des systèmes stellaires situés entre leurs deux systèmes mères. Les cibles étaient généralement choisies pour leur valeur propre, mais le véritable objectif consistait à forcer l'ennemi à se battre pour elles... ce qui vous donnait une chance de l'affaiblir petit à petit, jusqu'à ce qu'il ne puisse plus simultanément se protéger et attaquer votre centre stratégique. C'était pour cette raison que l'amiral de Havre-Blanc et la Sixième Force tenaient tant à prendre l'Étoile de Trévor. Cela éliminerait d'une part une menace directe pour le système de Manticore — tout en simplifiant grandement les problèmes logistiques de l'Alliance — et, puisque l'on s'affrontait très loin dans l'espace de la République, cela forcerait d'autre part les Havriens à rester sur la défensive, ce qui — avec un peu de chance — les obligerait à se battre selon les termes de l'Alliance et leur ferait passer toute envie de tenter une « frappe audacieuse ». Ils avaient déjà essayé par deux fois : d'abord dans les premiers temps de la guerre, puis de nouveau à Yeltsin à peine un an auparavant, et personne dans l'Alliance ne voulait les voir faire de troisième tentative. Ce n'était pas la façon la plus rapide de gagner une guerre, et Honor aurait aimé lancer le genre d'assaut que les guerriers de salon appelaient de leurs vœux. Hélas, il fallait pour réussir que l'adversaire vous laisse faire et, quoi qu'on dise des Havriens, ils étaient dans la partie depuis trop longtemps pour se laisser prendre. La destruction de leur flotte — et ainsi de leur capacité à soutenir des opérations offensives ou défensives — constituait donc le seul objectif stratégique réalisable. Plus vite et plus nettement l'Alliance manticorienne y parviendrait, moins elle perdrait d'hommes dans l'affaire, et Honor voyait d'un bon œil tout ce qui pouvait accélérer le processus — même si l'idée venait d'Hemphill l'Horrible. Certains traditionalistes, toutefois — comme le leur reprochait la jeune école —, avaient tout simplement peur du changement. Ils comprenaient les règles du jeu actuel et ne souhaitaient pas voir l'avènement d'un environnement de combat trop différent qui rendrait obsolète leur expérience. Honor le comprenait et s'opposait à eux autant, voire plus, qu'aux membres de la jeune école, et Havre-Blanc faisait de même. Le problème était qu'Hemphill plaidait tant en faveur du changement qu'elle semblait considérer tout nouveau concept désirable par la seule vertu de sa nouveauté. Pire, elle avait beau parler de nouvelles armes, elle ne jurait que par l'affrontement matériel, ce qui ramenait aux fameuses guerres d'usure dont Honor voulait sortir. Le rêve d'Hemphill consistait à foncer droit sur l'ennemi en l'espérant équipé d'armes moins performantes, et frapper ensuite jusqu'à ce que quelque chose cède. C'était parfois la seule solution, mais le nombre de vies humaines que la jeune école se montrait prête à sacrifier stupéfiait des officiers comme Honor et Havre-Blanc. En réalité, se disait souvent Honor, on avait besoin d'un stratège capable de réunir les principes des deux philosophies rivales. L'amiral de Havre-Blanc avait essayé en soutenant que de nouvelles armes avaient leur place à condition que l'on procède à leur évaluation minutieuse et qu'on les intègre dans les schémas classiques. Avec une poignée d'autres officiers supérieurs — parmi lesquels Sir James Webster, Mark Sarnow, Theodosia Kuzak et Sébastien d'Orville —, il avait fait un pas dans cette direction; mais à chaque fois qu'on leur cédait un centimètre Hemphill et ses partisans, pensant voir l'opposition faiblir, repartaient à l'assaut en exigeant des changements toujours plus importants et plus rapides. Ce qui ne voulait pas dire qu'Hemphill n'avait pas accompli beaucoup de bonnes choses. La capacité de communication supraluminique à courte distance de la FRM découlait directement de l'un de ses projets favoris, de même que la version améliorée des capsules lance-missiles. La rumeur voulait que d'autres idées attendent dans leur placard de produire des innovations tout aussi précieuses, et, si seulement Hemphill s'était montrée moins... péremptoire, Honor l'aurait soutenue sans réserves. Hélas, le capitaine de frégate Harrington avait en son temps fait les frais des efforts d'Hemphill l'Horrible pour pousser à l'adoption généralisée d'un concept radicalement nouveau (et radicalement fautif). Elle avait dû emmener l'arme expérimentale résultante dans un combat effroyable contre un navire-Q havrien, combat qui avait vu périr la moitié de son équipage et réduit son bâtiment à l'état d'épave. Cela suffisait à lui faire prendre toute suggestion provenant d'Hemphill avec de longues pincettes. En l'occurrence, toutefois, elle avait accouché d'une idée impressionnante, surtout pour qui, comme Honor, avait une expérience personnelle du danger que pouvait représenter un navire correctement manié. Elle flottait en apesanteur, et un coin de son cerveau écoutait attentivement les propos de Schubert. Elle serait capable de se repasser toute la conversation mot pour mot plus tard, elle le savait, mais pour l'instant elle réfléchissait à tout ce qu'elle avait déjà appris sur le projet Cheval de Troie. Les navires-Q havriens comme celui qu'Honor avait affronté avaient été conçus dans cette optique dès l'origine. Dans les faits, il s'agissait de bâtiments de guerre déguisés en navires marchands : ils embarquaient des impulseurs de classe militaire ainsi que des barrières latérales et des compensateurs proportionnés à leur armement. Dans des circonstances normales, ils pouvaient espérer tenir tête même à un croiseur de combat car ils étaient assez solides pour absorber de lourds dommages et rester en action. La faiblesse la plus criante de Cheval de Troie résidait là : les vaisseaux de classe Caravane étaient d'authentiques navires marchands — des cargos volumineux, lents et maladroits, insuffisamment compartimentés et dépourvus de blindage, d'impulseurs militaires et de système sophistiqué de contrôle des avaries. Leur coque avait une forme fuselée comme n'importe quel vaisseau propulsé par impulsion, mais on les avait dessinés pour maximiser l'efficacité de la manutention, sans les têtes de marteau où se logeait le puissant armement de poursuite des bâtiments de guerre. De plus, ils ne comportaient à l'origine qu'une seule centrale à fusion chacun, qui, à l'image de tant d'autres systèmes essentiels, avait été délibérément placée près de la coque afin d'en faciliter l'accès lors des opérations de maintenance et de réparation. Hélas, cela l'exposait aussi au feu de l'ennemi et, bien que Vulcain ait ajouté une deuxième centrale au cœur du Voyageur, aucun officier sensé n'y verrait pour autant un vaisseau de guerre digne de ce nom. Néanmoins, l'imagination très fertile des alliés d'Hemphill à ConstNav conférait à ses navires-Q des avantages auxquels les Havriens n'avaient jamais pensé. Tout d'abord, leurs batteries d'armes à énergie surprendraient beaucoup le premier malheureux à entrer à leur portée. Les navires-Q de la Flotte populaire se contentaient de lasers assez puissants pour venir à bout de croiseurs de combat, mais Hemphill avait profité d'un goulet d'étranglement dans le programme de construction des supercuirassés. En effet, la production d'armes ayant pris beaucoup d'avance sur celle des coques, elle avait convaincu l'Amirauté de lui réserver une partie des lasers et grasers déjà en stock. Le Voyageur embarquait donc moitié moins d'armes à énergie que ses équivalents havriens, mais celles dont il disposait étaient au moins trois fois plus puissantes. S'il parvenait jamais à s'approcher suffisamment pour utiliser ses rayons contre un adversaire, celui-ci les sentirait passer. Et aucun pirate n'apprécierait de l'affronter aux missiles non plus. Puisque les unités de Cheval de Troie devaient être des croiseurs armés, Hemphill avait persuadé l'Amirauté de pousser la logique jusqu'au bout et de sacrifier la totalité de leur capacité de transport, en dehors d'un cubage généreux pour les pièces de rechange et autres outils de maintenance. Même en comptant les systèmes environnementaux additionnels nécessaires aux fusiliers et servants de missiles du Voyageur, cela laissait aux concepteurs un énorme volume disponible — après tout, un Caravane jaugeait sept millions trois cent cinquante mille tonnes — et ils avaient déployé des trésors d'imagination. Ils avaient prévu un impressionnant stock de munitions pour les vingt lance-missiles des flancs qui, comme ses armes à énergie, équipaient normalement les supercuirassés de classe Gryphon. Il semblait logique de pourvoir un vaisseau potentiellement appelé à opérer loin des grandes bases logistiques pendant des périodes prolongées d'une capacité de stockage la plus importante possible, mais il s'agissait presque d'une considération mineure en ce qui concernait son armement de flanc, car le véritable avantage à grande distance du Cheval de Troie était une nouveauté qui emportait l'adhésion totale et inconditionnelle d'Honor. La cale numéro un du Voyageur avait été reconfigurée pour n'emporter que des capsules lance-missiles. Sa taille permettait d'en stocker par centaines et, grâce à une judicieuse modification de la poupe, le navire-Q pouvait faire ce qui n'était possible à aucun autre vaisseau de guerre. Un supercuirassé pouvait tracter jusqu'à dix ou douze capsules dans le volume délimité par ses bandes gravitiques et les déployer quand il en avait besoin; les bâtiments plus petits, aux bandes gravitiques moins puissantes et moins vastes, devaient les remorquer en poupe, où elles dégradaient leur capacité d'accélération et étaient plus vulnérables puisque à l'extérieur des barrières latérales. Le Voyageur, toutefois, était dépourvu de l'armement de poursuite qui occupait normalement la section arrière d'un vaisseau de guerre. L'étroitesse relative de sa poupe avait posé quelques problèmes, mais une idée ingénieuse de Schubert avait permis à Vulcain d'étendre la cale numéro un pratiquement jusqu'à l'extrémité du navire. En conséquence, ses portes repositionnées pouvaient servir à larguer des objets directement par l'arrière des bandes gravitiques — qui de toute façon ne pouvait pas être obstrué par une barrière latérale — et ses rails d'éjection lui permettraient de larguer des salves de six capsules lance-missiles à raison d'une salve toutes les douze secondes. Dans les faits, il pourrait lancer trois cents missiles supplémentaires dans l'espace à chaque minute. Et on ne s'était pas arrêté là. La place ne manquant pas, on avait équipé les cales numéro trois et quatre pour accueillir des bâtiments d'assaut légers. Les BAL traditionnels étaient considérablement inférieurs aux vaisseaux hypercapables par bien des côtés. Leur petite taille ne laissant aucune place pour un généra-leur hyper, ils ne pouvaient pas opérer de translation vers ou depuis l'hyperespace. Ils n'étaient pas non plus équipés de voiles Warshawski et n'auraient donc pu surfer sur les ondes gravitiques qu'empruntaient les autres navires, même si on était parvenu à les envoyer dans l'hyperespace. Leurs bandes gravitiques et leurs barrières latérales moins puissantes les rendaient aussi plus fragiles, et ils étaient trop petits pour que leur faible blindage et leur armement limité leur permettent de soutenir un affrontement prolongé. Bref, c'étaient des coquilles d'œuf armées de marteaux, équipées d'une lourde charge de missiles par rapport à leur déplacement, missiles engagés dans des lanceurs légers à un coup. Contre la plupart des adversaires, ils ne pouvaient guère espérer mieux que d'envoyer tous leurs projectiles avant d'être détruits. Mais les nouveaux BAL construits par le Royaume ces quatre dernières années (résultat, Honor l'admettait, de l'une des intenses réflexions d'Hemphill) appartenaient à une race très différente. ConstNav avait fait d'énormes progrès dans la conception des compensateurs d'inertie en se fondant sur les recherches effectuées par les Graysoniens à l'époque où personne ne voulait leur en révéler le principe de fonctionnement. Privé des connaissances que tous les autres partageaient — et libéré de leurs préconceptions — le Bureau local de construction navale avait innocemment suivi une piste dont tout le monde « savait » qu'elle ne donnerait rien et ouvert la voie à une génération de compensateurs beaucoup plus efficaces. ConstNav n'y avait pas pensé tout de suite mais, avec leur immense expérience dans le domaine technologique, les chantiers navals du Royaume amélioraient sans cesse le matériel graysonien d'origine. Le dernier vaisseau manticorien d'Honor, le croiseur de combat Victoire, datait de quatre ans à peine et avait à l'époque reçu ce qui se faisait de mieux en matière de compensateur modifié grâce à l'apport de Grayson. Les navires que l'on concevait aujourd'hui seraient équipés de compensateurs plus efficaces encore de vingt-cinq pour cent... et les BAL du Voyageur en étaient déjà dotés. Avec des impulseurs plus puissants en proportion, ils pouvaient désormais produire une accélération de six cents gravités, ce qui en faisait les bâtiments les plus rapides en espace normal — pour l'instant. Ils étaient également pourvus de barrières latérales beaucoup plus puissantes et d'un armement à énergie presque honnête en renfort à leurs missiles. Il avait fallu renoncer à une partie de leur capacité de tir première pour caser tout cela, mais ils étaient somme toute plus rapides, plus résistants, beaucoup plus dangereux à faible portée et, même à longue distance, leurs nouveaux lanceurs — utilisant la même technologie que les capsules — leur permettaient d'envoyer des missiles plus lourds et plus agiles. Plus important peut-être, la plupart des pirates n'avaient pas de véritables vaisseaux de guerre. Un seul des nouveaux BAL était aussi lourdement armé que le pillard moyen, et le Voyageur avait été reconfiguré pour en abriter six dans chacune de ses deux soutes. À part sur une onde gravitique, il pouvait multiplier sa force de frappe en lâchant pas moins de douze bâtiments de guerre parasites modernes et puissants pour leur taille. Sa grande faiblesse résidait dans l'impossibilité d'améliorer sa propulsion sans le démonter et le reconstruire de zéro. Conçu à l'origine pour le transport de matières premières, il était nanti de barrières latérales légères, qu'on avait amplifiées autant que possible, et Vulcain avait également réussi à améliorer son bouclier antiradiations, mais, par bien des aspects, c'était un gigantesque BAL. Il pouvait flanquer une raclée à plus ou moins n'importe quel adversaire, surtout s'il le prenait par surprise, mais il supporterait très mal de subir des dommages. Tout bien considéré, se dit Honor pendant que Schubert terminait son explication et se dirigeait vers le site suivant, le Voyageur et ses frères pourraient bien se révéler plus efficaces dans le secteur de Breslau que même l'Amirauté ne voulait le croire. Ayant passé près de deux ans en mission dans l'espace silésien à chasser le pirate à bord du croiseur lourd l'Intrépide, elle connaissait mieux la région que la plupart des officiers manticoriens et elle n'avait jamais croisé de pillard capable de soutenir les assauts que le Voyageur pouvait lancer. Il en allait peut-être autrement des corsaires » qui infestaient aussi la Confédération — certains pouvaient déployer une puissance offensive équivalente à celle d'un croiseur de combat — mais, rares et isolés, ils évitaient en général soigneusement les convois manticoriens. Cela pouvait avoir changé maintenant que bon nombre d'unités avaient été rappelées au front, mais les corsaires devaient se préoccuper des « gouvernements de libération » qu'ils représentaient. Aucun système stellaire sécessionniste n'avait envie d'irriter inutilement le Royaume, et il était déjà arrivé qu'un vaisseau corsaire soit saisi par son propre gouvernement et l'équipage remis aux tribunaux manticoriens après que le gouvernement en question eut été informé de ce qui l'attendait s'il ne livrait pas ces hommes. Non, se dit-elle, avec le soutien d'un bon équipage, elle ne se faisait pas trop de souci à l'idée d'affronter les pirates et les corsaires dont elle avait entendu parler, et elle se rendit compte qu'elle commençait finalement à se réjouir de cette affectation. CHAPITRE SIX L'amiral des verts Sir Lucien Cortez, cinquième Lord de la Spatiale manticorienne, se leva derrière son bureau lorsque son assistant fit entrer Honor Harrington. Pour elle, les trois derniers jours avaient passé dans un tourbillon : elle avait pu dérober quelques heures pour rendre visite à ses parents mais avait consacré tout le reste de son temps à parcourir les entrailles de son nouveau bâtiment et à discuter de ses modifications avec les experts de Vulcain. Le temps manquait pour effectuer des changements majeurs dans les plans d'origine, mais elle avait suggéré quelques améliorations encore faisables. L'une consistait à ajouter un ascenseur entre les deux cales d'appontement des BAL, ce qui faciliterait les déplacements du personnel d'entretien dans les conditions normales et réduirait de vingt-cinq pour cent le délai nécessaire aux équipages pour rejoindre leurs unités en cas d'urgence. C'était la proposition la plus importante des deux, celle qui nécessitait le plus de travail, et ConstNav avait tergiversé trente-six heures avant de l'entériner. L'autre était beaucoup plus simple et plus subtile. Lorsqu'elle s'était lancée à la poursuite du navire-Q havrien Sirius à Basilic, elle avait deviné que son adversaire était armé quand il s'était débarrassé du faux blindage dissimulant ses compartiments d'armement car ses radars avaient détecté les débris. En réaction à cette partie de son rapport, Vulcain avait muni ses unités-Q d'ouvertures automatiques plutôt que de fausses plaques de blindage et s'était efforcé de leur donner l'apparence de portes de chargement classique. Une bonne idée à l'origine mais, une fois équipées les baies de lancement de BAL, beaucoup trop de portes ornaient les flancs du Voyageur pour tromper quiconque en avait un bon aperçu visuel. À moins, bien sûr, que les portes ne soient invisibles, et Honor avait donc proposé qu'on les couvre de pièces de plastique teintes et moulées de manière à se confondre avec le reste de la coque. Ces pièces, avait-elle souligné, seraient invisibles au radar. On pouvait les larguer avant action sans se trahir, les fabriquer en quelques jours pour trois fois rien, et ses vaisseaux pouvaient en stocker des centaines pour les remplacer après coup. Le capitaine Schubert avait adoré l'idée, et même ConstNav n'avait pas ergoté — jamais Honor n'avait si facilement fait adopter l'une de ses suggestions ! Néanmoins, tout en se consacrant aux détails matériels, elle avait gardé à l'esprit deux choses dont personne ne lui avait encore parlé : ses hommes et la teneur exacte de son ordre de mission. Elle savait en gros ce que l'Amirauté attendait d'elle à Breslau, mais cela n'avait pas encore été rendu officiel, et on ne lui avait encore rien dit des équipages affectés à ses bâtiments. Cela pouvait diversement se justifier — après tout, il se passerait encore trois semaines avant que Vulcain ne libère le Voyageur pour les essais — mais ça n'en était pas moins étrange. Elle ignorait encore qui elle aurait pour second et qui devait commander les trois autres vaisseaux de sa petite escadre. D'un certain côté, elle ne se plaignait pas qu'on lui épargne ce souci pour l'instant, mais elle savait qu'elle aurait dû. Elle préférait peut-être se consacrer à une chose à la fois, mais il était capital de s'habituer rapidement à son équipe de commandement, et elle se demandait ce qui provoquait pareil retard. Maintenant qu'elle avait traversé le bureau du cinquième Lord et qu'elle saisissait sa main tendue, elle se savait sur le point de le découvrir. Et, en examinant les émotions de Cortez par l'intermédiaire de Nimitz, elle sut aussi que cela n'allait pas lui plaire. « Asseyez-vous, milady, je vous prie », fit-il en désignant la chaise placée devant son bureau. L'amiral, un homme légèrement dégarni, les traits anguleux, se rassit après qu'Honor eut pris place; puis il s'accouda sur le bureau et posa le menton sur ses doigts entrelacés tout en l'observant. Ils ne s'étaient rencontrés que deux fois, toujours en passant, mais il avait suivi sa carrière et se demandait quelle impression elle lui ferait en personne, car Lucien Cortez avait appris à se fier à son instinct. Il remarqua son regard serein, imperturbable alors qu'elle devait se douter que le cinquième Lord de la Spatiale ne convoquait pas sans raison un simple capitaine pour un entretien en tête à tête, et il l'approuva intérieurement. Évidemment, se rappela-t-il, elle était plus qu'un « simple » capitaine. Pendant un an T et demi, elle avait porté le grade d'amiral — au sein d'une flotte relativement récente, certes, mais amiral quand même. Et, bien qu'elle n'en eût parlé à personne, Cortez savait aussi que la FSG ne l'avait détachée que pour « service temporaire » auprès de la Flotte royale. Aux yeux des Graysoniens, elle restait en service actif chez eux et continuait d'accumuler de l'ancienneté. Combien d'officiers avaient la certitude qu'en démissionnant d'une flotte ils seraient aussitôt promus de quatre grades dans une autre ? se demanda-t-il, ironique. Cela devait lui donner une vision tout à fait inhabituelle des choses, mais elle n'en semblait pas consciente et attendait avec tout le respect d'un capitaine envers un officier général. Honor perçut l'examen attentif auquel Cortez se livrait et que ses yeux bruns cachaient si bien. Incapable de deviner ce qu'il pensait, elle ressentait néanmoins son étrange mélange d'amusement, de curiosité, de colère, de frustration et d'appréhension. File était à peu près sûre que les trois dernières émotions n'étaient pas dirigées contre elle, pourtant elles avaient un rapport avec sa personne – ou son escadre –, elle le savait. Elle attendit patiemment qu'il s'explique. « Merci d'être venue, milady, dit enfin l'homme chargé de gérer le personnel de la FRM. Je suis désolé de ne pas vous avoir reçue plus tôt, mais je cherchais désespérément dans nos effectifs de quoi former vos équipages. » Honor réagit immédiatement à son ton mi- acide, mi-contrit : elle se raidit sur sa chaise, les mains plongées dans la fourrure de Nimitz, et lui adressa un regard aigu. Cortez le remarqua et grimaça. Il s'adossa et leva les mains en un geste d'impuissance. « Nous avons un problème, milady, soupira-t-il. Pour être précis, l'urgence de votre déploiement met la pagaille dans ma gestion des effectifs. — De quelle façon, monsieur ? s'enquit prudemment Honor. — Essentiellement parce qu'on nous a demandé de déployer vos bâtiments avec six mois d'avance et que nous ne l'avions pas prévu dans le programme des mutations. Vous savez sans doute combien nous fonctionnons en flux humains tendus en ce moment ? — Vaguement, monsieur, mais j'ai quitté le Royaume stellaire – et l'uniforme de la reine – depuis trois ans T. » Elle parvint difficilement à empêcher les vestiges de sa colère de colorer sa voix. « Alors je vais vous faire un bref résumé. » Cortez posa les coudes sur les bras de son fauteuil et croisa les mains sur son ventre. « Vous savez, je n'en doute pas, que nous avons prêté environ cinquante mille officiers et matelots de la FRM à Gray-son, sans compter le personnel technique que nous avons affecté à leur Bureau de construction navale et aux sections recherche et développement. Vu leur manque cruel de main-d’œuvre qualifiée, cela répond à peine aux besoins de leur flotte, et la situation est pire encore depuis qu'ils ont commencé à armer des super-cuirassés construits sur place. » Je ne cite Yeltsin que comme un exemple – pas le seul, hélas, bien que le plus caractéristique – de cas où nous avons été contraints de prêter du personnel à nos alliés. En tout, cent cinquante mille Manticoriens portent l'uniforme d'une autre nation à cette heure. Ajoutez-y les équipes de soutien technique, et on atteint le quart de million. » Il regarda fixement Honor, qui acquiesça lentement. « En plus de tout cela, nous avons nos propres besoins en personnel. Nous avons déployé environ trois cents vaisseaux du mur, avec un équipage moyen de cinq mille deux cents personnes, ce qui occupe encore un million et demi d'hommes et de femmes. Nous avons aussi cent vingt-quatre forts qui protègent le nœud et requièrent les services de plus d'un million de personnes. Et puis il y a le reste de la Flotte – deux millions et demi de personnes –, nos chantiers navals, les bases manticoriennes situées dans des systèmes étrangers tels que Grendelsbane, les unités de R&D, les services de renseignement et ainsi de suite. Ajoutez-y tous les gens indispensables aux rotations normales de personnel, et on arrive à environ onze millions de personnes dans la Flotte et le corps des fusiliers. Cela représente à peine plus de zéro virgule trois pour cent de notre population totale, mais elles proviennent de ses segments les plus productifs et, d'après nos prévisions, ce chiffre devrait doubler d'ici deux ans T. Sans compter, bien sûr, que nous devons aussi nous préoccuper des effectifs de l'armée et de la flotte marchande. » Honor hocha de nouveau la tête, plus lentement encore, car elle commençait à voir où Cortez voulait en venir. Les fusiliers royaux manticoriens étaient des spécialistes qui remplissaient des devoirs à bord, allaient à l'abordage et formaient des escouades de combat à terre en cas d'urgence. L'intervention planétaire lourde était la prérogative de l'Armée royale dont les soldats, n'ayant pas besoin de maîtriser les systèmes de bord d'un vaisseau spatial, pouvaient se concentrer exclusivement sur le matériel et les techniques de combat planétaire. En temps de paix, ses effectifs étaient réduits car les fusiliers se chargeaient de la plupart des missions de maintien de la paix, mais, en temps de guerre, il fallait relancer le recrutement, ne serait-ce que pour assurer le service de garnison. Ainsi, le corps des fusiliers avait transmis la responsabilité de la planète Masada à un capitaine de l'armée un an plus tôt, avec un profond soupir de soulagement, et l'Armée royale tenait actuellement garnison sur pas moins de dix-huit mondes havriens. D'ailleurs, pour gagner cette guerre, Manticore allait devoir prendre — et occuper — beaucoup de planètes havriennes. Les besoins de l'armée en personnel s'accroîtraient donc en relation directe avec les succès remportés par la Flotte. Cela constituait déjà en soi un gouffre à main-d’œuvre suffisant, mais la flotte marchande manticorienne était aussi la quatrième de la Galaxie. Elle était beaucoup plus importante que celle de la République populaire — pour tout dire, les seules nations entretenant des flottes marchandes plus impressionnantes appartenaient toutes à la Ligue solarienne. En termes de tonnage, elle écrasait la FRM, et c'est sur ses cargos que reposait véritablement la richesse du Royaume. On les retrouvait dans tout l'espace connu, car ils dominaient le transport de biens et de passagers en dehors de la Ligue. Et, si la plupart des navires marchands nécessitaient des équipages beaucoup plus limités que ceux des vaisseaux de guerre d'un déplacement équivalent, ils impliquaient, par leur nombre, une énorme demande en personnel qualifié. « Si je vous parle de tout cela, milady, fit Cortez, c'est pour vous permettre de comprendre avec quel genre de chiffres PersNav doit jongler. Vous l'ignorez peut-être, mais nous avons doublé l'effectif des promotions à l'Académie par manque d'officiers. Même ainsi, nous avons dû rappeler un pourcentage de réservistes de la flotte marchande beaucoup plus élevé que nous ne l'aurions souhaité, et nous serons bientôt obligés de monter des programmes de reconversion pour faire des officiers royaux de personnels marchands sans expérience militaire. Malgré cela, nous arrivons à satisfaire les demandes, bien que difficilement, et nos nouveaux programmes de formation sont prévus pour coïncider avec les exigences des unités nouvellement armées. Notre plan de gestion du personnel est un édifice très soigneusement étudié — mais fragile. » Nous avions donc prévu Cheval de Troie dans nos programmes, mais nous pensions avoir encore six mois de répit. Comme vous le savez, votre bâtiment — et ses BAL — exige les services de deux mille cinq cents officiers et matelots, plus cinq cents fusiliers, or Cheval de Troie devrait compter au total quinze unités. Ce qui nous fait quarante-cinq mille personnes supplémentaires, milady, presque autant que ce que nous prêtons à la FSG, et nous ne les avons pas. Dans six mois, oui. Aujourd'hui, non. » Il leva de nouveau les mains, et Honor se mordit la lèvre. Cet aspect du problème lui avait échappé, et elle s'en voulait. Elle aurait dû y penser, bon sang, et elle se demandait si elle n'avait pas inconsciemment éludé le sujet. « C'est donc si grave, Sir Lucien ? » demanda-t-elle enfin. Il haussa les épaules sans enthousiasme. « Vos quatre bâtiments ne devraient pas poser de trop gros problèmes. Après tout, il ne leur faut que douze mille personnes au total. Malheureusement, ils en posent un. Pour atteindre ce chiffre, nous allons devoir retirer du personnel d'équipages préexistants. Je dirais qu'un tiers environ de votre effectif viendra de là, et vous savez qu'aucun capitaine ne renonce de son plein gré à ses meilleurs éléments. Nous ferons notre possible pour vous, mais votre équipage sera essentiellement constitué de bleus tout juste sortis de formation ou de vétérans dont les commandants actuels seront ravis de se débarrasser. Vos bataillons de fusiliers devraient être solides, et nous nous efforcerons de vous épargner les véritables fauteurs de troubles en provenance d'autres vaisseaux, mais je vous mentirais en disant que vous aurez le genre d'équipage que j'aimerais emmener au combat. » Honor hocha de nouveau la tête. Elle comprenait mieux les émotions de Cortez maintenant. Le cinquième Lord était un commandant expérimenté, conscient des implications de ce qu'il lui révélait, et il se sentait personnellement responsable de ses problèmes. Il ne l'était pas, mais cela ne changeait pas ses sentiments. Elle envisageait la nouvelle avec une curieuse sérénité. Aucun capitaine n'avait envie d'emmener un équipage mal préparé au combat et, en un sens, c'était encore plus vrai d'un commandant de navire-Q. En effet, ces bâtiments opéraient normalement en solitaires : il n'y avait personne pour venir à leur secours en cas de problème, et leur survie dépendait de la qualité du travail fourni par l'équipage. Pire, vu l'urgence de son déploiement, l'escadre n'aurait pas de temps à consacrer aux exercices susceptibles de souder un équipage bancal. Elle ne doutait pas de sa capacité à convaincre même le pire agitateur de faire les choses à sa façon, mais elle avait besoin de temps pour cela, et ceux dont le seul handicap était le manque d'expérience nécessiteraient davantage d'attention encore. Si on ne lui laissait pas le temps... «Je le déplore, milady, fit doucement Cortez. Je vous assure que mon état-major et moi-même ferons de notre mieux et, pour tout dire, j'ai longtemps repoussé cet entretien dans l'espoir que l'un de mes hommes trouverait une solution géniale. Hélas, ils cherchent encore, et, vu les circonstances, j'ai jugé qu'il était de mon devoir de vous exposer personnellement la situation. — Je comprends, monsieur. » Honor baissa un moment les yeux vers Nimitz et le caressa, puis elle fixa de nouveau l'amiral. « Ce que vous ferez sera pour le mieux, Sir Lucien. Tout capitaine sait qu'il lui appartient de forcer son équipage à rentrer dans le moule si c'est ce qu'il faut. On s'en sortira. » Sa confiance était clairement artificielle, mais elle ne pouvait pas faire d'autre réponse, car un commandant avait en effet la responsabilité de transformer l'équipage qu'on lui confiait en une force prête au combat. Elle l'avait déjà fait, mais jamais avec un handicap aussi sévère, songea-t-elle froidement. « Bon. » Cortez détourna les yeux un moment puis croisa de nouveau son regard. « Je peux quand même vous offrir quelque chose, milady. Bien que nous soyons plutôt à court de personnel expérimenté, j'ai réussi à réunir un noyau d'officiers et d'officiers-mariniers solides. En toute honnêteté, dans l'ensemble, ils manquent un peu d'ancienneté pour assumer les postes que nous allons leur confier, mais leurs dossiers sont excellents et vous constaterez, je crois, que plusieurs ont déjà servi sous vos ordres. » Il prit une puce de données dans son tiroir et se pencha sur le bureau pour la lui donner. « En voici la liste. Si vous tenez particulièrement à la présence d'autres officiers ou matelots, je ferai mon possible pour les obtenir. Cela dépendra de leur disponibilité, je le crains, mais nous essayerons. En ce qui concerne les bleus, votre escadre a la priorité. Ils seront un peu jeunes mais, au moins, nous vous attribuerons les mieux notés. — Je vous en suis reconnaissante, monsieur », répondit Honor, et c'était le cas. « J'ai encore obtenu un petit quelque chose qui devrait vous faire plaisir, dit Cortez au bout d'un moment. Ou plutôt deux. Tout d'abord, Alice Truman vient d'être inscrite sur la Liste et nous lui confions le Parnasse. Elle sera commandant en second de l'escadre. » Les yeux d'Honor s'illuminèrent à cette nouvelle, mais une certaine inquiétude teintait son plaisir. Si elle se réjouissait depuis trois jours de cette affectation en Silésie, elle se souvenait de sa première impression. Un officier du calibre de Truman, surtout si elle venait d'être promue capitaine de la Liste – ce qui lui garantissait quasiment d'accéder au rang d'officier général –, pourrait bien prendre comme une gifle son affectation sur un navire-Q. Honor ne le lui reprocherait pas, mais si Truman la tenait responsable de cet affront... « Je devrais sans doute préciser que nous lui avons exposé la situation et qu'elle s'est portée volontaire pour ce poste, ajouta Cortez comme s'il lisait dans ses pensées. Elle devait prendre le commandement du Lord Elton, mais celui-ci doit passer cinq mois au radoub. Quand nous lui avons demandé si elle accepterait un transfert vers le Parnasse en lui expliquant qu'elle servirait sous vos ordres, elle a aussitôt dit oui. — Merci pour le renseignement, monsieur, fit Honor avec un sourire comblé et reconnaissant. Le capitaine Truman est l'un des meilleurs officiers que je connaisse. » Et qu'Alice se soit portée volontaire en sachant quelle immense tâche les attendait lui réchauffait le cœur. — Je me suis dit que ça vous ferait plaisir, répondit Cortez avec un petit sourire. Et, en prime, je vous ai trouvé un second qui va vous plaire. » Il enfonça un bouton sur son panneau de com et se radossa dans son fauteuil. Quelques instants plus tard, la porte s'ouvrit à nouveau, et un grand capitaine de frégate aux cheveux noirs entra. Mince, élancé, le nez aquilin et le sourire aux lèvres, il portait à la poitrine le ruban blanc barré de bleu de l'Ordre de la Vaillance, le ruban rouge et blanc de la Croix de Saganami et, sur la manche droite, comme Honor, la fine rayure rouge sang de la Reconnaissance royale. Même s'il avait bénéficié du traitement prolong, il paraissait vraiment très jeune pour avoir déjà acquis deux des quatre plus hautes distinctions du Royaume pour acte de bravoure, et, tout en se levant, ravie, Honor revit l'image de l'enseigne de première classe maladroit qu'elle avait emmené à Basilic huit ans plus tôt. — Rafe ! s'écria-t-elle en poussant Nimitz dans le creux de son bras gauche pour pouvoir tendre la main droite. — Je crois que vous vous connaissez déjà, milady, murmura Cortez avec un petit sourire tandis que le capitaine de frégate Cardones lui serrait vigoureusement la main. — Je n'ai pas eu la chance de servir longtemps sous vos ordres à bord du Victoire, pacha, dit-il. Ça se passera peut-être mieux cette fois-ci. — J'en suis sûre, Rafe », répondit-elle chaleureusement avant de se tourner vers Cortez : « Merci, monsieur. Merci beaucoup. — Il lui fallait une expérience en tant que second, milady, fit le cinquième Lord en écartant ses remerciements du geste. Et comme on dirait que vous vous êtes fait une spécialité de parfaire sa formation, il serait dommage de vous séparer : vous avez encore tant de chemin à parcourir. » Cardones sourit à ce commentaire qui, huit ans plus tôt, l'aurait fait rougir et bégayer, et Honor lui sourit en retour. Malgré sa jeunesse, Rafael Cardones était l'un des meilleurs officiers tactiques de sa connaissance, et il avait manifestement beaucoup mûri pendant son exil sur Grayson. Devant le plaisir éclatant d'Honor et le bonheur de Cardones – teinté de profond respect pour son nouveau commandant –, Cortez se demanda si Lady Harrington se rendait compte que le jeune officier l'avait prise pour modèle. Le cinquième Lord s'était donné du mal pour lui trouver le second idéal, et une simple comparaison des performances de Cardones avant et après avoir servi sous ses ordres montrait que son commentaire taquin n'était pas loin du compte. Cortez avait d'ailleurs effectué des comparaisons similaires dans le cas de plusieurs autres officiers ayant servi sous les ordres d'Honor et il avait été impressionné du résultat. Certains des meilleurs combattants de la FRM n'avaient jamais été de bons professeurs; Honor Harrington, si. En plus de son solide palmarès au combat, elle avait fait preuve d'une capacité innée à transmettre son professionnalisme et son enthousiasme à ses subordonnés. Pour l'officier responsable du Bureau du personnel, c'était presque plus précieux que ses compétences sur le terrain. Il s'éclaircit la gorge pour attirer leur attention et désigna Cardones d'un signe de tête. « Le capitaine a une liste partielle des membres d'équipage du Voyageur, milady. Elle est encore très approximative, mais elle peut au moins servir de base. Il a déjà suggéré les noms de quelques officiers et officiers-mariniers susceptibles de l'étoffer un peu, et mes subordonnés parcourent en ce moment nos bases de données pour voir combien d'entre eux sont disponibles. J'ai cru comprendre que l'amiral Georgides pensait pouvoir vous confier le Voyageur d'ici trois semaines et commencer à embarquer l'équipage à bord. — À peu près, monsieur. Je crois qu'il se montre un peu pessimiste, mais je doute qu'il puisse gagner plus de quelques jours sur son estimation. Le Parnasse et le Schéhérazade quitteront le radoub vers la même date, mais on dirait que le Gudrid nécessitera une dizaine de jours supplémentaires. — Très bien. » Cortez pinça les lèvres puis hocha la tête pour lui-même. « J'aurai au moins un commandant et un second pour chacun d'eux avant vendredi. D'ici à ce que vous puissiez embarquer du personnel à bord, tous vos hommes devraient être soit disponibles, soit désignés et en route. Nous essaierons également de former une équipe d'officiers-mariniers d'ici là, et le général Vonderhoff m'a assuré que vos détachements de fusiliers ne poseraient aucun problème. Pour ce qui est des simples matelots, en revanche, je ne vous promets rien. J'ignore comment et pour quand nous allons pouvoir les trouver, mais nous ferons de notre mieux. — Je n'en doute pas, monsieur, et je vous en remercie », répondit sincèrement Honor, parfaitement consciente du fait qu'il était très inhabituel que Cortez discute personnellement du choix des effectifs d'une petite escadre avec l'officier désigné pour la commander. « C'est le moins que je puisse faire, dit l'amiral avant de grimacer. Il n'est jamais bon que la politique partisane interfère avec les opérations militaires, surtout quand cela nous coûte les services d'un officier tel que vous, milady, et je regrette que votre retour sous le drapeau manticorien se fasse dans de telles circonstances. Au cas où personne ne vous l'aurait encore dit, nous sommes ravis de vous voir de retour. — Merci, monsieur. » Honor sentit le feu lui monter une fois de plus aux joues, mais elle soutint son regard sans ciller et lut de l'approbation dans ses yeux. « Dans ce cas, milady, je vais vous laisser vous y mettre, le capitaine Cardones et vous. » Il lui tendit la main. « Un sacré boulot vous attend, capitaine, et vous faites face à des obstacles qui ne devraient pas exister. Mais si quelqu'un peut réussir, je suis certain que c'est vous. Au cas où je ne vous reverrais pas avant le départ de votre vaisseau, je vous souhaite bonne chance et bonne chasse. — Merci, monsieur, répéta Honor en serrant fort sa main. Nous ferons de notre mieux. » CHAPITRE SEPT Honor s'adossa dans son fauteuil et frotta ses yeux douloureux. On l'avait installée dans le quartier des capitaines de Vulcain jusqu'à ce qu'elle puisse embarquer sur le Voyageur, et sa cabine était assez spacieuse. Plus petite que celle qu'elle occuperait à bord de son navire-Q et minuscule par rapport à celle à laquelle elle avait renoncé à bord du supercuirassé le Terrible, mais grande selon les critères de la Flotte — suffisamment pour qu'elle s'y sente à l'aise. Hélas, elle n'avait guère le temps d'en profiter, ni même de se dérouiller au gymnase des officiers supérieurs. La paperasse atteignait toujours des sommets lorsqu'un nouveau capitaine prenait le commandement d'un vaisseau, et c'était pire encore lorsque ce bâtiment sortait tout droit du radoub. Si l'on y ajoutait l'océan de documents — électroniques ou papier — liés à la formation d'une nouvelle escadre et la pression qu'imposait une date de déploiement très proche, il lui restait à peine le temps de respirer, sans parler de faire du sport... ou de dormir. Elle eut un sourire ironique car, si elle avait des montagnes de papiers à remplir, Rafe Cardones en avait davantage encore. Un capitaine commandait son vaisseau et portait la responsabilité in fine de tous les aspects de ses manœuvres et de sa sécurité, mais son second gérait le bâtiment. Son travail consistait à organiser l'équipage, les stocks, la maintenance, les programmes d'entraînement et tout le reste si efficacement que le capitaine devait à peine s'apercevoir de son activité. Il avait une tâche difficile mais nécessaire, raison pour laquelle la Flotte testait souvent les capacités de commandement d'un officier en le nommant au poste de second. Cela aurait suffi à occuper n'importe quel officier, mais l'Amirauté n'avait pas affecté d'état-major à Honor. C'était logique en un sens, vu que son « escadre » se séparerait sans doute en divisions ou en unités individuelles plutôt que d'opérer comme un tout, mais cela imposait également à Rafe Cardones d'assumer dans les faits le rôle de capitaine de pavillon en plus de tous les devoirs que lui imposait son poste de second du Voyageur. L'urgence du déploiement auquel il fallait préparer l'escadre alourdissait considérablement le programme déjà chargé de Rafe, toutefois il fournissait un travail exemplaire. Il assumait la pleine responsabilité des contacts avec les radoubeurs, et le maître principal Archer (le secrétaire d'Honor) et lui interceptaient dans la mesure du possible tout les documents ayant trait au Voyageur ou à l'escadre avant qu'ils n'atterrissent sur son bureau. Elle reconnaissait leurs efforts et les appréciait, mais elle en portait la responsabilité finale. Ils pouvaient au mieux tout organiser et arranger de façon à ce qu'elle n'ait qu'à contresigner les décisions qu'ils avaient déjà prises et, honnêtement, ils se révélaient très doués pour cela. Ce qui ne la sauverait pas du rapport affiché sur son écran. Elle cessa de se frotter les yeux, but une gorgée du cacao que MacGuiness avait posé à côté d'elle et se remit obstinément au travail. Archer avait surligné le résumé de chaque section, et il appartenait plus à Cardones qu'à Honor de s'occuper de la plupart des questions abordées. Celui-ci avait proposé des solutions dans la plupart des cas et, bien qu'une ou deux ne correspondent pas tout à fait aux réponses qu'Honor aurait choisies, elle s'imposa de les étudier objectivement. Jusque-là, elles semblaient toutes viables, même si parfois elle aurait adopté une approche différente, et certaines se révélaient meilleures que celles qu'elle avait spontanément envisagées. Le plus important, toutefois, c'est que ces décisions appartenaient à Rafe. Elle devait les approuver, mais il avait le droit de faire les choses à sa façon tant qu'il lui fournissait un bâtiment efficace et une arme fonctionnelle au moment où elle en avait besoin. Vu les circonstances, elle n'avait pas l'intention de passer outre ses décisions à moins qu'il ne se trompe de façon spectaculaire – et il y avait très peu de chances que cela se produise. Elle parvint enfin au bout de ce rapport interminable et soupira de nouveau, de satisfaction cette fois. Le document tout entier – un pavé d'un demi-méga – ne lui avait demandé que six décisions : bien mieux que ce à quoi la plupart des commandants pouvaient s'attendre. Elle apposa sa signature sur le scanner, sauvegarda ses propres modifications et renvoya le document dans la boîte à lettres d'Archer. Un de moins, se dit-elle en appelant le suivant. L'en-tête qui apparut lui tira un grognement. Cultures hydroponiques. Elle avait horreur de ce genre d'inventaires ! Ils étaient vitaux, certes, mais ils s'étiraient toujours sans fin. Elle but une nouvelle gorgée de cacao et jeta un regard envieux à Nimitz qui ronflait tranquillement sur son perchoir au-dessus du bureau. Puis elle serra les dents pour se replonger dans sa lecture. Elle fut interrompue par le carillon d'admission. Ses yeux – le cybernétique aussi bien que le naturel – s'illuminèrent à la perspective de surseoir, même brièvement, à l'énumération des engrais, éléments nutritifs, graines et systèmes de filtrage, et elle enfonça un bouton. « Oui ? — Un visiteur, milady, annonça la voix de LaFollet. Votre officier en charge des opérations de vol souhaite vous présenter ses respects. — Ah bon ? » Honor se frotta le nez, surprise. Rafe et elle n'avaient pas réussi à pourvoir ce poste, pourtant l'un des plus importants. Si Rafe avait choisi son visiteur pour cette tâche sans même la consulter, c'était que l'officier en question devait avoir un excellent dossier. « Faites-le entrer, Andrew. » Elle se leva tandis que le sas s'ouvrait. À sa grande surprise, LaFollet ne précéda pas le nouvel arrivant dans la cabine. Elle était à peu près sûre de ne rien avoir à craindre de potentiels assassins à bord de Vulcain, mais qu'Andrew laisse quiconque entrer seul sans qu'elle lui en ait expressément donné l'ordre constituait une rupture choquante avec sa paranoïa professionnelle. Puis elle reconnut le jeune lieutenant de vaisseau qui passait le sas et elle eut un large sourire. « Lieutenant Tremaine au rapport, madame », claironna Scotty Tremaine en se mettant au garde-à-vous avec une netteté digne de l'Académie. Un homme imposant aux traits burinés portant l'uniforme de maître principal le suivit et se mit au garde-à­vous à sa droite, un demi-pas en retrait. « Maître principal Harkness, spécialité artillerie, au rapport, madame, tonna-t-il, et le sourire d'Honor se fit espiègle. — Mais revoilà le duo infernal ! gloussa-t-elle en contournant bien vite son bureau pour saisir la main de Tremaine. Qui vous a laissés monter à bord de mon vaisseau ? — Eh bien, le capitaine Cardones commençait à désespérer, madame, répondit Tremaine sans pouvoir réprimer un clin d'œil. Comme il ne trouvait pas de personnel qualifié, il s'est dit qu'il serait bien obligé de se contenter de nous. — À quoi la Flotte en est-elle réduite ! » Honor serra encore la main de Tremaine puis la lâcha pour tendre la sienne à Harkness. Le maître principal au visage de boxeur eut l'air profondément embarrassé pendant quelques instants, puis il la saisit dans une poigne puissante. En réalité, madame, reprit Tremaine plus sérieusement, j'attendais depuis longtemps ma mutation du Prince Adrien. Nous étions à Gryphon, et le capitaine McKeon avait ordre de rejoindre immédiatement la Sixième Force, sinon il serait venu en personne. Mais quand PersNav lui a demandé de trouver quinze personnes dont un officier pour votre escadre, il a décidé de se passer de mes services. En fait, il a parlé de me mettre hors de sa vue et de me confier à quelqu'un qui saurait "freiner mon impétuosité", je crois. » Le lieutenant fronça les sourcils. « Je ne vois pas du tout ce qu'il voulait dire, ajouta-t-il innocemment. — Évidemment », acquiesça Honor avec un sourire. L'enseigne de vaisseau de seconde classe Prescott Tremaine avait effectué son tout premier vol hors de l'Académie avec elle. D'ailleurs, il se trouvait à ses côtés à Basilic lorsque ça avait mal tourné... et de nouveau à Yeltsin, pensa-t-elle, soudain moins souriante. Il était présent quand elle avait appris ce que les bouchers de Masada avaient fait à l'équipage du HMS Madrigal et, bien qu'ils n'en aient jamais parlé - et qu'ils n'en parleraient jamais -, il avait sauvé sa carrière. Peu d'enseignes de première classe auraient osé maîtriser physiquement leur commandant d'escadre pour l'empêcher de commettre une folie. — Eh bien, dit-elle en se secouant mentalement et en se tournant vers Harkness, je constate que vous avez réussi à conserver votre grade, maître principal. » Harkness s'empourpra, car sa carrière avait été chaotique. Il était beaucoup trop efficace à son poste pour que la Flotte se passe de ses services, mais il avait été promis plus de vingt fois au grade de maître principal avant de l'obtenir et de le garder. Ses rencontres avec les officiers des douanes - et tous les fusiliers qu'il croisait dans les bars - étaient légendaires, mais il semblait s'être assagi depuis son entrée dans l'orbite de Tremaine. Honor ne comprenait pas très bien comment ils en étaient arrivés là mais, où que Tremaine aille, Harkness apparaissait sous peu. Il avait trente bonnes années de plus que le lieutenant, pourtant ils semblaient constituer une paire naturelle que même PersNav ne pouvait briser. Peut-être, songea-t-elle, parce que PersNav savait quel formidable duo ils formaient. — Euh... oui, madame - je veux dire milady, répondit Harkness. — J'aimerais vous voir persister dans cette voie, dit-elle plus sévèrement. Je n'attends pas de problèmes avec les douanes... (Harkness rougit de plus belle) mais nous aurons un bataillon complet de fusiliers à bord. J'apprécierais que vous n'essayiez pas de réduire leur effectif si nous arrivons à trouver un endroit pour nous détendre. — Oh, le maître principal ne fait plus ce genre de choses, madame, intervint Tremaine. Sa femme n'aimerait pas ça. — Sa femme? » Honor écarquilla les yeux et se retourna vers Harkness, puis elle haussa les sourcils tandis que le sous-officier virait au cramoisi. « Vous êtes marié maintenant, maître principal ? — Euh... oui, milady, marmonna Harkness. Ça fait huit mois. — Vraiment ? Félicitations ! Qui est l'heureuse élue ? — L'adjudant Babcock », répondit Tremaine pendant que Harkness se tortillait, mal à l'aise. Honor ne put s'en empêcher : elle éclata de rire. Elle détestait ça, parce qu'elle avait alors l'air échappée du lycée, mais c'était plus fort qu'elle. Harkness, épouser Babcock? Impossible ! Mais elle en eut la confirmation sur le visage du maître principal et mit sévèrement fin à son fou rire. Il lui fallut retenir son souffle un moment pour s'assurer de l'avoir vaincu, et sa voix n'était pas tout à fait ferme quand elle reprit la parole. — Une... une excellente nouvelle, maître principal ! — Merci, milady. » Harkness jeta un regard en coin à Tremaine puis sourit d'un air presque penaud. « En fait, c'est réellement une bonne nouvelle, oui. Je n'aurais jamais cru rencontrer un fusilier que j'apprécierais, mais, bon... » Il haussa les épaules, et Honor sentit son amusement se calmer devant la lueur qui brillait dans ses yeux bleus. — Je me réjouis pour vous. Sincèrement », dit-elle doucement en lui tapotant l'épaule; et c'était le cas. Iris Babcock était la dernière personne au monde qu'elle aurait imaginée mariée à Harkness mais, à la réflexion, elle entrevoyait une possibilité. La carrière de Babcock était aussi exemplaire que celle de Harkness « pittoresque », et c'était l'un des meilleurs soldats de combat – et adeptes du coup de vitesse – de sa connaissance. Elle n'aurait jamais envisagé un couple Babcock-Harkness, mais l'adjudant était précisément femme à s'assurer que le maître principal resterait dans le droit chemin. Et puis, songea Honor, elle avait aussi eu la sagesse de ne pas s'arrêter aux apparences et de découvrir l'homme formidable qu'était en réalité Harkness. « Merci, milady », répéta le sous-officier. Elle leur adressa à tous deux un signe de tête. « Eh bien ! Je vois pourquoi le second vous a confié les opérations de vol, Scotty. Avez-vous eu l'occasion de jeter un coup d'œil à votre nouveau hangar d'appontement? — Non, madame. Pas encore. — Alors pourquoi ne commenceriez-vous pas par là ? Et emmenez le maître principal avec vous. Je pense que vous aimerez ce que les radoubeurs vous ont préparé. Vous travaillerez avec le major Hibson – vous vous souvenez sans doute d'elle – pour les fusiliers et le capitaine de frégate Harmon pour les BAL, mais ni l'un ni l'autre ne sont encore à bord. L'adjudant Hallowell est dans le coin, toutefois. Appelez-le et demandez-lui de vous accompagner. Il nous reste encore quelques jours avant que la station nous laisse partir, alors, si vous voulez effectuer des modifications mineures, faites-le savoir au second ou à moi-même avant le dîner. — Bien, madame. » Tremaine se mit au garde-à-vous, redevenant l'officier attentif qu'il était toujours en service, et Harkness suivit son exemple. « Vous pouvez disposer, messieurs. » Honor sourit avec affection en les regardant partir. Elle était heureuse d'avoir pu les accueillir ici, où elle n'avait pas à maintenir le formalisme de rigueur à bord d'un vaisseau sans avoir l'air de faire du favoritisme, et elle était absolument ravie de les compter dans son équipage. Les listes du personnel de l'escadre commençaient à s'étoffer et, si les officiers et sous-officiers les plus gradés semblaient tout aussi solides que l'amiral Cortez le lui avait promis, les autres étaient aussi inexpérimentés – ou problématiques –qu'il l'avait craint. Cela faisait du bien de recruter quelques bons éléments inattendus malgré tout. Elle secoua la tête en gloussant à nouveau. Iris Babcock! Seigneur, ça avait dû être une cour hors du commun ! Elle y réfléchit encore un moment puis soupira, carra les épaules et regagna son bureau et le rapport sur les cultures hydroponiques. Les officiers se levèrent à l'entrée d'Honor dans la salle de briefing de Vulcain. Elle apparut flanquée de Cardones et LaFollet, et Jamie Candless, le deuxième homme d'armes de son détachement ordinaire, prit position à l'extérieur de la pièce, devant le sas qui se refermait. Elle se dirigea vers le terminal situé en tête de la longue table de conférence et s'enfonça dans son fauteuil. Les autres officiers attendirent qu'elle soit installée pour se rasseoir, et elle les balaya du regard. Le personnel de l'escadre n'avait pas fini d'arriver, mais le noyau de ses officiers supérieurs était déjà en place. Le capitaine de la Liste Alice Truman lui faisait face à l'autre extrémité de la table, blonde comme les blés, les yeux verts, toujours cette même femme robuste qui avait été son second six ans plus tôt à Yeltsin. Le capitaine de frégate Angela Thurgood, second du Parnasse, avait pris place à côté d'Alice, et Honor réprima un petit sourire car elle était aussi blonde que sa supérieure. Les blonds n'étaient pas à proprement parler rares dans le Royaume stellaire, mais ils ne couraient pas les rues non plus. Pourtant, il semblait qu'à chaque fois qu'Honor voyait Truman son subordonné direct, homme ou femme, était l'un d'eux. Le capitaine de vaisseau Allen MacGuire, commandant du Gudrid et troisième dans la chaîne de commandement de l'escadre, était assis à gauche d'Alice. C'était un petit homme – il mesurait vingt-cinq centimètres de moins qu'Honor – et encore un blond. C'était le seul de ses capitaines avec lequel elle n'avait jamais travaillé, mais elle lui avait déjà découvert un sens de l'humour développé, qui serait sans doute bien utile à un commandant de navire-Q. Il était aussi très intelligent et collaborait étroitement avec le capitaine de frégate Schubert depuis son arrivée. À eux deux, ils avaient réussi à gagner trois jours sur la date de fin des travaux du Gudrid, ce qui aurait suffi à le rendre cher à Honor même si elle n'avait pas été consciente de l'atout qu'il représenterait de toute façon. Comme Honor, le capitaine de frégate Courtney Stillman, le second de MacGuire, était beaucoup plus grande que lui. Elle rendait peut-être dix ou douze centimètres à Honor, mais elle donnait néanmoins l'impression de dominer physiquement son commandant. Ils formaient une drôle de paire, et pas seulement à cause de cette différence de taille. Stillman, une femme noire aux yeux plus sombres encore que ceux d'Honor, portait ses cheveux noirs aussi courts qu'elle à une certaine époque. Elle manquait aussi totalement d'humour, pourtant MacGuire et elle s'entendaient manifestement bien. Et puis il y avait le capitaine de vaisseau Samuel Houston Webster, commandant du Schéhérazade. Encore un officier qui avait servi sous ses ordres à Basilic et qui avait failli mourir de ses blessures là-bas. Ils s'étaient retrouvés à Hancock au début de la guerre, quand Honor commandait le vaisseau amiral de Mark Sarnow. Webster faisait alors partie de l'état-major de l'amiral, et elle seréjouissait de voir qu'il avait reçu depuis la promotion qu'il méritait. Évidemment, ce grand roux dégingandé ne risquait guère de ne pas être promu : son menton caractéristique l'identifiait comme le rejeton d'une des plus puissantes dynasties spatiales de la FRM, la famille Webster. Heureusement, il avait aussi des compétences à la hauteur des avantages que ce menton lui apportait. Le capitaine de frégate Augustus DeWitt, son second, complétait l'assemblée. Honor ne le connaissait pas non plus, mais il paraissait compétent et sûr de lui. Les cheveux et les yeux bruns, la peau aussi sombre que celle de Stillman, il avait les traits burinés de tous les natifs de Gryphon – aussi connue sous le nom de Manticore-B V. Gryphon abritait la population la moins nombreuse de tout le système de Manticore (parce que seul un fou voudrait vivre sur une planète dotée d'un climat pareil, prétendaient les habitants de Sphinx et Manticore), mais elle semblait produire un nombre disproportionné d'officiers et de sous-officiers de qualité... dont la plupart se sentaient moralement tenus de maintenir dans le rang les femmelettes issues des autres planètes du système. Une bonne équipe, songea Honor. Il était sans doute un peu tôt pour porter un tel jugement, pourtant elle se fiait à son instinct. Aucun d'eux ne voyait leur mission comme un pique-nique, mais ils ne la ressentaient pas non plus comme un exil. C'était bien. C'était même très bien, et elle leur sourit. — Je viens de recevoir une mise à jour de PersNav, annonça-t-elle. Une nouvelle vague de cinq cents personnes arrivera pour nous à bord de Vulcain à zéro cinq trente. Il nous manque les détails, mais on dirait que nous allons pouvoir commencer à attribuer les postes de votre section ingénierie, Allen. » Elle s'interrompit, et MacGuire hocha la tête. — C'est une bonne nouvelle, milady. Le capitaine Schubert est prêt à tester fusion deux demain, et j'aimerais disposer d'une section complète à ce moment-là. — Je pense que ce sera le cas, fit Honor avant de regarder Truman. J'ai également reçu notre ordre de mission officiel, dit-elle plus sobrement, et ce sera aussi dur que prévu. » Elle tapa une ligne de commande sur son terminal, et une carte astrale apparut au-dessus de la table de conférence. La sphère de la Confédération silésienne brillait en orange, avec son point le plus proche à cent trente-cinq années-lumière au nord-ouest galactique de Manticore. La sphère légèrement plus grande de l'Empire andermien, en vert, se trouvait un peu plus loin de Manticore, en dessous et au sud-ouest de la Silésie, mais reliée au Royaume stellaire par une fine ligne cramoisie représentant une branche du nœud du trou de ver de Manticore. Une fraction écarlate de l'énorme sphère de la République populaire était visible à cent vingt années-lumière au nord-est de Manticore et cent vingt-sept de la Silésie en leur point le plus proche, et l'icône dorée du terminus du nœud du trou de ver situé à Basilic brillait clairement entre Havre et la Confédération. Un seul regard à la carte suffisait à souligner douloureusement les avantages et les dangers de la position astrographique du Royaume, pensa Honor en l'examinant quelques instants avant de s'éclaircir la gorge. « Tout d'abord, dit-elle, nous connaissons enfin le nom de notre formation. À partir de zéro trois trente ce jour, nous apparaissons sur les listes comme le groupe d'intervention 1037. » Elle eut un sourire ironique. « Le terme de "groupe d'intervention" est peut-être un peu pompeux pour nous, mais je me suis dit que vous aimeriez savoir que nous avons désormais un nom. » Plusieurs officiers gloussèrent, et elle désigna de la tête la carte en poursuivant sur un ton plus sérieux. « Vous le savez tous, nous sommes affectés au secteur de Breslau, ici. » Elle illumina en orange sombre une région proche de l'extrémité occidentale de la Confédération. « La route la plus courte nous ferait partir du terminus de Basilic pour traverser la Confédération vers l'ouest, mais l'Amirauté a décidé de nous faire passer par Grégor, ici, dans l'espace andermien. » Le point vert à l'extrémité de la ligne cramoisie se mit à clignoter, et une ligne verte brisée apparut entre Grégor et le secteur de Breslau. « La durée totale de notre voyage en sera augmentée d'environ vingt-cinq pour cent, ce qui est regrettable mais comporte néanmoins quelques avantages. » Elle se cala dans son fauteuil et regarda leurs visages pendant qu'ils examinaient la carte. « En ce qui concerne notre état de préparation, il n'est pas plus mal de rallonger le trajet de trente à quarante années-lumière puisque cela nous donnera plus de temps pour les exercices en conditions réelles, mais ce n'est pas pour cette raison que l'Amirauté veut nous voir emprunter cette route. La fréquentation du Triangle... (elle enfonça un autre bouton, et une ligne verte s'étira de Manticore vers Grégor en suivant la ligne écarlate, remonta vers le cœur de la Confédération pour regagner le système de Basilic et, à travers son terminus, rejoindre Manticore) a beaucoup baissé. En fait, les échanges commerciaux par Basilic ont décliné depuis le début de la guerre. Ils demeurent nombreux, mais un fort pourcentage des compagnies marchandes se détournent de leurs routes habituelles — le Triangle y compris — pour éviter la zone de conflit. Le détachement de Basilic est assez puissant pour faire face à un éventuel assaut havrien, et la Première Force n'a qu'à passer le nœud pour arriver, mais les flottes marchandes ne sont pas payées pour risquer leurs marchandises. Pour cette raison, l'essentiel de notre propre commerce passe par Grégor puis remonte en boucle vers la Silésie depuis le sud. Bien sûr, il s'agit d'une trajectoire normale depuis des années puisqu'elle permet un premier arrêt aux ports andermiens. Le principal changement vient du fait que nos marchandises repartent par Grégor plutôt que de continuer vers Basilic pour terminer le Triangle. Puisque c'est par là que transite le gros de notre fret et que l'Amirauté souhaite que nous ayons l'air de vaisseaux marchands normaux tant que nous n'aurons pas planté nos crocs dans le flanc de quelques pirates, nous suivrons la même trajectoire. » Le capitaine Truman leva la main, et Honor lui fit signe. Oui, Alice ? — Et les Andermiens, milady ? demanda Truman. Ils savent que nous venons ? — Ils savent que quatre navires marchands arrivent. — Leur flotte s'est toujours montrée tatillonne en ce qui concerne Grégor, milady, fit remarquer MacGuire, et nous allons devoir traverser une bonne partie de leur espace. — Je vois où vous voulez en venir, Allen, répondit Honor, mais ça ne devrait pas poser de problème. L'Empire a reconnu notre traité préexistant avec la République de Grégor lorsqu'il a... disons... "acquis" Grégor-B il y a quarante ans. Les Andermiens ne s'en réjouissent peut-être pas vraiment mais, dans les faits, Grégor-A nous appartient, et ils ont toujours reconnu notre intérêt légitime pour la sécurité du terminus du nœud qui s'y trouve. Ils connaissent également nos problèmes en Silésie. Je ne dirai pas qu'ils s'en plaignent, puisque tout ce qui diminue notre présence renforce la leur, mais ils se sont montrés généreux pour laisser passer nos escortes librement. À leurs yeux, nous ne serons qu'un convoi de plus et, puisque nous ne débarquerons pas de marchandise sur des planètes impériales en chemin, l'inspection douanière n'aura pas lieu d'être. Ils ne devraient même pas se rendre compte que nous sommes armés. — Jusqu'à ce que nous commencions à supprimer des pirates, milady, intervint Truman. Là ils s'en rendront compte, ils sauront d'où nous venons et comment nous sommes arrivés à Breslau. Je pense qu'il pourrait y avoir des répercussions à ce moment-là. — S'il y en a, elles seront du ressort du ministre des Affaires étrangères. Je pense que les Andermiens passeront sur la question. Ils n'y pourront plus rien, après tout, à moins de risquer un incident avec nous, et ils ne voudront pas en arriver là. » Tous acquiescèrent gravement. Ils savaient que l'Empire andermien couvait la Confédération silésienne d'un œil avide depuis plus de soixante-dix ans. Et on ne pouvait guère le lui reprocher : la faiblesse chronique du gouvernement silésien et la situation chaotique qui en découlait nuisaient au commerce. Elles menaient aussi la vie dure aux citoyens silésiens qui, avec une régularité lassante, se retrouvaient face à une faction armée ou une autre. Les Andermiens avaient assisté à plusieurs incidents le long de leur frontière septentrionale, certains particulièrement durs, et un ou deux avaient été suivis d'expéditions punitives de la Flotte impériale andermienne. Mais la FIA avait toujours avancé prudemment en Silésie, par la faute de la FRM. Plus d'un Premier ministre manticorien avait convoité la Silésie autant que son homologue impérial. Sur le plan économique, la Silésie était le deuxième marché du Royaume stellaire derrière l'Empire lui-même, et le chaos qui y régnait pouvait avoir de douloureuses répercussions sur la Bourse d'Arrivée. Il s'agissait d'un enjeu crucial pour le gouvernement de Sa Majesté, de même que les fréquentes pertes de vies humaines en Silésie –bien que dans une moindre mesure, Honor l'admettait volontiers. À moins d'un changement spectaculaire dans la capacité du gouvernement central à diriger la Confédération, il faudrait bien un jour faire quelque chose. Le duc de Cromarty aurait préféré régler ce problème des années auparavant, Honor s'en doutait; hélas, cela aurait impliqué l'une de ces « aventures impérialistes agressives » que tous les partis d'opposition décriaient pour une raison ou une autre. Alors, au lieu de nettoyer ce nœud de vipères une bonne fois pour toutes, la FRM avait passé plus d'un siècle à policer les routes commerciales silésiennes tout en laissant les citoyens de la Confédération se massacrer mutuellement jusqu'à plus soif. Seule cette présence militaire manticorienne avait dissuadé les cinq derniers empereurs andermiens de conquérir de vastes pans du territoire silésien. D'abord uniquement parce que la FRM était un tiers plus puissante que la FIA, mais, depuis que les Havriens appliquaient une politique expansionniste, l'Empire avait découvert une raison supplémentaire de maîtriser son appétit. La tentation devait être forte pour l'empereur de prendre ce qu'il pouvait pendant que Manticore était occupée ailleurs, mais il ne pouvait jurer de ce qui se produirait s'il essayait. Étant donné les circonstances, le Royaume stellaire fermerait peut-être les yeux, mais les Andermiens pourraient aussi se retrouver en guerre contre Manticore, or ils ne le souhaitaient pas. Depuis soixante ans, le Royaume formait le seul rempart entre l'Empire et les conquistadores havriens, et ils n'allaient pas miner cette barricade maintenant que la guerre avait commencé. Du moins, c'est ce que pensait le ministère des Affaires étrangères, songea Honor. La Direction générale de la surveillance navale partageait cette analyse, et elle-même tendait à s'y ranger, mais Alice et MacGuire n'avaient pas tort. Vu la nature indépendante des opérations de l'escadre, Honor allait devoir gérer les éventuels conflits diplomatiques — une idée qui n'était pas faite pour l'aider à dormir, mais cette responsabilité allait de pair avec son poste. — Bref, reprit-elle, notre travail commence réellement à l'arrivée à Breslau. L'Amirauté nous laisse le choix du mode opérationnel, et je n'ai pas encore décidé si nous patrouillerons en solo ou par paires. Les deux solutions ont leurs avantages, bien sûr, et nous effectuerons des simulations pour voir ce que ça donne. J'espère que nous aurons aussi le temps de faire quelques manœuvres en conditions réelles une fois les essais terminés, mais je ne vous conseille pas de fonder tous vos espoirs là-dessus. De mon point de vue, toutefois, le plus gros avantage de la séparation réside dans le plus grand volume d'espace que cela nous permettrait de couvrir et, tant que nous n'avons affaire qu'aux médiocres habituels, notre puissance de feu individuelle devrait suffire pour faire face à toutes les rencontres. Il y eut de nouveaux hochements de tête approbateurs. Mis à part Webster, tous les capitaines d'Honor avaient une expérience personnelle de commandement en Silésie. Le maintien de l'ordre dans l'espace silésien était la principale activité de la FRM depuis une centaine d'années T, et l'Amirauté avait pris l'habitude d'y soumettre ses officiers les plus prometteurs au baptême du feu. Rafe Cardones avait deux ans d'expérience dans la Confédération en tant qu'officier tactique d'Honor à bord du croiseur lourd l'Intrépide, et Webster, DeWitt et Stillman avaient égalementservi là-bas à des postes subordonnés. À eux tous, malgré leur relative jeunesse, les officiers supérieurs d'Honor cumulaient près de vingt ans d'exercice dans la région... ce qui n'était sans doute pas étranger à leur sélection pour cette mission. — Très bien, fit-elle plus vivement. Aucun de nous n'a jamais commandé de navire-Q, et nul officier de la Flotte n'a jamais manié de vaisseau doté d'un armement comparable au nôtre. Nous allons apprendre au fur et à mesure, et nos opérations poseront les bases à partir desquelles l'Amirauté formulera sa doctrine concernant tous les Chevaux de Troie. J'aimerais donc amorcer dès maintenant notre réflexion stratégique et j'ai pensé commencer par envisager le meilleur usage à faire des BAL. La plupart de ses subordonnés sortirent des blocs-mémo qu'ils branchèrent sur le terminal auquel ils faisaient face, et elle fit basculer le dossier de son fauteuil. Il me semble que le plus difficile consistera à les larguer dans l'espace assez tôt, sans pour autant le faire trop tôt, poursuivit-elle. Il va nous falloir une idée du délai nécessaire pour effectuer un largage d'urgence, et je vais essayer de nous trouver assez de temps pour pratiquer cette manœuvre contre nos propres bâtiments de guerre. Cela devrait nous donner une idée de la facilité avec laquelle ils sont détectables et nous dire si nous pouvons ou non les dissimuler en les déployant de l'autre côté de nos bandes gravitiques. Ensuite, il faudra sérieusement étudier leur rattachement à notre contrôle de feu principal et, vu que nous n'avons ni blindage ni barrières latérales dignes de ce nom, à notre réseau de défenses actives. — Alice, j'aimerais que vous vous chargiez d'organiser une série de sims pour... » Tous se mirent à taper sur leurs blocs-mémo pendant que le capitaine Lady dame Honor Harrington organisait ses idées et que son esprit se préparait à relever le défi. CHAPITRE HUIT Le première classe Aubrey Wanderman, technicien en électronique, était presque aussi jeune que le prolong lui en donnait l'air. Il était brun, mince et, à peine sorti de l'adolescence, ne semblait qu'a moitié fini; il avait abandonné ses études de physique à l'université de Mannheim en cours de première année pour s'engager. Son père, ingénieur, s'était opposé à cette décision sans réussir à le faire changer d'avis. Et, si James Wanderman persistait à déplorer la « crise de ferveur patriotique » de son fils, Aubrey le savait secrètement fier de lui. Et puis, songeait-il ironiquement, même son père ne pouvait trouver à redire à l'enseignement que la Flotte lui avait dispensé. Les plus grandes universités lui accorderaient une équivalence d'au moins trois ans pour ces cours intensifs, surtout que la rayure de première classe sur sa manche s'expliquait par une moyenne finale de 3,93 sur 4. Mais, si satisfaisante soit sa moyenne, il avait mis presque deux ans à la mériter. Il savait qu'une flotte moderne avait besoin de personnel qualifié, pas de simple chair à canon, mais sa formation lui avait paru interminable, et il s'était senti vaguement coupable lorsque les rapports de combat étaient parvenus à Manticore depuis Rossignol et l'Étoile de Trévor. Il se réjouissait d'accomplir son devoir à bord — non sans peur, car il ne se considérait pas comme particulièrement courageux, mais avec un enthousiasme un peu craintif — et il avait obtenu son affectation sur un vaisseau du mur. Il le savait car le chef Garner l'avait laissé jeter un coup d'œil à la paperasse d'origine. Seulement tout avait changé. Il n'était même plus affecté à un bâtiment de guerre digne de ce nom. Au lieu de cela, on l'avait retiré du circuit habituel pour le coller sur un navire marchand armé. Cruelle déception. Tout le monde savait les « croiseurs » marchands ridicules. Ils perdaient leur temps en patrouilles longues, ennuyeuses et inutiles, trop insignifiantes pour qu'on y consacre de véritables vaisseaux de guerre, ou bien se traînaient de système en système, jouant les escortes dans des secteurs où on n'en avait pas vraiment besoin pendant que d'autres s'occupaient de faire la guerre. Aubrey Wanderman n'avait pas mis sa vie civile entre parenthèses et rejoint la Flotte royale pour être relégué à une tâche mineure ! Mais, s'il avait appris une chose, c'était que, lorsque la Flotte donnait un ordre, elle s'attendait à être obéie. Il enviait les vieux briscards qui avaient assez traîné leurs guêtres pour savoir comment plier subtilement le système à leur volonté, mais il était encore trop inexpérimenté pour y parvenir. Le chef Garner avait compati mais n'avait pas donné suite aux allusions sans conviction d'Aubrey à la possibilité de modifier ses ordres, et le jeune homme avait compris qu'il ne lui restait qu'à digérer sa déception. Il avait subi les deux jours suivants d'interminables démarches bureaucratiques dans un état de résignation presque dépressif, se sentant davantage trahi d'heure en heure. Il s'était démené pour finir deuxième de sa promotion, ce qui aurait quand même dû lui valoir un minimum de considération ! Mais non. Et il avait rangé son casier mécaniquement pour rejoindre sans joie les autres diplômés affectés sur le même déploiement. Et c'est à ce moment-là qu'il avait commencé à espérer que, peut-être, après tout, on ne le reléguait pas à un poste totalement obscur. Il était assis dans le hall de l'école et réfléchissait à son affectation peu engageante en attendant la navette lorsque Ginger Lewis s'était assise sur le banc à côté de lui. Ginger était spécialisée en systèmes gravitiques, tout comme lui. La jolie rousse avait fini dix-neuvième sur leur promotion de cent personnes contre sa propre deuxième place, mais elle avait douze ans de plus que lui et l'avait toujours secrètement impressionné. Elle n'était pas aussi forte que lui sur la théorie, loin s'en fallait, mais elle possédait un instinct surnaturel pour le dépannage, comme si elle sentait d'où venait le problème. Elle avait aussi une certaine maturité due à son âge, et qu'elle soit extrêmement séduisante n'avait pas aidé Aubrey à se sentir plus à l'aise à ses côtés. Ni le surnom dont elle l'avait affublé : Wonderboy. Il se disait qu'elle voulait seulement jouer sur son nom de famille et ses notes plus élevées, mais cela lui donnait l'impression d'être complètement inexpérimenté par rapport à elle. « Alors, Wonderboy ! fit-elle joyeusement. Toi aussi tu es sur le déploiement soixante ? — Ouais », acquiesça-t-il tristement. Elle haussa ses sourcils roux. « Eh bien, tu me dis si je t'empêche d'aller à un enterrement, hein ? » Il sourit à son ironie, mais elle n'était pas loin du compte. « Excuse-moi, murmura-t-il en détournant les yeux. J'étais affecté au Bellérophon, soupira-t-il. Le chef Garner m'avait montré les papiers. Et ils m'ont réaffecté sur un croiseur marchand. » Il fit la moue sur les deux derniers mots. Il ne s'attendait pas du tout à la réaction de Ginger : au lieu de compatir comme une compagne d'infortune sensée, elle se mit à rire. Il se tourna brusquement vers elle, et elle rit de plus belle en voyant son expression. Secouant la tête, elle lui tapota l'épaule comme sa mère l'avait fait lorsque, à dix ans, il avait cassé son scooter gravitique. « Wonderboy, je constate que tu n'es pas très au courant. Certes, on t'envoie sur un croiseur marchand, mais tu ne te demandes pas un peu qui le commande, ce croiseur ? — Pourquoi? répondit-il d'un air méprisant. C'est soit un vieux croulant de réserviste, soit un incompétent auquel on ne fait pas assez confiance pour lui filer un vrai vaisseau de guerre ! — Oh, mon Dieu! T'es vraiment au courant de rien, ma parole ! Écoute, Wonderboy, ton "vieux croulant de réserviste" s'appelle Honor Harrington. — Harrington? » Elle hocha la tête et il la fixa, bouche bée, pendant près de quinze secondes avant de pouvoir sortir un son. « Tu veux dire la Harrington ? Lady Harrington ? — La seule et l'unique. — Mais... mais elle est encore à Yeltsin ! — Tu devrais vraiment lire les journaux de temps en temps, répondit Ginger. Elle est revenue il y a plus d'une semaine. Et un de mes informateurs bien placés, qui, pour des raisons évidentes, fit-elle en battant des cils d'un air aguicheur, s'est toujours révélé fiable, m'a fait savoir qu'on l'avait choisie pour commander notre nouvelle petite escadre. — Mon Dieu », murmura Aubrey. Il ne devait pas s'enthousiasmer trop vite. Après tout, Lady Harrington avait pratiquement été bannie après le scandale de ses duels. Il était parfaitement possible qu'on la relègue dans l'oubli qu'il avait d'abord craint en voyant son affectation, mais il n'arrivait pas à s'en convaincre. La femme que les journalistes avaient surnommée « la Salamandre » parce qu'elle se trouvait toujours sous le feu le plus nourri était trop bon commandant pour cela. Et ce n'était pas la Flotte qui avait eu l'idée de la réduire à une demi-solde. Si les Lords de la Spatiale la rappelaient, ils voulaient sans doute en faire le meilleur usage possible ! « Je me suis dit que ça te remonterait un peu le moral, Wonder-boy, fit Ginger. Tu as toujours rêvé de gloire, non ? » Il rougit violemment, mais elle se contenta de rire et de lui tapoter à nouveau l'épaule. « Je suis sûre que, dès qu'elle constatera ta valeur, Lady Harrington te nommera sur son pont de commandement. — Oh, arrête, Ginger ! répondit-il en riant malgré lui, et elle lui sourit. — C'est mieux comme ça! Et... (elle s'interrompit et pencha la tête) je crois bien qu'on annonce notre navette. » Cela se passait quatorze heures plus tôt, et Aubrey soupirait maintenant de gratitude en tirant son casier monté sur antigrav dans son dortoir temporaire. Il avait vu un peu trop de dortoirs à son goût depuis son entrée dans la Flotte mais, au moins, il n'aurait pas à supporter celui-ci bien longtemps. Le second maître qui les avait rassemblés dans le hall de Vulcain les avait prévenus qu'ils gagneraient leur vaisseau sous six jours au plus tard et, malgré son humeur jusque-là maussade, Aubrey se rendit compte qu'il était en fait impatient. La répartition dans les dortoirs s'était faite par ordre alphabétique, et Aubrey était le seul isolé de son déploiement. Il avait l'habitude de figurer en bas de toutes les listes de la Flotte, mais le dortoir était vide pour l'instant et il regretta l'absence des autres diplômés en faisant le tour du compartiment. Il tira son casier jusqu'au tableau d'occupation qui s'étalait sur un écran mural et son regard s'illumina : il restait encore deux couchettes basses. Il introduisit sa puce d'identification dans la fente et en réserva une. Entendant des bruits de pas derrière lui à l'entrée d'un petit groupe d'uniformes dans le dortoir, il reprit sa puce et s'écarta pour permettre aux nouveaux arrivants d'accéder au tableau. Il tira son casier jusqu'à sa nouvelle bannette, le poussa sous le sommier et s'assit, heureux de soulager ses pieds fatigués. « Vous avez vu qui commande cette escadre à la noix ? » demanda quelqu'un, et Aubrey regarda les hommes groupés autour du tableau, surpris du ton revêche de la question. « Ouais, répondit un autre, profondément dégoûté. Harrington. — Oh, merde ! grogna le premier. On va tous crever, poursuivit-il avec une satisfaction morbide. Vous avez déjà vu la longueur de ses listes de victimes au combat? — Ouais, renchérit le deuxième. Ils nous collent dans les chiottes et elle aura encore une médaille pour avoir tiré la chasse. — Pas si j'ai mon mot à dire, marmonna un troisième. Si elle veut jouer les héroïnes, pas de problème, mais j'ai mieux à faire que de... » La concentration d'Aubrey sur cette conversation geignarde fut brisée quand on flanqua un coup de pied dans sa couchette. « Hé, morveux ! fit une voix grave. Ôte tes fesses de mon lit. » Aubrey leva les yeux, ébahi, et l'homme le fusilla du regard. Imposant, la chevelure sombre et le visage dur, il était beaucoup plus vieux que lui et les articulations de ses doigts portaient des cicatrices. Il portait cinq galons dorés d'ancienneté à la manche, indiquant chacun trois années manticoriennes – presque cinq années T – de service, pourtant il n'était que technicien en impulsion de seconde classe. Aubrey était donc plus gradé que lui, mais il n'en avait pas du tout l'impression sous le poids méprisant de ces yeux marrons et froids. « Je pense que vous faites erreur, répondit-il aussi calmement que possible. C'est ma bannette. — Oh non, morveux, fit l'autre sur un ton déplaisant. — Vérifiez le tableau. — Je me contrefous de ce que dit le tableau. Maintenant, vire tes fesses de mon lit tant que t'es encore capable de marcher, morveux. » Aubrey écarquilla les yeux puis pâlit tandis que l'autre fermait un poing d'allure dangereuse et le frottait sur sa manche avec un sourire mauvais. Le jeune homme jeta un rapide coup d'œil au reste du dortoir mais, à part le groupe de six ou sept qui accompagnait son bourreau, il n'y avait personne – et aucun des autres n'avait l'air de vouloir prendre son parti. Ils étaient tous plus vieux que lui et aucun n'avait le grade que des hommes de leur âge auraient dû atteindre. La moitié souriaient d'un air aussi mauvais que le technicien en impulsion devant lui et, à part un infirmier trapu mais nerveux qui s'efforçait de détourner les yeux de la confrontation, ceux qui ne souriaient pas semblaient complètement indifférents à la scène. Jusque-là, dans sa carrière, Aubrey était parvenu à éviter ce genre d'affrontement, mais il n'était pas stupide : il savait qu'il avait un problème, pourtant son instinct lui soufflait que, s'il cédait maintenant, il en subirait longtemps les conséquences. Mais la peur le disputait à l'instinct, car il n'avait jamais pris part à une confrontation violente, encore moins une bagarre, et le technicien en impulsion si souriant était une fois et demie plus costaud que lui. — Écoutez, dit-il en essayant encore de paraître calme, je suis désolé mais j'étais là le premier. — T'as raison d'être désolé, grinça l'autre. T'es le merdeux le plus pitoyable que j'aie vu depuis des mois. Et t'auras l'air encore plus pitoyable si tu m'obliges à te répéter de virer ton petit cul tout rose. — Je ne bougerai pas. Choisissez une autre bannette. Une lueur mauvaise passa dans les yeux du technicien, un éclair de joie vicieuse, et il se lécha les lèvres comme en prévision d'une suite agréable. « Tu viens de faire une grave erreur, morveux », souffla-t-il. Sa main gauche jaillit, et il attrapa Aubrey par le col de son uniforme. Le jeune homme, complètement terrifié, fut soulevé du lit. Il agrippa le poignet de son adversaire à deux mains et essaya de lui faire lâcher prise, mais autant se battre contre un arbre. Dis bonne nuit, morveux », chantonna le technicien en reculant le poing jusque derrière son oreille. « Stop! » L'ordre claqua comme un coup de fouet, et l'homme tourna brusquement la tête. Il retroussa les lèvres, mais une lueur nouvelle brillait maintenant dans ses yeux, et Aubrey tourna la tête à son tour, s'efforçant de respirer malgré l'étreinte étouffante de la main dans son col. Une femme se tenait devant le sas du dortoir, les mains sur les hanches, et son regard calme était tout aussi glacial que celui du technicien. Mais la ressemblance s'arrêtait là, car elle avait l'air tout droit sortie d'une affiche de recrutement. Elle portait sept galons d'ancienneté à la manche et, à l'épaule, trois chevrons et trois arcs autour de l'antique ancre d'or désignant sa spécialité, la manœuvre, au lieu de l'étoile que les autres branches utilisaient pour identifier un major. Ses yeux parcoururent le dortoir immobile comme un vent glacé. « Bas les pattes, Steilman », dit-elle simplement avec un fort accent gryphonien. Le technicien la regarda encore un moment puis ouvrit la main avec une pichenette méprisante. Aubrey s'affala sur la couchette et retrouva laborieusement l'équilibre, ses joues pâles marbrées de rouge. Il était reconnaissant au major pour son intervention qui, il le savait, venait de lui épargner une correction brutale, mais il était aussi assez jeune pour avoir honte qu'on ait besoin d'intervenir en sa faveur. « Quelqu'un voudrait-il me dire ce qui se passe ici ? demanda-t-elle avec un calme menaçant. Personne ne répondit, et elle eut une moue méprisante. « Je vous écoute, Steilman, dit-elle doucement. — Un simple malentendu, fit le technicien du ton de qui se fiche éperdument qu'on sache qu'il ment. Ce morveux m'a piqué ma bannette. — Ah oui ? » La femme entra dans le dortoir, et les autres s'écartèrent de son chemin comme par magie. Elle jeta un coup d'œil au tableau puis à Aubrey. « Vous êtes Wanderman ? » demanda-t-elle d'un air beaucoup moins menaçant. Il hocha la tête. « Oui, ma... major, parvint-il à articuler en rougissant de plus belle tandis que sa voix se brisait. — Appelez-moi "bosco", Wanderman », répondit-elle. Aubrey inspira vigoureusement, surpris : une seule personne portait le titre de "bosco" dans l'équipage d'un vaisseau de Sa Majesté. Il s'agissait de l'officier-marinier le plus gradé et, comme ses instructeurs le lui avaient bien précisé, le bosco se tenait juste à la droite de Dieu. « Bien, bosco », souffla-t-il. Elle opina puis se retourna vers Steilman. « D'après ceci... (elle désigna de la tête le tableau) c'est sa bannette. Et, au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, Wanderman est un première classe. Si ma mémoire ne me joue pas de tour, il est donc plus gradé qu'un raté comme vous, non ? Le technicien pinça les lèvres et cilla, mais il ne répondit pas, et elle sourit. « Je vous ai posé une question, Steilman, dit-elle; il serra les dents. — Ouais, j'imagine qu'il est plus gradé », fit-il d'un air mauvais. Elle pencha la tête et il compléta sa réponse d'un « bosco » amer. « Oui, en effet », insista-t-elle. Elle regarda de nouveau le tableau puis désigna l'une des bannettes supérieures inoccupées – la plus éloignée du sas, tout au fond. « Je pense que ce serait l'endroit idéal pour vous, Steilman. Identifiez-vous. » Le technicien était tendu, mais il cessa de soutenir son regard froid et serein pour se diriger vers le tableau. Il inséra sa puce et sélectionna la couchette proposée. Elle acquiesça. « Voilà. Vous voyez ? Avec un peu d'aide, même vous, vous arrivez à trouver votre lit. » Aubrey observait la scène avec un énorme nœud au creux de l'estomac. Il était ravi de voir Steilman puni comme il le méritait, mais il craignait ce qu'il pourrait lui faire après le départ du bosco. « C'est bon, tous à vos rangs », reprit le bosco en désignant une ligne verte au sol. Aubrey se leva et rejoignit les autres qui se mettaient en ligne de mauvais gré. Elle croisa les mains derrière le dos et les regarda sans trahir d'émotion particulière. «Je m'appelle MacBride, déclara-t-elle. Certains d'entre vous, comme Steilman, me connaissent déjà, et moi je sais tout de vous. Vous, Coulter, par exemple. » Elle montra du doigt un autre technicien en impulsion, grand et maigre, le visage grêlé, dont les yeux fuyaient les siens. « Je suis sûre que votre ancien commandant était ravi de se débarrasser d'un voleur. Et vous, Tatsumi, dit-elle en gratifiant l'infirmier d'un regard noir, si je vous attrape en train de sniffer de la verte de Sphinx sur mon bâtiment, vous regretterez que je ne vous aie pas jeté par le sas extérieur. » Elle s'arrêta comme pour inviter un commentaire. Personne ne prit la parole, mais Aubrey sentait la rancune et la haine enfler autour de lui comme autant de poisons, et il n'en menait pas large. Il n'avait jamais rien imaginé de tel dans une flotte moderne, pourtant il savait qu'il aurait dû. Une force de la taille de la FRM. devait compter son lot de voleurs et de brutes, et Dieu seul savait quoi d'autre. Il perdit soudain courage à l'idée que les hommes qui partageaient son dortoir figuraient parmi les pires que la Spatiale avait à offrir. Bon sang, mais que faisait-il là ? « Il n'y en a pas un parmi vous — à l'exception de Wanderman — qui ne soit là parce que son dernier commandant était impatient de s'en débarrasser, poursuivit MacBride. Je vous annonce avec joie que le reste de l'équipage lui ressemble plutôt qu'à vous, mais je me suis dit que nous devions avoir une petite conversation de bienvenue. Vous voyez, si l'un de vous, messieurs, quitte le droit chemin sur mon bâtiment, il aura l'impression de prendre une planète sur le coin de la figure. Et priez le ciel pour que je m'occupe moi-même de votre cas parce que, si vous vous retrouvez un jour devant Lady Harrington, vous serez consignés si vite que votre précieux postérieur ne vous rattrapera pas avant que vous atterrissiez en prison. Et vous y resterez si longtemps que vous serez vieux et grisonnants malgré le prolong quand vous reverrez enfin la lumière du jour. Croyez-moi. J'ai déjà servi sous ses ordres, et la vieille vous boufferait tout crus pour son quatre heures, tout "durs à cuire" que vous soyez. » Elle s'exprimait sereinement, sans passion, et, bizarrement, cela donnait encore plus de poids à ses paroles. Elle ne les menaçait pas : elle énonçait des faits, et Aubrey sentit comme une peur animale se surimposer à la rancune et à l'hostilité émanant des autres. « Vous vous rappelez ce qui s'est passé la dernière fois que nous nous sommes rencontrés, vous et moi, Steilman ? » demanda doucement MacBride. Les narines du technicien s'évasèrent mais il ne répondit pas, et elle eut un petit sourire. « Eh bien, ne vous faites pas de souci. N'hésitez pas à m'affronter une fois de plus, si ça vous dit. Le Voyageur a un excellent toubib. Les muscles de la mâchoire de Steilman se tendirent, et le petit sourire de MacBride s'élargit. Bien qu'elle soit solidement bâtie, Aubrey n'arrivait pas tout à fait à croire ce qu'elle sous-entendait... jusqu'à ce qu'un coup d'œil à Steilman lui montre la peur dans les yeux de l'imposant technicien. « Alors voici comment les choses vont se passer, reprit Mac-Bride en les regardant tous une fois de plus. Vous n'allez pas créer de problèmes sur mon vaisseau, bande de minables. Vous allez faire votre boulot et rester clean. Le premier qui fera un pas de travers le regrettera amèrement. Est-ce que c'est clair ? » Ils ne répondirent pas, et elle haussa le ton. « J'ai dit est-ce que c'est clair ? Un chœur d'approbations peu convaincues lui répondit, et elle hocha la tête. Bien. » Elle se retourna comme pour partir puis s'arrêta. Encore une petite chose, fit-elle calmement. Wanderman est dans ce dortoir parce que je n'avais nulle part où le mettre. Une demi-douzaine de fusiliers vous rejoindront d'ici peu, et je vous conseille de bien vous tenir. Je vous conseille notamment de vous assurer qu'aucun malheur n'arrive à Wanderman. S'il se cognait ne serait-ce qu'un orteil, je vous promets personnellement que vous regretterez tous le jour de votre naissance. Je me fiche de ce qu'on vous a passé sur votre ancien bâtiment. Je me fiche de ce que vous voudriez qu'on vous passe sur le mien. Parce que, les gars, on ne vous passera rien », conclut-elle d'une voix glaciale. Elle sourit encore puis fit demi-tour et quitta le compartiment. Aubrey Wanderman n'avait jamais rien tant voulu que lui courir après en cet instant, mais il savait qu'il ne le pouvait pas et il déglutit en se tournant vers les autres. Steilman le regarda avec une haine féroce qu'il ne fit aucun effort pour dissimuler, la bouche agitée de tics. Aubrey dut faire appel à tout son courage pour ne pas reculer devant lui, mais il tint bon, faisant de son mieux pour ne pas paraître impressionné. Steilman cracha par terre. C'est pas terminé, morveux, promit-il tout bas. On va vivre un moment sur le même vaisseau, et les morveux ont parfois des accidents. » Il découvrit les dents. « Même les boscos peuvent avoir des accidents. » Il se détourna et tira son vieux casier jusqu'à la bannette que MacBride lui avait attribuée. Aubrey s'effondra de nouveau sur son lit en s'efforçant de dissimuler les frissons qui l'agitaient en réaction. Il n'avait jamais entendu de voix tant chargée de haine et de venin — surtout s'adressant à lui. C'était injuste ! Il n'avait rien fait à Steilman, mais celui-ci avait sali son rêve de ce que devait être le service dans la Royale. On aurait dit qu'il souillait jusqu'à l'air qu'il respirait, et sa méchanceté le poussait vers Aubrey avec une avidité malsaine. Aubrey Wanderman frémit tout en essayant de se convaincre qu'il n'avait pas peur et en espérant de toutes ses forces que les fusiliers dont avait parlé MacBride se dépêchent d'arriver. CHAPITRE NEUF Honor Harrington, assise dans son fauteuil de commandement, caressait d'une main le chat sylvestre étendu sur ses genoux, tandis que le HMS Voyageur décélérait vers le terminus central du nœud du trou de ver de Manticore à quatre­vingts pour cent de sa puissance, soit le maximum normal recommandé par la Spatiale. Vulcain avait complètement dépouillé son pont de commandement d'origine pour le rééquiper comme celui d'un vaisseau de guerre classique, mais un seul regard aux relevés de puissance du lieutenant de vaisseau Kanehama suffisait à briser l'illusion, songeait Honor, car la « puissance maximale » du Voyageur culminait à 153,6 g. Les noyaux d'un bâtiment à propulsion par impulsion génèrent une paire de bandes gravitiques inclinées qui emprisonnent entre elles une poche d'espace normal. Le vaisseau flotte dans cette poche comme un surfeur au creux d'une vague dont, en théorie, on pourrait instantanément pousser la vitesse jusqu'à celle de la lumière — emportant par la même occasion le vaisseau. Mais des considérations pratiques mineures — comme le fait que l'équipage se trouverait réduit en purée — limitent la vitesse maximale de tout vaisseau stellaire, de même que les principes physiques de l'impulsion, qui interdisent que les bandes gravitiques se rejoignent en poupe ou en proue. À cause des ouvertures béantes qu'elles laissent ainsi, les navires — indépendamment de leur capacité d'accélération — doivent se soucier de la densité de particules et de rares (mais réelles) micrométéorites. Les boucliers antiradiations et antiparticules d'un vaisseau de guerre lui permettent d'atteindre une vélocité en espace normal de 0,8 c dans les conditions rencontrées dans un système stellaire moyen (la vitesse maximale chute de vingt-cinq pour cent en hyperespace, où la densité de particules est plus forte, et augmente légèrement dans les zones de très faible densité particulaire) mais les flottes marchandes refusent le surcoût lié à des générateurs aussi puissants ainsi que la masse additive qu'ils représentent. En conséquence, les navires marchands sont limités à une vitesse d'environ 0,7 c en espace normal et 0,5 c en hyperespace... or le Voyageur était à l'origine un navire marchand. La béance des bandes gravitiques est presque trois fois plus prononcée en proue qu'en poupe, ce qui explique aussi pourquoi tous les tacticiens rêvent de « croiser le T » de l'adversaire. En effet, les bandes elles-mêmes sont impénétrables à toutes les armes connues, et les flancs des bâtiments sont protégés par des barrières gravitiques plus faibles mais néanmoins extrêmement puissantes. Les rayons d'armes à énergie peuvent franchir ces barrières si la distance s'y prête, mais un tir placé dans l'ouverture béante des bandes gravitiques expose à un feu moins nourri en retour tout en permettant d'atteindre la cible sans encombre. Mais Honor s'inquiétait surtout de la lenteur de son bâtiment : il irait moins vite en vol prolongé que tous les vaisseaux de guerre qu'il rencontrerait, et il accélérerait également moins vite. L'accélération maximale dépend de trois facteurs : la puissance d'impulsion, l'efficacité du compensateur d'inertie et la masse. Comme dans le cas des impulseurs, les compensateurs de classe militaire sont plus puissants que ceux, beaucoup moins onéreux, préférés par les flottes marchandes, or les vaisseaux de classe Caravane avaient la taille d'un supercuirassé. Avec un compensateur d'efficacité équivalente, un navire plus petit peut se défaire d'une plus grande proportion de la force d'inertie liée à l'accélération dans le « puisard inertiel » de ses bandes gravi-tiques, ce qui explique pourquoi de petits vaisseaux peuvent échapper aux gros à vélocité maximale égale. Le petit vaisseau ne va pas plus vite mais atteint plus rapidement sa vitesse maximale et, à moins que son gros adversaire ne parvienne à se rapprocher avant, il ne peut pas l'obliger à l'affronter. La situation était encore pire pour le Voyageur que pour un vaisseau du mur toutefois, car un supercuirassé de sa taille aurait produit deux fois son accélération. Le Voyageur manœuvrait donc comme une tortue octogénaire, et il faudrait ruser pour provoquer l'ennemi au combat. Honor eut un sourire ironique à cette idée. Il leur faudrait un peu de temps pour s'y habituer, mais ses capitaines et elle avaient passé des heures à discuter des tactiques possibles pour ensuite les tester lors de simulations et des rares manœuvres qu'avait permises leur délai de déploiement rapproché. Certaines idées se révéleraient sans doute impraticables dans le feu de l'action, mais elle avait senti leur confiance grandir à mesure qu'ils examinaient les capacités de leurs vaisseaux, et ils disposaient quand même d'un avantage majeur : si les méchants les prenaient pour des cargos, ils pouvaient compter sur eux pour se rapprocher d'eux-mêmes. C'était là qu'intervenait la ruse, car il lui reviendrait de les convaincre que le Voyageur était bien une proie grasse, juteuse et sans défense, jusqu'à ce qu'il soit trop tard pour l'éviter. Satisfaite, Honor embrassa du regard les visuels déployés autour de son fauteuil de commandement. Le Parnasse et le Schéhérazade se trouvaient un peu en retrait du Voyageur à bâbord et tribord, en poste à bonne distance de ses bandes gravitiques larges d'une centaine de kilomètres, pendant que le Gudrid complétait leur formation en diamant. Les intervalles étaient serrés, professionnels, et, vu les contraintes de temps auxquelles ils avaient été soumis, Honor était contente de la façon dont ils avaient évolué. Bien sûr, elle aurait aimé disposer d'un peu plus de temps. Le Voyageur avait terminé ses essais définitifs avec succès trois semaines plus tôt, suivi de près par le Parnasse et le Schéhérazade, mais le Gudrid n'avait eu que deux semaines entre essais et déploiement. Le commandant MacGuire avait accompli des merveilles, et le capitaine de frégate Stillman et lui paraissaient confiants, mais Honor savait qu'ils s'inquiétaient tous deux des faiblesses potentielles – tant humaines que matérielles – qu'ils n'avaient peut-être simplement pas eu le temps de détecter. D'ailleurs, Honor partageait leur inquiétude. Elle avait délibérément fait affecter les vétérans aux pires dossiers sur le Voyageur et le Parnasse, où Alice et elle pourraient les surveiller, mais elle était douloureusement consciente de la faiblesse potentielle de son mélange de bleus et de vétérans aigris dont personne ne voulait. Aucune de ses sections n'était encore parfaitement au point, et elle aurait donné deux doigts de sa main gauche contre une seule petite semaine supplémentaire d'entraînement pour son équipage. Mais l'Amirauté avait insisté sur la présence du GI 1037 dans l'espace de Breslau et, vu les informations qu'on lui avait communiquées, elle ne pouvait guère désapprouver. Pire, d'autres secteurs commençaient à signaler des pertes inquiétantes, et la dernière évaluation des conditions de circulation en Silésie par la DGSN de l'amiral Givens, deuxième Lord de la Spatiale, était on ne peut plus claire : l'absence de réaction de la FRM aux pertes croissantes du Royaume enhardissait même les pirates qui évitaient jusque-là les cargos manticoriens. Dans ces circonstances, l'Amirauté jugeait presque aussi important pour l'escadre de faire connaître sa présence à la vermine spatiale de la Confédération que pour Honor de réellement éliminer des pirates. Les Lords n'avaient pas modifié son ordre de mission, mais l'amiral Caparelli lui avait clairement signifié qu'il avait besoin de voir ses navires à Breslau le plus tôt possible. Bizarre, pensa-t-elle tandis que l'icône symbolisant la gueule invisible du nœud grandissait sur son visuel de manœuvre. Elle n'avait encore jamais été impliquée dans un projet aussi urgent, même lorsqu'elle avait aidé à organiser la cinquième escadre de croiseurs de combat à la veille de la guerre. La pression implacable des délais l'avait poussée à prendre des raccourcis qu'elle n'avait jamais empruntés et la qualité de son équipage ne l'avait jamais tant inquiétée. Elle avait été si occupée par l'organisation de l'escadre qu'elle n'avait pas eu l'occasion de rencontrer ses équipages – en dehors des personnes affectées sur le pont de commandement – ni eux celle d'apprendre à la connaître. Toutefois, ils s'étaient plutôt bien débrouillés lors des manœuvres limitées qu'elle avait pu effectuer. Il restait encore beaucoup trop de problèmes à aplanir et elle ne se faisait aucune illusion : Cardones et elle en rencontreraient probablement d'autres dont ils ignoraient encore tout. Mais, malgré les inquiétudes de l'amiral Cortez et le souci que lui causaient un ou deux dossiers en particulier, l'essentiel de son personnel lui paraissait sain. « Nous entrerons dans le périmètre des forteresses dans dix-huit minutes, milady, annonça le lieutenant Kanehama depuis l'astrogation, et Honor hocha la tête. — Très bien, monsieur Kanehama. Monsieur Cousins, contactez le central du nœud et demandez notre autorisation et notre priorité de transit. — À vos ordres, madame. » L'officier de communications à la peau noire parla brièvement dans son micro, puis se retourna vers Honor. « Transit autorisé, madame. Le Voyageur porte le numéro douze dans la queue de Grégor. Il vous appartient de décider des priorités pour le reste de l'escadre. — Merci. Veuillez informer l'escadre que nous opérerons le transit par ordre décroissant de séniorité. — Bien, madame. » Le lieutenant se retourna vers sa console, et Honor vers le timonier. « Insérez-nous dans la file, chef O'Halley. — À vos ordres, madame. Insertion dans la file d'approche. Honor acquiesça. Un transit par le nœud n'avait rien d'une manœuvre de combat, mais ce n'était pas non plus aussi simple qu'un observateur extérieur aurait pu le croire, et son équipage de pont n'avait eu que quelques semaines pour s'entraîner, même sur simulateur. Pourtant il se comporta avec une efficacité posée largement rassurante, et elle s'adossa en caressant Nimitz pendant qu'elle regardait les points verts représentant son escadre avancer tranquillement au milieu des forteresses du nœud. Le plus petit de ces forts éléphantesques pesait plus de seize millions de tonnes, l'espace qui les séparait était semé de mines en rangs serrés, et il y en avait toujours un quart en état d'alerte générale. Ils changeaient de statut toutes les cinq heures et demie, passant par tous les niveaux d'alerte une fois par journée manticorienne, ce qui provoquait un vieillissement accéléré et coûteux de leur équipement. Hélas, c'était un mal nécessaire... du moins tant qu'on n'avait pas pris l'Étoile de Trévor, et cela soulignait la priorité absolue des opérations de la Sixième Force. Ces forteresses étaient chacune plus puissante qu'aucun supercuirassé, mais même les responsables de l'Astrocontrôle manticorien ne pouvaient savoir qu'un vaisseau s'apprêtait à déboucher du nœud avant son arrivée. Un transit ennemi massif prendrait donc forcément les forteresses par surprise, et elles subiraient de lourdes pertes. Celles de l'attaquant seraient probablement totales, pourtant le nouveau régime havrien avait amplement prouvé son manque de scrupules, et on ne pouvait pas se permettre d'ignorer la possibilité qu'il lance une attaque suicide. Honor avait un jour participé à une manœuvre de la Royale fondée sur l'hypothèse que la Flotte populaire pourrait employer dans ce but précis certains des innombrables bombardiers qu'elle avait construits pour assurer la défense de différentes régions. Tout le monde savait les bombardiers trop faibles pour affronter des supercuirassés ou des cuirassés — comme Honor en avait une nouvelle fois apporté la preuve lors de la quatrième bataille de Yeltsin — et Manticore n'en avait donc jamais construit. La FRM. ne pouvait pas se permettre d'armer des bâtiments incapables de tenir leur place dans un mur de bataille mais, dans une flotte qui en avait les moyens, les bombardiers étaient idéaux pour protéger des zones en arrière du front contre les attaques d'escadres de croiseurs ou de croiseurs de combat. Ils constituaient également un moyen efficace de décourager les systèmes stellaires agités d'affirmer leur indépendance — l'une des principales raisons pour lesquelles l'ancien régime les avait construits et une tâche à laquelle le nouveau en employait à peu près les deux tiers. Mais les concepteurs de la manœuvre s'étaient dit que, les bombardiers étant inutiles lors des opérations de flotte, la FPH pourrait bien les balancer sur le nœud depuis l'Étoile de Trévor dans le seul but d'affaiblir le réseau de forteresses. Les arbitres avaient calculé que les Havriens pouvaient en faire passer environ cinquante en un seul transit. Cela représentait à peine plus de treize pour cent de leur effectif total de bombardiers, ce qui signifiait — en théorie — qu'ils pourraient répéter l'opération plusieurs fois si elle fonctionnait. En récompense pour son sacrifice, le « commandant havrien » de l'exercice avait « détruit » trente et une forteresses, soit un quart de toute la force de défense du nœud. En termes purement matériels, il s'agissait pour Havre d'un sacrifice d'environ deux cents millions de tonnes d'acier et, en admettant l'absence de survivants, de cent cinquante mille hommes et femmes pour obtenir la destruction de quatre cent quatre-vingts millions de tonnes de forteresses et la mort de plus de deux cent soixante-dix mille Manticoriens. Si l'on se fondait uniquement sur les chiffres en ignorant le coût humain, c'était une bonne affaire, surtout pour une flotte plus puissante à l'origine, mais Honor n'avait jamais réussi à croire qu'un état-major sain d'esprit s'accommoderait des ravages qu'une telle opération suicide provoquerait dans le moral des troupes. Hélas, on ne pouvait se fier à la rationalité de l'ennemi quand les défenses du système mère étaient en jeu. Surtout lorsque, contrairement à la République populaire, on était une nation d'un seul système stellaire. La nécessité de construire des forteresses avait tellement amputé le budget de la FR/V1 pendant des dizaines d'années que le Royaume avait commencé la guerre avec une infériorité marquée en nombre de vaisseaux du mur, et leur coût actuel ainsi que leurs besoins en main-d’œuvre continuaient à détourner des ressources du front. Que la moitié d'entre elles quittent l'état d'alerte, et la FRM disposerait soudain du personnel compétent nécessaire pour armer vingt-quatre escadres de supercuirassés et multiplierait par un et demi son déploiement de navires de cette classe – une idée qui, vu sa propre expérience des difficultés de PersNav, dépassait l'imagination d'Honor. Toutefois, c'était impossible tant que l'amiral de Havre-Blanc n'aurait pas pris l'Étoile de Trévor, et les Havriens allaient donc se battre bec et ongles pour l'en empêcher. Ce qui expliquait aussi pourquoi l'Amirauté ne pouvait pas envoyer mieux que ces croiseurs marchands à Breslau. Sur le visuel, le point lumineux représentant le Voyageur s'arrêta, immobile par rapport au nœud, et le chiffre 12 se mit à briller en rouge sous lui. Il passa bien vite au 11 lorsque le bâtiment en tête de file eut effectué son transit, et Honor enfonça un bouton sur l'accoudoir de son fauteuil de commandement. Le petit écran situé au niveau de son genou droit s'alluma pour montrer le visage d'un roux aux yeux verts, et la bouche d'Honor frémit d'amusement tandis que Nimitz se relevait sur ses genoux et dressait les oreilles. Le mince spécimen à six pattes sur l'épaule de l'homme fit de même et, une fois de plus, Honor devina la tenue d'un échange complexe et profond entre les deux chats sylvestres lorsque leurs regards se croisèrent. — Ici les machines, capitaine de frégate Tchou, annonça l'homme de sa voix grave, et Honor sourit. — Paré à reconfigurer en voiles Warshawski, monsieur Tchou. — À vos ordres, madame. Paré », répondit-il. Comme l'amiral Georgides et Honor, Harold Tchou était originaire de Sphinx, mais la vue de son chat en dehors de Sphinx était encore plus inhabituelle que celle de Nimitz ou Ulysse, car il s'agissait d'une femelle. La plupart des chats sylvestres qui adoptaient des humains étaient des mâles. Honor, qui connaissait plus d'adoptants que beaucoup, ne voyait qu'une demi-douzaine de femelles ayant établi ce lien, et toutes avaient choisi des agents du service des forêts qui ne quittaient jamais la planète. Pourtant la compagne de Tchou était non seulement une femelle, mais il n'avait lui-même que dix ans de plus qu'Honor au moment de son adoption. Pour tout dire, il était en troisième année à l'Académie lorsque, revenant chez lui pour les vacances, il avait rencontré Samantha, et Honor frémissait en pensant à la façon dont son emploi du temps à Saganami devait s'être compliqué avant qu'il s'adapte à pareil changement. Il aurait sans doute été beaucoup plus pratique que sa compagne attende un peu, mais, ainsi que des générations de Sphinxiens l'avaient découvert avant lui, les chats sylvestres n'en font qu'à leur tête. Physiquement, Samantha était un peu plus petite que Nimitz, et sa fourrure brun et blanc aurait été plus difficile encore à repérer dans son environnement naturel que le gris crème du compagnon d'Honor. Elle était aussi plus jeune que lui et, d'après les canons de la beauté en cours chez les chats sylvestres, c'était une jeune demoiselle très séduisante. Un détail qui n'avait pas échappé à Nimitz, se dit Honor, ironique. Les chats sylvestres formaient leur couple au printemps – c'était ce que la plupart des Sphinxiens voulaient dire en parlant de « saison des amours » – mais, à l'image des humains, ils étaient sexuellement actifs tout au long de l'année... or il y avait près de trois années T que Nimitz n'avait pas croisé de femelle de son espèce. Honor n'était pas sûre de vouloir savoir où cela pourrait les mener mais, vu le taux d'adoption disproportionné des mâles et des femelles, Tchou avait sans doute déjà été confronté à ce genre de situation. En tout cas, elle l'espérait. Nimitz tourna la tête, quittant l'écran du regard pour la fixer de ses yeux verts brillants, et elle sourit en lui tirant l'oreille. Cela lui compliquerait peut-être la vie s'il choisissait de batifoler avec la compagne de l'un de ses subordonnés, mais aucun règlement ne l'interdisait. Et puis elle n'essaierait jamais de s'opposer à l'arrangement auquel Samantha et Nimitz arriveraient, et son compagnon le savait. « Nous approchons du transit, milady », annonça Kanehama, et Honor abandonna ses réflexions pour découvrir que le chiffre figurant sous l'icône du Voyageur était tombé à 3. « Merci, monsieur Kanehama. Mettez-nous dans la ligne de transit, chef O'Halley. — À vos ordres, madame. Entrons dans la ligne de transit. » Le timonier fit de nouveau avancer le Voyageur derrière les deux vaisseaux qui le précédaient, et Honor sentit une légère tension naître en elle. Bien que les spatiaux et le public parlent de « trou de ver », les astrophysiciens critiquaient l'usage inapproprié de ce terme. Il n'était pas totalement faux mais, dans les faits, le nœud était une fissure dans l'univers provoquée par une onde gravitique – plus puissante encore que les « Fonds rugissants » –qui avait percé le mur entre hyperespace et espace normal. En pratique, il s'agissait d'un couloir hyper spatial figé mais sûrement pas calme, du fait de la puissance de l'onde gravitique qui s'y propageait sans fin. On ne pouvait utiliser l'impulsion pour le transit, et un bon alignement exigeait des calculs d'astrogation d'une précision extrême. L'un des instructeurs d'Honor à l'Académie avait décrit la manœuvre comme « surfer sur un tsunami en kayak », et elle n'avait jamais trouvé de meilleure analogie. Mais une bonne équipe pouvait en faire une opération de routine, et le lieutenant Kanehama était calme et détendu devant sa console tandis que les ordinateurs du contrôle central projetaient sa trajectoire exacte au cœur du nœud. Le chef O'Halley lança le Voyageur sur cette course avec la compétence tranquille de quinze ans de service spatial, et Honor reporta son regard sur Tchou. « Reconfiguration voile avant. — À vos ordres, madame. Reconfigurons la voile avant. Générateur hyper paré pour le mode transit. — Très bien », répondit Honor, à nouveau concentrée sur les écrans affichant les données en provenance de sa section. Les machines avaient plus que leur part de points faibles, mais Tchou avait mis ses meilleurs éléments de service pour ce transit, et les bandes gravitiques du Voyageur perdirent la moitié de leur puissance tandis que les noyaux de proue se reconfiguraient en douceur. Ils ne produisaient plus leur part de la puissance totale des bandes : les noyaux bêta étaient complètement coupés du circuit et les alpha généraient le disque presque invisible de trois cents kilomètres de diamètre qu'est une voile Warshawski. Honor regarda les chiffres rouges danser pendant que son bâtiment continuait d'avancer à la seule force de ses noyaux d'impulsion de poupe et que la voile s'enfonçait dans le nœud. « Paré à lever la voile arrière, murmura-t-elle à l'adresse de Tchou sans quitter des yeux ses écrans. — Paré », répondit l'ingénieur. À cette vitesse, ils disposaient d'une marge de sécurité de plus ou moins quinze secondes avant que les interférences de l'onde gravitique ne fassent exploser les noyaux de poupe du Voyageur, mais un transit mal maîtrisé pouvait provoquer des nausées et de graves vertiges dans un équipage. Et puis aucun commandant n'avait envie de paraître négligent, et Honor regarda les chiffres concernant la voile de proue monter sans cesse plus vite jusqu'à ce que, soudain, le seuil soit franchi. La voile tirait désormais assez d'énergie de l'onde pour propulser le bâtiment sans l'aide des bandes gravitiques, et elle hocha vigoureusement la tête. « Levez la voile arrière ! — Levons la voile arrière, à vos ordres », répondit aussitôt Tchou, et le Voyageur frémit légèrement à la disparition de ses bandes gravitiques. Il avançait plus vite, prenant de la vitesse sous Warshawski uniquement bien que se trouvant techniquement encore en espace normal, et une icône de transit se mit à clignoter, égrenant le compte à rebours dans un coin du visuel d'Honor. « Paré pour hyperespace, dit elle. Puis : Hyperespace ! — À vos ordres, madame. » Tchou alimenta le générateur pile au bon moment, et le HMS Voyageur disparut. Pendant un bref instant que ni les sens humains ni un chronomètre n'auraient pu mesurer, il cessa simplement d'exister, puis, soudain, il se retrouva non plus à Manticore mais à sept cents minutes-lumière de la fournaise F9 connue sous le nom de Grégor-A, à cent quatre-vingts années-lumière de Manticore en espace einsteinien. Les disques de ses voiles étaient comme des miroirs bleu vif évacuant l'énergie du transit, et le générateur hyper s'éteignit à la fin de son pic de puissance programmé. Le vaisseau avançait de nouveau, mais cette fois il quittait un terminus au lieu d'y entrer, et Honor hocha la tête, ravie de cette manœuvre tout en souplesse. « Transit effectué », annonça le chef O'Halley. Honor acquiesça encore. « Merci, chef. À vous aussi, monsieur Kanehama. C'était bien exécuté. » Elle vit le plaisir que l'astrogateur tirait de son compliment et se retourna vers Tchou. — Reconfigurez pour impulsion, monsieur Tchou. — À vos ordres, madame. Reconfigurons pour impulsion. » Le voyageur replia ses ailes en quittant l'onde gravitique, et le chef O'Halley n'eut pas besoin qu'on lui en donne l'ordre pour s'empresser de relever les bandes gravitiques. Le vaisseau accéléra pour passer le seuil de transit, dégageant le passage pour le Parnasse en suivant la voie d'arrivée de Grégor. Honor consulta une nouvelle fois son visuel. Le terminus de Grégor était défendu par ses propres forteresses, plus petites et moins nombreuses toutefois que celles situées à Manticore; le lieutenant de vaisseau Cousins s'éclaircit la gorge. « La défense de Grégor nous hèle, milady. — Transmettez-lui notre identification », répondit Honor. Tous les bâtiments étaient soumis à la même procédure, bien qu'il s'agît essentiellement d'une formalité. En effet, si l'on pouvait arriver à Manticore ou en partir par n'importe lequel des terminus du nœud, il était en revanche impossible de passer directement d'un terminus secondaire à l'autre, donc toute arrivée dans l'espace de Grégor avait forcément été autorisée par le central du nœud. Mais la défense de Grégor assumait ses responsabilités, et Honor approuvait sa rapidité de réaction. « Nous avons l'autorisation, milady, annonça Cousins. Le contre-amiral Freisner vous souhaite la bienvenue et déplore que vous ne puissiez pas dîner avec lui, ajouta-t-il, tirant un sourire à Honor. — Mes compliments à l'amiral. Remerciez-le pour cette attention et dites-lui que je me réjouis de dîner avec lui sur le chemin du retour. — Bien, milady. » Honor regarda le Parnasse apparaître derrière le Voyageur sur son visuel, accélérant dans son sillage, et regretta de ne pas pouvoir accepter l'hospitalité de Freisner. Hélas, pour tous en dehors de la défense de Grégor, son escadre n'était qu'un petit convoi de quatre vaisseaux, et il aurait paru complètement déplacé que le commandant de Grégor invite un capitaine de la flotte marchande de passage à dîner à sa table. Et puis le reste du convoi que le GI 1037 était censé rejoindre l'attendait pour se rendre à Sachsen, le plus proche système confédéré. L'officier le plus gradé de l'escorte du convoi, composée de deux contre-torpilleurs, connaissait la véritable nature de ses bâtiments, mais c'était la seule personne au courant, et Honor espérait que le capitaine de frégate Elliot penserait à la traiter avec la politesse brusque et impatiente dont elle ferait preuve envers tout capitaine de cargo. — Vous avez localisé la balise du convoi, mademoiselle Hughes ? — Oui, milady, répondit le capitaine de corvette Jennifer Hughes, officier tactique du Voyageur. Balise à zéro-un-trois par un-zéro-un. Distance deux virgule trois millions de kilomètres. — Merci. Emmenez-nous voir nos voisins, monsieur Kanehama. — À vos ordres, madame. Timonier, virez à zéro-un-trois par un-zéro-un à cinquante gravités. — Virons à zéro-un-trois par un-zéro-un à cinquante gravités, à vos ordres », répondit le chef O'Halley. Honor Harrington croisa les jambes, la tête bourdonnant d'anticipation. Malgré le temps qui lui avait manqué, les milliers de détails, toutes les questions encore sans réponse sur la qualité de son équipage ou la nature exacte de la menace qu'elle devrait affronter et vaincre, elle était en route, une fois de plus sous l'uniforme de la Royale, et elle se permit de jouir du sentiment qu'elle se trouvait à nouveau en terrain familier tandis que son vaisseau avançait vers ce qui l'attendait. CHAPITRE DIX Ils virent encore de bord ! s'écria le capitaine de frégate Hughes alors qu'une nouvelle salve de missiles se précipitait sur le Gudrid. Remettez-moi les capteurs gravitiques en ligne tout de suite ! » Le technicien en électronique (première classe) Wanderman sentait la sueur lui dégouliner sur le visage tandis qu'il se penchait sur sa sonde de diagnostic. Le flot des bruits liés aux combats le submergea pendant que les commandants des BAL survivants manœuvraient de leur mieux pour intercepter le dernier assaut des pirates. L'attaque avait pris le convoi par surprise. Ils avaient manifestement affaire à une escadre complète de corsaires plutôt qu'à de simples écumeurs. L'équipe tactique de Hughes n'avait rien vu venir avant la salve de missiles qui avait réduit en morceaux l'un des contre-torpilleurs de leur escorte, puis l'ennemi avait chargé dans le sillage de ses projectiles. « Je sais qu'ils sont là », grogna le lieutenant de vaisseau Wolcott, officier tactique assistant, et Aubrey eut le sentiment que leurs efforts ne suffisaient pas. Leurs agresseurs, quels qu'ils soient, possédaient d'excellents systèmes de guerre électronique qui faisaient tourner en bourriques les capteurs actifs du Voyageur. Ils disposaient aussi d'au moins une plateforme lance-missiles lourde qui s'attaquait aux escortes du convoi depuis un point situé hors de l'enveloppe de détection active de Wolcott. La portée de détection est toujours moindre en hyperespace, et Wolcott avait besoin de ses capteurs gravitiques pour isoler la signature d'impulsion de ses ennemis du fouillis ambiant dû aux particules chargées, au brouillage et aux impulsions électromagnétiques des têtes laser qui explosaient. Hélas, tout le système de détection gravitique était en panne, et il n'arrivait pas à le réparer. « Nous avons perdu le Thomas! » annonça quelqu'un, et cette fois Hughes jura à voix haute. Trois vaisseaux corsaires avaient déjà péri, mais c'était le quatrième BAL que l'ennemi détruisait, et le Gudrid du capitaine MacGuire avait également souffert. « Changement de cible ! Paré à tirer à bâbord ! » lança l'officier tactique en tapant sur le clavier de sa console, et les puissantes batteries d'armes à énergie du Voyageur firent feu car on venait enfin d'entrer à leur portée. « Panne sur le graser cinq ! » aboya quelqu'un. Aubrey entendit le cliquetis des touches d'un terminal. « Merde, merde, merde ! C'est un incident opérateur ! — Putain ! » Hughes se pencha sur son terminal. L'équipage dû Voyageur manquait encore de pratique et ça se voyait. Elle entra une question et jura en silence. « Prenez le contrôle du cinq ! Essayez de l'asservir au central ! — Asservissement, annonça la première voix. Disponible... maintenant ! De nouveau en ligne sous le contrôle du central ! — Recherche ! fit le premier assistant de Hughes. Recherche... recherche... acquisition! — Feu! » Huit grasers, tous aussi lourds que ceux équipant les vaisseaux du mur, tirèrent comme un seul homme, se déchaînant par les « sabords de batterie » ouverts dans les barrières latérales du Voyageur, et un pirate de la taille d'un croiseur de combat disparut dans le flash éblouissant d'un vase de fusion défaillant. — Et d'un ! lança quelqu'un. — Ouais, mais maintenant ils savent en quoi consiste notre armement, fit un autre, lugubre. — Permission de déployer les capsules ? demanda Wolcott, mais Hughes secoua vigoureusement la tête. — Négatif. Nous n'avons pas encore repéré leurs plateformes lance-missiles. » Wolcott opina sans joie. Le Gudrid avait perdu ses portes de cale arrière à cause d'un missile orphelin tôt dans l'assaut, mettant à mal son système de capsules. Hughes ne disposait donc plus que de la charge en missiles lourds du Voyageur, mais, si elle la dévoilait contre les cibles qu'elle voyait, celles qu'elle n'arrivait pas à situer concentreraient tout leur feu sur elle. Vu la fragilité du Voyageur, ce serait désastreux, et Aubrey jura tout bas en regardant clignoter son tableau de diagnostic. Chiffres et schémas y défilaient pendant qu'il interrogeait le logiciel du système de détection gravitique et que des programmes tests examinaient le matériel. Il avait besoin de Ginger et de son instinct de dépanneuse, mais Ginger faisait partie des pertes dans la section gravi-tique un et... Un témoin rouge s'alluma, et son écran se figea. Il parcourut le schéma du regard et laissa échapper un nouveau juron. La frappe qui avait détruit la section gravitique un avait provoqué une onde de courant au niveau de l'installation principale. Diverses sécurités avaient protégé l'installation elle-même, mais la surintensité s'était propagée dans la chaîne de transmission de données et avait grillé le couplage de données brutes en provenance de la section gravitique deux. Régler ce problème nécessiterait un remplacement complet, et cela prendrait des heures. — Le Linnet est détruit ! annonça un matelot à l'explosion du dernier vaisseau d'escorte classique du convoi. — Ils nous encerclent maintenant, madame ! fit soudain Wolcott. Rival sept et huit en approche par la poupe et le dessous, vers deux-quatre-zéro par deux-trois­six. » Sa voix était déjà tendue, mais elle se fit plus sèche encore pour compléter son rapport. « Treize et quatorze arrivent par tribord et le dessus, madame, vers un-un­neuf par zéro-trois-trois. On dirait qu'ils essayent de nous dépasser et de croiser notre T ! — Montrez-moi ça! » s'exclama Hughes, et Wolcott transféra ses données sur l'écran tactique principal. Le capitaine de corvette examina les icônes un instant puis hocha la tête. « Roulez à bâbord et barre à trois-trois-zéro sur le même plan ! — Roulons à bâbord et barre à trois-trois-zéro sur le même plan, à vos ordres », confirma le chef O'Halley. Le Voyageur entama sa manœuvre maladroite. « Le jean et l'André viennent d'avoir Rival neuf », annonça l'assistant de Hughes qui ne répondit pas. Elle garda les yeux rivés sur son visuel tandis que le massif croiseur marchand roulait sur le flanc bâbord pour présenter sa bande gravitique ventrale à la menace tribord tout en revenant sur les traces du convoi. La manœuvre amena son flanc bâbord face aux deux pirates de type croiseur en approche par le « dessous », et les doigts de Hughes volèrent sur son clavier. « Acquisition radar sur Rival sept et huit, annonça l'assistant. — Faites feu dès que vous êtes prêts, répondit férocement Hughes. — Le Gudrid est mort, grogna quelqu'un. Il se casse en deux ! — Carolyn, trouvez-moi ces plateformes ! » fit Hughes, et Aubrey ferma les yeux pendant que son cerveau galopait. Les pirates avaient surpris le convoi au moment où il était le plus vulnérable, soit au cours de son transit entre deux ondes gravitiques dans les profondeurs de l'hyperespace. Les deux ondes se trouvaient à plus d'une demi-journée-lumière en leur point le plus proche. Même en poussant sa vitesse hyper spatiale, le convoi mettrait trente heures à effectuer la transition et, en l'interceptant ici, les pirates avaient pu approcher sous impulseurs. Ils étaient non seulement intervenus au moment où les cargos étaient le plus lents et le moins manœuvrables, mais aussi dans une configuration qui leur permettait d'utiliser leurs propres barrières latérales et leurs missiles. Pire, à cause des mauvaises conditions de détection et de leurs capacités de guerre électronique inattendues, nul ne les avait repérés avant que leurs premières salves ne martèlent les deux contre-torpilleurs et handicapent le système de largage de capsules du Gudrid. Comme ils ne se trouvaient pas sur une onde gravitique, Hughes avait au moins pu lancer ses BAL, et leur apparition inattendue – ainsi que leur puissance –avait fait réfléchir l'ennemi. Manifestement, ce dernier avait décidé qu'un convoi aussi bien défendu devait valoir qu'on s'en empare et, malgré leurs propres pertes, les pirates attaquaient encore résolument. Sans leurs plateformes lance-missiles, le Voyageur et ses BAL survivants pouvaient encore les battre, mais pour neutraliser les plateformes il fallait au moins les voir; or, avec le couplage grillé, comment Aubrey était-il censé... Minute ! Il rouvrit brusquement les yeux et interrogea sa sonde avant de sourire, l'air féroce. C'était complètement contraire au règlement et ce serait terriblement lourd, mais, s'il mettait radar six hors course et reroutait les données de gravifique deux par les systèmes de radar six jusqu'à la jonction 3-61 du radar auxiliaire, puis branchait une dérivation du RadAux... « Batterie bâbord feu! » annonça l'assistant de Hughes, et une nouvelle vague d'énergie déferla des grasers du Voyageur qui arrivaient en position. Deux autres corsaires explosèrent, mais l'un d'eux survécut assez longtemps pour répliquer. Ses lasers moins puissants passèrent droit à travers la barrière latérale faiblarde du navire-Q et son blindage inexistant pour détruire graser trois, graser cinq, missile sept et missile neuf, causant des pertes humaines presque totales du côté des deux affûts à énergie. Les doigts d'Aubrey se mirent à courir sur sa console pour entrer les lignes de commande nécessaires. Il s'appuyait autant sur son instinct que sur sa formation car, à sa connaissance, personne n'avait jamais rien tenté de tel, mais il n'avait pas le temps de tout mettre au point proprement et ses fichiers d'exécution bâclés devraient suffire. Il abandonna son poste de contrôle et ouvrit prestement sa boîte à outils. — Gardez un œil sur ces connards à tribord, ordonna Hughes. — Les tirs de missiles ennemis se recentrent sur nous, annonça le lieutenant de vaisseau Jansen depuis la section défense. — Faites de votre mieux », dit sombrement Hughes. Aubrey se précipita sous l'écran radar, s'enfonçant si vite dans cet espace restreint que Jansen n'eut pas le temps de se pousser. Le lieutenant poussa un petit cri surpris avant de dégager ses pieds du chemin d'Aubrey, et le technicien arracha l'avant du panneau principal. Il s'imposa de prendre le temps de vérifier qu'il avait identifié les bons fils, puis il installa les grosses pinces crocodile. Il roula sur le dos, se redressa sur son séant, attrapa l'angle de la console et prit son élan pour glisser sur son fond de pantalon jusqu'au terminal de Wolcott. Contrairement à Jansen, l'officier tactique adjoint l'avait vu arriver, et elle tourna sa chaise de côté pour lui laisser la place de travailler tandis qu'elle continuait à piloter ses capteurs. Le Paul annonce qu'il a perdu ses bandes gravitiques, et le Voyageur galactique a subi deux frappes sur le noyau d'impulsion de poupe. Son accélération chute. — Timonier, placez-nous sur une trajectoire d'interception rapide pour le Voyageur galactique! lança Hughes. Batteries tribord, paré à faire feu. Onze et treize nous dépassent! — Projectiles entrants en phase d'acquisition ! s'écria Jansen avant de jurer comme Aubrey fixait son câble aux terminaux situés sous la console de Wolcott et lançait son logiciel improvisé : On a perdu radar six ! Procédure d'urgence Bravo 3 ! — Systèmes gravitiques fonctionnels! annonça soudain Wolcott, triomphale. Plateformes lance-missiles ennemies à zéro-un-neuf par deux-zéro-trois, distance un virgule cinq million de kilomètres ! Désignation sous le nom Rival quatorze et quinze ! On dirait deux cargos reconvertis, madame ! — Je les vois ! aboya Hughes. Paré à envoyer les capsules ! — Programmation du contrôle de feu », répondit Wolcott. Quelques secondes s'écoulèrent. « Solution acceptée et enregistrée ! Capsules parées ! — Balancez-les ! » Six capsules lance-missiles quittèrent les cales arrière du Voyageur. Leur apparition soudaine prit les corsaires par surprise et aucun d'eux n'essaya de leur tirer dessus avant que leurs réacteurs d'attitude ne les aient propulsées dans la bonne direction et qu'elles n'aient fait feu. Soixante missiles, beaucoup plus lourds que tout ce dont disposaient les flibustiers, s'élancèrent vers leurs cibles, et Aubrey se remit à genoux, haletant, pour observer leur course sur l'écran principal. Les têtes laser arrivèrent à portée et détonèrent, et des dizaines de lasers à rayons X déchirèrent les cargos ennemis reconvertis. Leurs défenses étaient encore plus faibles que celles du Voyageur : ils n'avaient aucune chance. Ils explosèrent tous les deux sous ce terrible assaut. « Super ! hurla quelqu'un. — Attention à tribord ! » aboya Hughes. Les deux corsaires qui remontaient le flanc tribord du Voyageur auraient encore pu en venir à bout, mais ils avaient déjà perdu la moitié de leur escadre, et la révélation soudaine de la puissance de feu en missiles du Voyageur ajoutée à la perte de leurs propres plateformes leur fit perdre courage. Ils rompirent l'engagement, accélérèrent violemment et roulèrent pour se protéger derrière leurs bandes gravitiques. Hughes montrait les dents : « Continuez d'envoyer des capsules, Carolyn ! Je veux avoir ces salauds ! — Bien, madame. Nouvelle solution de tir enregistrée. Lancer. » Un nouveau groupe de capsules quitta les cales du Voyageur. Les corsaires en fuite constituaient des cibles beaucoup moins faciles que les plateformes lance-missiles, mais pas assez difficiles pour résister à pareil déluge. Il suffit de cinq salves supplémentaires pour les détruire tous les deux, et Hughes se rassit avec un soupir lorsque les pirates les plus éloignés firent eux aussi demi-tour et se lancèrent dans une fuite désespérée. Aubrey s'accroupit et passa l'avant-bras sur son front couvert de sueur alors que les écrans se vidaient soudain. Lorsqu'ils revinrent en ligne, ils montraient cette fois les vaisseaux du convoi, intacts, poursuivant sereinement leur course sur l'onde gravitique MSY-002-91. Hughes se passa la main dans les cheveux avant de se retourner vers la section tactique. « Pas trop mal, les gars, dit-elle au son du carillon annonçant la fin de la simulation. On a tardé à les repérer mais, une fois le combat commencé, vous vous êtes bien comportés. — En effet », fit une voix de soprano. Aubrey se releva dans un sursaut : le capitaine Harrington se tenait dans l'encadrement du sas séparant les simulateurs alpha et bêta, où le capitaine Cardones commandait les « corsaires ». Elle caressait les oreilles du chat sylvestre lové dans ses bras, et Aubrey ignorait complètementdepuis combien de temps elle se tenait là. À voir la mine du capitaine de corvette Hughes, il n'était pas le seul à se poser la question. Tout le monde se leva comme elle entrait dans le compartiment, mais elle secoua la tête. « Reprenez vos places. Vous avez gagné le droit de vous asseoir. » Des sourires ravis saluèrent le compliment, et elle se dirigea vers la console de Hughes, sur laquelle elle tapa une ligne de commande. L'instant où les plateformes lance-missiles étaient soudain apparues sur la carte repassa sur les écrans et se figea, et elle opina. « Je pensais que Rafe vous avait eus avec cette frappe sur la section gravitique un, canonnier, observa-t-elle. — Oui, madame. Je le croyais aussi », fit Hughes avec emphase. Lady Harrington se mit à rire. — Eh bien, si lui a échoué, j'imagine que les vrais méchants aussi vont avoir du mal, non ? dit-elle, approuvée par un doux blic rieur du chat sylvestre. — Il nous aurait eus sans Carolyn, répondit Hughes, mais Wolcott secoua la tête. — Je n'y suis pour rien, pacha, dit-elle au commandant. C'était Wanderman. » Elle désigna d'un geste Aubrey et eut un sourire espiègle. « Je ne sais pas ce qu'il a fait, mais pour sûr ça a marché ! — J'avais remarqué, oui », murmura Lady Harrington avant de porter son attention sur Aubrey. Le technicien sentit son visage s'empourprer, mais il se mit au garde-à-vous et soutint son regard le plus fermement possible. « Qu'avez-vous donc fait? demanda-t-elle, curieuse. — J'ai... euh... j'ai rerouté l'information, madame — je veux dire, milady », fit Aubrey, rougissant de plus belle en se corrigeant. Elle secoua doucement la tête. « "Madame" convient très bien. Vers où l'avez-vous reroutée ? — Euh... eh bien, l'installation était encore opérationnelle, madame. Seul le coupleur était grillé. Mais les données de toutes les installations de détection passent par la jonction 3-61. C'est un nœud de prétraitement, et le secteur grillé se trouvait en aval. » Il déglutit. « Alors j'ai... euh... j'ai passé outre les ordinateurs principaux pour reprogrammer les bus de données et j'ai balancé le flux sur radar six. — C'est donc ça, fit le lieutenant Jansen. Vous savez que vous avez mis la moitié de mon radar tribord de défense active hors course en faisant ça ? — Je... » Aubrey regarda l'officier de défense antimissiles puis déglutit à nouveau, plus difficilement. « Je n'y ai pas réfléchi, monsieur. C'était... c'était la seule solution que j'avais trouvée et... — Et le temps manquait pour en discuter, acheva Lady Harrington. Bien joué, Wanderman. Très bien joué. Vous avez réfléchi vite et fait preuve d'initiative. » Elle examina Aubrey d'un air pensif, et son chat tourna la tête pour poser sur lui ses yeux verts. Je ne crois pas avoir jamais vu quelqu'un recourir à ce truc. — Parce que c'est irréalisable, en théorie », intervint Hughes. Elle appela un schéma sur son terminal, l'étudia un moment puis émit un sifflement admiratif. « Il y a bien une liaison transversale au niveau de 3-61, mais je ne vois toujours pas comment il a forcé la compatibilité de données. Ni comment il est parvenu à convaincre l'ordinateur de combat de faire appel à trois bus indépendants. » Elle secoua la tête, incrédule, et tous les regards se tournèrent vers Aubrey, qui aurait voulu disparaître dans un trou de souris. Mais le capitaine se contenta d'un sourire et d'un sourcil interrogateur. « Où avez-vous trouvé le logiciel nécessaire ? demanda-t-elle, et Aubrey, embarrassé, haussa les épaules. — Je euh... en quelque sorte inventé au fur et à mesure... madame », admit-il. Elle se mit à rire. « Vous l'avez inventé au fur et à mesure » Elle adressa un clin d'œil à Hughes. « Il y a encore quelques problèmes du côté des ponts d'armement, mais on dirait que vous avez une sacrée équipe ici, mademoiselle Hughes. Mes compliments à vous tous. » Aubrey sentit le simulateur s'emplir de joie. Le commandant déposa le chat sur son épaule droite et pivota vers le sas principal, puis elle s'arrêta et tourna la tête. — Mademoiselle Hughes, je souhaite étudier les enregistrements de la simulation avec le second et vous ce soir. Mademoiselle Wolcott et vous pourriez-vous dîner avec nous ? — Bien sûr, milady. — Bien. Et n'oubliez pas d'amener une copie de l'improvisation de Wanderman. Voyons s'il y a moyen de la mettre au propre et de la stocker de façon permanente en cas de besoin. — Oui, madame. — Il l'a inventé au fur et à mesure... » répéta tout bas Lady Harrington en souriant à Aubrey, avant de quitter le simulateur en riant. Honor se radossa dans son fauteuil de commandement tandis que le Voyageur et le reste du convoi décéléraient à quatre cents gravités sur l'onde MSY-002-91, descendant vers le mur bêta pour le retour en espace normal. Une décélération pareille aurait tué tout son équipage sous impulseurs, mais même les plus faibles ondes gravitiques de l'hyperespace étaient incroyablement plus puissantes que tout ce que l'homme pouvait générer, et leur « puisard inertiel » proportionnellement plus profond. Non qu'il fût strictement nécessaire de décélérer : un vaisseau perdait plus de quatre-vingt-dix pour cent de sa vitesse à chaque passage d'un mur de l'hyperespace en translation descendante, ce qui pouvait se révéler utile sur un plan tactique. Mais les translations d'urgence de ce type malmenaient les équipages et les systèmes, et les capitaines de la flotte marchande préféraient les contraintes plus douces et moins dangereuses d'une translation à faible vélocité. Cela évitait d'une part à leur équipage les violentes nausées liées aux translations en catastrophe et réduisait d'autre part notablement l'usure du noyau alpha – leur valant en prime la bénédiction du comptable de leur armateur. Le convoi arrivait dans le système de La Nouvelle-Berlin, capitale de l'Empire andermien, à environ quarante-neuf années-lumière de Grégor. Tout seuls, les contre-torpilleurs du capitaine Elliot auraient parcouru cette distance en sept jours pour les horloges de l'univers (soit à peine plus de cinq pour celles du bord, compte tenu de l'effet de dilatation temporelle), mais ils auraient pour ce faire dû grimper au milieu des bandes êta. Vu l'âge de certains des vaisseaux dont elle avait la responsabilité, Elliot avait maintenu le convoi dans le bas des bandes delta, où leur vélocité maximale apparente dépassait à peine 912 c, et le voyage avait donc pris vingt jours en temps objectif, soit dix-sept en temps subjectif. Le capitaine avait soumis sa décision à Honor qui, même si les autres l'ignoraient, était le véritable officier supérieur du convoi, mais celle-ci n'avait pas une seconde envisagé de la contredire. Il aurait sans doute paru bizarre qu'Elliot leur fasse mener un train d'enfer. Et puis cela lui avait laissé plus de temps pour effectuer des simulations comme celle où Jennifer Hughes avait battu Rafe à plate couture. Elle sourit à cette pensée et regarda son second examiner à l'autre bout du pont le bloc-message d'un assistant puis griffonner sa signature sur le scanner. Malgré son propre talent d'officier tactique, Rafe s'était montré un peu trop confiant lorsqu'il avait compris que le système de détection gravitique du Voyageur était en panne et que le Gudrid avait perdu le contrôle de ses portes de cale. Les règles de la simulation lui interdisaient de tenir compte de sa connaissance de l'armement des navires-Q tant qu'ils ne s'en servaient pas et il avait fait de son mieux pour s'y plier, mais il avait su que quelque chose était arrivé au contrôle de feu de Hughes puisqu'elle ne détruisait pas ses plateformes lance-missiles. Alors il l'avait encerclée, choisissant de l'éliminer rapidement, et l'improvisation de Wanderman lui avait coûté l'engagement. Certains officiers auraient pu en tenir rigueur au technicien, mais Cardones s'était montré ravi. Avec l'approbation d'Honor, il avait transféré le jeune homme de son affectation d'origine pour lui confier, malgré son manque d'ancienneté, le poste de responsable permanent des systèmes gravitiques auprès de Carolyn Wolcott, où il ferait fonction de quartier-maître de première classe. Wanderman n'en revenait pas, et Honor n'avait pas eu besoin de Nimitz pour deviner que le jeune homme souffrait d'un sérieux culte du héros pour tout ce qui la touchait. Cela l'amusait assez, mais Wanderman paraissait maîtriser sa dévotion et elle ne lui en avait donc pas parlé. Après tout, se disait-elle, il est jeune et c'est son premier déploiement. Inutile de l'embarrasser –autant le laisser en profiter, ça ne reviendra plus. Elle laissa ses yeux glisser de Cardones à Wolcott avec un petit sourire. Carolyn Wolcott avait fait du chemin depuis son premier déploiement à bord du croiseur lourd l'Intrépide. Elle avait toujours eu de la prestance, et aujourd'hui, en tant que lieutenant de vaisseau, elle dégageait une indéniable aura de confiance. Elle n'était pas beaucoup plus vieille que Wanderman – ils n'avaient que neuf ans d'écart, bien peu dans une société qui faisait appel au prolong – mais elle l'impressionnait manifestement. Le convoi passa le mur alpha, revenant en espace normal à distance respectable – vingt-cinq minutes-lumière – de la primaire G4 de La Nouvelle-Berlin, et les motifs tourbillonnants de l'hyperespace disparurent du visuel. Le soleil de la capitale de l'Empire paraissait minuscule à cette distance, mais l'écran d'Honor se constella soudain de signatures d'impulsion. Les plus proches se trouvaient -à quelques minutes-lumière à peine, et l'une d'elles approcha du convoi sous une accélération tranquille de deux cents gravités en détectant les empreintes supraluminiques des cargos quittant l'hyperespace. Quelques secondes s'écoulèrent, puis le lieutenant Cousins s'éclaircit la gorge. « Un contre-torpilleur andermien hèle le capitaine Elliot, milady. — Compris. » Honor enfonça un bouton pour brancher son oreillette sur le circuit com et écouter les transmissions de routine entre les Andermiens et le Linnet d'Elliot. Le vaisseau détaché poursuivit son approche jusqu'à ce que ses capteurs lui confirment la description qu'Elliot avait donnée du convoi, puis il regagna sa position d'origine en leur souhaitant poliment la bienvenue. Tout cela parut très insipide à Honor, sans doute parce que son Royaume à elle était en guerre. Le convoi continua sa route vers les entrepôts et plateformes de déchargement orbitant autour de Potsdam, la planète mère. Il y avait là des dizaines de vaisseaux de guerre, y compris ce qui ressemblait à trois escadres de combat complètes apparemment en manœuvres, et Honor ne put étouffer quelques regrets. La FIA était plus petite que la FRM mais son matériel s'approchait beaucoup en qualité de celui de Manticore, et elle déplorait que le duc de Cromarty n'ait pas réussi à entraîner les Andermiens dans ce conflit. Après tout, si Manticore tombait, l'Empire serait forcément la victime suivante sur la liste des Havriens, et le soutien de ces vaisseaux bien entraînés aurait été précieux. Mais la maison Andermann ne l'entendait pas ainsi. Du moins, l'empereur actuel, Gustav XI, n'avait pas l'intention de prendre part à la guerre s'il n'avait rien à y gagner — une caractéristique génétique des Andermann, semblait-il. Des générations d'empereurs avaient étendu leurs frontières lentement mais sûrement grâce à une technique éprouvée, la pêche en eau trouble, et Gustav XI avait manifestement l'intention de perpétuer la tradition. Jusque-là, Manticore s'en était tirée mieux que bien, mais Gustav espérait visiblement qu'un jour viendrait où le Royaume stellaire aurait tant besoin d'un allié qu'il ferait des concessions en Silésie pour acheter le soutien de sa flotte. Pour Honor, ce raisonnement manquait de largeur de vue, mais il n'aurait pas été réaliste d'attendre autre chose d'un Andermann. Au moins, une fois que l'Empire prenait parti, il se tenait à ses engagements. C'était peut-être logique, songea-t-elle. Après tout, Gustav Andermann était mercenaire - et l'un des meilleurs du métier —avant sa décision de « prendre sa retraite » dans son propre empire, et ses descendants semblaient avoir hérité du même état d'esprit. Le plus étonnant, c'était que l'Empire ait tenu. Des dizaines de seigneurs de la guerre avaient fondé leur petit royaume personnel au cours des six ou sept derniers siècles, mais seule la dynastie Andermann avait fait durer le sien parce que, en dépit de ses défauts, elle produisait des dirigeants très compétents. Évidemment, certains d'entre eux étaient un peu bizarres, à commencer par son fondateur. Gustav Andermann était convaincu à l'époque d'être la réincarnation de Frédéric le Grand de Prusse. Il en était persuadé au point de se promener vêtu à la mode du cinquième siècle avant la Diaspora. Personne ne se moquait — à un commandant militaire aussi doué on passe ce genre de lubies — mais on ne pouvait pas vraiment qualifier son comportement de normal. Puis il y avait eu Gustav VI. Ses sujets l'avaient volontiers supporté, même lorsqu'il s'était mis à parler à son superbe rosier, mais le contrôle de la situation leur avait un peu échappé quand il avait voulu en faire son chancelier. C'en était trop, même pour les Andermiens, et on l'avait déposé dans le calme. Sa destitution avait créé quelques problèmes car la charte impériale précisait que la Couronne ne pouvait échoir qu'à un descendant masculin. Or, si Gustav VI était un fils unique sans enfants, il avait une demi-douzaine de cousins; et une vilaine guerre dynastique couvait lorsque l'aînée de ses trois sœurs avait mis un terme à ces bêtises en adoptant une fiction légale. Elle s'était fait reconnaître comme un homme par le conseil impérial, avait pris la couronne (et le contrôle de la Première Force de la FIA) sous le nom de « Gustav VII », et invité ceux de ses parents masculins qui le souhaitaient à tenter leur chance contre elle. Aucun n'avait relevé le défi, et Sa Majesté l'empereur Gustav VII avait occupé le trône pendant trente-huit ans. Elle s'était aussi révélée comme l'un des meilleurs dirigeants que l'Empire avait jamais eus, et ce n'était pas peu dire. L'Empire n'avait rien d'une petite monarchie tranquille, songea Honor, ironique, mais, malgré quelques accidents de parcours, la maison Andermann avait dans l'ensemble bien traité son peuple. Ainsi, ses membres avaient eu la sagesse d'accorder un fort degré d'autonomie à leurs diverses conquêtes, et ils avaient fait preuve d'un rare talent pour récupérer des systèmes déjà en difficulté pour une raison ou une autre. Comme la République grégorienne de Grégor-B, dont le système entier s'était enlisé dans une guerre civile particulièrement violente avant que la FIA n'intervienne et proclame la paix. Et, comme tant d'autres choses dans l'Empire, cette propension à venir au « secours » de leurs conquêtes remontait à Gustav Er, et à Potsdam même. Avant que Gustav Andermann et sa flotte n'en prennent le contrôle, la planète s'appelait Kuan Yin, en hommage à la déesse chinoise de la miséricorde — l'un des noms les plus ironiques jamais donnés à une planète, car ses colons d'origine chinoise s'étaient trouvés pris dans un piège presque aussi fatal que celui qui avait bien failli tuer les ancêtres des Graysoniens. Comme les premiers colons de Manticore, ceux de Kuan Yin avaient quitté la Terre avant que les voiles Warshawski ne rendent l'hyperespace assez sûr pour que des vaisseaux de colonisation s'y risquent. Ils avaient effectué le voyage de plusieurs siècles à une vitesse inférieure à celle de la lumière, en stase cryogénique, pour finalement découvrir que l'étude initiale avait manqué un détail mineur concernant l'écosystème de leur nouvelle planète —plus précisément sur sa microbiologie. Le sol de Kuan Yin était riche de tous les minéraux nécessaires et contenait la plupart des nutriments vitaux pour les plantes terrestres, mais les microorganismes autochtones avaient fait preuve d'un appétit vorace de chlorophylle et ravagé toutes les cultures tentées par les colons. Aucun ne s'était attaqué aux hommes ni aux animaux qu'ils avaient introduits, mais nulle forme de vie terrestre ne pouvait survivre grâce à la végétation locale, or les plantes vivrières terriennes étaient presque impossibles à cultiver et leur rendement extrêmement faible. Les colons étaient parvenus — Dieu sait comment — à survivre à force d'un labeur incessant et épuisant dans les champs, mais certaines cultures fourragères avaient complètement disparu, les carences alimentaires étaient effrayantes, et ils savaient, malgré leurs efforts désespérés, qu'ils menaient une guerre vaine contre la microbiologie de leur planète. Ils finiraient par perdre tant de terrain que la colonie basculerait et s'éteindrait — et ils ne pouvaient rien y faire. Ils avaient donc salué la « conquête » de leur monde par Andermann à peu près comme une expédition de secours. Les bizarreries de Gustav Andermann ne l'empêchaient pas d'être un administrateur doué, et il possédait un véritable talent pour conceptualiser les problèmes et leur solution. Il avait également un don — que la plupart de ses descendants à peu près sains d'esprit semblaient partager — pour identifier les talents des autres et en faire le meilleur usage. Au cours des vingt années suivantes, il avait fait venir des microbiologistes de pointe et des spécialistes d'ingénierie génétique pour retourner la situation en créant des variétés de plantes terriennes qui se riaient des microbes planétaires. Potsdam ne deviendrait jamais une planète-jardin comme Facétie de Darwin ou Vallée vierge, dont les cultures vivrières dégageaient un excédent pour l'exportation, mais au moins ses habitants parvenaient à se nourrir, eux et leurs enfants. Cela en faisait un empereur parfaitement acceptable pour les natifs de Kuan Yin. Ses lubies ne leur posaient pas de problème —ils étaient prêts à pardonner jusqu'à la folie — et ils devinrent des sujets très loyaux. Il avait commencé par produire et exporter la seule marchandise qu'il connaissait véritablement — des mercenaires compétents et bien encadrés — avant de se lancer personnellementdans l'entreprise des conquistadores. À sa mort, La Nouvelle-Berlin était devenue la capitale d'un empire regroupant six systèmes stellaires, qui depuis n'avait fait que grandir — pas forcément de façon spectaculaire, mais toujours régulière. « On nous hèle, madame », annonça soudain le lieutenant Cousins. Honor sursauta, sa voix ayant interrompu ses rêveries, et elle le regarda d'un air interrogateur. Il haussa les épaules. Il s'agit d'un faisceau étroit adressé personnellement au "commandant du RMMS Voyageur", dit-il, et Honor fronça les sourcils. — De la part de qui ? — Je n'en suis pas sûr, madame. Il n'y a pas d'identifiant, mais ça vient de zéro-deux-deux. — Jennifer ? s'enquit Honor en regardant l'officier tactique, qui entra les coordonnées sur sa console. — Si Fred a raison, ça vient de cette escadre de supercuirassés andermienne », répondit-elle au bout d'un moment. Honor fronça un peu plus les sourcils, car il n'y avait aucune raison logique pour qu'un vaisseau du mur de la FIA hèle un simple cargo manticorien. Elle tambourina quelques instants sur le bras de son fauteuil puis haussa les épaules. — Passez-le-moi, Fred, mais restez en gros plan sur mon visage. — Bien, madame. » Le gros plan n'était pas habituel mais on l'utilisait parfois, et il éviterait au moins de montrer l'uniforme manticorien d'Honor à l'image et de la trahir. Elle sourit quand le témoin s'alluma sur la caméra située au niveau de son genou droit quelques instants plus tard et qu'un homme apparut sur l'écran juste en dessous. Comme la plupart des citoyens de La Nouvelle-Berlin, il était d'ascendance essentiellement chinoise, et les rides du rire se creusèrent autour de ses yeux lorsqu'il découvrit l'apparence d'Honor. Il portait l'uniforme blanc d'amiral de la FIA, mais un petit soleil rayonnant tissé en fils d'or brillait sur le côté droit de son col officier, et Honor eut du mal à rester impassible à cette vue : ce soleil n'était porté que par les hommes de lignée impériale pouvant prétendre à la succession. « Guten Morgen, Kapitain, fit-il en allemand, langue officielle de l'Empire. Je suis Chien-lu Andermann, Herzog von Rabenstrange, poursuivit-il dans un anglais standard à peine guttural, et, de la part de mon cousin l'empereur, je vous souhaite la bienvenue à La Nouvelle-Berlin. — C'est très aimable à vous, monsieur », répondit prudemment Honor en s'efforçant d'imaginer quelle raison poussait un duc andermien à accueillir personnellement un capitaine de navire marchand. Elle n'en voyait pas, pourtant Rabenstrange en avait manifestement une, et le fait qu'elle traversait le territoire impérial à bord d'un vaisseau armé que personne n'avait pris la peine de signaler à l'Empire l'incitait à faire très, très attention à tout ce qu'elle disait. « Euh... pensez-vous pouvoir élargir le cadre de votre caméra, Lady Harrington ? » murmura l'amiral. Les yeux d'Honor s'étrécirent. s Ça ne doit pas être très confortable pour vous de rester si immobile juste pour m'empêcher de voir votre uniforme, milady, ajouta-t-il comme pour s'excuser, et elle sentit sa bouche s'étirer en un sourire ironique. — Non, en effet. » Elle fit un signe à Cousins puis se radossa dans son fauteuil. — Merci, fit Rabenstrange. — De rien, Herr-Herzog », répondit-elle, déterminée à se montrer aussi polie que lui. Il sourit. « Je dois avouer que vous me prenez un peu au dépourvu, monsieur. — Je vous en prie, milady, nous avons nos propres services de renseignement, vous savez. Quel genre d'affreux militaristes serions-nous si nous omettions d'examiner qui traverse notre espace national ? Certains de vos ressortissants se sont montrés assez bavards concernant votre escadre et sa mission, je le crains. Vous voudrez peut-être porter cette information à la connaissance de l'amiral Givens. — Je n'y manquerai pas, monsieur. Je n'y manquerai pas, assura Honor, lui tirant un nouveau sourire. — En fait, reprit-il, si mon cousin m'a demandé de vous contacter, c'est pour vous assurer que l'Empire andermien n'oppose aucune objection à votre présence dans notre espace et que nous comprenons vos inquiétudes en Silésie. Toutefois, Sa Majesté considérerait comme un service personnel que l'amiral Caparelli veuille bien nous informer de son prochain déploiement de navires-Q. Nous voyons pourquoi vous préférez cacher votre mission à la Confédération, mais il est un peu cavalier de nous laisser dans l'ignorance. — Je comprends, milord. Veuillez transmettre mes excuses à Sa Majesté pour notre... oubli. — Inutile, milady. Il se rend compte que cet oubli est le fait de vos supérieurs et non le vôtre. » L'amiral s'amusait manifestement, mais son assurance n'était pas feinte, et Honor hocha la tête. « Entre-temps, je serais honoré que vous acceptiez de dîner avec moi à bord de mon vaisseau amiral. Votre réputation vous a précédée, je le crains : mes officiers et mon état-major seraient ravis de vous rencontrer. De plus, l'empereur m'a demandé de vous offrir le soutien logistique officiel de la FIA pour vos opérations, et mon officier de renseignement souhaiterait partager avec vous nos dernières informations et évaluations concernant la situation en Silésie. — Eh bien, merci, milord – de ma part et de celle de ma reine. » Honor s'efforçait de dissimuler sa stupéfaction mais elle n'y parvint pas, et Rabenstrange secoua doucement la tête. « Milady, fit-il d'une voix plus grave, l'Empire et le Royaume stellaire sont en paix, et nous sommes parfaitement conscients de la gravité de vos pertes. Les pirates sont les ennemis de toutes les nations civilisées, et nous aurons plaisir à vous apporter toute l'aide possible contre eux. — Merci, répéta-t-elle; il haussa les épaules. — Dix-huit trente, heure locale, cela vous conviendrait-il ? Honor jeta un regard au chrono adéquat et acquiesça. « Oui, monsieur. Ce sera parfait. Mais il y a un petit détail, milord. — Oui ? — Je vois que notre couverture est trouée comme une passoire pour les agents de renseignement de l'Empire, mais je vous serais extrêmement reconnaissante si nous pouvions éviter de rien révéler à d'autres. — Bien sûr, milady. Votre convoi doit faire escale ici trois jours. Si vous rejoignez la station Alpha dans votre pinasse, l'une des miennes vous y récupérera pour vous amener au Derfflinger. J'ai pris la liberté de vous obtenir une autorisation préalable d'approche pour le hangar d'appontement civil VIP Alpha 7-10, et la sécurité de la station veillera à ce que la galerie soit déserte à votre arrivée. — Encore merci, milord. Vous êtes fort obligeant. » Le ton ironique d'Honor était un aveu de défaite : non seulement Rabenstrange savait qu'elle devait venir, mais en plus il avait anticipé sa demande d'anonymat. Il n'est peut-être pas plus mal que nous soyons en paix avec ces gens-là, songea-t-elle. Dieu nous garde si un jour les Havriens nous prennent ainsi en défaut! Enfin, au moins, il se comportait en gentilhomme. « Je vous en prie, milady. Dans ce cas, je vous attends avec plaisir à dix-huit trente », conclut l'amiral avec un dernier sourire charmant avant de couper la communication. CHAPITRE ONZE Honor se leva et redressa sa veste d'uniforme tandis que sa pinasse s'arrimait à la station Alpha, noyau essentiel de l'infrastructure orbitale de Potsdam. Le contrôle d'approche n'avait manifesté aucun intérêt particulier pour sa pinasse – comme elle s'y attendait. Elle se doutait qu'un homme aussi doué que le Herzog von Rabenstrange pour découvrir les secrets l'était encore davantage pour les dissimuler... ce qui ne faisait pas vraiment son affaire en ce moment. Elle s'interrogeait quant aux véritables intentions de l'Empire concernant son escadre, pourtant elle n'apprendrait que ce que son interlocuteur choisirait de lui faire savoir, elle en était certaine. Toutefois, si l'Empire avait eu l'intention d'objecter, l'amiral n'avait pas besoin de faire semblant. Ce devait donc être un bon signe, et son offre explicite de soutien opérationnel en était un autre. Le témoin vert s'alluma, signalant que le boyau d'accès avait établi l'étanchéité parfaite, et le mécanicien navigant ouvrit le sas. Honor jeta un coup d'œil à ses trois hommes d'armes puis posa Nimitz sur son épaule. Contrairement à ses gardes, le chat sylvestre était complètement détendu, et elle décida de prendre cela comme un signe positif de plus. Elle attrapa la barre d'appui et s'élança dans l'apesanteur du boyau. Comme promis, la galerie était vide à l'exception d'une femme capitaine de frégate de la FIA. L'aiguillette d'officier d'état-major pendait à son épaule, et elle se mit au garde-à-vous et salua quand Honor émergea du boyau. Elle lui rendit son salut, et l'officier andermien lui tendit la main. — Capitaine de frégate Tian Schôninger, milady. Je suis l'officier opérationnel de l'amiral von Rabenstrange. Bienvenue à La Nouvelle-Berlin. — Merci, capitaine. » Honor lui serra prudemment la main, car la gravité de Potsdam ne représentait que quatre-vingt-cinq pour cent de la gravité standard T – à peine soixante-cinq pour cent de celle de Sphinx. À l'image de la plupart des Andermiens, Schôninger était petite, mince et d'ossature délicate. Ses yeux en amande comme ceux d'Honor brillaient lorsqu'elle sourit à la Manticorienne qui la surplombait. Mes hommes d'armes », fit Honor en désignant de sa main libre LaFollet, Jamie Candless et Eddy Howard. Le capitaine de frégate fronça légèrement les sourcils et fit mine de protester en voyant l'étui de leur pulseur, mais elle se ravisa et se contenta d'un signe de tête. — Messieurs, dit-elle après une très courte pause. Je ne crois pas avoir jamais eu le plaisir de rencontrer des Graysoniens. J'ai cru comprendre que votre planète est aussi... disons... exigeante que la nôtre. — À sa façon, madame », répondit LaFollet en leur nom collectif. Elle sourit, puis lâcha la main d'Honor et désigna la pinasse de la FIA arrimée à côté de celle du Voyageur. « Si vous voulez bien me suivre, milady, l'amiral von Rabenstrange vous attend. » La pinasse andermienne était un modèle VIP doté de tous les accessoires d'une navette civile coûteuse, y compris un bar pourvu d'un assortiment impressionnant de bouteilles. Le sol était recouvert de moquette, les sièges confortables à l'excès, et des haut-parleurs invisibles diffusaient de la musique. Honor se demandait si elle faisait partie du contingent normal de bâtiments parasites du Derfflinger. Bien qu'inutile d'un point de vue militaire, la FIA la considérait peut-être appropriée pour un amiral — surtout si l'amiral en question était aussi le cousin de l'empereur. Le pilote effectua une approche en oblique du vaisseau de Rabenstrange afin de permettre aux passagers d'admirer le supercuirassé, qu'Honor examina avec intérêt. Elle avait vu plus d'un vaisseau de guerre andermien lors de sa précédente affectation en Silésie mais, comme la FRM, la FIA employait surtout des unités légères dans l'espace confédéré. C'était donc la première fois qu'elle voyait de près un vaisseau du mur impérial, et le spectacle était impressionnant. Elle savait grâce aux renseignements fournis par la DGSN que les bâtiments de classe Seydlitz comme le Derfflinger jaugeaient un demi-million de tonnes de moins que ceux de classe Sphinx de Manticore, soit trois quarts de million de tonnes de moins que les tout nouveaux navires de classe Gryphon, mais cela situait néanmoins le vaisseau amiral de Rabenstrange à plus de sept millions de tonnes. Il avait la forme en fuseau et la tête de marteau communes à tous les bâtiments de guerre à impulsion, mais il était gris brume plutôt que blanc, couleur que la FRM et la FPH préféraient toutes deux. Il ne portait pas de numéro d'immatriculation mais son nom s'étalait en lettres d'au moins cinq mètres de haut, rouges liserées d'or, en arrière de l'anneau d'impulsion de proue. Son armement était aussi arrangé différemment, les armes à énergie limitées à un seul pont de grasers assez légers coincé entre deux ponts d'armement très lourdement fournis en tubes lance-missiles, et Honor joignit les lèvres comme pour un sifflement admiratif. Le Derfflinger était plus petit qu'un supercuirassé manticorien et le stockage de munitions pour un si grand nombre de tubes prenait forcément beaucoup de place qui aurait pu être consacrée à des armes à énergie. Mais, si ce vaisseau était bien plus faible en combat rapproché que ses équivalents manticoriens, il pouvait cracher des salves moitié plus massives que celles d'un Sphinx. Honor le savait d'après ses briefings, mais le constater de visu lui causa tout de même un choc. Elle voyait plusieurs avantages à cette répartition de l'armement, mais le Derfflinger serait en mauvaise posture si l'ennemi parvenait à s'approcher de lui. Le vaisseau, en orbite de garage, dérivait sur fond d'étoiles, montagne d'acier et de blindage parée des joyaux verts et blancs des témoins de mouillage et, en l'étudiant, Honor comprit soudain pourquoi la FIA avait accepté de construire de plus petits supercuirassés. La masse inférieure du Derfflinger lui permettait d'obtenir une meilleure accélération qu'un Gryphon à efficacité de compensateur équivalente, et cette rapidité collait parfaitement avec la doctrine d'armement que la FIA semblaitavoir adoptée. Évidemment, songea-t-elle avec un sourire soigneusement dissimulé, les Andermiens découvriraient peut-être à leurs dépens que ce choix n'était pas aussi efficace que prévu contre la Royale. Les capsules lance-missiles de Manticore et ses compensateurs d'inertie améliorés contrebalanceraient en grande partie les avantages du Derfflinger. Un supercuirassé de la FRM pourrait largement égaler sa puissance de feu, au moins lors de la première salve, et son compensateur plus efficace le rendrait au moins aussi manœuvrable en dépit de sa plus grande taille. D'un autre côté, songea-t-elle, soudain moins tentée de sourire, leurs barbouzes ont découvert l'existence de notre escadre. je me demande s'ils travaillent aussi à s'approprier les plans de nos compensateurs. En voilà une pensée réjouissante! La pinasse en approche coupa ses bandes gravifiques et s'engagea sous le ventre du monstre à la force de ses réacteurs conventionnels. Un faisceau tracteur l'attira dans la caverne illuminée d'un hangar d'appontement pour la déposer doucement dans un ber, et le sol moquetté trembla tandis que les bras mécaniques d'arrimage s'enclenchaient. Lorsque Honor s'élança hors du boyau d'accès, un capitaine de corvette tiré à quatre épingles la salua et sa haie d'honneur se mit au garde-à-vous. L'intercom ne diffusa pas l'annonce consacrée pour l'arrivée d'un officier, mais le sifflet du bosco retentit. Il ne s'agissait pas de la version électronique en usage dans la FRM mais du bon vieil instrument à vent, et Honor maintint son salut jusqu'à ce qu'il se soit tu. — Permission de monter à bord, monsieur ? demanda-t-elle alors. — Permission accordée, milady », répondit le capitaine de corvette en ôtant brusquement la main du coin de son képi. Son uniforme au col haut devait être inconfortable, pensa Honor, et il était sans doute pénible de garder sa blancheur éclatante immaculée, mais il ne manquait pas d'élégance. Tout comme les fusiliers de la garde d'honneur. Contrairement à l'usage en vigueur à Manticore, les fusiliers andermiens –et ceux de Grayson – étaient des unités détachées de l'armée pour service à bord. Les vaisseaux de la FIA en emportaient moins car leur seule fonction consistait à fournir une force d'abordage et de combat au sol, mais leur entraînement ne pâlissait pas devant celui des fusiliers d'Honor et, même en uniforme de parade, ils avaient l'air à la fois compétents et dangereux. Ils portaient des vestes noires à brandebourgs – ce qui lui parut franchement étrange – et l'officier à leur tête arborait une pelisse à l'épaule ainsi qu'un grand chapeau couvert de fourrure frappé d'un squelette d'argent à l'avant. Honor haussa les sourcils, car ce squelette désignait les « fusiliers » du Deeinger comme un détachement des hussards Totenkopf, l'équivalent du Régiment de la reine dans l'Armée royale manticorienne. Gustav Andermann avait personnellement dessiné leur uniforme pour refléter son « héritage prussien », et Honor se demanda s'il était réellement aussi incommode qu'il en avait l'air. D'un autre côté, à l'image de l'homme qui avait conçu leur uniforme, les Totenkopf avaient une réputation telle qu'on se moquait rarement d'eux. Toutefois on les voyait peu hors de Potsdam, sauf en temps de guerre, et leur présence à bord était un signe de la haute estime dans laquelle l'empereur tenait Rabenstrange. Leur officier leva son sabre en guise de salut tandis que ses hommes se mettaient au garde-à-vous, et Honor leur rendit la politesse tout en suivant Schôninger jusqu'à l'ascenseur. Le capitaine de frégate tapa un code de destination puis adressa un sourire désabusé à Honor au départ de la cabine. — Nos troupes sont plutôt pittoresques, n'est-ce pas ? murmura-t-elle. — Oui. Oui, en effet », répondit Honor sur un ton neutre, sans comprendre où Schôninger voulait en venir, mais celle-ci secoua simplement la tête. — Je vous assure que nos tenues de service sont beaucoup plus pratiques, milady. Certains jours, j'aimerais que nos uniformes de cérémonie soient un peu moins délibérément anachroniques, mais j'imagine que nous ne serions plus vraiment nous-mêmes si nous y renoncions. » Sa voix était si ironique qu'Honor sourit, mais son propos offrait une ouverture.' — C'étaient des hussards Totenkopf, n'est-ce pas ? demanda-t-elle. — Oui, en effet. » Elle paraissait surprise qu'Honor les ait reconnus, pourtant l'étonnement ne faisait pas partie des émotions que Nimitz lui relayait de sa part. — Je croyais qu'ils ne quittaient Potsdam qu'en temps de guerre. » Il s'agissait plus d'une question que d'une affirmation, et Schôninger opina. — C'est le cas en général, milady. Herzog von Rabenstrange, toutefois, est le cousin germain de l'empereur. Ils ont suivi les cours de l'Académie ensemble et ont toujours été très proches. Sa Majesté a personnellement ordonné que les Totenkopf soient affectés sur son vaisseau amiral. — Je vois. » La Manticorienne acquiesça lentement, et Schôninger sourit à nouveau. Ce n'était qu'un léger sourire, mais Honor ressentit la satisfaction de son interlocutrice et se rendit compte qu'elle avait délibérément orienté la conversation vers cette déclaration finale. Juste pour lui faire sentir l'importance et le rang de son patron ? Du peu qu'elle avait vu jusque-là du capitaine Schôninger, cela paraissait peu probable. Elle voulait sans doute plutôt s'assurer qu'Honor comprenne bien que tout ce que dirait Rabenstrange pouvait être pris comme venant du cercle des intimes de l'empereur. Quelles que soient ses intentions, elle s'y était prise en douceur, et Honor l'admirait pour cela. La subtilité n'était pas son point fort, mais elle la respectait chez les autres. L'ascenseur parvint à destination, et le capitaine leur fit descendre le couloir jusqu'à un sas gardé par deux autres fusiliers en uniforme noir, qui se mirent au garde-à-vous à son approche. « Des invités venus voir l'amiral, fit Schôninger. Nous sommes attendus. — Bien, madame. » Le fusilier, qui avait répondu en anglais standard et non en allemand – une marque de politesse qu'Honor apprécia –, enfonça le bouton de com. « Fregattenkapitiinin Schôninger und Grdfïn Harrington, Herr Herzog », annonça-t-il. Quelques instants plus tard, le sas s'ouvrait. « Si vous voulez bien me suivre, milady ? » Schôninger entra la première dans la cabine la plus magnifiquement meublée qu'Honor avait jamais vue. Elle était légèrement plus petite que ses propres quartiers à bord du Terrible, mais la décoration était d'un tout autre ordre. « Ah, Lady Harrington ! » Chien-lu von Rabenstrange lui-même se leva pour l'accueillir, lui tendant la main avec le sourire, et deux autres officiers se levèrent derrière lui. Deux hommes – l'un, trapu pour un Andermien, en uniforme de capitaine de vaisseau, et l'autre un capitaine de frégate qui, comme Schôninger, portait l'aiguillette d'officier d'état-major. « Herzog von Rabenstrange », murmura Honor en lui serrant la main. Le capitaine de vaisseau prit une expression légèrement peinée en apercevant les armes de poing de ses gardes et jeta un regard inquiet à son amiral, mais Rabenstrange se contenta de désigner de la tête ses compagnons. « Voici le capitaine de vaisseau Guntermann, mon capitaine de pavillon, et le capitaine de frégate Hauser, mon officier de renseignement, dit-il, et ses subordonnés s'avancèrent pour lui serrer la main à leur tour. — Mes hommes d'armes, milord, fit Honor. Le major LaFollet, le soldat Candless et le soldat Howard. — Ah oui ! s'exclama Rabenstrange. J'ai lu le nom du major dans votre dossier, milady. » Il tendit la main au Graysonien sans la moindre hésitation indiquant sa naissance plus élevée, et il sourit cette fois à Honor d'un air beaucoup plus sérieux. « Vous avez de la chance d'avoir des gardes aussi dévoués et – à en croire les rapports – compétents. » LaFollet rougit, mais Honor hocha simplement la tête. « Oui, milord, j'ai de la chance, répondit-elle. J'espère que leur présence ne pose pas de problème ? — Si l'on prenait le protocole à la lettre, j'imagine qu'elle pourrait. Toutefois, étant donné les circonstances et votre propre statut, ils sont les bienvenus. Le capitaine Guntermann aurait clairement voulu contester ce point, et Honor compatit. Elle savait comment elle-même aurait réagi si un officier étranger avait voulu introduire des serviteurs armés en présence d'un membre de la maison Winton. Rabenstrange semblait néanmoins parfaitement sincère. Il avait l'air vraiment ravi de la rencontrer, et les émotions qui coloraient son lien avec Nimitz mélangeaient bienvenue, amusement, impatience et plaisir espiègle ainsi que sérieux indiscutable. « Merci, milord. J'apprécie votre compréhension, dit-elle, et l'amiral secoua la tête. — Inutile de me remercier, milady. Vous êtes mon invitée et, en tant que telle, je m'attendais à ce que vous remplissiez les exigences légales liées à votre position. » Honor haussa les sourcils à cette nouvelle preuve du sérieux avec lequel on l'avait renseigné sur son compte. Très peu de Manticoriens se rendaient compte que la loi de Grayson exigeait la présence de ses hommes d'armes, et elle était stupéfaite que Rabenstrange le sache. Sa surprise était visible, et l'amiral sourit à nouveau. « Nous avons un dossier assez épais vous concernant, milady, fit-il sur un ton mi-amusé, mi-contrit. Vos... succès vous ont rendue particulièrement intéressante à nos yeux, voyez-vous. » Honor sentit le feu lui monter aux joues, mais Rabenstrange se contenta de rire et lui fit signe de s'asseoir. Les autres Andermiens prirent place eux aussi, et LaFollet se posta derrière elle tandis que Candless et Howard se rangeaient le plus discrètement possible contre une cloison. Un intendant apparut pour leur servir du vin et disparut aussi silencieusement qu'il était venu. Le vin était sombre au point d'en paraître noir, et Rabenstrange attendit qu'Honor le goûte. « Très bon, milord, dit-elle. Je ne crois pas avoir jamais goûté rien de tel. — Non, c'est un cru de Potsdam. Quand les microbiologistes ont modifié nos plantes terrestres, ils ont accidentellement créé une variété de raisin qui ne pousse que sur Potsdam mais produit un vin absolument remarquable. L'une de leurs plus heureuses réussites, je crois. — En effet, milord. » Honor prit une nouvelle gorgée en connaisseuse, puis s'adossa et croisa les jambes. Nimitz se glissa sur ses genoux pour s'y lover confortablement, et elle regarda Rabenstrange avec un léger sourire, la tête penchée. « Toutefois, milord, je doute que vous m'ayez invitée à bord pour me faire découvrir votre cave. — Bien sûr que non. » Rabenstrange se cala dans son fauteuil, prit appui sur les accoudoirs en tenant nonchalamment son verre entre ses deux paumes et lui rendit son sourire. « Comme je vous l'ai dit, je souhaitais donner au capitaine Hauser l'occasion de partager avec vous nos données sur la situation au sein de la Confédération. D'ailleurs, je lui ai fait préparer des puces qui résument tous nos rapports de renseignement des derniers mois T. Mais pour être tout à fait honnête, milady, je vous ai invitée parce que je voulais faire votre connaissance. — Faire ma connaissance, milord ? Puis-je vous demander pourquoi ? — Certainement. » Le sourire de Rabenstrange s'élargit, et elle ressentit un nouvel accès de plaisir espiègle de sa part pendant que ses yeux se mettaient à briller. « Je dois d'abord admettre que j'ai encore un côté "petit garnement", je suppose, fit-il sur un ton désarmant, et que l'un de mes objectifs est de vous éblouir avec la qualité de nos renseignements sur le Royaume stellaire en général et votre personne en particulier. » Honor haussa un sourcil poli, et il gloussa. « Si les Andermiens ont appris une chose avec lé temps, milady, c'est qu'il n'est jamais sage de laisser un allié – ou un ennemi – potentiel dans l'ignorance de vos capacités de renseignement. La vie est tellement plus simple quand les gens à qui l'on a affaire sont conscients que vous en savez sûrement plus qu'ils ne le croient. Honor ne put s'empêcher de rire. Voilà un homme, se dit-elle, qui se délecte à ce petit jeu. Ses émotions se teintaient indiscutablement d'arrogance et d'une conscience manifeste de sa position dans la hiérarchie impériale, mais il refusait aussi de se prendre trop au sérieux. Elle sentit l'acier véritable de sa personnalité et sut qu'il était tout aussi dévoué à son devoir qu'elle-même, mais cela ne l'empêchait pas de s'amuser. Sans doute pouvait-il se montrer extrêmement dangereux, mais il possédait un entrain dont elle avait rarement vu le pareil. — Considérez-moi éblouie, milord, dit-elle d'un air ironique. Je vous assure que mon prochain rapport à l'Amirauté soulignera vos capacités de renseignement avec toute la vigueur que vous pourriez souhaiter. — Excellent ! Vous voyez ? J'ai déjà accompli une bonne part de ma mission. » Le capitaine Guntermann secoua la tête comme le tuteur d'un enfant capricieux, mais Rabenstrange n'y prêta pas attention et poursuivit. Ensuite, j'avais très envie de vous rencontrer à cause de ce que vous avez accompli au service de votre reine. Votre palmarès est remarquable, milady. Nos analystes s'attendent à beaucoup entendre parler de vous dans les années à venir, et je pense qu'il n'est jamais mauvais pour des officiers de découvrir la valeur d'un autre par observation directe. » Cette déclaration comportait une nuance légère mais distincte d'avertissement. Rabenstrange n'en était pas moins accueillant, mais Honor comprenait. Elle ne partageait pas forcément cette analyse de sa propre importance au sein de la FRM, mais elle comprenait. Ami ou ennemi, il était précieux pour tout commandant de connaître de première main la personnalité que cachait un nom. — Et ma dernière raison, mais non des moindres, milady, c'est que vous vous apprêtez à emmener votre escadre en Silésie. » Rabenstrange était désormais parfaitement sérieux, et il se pencha dans son fauteuil. « L'Empire se rend bien compte que la situation y est devenue critique, et la réduction des effectifs que votre Royaume maintient normalement dans cette région, combinée à la nature de votre escadre, souligne clairement l'engagement total de votre Flotte contre la République populaire. Mon cousin souhaite que je vous fasse comprendre – et, à travers vous, à votre Amirauté – que nos autorités militaires partagent entièrement l'opinion de nos diplomates sur la Confédération. — Et quelle est-elle, milord ? s'enquit poliment Honor alors qu'il s'interrompait. — Tout comme votre Royaume, l'Empire a de gros intérêts en Silésie, répondit posément Rabenstrange. Vous en avez sans doute été amplement informée, et je sais que vous avez déjà servi dans cette région, je n'essaierai donc pas de vous cacher que nous considérons presque toute la Confédération comme une zone vitale pour notre propre sécurité. Certaines factions au sein du gouvernement et de la Flotte recommandent depuis toujours que nous agissions plus... fermement, dirons-nous, là-bas, et l'augmentation actuelle des activités de piraterie donne un peu plus de poids à leurs arguments. La confusion qui règne au sein du gouvernement silésien, pire encore qu'à l'habitude, pèse également dans leur réflexion. Néanmoins, Sa Majesté a décidé que nous ne prendrions aucune mesure là-bas sans consulter au préalable votre gouvernement. L'empereur est parfaitement conscient de la pression que supporte votre flotte et de la menace que la République populaire représente pour la Silésie et, par extension, l'Empire. Il n'a pas l'intention de se lancer dans une action susceptible de... distraire votre flotte de sa concentration actuelle contre Havre. — Je vois. » Honor fit de son mieux pour dissimuler son soulagement. Les assurances de Rabenstrange confirmaient à la fois les analyses du ministère des Affaires étrangères et celles de la GSN, mais il y avait un gouffre entre l'opinion d'analystes et une déclaration directe et officielle. Mieux, la naissance et le rang de Rabenstrange en faisaient un porte-parole hautement crédible, et l'Empire andermien avait la réputation de penser ce qu'il disait. Il choisissait parfois simplement de se taire – sans doute le meilleur moyen de mentir jamais inventé – mais, lorsqu'il parlait, on pouvait le croire. Certes, les propos de Rabenstrange comportaient quelques limites intéressantes. Il n'avait pas dit.que l'Empire avait l'intention de renoncer à ses objectifs à long terme en Silésie, simplement qu'il ne ferait pas de vagues tant que le Royaume stellaire tenterait de sauver sa peau face aux Havriens. Cela impliquait même peut-être qu'il s'attendait à une certaine liberté d'action après-guerre en remerciement pour sa retenue actuelle, bien que Rabenstrange n'en ait rien dit. Heureusement, ces considérations dépassaient de loin les attributions d'Honor. — J'apprécie votre franchise, milord, et je ne manquerai pas de transmettre vos commentaires à mes supérieurs. — Merci, milady. En plus de ces éléments rassurants, toutefois, Sa Majesté désire soutenir vos opérations. Notre flotte marchande est beaucoup moins puissante que la vôtre et, pour éviter que notre comportement puisse passer pour une provocation, nous avons relativement réduit notre présence dans la Confédération. À cette heure, nous nous limitons à fournir des escortes pour nos propres convois et à entretenir des détachements légers dans les principaux systèmes. Naturellement, votre flotte marchande plus nombreuse est aussi plus exposée que la nôtre, de même que vos unités disponibles sont plus dispersées. Sa Majesté souhaite que je vous informe que, dans les zones où nous maintenons une présence de la FIA, nos commandants ont reçu l'ordre d'offrir leur protection à vos vaisseaux comme aux nôtres. Si votre Amirauté désire redéployer ses forces disponibles à la lumière de ces instructions, nous surveillerons vos arrières à ce moment-là. Nous comptons également ouvrir l'œil pour repérer tout élément indiquant que la République populaire envisagerait de... jeter de l'huile sur le feu. Si cela s'avérait, nous sommes prêts à exercer des pressions diplomatiques sur l'actuel gouvernement havrien pour qu'il rappelle ses unités. Nous ne pouvons naturellement pas promettre de dépasser les mesures diplomatiques tant qu'un navire de guerre havrien n'aura pas attaqué nos propres transporteurs, mais nous ferons ce qui est en notre pouvoir. » Honor écarquilla les yeux à cette offre aussi généreuse qu'inattendue. Elle était logique, car la présence de pirates – ou de tout autre agresseur – en Silésie n'arrangeait pas plus les Andermiens que le Royaume, mais elle revenait presque à une proposition informelle d'alliance. — Je transmettrai également cette offre, milord, n'en doutez pas, dit-elle, et Rabenstrange hocha la tête. — Enfin, milady, en ce qui concerne les opérations de votre escadre, ai-je raison de penser qu'on vous a fourni un large éventail de codes de transpondeur ? — En effet, milord », répondit prudemment Honor. Modifier le code de transpondeur d'un vaisseau équivalait à ce vieux truc de la marine consistant à hisser un faux pavillon. La plupart des nations y voyaient une ruse de guerre légitime, autorisée par une demi-douzaine d'accords interstellaires, mais l'Empire andermien n'avait jamais accepté cette pratique. Officiellement, il considérait l'utilisation de ses propres codes d'identification comme un acte hostile et illégal... ce qui n'avait pas empêché la DGSN d'en fournir toute une batterie à Honor. — Je m'en doutais, murmura Rabenstrange. Il faut dire qu'un navire-Q opère sous des contraintes différentes des vaisseaux de guerre classiques. » Il hocha la tête comme pour lui-même puis poursuivit. « Sa Majesté souhaite que je vous fournisse un code d'authentification qui identifiera vos bâtiments auprès de tout vaisseau de guerre andermien. Ce même code vous fera également reconnaître des commandants de nos stations silésiennes. Nous en possédons moins que vous, mais elles auront pour instructions de vous fournir ravitaillement, renseignements et moyens de maintenance. Là où ce sera possible, elles vous offriront également un soutien militaire direct contre les pirates locaux. De plus, Sa Majesté me demande de vous prévenir que, Four le moment, notre Flotte... fermera les yeux si l'un de vos bâtiments venait à utiliser des codes de transpondeur andermiens. — Milord, répondit franchement Honor, je ne m'attendais absolument pas à un soutien aussi généreux de la part de votre empereur. Vous devez savoir ce que représente pareille assistance, surtout pour un navire-Q. Je vous assure en tout cas que, moi, je le sais et, au nom de ma reine et au mien propre, j'aimerais que vous transmettiez les remerciements du Royaume à Sa Majesté pour sa générosité. — Bien sûr, fit Rabenstrange en se radossant avec un sourire triste. Le fait est, milady, qu'aucune de nos deux nations ne veut voir la situation en Silésie exploser. Certes, la Confédération est la plus grosse pomme de discorde potentielle entre nous. En mon nom personnel, je considérerais comme un désastre pour nos deux nations que cette discorde se mue en hostilités ouvertes. Hélas, nul ne peut prédire où des ambitions rivales et des soucis de sécurité parfaitement légitimes mèneront des puissances interstellaires et, comme vous, je sers la Couronne. Pourtant, à cette heure, le bon sens veut que Manticore et l'Empire demeurent des puissances amies pour survivre face à la République populaire, et Sa Majesté a pris les décisions que je vous ai exposées afin d'exprimer par le moyen le plus clair à sa disposition son attachement à cette amitié. Que cela m'offre l'occasion d'étendre ce soutien à un officier dont je respecte le palmarès n'est qu'un effet secondaire bienvenu de cet engagement. — Merci, milord, fit posément Honor. — Oui. » Rabenstrange prit une autre gorgée de vin, puis inspira et se leva brusquement. « Bien ! Assez de discours formalistes, milady. Je vous ai invitée à dîner, et mon chef s'est surpassé pour vous. Si vous – et vos hommes d'armes, bien sûr, ajouta-t-il avec un grand sourire – voulez bien vous joindre aux capitaines Guntermann, Schôninger, Hauser et à moi-même, nous pouvons peut-être le déguster en êtres civilisés. Il sera temps plus tard de passer aux briefings militaires arides. » CHAPITRE DOUZE « Vous avez une minute, madame ? Honor leva la tête de son terminal. Rafe Cardones et le capitaine de corvette Tchou se tenaient dans l'encadrement du sas de la salle de briefing. Cardones avait un bloc-mémo sous le bras et l'ingénieur en chef un chat sylvestre sur l'épaule, oreilles dressées, moustaches frémissantes. Comme le soulignait la lassitude peinte sur le visage de Tchou, il passait presque tout son temps de veille dans la section machines, et sa chatte ne venait donc que rarement sur le pont de commandement. Elle balaya la cabine d'un regard vert brillant d'intérêt, et Nimitz se redressa aussitôt sur le dossier du fauteuil de sa compagne. Honor fit signe aux deux hommes d'entrer et dissimula un sourire en sentant Nimitz souhaiter la bienvenue à Samantha. Les chats sylvestres ne montraient aucun intérêt pour la sexualité des êtres humains, et Honor était soulagée de découvrir que, malgré son lien inhabituel avec Nimitz, les aventures galantes du chat n'avaient aucun effet sur ses propres hormones. Cela ne voulait pas dire qu'elle ignorait ce que Samantha et lui ressentaient, toutefois, et elle se demandait si Nimitz avait vécu la même expérience avec Paul Tankersley et elle. Elle désigna deux chaises puis ferma le sas pendant que Cardones et Tchou s'installaient. Cardones posa son bloc sur la table, et elle eut un petit sourire lorsqu'il s'adossa dans un soupir. « Pourquoi ai-je l'impression que vous avez des soucis ? demanda-t-elle. Rafe ébaucha un sourire. « Sans doute parce que c'est le cas, répondit-il. Je... » Il s'interrompit car Nimitz venait de quitter lestement le fauteuil d'Honor et traversait la table en silence. Samantha quitta d'un bond l'épaule de Tchou pour le rejoindre, et ils s'assirent face à face. Ils se regardaient droit dans les yeux, le museau presque en contact, et seule l'extrémité de leur queue duveteuse s'agitait. Cardones les observa un instant puis secoua la tête. « Content de voir qu'il y en a pour qui ça roule, dit-il avant de se tourner vers Tchou, le sourcil interrogateur. Elle a un chat dans chaque port ? — Non. » L'ingénieur répondit d'une voix amusée malgré sa fatigue évidente. « Pas à ce point. Mais elle sait s'y prendre avec les hommes, vous ne trouvez pas ? Les deux chats ignoraient les humains, absorbés l'un par l'autre, et Honor entendit leur ronronnement grave, presque inaudible. Leurs deux grondements s'élancèrent l'un vers l'autre et se mêlèrent, s'entraînant dans une harmonie étrange et complexe, et Tchou adressa un regard surpris, comme penaud, à Honor qui haussa les épaules, impuissante. Dans leur environnement naturel, les jeunes chats sylvestres établissaient souvent des relations temporaires, mais les chats adultes étaient monogames et s'accouplaient pour la vie. Ceux qui adoptaient un humain, toutefois, prenaient rarement de partenaire durable, et elle s'était souvent demandé si c'était leur lien d'adoption qui les éloignait de ceux de leur espèce ou s'ils adoptaient parce qu'ils étaient fondamentalement différents des leurs. Mais elle avait déjà vu des chats se courtiser, et ces deux-là paraissaient plutôt sérieux, ce qui pourrait avoir des conséquences... intéressantes. Les chats « célibataires » étaient relativement peu fertiles, mais c'était fort différent lorsqu'ils formaient un couple. Inutile d'en discuter toutefois. Ce qui se passait entre Samantha et Nimitz les regardait - un fait que la majorité des humains qui persistaient à ne voir en eux que des animaux familiers n'arrivaient pas à comprendre. Cette erreur venait sans doute de ce que l'humain était presque toujours le partenaire dominant dans la relation, mais uniquement parce que les chats sylvestres adoptants avaient choisi de vivre dans la société humaine et reconnaissaient la nécessité d'obéir à ses lois, dont certaines les déroutaient. Ils se fiaient à leur compagnon pour les guider - et pas seulement sur le plan social : ils ne comprenaient pas complètement les merveilles technologiques de l'humanité, ils le savaient, or certaines de ces merveilles pouvaient tuer. Mais, pour tous les adoptés, un chat sylvestre était une personne, jouissant des mêmes droits qu'un homme et ayant parfois comme lui besoin d'espace. C'était toujours le chat qui initiait l'adoption, et il était arrivé que certains y renoncent lorsque l'homme avait essayé d'en faire un lien de propriété. Cela se produisait rarement - les chats sylvestres ne commettaient pas souvent l'erreur de choisir une personne inadaptée - mais cela arrivait. Cardones, souriant et inconscient des implications de ce qu'il voyait et entendait, regarda encore un moment les deux chats; puis il s'éclaircit la gorge et se tourna vers Honor. Son sourire s'évanouit et il posa la main sur son bloc-mémo. « Harry et moi avons un problème, madame. — Lequel ? s'enquit calmement Honor. — L'efficacité de l'équipage, madame, répondit Tchou. Plus exactement, l'efficacité de la section machines. Ce n'est toujours pas plus dynamique, en bas. — Je vois. » Honor fit basculer le dossier de son fauteuil et se mit à jouer avec son stylet. Le « convoi » avait quitté La Nouvelle-Berlin depuis un mois et devait atteindre Sachsen sous une semaine, et ce long trajet lui avait laissé le temps d'évaluer son équipage. Elle n'avait pas vraiment besoin que Tchou le lui dise pour savoir que l'efficacité de sa section demeurait en dessous de la normale. Certes, il n'était pas le seul à rencontrer des problèmes – seulement celui affligé du plus large gouffre entre objectifs et réalité. Elle était soulagée qu'il aborde le sujet, toutefois. Elle avait volontiers laissé Cardones lui donner le temps de régler tout cela lui-même, mais elle était aussi curieuse de voir comment l'ingénieur réagirait à l'absence de pression officielle de sa hiérarchie. Certains officiers auraient ignoré le problème jusqu'à ce que le second ou le commandant leur tire les oreilles, et il faisait bon savoir que Tchou ne fonctionnait pas ainsi. « Savez-vous pourquoi ? demanda-t-elle au bout d'un moment, et Tchou passa la main dans ses cheveux en brosse. — Je crois, madame. Le problème, c'est ce que je peux faire pour améliorer la situation. — Expliquez-moi ça, capitaine », fit Honor. Il fronça les sourcils. « Il s'agit essentiellement d'un problème d'ancienneté », commença-t-il. Il s'arrêta pour prendre une profonde inspiration. « Avant de poursuivre, madame, je voudrais que vous compreniez que je ne me cherche pas d'excuses. Si vous avez des conseils ou des suggestions à m'apporter, je serai ravi de les entendre, mais je sais qui est responsable de la section machines. » Il soutint le regard d'Honor jusqu'à ce qu'elle acquiesce, puis reprit : « Cela posé, je crois avoir vraiment besoin d'un conseil. C'est la première fois que je commande une section, et j'aimerais tenter quelques modifications, mais je n'ose pas les apporter sans vous les soumettre auparavant. Et si je les applique, il faudra s'écarter des procédures normales, je le crains. Honor hocha de nouveau la tête. Nimitz était trop occupé avec Samantha pour lui donner accès aux émotions de l'ingénieur, mais elle n'avait pas besoin de son lien empathique pour reconnaître sa franchise. Comme bon nombre de ses officiers, il était jeune pour son grade et, ainsi qu'il l'avait dit, c'était la première fois qu'il assumait la responsabilité d'une section entière. Il était clairement conscient de son manque d'expérience, et elle le soupçonnait de vouloir simplement l'entendre approuver ce qu'il avait en tête plutôt que de la voir résoudre elle-même ses problèmes. « Très bien, dit-il sur un ton plus normal. Comme tous les chefs de section, j'ai beaucoup de bleus dans mon effectif, et la taille du vaisseau exacerbe encore ce problème. Avec la salle de fusion un enfouie au cœur du bâtiment et fusion deux toujours dans sa position d'origine, il me faut près d'un quart d'heure pour passer de l'une à l'autre, et elles se trouvent toutes deux très loin de l'hyper principal, des salles d'impulsion et du contrôle d'avarie. Les premières semaines, je perdais un temps fou à faire la navette entre des secteurs de travail dispersés, et mes assistants m'imitaient. Sachant la plupart de mes techniciens inexpérimentés, je voulais surtout être disponible s'ils rencontraient un problème. Hélas, je ne réussissais qu'à m'efforcer d'être partout à la fois. J'étais une cible mouvante et, quand un problème surgissait, je me trouvais rarement au bon endroit. » Il haussa les épaules et se frotta le sourcil avec un sourire ironique. « On est en train de régler cet aspect-là : j'ai fait installer des liens com supplémentaires avec fusion un, et nous y avons construit des répétiteurs complets des consoles de contrôle principales de fusion deux et hyper. Cela devrait me permettre de les vérifier directement et d'interagir en face à face avec chaque station simultanément si besoin. Honor hocha de nouveau la tête. Elle savait que Tchou effectuait des modifications matérielles, mais pas qu'elles étaient d'une telle ampleur. Elle les approuvait néanmoins, et elle ajouta mentalement un petit « plus » devant le nom de l'ingénieur : les gens qui s'attelaient aux problèmes au lieu d'attendre en se tourmentant ne couraient pas les rues. Mon plus gros problème pour l'instant, c'est que je ne constate pas l'accroissement d'efficacité que j'espérais de ces nouveaux arrangements. Il fallait sans doute s'y attendre avec tant de bleus qui apprennent leur boulot, et leur ôter de l'idée toutes les âneries qu'ils ont apprises à l'école prend plus de temps parce que nous manquons de personnel expérimenté pour jouer les mentors. Mais c'est aussi dû en partie à la nature de ce personnel "expérimenté". Franchement, j'ai quelques pommes vraiment véreuses en bas, madame. Honor redressa le dossier de son fauteuil et croisa les mains sur la table. Jusque-là – sans doute grâce à Sally MacBride –, le Voyageur avait connu peu des incidents de discipline qu'Honor attendait plus ou moins. Le bosco n'était pas du genre à tolérer les écarts, et Honor était à peu près sûre qu'elle avait réglé quelques problèmes d'effectif par des interventions directes qui sortaient un peu du cadre du règlement. En tant que commandant du Voyageur, elle s'en accommodait, mais Tchou semblait avoir des difficultés lui aussi. Et c'était elle qui avait délibérément attribué aux officiers du Voyageur plus que leur part de fauteurs de troubles, songea-t-elle, coupable. — J'ai une douzaine de cas difficiles à gérer, fit Tchou, dont deux posent des problèmes particuliers. Ils ont la formation et l'expérience nécessaires, mais ce sont des fauteurs de troubles, purement et simplement. Ils ne se bougent pas les fesses à moins d'avoir quelqu'un sur le dos à chaque instant, et ils exercent des pressions sur les bleus pour qu'ils en fassent autant. Je ne peux pas les punir en réduisant leur grade parce qu'il n'y a pas plus bas : ils sont déjà au fond du panier. — Voulez-vous qu'on les retire du service ? demanda Honor. — Rien ne me ferait plus plaisir, madame, répondit franchement Tchou, mais je crois que ce serait une erreur. Je dois les mettre au pas et les y maintenir – en m'assurant que tout le monde est au courant. — Je vois. » Satisfaite de la réponse de Tchou, elle hocha la tête d'un air approbateur. Le hic, c'est que certains de mes maîtres principaux n'arrivent pas à leur faire faire le travail. Les types à problèmes prennent garde à ne pas jouer les malins quand un officier se trouve dans les parages, mais les relevés de quart révèlent qu'ils posent des tas de difficultés dès que nous ne sommes plus là. Impulsion un présente les pires problèmes – le chef de salle du premier quart n'a pas l'estomac de faire taire les fauteurs de troubles sans le soutien d'un cadre – et le troisième quart ne vaut guère mieux. » L'ingénieur s'interrompit puis secoua la tête. « En un sens, je comprends que les gars en question aient peur, admit-il. La section machines peut se révéler un endroit dangereux et, en toute honnêteté, je pense que les deux dont j'ai déjà parlé sont capables d'arranger un "accident" contre qui les met en rogne. — Le premier qui arrange un "accident" sur mon navire regrettera amèrement d'être venu au monde, fit sombrement Honor. — Je sais – et vous ne mettrez la main dessus qu'une fois que j'en aurai fini avec lui. Mais tant qu'ils ne tentent rien, je ne peux que les mettre en garde, et je pense qu'ils n'y croient pas vraiment. Pire, les deux maîtres principaux qui se dégonflent n'ont pas l'air d'y croire non plus. — Alors que voulez-vous faire dans leur cas ? — Eh bien... » Tchou regarda Cardones, qui hocha la tête. Puis il inspira profondément. « Ce que je veux faire, madame, c'est remplacer les deux maîtres principaux en question. Je leur trouverai une affectation bidon qui permettra aux autres de ne plus les avoir dans les jambes tout en signifiant à leurs subordonnés qu'ils ont été relevés pour manque d'efficacité. Mais il me manque déjà un maître principal. Si je les écarte, il me faudra les remplacer par quelqu'un qui aura assez de cran pour faire son boulot, et je n'en ai plus qui réunissent à la fois cette qualité et l'ancienneté nécessaire. — Je vois », répéta Honor. Elle passa les différentes possibilités en revue : étant donné l'urgence dans laquelle ses vaisseaux avaient été armés, ils étaient un peu limités en personnel, et Tchou avait raison quant à la pénurie de maîtres principaux. D'ailleurs aucune section n'avait de personnel équivalent à prêter aux machines. « Pourquoi pas Harkness ? demanda-t-elle à Cardones au bout d'un moment. — J'y ai pensé, madame. Je suis sûr au moins qu'il ne se laisserait pas marcher sur les pieds, et seul un dingue irait le provoquer. Le problème, c'est que Scotty a besoin de lui. Il a peut-être une formation de technicien de missiles, mais c'est aussi le meilleur mécanicien navigant de bâtiment léger que nous ayons. Non seulement il maintient les pinasses en état, mais il passe aussi beaucoup de temps auprès des escadres de BAL. Si nous le retirons des opérations de vol, nous allons faire un gros trou dans cette section. — Compris, murmura Honor avant de se retourner vers Tchou. Puisque vous avancez cette proposition, j'imagine que vous avez des candidats en tête, Harry ? — Oui, madame, mais aucun n'a l'ancienneté requise pour le poste. C'est là que le bât blesse. Le premier maître Riley occupe déjà un poste de chef de quart au contrôle d'avarie, et je suppose que je pourrais le bombarder maître principal et lui donner le troisième quart en impulsion un. Mais il me manquerait toujours quelqu'un pour le premier quart, le plus problématique, et un remplaçant pour Riley au contrôle d'avarie. J'ai deux personnes en tête, mais il s'agit de leur premier déploiement. Je les sais capables d'assumer cette responsabilité et de faire le travail, mais ce sont deux techniciens de seconde classe. — Vous voulez mettre un technicien de seconde classe sur un poste de MP ? s'enquit prudemment Honor, et Tchou opina. — Je sais que ça paraît aberrant, madame, mais mes rôles de quart sont terriblement fragiles. J'ai déjà procédé à pas mal d'affectations fondées sur les compétences et non sur le grade, parce que c'était la seule façon d'obtenir des résultats, mais il y a des limites aux ajustements que je peux me permettre sans aggraver le problème. Si nous promouvons les personnes auxquelles je pense, cela limitera dans l'ensemble les dégâts. — Vous n'avez pas un seul homme plus ancien en grade à qui confier ces postes ? — Non, madame. Pas vraiment. Oh, j'ai quelques gars réellement compétents, en bas – je n'essaye pas de dire qu'ils posent tous des problèmes, ni même la moitié. Mais nos effectifs sont si limités, et si dispersés, que ceux qui, comme le chef Riley, ont l'expérience et l'estomac nécessaires occupent déjà les postes-clés. Je ne peux pas en déplacer un sans créer un vide, et je n'ai personne susceptible de les remplacer et de combler ce vide. — Je vois. De quels seconde classe parlons-nous, alors ? — Un électrotechnicien, Maxwell, et une électronicienne, Lewis, madame, intervint Cardones en allumant son bloc-mémo pour le consulter. Tous deux avaient d'excellentes notes à l'école; ils se sont conduits de manière exemplaire depuis leur arrivée à bord et sont un peu vieux pour leur grade – parce qu'ils ne se sont enrôlés qu'après le début de la guerre, ajouta-t-il en guise d'explication. Maxwell est spécialisé dans la propulsion. Il s'est formé dans la flotte marchande, où il était chef de salle de propulsion pour la compagnie D&O, et il n'a suivi les cours de la HM que pour obtenir son certificat. Il est doué, madame, vraiment doué. La branche de Lewis, ce sont les systèmes gravifiques. Elle n'a aucune expérience, mais j'ai longuement étudié son dossier depuis son arrivée à bord. Elle est solide, et le chef Riley en dit beaucoup de bien, surtout quand il s'agit de dépannage. Harry voudrait lui faire remplacer Riley au contrôle d'avarie, pendant que Maxwell prendrait impulsion un. Honnêtement, je crois qu'ils se débrouilleraient très bien sur ces postes, mais ni l'un ni l'autre n'ont l'ombre de l'ancienneté nécessaire pour justifier leur promotion auprès de PersNav. — Le second a raison, madame, fit Tchou, mais ils sont vraiment très forts et ils ont du caractère. Ils ne reculeraient pas devant les durs. Honor fit de nouveau basculer son dossier, regardant Nimitz et Samantha sans les voir pendant qu'elle réfléchissait. Le problème – et ni Cardons ni Tchou n'avaient besoin de le lui dire –, c'était qu'elle ne pouvait pas prendre deux matelots de seconde classe et leur demander de « faire fonction » de maîtres principaux. S'ils devaient assumer cette responsabilité, ils ne méritaient pas seulement le grade officiel qui allait de pair, ils en avaient besoin. Ceux qu'ils dépasseraient leur en voudraient déjà suffisamment quoi qu'il arrive, mais, s'ils ne recevaient pas les galons officiels normalement associés au poste, leur autorité morale serait suspecte. Toutefois, si elle leur donnait ces galons, il lui faudrait être capable de le justifier. Le commandant d'un vaisseau de Sa Majesté était libre de promouvoir à peu près qui il voulait au cours d'un déploiement. Il s'agissait de promotions « de fait » jusqu'au terme du déploiement, comme celle qu'elle avait donnée à Aubrey Wanderman. Mais leur confirmation consécutive par PersNav était presque automatique : on ne procédait qu'à un examen sommaire du dossier et des notes de l'individu, partant du principe qu'un commandant était compétent pour juger du mérite de ses hommes. Toutefois, si Honor bombardait maître principal un technicien de seconde classe, PersNav allait poser des questions difficiles. Certains commandants avaient par le passé joué la carte du favoritisme, et on ne voyait jamais de promotion aussi subite. Il lui faudrait justifier sa décision par les résultats obtenus, et ses arguments auraient intérêt à tenir la route. Pire, la seule façon qu'aurait PersNav de rectifier une erreur de sa part serait de ramener Maxwell et Lewis au grade qu'il jugerait approprié, ce qui reviendrait à une rétrogradation pour faute. Cela ne figurerait pas sous ce nom dans leur dossier personnel, mais la mesure les suivrait jusqu'à la fin de leur carrière. Tout officier lisant leur dossier considérerait probablement qu'ils avaient été promus par favoritisme, et ils devraient travailler plus dur que les autres pour détromper leur monde. Le regard d'Honor glissa des chats sylvestres vers Tchou. Il l'observait d'un air inquiet, signe qu'il était parfaitement conscient de ce qu'impliquait sa requête. Mais il paraissait également sûr de détenir la bonne solution et, contrairement à Honor, il connaissait les individus en question. « Vous vous rendez compte, fit-elle puisque cela devait être dit, que vous allez mettre ces gens – Maxwell et Lewis – dans une position très difficile ? — Oui, madame. » Tchou hocha la tête sans hésiter. « Je préférerais franchement les nommer comme "faisant fonction" mais... » Il haussa les épaules, conscient de ce qu'Honor avait déjà envisagé. « Pour ce qui est de Maxwell, il connaît son affaire sur le bout des doigts, et mes matelots le savent. Ils savent aussi d'où il tient son expérience, et c'est un grand costaud. Je doute que même Steil... » Il s'interrompit. « Je doute que même le pire des fauteurs de troubles irait prendre des risques avec lui. Quant à Lewis, elle n'est pas très imposante physiquement, mais je crois sincèrement qu'elle a les plus grandes capacités de meneur, et c'est un as du dépannage. Elle maîtrise moins bien la théorie, mais elle est plus forte que quatre-vingt-dix pour cent du reste de mon effectif. Je ne serais pas surpris de voir sa carrière s'emballer et de la retrouver à mon poste dans dix ans, madame. Peut-être même plus tôt, avec les programmes accélérés de l'École spatiale que PersNav parle de mettre en place. C'est dire si elle est douée. » Honor hocha simplement la tête, mais cette évaluation du potentiel de Lewis la stupéfiait. La FRM comptait plus d'officiers partis du bas de l'échelle et ayant gravi tous les échelons à la dure que la plupart des flottes de tradition aristocratique, mais jamais on ne distinguait un simple seconde classe sur son premier déploiement comme futur officier. Un bref soupçon que Tchou pourrait avoir des raisons personnelles de soutenir Lewis lui traversa l'esprit, mais elle le repoussa aussitôt. Il n'était pas du genre à avoir des aventures avec ses matelots et, si ça avait été le cas, elle l'aurait sûrement senti grâce à Nimitz. En gros, Harold Tchou lui demandait de prendre un risque professionnel pour deux personnes qu'elle ne connaissait même pas. Cela exigeait du courage, car certains commandants se vengeraient avec délices sur celui qui leur ferait encourir les foudres de PersNav, mais ça ne voulait pas pour autant dire qu'il avait raison. D'un autre côté, c'était sa section. Contrairement à Honor, il connaissait les personnes en question, et puis il fallait faire quelque chose. Toutes les autres sections dépendaient des machines, et le contrôle d'avarie serait un élément crucial de tout affrontement. En fait, songea-t-elle, tout cela se réduisait à la confiance qu'elle accordait à Tchou. Il l'avait plus ou moins mise au pied du mur. Elle ne le lui reprochait pas mais, en lui proposant sa solution, il ne lui laissait que deux options : se ranger à son opinion ou le contredire et, ce faisant, prouver qu'elle ne se fiait pas à lui. Nul ne le saurait jamais en dehors de Rafe, Tchou et elle, mais ce serait plus que suffisant. — Très bien, Harry, dit-elle enfin. Si vous pensez que c'est la solution, on va essayer. Rafe, demandez au chef Archer de traiter la paperasse avant la fin du quart. — Bien, madame. — Merci, madame, fit posément Tchou. J'apprécie beaucoup. — Retournez donc aux machines et prouvez-moi que j'ai eu raison, répondit Honor avec un de ses sourires en coin. — C'est ce que je vais faire, madame, promit le capitaine de corvette. — Bien. » Les deux officiers se levèrent pour prendre congé, et Samantha bondit de la table sur le bras de Tchou. Toutefois, elle ne grimpa pas jusqu'à l'épaule : elle s'arrêta, accrochée à sa manche, et se retourna vers Nimitz – qui se tourna vers Honor, l'œil rieur. « Vous vous sentez capable de porter deux chats, monsieur Tchou ? fit-elle. — Je suis sphinxien, madame, répondit-il avec un petit sourire. — C'est sans doute une chance », gloussa Honor en regardant Samantha grimper agilement sur son épaule droite. Nimitz la suivit quelques instants plus tard et se percha sur l'épaule gauche de l'ingénieur, rayonnant de satisfaction sur son lien avec Honor. « Ne rentre pas trop tard, boule de poils. Mac et moi ne t'attendrons pas pour dîner – et il y a du lapin au menu. » CHAPITRE TREIZE Le cargo n'aurait pas dû se trouver là. La coque morte dérivait aux limites du système d'Arendscheldt, si loin de la primaire G3 que nul n'aurait jamais dû la retrouver. Et ça aurait d'ailleurs été le cas si le croiseur léger avait été moins occupé à se cacher. Il avait choisi une position d'où ses capteurs pouvaient surveiller le commerce du système afin d'évaluer l'endroit idéal où placer d'autres vaisseaux le moment venu et n'avait détecté l'épave que par le plus grand des hasards. Et parce que la magicienne de ma section tactique avait un « pressentiment », songea froidement le citoyen Caslet, capitaine de frégate. Il se demandait comment il pourrait tourner son rapport pour donner l'impression qu'il avait une bonne raison de courir après ce vague écho radar. Que Denis Jourdain, le commissaire du peuple affecté au VFP Vauban, soit plus arrangeant que la moyenne lui serait utile mais, à moins qu'il ne trouve de quoi justifier son déplacement, il y aurait toujours quelqu'un pour lui reprocher de ne pas s'être mêlé de ses affaires. D'un autre côté, le comité de salut public ne se fiait pas aux militaires pour surveiller leurs pairs. En conséquence, ceux qui jugeaient leurs actes en dernier recours n'avaient dans l'ensemble aucune expérience spatiale... et ceux qui possédaient cette expérience étaient prêts à la fermer tant qu'aucune bourde royale n'était commise. Il devrait donc pouvoir trouver les mots qu'il fallait, surtout avec l'aide officieuse de Jourdain. Pourtant Caslet n'y attachait guère d'importance à cet instant, plongé qu'il était dans les images que la caméra du citoyen capitaine Branscombe relayait vers son écran secondaire. Le capitaine et sa compagnie de fusiliers balayaient encore de leurs lampes l'intérieur froid et sombre du vaisseau privé d'atmosphère, mais ce qu'ils avaient déjà trouvé avait suffi à retourner l'estomac de Caslet. Ce navire avait battu pavillon du Cartel de Trianon, un protectorat mono stellaire de la Confédération silésienne qui ne possédait pas de flotte militaire — le gouvernement central de la Confédération hésitant à fournir des vaisseaux de guerre à de potentiels sécessionnistes —, et il était peu probable que quiconque soit à la recherche de son bâtiment commercial. Ce qui expliquait peut-être la mésaventure de feu l'Erewhon. Caslet tourna la tête vers l'écran principal qui affichait l'image extérieure de l'Erewhon et fit de nouveau la moue devant les affreuses crevasses laissées par des tirs à énergie. Le transporteur n'était pas armé, mais cela n'avait pas empêché ceux qui l'avaient intercepté d'ouvrir le feu. Les trous paraissaient minuscules sur cette coque de cinq millions de tonnes, mais Caslet était officier spatial. II connaissait intimement les dégâts terribles qu'un armement moderne pouvait causer, et il n'avait pas eu besoin de la vidéo de Branscombe pour deviner les ravages provoqués dans les systèmes intérieurs de l'Erewhon. Pourquoi? se demandait-il. Pourquoi faire une chose pareille ? Ils devaient bien se douter qu'ils risquaient de toucher sa propulsion, ce qui les empêcherait de le ramener avec eux, alors pourquoi lui tirer dessus? Il n'avait pas la réponse. Il savait simplement qu'on l'avait fait et ce, tout tendait à le prouver, juste pour le plaisir, parce qu'on trouvait amusant de violer un vaisseau sans défense. Il grimaça à son propre choix de terme tandis que Brans-combe rassemblait ses fusiliers dans ce qui avait dû être le gymnase de l'Erewhon, et leurs torches impitoyables éclairèrent les corps torturés. Les agresseurs de l'Erewhon avaient mal choisi leur cible. D'après le manifeste de bord, découvert dans les ordinateurs, le cargo se rendait à Central, seule planète habitée d'Arendscheldt, pour y prendre un chargement, et il circulait presque à vide, ne transportant dans ses cales que de l'équipement lourd destiné aux mines de Central. Un butin pareil n'avait pas grande valeur, et les lasers des pirates avaient endommagé le générateur hyper de l'Erewhon. Ils n'avaient donc aucun moyen de l'emmener avec eux et ils manquaient manifestement de place pour transborder un matériel aussi massif. Toutefois, ils avaient apparemment trouvé un moyen de se payer de leur perte, songea-t-il férocement en s'imposant de regarder à nouveau les corps. Tous les hommes de l'équipage avaient été conduits au gymnase et exécutés. Plusieurs semblaient avoir été torturés au préalable, mais il était difficile d'en jurer car les corps s'entassaient là où le feu des pulseurs les avait fauchés, et les fléchettes hyper véloces les avaient transformés en autant de viande déchiquetée. Mais ils avaient eu plus de chance que leurs collègues de sexe féminin. Les équipes médico­légales avaient établi leur liste de brutalités et de viols collectifs mais, lorsque les meurtriers en avaient eu fini avec elles, ils avaient aussi tiré une fléchette dans la tête de chaque femme. Toutes sauf une. Une femme n'avait pas été touchée, et son corps indemne portait encore l'uniforme de commandant de l'Erewhon. On l'avait attachée à un agrès d'où elle pouvait voir toutes les horreurs que les pirates faisaient subir à son équipage, et, leur forfait accompli, ils étaient partis en la laissant là... puis avaient coupé l'alimentation électrique et évacué l'atmosphère du vaisseau. Warner Caslet était un officier expérimenté. Il avait vu des combats et traversé les horreurs sanglantes que produisent toutes les guerres. Mais ceci était différent, et il ressentit une haine à la fois froide et brûlante pour les responsables de ce carnage. — C'est confirmé, citoyen commandant, fit Branscombe d'une voix où Caslet détecta la même haine. Aucun survivant. Nous avons sorti les rôles de l'ordinateur et sommes parvenus à identifier tout l'équipage à trois exceptions près. Ils sont tous là; les trois en question sont seulement trop abîmés par ce que ces salauds leur ont fait pour nous permettre de les identifier formellement. — Compris, Ray, soupira Caslet avant de se secouer. Vous avez les enregistrements de leurs capteurs ? — Oui, citoyen commandant. Nous les avons. — Alors nous ne pouvons rien faire de plus, décida Caslet. Revenez. — Bien, citoyen commandant. » Branscombe passa sur le circuit de com local pour ordonner à ses hommes de regagner le hauban, et Caslet se tourna vers le commissaire Jourdain. « Avec votre permission, monsieur, je vais signaler la position de l'épave aux autorités d'Arendscheldt. — Pouvons-nous le faire sans révéler notre présence ? — Non. » Caslet se retint d'ajouter « évidemment », et pas seulement par prudence. Malgré son rôle d'espion officiel du comité de salut public, Jourdain était un homme raisonnable. Il affichait indéniablement une ardeur révolutionnaire un peu suffisante, mais les deux ans T et demi qu'il avait passés à bord du Vauban semblaient l'avoir légèrement ramolli, et Caslet avait vite compris que c'était dans le fond un brave type. Les pires excès du comité de salut public et du Service de sécurité avaient été épargnés au Vauban, et son équipage d'avant le coup d'État restait quasi intact. Caslet savait quelle chance ses hommes et lui avaient eue, et il était bien décidé à les protéger de son mieux, ce qui faisait de la modération de Jourdain un trésor des plus précieux. « Si nous la signalons, ils sauront que quelqu'un est passé par ici, citoyen commissaire. Mais sans indicatif ils ignoreront qui, et, quand ils recevront le message, nous aurons déjà passé le mur alpha pour rejoindre l'hyperespace. — L'hyperespace ? fit Jourdain plus brusquement. Et notre mission de reconnaissance ? — Sauf votre respect, monsieur, je pense que nous avons une responsabilité plus pressante. Quels qu'ils soient, ces bouchers traînent encore dans le secteur et, s'ils ont frappé une fois, ils recommenceront forcément... à moins que nous ne les arrêtions. — Les arrêter, citoyen commandant ? » Jourdain le regarda d'un air sévère. « Ce n'est pas notre rôle. Nous sommes censés opérer une mission de reconnaissance pour le citoyen amiral Giscard. — Oui, monsieur. Mais le citoyen amiral ne doit pas débuter ses opérations ici avant deux mois, et il dispose de neuf autres croiseurs légers qu'il peut envoyer jeter un coup d'œil pour lui avant cette date. » Il soutint le regard de Jourdain jusqu'à ce que ce dernier acquiesce lentement. Ses yeux n'exprimaient ni approbation ni rejet immédiat de ce que Caslet s'apprêtait à proposer, et dont il devait se douter. Le commandant choisit donc ses mots avec soin. « Étant donné les autres ressources du citoyen amiral Giscard, monsieur, je pense qu'il peut se passer de nos services pour les prochaines semaines. Entre-temps, nous savons qu'il y a dans la région des hommes qui ont délibérément torturé et massacré un équipage entier. J'ignore ce que vous en pensez, monsieur, mais je veux la peau de ces salauds. Je les veux morts, et je veux qu'ils sachent qui les a tués. Je crois que l'amiral et le commissaire Pritchart partageraient cette ambition. » À ces mots, Jourdain cilla. Héloïse Pritchart, le commissaire du peuple affecté à Javier Giscard, était une femme intelligente, lucide et ambitieuse. Avec sa peau noire et ses cheveux platine, elle était aussi terriblement séduisante... tout comme sa sœur l'avait été. Mais les Pritchart, des proies, vivaient à l'époque dans la tour DuQuesne, sans doute le pire des ensembles d'habitation du système de Havre, et, par une nuit sombre, un gang d'adolescents avait coincé Estelle Pritchart. La mort brutale d'Estelle avait poussé Héloïse à intégrer les équipes actives de l'Union pour les droits des citoyens et, de là, le service du comité de salut public. Jourdain savait aussi bien que Caslet comment elle réagirait à une atrocité de ce genre. Pourtant, malgré cela, la suggestion du capitaine le mettait mal à l'aise. « Je ne suis pas sûr, citoyen commandant... » Il détourna les yeux, réticent à maintenir le contact visuel, et fit quelques pas sur le pont de commandement. « Ce que vous proposez pourrait bien aller à l'encontre de l'esprit de nos ordres, poursuivit-il sur le ton d'un homme qui détestait les propos que son devoir lui dictait. Notre but est de rendre la situation si intolérable pour les Manticoriens qu'ils devront déployer des forces ici pour s'en occuper. En supprimant des pirates du cru, nous diminuons la pression qui s'exerce sur eux, du moins un peu. — Je m'en rends compte, monsieur, répondit Caslet. En même temps, nous savons tous deux que les opérations de la force d'intervention auront cet effet de pression souhaité, et la façon dont ils ont canardé l'Erewhon, se privant de la possibilité de l'emmener avec eux – sans parler de ce qu'ils ont fait à l'équipage –, suggère que ces... gens... sont des indépendants. Je ne vois pas quelle grande nation soutiendrait une pareille bande de têtes brûlées, ne serait-ce qu'à cause du manque à gagner que leur mode opératoire doit créer. S'il s'agit d'indépendants, leur élimination ne diminuera pas de beaucoup les pertes totales des Manticoriens dans la Confédération. Mieux, souvenez-vous de nos ordres concernant les cargos andermiens. — Eh bien ? » s'enquit Jourdain, mais le ton de sa voix indiquait qu'il avait déjà deviné. Si tout se passait bien, la force d'intervention 29 de l'amiral Giscard était censée rester totalement camouflée, mais, dans un éclair de réalisme hélas trop rare, quelqu'un au QG s'était rendu compte que ce serait sans doute impossible à long terme. Cela n'avait pas pour autant empêché la hiérarchie de maintenir les ordres, mais on avait tout de même réfléchi à la façon dont l'Empire risquait de réagir s'il apprenait ce qui se tramait. Diplomates et militaires étaient divisés sur ce point. D'après les civils, la tension historique des relations andermo-manticoriennes sur la question de la Silésie inciterait les Andermiens à ne pas se plaindre trop bruyamment puisque tout ce qui affaiblissait le Royaume stellaire fournissait à l'Empire une meilleure chance de s'approprier la Confédération. Les militaires jugeaient cette analyse stupide : les Andermiens devaient bien se douter qu'ils étaient les suivants sur la liste de la République et, en tant que tels, ils n'accepteraient probablement pas sans réagir qu'on amène la guerre jusqu'à leur porte. Caslet partageait l'opinion des militaires, bien que les diplomates aient triomphé – en grande partie à cause de la méfiance que la Flotte inspirait encore au comité de salut public, le commandant le savait. Mais on avait jeté aux amiraux un os (dont ils se seraient sans doute bien passés) : l'ordre de mission de la force d'intervention recommandait explicitement de porter secours aux vaisseaux marchands andermiens aux prises avec des pirates. Ce qui, bien entendu, mettrait fin au caractère secret de l'opération. Mais, apparemment, on pensait ainsi convaincre l'Empire de la pureté des intentions de la République à son égard. Pour sa part, Caslet jugeait que seul un Andermien particulièrement bête irait le croire, mais la clause de protection des marchandises impériales lui offrait une petite ouverture. — Ces types ont attaqué un vaisseau silésien, monsieur, dit-il posément, mais ils ne cracheraient sûrement pas sur un andermien. Peut-être s'en sont-ils déjà pris à une douzaine de transporteurs impériaux. Et, même dans le cas contraire, ils le feront si l'occasion se présente. Si nous les détruisons et que nous pouvons le prouver, cela nous fournira un argument supplémentaire pour convaincre l'Empire que nous ne sommes pas ses ennemis s'il se rend compte de notre présence. — J'imagine, en effet, répondit lentement Jourdain avant de lui lancer un regard perçant. En même temps, citoyen commandant, j'ai comme l'impression que l'Empire n'est pas tout à fait le facteur déterminant de votre réflexion. — C'est vrai. » Caslet ne l'aurait jamais admis devant un autre commissaire du peuple. « Le "facteur déterminant", monsieur, c'est que ces types sont de foutus sadiques et que, si personne ne les arrête, ils continueront à commettre ce genre d'atrocités. » Le visage dur, le commandant désigna la scène du gymnase toujours figée sur son petit écran. — Je sais que nous sommes en guerre, monsieur, et je sais qu'il faut se résoudre à beaucoup de choses désagréables dans ces conditions. Mais cette boucherie n'en fait pas partie – ou elle ne le devrait pas. Je suis officier spatial. C'est mon travail d'empêcher cela si je peux, quelle que soit la nationalité de ce vaisseau. Avec votre permission, j'aimerais avoir l'occasion de faire quelque chose de bien. Quelque chose dont nous pourrons être fiers. » Il retint son souffle comme Jourdain se raidissait à sa dernière phrase. On pouvait facilement l'interpréter comme une critique implicite de la guerre contre Manticore, et c'était dangereux. Mais Warner Caslet ne pouvait pas laisser ceux qui avaient commis ce crime s'en tirer impunément, libres de recommencer – pas s'il existait un moyen de les en empêcher. « Même en admettant que je me range à votre avis, dit Jourdain au bout d'un moment de silence pesant, qu'est-ce qui vous fait croire que vous pouvez les trouver ? — Je ne suis pas certain de le pouvoir, admit Caslet, mais je pense avoir une chance raisonnable d'y parvenir si les hommes du citoyen capitaine Branscombe ont trouvé les enregistrements des capteurs de l'Erewhon. Les pirates devaient se trouver à l'intérieur de son enveloppe de détection quand ils lui ont tiré dessus. Je n'attends pas un relevé de précision militaire de la part des capteurs d'un cargo, mais je suis sûr qu'il suffira pour nous permettre d'identifier la signature d'émission des coupables. Ce qui signifie que nous les reconnaîtrons si jamais nous les voyons. — Et comment les trouverez-vous ? Comment saurez-vous seulement où les chercher ? — Premièrement, nous savons qu'il s'agit de pirates, fit Caslet en dépliant ses doigts au fil de son raisonnement. Nous pouvons donc considérer qu'ils opèrent en ce moment dans un autre système quelque part. Deuxièmement, nous sommes à peu près sûrs qu'aucune grande nation ne les soutient, parce qu'il n'y a pas un gouverneur dans la Confédération qui accepterait de fermer les yeux sur les agissements de ces types. Ils agissent donc probablement depuis un système qui n'intéresse personne, où ils ont pu entrer et installer leur propre base. Troisièmement, ils ont manifestement fait chou blanc ici, à Arendscheldt. On ne peut pas jurer qu'ils n'ont pas attaqué quelqu'un d'autre dès le lendemain, mais il y a peu de trafic commercial dans cette zone, et notre chirurgien, le citoyen Jankowski,pense qu'ils ont frappé l'Erewhon il y a moins de deux semaines. À mon avis, ils n'ont sans doute trouvé personne d'autre, auquel cas ils ont probablement continué leur chemin en quête de proies plus grasses. Quatrièmement, si j'étais un pirate partant d'ici, j'irais soit vers l'Étoile de Sharon soit vers Magyar. Ce sont les deux plusproches systèmes habités et, des deux, l'Étoile de Sharon est encore le plus proche. S'ils sont partis là-bas, ils s'y trouvent peut-être encore, vu qu'ils étaient ici très récemment. Je propose que nous informions Arendscheldt de la position de l'Erewhon et que nous partions immédiatement pour l'Étoile de Sharon. Avec un peu de chance, nous pourrions les attraper là-bas. Sinon, nous pouvons continuer vers Magyar et, puisque nous traverserons le système tout droit sans chasser comme eux, probablement les y devancer. — Un système stellaire représente un espace immense, citoyen commandant, fit remarquer Jourdain. Qu'est-ce qui vous fait croire que vous les verrez même s'ils sont là ? — On ne les verra pas, monsieur. On va les pousser à nous voir. — Je vous demande pardon? » Jourdain paraissait perplexe, et Caslet, un mince sourire aux lèvres, fit signe à son officier tactique de les rejoindre. La citoyenne Shannon Foraker, capitaine de corvette, était l'un des très rares officiers à s'être vus promus après le fiasco de la quatrième bataille de Yeltsin. C'était elle qui avait repéré le piège dans lequel la force de l'amiral Thurston s'était jetée, et ce n'était pas sa faute si elle l'avait repéré trop tard. Caslet savait que la promotion de Shannon devait beaucoup au rapport de Jourdain : le commissaire du peuple avait fini par partager l'adoration que le reste de l'équipage du Vauban vouait à l'officier tactique. C'était l'un des rares officiers républicains à refuser de s'apitoyer sur l'infériorité de son matériel par rapport à celui de l'ennemi. Elle prenait la situation comme un défi personnel, et les résultats qu'elle obtenait tenaient parfois de la sorcellerie. Elle était douée au point que Jourdain avait décidé de fermer les yeux sur les fréquentes défaillances de son vocabulaire révolutionnaire. Ou peut-être avait-il enfin compris que Shannon était si dévouée à ses ordinateurs et ses capteurs qu'elle n'avait pas de temps à perdre avec des détails comme les nuances sociales, songea-t-il ironiquement. « Vous êtes au point, Shannon? » s'enquit le commandant tandis que Foraker s'arrêtait près de son fauteuil. Elle opina, et il désigna Jourdain d'un mouvement de tête. « Alors dites au citoyen commissaire comment nous pouvons compter sur les méchants pour nous trouver. — Pas de problème, pacha. » Foraker adressa un grand sourire à Jourdain, qui le lui rendit presque malgré lui. « Ces salauds traquent des vaisseaux marchands, monsieur. Alors on branche notre matériel GE, on coupe à peu près la moitié de nos noyaux d'impulsion bêta pour que notre signature énergétique ressemble à celle d'un cargo et on débarque là où ils s'attendent à en voir. S'ils y sont, il leur faudra approcher à quatre ou cinq minutes-lumière au moins avant de percer notre couverture GE et de constater que nous sommes un bâtiment de guerre. Le temps qu'ils comprennent, mes ordis et moi aurons identifié leurs émissions et serons prêts à leur dire au revoir. Si ce sont les mêmes qui ont fait ça, nous le saurons. — Vous voyez, monsieur ? dit Caslet à Jourdain. Nous leur offrirons une proie irrésistible et nous essaierons de les piéger. Nous devrions au minimum parvenir à les identifier et, avec un peu de chance, ils approcheront et s'adapteront à notre vitesse en ignorant notre nature réelle. Comme nous ne pouvons pas connaître leur accélération maximale ni nos vecteurs exacts à l'avance, je ne peux pas promettre de les rattraper, mais je peux sans aucun doute leur coller une belle frayeur. D'ailleurs, je préférerais presque ne pas les attraper. — Pourquoi ? demanda Jourdain, surpris. — Parce que, si nous pouvons nous approcher suffisamment pour les poursuivre en hyperespace sans les rattraper, ils pourraient bien se montrer assez stupides pour nous mener à leur base, fit sombrement Caslet. Indépendants ou pas, ils ont peut-être plus d'un vaisseau, monsieur, et je veux savoir où ils nichent. J'ai le sentiment que le citoyen amiral Giscard voudra leur peau aussi férocement que nous et, contrairement au Vauban, il dispose de la puissance nécessaire pour écraser toutes les bandes de pirates qui aient jamais sévi. » Jourdain opina lentement, sans paraître remarquer que Caslet avait dit « nous » plutôt que « moi », et le commandant sourit intérieurement. Jourdain fit à nouveau le tour du pont de commandement, les mains croisées derrière le dos, puis il hocha encore la tête et se retourna vers le commandant officiel du Vauban. — Très bien, citoyen commandant. Nous pouvons au moins prendre le temps de faire un détour par l'Étoile de Sharon. Si nous ne les trouvons pas là-bas, je devrai réfléchir avant de vous autoriser à poursuivre vers Magyar, mais un crochet par l'Étoile de Sharon ne mettra pas le reste de l'escadre en retard. Et puis (il eut un sourire glacial) vous avez raison. Moi aussi, je veux la peau de ces types. — Merci, monsieur », répondit calmement le citoyen commandant Warner Caslet avant de se tourner vers Foraker. « Shannon, téléchargez dès que possible les données de Branscombe. » CHAPITRE QUATORZE « Alors ? Qu'est-ce que vous en pensez ? Honor se trouvait dans sa salle de briefing, à un mois et demi de La Nouvelle-Berlin, et l'escadre était en orbite autour de la planète Sachsen, l'un des centres administratifs de la Confédération. De puissants détachements de la flotte silésienne y étaient établis, et l'Empire andermien avait signé un bail de cent ans pour installer sur la troisième lune de la planète le quartier général d'une base spatiale de la FIA. En conséquence, ce système formait un rare îlot de sécurité au sein du chaos de la Confédération. Mais Honor ne s'intéressait pas à Sachsen pour l'instant : elle se concentrait sur une carte holo qui brillait au-dessus de la table de conférence, et elle leva la main, paume vers le haut, d'un air interrogateur. « Je ne sais pas trop, milady. » Rafael Cardones fronça les sourcils devant la carte. « Si les informations de l'Empire sont justes, il s'agit sans doute de la région la plus dangereuse. Mais vous envisagez de nous diriger vers un secteur complètement nouveau. L'Amirauté risque de ne pas apprécier... et je ne suis pas sûr d'adorer l'idée de disperser l'escadre à ce point. Capitaine Truman ? » Le commandant en second de l'escadre haussa les épaules. « Si on se disperse, on se disperse, Rafe, fit-elle remarquer. Nous manquerons autant du soutien des autres en couvrant un système chacun que dix, à moins que vous ne préfériez nous voir rester groupés, mais nous aurions l'air bizarre à nous promener en meute. Certains pirates ont l'instinct de conservation très développé : s'ils aperçoivent un groupe de vaisseaux marchands se surveillant mutuellement dans un même système stellaire, ils pourraient flairer le piège et ne pas s'approcher. Alors que si nous nous séparons, nous pouvons couvrir beaucoup plus de systèmes. J'aime cette idée de rotation, aussi. Non seulement les agresseurs potentiels ne verront pas deux fois le même bâtiment, mais le changement de secteur de patrouille devrait empêcher nos équipages de se lasser. — Peut-être, concéda Cardones, mais si les Andermiens nous ont percés à jour, qui nous dit que d'autres ne l'ont pas fait? Si les pirates savent que nous avons des navires-Q dans la région, ils vont garder leurs distances ou s'approcher prudemment, peut-être en groupe. » Il regarda Honor. « Vous vous rappelez la sim que vous avec montée pour Jennifer et moi, pacha ? » Honor hocha la tête et interrogea du regard Truman, qui haussa les épaules. « Les deux sont possibles, mais nous voulons précisément qu'ils "gardent leurs distances". Certes, les abattre tous serait une solution plus définitive, mais notre boulot consiste à réduire les pertes, non ? Quant aux attaques en groupe, bien entendu nous allons souffrir si quelqu'un décide de noyer nos bâtiments sous la masse. Mais pourquoi une escadre tout entière de pirates s'en prendrait-elle à un navire-Q ? Ils n'en tireraient aucun butin substantiel, rien que des mauvais coups, même s'ils parvenaient à nous détruire. Ils le savent, alors pourquoi prendre le risque inutilement ? Honor opina lentement tout en frottant les oreilles de Nimitz, lové sur ses genoux. Rafe jouait l'avocat du diable un peu trop prudent – un rôle étranger à son tempérament agressif – parce que son travail consistait à mettre à mal les plans de son supérieur, partant du principe qu'il valait mieux pour le commandant que son second flingue ses plans plutôt que l'ennemi flingue ses vaisseaux. Et il n'avait pas tort. Si un groupe de pirates essayait de s'en prendre à un bâtiment isolé, celui-ci avait de fortes chances d'en sortir gravement endommagé. Mais le raisonnement d'Alice tenait lui aussi la route. Le problème résidait dans les nouvelles informations fournies par le capitaine Hauser. Les modes opératoires des pirates avaient changé depuis que la DGSN avait concocté son briefing de pré-déploiement. Des vaisseaux disparaissaient à l'époque isolément ou par groupes de deux dans le secteur de Breslau et celui, tout proche, de Posnan, et c'était toujours le cas. Mais alors que les coupables saisissaient auparavant un bâtiment avant de se retirer, de sorte que les six ou sept suivants traversaient la région sans encombre, il arrivait désormais que trois ou quatre cargos à la suite disparaissent, tous dans le même système. Les pertes étaient même plus importantes du côté de Posnan que de Breslau, ce qui avait poussé Honor à repenser ses premiers plans de déploiement, mais cette affaire de pertes en série l'inquiétait autant que les chiffres bruts. En effet, elle indiquait que les pirates restaient sur place pour effectuer davantage de prises, et ce n'était pas normal. Cela ne leur ressemblait pas... ou, du moins, pas s'ils opéraient en solo comme à leur habitude. Aucun capitaine pirate n'avait envie de traîner dans les environs avec une prise en remorque, parce que deux vaisseaux avaient plus de chance d'être détectés qu'un seul et ainsi évités par d'autres proies potentielles. Et puis se posait la question de la main-d’œuvre. Très peu de vaisseaux corsaires transportaient un équipage suffisant pour gérer plus de deux ou trois prises –quatre au grand maximum – à moins de capturer l'équipage d'origine des bâtiments saisis et de le forcer à s'occuper des systèmes de vol. D'un autre côté, songea-t-elle sans joie, ils arrivaient peut-être bien à prendre les équipages. Normalement, environ la moitié des bâtiments frappés par des pirates parvenaient à éloigner leur personnel avant que le vaisseau ne soit saisi, et certains incidents suivaient encore ce modèle. Mais d'autres s'en démarquaient, et les équipages de quatre-vingts pour cent des navires manticoriens perdus à Posnan, pas moins, avaient disparu avec leur bâtiment. C'était bien au-dessus de la moyenne et cela débouchait sur deux interprétations possibles, dont aucune n'était agréable. Soit quelqu'un détruisait purement et simplement des vaisseaux marchands, ce qui paraissait peu probable, soit quelqu'un disposait d'assez de navires pour en envoyer un à la poursuite des navettes ou pinasses en fuite pendant que l'autre prenait possession de sa proie. Et c'était de cela, bien sûr, que Rafe s'inquiétait. Si les hors-la-loi opéraient à plusieurs bâtiments dans un même système, la résistance qu'ils leur opposeraient pourrait s'avérer bien plus sérieuse que l'Amirauté ne l'avait prévu. « J'aimerais tellement savoir comment les Andermiens ont percé notre couverture, murmura Truman, et Honor acquiesça. — Moi aussi, mais Rabenstrange ne l'a pas mentionné, et je ne peux pas vraiment le lui reprocher. Le seul fait de nous en informer a sans doute mis en péril leur réseau de renseignement. Nous pousserions un peu loin en lui demandant d'expliquer à notre contre-espionnage comment ils ont procédé. — Je vous l'accorde, milady », fit Cardones. Il se frotta le nez puis haussa les épaules. « J'aimerais bien savoir aussi pourquoi leur mode opératoire a changé comme ça. D'après les chiffres du capitaine Hauser, nous sommes les seuls à perdre des cargos en série. — C'est peut-être une simple question de probabilités, répondit Truman. Nous avons plus de vaisseaux dans le secteur que quiconque, malgré nos pertes. Si quelqu'un doit subir des frappes multiples, c'est celui qui fournit le plus de cibles qui est louché le plus souvent. — Et si on y ajoute le retrait de nos unités légères, intervint Honor, nous devenons dans les faits des cibles plus tentantes que les Andermiens par exemple, qui disposent encore de bâtiments de guerre pour réagir. Si j'étais corsaire, je m'acharnerais sur ceux dont j'ai l'assurance qu'ils ne sont pas en position de lâcher une escadre de contre-torpilleurs sur ma petite entreprise florissante. — Je sais, mais je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il y a autre chose, fit Cardones. — Peut-être, mais la seule façon de découvrir quoi, c'est d'aller nous rendre compte par nous-mêmes. » Honor entra une nouvelle ligne de commande sur son terminal, et des lignes vertes apparurent dans la carte holo. Elles reliaient dix systèmes stellaires – six à Breslau et quatre à Posnan – selon un motif complexe et allongé mesurant trente-deux années-lumière sur son axe le plus large. Elle observa le résultat d'un air maussade. « Si nous suivons cet itinéraire, dit-elle au bout d'un moment, nous aurons un vaisseau différent entrant dans l'un de ces systèmes ou le quittant toutes les semaines. Si quelqu'un se cache et nous observe, il ne verra pas le même bâtiment traîner dans la région pendant de longues périodes. Cela devrait nous éviter d'avoir l'air de vaisseaux de guerre, tout en nous plaçant au cœur de la zone de pertes maximales et en nous permettant de patrouiller l'espace le plus vaste une fois sur place. — Oui, en effet, dit Cardones. En admettant que nous ne tombions pas sur une escadre, je dirais que c'est de loin la meilleure approche. Mais cela nous fait passer à Posnan et laisse à découvert toutes ces étoiles dans Breslau, ajouta-t-il en tapant sur son clavier, faisant clignoter neuf étoiles supplémentaires. Nous subissons des pertes là aussi, et c'est à Breslau que nous sommes affectés. — Je sais, soupira Honor. Mais si nous étirons notre itinéraire, nous allongeons également les trajets interstellaires : nous pas sons plus de temps en hyperespace et moins en espace normal, où nous avons plus de chances de tomber sur des pirates et de les détruire. Cette solution me semble offrir le meilleur compromis entre notre couverture et le temps passé sur zone, Rafe. — Je suis d'accord, fit-il. J'aimerais seulement que nous puissions couvrir plus de terrain s'il faut absolument se disperser. Quoi que nous fassions, vous savez bien que nous ne serons pas là quand le prochain cargo sera frappé, et les cartels vont hurler que nous ne faisons pas... que vous ne faites pas votre travail si cela se produit. — Les cartels seront bien obligés de se satisfaire de nos efforts, répondit Honor. Notre commerce continuera à trinquer quel que soit notre itinéraire et, sans renfort, nous n'y pouvons pas grand-chose. Je sais qu'ils vont se plaindre si nous ne couvrons pas un système et qu'ils y perdent un bâtiment, mais ce sont les pirates qui ont l'initiative, voilà tout. Ce sont eux qui décident où ils vont frapper. Nous ne pouvons que les suivre et leur faire assez mal pour que les survivants décident de s'éloigner. Si nous nettoyons un secteur, ils en investiront un autre et nous les suivrons, ce qui devrait au moins nous permettre de restreindre l'ampleur de leurs opérations. Et, une fois que nous en aurons détruit quelques-uns, l'Amirauté pourra brandir les chiffres comme preuve que nous servons bien à quelque chose. — Vous savez quoi ? » intervint Truman. Honor la regarda, et lu blond capitaine reprit en haussant les épaules : « J'aimerais savoir qui finance et soutient ces salauds. Vous savez comme moi qu'une bande de pirates moyenne peut se permettre de perdre et le remplacer ses vaisseaux – et ses équipages – toute l'année si au moins un tiers d'entre eux parviennent à saisir un butin correct à chaque sortie. Pensez-y. Ces onze cargos... (elle tapota son écran s'affichaient les noms des vaisseaux récemment portés disparus) représentent une valeur totale de presque douze milliards à vide. On peut se payer pas mal de bâtiments assez lourds pour inquiéter des vaisseaux marchands avec une somme pareille. — D'après le capitaine Hauser, les Andermiens y travaillent, tout comme la DGSN, répondit Honor. Si nous arrivons à identifier celui qui écoule les vaisseaux et leur chargement, nous pourrons exiger des autorités locales qu'elles prennent des mesures contre lui. » Truman émit un son qu'une âme charitable aurait pu qualifier de rire, et Honor haussa les épaules. «Je sais que bon nombre des autochtones seront en cheville avec les pirates mais, s'ils sont trop bêtes – ou trop mouillés – pour prendre au moins des mesures symboliques, je crois que l'amiral Rabenstrange se fera un plaisir de leur envoyer une escadre de vaisseaux du mur pour les convaincre d'entendre raison. Hélas, nous ne disposons pas d'une telle puissance de feu. Nous ne pouvons que limiter les dégâts et au moins les forcer à réparer nos pertes. — Je sais, soupira Truman, mais on peut rêver, non? — Et j'en rêve autant que vous, fit Honor. En attendant, cela me paraît la meilleure façon de procéder à la lumière de nos informations et de nos effectifs. — Je suis d'accord », dit Truman, tandis que Cardones hochait la tête, bien que manifestement peu réjoui de cette perspective. Honor savait qu'il s'inquiétait surtout pour elle car elle aurait à subir toutes les critiques dirigées contre l'escadre, et elle se demanda s'il avait suivi le raisonnement que l'amiral de Havre-Blanc lui avait exposé sur Grayson. C'était probable : Rafe était intelligent et son malaise trop grand pour n'être dû qu'à un sentiment de surexposition tactique. Très bien, dit-elle brusquement, mettant de côté sa propre conscience aiguë de ces éléments. Dans ce cas, Alice, nous allons appliquer le schéma dont vous et moi avions parlé. Vous emmènerez le Parnasse à Telmach, et Samuel le Schéhérazade à Posnan pour commencer votre circuit. De mon côté, j'emmènerai le Voyageur à Libau pour son premier trajet vers Walther, pendant qu'Allen et le Gudrid partiront de Hume vers Gosset. » Truman acquiesça. Le circuit de patrouille qu'Honor avait établi placerait le Parnasse et le Voyageur dans les systèmes les plus dangereux pour la première partie du trajet, alors que le Gudrid de MacGuire connaîtrait des débuts assez tranquilles. — Très bien », répéta Honor. Elle se redressa et regarda ses deux subordonnés tour à tour, droit dans les yeux, tandis que Nimitz lui grimpait sur l'épaule pour se jucher sur le dossier de son fauteuil. « Il reste deux éléments auxquels nous devons réfléchir. D'abord, ce que nous faisons d'éventuels prisonniers. Rafe était ici avec moi à bord de l'Intrépide, donc il connaît déjà ma façon d'agir, mais vous, Alice, n'y étiez pas. Avez-vous eu le temps de lire mon mémo sur la question ? — Oui, répondit sobrement Truman en hochant la tête. — Ma procédure vous pose-t-elle un problème ? — Non, madame. » Truman secoua la tête. « Si je devais vous reprocher quelque chose, ce serait de vous montrer trop clémente. — Peut-être, reconnut Honor, mais nous devons agir comme si la Confédération avait un gouvernement fonctionnel – du moins jusqu'à preuve du contraire. En attendant, je vais rédiger les ordres officiels couvrant la situation pour Allen, Samuel et vous. Gardez quand même à l'esprit que nous avons besoin de toutes les informations possibles sur les modes opératoires des pirates. Si quelqu'un veut conclure un marché et jouer les informateurs, n'hésitez pas à prendre des initiatives et à user de votre propre jugement quant aux termes de l'accord. » Truman opina, et Honor se frotta les yeux d'un air las. « Ce qui nous mène à mon dernier point : la possibilité que ces disparitions en série indiquent que nous n'avons plus affaire à des pirates classiques ni même à des corsaires. Les "gouvernements de libération" de Lutrell et Psyché sont les coupables les plus probables si quelqu'un opère bien en escadre, mais il existe une autre possibilité. — Havre, lança Truman, et Honor acquiesça. — Exactement. Ni la DGSN ni les Andermiens n'en ont vu aucun signe, mais les Havriens ont leurs propres relations dans la région. D'ailleurs, leurs ambassades ici restent ouvertes puisqu'ils ne sont en guerre ni contre la Silésie ni contre l'Empire. Ils n'auraient sans doute pas trop de mal à passer un marché discret avec les gouverneurs des petits systèmes pour opérer des ravitaillements clandestins, et les données de leurs ambassades sur le commerce qui transite dans ce secteur sont probablement aussi pointues que les nôtres. S'ils ont effectivement réussi à faire discrètement passer une escadre "pirate", il est logique qu'ils s'en prennent à nos lignes commerciales exclusivement et qu'ils n'aient pas envie que les équipages des vaisseaux qu'ils arraisonnent s'échappent pour nous alerter sur leur présence. — À moins qu'ils ne veuillent forcer l'Amirauté à détacher des forces plus lourdes pour leur donner la chasse, fit remarquer Truman. C'est exactement ce qu'ils ont tenté de faire avant de vous tomber dessus à Yeltsin, Honor, et ils y sont parvenus. Pourquoi ne pas délibérément laisser "échapper" nos équipages ? Ne serait-il pas logique qu'ils se rendent visibles s'ils cherchent à prouver à l'Amirauté combien notre commerce est en danger ? — Possible, convint Honor, mais je ne crois pas qu'ils procéderaient ainsi. Leurs opérations précédant la quatrième bataille de Yeltsin faisaient partie d'un plan coordonné destiné à imposer un changement temporaire de nos déploiements afin d'attirer des forces loin d'un objectif précis pour une frappe offensive unique. Ils pourraient à nouveau s'efforcer de nous pousser à des déploiements inutiles mais, de si loin, ils ne pourraient absolument rien coordonner avec le front. Cela impliquerait qu'ils optent pour une diversion à long terme et sans viser d'effet précis, j'imagine. » Elle fronça les sourcils en regardant la carte holo, se frotta le bout du nez et haussa les épaules. — Et puis toutes les unités qu'ils enverraient ici se retrouveraient en mauvaise posture si nous les pourchassions en force. Privées de bases spatiales classiques – Havre n'en possède pas dans la région –, elles seraient très désavantagées si nous transférions les forces nécessaires pour nous en débarrasser. Sans oublier l'avantage que nous confèrent nos temps de trajet réduits par le nœud en matière de flux d'information et de vitesse de déploiement. Nous aurions de grandes chances d'opérer le transfert, de les frapper et de ramener nos forces légères à la maison avant que la République sache que nous avons bougé. Dans le même esprit, je doute qu'ils aient envie de faire quoi que ce soit susceptible d'irriter l'Empire. Ils doivent se réjouir que l'empereur reste à l'écart du conflit pour l'instant, or des opérations de grande envergure à sa porte pourraient bien le faire changer d'avis. Enfin, ils n'ont pas besoin d'agir ouvertement pour parvenir à leurs fins. Ce qui compte, ce n'est pas qui s'en prend à notre commerce, mais bien que quelqu'un s'en charge. — Ce n'est pas faux, répondit Truman. — Mais suivez-moi bien, continua Honor. S'il s'agit des Havriens, ils ont envoyé de véritables bâtiments de guerre et non les vaisseaux légèrement armés que se bricolent les pirates moyens. D'après moi, il y a peu de chances pour que nous ayons affaire à une opération havrienne, donc je m'inquiète peut-être pour rien, mais nous ne pouvons pas nous permettre de présumer de quoi que ce soit. Il est donc capital que nous restions tous sur nos gardes et, pour mémoire, j'ordonne à tous les commandants de rester à couvert et d'éviter tout engagement contre des vaisseaux de guerre havriens plus puissants qu'un croiseur lourd. Si nous tombons sur un croiseur de combat ou un bombardier – ut je prie le ciel pour que ça n'arrive pas –, essayez d'éviter faction. La perte d'un véritable bâtiment de guerre leur ferait plus de tort que celle d'un navire-Q à Manticore, mais il importe avant tout de savoir à quoi nous faisons face. — S'ils se trouvent effectivement dans les parages, c'est sans doute avec des unités légères, fit Truman. — Bien entendu, et, si on en croise une, on la détruit, reprit Honor. Mais je ne m'attendais pas non plus à voir des bombardiers débarquer à Yeltsin l'année dernière. Ils sont prêts à se servir de leurs escadres de combat légères de façon agressive, ils l'ont prouvé, malgré le manque d'expérience dont souffrait leur corps d'officiers au début de la guerre, et, s'il y a des unités lourdes dans le coin, je veux le savoir. Je suis sérieuse, les enfants. On ne joue pas les héros. Si vous ne pouvez pas éviter l'action, allez-y franco et ne vous souciez pas de cacher vos capacités de feu, mais il est plus important de signaler la présence d'unités havriennes lourdes que d'essayer de les détruire. Compris ? » Truman et Cardones opinèrent, et Honor se leva en attrapant Nimitz sur le dossier de son fauteuil pour l'installer sur son épaule. « Dans ce cas, mettons-nous au travail. Je veux que chacun se dirige vers son point de départ à zéro trois zéro zéro. » CHAPITRE QUINZE Klaus Hauptman salua brièvement son chauffeur lorsqu'elle lui ouvrit la porte de l'aérolimousine. Il arborait une expression inquiétante en descendant du somptueux véhicule, et l'atmosphère à bord avait été tout sauf détendue pendant le vol, mais Ludmilla Adams ne prit ni la brièveté de son salut ni sa colère pour elle. Quand Klaus Hauptman était furieux contre quelqu'un, il le lui faisait savoir en des termes qui ne laissaient aucune place au doute. Puisqu'il ne lui avait pas passé de savon, il devait en avoir après un autre, et elle avait appris à envisager ses accès de colère occasionnels avec le calme dont font preuve les habitants des villages situés sur les pentes d'un volcan en activité lorsqu'il entre en éruption. S'il s'énervait, il s'énervait, et elle était prête à attendre que ça lui passe. Surtout que, malgré son désarroi et son égocentrisme, il s'efforçait en général de faire amende honorable quand il se rendait compte qu'il s'était emporté contre l'un de ses employés pour ce qu'un autre avait fait. Évidemment, ça ne se passait pas toujours ainsi, et il pouvait se montrer extrêmement vindicatif et mauvais, mais Adams était à son service depuis plus de vingt ans. Elle était non seulement son chauffeur mais aussi son chef de la sécurité et garde du corps personnel, et elle possédait cette qualité que Klaus Hauptman plaçait au-dessus de toutes les autres : la compétence. Il la respectait, et ils avaient construit au fil des ans une relation harmonieuse. Une relation d'employeur à employée, bien entendu – ils n'étaient pas égaux –, mais qui donnait à Adams une certaine immunité contre les sautes d'humeur du patron. Il passa devant elle et s'engagea sur la pelouse immaculée du domaine Hauptman. Le manoir bas et long semblait ne compter que deux étages, mais les apparences étaient trompeuses. Si les Hauptman eux-mêmes et leur armée de domestiques vivaient aux étages supérieurs visibles, quatre-vingt-dix pour cent de l'édifice était souterrain, composé de neuf niveaux qui abritaient garages, zones de maintenance, section de gestion des données, et les centaines d'autres fonctions commerciales nécessaires à la bonne marche du cartel Hauptman. Les architectes avaient créé un hybride entre une villa romaine de la vieille Terre et une cabane de chasse rustique. La fusion des styles aurait dû paraître ridicule, pourtant elle produisait bizarrement un tout cohérent qui s'harmonisait assez bien avec la forêt entourant le domaine. Bien entendu, il s'agissait d'un bâtiment prétentieux et ostentatoire dans une civilisation qui maîtrisait l'antigrav. Les tours étaient bien moins coûteuses et rentabilisaient mieux l'espace – il est toujours plus facile de bâtir vers le ciel que de creuser et, dans une tour bien conçue, les domestiques n'ont pas à parcourir un demi-kilomètre entre la cuisine et la salle à manger – mais le grand-père de Klaus Hauptman voulait à tout prix sa « maison de campagne », et il s'était offert une « maison de campagne ». — Aurons-nous encore besoin de la voiture cet après-midi, monsieur ? demanda posément Adams. — Non », répondit brutalement Hauptman. Il s'arrêta. « Excusez-moi, Ludmilla. Je ne voulais pas vous crier dessus. — Je suis aussi là pour ça, monsieur », répondit-elle d'un air ironique. Il éclata de rire. « Je ne devrais pas le faire pour autant, mais... » Il haussa les épaules, et elle acquiesça. « Bref, je n'ai plus besoin de la voiture aujourd'hui. En fait, je pourrais bien quitter la planète d'ici peu. — Quitter la planète ? répéta Adams. Dois-je demander à nos hommes de s'y préparer ? — Non. Si je pars vraiment, ce ne sera pas pour ce genre de voyage. » Adams haussa le sourcil, et il eut un sourire espiègle. le ne vous cache rien, Ludmilla. Croyez-moi, je vous le ferai savoir amplement à l'avance si nous devons nous rendre quelque part. — Bien », répondit Adams en enfonçant un bouton sur la télécommande passée à son poignet gauche. L'aérolimousine s'éleva derrière eux et s'éloigna dans un murmure vers l'entrée du garage, et Adams suivit son patron dans l'imposant édifice qu'il appelait modestement sa « maison ». Un majordome humain ouvrit une porte à l'ancienne mode –non ion automatisée – et Hauptman le salua. Le majordome jeta un regard au visage de son employeur et s'écarta. Il resta muet mais arqua le sourcil à l'adresse d'Adams et secoua la tête d'un air ironique tandis que Hauptman le dépassait. Adams lui sourit en réponse et traversa sur les talons du magnat le long vestibule aéré plein d'œuvres d'art valant une fortune. « Stacey est là? » grommela-t-il. Adams consulta son bracelet. « Oui, monsieur. Au bord de la piscine. — Bien. » Il s'arrêta et se tirailla un moment le lobe de l'oreille avant de soupirer. « Vous pouvez disposer, Ludmilla. Je suis sûr que vous avez vos propres affaires à régler. Mais nous restons à la maison ce soir et, si vous êtes libre, j'apprécierais que vous nous rejoigniez pour dîner. — Bien sûr, monsieur. » Le chef de la sécurité hocha la tête puis, un petit sourire aux lèvres, regarda Hauptman poursuivre son chemin sans elle. Quel drôle de type, son patron ! Brutal, égocentrique, capable des pires grossièretés, arrogant, coléreux, complètement inconscient du sublime complexe de supériorité que sa fortune lui conférait, et pourtant parfois prévenant, gentil, voire généreux — tant qu'il pouvait l'être à sa manière — et pénétré d'un sentiment inébranlable d'obligation envers ses employés. S'il n'avait pas été l'homme le plus riche du Royaume stellaire, on n'aurait pu le décrire que comme « trop gâté », songea-t-elle. Mais en l'occurrence il fallait se contenter de le juger « excentrique » et s'en tenir là. Klaus Hauptman descendit le couloir, inconscient des réflexions de son garde du corps. Il avait d'autres choses en tête qui ne le réjouissaient guère en entrant dans la cour intérieure de son manoir. Dans ce jardin classique, les roses de la vieille Terre soigneusement taillées et les couronnes de Manticore formaient des haies colorées qui guidaient l'œil jusqu'à une immense piscine en son centre. Le bassin occupait l'équivalent d'un demi-terrain de football, et une fontaine ouvragée se dressait en son milieu. De grands poissons de bronze originaires d'une demi-douzaine de planètes, gueule ouverte, crachaient leur jet dans la piscine au milieu de tritons et de sirènes, et le murmure constant de l'eau avait un effet apaisant. En cet instant, toutefois, Hauptman n'avait d'yeux que pour la jeune femme en train de nager. Elle avait les cheveux aussi noirs que lui, mais les yeux bruns de sa mère, ainsi que ses pommettes hautes et le visage ovale qui allait avec ces yeux. Ses traits avaient leur propre force : elle n'était pas belle, mais cela constituait aussi, en un sens, une déclaration de pouvoir, car elle aurait pu s'offrir les meilleurs traitements biosculpt de la Galaxie et la beauté d'une déesse. Stacey Hauptman avait choisi de s'en abstenir, et qu'elle se contente du visage que l'hérédité lui avait donné alors qu'elle n'y était pas obligée soulignait qu'elle était en harmonie avec elle-même et son statut — et qu'elle n'avait rien à prouver à personne. Elle vira en fin de longueur et s'arrêta sur place en apercevant son père. Il lui fit signe et elle agita la main en retour. « salut, papa! Je ne m'attendais pas à te voir à la maison cet après-midi. — Un imprévu, répondit-il. Tu as une minute ? Il faut qu'on parle. — Bien sûr. » Elle se dirigea vers l'échelle dans un crawl puissant, sortit de l'eau et attrapa une serviette. Elle était svelte et telle sans manquer de formes, et Hauptman ressentit une irritation familière en découvrant son maillot minimaliste. Il la ravala une ironie tout aussi familière. Sa fille avait vingt-neuf ans T et lui avait amplement prouvé qu'elle était capable de se .défendre. Ce qu'elle faisait et avec qui ne regardait qu'elle, mais tous les pères ressentaient probablement la même chose. Après tout, ils se souvenaient des jeunes gens qu'ils avaient été, non ? Il gloussa à cette idée et alla ramasser son peignoir. Il le tint pendant qu'elle s'y glissait pour se protéger de la fraîcheur du soir, puis désigna les chaises disposées autour d'une des tables au bord de la piscine. Elle noua sa ceinture, s'assit, croisa les jambes en s'adossant et le regarda d'un air curieux. L'amusement du magnat s'évanouit tandis que son esprit revenait aux nouvelles du jour. « Nous avons encore perdu un vaisseau », annonça-t-il sans préambule. Le regard de Stacey se rembrunit car elle comprenait, et pas seulement à son niveau personnel. Son père avait dit « nous » et le terme était exact, car Hauptman avait tiré les leçons des erreurs de son propre père. Eric Hauptman, qui appartenait à la dernière génération pré-prolong, avait insisté pour garder le contrôle direct et personnel de son empire jusqu'à sa mort. Klaus exerçait bien une certaine autorité, mais il n'était que l'un des nombreux administrateurs du cartel, et la mort de son père l'avait laissé terriblement mal préparé à ses responsabilités. Pire, il s'était cru prêt à les assumer, et ses premières années à la tête de l'entreprise avaient ressemblé à un tour de montagnes russes. Klaus Hauptman n'avait pas l'intention de répéter cette erreur, d'autant que, contrairement à son père, il pouvait encore envisager au moins deux cents ans T d'activité. Il s'était marié sur le tard mais vivrait encore très, très longtemps, et il ne comptait pas laisser Stacey se transformer en automate improductif ni lui donner l'impression d'être mise à l'écart et privée de formation. Elle était déjà directrice des opérations du cartel pour Manticore-B, ce qui incluait l'énorme activité minière des champs d'astéroïdes, et elle n'avait pas atteint ce poste parce qu'elle était la fille du patron : elle l'avait mérité. C'était aussi, depuis la mort de sa mère, la seule personne de l'univers que Klaus Hauptman aimait totalement et sans équivoque. « Lequel ? demanda-t-elle, et il ferma un instant les yeux. — Le Bonaventure, soupira-t-il, et il l'entendit inspirer douloureusement. — L'équipage ? Le capitaine Harry ? fit-elle aussitôt, mais il secoua la tête. — Il a évacué la plupart d'entre eux, mais il est resté à bord. Tout comme son second. — Oh, papa », souffla Stacey. Il serra le poing sur ses genoux. Harold Sukowski commandait le yacht spatial de la famille Hauptman quand Stacey était petite. Elle s'en était amourachée à l'époque, et il lui avait inculqué des rudiments d'astrogation et l'avait préparée à passer son permis de pilotage spatial. Sa famille et lui avaient pris beaucoup d'importance pour Stacey après la mort de sa mère. Malgré tout l'amour qu'il lui portait, Hauptman savait qu'il n'arrivait pas toujours à le montrer, et sa fortune comme sa position sociale s'étaient traduites pour sa fille par une enfance solitaire. Elle avait vite appris à se méfier des gens qui voulaient être ses « amis », et la plupart de ceux avec qui elle avait des contacts travaillaient pour son père. Sukowski lui aussi était un employé, mais c'était également un capitaine de vaisseau spatial estimé, avec tout le prestige que cela impliquait, et il l'avait initiée non comme une princesse ni comme l'héritière de la plus grande fortune du Royaume, ni même comme sa future patronne, mais comme une petite fille solitaire. Elle l'adorait. D'ailleurs, Hauptman avait ressenti une jalousie profonde et inattendue lorsqu'il avait compris les sentiments de fille pour Sukowski. À son crédit, il avait réagi avec retenue envers le capitaine et, après coup, s'en était félicité. Il n'était pas le meilleur père qu'une petite fille sans maman pût avoir, et la famille Sukowski avait aidé à combler le vide que la mort de sa femme avait laissé dans la vie de Stacey. Sukowski lui avait terriblement manqué lorsqu'il avait confié le yacht à un autre, mais elle s'était réjouie que son ancienneté au sein de Hauptman. L’espace lui permette d'obtenir le Bonaventure à sa sortie du chantier naval. Elle avait traîné son père à la cérémonie d'armement et offert à Sukowski pour l'occasion un antique sextant. En remerciement, il l'avait inscrite sur les rôles en tant que membre d'équipage surnuméraire afin qu'elle soit au nombre des propriétaires de plaques de quille de son nouveau vaisseau. « Je sais. » Hauptman ouvrit les yeux, le regard perdu au-dessus de la piscine, et il serra les dents. Maudite Amirauté ! Si les Lords de la Spatiale s'étaient un peu démenés, ce ne serait pas arrivé ! Hauptman détestait perdre des employés quels qu'ils soient, mais il se serait coupé la main pour éviter ceci à sa fille. Et puis, il l'admettait, il ressentait personnellement cette perte douloureuse. Ils n'étaient pas nombreux, ceux dont il se sentait réellement proche, et il n'avait jamais fait de favoritisme au profit de Sukowski parce qu'il s'y refusait par principe, mais la disparition du capitaine le peinait. On en a des nouvelles ? demanda Stacey au bout d'un moment. — Pas encore. Notre courrier de Telmach a envoyé une lettre dès que l'équipage du Bonaventure a signalé sa perte, mais rien d'autre ne nous est encore parvenu. Bien sûr, Sukowski gardait dans son coffre les documents concernant notre offre de rançon. — Tu crois vraiment que ça changera quelque chose ? » répondit durement Stacey. Elle était en colère maintenant – non contre son père mais contre sa propre impuissance. Hauptman le savait, pourtant l'entendre l'exprimer ranima sa rage, et il serra les dents un peu plus fort. « Je ne sais pas, dit-il enfin. C'est tout ce que nous avons. — Où était la Flotte ? Pourquoi n'a-t-elle rien fait ? — Tu connais la réponse. Les effectifs sont "trop dispersés pour faire face à de nouveaux engagements". Bon sang, je n'ai pu soutirer aux Lords de la Spatiale que quatre navires-Q — Des prétextes ! Ce ne sont que des prétextes, papa! — Peut-être. » Hauptman regarda ses mains puis soupira de nouveau. « Non, soyons honnêtes, Stacey. Ils ne pouvaient probablement pas faire mieux. — Ah oui ? Alors pourquoi ont-ils placé Harrington à la tête de l'escadre ? S'ils voulaient mettre un terme à ces agressions, pourquoi n'ont-ils pas envoyé un officier compétent en Silésie ? Hauptman grimaça intérieurement. Stacey n'avait jamais rencontré Honor Harrington. Tout ce qu'elle en savait, elle l'avait lu dans les journaux, vu à l'holovision... ou entendu de la bouche de son père. Et Hauptman était conscient – et un peu gêné – de ne pas s'être donné beaucoup de mal pour offrir à sa fille un récit objectif des événements de Basilic. À vrai dire, l'humiliation qu'il avait ressentie avait encore noirci le comportement d'Harrington pendant leur confrontation lorsqu'il l'avait rapportée à Stacey plus tard. Il n'en était pas particulièrement fier, mais il n'allait sûrement pas revenir en arrière et tenter de corriger le tir maintenant. D'autant qu'Harrington était effectivement une tête brûlée, se dit-il férocement. Toutefois, cela signifiait aussi qu'il ne pouvait pas lui avouer qu'il avait lui-même intrigué pour obtenir sa nomination. Pas de se lancer dans des explications auxquelles il ne tenait pas, en tout cas. « C'est peut-être une folle furieuse, se contenta-t-il de répondre, mais c'est un excellent commandant au combat. Je l'aime pas cette femme – tu le sais bien – mais elle est douée pour se battre. J'imagine que c'est la raison pour laquelle ils l'ont choisie. Et puis qu'importe ce qu'ils ont fait ou non, qu'importent leurs raisons, le fait est que nous avons perdu le Bonaventure. — Quelles seront les conséquences pour nous ? demanda Stacy, en quête d'un sujet moins personnel et douloureux. — En soi, pas énormes. Le vaisseau était assuré, et je crois que l'assurance paiera. Mais nos primes vont encore augmenter et, à moins qu'Harrington n'obtienne des résultats, nous devrons peut-être envisager sérieusement de suspendre nos opérations dans la Confédération. — Si nous nous retirons, tout le monde en fera autant, dit Stacey. — Je sais. » Hauptman se leva et enfonça rageusement les mains dans ses poches tout en contemplant la piscine. « Je ne veux pas m'y résoudre, Stacey, et pas seulement parce que cela ferait chuter nos revenus. Je n'aime pas penser aux conséquences qu'aurait un retrait général de Silésie sur notre balance commerciale. Le Royaume a besoin de ces revenus et de ces marchés, surtout en ce moment. Si des pirates mal équipés nous chassent hors de la Confédération, les gens pourraient y voir le signe que nous ne tenons plus le terrain contre les Havriens. » Stacey hocha la tête derrière lui. La longue et orageuse histoire des relations de son père avec la Royale découlait en grande partie de son rôle en tant que l'un des principaux constructeurs de vaisseaux du Royaume, ce qui le mettait en conflit permanent avec les comptables de la FRM, mais aussi du refus de la Flotte de se plier à sa volonté, elle le savait. De plus, fine analyste politique comme son père, elle comprenait combien cette relation houleuse, ajoutée à sa fortune, le rendait séduisant aux yeux de l'opposition. Il était l'un des plus gros bailleurs de fonds des partis d'opposition et prenait garde à limiter son soutien public a l'effort de guerre à des déclarations propres à lui conserver leur concours dans ses entreprises personnelles, mais il était bien conscient des enjeux du combat contre la République populaire... et de ce qu'il avait à perdre si le Royaume était vaincu. « Combien de spatiaux avons-nous perdu jusqu'ici ? demanda t-elle. — En comptant Sukowski et son second, on arrive presque à trois cents portés disparus », répondit amèrement Hauptman. Elle grimaça. Sa propre sphère d'autorité ne l'amenait pas souvent en contact direct avec leurs intérêts dans le fret, et elle ne s'était pas rendu compte de l'ampleur des dégâts. « Pouvons-nous faire autre chose ? » Elle parlait d'une voix posée, non pas pressante mais chargée du sens des responsabilités qu'elle avait hérité de son père, et il haussa les épaules. « Je ne sais pas. » Son regard se perdit au-dessus de la piscine encore un moment, puis il se retourna vers elle. « Je ne sais pas, répéta-t-il, mais j'envisage de m'y rendre en personne. — Pourquoi ? fit-elle aussitôt, d'une voix soudain inquiète. Que peux-tu faire là-bas que tu ne peux pas accomplir d'ici ? — D'une part, je peux réduire d'environ trois mois le délai de communication. D'autre part, tu sais comme moi que rien ne remplace l'observation directe et immédiate d'un problème. — Mais, si tu traînes là-bas, tu pourrais être capturé, voire tué ! protesta-t-elle. — Oh, j'en doute. Si j'y vais, ce sera à bord de l'Artémis ou de l'Athéna. » Elle se mit à réfléchir. L'Artémis et l'Athéna faisaient partie des paquebots de classe Atlas armés par Hauptmanespace. Les Atlas disposaient d'une capacité de fret très réduite mais emportaient des compensateurs et des impulseurs de classe militaire, et ils excellaient au transport rapide des passagers. Parce l'Artémis ou de l'Athéna avaient été spécialement conçus pour la flotte silésienne, on les avait également pourvus de lance-missile légers. Leur grande vitesse et leur capacité à se défendre contre les assauts des pirates ordinaires les rendaient très populaires auprès des voyageurs devant se rendre dans la Confédération. — Très bien, dit Stacey au bout d'un moment. J'imagine que tu le fais en sécurité. Mais, si tu y vas, je viens aussi. — Quoi? » Hauptman écarquilla les yeux puis secoua vigoureusement la tête. « Hors de question ! L'un de nous doit rester ici pour s'occuper de la boutique, et je ne veux pas te voir traîner en Silésie. — D'abord, répliqua-t-elle sans céder un millimètre, nous payons très cher des gens très compétents dans le but précis de "s'occuper de la boutique", papa. Ensuite, si c'est assez sûr pour loi, ça l'est aussi pour moi. Et, enfin, il s'agit du capitaine Harry. — Écoute, dit son père d'un ton persuasif, je connais tes sentiments pour le capitaine Sukowski, mais tu ne peux rien faire de plus que moi. Reste à la maison, Stacey. S'il te plaît. Laisse-moi gérer ça. — Papa (un regard brun inflexible croisa ses yeux bleus, et Klaus Hauptman sentit l'angoisse l'étreindre), j'y vais. On peut en discuter autant que tu veux, mais je finirai par y aller. » CHAPITRE SEIZE Honor leva les yeux de son bloc-livre lorsque le carillon de com résonna. MacGuiness passa la tête dans la cabine et se dirigea vers le terminal, mais le carillon retentit à nouveau, en mode bitonal cette fois, signalant un message urgent, et elle posa le livre. « Je vais le prendre, Mac », dit-elle en se levant prestement. Nimitz redressa la tête depuis son perchoir, et elle perçut de sa part un intérêt instantané, mais elle enfonça le bouton de réception sans prendre le temps d'y réfléchir. Elle ouvrit la bouche, mais Rafe Cardones se mit à parler d'une manière abrupte qui ne lui était pas coutumière, avant même que son image se soit stabilisée. « Je crois que nous tenons notre premier client, madame. Nous avons repéré un vaisseau qui nous rattrape par l'arrière à raison de neuf cents km/s, en accélérant violemment - trois cents g d'après la section tactique. Il se trouve à un virgule sept million de kilomètres derrière nous. S'il maintient une accélération constante, John estime qu'il nous interceptera dans dix-neuf minutes à distance nulle. — Vous venez de le détecter ? — Oui, madame. » Cardones esquissa un sourire prédateur. « Aucun signe de contre-mesures électroniques. On dirait qu'il se tenait peinard et qu'il vient d'allumer ses impulseurs. — Je vois. » Le sourire d'Honor reflétait celui de son second. « Quelle masse ? demanda-t-elle. — D'après sa signature d'impulsion, Jenny dirait environ cinquante-cinq mille tonnes. — Bien, bien. » Honor se frotta un moment le bout du nez lis hocha vigoureusement la tête. « Très bien, Rafe. Sonnez le branle-bas de combat. Dites à Susan et Scotty de rassembler les équipes d'abordage. Que la première formation de BAL se prête au départ à mon signal. Je serai sur le pont dans cinq minutes. — À vos ordres, madame. » L'alarme de branle-bas de combat se mit à hurler au moment ou Honor coupait la communication, et Nimitz atterrit sur le bureau avec un bruit sourd. Elle se leva et se retourna pour découvrir que MacGuiness avait déjà en mains sa combinaison souple, et elle l'attrapa avec un sourire de remerciement avant de se diriger vers sa chambre. Quand le sas se referma derrière elle, l'intendant sortait déjà la combinaison du chat sylvestre. Elle quitta rapidement son uniforme, qu'elle laissa sur le tapis - Mac le lui pardonnerait pour cette fois -, et enfila sa combinaison en toute hâte. Le temps qu'elle repasse le sas, il avait équipé Nimitz, et elle emmena le chat au pas de course vers son ascenseur privé. Elle tapa le code de destination puis s'imposa de se calmer et de réfléchir à ce qu'elle savait. La qualité des capteurs civils variait considérablement. Tout capitaine un peu sensé voulait avoir les meilleurs possibles s'il devait s'aventurer dans la Confédération, mais le musicien compte autant que l'instrument et, dans la flotte marchande, on ne se montrait pas toujours assez exigeant quant aux compétences des opérateurs. Celui qui suivait le Voyageur ne serait donc pas trop surpris qu'on ne réagisse pas immédiatement à sa présence, mais il finirait par avoir des soupçons si cette apathie se prolongeait. En conséquence... La porte de l'ascenseur s'ouvrit, et elle pénétra dans l'agitation disciplinée de son pont de commandement. Les équipes de contrôle de tir s'organisaient – elles n'étaient pas encore au point comme elle l'aurait souhaité – mais la section tactique de Jennifer Hughes était en ligne et surveillait l'approche du vaisseau inconnu. Elle jeta un coup d'œil au chrono et se permit un petit sourire. Les concepteurs du Voyageur avaient placé les quartiers du commandant à la verticale du pont de commandement, juste un pont en dessous, et l'ascenseur privé constituait un luxe extraordinaire. Honor avait promis à Rafe d'être là dans cinq minutes, et il lui en avait fallu trois. Cardones quitta le fauteuil au centre du pont, et elle le salua de la tête en y prenant place. Nimitz se coula sur le dossier pendant qu'elle posait son casque sur l'accoudoir, et elle enfonça un bouton pour déployer ses écrans autour d'elle. Le Voyageur se trouvait à vingt et une minutes-lumière de la primaire G2 du système de Walther, à un peu moins de quinze années-lumière de Libau, et il se traînait à onze mille cent soixante-quinze km/s, sous accélération de soixante-quinze gravités. C'était peu, même pour un cargo, mais certains commandants s'y résignaient parfois pour épargner des noyaux d'impulsion fatigués, et Honor avait délibérément fait ce choix. Elle ne voulait pas qu'on puisse la rater, et une telle lenteur revenait à répandre son sang dans la mer. Manifestement, ça avait marché. Le vaisseau inconnu s'était rapproché de deux cent mille kilomètres et prenait encore de la vitesse. Il possédait déjà un avantage – sans cesse croissant – de neuf cent dix km/s sur le Voyageur, mais cela allait changer. Il ne souhaitait pas avoir trop d'élan lorsqu'il le rattraperait, mais il s'attendait clairement à ce que sa proie s'emballe quand elle l'apercevrait enfin et il voulait posséder une certaine avance dans ce cas. Il ne fallait pas le décevoir. — Très bien, Rafe. Poussez-nous en accélération maximale. — À vos ordres, madame. Chef O'Halley, accélération de un virgule cinq km/s2. — Accélération de un virgule cinq km/s2, confirmé, monsieur. » Le Voyageur bondit soudain sous accélération maximale – cela ne correspondait qu'à la moitié de celle du vaisseau en approche mais suffirait à le convaincre qu'on l'avait repéré. — Nouveau délai avant interception ? — Vingt-quatre virgule quatre-vingt-quatorze minutes, milady, répondit aussitôt John Kanehama, et Honor hocha la tète. — Fred, hélez-le. Dites-lui que nous sommes un vaisseau manticorien et que nous lui ordonnons de s'éloigner. — À vos ordres, madame. » Le lieutenant Cousins parla brièvement dans son micro pendant qu'Honor observait son écran avec attention. Le Voyageur se trouvait à portée de missiles à impulsion de son poursuivant. Un pirate prendrait garde à ne pas endommager sa proie, mais... — Séparation de missile ! annonça Jennifer Hughes. Projectile unique en approche à quatre-vingt mille g ! » Elle regarda un instant son écran puis opina. « Pas de danger, madame. Il passera à plus de soixante mille kilomètres à tribord. — Comme c'est gentil de leur part », murmura Honor en regardant le missile rattraper son vaisseau. Il passa à tribord et détona, mais il le fit loin du Voyageur. De plus il emportait une ogive nucléaire standard et non une tête laser. Toutefois, le message était clair. Elle envisagea de continuer à fuir – le pirate avait prouvé que ses armes avaient la portée nécessaire pour toucher sa proie, mais il s'abstiendrait sans doute d'en faire usage puisqu'elle ne pouvait de toute façon pas lui échapper – mais rien ne lui garantissait que le responsable du lance-missiles avait envie de se montrer raisonnable. — Rien sur le corn ? — Non, pas encore, madame. — Je vois. Très bien, Rafe. Barre à bâbord toute et cessez d'accélérer, mais maintenez les bandes gravifiques. — À vos ordres, madame. » Le Voyageur cessa d'accélérer, et Honor ouvrit une ligne de com vers le vaisseau amiral de la première escadre de BAL. Le capitaine de frégate Jacqueline Harmon, commandant le plus ancien en grade des BAL du Voyageur, était une femme aux cheveux et aux yeux sombres pourvue d'un ego digne des pilotes de chasse de l'ère pré spatiale et d'un humour sardonique – deux qualités sans doute fort utiles aux commandes d'un bâtiment aussi frêle. C'était elle qui avait insisté pour nommer les douze BAL placés sous son commandement d'après les douze apôtres, et elle se trouvait sur l'étroit pont de commandement du Pierre lorsque son image apparut sur l'écran d'Honor. « Vous êtes prête, Jackie ? — Oui, madame ! » Harmon lui adressa un sourire affamé, et Honor secoua la tête. « Rappelez-vous que nous les voulons vivants si possible. — On s'en souviendra, madame. — Très bien. Quittez les cales à votre convenance quand nous baisserons la barrière latérale, mais restez à proximité immédiate. — À vos ordres, madame. » Honor coupa la ligne et se tourna vers Hughes. « Abaissez la barrière latérale tribord. — À vos ordres, madame. Abaissons la barrière latérale tribord. » La barrière s'évanouit et, quelques secondes plus tard, six petits vaisseaux de guerre s'élancèrent des cales du flanc tribord à la force de leurs réacteurs conventionnels. Ils s'éloignèrent des bandes gravitiques du vaisseau mère avant d'allumer leurs impulseurs, puis restèrent sur place, protégés des radars et des capteurs gravitiques par l'ombre massive du Voyageur. Honor se concentra de nouveau sur son visuel. Le vaisseau pirate décélérait fortement à présent. Vu sa vitesse actuelle, il dépasserait le cargo manticorien de plus de cent quarante mille kilomètres avant de se retrouver à l'arrêt par rapport à lui, toutefois sa vitesse serait assez faible pourpermettre un abordage simple. Évidemment, il risquait d'être surpris de découvrir qui s'apprêtait à aborder l'autre, songea froidement Honor. « J'ai de bonnes données passives pour le plan de tir alpha, annonça Hughes. Solution choisie et lancée; la détection l'a en visuel. Je le balance sur votre répétiteur. » Honor baissa les yeux. Le pirate en pleine décélération présenta sa poupe aux caméras, lui offrant une bonne vue sur l'ouverture béante de ses bandes gravitiques. Il était plus petit qu'un contre-torpilleur classique et ne devait pas être lourdement armé il avait entassé un générateur hyper et des voiles Warshawski dans sa coquille de noix. Il avait néanmoins la tête de marteau typique des vaisseaux de guerre, ce qui suggérait qu'il emportait au moins un armement léger de poursuite, lequel était braqué sur le Voyageur. Elle vérifia la solution d'interception de Kanehama et l'approuva intérieurement. Inutile de laisser ce vaisseau s'approcher suffisamment pour transpercer sa barrière latérale – surtout quand elle pouvait profiter d'un angle de tir idéal. « À mon signal, Jenny, dit-elle posément, levant la main gauche tout en enfonçant le bouton de com de la main droite. Vaisseau inconnu, fit-elle sèchement, ici le croiseur marchand armé de Sa Majesté Voyageur. Coupez immédiatement vos impulseurs sous peine de destruction ! » Sa main gauche s'abattit pendant qu'elle parlait, et toutes les armes situées sur le flanc du navire-Q firent feu comme un seul homme. Huit grasers massifs crachèrent leurs rayons gamma, manquant le pirate de moins de trente kilomètres au point le plus proche, et dix missiles tout aussi massifs suivirent. Comme l'unique projectile tiré par le vaisseau inconnu, il s'agissait d'ogives nucléaires standard et non de têtes laser mais, cette fois, elles détonèrent à un millier de kilomètres à peine, l'encerclant complètement dans leur feu d'artifice. Le message était on ne peut plus clair mais, histoire de lui donner un peu plus de poids, six BAL surgirent soudain au-dessus du vaisseau mère, pointèrent leurs batteries sur l'ennemi et le bombardèrent d'émissions radar et lidar assez puissantes pour écailler la peinture de sa coque, de façon à s'assurer qu'il ne pouvait ignorer leur manœuvre. — Reçu, Voyageur! Reçu! » s'écria quelqu'un sur le circuit de com, et les impulseurs du pirate s'éteignirent aussitôt. « Ne tirez pas ! Bon Dieu, je vous en prie, ne tirez pas ! Nous nous rendons! — Préparez-vous à être abordés, fit froidement Honor. Toute résistance entraînera la destruction immédiate de votre bâtiment. Est-ce compris ? — Oui ! Oui ! — Tant mieux », conclut-elle du même ton glacial. Elle coupa la communication et se radossa dans son fauteuil en souriant à Cardones. « Eh bien, dit-elle beaucoup plus gentiment, c'était plutôt excitant, non ? — Pour certains plus que pour d'autres, madame, répondit Cardones avec un large sourire. — J'imagine. » Honor se tourna vers Hughes. « Bien joué, canonnier. Et ça vaut pour vous tous », fit-elle en s'adressant à l'ensemble du pont. Des sourires ravis lui répondirent, et elle se retourna vers Cardones. « Dites à Susan et Scotty qu'ils peuvent sortir, puis ajustez notre vitesse à celle du pirate. Les BAL garderont un œil sur notre ami pendant que nous manœuvrons. — À vos ordres, madame. » Honor se leva et s'étira, puis ramassa une nouvelle fois Nimitz. « Je suppose que vous pouvez finir tout seul, monsieur Cardones, dit-elle pour tous ceux du pont. Et vous m'avez tirée d'un très bon bouquin. Je serai dans mes quartiers. Demandez au major Hibson d'escorter le commandant de cette chose jusqu'à ma cabine dès qu'elle aura mis ses sbires en cellule. — De Rien, madame. On devrait y arriver, acquiesça Cardones, toujours souriant. « Merci », fit Honor en se dirigeant vers l'ascenseur pendant que tout le quart gloussait dans son dos. Le major Hibson poussa dans la cabine d'Honor le commandant du vaisseau pirate – un petit homme trapu qui, bien que musclé dans sa jeunesse, était depuis longtemps devenu gras et gros, le visage flasque était blafard de stupéfaction. On ne l'avait pas menotté, et il était deux fois plus imposant que la petite femme fusilier, mais seul un imbécile fini aurait pris des libertés avec Susan Hibson. D'ailleurs, ce pirate-là ne semblait plus avoir dans les tripes de quoi prendre la moindre liberté. Andrew LaFollet se tenait toutefois en alerte à la droite d’Honor, le regard gris froid, et il posa la main sur la crosse de son pulseur lorsque le flibustier s'arrêta et tenta de se redresser. Honor s'adossa dans son fauteuil en caressant d'une main les oreilles dressées de Nimitz et le fixa d'un œil tout aussi glacial que celui de son homme d'armes. L'effort qu'il avait fait pour se redresser s'effondra dans le désespoir. Il semblait à la fois vaincu et pathétique, mais elle se remémora son métier détestable et laissa le silence s'éterniser avant d'esquisser un sourire. « Surprise, surprise. » Le prisonnier frissonna en entendant sa voix froide. Elle ressentit sa terreur engourdie grâce à Nimitz, et le chat découvrit les crocs en un rictus méprisant. « Votre équipage et vous avez été capturés par la Flotte royale manticorienne en plein acte de piraterie, reprit-elle au bout d'un moment. En tant que commandant de ce vaisseau, j'ai l'autorité nécessaire en vertu de la loi interstellaire pour tous vous faire exécuter. Je vous conseille de m'épargner toute fanfaronnade susceptible de m'irriter. » Le prisonnier frissonna de nouveau, et Honor sentit un filet d'approbation froide et amusée pour son personnage de dure à cuire émaner de Susan Hibson. Elle fixa le pirate de son regard glacial jusqu'à ce qu'il hoche convulsivement la tête, puis elle redressa le dossier de son fauteuil. — Bien. Le major ici présent (elle désigna Hibson de la tête) a quelques questions pour vous et votre équipage. Je vous conseille de garder à l'esprit que nous avons saisi votre base de données intacte et que nous allons également procéder à son analyse. Si, par hasard, je détectais la moindre incohérence entre son contenu et vos propos, je n'aimerais pas ça du tout. » Le prisonnier acquiesça de nouveau, et Honor renifla d'un air méprisant. « Ôtez ça de ma vue, major », dit-elle. Hibson lança un regard noir au pirate et braqua le pouce vers la porte située dans son dos. Le prisonnier déglutit et quitta la cabine d'un pas traînant. Le sas se ferma derrière eux, et le silence se prolongea un moment avant que LaFollet ne s'éclaircisse la gorge. Puis-je vous demander ce que vous allez faire d'eux, milady ? — Hein ? » Elle leva les yeux vers lui et sourit brièvement. « Je ne vais pas les éjecter dans l'espace, si c'est ce que vous voulez dire. À moins qu'on ne trouve quelque chose de vraiment horrible dans leurs fichiers. — Je ne pensais pas à ça, milady. Mais, dans ce cas, qu'allez-vous faire d'eux ? — Eh bien... (elle fit pivoter son fauteuil pour lui faire face et l'invita d'un geste à s'asseoir sur le divan) je crois que je vais les livrer aux autorités locales silésiennes. Il n'y a pas de base de la flotte digne de ce nom ici à Walther, mais il existe un petit poste de douane. Il sera équipé pour les prendre en charge. — Et leur vaisseau, milady ? — Nous le saborderons probablement après avoir nettoyé ses ordinateurs, répondit-elle en haussant les épaules. C'est le seul moyen de s'assurer qu'ils ne remettront pas la main dessus – à moins bien sûr de les exécuter. — Remettre la main dessus, milady ? Je croyais que vous voulez les livrer aux autorités ? — Je vais le faire, mais ça ne signifie pas forcément qu'ils "resteront" livrés. » LaFollet prit un air perplexe, et elle soupira. « La confédération est comme un immense égout, Andrew. Oh, les plus ordinaires y sont probablement aussi honnêtes qu'ailleurs, mais leur prétendu gouvernement est corrompu jusqu'à l'os. Je ne serais pas étonnée que notre courageux pirate ait une forme d’arrangement avec le gouverneur du système de Walther. — Vous plaisantez ! s'exclama LaFollet, choqué. — J'aimerais bien, répondit-elle en riant sans joie devant sa mine. J'ai eu autant de mal que vous à y croire lors de mon premier déploiement dans la région, Andrew. Mais un jour j'ai capturé pour la deuxième fois le même équipage... Des clients bien plus détestables que ce type. Je les avais livrés au gouverneur local qui m'avait assuré qu'on s'occuperait d'eux. Onze mois plus tard, ils avaient un nouveau vaisseau et je les ai surpris en train d'attaquer un cargo andermien dans le même système stellaire. — Doux Seigneur qui nous éprouve, murmura LaFollet en s'ébrouant comme un chien sortant de l'eau. — C'est une des raisons pour lesquelles je tenais à inspirer la crainte de Dieu à ce pauvre salopard. » Honor désigna de la tête le sas par lequel le prisonnier avait disparu. « S'il est bel et bien relâché, je veux qu'il sue à grosses gouttes à la seule pensée de poursuivre un autre vaisseau marchand. Et c'est aussi pour ça que je vais leur préciser une petite chose, à son équipage et à lui, avant de les livrer. — Laquelle, milady ? demanda LaFollet, curieux. — Je ne leur laisserai pas deux fois cette chance, fit Honor d'un air sinistre. La prochaine fois que je les vois, ils passent tous par le sas extérieur avec une fléchette de pulseur dans le crâne. » LaFollet la regarda fixement et pâlit devant sa mine parfaitement convaincue. « Ça vous choque, Andrew ? » demanda-t-elle doucement. Il hésita quelques instants avant d'acquiescer, et elle soupira tristement. « Eh bien, ça me gêne aussi, admit-elle, mais ne vous laissez pas abuser par l'air incompétent de ce type. C'est un pirate, et ça n'a rien de romantique. Les pirates sont des voleurs et des assassins. Cet autre équipage dont je vous ai parlé ? » Elle arqua le sourcil, et LaFollet opina. « La deuxième fois que je les ai capturés, ils venaient tout juste de tuer dix-neuf personnes. Dix-neuf personnes dont le seul crime était de détenir quelque chose que ces pirates convoitaient – et qui ne seraient pas mortes si je les avais exécutés la première fois que je les ai eus entre les mains. » Elle secoua la tête, le regard froid comme l'espace. «Je donne aux autorités locales une chance de s'occuper de leurs propres déchets, Andrew. Corrompues ou non, elles sont chez elles, et je leur dois bien ça. Mais je ne leur laisserai qu'une seule chance. » CHAPITRE DIX-SEPT MacGuiness empila les assiettes à dessert sur son plateau et versa encore un peu de café aux invités d'Honor avant de remplir sa tasse de cacao. « Vous désirerez autre chose, milady ? » demanda-t-il. Elle secoua la tête. « On se débrouillera, Mac. Laissez simplement la cafetière à portée de main de ces barbares. — Bien, milady. » L'intendant répondit comme toujours sur un ton empreint de respect, mais il adressa à son capitaine un regard légèrement désapprobateur puis disparut dans l'office. « "Barbares", le terme est peut-être un peu dur, madame, protesta Rafe Cardones avec une grimace. — Ridicule, répliqua Honor. N'importe quel palais raffiné vous dira combien le cacao, cette boisson de choix, surclasse le café. Seul un barbare peut l'ignorer. — Je vois. » Cardones regarda les autres convives puis se fendit d'un doux sourire. « Dites-moi, madame, avez-vous lu cet article dans La Voix d'Arrivée sur la marque de café préférée de Sa Majesté ? » Honor s'étouffa dans son cacao, et des rires discrets s'élevèrent autour de la table. Elle posa sa tasse, s'essuya les lèvres sur sa serviette puis fronça les sourcils à l'adresse du second. « Les officiers qui mettent leur supérieur en difficulté ont des carrières brèves et tristes, monsieur Cardones. — Pas de problème, madame. Les buveurs de cacao sont toujours moins répugnants que les mâcheurs de chewing-gum. — Vous voulez vraiment mal finir, hein ? » lança Susan Hibson. Le second grimaça, et elle plongea la main dans la poche de sa veste pour en tirer un paquet de chewing-gums. Elle en déballa soigneusement une tablette, l'enfourna et se mit à mâcher lentement, ses yeux verts luisant d'un air de défi. Cardones frémit mais s'abstint de réagir, et un nouveau rire secoua la table. Honor s'adossa et croisa les jambes. Le dîner de ce soir-là visait à fêter) leur première victoire, et elle se réjouissait de son atmosphère détendue. À l'exception de Harold Tchou et John Kanehama, tous ses officiers supérieurs s'étaient rassemblés dans la confortable salle à manger que les concepteurs civils du Voyageur destinaient à son commandant. Kanehama était de quart sur le pont, mais Tchou comptait bien venir, jusqu'à ce qu'un problème de dernière minute sur fusion un le retienne. Ça n'avait pas l'air grave, mais Tchou, comme Honor, pensait qu'il valait mieux s'attaquer aux problèmes tant qu'ils n'étaient que mineurs. « Comment ça s'est passé avec les planétaires, madame ? demanda Jennifer Hughes, et le front d'Honor se plissa. — Plutôt bien – en surface, en tout cas. — "En surface", madame ? » répéta Hughes. Honor haussa les épaules. Le gouverneur Hagen les a emprisonnés en nous remerciant, mais je l'ai trouvé un peu trop pressé de nous voir partir. » Honor joua avec sa tasse de cacao et regarda le major Hibson. Le fusilier et elle avaient livré leurs prisonniers enchaînés au gouverneur du système, et elle savait que Hibson partageait ses soupçons. Bien sûr, Susan n'avait pas l'avantage d'être accompagnée d'un chat sylvestre. Elle n'avait pas pu ressentir l'immense soulagement du capitaine pirate à la vue du gouverneur... ce qui n'était pas précisément le sentiment qu'on attendrait de la part d'un homme qu'on s'apprête à punir. « Un peu trop, oui, acquiesça Hibson avec une grimace. Il avait également l'air assez contrarié par votre décision de faire sauter leur vaisseau. Vous avez remarqué ? — Oui, en effet », répondit Honor. Le gouverneur Hagen avait évoqué le désir de transformer le bâtiment pirate en vaisseau de patrouille des douanes, et l'expression « assez contrarié » ne rendait pas du tout justice à la réaction qu'il avait eue devant son refus de le lui confier. Elle regarda encore un moment sa tasse puis haussa les épaules. « Eh bien ! ce n'est pas la première fois. Je m'accommoderai du déplaisir de ce bon gouverneur. Et, au moins, nous sommes sûrs de ne plus revoir leur vaisseau. — Vous me laisserez vraiment les exécuter si nous les capturons de nouveau, madame ? » Honor hocha la tête, le visage brièvement sombre. « Bien », fit tranquillement le major. Du haut de son petit mètre soixante, Susan Hibson était une femme menue, mais ni son regard ni ses traits finement ciselés n'exprimaient la moindre douceur. C'était un fusilier jusqu'au bout des ongles, et les fusiliers n'aiment pas les pirates. Pour Honor, c'était sans doute lié au fait que leurs équipes d'abordage découvraient si souvent les premières les ravages humains qu'ils causaient. « Personnellement, dit-elle au bout d'un moment, je préférerais n'exécuter personne, Susan. Mais si c'est la seule façon de les retirer définitivement de la circulation, nous n'avons pas d'autre choix. Nous pouvons au moins nous assurer qu'ils bénéficient d'un procès équitable avant leur exécution. Et, d'un point de vue pragmatique, cela convaincra peut-être de notre sérieux les prochains que nous attraperons. — Comme un vaccin, milady », intervint le capitaine de corvette Angela Ryder depuis sa place en bout de table. Ryder avait le visage fin et studieux, sous une chevelure aussi noire que celle de Hibson. Elle était parfois distraite et tendait à préférer sa blouse blanche à l'uniforme, mais c'était un excellent médecin. — Moi non plus je n'aime pas tuer, poursuivit-elle, mais si la leçon porte, nous pourrions avoir à tuer moins de gens à long terme. — C'est le principe, Angie, répondit Honor, mais, d'après mon expérience personnelle, les lascars qui se font pirates ne pensent pas vraiment que ça puisse leur arriver. Ils sont convaincus d'être trop doués ou trop malins, voire trop chanceux pour mourir. Et j'ai le regret de vous dire qu'ils ont pour la plupart raison en ce qui concerne la chance. La Confédération s'étend sur environ cent cinq années-lumière pour un volume d'à peu près six cuit mille années-lumière cubes. En l'absence d'un gouvernement assez efficace – et honnête – pour leur faire quitter la région, les pirates parviennent toujours à trouver quelque part où se cacher et, de toute façon, la plupart d'entre eux ne sont que des mercenaires. — Je n'ai jamais bien compris ça, madame, fit Ryder. — Historiquement, la piraterie a toujours été soutenue financièrement par d'"honnêtes marchands", expliqua Honor. Déjà sur la vieille Terre, des commerçants "respectables" en façade protégeaient des pirates, des trafiquants d'esclaves, de drogue et tout ce que vous voulez. De pareilles opérations engagent d'importantes sommes d'argent, et il est toujours plus difficile de confondre les commanditaires que leurs exécutants. Ils se donnent beaucoup de mal pour vivre en piliers de leur communauté – bon nombre étaient de grands philanthropes – parce que c'est là leur meilleure défense. Cela les place au-dessus de tout soupçon et leur permet de prétendre qu'on les a roulés si une opération illégale leur explose au visage. Et puis ils ne se mettent pas de sang sur les mains, et les tribunaux ont tendance à se montrer plus cléments envers eux s'ils se font prendre. » Elle haussa les épaules. « C'est écœurant, mais c'est comme ça. Et quand la situation est aussi confuse et chaotique qu'elle l'est en général en Silésie, les occasions deviennent simplement trop tentantes. Les pirates jouissent même d'un certain prestige en tant que hors-la­loi aux yeux de beaucoup de gens de la région, alors pourquoi un homme tel que le gouverneur Hagen ne prendrait-il pas cet argent tant qu'un autre se charge de tuer ? — Vous avez raison, madame : c'est écœurant, fit le médecin du bout d'un moment. — Ce qui n'invalide pas cette analyse pour autant, intervint Hughes. Et ça ne risque pas de changer si personne ne force le changement. On en viendrait presque à souhaiter de pouvoir leur lâcher les Andermiens sur le paletot, non ? — À court terme, en tout cas. » Honor but une gorgée de cacao puis posa sa tasse avec un sourire ironique. « Évidemment, a long terme, un Empire qui contrôlerait la Confédération tout entière ferait un pire voisin que les pirates. Du moins, j'ai le sentiment que c'est ce que le duc de Cromarty en penserait. — On peut difficilement le lui reprocher, fit remarquer Fred Cousins. Les Havriens nous posent déjà suffisamment de problèmes. » Honor hocha la tête et voulut répondre, mais elle s'interrompit car Nimitz se levait et s'étirait avec bonheur sur sa chaise haute. Il bâilla paresseusement, découvrant des crocs acérés, puis il la regarda dans les yeux, et elle le fixa en retour. Ils demeuraient incapables d'échanger des pensées, mais ils arrivaient de mieux en mieux à s'adresser des images, et elle se mit à sourire car il lui suggérait une vue de la section hydroponique, suivie d'une image de Samantha. La chatte était assise au pied des plants de tomate destinés à fournir à l'équipage des aliments frais, et Honor sourit encore en devinant l'invitation que lançaient les yeux verts brillants de Samantha. « C'est bon, boule de poils, dit-elle en levant néanmoins l'index en signe d'avertissement; mais ne gêne personne et ne te perds pas non plus ! » Nimitz émit un blic joyeux et bondit de sa chaise. Bien qu'il restât en général tout près d'Honor, il avait appris à ouvrir les portes automatiques alors qu'elle n'était qu'une enfant et s'était familiarisé avec l'emploi des ascenseurs pendant leur séjour à l'Académie. Il ne pouvait pas se servir du lien com de l'ascenseur pour demander son chemin au central, mais il était parfaitement capable de taper des codes de destination mémorisés. Il lui adressa un nouveau regard rieur, agita la queue et se coula hors de la cabine. Honor leva les yeux pour découvrir que Cardones l'observait d'un air perplexe. « Il veut se dégourdir un peu les pattes. — Je Vois. » Le visage du second était admirablement sérieux, mais elle n'avait pas besoin de Nimitz pour deviner son amusement. « Enfin, dit-elle plus brusquement, maintenant que nous avons un pirate à notre tableau de chasse, j'aimerais que nous passions en revue ce que Susan et Jenny ont pu tirer de ses ordinateurs. Nous n'avons pas obtenu grand-chose sur d'autres pirates avec qui ils auraient pu coordonner leurs opérations ni sur leur base, mais nous savons où ils sont allés et quelle était leur destination suivante, qui se trouve également être la nôtre. La question est : devons-nous passer encore quelques jours ici ou bien aller directement à Schiller ? Vos commentaires ? » Aubrey Wanderman quitta l'ascenseur et consulta le marquage mural. Les concepteurs civils du Voyageur n'avaient pas prévu assez de place pour le personnel que représentait son actuel équipage militaire, et les radoubeurs avaient transformé une bonne part de sa deuxième cale en un dédale de postes d'équipage où il se perdait encore. Il avait aussi fallu caser l'équipement environnemental nécessaire à la survie de trois mille personnes, ce qui n'avait pas aidé, et nombre de coursives qui semblaient devoir mener vers telle destination avaient une fâcheuse tendance à conduire à telle autre. Pour l'essentiel de l'équipage, c'était simplement irritant, mais Aubrey aimait explorer ce labyrinthe ce qui lui valait les taquineries des anciens. Malgré leur ironie, toutefois, il commençait enfin à se repérer grâce aux plans du bord qu'il avait chargés dans son bloc mémo. Néanmoins, la seule façon de s'assurer qu'il avait bien trouvé un itinéraire consistait à l'essayer, et c'était justement le but de l'exercice de ce soir-là. Il entra le code de marquage dans son bloc et observa un moment l'écran. Pour l'instant, pas de problème. S'il suivait cette coursive jusqu'au prochain croisement, il passerait des machines a la deuxième cale des BAL et rattraperait l'ascenseur menant au Gymnase – en admettant, bien sûr, qu'il ne se soit pas trompé dans ses plans. Il sourit à cette idée et s'engagea dans la coursive déserte en sifflotant. Pour rien au monde il n'aurait échangé son poste de quartier-maître contre celui plus élevé de Ginger, car sa promotion l'avait placé sur le pont de commandement lorsque Lady Harrington avait capturé leur premier pirate, et il n'avait jamais été aussi excité de sa vie. Il s'était sans doute plus enthousiasmé que l'occasion ne le méritait, vu que l'agresseur jaugeait moins d'un pour cent des sept millions de tonnes et plus du Voyageur, mais il s'en moquait. Ils étaient là pour attraper des pirates, et le commandant avait parfaitement réussi sa première interception. Mieux encore : lui, Aubrey Wanderman, se trouvait là pour l'occasion. Il n'était peut-être qu'un minuscule rouage dans une immense machine, mais il y avait pris part, et le sentiment d'avoir accompli quelque chose n'avait pas de prix à ses yeux. Le Voyageur n'était pas le Bellérophon, mais son affectation n'avait rien de honteux, et... Le sol vint à sa rencontre et percuta son visage avec une violence inouïe. L'impact totalement inattendu lui coupa le souffle dans un halètement de douleur, puis quelque chose s'enfonça brutalement dans ses côtes. Le choc le fit rebondir contre la cloison, et il s'efforça d'instinct de se recroqueviller pour se protéger, mais il n'en eut pas le temps. Un genou prit appui sur sa colonne vertébrale, une main puissante l'attrapa par les cheveux et lui cogna la tête par terre, lui arrachant un cri. Il tendit désespérément les mains pour tenter d'agripper le poignet de son agresseur, et un rire froid et mauvais parvint à son cerveau à moitié sonné. « Alors, morveux ! fit une voix triomphante. On dirait que tu as bel et bien eu un accident. » Steilman! Aubrey parvint à saisir le poignet du technicien, mais celui-ci se libéra de l'autre main et pressa de nouveau la figure du jeune homme contre le sol. « Faut faire gaffe quand on galope dans les coursives, morveux. On sait jamais quand on risque de trébucher tout seul et de se faire mal. » Aubrey résista faiblement et l'autre lui cogna une nouvelle fois la tête. Il avait un goût de sang dans la bouche et l'os de sa joue droite semblait cassé, mais il s'élança en avant de toutes ses forces amplifiées par la terreur et parvint à s'arracher à l'étreinte de Steilman. Il s'appuya en titubant contre la cloison, couvrant son visage de ses bras croisés, et la botte du technicien le frappa brutalement à l'épaule. Il s'effondra derechef sur le flanc tout en lançant le pied en arrière en un mouvement affolé, et il entendit Steilman jurer sous l'effet de la douleur tandis que son talon rencontrait le tibia de son agresseur. « Fils de pute! siffla le technicien. Je vais te... — Eh, vas-y mollo ! » pressa une nouvelle voix tandis qu'Aubrey s'agenouillait avec difficulté. Il cligna des yeux pour essayer d'éclaircir le flou de sa vision et reconnut le petit infirmier trapu du premier après-midi dans le dortoir de Vulcain. Tatsumi. C'est comme ça qu'il s'appelait. Yoshiro Tatsumi. « Toi, le sniffeur, tu restes en dehors de ça! grogna Steilman. — Hé, hé, du calme ! fit Tatsumi à voix basse, le ton toujours aussi pressant. Tu fais ce que tu veux, mec, mais le capitaine Tchou arrive de fusion un ! — Merde ! » Steilman se retourna pour jeter un coup d'œil à la coursive dont Tatsumi venait de déboucher, avant de s'essuyer la bouche du revers de la main et de fusiller Aubrey du regard. — On n'en a pas fini, morveux, promit-il. Je fignolerai ton "accident" plus tard. » Aubrey le regarda, terrorisé, la bouche ensanglantée. Le technicien se fendit d'un rictus vicieux puis se tourna vers Tatsumi. « Quant à toi, le sniffeur, il y a trois types prêts à jurer que je suis sur mon lit en ce moment même, alors tu n'as rien vu et rien entendu. Ce putain de morveux s'est juste emmêlé les pinceaux, le maladroit... Compris ? — Tout ce que tu veux, mec, acquiesça Tatsumi en levant les mains en signe d'apaisement. — Tâche de ne pas l'oublier », lâcha Steilman en descendant la coursive au trot. Quelques secondes plus tard, une écoutille de maintenance claqua et il disparut dans le dédale de galeries étroites desservant les systèmes internes du vaisseau. Tatsumi se pencha sur Aubrey, l'air soucieux. « Tu m'as l'air mal en point marmonna-t-il. Il s'accroupit auprès du jeune homme, et Aubrey grimaça de détresse lorsqu'il passa doucement les doigts sur son nez d'où le sang s'écoulait abondamment. « Merde. Je crois que ce salaud te l'a cassé », siffla Tatsumi. Il jeta un coup d'œil à droite et à gauche dans la coursive, puis glissa un bras sous ses épaules. « Viens, gamin. Faut que je t'emmène à l'infirmerie. — Et... et le capitaine Tchou ? » articula difficilement Aubrey. Il devait respirer par la bouche et sa langue semblait pâteuse, mais il réussit laborieusement à se remettre debout avec l'aide de Tatsumi. « Quoi, le capitaine ? Tu parles, il est jusqu'au cou dans fusion un ! — Tu veux dire... souffla Aubrey, et Tatsumi haussa les épaules. — Il fallait bien que je lui raconte quelque chose, Wanderman Ce type allait te tuer. — Ouais. » Aubrey tenta d'essuyer le sang qui maculait son menton, mais un nouveau filet gluant remplaça aussitôt l'ancien, Ouais, j'imagine. Merci. — Ne me remercie pas, fit Tatsumi. Je n'aime pas voir les gens souffrir, mais face à Steilman tu es tout seul. Il est mauvais comme une teigne, ce fils de pute, et je ne veux rien avoir à faire avec lui. » Aubrey jeta un regard en coin à son compagnon pendant que celui-ci l'aidait à regagner l'ascenseur. Il reconnut la peur sur le visage et dans la voix de l'infirmier, et il ne pouvait pas le lui reprocher. « Tu veux dire que tu n'as rien vu, fit-il au bout d'un moment. — T'as tout compris. Je passais et je t'ai trouvé allongé là. Je n'ai rien vu, rien entendu. » Tatsumi détourna les yeux quelques instants puis secoua la tête comme pour s'excuser. « Écoute, je suis désolé, d'accord ? Mais j'ai mes propres problèmes, et si Steilman décide de me mettre sur sa liste noire moi aussi... » Il haussa les épaules, et Aubrey acquiesça. « Je comprends. » Tatsumi le fit entrer dans l'ascenseur et tapa le code de l'infirmerie. Aubrey lui tapota faiblement le bras. « Je ne t'en veux pas, dit-il tristement. Mais j'aimerais bien savoir pourquoi il me hait à ce point. — Tu lui as fait perdre la face, expliqua Tatsumi. Je crois qu'il n'est pas très bien dans sa tête, mais, pour lui, c'est toi qui l'as provoqué dans le dortoir, et ensuitele bosco l'a forcé à reculer. C'est pas ta faute, mais il a décidé de te le faire payer. À mon avis, s'il ne s'en était pas encore pris à toi, c'est uniquement parce que le second t'a promu sur le pont. À ta place, je resterais loin des machines, Wanderman. Très loin. — Je ne peux pas me cacher toute ma vie. » Aubrey s'affaissa « Le vaisseau n'est pas assez grand. S'il veut me trouver, il me trouvera. » Il secoua la tête, puis grimaça car cet éternuement avait provoqué de nouvelles douleurs sous son crâne. Il faut que j'en parle à quelqu'un. Que je trouve quoi faire. — J'aimerais pouvoir t'aider, mais compte pas sur moi, dit Tatsumi à voix basse. T'as entendu comment il m'appelait? — Le sniffeur ? — Ouais. Tu vois, j'ai plongé dans la verte de Sphinx il y a quelques années. Ça m'a complètement foutu en l'air. Maintenant je suis clean, mais j'ai assez de points noirs dans mon .dossier pour rester seconde classe les cinquante prochaines années. T'as entendu le bosco, le premier jour, et je n'ai aucun ami du coté des officiers non plus. Si Steilman et ses acolytes me tombent sur le dos en prime, je risque de disparaître par un sas d'évacuation des déchets un de ces quatre. — Comment se fait-il qu'on ne t'ait pas viré ? demanda Aubrey au bout d'un moment; Tatsumi haussa les épaules. — Parce que, malgré tout, je suis doué pour mon boulot, je crois. Le toubib est intervenu en ma faveur quand on m'a pris en min de sniffer. Ça ne m'a pas évité les six mois de consigne ni le suivi psychologique obligatoire, mais ça m'a maintenu en uniforme. » Aubrey hocha la tête. Il comprenait Tatsumi et ne lui reprochait pas de vouloir rester en dehors de ses problèmes. Comment aurait-il pu alors que l'infirmier venait de lui sauver la vie ? Mais si Tatsumi refusait de confirmer sa version des faits, ce serait sa parole contre celle de Steilman. Cela suffirait peut-être, vu le contraste entre leurs états de service... mais peut-être pas. Et puis, si Tatsumi avait raison et que Steilman possédait des soutiens au sein de l'équipage – et le fait qu'il savait où surprendre Aubrey suggérait que c'était le cas –, il ne suffirait peut-être pas de mettre le technicien en cellule. Dans le quart d'Aubrey, tout le monde était au courant de ses explorations et il n'avait fait aucun effort pour cacher ses plans du jour, mais Steilman ne faisait pas partie de son équipe de quart. Il ne pouvait l'avoir appris que si un autre le lui avait dit. Aubrey ne voyait pas pourquoi quiconque irait volontairement s'associer à une brute comme lui, mais ça n'avait guère d'importance. Ce qui comptait, c'était que quelqu'un l'avait apparemment fait... et qu'Aubrey n'avait aucune idée de son identité. Il porta les mains à son visage tuméfié, essayant d'arrêter les saignements, et la panique le saisit intérieurement. Il devait trouver une réponse, mais comment? Il pouvait parler en privé au bosco, mais Sally MacBride n'était pas femme à se contenter de demi-mesures : si elle le croyait, elle réagirait. Toutefois, en l'absence de preuve, elle ne pouvait rien faire d'autre à ce stade que mettre Steilman en garde, or elle l'avait déjà fait. De toute évidence, le technicien pensait pouvoir se « venger » sur Aubrey malgré cet avertissement, et le jeune homme ne voyait aucune raison d'espérer qu'il change d'avis maintenant. Steilman se trompait probablement quant à ce qu'il pouvait se permettre, mais toute correction que le bosco lui infligerait après coup ne serait qu'un piètre réconfort pour Aubrey si cette brute l'expédiait d'abord à l'infirmerie – ou pire. « On y est », soupira Tatsumi, soulagé, lorsque l'ascenseur s'arrêta et que les portes s'ouvrirent en sifflant. Il aida Aubrey à traverser le couloir, et le jeune homme ferma les yeux. Il avait besoin d'aide. Il avait besoin de parler avec un collègue assez expérimenté pour lui dire que faire, mais il ne connaissait personne ayant ce genre d'expérience ! « Mon Dieu! s'exclama quelqu'un. Qu'est-ce qui lui est arrivé ? — Je ne sais pas très bien, répondit Tatsumi. Je l'ai trouvé dans une coursive. — Qui est-ce ? demanda la voix. — Il s'appelle Wanderman. Je crois que c'est seulement le visage. — Laissez-moi le voir. » Des mains écartèrent l'infirmier et enserrèrent doucement la tête d'Aubrey, qui cligna des yeux sous Ir regard perçant d'un médecin de première classe. « Qu'est-ce lui s'est passé, Wanderman ? » demanda-t-il. — Dis-lui! s'écria une voix intérieure. Dis-lui maintenant! Mais si aubrey disait à cet officier... « Je suis tombé », répondit-il, la langue pâteuse. CHAPITRE DIX-HUIT L'alarme de branle-bas de combat tira brutalement Warner Cas-let d'un sommeil sans rêves. Il roula sur le côté, s'assit et, par pur réflexe, tendit la main vers la touche de com avant même d'ouvrir les yeux. L'écran illumina brusquement la cabine sombre. « Ici le commandant, fit-il d'une voix ensommeillée. J'écoute. — Je crois qu'on a une touche, pacha. » C'était Allison MacMurtree, son second. « Je ne suis pas sûre qu'il s'agisse du vaisseau que nous cherchons, mais quelqu'un nous a pris en chasse. — Un seul bâtiment ? » Caslet se frotta les yeux, et MacMurtree hocha la tête. « Pour l'instant nous n'avons qu'une signature d'impulsion, pacha. » Le citoyen commissaire Jourdain apparut dans le champ de la caméra du second et regarda Caslet par-dessus son épaule. MacMurtree lui jeta un coup d'œil, mais son visage n'exprimait aucune inquiétude, bien que bon nombre de commissaires considèrent l'usage du titre de « pacha » presque aussi « effrontément élitiste » que celui de « monsieur » pour tout autre qu'un commissaire. « À quelle distance derrière nous ? — Pile dix-neuf millions de kilomètres, pacha. Disons à peine plus d'une minute-lumière. On n'a pas encore de données actives... » Elle s'interrompit et détourna les yeux de la caméra. Caslet entendit la voix de Shannon Foraker, puis MacMurtree se retourna vers lui avec un sourire à faire froid dans le dos. « La section tactique vient de le confirmer, pacha. Les émissions actives nous parviennent, et elles correspondent en tout point à la signature de notre cible. — Et c'est bien nous qu'il poursuit? — Absolument. Nous sommes les seuls dans le coin, et il a allumé ses impulseurs il y a deux minutes », fit le second. Caslet lui adressa un sourire tout aussi glacial. — j'arrive tout de suite. Shannon et vous savez quoi faire en m'attendant. — Oui, pacha. On va jouer les cargos gras, bêtes et heureux. — Bien. » Caslet hocha la tête, coupa la communication et se Neigea vers son placard. L'un des nombreux privilèges auxquels les officiers de la République avaient dû renoncer sous le nouveau régime était la présence à leur côté d'un intendant, mais cela ne l'avait jamais particulièrement gêné, et ça ne lui posait aucun problème à cet instant. Il effectua un rapide examen visuel des moins de sa combinaison souple avant de la sortir du placard, mais il n'avait pas vraiment l'esprit à ce qu'il faisait. Malgré toute l'assurance qu'il avait affichée devant Jourdain, les chances de tomber sur un pirate précis étaient très minces. Maintenant qu'il avait réussi, il se demandait s'il aurait autant de succès dans la prochaine étape. D'après les enregistrements des capteurs tirés des ordinateurs de l'Erewhon, le pirate était bien plus léger que le hauban, et Caslet doutait franchement qu'une quelconque bande de flibustiers puisse égaler l'efficacité de son équipage de vétérans bien rodés. Il pouvait détruire ce vaisseau, il n'en doutait pas, mais il préférait en réalité le prendre à peu près intact — ainsi que ses ordinateurs —, ce qui promettait d'être beaucoup plus difficile. Il enfila sa combinaison en réprimant une grimace familière au moment d'opérer les connexions de « plomberie » et fit l'étanchéité. Il voulait ce vaisseau et il était prêt à courir certains risques pour le prendre, mais certainement pas à mettre en danger ses troupes. Si l'affaire se révélait problématique, il se résoudrait sans états d'âme à le détruire. D'ailleurs, une part de lui-même y aspirait, et il découvrit les dents avant de ramasser son casque et de se diriger vers le sas. « On dirait qu'on l'a embobiné – du moins pour l'instant », annonça MacMurtree à l'arrivée de Caslet sur le pont de commandement. Elle désigna la carte principale et le suivit jusque-là. « Il approche presque dans l'axe par rapport à nous – un-sept sept – mais il se trouve plus haut et ne peut voir que notre bande gravitique dorsale. Impossible qu'il obtienne la moindre donnée radar ou optique. — Bien. » Caslet tendit son casque à un assistant qui le plaça pour lui sur l'accoudoir du fauteuil de commandement, et il resta à contempler la carte. Le pirate se trouvait maintenant à un peu plus de dix-huit millions et demi de kilomètres et accélérait à près de cinq cents gravités. La vélocité actuelle du Vauban s'élevait à treize mille huit cents km/s, et il accélérait à cent deux gravités vers le soleil F6répondant au nom d'Étoile de Sharon, mais le pirate atteignait déjà les quinze mille deux cent trente km/s, soit un avantage de plus de mille quatre cents km/s. Caslet observa un moment les projections de vecteurs puis se tourna vers le citoyen Simon Houghton, lieutenant de vaisseau. « Délai avant interception ? — En maintenant les accélérations actuelles, disons quarante-cinq minutes, répondit l'astrogateur, mais il posséderait alors un avantage de douze mille km/s. — Compris. » Caslet examina la carte encore quelques secondes puis se dirigea vers son fauteuil de commandement. Jourdain occupait déjà le fauteuil équivalent à ses côtés et arqua les sourcils tandis que le commandant prenait place. « Vous êtes sûr qu'il s'agit des gens que vous voulez, citoyen commandant ? — Si Shannon dit que c'est eux, alors c'est eux, monsieur. Et, jusque-là, ils semblent faire exactement ce que nous voulons. Le problème, c'est de les inciter à continuer. — Et comment allez-vous vous y prendre ? dites-moi. » La question de Jourdain aurait pu être ironique, mais elle n'exprimait qu'une sincère curiosité, et Caslet sourit brièvement. — Aucun de leurs capteurs ne peut voir à travers notre bande gravitique, monsieur. Pour l'instant, ils ne peuvent se fier qu'à sa puissance apparente et à nos émissions actives, or Shannon et l'équipe des machines se sont donné du mal pour les faire ressembler à celles d'un navire marchand. Nous ne tromperions pas longtemps un vaisseau de guerre classique méfiant, mais ces gens s'attendent à voir un cargo. Ils devraient continuer à penser que c'est ce que nous sommes jusqu'à ce que nous fassions quelque chose pour les détromper ou qu'ils obtiennent un aperçu de notre coque. Heureusement, ils se trouvent bien au-dessus de nous, et ils n'ont donc en point de mire que notre bande gravitique dorsale pour l'instant. Nous ne pouvons pas compter que cela dure jusqu'à l'interception, mais ils devraient nous donner des raisons d'agir avant. Et si nous nous débrouillons bien, notre position lorsque nous déciderons enfin de les "voir" et de répondre à la menace devrait les empêcher de jeter un œil par la poupe à la jonction béante de nos bandes gravifiques. — De sorte qu'ils ne verront toujours pas notre coque », fit Jourdain en hochant la tête. Caslet l'imita. « C'est l'idée, citoyen commissaire. S'ils produisent leur accélération maximale, ce qui semble probable, nous pouvons les battre d'environ dix g, mais cela ne suffira que si nous parvenons à les attirer plus près. À cette heure, leur avantage de vitesse reste si faible qu'ils pourraient facilement s'échapper et retraverser l'hyperlimite avant que nous les rattrapions si nous faisions simplement demi-tour et nous lancions à leur poursuite. Mais si nous agissons comme un cargo dûment terrifié, ils devraient continuer à s'approcher - et ralentir pour nous aborder ou nous attaquer en prime ­jusqu'à ce que nous les ayons amenés pile là où nous voulons. — Et ensuite nous les faisons sauter », conclut Jourdain avec une satisfaction non déguisée. Le commissaire du peuple avait passé des heures à visionner les enregistrements que le capitaine Branscombe avait rapportés du carnage à bord de l'Erezvhon, et il avait manifestement surmonté ses dernières réserves quant à la baisse de pression sur les Manticoriens. Nouvelle preuve qu'il était beaucoup trop honnête pour faire un bon espion du comité de salut public, mais Caslet n'avait pas l'intention de s'en plaindre. Toutefois, il était temps de réorienter légèrement les pensées de Jourdain. « Et ensuite nous pouvons les faire sauter, monsieur, dit-il. Mais, si satisfaisant que cela paraisse, je préférerais prendre leur vaisseau plus ou moins intact. — Intact ? » Jourdain arqua de nouveau les sourcils. « Ce sera sûrement beaucoup plus difficile ! — Sûrement, monsieur. Mais si nous mettons la main sur leur base de données, nous serons en bien meilleure position pour connaître l'ampleur de ce nid de vermine. Avec un peu de chance nous pourrions même obtenir assez d'informations pour identifier certains de leurs autres vaisseaux si nous tombons dessus -ou si nous découvrons où se trouve leur base. L'information est la deuxième arme la plus mortelle connue de l'homme, monsieur. — La deuxième ? Et quelle est donc la première, dites-moi, citoyen commandant ? — La surprise, répondit doucement Caslet, et, celle-là, nous l'avons déjà. » Le pirate approchait encore, et le Vauban le laissait faire. Le croiseur léger avançait à vitesse constante vers l'Étoile de Sharon, en approche de routine avant renversement, et Caslet ainsi que Shannon Foraker regardaient leurs poursuivants les rattraper. Trente-quatre minutes passèrent, et la distance tomba à un peu plus de sept millions de kilomètres. La différence de vitesse entre eux atteignait désormais presque dix mille kilomètres par seconde, ce qui semblait excessif à Cas-let. Même sous la faible accélération que le Vauban avait jusque-là révélée, un renversement soudain de sa part forcerait le pirate à le dépasser à une vélocité relative supérieure à six mille km/s dans quatorze minutes et demie. En admettant que le « cargo » survive au dépassement, il faudrait encore vingt-six minutes à son poursuivant pour décélérer et se retrouver à l'arrêt par rapport à sa cible. À ce moment-là, la distance les séparant atteindrait à nouveau les neuf millions et demi de kilomètres, et les pirates seraient obligés de reprendre la poursuite. Évidemment, le cargo finirait quand même par perdre à ce petit jeu, vu l'accélération supérieure que l'agresseur pouvait produire, mais un commandant courageux pourrait tenter le coup. Bien que cela se révélerait sans doute inutile en fin de compte, il parviendrait peut-être à faire durer la poursuite assez longtemps pour qu'un troisième larron surgisse et, même dans la Confédération, il était possible que ce nouvel arrivant soit un vaisseau de guerre. Une issue si heureuse n'avait qu'une chance infime de se présenter, mais que les pirates ne l'aient pas prise en compte soulignait encore leur manque de professionnalisme. D'un autre côté, même cette bande de brutes n'accélérerait sans doute plus bien longtemps, d'autant qu'un cargo détecterait leur présence dans le prochain million de kilomètres. Ils s'annonceraient bientôt, et... « Séparation de missiles ! J'ai deux projectiles en approche, pacha, qui se dirigent vers bâbord et tribord ! — Très bien. Timonier, fit tranquillement Caslet, vous savez que faire. — Oui, monsieur. Manœuvre d'évitement lancée. Le nez du Vauban « plongea » et le croiseur se plaça à la perpendiculaire du plan de l'écliptique du système dans un mouvement feignant l'affolement, roulant à tribord. Il décala ainsi son vecteur par rapport aux missiles et présenta ses bandes gravitiques aux projectiles, seul manœuvre d'évitement envisageable pour un vaisseau non armé. Malgré la distance, la vitesse d'approche des pirates mettait le Vauban amplement à leur portée et, en l'absence de défenses actives pour intercepter le feu ennemi, un commandant de cargo réaliste ne pouvait qu'espérer l'éviter. Bien entendu, le pirate voulait qu'il l'évite, et les ogives nucléaires conventionnelles détonèrent en fin de course sans causer de dégâts. Mais leur message était passé. « Ils nous hèlent, pacha, dit l'officier de com. Ils nous ordonnent de reprendre notre trajectoire initiale. — Ah oui ? murmura Caslet en adressant un sourire à son commissaire du peuple. Ça nous arrange. Ont-ils parlé de nous faire baisser nos bandes gravitiques ? — Non, citoyen commandant. Ils veulent que nous maintenions notre accélération d'origine pendant qu'ils adaptent leur vitesse à la nôtre. — Ce qui nous arrange encore plus », fit remarquer Caslet en examinant la carte. La « manœuvre d'évitement » du Vauban avait encore accentué la séparation verticale des deux bâtiments – pas beaucoup mais un peu – et il s'adossa et se frotta un moment la mâchoire. « Ted, répondez-leur – en audio uniquement, pas de visuel. Dites-leur que nous sommes le vaisseau marchand andermien Ying Kreuger et que nous leur ordonnons de s'éloigner. — Bien, citoyen commandant. » Le citoyen lieutenant de vaisseau Dutton se retourna vers son micro, et Jourdain regarda Cas-let d'un air assez perplexe. « Et à quoi cela va-t-il servir, citoyen commandant ? s'enquit-il. — Nous sommes à portée de leurs missiles, monsieur, répondit Caslet, mais aucun pirate sain d'esprit ne veut détruire sa proie et, même avec des têtes laser, les missiles ne sont pas des armes de précision. Ils servent plutôt à démontrer sa force : le commandant ennemi a besoin de s'approcher à portée d'armes à énergie pour être capable de nous menacer de dommages qui nous stopperaient sans nous détruire complètement. Les capitaines de navires marchands le savent bien, et un courageux – ou un imbécile – essaierait au moins de s'en sortir en discutant avant de se trouver à portée effective. Il ne faudrait pas que nous abandonnions déjà notre rôle et, en vérité, plus je mettrai de distance verticale entre nous avant de reprendre notre trajectoire d'origine, moins l'angle de nos vecteurs sera aigu au moment de l'interception. Ils devront venir de plus haut "au-dessus" de nous, et cela devrait maintenir notre bande gravitique au moins un peu plus longtemps entre leurs systèmes de détection actifs et nous. — Je vois. » Jourdain secoua la tête et eut un petit sourire. « Rappelez-moi de ne pas jouer au poker contre vous, citoyen commandant. — Ils réitèrent leur ordre de revenir à notre trajectoire et notre accélération initiales, annonça Dutton en souriant à son commandant. Ils ont l'air un peu énervés, pacha. — Quel dommage. Répétez notre message. » Caslet sourit en retour puis se tourna vers MacMurtree. « Nous continuons à protester jusqu'à ce qu'ils se trouvent à quatre millions de kilomètres, Allison. Ensuite, obéissez comme une gentille petite proie. » La poursuite touchait à sa fin, et l'atmosphère qui régnait sur le pont du VFP Vauban était beaucoup plus tendue qu'auparavant. Les pirates avaient exigé que le « Ying Kreuzer » les rejoigne sur un ton de plus en plus menaçant et grossier, ponctué de tirs de missiles nucléaires de plus en plus proches. Leur vaisseau se trouvait maintenant à un quart' de million de kilomètres, et Caslet secouait la tête, ébahi. Il ne s'attendait pas à ce que ces imbéciles arrivent aussi près sans se rendre compte qu'on les avait roulés, mais le commandant pirate semblait suprêmement confiant. Il n'avait pas encore eu le moindre aperçu de la coque de sa proie et s'en moquait puisqu'il « savait » d'après ses émissions qu'il s'agissait d'un vaisseau marchand. De l'extérieur, nul ne pouvait voir au travers d'une bande gravitique active car cette bande d'un mètre d'épaisseur au cœur de laquelle la gravité locale passait de zéro à presque cent mille m/s2 tordait les photons comme des bretzels. De l'intérieur, quelqu'un connaissant la puissance exacte de la bande pouvait par ordinateur transformer les émissions déformées en un signal compréhensible, mais personne de l'autre côté ne pouvait y parvenir. Les manœuvres de Caslet avaient maintenu sa bande gravitique entre le Vauban et les capteurs du pirate pour des raisons que ce dernier ne remettait pas en question, mais il se trouvait désormais amplement à portée d'armes à énergie. Caslet se tourna vers Foraker. — Prête, Shannon ? — Oui, monsieur. » L'officier tactique était si concentrée sur ses instruments qu'elle utilisa le titre d'avant le coup d'État sans réfléchir, et Jourdain secoua la tête d'un air ironique et résigné. — Très bien, les enfants. C'est maintenant que nous ramassons ces salauds. Paré... Exécution ! » Le VFP Vauban cessa d'être un simple cargo. Foraker n'avait pu recourir à ses systèmes actifs jusque-là de peur de se trahir, mais elle gardait laborieusement leur poursuivant à l'œil sur ses systèmes passifs depuis près de deux heures. Elle savait exactement où il se trouvait, et elle savait aussi qu'il décélérait vers eux à un angle parfait pour lui permettre de viser l'ouverture entre ses bandes gravitiques. Allison MacMurtree fit soudain rouler le Vauban sur le flanc tribord, et son armement bâbord prit le pirate pour cible : deux puissants lasers firent feu simultanément. Cas-let aurait pu effectuer un tir trois fois plus lourd, mais il voulait que l'adversaire y survive... et deux frappes directes en l'absence de barrières latérales suffiraient plus qu'amplement pour obtenir le résultat souhaité. Les faisceaux laser se déplacent à la vitesse de la lumière, et le pirate ne fut donc averti du tir qu'à l'instant où les deux rayons de Foraker frappèrent la poupe de son vaisseau. Son armement de poursuite disparut dans une explosion de blindage, et les faisceaux de lumière cohérente se propagèrent comme des démons jusqu'à son noyau d'impulsion de poupe. Des surcharges électriques massives déchirèrent ses systèmes internes, soufflant son équipement comme du pop-corn tandis que tout le tiers arrière de la coque était réduit à néant. La centrale à fusion s'arrêta en urgence, les impulseurs s'éteignirent, et il se retrouva soudain incapable de manœuvrer, la poupe braquée vers le croiseur dont il avait voulu faire sa victime, sans bande gravitique ni barrière latérale pour arrêter le feu du Vauban. — Ici le citoyen commandant Warner Caslet. Vous êtes mes prisonniers, annonça-t-il froidement sur son unité de com. Toute velléité de résistance entraînera la destruction de votre bâtiment. » Il n'y eut pas de réponse, et il observa attentivement son écran. Malgré des dégâts conséquents, une partie au moins des armes de flanc du pirate devaient avoir survécu, dont ses tubes lance-missiles, et ceux-là pouvaient encore tirer quelques projectiles sur leur réserve d'énergie. Mais ses émissions indiquaient clairement que cette unique frappe dévastatrice avait complètement mutilé le vaisseau. S'il choisissait bel et bien de se battre, ce serait l'un des plus courts affrontements de l'histoire. « Pas de réponse, pacha, fit Dutton. Nous avons peut-être détruit ses transmetteurs. » Caslet acquiesça. Pour ce qu'il en savait, ils avaient peut-être aussi mis ses récepteurs hors service. Mais, qu'il ait entendu le message ou non, celui qui était aux commandes en face n'avait manifestement pas l'intention de se suicider, et Caslet se tourna vers le petit écran de com relié au compartiment des troupes dans la pinasse du capitaine Branscombe. « Très bien, Ray. Allez-y, mais soyez prudent. Maintenez les pinasses à l'écart et restez hors de notre ligne de tir. — Oui, monsieur », répondit Branscombe, et deux pinasses pleines de fusiliers en armure de combat quittèrent le hangar d'appontement du Vauban. Elles décrivirent un large arc de cercle pour rester hors du champ des armes de flanc du croiseur léger et s'immobilisèrent à deux kilomètres au-dessus de l'arrière de la demi-épave. Les sas s'ouvrirent, et les fusiliers en armure traversèrent un par un l'espace qui les séparait de la coque du pirate. Sur son visuel, Caslet les regarda progresser vers le sas d'accès intact le plus proche. Il était possible que les pirates tentent un ultime geste suicidaire de défi et se fassent exploser dans le seul but d'emmener ses fusiliers dans la tombe, mais les pirates ne sont pas des kamikazes... et ils ignoraient que Caslet était déjà au courant de leurs forfaits sur l'Erewhon. S'ils avaient su et qu'ils s'étaient doutés de ses intentions les concernant, ils se seraient peut-être suicidés, mais ils ne savaient rien, et il se détendit en voyant les premiers hommes de Branscombe pénétrer dans le bâtiment et commencer à rassembler l'équipage sans rencontrer de résistance. — Joli coup, citoyen commandant, fit doucement Denis Jourdain. Très joli coup. Et, vu les circonstances, ajouta-t-il avec un sourire teinté de tristesse, je crois que nous pouvons réellement en être fiers. » CHAPITRE DIX-NEUF Caslet attendait dans la galerie du hangar d'appontement lorsque la pinasse de Branscombe revint. Il croisa les mains dans le dos et resta immobile, dissimulant son impatience tandis que le boyau d'accès se déployait. Les ombilicaux se verrouillèrent et le boyau s'ouvrit. Quelques instants plus tard, Branscombe y dérivait en armure de combat. Il attrapa la barre d'appui et s'élança dans la gravité interne du Vauban. L'exercice n'était pas si simple en armure, et plus d'un fusilier maîtrisant mal ses muscles exosquelettiques avaient complètement arraché cette barre, mais Branscombe fit paraître la chose aisée. Il atterrit sur le pont où il culminait à cinquante centimètres de plus que d'habitude dans son armure massive, et il releva sa visière. « Nous l'avons salement amoché en arrière de la membrure quatre-vingts, pacha, déclara-t-il, et l'une de nos frappes a carrément atteint le pont de commandement. C'est le bordel là-dedans. Tous les systèmes sont coupés sauf l'éclairage de secours, et on dirait qu'un tiers au moins de la section informatique est parti en fumée. Mais, d'après mes techniciens, ils n'ont pas eu le temps de purger la mémoire principale, et le sergent Simonson s'efforce d'en tirer quelque chose. — Bien. Aucune résistance ? — Aucune, monsieur. » Comme Shannon Foraker, le capitaine Branscombe avait tendance à ne pas bien surveiller son vocabulaire, et il eut un sourire malveillant. « Je crois qu'on a tué à peu près la moitié de leur effectif – vous imaginez, seuls ceux qui se préparaient à l'abordage portaient leur combinaison ! secoua la tête, et Caslet sourit à son tour. « Évidemment, Ray. Nous n'étions qu'un cargo inoffensif promis au massacre. — En tout cas, c'est ce qu'ils croyaient. Certains d'entre eux ont l'air de penser que nous avons triché. — Ça me fend le cœur, fit Caslet avant de se frotter le menton. Donc Simonson pourrait réussir à tirer quelque chose de leurs ordinateurs pour nous, hein ? Eh bien, voilà une bonne nouvelle. — Elle ne semblait pas très confiante, monsieur, intervint Branscombe, mais si quelqu'un en est capable, c'est elle. En attendant, nous avons peut-être encore mieux. » Caslet leva brusquement les yeux, mais le capitaine ne le regardait pas. L'armure de combat est conçue pour être presque indestructible, et l'arrière du casque de Branscombe était une solide plaque de blindage. À cet instant, il regardait le petit visuel couvrant la zone située derrière lui, et Caslet fit un pas de côté pour voir lui aussi. Deux autres fusiliers empruntaient le boyau, encadrant un homme et une femme vêtus de combinaisons souples crasseuses. « Ce sont leurs officiers supérieurs ? demanda froidement Caslet. — Non, monsieur... Je voulais dire, citoyen commandant. » Le fusilier grimaça. « À les croire, ils ne font même pas partie de l'équipage. — Bien sûr que non, fit Caslet d'un air sarcastique. — À vrai dire, pacha, je pense que c'est exact. » Caslet regarda de nouveau Branscombe, le sourcil interrogateur, et le fusilier inclina la tête de droite et de gauche – geste qui remplaçait le haussement d'épaules pour un homme en armure. « Vous comprendrez pourquoi dans une minute », dit-il d'une voix sombre. Caslet plissa le front d'un air sceptique mais resta muet tandis que les fusiliers et leurs prisonniers quittaient le tube. Il se raidit ensuite en prenant pleinement conscience de leur apparence. À cause du prolong, il était souvent difficile d'évaluer l'âge d'une personne, mais la chevelure et la barbe en friche de l'homme comptaient quelques mèches grises. Le visage hagard, il avait d'immenses cernes noirs sous les yeux, et une cicatrice récente à la joue droite le défigurait. En fait, comme Caslet s'en rendit bientôt compte, la cicatrice remontait sur tout le côté de sa tête et il lui manquait l'oreille droite. Le femme était sans doute plus jeune, mais c'était difficile à dire. Elle avait dû être séduisante par le passé, et cela se devinait malgré sa peau sale et ses cheveux gras, mais elle semblait plus hagarde encore que son compagnon. Elle avait le regard d'un animal acculé : ses yeux bougeaient sans cesse, observant toutes les ombres, et Caslet réprima une envie soudaine de s'écarter d'elle. Elle dégageait une aura meurtrière de demi-folie, et sa bouche était figée en un rictus mauvais. « Citoyen commandant Caslet, fit calmement Branscombe, permettez-moi de vous présenter le capitaine de vaisseau Harold Sukowski et le capitaine de frégate Christina Hurlman. » Le regard de l'homme vacilla, mais il parvint à saluer courtoisement de la tête. La femme ne bougea pas, et Caslet la vit se raidir tandis que l'homme – Sukowski – passait le bras autour d'elle. « Citoyen commandant », fit Sukowski d'une voix rauque. Les yeux de Caslet s'étrécirent en entendant son accent. « Je n'aurais jamais cru me réjouir de voir la Flotte populaire, mais c'est le cas. C'est très sincèrement le cas. — Vous êtes manticoriens, fit doucement Caslet. — Oui, monsieur. » La femme ne disait toujours rien. Seuls ses yeux se déplaçaient, affolés comme des animaux pris au piège, et Sukowski l'attira plus près de lui. «Je suis le commandant du vaisseau marchand manticorien Bonaventure. Et voici... (sa voix trembla légèrement avant qu'il n'en reprenne le contrôle) voici mon second. — Mais au nom du ciel que faisiez-vous là-dedans ? demanda Caslet en agitant le bras vers l'épave derrière la cloison de la galerie. — Ils ont pris mon bâtiment à Telmach il y a quatre mois. » Sukowski observa quelques instants la galerie puis croisa le regard de Caslet d'un air suppliant. « S'il vous plaît, citoyen commandant. Vous devez avoir un médecin à bord. » Caslet opina, et Sukowski s'éclaircit la gorge. « Pourrais-je vous demander de l'appeler, s'il vous plaît ? Chris a... a beaucoup souffert. » Les yeux de Caslet se posèrent brièvement sur la femme, et son estomac se noua au souvenir de ce que ces mêmes pirates avaient fait à bord de l'Erewhon. Une douzaine de questions se bousculaient dans son esprit, mais il parvint à toutes les arrêter avant qu'elles ne passent le seuil de ses lèvres. « Bien entendu. » Il adressa un signe de tête à l'un des fusiliers, qui prit doucement Hurlman par l'épaule pour la guider vers l'ascenseur. Mais, à l'instant où il la toucha, la femme immobile laissa exploser sa violence. C'était absurde – le fusilier portait son armure de combat, visière encore baissée – mais elle l'attaqua, pieds et mains nus, et le silence total de son assaut était presque aussi terrifiant que sa violence. Si l'homme n'avait pas été en armure, chacun des six ou sept coups qu'elle lui asséna avant que quiconque réagisse l'aurait handicapé ou tué. Un autre fusilier s'avança. « Non ! Reculez ! » s'écria Sukowski en se jetant dans la mêlée. Le premier soldat n'essayait même pas de se défendre : il s'efforçait simplement de reculer sans blesser son agresseur, mais elle refusait de lâcher prise. Elle bondit, ceignit son casque d'un bras et martela du genou son blindage de poitrine encore et encore. Caslet ouvrit la bouche tandis que Sukowski s'élançait vers elle. « Attention, elle va... » Mais Sukowski ignora le commandant. Il ne prêtait attention qu'à Hurlman, à qui il parlait d'une voix très douce. « Chris, Chris, c'est moi. C'est le pacha, Chris. Tout va bien. Il ne va pas te faire de mal, ni à moi. Chris, ce sont des amis. Écoute-moi, Chris. Écoute-moi. » Ses mots se déversaient comme une litanie douce et apaisante, et la fureur de la femme vacilla. Son attaque ralentit puis cessa, et elle regarda par-dessus son épaule lorsque Sukowski la toucha. « Tout va bien, Chris. Nous sommes en sécurité. » Une larme coula sur la joue du Manticorien, mais il continua d'une voix basse et douce. « Tout va bien. Tout va bien, Chris. » Elle émit un son – le premier que Caslet l'ait entendue produire. Ce n'était pas un mot. Cela semblait à peine humain, mais Sukowski hocha la tête. « C'est ça, Chris. Viens, maintenant. Viens ici avec moi. » Elle se secoua et ferma les yeux un instant, puis relâcha sa prise mortelle sur le casque du fusilier. Elle s'effondra sur le sol, et Sukowski s'agenouilla près d'elle. Il la prit dans ses bras et l'y serra fort, mais elle remua dans son étreinte et lui tourna le dos : levant les yeux vers Caslet et les fusiliers, elle découvrit les dents. Elle était prête à attaquer de nouveau, et Caslet s'humecta les lèvres en comprenant son langage corporel. La brutalité dont ses ravisseurs avaient fait preuve était effroyablement évidente, mais elle n'avait pas attaqué le fusilier pour se protéger. C'était son commandant qu'elle défendait, et elle était prête à tous les affronter, mains nues contre armure de combat, s'ils faisaient seulement mine de le menacer. « C'est terminé, Chris. Nous sommes en sécurité maintenant », murmura sans relâche Sukowski à son oreille jusqu'à ce qu'enfin elle se détende imperceptiblement. Le capitaine manticorien ferma les yeux un moment à son tour, puis les leva vers Caslet. « Je crois que je ferais mieux de l'emmener moi-même à l'infirmerie », dit-il d'une voix rauque dépourvue du calme qu'il y avait instillé en parlant à Hurlman. « Bien sûr », fit doucement Caslet. Il prit une profonde inspiration et s'agenouilla en face de la femme. « Personne ne va vous faire de mal, ni à votre commandant ni à vous, dit-il sur le même ton. Personne ne vous fera plus jamais de mal. Vous avez ma parole. » Elle le regarda fixement, formant des mots sans voix, mais il soutint son regard et une lueur sembla passer dans les yeux de Hurlman. Ses lèvres se fermèrent et Caslet hocha la tête, puis il se releva et lui tendit la main. « Venez avec moi, capitaine. Je vais vous emmener voir le docteur Jankowski. Elle va vous rendre plus présentables, votre commandant et vous, avant que nous ne reprenions cette discussion. D'accord ? Elle fixa sa main pendant un long moment de tension, puis ses épaules s'affaissèrent. Elle garda un instant la tête ballante puis prit cette main d'un mouvement d'animal sauvage. Il serra doucement sa paume et la remit debout. Deux heures plus tard, Harold Sukowski était assis dans la salle de briefing de Caslet et faisait face au commandant, Allison MacMurtree et Denis Jourdain. Christina Hurlman n'était pas là. Elle se trouvait à l'infirmerie, sous sédatifs, confiée aux bons soins du docteur, et Caslet priait pour que le pronostic de Jankowski se confirme. En tant que médecin civil dans la tour DuQuesne avant le coup d'État, elle avait déjà été confrontée à des traumatismes consécutifs à des viols, et elle paraissait presque soulagée de l'attitude homicide de Hurlman. « Mieux vaut une fille encore prête à se battre que complètement abattue, pacha, avait-elle dit. Elle est dans un état déplorable pour l'instant, mais il reste une base sur laquelle reconstruire. Si elle ne s'effondre pas en comprenant qu'elle se trouve réellement en sécurité, je pense qu'elle a de grandes chances de se rétablir. Peut-être pas complètement, mais bien mieux que vous ne pourriez le croire en cet instant. » Caslet se reprit et regarda Sukowski. Le Manticorien avait bien meilleure allure douché et vêtu de propre, mais la tension qu'on lisait sur son visage n'avait pas encore faibli, et Caslet se demandait si elle le quitterait un jour. Capitaine Sukowski, dit le commandant, je pense que nous pouvons partir du principe que le capitaine de frégate et vous êtes bien ceux que vous prétendez. Toutefois, j'aimerais savoir ce que vous faisiez à bord de ce vaisseau. » Sukowski eut un petit sourire amer car il le comprenait. Les fusiliers de Branscombe avaient transféré sur le Vauban tous les pirates survivants et, de son existence, Caslet n'avait jamais vu pareil ramassis de psychopathes. Il n'aurait pas cru rencontrer un jour d'Attilas dans l'espace. Dans l'ensemble, il fallait un minimum d'intelligence pour travailler sur un vaisseau, mais ces gens étaient différents. Sans doute intelligents à leur façon, c'étaient pourtant des brutes sadiques, et Caslet ne comprenait pas comment Sukowski et Hurlman avaient survécu entre leurs mains. « Comme je vous le disais, citoyen commandant, ils ont pris mon vaisseau à Telmach. J'ai fait évacuer mon équipage, mais Chris... » Son regard vacilla. « Chris a refusé de m'abandonner, dit-il calmement. Elle pensait que j'avais besoin qu'on veille sur moi. » Il esquissa un sourire mal assuré. « Elle avait raison, mais Dieu que je regrette qu'elle soit restée ! » Il baissa les yeux vers la table un moment, puis inspira profondément et leva la main vers son oreille droite disparue. « J'ai écopé de ça juste après l'abordage. Ils étaient... furieux que mon équipage leur ait échappé, et trois d'entre eux m'ont maintenu au sol pendant qu'un quatrième me découpait l'oreille. Je crois qu'ils allaient me tuer, juste parce qu'ils n'étaient pas contents, mais ils comptaient bien prendre leur temps, et Chris s'est libérée je ne sais comment de celui qui la tenait. Je ne l'ai guère aidée, mais elle a mis hors d'état de nuire le salaud qui jouait du couteau et trois autres encore avant qu'ils ne se jettent tous sur elle. » Il détourna la tête, la mâchoire crispée. « Je pense qu'elle les a pris par surprise, mais, une fois qu'ils l'ont eu maîtrisée, ils l'ont battue violemment et ils... » Il s'interrompit et prit une nouvelle inspiration, puis MacMurtree lui tendit un verre d'eau glacée. Il en but une longue gorgée puis s'éclaircit la gorge. « Excusez-moi. » Sa voix était rauque et il s'éclaircit de nouveau la gorge avant de reposer soigneusement le verre sur la table. « Excusez-moi. C'est juste que ce qu'ils lui ont fait... a détourné leur attention de moi. Ils ont passé leurs nerfs sur elle à la place. » Il ferma les yeux et serra les dents. « Les hommes étaient des monstres, mais, bon Dieu, les femmes ! Elles prodiguaient leurs conseils à ces salauds comme s'il s'agissait d'une espèce de... » Sa voix se brisa et ses narines s'évasèrent. « Si vous avez besoin de plus de temps... » intervint doucement Jourdain, mais Sukowski secoua brusquement la tête. « Non. Non, il me faudra du temps pour aller mieux qu'aujourd'hui. Laissez-moi continuer et tout vous raconter. » Le commissaire du peuple hocha la tête et se renfonça dans son fauteuil, l'air toutefois bouleversé. Sukowski rouvrit les yeux. « La seule raison pour laquelle nous sommes encore vivants, c'est que nous travaillons pour le cartel Hauptman. Monsieur Hauptman a accepté de payer une rançon pour la libération de chacun de ses employés tombant aux mains de pirates, et l'un de leurs "officiers" est arrivé avant qu'ils n'achèvent Chris. Mon Dieu, je n'ai jamais parlé aussi vite de ma vie ! J'ai réussi à le convaincre que nous valions davantage vivants que morts, et il a rappelé ses bêtes sauvages. Mais je n'étais pas sûr qu'ils s'y tien draient. Le frère du salopard qui m'a découpé l'oreille est venu jusqu'à notre cellule la première nuit et a essayé de violer Chris à nouveau. Elle était à demi inconsciente, mais ça ne lui posait aucun problème. Seulement il m'a tourné le dos et je lui ai remonté les couilles jusqu'aux oreilles. Cette fois-là, j'ai cru qu'ils allaient nous tuer tous les deux, et quelque part en moi-même je l'espérais. Je devais être complètement cinglé. Je hurlais que je tuerais le premier qui la toucherait, et les copains du gars hurlaient qu'ils allaient me tuer. Et puis tout à coup Chris s'est levée et a essayé de les attaquer, mais ils l'ont frappée avec la crosse d'un pulseur et je me suis jeté sur celui qui portait l'arme et... » Il s'interrompit, les mains prises de violents tremblements, et il s'éclaircit encore la gorge. « C'est tout ce dont je me souviens pour un jour ou deux, dit-il sur un ton monocorde. Quand j'ai refait surface, leur "commandant" m'a dit que j'avais intérêt à n'avoir pas menti en ce qui concernait la rançon parce que, sinon, il allait donner Chris en pâture à son équipage et me forcer à regarder avant de nous balancer par le sas extérieur. Mais, par la suite, ils nous ont relativement fichu la paix. Je crois qu'ils craignaient d'avoir à tuer l'une de leurs poules aux œufs d'or — si ce n'est les deux — s'ils y revenaient, fit-il en esquissant une triste parodie de sourire. En tout cas, voilà ce que nous faisions sur ce navire infernal, et même un camp de prisonniers de guerre aura l'air d'un paradis à côté de ça. — Je pense que nous pouvons l'éviter, capitaine Sukowski, fit Jourdain sous l'œil surpris de Caslet. Le capitaine Hurlman et vous avez traversé assez d'épreuves. Nous allons devoir vous garder un certain temps, je le crains, mais je vous assure personnellement que vous serez tous deux remis à la plus proche ambassade manticorienne dès que nos propres opérations le permettront. — Merci, monsieur, répondit calmement Sukowski. Merci beaucoup. — En attendant, toutefois, dit Caslet au bout d'un moment, toutes les informations que vous pourrez nous donner seraient extrêmement utiles. Nous sommes peut-être en guerre contre votre Royaume, capitaine Sukowski, mais nous ne sommes pas des monstres. Nous voulons ces types – jusqu'au dernier. — Il va vous falloir plus d'un bâtiment, fit Sukowski d'un air sinistre. Je n'ai jamais eu l'occasion de jeter un œil à leurs données d'astrogation, mais ils ont décidé que je devais "gagner mon passage" et m'ont fait travailler aux machines. Ils disaient que, puisque je m'étais arrangé pour qu'ils arment eux-mêmes le Bonaventure, je pouvais les aider à renforcer les sections en manque de personnel sur leur vaisseau. Ils prenaient un malin plaisir à me confier tous les boulots pénibles mais, franchement, j'étais content d'avoir quelque chose à faire, et ils parlaient devant moi. J'ai fait attention aux noms de vaisseaux qu'ils citaient et, pour autant que je puisse en juger, ils en ont au moins dix, peut-être un peu plus. — Dix ? » Caslet ne parvint pas à masquer sa surprise, et Sukowski sourit amèrement. « Moi aussi, ça m'a étonné. Je ne pensais pas qu'on pouvait être assez fou pour financer des tarés pareils, mais il ne s'agit pas du tout de pirates. Vous avez affaire à une ancienne escadre officielle de corsaires opérant à partir du Calice, citoyen commandant. — Oh, mon Dieu », murmura MacMurtree. Caslet pinça les lèvres : leur briefing général couvrait le soulèvement de l'amas du Calice et le malade qui l'avait lancé. Seul un gouvernement tel que celui de la Confédération pouvait laisser un détraqué du genre d'André Warnecke prendre le pouvoir sur une ville, encore moins un amastout entier et ses trois planètes habitées. Évidemment, à vrai dire, il semblait relativement sain d'esprit au début - du moins jusqu'à ce qu'il accède au pouvoir. Il avait annoncé son intention de créer une république et d'organiser des élections libres dès qu'il aurait « assuré l'ordre public », puis avait chargé ses sbires de la sécurité intérieure et instauré un règne de la terreur auprès duquel les purges du Service de sécurité havrien avaient l'air de réceptions mondaines. Feu l'office de renseignement de la Flotte populaire estimait qu'il avait tué environ trois millions de citoyens du Calice avant que la flotte incompétente de la Confédération intervienne et écrase sa rébellion au terme de quatorze mois T d'efforts. « Exactement, reprit Sukowski de la même voix sombre. Les Silésiens se sont montrés encore plus incompétents que d'habitude, et ces salauds ont réussi à s'enfuir avant que le toit ne s'écroule sur leurs têtes. Pire : ils ont emmené Warnecke avec eux. — Warnecke est vivant? » Caslet s'étrangla, et Sukowski hocha la tête. « Mais ils l'ont pendu, protesta le Havrien. Nous avons une copie de l'enregistrement dans notre base de données ! — Je sais, grommela Sukowski. Ses hommes en ont eux aussi des copies qui les font hurler de rire. D'après moi, les confédérés l'ont cru mort au combat et ont quand même voulu en faire un "exemple", alors ils ont truqué les images de sa pendaison. Mais il est vivant, citoyen commandant. Ses assassins et lui ont investi une quelconque planète paumée. Je ne sais pas où elle se trouve, mais les autochtones n'avaient aucune chance de s'en sortir quand l'escadre leur est tombée dessus. Maintenant Warnecke s'en sert comme d'une base opérationnelle le temps de monter sa "contre-offensive" contre la Confédération. — Ces gens l'en croient vraiment capable ? » s'enquit Jourdain, l'air sceptique. Sukowski haussa les épaules. « Je ne saurais pas vous le dire. Pour l'instant, ils sont pirates. Warnecke a gardé des contacts quelque part au sein de la Confédération, prêts à écouler ses butins pour lui, et eux-mêmes s'en sortent bien malgré la façon dont ils opèrent. Certains d'entre eux au moins semblent bien penser qu'ils accumulent des fonds afin de reprendre le Calice, mais d'autres ont plutôt l'air de simplement se plier aux caprices d'un fou. En tout cas, pour le moment, ils lui obéissent et, d'après ce que certains disaient, ses contacts sont également prêts à lui fournir de nouveaux bâtiments. — Je n'aime pas ça, murmura MacMurtree. — Et moi non plus, fit Caslet en se tournant vers Jourdain. Tout comme, j'en suis certain, le citoyen amiral Giscard et la citoyenne commissaire Pritchart. Nous pensions Warnecke mort, donc je ne dispose pas d'informations détaillées sur son compte. Mais, d'après le peu que j'ai, il est du genre à voir l'occasion de prendre un vaisseau de guerre comme une chance de grossir les rangs de sa "flotte". — Vous n'imaginez quand même pas qu'il pourrait représenter une menace pour nous ? protesta Jourdain. — Ne sous-estimez pas ces gens simplement parce que ce sont des bêtes féroces, monsieur. Je vous l'accorde, la flotte de la Confédération est incompétente, mais Warnecke l'a tenue en échec pendant plus d'une année T... pour s'en sortir quand tout s'est enfin écroulé autour de lui. Le bâtiment que nous venons de prendre est aussi lourdement armé que nos contre-torpilleurs de classe Bastogne. Il en a peut-être d'autres plus puissants et, s'il attaque en masse un vaisseau de guerre isolé, il pourrait même battre un croiseur de combat en engageant suffisamment d'unités. — Le citoyen commandant a raison, monsieur », fit MacMurtree. Jourdain se tourna vers elle, et elle haussa les épaules. « Je doute que Warnecke puisse capturer l'une de nos unités en état de marche, mais ça ne veut pas dire qu'il n'essayera pas. Et il importera peu à nos hommes que leur bâtiment soit pris ou détruit : ils mourront dans les deux cas. — Et je ne vous parle même pas des atrocités que ces gens vont commettre entre-temps, ajouta Caslet. — Je comprends, citoyen commandant. » Jourdain se tirailla la lèvre et regarda de nouveau Sukowski. « Vous n'avez aucune idée de la localisation de la planète qu'ils ont investie, capitaine ? — Je crains que non, monsieur, répondit le Manticorien, l'air accablé. Tout ce que je sais, c'est qu'ils étaient sur le chemin du retour. — C'est déjà quelque chose, murmura Caslet. Nous savons où ils se trouvaient il y a quelques semaines, et nous savons où ils sont aujourd'hui. Cela nous donne une direction générale. » Il se gratta le sourcil. « Ces gens opéraient-ils en solo, capitaine ? — C'était le cas pendant tout le temps que nous avons passé à bord mais, d'après la rumeur, ils comptaient rejoindre au moins deux ou trois autres vaisseaux très bientôt. Je ne suis pas sûr du lieu de rendez-vous, mais un convoi est annoncé à Posnan dans le cours du mois prochain, et ils pensaient avoir la puissance nécessaire pour se défaire des bâtiments d'escorte. — Dans ce cas, ils disposent certainement d'unités assez puissantes, pacha, .fit MacMurtree d'une voix inquiète, et Caslet opina. — J'imagine, capitaine Sukowski, que nous parlons d'un convoi manticorien ? » demanda-t-il doucement. Sukowski ne répondit pas, l'air mal à l'aise, et le commandant hocha la tête. « Pardonnez-moi. Je n'aurais pas dû vous poser la question, mais je doute que même Warnecke affronte un convoi protégé par une escorte lourde. Les seules nations escortant des convois dans la région sont l'Empire et Manticore, et les effectifs de votre flotte sont beaucoup plus dispersés que ceux de la FIA. Il se mordilla un moment l'ongle du pouce puis hocha de nouveau la tête en direction de Sukowski. « Très bien, capitaine. Merci beaucoup. Vous nous avez apporté une aide précieuse, et je crois parler au nom de mes supérieurs en disant que nous ferons de notre mieux pour trouver et détruire le reste de cette vermine. Mais, pour l'instant, pourquoi ne regagneriez-vous pas l'infirmerie pour prendre un peu de repos ? Le capitaine Hurlman aura besoin de vous à son réveil. — Vous avez raison. » Sukowski se leva et regarda les trois Havriens, puis tendit la main à Caslet. « Merci », dit-il simplement en écrasant la main du citoyen commandant avant de se retourner pour partir. Le fusilier en faction devant la salle de briefing l'invita à le suivre tandis que le sas se fermait derrière lui, et Caslet se tourna vers les deux autres. — Heureusement pour nous que Sukowski et Hurlman se trouvaient à bord, fit-il d'un air sinistre. Au moins nous savons quelque chose maintenant. — Leurs ordinateurs nous en diront peut-être plus, lança Jourdain, plein d'espoir, mais MacMurtree secoua la tête. — Désolée, monsieur. J'ai reçu des nouvelles de Simonson juste avant l'arrivée du capitaine Sukowski. Ils ont réussi à tirer des données du système principal, mais le coup porté au pont de commandement a détruit la section astrogation. Nous avons pas mal d'informations sur leur vaisseau et ses opérations, et le journal du commandant indique les secteurs qu'ils ont traversés, mais il ne mentionne leur base que sous le nom de "Base", sans références astro. — Donc il faut interroger l'équipage, fit Jourdain avec un sourire froid. Je pense que si nous offrons de ne pas exécuter celui qui nous révélera l'emplacement de leur base, quelqu'un se portera volontaire. — On peut essayer, monsieur, soupira Caslet, mais, maintenant que Sukowski nous a donné le nom de celui qui se cache derrière tout ça, certains éléments qui ne me paraissaient pas très logiques jusqu'alors me semblent désormais beaucoup plus crédibles. » Jourdain le regarda d'un air interrogateur, et le commandant haussa les épaules. « Ces types travaillent sous sécurité opérationnelle. Je crois que c'est ce qui explique que le journal de bord ne se réfère jamais à leur base par le nom du système. Cela pourrait également expliquer pourquoi le gros de l'équipage n'a pas l'air de savoir où elle se trouve. La plupart de leurs officiers ont été détachés pour armer des vaisseaux précédemment saisis, et l'astrogateur, le commandant et le second ont péri quand le pont a été dépressurisé. Aucun des survivants n'a l'air de savoir et, ce qu'ils ne savent pas... — ... ils ne peuvent pas nous le révéler, même pour sauver leur misérable existence, termina Jourdain, écœuré. — Exactement. » Caslet se frotta la mâchoire, songeur, puis entra une ligne de commande sur son terminal, provoquant l'apparition d'une carte holographique. Il tapa encore quelques lignes afin d'illuminer certains systèmes, puis se radossa en sifflotant pour étudier le résultat. — Vous avez une idée, citoyen commandant? demanda Jourdain au bout d'un moment. — Une ou deux en effet, monsieur, admit Caslet. Regardez. Nous avons relevé leur trace la première fois à Arendscheldt avant de les suivre tout droit vers l'Étoile de Sharon, d'accord ? Jourdain acquiesça, et Caslet désigna deux autres étoiles. « Eh bien, d'après le journal de bord, les deux derniers systèmes où ils ont tenté leur chance avant Arendscheldt étaient Sigma et Héra. Auparavant, ils ont pris un vaisseau à Creswell – c'est pour cette raison qu'ils n'avaient plus assez de personnel pour armer l'Erewhon : ils avaient détaché leurs membres d'équipage surnuméraires à Creswell – après avoir fait chou blanc à Slocum. Vous voyez ? Ils changent de direction, or Sukowski a dit qu'ils comptaient retrouver d'autres bâtiments avant de frapper un convoi à destination de Posnan. Ils se dirigeaient donc probablement vers Magyar ou Schiller. Cela pourrait aussi vouloir dire que leur base se trouve par là, quelque part au sud-ouest, mais c'est beaucoup plus problématique. — Mmmm. » Jourdain étudia la carte à son tour pendant plusieurs secondes puis hocha la tête. « D'accord, je suis votre raisonnement jusque-là, citoyen commandant, mais où vous mène-t-il ? — À Schiller, répondit Caslet avec un sourire. Magyar se trouve beaucoup plus bas et en conséquence plus près de nous que Schiller de vingt années-lumière, ce qui en ferait l'objectif le plus probable de ces pirates si Sukowski ne nous avait rien appris. Mais Schiller est plus proche de Posnan et, si nous nous rendons tout droit là-bas, nous pourrions y arriver à temps pour cueillir une autre unité isolée qui nous révélera la position de leur base. — Et s'ils arrivent les premiers, en force ? demanda Jourdain avec une pointe de froideur. — Je n'ai pas d'envies suicidaires, monsieur, fit prudemment Caslet. S'ils sont présents en force, je refuse de les affronter à moins d'une excellente raison pour cela. Mais ce qui m'attire également plus vers Schiller que Magyar, c'est que nous y avons une délégation commerciale dont l'attachée dispose d'un courrier. Si nous lui transmettons nos informations, elle pourra utiliser ce bâtiment pour prévenir le citoyen amiral Giscard plus vite encore que nous ne pourrions le faire. — En effet, murmura Jourdain avant d'opiner. Très bon argument, citoyen commandant. — Alors, ai-je la permission de continuer vers Schiller ? — Oui, je crois que vous l'avez, fit Jourdain. — Merci, monsieur. » Caslet se tourna vers MacMurtree. « Vous avez entendu le citoyen commissaire, Allison. Dites à Simonson de se dépêcher de terminer, puis faites installer les charges de démolition. Je veux quitter le système sous deux heures. » CHAPITRE VINGT « Mon Dieu, Aubrey ! Qu'est-ce qui t'est arrivé ? » Aubrey ouvrit les yeux et vit au-dessus de lui le visage de Ginger Lewis. Il commença par se demander confusément ce qu'elle taisait dans la cabine qu'il partageait avec trois autres quartiers-maîtres, puis pourquoi elle semblait si inquiète. Alors seulement il se rendit compte qu'il se trouvait encore en observation à l'infirmerie pour une commotion cérébrale. « Je suis tombé », dit-il. Les mots étaient mal articulés et un peu haletants à cause de ses lèvres gonflées et de son nez qui refusait toujours d'admettre beaucoup d'air, et il referma les yeux pour lutter contre une nouvelle vague de douleur. Le médecin de première classe Holmes avait promis que le réparaccel se chargerait de ses bleus et contusions les plus spectaculaires dans les jours qui suivraient. Hélas, il n'avait pas encore commencé à faire effet et, même alors, son nez cassé et ses côtes prendraient un peu plus de temps. «Tu parles, oui », fit Ginger sur un ton monocorde. Il rouvrit les yeux. « Ne me raconte pas d'histoires, Wonderboy. On t'a passé à tabac. » Aubrey cilla devant son expression féroce. Il se sentait étrangement détaché et se demandait ce qui mettait Ginger dans une telle rage. Après tout, ce n'était pas elle qui s'était fait arranger le portrait. «Je suis tombé », répéta-t-il. Même désorienté comme il l'était, il savait devoir s'en tenir à cette version. C'était même si par moments il n'arrivait pas à se rappeler pourquoi exactement. Mais il s'en souvint, et son regard s'assombrit. « je suis tombé, dit-il une troisième fois. Je me suis juste emmêlé les pieds. J'ai atterri sur le nez et... » Il haussa les épaules et grimaça comme ce mouvement déclenchait un nouvel accès de douleur fulgurant. « Sûrement pas, répondit Ginger de la même voix tendue. Tu as deux côtes cassées, et Holmes dit que ta tête a heurté quelque chose au moins trois fois, Wonderboy. Maintenant dis-moi qui t'a fait ça. Je veux sa peau. Aubrey écarquilla les yeux. Bizarre, Ginger était en colère à cause de ce qui lui était arrivé. Il l'avait toujours bien aimée et, même à travers la peur glaciale qui le prenait à chaque fois qu'il pensait à Steilman, son inquiétude le réchauffait. Mais il ne pouvait rien lui dire. S'il parlait, elle ferait quelque chose en réaction, ce qui la mêlerait à ses problèmes, et il ne pouvait pas faire ça à une amie. « Laisse tomber, Ginger. » Il essayait, sans grand succès, de prendre une voix plus forte et plus confiante. « Ce n'est pas ton problème. — Oh que si, dit-elle entre ses dents. Primo, tu es un ami. Secundo, d'après Tatsumi, ça s'est passé dans la section machines, qui est mon domaine. Tertio, les connards qui se permettent de tabasser les gens qu'ils rencontrent ont besoin de se faire méchamment remonter les bretelles. Et, quarto, je suis désormais maître principal et j'ai bien envie de m'occuper de quelques bretelles. Alors dis-moi qui t'a fait ça! — Non. » Il secoua faiblement la tête. «Je ne peux pas. Reste en dehors de ça, Ginger. — Bon Dieu, je t'ordonne de me le dire ! » aboya-t-elle, mais il se contenta de secouer de nouveau la tête. Elle le fusilla du regard, les yeux étincelants, et elle allait reprendre quand Holmes apparut. « Ça suffit, maître principal, dit fermement le médecin. Il a besoin de repos. Revenez dans dix ou douze heures et vous pourrez sans doute en tirer un peu plus. » Ginger regarda un moment le toubib, puis inspira profondément et acquiesça. « Bien, monsieur, répondit-elle à contrecœur tout en adressant un autre regard assassin à Aubrey. Quant à toi, Wonderboy, tu te remets les idées en place. Que tu parles ou non, je vais trouver qui a fait ça et, ce jour-là, il le regrettera amèrement. » Elle fit demi-tour et quitta l'infirmerie d'un pas décidé. Holmes secoua la tête en la regardant partir, puis baissa les yeux vers Aubrey et arqua le sourcil. « J'ai déjà vu pas mal de gens en rogne, dit-il doucement, mais je ne crois pas en avoir vu récemment à ce point furieux. Je vous conseille de vous rappeler le nom de celui sur qui vous êtes tombé, parce que le maître principal va vous pourrir la vie jusqu'à ce que vous crachiez le morceau. » Aubrey leva les yeux sans rien dire, et Holmes sourit. « C'est vous qui voyez, Wanderman... mais ne venez pas dire ensuite que je ne vous ai pas prévenu. » Ginger descendit d'un pas vif la coursive en provenance de l'infirmerie puis s'arrêta. Elle resta un moment immobile à se frotter le sourcil, puis elle hocha brusquement la tête, fit demi-tour et rebroussa chemin. Elle trouva l'homme qu'elle cherchait dans la pharmacie. Il lui tournait le dos et effectuait un inventaire, mais il se retourna promptement lorsqu'elle s'éclaircit la gorge. Un voile d'inquiétude passa sur son visage, puis il mit en veille son ordinateur de poche et inclina la tête en la regardant. « Je peux vous aider, maître principal ? — Je le crois, oui, répondit-elle. C'est vous qui avez trouvé Wanderman, n'est­ce pas ? — Oui, maître principal », répondit-il d'un air un peu trop prudent. Elle lui adressa un mince sourire. — Bien. Alors vous allez peut-être pouvoir me dire ce que je veux savoir, Tatsumi. — Et de quoi s'agit-il, maître principal ? demanda-t-il, circonspect. — Vous savez très bien de quoi il s'agit, fit-elle d'une voix d'acier. Il refuse de me dire qui l'a agressé, mais vous le savez, non ? — Je... » Tatsumi hésitait. « Je ne suis pas sûr de voir où vous voulez en venir, maître principal. — Alors laissez-moi vous expliquer, fit doucement Ginger en s'approchant de lui. Il prétend être tombé, vous dites penser qu'il est tombé, et nous savons tous les trois que c'est complètement faux. Je veux un nom, Tatsumi. Je veux savoir qui lui a fait ça, et je veux le savoir tout de suite. » Ses yeux bleu-gris se plantèrent dans ceux de l'infirmier, qui déglutit. La tension palpable qui régnait dans la pharmacie lui vrillait les nerfs. Il lui fallut rassembler tout son courage pour détourner son regard de celui de Lewis. — Écoutez, dit-il enfin, la voix rauque et tendue, il dit qu'il est tombé, d'accord ? Eh bien, je ne peux pas le contredire. J'ai déjà fait tout ce que je pouvais. — Non, c'est faux, dit-elle d'une voix monocorde. — Si ! » Il se retourna vers elle, le visage tendu. « Je suis arrivé à temps pour sauver sa peau, maître principal, et j'ai pris des risques pour ça, mais je ne vais sûrement pas aller mettre ma tête droit dans le hachoir à viande ! J'aime bien ce gamin, mais j'ai mes propres problèmes. Si vous voulez savoir qui s'en est pris à lui, vous n'avez qu'à le lui faire dire. — Je peux vous faire comparaître devant le bosco ou le second sous cinq minutes, Tatsumi, reprit-elle sur le même ton impersonnel. Vu votre dossier, je ne crois pas que vous y ayez intérêt. Surtout que votre silence pourrait être interprété comme une complicité. » L'infirmier la fusilla du regard puis carra les épaules. — Vous faites ce que vous voulez, maître principal, mais, en ce qui me concerne, nous n'avons jamais eu cette conversation. Si vous lui soutirez un nom, alors peut-être, peut-être pourrai-je confirmer sa version, mais je ne vais sûrement pas commencer à donner des noms tout seul. Si j'essaye, je risque fort de me retrouver à la morgue, vous comprenez ? Vous voulez me renvoyer en cellule, parfait. Très bien. Faites-le. Faites tout ce que vous pensez devoir faire. Mais je ne donnerai aucun nom sous ma seule responsabilité, ni à vous, ni au bosco, ni au second, ni même au commandant. » Son regard se détourna une nouvelle fois de celui de Ginger, et il haussa les épaules. « Je suis désolé, fit-il à voix plus basse. Vraiment. Mais c'est comme ça. » Ginger se balança sur ses talons. La peur manifeste de Tatsumi lui avait fait abandonner ses soupçons initiaux quant à la participation éventuelle de l'infirmier à l'agression d'Aubrey et elle lui faisait froid dans le dos. Il devait se tramer quelque chose de plus grave encore qu'elle ne l'avait d'abord supposé, et elle se mordit la lèvre. Aubrey ne voulait pas qu'elle soit impliquée, et Tatsumi avait l'air de craindre sincèrement pour sa vie. Elle était à peu près sûre que l'infirmier lui aurait tout dit si une seule personne avait été impliquée. Après tout, si Tatsumi et Aubrey témoignaient ensemble contre lui, la discipline spatiale s'abattrait comme un marteau sur le responsable quel qu'il soit. Ils n'auraient plus besoin de s'en inquiéter par la suite... et ils s'inquiétaient donc à cause de quelqu'un d'autre. Tout cela suggérait que... « Très bien, fit-elle doucement. Vous gardez vos secrets pour l'instant. Mais je vais aller au fond de cet incident, et ne croyez pas que je serai la seule à chercher. Aubrey et vous pouvez dire ce qui vous plaît, mais Holmes sait qu'il n'a pas fait une simple chute, et vous pouvez être sûr qu'il va rendre un rapport complet. Cela va remonter au moins jusqu'au bosco et au capitaine d'armes, et je ne crois pas que le second se tournera les pouces dans cette histoire non plus. Avec tous ces gens s'intéressant à l'affaire d'en haut, quelqu'un finira bien par trouver, et, si vous êtes impliqué, vous pouvez prier pour qu'un autre le découvre avant moi. C'est clair ? — Très clair », souffla l'infirmier tandis qu'elle quittait la cabine. « ... Voilà l'histoire, bosco. Ils refusent tous les deux de m'en parler, mais je sais qu'il ne s'agissait pas d'une simple chute. » Sally MacBride fit basculer le dossier de son fauteuil et posa son regard brun serein sur la jeune MP furieuse. Ginger Lewis avait rejoint le cercle fermé des maîtres principaux du Voyageur moins d'un mois plus tôt, mais MacBride aimait ce qu'elle en avait vu jusque-là. Lewis était consciencieuse, travailleuse et ferme avec ses subalternes, mais elle avait réussi à éviter de se transformer en petit chef pour dissimuler un manque d'assurance dans sa nouvelle position. C'était ce que MacBride avait craint lorsque le pacha avait annoncé les promotions de Maxwell et de Lewis. Mais elle se demandait maintenant si elle n'aurait pas dû s'inquiéter d'autre chose, car elle reconnaissait la fureur dans les yeux de la jeune femme. Un MP qui ne se préoccupait pas de ce qui arrivait à ses subalternes ne servait à rien, mais c'était encore pire s'il laissait la colère diriger ses actes. « Asseyez-vous », dit-elle enfin en désignant l'unique autre fauteuil de son minuscule bureau. Elle attendit que sa visiteuse ait pris place, puis elle redressa son dossier. « Très bien, fit-elle sur un ton sec, vous m'avez dit ce que vous pensiez qu'il s'était passé. » Ginger ouvrit la bouche, mais une main levée l'arrêta avant qu'elle ait pu parler. « Je n'ai pas dit que vous aviez tort, j'ai seulement dit que, jusqu'ici, il s'agit simplement de votre opinion. Y a-t-il quoi que ce soit d'inexact là-dedans ? Ginger serra les dents, puis prit une profonde inspiration et secoua la tête. « C'est bien ce que je pensais. Bon, il se trouve que monsieur Holmes m'a déjà alertée, poursuivit MacBride, et que j'en ai parlé au capitaine d'armes Thomas. Ma théorie, comme celle du médecin, rejoint la vôtre. Hélas, il n'y a pas de preuve concluante. Monsieur Holmes nous dit que, selon son opinion d'expert, les blessures de Wanderman ne résultent pas d'une chute, mais il ne peut pas le prouver. Si Wanderman lui-même refuse de nous le confirmer, nous ne pouvons rien faire officiellement. — Mais il a peur, bosco », protesta Ginger. Sa voix plus douce comportait une nuance douloureuse, et elle lança un regard suppliant à MacBride. « C'est un gamin à son premier déploiement, et il a une trouille bleue de celui qui l'a tabassé. C'est pour ça qu'il refuse de me parler. — Vous avez peut-être raison. D'ailleurs, je pourrais bien avoir ma propre idée de l'identité du responsable. » Les yeux de Ginger s'étrécirent, mais MacBride poursuivit calmement : « Monsieur Thomas et moi en discuterons avec Wanderman demain matin. Nous essayerons de le pousser à se confier. Mais s'il refuse, et Tatsumi avec, alors nous aurons les mains liées. Et si nos mains sont liées, les vôtres le sont aussi. — Que voulez-vous dire ? » La question échappa à Ginger sur un ton un peu trop agressif. — Je veux dire, maître principal Lewis, que vous n'allez pas jouer les justiciers ni les vengeurs masqués sur mon vaisseau, répondit carrément MacBride. Je sais que Wanderman et vous êtes issus de la même promotion. Je sais aussi que vous le considérez comme votre petit frère. Mais il ne l'est pas. C'est un quartier-maître, et vous un MP. Vous n'êtes pas des enfants et il ne s'agit pas d'un jeu. Son devoir lui commande de nous révéler ce qui s'est passé, et c'est un bon élément. Cela prendra peut-être un peu de temps, mais je pense qu'il finira par tout nous dire. En attendant, toutefois, vous n'êtes pas sa grande sœur - ni son infirmière - et vous éviterez d'agir en dehors des canaux officiels. — Mais... » commença Ginger, pour s'interrompre au regard noir que lui lança MacBride. — Je n'ai pas l'habitude de me répéter, maître principal, dit-elle froidement. J'approuve votre investissement personnel et votre sens des responsabilités. Ce sont des éléments positifs qui vont de pair avec votre grade. Mais, s'il faut savoir bousculer certains gars, il faut aussi savoir se maîtriser. Il faut parfois sortir des canaux officiels, et parfois s'assurer qu'on s'y cantonne bel et bien. Vous avez porté cette affaire à mon attention comme vous étiez censée le faire. Si vous parvenez à convaincre Wanderman de nous en dire plus, tant mieux. Mais, en dehors de ça, vous laisserez la question entre mes mains. Est-ce bien clair, maître principal Lewis ? — Oui, bosco, répondit Ginger sur un ton contraint. — Bien. Alors vous feriez mieux d'y aller. Votre quart commence dans quarante minutes, je crois. » Sally MacBride regarda la jeune femme quitter son bureau et soupira. Comme elle l'avait dit à Ginger, elle avait de lourds soupçons quant à ce qui s'était passé, et elle s'en voulait. Ce n'était pas entièrement sa faute, mais elle aurait dû évincer Steilman de l'équipage du Voyageur dès qu'elle avait vu son nom sur les rôles. Elle ne l'avait pas fait, et elle se demandait à quel point son orgueil avait influencé sa décision. Elle l'avait remis dans le rang une fois, après tout, et elle était alors certaine de pouvoir le refaire. D'ailleurs, elle le croyait toujours... seulement elle n'avait pas pensé à ce que cela pourrait coûter à d'autres, alors qu'elle aurait dû, surtout après sa première querelle avec Wanderman. Elle fronça les sourcils devant son terminal éteint. Elle avait gardé l'œil sur Steilman, mais il semblait être devenu beaucoup plus malin depuis leur précédentdéploiement commun. Évidemment, il avait aussi dix années T de plus, et il avait réussi à survivre tout ce temps sans atterrir en cellule. Cela aurait dû lui mettre la puce à l'oreille, pourtant elle ne comprenait toujours pas comment il avait pu s'en prendre à Wanderman sans qu'elle le sache. À moins que les soupçons de Ginger Lewis ne soient justifiés. La plupart des matelots du Voyageur valaient ceux avec qui MacBride avait servi auparavant, mais il y avait un petit noyau de véritables fauteurs de troubles. Jusqu'alors, le capitaine d'armes et elle avaient réussi à les maîtriser - ou pensaient y être arrivés. Maintenant elle doutait, et elle fit la moue en passant mentalement en revue une liste de noms et de visages. Coulter, songea-t-elle. Celui-là était dans le coup. Steilman et lui travaillaient tous deux aux machines. Le capitaine Tchou et elle-même les avaient séparés, mais ils étaient de quart en même temps dans leur section respective, ce qui leur laissait beaucoup trop de loisir pour comploter ensemble pendant leur temps libre, et ils en avaient probablement recruté quelques autres du même acabit. Élisabeth Showforth, par exemple. Elle avait partie liée avec Steilman et, à sa façon, elle ne valait pas mieux que lui. Et puis Stennis et Iliouchine. MacBride grommela pour elle-même. Les gens comme Steilman et Showforth la dégoûtaient, mais ils savaient faire naître la peur, et le manque d'expérience de la plupart de leurs collègues leur donnait plus de latitude dans leurs entreprises. Un trop grand nombre des matelots du Voyageur étaient trop jeunes pour oser leur tenir tête. Elle avait déjà entendu parler de menus larcins et d'intimidation, mais elle pensait maîtriser la situation et la voir s'améliorer à mesure que les bleus prendraient leurs marques. Toutefois, vu l'escalade qui avait mené aux déboires de Wanderman, elle s'était manifestement trompée. Et si le gamin refusait d'admettre spontanément ce qui s'était passé, elle ne pouvait pas prendre de sanction officielle – ce qui renforcerait encore la position de Steilman auprès de ses comparses et aggraverait la situation. Sally MacBride n'aimait pas ses propres conclusions. Elle se savait capable d'écraser Steilman et sa clique comme des insectes si besoin, mais cela impliquerait une enquête à grande échelle. Il faudrait serrer la vis à tout l'équipage, ce qui pourrait avoir de fâcheuses conséquences sur le moral et le sentiment de solidarité qu'elle avait entretenu. Pourtant, si on ne faisait rien, la gangrène venue d'en bas produirait le même résultat. Elle réfléchit encore un moment puis hocha la tête. Comme elle l'avait dit à Lewis, il fallait savoir se maîtriser... mais il fallait aussi savoir bousculer. Lewis n'était pas assez ancienne dans son grade pour se le permettre, et MacBride ne pouvait pas le faire sans que ça se remarque. Mais d'autres pouvaient faire sentir leur présence. Elle tapa un code sur son unité de com. « Centre de com », répondit une voix. Elle eut un mince sourire. « Ici le bosco. J'ai besoin de voir le maître principal Harkness. Trouvez-le et demandez-lui de venir dans mon bureau, s'il vous plaît. » CHAPITRE VINGT ET UN Qu'est-ce qu'on a là? murmura le capitaine de vaisseau Samuel Webster, autant pour lui-même que pour l'officier tactique du Schéhérazade. — Je l'ignore, pacha. » Le capitaine de frégate Hernando secoua la tête. « Ils arrivent sur un vecteur d'interception classique, mais ils sont deux. Ça ne correspond pas au profil des indépendants. Et vous voyez ça? » Il tapa une ligne de commande sur sa console, et l'estimation de puissance des bandes gravitiques du premier poursuivant apparut. « C'est terriblement élevé par rapport à l'accélération observée, pacha. Ça en fait au moins un croiseur lourd – et la même analyse vaut pour son pote. — Splendide. » Webster se rassit en grattant son menton anguleux. Des complications inattendues, songea-t-il, surtout ici. Malgré la récente augmentation du nombre de pertes dans ce secteur, les véritables points chauds étaient encore supposés se trouver à Telmach, Brinkman et Walther dans la région de Breslau, ou bien à Schiller et Magyar, au sud de Posnan. Alors que faisaient deux croiseurs lourds sur un indiscutable vecteur de poursuite derrière un cargo manticorien ici, dans le systèmede l'Étoile de Tyler ? « Aucune chance qu'il s'agisse de Silésiens ? demanda-t-il, et Hernando secoua la tête. — À moins que les systèmes GE des confédérés ne se soient brusquement améliorés, non. Si ces guignols maintiennent une accélération constante, alors ils se trouvaient à moins de neuf minutes-lumière, impulseurs allumés, avant même que nous ne les repérions, et on a encore un mal de chien à les garder sur nos capteurspassifs. À notre place, aucun cargo normal ne se douterait de leur présence, à mon avis. — Mmmm. » Webster se gratta de nouveau le menton en regrettant que le capitaine Harrington ne soit pas là pour le conseiller. Il commençait à nourrir des soupçons très désagréables sur le compte de ses poursuivants, et il avait brutalement l'impression de manquer d'expérience pour gérer la suite des événements. Il leva la main et fit signe à son second. Le capitaine de frégate DeWitt traversa le pont pour le rejoindre, et Webster lui parla à voix basse. «Je dirais qu'il s'agit de deux croiseurs lourds havriens. Qu'en pensez-vous, Gus ? DeWitt se retourna pour examiner à nouveau le visuel. Il frotta sa joue burinée de son index replié puis opina lentement. « Possible, monsieur. Mais, si c'est le cas, qu'est-ce qu'on est censé faire ? — Je n'ai pas l'impression qu'ils comptent nous laisser le choix », répondit Webster sur un ton ironique. Les ordres du capitaine Harrington étaient clairs. Il pouvait affronter un croiseur lourd havrien isolé avec sa bénédiction mais, s'il rencontrait un croiseur de combat – ce que l'un de ses deux poursuivants pouvait encore se révéler, vu les données hésitantes dont Hernando disposait sur leur puissance d'impulsion –ou plus d'un croiseur lourd, il devait éviter l'action si possible. Hélas, les vaisseaux à ses trousses, quelle que soit leur nature réelle, se trouvaient désormais à seulement cinq minutes-lumière. Le Schéhérazade avançait à onze mille km/s sous accélération de cent cinquante gravités, mais ses poursuivants atteignaient les quarante-trois mille km/s et les cinq cents g. Ils dépasseraient donc le bâtiment manticorien dans à peine quarante et une minutes, et Webster était bien trop loin de l'hyperlimite pour s'échapper en effectuant une translation en hyperespace. Sous quelque angle qu'il envisageât le problème, ces vaisseaux allaient le rattraper, et il n'y pouvait rien. En dépit du déséquilibre numérique, il pensait avoir de fortes chances de les affronter tous les deux et de l'emporter, surtout si ses poursuivants le prenaient pourun navire marchand sans défense jusqu'à preuve du contraire. Évidemment, s'ils se révélaient être des croiseurs de combat, il allait beaucoup souffrir dans l'affaire, mais sans doute pas autant qu'eux. Mais s'ils se séparaient? Si le deuxième restait hors de portée de missiles – ce qu'il risquait de faire, puisqu'on imaginait mal un commandant havrien persuadé d'avoir besoin de deux croiseurs lourds pour écraser un unique cargo –, alors Webster ne pourrait même pas le prendre pour cible. Il s'apprêtait donc à révéler énormément d'informations concernant les capacités de son bâtiment à l'ennemi, quoi qu'il advienne du vaisseau qui s'approcherait. D'un autre côté... « Intentions probables de l'ennemi ? » demanda-t-il à DeWitt. Le front du second se plissa sous l'effet de la réflexion. Il avait cinq ans T de plus que son commandant et, si Webster était depuis des années un spécialiste des com, DeWitt avait fait sa carrière dans la section tactique. Malgré cela, il ne faisait aucun doute que Webster était bien le commandant, et qu'il puisse poser cette question soulignait son assurance. « S'il s'agit bien de Havriens, fit lentement DeWitt, ils doivent être ici pour s'en prendre à notre commerce, ce qui expliquerait pas mal de nos pertes dans ce secteur. » Webster acquiesça, et le front du second se plissa un peu plus. « En même temps, personne ne nous a signalé leur présence. Ils ont donc réussi à capturer les équipages de tous les bâtiments qu'ils ont frappé jusqu'à maintenant, d'accord ? — Exactement, dit Webster. Et c'est probablement la meilleure nouvelle depuis longtemps. — En effet. » DeWitt hocha vigoureusement la tête. » Même s'ils sont dotés des meilleurs systèmes de guerre électronique havriens, la plupart des cargos les repéreraient à temps pour évacuer leur équipage en navette. Conclusion, ils ont dû opérer par deux au moins depuis le début. — Si j'étais leur officier commandant, fit Webster d'un air songeur, j'approcherais de toute la vitesse que peuvent générer mes deux vaisseaux. Ensuite, à l'instant où les manœuvres de ma cible m'indiqueraient que je suis repéré, je lui ordonnerais de maintenir le silence com et de ne pas lancer ses navettes. — Tout à fait. Avec eux deux juste au-dessus de nous et leur large avantage de vitesse, notre navette ne pourrait pas s'échapper. Et aucun capitaine de vaisseau marchand ne romprait le silence com face à la puissance de tir de deux croiseurs lourds. — Pas dans l'espace silésien, en tout cas. Il prendrait peut-être ce risque dans un système manticorien, mais ici il y a peu de chances, voire aucune, que quiconque transmette son message à la Flotte, alors pourquoi risquer son bâtiment et son équipage ? — Très bien, fit Webster plus énergiquement. On ne peut pas s'échapper, et ils ne se sépareront probablement pas. Bonne nouvelle. La mauvaise, c'est qu'il s'agit au moins de croiseurs lourds, ce qui signifie qu'ils possèdent des défenses actives correctes et qu'ils peuvent nous dépasser à plus de quarante mille km/s. Notre fenêtre d'engagement sera courte, et ils constitueront des cibles difficiles pour nos missiles s'ils ont le temps de les voir arriver, donc nous devons les détruire tous les deux vite et bien. DeWitt opina de nouveau, et Webster se tourna vers son officier tactique. » Oliver, considérez que nous avons là une paire de croiseurs lourds havriens. Considérez également qu'ils resteront groupés et maintiendront leur accélération actuelle jusqu'à ce que nous réagissions d'une façon ou d'une autre à leur présence. Nous n'aurons pas d'autre choix que de les affronter, alors trouvez-moi le meilleur moyen de les effacer tous les deux au passage. — Bien, monsieur. » Hernando se concentra de nouveau sur son visuel, l'œil soudain beaucoup plus circonspect. » À quelle distance êtes-vous prêt à les laisserapprocher avant que nous ne tirions, pacha ? À portée d'armes à énergie ? — Peut-être. Nos sas d'armement sont difficilement repérables, mais, si nous les laissons approcher, ils auront eux aussi l'occasion d'utiliser leurs armes à énergie. Proposez-moi deux options : l'une longue portée et l'autre courte. — Bien, monsieur », répéta l'officier tactique avant d'entamer une franche discussion avec son assistant. — Gus, fit Webster en se retournant vers son second, je veux que vous contactiez le capitaine Chi sur le com. Si nous devons lancer ses BAL, ils vont souffrir d'un sacré handicap de vitesse. Examinez le profil d'approche de l'ennemi avec lui afin de déterminer le moment idéal pour lancer ses gars. Nous ne pourrons sans doute pas les faire sortir aussi tôt qu'il le voudrait, mais je veux intégrer son estimation dans le raisonnement d'Oliver. — On peut, monsieur », répondit DeWitt. Il se dirigea vers sa propre console de commandement tandis que Webster s'enfonçait une fois de plus dans son fauteuil. — La distance n'est plus que de trois minutes-lumière, citoyen commandant. — Bien. » Le capitaine de vaisseau Jérôme Waters confirma d'un signe de tête qu'il avait bien entendu l'annonce. L'équipe du pont de commandement était détendue et confiante – le commissaire du peuple Seifert y compris – comme c'était son choit. L'Étoile de Tyler était un territoire vierge, mais ceci constituerait la cinquième capture à l'actif de la division de croiseurs de Waters et, jusque-là, l'opération tout entière se déroulait sans accroc, comme le citoyen amiral Giscard l'avait prévu. Le plus difficile consistait à empêcher l'équipage de leurs prises de s'échapper, mais aucun n'avait encore eu l'air de vraiment vouloir essayer. Waters le déplorait assez. Il détestait passionnément le Royaume stellaire de Manticore. Le détestait pour ce que sa Royale avait fait à la Flotte populaire. Pour sa capacité à construire de meilleurs vaisseaux, équipés d'armes plus performantes que celles que son propre gouvernement lui fournissait. Et, par-dessus tout, cet ancien proie détestait Manticore pour son économie qui ignorait tous les truismes égalitaires et les « droits économiques » sur lesquels la République populaire fondait son existence... mais offrait à son peuple le niveau de vie le plus élevé de la Galaxie.C'était cette insulte que Waters ne pouvait pardonner. À une époque, les habitants de la République de Havre étaient aussi riches que ceux de Manticore et, d'après tous les critères inculqués au capitaine depuis le berceau, les citoyens de la République populaire auraient dû à ce jour être mieux lotis que ceux du Royaume. Le gouvernement n'était-il pas intervenu pour forcer les riches à payer leur part ? N'avait-il pas adopté la Déclaration des droits économiques ? N'avait-il pas imposé à l'industrie privée de subventionner ceux que les évolutions injustes des technologies ou des besoins de main-d’œuvre avaient privés de travail ? N'avait-il pas garanti à ses citoyens les moins avantagés la gratuité de l'éducation, des soins médicaux, du logement, et un revenu minimum ? Bien sûr que si. Et, une fois tous ces droits garantis, ses citoyens auraient dû vivre riches et en sécurité, au sein d'une économie prospère. Mais ce n'était pas le cas et, bien qu'il refusât de l'admettre, Jérôme Waters se sentait bizarrement petit et négligeable face aux succès du Royaume stellaire. Il était injuste que de tels hérétiques en matière d'économie possèdent tant alors que les fidèles avaient si peu, et il avait envie de les écraser comme ils le méritaient pour leurs péchés. Et si quelques capitaines marchands imbéciles se montraient assez bornés pour croire qu'il n'appuierait pas son interdiction d'évacuer, il prendrait un immense plaisir à les réduire en tout petits morceaux. « Ont-ils l'air de savoir que nous sommes là ? — Non, citoyen commandant. » Personne dans l'équipage de Jérôme Waters n'aurait envisagé une seule seconde de négliger en rien les formules de politesse égalitaires du nouveau régime. « Ils maintiennent leur trajectoire de cargo gras et bienheureux. S'ils avaient détecté notre présence, ils auraient déjà réagi, ne serait-ce que par un message com. — Encore combien de temps avant qu'ils soient obligés de nous voir ? — Pas plus de trois ou quatre minutes, citoyen commandant, répondit l'officier tactique. Même avec des capteurs civils, nos signatures d'impulsion devraient leur parvenir assez vite, maintenant. — Très bien. » Waters échangea un regard avec le commissaire du peuple Seifert puis fit un signe de tête à son officier de com. « Paré à transmettre nos ordres à l'instant où ils réagissent, citoyen lieutenant. » « C'est bon, pacha, fit Hernando. Même un cargo à moitié aveugle les verrait maintenant. — En effet. » Webster entendit la tension qui déformait sa voix et s'imposa de détendre ses épaules comme il avait vu le capitaine Harrington le faire à Basilic et Hancock. Il prononça la suite sur un ton calme et serein. « Très bien, les enfants. Je crois qu'il est temps. Timonier, exécutez Alpha un. » « Ça y est, cette fois, ils nous ont vus, citoyen commandant », annonça le second de Waters lorsque le cargo poussa soudain son accélération à cent quatre­vingts gravités et vira brutalement à tribord. Le commandant hocha la tête et braqua son regard sur l'officier de com, mais le message était déjà parti. « Cargo manticorien, ici le croiseur lourd républicain Glaive! N'essayez pas de communiquer. N'essayez pas d'abandonner votre bâtiment. Reprenez votre direction d'origine et maintenez-la jusqu'à l'abordage. Toute résistance entraînera votre destruction. Glaive, terminé. » La voix sèche s'était déversée par les haut-parleurs du pont de commandement, et Webster jeta un coup d'œil à Hernando et DeWitt. « Exactement comme nous l'avions prévu, fit-il remarquer. Et on dirait qu'ils sont sérieux, hein » Plus d'un sur le pont parvinrent à sourire malgré l'angoisse, et il adressa un signe de tête à son officier de com. « Vous savez que répondre, Gina. » « Citoyen commandant, ils prétendent qu'ils ne sont pas manticoriens, fit l'officier de com de Waters. Ils se disent andermiens. — Mon œil, oui, répondit sombrement Waters. C'est un code de transpondeur manticorien. Dites-leur que c'est leur dernière chance de reprendre leur trajectoire d'origine avant que nous n'ouvrions le feu. » « Cargo manticorien, vous n'êtes pas – je répète, vous n'êtes pas un bâtiment andermien. Je répète : reprenez votre direction et votre accélération d'origine et maintenez le silence com ou nous ouvrirons le feu. Ceci est notre dernier avertissement ! Glaive, terminé. — Mon Dieu, qu'ils ont l'air susceptibles, vous ne trouvez pas ? murmura Webster. Sont-ils à portée de missiles, Oliver ? — Tout juste, monsieur. À portée dans quarante et une secondes — Alors j'imagine que nous ne devrions pas mettre leur patience plus longtemps à l'épreuve. Exécutez Alpha deux. » « Seigneur, regardez-moi cet imbécile ! » marmonna le second de Waters tandis que le citoyen commandant secouait la tête, l'air écœuré. Après avoir essayé de fuir – ce qui était manifestement impossible – puis de les bluffer maladroitement, le capitaine manticorien avait de toute évidence paniqué. Il ne s'efforçait pas simplement de reprendre sa direction première : il tentait de retourner sur son vecteur d'origine, et ce nouveau changement de trajectoire était encore plus brutal que le premier. Il vira à bâbord tout en roulant de façon désordonnée pour présenter sa bande gravitique ventrale au Glaive et à son compagnon, et Waters eut un grognement méprisant. « Timonier, renversez l'accélération », ordonna-t-il. « Les voilà », murmura Webster. Les deux croiseurs havriens avaient effectué leur retournement et décéléraient violemment. Ils dépasseraient quand même le Schéhérazade à plus de trente mille km/s, mais leur taux de décélération était presque trois fois supérieur au meilleur que le bâtiment de Webster pouvait produire. Il serait incapable d'éviter de les rejoindre une fois qu'ils l'auraient dépassé, et ils le savaient. Mais ils ignoraient à qui ils avaient affaire, songea-t-il sombrement. C'était évident. Il avait pris soin de leur présenter sa bande gravitique ventrale pendant que ses équipes tactiques ouvraient les sas dissimulant normalement ses armes, car leur ouverture ne laissait en place que les minces écrans plastique que le capitaine Harrington avait proposés à Vulcain, or ceux-ci étaient transparents pour les radars. Une cartographie radar de la coque aurait révélé des détails fort étranges sur les flancs du Schéhérazade, et il s'était donné du mal pour s'assurer que les Havriens n'en obtiennent aucune. Mais ils n'avaient même pas essayé de regarder de si près et approchaient maintenant avec une confiance insolente. Leur poupe était braquée presque droit vers lui, ne leur laissant l'usage que de leur armement de poursuite... et exposant au vu de Dieu et de tous la béance entre leurs bandes gravifiques. Samuel Webster sentait ses nerfs le chatouiller. Le capitaine Harrington aurait apprécié le plan de Hernando et les retouches qu'il y avait lui-même apportées. Mais ce n'était pas le moment de penser au capitaine. Cette manœuvre était critique sur le plan du timing, et chaque aspect en avait été soigneusement préprogramme. Soit elle fonctionnait parfaitement, soit la situation allait devenir très difficile. Il se tourna vers son officier tactique. « Très bien, Oliver. C'est vous qui donnez le signal, dit-il paisiblement, et Hernando acquiesça. — À vos ordres, monsieur. Timonier, paré à exécuter Baker un à mon signal. » L'officier tactique jeta encore un coup d'œil à sa console, vérifiant la solution de tir préenregistrée, puis baissa les yeux vers son visuel où la distance s'égrenait. Samuel Webster restait immobile. Il aurait bien choisi l'option longue portée de Hernando, se fiant à ses capsules lance-missiles pour pilonner les Havriens, mais le risque était trop grand que l'un des deux au moins échappe à son feu de si loin. Un engagement à portée moyenne aurait constitué le pire des choix pour le Schéhérazade : les Havriens auraient été trop proches pour leur permettre de fuir, mais trop loin pour que ses armes à énergie les atteignent, tandis que la durée de trajet de ses missiles leur aurait laissé tirer probablement deux ou trois salves en retour; or, malgré sa taille, le navire-Q ne pourrait pas supporter autant de dégâts que ses ennemis. Mais s'il ne pouvait pas les affronter à longue distance sans en laisser un lui échapper et qu'à distance moyenne il risquait d'être gravement atteint lui aussi, il ne lui restait que l'option courte. Il lui fallait mutiler les deux croiseurs en un minimum de temps, et cela impliquait d'asséner ses premiers coups par des armes à énergie à la plus faible distance possible. Bien entendu, s'il les laissait approcher aussi près et qu'il ne les endommageait pas suffisamment dès la première salve, ils allaient réduire son vaisseau en miettes, mais pas avant qu'il les ait eux aussi réduits à l'état d'épaves. « Paré, murmura Hernando. Attention... attention... maintenant ! » « Citoyen commandant ! Les Mannes... » Waters sursauta dans son fauteuil tandis que le cargo manticorien virait soudain à bâbord. C'était incroyable ! S'il essayait de fuir, il avait choisi le pire moment, car les croiseurs passeraient sur chacun de ses flancs dans moins de douze secondes, et leurs armes le réduiraient en pièces ! « Paré à enga... » commença-t-il. Et c'est là que son univers explosa. « Engagement immédiat ! » aboya Hernando, et les minces écrans plastique disparurent pendant que les huit puissants grasers situés sur le flanc bâbord du Schéhérazade crachaient leurs rayons. L'ennemi se trouvait à moins de quatre cent mille kilomètres, aucune barrière latérale ne faisait obstacle, et sept des huit faisceaux atteignirent leur but. Les deux croiseurs lourds titubèrent lorsque l'énergie cinétique se déversa en eux, et d'immenses fragments de coque s'en détachèrent. Leur poupe évasée se déchira comme du papier, laissant échapper débris, armes, hommes et femmes dans un tourbillon d'atmosphère. Leur blindage n'était d'aucune utilité contre ce déluge d'énergie digne d'un supercuirassé, et les rayons gamma s'enfoncèrent profondément dans leur coque, déchirant les cloisons et détruisant les armes. Les deux vaisseaux perdirent presque instantanément leur anneau d'impulsion de poupe, et la signature d'émission du Glaive fluctua violemment tandis que la surtension se propageait dans ses systèmes. Mais le Schéhérazade ne perdit pas de temps à se réjouir : à l'instant où Hernando tirait, le vaisseau achevait son demi-tour à bâbord et roulait sur le flanc. Les croiseurs mutilés le dépassèrent en rugissant, leurs armes de flanc restantes faisant frénétiquement feu en contrôle local à bout portant – ou son équivalent spatial – mais il leur manquait une cible : le Schéhérazade ne présentait que le dos et le ventre impénétrables de ses bandes gravi-tiques. « Baker deux ! » aboya Hernando, et le timonier tourna de nouveau la barre. Le navire-Q continua de virer à bâbord, se plaçant à la perpendiculaire des vecteurs des Havriens, et roula de nouveau sur ses bandes gravitiques tout en tirant. Son flanc s'illumina, crachant cette fois des missiles en plus des rayons gamma, droit sur l'extrémité avant des bandes gravitiques de l'ennemi. Enfin, tandis que ses armes bâbord faisaient feu, il baissa sa barrière latérale tribord, et six BAL jaillirent de leur soute pour s'élancer aux trousses des croiseurs lourds sous six cents gravités. Les Havriens firent de leur mieux, mais la première bordée, dévastatrice, avait causé des ravages dans leurs installations électroniques. La plus grande confusion régnait dans le contrôle de feu central, qui essayait de se réorganiser et de reprendre en mains la situation à mesure que les systèmes secondaires arrivaient en ligne. Les armes restantes dépendaient toutes désormais du contrôle local de secours et ne pouvaient compter que sur leurs propres capteurs et ordinateurs de traque. La plupart ne savaient même pas où se trouvait le Schéhérazade, et le centre d'opérations de combat croulait sous les demandes d'information frénétiques. Mais le CO avait besoin de temps pour se remettre de ce coup terrible... or les croiseurs n'en disposaient pas. Ils n'avaient que quinze secondes, et un seul laser atteignit le Schéhérazade en réponse à sa deuxième bordée destructrice. Le bâtiment de Webster frémit lorsque le rayon isolé mordit sa coque dépourvue de blindage, et les alarmes d'avarie se mirent à hurler. Missile trois disparut, et la même frappe se propagea jusqu'au premier hangar d'appontement, réduisant en miettes deux cotres et une pinasse, heureusement vides. Dix-sept hommes et femmes périrent, et onze autres furent blessés, mais, malgré cela, le Schéhérazade s'en tirait à très bon compte. Contrairement aux Havriens. La deuxième bordée de Hernando fut moins précise que la première – les variables étaient trop nombreuses et changeaient trop vite pour qu'il obtienne le même résultat – mais elle se révéla suffisamment efficace contre des cibles offertes, et le VFP Glaive disparut dans un bouillonnement de lumière lorsque l'un des grasers du Schéhérazade frappa sa centrale à fusion de proue. Aucune capsule de secours n'en réchappa, et Webster porta son attention sur le deuxième croiseur à l'instant même où sa proue était déchiquetée. Son impulsion mourut aussitôt, le privant de bandes gravitiques et de barrières latérales et ne lui laissant pour manœuvrer que ses réacteurs d'assiette. Webster découvrit les dents. « Lancez la deuxième escadre de BAL, dit-il avant d'adresser un signe à son officier de com. Mettez-moi en communication, Gina. — Le micro est ouvert, pacha », répondit Gina Alveretti. Samuel Houston Webster s'exprima alors sur un ton froid et professionnel : « Croiseur havrien, ici le croiseur marchand armé de Sa Majesté Schéhérazade. Préparez-vous à être abordé. Et, comme vous l'avez si bien dit, ajouta-t-il en souriant férocement devant son micro, toute résistance à l'abordage entraînera votre destruction. » « Je commence à me sentir comme un père dont les enfants restent dehors après le couvre-feu », fit remarquer le citoyen amiral Javier Giscard en remplissant de vin le verre du commissaire du peuple Héloïse Pritchart. Il valait mieux pour la tranquillité d'esprit du comité de salut public que ses membres comme ses sbires du Service de sécurité ignorent que Giscard et Pritchart s'entendaient si bien. Ils auraient sans doute été profondément choqués en l'apprenant, car Giscard et son « chien de garde » partageaient au sens propre le même lit. « Comment ça ? » demanda Pritchart en sirotant son vin. Elle savait aussi bien que Giscard ce qu'il adviendrait si le Service de sécurité découvrait un jour la véritable nature de leur relation. Mais elle n'avait pas l'intention de laisser Giscard lui échapper : ce n'était pas seulement un officier brillant et perspicace, c'était aussi un homme remarquable. Il avait été formé par l'un des meilleurs capitaines de la Flotte populaire d'avant-guerre, Alfredo Yu, et, comme son mentor, il était bien plus doué que ne le méritait l'ancien régime. Pritchart se demandait souvent ce qui se serait passé si Yu n'avait pas été poussé à déserter par ses propres supérieurs après le fiasco de Yeltsin. Javier et lui auraient formé une équipe impressionnante, mais ils n'appartenaient désormais plus au même camp. Elle espérait que ces deux-là ne se retrouveraient jamais face à face, car elle savait combien Javier respectait son ancien maître. Mais il détestait aussi passionnément les Législaturistes. Il n'appréciait peut-être pas le nouveau régime –et Pritchart n'arrivait pas à le lui reprocher autant qu'elle l'aurait voulu – mais il s'y montrait loyal. Et le resterait tant que le SS ne le pousserait pas dans ses derniers retranchements. Mais Héloïse Pritchart entendait bien s'assurer que rien de la sorte ne se produise. Javier était un officier trop précieux... et elle l'aimait trop. « Hein ? fit-il tout en lui mordillant l'oreille et en lui caressant la hanche sous le drap. — Je demandais pourquoi tu te sens comme un père contrarié ? — Ah. Eh bien, je trouve que certains de mes enfants tardent à rentrer de leurs jeux. Je ne m'inquiète pas trop pour le Vauban : Caslet est un bon officier et, s'il a décidé de son propre chef d'aller ailleurs, il devait avoir une bonne raison. Mais je me fais plus de souci pour Waters. Je n'aurais jamais dû lui donner la permission de pousser jusqu'à l'Étoile de Tyler avant de revenir au point de rendez-vous. — Tu n'aimes pas Waters, hein? s'enquit Pritchart; il haussa les épaules. — Je ne lui en veux pas pour son excès d'ardeur révolutionnaire, citoyenne commissaire, fit-il d'un air ironique, reconnaissant tacitement les protections puissantes que sa ferveur idéologique valait à Waters. C'est son jugement qui m'inquiète. Il déteste trop les Manticoriens. — Comment peut-on trop haïr l'ennemi ? De la part d'un autre commissaire, cette question aurait été chargée de sous-entendus menaçants, mais Pritchart s'interrogeait sincèrement. « La détermination est une bonne chose, expliqua sérieusement Giscard, et la haine peut parfois aider à la renforcer. Je n'aime pas ça parce que, malgré tout ce qui nous sépare des Mandes, ils restent des êtres humains. Si nous voulons qu'ils se comportent de façon professionnelle et humaine envers nos hommes, nous devons agir de même envers les leurs. » Il marqua une pause, et Pritchart hocha la tête avant qu'il ne reprenne : « Le problème avec les gens comme Waters, c'est que la haine se substitue progressivement au bon sens. C'est un officier compétent et bien formé, toutefois il est jeune pour son grade, et il aurait fallu le laisser acquérir encore un peu d'expérience avant de le nommer capitaine de vaisseau. En cela, il ne diffère sans doute guère de la plupart de nos capitaines – ou amiraux, admit-il avec un sourire – vu ce qui est arrivé à l'ancien corps d'officiers. Mais il est trop enthousiaste et passionné. Je m'inquiète de la façon dont cela pourrait affecter son jugement et je regrette de ne pas l'avoir mieux tenu en laisse. — Je vois. » Pritchart s'adossa contre ses oreillers, cheveux platine caressant l'épaule de son amant. Elle hocha la tête. « Tu crois vraiment qu'il a des problèmes ? — Non, Héloïse, pas vraiment. Je me fais du souci à cause des rapports concernant les navires-Q que Manticore a envoyés. S'ils se déplacent en groupe, deux ou trois d'entre eux pourraient poser de méchantes difficultés à un vaisseau leur plongeant droit dessus, et Waters était déjà parti lorsque nous avons reçu le message signalant leur présence. Mais il a ordre de ne frapper que des bâtiments isolés, et je ne vois pas un navire-Q prendre le dessus sur deux croiseurs lourds de classe Glaive à moins que les croiseurs ne fassent une connerie monumentale. Non, j'ai plutôt le sentiment que je devrais le surveiller de plus près. — D'après ce que j'en ai vu jusqu'à maintenant, je tiendrais compte de ce "sentiment", Javier, répondit gravement Pritchart. Je respecte tes instincts. — Mais pas seulement ça, j'espère ? » fit-il avec un sourire espiègle tandis que sa main se déplaçait sous le drap. Elle lui donna une petite tape sur le torse. — Arrête ça, corrupteur de ma vertu civique ! — Je ne crois pas, citoyenne commissaire «, répondit-il en la faisant frémir de plaisir. Mais sa main s'arrêta soudain. Elle lui poussa le coude pour réclamer son retour puis se résigna dans un sourire. Elle aimait cet homme, mais Dieu qu'il pouvait se montrer exaspérant ! L'inspiration le saisissait aux pires moments, et il devait toujours aller au bout de sa nouvelle idée avant de pouvoir l'écarter. — Qu'est-ce qu'il y a ? — Je pensais juste aux navires-Q manticoriens, fit Giscard. J'aimerais savoir à coup sûr si Harrington se trouve ou non à leur tête. — Je croyais qu'un navire-Q n'était pas de taille à affronter un croiseur lourd, d'après toi », dit Pritchart. Il opina, et elle haussa les épaules. « Eh bien, tu as douze croiseurs lourds et huit croiseurs de combat. Ça me semble une supériorité rassurante. — Oh, je te l'accorde, je te l'accorde. Mais s'ils sont tous occupés à inspecter le secteur, nous devrions peut-être aller chasser ailleurs. Quel que soit le rapport de forces théorique, il y a toujours le risque que quelque chose tourne mal pendant l'engagement, tu sais. Et un navire-Q pourrait bien battre une de nos unités – un des croiseurs légers, par exemple – et faire échouer toute l'opération en découvrant notre présence. — Alors ? — Alors, citoyenne commissaire (Giscard posa son verre de vin pour libérer ses deux mains et se tourna vers elle avec le sourire qu'elle aimait), il est temps de rectifier nos zones d'opération. Nous pouvons laisser des messages à Waters et Caslet dans les caches convenues, mais tous les autres se trouvent ici en ce moment. Dans ces conditions, je crois que je vais discuter avec mon état-major de nouveaux terrains de chasse potentiels... plus tard, bien sûr », ajouta-t-il d'un air taquin avant de l'embrasser. CHAPITRE VINGT-DEUX Le maître principal Lewis, spécialité électronique, faisait de son mieux pour ne pas paraître trop renfrognée en entrant dans la salle d'impulsion numéro un. Ce n'était pas sa place et elle n'avait pas envie d'y aller. Hélas, il y avait un bogue dans la liaison entre impulsion un et le contrôle d'avarie, et le lieutenant de vaisseau Silvetti, son supérieur, l'avait envoyée superviser les techniciens qui s'efforçaient de localiser le problème. En tant que chef de quart du contrôle d'avarie, il ne lui incombait théoriquement pas de participer aux réparations de routine, mais Silvetti avait appris à se fier à son instinct de dépanneuse, et le quartier-maître inexpérimenté dont l'équipe avait repéré le dysfonctionnement aurait probablement besoin d'un peu de soutien. Ginger ne remettait pas en cause le raisonnement de Silvetti, surtout qu'il lui permettait de la considérer comme une v perte » et de la faire remplacer par le chef Sewell pour la suite de l'exercice. La section machines avait fait d'énormes progrès ces dernières semaines, mais ses résultats demeuraient dans l'ensemble inférieurs à la moyenne et ses membres avaient besoin d'autant d'entraînement que possible. Ce à quoi elle trouvait à redire, en revanche, c'était que Randy Steilman travaillait à impulsion un, or elle avait l'intention d'obéir aux ordres de Sally MacBride et de rester loin de lui. Non parce qu'elle les trouvait justes mais parce qu'il s'agissait d'ordres. « Salut, Ginger », lança Bruce Maxwell, comme elle récemment promu au grade de maître principal mais plus vieux de dix ans et solide comme le roc. Il était chef de quart pour impulsion un, et elle ne lui enviait absolument pas ce poste. Steilman faisait partie de son équipe et, malgré son attitude inflexible, cela suffisait à faire baisser de dix bons pour cent la productivité de ses hommes. Non parce que Steilman ne connaissait pas son boulot, mais parce qu'il objectait fondamentalement à l'effectuer. « Salut, Bruce, répondit-elle en s'effaçant pour laisser le quartier-maître Jansen et son équipe sortir du sas. — J'ai cru comprendre qu'on avait un problème de télémétrie ? » fit Maxwell, l'air interrogateur, tandis que les hommes de Jansen se rassemblaient autour des câbles de transmission de données qui reliaient impulsion un aux répétiteurs du contrôle d'avarie. « Ouais. » Ginger les regarda se mettre au travail. Elle n'avait pas l'intention de s'en mêler à moins que Jansen ne lui demande de l'aide, et son équipe paraissait au point. Les hommes installèrent les chevalets destinés à supporter les outils et se mirent au travail. «Ça pourrait n'être qu'un branchement défectueux, dit-elle à Maxwell, mais j'en doute. Quelque chose nous a privés de tous les relevés sur vos noyaux impairs. — Uniquement les impairs ? — Ouais. C'est ça le problème. Ils sont tous sur la même liaison primaire, mais il y a deux secondaires distinctes, et l'une ou l'autre devrait prendre entièrement le relais. Ça laisse à penser qu'il faut carrément chercher du côté du système de surveillance. » Elle secoua la tête. « Dommage que Vulcain n'ait pas eu le temps de rénover complètement les salles d'impulsion. — Tout à fait de ton avis », fit amèrement Maxwell. Les concepteurs de la FRM ne juraient que par les systèmes redondants, et une salle d'impulsion militaire classique aurait donc comporté deux liaisons de données primaires, éloignées au possible l'une de l'autre afin d'éviter qu'une seule frappe ne les désactive en même temps. De plus, chaque circuit aurait été relié à un système de surveillance séparé, totalement indépendant et isolé des autres. Les concepteurs du Voyageur, soucieux des coûts de construction, n'avaient toutefois pas jugé utile d'inclure les avaries dues au combat dans leur liste des incidents possibles : son origine civile apparaissait clairement dans ses circuits de maintenance en général, et dans celui-ci en particulier. « Avec un peu de chance, il ne s'agira que d'un problème matériel mineur, fit Ginger, pleine d'espoir, mais si c'est un bogue logiciel... » Elle haussa les épaules, et Maxwell opina d'un air sombre avant de l'imiter. « Bah, quel qu'il soit, je suis sûr que vous le trouverez », dit-il pour l'encourager avant de retourner à ses propres tâches. Ginger le vit gagner le fond de l'immense compartiment et disparaître de l'autre côté d'une haute rangée de générateurs, mais son attention était fixée sur Jansen et son équipe. Elle se tenait sur le côté, prête à intervenir s'il commettait une bourde ou à prodiguer ses conseils s'il en réclamait, et elle approuvait intérieurement le travail de son groupe. Il avait envoyé deux techniciens vérifier les circuits physiques, mais il se concentrait pour sa part sur le système de surveillance, ce qui signifiait qu'il était du même avis que Ginger. Plusieurs minutes s'écoulèrent, et elle s'approcha doucement pour observer l'écran test par-dessus l'épaule du quartier-maître. Celui-ci leva les yeux et lui adressa un petit sourire triomphant. « Le matériel est O. K., madame, déclara-t-il. Il y a juste un petit problème : aucun de ces jolis systèmes fonctionnels ne fait son boulot. — Et pourquoi, à votre avis ? — Eh bien, vu que tout le matériel d'entrée a l'air en bon état de marche – les capteurs et les interfaces sont à cent pour cent –et que l'unité centrale ne présente aucun problème, ça doit être un bogue logiciel. Je suis en train d'interroger les fichiers mais, si je devais prendre des paris, je miserais cinq dollars sur la corruption de l'un des fichiers d'exécution primaires. II faudrait un incident de ce genre pour mettre à mal tout le système. Seulement, si c'est bien là le problème, je ne comprends pas pourquoi aucun des autotests n'a rien signalé au contrôle d'avarie. — Où se charge le logiciel d'autotest ? demanda Ginger. — Oh. » Jansen sourit, l'air penaud. « J'oublie toujours que le Voyageur est de conception civile. C'est ici, n'est-ce pas ? — Exactement. » Ginger hocha la tête. « C'est pourquoi je vais tenir votre pari. Mes cinq dollars pensent que le problème vient soit des protocoles de communication, soit réellement d'un défaut matériel. Si la liaison de données est coupée ou si l'interface de com n'accepte plus la commande d'entrée, alors le système n'a tout simplement jamais reçu le message lui demandant de se lancer et de faire son rapport au contrôle d'avarie, et... — ... et si le système de surveillance ne s'est pas lancé, alors les liaisons secondaires ne servent à rien parce qu'elles ne fonctionnent qu'en sortie, termina Jansen. Vous avez raison. Elles ne dupliqueraient qu'un ordinateur inerte, pas vrai ? — Voilà pourquoi je suis payée plus cher », fit Ginger en lui tapotant l'épaule dans un sourire. Jansen sourit en retour et reporta son attention vers l'écran, puis sursauta au fracas soudain du métal contre le métal. Ginger tourna vivement la tête, et ses yeux bleu-gris lancèrent des éclairs lorsqu'elle découvrit la source du bruit. L'un de ses techniciens était assis par terre, le visage déformé par la douleur et la main droite serrée dans la gauche contre sa poitrine; le contenu de sa boîte à outils s'était déversé autour de lui, mais ce n'était pas cela qui avait allumé un éclat dangereux dans les yeux de Ginger. Randy Steilman, debout derrière le technicien, le regardait en secouant la tête, un rictus déplaisant aux lèvres. Il voulut s'éloigner, mais Ginger fit deux grands pas dans sa direction. « Vous restez où vous êtes, Steilman ! » Sa voix claqua comme un fouet dans l'espace qui les séparait. Il s'arrêta et se tourna lentement vers elle avec une effronterie muette. Ses yeux la détaillèrent avec leur insolence coutumière, et il arqua un sourcil. « Oui, maître principal ? » demanda-t-il innocemment. Elle l'ignora et baissa les yeux vers le technicien blessé. Le jeune homme avait deux doigts en sang, dont l'un paraissait cassé. — Que s'est-il passé, Dempsey ? — Je... je ne sais pas, répondit-il entre ses dents. J'ai tendu la main vers ma boîte à outils et... » Il haussa les épaules, impuissant, et Ginger se tourna vers la femme qui travaillait avec lui. — Je ne sais pas non plus, madame, dit-elle. Je regardais l'écran. On avait besoin d'une clé de trois pour ôter un couvercle. Kirk a voulu l'attraper, et alors j'ai entendu la boîte heurter le sol. Le temps que je relève les yeux, c'était fini. « Vous avez encore besoin de moi? » intervint paresseusement Steilman. Ginger lui adressa un regard menaçant, et il sourit d'un air narquois. Elle ravala une remarque mordante, soucieuse de respecter les ordres de MacBride, et se pencha pour examiner le chevalet de Dempsey. Un coup d'œil suffit : les deux pieds du côté droit s'étaient effondrés et, sous ses doigts, le levier de verrouillage se révéla ballant. Elle se redressa lentement, et le feu de son regard s'était mué en glace lorsqu'elle se tourna vers Steilman. — J'espère que vous trouverez toujours ça drôle dans cinq minutes, fit-elle froidement. — Moi ? Trouver ça drôle ? Mais d'où tirez-vous cette idée ? lança-t-il avec un autre sourire moqueur. — J'ai moi-même regardé Dempsey et Brancusi s'installer, Steilman. J'ai vu Dempsey verrouiller son chevalet, et le levier ne s'est sûrement pas désengagé tout seul. — Qu'est-ce que vous dites ? Vous pensez que j'ai quelque chose à voir là-dedans ? » Le sourire de Steilman avait changé, et ses lèvres se tordaient en un affreux rictus. « Vous êtes complètement maboule ! — Vous passerez au rapport, Steilman, lança Ginger, et les yeux de l'homme brillèrent d'un éclat mauvais. — Vous dites des conneries, maître principal, dit-il sur un ton chargé de mépris. Vous ne pouvez pas prouver que j'ai fait quoi que ce soit à ce chevalet. — Peut-être et peut-être pas, mais en attendant vous passerez au rapport pour insolence. — Insolence ? répéta Steilman, incrédule. Vous avez des illusions de grandeur pour une parvenue de... — Dites-le et je ne donne pas cher de votre peau », coupa Ginger. Il s'arrêta, bouche bée. Puis il serra le poing droit et se mit à avancer. Ginger le regarda approcher sans céder un centimètre. Elle regarda son poing monter en souhaitant qu'il la frappe, parce qu'à l'instant où il le ferait elle le tiendrait. Frapper un MP n'était pas un crime capital comme s'en prendre à un officier, mais ça n'en était pas loin, et... « Ne bougez pas, Steilman ! » aboya une voix de baryton, et l'homme se figea. Il tourna la tête et serra les dents en voyant Bruce Maxwell arriver sur lui. Il se retourna vers Ginger et lui décocha un regard chargé de haine. Elle jura en silence : bon Dieu, pourquoi fallait-il que Bruce se pointe pile au mauvais moment? « Bordel, mais vous vous croyez où ? grinça Maxwell, et Steilman haussa les épaules. — Le maître principal et moi avions simplement une petite divergence d'opinion. — Mes fesses, oui ! Bon sang, j'en ai par-dessus la tête de vos conneries, Steilman ! — J'ai rien fait, s'entêta le technicien, l'air morose. J'étais là, tranquille, et elle me tombe sur le dos pour la bourde d'un de ses putain d'incapables. — Ginger ? » Maxwell se tourna vers elle, et elle soutint calmement son regard. « Appelez le capitaine d'armes, dit-elle en regardant du coin de l'œil le technicien se raidir, enfin mal à l'aise. Je fais passer Steilman au rapport pour insolence, et je veux qu'on vérifie les empreintes sur ce chevalet. — Les empreintes ? » Maxwell paraissait perplexe, et elle eut un petit sourire. — Quelqu'un a déverrouillé ses pieds pour qu'il s'effondre. Il s'agit peut-être de l'un de mes gars, mais je n'y crois pas une seconde. Je pense qu'un autre l'a fait, pour le plaisir, et je ne vois personne équipé de gants dans ce compartiment, et vous ? — Mais... commença Maxwell avant qu'elle ne l'interrompe. — Ce .n'est pas une plaisanterie, fit Ginger, glaciale. Regardez la main de Dempsey. Il y a blessure. Nous sommes donc face à un article 50, et je veux la tête du responsable. Maxwell baissa les yeux vers le technicien assis, et son visage se tendit lorsqu'il vit son annulaire pendre selon un angle peu naturel. Lorsqu'il reporta son attention vers Steilman, son visage était sombre et froid, mais c'est à Ginger qu'il s'adressa. « Vous avez raison, Ginger », dit-il sur un ton monocorde. Il fit signe à un autre quartier-maître. « Jeff, allez chercher le capitaine Tchou. Ensuite appelez monsieur Thomas. » « Vous m'avez fait demander, madame ? — Oui, Rafe. Asseyez-vous, je vous prie. » Honor, absorbée jusque-là dans la contemplation d'un planeur gravé sur une plaque d'alliage doré déformée par la chaleur, s'en détourna pour lui indiquer le fauteuil situé devant son bureau, dans sa cabine. Elle attendit que Cardones ait pris place, puis elle croisa les mains derrière son dos et le regarda un long moment sans rien dire. « Qu'est-ce que c'est que cette histoire avec Wanderman ? » lança-t-elle enfin, allant droit au but comme à son habitude. Cardones soupira. Il avait espéré qu'elle n'en entendrait pas parler avant qu'il ait réussi à régler la question, mais il aurait dû savoir que c'était impossible. Il n'avait jamais compris comment elle faisait pour se tenir au courant du moindre événement à bord de son vaisseau. MacGuiness faisait certainement partie de son réseau, de même que ses hommes d'armes graysoniens désormais. Pourtant il avait le sentiment qu'elle serait parvenue au même résultat toute seule. « J'avais l'intention de m'en occuper avant de porter cet incident à votre attention, madame », dit-il. Il n'était jamais bon pour un second de tarder à informer son commandant. Toutefois, c'était son rôle de gérer ce genre d'affaire sans y mêler son supérieur. Le commandant d'un vaisseau de Sa Majesté décidait en dernier recours des sanctions à prendre en cas de mauvaise conduite d'un des membres de son équipage, et on gardait à juste titre son autorité en réserve jusqu'à ce qu'on n'ait plus d'autre choix que d'y recourir. Une fois que le commandant était impliqué, on ne pouvait plus reculer devant la pleine application du Code de guerre, or Cardones, comme Honor, pensait qu'il valait toujours mieux sauver la situation que faire appel à l'artillerie lourde. Néanmoins, il fallait parfois s'y résoudre, songea-t-il, morose, et la volonté de sauver ce qui pouvait l'être n'était pas une excuse suffisante pour laisser une brute capable d'agresser l'un de ses collègues rester impunie. « Je comprends vos raisons et votre position, Rafe, dit Honor en s'asseyant à son bureau et en renversant le dossier de son fauteuil, mais j'ai eu vent de rumeurs qui ne me plaisent pas beaucoup... dont un incident dans la salle d'impulsion un. » Nimitz bondit de son perchoir sur les genoux de sa compagne et s'assit bien droit, s'appuyant contre elle pour fixer le second de ses yeux vert d'herbe. Elle lui frotta les oreilles. « Elles ne me plaisent pas beaucoup non plus, madame, mais pour l'instant nous sommes coincés. Wanderman soutient qu'il a fait une chute, et Tatsumi, l'infirmier qui l'a ramené à l'infirmerie, prétend ne rien savoir. » Le second leva les mains en un geste d'impuissance. « Je pense qu'ils mentent tous les deux... mais ils sont aussi morts de peur. À moins que la situation n'évolue, je ne crois pas qu'ils témoigneront et, s'ils ne disent rien, nous ne pouvons officiellement nous appuyer sur rien. — Qu'en dit le capitaine d'armes ? — Thomas a emmené quelques-uns de ses gars examiner de près l'endroit de la prétendue chute. Il était facile à trouver : Wanderman a pas mal saigné. Il n'y a rien dans cette zone sur quoi il aurait pu trébucher, et les taches de sang sont proches de la cloison – pas exactement là où quelqu'un marchant au milieu de la coursive serait susceptible de heurter son visage en cas de chute. Toutefois, rien de tout cela n'est concluant, et Wanderman aurait pu s'emmêler les pieds s'il courait assez vite. — Et ses côtes ? demanda calmement Honor. — Encore une fois, c'est peu probable, mais c'est possible, soupira Cardones. Angie et moi avons envisagé les scénarios de chutes qui auraient pu aboutir à ces blessures. Nous avons même effectué des simulations par informatique. Je dirais qu'il faudrait un contorsionniste professionnel pour réussir la plupart d'entre elles, mais vous savez comme on peut mal se réceptionner quand on ne s'attend pas à tomber. Je suis d'avis qu'on l'a passé à tabac, et le toubib, le bosco et le capitaine d'armes sont d'accord. Le bosco et moi-même pensons que le coupable est un technicien du nom de Steilman, mais nous ne pouvons pas le prouver. Nous pensons aussi que l'agresseur, quel qu'il soit, a été interrompu par l'arrivée de Tatsumi. J'ai envisagé d'essayer de faire craquer Tatsumi. Il a de gros points noirs dans son dossier, et je pourrais peut-être lui arracher la vérité, mais Angie ne veut pas me laisser faire. Elle dit que c'est l'un des meilleurs infirmiers qu'elle ait eus et, quelles que soient ses erreurs passées, il est resté clean à bord du Voyageur comme lors de ses deux précédents déploiements, apparemment. S'il s'est réellement racheté une conduite, je ne veux pas détruire ce qu'il a réussi à reconstruire. — Et impulsion un ? — Là, une partie de l'incident est claire comme de l'eau de roche, madame. L'insolence de Steilman ne fait aucun doute. Il y avait plus d'une vingtaine de témoins. Certains ont tardé à parler – parce qu'ils avaient peur de lui, à mon avis – mais ils ont tous confirmé la version de ses propos rapportée par le maître principal Lewis. Le reste est moins clair, toutefois. Lewis a eu raison de tenter sa chance, mais les gars de Thomas n'ont pas obtenu d'empreintes exploitables sur le chevalet qui s'est effondré. Ils ont réussi à en tirer deux empreintes partielles qui n'appartiennent manifestement pas aux techniciens qui l'utilisaient, mais elles sont trop mauvaises pour en révéler davantage. Il apparaît nettement qu'on a délibérément déverrouillé les pieds du chevalet pour qu'il tombe, mais nous ne pouvons pas prouver qu'il s'agissait de Steilman. — Mais vous pensez que c'était lui, fit Honor sur un ton monocorde. — Oui, madame, je le crois. C'est un emmerdeur, avec un grand E, et le fait que Wanderman refuse de l'identifier comme étant celui qui l'a passé à tabac le rend encore plus insupportable. C'est la raison pour laquelle j'ai si sérieusement envisagé de harceler Tatsumi, mais, comme je vous le disais, s'il s'est véritablement repris, nous pourrions détruire sa carrière en même temps que celle de Steilman. — Mmmm. » Honor faisait lentement basculer son fauteuil d'avant en arrière en se frottant le bout du nez. Elle fronça les sourcils. « Je ne veux pas non plus en arriver là, Rafe... mais je ne tolérerai pas ce genre de situation. Si la seule façon d'obtenir la vérité et de mettre un terme à tout ça consiste à faire craquer Tatsumi, nous n'aurons peut-être pas le choix. Il ne s'agit que d'une seule personne, or nous devons penser à tout un équipage. — Je le sais; madame, et, s'il faut en venir à cette extrémité, je le ferai. Mais, vu ce qui est déjà arrivé à Wanderman et la frayeur de Tatsumi, j'aimerais procéder prudemment. » Cardones se gratta le sourcil, une inquiétude inhabituelle peinte sur son visage au nez aquilin. « Le problème, c'est que nous ne savons pas tout ce qui se passe. Le bosco et moi pensons que Steilman est derrière tout ça, mais elle a aussi entendu des bruits selon lesquels il n'agirait pas seul. Même si nous l'isolions de façon préventive, rien ne nous dit que l'un de ses comparses ne s'en prendrait pas à Tatsumi ou Wanderman avant qu'ils ne nous parlent. J'imagine que nous pourrions les mettre tous les deux en détention pour les protéger et les y laisser jusqu'à ce qu'ils se décident à parler, mais je ne peux pas faire la même chose avec Lewis, et je préférerais éviter de dramatiser la situation en enfermant Wanderman et Tatsumi. À court terme, cela soulignerait seulement l'impunité de Steilman. » Honor acquiesça tout en se frottant le bout du nez, puis elle se carra volontairement dans son fauteuil et croisa les mains sur la douce fourrure de Nimitz. Des années d'expérience du commandement lui permettaient de garder l'air calme, mais elle bouillait intérieurement de rage. Elle détestait les brutes et méprisait les minables capables de se liguer pour créer l'atmosphère de crainte décrite par Cardones. Qui plus est, les victimes de Steilman faisaient partie de son équipage. Elle ne connaissait pas Kirk Dempsey, mais Wanderman si, et elle l'aimait bien. Toutefois cela importait peu. Il relevait de la responsabilité de la Flotte – et par conséquent, à bord du Voyageur, de sa propre responsabilité – de veiller à ce que ce type d'incident n'ait pas lieu et à ce que ceux qui essayaient de le provoquer payent le prix de leur audace. Mais Cardones avait raison. Tant que Wanderman et Tatsumi refusaient de donner des noms et qu'ils ne pouvaient pas prouver que Steilman avait causé l'« accident » en salle d'impulsion, elle ne pouvait officiellement justifier les mesures susceptibles de le mettre au pas. Elle observa son sous-main pendant deux minutes interminables puis inspira brusquement. « Vous ne voulez pas que je parle à Wanderman ? — Je ne sais pas, madame », répondit lentement Cardones. Le second était certain d'une chose : si un officier du Voyageur pouvait obtenir des réponses de Wanderman, c'était bien le commandant, car le gamin l'idolâtrait et lui faisait confiance. Il pourrait bien lui révéler qui l'avait agressé. Mais il pourrait aussi refuser. Non seulement il mourait de peur, mais il avait prétendu être tombé pendant tant d'entretiens que changer sa version maintenant reviendrait à admettre qu'il avait menti, et Wanderman était assez jeune pour en concevoir une profonde humiliation. — J'aimerais essayer autre chose auparavant, madame », fit-il au bout de quelques instants. Honor le regarda d'un air interrogateur, et il eut un petit sourire. « Le bosco a décidé que Wanderman avait besoin de quelqu'un pour le... conseiller. Elle a demandé au maître principal Harkness s'il accepterait de devenir son mentor. — Harkness ? » Honor fit la moue puis se mit à rire, ou plutôt à ricaner, ses yeux en amande brillant de plaisir. « Je n'y avais pas pensé, admit-elle. Ce serait en effet une présence... rassurante, non ? — Oui, madame. La seule chose qui m'inquiète un peu, c'est sa prédilection pour l'action "directe" », répondit Cardones, et le regard d'Honor vacilla au souvenir d'une conversation au cours de laquelle l'amiral de Havre-Blanc l'avait sermonnée sur les inconvénients de l'action directe. Pourtant, certaines situations exigeaient précisément cela, et elle se fiait au jugement de MacBride et Harkness. Tous les officiers savaient qui faisait réellement tourner la Flotte de Sa Majesté, et elle laissait très volontiers à ses officiers mariniers une certaine liberté créatrice dans leur action. » Très bien, Rafe, dit-elle enfin. Je vous laisse gérer cet aspect pour le moment, le bosco et vous, mais nous pouvons sanctionner Steilman dès maintenant au motif de son insolence. Il passe demain devant le tribunal de bord. Nous verrons s'il apprécie de se retrouver technicien de troisième classe, et je veux avoir une petite discussion avec lui. Que quelqu'un garde un œil sur Wanderman – et Tatsumi par la même occasion. Je ne veux pas qu'il leur arrive encore malheur avant que nous ayons réglé cette histoire. Je resterai à l'écart afin de vous donner une certaine marge de manœuvre ainsi qu'à Harkness, mais, si Wanderman a de nouveau des problèmes ou que n'importe qui "tombe" ou a un "accident", je prends les choses en mains. » Elle eut un sourire sinistre. « Personnellement », ajouta-t-elle tout bas. « Eh bien, eh bien, fiston. Je vois que tu es de nouveau sur pied. » Aubrey Wanderman se retourna brusquement au son de cette voix grave et grimaça de douleur à la réaction de ses côtes encore mal ressoudées. Le maître principal carré aux allures de boxeur qui se tenait dans l'encadrement du sas portait l'insigne aux missiles croisés de sa spécialité, l'artillerie. C'était un homme imposant – pas autant que Steilman, mais plus grand qu'Aubrey de cinq centimètres – et il avait l'air dur. Aubrey l'avait déjà vu, mais il n'avait aucune idée de son identité... ni, d'ailleurs, de ce qui l'amenait à l'infirmerie. « Euh, oui, maître principal... fit-il sans assurance. — Harkness, l'informa l'autre en désignant l'insigne d'identité sur la poche poitrine de sa combinaison de travail. Je bosse aux opérations de vol. — Ah. » Aubrey hocha la tête, mais il était visiblement perplexe. Il ne connaissait personne aux opérations de vol, pourtant le nom de Harkness lui était familier. Sa réputation tenait de la légende, bien que, à en croire la rumeur, il se soit récemment rangé. Toutefois, Aubrey ne s'expliquait pas que cet homme vienne lui rendre visite. « Ouais. » Harkness s'assit sur le lit inoccupé face à celui où Aubrey venait de passer deux jours, et il lui sourit. « J'ai cru comprendre que tu avais eu un petit accident, fiston. » Que le maître principal l'appelle « fiston » ne l'offensait pas comme c'était le cas lorsque d'autres vétérans utilisaient ce terme, mais il ressentit un frisson familier au mot « accident ». C'était donc ça. Harkness était venu essayer de le faire parler. Aubrey sentit son visage se figer. « Ouais, dit-il en détournant le regard. J'ai fait une chute. — Mon œil. » Harkness avait répondu sans passion. Pour tout dire, il paraissait presque amusé, et Aubrey sentit un rouge brûlant lui monter aux joues. Après tout, ça n'avait rien de drôle ! Il fixa de nouveau Harkness, les yeux brillants de colère, mais le maître principal lui adressa simplement un sourire paresseux et confiant, digne d'un kodiak maximus gryphonien ou d'un hexapuma de Sphinx, et Aubrey s'empourpra de plus belle. Harkness laissa le silence s'étirer plusieurs secondes, puis il s'appuya sur ses coudes, s'affalant à demi sur le lit. « Écoute, fiston, tonna-t-il, je sais que c'est des conneries, tu sais que c'est des conneries, le bosco sait que c'est des conneries – bon Dieu, même la vieille le sait. Tu mens comme un arracheur de dents, pas vrai ? » Il soutint le regard d'Aubrey avec le même sourire narquois et paresseux, pour hocher la tête en constatant que le jeune homme ne répondait pas. « Ouais. Et Tatsumi aussi, poursuivit-il tranquillement. J'aurais du mal à vous le reprocher, vu que Steilman peut être un sacré fils de pute, mais tu ne crois pas sincèrement que ça va s'arrêter là, si ? » Un nouveau frisson, plus intense, parcourut Aubrey à la mention du nom de Steilman. Il n'en avait parlé à personne, et il était sûr que Tatsumi non plus. Pourtant Harkness savait, et, s'il allait voir le bosco ou le second, Steilman ne croirait jamais qu'Aubrey n'y était pour rien. « Je... » commença-t-il. Puis il ferma la bouche et regarda Harkness, impuissant. « Laisse-moi t'expliquer quelque chose, fit le maître principal de sa voix grave, teintée d'une étrange nuance de compassion. Tu vois, je ne suis pas ici pour te demander de donner des noms, et je ne vais pas courir rapporter au bosco ni à monsieur Thomas tout ce que tu me diras. Je pense effectivement que tu devrais aller les trouver, mais c'est toi qui vois. Personne ne peut prendre cette décision à ta place, mais tu devrais peut-être penser à ce que tu répondrais au capitaine Harrington si elle décidait de t'interroger. Crois-moi, fiston, quand la vieille pose des questions, elle obtient des réponses, et tu ne voudrais surtout pas être celui qui la contrarie. » Aubrey déglutit, et Harkness se mit à rire. « Évidemment, ça aussi, ça dépend de toi, et je n'essaierai pas de te dicter ta conduite. Non, fit-il en secouant la tête. Je suis venu pour quelque chose d'un peu plus concret. — Plus concret? s'enquit timidement Aubrey. — Ouais. Ce que je veux savoir, Wanderman, ce n'est pas ce que tu vas raconter aux autres. C'est comment tu vas réagir. — Réagir ? » Aubrey s'affaissa sur son lit en comprimant ses côtes d'une main, et il se lécha les lèvres – le réparaccel faisait son office, mais elles demeuraient enflées. Il déglutit encore. Que... Qu'est-ce que vous voulez dire par "réagir", maître principal ? — À mon avis, Steilman t'a flanqué une raclée, et ensuite il a dû te dire un truc du genre "J'ai des amis, alors tu fermes ta gueule, sinon..." » Il haussa les épaules. « Le seul problème, c'est que, si tu la fermes bel et bien, alors tu vas devoir trouver un moyen de t'en débarrasser toi-même, ou le résultat final sera le même. Je connais les salopards comme Steilman. Ils aiment faire du mal aux autres : c'est comme ça qu'ils prennent leur pied. Alors comment comptes-tu l'affronter la prochaine fois ? — Je... » Aubrey s'interrompit une fois de plus, l'air perdu, et Harkness opina. « C'est bien ce que je me disais. Tu n'avais pas pensé à ce détail, pas vrai ? Aubrey secoua la tête, sans se rendre compte qu'il admettait ainsi implicitement ne pas être simplement tombé... et qu'il confirmait l'hypothèse de Harkness concernant l'identité de son agresseur. Ses yeux restaient plongés dans ceux du maître principal, qui soupira. — Wanderman, t'es un brave gosse, mais Dieu que tu es naïf. Il n'y a que deux solutions pour toi. Soit tu vas voir le bosco et tu lui racontes ce qui s'est réellement passé, soit tu t'occupes toi-même de Steilman. L'un ou l'autre. Parce que, si tu ne fais rien, tu peux être sûr que Steilman s'occupera de toi dès qu'il jugera que ça ne présente plus de risque. Alors qu'est-ce que tu choisis ? — Je... » Aubrey baissa les yeux à terre et prit une profonde inspiration, puis il secoua la tête. « Je ne peux pas aller voir le bosco, monsieur, admit-il d'une voix rauque. Il ne s'agit pas seulement de moi ou de Steilman. Il a des amis... et moi aussi. Si je le dénonce, comment être certain qu'un de ses amis ne s'en prendra pas à moi ou à Gin... » Il marqua une pause et s'éclaircit la gorge. « Ou à l'un de mes amis ? — D'accord. » Harkness haussa les épaules. « Je pense que tu commets une erreur, mais, si tu le sens comme ça, tu le sens comme ça. Je ne suis pas ta mère. Mais ça ne te laisse qu'une seule solution. Es-tu vraiment prêt pour ça ? — Non », souffla désespérément Aubrey. Les épaules tombantes et. le visage rouge d'humiliation, il s'imposa néanmoins de relever les yeux. « Je ne me suis jamais battu de ma vie, monsieur, dit-il d'un air digne mais désolé. Je ne sais même pas si j'aurai le cran d'essayer de rendre les coups la prochaine fois, mais, même dans ce cas, je n'arriverai pas à grand-chose. — Le cran ? répéta doucement Harkness avant de se mettre à rire. Fiston, tu as carrément plus de cran que Steilman ! » Aubrey écarquilla les yeux, et le maître principal secoua la tête. « Tu en as une trouille bleue, mais je ne te vois pas te liquéfier pour autant, fit-il remarquer. Si tu devais paniquer, tu te serais mis à réclamer le bosco à grands cris dès ton arrivée à l'infirmerie. Non, ton problème, Wanderman, c'est que tu as trop de cran pour paniquer mais pas tout à fait assez pour agir comme lui parce que tu y as réfléchi et que tu as compris que c'était ce qu'il fallait faire. Tu es comme qui dirait coincé entre les deux. Mais je veux que tu penses à Steilman deux minutes. Réfléchis. Qui a-t-il décidé de tabasser ? Il fait quoi, deux fois ton poids ? Il est deux fois plus vieux que toi et il a dix fois plus d'expérience. Mais a-t-il choisi de se battre avec moi ? A-t-il tenu tête au bosco ? Ou à Bruce Maxwell ? Non. Il s'en est pris à un gamin qu'il jugeait une proie facile, et il a fait très attention de te choper tout seul. A ton avis, quel courage est-ce que ça demande ? » Aubrey ouvrit des yeux ronds. Le maître principal se trompait quant à son propre courage – il était bien placé pour le savoir – mais il n'avait peut-être pas tort concernant Steilman. Aubrey n'avait jamais envisagé les événements sous cet angle. — Tu vois, il faut que tu comprennes une chose sur les gars comme Steilman, poursuivit Harkness. Ils ne prennent pas de risques. Steilman aime passer les gens à tabac. Il prend plaisir à leur faire mal et il aime avoir l'impression de commander. C'est aussi un beau salaud, je te l'accorde. Il est plus baraqué que moi, plus fort, et il ne se bat pas à la loyale. J'imagine qu'il se prend pour un dur, un type dangereux. Mais il n'est pas très malin, fiston. Parce que, sinon, il saurait que n'importe qui peut être dangereux. Même toi. — Moi ? » Aubrey fixa le maître principal et éclata d'un rire nerveux. « Il pourrait me battre d'une seule main, monsieur ! D'ailleurs, il l'a déjà fait ! — Tu as suivi le cours de "rudiments du combat à mains nues" ? fit Harkness. — Évidemment, mais je ne valais rien. Vous n'allez pas me dire qu'un cours de six semaines m'a appris comment mettre la pâtée à quelqu'un comme Steilman ! — Non. Mais il t'a donné les bases – d'où son nom, répondit Harkness si gravement que Aubrey ne put que l'écouter. Bien sûr, tu savais que ça n'était pas réel. Il s'agissait simplement de s'entraîner, et tu t'es dit "Hé, je suis un petit gars tout sec, je ne me suis jamais battu et je ne me battrai jamais, d'ailleurs je ne voudrais pas me battre même si je savais". C'est à peu près ça, non ? — Tout à fait », dit Aubrey avec chaleur; Harkness se mit à rire. « Eh bien, à mon avis, tu t'es trompé. Tu vas devoir te battre. La seule inconnue, c'est : vas-tu gagner ou te faire casser la figure ? Et tu connais le secret pour éviter de se faire casser la figure ? — Non. Qu'est-ce que c'est? demanda Aubrey, presque malgré lui. — Casser la figure à ton adversaire avant qu'il ne le fasse. Décider dès le début que tu ne vas pas simplement essayer de te défendre. Décider tout de suite, bien avant la bagarre, que tu vas tuer cet enfoiré s'il faut en arriver là. — Moi ? Tuer un type comme Steilman ? Vous êtes fou! — Ça n'est pas gentil de traiter tes aînés de fous, fiston, fit Harkness avec un nouveau sourire paresseux. Quand j'avais ton âge, je n'étais pas beaucoup plus épais que toi. Certes, j'étais plus grand, mais je n'avais pas beaucoup plus de viande sur les os. En revanche, Wanderman, j'étais beaucoup plus méchant que toi. Et, si tu veux t'occuper de Steilman et t'en sortir en un seul morceau, il va falloir que tu deviennes méchant aussi. — Méchant ? Moi ? » Aubrey eut un rire amer, et Harkness soupira puis se redressa sur l'autre lit. — Écoute-moi. Je t'ai déjà dit que tu n'avais que deux choix possibles, et tu m'as répondu que tu n'opterais pas pour la solution intelligente. D'accord. Ça ne laisse que la solution idiote et, si tu dois suivre cette voie, tu as deux ou trois bricoles à apprendre. C'est pour ça que je suis là. La seule chose à laquelle Steilman ne s'attend pas, c'est que tu prennes l'initiative la prochaine fois, et je vais te révéler un petit secret sur le compte de Steilman. Il ne sait pas se battre. Pas pour de bon. Il n'a jamais eu besoin d'apprendre, parce qu'il est grand, fort et mauvais. Alors je suis là pour ça, fiston. Si tu veux apprendre comment lui botter les fesses jusque entre les oreilles, le canonnier Hallowell et moi allons te montrer comment faire. On ne peut pas te garantir la victoire, mais on te promet au moins ça, Wanderman : accorde-nous quelques semaines pour travailler avec toi, et tu seras capable de donner beaucoup de fil à retordre à ce fils de pute. » CHAPITRE VINGT-TROIS Aubrey s'était rarement senti aussi peu à sa place. Il balaya du regard le gymnase des fusiliers et déglutit nerveusement en voyant des hommes et des femmes musclés se projeter mutuellement au sol avec une efficacité qui le laissa rêveur. Ça ne ressemblait pas aux rudiments de combat à mains nues que la Flotte enseignait à ses recrues, qui tenaient plus d'une forme d'exercice stylisé que des fondements d'affrontements sérieux, parce que les spatiaux n'étaient pas censés s'adonner à ce type de combat physique. Ils se balançaient plutôt des ogives de plusieurs mégatonnes, des faisceaux de lumière cohérente et des rayons gamma, et, comme la plupart de ses collègues, Aubrey avait envisagé sa formation rudimentaire dans ce domaine comme une simple concession à la tradition militaire. Les fusiliers ne raisonnaient pas ainsi. On s'attendait à ce qu'ils se coltinent la boue et le sang, et ils tenaient à apprendre comment désassembler leur prochain à mains nues. C'étaient tous des volontaires et, comme la plupart des militaires issus de sociétés maîtrisant le prolong, ils s'étaient engagés pour de longues périodes — dix ans au minimum — qui leur donnaient amplement le temps d'approfondir leur métier. La plupart s'exerçaient en portant réellement les coups, vêtus d'une légère tenue de protection, et Aubrey grimaça au bruit sourd que produisaient ces coups de poing et de pied tout en observant le major Hibson à l'œuvre. La major était une toute petite femme qui mesurait seulement la moitié de la taille de son adversaire, mais elle était bâtie pour la vitesse et, malgré sa petite taille, elle semblait faite d'un assemblage de pièces d'armures de combat. Son partenaire n'était pas un mollasson et il possédait un avantage formidable d'allonge et de taille, mais tous deux connaissaient manifestement toutes les attaques et ripostes. Les mouvements leur étaient si naturels, leur venaient si automatiquement que, pour un observateur inattentif, le major et lui auraient paru exécuter une danse à la chorégraphie particulièrement élaborée plutôt qu'essayer de s'envoyer au tapis. Mais ils étaient terriblement sérieux et, si petite soit-elle, Hibson imposait son rythme. Elle tournait autour de son adversaire, feintant et esquivant avec une rapidité ahurissante. Même Aubrey comprenait ce qu'elle essayait de faire, et il était certain que son partenaire le voyait aussi, pourtant il ne réagissait toujours pas. Le major encaissait les coups – son partenaire en avait placé quelques-uns bien sentis – mais elle semblait les accepter comme le prix à payer pour l'abattre et, bizarrement, elle échappait toujours à ses meilleures attaques. Elle les bloquait, les accompagnait pour leur ôter leur puissance ou les absorbait simplement et continuait d'attaquer avec une férocité qui faisait froid dans le dos. Enfin, l'un des violents directs de son adversaire porta quelques centimètres trop loin. Hibson parut osciller de côté pour esquiver le coup à la figure, et cette fois elle avança au lieu de reculer. Elle fut soudain à portée de son adversaire, et sa chaussure d'entraînement rembourrée s'éleva dans un impossible coup de pied arrière au menton tandis qu'elle pivotait pour lui présenter son dos. Il trébucha, et les mains de Hibson s'abaissèrent alors qu'elle était encore en équilibre sur la pointe de l'autre pied. Elle saisit sa cheville et la tira vers le haut puis, tandis qu'il s'effondrait, elle se jeta en arrière et atterrit sur lui. Il essaya de la bloquer dans ses bras, mais, sonné, il réagit une fraction de seconde trop tard. Elle enfonça un coude puissant dans son plexus solaire, se tortilla comme un poisson fraîchement sorti de l'eau et finit à genoux sur le torse de son adversaire pour propulser la main droite en un coup 'mortel qu'elle interrompit juste avant de lui briser le larynx. Aubrey secoua la tête. C'était insensé ! Ces gens passaient des années à s'entraîner à ce genre de choses, mais lui n'était que technicien en électronique, pas fusilier. Il aurait sans doute dû trouver encourageant de voir un petit bout de femme comme Hibson terrasser un adversaire aussi imposant, mais il avait aussi vu le mal qu'elle s'était donné... et la compétence qu'elle avait déployée. Lui n'avait pas ce talent-là, et il lui paraissait ridicule de croire qu'il pourrait l'acquérir avant que Steilman n'essaye à nouveau de lui défoncer le crâne. Il ferait mieux de s'en aller et... — Pardon pour le retard, fiston. » Aubrey manqua mourir de peur quand une main puissante s'abattit sur son épaule. Il se retourna en inspirant brutalement et vit Horace Harkness lui sourire. « Tu m'as l'air de bouger facilement, Wanderman. Le réparaccel a dû prendre sur tes côtes, hein ? — Euh... oui, monsieur, marmonna Aubrey. — Bien ! Viens avec moi, fiston. » Aubrey envisagea de dire à Harkness qu'il avait changé d'avis, mais il ne parvint pas à s'y résoudre, vaguement étonné de constater combien il lui importait de conserver l'estime du maître principal. Orgueil, songea-t-il. Combien de gens au cours des siècles s'étaient-ils fait copieusement rosser à cause d'un orgueil mal placé ? Le cours de ses pensées s'interrompit lorsque Harkness fit signe à un géant vêtu d'un survêtement aux couleurs fanées. L'homme, cheveux noirs et regard sombre, mesurait au moins deux mètres. Ses sourcils fournis semblaient se rejoindre au-dessus de son nez, son visage était buriné, ses épaules excessivement larges, et ses mains poilues ressemblaient à d'énormes grappins, pourtant il se mouvait avec une grâce paresseuse qui semblait déplacée chez un homme aussi imposant. « Harkness. » Comme le bosco, le géant avait un accent gryphonien prononcé, et sa voix était encore plus grave que celle du maître principal. Elle était également posée, presque douce, comme s'il avait rarement besoin d'élever le ton. Harkness le salua de la tête. — Canonnier, voici Wanderman. Il a un petit problème. — C'est ce que j'ai entendu dire. Il détailla Aubrey d'un air songeur, et le jeune homme sentit ses épaules se redresser en comprenant qui était son interlocuteur. Les fusiliers royaux manticoriens n'utilisaient plus le grade de sergent d'artillerie, mais on désignait encore le sous-officier le plus ancien dans le grade le plus élevé à bord d'un vaisseau de Sa Majesté sous le nom de « canonnier ». Ce géant était donc l'adjudant de bataillon Lewis Hallowell – de fait l'équivalent du bosco en territoire fusilier. « Eh, repos, Wanderman », tonna l'adjudant. Aubrey écarquilla les yeux, et Hallowell sourit, ce qui peignit soudain sur son visage menaçant une expression espiègle de petit garçon. Aubrey sentit ses lèvres s'étirer à leur tour, et il s'imposa de se détendre. « C'est mieux, fit remarquer Hallowell. Tu es entouré d'amis – même si tu as bel et bien été introduit ici par ce misérable suceur de vide. » Aubrey ouvrit des yeux étonnés, mais Harkness rendit seulement son sourire à l'adjudant, qui eut une grimace amusée avant de reporter son attention vers le jeune homme. Il désigna une pile de matelas d'entraînement sur laquelle Aubrey se laissa promptement tomber. Sans effort, Hallowell s'assit en tailleur sur le sol en face de lui, un poing sur chaque genou, et se pencha en avant. « Très bien, Wanderman, dit-il plus vivement, je n'ai qu'une seule question à te poser : à quel point prends-tu tout ceci au sérieux ? » Aubrey voulut se tourner vers Harkness, mais Hallowell secoua fermement la tête. « Ne regarde pas le maître principal. Je veux savoir si, toi, tu es vraiment motivé. — Je... je ne suis pas sûr de voir où vous voulez en venir, mon ad... canonnier, répondit Aubrey au bout de quelques instants. — C'est simple, fit patiemment Hallowell. Harkness m'a exposé ton problème. Je connais les types comme Steilman, et je sais que tu t'es fourré dans de beaux draps. Ce que je veux savoir, c'est si tu as réellement la volonté d'en sortir, parce que ça va te demander du travail et ça ne sera pas facile. Tu vas passer beaucoup de temps à suer et plus encore à gémir à cause de tes bleus; tu te demanderas même parfois si Harkness et moi ne sommes pas des ennemis plus redoutables que Steilman. Si tu dois nous lâcher, je préfère être fixé tout de suite, et, si tu m'assures que non, tu ferais bien d'être prêt à tenir parole, fiston. » Aubrey déglutit. C'était l'instant crucial, comprit-il. Il était encore paralysé par la peur et plus qu'à demi convaincu que ce projet tout entier n'était qu'un exercice futile, pourtant il était venu jusque-là. Et, s'il se disait prêt à tenir le coup devant Hallowell, le même orgueil qui l'avait poussé à traverser le gymnase sur les talons de Harkness entrerait en jeu. S'il essayait et échouait, sa fierté déjà mal en point ne s'en remettrait pas, il le savait. Mais, alors que ces pensées lui traversaient l'esprit, il comprit autre chose : il voulait le faire. Il voulait vraiment le faire. Et une colère lente et brûlante comme la lave perça enfin à travers sa peur. Il prit une profonde inspiration et regarda Hallowell droit dans les yeux, puis il hocha la tête. « Oui, canonnier, dit-il d'une voix si ferme qu'il en fut lui-même étonné. Je suis motivé. — Bien ! » Hallowell se pencha un peu plus et lui asséna sur l'épaule une claque si vigoureuse qu'il faillit basculer, et il sourit. « Certains jours, tu regretteras cette réponse, Wanderman, mais quand cette vieille épave de suceur de vide et moi en aurons terminé avec toi, tu n'auras plus à t'inquiéter de tous les Steilman de l'univers. Aubrey lui sourit en retour, nerveux mais sincère, et Hallowell s'installa un peu plus confortablement sur le sol. — Bon, la première chose que tu dois comprendre, commença-t-il, c'est que Harkness et moi pratiquons un style différent. J'aime la finesse et l'adresse; lui préfère la force et les coups bas. » Harkness émit une protestation indignée et Hallowell sourit, mais sa voix grave et douce était parfaitement sérieuse lorsqu'il reprit. « Le fait est, fiston, que les deux styles sont efficaces. Tout simplement parce qu'il n'y a ni armes dangereuses ni arts martiaux dangereux : il n'y a que des gens dangereux. Et, si tu n'es pas dangereux, le calibre de ton arme et la qualité de ton entraînement n'y changeront rien. Retiens ça dès maintenant, parce que c'est la seule chose que personne ne puisse vraiment t'enseigner. On peut te le dire et te le montrer, on peut te sermonner jusqu'à en perdre le souffle, mais, tant que tu ne l'as pas compris dans tes tripes, ce ne sont que des mots, d'accord ? Aubrey se lécha les lèvres et acquiesça, et Hallowell opina. — Maintenant, poursuivit-il, je sais ce qu'on t'a appris en cours, et ce n'est pas trop mal. Au moins, tu sais comment bouger et tu possèdes des bases solides. À mon avis, nous n'avons pas le temps de t'enseigner beaucoup de nouveaux mouvements, et ça fait sans doute un bail que tu ne t'es pas correctement exercé à pratiquer ceux que tu connais déjà, donc nous allons commencer par un cours particulier à ma façon pour te remettre à niveau. Ensuite tu passeras au moins trois heures par jour au gymnase, à t'entraîner avec Harkness ou moi – voire les deux. Au bout d'une semaine environ, nous impliquerons peut-être aussi le caporal Slattery. Elle se rapproche plus de ton gabarit. On se limitera dans l'ensemble aux mouvements que tu connais déjà, seulement on t'apprendra à les effectuer pour de bon. Vitesse, violence et détermination, Wanderman. Voilà les clefs pour l'instant. Bien entendu, si tu finis par y prendre goût, nous pouvons t'en apprendre beaucoup plus, mais, pour le moment, on va s'attacher à te garder en un seul morceau et à te permettre de botter le vilain cul de Steilman, d'accord ? Aubrey hocha de nouveau la tête, un peu étourdi et néanmoins soudain conscient qu'au fond il s'en croyait réellement capable. Du moins, le maître principal Harkness et l'adjudant Hallowell semblaient l'en juger capable, et il se disait calmement que ces deux-là étaient sans doute meilleurs juges de ses capacités que lui-même. C'était une idée étonnamment réconfortante, et il parvint à rendre son sourire à Hallowell. — Bien ! Dans ce cas, Wanderman, pourquoi ne pas commencer par quelques assouplissements ? Fais-moi confiance, dit-il avec une grimace paresseuse chargée de malice, tu vas en avoir besoin. » Honor gagna la table traçante principale et fixa l'écran, immobile. Elle envisagea pendant quelques secondes les options qui s'offraient à elle, puis grommela intérieurement car elles n'étaient pas si nombreuses. De plus, elle avait découvert ce dont elle avait besoin et avait fait passer son message. Il était temps de partir. Son bâtiment avait passé dix jours en orbite autour de l'unique planète habitée de Walther, et la façon dont le gouverneur du système de Hagen avait fait traîner la paperasserie concernant les pirates avait confirmé ses soupçons. Il comptait retarder leur « procès » jusqu'à ce que le Voyageur ait disparu au-delà de l'hyperlimite, et elle savait pourquoi. Une fois Honor hors de vue, il pourrait organiser ses auditions de manière à s'assurer que les pirates en sortent libres — ou, au pire, légèrement réprimandés — pour un vice de forme opportun ou des ambiguïtés » dans la présentation des preuves. Mais il n'avait pas l'intention d'essayer tant qu'Honor et son personnel étaient là pour offrir des témoignages susceptibles de lever ces ambiguïtés... et il savait que le temps jouait pour lui. Chaque jour supplémentaire qu'Honor passait à Walther était un jour perdu dans sa chasse aux pirates, et elle trouvait son prétendu souci du respect des procédures et de la protection de la souveraineté de la Confédération silésienne plus irritant à chaque nouvelle conversation. Enfin, elle avait su à l'instant où elle lui avait confié les pirates ce qui allait se passer... et elle les avait prévenus, songea-t-elle férocement. Évidemment, elle n'avait pas mentionné le fait que les messages qu'elle laissait à l'attaché manticorien local fourniraient une identification de ses anciens prisonniers à chacun des vaisseaux de son escadre à leur arrivée. Si le gouverneur et ses amis flibustiers pensaient que son navire-Q était le seul du secteur — ou qu'elle était l'unique capitaine de la FRM prêt à tenir les promesses qu'elle leur avait faites —, ils risquaient de découvrir leur erreur à leurs dépens. Pour l'instant, en tout cas, il fallait partir. Non qu'elle eût perdu son temps sur place. Elle était restée assez longtemps pour bien faire comprendre qu'elle regardait par-dessus l'épaule de Hagen, d'une part, et pour lui donner d'autre part assez de corde pour se pendre. Hagen savait désormais qu'elle ne plaisantait vraiment pas. Il riait peut-être de son impuissance à le forcer à accomplir sa part du marché, il la considérait même peut-être comme une imbécile un peu trop zélée, mais il savait qu'elle n'aurait pas sacrifié dix jours pleins à moins d'être absolument sérieuse. Cela aiderait peut-être le prochain vaisseau de l'escadre à son arrivée et, au minimum, cela le rendrait un peu plus prudent en ce qui la concernait. Plus important, toutes leurs conversations étaient enregistrées, y compris sa promesse renouvelée de sévèrement punir les pirates. Lorsqu'il apparaîtrait — comme elle n'en doutait pas — que rien de la sorte ne s'était produit, ces enregistrements seraient transmis à ses supérieurs par le gouvernement de Sa Majesté. Le Royaume stellaire s'impliquait rarement dans les affaires internes de la Confédération, mais il l'avait fait à plusieurs reprises, et elle avait longuement discuté ce point avec ses propres supérieurs avant de quitter Manticore. L'obstruction de la part de responsables silésiens n'était pas un phénomène récent, et Honor ne se leurrait pas quant à son éventuelle éradication. Mais le Royaume le faisait régulièrement reculer en identifiant des gouverneurs aux mains sales et en les poursuivant avec toutes les armes à sa disposition. Malgré la réduction actuelle de sa présence militaire, Manticore conservait assez de poids politique et diplomatique pour écraser un gouverneur. En dernier recours, le ministère du Commerce pouvait simplement inscrire Walther sur sa liste noire et imposer un embargo sur l'exportation de produits manticoriens vers ce système, avec des conséquences catastrophiques sur l'économie de celui-ci. Ajouté à des requêtes officielles pour la destitution de Hagen et son procès pour complicité avec les pirates, le procédé mettrait à coup sûr un violent coup d'arrêt à sa carrière. Et, privé de son poste, il n'aurait plus de valeur aux yeux de ses associés criminels... dont bon nombre avaient la mauvaise habitude d'éliminer leurs anciens alliés pour les empêcher de témoigner contre eux. Honor détestait ces manœuvres en coulisse, mais elle n'avait guère le choix, et lenteur n'était pas synonyme d'inefficacité. Même si Hagen survivait à cette expérience, d'autres gouverneurs corrompus prendraient bonne note de ce qui lui était arrivé. Cela ne les pousserait sans doute pas à se ranger, mais cela les rendrait sûrement plus prudents, et tout élément susceptible d'entraver les opérations des flibustiers valait la peine. Toutefois, elle avait réuni toutes les informations nécessaires à ce pan de l'opération, et il y avait beaucoup d'autres vaisseaux pirates en liberté. Il était temps d'aller s'occuper d'eux, songea-t-elle en levant la main pour caresser le ventre de Nimitz. Elle se tourna vers le lieutenant Kanehama. — John, préparez-moi une trajectoire pour Schiller, dit-elle. Je veux partir sous deux heures. » Ginger Lewis regardait l'assistant électronicien Wilson et sa section effectuer l'exercice. Il lui semblait encore un peu bizarre de tenir le rôle du superviseur, mais nul n'aurait pu le deviner à la voir. Quelques semaines plus tôt, elle faisait encore partie de la section de Wilson; aujourd'hui, en tant que chef de quart, elle était le supérieur du second maître. Mais, au moins, elle n'avait pas à subir les olibrius que Bruce supportait en salle d'impulsion un. Elle découvrit les dents à cette pensée. Au moins, les gens dont elle avait la charge ici, au contrôle d'avarie, étaient civilisés, et qu'elle connût son métier sur le bout des doigts semblait leur suffire pour la plupart. La façon dont Wilson avait tranquillement laissé comprendre qu'il ne voyait pas d'inconvénient à prendre ses ordres d'elle l'avait aussi beaucoup aidée, et l'efficacité de son équipe de quart augmentait constamment. Elle aurait dû y puiser une satisfaction sans faille : après tout, elle avait fait en moins de trois mois un bond en grade d'une quinzaine d'années T et, le capitaine Tchou et ses officiers sachant qu'elle se défendait bien dans son nouveau poste, elle parviendrait sans doute à conserver son grade. De ce côté, elle était très satisfaite. Pourtant l'inquiétude la rongeait concernant Aubrey, et sa propre rencontre avec Steilman l'avait renforcée dans sa conviction que quelqu'un devrait flanquer une bonne correction à cet enfant de salaud. Évidemment, cette rencontre la rendait peut-être aussi paranoïaque, se dit-elle tandis que la section terminait l'exercice largement dans les temps. Wilson leva les yeux, et elle lui adressa un signe de tête approbateur avant de gagner la console centrale pour ouvrir le registre de service. Son quart prendrait fin dans vingt minutes, et elle s'appliqua à compléter les entrées du registre pour la relève. Mais, tout en travaillant, elle continuait à s'inquiéter. L'identité de l'agresseur d'Aubrey n'était désormais plus qu'un secret de polichinelle, et l'apparente impunité de Steilman avait renforcé son image. Le commandant s'était abattu sur lui comme un marteau à propos de l'incident en salle d'impulsion — elle l'avait rétrogradé et lui avait infligé cinq jours de cellule, soit la peine maximale encourue pour le motif officiel, et le sermon glacial qui l'avait accompagnée aurait remis n'importe quelle âme raisonnable — terrifiée — dans le droit chemin. Mais Steilman n'était pas raisonnable. Plus Ginger en apprenait sur son compte, plus elle se convainquait qu'il n'était pas tout à fait sain d'esprit. Il avait pris sa dégradation et ses jours de cellule non comme un avertissement mais comme la preuve qu'on ne pouvait pas le punir pour avoir provoqué accident » de Kirk Dempsey. Pire, son impunité apparente lui valait le respect envieux des autres fruits véreux, tout en augmentant la peur de ceux qui le craignaient déjà. Ginger savait que le capitaine Tchou y était aussi allé de son petit sermon froid et précis, mais l'absence de sanction officielle pour les deux actes qui auraient dû lui valoir un châtiment musclé avait émoussé l'avertissement de l'ingénieur en chef autant que celui du commandant. Steilman avait protesté de son innocence pour tous les chefs d'accusation — à l'exception de l'insolence, pour laquelle il avait même présenté ses « excuses » à Ginger —, jurant qu'il était plus blanc que neige. Et, tout ce temps, il se réjouissait de son impunité. Ses sbires et lui se montraient circonspects pour le moment, pourtant elle avait la certitude qu'ils attendaient seulement leur heure. Elle soupira intérieurement tandis que les formalités de changement de quart s'accomplissaient autour d'elle. Tôt ou tard, Steilman et sa bande commettraient une erreur et l'univers tout entier leur tomberait sur le dos. C'était aussi inévitable que l'entropie, Ginger le savait. Mais ça ne rendrait pas moins horribles les dégâts qu'ils commettraient en attendant. Ils avaient besoin qu'on les remette à leur place une bonne fois, et le plus tôt serait le mieux, mais, sans accusation officielle de la part d'Aubrey... Elle regarda le lieutenant Klontz remplacer le lieutenant Silvetti et salua de la tête le maître principal Jordan, sa propre relève, avant de descendre la coursive jusqu'à ses quartiers. D'une façon ou d'une autre, il fallait qu'elle pousse Aubrey à parler, mais il s'était retiré dans sa coquille et ne déambulait plus dans le vaisseau pour en explorer les coursives et les voies d'accès. Sa prudence manifeste la soulageait et l'attristait à la fois, comme la façon dont il s'efforçait de ne jamais être seul à un endroit où un autre pouvait se cacher. Mais il refusait de lui parler, et elle avait entendu les échos des commentaires réjouis de Steilman concernant sa prudence. Ils la rendaient malade, pourtant elle ne pouvait rien y faire. Au moins, Aubrey avait repris son poste, mais il avait acquis un véritable don pour disparaître dès qu'il avait du temps libre. Ginger avait tenté de découvrir où il s'éclipsait, en vain... ce qui n'était pas très logique. Le Voyageur était un grand bâtiment, mais son équipage très nombreux imposait un équipement environnemental gourmand de place. Aubrey n'aurait pas dû pouvoir se rendre si facilement invisible, et l'idée qu'il était peut-être effrayé au point de se terrer dans un trou isolé dès qu'il quittait son poste lui brisait le cœur. Mais si elle ne parvenait pas à le trouver, Steilman n'y arriverait sûrement pas non plus, se disait-elle. C'était déjà ça. Aubrey Wanderman grogna lorsque le tapis d'entraînement lui percuta la figure une fois de plus. Il resta étendu une seconde, essayant de reprendre son souffle, puis se hissa sur les mains et les genoux en secouant la tête. Tous ses membres paraissaient encore attachés plus ou moins à leur place; il s'agenouilla dans un nouvel effort et leva les yeux vers le canonnier. « Tu t'améliores, Wanderman », fit joyeusement Hallowell. Aubrey passa la manche de sa combinaison sur son visage trempé de sueur. Tous ses os, tous ses muscles lui faisaient mal, et il avait des bleus à des endroits dont il ne soupçonnait même pas l'existence jusque-là, mais il savait que Hallowell avait raison. Il s'améliorait bel et bien. L'enchaînement qu'il venait d'essayer avait manqué percer la garde de l'adjudant et, s'il avait atterri si rudement, c'était sans doute parce que Hallowell avait dû précipiter sa riposte et l'avait projeté avec plus d'énergie qu'il n'en avait l'intention. Aubrey se remit en garde, toujours haletant, mais le canonnier secoua la tête. « Repose-toi cinq minutes, fiston », dit-il, et Aubrey, reconnaissant, s'effondra sur le tapis. Le fusilier sourit et s'assit en tailleur à ses côtés, et le jeune homme réprima une bouffée de jalousie familière en remarquant qu'il n'était même pas essoufflé. Aubrey s'allongea sur le dos et se mit à regarder le plafond pendant que les fusiliers continuaient à s'exercer autour de lui. Jusqu'au début de son entraînement ici, il ne s'était pas rendu compte à quel point les fusiliers formaient une communauté à part au sein de l'équipage du vaisseau. Certes, il connaissait la rivalité traditionnelle qui opposait les « sacos » et les « suceurs de vide » mais, trop absorbé par l'univers cohérent de sa propre section de quart, il n'avait pas vu que l'équipage du Voyageur se composait d'une juxtaposition de mondes uniques. Chaque homme connaissait les membres de sa branche dans la structure hiérarchique du vaisseau et, bien qu'il se soit fait quelques rares amis dans d'autres départements, ceux-là avaient leurs propres préoccupations. Dans l'ensemble, il partageait moins de points communs avec eux qu'avec ceux qu'il n'aimait pas dans sa propre niche professionnelle. Et si c'était vrai des collègues spatiaux, ça l'était dix fois plus encore des fusiliers. Les fusiliers royaux occupaient peut-être des postes de servant d'arme lors des combats, mais ils avaient leur propre carré, leurs quartiers, leurs zones d'entraînement, leurs officiers et sous-officiers. Ils respectaient des traditions et des rituels différents qui n'avaient pas grand sens aux yeux d'un engagé de la Flotte et paraissaient se satisfaire pleinement de cet état de fait. Tout cela le poussait à se demander pourquoi le canonnier Hallowell avait accepté d'aider le petit Aubrey Wanderman, qui n'avait nullement pour ambition de devenir fusilier. Il resta encore allongé un moment, puis rassembla son courage et se redressa sur un coude. « Mon adjudant ? — Ouais ? — Je... euh... je vous suis reconnaissant pour le mal que vous vous donnez, mais... eh bien... — Crache le morceau, Wanderman, tonna Hallowell. Comme on n'est pas en train de se battre, je ne te ferai probablement pas très mal même si tu dis une grosse ânerie », ajouta-t-il avec un sourire comme le jeune homme hésitait, manifestement embarrassé. Aubrey s'empourpra puis lui rendit son sourire. « Je me demandais juste pourquoi vous faisiez tout cela, canonnier. — Je pourrais dire que c'est parce qu'il faut bien que quelqu'un se dévoue, répondit Hallowell au bout d'un moment. Ou parce que je n'aime pas les salopards comme Steilman, ou Même que je ne veux pas avoir sur la conscience la mort d'un gamin à peine pubère. Et, tout bien considéré, j'imagine que soutes ces raisons seraient exactes. Mais, pour être honnête, je le fais parce que Harkness me l'a demandé. — Mais je croyais... » Aubrey s'interrompit puis haussa les épaules. « J'apprécie, mon adjudant, mais je... euh... je pensais que le maître principal ne s'entendait pas très bien avec les fusiliers, et... — Et vice-versa ? termina Hallowell avec un rire grave avant de hausser les épaules. Il n'y a pas si longtemps, tu n'aurais sans doute pas eu tort, fiston, mais c'était avant qu'il ait une révélation et épouse un fusilier. » Aubrey écarquilla les yeux à cette nouvelle, et l'adjudant éclata de rire. « Tu veux dire qu'il ne t'en a pas parlé ? — Non, fit Aubrey, secoué. — Et pourtant. Sa femme est une de mes vieilles amies. Nous avons suivi la formation de base ensemble. Mais je doute que la plupart des sacos aient jamais tenu rigueur à Harkness de ses mauvaises habitudes. Tu vois, Wanderman, ça n'a jamais rien eu de personnel. Simplement, il aimait bien se battre et, en s'en prenant à des fusiliers, il restait dans la famille sans trop se rapprocher de la maison. — Vous voulez dire que toutes ces bagarres, toutes les fois où il s'est fait rétrograder, c'était pour le plaisir de se battre ? — Je n'ai jamais prétendu qu'il était malin, Wanderman, répondit Hallowell avec un nouveau sourire, et, d'après ce que j'ai entendu dire, la moitié de ses rétrogradations étaient liées au marché noir plus qu'aux bagarres. Mais en gros, oui, c'est ça. » Aubrey le regarda fixement, et l'adjudant secoua la tête. Écoute, fiston, depuis le temps, tu devrais commencer à savoir comment mes collègues réagissent quand ils sont sérieux, et tu t'es entraîné presque autant avec Harkness qu'avec moi. Ça m'ennuie de l'admettre, mais il se débrouille rudement bien pour un suceur de vide. Il n'est pas très versé dans la technique, certes, mais c'est un sacré bagarreur. Crois-tu qu'un type comme lui pourrait passer vingt ans à provoquer des échauffourées dans les bars sans se faire tuer — ou tuer quelqu'un — s'il ne le faisait pas pour s'amuser ? Réfléchis bien. S'il s'était sérieusement battu, il y aurait eu des évacuations sanitaires, or, à part quelques contusions occasionnelles et deux ou trois points de suture par-ci par-là... » Hallowell haussa les épaules, et Aubrey ouvrit des yeux étonnés. Qu'on puisse chercher la bagarre avec des étrangers forts, durs et bien entraînés pour le plaisir le dépassait complètement. C'était incompréhensible. Pourtant il savait que l'adjudant avait mis le doigt sur la vérité. Le maître principal Harkness aimait tout simplement se battre — du moins avant de se ranger. Et, apparemment, les fusiliers l'avaient toujours su. En vérité, Hallowell semblait même plutôt content que Harkness ait choisi d'affronter des fusiliers plutôt que ses collègues de la Spatiale, comme s'il s'agissait d'une espèce de compliment. Et, à bien y réfléchir, Aubrey se rendit compte que cette idée était plus compréhensible qu'il ne l'avait d'abord cru. Ce n'était pas comme Steilman. Le technicien n'aimait pas se battre : il aimait faire mal. Et il ne s'en prenait pas aux gens susceptibles de lui résister : il choisissait des victimes. Harkness en revanche aimait les défis. Pour lui, il s'agissait seulement d'entrer en compétition, de se mesurer à quelqu'un d'aussi fort que lui. Aubrey se doutait que le maître principal nierait haut et fort avoir eu pareille ambition, mais cela n'en serait pas moins vrai pour autant. Plus surprenant encore, Aubrey commençait à comprendre qu'on puisse réagir ainsi. Il avait toujours été assez doué pour les sports d'équipe, mais il n'avait jamais envisagé de s'essayer aux arts martiaux. Et il ne l'aurait toujours pas fait, il l'admettait, si Steilman ne l'avait pas... motivé. Pourtant, maintenant qu'il en comprenait progressivement le principe, il était plus qu'étonné de constater qu'il y prenait du plaisir. D'une part il était sans doute en meilleure forme qu'à aucun autre moment de sa vie, mais ça ne s'arrêtait pas là. Les arts martiaux reposaient sur des compétences et une certaine discipline, celle qui compte car elle vient de l'intérieur. Tout ce qu'il avait appris jusqu'alors lui montrait seulement combien il lui restait à apprendre et lui demandait plus de travail que tout ce qu'il avait fait auparavant, mais cela ne faisait que rendre ses progrès plus gratifiants. Et puis le canonnier Hallowell et le maître principal Harkness avaient réussi à lui rappeler qu'un petit bleu ou une élongation n'étaient pas la fin du monde, songea-t-il, ironique. Alors que Hallowell travaillait avec lui sur la technique et l'attitude, Harkness appliquait une technique d'enseignement encore plus simple — sans doute liée au fait que, contrairement à l'adjudant, il était complètement autodidacte dans ce domaine. Il montrait à Aubrey comment battre Steilman en le confrontant à tous les trucs qu'il avait appris au cours de sa carrière agitée, jusqu'à ce que le jeune homme devienne assez rapide et fort pour rendre les coups, et la méthode portait ses fruits. Garde bien une chose en tête », fit Hallowell au bout d'un moment sur un ton différent, comme s'il avait lu dans les pensées d'Aubrey. « Ce que tu fais avec moi ou avec Harkness n'est pas ce que tu vas devoir faire quand tu te retrouveras face à Steilman. Aubrey s'assit et hocha la tête, le regard sombre et grave, et l'adjudant lui décocha un mince sourire. « D'après son dossier, c'est un bagarreur plutôt qu'un combattant. Il essaiera probablement de te surprendre et de t'attirer près de lui, donc tu dois avant tout rester vigilant, surtout dès que tu te crois tout seul. S'il met quand même la main sur toi, tu es dans la mouise; si ça arrive, romps vite et recule pour ensuite revenir. Quoi que tu fasses, ne te bats pas à sa manière, parce qu'il peut encaisser plus de coups que toi. Tu dois le mettre hors d'état de nuire rapidement, sans hésiter sur les coups bas. Ne le cherche pas et ne frappe pas le premier – tu ne voudrais pas comparaître toi aussi devant le tribunal de bord –, mais, dès qu'il balance son poing, tu lui casses la figure, et ne t'inquiète pas trop de la manière. Tant que tu ne le tues pas carrément, le toubib devrait être capable de le remettre sur pied et, vu la différence de gabarit entre vous et le fait qu'il aura commencé, je ne pense pas qu'on te sanctionnera pour l'avoir étalé. Mais, pour ça, tu dois te rappeler qu'il est fort. Essaye de l'égaler coup pour coup ou laisse-le poser les limites, et c'est lui qui gagnera. Tu dois frapper fort, vite, et y mettre toute ta conviction. Et, quand il s'effondre, tu ne recules pas. Tu continues à taper jusqu'à ce que tu sois sûr qu'il restera à terre, compris ? — Oui, canonnier », répondit très sérieusement Aubrey, car si l'idée qu'il puisse faire ce que Hallowell venait de décrire paraissait encore improbable, elle ne lui semblait plus absurde. — Bien ! Alors relève-toi, fiston. Et, cette fois, essaye de ne pas m'attaquer comme si tu étais ma vieille tante pacifiste. » CHAPITRE VINGT-QUATRE Debout dans la galerie du deuxième hangar d'appontement du RMMS Artémis pour observer l'arrivée de la navette VIP, Margaret Fuchien n'était pas contente du tout. En règle générale, l'équipage de l'Artémis se donnait du mal pour ne pas la contrarier, car elle portait quatre galons d'or à la manche et adoptait l'attitude intransigeante et dure qu'on pouvait attendre de la part du commandant d'un des plus prestigieux paquebots du Royaume stellaire. Elle avait mérité chacune des promotions de sa carrière et avait l'habitude de faire les choses à sa façon – elle avait gagné ce privilège en même temps que son grade. Mais l'homme et la femme qui arrivaient par cette navette n'étaient pas simplement deux passagers supplémentaires : c'étaient eux qui signaient – ou du moins autorisaient – son chèque de salaire. Pire, son vaisseau leur appartenait. Elle n'était pas contente du tout de les voir car, effectuant l'aller-retour entre le Royaume et la Silésie avec l'Artémis depuis cinq ans, elle n'avait pas besoin du dernier communiqué de l'Amirauté pour savoir que la situation au sein de la Confédération empirait de jour en jour. Et surtout elle n'avait pas besoin de se retrouver responsable des deux têtes du clan Hauptman en ce moment... mais ses besoins ne semblaient pas particulièrement préoccuper ses employeurs. Le boyau d'accès s'ouvrit, et elle colla un sourire sur son visage tandis que Klaus Hauptman s'y engageait en marchant. En effet, l'Artémis était un transport de passagers et, contrairement à ceux des vaisseaux de guerre et des cargos, ses boyaux d'accès généraient leur propre gravité interne afin de laisser le déjeuner des planétaires délicats à sa place. Le magnat traversa donc aisément l'interface avec la gravité du bord. Il s'arrêta et attendit que sa fille le rejoigne, puis se dirigea vers Fuchien. « Commandant. » Il lui tendit la main, et Fuchien la serra. « Monsieur Hauptman. Mademoiselle Hauptman. Bienvenue à bord de l'Artémis. » Elle parvint à tout débiter sans même grincer des dents. « Merci », répondit-il en regardant une autre femme sortir du boyau. Fuchien et Ludmilla Adams, qui s'étaient rencontrées lors d'un précédent voyage du multimilliardaire, échangèrent un salut et un bref sourire. Adams maîtrisait trop bien son visage pour y laisser transparaître ce qu'elle ne voulait pas qu'on y lise, mais Fuchien se sentit bizarrement réconfortée par le regard de l'autre femme : Adams ne se réjouissait manifestement pas plus de ce voyage que le commandant. « Je vous ai fait préparer la suite de l'armateur, monsieur, dit Fuchien. Au moins, nous avons de la place à revendre, à bord. Hauptman eut un bref sourire pincé à cet avertissement oblique. Elle avait émis des objections beaucoup plus explicites quand il l'avait informée de son projet pour la première fois et, bien qu'il lui eût interdit en termes tout aussi explicites de poursuivre cette conversation, il reconnaissait qu'elle n'avait pas tout à fait tort. Le nombre de passagers voyageant vers la Silésie avait connu une baisse spectaculaire ces cinq ou six derniers mois, au point que l'Artémis et l'Athéna rentraient à peine dans leurs frais. Bien sûr, ils n'avaient jamais été franchement économiques vu leur équipage nombreux et leur armement. Jaugeant à peine un million de tonnes, l'Artémis n'était pas beaucoup plus gros qu'un croiseur de combat, pourtant il emportait trois fois l'équipage d'un cargo de plusieurs millions de tonnes comme le. Bonaventure, dont bon nombre d'anciens de la Spatiale chargés de veiller sur ses systèmes d'armement. Pour dégager des bénéfices, il devait circuler presque à plein, ce qui ne posait généralement pas de problème étant donné la sécurité que garantissaient sa vitesse et son armement. Aujourd'hui, toutefois, 'la situation s'était à ce point dégradée que même ce bâtiment souffrait d'une forte baisse de fréquentation, et le capitaine s'y permettait une allusion prudente afin de suggérer – une fois de plus – que sa tête de mule de patron reste chez lui en sécurité. Mais il n'en avait pas l'intention... et Stacey n'avait pas été disposée à écouter les arguments de son père qui voulait l'empêcher de partir. Hauptman soupira intérieurement et se demanda si le capitaine Fuchien imaginait un instant combien il compatissait avec elle. « Eh bien, dit-il, ça veut au moins dire que la salle à manger ne sera pas trop pleine en première classe. — Oui, monsieur, répondit Fuchien avant de désigner les ascenseurs. Si vous voulez bien me suivre, je vais vous accompagner jusqu'à vos quartiers avant de regagner le pont. » « Vous n'êtes pas sérieux, fit Sir Thomas Caparelli. — Je crains que si, répondit Patricia Givens. Je l'ai appris ce matin. — Mon Dieu. » Caparelli passa les deux mains dans ses cheveux en un geste inquiet qu'il ne se permettait que devant très peu de gens. Le dernier bilan de la DGSN concernant les pertes en Silésie était tombé l'avant-veille, et elles étaient beaucoup plus importantes que lors de l'envoi du groupe d'intervention 1037. Le Premier Lord de la Spatiale n'avait vraiment pas besoin à cet instant que l'homme le plus riche du Royaume stellaire – et sa fille unique – aillent se promener au milieu d'un tel bazar. « Nous n'avons aucun moyen de les en empêcher », dit calmement Givens comme si elle avait lu dans ses pensées. Ce qui ne présentait sans doute guère de difficultés sur le coup, songea-t-il. « Si des citoyens veulent traverser ce qui, dans lesfaits, est désormais une zone de guerre, ça les regarde. À moins, évidemment, que nous ne donnions l'ordre de retenir l'Artémis. — Impossible, soupira Caparelli. Si nous commençons à retenir les paquebots, les gens vont se demander pourquoi nous n'empêchons pas également les cargos de circuler. Pire, les transporteurs pourraient y venir de leur propre chef. Et nous ne pouvons pas décemment admettre que nous ne nous soucions du sort que de deux passagers, n'est-ce pas ? — Non, monsieur. — = Bon sang. » Caparelli contempla longuement son sous-main puis tapa un code sur son terminal. Moins d'une minute plus tard, son écran s'allumait sur le visage d'un lieutenant de la FRM. « Central opérationnel du système, lieutenant Vale. — Ici l'amiral Caparelli, lieutenant, grommela le Premier Lord de la Spatiale. Passez-moi le capitaine Helpern, s'il vous plaît. — Bien, monsieur. » Le lieutenant disparut et fut remplacé à l'écran par un capitaine trapu. « Que puis-je faire pour vous, monsieur ? s'enquit-il poliment. — Le transport de passagers Artémis quitte le système pour la Silésie dans onze heures, fit Caparelli sans préambule. Klaus et Stacey Hauptman se trouvent à bord. » Helpern écarquilla les yeux, et Caparelli hocha la tête d'un air sinistre. « Exactement. Nous ne pouvons pas les en empêcher, mais je n'ai pas besoin de vous dire dans quelle merde nous serons s'il leur arrive quoi que ce soit. » Helpern secoua la tête, et Caparelli soupira. « Puisque nous ne pouvons pas les retenir, nous ferions mieux de leur adjoindre un vaisseau de guerre. Pouvez-vous vous passer d'un contre-torpilleur ou d'un croiseur léger ? — Une seconde, monsieur. » Helpern baissa les yeux, et Caparelli l'entendit taper une requête sur son propre terminal. Une trentaine de secondes s'écoulèrent, puis Helpern croisa de nouveau les yeux dû Premier Lord. « Je n'ai aucun croiseur disponible dans ce délai, monsieur. Toutefois, si vous parvenez à les retenir quatorze heures encore, je pourrai leur assigner l'Amaterasu. — Mrrun: » Caparelli se frotta la mâchoire puis secoua la tête. « Non. Il faut que ça ait l'air fortuit. Si nous faisons tout un flan, on va se demander pourquoi nous pouvons soudain nous fendre d'une escorte spéciale pour ce vaisseau précis mais pas pour tous. Et je ne veux surtout pas avoir à expliquer que certains des sujets de Sa Majesté sont plus importants que d'autres. — Compris, monsieur. Dans ce cas, je ne peux rien faire de mieux qu'une boîte de conserve. L'Aile-de-Faucon se ravitaille en ce moment à Héphaïstos. Il doit quitter le bassin sous treize heures pour gagner Basilic. Si je demande au capitaine Usher de faire diligence, il doit pouvoir procéder au ravitaillement avant l'heure de départ prévue de l'Artémis. — Faites-le, décida Caparelli. Puis demandez à l'un de vos hommes – un sous-fifre – de contacter le capitaine Fuchien. Dites-lui que l'Aile-de-Faucon est envoyé sur un déploiement de routine en Silésie et que, par le plus grand des hasards, il est prêt à partir. Puis demandez-lui si l'Artémis aimerait un peu de compagnie. — Bien, monsieur. Je m'en occupe tout de suite. » Le capitaine de frégate Gene Usher, commandant du HMS Aile-de-Faucon, jura doucement en lisant le message. L'Aile-de-Faucon n'était pas le plus récent des contre-torpilleurs de la FRM, mais c'était un commandement très satisfaisant pour un tout jeune capitaine de frégate, et il en était fier. Il ne se réjouissait pas de son déploiement programmé de six mois à Basilic, même si cette affectation n'était plus la punition qu'elle représentait autrefois, mais il s'était fait à cette idée... et il détestait les changements de dernière minute. Il relut une nouvelle fois le message et jura un peu plus fort. L'Artémis. Au moins, jouer les bonnes d'enfants pour un unique bâtiment serait plus simple qu'accompagner un convoi entier, et les paquebots de classe Atlas étaient assez rapides pour écourter la traversée, mais Usher n'était pas né de la dernière pluie. Il savait lire entre les lignes et il ne voyait qu'une seule raison au fait que le central lui avait transmis une copie de la liste des passagers. Deux noms lui avaient sauté aux yeux sur l'écran, et l'idée qu'un vieux salaud vindicatif comme Klaus Hauptman avait assez d'influence pour obtenir qu'un contre-torpilleur dont on avait désespérément besoin ailleurs vienne surveiller ses arrières suffisait à l'écœurer. Il soupira puis rendit le bloc à l'officier de com avant de se tourner vers son astrogateur. « Contrordre, Jimmy. Nous partons en Silésie. — En Silésie, monsieur ? » Le lieutenant de vaisseau James Sargent fronça les sourcils, surpris. « Pacha, je n'ai même pas les dernières mises à jour de fret, et j'ai chargé la cartographie concernant Basilic et la République. — Alors contactez le commandement d'Héphaïstos. Téléchargez les fichiers dès que possible puis appelez l'Artémis – le central sait où il se trouve. Parlez à son astrogateur et entendez-vous avec lui. Nous allons jouer les bonnes d'enfants. — Jusqu'en Silésie ? — Jusqu'à sa putain de destination finale, à moins de trouver quelqu'un dans le secteur à qui le confier, soupira Usher, mais ne le dites pas à son astrogateur. Officiellement, il se trouve simplement que nous allons dans la même direction que lui. — Splendide, fit Sargent, désabusé. C'est bon, pacha. Je m'en occupe. » Usher hocha la tête et gagna son fauteuil de commandement. Il s'assit, maussade, et fixa un moment son visuel éteint tout en passant en revue ce qu'il lui restait à faire. Réécrire les ordres d'un vaisseau stellaire dans un délai de moins de douze heures n'était jamais simple, mais il laisserait au central du système le soin d'informer le responsable de Basilic de sa « non-arrivée » imminente. Il avait suffisamment de problèmes à régler de son côté – comme d'activer le ravitaillement de son vaisseau. Il hocha la tête pour lui-même et enfonça un bouton de communication interne. « Passez-moi le bosco », dit-il. ... donc, si vous acceptez notre compagnie, l'Aile-de-Faucon se fera un plaisir de vous suivre jusqu'à Sachsen. — Eh bien, merci, lieutenant », répondit le capitaine Fuchien au visage qui occupait son écran de com. Elle faisait de son mieux pour dissimuler un sourire narquois qui ne réussirait qu'à rendre son interlocuteur furieux, mais ce n'était pas facile. L'idée d'emmener les deux Hauptman en Silésie ne lui plaisait pas le moins du monde, mais la compagnie d'un contre-torpilleur ne ferait pas de mal. Et elle savait combien la Flotte avait besoin de tous ses effectifs... ce qui lui permettait de deviner lesquels de ses passagers lui valaient cette générosité « fortuite ». « Bien sûr, ajouta le lieutenant, vous serez guidée par le capitaine Usher en cas d'incident sur le trajet. — Naturellement », acquiesça-t-elle. C'était logique, après tout. La Flotte ne voulait peut-être pas parler d'un convoi pour un seul bâtiment, mais ce serait le cas dans les faits. Vu la vitesse de l'Artémis, Fuchien n'avait pas l'habitude d'être escortée. D'ailleurs, elle aurait eu tendance à juger insultant qu'on suggère que son vaisseau avait besoin d'une escorte, mais, pour une fois, elle s'en accommoderait. — Très bien, capitaine. Le capitaine Usher vous contactera sous peu, j'en suis sûr. — Encore merci, lieutenant. Nous apprécions beaucoup », conclut Fuchien en toute sincérité. Puis elle se carra dans son fauteuil de commandement et adressa un large sourire à l'écran qui s'éteignait. CHAPITRE VINGT-CINQ Le bruit des cartes qu'on battait retentit dans le poste d'équipage tandis que Randy Steilman manipulait le jeu de ses doigts épais. Il avait quitté sa tenue de service courant pour enfiler short et tee-shirt, et la pilosité abondante de ses bras musclés faisait comme une fourrure sombre sous les lumières. Il passa le jeu à Ed Iliouchine pour qu'il le coupe, mais le technicien en systèmes environnementaux – un première classe, ce qui faisait de lui le plus gradé du compartiment – se contenta de frapper les cartes de la jointure des doigts, refusant de couper, et les joueurs firent claquer les pièces de l'ante pour la main suivante. « Stud à sept cartes », annonça-t-il en donnant dans un murmure les cartes fermées puis les premières cartes ouvertes. « Le roi de carreau est maître, fit-il. Alors, qu'est-ce que tu fais, Jackson ? — Mmm. » Jackson Coulter se gratta la mâchoire puis jeta une pièce de cinq dollars sur la table. — Bon sang, quelle débauche d'argent ! » Le rire de Steilman gronda dans son ventre, et il se tourna vers Élisabeth Showforth. « Et toi, ma douce ? — Qu'est-ce que tu dirais de mon pied au cul ? » Showforth, qui avait le valet de pique, ajouta cinq dollars au pot. Iliouchine, avec le dix de carreau, fit de même, et Steilman secoua la tête. — Merde, quelle bande de lavettes. » Muni pour sa part d'un huit de trèfle, il balança dix dollars sans même regarder ses cartes fermées puis se tourna vers le cinquième et dernier joueur, Al Stennis. Celui-ci n'avait qu'un malheureux deux de cœur, et il fronça les sourcils à l'adresse de Steilman. « Pourquoi faut toujours que t'en rajoutes, Randy ? » geignit-il en suivant toutefois la relance du donneur. Steilman jeta un regard de défi aux trois autres qui, un par un, contribuèrent de cinq dollars supplémentaires au pot. « Voilà dans quel esprit il faut jouer ! » s'exclama Steilman en éclatant de rire. Il distribua une nouvelle tournée de cartes ouvertes et haussa le sourcil en voyant la reine de cœur atterrir devant Coulter. « Ça se présente plutôt bien, Jackson! Voyons,une quinte royale possible pour Jackson, pas grand-chose pour la douce Élisabeth, une quinte possible pour Ed, que dalle pour Al et... » Il posa le neuf de pique devant lui et s'illumina. « Eh bien, eh bien ! gloussa-t-il. Peut-être une quinte flush pour le donneur ! Il lança encore dix dollars, et les autres grommelèrent. Pourtant ils le suivirent, et il reprit sa distribution. Les parties de poker étaient la deuxième activité la plus sérieuse des occupants du poste d'équipage 256 — ce que nombre de leurs collègues qui se perdaient en spéculations grivoises sur qui faisait quoi avec qui auraient trouvé difficile à croire. Traditionnellement, à bord d'un vaisseau de Sa Majesté, la répartition en postes d'équipage était sujette à ajustement par consentement mutuel. La première répartition se faisait à mesure des arrivées à bord mais, tant qu'ils tenaient les officiers divisionnaires au courant, les spatiaux étaient libres d'échanger leurs places dans la mesure où la division entre matelots, officiers-mariniers et officiers était maintenue. La Flotte avait depuis longtemps accepté cet arrangement, bien que les fusiliers se montrent beaucoup plus formalistes sur la question et exigent l'approbation d'un officier pour tout changement. La FRM avait également décidé qu'essayer d'imposer le célibat à ses équipages mixtes serait non seulement une mauvaise idée mais une entreprise vouée à l'échec, et PersNav avait adopté une politique pragmatique depuis plus de cinq cents ans T. Les seules relations formellement interdites étaient celles mentionnées à l'article 119 : entre les officiers et officiers-mariniers et leurs subordonnés. En dehors de ces restrictions, les spatiaux étaient libres de s'arranger comme bon leur semblait, et tous les personnels féminins recevaient des implants contraceptifs à l'efficacité garantie cinq ans, désactivables sur demande. En temps de paix, on accédait systématiquement à ce genre de requête; en temps de guerre, ce n'était le cas que si l'on trouvait quelqu'un pour remplacer la demandeuse. De plus, les femmes qui souhaitaient une grossesse étaient immédiatement retirées du bord et affectées sur station ou à terre, où on pouvait rapidement les remplacer et les transférer sans risque d'irradiation si elles concevaient bel et bien. Ce n'était pas juste — avoir des enfants était plus difficile pour les femmes que pour les hommes, mais elles pouvaient aussi se servir du prétexte d'une grossesse pour éviter le service à bord des vaisseaux — mais la biologie n'a rien de juste non plus, et le divef (ou développement in vitro de l'embryon et du fœtus) la rendait beaucoup plus supportable. D'ailleurs, PersNav offrait à son personnel le stockage gratuit d'ovules et de sperme et prenait en charge soixante-quinze pour cent des coûts d'une procédure divef, dans le souci de donner à tous des chances égales. En dépit de plaintes périodiques, cette politique était comprise — et, dans l'ensemble, acceptée — comme le meilleur compromis auquel une institution militaire puisse parvenir. En conséquence, un capitaine et un second raisonnables ne sr mêlaient généralement pas de qui couchait avec qui tant que personne ne violait l'article 119. Toutefois, il était inhabituel qu'un représentant d'un sexe partage la cabine de quatre représentants de l'autre, or c'était précisément ce que faisait Élisabeth Showforth. Son choix était d'autant plus étonnant que ses préférences sexuelles ne l'orientaient pas vers les hommes... mais, en vérité, elle ne partageait pas le poste d'équipage de Steilman, Goutter, Iliouchine et Stennis pour goûter à cette forme particulière de relations sociales. D'un autre côté, la tradition de non-ingérence lui permettait de ne pas révéler la raison pour laquelle elle avait choisi d'établir ses quartiers avec eux. — Bon sang, j'aimerais bien que tu te calmes un peu, Randy, grommela Stennis tandis que Steilman distribuait les cartes. — Quoi ? Le pot est trop riche pour ta santé ? — Je ne parlais pas de poker », répondit beaucoup plus calmement Stennis, sur quoi tous les yeux quittèrent les cartes pour se croiser au-dessus de la table. « Alors tu parlais de quoi, hein, Al ? » s'enquit Steilman d'un air menaçant. Stennis déglutit tout en soutenant le regard de Steilman. « Tu sais très bien de quoi je parle. » Cette fois il détourna les yeux et regarda les autres en quête de soutien. « Je sais que Lewis t'a fait chier, mais tu vas saboter le projet pour tout le monde si tu continues tes conneries. » Randy Steilman posa le jeu de cartes et repoussa sa chaise de quelques centimètres en se tournant pour faire bien face à Stennis, l'œil mauvais. « Écoute, petite frappe, dit-il doucement. Le "projet", comme tu dis, c'était mon idée. C'est moi qui l'ai monté, et c'est moi qui dirai quand on l'exécute. Ce que je fais entre-temps, c'est pas tes oignons, d'accord ? » Un profond silence s'abattit sur le compartiment. La sueur perlait au front de Stennis, qui jeta un coup d'œil nerveux au sas fermé avant de se pencher vers Steilman. Il choisit soigneusement ses mots, mais un certain entêtement perçait dans sa voix. « Je ne te dis pas le contraire. Tu as eu l'idée, tu as tout organisé et, en ce qui me concerne, c'est toi qui commandes. Mais, bon Dieu! Randy, si tu persistes à t'acharner sur Wanderman et à provoquer les MP, tu vas tous nous mettre dans la merde. Et alors qu'est-ce qu'il adviendra de notre projet ? Je dis seulement qu'on est tous mouillés, et, si quelqu'un découvre ce que nous projetons, on va disparaître de la circulation pendant très, très longtemps. Si on a de la chance. » Steilman fit la moue, le feu couvant dans son regard, mais il sentit que les autres s'accordaient plutôt avec Stennis. Ils avaient tous assez peur de Steilman – ce dont il tirait un immense plaisir – mais il avait besoin de chacun d'entre eux pour la bonne marche de son plan. Et, il l'admettait, si l'un d'eux prenait peur, il – ou elle – pourrait bien tous les dénoncer en espérant s'attirer une certaine clémence en cour martiale. Mais ça ne voulait pas dire qu'il allait supporter qu'on lui dise ce qu'il pouvait ou ne pouvait pas faire, et ce petit con de Wanderman et sa copine n'auraient que ce qu'ils méritaient. Randy Steilman avait l'habitude des rapports et des sanctions. Il avait même l'expérience de la cellule et, dans l'ensemble, il l'acceptait comme l'une des conditions de sa vie. Mais personne ne le narguait impunément. C'était sa règle, inflexible, le fondement de son existence. Il prospérait sur sa brutalité et la peur qu'elle inspirait aux autres. C'est elle qui lui donnait son sentiment de puissance et, sans elle, il était condamné à se voir tel qu'il était vraiment. Il n'y avait jamais réfléchi en ces termes, mais cela n'en était pas moins vrai, et il ne pouvait pas plus pardonner à Wanderman et Lewis de ne pas l'avoir craint que voler sans ceinture antigrav. Intérieurement, il savait qu'il était allé trop loin lors de l'incident en salle d'impulsion un. Il avait appris des années plus tôt – grâce à la correction que lui avait infligée MacBride, alors premier maître, par une belle nuit – qu'il y avait des limites à ne pas franchir, même pour lui. Mais il s'ennuyait, et Maxwell obtenait trop de ses gars, ce qui l'irritait. Sans parler du fait qu'il le faisait lui aussi travailler plus dur. Et puis il avait entendu parler de la pression à laquelle Lewis soumettait Wanderman... et, indépendamment des autres conséquences de l'incident, il savait qu'il devait à cette salope une petite leçon pour le vigoureux savon que Sa Hauteur Lady Harrington lui avait passé. Au plus profond de son être, un frisson de peur le secoua au souvenir de la voix glaciale du commandant et de ses yeux plus froids encore. Elle n'avait pas hurlé ni fulminé comme certains des officiers qu'il avait irrités au fil des ans. Elle n'avait même pas juré. Elle s'était contentée de lui adresser un regard froid, dédaigneux et dégoûté, et sa langue s'était faite instrument de précision pour l'éreinter sous son mépris. Le frisson de peur s'intensifia, et il le réprima aussitôt en s'efforçant de nier son existence. Pourtant il était là, et il le détestait. La seule autre personne à lui avoir jamais fait peur était Sally MacBride, ce qui avait joué un rôle crucial dans sa décision de passer de la conception à l'application de son plan. Il voulait se trouver aussi loin d'elle qu'il le pourrait, mais il savait désormais que Mac-Bride avait raison. Harrington était plus dangereuse qu'aucun bosco. Il y avait des limites aux conneries qu'elle tolérerait, et Steilman avait la désagréable impression que, s'il allait trop loin, elle pourrait bien choisir d'oublier les procédures et les preuves. Et, si c'était le cas, il voulait être encore plus loin d'elle que de MacBride ce jour-là. Mais Randy Steilman était également convaincu de pouvoir tout se permettre impunément. Il n'aurait peut-être pas dû, vu le nombre de fois où on l'avait dégradé ou mis en cellule, pourtant il en était persuadé. Et pour une raison toute simple, en vérité. Aucun des châtiments qu'il avait reçus n'approchait —même de loin — ce que lui aimait faire aux autres, et une part primaire de lui-même en concluait donc que ce serait toujours le cas. Ce n'était pas une hypothèse intellectuelle. Elle venait de plus loin, où elle n'était jamais remise en question dans la mesure où elle ne faisait jamais l'objet d'une réflexion, et c'est ce qui le rendait si dangereux. Il n'avait encore jamais tué, mais il s'en croyait fermement capable... et cette fois il avait bien l'intention de le faire. Pour tout dire, il s'en réjouissait à l'avance. Ce serait la meilleure preuve de son pouvoir — et aussi son discours d'adieu, son dernier « cadeau » à cette Flotte qu'il avait fini par haïr. Il n'avait accompli que quatre ans de sa nouvelle période d'engagement, et il n'aurait jamais signé sa prolongation s'il avait su qu'une vraie guerre allait éclater. Il ne savait pas très bien pourquoi il avait signé à nouveau, de toute façon, si ce n'est qu'il ne connaissait pas d'autre vie, et il n'avait cessé de se demander pourquoi la FRM lui avait permis de se rengager. Son dossier disciplinaire avait empiré sur les dix années précédentes et, en temps normal, la Spatiale se serait empressée de rejeter ses services. Mais Steilman ne réfléchissait pas si loin, et il ne lui était jamais venu à l'idée que, s'il avait été repris, c'était uniquement parce que la Flotte se doutait à l'époque qu'une guerre approchait et avait assoupli ses critères de sélection concernant les personnels expérimentés, sachant qu'elle en aurait bientôt désespérément besoin. En revanche, il avait bien compris qu'il pourrait se faire tuer. Les listes de victimes de la FRM étaient beaucoup plus courtes que celles des Havriens, mais elles s'allongeaient sans cesse, et Randy Steilman ne voyait pas pourquoi il devrait se faire descendre pour la reine et le royaume. Dans ces conditions, la décision de déserter s'était imposée facilement, mais il subsistait un gros obstacle : la sanction pour désertion en temps de paix était d'au moins trente ans de prison mais, en temps de guerre, c'était le peloton d'exécution, et il n'avait pas très envie d'affronter ça. Pire, le mode de déploiement en temps de guerre compliquait la tâche à qui voulait quitter son vaisseau sans permission. Steilman n'était pas le genre d'homme qu'un commandant de contre-torpilleur ou de croiseur léger souhaitait voir à son bord, leur équipage plus réduit impliquant que chaque individu devait faire sa part du travail, mais les bâtiments plus lourds avaient abandonné leurs trajets classiques pour se concentrer en flottes et forces d'intervention. Seuls les combattants légers servaient encore à escorter des convois ou aux opérations anti-piraterie, ce qui signifiait qu'eux seuls étaient susceptibles de toucher des ports étrangers, où un homme pourrait parvenir à disparaître au milieu de la population locale. Jusque-là. Il avait été horrifié d'apprendre qu'on l'affectait sur le bâtiment d'Honor Harrington. Ses imbéciles de collègues pouvaient bien vénérer le pont que foulait « la Salamandre » et se répandre sur ses qualités de commandant au combat, mais, tout ce qui intéressait Randy Steilman, c'étaient les listes de victimes qu'elle avait accumulées au fil des années, en commençant par Basilic. Les autres pouvaient répéter tout leur saoul que personne n'aurait pu mieux faire et que le bilan aurait pu être beaucoup plus lourd. Ils pouvaient même insister sur le montant de la récompense que les membres de son équipage —ou leurs héritiers — avaient amassée. Steilman aimait l'argent plus encore que la plupart des gens, mais un mort ne dépense rien, et que MacBride soit le bosco du Voyageur avait encore terni la situation... jusqu'à ce qu'il apprenne où le groupe d'intervention 1037 devait être déployé. De tous les coins de la Galaxie, la Silésie était l'endroit rêvé pour qui voulait disparaître. Surtout un spatial bien entraîné sans l'ombre d'un scrupule pour le freiner. Randy Steilman combattait du mauvais côté dans cette guerre contre les pirates. Il se réjouissait à l'idée de rejoindre le camp où il avait sa place, car, tôt ou tard, le Voyageur finirait par toucher un port silésien. Steilman s'était soigneusement préparé pour ce jour-là. Il avait ouvert les yeux et les oreilles afin de réunir toutes les informations possibles sur les vaisseaux de Harrington et leur mode de fonctionnement opérationnel. Il en savait beaucoup plus sur leurs forces et leurs faiblesses que même les gens assis à la table de jeu ne le soupçonnaient. Il avait également fait des copies clandestines de tous les manuels techniques qu'il avait trouvés —c'était parfaitement contraire au règlement, mais pas bien difficile pour quelqu'un ayant sa formation, et la place de Showforth à la maintenance informatique avait aidé — et il se demandait combien un attaché naval havrien le paierait pour certains de ces documents. Les puces étaient dans son casier, et les transférer à terre le moment venu ne poserait aucun problème. Du moins par rapport aux difficultés qu'il aurait à gagner lui-même la planète. Mais il avait aussi trouvé un moyen, et c'est là que Stennis et Iliouchine intervenaient. Ils étaient techniciens en systèmes environnementaux, or la section SE était responsable de la maintenance des capsules de sauvetage du Voyageur. Peu de gens pouvaient s'attendre à quitter un vaisseau perdu suite à des avaries au combat, mais il se trouvait presque toujours quelqu'un pour s'en tirer — à moins, bien sûr, que le fichu bâtiment n'explose — et on pouvait perdre des unités pour d'autres raisons. Les capsules de sauvetage servaient dans ces cas-là. En espace profond, elles n'étaient rien de plus que de petites bulles de survie équipées de transpondeurs, que les deux camps étaient en théorie tenus de ramasser après un engagement, mais elles étaient aussi conçues pour permettre une entrée atmosphérique indépendante s'il se trouvait une planète habitable à proximité au moment du désastre. Sur les ordres de Steilman, Showforth avait construit une petite boîte discrète que Stermis et Iliouchine avaient installée dans les circuits contrôlant la capsule 184. Le moment venu, ils activeraient la boîte, qui signalerait que la capsule d'une capacité de dix personnes était exactement là où elle était censée se trouver, tous systèmes éteints, alors qu'elle serait en fait très loin. La difficulté consisterait à créer des conditions de panique telles que tout le monde soit trop préoccupé pour remarquer un écho radar en phase d'éloignement, et Steilman avait aussi arrangé cela. Coulter et lui avaient déjà construit la bombe qu'ils poseraient en salle d'impulsion un. Ce n'était pas un gros engin, mais elle suffirait à mettre complètement hors service deux des générateurs liés aux noyaux alpha. L'énergie libérée lors de l'explosion des condensateurs augmenterait encore l'étendue des dégâts, tant pour le vaisseau que pour tous les malheureux qui se trouveraient sur place à ce moment-là. Et, dans la confusion et la panique qui s'ensuivraient, cinq personnes qui, par le plus grand des hasards, seraient de repos, gagneraient tranquillement la capsule 184 et partiraient pour des terres plus vertes. Il avait fallu des semaines à Steilman pour identifier les gens dont il avait besoin pour que tout fonctionne, et le total était trop élevé à son goût. Plus il y avait de gens impliqués, plus fortes étaient les chances que quelque chose tourne mal, après tout. Et il n'avait pas réussi à tout organiser à temps pour mettre son plan en application à Walther. Mais maintenant il était prêt. Il leur fallait simplement entrer en orbite autour d'une planète appropriée — Schiller ne conviendrait pas car ses premiers colons étaient issus du continent africain de la vieille Terre et les cinq spatiaux se verraient comme le nez au milieu de la figure lorsque Harrington demanderait aux autorités locales de l'aider à les retrouver —, et ils partiraient vers la liberté. Mais, avant de partir, il allait régler ses comptes avec Wanderman et Lewis. Ce serait non seulement son cadeau d'adieu à la Flotte, mais aussi à cette garce moralisatrice de MacBride. Oui, et puis au commandant Honor Harrington, maudite soit-elle ! — Écoute, dit-il enfin. Je veux bien me faire discret pendant un moment. Laissons cette vieille chienne croire qu'elle m'a inspiré la crainte de Dieu — je n'en ai rien à faire ! Mais qu'aucun de vous ne s'avise de me dire ce que je peux ou ne peux pas faire. » Il lut la peur dans leurs yeux et, de par sa noirceur fondamentale, en tira du plaisir. Je vais m'occuper du cas de Lewis et tuer de mes mains ce petit con de Wanderman, et personne ne m'en empêchera, surtout pas vous. » Il découvrit les dents et abattit un poing musclé sur la table pour appuyer son propos. « Je ne veux plus rien entendre à ce sujet et, si je décide que j'ai besoin qu'un de vous m'apporte son aide, bon Dieu, je vous prie de croire que vous le ferez. Parce que, dans le cas contraire, il y aura moins de gens que prévu à l'atterrissage de cette capsule, pigé ?» Stennis déglutit et baissa les yeux. Puis il hocha nerveusement la tête, rayonnant d'une peur presque palpable. Steilman jeta un coup d'œil circulaire aux autres et, un par un, ils opinèrent à leur tour. Tous sauf Coulter, qui soutint simplement son regard avec un petit sourire froid et approbateur. « Bien. » Le mot tomba comme une pierre dans le silence général, puis Randy Steilman reprit le jeu de cartes et se remit à donner. CHAPITRE VINGT-SIX Le citoyen capitaine Caslet poussa un profond soupir de soulagement lorsque sa pinasse apponta. L'ordre de maintenir en permanence sa couverture était sans doute logique, mais c'était aussi un fichu inconvénient, d'autant que même le corps diplomatique de la République ignorait que l'amiral Giscard avait été envoyé en mission dans la Confédération. Les ambassadeurs et attachés commerciaux dispersés dans l'espace silésien faisaient partie intégrante du réseau d'espionnage de la République, mais la plupart étaient aussi des reliques de l'ancien régime. Le comité de salut public avait fait le ménage dans ses effectifs diplomatiques pour des régions telles que la Ligue solarienne, mais la Silésie était un parent pauvre, trop éloigné des véritables scènes de manœuvres diplomatiques pour lui valoir la priorité en termes de nettoyage. Du coup, le Service de sécurité n'accordait pas plus de confiance que nécessaire au personnel de ses ambassades — ce qui était sans doute sage de sa part, Caslet l'admettait. Six ambassadeurs législaturistes expérimentés étaient d'ailleurs passés à l'ennemi... après que le SS eut exécuté leurs familles pour avoir e trahi le peuple ». Pareilles conséquences prévisibles donnaient le plus parfait exemple des folies de l'ardeur révolutionnaire aux yeux de Cas-let, et cela lui compliquait la vie. Il ne pouvait pas puiser directement dans les réseaux d'espionnage des services diplomatiques sans révéler sa présence et sans doute quelques éléments de sa mission, or cela lui était interdit puisque ces sources étaient suspectes dans l'esprit de ses supérieurs. L'amiral Giscard pouvait utiliser toutes les informations qu'elles récoltaient, mais seulement après qu'elles avaient été transmises à l'un des ambassadeurs mandatés depuis le coup d'État, or Jasmine Haines, l'attachée commerciale du système de Schiller, se trouvait bien trop bas dans la chaîne hiérarchique pour cela. Caslet pouvait se servir d'elle pour envoyer des messages cryptés à Giscard via le courrier diplomatique, mais il ne devait pas lui révéler le contenu de ces messages ni sa propre identité, ni même lui demander des informations précises susceptibles de ( compromettre en quoi que ce soit la sécurité opérationnelle de sa mission », comme le précisaient succinctement ses ordres — ce qui ne l'aidait guère. Au moins, il possédait les codes d'authentification nécessaires pour obtenir son aide, mais il avait été contraint de se faufiler dans le système et de se cacher derrière une géante gazeuse pendant qu'il envoyait une simple pinasse porter ses messages. Il avait détesté cela. Détesté se retrouver coincé au point de rendez-vous jusqu'au retour de la pinasse et, plus encore, détesté envoyer ses subordonnés affronter le danger sans pouvoir les accompagner. Mais Allison semblait avoir établi le contact aussi discrètement qu'on pouvait l'espérer, et, depuis la galerie du hangar d'appontement, il regarda le boyau d'accès se déployer vers le sas de la pinasse. MacMurtree descendit le boyau, et il ressentit une légère irritation en voyant ses yeux briller quand il lui rendit son salut avec un peu trop d'impatience. Elle le connaissait trop bien, elle savait qu'il ne tenait pas en place, qu'il brûlait de repartir à la chasse aux pirates. Bien sûr, il la connaissait bien lui aussi. Ils ne se l'étaient jamais dit, mais ils partageaient le même mépris pour le comité de salut public et ses larbins — à l'exception, peut-être, d'une poignée de gens comme Denis Jourdain. Et ni l'un ni l'autre n'aimait l'idée de s'en prendre à des bâtiments commerciaux. Ce qui est assez ridicule de notre part, songea Caslet. La raison d'être d'une flotte est d'empêcher l'ennemi de parcourir impunément l'espace tout en s'en assurant personnellement l'usage, non ? Et comment s'y prendre si l'on n'est pas prêt à détruire ses vaisseaux marchands ? De plus, les bâtiments de commerce comptent sans doute autant pour les Manties que les vaisseaux de guerre – voire plus, probablement. Il écarta cette idée et désigna les ascenseurs d'un signe de tête. MacMurtree lui emboîta le pas, et il tapa le code du pont de commandement sur le panneau. « Comment ça s'est passé ? demanda-t-il. — Pas trop mal, répondit-elle en haussant les épaules. Leurs patrouilles douanières ne valent effectivement pas un clou. Personne ne s'est seulement approché pour nous capter en visuel. — Bien », grommela Caslet. Il n'aimait pas la couverture de « bâtiment d'exploitation minière » que ses ordres imposaient à la pinasse, dans la mesure où celle-ci ne ressemblait pas le moins du monde à un appareil civil. Mais les services secrets soutenaient que ce qui passait pour une patrouille douanière dans la région se contenterait d'une lecture de transpondeur et, bon sang, ils avaient vu juste. Eh bien, au moins, ça nous change, songea-t-il amèrement. « De toute façon, nous avons transmis les messages par faisceau étroit depuis notre orbite, poursuivit MacMurtree. Haines n'avait pas envie d'envoyer son messager en promenade, mais elle a accepté les ordres. Nos informations devraient arriver à l'amiral Giscard... (il n'y avait pas de commissaire du peuple dans les parages pour l'entendre utiliser la dénomination prérévolutionnaire) sous trois semaines. » Elle grimaça. « On aurait pu gagner dix jours en envoyant le messager directement au point de rendez-vous, pacha. — Sécurité, Allison », répondit Caslet, sur quoi elle eut une moue revêche qu'il comprit parfaitement. Pour satisfaire le Service de sécurité, ils devaient envoyer leurs messages au système de Saginaw, d'où un autre messager (sous les ordres d'un ambassadeur fiable aux yeux du comité de salut public, celui-là) irait les porter à Giscard. Même aux grandes vitesses supraluminiques des messagers, cela prendrait du temps. « En tout cas, reprit-il, nous voici assurés qu'il saura tout ce que nous faisons et ce que nous comptons faire. Nous pouvons donc reprendre la chasse la conscience tranquille. — En effet. Il ne s'est rien passé pendant mon absence ? — Non, pas vraiment. Évidemment, nous sommes un peu isolés, ici. Je crois que nous allons quitter l'hyperlimite planétaire, passer en hyperespace et nous éloigner de quelques semaines-lumière, puis regagner le système comme nous l'avons fait à l'Étoile de Sharon. — Et si nous tombons sur quelqu'un d'autre ? — Vous voulez dire un pirate "classique" au lieu des joyeux campeurs de Warnecke MacMurtree opina, et Caslet haussa les épaules. « Nous avons tiré assez d'infos de leurs ordinateurs pour reconnaître leurs émissions. Nous devrions parvenir à identifier ceux que nous voulons s'ils se montrent. » Il s'interrompit en se frottant le sourcil, et MacMurtree hocha de nouveau la tête. Une analyse soignée avait prouvé que la citoyenne sergent Simonson avait tiré plus de données que prévu des ordinateurs du pirate qu'ils avaient neutralisé. C'était une chance, puisqu'ils avaient obtenu moins qu'ils n'espéraient de leurs prisonniers – ce qui, d'une certaine façon, s'était révélé fort satisfaisant. Puisqu'on n'avait pas besoin de conclure de marché, tous les forbans avaient eu droit à un procès équitable avant de passer par le sas extérieur. La Flotte populaire ne prenait pas son pied de la même façon que ses prisonniers, toutefois, et les fusiliers de Branscombe avaient exécuté chacun d'eux avant de les balancer dans le vide. Mais parmi les bribes d'information récupérées par Simon-son figuraient assez d'éléments pour confirmer les dires du capitaine Sukowski concernant André Warnecke, et des statistiques impressionnantes quant aux autres unités de l'escadre corsaire. La plupart étaient au moins aussi puissantes que celle que le Vauban avait détruite, et quatre autres paraissaient plus lourdement armées que bien des croiseurs lourds républicains. La bonne nouvelle, c'était que l'examen des systèmes d'armement avait révélé des déficiences criantes. Le « gouvernement révolutionnaire » du Calice avait conçu ses unités pour abattre des vaisseaux marchands, incapables de répliquer, ou affronter des bâtiments de la Flotte silésienne, qui ne répondaient pas du tout aux critères des principales flottes – et cela se voyait. Il semblait avoir voulu les doter d'une puissance offensive maximale – une erreur courante dans les flottes de nations mineures. Une grosse puissance de feu faisait forte impression, mais il était tout aussi important d'empêcher l'adversaire de toucher ses propres vaisseaux, et elles étaient sous-équipées dans ce domaine. Ce qui ne signifiait pas qu'elles ne représenteraient aucun danger si on s'en servait habilement, mais rien ne laissait présager l'existence de vaisseaux susceptibles de tenir tête aux croiseurs de combat de Giscard. Toutefois, si les pirates de Warnecke parvenaient à opposer deux ou trois de leurs unités à l'une des siennes, les choses pourraient se compliquer. Et si c'était vrai de croiseurs de combat, ça l'était plus encore de croiseurs légers. Cela donnait à réfléchir, mais les ordinateurs avaient aussi révélé que tous les vaisseaux de Warnecke provenaient du même chantier naval, qui les avait équipés d'un dérivé du système de capteurs standard de la Flotte silésienne et de son système de guerre électronique. Ainsi que Foraker avait réussi à le déterminer, leur radar était une installation unique en son genre, donc il suffisait d'obtenir des données exploitables sur cet aspect technique pour s'assurer qu'on tenait les salopards sanguinaires qu'on recherchait. J'imagine que, si nous avons affaire à d'autres pirates, il nous faudra simplement les envoyer jouer plus loin », soupira enfin Caslet. Il détestait cette idée. Les pirates étaient l'ennemi naturel de tout homme de guerre, mais il savait qu'il n'avait pas le choix. Jourdain était un type bien, mais il rechignerait à éradiquer des pirates classiques dont on pouvait s'attendre à ce qu'ils augmentent la pression pesant sur les Manticoriens. « Ça va nous faire bizarre », souffla MacMurtree. Il rit sans humour. « Entre nous, Allison, j'ai eu ce sentiment plus d'une fois ces trois dernières années », dit-il. Elle le regarda un instant, les yeux soudain écarquillés, puis elle sourit et lui tapota l'épaule. Très peu d'officiers au sein de la Flotte populaire auraient osé parler si franchement à quiconque, même si tous deux servaient ensemble depuis longtemps. Elle s'apprêtait à répondre mais ferma la bouche en souriant encore car leur ascenseur arrivait à destination. Les portes s'ouvrirent dans un murmure, et Caslet sortit le premier sur le pont du Vauban. « Tout va bien, citoyenne second ? demanda Jourdain à MacMurtree, qui hocha la tête. — Oui, monsieur, répondit-elle aussitôt. La citoyenne Haines a déjà envoyé son messager. — Excellent ! » Jourdain se frotta les mains de satisfaction. « Dans ce cas, citoyen capitaine, il est temps, je pense, que nous partions à la recherche de ces gens, non ? — En effet, monsieur », fit Caslet dans un sourire. Quand Jourdain était monté à bord la première fois, le commandant aurait parié cinq ans de solde qu'il ne serait jamais rien qu'un fichu emmerdeur. Il mesurait maintenant la chance qu'il avait eue, et son sourire devint sincèrement chaleureux pour quelques instants. Puis il se secoua et se tourna vers son astrogateur. « C'est bon, Simon. Allons-y. » Harold Sukowski se laissa tomber dans le fauteuil près du lit de Chris Hurlman et lui sourit. C'était plus facile désormais, car elle n'avait plus l'air d'un animal pris au piège. Le docteur Jankowski avait gardé un œil sur elle et décidé de repousser la thérapie à plus tard, se contentant de la laver et de traiter ses blessures physiques. Que Jankowski soit une femme avait sans doute aidé mais, d'après Sukowski, c'était le sentiment de sécurité qui avait fait la différence. Pour la première fois depuis la prise du Bonaventure, Chris se sentait vraiment en sécurité, au milieu de gens qui non seulement ne les menaçaient pas, son pacha et elle, mais qui leur voulaient du bien. Les deux premiers jours, il n'avait fait qu'attendre. Il était resté assis près de son lit chaque heure de veille ou presque, pendant que Chris était étendue, les yeux rivés au plafond. Les crises d'hystérie n'avaient commencé que le troisième jour, et elles étaient heureusement brèves. Depuis, elle avait ses bons et ses mauvais jours, mais ce jour-là semblait appartenir à la première catégorie, et elle parvint à lui rendre son sourire lorsqu'il s'assit près d'elle. Ce n'était que l'ombre de son ancien sourire contagieux, et le cœur de Sukowski se serra à l'idée du courage qu'il devait lui falloir pour fournir cet effort maladroit, mais il se contenta de lui caresser doucement la main. « On dirait qu'ils font du bon travail, ici », fit-il remarquer sur un ton délibérément badin. Le sourire de Hurlman vacilla sans disparaître, et elle s'éclaircit la gorge. « Ouais. » Sa voix était rauque, rouillée et brisée, pourtant le cœur de Sukowski fit un bond quand elle parla, car elle n'avait pas prononcé un seul mot pendant leur séjour cauchemardesque à bord du vaisseau pirate. « J'aurais peut-être dû obéir aux ordres, grinça-t-elle tandis qu'une larme coulait sur sa joue. — Vous auriez dû, fit-il en essuyant la larme du doigt, mais, dans ce cas, je serais mort. Étant donné les circonstances, j'ai décidé de ne pas vous coller de rapport pour mutinerie. — Ouah, merci », souffla-t-elle, les épaules secouées d'un rire tout proche du sanglot. Elle ferma les yeux puis s'humidifia les lèvres. « Ils vont nous mettre dans un camp de prisonniers de guerre ? — Non. Ils disent qu'ils nous renverront à la maison dès que possible. » Chris tourna la tête sur l'oreiller et ouvrit des yeux incrédules. Sukowski haussa les épaules. « Personne ne me l'a dit, mais ils sont forcément là pour s'en prendre à notre commerce. Ça va leur faire un paquet de prisonniers de guerre de la flotte marchande. Tôt ou tard, ils devront admettre qu'ils les retiennent, et les conventions d'échange de prisonniers civils sont assez simples. — Tant qu'ils se donnent la peine de prendre des prisonniers », marmonna Chris. Sukowski secoua la tête. « Je n'aime pas plus le gouvernement havrien qu'un autre, mais ces gens ont l'air corrects. En tout cas, ils se sont bien occupés de nous (il voulait dire "de vous", et elle acquiesça) et ils semblent aussi décidés à attraper les salauds qui nous ont attaqués que le seraient les nôtres. J'ai eu l'occasion de jeter un œil aux images qu'ils ont ramenées d'un autre bâtiment que ces salauds ont frappé, et je crois comprendre pourquoi ils tiennent tant à les prendre, ajouta-t-il en frémissant avant de hausser les épaules. Enfin, c'est ce qu'ils sont en train de faire, et cela donne à penser qu'ils ont l'intention de respecter les règles en ce qui concerne les civils. — Peut-être », conclut Chris, l'air dubitatif. Sukowski serra la main qu'il tenait encore : il ne pouvait pas lui reprocher d'envisager le pire – pas après ce qu'elle avait subi –, pourtant il était persuadé qu'elle se méprenait sur Caslet et Jourdain. « Je crois... » commença-t-il. Mais il ne termina pas sa phrase, interrompu par le hurlement soudain de l'alarme de branle-bas de combat. « Dites-moi quelque chose, Shannon ! » pressa Caslet en regardant l'affreux spectacle qu'affichait son visuel. Un navire marchand semblable à une baleine se traînait désespérément à travers l'espace sur un vecteur convergent avec celui du Vauban, poursuivi par trois petits barracudas. Ils se trouvaient tous à l'intérieur de l'enveloppe radar de Foraker – ou, du moins, ils s'y seraient trouvés si elle avait pu activer son radar sans mettre à mal sa couverture de vaisseau marchand – et leurs signatures d'impulsion brillaient nettement à l'écran sur des trajectoires qui ne pouvaient signifier qu'une chose. « Juste un... » Foraker s'interrompit. Elle se pencha sur ses indicateurs, et ses doigts caressèrent la console comme ils auraient caressé un amant pendant qu'elle établissait les contacts. Puis elle se redressa. « Ce sont nos gaillards, pacha, annonça-t-elle. Apparemment, il y en a deux plus petits que celui que nous avons déjà détruit et un troisième légèrement plus gros – peut-être de tonnage équivalent au nôtre. Difficile à dire d'ici sans détection active, mais nous captons des échos du transporteur et les signaux correspondent. Je dirais qu'il s'agit d'eux... et, d'après leurs manœuvres, ce sont sans aucun doute des pirates. Il n'y a qu'un seul problème, monsieur. » Elle tourna son fauteuil pour le regarder, un sourire sinistre aux lèvres. « Ils sont après un vaisseau manti. — Et merde », jura MacMurtree dans un murmure, comme une prière si basse que seul Caslet l'entendit, et son propre visage se contracta. Un Manti. Splendide... vraiment splendide ! Le rapport des forces ne leur était déjà pas favorable, et il fallait en plus que la victime des « corsaires » soit un vaisseau marchand manticorien ! Il tourna la tête vers Jourdain qui traversait le pont pour le rejoindre. Le commissaire du peuple, apparemment aussi ennuyé que lui, se pencha pour lui parler tout doucement à l'oreille. « Et maintenant ? — Je ne sais pas, monsieur », répondit simplement Caslet en regardant le vaisseau manticorien condamné fuir de toute sa faible puissance d'accélération. Les pirates étaient déployés en cône sur son flanc bâbord, à l'extérieur de sa trajectoire de base par rapport au Vauban, mais ils approchaient rapidement. Ils tiendraient le transporteur à portée de missiles sous douze minutes, et il lui était déjà impossible de leur échapper. Caslet se pencha et tapa une question sur sa console, puis fronça les sourcils tandis que les chiffres fluctuaient et que les vecteurs se projetaient à l'écran. Si tous maintenaient leur cap actuel, les bandits rattraperaient leur proie à moins d'un million de kilomètres en avant du Vauban, soit beaucoup trop près à son goût. Pire, vu la façon dont leurs trajectoires se coupaient et compte tenu de la décélération inévitable des pirates avant l'abordage, leur vitesse dépasserait de quelques centaines de km/s à peine celle du Vauban au point d'interception, ce qui prolongerait tout affrontement potentiel et rendrait l'entreprise plus risquée encore. — Nous ont-ils soumis à leur faisceau radar ? demanda-t-il. — Négatif, pacha. Ils ont l'air de se concentrer sur le Manti. » Foraker exprima son mépris pour la négligence des corsaires d'un reniflement éloquent. « Bien sûr, ils doivent nous avoir sur leurs systèmes gravitiques, et ils ne voient sans doute aucune raison de nous regarder de plus près, admit-elle. Après tout, nous les suivons en passif. Ils nous surveillent probablement de la même façon, et nous avons l'air d'un banal vaisseau marchand. Ils espèrent peut-être même que nous ne les avons pas repérés. Dans ce cas, ils ne tiennent pas à toquer au sas avec un faisceau radar. Caslet opina et fronça les sourcils devant son écran. Ce transporteur était un bâtiment ennemi. Pas un vaisseau de guerre, certes, mais il battait néanmoins pavillon ennemi, ce qui, vu ses ordres de mission, lui imposait de l'attaquer. Ses supérieurs n'avaient sûrement pas envisagé qu'il puisse une seconde penser à lui porter secours, mais il en savait trop sur les psychopathes aux commandes des unités pirates. Son instinct lui hurlait de prêter main-forte au Manticorien, pourtant le rapport des forces était décourageant. Il voulait bien se mesurer à n'importe quoi dans l'espace, tonne pour tonne – en tenant compte, toujours, de l'avantage technologique manticorien, corrigea-t-il amèrement – et il doutait que ces pirates aient affronté un seul adversaire capable de rendre leurs coups depuis qu'ils s'étaient mis à leur compte. Mieux, ses armes étaient plus efficaces que les leurs... ce qui le changeait agréablement de son handicap habituel. Il pensait pouvoir se charger des deux petits vaisseaux, mais le plus gros l'inquiétait. Ça et le fait que, s'il intervenait, il pouvait compter sur quelqu'un dans sa hiérarchie pour réclamer sa tête. Mais, bon sang, il n'allait pas se croiser les bras et regarder ces barbares assassiner un autre équipage ! « Je veux les affronter, monsieur. » Il en croyait à peine ses propres oreilles, et il lut la surprise sur le visage de Jourdain tout en s'écoutant poursuivre d'une voix calme qui devait appartenir à un autre : « Ce sont des pirates, et ils sauront que, même s'ils parviennent à nous détruire, nous leur infligerons d'abord de lourds dommages. Si nous approchons ouvertement, ils devraient prendre la fuite. — Et dans le cas contraire ? s'enquit simplement Jourdain. — Dans le cas contraire, ils peuvent nous éliminer si nous manquons de chance. Mais pas avant que nous ne les ayons amochés au point qu'ils ne représentent plus de danger pour les opérations du citoyen amiral Giscard. Et, si nous n'intervenons pas, ils vont infliger à ces gens ce qu'ils ont fait subir au capitaine Sukowski et au capitaine de frégate Hurlman, ou à l'équipage de l'Erewhon. — Mais il s'agit d'un vaisseau manticorien, fit calmement remarquer Jourdain. Or nous sommes là pour attaquer leur commerce. — Eh bien, fit Caslet en se sentant sourire, dans ce cas, il va nous falloir convaincre ces pirates de nous laisser le saisir, n'est-ce pas ? » Jourdain écarquilla les yeux, et Caslet haussa les épaules. « Son équipage aura peut-être du mal à accepter que nous le "sauvions" pour mieux prendre le vaisseau nous-mêmes, citoyen commissaire, mais, dès qu'il aura eu l'occasion d'en discuter avec le capitaine Sukowski, il admettra qu'il est mieux tombé entre nos mains qu'entre celles des sbires de Warnecke. Et puis, comme vous dites, nous sommes censés capturer tous les vaisseaux marchands manticoriens que nous rencontrons. C'est bien spécifié dans notre ordre de mission. — Bizarrement, répondit Jourdain d'un ton très sec, je doute que ceux qui ont formulé ces ordres s'attendaient à ce que nous affrontions au préalable des pirates à trois contre un. — Alors ils auraient dû le préciser, monsieur. » Caslet sentit son sourire s'élargir, accompagné d'une poussée d'adrénaline téméraire, et il leva une main ouverte. « Vu ce qu'ils nous ont dit, je crois que nous n'avons pas d'autre choix. Nos ordres ne sont pas discrétionnaires, après tout. — On ne nous ratera pas si vous perdez votre bâtiment, citoyen commandant. — Si nous perdons le Vauban, ce sera le cadet de nos soucis, monsieur. En revanche, si nous réussissons, je pense que le citoyen amiral Giscard et la citoyenne commissaire Pritchart fermeront les yeux sur les éventuelles... irrégularités entachant notre action. Après tout, la réussite reste la meilleure des justifications. — Vous êtes complètement fou, dit Jourdain sur le ton de la conversation avant de hausser les épaules. Mais, tant qu'à tomber pour quelque chose... — Merci, monsieur », répondit simplement Caslet. Il se tourna vers MacMurtree et Foraker. « Très bien, vous autres, faisons ça intelligemment. Shannon, déployez un drone GE et programmez-le pour qu'il nous suive à environ cent mille kilomètres en arrière, en émettant une signature de croiseur léger. S'ils ne nous suivent qu'en passif, ils se diront que notre "collègue" dissimulait ses impulseurs dans notre ombre jusqu'à ce que nous prenions la décision d'attaquer. — À vos ordres, pacha », répondit Foraker. Caslet s'adressa alors à son astrogateur. « Simon, paré à pousser nos impulseurs à pleine puissance. Calculez une course d'interception directe, puis dites-moi quand et à quelle vitesse nos trajectoires se confondront. — Bien, pacha. » Le lieutenant Houghton tapa quelques chiffres afin d'infléchir légèrement le cap du Vauban et d'augmenter son accélération de façon spectaculaire, puis il étudia un moment son écran. « En admettant qu'ils ne rompent pas l'engagement, une interception directe sous accélération maximale coupera leur trajectoire de base dans onze minutes et dix-huit secondes. Nous arriverons sur un vecteur convergent à une distance à peine inférieure à sept cent mille kilomètres du pirate le plus proche, à une vélocité relative de mille cinq cent quatre-vingt-seize km/s. — Quand entrerons-nous à portée de missiles sur cette trajectoire, Shannon ? — Je dirais huit minutes, pacha. — C'est bon, les enfants, décida Warner Caslet. Allons-y. » « On a un changement de statut sur la cible numéro deux ! » Le commodore Jason Amer se raidit dans son fauteuil de commandement sur le pont du croiseur léger à cette annonce de l'officier tactique. « Quel changement ? aboya-t-il. — C'est... Oh, merde ! Ça n'a rien d'un vaisseau marchand ! C'est un putain de croiseur léger, et il approche à pleine vitesse ! — Un croiseur ? » Amer jeta un coup d'œil à son écran. « Quelle nationalité ? C'est un Manti — Je ne pense pas. » L'officier tactique sollicita son ordinateur et ses systèmes de détection active pour examiner de plus près le vaisseau en approche, puis il secoua la tête. « Sûrement pas un Manticorien. Et il n'est ni andermien ni confédéré, d'ailleurs. Je ne vois vraiment pas qui ça peut être, mais il approche de façon agressive et... » Il s'interrompit puis reprit sur un ton monocorde : « Je détecte un autre croiseur derrière lui. — Merde ! » Amer fusilla son écran du regard, le cerveau en ébullition. Sa première hypothèse – que le croiseur appartenait à Manticore et se servait du transporteur comme d'un appât –venait d'en prendre un coup. Mais si les nouveaux venus n'étaient ni manticoriens ni andermiens ni silésiens, alors qui étaient-ils ? Un autre duo de pirates ? Cela arrivait de temps en temps, bien que rarement, mais même dans leur profession on respectait certaines règles, et braconner sur les terres d'un autre allait à l'encontre de toutes ces règles. « D'où sort le deuxième bâtiment ? — Je ne sais pas, répondit honnêtement l'officier tactique. Il se trouve à une centaine de milliers de kilomètres en arrière et j'imagine qu'il pouvait se cacher derrière ses systèmes de guerre électronique mais, dans ce cas, ils sont rudement performants. Je suis la cible numéro deux sur mes capteurs gravitiques depuis une demi-heure et je n'ai pas vu la moindre trace d'une autre source d'impulsion. Evidemment, en se débrouillant bien, ils ont pu maintenir la cible deux entre eux et nous. S'ils ont approché pile sur la bonne trajectoire, nous ne pouvions pas les voir. — Ou bien il s'agit d'un drone, fit Amer. — Possible. Seulement je ne peux pas le déterminer d'ici. — Combien de temps avant que vous puissiez confirmer ou infirmer ? — Peut-être six minutes. — Pourrons-nous encore rompre à ce moment-là si nécessaire ? — Ce sera serré », répondit l'officier tactique. Il s'affaira un moment sur sa console puis haussa les épaules. « Si nous maintenons notre cap durant ce délai puis virons sous accélération maximale sur notre meilleur vecteur de fuite, ils nous tiendront à portée de missiles une vingtaine de minutes, en fonction de leur capacité d'accélération, mais ils ne pourront pas entrer à portée d'armes à énergie à moins que nous ne les laissions délibérément faire. » Amer grommela et frotta son menton rasé de près. Contrairement à bon nombre de ses collègues dans cette escadre, il se souvenait avoir plus ou moins été un officier spatial classique, et il soignait sa présentation. De malheureux capitaines de vaisseaux marchands, le voyant ainsi, avaient conçu l'espoir de traiter avec un individu civilisé. Ils s'étaient trompés. Mais, malgré tous ses défauts, Jason Amer cédait rarement à la panique, et l'instinct de l'officier qu'il avait presque été opérait à cet instant. S'il s'agissait d'autres pirates – ou de bâtiments de guerre classiques – et qu'ils continuaient d'approcher, il lui faudrait les affronter. D'un autre côté, il avait trois unités contre deux si l'on partait du principe que les deux vaisseaux étaient réels, et ses bâtiments étaient lourdement armés pour leur tonnage. Il encaisserait probablement quelques méchants coups, ce qui provoquerait la colère de l'amiral Warnecke – perspective peu réjouissante. Mais, s'il prenait les vaisseaux des nouveaux venus en plus du transporteur, il saisirait non seulement le chargement de sa victime d'origine mais il ajouterait peut-être un nouveau croiseur à la flotte, voire deux. Cela suffirait à contenter l'amiral, vu ses projets de retour au Calice. — Maintenez notre profil de poursuite, dit-il au timonier avant de se retourner vers l'officier tactique. Gardez les yeux braqués sur ce deuxième bâtiment et faites-moi signe dès que vous avez une certitude dans un sens ou dans l'autre. » — Ils n'abandonnent pas la chasse, pacha », déclara Foraker. Caslet hocha la tête. Une petite voix rationnelle hurlait quelque part au fond de lui car, malgré les propos qu'il avait tenus à Jourdain, il savait qu'il s'apprêtait à faire quelque chose d'extrêmement stupide. Pour tout dire, il était persuadé que Jourdain le savait aussi bien que lui. S'il devait se battre à trois contre un, le Vauban serait réduit en purée même en cas de victoire et, s'il perdait, tous les hommes et femmes composant son équipage périraient probablement. Vu sous cet angle, il était parfaitement illogique de prendre de tels risques pour protéger un vaisseau ennemi; pourtant il le ferait malgré tout. Pourquoi ? se demandait-il. Parce que le travail d'un officier spatial consiste à protéger les civils des meurtriers et des violeurs ? Parce qu'il croyait réellement qu'il y allait de son devoir envers sa propre flotte ? Et qu'équilibrer les chances en faveur de l'amiral Giscard en valait vraiment la peine ? Ou bien était-ce un geste insensé de défi envers le comité de salut public ? Sa façon à lui de dire, juste une fois, « Regardez ! Je suis officier dans une flotte qui a encore le sens de l'honneur quoi que vous en pensiez » ? Il l'ignorait, et cela importait peu. Quelles que soient ses motivations, ses officiers les partageaient. Il le sentait – chez tous, même Jourdain – et il sourit d'un air lugubre devant son visuel. — Préparez-vous, bande de salauds, parce qu'on va vous forer un nouveau trou du cul! « Le deuxième est un drone, fit l'officier tactique. C'est forcé. Les échos radar qu'il renvoie sont beaucoup plus forts que ceux de son meneur : soit il grossit son image, soit son officier tactique se contrefout d'offrir une cible rêvée au contrôle de missiles. — Tiens donc... » murmura Amer avec un sourire mauvais. Le transporteur qui avait innocemment provoqué la confrontation continuait d'avancer désespérément, mais ses propres unités ralentissaient désormais pour adapter leur vitesse à la sienne. Non que quiconque y prêtât attention : bien qu'en franche infériorité, l'inconnu en approche était armé, ce qui lui valait l'intérêt de tous. Et puis ils auraient tout le temps de s'emparer du transporteur plus tard. « Vous savez quoi ? fit lentement l'officier tactique. Je crois qu'il pourrait bien s'agir d'un bâtiment havrien. — Un Havrien ? objecta Amer. Qu'est-ce qu'un croiseur havrien ferait dans le coin — Aucune idée, mais il n'appartient à aucune autre nation identifiable, et je ne pense pas qu'un autre pirate se risquerait à nous affronter tous les trois. En plus, la plupart de nos collègues ne sacrifient pas d'espace de stockage pour des drones GE. » Il secoua la tête. « Non. C'est le genre de truc débile que tenterait un officier d'une flotte régulière. Vous savez, "l'honneur de la Flotte" et tout et tout. — Alors nous allons devoir lui montrer qu'il se fourvoie », lança Amer dans un éclat de rire mauvais. « Portée de missiles dans une minute, pacha, dit Foraker, tendue. Ils nous bombardent de faisceaux radar et lidar, mais j'ai l'impression qu'ils ignorent le drone. On dirait qu'ils n'ont pas marché. — Compris. » Caslet boucla son harnais antichoc et vit du coin de l'œil son équipage de pont faire de même. Il ne comptait pas vraiment sur le drone pour berner ces salauds, songea-t-il, mais ça valait la peine d'essayer. Il se mit à étudier attentivement la formation ennemie et retroussa la lèvre supérieure. Elle s'était rapprochée et avait légèrement infléchi son cap, diminuant ainsi sa vitesse d'approche relative, mais l'un des deux petits bâtiments se trouvaitplus près du Vauban d'un bon demi-million de kilomètres. À leur rythme d'approche actuel, cela le mettrait à portée effective de missiles six minutes avant ses copains, et il était temps de rééquilibrer les chances. « Shannon, occupez-vous du plus proche, dit-il froidement. Pilonnez-moi ce salaud. » À l'image des contre-torpilleurs havriens de classe Breslau, les croiseurs légers de type Conquérant privilégiaient les missiles. Ils jaugeaient aussi vingt mille tonnes de plus que les Apollons de la FRM et alignaient neuf tubes sur leur flanc contre six pour les Manticoriens. Face à un Apollon, la puissance de feu supérieure du Vauban était compensée par la meilleure qualité des missiles, des défenses actives et des systèmes GE de la FRM, mais ses projectiles restaient plus performants que ceux des pirates, et le citoyen capitaine Caslet avait passé des heures à discuter avec Shannon Foraker de la meilleure façon de les utiliser contre des Manticoriens. Le Vauban s'élança vers ses ennemis en tournant comme un derviche sur son axe central. On pourrait pardonner aux pirates de penser qu'il s'agissait simplement d'une manœuvre destinée à tirer le meilleur parti de la protection fournie par ses bandes gravitiques, mais ce n'était pas le cas — comme ils le découvrirent lorsque Foraker enfonça la touche de mise à feu. Ses tubes bâbord crachèrent neuf missiles aux impulseurs programmés pour une activation retardée. Ils s'éloignèrent à la vitesse imprimée par les guides massiques des tubes, puis le flanc tribord du croiseur s'aligna avec la cible et fit feu. La manœuvre était compliquée, mais Foraker l'avait exécutée à la perfection, et ses ordres précis aux missiles de la première bordée précipitèrent les dix-huit projectiles vers la cible en une seule salve parfaitement coordonnée. Le contre-torpilleur pirate ne s'attendait pas à un feu aussi nourri. Des antimissiles partirent à la rencontre des projectiles en approche, mais il en manquait — comme de temps — pour tous les arrêter, et cinq têtes laser parvinrent à portée d'attaque. Elles arrivaient sur des trajectoires individualisées et continuèrent leur course pendant que le contre-torpilleur roulait frénétiquement pour leur opposer ses bandes gravitiques. Trois missiles atteignirent une position d'attaque. Des lasers à rayons X déchirèrent ses barrières latérales, et le vaisseau tituba et rua quand ils pénétrèrent sa coque dépourvue de blindage. Atmosphère et débris se répandirent dans l'espace, et les yeux de Warner Caslet se mirent à briller. — Rapprochement ! Rapprochement! » s'écria Amer. Bon Dieu, mais d'où un simple croiseur léger tirait-il une telle puissance de feu ? Il jeta un regard noir à ses écrans tout en martelant du poing l'accoudoir de son fauteuil de commandement, et il eut un rictus mauvais lorsque la section tactique lui fournit la réponse. Pas étonnant que ce salopard tourne sur lui-même ! Mais ça ne lui serait d'aucune aide dans un combat aux armes à énergie. Les bordées suivantes étaient déjà lancées sur le pirate isolé quand les antimissiles et les lasers du Vauban s'occupèrent des projectiles en approche. La spatiale silésienne était une flotte de deuxième catégorie, or c'était de ses bâtiments que le « gouvernement révolutionnaire » du Calice s'était inspiré. Le contretorpilleur pirate emportait un lourd armement à énergie pour sa taille mais il n'alignait que quatre tubes lance-missiles par flanc, et ses défenses actives offraient des performances grossièrement inférieures à la moyenne. Il fit une nouvelle embardée lorsque deux missiles de la seconde double salve le frappèrent. Ses bandes gravitiques fluctuèrent avec la destruction de noyaux d'impulsion, et il accéléra désespérément vers ses frères, laissant dans son sillage des débris de coque. Mais il avait trop attendu, se réjouit Caslet. Le croiseur havrien en baverait sous les coups des deux autres, mais celui-là ne serait plus là pour le voir. Ou alors plus bon à grand-chose. « Portée de missiles pour les deux ennemis restants dans trois minutes, pacha », lança Foraker, et il hocha la tête tandis qu'une salve supplémentaire de têtes laser se précipitait vers sa victime. Cette fois, elles touchèrent un élément vital, et les bandes gravitiques perdirent brutalement la moitié de leur puissance avec l'arrêt de l'anneau de poupe. Sa bordée suivante ne comportait que deux missiles, et ses défenses actives avaient aussi faibli. Caslet découvrit les dents : encore deux bordées et son sort serait réglé, puis le spectacle pourrait commencer. Il jeta un coup d'œil au vaisseau marchand et opina. Le transporteur ignorait ce qui pouvait bien se passer — il avait peut-être pris le Vauban pour un nouveau pirate venu se joindre à l'attaque dont il était victime — mais son commandant avait bien réagi. Il se trouvait à portée de tous les combattants, dont l'un pouvait soudain décider de balancer un ou deux missiles de son côté, et il avait donc modifié son cap de quatre-vingt-dix degrés sur le même plan et roulé sur le flanc pour ne présenter que sa bande gravitique ventrale aux bâtiments de guerre. En conséquence, il s'en rapprochait de plus en plus vite — il se trouverait non seulement à portée de missiles mais aussi d'armes à énergie dans quelques toutes petites minutes sur sa trajectoire actuelle —mais c'était la seule réaction logique, et Caslet s'apitoya un instant sur son commandant. Quel que soit le vainqueur de cette bataille, son vaisseau serait une proie facile pour lui, et il se demandait qui le Manticorien préférait voir l'emporter. « À portée ! » s'écria l'officier tactique, et Amer sentit son bâtiment frémir en lançant sa première bordée vers le croiseur léger havrien. Blême, il regarda les missiles accélérer vers son adversaire. L'un de ses vaisseaux avait déjà subi des avaries critiques, et le feu du Vauban semblait encore s'intensifier. Mais Amer avait vingt tubes à opposer aux dix-huit de l'ennemi, et le croiseur léger ne devait emporter qu'un faible armement à énergie pour aligner autant de lanceurs. Caslet regarda le feu de Shannon faucher les missiles en approche. Les défenses actives faisaient du bon travail, mais certains de ces projectiles finiraient par passer, et il agrippa les accoudoirs de son fauteuil de commandement lorsque le Vauban fit un écart sous l'effet d'une frappe directe. Le laser traversa sa barrière latérale tribord et pénétra profondément dans sa coque, réduisant le blindage en miettes et détruisant un affût laser. Les tubes lance-missiles étaient toutefois intacts, et ils répliquèrent à cadence de tir maximale. Une autre bordée s'élançait vers le contre-torpilleur déjà mutilé, mais Shannon avait pris pour cible le croiseur léger sans attendre les ordres, et il hocha la tête, approbateur. De toute façon, il n'était plus nécessaire de tirer sur la première cible du Vauban. La dernière salve était venue à bout de sa barrière latérale bâbord, puis une explosion secondaire — il ne s'agissait pas du vase de fusion : l'éclair n'était pas assez violent — le brisa au niveau de l'anneau d'impulsion de poupe. Il tournoya, brutalement tiraillé par le soudain regain d'activité de ses impulseurs de proue, avant que les circuits de sécurité ne coupent leur alimentation, et Caslet grimaça. Si son compensateur avait rendu l'âme dans l'explosion, cette brusque accélération venait de tuer tout l'équipage à l'avant du bâtiment. Mais il n'avait pas le temps de s'inquiéter des morts : les vivants requéraient toute son attention. Le Vauban trébucha encore, atteint par une nouvelle frappe. Et une autre. La section gravitique numéro un disparut dans un chaos de blindage et de corps broyés, et les lance-missiles sept et neuf connurent le même sort. Une autre frappe atteignit le chargeur numéro trois, le coupant de la ligne d'approvisionnement des lanceurs restants, et une autre encore priva son anneau de proue de trois noyaux bêta. Il fit une nouvelle embardée lorsque la première arme à énergie pénétra sa barrière latérale. Les alarmes d'avarie se mirent à hurler et sa puissance d'impulsion chuta, mais ses propres lasers ripostaient et obtenaient de bons résultats sur le croiseur léger pirate. La signature énergétique du salaud fluctua à mesure qu'il subissait des dommages et... « Doux Jésus ! » Le cri de surprise de Foraker retentit sur le pont comme un coup de tonnerre, et Caslet resta bouche bée devant la nouvelle image qu'affichait son visuel. Un instant plus tôt, son bâtiment chargeait au milieu du feu de deux adversaires, et maintenant il n'y avait plus personne. Leur accélération avait amené les vaisseaux de guerre à moins de trois cent mille kilomètres du transporteur manticorien, qui venait de rouler pour leur présenter son flanc. Huit grasers incroyablement puissants se déchaînèrent comme la fureur divine depuis le « navire marchand sans défense », et le deuxième contre-torpilleur disparut purement et simplement. Deux faisceaux traversèrent les barrières latérales du croiseur léger pirate comme si elles n'existaient pas, et le tiers arrière du bâtiment explosa dans un ouragan de blindage vaporisé. Trois des lasers de Shannon y ajoutèrent leur furie, creusant d'immenses trous dans ce qui restait de sa coque, mais leur intervention était superflue car ce vaisseau n'était déjà plus qu'une carcasse impuissante. « On nous hèle, pacha », annonça le lieutenant Dutton, secoué, depuis la section communications. Caslet se contenta de le regarder, incapable de parler, puis baissa les yeux vers son écran et déglutit en voyant les signatures d'impulsion caractéristiques d'une bonne douzaine de BAL quitter l'ombre gravitique du « transporteur » et braquer leurs armes sur son croiseur. — Haut-parleur, fit-il d'une voix rauque. — Croiseur inconnu, ici le capitaine de vaisseau Honor Harrington, commandant du Voyageur, croiseur marchand armé de Sa Majesté, dit une calme voix de soprano. J'apprécie votre aide et j'aimerais pouvoir vous offrir une récompense digne de votre attitude chevaleresque, mais je vais devoir vous demander de vous rendre, je le crains. » CHAPITRE VINGT-SEPT Honor, debout dans la galerie du hangar d'appontement, regarda la pinasse s'arrimer, en proie à des sentiments mitigés. Elle avait passé deux heures à attirer les pirates dans le sillage du Voyageur, et elle s'était franchement demandé comment elle allait pouvoir s'occuper des trois. Elle disposait de la puissance de feu nécessaire pour les affronter mais, à moins qu'ils n'approchent en formation serrée, l'un d'entre eux au moins aurait une excellente occasion de matraquer le Voyageur avant que ses BAL ou lui-même ne puissent le neutraliser. C'est alors qu'un croiseur léger – havrien par-dessus le marché – avait surgi de nulle part pour le « sauver ». Ses officiers tactiques et elle avaient imaginé bon nombre de scénarios lors des simulations, mais celui-là ne leur était jamais venu à l'esprit, et elle s'était sentie à la fois malhonnête et coupable de laisser le Havrien se jeter droit dans son piège et se faire pilonner pour sa peine. Ce commandant avait perdu des hommes – plus de cinquante, à en croire les rapports liminaires de Susan Hibson et Scotty Tremaine – pour sauver un transporteur ennemi, et il paraissait ingrat et cruel de le « remercier » en saisissant son vaisseau. Mais elle n'avait pas le choix. La seule présence d'un croiseur léger républicain en Silésie imposait une enquête, et ce bâtiment était un navire de guerre ennemi. Toutefois, elle pouvait au moins faire son possible pour aider les blessés de cette bataille inégale. Angela Ryder, ses deux chirurgiens assistants et une douzaine d'infirmiers étaient donc partis avec la première pinasse. Honor se tenait maintenant en retrait tandis que des infirmiers au visage tendu descendaient le boyau en compagnie des blessés les plus graves. Les fusiliers du Voyageur étaient ostensiblement présents dans la galerie, mais ils dégagèrent un chemin vers les ascenseurs, et les infirmiers s'y engouffrèrent derrière le lieutenant Holmes. L'afflux de corps brisés se poursuivit longtemps – trop longtemps – puis Honor inspira profondément car un autre groupe empruntait le boyau. À sa tête avançait un homme vêtu d'une combinaison souple havrienne portant l'insigne de capitaine de frégate, et elle se plaça devant lui lorsqu'il s'élança dans la gravité interne du Voyageur. « Capitaine », dit-elle, très calme. L'homme, mince, cheveux sombres et visage blême, la regarda un moment, l'œil encore hébété, puis la salua avec douleur et précision. « Warner Caslet, citoyen commandant du VFP Vauban. » Il s'exprimait mécaniquement, comme dans un cauchemar. Il s'éclaircit la gorge puis désigna l'homme et les femmes qui se tenaient derrière lui. « Commissaire du peuple Jourdain. Citoyenne capitaine de corvette MacMurtree, mon second. Et citoyenne capitaine de corvette Foraker, mon officier tactique », dit-il d'une voix rauque. Honor salua chacun de la tête et tendit la main à Caslet. Il la regarda quelques secondes, puis carra les épaules et la saisit. « Capitaine, fit-elle de la même voix calme tandis que Nimitz restait immobile sur son épaule, je suis désolée. Vous avez fait preuve de courage et de compassion en venant au secours d'un vaisseau battant pavillon ennemi. Vous ignoriez tout de notre armement, et cela rend plus remarquable encore votre décision de prendre de tels risques. De plus, je crois sincèrement que vous seriez venu à bout des trois pirates. Je regrette profondément de devoir vous "remercier" en vous privant de votre bâtiment. Vous méritez mieux, et j'aimerais pouvoir vous le donner. Mais je ne peux que vous assurer de ma reconnaissance et de celle de ma reine, pour ce que cela vaut. » Caslet fit la moue et inclina la tête. Il ne pouvait pas faire grand-chose d'autre, et elle perçut son amertume à travers Nimitz. Elle devinait une colère noire et profonde derrière son sentiment de perte – une colère dirigée moins contre Honor que contre l'univers qui lui avait joué un si mauvais tour – et de la peur. Cela l'intrigua d'abord, puis elle comprit. Bien sûr ! Il n'avait pas peur du sort qu'elle leur réservait, à ses hommes et à lui; il craignait ce que son propre gouvernement leur ferait – à eux ou à leur famille – et elle sentit la colère l'envahir à son tour. Cet homme avait pris des risques incroyables pour faire un geste honorable, et elle détestait ce que cela allait lui coûter. Il resta encore un moment immobile, puis il prit une profonde inspiration. « Merci pour la rapidité de votre assistance médicale, capitaine Harrington, dit-il. Mes hommes... » Sa voix mourut, et elle hocha la tête d'un air compréhensif. « Nous prendrons soin d'eux, capitaine, promit-elle. Je vous le garantis. — Merci, répéta-t-il avant de s'éclaircir à nouveau la gorge. J'ignore si on vous en a informée, capitaine, mais nous avons deux ressortissants manticoriens à bord. Nous les avons récupérés à bord d'un autre vaisseau pirate, et ils ont passé un mauvais moment. — Des Manticoriens ? » Honor haussa les sourcils. Elle s'apprêtait à poser d'autres questions, mais elle s'arrêta. Caslet et ses compagnons étaient à bout de nerfs, et elle devait au moins leur laisser le temps de se reprendre. Les durs à cuire de la DGSN auraient sans doute argué que les cuisiner tant qu'ils étaient encore en état de choc était le meilleur moyen de leur soutirer des informations, mais tant pis. La guerre qui opposait la République populaire au Royaume stellaire n'était pas belle, pourtant Honor Harrington traiterait ces gens avec le respect que méritait leur attitude. — Mon second, le capitaine de frégate Cardones, va vous escorter jusqu'à vos quartiers, dit-elle en faisant signe à Rafe de s'avancer. Je vous ferai porter vos effets personnels dès que possible afin que vous puissiez quitter ces combinaisons. Nous pourrons discuter plus tard, au dîner. — Mes hommes... » Caslet s'interrompit. Ce n'étaient plus ses » hommes désormais. C'étaient des prisonniers de guerre, sous la responsabilité d'Harrington et non plus la sienne. Mais, au moins, il avait déjà constaté que leurs geôliers comptaient bien les traiter, et il hocha la tête. Puis ses compagnons et lui suivirent Cardones hors de la galerie, et deux fusiliers leur emboîtèrent le pas. Honor les regarda partir avec un sourire triste. Que faisons-nous du Uzuban? » demanda Cardones. Honor et lui se tenaient sur le pont du Voyageur, les yeux fixés sur le visuel, à se demander ce que les autorités du système de Schiller pensaient de tout cela. Même les capteurs médiocres des systèmes de surveillance silésiens devaient avoir détecté les émissions de cette courte mais féroce bataille, pourtant personne ne venait poser de questions. Cela signifiait peut-être que le gouverneur de Schiller, comme Hagen, avait un « accord » avec les pirates locaux, toutefois il pouvait aussi s'agir d'une simple mesure de prudence, surtout s'ils avaient obtenu de bons relevés sur les armes employées. D'après les dossiers de renseignement confiés à Honor, la plus lourde unité de Schiller était une corvette, et rien de cette jauge ne tenait à irriter un bâtiment pourvu de grasers dignes d'un vaisseau du mur. — Je ne sais pas », répondit-elle au bout d'un moment. Nimitz miaula doucement depuis le dossier de son fauteuil de commandement, et elle tendit la main pour le caresser sans quitter des yeux le visuel. Caslet avait suivi la procédure normale pour céder son bâtiment. Si le commandant avait le temps, il était censé évacuer son équipage dans une navette puis saborder son vaisseau, mais les règles de la guerre établissaient d'autres procédures en cas de situation tactique désespérée. L'ennemi devait lui laisser une chance de se rendre, et il était censé la saisir plutôt que de faire tuer son équipage pour rien. Après tout, peu de gens survivaient à la destruction à bout portant de leur bâtiment, et, puisqu'on leur laissait la vie sauve, il devait en échange maintenir sa reddition et laisser son vaisseau intact au vainqueur. Toutefois, avant l'abordage, on attendait aussi de lui qu'il efface le contenu de ses ordinateurs et qu'il détruise les équipements secrets, et Caslet l'avait fait. La DGSN voudrait sans doute malgré tout examiner le bâtiment en détail, et les équipes d'Honor le fouilleraient de pont en cale en quête de documents papier. Toutefois, il y aurait peu de données à récupérer, et la FRM avait déjà saisi assez d'unités havriennes pour bien connaître leur technologie. Honor ne comptait pas réaliser de grande découverte à bord du Vauban, mais il lui fallait néanmoins décider que faire de sa prise... et de ses prisonniers. Le plus important, dit-elle au bout d'un moment, autant pour elle-même que pour Cardones, c'est de cacher aux Havriens que nous le tenons. Les chiffres concernant nos pertes à Posnan expliquent sans doute ce qu'il fait par ici, mais, s'il participait à une opération dirigée contre notre commerce, il n'était pas seul. Donc nous devons d'abord mettre les nôtres au courant, avant que l'ennemi comprenne que nous sommes informés de sa présence. — Ça semble logique, madame. Mais quand prévenons-nous les Havriens ? — Oui, il y a ça aussi », admit-elle sans joie. Les accords de Deneb imposaient aux belligérants de communiquer à l'adversaire le nom de leurs prisonniers et des morts au combat, souvent par l'intermédiaire de la Ligue solarienne, qui restait presque toujours la plus grande puissance neutre alentour. Si la République populaire traînait un peu les pieds en la matière, ce n'était pas le cas du Royaume stellaire; toutefois, signaler aux Havriens que Caslet et ses hommes étaient prisonniers revenait à leur annoncer que leur vaisseau avait été pris. Nous pouvons différer un certain temps, décida-t-elle. Nous devons prévenir leur gouvernement "dans un délai raisonnable", et non dès que c'est physiquement possible. Étant donné nos propres exigences de sécurité opérationnelle, je vais interpréter cette clause de manière assez libérale. » Cardones opina, et elle observa encore quelques instants le visuel, songeuse, avant de hocher la tête, sa décision prise. Puisqu'il est encore hypercapable, nous allons installer à bord un équipage de saisie – le lieutenant de vaisseau Reynolds pourra en prendre la tête – et l'envoyer à Grégor pour retour à Manticore. En chemin, il pourra s'arrêter à la station spatiale andermienne de Sachsen, puis de nouveau à La Nouvelle-Berlin. Je crois qu'il faut que nous transmettions l'information au Herzog von Rabenstrange, et nous pouvons demander à notre ambassadeur à Sachsen de la faire circuler auprès de nos stations dans la Confédération. Nous confierons à notre attaché spatial ici, à Schiller, des messages destinés au reste de l'escadre à mesure qu'elle effectuera sa rotation. C'est sans doute le moyen le plus rapide de passer le mot sans mettre en péril la sécurité opérationnelle. — Bien, madame. Et les prisonniers ? — Nous manquons d'espace carcéral pour les garder, murmura Honor en se frottant le bout du nez, et j'aimerais transférer les blessés vers un hôpital digne de ce nom dès que possible. Nous leur devons bien ça. » Elle ramassa Nimitz et le berça dans ses bras tout en réfléchissant, puis elle hocha de nouveau la tête. L'infirmerie du Vauban n'a pas été touchée, et ses équipements environnementaux sont en bon état. Nous allons garder tous les officiers et renvoyer le gros des matelots – et tous les blessés – à son bord, et Reynolds demandera à la FIA de prendre en charge les blessés à Sachsen. » Cardones acquiesça d'un signe de tête. Il comprenait la logique qui voulait qu'on prive le Vauban de ses officiers : c'étaient eux les plus susceptibles de tenter de reprendre leur bâtiment pendant le voyage à venir. « Je demanderai au major Hibson d'envoyer un détachement de sécurité adapté, fit-il, et Honor opina. Bien, reprit-il plus énergiquement. Voilà qui règle le sort des Havriens. Maintenant, qui d des pirates ? — On leur applique le traitement habituel », répondit Honor. Elle prenait un risque en confiant la poignée de pirates survivants au gouverneur du système. Même s'il était honnête, ses prisonniers pourraient vendre la mèche concernant la prise du Vauban. D'un autre côté, ils n'étaient pas nombreux : en fait, il n'y avait aucun survivant sur les deux plus petits vaisseaux et plus un officier de pont sur le croiseur léger. Les rescapés savaient avoir tiré sur un croiseur léger, mais ils ignoraient probablement qu'il s'agissait d'un Havrien et n'avaient pas eu l'occasion de le découvrir depuis. Pourtant... « Il ne serait peut-être pas superflu de nous vanter un peu du piège que leur a tendu "notre" croiseur léger, ajouta-t-elle. — J'y veillerai, madame. » Cardones s'éloigna pour donner les ordres nécessaires, et Honor resta les yeux rivés sur le visuel. Il demeurait des questions sans réponse. Le nombre de vaisseaux pirates l'avait surprise, et ils s'étaient révélés plus lourdement armés que la moyenne. Les transporteurs étaient presque tous sans défense, et on n'avait pas besoin d'une grosse puissance de feu pour les forcer à se rendre, mais ces gens emportaient un armement assez conséquent pour limiter sérieusement les systèmes environnementaux volumineux habituellement nécessaires aux équipages nombreux des bâtiments pirates. Enfin, elle avait quand même de fortes chances de découvrir de quoi il retournait. Il n'y avait aucun survivant à bord de la première victime du Vauban — la défaillance du compensateur et cinquante et une secondes d'accélération à plus de quatre cents gravités y avaient veillé — mais ses ordinateurs étaient intacts. Il avait fallu cinq heures à trois des BAL du capitaine Harmon pour rattraper l'épave et la tracter jusqu'au Voyageur, mais Harold Tchou et Jennifer Hugues avaient mis leurs équipes au travail sur le système. Honor s'efforçait de ne pas penser aux débris de corps au milieu desquels ils travaillaient pour cela et elle se détourna enfin de l'écran, espérant disposer sous peu d'au moins quelques réponses. Warner Caslet gardait le dos droit en suivant le lieutenant fusilier dans la coursive. Ce n'était pas facile, et il fulminait intérieurement contre sa propre stupidité. Il avait perdu son vaisseau, le pire péché qu'un commandant puisse commettre, et il l'avait fait pour rien. Il serra les dents à s'en faire mal aux mâchoires. Savoir qu'il avait bien agi — honorablement, raillait son cerveau — au vu des informations dont il disposait ne lui était d'aucune consolation. Les services secrets ne l'avaient pas prévenu que les Manticoriens utilisaient des navires-Q. Il avait toutes les raisons de croire que le Voyageur était bel et bien un transporteur quand il s'était porté à son secours. Et, il avait beau s'en vouloir, il demeurait convaincu d'avoir pris la bonne décision sur la base de ce qu'il savait. Mais rien de cela ne pouvait diminuer le mépris qu'il se vouait... ni le sauver des conséquences de ses actes. Au moins, ça n'arrivera pas de sitôt, songea-t-il, caustique. En effet, la République populaire avait refusé de procéder à des échanges de prisonniers de guerre pour toute la durée du conflit. Il existait des précédents en faveur de ces échanges et contre eux, mais Manticore comptait une population beaucoup moins nombreuse que la République... qui n'avait nullement l'intention de restituer du personnel qualifié à la FRM. Surtout, pensa-t-il dans un accès d'ironie, qu'il faudrait nous échanger à vingt contre un pour équilibrer les comptes ! La perspective de passer les prochaines années dans un camp ne le réjouissait pas, même si Manticore avait la réputation de mieux traiter ses prisonniers que Havre. Toutefois, il se porterait mieux s'il devait rester captif de façon permanente : au moins, les Manticoriens ne le fusilleraient pas pour sa bêtise. Il avait envisagé de demander asile, mais il ne pouvait s'y résoudre. Il savait que certains membres de la Flotte populaire l'avaient fait — comme Alfredo Yu, aujourd'hui amiral dans la flotte graysonienne. Tous étaient des hommes morts s'ils retombaient un jour aux mains de la République. Cela allait sans dire, mais ce n'était pas ce qui retenait Caslet. Malgré les excès du comité de salut public, malgré les contraintes insensées que le comité et ses commissaires imposaient à la Flotte populaire, Warner Caslet avait prêté serment en devenant officier, et il ne pouvait pas plus renier ce serment qu'il n'aurait pu laisser les bouchers de Warnecke violer et assassiner les civils qu'il croyait trouver à bord de ce vaisseau. Il l'avait compris avec étonnement, mais ça n'en était pas moins vrai. Même si cela signifiait qu'il finirait probablement exécuté par ses compagnons. Il leva les yeux lorsque le fusilier s'arrêta. Un homme en uniforme vert sur vert qui n'avait rien d'un Manticorien se tenait devant un sas fermé. Il haussa un sourcil à l'adresse du lieutenant. « Le cap... citoyen capitaine de frégate Caslet pour le commandant », annonça le fusilier. Caslet sourit vaguement en l'entendant se reprendre. Le titre sonnait toujours aussi ridicule mais constituait un lien étrangement réconfortant avec ce qu'il était encore quelques heures auparavant. L'homme en uniforme vert hocha la tête et parla un moment dans l'intercom, puis il s'effaça à l'ouverture du sas. Le lieutenant s'écarta lui aussi avec un salut respectueux, que le citoyen capitaine lui rendit avant de passer le sas et de s'arrêter. Une longue table drapée d'une nappe à la blancheur immaculée l'attendait, couverte d'assiettes en porcelaine et de verres en cristal étincelants. De délicieux arômes flottaient dans l'air, et Denis Jourdain, Allison MacMurtree, Shannon Foraker et Harold Sukowski avaient déjà pris place, ainsi qu'une demi-douzaine d'officiers manticoriens dont le capitaine Cardones et le jeune lieutenant qui commandait les pinasses ayant abordé le Vauban. Un autre homme en uniforme vert se tenait près d'une cloison et un troisième — cheveux acajou et regard gris attentif qui trahissait le garde du corps — suivait tranquillement le capitaine Harrington qui se dirigeait vers Caslet. Le Havrien l'observa prudemment. Dans le hangar d'appontement, son hébétude l'avait empêché de s'en forger une impression nette. Cela l'ennuyait bien qu'il fût certainement excusable, toutefois il avait retrouvé son aplomb et il la jaugea soigneusement. À en croire sa réputation, elle aurait dû cracher le feu et mesurer trois mètres, et il ressentait comme une démangeaison entre les épaules à se trouver en sa présence. Cette femme était l'une des bêtes noires de la Flotte populaire, au même titre que l'amiral de Havre-Blanc ou l'amiral Kuzak, ci il ne comprenait pas ce qu'elle faisait aux commandes d'un navire-Q solitaire dans ce trou perdu. Il aurait sans doute dû remercier les Manticoriens de sous-exploiter ainsi ses capacités, mais c'était un peu difficile pour le moment. Elle était grande, effectivement, et elle avait des mouvements de danseuse. Les cheveux qui s'échappaient en natte de son béret blanc étaient beaucoup plus longs que sur l'unique photo de son dossier havrien, et ses yeux en amande bien plus... déconcertants au naturel. Il savait l'un d'eux artificiel, mais Manticore fabriquait d'excellentes prothèses et il n'aurait su dire duquel il s'agissait. Bizarre. Il la savait qualifiée en combat à mains nues et il s'attendait plus ou moins à la découvrir... plus massive ? Plus forte ? Il n'arrivait pas à trouver le terme exact mais, quel qu'il soit, il ne lui correspondait pas. Elle avait la vigueur des natifs d'une planète à forte gravité et les mains fines et vigoureuses, pourtant elle était mince et gracieuse — gymnaste plus que cogneuse —, sans un gramme de trop nulle part. « Citoyen capitaine. » Elle lui tendit la main et sourit quand il la saisit. Son sourire était chaleureux mais légèrement asymétrique. Le côté gauche de sa bouche avait suivi le droit avec une infime hésitation, et son élocution était imperceptiblement trainante. Des souvenirs de la blessure à la tête qu'elle avait récoltée à Grayson ? « Capitaine Harrington. » Vu l'égalitarisme agressif des nouveaux dirigeants de la République populaire, Caslet avait décidé de se réfugier derrière le grade militaire de son hôtesse plutôt Lite d'utiliser l'un de ses titres « élitistes ». « Joignez-vous à nous, je vous prie », dit-elle en l'accompagnant jusqu'à la table pour le faire asseoir à sa droite avant de prendre place à son tour avec une gracieuse économie de mouvements. Son chat sylvestre était assis en face de lui, et Caslet ressentit une certaine surprise devant l'intelligence que trahis-aient ces yeux vert d'herbe. Un seul regard lui suffit pour comprendre qu'on avait eu tort de le traiter comme un simple animal dans le dossier d'Harrington, mais il fallait avouer que les Havriens en savaient très peu sur le compte des chats sylvestres. Ils n'avaient que des rumeurs à se mettre sous la dent, rumeurs elles-mêmes contradictoires. Un intendant aux cheveux couleur sable versa le vin, et Harrington se carra dans sa chaise en regardant franchement Caslet. — Je l'ai déjà dit au commissaire Jourdain et aux capitaines MacMurtree et Foraker, fit-elle, mais j'aimerais vous remercier une fois de plus pour ce que vous avez entrepris. Nous sommes tous deux officiers spatiaux, citoyen capitaine. Vous savez ce que me dicte mon devoir, mais je regrette profondément d'avoir à me plier à ses exigences. Je regrette également les hommes que vous avez perdus. J'ai dû attendre avant de tirer que les pirates se trouvent suffisamment près de mes armes à énergie pour m'assurer de ne pas les manquer... et, bien sûr, pour être certaine que votre bâtiment ne puisse m'échapper. » Elle le reconnut calmement, sans ciller, et Caslet respecta malgré lui la fermeté de son regard. « Si j'avais pu tirer plus tôt, certains de ces hommes seraient encore en vie, et je suis sincèrement désolée que cela m'ait été impossible. » Caslet hocha la tête avec raideur, ne se fiant pas à sa voix. Il ne souhaitait pas non plus répondre ouvertement devant Jourdain, d'ailleurs, car si le commissaire du peuple se trouvait dans d'aussi sales draps que lui, il restait commissaire et tout aussi obstinément conscient de son devoir que Caslet lui-même. Était-ce pour cette raison qu'ils s'étaient si bien entendus, mieux qu'il ne l'aurait cru? se demanda-t-il, ironique. — J'aimerais également vous remercier pour la façon dont vous vous êtes occupé du capitaine Sukowski et du capitaine Hurlman, ajouta Harrington au bout d'un moment. J'ai renvoyé le docteur Jankowski avec le reste de votre équipage afin qu'elle veille sur vos blessés, mais mon médecin de bord m'assure qu'elle a fait tout ce qu'il était possible pour le capitaine Hurlman et, pour cela, vous avez mes sincères remerciements. J'ai déjà vu ce que des bêtes sauvages peuvent infliger à leurs prisonniers, dit-elle, ses yeux chocolat soudain durs comme la pierre, et j'apprécie énormément l'humanité et la considération dont vous avez fait preuve. » Caslet opina de nouveau, et Harrington prit son verre en main. Elle y plongea quelques secondes son regard puis se tourna de nouveau vers son « invité ». — J'ai l'intention d'informer la République populaire de votre statut actuel, mais notre propre sécurité opérationnelle nous impose de différer légèrement cette annonce. Pour l'instant, je crains de devoir vous garder à bord du Voyageur, vos officiers supérieurs et vous, mais vous serez à tout moment traités avec la courtoisie que votre grade et votre attitude exigent. Nous n'essaierons pas de vous extorquer des informations secrètes. » Les yeux de Caslet s'étrécirent, et elle lui adressa un autre sourire asymétrique. « Oh, si l'un d'entre vous laisse échapper quelque chose, je vous promets que nous le signalerons, mais il appartient à la DGSN d'interroger les prisonniers, non à moi. Étant donné les circonstances, je m'en réjouis. — Merci, capitaine », répondit-il. Elle hocha la tête. « Toutefois, reprit-elle, j'ai eu l'occasion de parler avec le capitaine Sukowski de son séjour à votre bord. Je me rends compte que vous n'avez pas discuté avec lui de vos opérations mais, à la lumière de ce que vous lui avez dit et de ce que nous avons tiré des ordinateurs des corsaires, je me doute de ce que vous faisiez à Schiller... et de la raison qui vous a poussés à nous porter secours. » Ses yeux reprirent l'éclat de la pierre, et Caslet se félicita de ne pas être l'objet de leur rage froide. « Je crois, fit-elle d'une voix calme qui ne cherchait pas à dissimuler sa colère, que l'heure est venue de nous débarrasser une fois pour toutes de monsieur Warnecke, et, grâce à vous, nous devrions y parvenir. — Grâce à nous, madame ? » Caslet, surpris, n'avait pu retenir sa question, et elle opina. — Nous avons récupéré la base de données complète du vaisseau que vous avez neutralisé. Nous n'avons rien tiré des deux autres épaves, mais nous avons tout ce que contenait celui-là, données d'astrogation incluses. Nous savons où se trouve Warnecke, citoyen capitaine, et j'ai l'intention de lui rendre une petite visite. — Avec un seul bâtiment, capitaine ? » Caslet jeta un coup d'œil à Jourdain. Son devoir était clairement de faire tout son possible pour assurer la destruction du Voyageur, sans tenir compte de sa propre présence à bord, mais il ne pouvait pas se débarrasser du souvenir de ce que les bouchers de Warnecke avaient infligé à l'équipage de l’Erewhon – ni à Hurlman et Sukowski. Jourdain soutint son regard un moment puis hocha très légèrement la tête, et Caslet se retourna vers Harrington. 4 Excusez-moi, madame, dit-il prudemment, mais nos données indiquent qu'il dispose de plusieurs autres vaisseaux. Même si vous savez où le trouver, c'est peut-être un trop gros morceau pour vous. — Le Voyageur a de bonnes dents, citoyen capitaine, répondit-elle avec un sourire inquiétant. Et nous savons tout sur la flotte de Warnecke. Il a pris le contrôle d'une planète du nom de Sidemore, dans le système du Marais. Le Marais est – ou était –une république indépendante en bordure de la Confédération, ce qui pourrait expliquer pourquoi les Silésiens ne l'ont jamais cherché là, en admettant qu'ils aient seulement su qu'il s'était enfui. Mais c'était déjà un système assez marginal avant que les hommes de Warnecke ne s'en emparent, et leur seul soutien logistique semble être un vaisseau de réparation qu'ils ont amené avec eux du Calice. Leurs ressources sont limitées malgré les contacts que Warnecke a pu conserver, et, d'après nos comptes, ils ont – ils avaient – une flotte de douze unités. Vous en avez éliminé deux et nous deux autres, ce qui les ramène à huit, or certaines seront en opérations hors système. Si l'on en croit les données de l'épave, leurs défenses orbitales sont négligeables, et ils ne disposent que de quelques milliers d'hommes de troupe sur la planète. Croyez-moi, citoyen capitaine. Nous pouvons les battre... et nous allons le faire. — Je ne m'apitoierai pas sur leur sort, capitaine, dit Caslet au bout d'un moment. — C'est bien ce que je pensais. Et, bien que ce soit une piètre consolation au regard de la perte de votre vaisseau, je peux au moins vous offrir une place aux premières loges pour assister à la fin des psychopathes de Warnecke. En fait, j'aimerais vous inviter, ainsi que le commissaire Jourdain, à partager le pont avec moi lors de l'assaut. » Caslet frémit de surprise. En temps de guerre, permettre à un officier ennemi, même prisonnier, d'accéder à votre pont, ça ne se faisait pas ! Un œil averti glanerait forcément quelques détails que votre amirauté préférerait cacher, après tout. Évidemment, se dit-il ensuite, il ne risquait pas d'aller le raconter à quiconque de sitôt, pas vrai ? — Merci, capitaine. J'apprécie beaucoup. — C'est le moins que je puisse faire, citoyen capitaine », répondit Harrington avec un sourire doux et triste. Elle inclina son verre vers lui et il prit le sien automatiquement. « Je propose un toast que nous pouvons tous partager, messieurs dames », dit-elle pour tous les convives, et son sourire froid n'avait plus rien de triste ni de doux. « À André Warnecke. Puisse-t-il recevoir tout ce qu'il mérite. » Elle leva son verre au milieu d'un grondement approbateur dans lequel Warner Caslet reconnut sa propre voix – et celle de Lewis Jourdain. CHAPITRE VINGT-HUIT Aubrey Wanderman entra dans le gymnase d'un bon pas. Une douzaine de fusiliers qui, d'étrangers hermétiques, étaient devenus pour lui des amis au cours des dernières semaines lui firent signe de la tête, et quelques salutations joyeuses et taquines au s suceur de vide » parmi eux retentirent. Il s'y était habitué et, quand son grade le permettait, il répondait dans la même veine. Bizarrement, il se sentait plus à l'aise ici que nulle part ailleurs dans le vaisseau, et il craignait de ne plus jamais pouvoir partager le digne mépris des spatiaux pour les « sacos ». Il attendait avec plaisir la séance d'entraînement à venir -- chose étrange, là aussi, pour lui qui n'avait envisagé un tel recours qu'en désespoir de cause. Mais il avait fini par y prendre goût malgré les bleus. Et puis, il le reconnaissait, le gymnase était son refuge. Ici, on l'aimait bien... et il n'avait pas à s'inquiéter de l'éventuelle irruption de Steilman. Il sourit. S'il y avait un endroit où Randy Steilman n'oserait jamais se montrer, c'était bien chez les fusiliers ! Mais il s'arrêta, surpris, et son sourire disparut lorsqu'il vit les deux partenaires qui occupaient le centre du gymnase. L'adjudant Hallowell ne portait pas son survêtement usé habituel. Aujourd'hui, il avait revêtu son gi, fermé par la ceinture noire de son grade, et Lady Harrington lui faisait face. Le commandant portait elle aussi un gi, et Aubrey écarquilla les yeux en voyant les sept nœuds de grade ponctuant sa ceinture. Il la savait ceinture noire en coup de vitesse, mais il ne soupçonnait pas qu'elle avait atteint un tel niveau. Il n'existait que deux grades au-dessus du septième. On évoquait la poignée de gens à qui le neuvième était accordé sous le nom de « maîtres », et seul un parfait imbécile aurait demandé qu'on lui montre pourquoi. La ceinture de l'adjudant Hallowell, toutefois, comptait huit nœuds, et Aubrey déglutit. Il se doutait que le canonnier retenait ses coups pendant leurs entraînements, mais pas à ce point, et il accepta soudain beaucoup mieux son incapacité à toucher son mentor. Pourtant, il le remarqua à peine tant il était surpris de voir le commandant en ce lieu. À sa connaissance, elle ne fréquentait jamais le gymnase des fusiliers, et une bouffée d'émotions ambiguës l'assaillit. Il ne l'évitait pas à proprement parler — les quartiers-maîtres de première classe avaient rarement besoin d'éviter le demi-dieu aux commandes d'un vaisseau de Sa Majesté — mais il se sentait extrêmement mal à l'aise en sa présence depuis que Steilman l'avait passé à tabac. Parce qu'il savait que Ginger et le maître principal Harkness avaient raison, il l'admettait : il aurait dû dire la vérité sur ce qui s'était passé et se fier au commandant pour régler l'affaire. Mais il s'inquiétait encore de ce qu'un type aussi mauvais que Steilman pourrait faire à ses amis — ou charger ses sbires de leur infliger. De plus, il le reconnaissait, son défaitisme du début avait cédé la place à un désir brûlant de régler ses comptes avec Steilman. C'était personnel et, bien qu'il fût conscient de la bêtise de son attitude, il ne comptait pas en changer. Il avait craint que le commandant elle-même lui demande ce qui s'était passé, et il avait redouté cette éventualité. Il ne s'estimait pas capable de lui mentir, et il avait la certitude qu'il t'aurait pas pu se taire si elle lui avait donné l'ordre explicite de tout déballer. Mais elle s'était contentée de lui adresser quelques regards inquisiteurs à son retour sur poste, sans jamais insister. Pourtant elle se trouvait là aujourd'hui. Si elle le voyait, devinerait-elle la raison de sa présence ? Et, dans ce cas, y mettrait­elle un terme ? Elle pouvait le faire, évidemment — aux yeux d'Aubrey, rien n'était impossible à Honor Harrington —, et il se demanda si elle était venue dans ce but. A cet instant, toutefois, l'attention d'Honor était monopolisée par Hallowell. Ils portaient tous deux des équipements de protection plus lourds que ceux habituellement utilisés par les fusiliers, et ils s'inclinèrent respectueusement avant de se mettre en garde. Toute autre activité cessa et tous les fusiliers se rassemblèrent en silence autour du tapis central. Aubrey se joignit à eux. Le chat sylvestre du commandant, allongé de tout son long sur les barres parallèles, les observait, oreilles dressées, et Aubrey retint son souffle pendant que le commandant et Hallowell se faisaient face dans une immobilité absolue. Honor Harrington avait beau être grande, le fusilier mesurait dix centimètres de plus, et Aubrey savait d'expérience — une expérience douloureuse —combien il pouvait être rapide. Mais les secondes s'écoulèrent sans qu'ils frémissent ni l'un ni l'autre. Ils s'observaient simplement, avec une concentration telle qu'Aubrey avait le sentiment qu'il aurait pu tendre la main et la toucher. Puis ils se mirent en mouvement. Malgré toute son attention, Aubrey ne put déterminer qui avait commencé. On aurait dit qu'ils avaient bougé exactement au même instant, leurs muscles contrôlés par un seul et même cerveau, et leurs pieds et poings frappèrent à une vitesse et avec une puissance qu'il n'aurait jamais crues possibles. Il trouvait que le major Hibson se mouvait à la vitesse de l'éclair — et c'était le cas —, mais le commandant et l'adjudant étaient au moins aussi rapides, bien que tout deux beaucoup plus imposants. Il manquait au coup de vitesse l'élégance du judo ou de l'aïkido. C'était un style offensif violent qui empruntait sans complexe à de nombreuses sources — de la savate au taï-chi — et les recyclait avec une immense férocité. Certains le considéraient comme un sport grossier ou soulignaient que son insistance sur l'offensive gâchait bien plus d'énergie que l'aïkido, cet art défensif parfait. Mais en regardant le commandant et l'adjudant, Aubrey sut qu'il était en présence de deux tueurs... et il comprit pourquoi Honor Harrington préférait le coup de vitesse à tout autre sport de combat. Pendant un étrange instant, il vit clair en son commandant, et il comprit qu'elle ne se satisferait jamais de la défense si elle pouvait passer à l'attaque — que personne ne lui avait jamais appris à reculer. Elle avança tout droit sur Hallowell et, malgré la plus grande allonge du fusilier, sa force et son grade supérieur, c'est elle qui pressa l'attaque. Tandis que gants et chaussures s'abattaient dans un bruit sourd sur leur équipement de protection, il les regarda effectuer des combinaisons qu'il n'aurait pas pu décrire, encore moins —quelle idée risible ! — exécuter. Leurs visages concentrés n'exprimaient rien. Soudain il grimaça : le pied gauche de Hallowell venait de s'enfoncer dans l'estomac du commandant. Mais elle l'avait vu venir. Elle ne pouvait pas esquiver, alors elle avança et abattit brutalement le coude droit un instant avant que le pied de l'adjudant ne la frappe. Aubrey entendit un crac! lorsque le protège-coude percuta le tibia de Hallowell, qui grogna tandis que le coup du commandant privait le sien de sa force. Il lui restait cependant assez de puissance pour qu'Honor rogne à son tour, mais elle resta impassible tandis que son bras rebondissait et se tendait. Elle dirigea son poing droit vers le plexus solaire de Hallowell, dont le bras descendit pour bloquer l'attaque. La frappe fut déviée mais, pendant qu'il bloquait le poing droit, la main gauche s'abattit vicieusement dans le creux du genou de sa jambe encore tendue, qui se plia violemment en un mouvement réflexe. Le commandant passa à droite de l'adjudant en pivotant sur un pied pendant que l'autre balayait la cheville droite de son adversaire et que son bras droit s'agitait apparemment comme un moulin à vent fou – ce qui n'était pas du tout le cas. Hallowell esquiva son coup à la tête tout en lançant le bras pour le bloquer, mais le poing d'Honor passa aussitôt en dessous et le frappa violemment dans les côtes tandis que son pied en mouvement atteignait la cheville de son adversaire. Hallowell tomba en se jetant délibérément vers les jambes d'Honor dans un effort pour l'entraîner dans sa chute, et il y parvint presque. Il la fit bel et bien tomber, mais elle se plia en un mouvement si contrôlé qu'on aurait dit que c'était ce qu'elle voulait de lui. Elle glissa son bras gauche par-derrière sous l'aisselle gauche d'Hallowell et lui attrapa le poignet. Elle se détourna à demi de lui et tira violemment sur ce poignet, lui tordant le bras vers l'arrière en se penchant à gauche pour le forcer à rouler sur son côté droit – ce qui cloua ce bras sous lui –, et sa main droite s'abattit vers le cou exposé de l'adjudant pour s'arrêter net à l'instant où elle le toucha. « Vous avez le point », reconnut Hallowell, imperturbable. Ils se séparèrent d'une roulade et se relevèrent. Le fusilier plia plusieurs fois son bras gauche et fit bouger ses doigts en souriant. — C'est Iris Babcock qui vous a enseigné cette prise, hein, madame ? — En effet, oui, répondit le commandant avec le même sourire. — Elle a toujours été sournoise », observa Hallowell. Il cessa de se dégourdir le bras et s'inclina de nouveau. « D'un autre côté, ajouta-t-il, moi aussi. » Et ils se remirent en garde. Vingt minutes plus tard, Aubrey Wanderman avait acquis la certitude qu'il ne devrait jamais, au grand jamais, mettre le commandant ni l'adjudant en rogne contre lui. L'adjudant avait marqué sept points contre six au commandant, mais Aubrey lui-même savait que l'inverse aurait facilement pu se produire. Et Honor Harrington avait obtenu un autre résultat refusé à Aubrey : le canonnier était en sueur et hors d'haleine lorsqu'ils se saluèrent à la fin de la séance. Évidemment, le commandant était dans le même état, et un curieux hématome se développait sur sa joue droite. — Merci, canonnier, dit-elle tranquillement lorsqu'ils quittèrent le tapis et que le reste du gymnase revint à la vie. Je n'avais pas connu d'aussi bon assaut depuis ma dernière séance avec Iris. — De rien, milady, répondit Hallowell de sa grosse voix tout en massant sa nuque douloureuse. Pas trop mal pour un officier de la Spatiale non plus, si le commandant me permet. — Le commandant vous permet, fit-elle avec un sourire cabossé. Il faudra que nous remettions ça. — Les désirs du commandant... » acquiesça Hallowell dans un sourire. Elle hocha la tête puis se tourna vers Aubrey. — Bonjour, Wanderman. J'ai cru comprendre que vous vous entraîniez avec l'adjudant et le maître principal Harkness. — Euh... oui, madame. » Aubrey se sentit rougir, mais elle inclina simplement la tête et le considéra un moment d'un air songeur avant de reporter son attention vers Hallowell. — Comment se débrouille-t-il, canonnier ? — C'est passable, milady. Passable. Il était un peu hésitant au début, mais il a l'air de prendre ça au sérieux maintenant. » Aubrey rougit de plus belle, mais Hallowell lui adressa un clin d'œil en souriant au commandant. » Nous travaillons encore les mouvements de base, mais il apprend vite et je ne crois pas qu'il répète souvent deux fois la même erreur. — Bien. » Le commandant s'épongea le visage avec une serviette qu'elle passa ensuite autour de son cou, puis elle se pencha pour ramasser son chat sylvestre qui se dirigeait vers elle. Elle le prit dans ses bras et sourit à Aubrey. « On dirait que vous nous faites du muscle aussi, Wanderman. Ça me plaît. J'aime voir mes hommes se maintenir en forme... et j'aime penser qu'ils peuvent se débrouiller tout seuls si besoin. » Le chat inclina la tête en le regardant, et le jeune homme sentit son cœur manquer un battement. Elle savait, pensa-t-il. Elle savait pourquoi il était là, en vue de quel objectif il s'entraînait. Puis il comprit le reste : non seulement elle était au courant, mais elle l'approuvait. Un commandant ne pouvait pas ouvertement dire à un membre de son équipage qu'elle voulait le voir flanquer une raclée à un de ses collègues, pourtant elle venait tout juste de le faire. Il se redressa. « Merci, milady. J'aimerais m'en savoir capable – s'il le fallait. Évidemment, il me reste beaucoup à apprendre de l'adjudant et du maître principal Harkness. — Ce sont deux excellents professeurs », dit-elle sur un ton badin en lui tapotant gentiment l'épaule, une étincelle curieusement sérieuse dans ses yeux marron. « D'un autre côté, j'ai fait tout mon possible pour vous rendre service en essayant d'épuiser le canonnier. Maintenant, c'est à vous de jouer. — Je comprends, milady. » Aubrey regarda Hallowell et sentit un sourire se dessiner sur son visage. « Tant que vous ne lui avez pas donné envie de se venger sur moi, madame ! — Oh, je ne m'inquiéterais pas pour ça, Wanderman, fit Hallowell. Après tout... (il adressa un immense sourire au commandant tandis qu'Aubrey et lui terminaient en cœur) il y a un bon médecin à bord ! » « Asseyez-vous, Rafe. » Honor fit basculer le dossier de son fauteuil en arrière et désigna celui qui faisait face à son bureau. Nimitz et Samantha, côte à côte, occupaient le perchoir le surplombant, et Cardones leur adressa un sourire ironique en prenant place. Honor suivit son regard et haussa les épaules. Samantha savait aussi bien que Nimitz faire fonctionner un ascenseur, et les deux chats semblaient s'efforcer de partager leur temps de façon à ne pas abandonner leur compagnon respectif pendant trop longtemps. « Vous disiez disposer de nouveaux éléments, madame ? s'enquit le second, et elle hocha la tête. — Nous ne nous en sommes pas tout de suite rendu compte, mais nous avons trouvé une petite mine d'or à bord du Vauban, pour finir. Vous savez que Carolyn a étudié toutes les données que nous y avons récupérées ? » Cardones opina. Le lieutenant Wolcott, qui avait atterri au poste d'officier de renseignement du bord, faisait preuve d'un flair très utile dans son travail. « Eh bien, hier soir, Scotty et elle passaient en revue certains des blocs-mémo personnels que nous avons retrouvés, et ils ont découvert quelque chose de très intéressant. — Scotty et Carolyn, hein ? » Cardones regarda de nouveau les chats sylvestres puis arqua le sourcil à l'adresse de son commandant, qui haussa les épaules. Le règlement interdisait les liaisons entre officiers dans la même chaîne de commandement, mais Tremaine et Wolcott avaient le même grade, bien que Scotty ait plus d'ancienneté dans le sien, et ils dépendaient de sections différentes. « Alors, qu'ont-ils trouvé ? demanda Cardones. — Ceci. » Honor posa un bloc sur le bureau. « Il semblerait que le lieutenant Houghton tienne un journal intime. — Un journal intime ? » Les yeux de Cardones s'étrécirent. « Caslet est au courant ? — Je l'ignore – et je n'ai pas l'intention de lui en parler, répondit Honor. De toute évidence, il vaut mieux pour nous qu'il n'ait pas connaissance des informations dont nous disposons, et je ne veux pas non plus qu'il sanctionne Houghton. D'une part, il l'apprécie et, d'autre part, rendons-lui justice, je ne pense pas que le lieutenant ait consigné par écrit le moindre élément classé. Mais on en apprend beaucoup en lisant entre les lignes. — Comme par exemple ? s'enquit Cardones en se penchant en avant, l'air très intéressé. — C'est très personnel dans l'ensemble, comme on pourrait s'y attendre, mais il fait plusieurs fois allusion à "l'escadre", bien qu'il prenne soin de ne jamais mentionner sa composition. Il y a également un commentaire assez caustique concernant un ordre d'assistance aux vaisseaux marchands andermiens – ce qui suggère un effort diplomatique pour limiter les retombées au cas où les activités de l'escadre seraient découvertes – et une référence au citoyen amiral Giscard. Je ne m'attendais pas à y trouver grand-chose mais j'ai néanmoins consulté notre base de données, et nous avons quelques informations sur Giscard. Il n'était que capitaine de frégate avant le coup d'État, mais nous avons des extraits du dossier que la DGSN a monté sur lui parce qu'il a servi en tant qu'attaché spatial sur Manticore... et en tant qu'instructeur au collège de guerre havrien. — Un capitaine de frégate ? » Cardones écarquilla les yeux, et Honor hocha la tête. « Je pense qu'il aurait atteint un grade supérieur s'il avait été législaturiste. Vous savez comme il était difficile pour les autres de devenir officier général : ils cantonnaient Alfredo Yu au rang de capitaine de vaisseau, c'est dire ! Mais il semble qu'au sein de la flotte populaire Javier Giscard soit l'un des plus virulents partisans des frappes sur le commerce ennemi. — Il serait donc logique de l'envoyer ici, n'est-ce pas ? murmura Cardones. — En effet. Je regrette que nous n'en sachions pas plus sur son compte, mais j'imagine que nous avons déjà de la chance d'avoir tant d'informations sur un homme si peu gradé sous l'ancien régime. Je regrette aussi que nous ne l'ayons pas su avant de nous séparer du limban. Une note figurant dans le dossier dont nous disposons signale que la DGSN a pas mal d'autres éléments en sa possession. » Cardones opina : même avec les technologies modernes de stockage de données, il était impossible de faire tenir dans la mémoire d'un unique bâtiment le contenu de tous les fichiers volumineux que les Renseignements avaient compilés concernant les officiers ennemis. « Mais ce que nous avons suggère qu'il prêchait en faveur du déploiement de forces lourdes en vue d'opérations systématiques. Il insistait également sur la nécessité d'un détachement de reconnaissance pour seconder la force principale. Apparemment, il pense qu'il faut étudier les systèmes cibles en détail avant d'agir, et c'est probablement ce que faisait le Vauban lorsque Caslet est tombé sur Sukowski et a découvert que Warnecke était vivant. — Je n'aime pas ça. » Cardones se frotta le sourcil. « S'ils l'ont choisi pour appliquer ses théories, alors ils l'ont sans doute laissé mettre sur pied le genre de force qu'il souhaitait. — Exactement. Je dirais que nous avons toutes les chances de nous trouver face à une escadre de croiseurs lourds au mieux, voire de croiseurs de combat, accompagnés de croiseurs légers pour les tâches de reconnaissance. Les croiseurs légers sont déjà de gros morceaux, mais les croiseurs lourds et les croiseurs de combat pourraient venir à bout de presque toutes nos escortes de convois, vu notre actuelle pénurie d'unités. — Et puis il y a nous, fit calmement Cardones. — Et puis il y a nous. » Honor manipulait distraitement le bloc, les yeux baissés et le front plissé. « Si Giscard est là, dit-elle enfin comme si elle réfléchissait à voix haute, et qu'il peut s'appuyer sur toutes les délégations et missions commerciales havriennes comme sur un réseau de renseignement, alors il a sûrement une bonne idée des flux de fret locaux, non ? — Si, madame. » Cardones hocha la tête en se demandant où elle voulait en venir, et elle grimaça. — Très bien. Allons plus loin et imaginons qu'il a déjà compris que nous avons des navires-Q dans cette zone – ou qu'il ne tardera pas à s'en rendre compte. D'après notre schéma de pertes et compte tenu de la responsabilité qu'y assume Havre, il doit opérer en détachements. Il pourrait faire manœuvrer ses unités lourdes en solo, mais il les a probablement maintenues en groupes de deux vaisseaux – dans ses cours au collège de guerre, il insistait beaucoup sur le fait qu'il ne faut jamais se croire en sécurité et qu'il est nécessaire de concentrer ses forces. Mais si vous étiez Giscard et qu'on vous annonçait qu'une escadre de navires-Q manticoriens croisait dans les parages, changeriez-vous votre mode opérationnel ? — Oui, madame, répondit Cardones après mûre réflexion. S'il insiste sur la concentration des forces pour des raids de routine, il va encore plus les rassembler. Il ne pourra plus couvrir autant de systèmes, mais il sera mieux placé pour affronter un ou deux navires-Q. Et, bien sûr, il ne peut pas compter sur le fait que nous-mêmes opérons en solo, ce qui augmente son besoin de concentrer ses forces. — D'accord, mais je pensais à quelque chose d'un peu plus radical. — Plus radical ? » Cardones fronça les sourcils. v En quoi, madame ? — Considérons que Giscard est au moins aussi malin que nous, mais qu'il ignore que nous avons pris un de ses bâtiments ou que nous avons la moindre raison de soupçonner sa présence. Dans ces conditions, à sa place, j'imaginerais que mon homologue manticorien fait lui-même précisément ce que nous faisons : investir la zone de danger maximal et y patrouiller. » Elle regarda Cardones, qui opina, et elle poursuivit. — Très bien. Maintenant, si j'étais lui et que j'opérais sur la base de ceshypothèses, je pense que je pourrais bien décider d'aller voir ailleurs. À un endroit où je pourrais frapper de nombreux vaisseaux pour une prise de risque relativement minime, pendant que tous les navires-Q me cherchent activement ailleurs. — C'est logique, je suppose, fit Cardones en scrutant le visage de son commandant. La question est : où trouveriez-vous une cible pareille ? — Ici », répondit tranquillement Honor en allumant une carte holo représentant la région du quart sud-ouest de la Confédération. Elle pointa un indicateur lumineux à environ vingt années-lumière de Sachsen. Cardones le contempla un moment, puis ses yeux s'étrécirent alors qu'il comprenait : le point lumineux se situait dans la zone de la faille de Selker. Les « failles », ces volumes d'hyperespace séparant deux ondes gravitationnelles, n'étaient pas rares. En vérité, l'essentiel de l'hyperespace était une immense faille, les ondes gravitationnelles étant en général assez étroites en termes interstellaires. Hélas, la disposition désordonnée des ondes imposait aux bâtiments de traverser au moins une faille au cours de la plupart de leurs voyages. Or chaque onde était plus puissante que tout ce que l'homme pouvait générer et possédait sa propre fréquence unique; en conséquence, toute interférence entre elle et une bande gravitique provoquait aussitôt une décharge énergétique suffisante pour détruire n'importe quel bâtiment. C'était pour cette raison que, avant l'invention de la voile Warshawski et du détecteur d'anomalie gravitique, les expéditions coloniales s'obstinaient à voyager en espace normal dans des vaisseaux subluminiques pourvus d'installations cryogéniques, malgré la perspective de voyages pouvant durer des siècles. Les vaisseaux de cartographie et leurs spécialistes téméraires utilisaient alors l'hyperespace afin d'explorer l'univers, mais ils payaient un lourd tribut en vies humaines. Des équipages continuaient de se présenter – poussés à la fois par la soif de l'aventure, une dépendance à l'adrénaline et des salaires mirobolants — mais les gens qui emmenaient leur famille dans les étoiles préféraient l'espace normal et la cryogénie. En 1273 après la Diaspora, toutefois, une physicienne spécialisée dans l'étude de l'hyperespace, Adrienne Warshawski, avait monté des noyaux d'impulsion de conception révolutionnaire et beaucoup plus puissants — baptisés « noyaux alpha » — sur un navire expérimental, le Fleetwing, et produit les toutes premières voiles Warshawski. En fait, il s'agissait simplement des deux bandes dé contrainte classiques, que le Fleetwing projetait sous la forme de deux immenses disques perpendiculaires à son axe central plutôt que dans la configuration habituelle. Le véritable tour de force résidait dans ce que Warshawski avait réussi à faire avec ses voiles, car elle les avait dotées de syntoniseurs leur permettant d'ajuster leur phase à celle d'une onde gravitationnelle naturelle et de se fondre avec elle. Elles avaient stabilisé le Fleetwing dans cet environnement et, après quelques corrections subtiles de puissance et de fréquence, généré un facteur d'accroche grâce auquel le vaisseau avait pu mettre l'onde à profit — conjointement avec son compensateur d'inertie — pour produire des taux d'accélération époustouflants. Et, pour couronner le tout, l'interface voile-onde créait des tourbillons d'un niveau énergétique extrêmement élevé, où le vaisseau pouvait puiser en chemin, permettant d'énormes économies en termes de masse de réacteur. Inutile de préciser que la voile Warshawski avait révolutionné le voyage interstellaire. Plutôt que d'éviter les ondes gravitationnelles comme la peste, les commandants se mirent à les rechercher, aidés en cela par les détecteurs gravitiques qu'elle avait déjà inventés (et qu'on appelait encore des « warshawskis » en son honneur), car de pièges mortels elles étaient devenues le moyen de transport le plus efficace connu de l'homme. Un bâtiment pouvait générer les mêmes vélocités soutenues sous impulseurs, mais les trajectoires suivies pour éviter les ondes prolongeaient considérablement les trajets, et la rencontre d'une onde inattendue demeurait fatale. En surfant sur elles, en revanche, les vaisseaux accéléraient plus vite, coûtaient moins cher à l'usage et éliminaient le risque de tomber dessus par hasard. Toutefois, il était presque toujours nécessaire d'effectuer au moins une transition (et souvent plus) entre deux ondes gravitationnelles au cours d'un long voyage, et ces transitions se faisaient — très prudemment — sous impulseurs. Notamment, songea Cardons, dans la faille de Selker. Les principales routes interstellaires avaient été planifiées de façon à éviter les plus grandes failles. Cela rallongeait plus d'un itinéraire mais, de l'avis général, cela en valait la peine sur le plan de la sécurité et de la rentabilité. Il était néanmoins impossible d'éviter la faille de Selker. Il n'y avait tout simplement pas moyen de la contourner pour les vaisseaux se rendant de l'Empire en Silésie. Et, pour compliquer encore les choses, elle abritait l'onde instable connue sous le nom de Cisaille de Selker. La plupart des ondes gravitationnelles étaient « fixes », prises dans un réseau de contraintes ancrées les unes aux autres qui les forçaient à garder la même position relative. Elles se déplaçaient au fil des ans, mais lentement, graduellement, en bloc et de manière prévisible. Contrairement aux ondes instables. Il s'agissait là d'éruptions en provenance d'ondes fixes, et elles ne faisaient pas partie du réseau. Elles pouvaient apparaître et disparaître sans prévenir, changer de position à une vitesse incroyable, et, si la plupart des spécialistes pensaient avoir affaire à des phénomènes cycliques dont on pourrait prévoir la survenance quand on aurait accumulé suffisamment de données, les capitaines de vaisseaux marchands ne cherchaient précisément qu'à éviter de les recueillir. Mais on ne pouvait éviter la faille de Selker, et les bâtiments croisant entre l'Empire et la Confédération la traversaient donc sous impulseurs à très faible vitesse – environ 0,16 c – afin de pouvoir esquiver à coup sûr si la Cisaille de Selker apparaissait soudain sur leurs détecteurs. En conséquence, il leur fallait plus de cinq jours pour traverser la faille, mais du moins en sortaient-ils vivants. — Vous pensez que les Havriens pourraient frapper un convoi dans la faille ? » La question de Cardones n'en était pas une, et Honor hocha la tête. — Pourquoi pas ? demanda-t-elle sereinement. À ce jour, tout le monde dans la Confédération sait que nous n'envoyons que des contre-torpilleurs pour escorter nos convois. Cela suffit à dissuader les pirates classiques, mais pas des croiseurs lourds ou des croiseurs de combat. Et la densité en particules est anormalement faible dans la faille, ce qui augmente la portée des capteurs si l'on veut établir une ligne de surveillance. Sans compter que l'on peut poursuivre les convois sous impulseurs, protégé par les barrières latérales et sans perdre l'usage des missiles. Des unités lourdes pourraient massacrer les escortes... puis poursuivre les transporteurs à loisir. — Et ainsi prendre quarante à cinquante d'entre eux d'un seul coup, fit doucement Cardones. — Précisément. Bien sûr, ajouta-t-elle en croisant les jambes et en posant les mains sur son genou droit, il ne s'agit que de spéculations. Nous ne pouvons pas nous permettre d'ignorer la possibilité qu'il choisisse de poursuivre le travail sur son terrain de chasse actuel – voire d'essayer de mener les deux opérations de front, bien que j'en doute, bizarrement. Cela jure trop avec son insistance sur la concentration des forces. — Toutefois, je ne pense pas que nous puissions écarter cette éventualité, madame. — Non, moi non plus. » Honor fronça les sourcils en regardant la carte bobo puis soupira. « Eh bien, je ne vois qu'une façon de procéder. Nous passerons Sachsen après-demain. Je comptais éviter ce système et continuer droit jusqu'au Marais, mais je pense désormais que nous allons devoir nous y arrêter. Il est possible que les Andermiens ou les Confédérés y aient quelques unités susceptibles de vouloir nous accompagner. — Peu probable, madame. Le détachement confédéré s'apprêtait à partir en opérations contre les sécessionnistes de Psyché quand nous y sommes passés et, à moins qu'il n'y ait un convoi dans le système, les Andies n'auront rien d'autre qu'une boîte de conserve ou deux. — Je sais. C'est pour cette raison que je comptais éviter le système jusqu'à ce que nous tombions sur cette nouvelle information. Autant vérifier maintenant, puisque nous devrons nous arrêter assez longtemps pour confier à notre ambassade de nouveaux messages à destination de l'escadre. J'envoie à Alice l'ordre de poursuivre ses opérations tout en adoptant des codes de transpondeur andermiens ou confédérés et en veillant bien à maintenir sa couverture à chaque interception jusqu'à ce qu'elle sache vraiment à qui elle a affaire. » Dans le même temps, poursuivit-elle en se carrant dans son fauteuil, j'envoie des messages à Grégor et à l'Amirauté. Si Giscard opère bien là-bas, nous avons besoin de mieux que des navires-Q, et vite. Je ne sais pas où l'amiral Caparelli va trouver les unités supplémentaires, mais il faudra bien qu'il les prenne quelque part. — Et l'attaque contre Warnecke ? — Nous allons la mener à bien, avec ou sans soutien andermien, répondit fermement Honor. « Attaquer les pirates à la source est le meilleur moyen de réduire leurs opérations, et c'est la première base que nous parvenons à identifier. Plus important encore, Warnecke est beaucoup plus dangereux que les indépendants. Nous devons le frapper – fort – le plus vite possible. — Et ensuite, madame ? — Ensuite, je pense que nous irons jeter un coup d'œil à la faille. Nous pouvons mieux nous défendre qu'un vaisseau marchand s'il le faut, mais j'aimerais simplement traverser la zone – en utilisant un code de transpondeur andermien, je pense –pour voir si nous détectons la présence d'une ligne de surveillance. Ils ne s'attendent pas à ce qu'un transporteur soit équipé de capteurs de classe militaire et, puisqu'ils ont pour ordre de porter assistance aux marchands andermiens, ils devraient nous laisser tranquilles s'ils nous prennent pour l'un d'eux. Nous devrions réussir à traverser la région en sécurité, et, si nous flairons des vaisseaux de guerre en embuscade, cela confirmera notre hypothèse pour nos supérieurs. — Que faisons-nous à court terme si nous détectons leur présence, madame ? — Ce que nous ne faisons pas, en tout cas, c'est les affronter, répondit fermement Honor. S'ils opèrent avec des croiseurs de combat, ils seront beaucoup plus rapides que nous. Et ils finiraient par nous détruire, même dans la faille, où nous pouvons utiliser nos capsules, et même si nous avons de la chance contre un ou deux bâtiments. De plus, s'ils ont établi un cordon de surveillance, les voisins de nos victimes finiront forcément par nous remarquer. » Elle secoua la tête. « L'Amirauté n'a jamais eu l'intention de nous opposer à des bâtiments de ligne, et je n'ai aucune envie de réécrire nos ordres à cet égard. Je me sentirais peut-être d'humeur plus agressive aux commandes de l'Intrépide ou du Victoire, mais à bord du Voyageur je n'ai qu'une envie : paraître aussi inoffensive que possible aux yeux d'une escadre havrienne. — Hmmm. » Cardones réfléchit deux secondes puis lui sourit. « Je me satisfais tout à fait de cette approche, madame », dit-il joyeusement. CHAPITRE VINGT-NEUF « Très bien, les enfants. » Honor promena un regard calme sur son pont puis sur l'écran de com divisé en deux pour afficher le visage d'Harold Tchou et celui de Jacqueline Harmon, en regrettant que le commandant de la FIA à Sachsen n'ait pas eu de bâtiment à envoyer avec elle. Le commodore n'avait pu promettre que d'organiser une escadre digne de ce nom, pourvue d'un détachement de combat au sol, dans un délai de trois mois – ce qui la laissait pleinement responsable de la situation entre-temps. « Faisons ça bien du premier coup, d'accord ? poursuivit-elle. Les machines sont-elles prêtes, Harry ? — Oui, madame. Je vous garantis que ce sera spectaculaire. — Tant que ça n'est rien d'autre... Ne perdons pas un noyau alpha pour de bon. — Aucun souci de ce côté, madame. — Bien. Vos hommes sont au point, Jackie ? — Oui, madame, répondit le capitaine de frégate Harmon depuis le pont de commandement du Pierre, une lueur dans ses yeux sombres. — Bien. » Honor se tourna dans son fauteuil pour jeter un coup d'œil à ses invités peu orthodoxes. Warner Caslet et Denis Jourdain n'avaient pas de fauteuils équipés de harnais antichoc, mais ils portaient leur combinaison souple et se tenaient à côté du visuel principal. Le point vert représentant le Voyageur y avançait régulièrement en direction du mur alpha du système du Marais, et elle fit signe de la tête à Caslet qui la regardait pardessus son épaule. Puis elle prit une profonde inspiration. Dans ce cas, mettons-nous au travail », dit-elle calmement. L'amiral Rayna Sherman, autrefois pseudo-contre-amiral dans ce qui aurait presque pu passer pour une vraie flotte, étouffa son désespoir lorsque l'ascenseur s'arrêta. Quand il s'ouvrit et qu'elle entra sur le pont de commandement, son visage n'exprimait plus rien. L'équipe de quart salua respectueusement son arrivée, mais sans la netteté caractéristique des véritables équipages militaires, et elle dissimula un sentiment familier d'amertume en rendant ce salut. Elle se dirigea vers le visuel principal et l'observa, mais rien n'avait changé — évidemment — et elle gagna le fauteuil de commandement tandis que son vaisseau amiral poursuivait sa lente patrouille monotone. C'était ridicule. Son Président Warnecke (ce nom, quel modèle de modestie !), le taillis, le Hendrickson et le Jarmon (du nom des trois systèmes du Calice, dont seuls les idiots ignoraient qu'ils ne les reverraient jamais) représentaient un bon tiers de la « flotte » d'André Warnecke. Il s'agissait aussi de ses plus puissantes unités et, en les gardant là, on gâchait complètement leur potentiel. Sherman avait compris depuis longtemps qu'elle avait été stupide de s'engager aux côtés de Warnecke. Mais, coincée pour coincée — et elle l'était car ceux que Warnecke soupçonnait d'envisager la désertion mouraient de façon désagréable, et le gouvernement de la Confédération l'avait déjà condamnée à mort, donc elle n'avait nulle part où fuir de toute façon —, elle aurait au moins voulu opérer efficacement. L'escadre avait été conçue pour se déplacer en escadre et, avec le soutien des croiseurs lourds pour éliminer les escortes, les unités légères auraient pu maîtriser une large bande de l'espace silésien. Surtout maintenant que les Manticoriens avaient réduit leur présence à la portion congrue. D'ailleurs, la raison même de leur venue au Marais était que personne d'autre n'y allait jamais. La meilleure protection de leur base était son isolement, et, si quelqu'un découvrait un jour où ils se trouvaient et leur rendait visite, ses quatre croiseurs ne l'arrêteraient sûrement pas. Et puis, si Sherman avait été là pour le contrôler, le « commodore » Amer et ses porcs auraient été privés de leur distraction favorite. La plupart des femmes parmi les premiers partisans d'André Warnecke s'étaient retirées dès qu'il avait montré son vrai visage, et Sherman savait exactement pourquoi l'essentiel du personnel féminin restant avait été transféré avec elle sur les bâtiments qui ne quittaient jamais le Marais. Elle grimaça intérieurement en prenant soin de ne rien en trahir sur son visage. Enfin, mieux vaut être coincée ici qu'observer un type comme Amer à l'œuvre, songea-t-elle tristement. L'escadre d'Amer devait déjà avoir frappé le convoi vers Posnan, et Sherman en était malade, sachant de quelle façon il permettrait à ses équipages de se distraire. Comment en est-on arrivé là? se demanda-t-elle une fois de plus. J'y ai pourtant cru, autrefois; je pensais que nous pourrions apporter un changement positif au Calice. Et aujourd'hui je ne vois plus de moyen d'en sortir... et notre « chef » devient chaque jour un peu plus fou. Ce n'était déjà pas beau quand on nous a chassés du Calice, mais maintenant... Elle frémit. Il croit peut-être réellement qu'il y retournera un jour, mais j'en doute. je pense qu'il en veut à tout l'univers. Il veut se venger en faisant souffrir le plus de gens possible... et je suis coincée en plein milieu. Elle ferma les yeux. N'y pense pas, se sermonna-t-elle. Il est peut-être fou, mais ça le rend encore plus dangereux. S'il s'imagine seulement qu'il ne peut plus se fier à toi... Elle rouvrit les yeux en frémissant à nouveau et inclina le dossier de son fauteuil. Au moins, elle n'était pas forcée de passer trop de temps sur la planète. C'était déjà ça. Le « chef » avait réussi à entasser plus de quatre mille membres de sa « garde d'élite » à bord des vaisseaux qui avaient fui le Calice, et tous se trouvaient sur Sidemore. Dieu seul savait ce qu'eux faisaient pour se distraire, et Sherman n'avait aucune envie de le découvrir : ses cauchemars étaient bien assez traumatisants comme ça. Non que... « Empreinte hyper ! » Sherman, stupéfaite, se redressa en sursaut. L'officier tactique du Président Warnecke se penchait déjà sur sa console, et elle resta résolument muette. Il lui dirait ce qu'il savait dès qu'il saurait quelque chose, et elle s'imposa d'attendre. Toutefois, la section détection se manifesta encore avant lui. — Bon Dieu! souffla le lieutenant Changa. C'est une détresse Warshawski – et une sérieuse ! Apparemment, quelqu'un vient de perdre un noyau alpha – voire deux – en passant le mur. — Une détresse Warshawski ? » Sherman se leva et rejoignit Changa, qui tapota l'image d'une cascade énergétique sur son visuel. — Vous voyez, madame ? Les relevés ont fait un bond d'au moins quatre mille pour cent juste après qu'il a évacué son énergie de transit. Qui que ce soit, il a eu une sacrée chance que cette voile supporte la translation. — C'est l'un des nôtres ? demanda Sherman en se tournant vers la section tactique. — Impossible, répondit le capitaine de frégate Truitt. Aucun retour prévu avant neuf jours locaux. En plus, ce vaisseau est beaucoup plus gros que tous les nôtres. À mon avis, il s'agit d'un marchand. — La détection confirme, annonça Changa. J'ai sa signature d'impulsion maintenant, et il a l'air de jauger au moins six ou sept millions de tonnes. Peut-être un peu plus s'il a perdu plus d'un noyau alpha. — Distance et cap ? — Il n'a pas effectué une translation très propre, fit Truitt. Rien d'étonnant s'il était en train de perdre une voile, j'imagine. Il se trouve à trente minutes-lumière au-delà de l'hyperlimite, juste au-dessus de l'écliptique à zéro-huit-deux. Vélocité actuelle... disons neuf cents km/s. Accélération d'environ quatre-vingts g – je dirais qu'il a bel et bien perdu un bout d'une de ses salles d'impulsion s'il ne peut pas faire mieux. — Cap ? — Apparemment, il se dirige vers Sidemore, répondit l'astrogatrice. Toutefois, s'il ne peut pas fournir une meilleure accélération, ça va lui prendre plus de treize heures. » Sherman acquiesça et regagna lentement son fauteuil. L'inconnu se trouvait à plus de onze minutes-lumière de ses propres bâtiments. Même s'il savait qu'ils étaient là, il se passerait quelque temps avant qu'une transmission de sa part ne les atteigne, mais elle se demandait qui cela pouvait bien être. Il pouvait s'agir d'une prise renvoyée par l'une des unités en opérations, mais c'était strictement contraire aux procédures réglementaires. Les contacts du chef en Silésie se situaient à une distance peu commode du Marais – l'isolement a ses inconvénients – et ses capitaines envoyaient normalement leurs prises directement à l'un des receleurs. Cela compliquait la récupération des équipages, mais Warnecke avait gardé dans ce but le &las, un cargo mixte, à la fois transport de passagers et de marchandises, qui produisait une accélération correcte et dont il se servait comme navette entre le Marais et... ailleurs. Mais, s'il ne s'agissait pas d'une prise, que faisait-il là ? Personne ne venait jamais au Marais. C'était pour cela qu'ils avaient choisi ce système. Et si quelqu'un devait venir par ici, ce serait sûrement un petit cargo-taxi plutôt qu'un bâtiment de ce tonnage. La détresse Warshawski. C'était forcément ça. Ils savaient que leur voile allait les lâcher, et nous ne sommes pas loin de l'itinéraire le plus rapide entre l'Empire et Sachsen. Ils devaient vite trouver un système, et nous sommes le « port » le plus proche qu'ils pouvaient atteindre... les pauvres couillons. Elle se rassit et se frotta la tempe. S'ils étaient en difficulté, ils réclameraient de l'aide dès qu'ils apercevraient un interlocuteur potentiel, et que ferait-elle à ce moment-là ? La perte d'une voile n'empêchait pas un vaisseau de passer en hyperespace; elle impliquait seulement que, s'il y passait et heurtait une onde gravitationnelle, il serait détruit. Mais il pouvait encore y manœuvrer et atteindre une vitesse apparente un millier de fois supérieure à celle de la lumière. Donc, si ces gens retournaient en hyper, ils pourraient se réfugier ailleurs, tant qu'ils prenaient soin d'éviter toutes les ondes gravitationnelles en chemin. Ce serait tout sauf commode, mais c'était faisable. En conséquence, s'ils repéraient un détail suspect et prenaient la fuite, elle n'aurait d'autre choix que de les poursuivre en hyper. En théorie, cela n'aurait pas dû poser problème puisque leur accélération et leur vitesse maximales étaient bien plus faibles que les siennes. Mais si le Marais était si peu fréquenté, c'était parce qu'une seule onde gravitationnelle – et une onde plutôt faible – desservait le système. Ce qui avait d'ailleurs sans doute joué dans la décision de cet inconnu, car cette onde faible imposait moins de contraintes à une voile défaillante. Mais cela signifiait également que le transporteur pouvait s'enfuir dans n'importe quelle direction sous impulseurs, or les conditions locales de détection en hyperespace étaient mauvaises. Si l'un de ses bâtiments ne se trouvait pas pile à sa verticale quand il effectuerait sa translation, il avait de fortes chances de lui échapper. Auquel cas ses prochains visiteurs seraient une escadre de Confédérés. Non, elle devait s'approcher suffisamment pour l'empêcher à coup sûr de s'échapper. La meilleure solution consisterait à l'intercepter à l'intérieur de l'hyperlimite du Marais, d'où il serait dans l'impossibilité de regagner l'hyperespace, soit à moins de dix-neuf minutes-lumière de la primaire G6. Mais il faudrait longtemps au cargo pour arriver jusque-là – sans doute assez pour changer d'avis et fuir au moindre détail suspect –, donc il fallait avant tout l'empêcher de rien soupçonner. Très bien. S'il s'agissait d'un vaisseau marchand, il était probablement équipé de capteurs civils qui ne risquaient pas de détecter ses bâtiments à plus de huit ou neuf minutes-lumière, et il ne leur enverrait pas de message à moins de les repérer. Son silence signifiait donc qu'il ignorait tout de leur présence. Auquel cas, il s'adresserait directement à Sidemore et... Elle se frotta plus vigoureusement la tempe, puis hocha la tête et fit pivoter son fauteuil pour faire face à l'astrogatrice. « Sue, nouvelle trajectoire d'escadre. Nous devrions disposer de trois bonnes minutes de marge avant d'entrer à portée de leurs capteurs. Je veux un vecteur qui nous permette de les contourner pour les approcher par l'arrière une fois leur retournement vers Sidemore effectué, mais nous maintiendrons notre course pendant encore... (elle vérifia l'horloge du visuel) dix minutes. — Pas de problème, répondit l'astrogatrice. Nous produisons six fois leur accélération. — Bien. » Sherman se tourna vers son officier de com. Contactez Sidemore. Dites-leur que je vais manœuvrer afin de rester hors de portée des capteurs de la cible jusqu'à ce qu'elle ait franchi l'hyperlimite, et transmettez-leur notre trajectoire dès que Sue l'aura déterminée. Si ces gens leur envoient un message, je veux qu'ils leur répondent de maintenir leur cap, qu'une patrouille anti-pirate silésienne en visite se trouve aux limites du système et qu'ils leur font suivre le message. Les « unités silésiennes » les rejoindront au point que Sue est en train de calculer. Compris ? — Oui, madame », répondit l'officier de com, et Sherman se renfonça dans son fauteuil. « Sidemore devrait maintenant recevoir notre message, pacha », annonça Fred Cousins. Honor acquiesça. Les manœuvres des corsaires montraient clairement qu'ils voyaient le Voyageur sur leurs systèmes gravifiques; en revanche, très peu de « transporteurs » auraient pu les détecter d'aussi loin, et ils en pensaient manifestement le Voyageur incapable. Leurs bâtiments s'éloignaient pour contourner son enveloppe de détection théorique puis revenir derrière lui dans un effort évident – et logique – pour lui couper toute possibilité de fuite. Et ils restaient tous les quatre groupés. Tant mieux. Si Honor pouvait tous les attirer à sa portée pour les premiers échanges, elle n'aurait pas à s'inquiéter que l'un d'eux lui échappe. Elle s'imposa de se carrer dans son fauteuil, rayonnante de confiance et de sérénité, pendant qu'un Nimitz en combinaison souple se pelotonnait sur ses genoux. La « détresse Warshawski » de Tchou s'était révélée aussi convaincante que promis et, comme il le lui avait également assuré, il l'avait produite sans rien abîmer. Certes, il avait soumis le système à des contraintes extrêmes, ce qui entraînait toujours quelques conséquences. Il avait fallu solliciter les huit noyaux alpha de proue pour obtenir une impulsion énergétique convaincante, et Honor s'attendait à ce que ConstNav lui reproche d'avoir retranché un bon millier d'heures de leur durée de service théorique, mais cela en valait la peine. Du moins, rectifia-t­elle, ça en avait tout l'air jusque-là. Caslet était venu se poster près d'elle, et elle croisa son regard en levant les yeux. Ses officiers supérieurs et lui avaient dîné à sa table tous les soirs, et un sentiment de respect mutuel – voire une sympathie prudente – était né entre le capitaine havrien et elle. Honor se rappela Thomas Theisman, le commandant – désormais amiral – du contre-torpilleur havrien qu'elle avait pris lors de la bataille de Merle, et elle eut un léger sourire. Theisman et Caslet avaient beaucoup de points communs. Tout comme, d'ailleurs, Allison MacMurtree, Shannon Foraker et –bien qu'elle ait d'abord rechigné à l'admettre concernant un « commissaire du peuple » – Denis Jourdain. Ils étaient tous trop doués dans leur partie à son goût, et tous intègres. — Quatre croiseurs lourds, c'est un sacré morceau, capitaine, fit tranquillement remarquer Caslet. — Je vous l'ai dit, nous avons de bonnes dents, répondit-elle, sereine. Leur nombre m'inquiète moins que notre lenteur. S'ils détachent une unité, celle-là va nous échapper. » Caslet écarquilla les yeux. Elle s'inquiétait qu'un croiseur lourd puisse « échapper » à un vaisseau marchand converti en bâtiment de guerre ? Il voulait bien admettre que le Voyageur embarquait de puissantes armes à énergie, mais il avait eu l'occasion de se rendre compte qu'il était réellement de conception civile, avec toutes les faiblesses que cela impliquait, et il ne devait pas y avoir beaucoup de place pour caser des tubes lance-missiles. Son armement longue portée était forcément réduit vu la place que devaient occuper ces satanés grasers, et il ne pourrait pas encaisser beaucoup de frappes. Tous éléments qui signifiaient qu'un croiseur lourd correctement commandé mettrait en pièces sa carcasse lente, gauche et dépourvue de blindage en cas d'affrontement prolongé. Certes; il transportait des BAL, mais c'étaient des unités fragiles et faiblement armées. Par quelque bout qu'il prît le problème, Warner Caslet s'attendait à ce que le Voyageur subisse des avaries sévères avant de pouvoir se défaire d'autant d'adversaires. « Eh bien, ils ont l'air de rester groupés pour l'instant, dit-il. Donc, si c'est là votre principal souci, capitaine, je dirais que les choses se présentent plutôt bien. » — Message en provenance de la planète », annonça l'officier de com du Président Warnecke. Elle écouta attentivement une minute ou deux, puis regarda Sherman par-dessus son épaule. D'après la base, il s'agit du transporteur andermien Sternenlicht. Il a subi une double panne de noyau sur sa voile de proue et leur explosion a fait quelques blessés graves. Il demande une assistance médicale et technique. — Truitt ? s'enquit Sherman. — Vérification de la base de données en cours. » L'officier tactique fixa son écran pendant quelques secondes puis haussa les épaules. « Il ne figure pas sur nos listes, mais celles concernant l'Empire n'ont jamais été très complètes. Toutefois l'entête est sans aucun doute possible celui du service marchand andermien, et le code de transpondeur correspond. — Je vois. » Sherman croisa les jambes et réfléchit, puis se tourna vers son officier de com. « Comment la base a-t-elle répondu ? — Je vais vous le faire écouter », dit-elle. Et, quelques instants plus tard, la voix puissante et veloutée d'André Warnecke se déversait par les haut-parleurs. « Sternenlicht, ici Sidemore. Nous avons reçu votre message et nous prenons des dispositions pour vous venir en aide. Nous n'avons pas les installations requises pour réparer vos noyaux sur place, je le crains, mais voici une bonne nouvelle pour compenser la mauvaise. Deux divisions de croiseurs silésiens en patrouille anti­pirate depuis Sachsen sont arrivés en début de semaine pour une visite de courtoisie et se trouvent encore dans le système. Ils ne pourront sûrement rien faire non plus pour vos noyaux, mais ils ont des médecins à bord, et ils peuvent toujours prévenir quelqu'un de votre présence. Je leur transmets immédiatement une demande d'assistance, mais ils exécutent en ce moment des manœuvres dans notre ceinture d'astéroïdes extérieure, et il va leur falloir un moment pour vous rejoindre. « Maintenez votre profil de vol actuel. Je pense qu'ils vous rejoindront d'ici cinq heures pour vous escorter sur le reste du trajet. Sidemore, terminé. — Pas mal », murmura Sherman. .Il a vraiment l'air sincère. je me demande comment un type aussi déséquilibré peut paraître à ce point raisonnable et serviable. Elle se secoua et consulta une fois de plus son visuel. La distance était tombée à dix minutes-lumière pendant que son escadre contournait le Sternenlicht afin de prendre sa position d'embuscade, mais cela restait bien au-delà de la portée des capteurs d'un marchand. « ... le reste du trajet. Sidemore, terminé. » Honor regarda Rafe Cardones, sourcil levé. "Ah, quelle toile confuse nous tissons", fit-il avec un sourire sinistre. Cela confirme au moins que nous sommes au bon endroit. Si ces croiseurs sont confédérés, je veux bien manger notre équipement de détection. — Je confirme, milady, intervint Jennifer Hughes. Carolyn a effectué une comparaison systématique de leurs émissions. Elles correspondent parfaitement aux profils que nous avons tirés des ordinateurs de cette boîte de conserve, et ces croiseurs sont très loin de la moindre ceinture d'astéroïdes. — Bien. » Honor hocha la tête, l'air satisfait. Elle n'en avait jamais vraiment douté, mais il faisait bon savoir qu'ils ne se tromperaient pas de victimes. Elle baissa les yeux sur son visuel et regarda le Voyageur avancer lentement vers la planète pendant que les croiseurs contournaient lev transporteur inconscient ». Ils restaient en formation serrée. Tant mieux. Cela les mettrait tous à sa portée simultanément le moment venu. — Répondez-leur, Fred, dit-elle. Remerciez-les pour leur aide et confirmez que nous maintenons notre profil. Et n'oubliez pas d'inclure la description que le docteur Ryder a faite de nos blessés pour leurs "médecins". » Sherman réprima un sentiment de culpabilité en regardant le malheureux cargo se jeter droit dans son piège. Le remplacement des noyaux alpha de ce vaisseau constituerait une tâche colossale pour leur bâtiment de maintenance – il faudrait fabriquer ces pièces à partir de rien puisque aucune des unités n'en utilisait d'aussi puissantes – mais c'était faisable. Et André serait ravi de l'ajouter à sa liste de prises. Mieux encore, il y avait là tout un équipage de spatiaux entraînés que l'on pourrait « convaincre » de fournir l'aide technique nécessaire. Il serait plus humain de les détruire tout de suite, songea-t-elle tristement, mais je ne peux pas. André me tuerait en prenant tout son temps si je sabotais une prise. Elle observa le point lumineux représentant le cargo – maintenant à moins de dix minutes de leur rendez-vous –, le regard torturé. je suis désolée, pensa-t-elle à son adresse. Puis elle fit pivoter son fauteuil pour faire de nouveau face à son officier tactique. « Neuf minutes et demie avant interception, madame, annonça Jennifer Hughes. Ils arrivent par tribord, vitesse d'approche deux mille km/s à peine, décélération deux cents g. Distance actuelle à la cible numéro un, trois cent onze mille kilomètres; distance à la cible numéro quatre, quatre cent neuf mille. Nous captons des émissions de- contrôle de feu en provenance de la cible numéro deux, mais les autres ne nous sondent même pas. Nous les avons amenés où nous le voulions, milady. » Honor hocha la tête. Les « croiseurs confédérés » avaient établi le contact com quelques heures plus tôt, et la femme qui s'était présentée sous le nom d'« amiral Sherman » portait bel et bien l'uniforme silésien. Ou du moins l'image qu'elle transmet tait. Celle d'Honor la représentait en uniforme de la flotte marchande andermienne, grâce à une petite manipulation informatique. Mais, contrairement à « l'amiral Sherman », Honor savait que le visage affiché sur son écran mentait, car sa section tactique avait suivi toute la manœuvre des croiseurs de Warnecke, et celle-ci ne ressemblait en rien à celle que « Sherman » avait décrite. « Très bien. » Elle leva les yeux vers Caslet, et le Havrien acquiesça. « Commencez l'attaque, capitaine Hughes, dit-elle sur un ton formaliste. — À vos ordres, madame. Carolyn, envoyez les capsules. » « C'est bizarre. » Sherman se tourna vers le capitaine Truitt, qui haussa les épaules. « Je viens de voir quelque chose se séparer de la cible, dit-il. Je ne suis pas sûr de ce que c'est. On dirait des débris quelconques, mais ça doit être assez petit parce que l'écho radar est très faible. Ça passe derrière elle maintenant et... » Il fronça les sourcils. « En voilà encore une fournée. — Quel genre de débris ? — Je ne sais pas, reconnut Truitt. Ils se débarrassent peut-être d'un chargement ou... En voilà une autre fournée. » Il se mit à sourire. « Vous croyez qu'ils amenaient de la marchandise de contrebande en Silésie ? — Peut-être », fit Sherman, l'air peu convaincue. Si le Sternenlicht transportait effectivement des biens de contrebande – et c'était le cas de la plupart des capitaines dans la Confédération –, il tiendrait à s'en défaire avant qu'une escadre silésienne l'aborde. Mais, s'il devait larguer quelque chose, pourquoi avoir attendu si longtemps ? Il devait sûrement savoir que les bâtiments de Sherman se trouvaient assez près pour le suivre sur leurs radars. Quoique, d'après leurs rapports médicaux, ils avaient des blessés graves. Préoccupé par une spectaculaire panne de machines et ses pertes humaines, le capitaine n'y avait peut-être pas pensé jusqu'alors. Une quatrième vague de débris s'était échappée de l'extrémité des bandes gravitiques du transporteur pendant que Sherman réfléchissait. Une cinquième la suivit... et le cargo roula soudain, présentant sa bande ventrale aux croiseurs. C'est alors que Rayna Sherman découvrit la véritable nature de cette marchandise ». Compte tenu de la vulnérabilité totale des capsules lance-missiles face à n'importe quelle arme, les ingénieurs d'ArmNav s'efforçaient d'en repenser la conception en n'ayant recours qu'à des matériaux à la signature énergétique assez faible pour tromper le contrôle de tir ennemi. Ils n'y étaient pas encore parvenus, mais ils avaient produit une capsule dont l'écho radar était extrêmement faible pour un objet de cette taille et dont le revêtement optique échappait beaucoup plus efficacement à la détection visuelle ainsi qu'aux impulsions laser des lidars que nombre de flottes préféraient utiliser pour leur contrôle de tir à faible distance... facteur sur lequel Honor avait compté lorsque Cardones, Hughes et elle avaient mis au point leur tactique initiale. Cinq salves complètes se répandirent en poupe, éjectées par les immenses portes de cale. Le contrôle de feu embarqué des capsules était programmé pour une activation à retardement. La première salve attendit quarante-huit secondes, la deuxième trente-six, la troisième vingt-quatre et la quatrième douze... La dernière fit feu immédiatement, et trois cent missiles du mur se dirigèrent tout droit vers les vaisseaux pirates. Moins d'un demi-million de kilomètres les séparaient, et la nouvelle génération de missiles lourds manticoriens accélérait à quatre-vingt-douze mille km/s2. Il leur faudrait vingt-quatre secondes pour atteindre le bâtiment ennemi le plus proche — vingt-huit pour le plus éloigné. Le Hendrickson, le Jarmon et le Ires n'avaient aucune chance. Soixante-quinze têtes laser immensément puissantes se précipitèrent sur chacun d'eux, et leur contrôle de feu n'était même pas en ligne — leurs défenses actives encore moins. Ils n'en avaient pas besoin : c'étaient eux les chasseurs, et leur proie n'était qu'un énorme cargo, lent et complètement sans défense. Ils le savaient — ou du moins l'avaient-ils cru. Maintenant, leurs commandants hurlaient des ordres au timonier dans un effort pour rouler sur leur flanc et opposer leurs bandes gravitiques au feu en approche. Le Jarmon y parvint d'ailleurs, mais il n'y gagna pas grand-chose. La tempête de missiles synchronisée de Jennifer Hughes s'abattit sur les trois vaisseaux, et ses projectiles conservaient bien assez de puissance de propulsion pour les ultimes manœuvres d'attaque. Les faisceaux laser furent émis à un millier de kilomètres et déchirèrent les barrières latérales de leurs cibles comme du papier. Aucun croiseur lourd à ce jour ne pouvait survivre à pareil déchaînement. Warner Caslet, incrédule, fixait l'écran tactique où les traces de missiles se déroulaient comme d'immondes serpents lumineux. Il se tourna brusquement vers le visuel puis recula d'un pas quand les têtes laser détonèrent. Les explosions avaient lieu à une seconde-lumière et demie de distance, et le brutal éclat blanc du feu nucléaire l'éblouit malgré les filtres optiques. Mon Dieu, songea-t-il, hébété. Doux jésus, et ce n'est qu'un navire-Q! Que se passerait-il s'ils équipaient un bâtiment de guerre avec... ce truc quel qu'il soit ? Rayna Sherman blêmit tandis que les missiles se jetaient sur le Président Warnecke. Son vaisseau amiral s'apprêtait à exiger la reddition du transporteur » et son contrôle de tir était en ligne pour l'occasion. L'équipage humain du vaisseau fut pris totalement au dépourvu, mais ses ordinateurs de défense active repérèrent l'éruption soudaine de sources de menace et les engagèrent automatiquement, envoyant des salves d'antimissiles et réorientant les lasers pour détruire ceux qui passeraient le premier barrage. Hélas, ses défenses n'étaient pas de taille à stopper un feu aussi nourri, même si elle avait su à l'avance ce qui l'attendait. Le Warnecke n'était qu'un croiseur lourd, et même un super-cuirassé n'aurait pas pu lui envoyer soixante-quinze missiles en une seule bordée. Il en arrêta beaucoup, mais la plupart atteignirent néanmoins \leur cible, et Sherman agrippa son fauteuil tandis que des lasers assaillaient son vaisseau. Des plaques de blindage se brisèrent sous l'effet du transfert cinétique, de l'atmosphère s'échappa en énormes bulles obscènes, les alarmes d'avarie se mirent à hurler, et Sherman n'y pouvait rien – absolument rien. Les bandes gravitiques du Warnecke fluctuèrent violemment à mesure que des noyaux alpha et bêta explosaient. La moitié de ses équipements radar et gravitiques furent réduits en poussière, et un ouragan de débris et de chaleur dévasta sa section communications. Les deux barrières latérales clignotèrent et s'éteignirent, pour revenir à moins de la moitié de leur puissance normale. Les deux tiers de son armement étaient détruits. Le croiseur se déporta, vif mais mourant, et son écran tactique à demi mutilé montra les échos radar très reconnaissables de BAL émergeant des flancs de l'immense « transporteur ». « Com ! Dites-leur que nous nous rendons ! s'écria Sherman. — Je ne peux pas ! répondit l'officier de com, affolé. Ils sont morts... ils sont tous morts dans les salles com un et deux ! » Sherman sentit son cœur cesser de battre. Le prétendu cargo roulait à nouveau et présentait son flanc au Warnecke, or il ne pouvait y avoir qu'une seule raison à cela. Mais, sans moyen de communication, elle ne pouvait même pas leur dire qu'elle se rendait ! À moins que... « Coupez les bandes gravitiques ! » L'astrogatrice du Président Warnecke la fixa un instant avant de comprendre : c'était le signal universel de la reddition. Ses mains s'élancèrent sur sa console. — Cible à portée », fit froidement Jennifer Hughes comme le Voyageur terminait sa rotation. Huit grasers massifs mirent la cible en joue, et elle enfonça le bouton. Les faisceaux graser, tout comme les rayons laser, se propagent à la vitesse de la lumière. Rayna Sherman n'eut même pas le temps de comprendre qu'elle avait enfin trouvé le moyen d'échapper à la folie de Warnecke, car les faisceaux mortels de radiations gamma arrivèrent sur elle avant qu'elle les ait vus partir. — Et voilà », fit doucement Honor Harrington en fixant sur son visuel le bouillonnement lumineux et la boule de débris en expansion qu'avait été la cible numéro deux, « qui est fait. » CHAPITRE TRENTE « Message en provenance de Sidemore, pacha. » Honor leva la main, interrompant sa conversation avec Rafe Cardones, et haussa un sourcil à l'adresse de Fred Cousins. « Le même type que tout à l'heure, mais cette fois nous avons un visuel en plus de l'audio, fit l'officier de com. — Ah oui ? » Honor esquissa un mince sourire. « Passez-le-moi. » Son petit écran de com s'alluma sur le visage d'un homme portant l'uniforme immaculé d'un commodore de la Flotte silésienne. Il avait les cheveux sombres, la barbe bien taillée et, sans l'uniforme, aurait facilement pu passer pour un professeur d'université ou un banquier. Mais Honor le reconnut malgré la barbe, d'après les photos de son dossier de renseignement. « Bon Dieu, vous êtes folle ! s'écria-t-il, l'air horrifié. Au nom du ciel, mais qu'est-ce que vous foutez ? Vous venez de tuer trois mille militaires silésiens ! — Non, répondit Honor d'une froide voix de soprano. Je viens d'exterminer trois mille vermines. » Sa transmission, à la vitesse de la lumière, mit plus de quatre minutes à atteindre la planète. Les yeux de Warnecke s'étrécirent alors; de furieux, son visage devint inexpressif, et il regarda sa caméra plusieurs secondes. Quand il reprit la parole, sa voix était parfaitement calme. « Qui êtes-vous ? demanda-t-il sur un ton monocorde. — Capitaine de vaisseau Honor Harrington, Flotte royale manticorienne, pour vous servir. J'ai déjà détruit quatre de vos bâtiments dans les systèmes de l'Étoile de Sharon et de Schiller (elle se sentait coupable de s'attribuer le mérite des actions de Caslet, mais ce n'était pas le moment de se perdre dans les détails) et je viens d'anéantir vos quatre croiseurs lourds. Vous allez manquer de vaisseaux, monsieur Warnecke. Mais ça n'a pas vraiment d'importance, n'est-ce pas ? » Elle sourit, ses yeux en amande plus froids que l'hélium liquide. « Après tout, vous manquez aussi de temps, désormais. » Elle se carra dans son fauteuil et patienta pendant l'inévitable décalage de transmission, mais Warnecke ne cilla même pas en entendant sa réponse. Il s'enfonça simplement dans son propre fauteuil et découvrit les dents. « Peut-être en effet, capitaine Harrington. D'un autre côté, j'en ai plus que vous ne le pensez. Après tout, j'ai une garnison et toute une population planétaire, ici. Débusquer mes hommes pourrait se révéler... salissant, vous ne croyez pas ? Et puis, évidemment, j'ai aussi pris la précaution de placer quelques charges atomiques ici et là, dans diverses villes. Nous ne voudrions pas qu'il arrive malheur à ces charges, n'est-ce pas ? Les narines d'Honor s'évasèrent. Elle s'y attendait plus ou moins, mais cela ne la réjouissait pas pour autant. En admettant que la menace soit réelle – ce qui était hélas probablement le cas. Aux yeux d'André Warnecke, l'univers mourrait en même temps que lui, et il savait exactement ce que le gouvernement silésien lui ferait si jamais il mettait la main sur lui. S'il fallait périr de toute façon, il n'hésiterait pas à emmener des centaines de milliers de gens avec lui dans la tombe. Pour tout dire, il y prendrait sans doute plaisir. — Laissez-moi vous expliquer quelque chose, monsieur Warnecke, dit-elle calmement. Je contrôle désormais ce système stellaire. Rien n'y entrera ni n'en sortira sans ma permission. Quiconque s'y essaiera sera détruit. Je suis sûre que vous avez des capacités de détection suffisantes pour confirmer que je peux tenir mes promesses. » Je dispose également d'un bataillon de fusiliers manticoriens équipés d'armures de combat et d'armes lourdes, et je contrôlerai sous peu les installations orbitales hautes de votre planète. Je peux effectuer des frappes cinétiques de précision où je le souhaite, en soutien à mon personnel. Vous, d'un autre côté, avez quatre mille hommes qui, en tant que soldats, ne valent pas la fléchette de pulseur qui les enverra en enfer, et je vous garantis personnellement que votre équipement de combat est obsolète, bon à mettre au rebut, par rapport à celui de Manticore. » De plus, j'ai communiqué votre position au commodore Blohm de la flotte andermienne, et des unités lourdes de la FIA et de l'armée impériale arriveront bientôt. Bref, monsieur Warnecke, nous pouvons vous reprendre cette planète quand nous le souhaitons, et nous le ferons. Sinon, la Confédération s'en chargera – comme vous vous en doutez bien. » Elle s'interrompit pour le laisser digérer cette idée puis reprit : « Il est tout à fait possible que vous ayez effectivement placé les charges atomiques dont vous venez de brandir la menace. Si vous les faites sauter, vous mourrez. Si nous envoyons les troupes, vous mourrez également – soit au cours des combats, soit au bout d'une corde silésienne, peu m'importe. En revanche, monsieur Warnecke, si vous vous rendez, vous, vos hommes et la planète, je vous garantis personnellement que vous serez remis entre les mains des Andermiens et non desSilésiens. À ce jour, aucun d'entre vous n'est accusé de crime capital par l'Empire, et le commodore Blohm m'a autorisée à vous promettre que l'Empire ne vous exécuterait pas comme vous le méritez tous si manifestement. La prison, oui, mais pas d'exécution. Je le déplore, mais je suis prête à vous offrir la vie sauve en échange de votre abandon pacifique de la planète. Elle sourit à nouveau, plus froidement encore, et croisa les jambes. « Le choix vous appartient, monsieur Warnecke. Nous en reparlerons quand mes vaisseaux seront en orbite autour de Sidemore. Harrington, terminé. » Le visage de Warnecke disparut de son écran, et Honor regarda Cousins. « Fred, ignorez toute tentative de communication jusqu'à nouvel ordre. — Bien, madame. — Vous avez été très dure avec lui, capitaine », fit doucement Caslet. Elle fit pivoter son fauteuil vers lui. Le Havrien s'était remis du choc que lui avait causé l'attaque du Voyageur sur les croiseurs de Warnecke, et ses yeux noisette étaient résolus. « Je sais. » Elle se leva, Nimitz dans les bras, et gagna le visuel tactique principal. Les BAL du capitaine Harmon s'y déplaçaient : trois d'entre eux se dirigeaient vers une orbite planétaire pendant que les neuf autres récupéraient les capsules lance-missiles du Voyageur et les remorquaient. Elle regarda Sidemore s'approcher et resta muette et songeuse devant la planète pendant de longues secondes, Caslet à ses côtés, avant de hausser les épaules. « Je n'ai pas vraiment le choix, Warner. » C'était la première fois qu'elle l'appelait autrement que « citoyen capitaine », mais ni l'un ni l'autre ne le remarquèrent. « Je dois partir du principe qu'il a bel et bien miné la planète et qu'il n'hésitera pas à appuyer sur le bouton. Mais si nous ne l'empêchons pas de nuire – nous ou les Andermiens –, les Confédérés s'en chargeront sûrement. Ils sont bien obligés et, franchement, je ne crois pas que je pourrais supporter de le voir s'en tirer. Cela signifie que, à moins que quelqu'un ne le convainque de se rendre, il poussera ce bouton, et beaucoup de gens mourront. » Elle leva les yeux vers lui, et Caslet acquiesça gravement. — Ce type est un psychopathe égocentriste, dit-elle. Je ne vois qu'un espoir : lui mettre le nez dans son impuissance, le persuader que la Confédération viendra le cueillir malgré ses menaces. Je dois le rudoyer suffisamment pour percer sa mégalomanie, puis lui offrir une porte de sortie qui lui laisse la vie sauve. C'est le seul moyen d'éviter d'énormes pertes civiles, mais je dois lui offrir une issue. S'il s'imagine perdu... » Elle haussa les épaules, et Caslet opina de nouveau. « Je comprends votre raisonnement, dit-il au bout d'un moment, mais pensez-vous vraiment que ça va marcher ? — Avec Warnecke ? » Honor secoua la tête. « Peut-être que non. Je dois essayer, mais je ne peux jurer de rien en ce qui le concerne. Toutefois, il n'est pas non plus tout seul là-bas. Il a quatre mille hommes de troupe sur la planète. Ce sont peut-être des salopards, mais il sont sûrement un peu plus sains d'esprit que lui. Si j'arrive à le faire parler assez longtemps, tôt ou tard la nouvelle des choix que je lui ai offerts se répandra. Et là quelqu'un qui n'a pas envie de mourir pourrait bien le neutraliser à notre place. » Caslet la fixa en silence et s'efforça de dissimuler un frisson lorsqu'elle lui rendit son regard. Elle affichait un air calme, mais ses yeux... Il lisait le doute en eux, l'angoisse... la peur. Elle semblait si froide, si rationnelle, avec cette aura de certitude qui constituait l'une des armes essentielles d'un officier de la spatiale; pourtant, tout au fond, elle connaissait parfaitement les enjeux de ce pari, et ils la terrifiaient. Mais elle le savait depuis le début, il s'en rendait compte. Elle avait réfléchi longtemps à l'avance aux choix qu'elle venait d'offrir à Warnecke, car elle savait qu'elle devrait affronter cette décision, qu'elle aurait besoin de ces choix. C'était pour cette raison qu'elle en avait discuté par avance avec le commodore Blohm. Et, sachant tout cela, elle avait néanmoins décidé de lancer elle-même l'assaut plutôt que de se décharger de cette responsabilité sur un autre. Les Silésiens ou les Andermiens auraient agi si elle n'avait rien fait, et elle devait le savoir aussi bien que Caslet, mais elle avait refusé de se dérober. Il avait appris à la connaître au fil de son séjour à bord du Voyageur –pas très bien, mais assez pour savoir que les morts de la planète la hanteraient si Warnecke appuyait sur le bouton. Et qu'elle en était consciente elle aussi, songea-t-il. Qu'elle y avait réfléchi de la même façon qu'elle avait réfléchi à tous les autres aspects de cette opération. Si le pire se produisait, la Galaxie tout entière serait prête à la juger, à lui reprocher ce désastre, à l'accuser de maladresse, à dire qu'il y avait forcément un moyen d'éviter tous ces morts. Et elle ferait de même. Elle resterait toujours persuadée qu'elle aurait pu éviter cela si elle avait été plus maligne, plus rusée, plus rapide, et elle le savait d'avance. Pourtant elle était venue se mettre en danger pour une planète peuplée de gens qu'elle n'avait jamais rencontrés. Comment faisait-elle ? Comment s'imposait-elle d'assumer une responsabilité aussi écrasante alors qu'elle aurait si facilement pu la confier à un autre ? Warner Caslet était comme elle officier spatial et habitué au fardeau du commandement, pourtant il n'avait pas la réponse à cette question. Il voyait seulement qu'elle assumait... et qu'il n'aurait pas pu. Elle était son ennemie et lui le sien. Son Royaume combattait la République pour assurer sa survie, et les hommes et femmes à la tête de la République défendaient leurs vies contre son Royaume. Aucune autre issue n'était possible. Soit Manticore serait conquis, soit le comité de salut public serait détruit par la foule que ses promesses avaient mobilisées dans l'effort de guerre. Caslet n'aimait pas le comité ni ses membres, mais, s'il tombait à son tour, Dieu seul savait dans quel état les terribles bains de sang qui s'ensuivraient laisseraient la nation. Et parce qu'ils étaient tous deux officiers spatiaux, parce que les conséquences de la défaite étaient trop affreuses pour qu'ils les envisagent, ils ne pouvaient être qu'ennemis. Pourtant, à cet instant, il aurait voulu qu'il en aille autrement. Il ressentait le magnétisme qui lui valait l'adoration de son équipage, qui poussait ses hommes à la suivre droit dans le feu ennemi, et il comprenait enfin. Elle s'impliquait. Ce n'était pas plus compliqué. Elle s'impliquait, et elle ne pouvait pas offrir moins à son équipage que le meilleur d'elle-même ni se résoudre à faire moins qu'assumer complètement les responsabilités qui lui incombaient, si sombres fussent-elles. Caslet venait de constater son efficacité redoutable dans l'anéantissement de quatre croiseurs lourds, et il reconnaissait le loup en elle. Mais un loup qui vouait sa vie à en combattre d'autres pour protéger ceux qui n'en étaient pas capables, et il le comprenait car un écho de sa vocation vivait aussi en lui. Il la connaissait maintenant, il savait ce qu'elle était vraiment et qu'elle représentait un terrible danger pour la République, pour sa flotte – et en dernier recours pour lui-même –, pourtant, à cet instant précis, cela ne comptait pas. Il la regarda encore un moment, puis s'étonna autant qu'elle en posant doucement la main sur son bras. « J'espère que ça marchera, capitaine », dit-il simplement avant de se retourner vers le visuel tactique devant eux. « Entrée en orbite, madame », lança John Kanehama. Sur les genoux d'Honor, Nimitz était allongé sur le dos et luttait avec elle des pattes avant et des intermédiaires, mais elle leva les yeux et hocha la tête à l'annonce de l'astrogateur. Elle accorda une dernière caresse à Nimitz en savourant l'amour et la confiance qu'il lui transmettait en retour; puis elle se leva, le posa sur le dossier de son fauteuil et croisa les mains derrière son dos. « Fred, hélez Warnecke. — À vos ordres, madame. » Cousins tapa une commande sur sa console puis lui fit signe de la tête, et elle se tourna vers la caméra, le regard froid, tandis que le visage de Warnecke apparaissait sur l'écran principal. Il avait l'air presque aussi calme que la fois précédente, mais pas tout à fait, et elle regretta de ne pas se trouver assez près de lui pour que Nimitz lui permette de lire ses émotions. D'ailleurs, elle n'était même pas sûre que cela l'aurait aidée. Elle était convaincue d'avoir affaire à un fou, et ses émotions pourraient bien se révéler le guide le plus dangereux auquel se fier. « Je vous avais dit que nous reparlerions, monsieur Warnecke, fit-elle. — En effet, répondit-il avec un décalage de transmission infime cette fois. On dirait que vous disposez d'un "cargo" aux capacités peu communes, capitaine. Mes compliments. » Honor inclina froidement la tête, et il eut un mince sourire. « Toutefois, je suis encore sur la planète avec mes bombes, et je vous assure que je presserai le bouton si vous m'y forcez. Auquel cas, bien sûr, vous serez entièrement responsable de la mort de tous ces civils innocents. — Je ne crois pas que nous jouerons à ce jeu. Vous avez une autre solution. Si vous faites sauter vos charges, vous le ferez parce que vous aurez choisi cette voie plutôt que d'accepter l'offre beaucoup trop généreuse que je vous ai déjà faite. — Mon Dieu, mon Dieu! Et moi qui me prenais pour le méchant ! » Warnecke leva la main, faisant entrer un petit transmetteur portable dans le champ de la caméra. Il découvrit les dents. « Êtes-vous si indifférente à l'éventualité que j'enfonce ce bouton ? J'ai bien peu de choses à perdre, vous savez. J'ai entendu parier des prisons andermiennes. Je ne suis pas persuadé de préférer y vivre plutôt que... enfin... » Il inclina le poignet pour souligner la présence du transmetteur, le regard brûlant d'un feu dangereux. Honor sentit une brise glacée souffler dans son dos, mais rien n'en transparut sur son visage. « Peut-être pas, monsieur Warnecke, mais la mort a un côté si... permanent. Vous ne trouvez pas — Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir, vous voulez dire ? » Il se mit à rire sur l'écran de com et se carra dans son fauteuil. « Vous m'intriguez, capitaine Harrington. Sincèrement. Êtes-vous à cheval sur la loi au point de préférer voir des centaines de milliers de gens périr plutôt que de permettre à un unique pirate et à ses hommes de fuir à bord de leur vaisseau de maintenance privé d'armement ? — Oh ? » Honor arqua le sourcil. « Vous comptez faire supporter quatre mille personnes supplémentaires aux systèmes environnementaux de votre vaisseau de maintenance ? » Elle secoua la tête. « Je crains que l'atmosphère n'y devienne irrespirable avant que vous n'atteigniez une autre planète. — Eh bien, il faut consentir quelques sacrifices, évidemment, fit Warnecke, et je suppose qu'il serait courtois de ma part de vous laisser au moins quelques prisonniers en guise de trophée. En réalité, j'imaginais plutôt un groupe composé de moi-même et d'une petite centaine de proches collaborateurs. » Il se pencha vers la caméra. « Réfléchissez-y, capitaine. Je suis sûr que mes corsaires ont dû prendre au moins quelques vaisseaux manticoriens – après tout, il y en a tant –, mais la Confédération n'est pas votre royaume. Ses rebelles et ses révolutionnaires vous importent peu. Vous pouvez récupérer Sidemore, sauver le Marais, envoyer au loin les chefs pirates à bord d'un unique vaisseau et faire des milliers de prisonniers, le tout sans risquer la plus petite ville. Une sacrée réussite, vous ne trouvez pas ? — Votre loyauté envers vos hommes me sidère, déclara Honor, et il rit à nouveau. — Ma loyauté, capitaine ? Envers ces imbéciles ? Ils ont déjà failli par deux fois – eux et leurs collègues incompétents à bord de mes vaisseaux. Ils m'ont coûté ma propre nation, ma place dans l'histoire. Pourquoi devrais-je me montrer "loyal" envers eux ? » Il secoua la tête. « Je leur souhaite à tous d'attraper la vérole, capitaine Harrington. Je vous les laisse, avec mes compliments. — Pendant que vous vous éclipsez pour recommencer ailleurs ? Je ne crois pas, non, monsieur Warnecke. — Allons, capitaine ! Vous savez bien que vous n'obtiendrez pas mieux. La mort ou la gloire, la victoire ou la destruction –ce sont les choix de tout officier spatial, non ? Qu'est-ce qui vous fait croire que les miens soient différents ?» Honor le fixa en silence pendant un long moment, le cerveau en ébullition. Sa voix veloutée était si cultivée, si puissante; elle donnait à tous ses propos un air si rationnel et raisonnable... Ça avait dû être une arme extraordinaire au début de sa carrière, dans le Calice. Aujourd'hui encore, il dégageait un charme pervers, une séduction d'incube. C'était ce vide en lui, songea-t-elle. Ce vide là où résidait l'âme des gens normaux. Le sang sur ses mains ne représentait rien pour lui – moins que rien –, et c'était son armure. Puisqu'il ne ressentait aucune culpabilité, il n'en projetait pas non plus. — Pensez-vous réellement que je peux vous laisser partir ? dit-elle enfin. Que c'est aussi simple que ça ? — Pourquoi pas ? Qui a dit, déjà, sur la vieille Terre : "Tuez un homme et vousêtes un meurtrier; tuez-en un million et vous êtes un homme d'État" ? La citation n'est peut-être pas exacte, mais l'esprit est le même. Et les flottes, les armées, lesmonarques même négocient sans arrêt avec des "hommes d'État", capitaine. Allons ! Négociez avec moi... ou je pourrais bien finir par enfoncer ce bouton, juste pour vous prouver qu'il faut me prendre au sérieux. Par exemple... » Son autre main apparut dans le champ, et il enfonça de l'index une touche sur le pavé numérique du transmetteur. « Voilà ! » dit-il avec un sourire radieux. Honor entendit quelqu'un inspirer derrière elle et, en se retournant, vit Jennifer Hughes fixer son écran, horrifiée. L'officier tactique releva brusquement la tête, et Honor fit un petit signe bref de la main gauche hors du champ de sa propre caméra. Cousins, qui l'observait avec attention, coupa le son juste avant que Hughes n'ouvre la bouche. « Mon Dieu, madame ! souffla-t-elle. Nous avons une explosion nucléaire sur la planète ! La détection l'évalue à environ cinq cents kilotonnes... en plein milieu d'une ville ! » Honor sentit comme un poing s'enfoncer dans son estomac, et elle blêmit. Elle n'avait aucun contrôle sur cette réaction-là, mais son expression ne se modifia pas tandis qu'un sentiment d'horreur se déversait en elle. « Estimation des pertes ? demanda-t-elle sur un ton monocorde. — Je... je ne saurais pas dire précisément, madame. » L'officier tactique, bien que dure, était visiblement secouée. « Vu la taille de la ville, peut-être dix ou quinze mille. — Je vois. » Honor prit une profonde inspiration, puis se retourna vers l'écran de com et agita la main vers Cousins. Le son fut rétabli; le sourire de Warnecke avait disparu. « Avais-je omis de mentionner que je pouvais faire sauter chacune des charges séparément ? fit-il d'une voix suave. Oh, quelle négligence de ma part ! Et vous qui pensiez que c'était tout ou rien. Bien sûr, vous ignorez combien j'ai posé de charges, n'est-ce pas ? Je me demande combien de villes je peux encore rayer de la surface de la planète – comme simple argument de négociation, vous comprenez ? – avant de déclencher l'explosion finale. — Très impressionnant, s'entendit-elle répondre. Et quel genre de négociations aviez-vous en tête, au juste ? — Je croyais pourtant que c'était clair, capitaine. Mes amis et moi montons à bord de notre vaisseau de maintenance et quittons le système. Vos bâtiments restent en orbite autour de Sidemore jusqu'à ce que nous atteignions l'hyperlimite, ensuite vous descendez nettoyer la racaille que j'aurai laissée derrière moi. — Et quelle garantie ai-je que vous n'activerez pas le détonateur depuis votre vaisseau quoi qu'il arrive ? — Pourquoi donc voudrais-je faire une chose pareille ? s'enquit Warnecke avec un sourire paresseux. Toutefois, c'est une idée, non ? Je pourrais sans doute l'envisager comme une bonne façon de vous... punir pour avoir ruiné mes opérations ici... mais ce serait vindicatif de ma part, non ? — Je ne crois pas que nous prendrons ce risque, répondit Honor. Si – et je dis bien si, monsieur Warnecke – je devais vous autoriser à partir, il me faudrait la preuve qu'il vous est impossible de faire sauter vos charges. — Et, dès que vous en auriez la certitude, vous me réduiriez en cendres. Allons, capitaine ! Je m'attendais à mieux de votre part ! De toute évidence, je dois garder mon épée de Damoclès jusqu'à me trouver en sécurité, hors de votre portée ! — Attendez. » Honor se frotta le sourcil un moment, puis laissa ses épaules s'affaisser légèrement. « Vous avez exprimé votre point de vue, dit-elle plus calmement, et moi le mien. Vous pouvez tuer les habitants de Sidemore et je peux vous tuer. L'idée même de vous laisser partir me soulève le cœur, mais... » Elle prit une profonde inspiration. « Inutile de prendre des mesures irréversibles à ce stade. Vous ne pouvez pas quitter le système sans ma permission, et je ne peux pas envoyer de fusiliers sans que vous les repériez et que vous appuyiez sur le bouton. Laissez-moi réfléchir encore un peu. Je trouverai peut-être une solution acceptable des deux côtés. — Vous vous soumettez déjà, capitaine ? » Warnecke l'observa d'un air soupçonneux. « Bizarrement, ça sonne plutôt faux. Vous n'envisageriez pas de me jouer un petit tour, par hasard ? — Comme quoi ? fit-elle froidement. Je n'ai pas dit que je vous laisserais partir. Seulement qu'il était inutile que l'un de nous agisse trop vite. Pour l'instant, nous sommes tous les deux en mesure de couper le jeu de l'autre, monsieur Warnecke. Restons-en là pendant que je réfléchis à mes options, d'accord ? — Mais bien sûr, capitaine. Je suis toujours prêt à rendre service aux dames. Je serai là quand vous déciderez de rappeler. Bonne journée. » L'image disparut, et Honor Harrington sentit sa bouche se tordre en un rictus haineux à l'extinction du témoin de la caméra. CHAPITRE TRENTE ET UN On aurait pu tailler au couteau l'atmosphère qui régnait dans la salle de briefing. Les officiers supérieurs d'Honor – ainsi que Warner Caslet et Denis Jourdain – avaient pris place à la longue table, et plus d'un visage était sombre. — Mon Dieu, madame, dit Jennifer Hughes, il n'a pas hésité à le faire – à tuer tous ces gens. Et ça l'a fait sourire ! — Je sais, Jenny. » Honor ferma les yeux et se pinça l'arête du nez. Elle frissonna intérieurement, car elle n'en doutait plus : Warnecke était fou. Non pas au sens où il serait incapable de différencier le bien du mal, mais dans un sens plus profond, plus fondamental. Le bien et le mal ne lui importaient tout simplement pas, et le massacre qu'il venait négligemment de commettre confirmait la résolution d'Honor : quoi qu'il arrive, elle ne pouvait pas lui permettre de s'échapper pour recommencer. Car c'était là le point essentiel : il recommencerait ou commettrait d'autres atrocités comparables. Encore et encore... parce qu'il y prenait plaisir. — Nous ne pouvons pas – je ne peux pas le laisser partir, dit-elle. Il faut l'arrêter, ici et maintenant. — Mais s'il est prêt à tuer tout le monde sur la planète... » commença lentement Harold Tchou. Honor secoua vivement la tête. « Il ne l'est pas. Du moins pas encore. Il joue avec nous et il croit encore pouvoir gagner. Pensez à son dossier, à ce qu'il a tenté dans le Calice et à ce qu'il fait depuis. Indépendamment du reste, ce type est convaincu de pouvoir doubler l'univers entier parce qu'il est plus ambitieux et impitoyable que les autres. Il compte là-dessus. Il s'attend à ce que nous soyons les gentils et que nous reculions plutôt que d'accepter la responsabilité de ce qu'il en coûterait pour l'arrêter. — Mais si nous ne reculons pas et qu'il appuie sur le bouton, nous serons responsables, madame », fit calmement Cardones. Les yeux d'Honor lancèrent des éclairs, et il agita aussitôt la main. « Ce n'est pas ce que je veux dire, pacha. Vous avez raison : la décision lui appartient. Mais, d'un autre côté, nous saurons que nous aurions pu le laisser partir et éviter le massacre. Il avait dit « nous », songea Honor, mais il pensait « vous ». Il essayait d'en faire une décision collective pour lui offrir une issue, pour la protéger. « Nous n'allons pas partir de ce principe, Rafe, répondit-elle doucement. D'autant moins que nous ne pouvons pas être certains qu'il ne le fera pas de toute façon. » Elle se frotta la tempe et secoua la tête. « Si détendu qu'il veuille paraître, il nous déteste forcément pour avoir détruit sa flotte et son petit royaume personnel. Il nous a déjà prouvé qu'il n'avait aucun scrupule à exterminer la population de toute une ville, et il sait parfaitement comment nous punir en retournant nos principes contre nous. L'aspect moral de la question ne l'effleurerait même pas, et ce qu'il a déjà fait lui vaudra la peine de mort aux mains de quiconque l'attrapera. Je lui ai offert une porte de sortie, mais il préfère la victoire complète plutôt que de se résigner à la prison, donc la menace du châtiment suprême ne lui fera pas peur non plus. De son point de vue, il n'a rien à perdre, alors pourquoi ne pas faire ce qu'il veut ? Elle se renfonça dans sa chaise en serrant Nimitz contre sa poitrine, et le silence s'empara du compartiment : les autres comprenaient qu'elle avait raison. « Si seulement il y avait un moyen de le séparer de ce transmetteur, murmura-t­elle. Un moyen de l'en éloigner pour que nous puissions nous occuper de lui une fois pour toutes.» Elle s'interrompit, et ses yeux s'étrécirent. Cardones se redressa sur sa chaise et fixa sur elle un regard inquiet, conscient que son esprit galopait. Puis il dévisagea les autres. Ses officiers paraissaient aussi inquiets que lui, mais Warner Caslet avait l'air aussi concentré qu'elle. « Le séparer du transmetteur », murmura le Havrien. Honor braqua les yeux sur lui, et il hocha lentement la tête. « Impossible, n'est-ce pas ? Mais si nous les éloignons de la planète, lui et son transmetteur ? — Exactement, dit Honor. Nous le mettons hors de portée des charges, ensuite nous nous occupons de son cas. — Il pourrait encore laisser un minuteur », fit remarquer Caslet. C'était comme si Honor et lui étaient seuls : les autres entendaient leurs paroles, mais ces deux-là communiquaient à un niveau inaccessible aux autres. « Nous pouvons gérer les minuteurs, répondit Honor. Nous savons d'où il transmet, et il ne mettrait pas son détonateur là où un autre pourrait y avoir accès. Cela signifie qu'il doit se trouver dans son quartier général, et nous pouvons le détruire depuis notre orbite s'il le faut. — C'est dans une ville, objecta Caslet. — Je vous l'accorde, mais, s'il utilise un minuteur, il le réglera pour retarder la détonation jusqu'à ce qu'il soit trop loin de Sidemore pour nous permettre de le rattraper avant sa translation, et son vaisseau de maintenance est sans doute encore plus lent que le Voyageur. Même s'il pouvait produire une accélération de deux cents g – ce qui n'est pas le cas –, il lui faudrait plus de quatre heures pour atteindre l'hyperlimite, et nos BAL peuvent accélérer à près de six cents g. Ce qui nous donne trois heures pendant lesquelles ils pourraient le rattraper, même en partant d'une position arrêtée. — Trois heures pour trouver un minuteur qui pourrait être n'importe où dans son QG ? protesta Caslet. — Pas nécessairement, fit Honor d'une voix froide comme l'espace. C'est une ville assez grande, mais son QG se trouve en périphérie. Si besoin, nous pouvons probablement faire évacuer cette extrémité de la ville puis vaporiser le QG d'une frappe cinétique. Le souffle et l'onde thermique détruiraient pas mal de bâtiments alentour, mais l'explosion serait propre et nous n'aurions à tuer personne. D'ailleurs, il va laisser beaucoup de monde derrière lui. Imaginez que nous leur parlions de la présence des charges ? Ensuite nous leur offrons la prison à vie s'ils trouvent le minuteur, le désactivent et nous le remettent... en précisant que si tout saute nous exécuterons les survivants. Comme leur "chef intrépide" les aura déjà laissés tomber, je pense que nous pouvons compter sur eux pour le trouver à notre place. — Les deux sont risqués, toutefois vous avez probablement raison, acquiesça Caslet. Mais comment obtenons-nous qu'il quitte la planète ? Il est peut-être fou, mais il est trop malin pour accepter une solution qui ne paraisse pas au moins praticable. — Les systèmes de com, fit doucement Honor. Les systèmes de com du vaisseau de maintenance. C'est la faiblesse du fil auquel il a suspendu son épée de Damoclès. — Mais bien sûr ! » Les yeux de Caslet s'enflammèrent. « Son unité manuelle ne peut pas avoir la portée nécessaire. Une fois éloigné de plus de quelques secondes-lumière de la planète, il lui faudra utiliser le système de com du vaisseau pour transmettre l'ordre au détonateur ! — Exactement. » Les yeux chocolat d'Honor brillaient autant que ceux du Havrien, et elle sourit. « Non seulement ça, mais je vois peut-être un moyen d'éliminer aussi le minuteur de l'équation – ou du moins de nous donner une heure supplémentaire pour le trouver. — Vraiment? Caslet se frotta le menton. « Je pense. Harry, fit-elle en se tournant vers l'ingénieur en chef, je vais avoir besoin de vous pour me bricoler un équipement spécialisé dans cette optique. D'abord... » « Très bien, monsieur Warnecke, annonça Honor quelques heures plus tard au visage affiché sur son écran de com. J'ai réfléchi à mes options, comme je vous l'avais promis, et j'ai une proposition à vous faire. — Ah oui ? » Warnecke sourit comme un oncle bienveillant et leva les mains pour l'inviter à parler. « Allez-y, capitaine Harrington. Étonnez-moi par votre sagesse. — Vous voulez quitter le système, et moi je veux m'assurer que vous ne ferez pas sauter la planète à votre départ, d'accord ? » Honor s'exprimait calmement, s'efforçant d'ignorer les violentes émotions d'Andrew LaFollet qui l'assaillaient à travers son lien avec Nimitz, car le chef de sa garde rapprochée était horrifié par ce qu'elle se proposait de faire. Mais elle ne pouvait pas se permettre de se laisser distraire pour l'instant. Sa participation personnelle était l'unique appât susceptible de piéger un homme qui n'envisageait l'univers que comme une extension de sa personne – et attendait la même chose des autres –, et elle concentra toute son attention sur l'ennemi. « Ça me semble parfaitement résumer nos positions, fit Warnecke. — Très bien. Je vous propose ceci : je vous permets, à vous et à vos hommes, d'embarquer sur le vaisseau de maintenance - mais seulement après que j'aurai envoyé une équipe d'abordage neutraliser tous ses systèmes de communication. » Warnecke pencha la tête, l'air perplexe, et elle sourit. « En l'absence d'un système embarqué pour transmettre l'ordre de mise à feu, vous ne pourrez pas me doubler à la dernière minute, n'est-ce pas ? — Vous plaisantez, capitaine ! » Cette fois Warnecke était irrité, et il fronça les sourcils. « Si vous me privez de capacité de transmission, vous m'enlevez aussi mon arme. Je ne me sens pas très intéressé par la perspective de monter à bord pour y être aussitôt vaporisé ! — Patience, monsieur Warnecke. Patience ! » Honor sourit. ; « Une fois que mon équipe aura désactivé le système de com, vous enverrez vos "collaborateurs" à bord. Vous, toutefois, en compagnie de trois personnes de votre choix au plus, monterez dans une navette désarmée arrimée à l'extérieur de votre vaisseau, où trois de mes officiers et moi-même vous rejoindrons. Le transmetteur de notre navette sera, lui, capable d'envoyer l'ordre de mise à feu à tout moment pendant cette opération. Mes hommes saboteront ensuite tous les transmetteurs installés dans les bâtiments légers occupant vos hangars d'appontement. Quand ils m'auront annoncé que tous les systèmes de com longue portée – à l'exception de celui de notre navette – sont inopérants, je permettrai à votre vaisseau de quitter l'orbite de Sidemore. Vous disposerez également à bord de la navette d'une radio courte portée – pas plus de cinq cents kilomètres, calculés par mes hommes et non par les vôtres – grâce à laquelle vous maintiendrez le contact avec votre personnel. Quand vous aurez acquis la certitude que toute mon équipe d'abordage a quitté votre vaisseau, vous, mes trois officiers et moi-même resterons dans la navette pendant que vous vous dirigerez vers l'hyperlimite. En admettant qu'aucun... "incident" ne se produise avant l'hyperlimite, vous monterez alors à bord de votre vaisseau, tandis que mes officiers et moi-même désarrimerons la navette et regagnerons le mien, en emportant avec nous votre seul moyen de faire sauter les charges. Dans la mesure où la navette ne sera pas armée, nous serons bien évidemment incapables d'empêcher votre départ. » Elle leva la main, paume vers le ciel, et arqua les sourcils. Warnecke la regarda fixement pendant quelques secondes. « Proposition intéressante, capitaine, murmura-t-il enfin. Toutefois, bien qu'il soit malvenu de soupçonner une noble dame et officier de duplicité, qu'est-ce qui empêcherait votre équipe d'abordage d'installer un engin explosif pendant la destruction de mes transmetteurs ? Je serais vraiment contrarié de passer en hyperespace pour voir mon vaisseau anéanti. — Votre propre personnel sera libre d'observer nos opérations. Mes hommes seront armés, bien sûr, et toute tentative d'intervention entraînera l'usage de la force. Mais les vôtres n'ont pas réellement besoin d'intervenir, n'est-ce pas ? Il leur suffit de vous dire qu'un tel engin a été mis en place, et vous appuyez sur le bouton. — Certes. » Warnecke se gratta doucement la barbe. « Mais il reste la question de la navette, capitaine. J'apprécie que vous soyez prête à jouer les otages pour attester de vos bonnes intentions, mais vous souhaitez aussi amener trois de vos officiers. Or, si vous placez quatre militaires armés, dont vous-même, dans une situation pareille, ils pourraient bien décider de se prendre pour des héros, et je n'aimerais pas ça non plus. — Peut-être pas, mais il me faut bien un moyen quelconque de m'assurer que vous ne donnerez pas l'ordre grâce au système corn de la navette. — Certes, répéta Warnecke avant de sourire paresseusement. Néanmoins, capitaine, je vais devoir insister pour que votre personnel ne soit pas armé. — Impossible, trancha Honor en priant pour qu'il ne devine mais qu'elle avait déjà réfléchi à la question. Je n'ai pas l'intention de vous fournir des otages supplémentaires, monsieur Warnecke. — Je crains que vous n'ayez pas le choix. Allons, capitaine ! Où est passé votre courage de guerrière, votre détermination à mourir pour vos idées ? — Mourir pour mes idées n'est pas un problème, rétorqua Honor. Mourir et vous permettre de faire sauter la planète l'est, en revanche. — Alors je crois que nous sommes dans l'impasse. Dommage. Ça semblait une si bonne idée. — Attendez. » Honor croisa les mains derrière le dos et se mit à faire les cent pas, le front manifestement plissé par la réflexion. Warnecke s'adossa en jouant avec son transmetteur portable et sifflota un air joyeux pendant que les secondes s'égrenaient. Puis Honor s'arrêta et fit de nouveau face à la caméra. « D'accord, vous pourrez vérifier que nous ne portons pas d'armes quand nous monterons à bord, dit-elle en dissimulant soigneusement qu'elle avait eu l'intention de faire cette proposition depuis le début, mais mes hommes se trouveront encore dans votre vaisseau à ce moment-là, donc je vous conseille de faire très attention à la manière dont vous vous y prendrez. Nous embarquerons dans votre navette avant que les émetteurs de vos autres bâtiments légers soient neutralisés, et l'un de mes ingénieurs placera une charge de démolition à l'extérieur de la navette – une charge suffisamment puissante pour détruire votre vaisseau tout entier. — Une charge de démolition ? » Warnecke écarquilla les yeux, et elle réprima un sourire à ce signe qu'elle avait finalement réussi à le surprendre. « Ça me semble honnête, fit-elle, vu celles que vous avez déjà placées sur la planète. Notre charge sera conçue pour détoner sur l'ordre de mon vaisseau, avec lequel je resterai en communication à tout instant. En cas d'interruption des communications, mon second fera sauter la charge et votre vaisseau avec –ainsi que nous deux. » Il fronça les sourcils, et elle s'imposa de rester impassible. Il y avait une faille évidente dans son offre, et elle le savait. Mieux, elle s'attendait à ce que Warnecke la décèle. Si elle avait bien cerné sa personnalité, il s'arrangerait à coup sûr pour en tirer parti... et sa surprise lorsqu'il découvrirait que c'était impossible devrait détourner son attention de ce qu'elle comptait réellement faire. « Mon Dieu, que c'est élégant, hein ? gloussa-t-il enfin. Je me demande si nous aurons le temps de faire quelques parties de poker, capitaine. Il serait intéressant de voir si votre sens du jeu se confirme aux cartes. — Je ne joue pas, monsieur Warnecke. Vous pouvez anéantir la planète et vous pouvez me tuer, mais seulement si vous êtes prêt à mourir vous-même. Si aucun... incident ne se produit, toutefois, et que vous montez à bord de votre vaisseau au moment convenu – disons à dix minutes de l'hyperlimite –, mes officiers et moi pourrons éloigner la navette, votre transmetteur et la charge de démolition de votre vaisseau. — Eh bien, eh bien, eh bien », murmura Warnecke. Il réfléchit en silence pendant quelques secondes puis hocha la tête. « Très bien, capitaine Harrington. Marché conclu. » CHAPITRE TRENTE-DEUX Il fallut des heures pour régler les détails, mais l'opération resta dans l'ensemble conforme à la proposition d'Honor. Il était irritant de supporter la politesse narquoise de Warnecke tandis qu'il la poussait à se plier à ses exigences de liberté, mais elle pouvait l'accepter car, au cours de leurs négociations complexes, il parut ne jamais remarquer un point précis — un détail peut-être, mais un détail vital : elle n'avait pas une seule fois déclaré son intention de le laisser partir. À chaque étape, elle formulait ses propres commentaires en termes conditionnels. Si Warnecke acceptait ses exigences et si tout se passait conformément à leurs accords, alors il serait libre de partir. Mais elle avait déjà choisi le moment où elle s'assurerait que l'on s'écarte du plan... et jamais elle n'avait donné sa parole sur ce point. La première étape consistait à envoyer une équipe à bord du vaisseau de Warnecke, et elle se déroula plus facilement qu'Honor ne l'aurait cru. Les pinasses de Scotty Tremaine débarquèrent Susan Hibson et une compagnie entière de fusiliers en armure de combat sur le vaisseau de maintenance, pendant que deux des BAL de Jacqueline Harmon montaient la garde non loin. L'équipage du vaisseau de maintenance était manifestement effrayé par la perspective de voir ces hommes de troupe lugubres et lourdement armés monter à bord, mais il ne pouvait rien faire pour les en empêcher. Un examen superficiel révéla que le bâtiment était encore plus lent qu'Honor ne s'y attendait : c'était un gros chantier naval mobile mais pesant, incapable de produire une accélération supérieure à 1,37 km/s2. Et il n'était pas du tout armé — il n'embarquait même pas de défenses actives, ce qui en faisait une cible parfaite si l'un des capitaines de Harmon décidait de tirer, et l'équipage le savait. Certains dans l'équipage furent enchantés de voir les fusiliers de Hibson, car près du tiers d'entre eux — dont bon nombre de Manticoriens — avaient été capturés sur les cargos saisis par l'escadre de Warnecke et mis face au choix suivant : travailler pour leurs ravisseurs ou mourir. Il n'y avait que très peu de femmes, et les yeux verts de Hibson prirent un éclat glacial lorsque les esclaves de Warnecke, libérés, lui racontèrent ce qui était arrivé à leurs collègues féminines. Elle mourait d'envie de lâcher ses fusiliers sur l'équipage nerveux du vaisseau, mais elle étouffa sa colère. Elle pouvait attendre, car elle savait déjà ce que prévoyait le capitaine Harrington. Quand Hibson eut sécurisé le bâtiment — et transféré les esclaves sur le Voyageur —, la destruction des systèmes de communication débuta. Des hommes de Harold Tchou, accompagnés par les fusiliers vigilants de Hibson et les techniciens corsaires qui n'en menaient pas large, neutralisèrent les sections com en ôtant certains composants et en en écrasant d'autres. Au lieu d'une simple radio, Warnecke avait insisté pour que, dans la navette, ses trois compagnons et lui soient autorisés à porter des combinaisons souples dotées de leurs propres équipements de com. Ceux-ci étaient légèrement plus puissants que ce qu'Honor avait en tête, mais l'échange était acceptable, et les récepteurs du vaisseau furent laissés intacts, ainsi qu'un transmetteur à courte portée, de façon à permettre à Warnecke de communiquer avec son équipage depuis la navette. Tous les autres transmetteurs furent mis en pièces. L'équipage pourrait à peine réparer les dégâts, évidemment — après tout, il s'agissait d'un vaisseau de maintenance –, mais cela prendrait au moins deux jours, ce qui suffirait amplement pour les opérations telles que presque tout le monde pensait les voir se dérouler. Une fois les systèmes de com neutralisés, Hibson retira tous ses pelotons sauf un, lequel prit position dans le hangar d'appontement où il devait à la fois servir d'otage, afin d'éviter qu'Honor ne tente de détruire le bâtiment, et d'observateur à l'arrivée de chaque navette en provenance de Sidemore. Le major se demandait comment la garnison restée sur la planète réagissait à tout cela – mais les hommes de troupe ignoraient probablement ce qui se tramait. C'était même évident, songea-t­elle. S'ils avaient su, une bagarre générale en aurait instantanément résulté pour l'attribution des places sur le vaisseau. Faire passer Warnecke lui-même de Sidemore au vaisseau fut particulièrement problématique. Il aurait été simplissime pour les lasers d'un BAL de détruire sa navette pendant le transit et, les faisceaux laser se propageant à la vitesse de la lumière, il n'en aurait pas été prévenu à temps pour appuyer sur le bouton avant de mourir. Honor avait craint qu'il ne réagisse en installant un dispositif d'homme mort qui agirait comme détonateur si son transmetteur cessait d'émettre, mais elle s'était préparée à cette éventualité. Après tout, le but de leur négociation était de créer une situation dans laquelle il n'existerait qu'un seul transmetteur, dont Warnecke se séparerait juste avant de quitter le Marais, et elle était décidée à soutenir que ces considérations rendaient le dispositif d'homme mort inacceptable. Par bonheur, la question ne s'était toutefois pas posée, car Warnecke avait accepté la proposition qu'elle lui avait faite pour résoudre le problème de son acheminement jusqu'au vaisseau. Le transfert complet nécessiterait quinze vols de navette, et elle avait offert de mettre ses BAL hors de portée d'armes à énergie et de n'utiliser que des cotres dépourvus d'armement pour retirer ses fusiliers une fois que tout aurait été réglé de manière satisfaisante. Comme elle ne pouvait pas savoir avant son arrivée dans quelle navette se trouvait Warnecke et qu'elle ne pouvait plus l'attaquer qu'avec des missiles – armes subluminiques –il lui était impossible de lancer l'assaut sans donner au pirate le temps d'enfoncer le bouton. Finalement, Warnecke arriva par la quatrième navette, qui s'arrima aussitôt à la coque extérieure du vaisseau de maintenance grâce à ses faisceaux tracteurs ventraux, à quatre-vingt-dix mètres du premier sas. En l'absence de boyau d'accès, l'équipage du vaisseau n'aurait aucun moyen de prendre la navette d'assaut – ni d'atteindre la charge de démolition que les ingénieurs de Tchou fixeraient sur sa coque – sans effectuer de sortie extravéhiculaire, et les baies d'observation permettraient à Honor de surveiller la charge du coin de Une fois de plus, le personnel du bâtiment pirate regarda les hommes de Tchou placer la charge, puis l'heure arriva. — Vous êtes folle, milady, plaida le major LaFollet à voix basse mais passionnée tandis que le cotre approchait la navette de Warnecke. C'est la chose la plus insensée que vous ayez jamais faite – et ce n'est pas peu dire ! — Il va falloir vous y faire, Andrew », répondit Honor en regardant par le hublot tandis que le pilote manœuvrait pour s'arrimer sas à sas avec la navette. Le chef de ses gardes du corps ferma la bouche en grinçant des dents, et elle eut un petit sourire pour son propre reflet dans le hublot. Pauvre Andrew. Il détestait vraiment cette situation, mais c'était la seule qui offrît une chance de réussite, songea-t-elle en se détournant du hublot pour examiner ses « officiers » pendant que les sas se rejoignaient. La question de qui l'accompagnerait ne s'était pas posée : il lui aurait fallu mettre ses hommes d'armes aux arrêts pour pouvoir choisir quelqu'un d'autre. C'était pourquoi LaFollet, James Candless et Simon Mattingly avaient troqué leur uniforme de la garde Harrington contre des tenues manticoriennes, et elle était satisfaite de constater que les réserves du Voyageur avaient permis de bien les équiper. Candless portait un uniforme de capitaine de frégate, Mattingly était lieutenant de vaisseau et LaFollet petit sous-lieutenant des fusiliers. Cela détournerait probablement l'attention du véritable chef de son détachement de gardes du corps, mais la raison qui avait guidé ces choix était que, de tous ses hommes d'armes, LaFollet avait l'accent graysonien le plus prononcé. Candless avait appris à imiter l'accent sphinxien d'Honor presque à la perfection, et Mattingly pouvait passer pour un natif de Gryphon si besoin, mais LaFollet n'arrivait tout simplement pas à se débarrasser de l'accent doux et traînant de son monde natal. Il y avait peu de chances que Warnecke soit assez familier des dialectes manticoriens pour repérer un imposteur, mais il était inutile de prendre des risques, et personne ne s'attendrait à ce qu'un officier aussi peu gradé parle beaucoup. Le témoin vert s'alluma, le sas s'ouvrit, et Honor inspira profondément. « Très bien, les enfants, dit-elle à ses hommes d'armes, l'air serein. Mettons-nous au travail. » LaFollet grogna comme un ours irrité, puis passa devant elle tandis qu'elle haussait Nimitz sur son épaule. Elle avait longuement envisagé de laisser le chat sylvestre sur le Voyageur, mais il avait clairement exprimé son opinion sur le sujet. Cela n'aurait pas suffi à empêcher Honor de l'y cantonner pour autant, mais Nimitz s'était avéré beaucoup trop utile par le passé. Vu sa petite taille, peu d'étrangers se rendaient compte du danger mortel qu'il représentait, et sa capacité à lire les émotions de Warnecke et de ses sbires pourrait bien faire la différence entre la vie et la mort cette fois. Elle le sentit prêt, tendu comme un ressort, lorsqu'elle l'installa dans son cou, et prit le temps de lui rappeler mentalement qu'il devait attendre. Elle perçut son accord, mais un accord conditionnel, elle le savait et, malgré sa propre nervosité, elle s'en satisfaisait. Dans les situations de danger soudain, les chats sylvestres tendaient à réagir instinctivement, mais elle s'était assurée que Nimitz comprenait ce qu'elle comptait faire et elle se fiait à son jugement. De plus, si les choses tournaient vraiment mal, le chat empathe avait plus de chances qu'elle et ses hommes d'armes de le sentir à temps pour réagir. Quatre hommes en combinaison souple attendaient dans la navette quand Honor déboucha du sas derrière LaFollet. Warnecke était assis à l'avant du compartiment passagers, un transmetteur sur les genoux. Il était plus gros que celui qu'il avait sur la planète, plus qu'assez puissant pour faire sauter les charges depuis l'orbite, mais Honor s'y attendait car ils avaient discuté de ce changement. Tous les pirates portaient des pulseurs, et les deux qui flanquaient Warnecke avaient également des fusils à aiguille. Le quatrième, dont la combinaison arborait les ailes d'argent stylisées d'un pilote, se tenait à la sortie du sas afin de les fouiller, en quête d'armes. LaFollet s'était déjà écarté, le visage empourpré, furieux et humilié d'avoir dû se soumettre à une fouille, et le pilote eut un sourire mauvais en tendant les 'nains vers Honor. « Laissez vos mains où elles sont si vous ne voulez pas que je vous les casse », dit-elle. Elle n'avait pas élevé la voix, mais sa phrase claqua comme un fouet glacial et Nimitz découvrit les crocs. L'homme se figea, et elle eut un rictus ironique en tournant la tête vers Warnecke. « J'ai accepté qu'on vérifie que je ne portais pas d'armes, pas que l'un de vos sauvages me pelote. — Vous avez une grande gueule, madame, grogna l'un des gardes du corps de Warnecke. Et si je m'en servais pour repeindre la cloison ? — Ne vous gênez pas, dit-elle froidement. Votre "chef" sait ce qui se passera si vous le faites. — Du calme, Allen. Du calme, intervint Warnecke. Le capitaine Harrington est notre invitée. » Il sourit et pencha la tête de côté. « Toutefois, capitaine, vous devez me convaincre que vous n'êtes pas armée. — Oh, mais je le suis », répondit Honor avec un mince sourire. Les yeux de Warnecke s'étrécirent soudain, inquiets, tandis qu'elle brandissait la mallette rectangulaire attachée à son poignet gauche. Celle-ci mesurait vingt-deux centimètres de long, quinze de large, dix de profondeur et comportait en surface trois interrupteurs, un petit pavé numérique et deux diodes électroluminescentes éteintes. « Et qu'avons-nous donc là ? » Il s'efforça de garder un ton léger, mais sa voix trahissait une certaine tension, et ses gardes dégainèrent aussitôt leurs armes. « Quelque chose de bien plus puissant qu'un fusil à aiguille, monsieur Warnecke, dit calmement Honor. Il s'agit d'un détonateur à distance. Son activation arme la charge posée sur la navette, qui explosera si je ne tape pas le code adéquat toutes les cinq minutes au plus. — Il n'en a jamais été question! » Sa voix était hargneuse cette fois, et Nimitz siffla pendant qu'Honor se mettait à rire. C'était un son froid, comme si une lame gelée se brisait, et ses yeux marron étaient plus froids encore. « Non, en effet. Mais vous n'avez pas d'autre choix que de l'accepter, non? Vous êtes là maintenant, monsieur Warnecke. Vous pouvez me tuer, ainsi que mes trois officiers. Vous pouvez même anéantir la planète. Mais cette charge sera toujours là, de même que mon bâtiment, prêt à la mettre à feu. Et vous serez mort dans les dix secondes qui suivront. » La bouche du pirate se tordit, et elle lui adressa un sourire narquois. « Allons, monsieur Warnecke ! Vous avez vos fusils à aiguille et, comme convenu, mes hommes ne portent même pas de combinaison souple. Vous pouvez nous exécuter ou dépressuriser la navette à tout moment. Tout ce que je peux faire, c'est nous tuer moi-même... et, bien sûr, vous emmener avec nous dans la tombe. Ça me paraît un équilibre raisonnable des forces. » Les yeux de Warnecke brillaient, mais il s'imposa de reprendre une expression sereine. « Vous êtes plus maligne que je ne croyais, capitaine, déclara-t-il sur un ton plus conforme à son calme habituel. — Vous ne pensiez pas sérieusement que j'avais oublié que nos communications sont subluminiques quand j'ai organisé tout ceci, n'est-ce pas ? rétorqua Honor. Nous sommes tombés d'accord pour que la navette quitte votre vaisseau à dix minutes de trajet de l'hyperlimite... ce qui placerait ma charge de démolition à douze minutes-lumière des transmetteurs de mon bâtiment. Mais cela importera peu si le transmetteur se trouve justement dans la navette, n'est-ce pas ? — Mais comment être sûr que vous n'avez pas caché d'arme là-dedans ? s'enquit Warnecke d'un ton badin. Ça me semble bien assez grand pour abriter un petit pulseur. — Je suis certaine que vous avez un détecteur de sources énergétiques quelque part dans le coin. Vérifiez vous-même. — Excellente idée. Harrison ? Le pilote fusilla Honor du regard puis ouvrit un placard. Il en sortit un scanner à main, qu'il passa sur la mallette qu'elle lui tendait. « Alors ? demanda Warnecke. — Rien, grommela le pilote. Je détecte une seule source énergétique de dix volts. C'est beaucoup pour un transmetteur à courte portée, mais pas suffisant pour un pulseur. — Veuillez excuser mon naturel soupçonneux, capitaine, murmura Warnecke en hochant la tête à cette annonce. J'ose espérer, toutefois, qu'il s'agit de la seule arme que vous ayez amenée à bord ? — Je n'ai amené que ce que vous voyez, répondit-elle très honnêtement. Quant à d'autres armes... » Elle remit la mallette à LaFollet, déposa Nimitz sur un siège, ouvrit sa veste, l'enleva et tourna sur elle-même dans sa chemise à col cheminée. « Vous voyez ? Rien dans les manches. — Verriez-vous un inconvénient à retirer également vos bottes ? fit poliment Warnecke. J'ai vu plus d'une mauvaise surprise dissimulée dans des bottes au fil des ans. — Si vous y tenez. » Honor ôta ses bottes et les tendit au pilote, qui les examina d'un air maussade mais compétent avant de les lui rendre de mauvaise grâce, l'œil assassin. « Rien à signaler », grogna-t-il, et elle lui retourna son regard avec un sourire moqueur en s'asseyant à côté de Nimitz pour les remettre. Elle rendossa sa veste et la ferma, puis reprit le chat dans ses bras, récupéra la mallette et gagna le fond du compartiment passagers. Elle prit place dans l'un des confortables fauteuils et posa la mallette sur ses genoux, puis enfonça le premier bouton. L'une des diodes s'alluma, brillant d'un éclat orange soutenu, et les deux gardes du corps la regardèrent, mal à l'aise. Elle attendit que Candless et Mattingly aient pénétré dans la navette et subi la fouille du pilote pour s'éclaircir la gorge. — Encore un détail, monsieur Warnecke. Avant que mon cotre ne se désarrime et que mes fusiliers ne quittent votre hangar d'appontement, le capitaine Candless va jeter un coup d'œil au poste de pilotage. Nous ne voudrions pas qu'un intrus s'y cache, n'est-ce pas ? — Non, bien sûr, fit Warnecke. Allen, accompagnez le capitaine – et assurez-vous qu'il ne touche à rien. » Le garde du corps fit un signe de tête, et les deux hommes disparurent à l'avant de la navette pendant qu'Honor et Warnecke s'observaient depuis les deux extrémités de la cabine longue de dix mètres. Ils revinrent après quelques secondes, et Candless hocha la tête. — C'est bon, commandant », annonça-t-il de son plus bel accent sphinxien. Honor acquiesça. Et maintenant, je crois que nous devrions tous nous asseoir ici, où je pourrai garder un œil sur vous, dit-elle aimablement. Je me rends compte que votre petit transmetteur est bien assez puissant pour envoyer l'ordre de mise à feu d'ici, mais, une fois que nous aurons dépassé sa portée, je ne voudrais pas que quelqu'un fasse une manœuvre malheureuse sur votre com sans que je puisse le voir. — Comme vous voudrez. » Warnecke fit signe à ses sbires, qui prirent place à ses côtés. Ils se trouvaient tous entre le poste de pilotage et Honor et ses hommes d'armes, et ils tournèrent leurs fauteuils vers elle juste au moment où sa mallette bipait et la deuxième diode se mettait à clignoter en rouge. Les quatre corsaires se raidirent, et Honor sourit. « Excusez-moi », murmura-t-elle avant de taper un code à neuf chiffres sur le pavé numérique. Le témoin rouge s'éteignit aussitôt, et elle s'enfonça confortablement dans son siège. — Tout va bien, commandant ? s'enquit le mécanicien navigant du cotre depuis le sas encore ouvert. — Affirmatif, chef. Dites au capitaine Cardones et au major Hibson de conclure l'opération. — À vos ordres, madame. » Les sas se fermèrent et le cotre se désarrima. Il s'éloigna d'une poussée de réacteurs et se dirigea vers le Voyageur. Cinq minutes – et un nouveau bip de la part de la mallette – plus tard, un autre trio de cotres quitta le hangar d'appontement, emportant Susan Hibson et ses fusiliers. — Harrison, vérifiez s'ils sont tous partis », ordonna Warnecke. Le pilote activa le circuit com de sa combinaison et y murmura quelques mots, puis écouta plusieurs secondes son oreillette. — Confirmé. Ils sont tous partis, et nous quittons l'orbite de la planète. — Bien. » Warnecke se carra dans son fauteuil. v Et maintenant, capitaine, je suggère que nous nous mettions tous à l'aise. Nous avons encore plusieurs heures à passer ensemble, après tout. » Les trois heures qui suivirent s'écoulèrent avec une lenteur glacée. Les secondes s'égrenaient à l'infini et la tension nerveuse flottait dans la navette comme un nuage de fumée. Toutes les cinq minutes, le signal sonore de la mallette posée sur les genoux d'Honor se déclenchait et le témoin rouge clignotait, et toutes les cinq minutes elle tapait le code qui les neutralisait. Mattingly et LaFollet étaient chacun devant un hublot : Mattingly surveillait la charge de démolition pendant que LaFollet s'assurait qu'aucun homme d'équipage en combinaison ne se faufilait vers le sas de la navette. Warnecke avait posé son petit transmetteur, un peu lourd, sur le siège voisin du sien, mais ses gardes du corps surveillaient Honor et ses hommes d'armes avec autant d'attention que Mattingly et LaFollet la charge et le sas. L'un d'eux avait toujours son arme en main, prêt à tirer, mais les fusils à aiguille étant des armes pesantes, et ils se relayaient tous les quarts d'heure de façon à reposer leurs bras. Un seul fusil à aiguille suffisait toutefois amplement. Manifestement, il était impossible d'atteindre Warnecke ou ses hommes vivant. Le trajet ne donna lieu à aucune conversation. Warnecke se contentait de rester assis en silence, un léger sourire aux lèvres, et Honor n'avait aucune envie de discuter avec lui ou ses hommes. Elle percevait leur nervosité à travers Nimitz, mais aussi leur sentiment grandissant de triomphe à mesure que le vaisseau de maintenance s'éloignait des bâtiments de guerre. Ils allaient réellement s'en tirer, et le chat sylvestre supportait mal leur jubilation. Il se lova auprès d'Honor, enfonçant compulsivement ses griffes dans la housse du fauteuil, et elle le caressa d'un mouvement lent et réconfortant au fil des minutes. La mallette émit un nouveau bip sonore, et elle ôta sans hâte sa main du chat pour taper des chiffres sur le pavé. Mais, cette fois, le code était légèrement différent. Le témoin rouge s'éteignit, et elle jeta un coup d'œil indifférent au chrono fixé à la cloison. Trois heures et quinze minutes. Fred Cousins et elle avaient soigneusement évalué la portée maximale du transmetteur portable de Warnecke avant de le laisser le substituer à l'original. Il était vaguement possible, en admettant que le dispositif récepteur soit assez sensible, qu'une unité de cette taille puisse porter jusqu'à deux minutes-lumière. Cela posé, Honor avait décidé qu'elle devrait attendre de se trouver à au moins cinq minutes-lumière de la planète avant d'oser tenter quoi que ce soit contre lui, et le moment était venu. Elle attendit encore quelques secondes puis enfonça le troisième bouton – celui que le nouveau code venait d'armer – et deux choses se produisirent. Tout d'abord, la capsule de brouillage, petite mais efficace, dissimulée dans la charge de démolition à l'extérieur de la navette fut activée et créa un champ assez puissant pour brouiller tout signal radio. Les lasers de communication de la navette pouvaient encore transmettre l'ordre de mise à feu, mais, tandis que le brouilleur se mettait en marche, le côté de la mallette s'ouvrit, et le poids familier d'un .45 automatique armé glissa dans la main d'Honor. Les hommes de Warnecke ne se rendirent compte de rien, car le siège devant elle leur dissimulait la mallette. De plus, ils savaient qu'elle n'était pas armée pour avoir contrôlé la mallette sans découvrir la source énergétique caractéristique d'un pulseur ou de toute arme de poing moderne. L'idée qu'elle puisse receler un engin si primitif qu'il recourait à la propulsion chimique ne les avait même pas effleurés. Honor ne cilla pas en brandissant le pistolet d'un mouvement fluide, et son grondement assourdissant frappa soudain la cabine comme le marteau de Dieu. Le garde du corps nommé Allen avait son fusil à aiguille à l'épaule, mais la cartouche de plomb à tête creuse qui lui perça le front ne lui laissa pas le temps de comprendre qu'il était mort, et le vacarme inattendu figea tous les corsaires pendant une fraction de seconde fatale. Le deuxième garde du corps fut tout aussi surpris que les autres, et il n'avait fait aucun geste quand l'arme rugit à nouveau sans attendre. Il fut projeté de son siège et aspergea la cloison — ainsi qu'André Warnecke — de sang et de matière grise, et Honor se leva, tenant le pistolet à deux mains. « La fête est finie, monsieur Warnecke », dit-elle en le fixant d'un regard taillé dans une pierre brune gelée. Elle devait parler fort pour s'entendre malgré le tintement dans ses oreilles, et elle sourit au corsaire qui la dévisageait, incrédule. « Debout, et éloignez-vous du transmetteur. » Warnecke déglutit, les yeux écarquillés, comprenant qu'il avait enfin trouvé un tueur plus dangereux que lui-même, puis il hocha la tête, secoué, et se hissa sur ses pieds. Ce fut l'instant que choisit le pilote pour plonger vers un fusil à aiguille tombé à terre, et le vacarme impressionnant et assourdissant du .45 retentit deux fois dans la cabine. Honor n'avait pas visé la tête cette fois et, avant de mourir, le pilote hurla pendant plus de quinze secondes en se tordant sur le pont pendant que du sang jaillissait de sa bouche. Mais elle ne broncha pas, et le pistolet fut de nouveau braqué vers le front de Warnecke avant qu'il pense à saisir sa propre arme. « Debout », répéta-t-elle. Il s'exécuta. Il s'éloigna du transmetteur, et Honor fit signe à LaFollet. Le chef de ses hommes d'armes ne fut pas tendre. Il remonta l'allée tribord en restant bien à l'écart de l'angle de tir de son seigneur avant d'atteindre Warnecke, qu'il jeta brutalement au sol. Il lui enfonça un genou dans le dos et lui tordit les bras si violemment en arrière que le corsaire cria de douleur. Mattingly le rejoignit en un instant et ramassa les deux fusils tachés de sang et de cervelle pour les lancer à Candless, puis LaFollet et lui remirent Warnecke debout. Mattingly ôta d'une main le pulseur de son étui pour l'enfoncer dans sa veste, puis les deux hommes d'armes le conduisirent au fond de la cabine et le poussèrent sur un siège. Mattingly s'assit trois places plus loin en pointant le pulseur saisi vers la poitrine de Warnecke, et Honor baissa prudemment le chien du .45 puis fourra l'arme dans la poche de sa veste. « Je vous ai fait une proposition qui vous aurait laissé la vie sauve, dit-elle à son prisonnier. J'aurais honoré cet engagement. Grâce à vous, je n'ai plus à le faire. » Son sourire aurait gelé le cœur d'une étoile. « Merci, monsieur Warnecke. J'apprécie. » Elle reprit sa mallette et tapa un troisième code sur le pavé numérique. La capsule de brouillage cessa toute activité, et les faisceaux tracteurs arrimant la charge de démolition à la navette se désengagèrent. L'engin dont Warnecke, insouciant, avait supposé qu'il ne s'agissait que d'une simple charge de démolition cogna contre la coque du vaisseau de maintenance, et le témoin orange confirma sa mise en place grâce à un nouveau jeu de faisceaux tracteurs. Honor ramassa Nimitz et sentit la joie féroce du chat sylvestre dans ses bras, puis elle enjamba le corps des hommes qu'elle avait tués pour gagner le poste de pilotage. Les commandes étaient classiques, mais elle posa le chat sur le siège du copilote et prit deux minutes pleines pour se familiariser avec elles avant d'enfiler le casque du pilote et de relever le capot en plastique protégeant l'interrupteur d'alimentation des faisceaux tracteurs ventraux. Se séparer d'un bâtiment en marche et sous impulseurs constituait une manœuvre difficile, mais au moins le vaisseau de maintenance n'avait pas de barrières latérales. Elle alluma le témoin d'accélération dans la cabine passagers et prit la parole sur l'intercom. — Accélération dans trente secondes. Bouclez vos harnais, ça va secouer. » Elle attendit en regardant les secondes s'égrener, puis coupa les faisceaux maintenant la navette contre la coque du vaisseau et poussa au maximum les leviers commandant les réacteurs principaux et ventraux. Il s'agissait de réacteurs conventionnels mais puissants, et une accélération de plus de cent g écarta la navette du vaisseau. Le système de gravité artificielle du petit bâtiment fit de son mieux, mais son compensateur d'inertie ne pouvait pas s'appuyer sur des bandes gravitiques. Vingt g s'abattirent sur ses passagers, et Honor grogna sous ce coup de poing géant. Mais la navette se dirigeait vers l'extérieur des bandes gravitiques du vaisseau de maintenance sous accélération de un km/s2, ce qui suffisait amplement pour lui permettre de s'en échapper avant que l'étranglement arrière des bandes ne la détruise. Honor soupira de soulagement une fois en sécurité et coupa les réacteurs ventraux. Elle sollicita les réacteurs principaux pendant encore trente secondes, utilisant les réacteurs d'attitude pour s'éloigner du vaisseau de maintenance sous une accélération plus tolérable de cinquante gravités, puis elle alluma le transmetteur de la navette. « Vaisseau pirate, ici le capitaine Honor Harrington, dit-elle froidement. Votre chef est mon prisonnier. Les charges nucléaires dispersées sur la planète sont désormais inopérantes, mais vous avez une bombe de deux cents kilotonnes fixée à votre coque, et c'est moi qui détiens le détonateur. Faites demi-tour immédiatement ou je la ferai sauter. Vous avez une minute pour obéir. » La navette était désormais assez loin pour allumer ses propres impulseurs, et Honor leva les bandes gravitiques et s'élança sous quatre cents gravités. Elle regardait d'un œil le gros vaisseau qui s'éloignait et de l'autre le chrono. Elle reprit le micro. « Il vous reste trente secondes », annonça-t-elle sur un ton monocorde en faisant pivoter la navette pour maintenir le contact visuel avec le vaisseau de maintenance. Celui-ci continuait à se diriger vers l'hyperlimite, et elle se demanda si l'équipage pensait qu'elle bluffait ou n'avait simplement plus rien à perdre. — Quinze secondes, dit-elle sans émotion, la main au-dessus de la mallette. Dix secondes. » Le vaisseau maintenait obstinément son cap, et elle détourna l'avant de la navette pour ne plus l'avoir dans son champ de vision pendant qu'elle polarisait les hublots de la cabine passagers. — Cinq secondes, dit-elle d'une voix de bourreau tout en observant le vaisseau sur son radar. Quatre... trois... deux... une. Elle enfonça le deuxième bouton de sa mallette, et le vaisseau de maintenance ainsi que son équipage au complet disparurent dans un éclair spectaculaire. CHAPITRE TRENTE-TROIS Ginger Lewis regardait sa section aider l'équipe du rail numéro trois à manœuvrer la capsule pour lui faire réintégrer la cale numéro un. La capsule était plus petite qu'un BAL mais bien plus grosse qu'une pinasse, et ses concepteurs s'étaient moins souciés d'en simplifier la manutention que d'en assurer l'efficacité au combat. De plus, le Voyageur étant l'un des quatre premiers bâtiments équipés de la nouvelle version lancée sur rails, son équipage avait dû inventer les procédures de manutention au fur et à mesure, ce qui n'arrangeait rien. Mais chaque capsule avait coûté plus de trois millions de dollars, ce qui plaçait leur réutilisation très haut sur la liste de priorités de ConstNav. Sans compter, Ginger le reconnaissait, qu'il était logique de vouloir les retrouver pour s'en servir contre un autre ennemi. Mais tout cela ne rendait pas la tâche moins pénible. Les BAL du capitaine Harmon avaient récupéré toutes les capsules utilisées lors de la destruction brutale et rapide des croiseurs d'André Warnecke, à trois exceptions près — belle performance car leur matériau à faible signature énergétique rendait leur localisation très difficile. Ça ne serait pas bête de les équiper d'une balise de guidage, songea Ginger en se promettant d'en faire la suggestion. On se demande pourquoi personne à ArmNav n'y a pensé ! Ensuite, les vingt-sept capsules localisées (sans balise) avaient été remorquées jusqu'au Voyageur, où des équipes des machines et de la section tactique en combinaisons souples s'étaient échinées à revalider leurs cellules de lancement. Deux capsules avaient été mises hors circuit — elles étaient réparables, mais pas sur les ressources du bord — et le capitaine avait ordonné qu'on les détruise. Il en restait donc vingt-cinq dont il fallait recharger les cellules. On aurait pu le faire sur les rails de lancement, mais le Voyageur était équipé des derniers missiles Mark 27, mod. C, qui pesaient un peu plus de cent vingt tonnes sous gravité standard. Même en apesanteur, cela représentait une masse et une inertie conséquentes, et ces fichus engins mesuraient presque quinze mètres de long. Tout bien considéré, Ginger devait admettre que les recharger à l'extérieur du bâtiment, où l'on avait toute la place voulue, pour ensuite les remettre sur les rails était beaucoup plus logique. C'était aussi éreintant, et les équipes des machines et de la section tactique y travaillaient depuis dix-huit heures d'affilée. C'était le troisième quart pour Ginger, et elle commençait à s'inquiéter de l'épuisement des troupes. Des hommes fatigués risquaient d'agir dangereusement, et son travail consistait à s'assurer que cela n'arrive à aucun des techniciens sous ses ordres. Progressant à angle droit sur la paroi verticale, elle prit de la hauteur dans la cale afin de mieux voir les hommes chargés de la mise sur rails — en combinaisons rigides et équipés de systèmes de manutention tirer/pousser — s'efforcer d'y amener une capsule. Les unités de manutention ressemblaient à de gros lance-missiles portatifs dont chaque extrémité comprenait un dispositif tirer/pousser adapté à des charges d'un millier de tonnes. Les hommes s'en servaient comme de vérins de calage géants et invisibles pour aligner le sabot magnétique de la capsule avec le rail et, malgré la fatigue, ils y mettaient une certaine énergie. Leurs efforts tirèrent un sourire fatigué à Ginger. Le moral à bord du Voyageur s'était amélioré depuis Schiller. Ils avaient d'abord détruit deux contre-torpilleurs pirates – bon, d'accord, un contre-torpilleur – ainsi qu'un croiseur léger, et pris un croiseur havrien pour faire bonne mesure. Puis ils étaient entrés dans le Marais et avaient vaporisé quatre croiseurs lourds, pour ensuite capturer l'un des criminels les plus célèbres de l'histoire silésienne au cours d'une fusillade impliquant le pacha, envoyer encore un millier de corsaires droit en enfer et sauver une planète entière d'une catastrophe nucléaire. Pas mal, songea-t-elle avec un nouveau sourire en se rappelant une lointaine discussion avec un Aubrey Wanderman amèrement déçu. Ce n'est pas un vaisseau du mur, non, Wonderboy. Mais bizarrement je doute que tu aurais voulu être ailleurs que sur le pont de commandement de la vieille quand on a eu celui-là! Comme toujours, penser à Aubrey éveilla automatiquement son inquiétude, mais là aussi il se passait quelque chose. Elle n'avait pas réussi à savoir quoi exactement. Son grade était encore trop neuf pour qu'elle ait le réflexe de faire appel au réseau d'information des maîtres principaux – on ne pouvait pas parler de commérage, après tout – mais elle savait que Horace Harkness et le canonnier Hallowell n'y étaient pas étrangers, or elle vouait un immense respect à ces deux hommes. Savoir qu'ils s'en étaient mêlés la soulageait énormément, de même que les changements qu'elle voyait s'opérer en Aubrey. Il restait sur ses gardes, mais il n'était plus terrifié et, si elle ne se trompait pas, il commençait à s'étoffer. L'un des effets secondaires du prolong était le ralentissement du processus de maturation physique. A vingt ans, Aubrey ressemblait à un adolescent de seize ou dix-sept ans d'une civilisation pré-prolong, mais il se transformait en adolescent solide et musclé, et son assurance augmentait en conséquence. Il avait aussi acquis une nouvelle maturité. Le gamin qu'elle avait taquiné – et discrètement pris sous son aile – pendant leur formation était en train de grandir, et l'homme qu'il devenait lui plaisait. « Très bien ! » L'exclamation triomphale du chef Weintraub éclata sur son circuit com lorsque la capsule se positionna enfin correctement. Les techniciens reculèrent hors du périmètre de sécurité du rail pendant que Weintraub faisait signe au lieutenant Wolcott de faire avancer la capsule, et Ginger entendit un chœur de hourras fatigués lorsque l'engin reprit doucement sa place dans la file de lancement. « Plus que huit, les enfants, dont deux seulement pour nous. » Weintraub actionna les réacteurs de sa combinaison pour se tourner vers Ginger et agita un bras manipulateur dans sa direction. e La prochaine arrive d'ici cinq minutes, Ginger. Laissez votre équipe et allez voir dehors comment progresse le chargement du numéro vingt-quatre, vous voulez bien ? — Pas de problème, chef. » Techniquement, Ginger était le supérieur de Weintraub, mais c'était lui le spécialiste qu'ArmNav avait formé précisément pour superviser le rail numéro trois, et c'était son opération. Et puis cela offrait à Ginger l'occasion de s'amuser avec son pack RUP pour la première fois depuis le début du quart. Elle lui fit signe en retour, marcha jusqu'au bord de la porte de cale et consulta le visu tête haute projeté sur la visière de son casque. Ah ! la capsule vingt-quatre était là. A neuf kilomètres par zéro-trois-neuf. Ginger dégagea ses bottes de la coque et flotta librement pendant un moment, tout en contemplant l'énorme bille bleu et blanc qu'était Sidemore. C'est vraiment une jolie planète. je suis contente qu'on ait pu la rendre aux gens à qui elle appartient. Puis elle regarda les étoiles, et un sentiment familier de respect et d'admiration la gagna. Contrairement à certains, Ginger adorait les activités extravéhiculaires. L'immensité de l'univers ne lui posait pas de problème : elle lui trouvait une vertu purifiante et apaisante – elle en tirait un sentiment particulier d'intimité ainsi qu'une joie étonnée que Dieu lui permette d'apercevoir sa créai ion de son propre point de vue éblouissant. Mais elle n'était pas là pour admirer la vue. Elle centra son réticule VTH sur le signal de la capsule vingt-quatre et verrouilla son vecteur dans le système de guidage automatique de l'énorme pack de réacteurs à utilisation prolongée attaché à sa combinaison souple. Les packs RUP, conçus pour les AEV longues, dépassaient en endurance et en puissance les réacteurs standards équipant les combinaisons, et Ginger appréciait les rares occasions qu'on lui donnait de jouer avec. Elle vérifia encore une fois son vecteur, sourit d'avance et enfonça le bouton de mise en route. C'est là que tout bascula. A l'instant où elle alluma les réacteurs, le système tout entier perdit la tête. Au lieu de la poussée modérée qu'elle attendait, le RUP passa instantanément à puissance maximale. Elle fut entraînée loin du bâtiment sous une accélération théoriquement réservée aux cas d'urgence, et elle grogna de détresse, incapable de crier sous cette poussée insupportable. Elle tendit frénétiquement la main vers le bouton de contrôle manuel et le trouva avec la rapidité aveugle et sans faille née d'un entraînement soutenu. Elle l'enfonça brutalement... et il ne se passa rien du tout. Ce n'était pas encore le pire. Ses réacteurs d'attitude étaient tout aussi incontrôlables : ils la ballottèrent sauvagement et la propulsèrent dans une série de tonneaux effrénés. Elle perdit tout référent spatial dès les deux premières secondes, et son oreille interne s'affola tandis qu'elle s'éloignait du vaisseau sur une course tourbillonnante. Grâce à Dieu, elle ne s'en rapprochait pas : son RUP défectueux aurait aussi bien pu la projeter contre la coque, avec des conséquences fatales. Mais son problème était déjà bien assez grave. Pour la première fois de sa vie, Ginger Lewis fut frappée par le mal qu'elle avait toujours regardé chez les autres avec une sympathie amusée. Elle ne put s'empêcher de vomir, toussant et s'étouffant tandis que les réactions instinctives que ses instructeurs lui avaient inculquées de force l'aidaient à garder ses voies respiratoires dégagées. Elle n'aurait jamais cru mettre un jour en pratique cette formation — elle n'était pas du genre à rendre son petit-déjeuner pour un malheureux séjour dans le vide ! — mais seul l'entraînement imposé par des instructeurs impitoyables lui permit de rester vivante assez longtemps pour appuyer du menton sur le bouton couvert de vomi qui basculait son circuit com sur la fréquence de veille AEV des opérations de vol. — Mayday ! Mayday ! Dysfonctionnement de ma combinaison ! souffla-t-elle alors que ses réacteurs continuaient de mugir comme des animaux furieux. Ici... » Elle eut encore un haut-le-cœur et s'étouffa sous la violence de ses nausées. « Ici Bleu seize ! Je suis... Mon Dieu, je ne sais pas où je suis ! » Elle entendit la panique teinter sa voix. Elle ne voyait rien : le contenu de son estomac avait tapissé l'intérieur de son casque et effacé les étoiles, aggravant sa désorientation, et ses réacteurs continuaient de pousser sans rime ni raison. « Mayday ! » hurla-t-elle encore dans son micro. Mais personne ne répondit. « Mais qu'est-ce que... » Scotty Tremaine venait tout juste de relever le lieutenant Justice, l'officier opérationnel du deuxième hangar des BAL, et de s'installer dans son fauteuil à la section opérations de vol quand il remarqua un écho radar qui s'écartait rapidement du vaisseau sur un vecteur incongru. Il tapa une question sur sa console, mais les ordinateurs ignoraient eux aussi de quoi il retournait. Il fronça les sourcils. La fréquence de veille restait silencieuse, donc il ne pouvait pas s'agir d'un technicien en difficulté, pourtant il ne voyait pas d'autre explication. Il appuya un stylet sur son visuel et repassa l'écho radar avant de l'envoyer sur l'écran principal du CO. Puis il enfonça le bouton de transmission générale. « Ici les opérations de vol, annonça-t-il nerveusement dans son micro. J'ai un écho non identifié qui s'éloigne à... (il consulta les chiffres) trente-cinq g. À tous les chefs de section, comptez vos troupes. Je veux un décompte des personnels au plus tôt ! » Il se carra dans son fauteuil en se mordillant la lèvre à mesure que les rapports arrivaient. Ils se succédaient sur le com avec une rapidité rassurante, et il cochait le nom de chaque chef de section sur sa liste de contrôle au fil des rapports. Puis ils s'arrêtèrent alors qu'une section ne s'était pas signalée. — Bleu seize, Bleu seize ! dit-il. Bleu seize, j'ai besoin de votre décompte ! » Seul le silence lui répondit. Puis quelqu'un intervint. « Opérations de vol, ici Jaune trois. J'ai envoyé Bleu seize vérifier la capsule vingt-quatre il y a trois ou quatre minutes. » Le sang de Tremaine se figea, et il bascula aussitôt son lien com vers le hangar d'appontement numéro un. — Hollandais ! Hollandais ! aboya-t-il. Les opérations de vol signalent un Hollandais ! Sortez immédiatement la pinasse de veille ! » Une confirmation étonnée lui parvint, et il se brancha sur le CO. « Ici Ullerman, CO, fit une voix. — Ici Tremaine, opérations de vol, dit Scotty sur un ton pressant. Écoutez bien ! J'ai un Hollandais qui s'éloigne du vaisseau à trente-cinq g. J'ai envoyé l'écho radar sur votre écran il y a trois minutes. Transmettez-le à la pinasse de veille et guidez-la vers lui – et, pour l'amour du ciel, ne le perdez pas ! — Reçu », répliqua la voix, et Tremaine se tourna de nouveau vers son radar. Il n'avait qu'une portée limitée et beaucoup moins de puissance que les installations principales, et l'écho disparaissait déjà de son écran. Il vit la signature radar bien plus imposante de la pinasse poussant ses réacteurs d'attitude pour s'écarter du bâtiment, et sa bouche forma les mots d'une prière silencieuse pour celui que représentait cet écho faiblissant. Si la pinasse ne le récupérait pas avant que la détection ne le perde, le pauvre gars deviendrait bel et bien un Hollandais volant. — Vous en êtes sûr, Harry ? demanda posément Honor. — Absolument, grinça le capitaine de corvette Tchou. Une espèce de malade a trafiqué son RUP, pacha. Il a voulu faire passer ça pour une panne généralisée du système, mais il s'est trahi en se débrouillant pour que le com défaille. Le circuit com ne fait pas partie du RUP, et il a dû créer une interface entre l'ordinateur du RUP et la combinaison. Ça n'est pas difficile, mais ça n'arrive pas par accident. Il faut que quelqu'un y mette la main, et c'est exactement ce qui s'est passé. L'ordinateur du RUP est complètement grillé, et tous les exécutables étaient censés disparaître avec le reste du système, mais mes spécialistes en recouvrement de données ont trouvé au milieu des ruines une ligne de commande concernant le transfert de données vers son circuit com. Ce n'est qu'un fragment, mais ça sort aussi complètement des paramètres normaux de programmation, parce qu'il ne devrait pas y avoir de lien entre le RUP et le com. Il ne s'agissait pas d'une panne matérielle ni de fichiers corrompus. H a fallu qu'on introduise volontairement des fichiers pour obtenir ce résultat. » Honor croisa les mains dans son dos. Elle resta muette pendant au moins une minute, mais ses yeux lançaient des éclairs. Le moral – et la productivité – à bord du Voyageur avait progressé par à-coups. Ses hommes s'étaient rapprochés, ils avaient fusionné en un seul organisme vivant grâce à leurs succès communs. Il leur suffisait de regarder autour d'eux pour constater qu'ils avaient très bien travaillé, et elle avait fait en sorte qu'ils sachent aussi qu'elle était fière d'eux. Même Sally MacBride et le capitaine d'armes Thomas lui en avaient fait la remarque, et la section machines de Tchou avait connu les progrès les plus spectaculaires de tous. Pourtant quelqu'un avait essayé d'assassiner un membre de son équipage, et la manière était presque pire que la tentative elle-même. Peu de spatiaux en auraient convenu, mais la peur d'être perdu, de dériver impuissant dans l'espace jusqu'à épuisement des réserves d'air et de chaleur de la combinaison était l'un des plus noirs cauchemars de la profession. C'était ce qu'on avait infligé à Ginger Lewis, et Honor en concevait une rage d'autant plus vive que c'était sa faute. Elle ne doutait pas un instant de l'identité du coupable, or elle était personnellement responsable du fait que Steilman était encore en liberté. Elle aurait dû oublier la carrière de Tatsumi et l'amour-propre de Wanderman pour écraser cette brute au premier faux pas. Elle s'était laissé détourner de son rôle – se réjouissant même à l'idée que Wanderman corrige Steilman – en oubliant qu'il pourrait vouloir s'en prendre à Lewis. Un tic agita le coin droit de sa bouche, et Rafe Cardons, qui la connaissait depuis longtemps, se raidit devant ce signe révélateur de sa colère. Puis il comprit qu'elle était encore plus furieuse qu'il ne l'aurait cru, car elle s'adressa à lui d'une voix calme, presque badine. — Lewis va bien ? — D'après Angie, elle se remettra, mais je dirais qu'elle vient de dépenser le capital chance de deux vies entières, répondit-il prudemment. Ses réacteurs d'attitude auraient aussi bien pu la projeter violemment contre la coque, et elle a inhalé suffisamment d'acide gastrique pour causer de gros dégâts dans ses poumons. Angie se charge de réparer ça, mais elle a pris trente-cinq g pendant vingt minutes, sans avertissement, et son vecteur ressemblait à la course d'une pseudo­belette aux trousses d'un lapin. Ça ne lui a pas fait de bien, et elle souffrait d'une forte anoxie – à cause des lésions aux poumons, pas de la panne –quand la pinasse l'a rattrapée. Au fait, ajouta-t-il, Tatsumi était l'infirmier de garde. D'après Angie, Lewis lui doit la vie. — Je vois. » Honor fit le tour de sa cabine pendant que Nimitz, du haut de son perchoir, agitait nerveusement sa queue, le poil hérissé, partageant la fureur de sa compagne. Tchou avait amené Samantha, qui frémissait en écho aux émotions d'Honor, de Nimitz... et de son propre compagnon. L'ingénieur la caressa gentiment, et elle fit le dos rond sous sa main –mais elle découvrit aussi les crocs en sifflant. — Qui s'occupait de l'entretien des combinaisons ? demanda enfin Honor en se retournant vers les autres. — J'ai sorti le rôle de quart, mais nous faisons des heures supplémentaires pour le rechargement des capsules, et on a eu recours à d'autres personnels, fit Tchou. Je sais qui a préparé le RUP de Lewis – Avram Hiroshio, l'un de mes meilleurs techniciens –, mais il y a eu tellement de passage dans la salle des combinaisons que n'importe qui aurait pu intervenir. C'était un sabotage logiciel, madame. Il n'a fallu que cinq secondes à ce salaud pendant que tout le monde avait le dos tourné pour décharger sa puce sur l'ordinateur du RUP. — Vous êtes en train de me dire, fit Honor en séparant bien chaque mot, que quelqu'un sur mon vaisseau a essayé de tuer un membre de mon équipage et qu'on n'a pas la moindre idée de son identité ? — je peux limiter le champ d'investigation, pacha, mais pas suffisamment, reconnut Tchou. J'ai une trentaine de noms, et il pourrait s'agir de n'importe lequel d'entre eux. Désolé, mais c'est la vérité. — Randy Steilman figure sur cette liste ? demanda-t-elle sur un ton monocorde. — Non, madame, mais... » Tchou s'interrompit et prit une profonde inspiration. « Steilman n'y est pas, mais Jackson Coulter et Élisabeth Showforth si, et ils font partie du cercle d'intimes de Steilman. Mais je ne peux pas prouver qu'il s'agisse de l'un d'eux. — Je me fiche de ce que vous pouvez prouver en ce moment. » Honor se tourna vers Cardones. « Appelez le capitaine d'armes. Je veux voir Coulter et Showforth en cellule, et qu'on les cuisine. — Je comprends, madame, commença Cardones, mais en l'absence de preu... — J'exerce mon autorité, coupa-t-elle. Vous le leur direz. Et vous leur rappellerez qu'un militaire en service actif n'a pas le droit de garder le silence. L'un de ces deux individus vient d'essayer de commettre un meurtre et je veux qu'on les harcèle jusqu'à ce qu'on découvre lequel. » Cardones soutint son regard sans ciller, mais il paraissait troublé. « Pacha, je vais le faire, mais vous savez qu'ils vont prétendre qu'ils ne voulaient pas vraiment la tuer, qu'il s'agissait seulement d'une blague qui a mal tourné, même si nous les brisons. — Je m'en fiche. » Honor Harrington se dressait de toute sa hauteur, les mains toujours derrière le dos, et ses yeux semblaient de glace brune étincelante. « C'est la deuxième fois qu'un de mes hommes est victime d'un "accident". Comprenez-moi bien. Il n'y en aura pas de troisième. Je vais mettre ces deux-là en cellule, je vais les faire interroger sans répit et je découvrirai qui est responsable. Et, ce jour-là, je jure devant Dieu que je lui ferai regretter son geste comme jamais personne ayant porté l'uniforme manticorien. Bien reçu, Rafe ? — Oui, madame. » Cardones acquiesça d'un mouvement brusque, résistant à l'envie de se mettre au garde-à-vous, et elle hocha la tête à son tour. « Tant mieux. » Aubrey Wanderman était de retour à l'infirmerie, et cette fois il tenait la main de Ginger. Elle était allongée, immobile, la bouche et le nez couverts d'un masque à oxygène transparent. Le capitaine Ryder avait assuré à Aubrey qu'elle se remettrait, qu'elle n'avait besoin de l'oxygène que le temps que le réparaccel cicatrise ses poumons brûlés par l'acide gastrique, mais elle paraissait si calme. Si brisée. C'est juste le réparaccel, imbécile! se morigéna-t-il, sachant que c'était le cas. On l'avait mise sous anesthésie générale pour évacuer l'acide de ses poumons, puis on lui avait injecté une dose massive du remède. Cela mettait toujours le patient K.­ O. Mais le savoir ne permettait pas à Aubrey de lui trouver meilleure mine, et il leva les yeux lorsque Yoshiro Tatsumi s'arrêta au pied du lit. « Merci », dit simplement Aubrey. L'infirmier haussa les épaules, embarrassé. — Bah, c'est mon boulot, non ? — Oui, je sais. Merci quand même. C'est une amie. — Je sais. » Tatsumi hocha la tête, les yeux assombris par la compassion en la regardant. « Tu sais qu'elle aura sans doute des problèmes en émergeant, n'est-ce pas ? demanda-t-il calmement. Je veux dire... Elle a fait une sacrée chevauchée, tu sais. Il y a de fortes chances pour qu'elle en garde des séquelles post-traumatiques. » Il secoua la tête. « J'ai connu un technicien – un électronicien comme toi – qui était parti en Hollandais. Il travaillait sur une installation gravifique et un connard du CO a omis de consulter le tableau d'avertissement. Il a balancé le jus dans l'installation pendant que le technicien était dessus et l'a carrément éjecté de la coque. La surtension a grillé son circuit com et la moitié des composants électroniques de sa combinaison. Il nous a fallu près de douze heures pour le retrouver. Ce gars-là n'a plus jamais fait de sortie extravéhiculaire. Il ne pouvait plus. — Ginger est plus solide que ça, répondit Aubrey, l'air plus assuré qu'il ne l'était. Elle a toujours adoré les AEV et elle n'est restée dehors qu'une demi-heure. Elle s'en remettra. Elle ne laissera sûrement pas un accident stupide la paralyser comme ça. — Un accident ? » Tatsumi écarquilla les yeux, puis regarda prudemment autour de lui et secoua la tête. e Ça n'avait rien d'un accident, mec, dit-il plus bas. Tu n'as pas entendu ? — Entendu quoi? Le lieutenant Wolcott m'a donné la permission de descendre ici et je n'ai pas bougé depuis. — Merde, Wanderman... La vieille a mis Coulter et Showforth en cellule. On dit que quelqu'un aurait saboté son RUP, et le pacha est à peu près sûre que c'est l'un de ces deux-là. Et elle va transformer le coupable quel qu'il soit en combustible pour nos réacteurs dès qu'elle saura lequel pendre. Je te raconte pas dans quelle colère elle est ! — Coulter et Showforth ? » répéta Aubrey sans reconnaître sa propre voix. Tatsumi hocha la tête, et le jeune homme se leva lentement. Il caressa doucement la main de Ginger puis se retourna vers Tatsumi. « Garde un œil sur elle pour moi, d'accord ? Je veux qu'il y ait quelqu'un à ses côtés si elle se réveille. — Où est-ce que tu vas ? demanda l'infirmier, gêné. — Je dois voir quelqu'un pour une petite leçon », répondit sereinement Aubrey avant de s'éloigner sans un mot. CHAPITRE TRENTE-QUATRE — Merde, Randy, mais t'es complètement taré ou quoi ? » Ed Iliouchine était penché vers son interlocuteur et parlait à voix basse de façon à ce que personne d'autre dans la grande cantine à moitié vide ne puisse l'entendre. — Moi ? » Randy Steilman eut un sourire paresseux. « Je ne vois pas du tout de quoi tu parles. — Je parle de ce qui est arrivé à Lewis ! siffla Iliouchine. Bon sang, ils ont déjà chopé Coulter et Showforth – tu crois qu'il n'y en aura pas un des deux pour retourner sa veste ? Al Stennis approuva nerveusement de la tête en jetant des regards inquiets alentour pour s'assurer que nul n'était assez près pour les entendre. Non que ce fût probable : Steilman et ses sbires n'étaient pas à proprement parler populaires auprès de leurs collègues. — Showforth ne sait rien, répondit Steilman. Tout ce qu'elle a à faire, c'est le leur dire. Quant à Jackson... eh bien, c'était son idée. » Ce n'était pas tout à fait le cas, mais pas loin. Steilman avait simplement décidé que l'euphorie générale consécutive aux récentes victoires du Voyageur avait poussé tout le monde à se montrer moins vigilant, ce qui en faisait le moment idéal pour s'occuper de Lewis. C'est Coulter qui avait suggéré le moyen rêvé de procéder et copié les fichiers nécessaires sur le RUP de Lewis. « Et, contrairement à vous, bande de vers de terre, Jackson a du cran. D'ailleurs, même s'il en manquait, vous croyez qu'il pourrait nous dénoncer sans avouer sa tentative de meurtre ? — Mais si on les cuisine assez longtemps, ils pourraient bien vendre la mèche à propos de... » commença Stennis, inquiet, pour fermer brutalement la bouche face au regard noir de Steilman. — On ne parle pas de ça en dehors du poste d'équipage, fit tout bas le technicien. Et personne ne va leur poser de questions à ce sujet parce que personne n'est au courant. Quant à les "cuisiner", ils ont déjà tout vu. Ils ont déjà fait de la cellule, et ils ne vont pas craquer sous prétexte qu'on a refermé la porte derrière eux. Et comment les cuisinerait-on alors qu'il n'y a aucune preuve ? — Qu'est-ce qui te dit qu'ils n'en ont pas ? s'enquit Iliouchine d'une voix à peine plus calme. Pourquoi les arrêter – et seulement eux – s'il n'y a pas de preuves ? — Bon Dieu, le seul fait qu'ils les aient mis tous les deux en cellule montre bien qu'ils n'ont rien ! cracha Steilman. Écoute, ils savent que ces deux-là crèchent dans notre poste d'équipage, d'accord ? Et ils savent que j'ai eu des mots avec Lewis, oui ? Les deux autres acquiescèrent, et il haussa les épaules. « Eh bien, c'est pour ça qu'on les interroge, bande de couillons. Tout ce qu'ils ont, c'est un mobile possible. S'ils avaient assez d'éléments pour prouver qui l'a fait, ça leur aurait permis de déterminer lequel ils devaient arrêter, non ? Donc Showforth et Jackson n'ont qu'à rester sur leurs positions, et on ne pourra rien nous faire. — Je ne sais pas, fit Stennis, dubitatif. On dirait que... » Il s'interrompit, ébahi, tandis que quelqu'un posait un plateau sur la table à côté de Steilman. Le technicien tourna la tête, la bouche déjà déformée par un rictus méprisant, prêt à ordonner à l'importun de s'éloigner, mais il écarquilla les yeux. Il resta ainsi une seconde, incrédule, puis s'empourpra violemment quand Aubrey Wanderman lui adressa un sourire moqueur. « Qu'est-ce que t'as, morveux ? » grinça-t-il, et le sourire d'Aubrey se fit plus narquois. C'était difficile, mais pas autant qu'il l'aurait cru. — Je m'étais dit que je mangerais bien un morceau, fit-il. Mon emploi du temps est un peu bousculé – on m'a donné quelques jours de congé pour passer un peu de temps à l'infirmerie avec une amie –, alors je mange quand je peux. » Les yeux de Steilman s'étrécirent. Quelque chose clochait. Une ironie tranchante imprégnait la voix de Wanderman et son regard était trop calme. On y devinait bien un brin de nervosité tout au fond, mais pas la peur qui aurait dû y être présente. Il fallut encore un moment au technicien pour se rendre compte qu'il lisait autre chose dans les yeux du jeune homme, quelque chose que les autres voyaient d'habitude dans les siens, et une vague d'incrédulité le submergea. Ce petit morveux cherchait la bagarre ! — Ouais ? ricana-t-il. Eh ben, pourquoi t'irais pas bouffer ailleurs, hein ? Je risque de vomir si je t'ai trop longtemps sous le nez. — Te gêne pas pour moi, fit Aubrey en prenant sa fourchette. Tâche seulement de ne pas éclabousser mon plateau. Steilman frémit de rage en entendant le mépris et l'ironie dans la voix du jeune homme, et il serra le poing sur la table. Stennis paraissait déconcerté, mais Iliouchine observait attentivement la scène. Il avait réussi à éviter les sanctions officielles beaucoup plus efficacement que Steilman et il prenait souvent le parti du prudent Stennis pendant leurs discussions, mais –comme Coulter – il partageait le sadisme de Steilman. Coulter et lui ressemblaient à des hyènes comparés à l'éléphant incontrôlable qu'était Steilman, mais ses lèvres se retroussèrent en un sourire mauvais. Il ignorait ce que Wanderman avait en tête, mais il savait que ce gamin stupide allait se prendre une déculottée royale. Il se réjouissait à l'avance du spectacle... et il était si concentré sur Aubrey que ni lui ni ses compagnons ne remarquèrent l'entrée silencieuse d'Horace Harkness et Sally Mac-Bride. « Tu veux que j'te colle une raclée, morveux ? grogna Steilman. — Non. » Aubrey enfila quelques petits pois à la pointe de sa fourchette et mâcha lentement, puis il avala. « Je suis juste assis là pour manger. Et puis je me suis dit que des nouvelles de Ginger Lewis pourraient t'intéresser. — Mais je m'en fous comme de ma première combinaison souple, de cette pétasse parvenue. » Steilman eut un mince sourire : les yeux d'Aubrey s'animaient enfin. « O. K., elle m'est tombée dessus pour un truc que j'avais pas fait – et alors ? Ça arrive tout le temps. On dirait que cette grosse maligne a bousillé son propre RUP. Mais je n'attendais rien de moins stupide de la part d'un "maître principal" de sa trempe. — En fait, répondit Aubrey d'une voix un peu moins sereine mais qu'il garda égale en croisant le regard de son ennemi, elle va bien s'en remettre. Le docteur Ryder dit qu'elle quittera l'infirmerie d'ici une petite semaine, une fois que le réparaccel aura pris. — Et alors ? — Alors j'ai pensé que tu aimerais savoir que tu n'avais pas réussi à la tuer, finalement », fit Aubrey sur le ton de la conversation, assez fort pour qu'on l'entende à toutes les tables. Les têtes se tournèrent vers lui, incrédules. La plupart des hommes et femmes présents dans le compartiment avaient tiré les mêmes conclusions, mais aucun d'eux n'avait imaginé que quelqu'un – et surtout pas Aubrey Wanderman ! – le dirait à voix haute. Steilman devint livide, non pas de peur mais de rage, et il bondit sur ses pieds. Aubrey lâcha sa fourchette et se leva lui aussi, reculant devant l'autre sans jamais baisser les yeux. Son sourire n'avait plus rien de calme et moqueur : il était mauvais et chargé de haine. Steilman se secoua comme un taureau furieux. « T'as une foutue grande gueule, grinça-t-il. Quelqu'un devrait peut-être te la fermer ! — Je dis seulement ce que je pense, Steilman. » Aubrey s'imposait de parler calmement, en observant son adversaire avec attention. « Bien sûr, c'est ce que tout le monde pense, n'est-ce pas ? Et quand Showforth ou Coulter craquera – car ils craqueront, Steilman – tout l'équipage saura que c'est vrai. Tout comme il saura que le grand méchant Randy Steilman n'a pas eu le cran de s'en prendre tout seul à une femme. Qu'est-ce qui s'est passé, Steilman ? T'as eu peur qu'elle te botte les fesses comme le bosco ? » Steilman n'était plus livide, il était blême de rage, consumé par le besoin d'écrabouiller ce petit connard imbuvable. La fureur l'empêchait de réfléchir, de voir qu'il y avait des dizaines de témoins. Mais, même s'il s'en était rendu compte, cela !t'aurait sans doute rien changé. Sa rage était trop profonde, trop explosive pour qu'il se souvienne qu'il avait prévu de coincer Aubrey tout seul une fois de plus. Qu'il avait eu l'intention de prendre son temps, de forcer ce petit con à gémir et à le supplier. Maintenant il ne voulait plus que le réduire en poussière, et il ne vit pas un instant que Wanderman l'avait délibérément provoqué. Al Stennis regardait la scène, horrifié. Contrairement à Steilman, il était encore capable de réfléchir, et il savait ce qui se passerait si celui-ci frappait le premier. Aubrey n'avait pas eu le moindre mouvement agressif et n'avait pas proféré de menace. Si l'autre l'attaquait devant tous ces témoins après les avertissements qu'il avait déjà reçus, il irait en cellule et y resterait jusqu'au terme du déploiement, ce qui pourrait facilement mener à la découverte de leurs projets de désertion, surtout avec Showforth et Coulter déjà sur la sellette. Stennis le savait, pourtant il ne pouvait rien faire que rester assis, bouche bée, et regarder leur plan s'effondrer. Randy Steilman hurla sa rage et s'élança, le regard assassin. Il visait la gorge d'Aubrey, les doigts crochus pour l'étrangler et entamer la chair – mais il gémit de douleur lorsqu'un coup de pied parfaitement calculé s'enfonça dans son ventre. Il fut projeté en arrière et s'écrasa sur deux chaises inoccupées, puis il se redressa péniblement sur les genoux. Il essaya de reprendre son souffle en jetant un regard noir au frêle jeune homme; refusant de croire ce qui venait de se passer. Il balança ses bras devant lui, écartant violemment les chaises, et s'élança de nouveau, cette fois à genoux. Le coup de pied circulaire d'Aubrey l'atteignit en plein visage avant qu'il ne se relève. Le technicien chut à nouveau en criant de douleur car le choc lui avait cassé le nez et deux incisives. Il cracha ses dents et du sang et les contempla, furieux et stupéfait. Iliouchine fit un pas vers Aubrey avec un rictus mauvais, mais son mouvement s'interrompit aussi soudainement qu'il avait commencé – stoppé dans un gémissement de douleur lorsqu'une poigne de fer se referma sur sa nuque. On lui plia le bras dans le dos jusqu'à ce que le revers de sa main touche son omoplate, un genou s'enfonça dans son dos, et une voix grave et froide gronda à son oreille. — Tu ne t'en mêles pas, mon mignon, lui glissa Horace Harkness presque amoureusement, sinon je te casse moi-même les reins. » Iliouchine blêmit, le dos cambré par la douleur qui irradiait dans son épaule et son coude. Comme Steilman, c'était une brute sadique, mais il n'était pas complètement idiot... et il connaissait la réputation de Harkness. Personne ne prêtait attention à Iliouchine et Harkness. Tous les yeux étaient rivés sur Steilman et Aubrey tandis que le technicien se remettait laborieusement debout. Il se secoua, le visage couvert du sang qui coulait de son nez et de sa bouche, et il s'essuya le menton du revers de la main. — Tu vas crever, morveux ! s'écria-t-il. Je vais t'arracher la tête et te pisser dans le cou! — Je n'en doute pas », fit Aubrey. Il sentait son cœur battre la chamade et la sueur perler à son front. Il avait peur, sachant que cela pouvait encore très mal se terminer, mais il maîtrisait sa peur. Il s'en servit comme Harkness et le canonnier Hallowell le lui avaient appris : il la laissa aiguiser ses réflexes sans lui permettre de le contrôler. Il était concentré à un point que Randy Steilman ne pouvait même pas imaginer, et il regarda l'autre approcher. Steilman revint plus prudemment cette fois, le poing droit serré à son côté, le bras gauche tendu pour se saisir d'Aubrey et le traîner vers lui. Mais, malgré ce qui venait de lui arriver, sa prudence n'était qu'un mince vernis par-dessus sa rage. Il ne comprenait pas, ne pouvait pas imaginer combien Aubrey avait changé, et son cerveau n'avait pas encore rattrapé ses émotions. Il avait pris des coups, mais il était presque aussi robuste physiquement qu'il le croyait et il ne pouvait même pas envisager la défaite. C'était tout bonnement impossible. Le morveux avait eu de la chance, voilà tout, et Steilman se rappelait comme il l'avait terrifié à leur première rencontre, puis battu sauvagement la seule fois où il avait levé la main sur lui. Il savait – il ne croyait pas, il savait – qu'il pouvait mettre en pièces ce petit salaud, et il grogna du fond de sa gorge en se préparant à le Aubrey le laissa approcher : il n'avait plus peur, il ne doutait plus. Il se rappelait tout ce que Hallowell lui avait enseigné, il savait que Steilman pouvait encore le battre malgré ce qu'il avait déjà subi, s'il le laissait faire. Mais il se rappelait aussi ce que le canonnier lui avait dit à ce sujet, et il prit les devants. Se servant de son bras droit comme d'une rapière, il écarta le bras gauche de son adversaire pendant que le poing de Steilman s'élevait pour porter un coup violent. Il avait mis une immense énergie dans ce mouvement, mais la main gauche d'Aubrey heurta son poignet et le dévia, puis sa droite s'élança de la position où l'avait entraînée sa parade. Il l'appuya sur la tête de Steilman, exerça une poussée brutale, et l'élan du technicien concourut à lui faire baisser la tête juste au bon moment pour heurter le genou d'Aubrey. Steilman recula en chancelant dans un nouveau cri de douleur et leva les deux mains vers son visage. Deux fusiliers portant le brassard noir de la police de bord firent bruyamment irruption dans le compartiment, mais la main levée de Sally MacBride les arrêta. Aucun d'eux ne pipa mot, mais ils se figèrent en comprenant ce qui se passait, les yeux sombres de satisfaction. Les mains de Steilman couvraient encore sa figure, le laissant aveugle et vulnérable, lorsqu'un poing dur comme la pierre lui asséna un uppercut vicieux à l'entrejambe. Le coup prit naissance quelque part au niveau du mollet droit de Wanderman, et le son qu'émit Steilman n'était plus un cri mais un gémissement animal de détresse. Il se plia en deux. Ses mains quittèrent aussitôt son visage pour protéger son entrejambe, et le tranchant d'une main gauche lui brisa la pommette droite comme un marteau. Sa tête partit violemment de côté. Il était sonné, les yeux écarquillés par la surprise et une douleur immense, puis il hurla car un coup de pied précis venait de frapper son genou droit. La rotule se brisa instantanément, et il tomba en poussant des cris perçants tandis que sa jambe se tordait vers l'arrière selon un angle peu naturel. Il n'avait même pas touché ce salaud ! Au milieu de sa souffrance, cette idée brûlait dans soli cerveau comme un poison. Le morveux ne s'était pas contenté de le battre : il l'avait détruit, et il avait fait paraître ça facile. — C'est pour Ginger Lewis et pour moi », dit Aubrey en s'écartant de l'homme qu'il avait tant craint, alors que Mac-Bride faisait enfin signe aux fusiliers d'avancer. « J'espère que t'as pris ton pied, connard, ajouta-t-il froidement au milieu des sanglots douloureux de Steilman. Parce que, moi, oui. » CHAPITRE TRENTE-CINQ Aubrey Wanderman attendait son audition dans les quartiers du commandant, un caporal des fusiliers impassible à ses côtés. Aubrey la connaissait bien — le caporal Slattery et lui s'étaient souvent entraînés ensemble — mais son maintien formel ne lui révélait rien du sort qui l'attendait. La seule bonne nouvelle, mis à part le fait que Ginger se remettait très bien de son calvaire, c'était qu'il ne passait pas en cour martiale mais « seulement » au rapport. Le pire qu'il pût récolter, c'était une peine d'emprisonnement de quarante-cinq jours par délit et la perte de trois grades au plus. Sans compter, évidemment, la perte de son statut de « faisant office » de quartier-maître. Le commandant pouvait le lui reprendre quand elle voulait et commencer la dégradation à partir de son grade permanent. Et elle pourrait bien le faire, songea Aubrey. Se battre à bord était un délit grave, que la Flotte avait toutefois appris à gérer en interne sans faire appel à l'artillerie lourde. Handicaper un collègue était tout autre chose, et le genou de Randy Steilman allait nécessiter une reconstruction chirurgicale. Cela aurait aisément pu lui valoir la cour martiale, une lourde peine de prison militaire, voire la radiation infamante s'il était reconnu coupable. Il allait perdre son galon de quartier-maître, songea-t-il tristement. C'était le mieux qu'il pût espérer... mais le jeu en valait la chandelle. Maintenant que l'émotion intense du combat s'était dissipée, le souvenir du craquement du genou de Steilman lui donnait plutôt envie de vomir. Il était choqué aussi. Malgré tout ce que le maître principal Harkness et le canonnier Hallowell lui avaient enseigné, son cerveau n'avait pas tout à fait intégré l'idée qu'il était capable d'un geste pareil. Toutefois, rien ne pouvait étouffer la froide satisfaction qu'il éprouvait. Steilman l'avait mérité, et pas seulement pour ce qu'il lui avait fait. Toutefois, la perspective de se retrouver face au pacha ne le réjouissait pas. Honor Harrington était assise derrière son bureau, droite comme la justice, lorsque le capitaine d'armes lui amena Randy Steilman. Le technicien portait sa tenue de service plutôt que sa combinaison de travail habituelle, mais il avait très mauvaise mine. Sa jambe abîmée était prise dans un plâtre et s'élançait gauchement de côté à chaque pas; quant à ses yeux, ce n'étaient plus que de minces fentes dans une chair violacée, de chaque côté de l'amas tuméfié qu'était devenu son nez. On apercevait des dents cassées entre ses lèvres tout aussi gonflées et, sur sa pommette brisée, sa joue n'était qu'un gros bleu aux couleurs de l'arc-en-ciel. Honor avait souvent observé le résultat de violences physiques, mais elle ne se rappelait pas avoir vu beaucoup d'hommes plus sévèrement rossés que celui-là, et elle s'efforça de ne pas laisser son regard trahir sa satisfaction. « Bas les bonnets ! » aboya Thomas. Steilman ôta laborieusement son béret et adopta un semblant de garde-à-vous. Il essayait de prendre un air de défi, mais Honor lut la peur sur «un visage et dans l'affaissement de ses épaules. Son corps n'était pas le seul à avoir pris des coups, songea-t-elle en tournant la tête vers Sally MacBride. « Quelles sont les charges retenues ? » demanda-t-elle, et MacBride fit mine de consulter longuement son bloc-mémo. « Le prisonnier est accusé d'avoir violé l'article 34, dit-elle d'un ton sec, en usant d'un langage agressif, insultant et menaçant envers un collègue; l'article 35 en attaquant un collègue; l'article 19, poursuivit-elle d'une voix plus froide, en conspirant pour déserter en temps de guerre; et l'article 90 en conspirant pour commettre un meurtre. » Steilman cilla à l'énoncé du troisième chef d'accusation et s'empourpra violemment au quatrième. Honor se tourna vers Rafe Cardones. « Avez-vous mené une enquête concernant ces accusations, monsieur Cardones ? — Oui, commandant, répondit le second sur un ton formaliste. J'ai interrogé les témoins de l'incident à la cantine, et tous confirment les deux premières accusations. Sur la base des témoignages de la technicienne en électronique Showforth et du technicien en systèmes environnementaux Stennis ainsi que de preuves retrouvées dans les quartiers du prisonnier comme dans la capsule de survie cent quatre-vingt­quatre, je crois que nous disposons d'éléments convaincants suffisants pour confirmer également les deux autres accusations. — Vos recommandations ? — Châtiment à bord pour les deux premières charges retenues, et transfert vers la première base spatiale pour traduction en cour martiale concernant les deux autres », fit Cardones tandis qu'Honor regardait Steilman blêmir. Il pouvait finir devant le peloton d'exécution pour violation des articles 19 et 90, et il le savait. C'était peu probable, jugeait Honor, puisqu'il n'avait pas dans les faits réussi à déserter ni à tuer Ginger Lewis, mais Randy Steilman serait pour le moins un très vieil homme à sa sortie de prison. L'usage voulait qu'on permît à l'accusé de prendre la parole pour se défendre, mais cela n'était guère utile cette fois-ci, toute l'assistance le savait. Et puis, se dit-elle froidement, elle ne voulait pas que la voix de cet homme pollue l'air qu'elle devait respirer. « Très bien, fit-elle en hochant la tête à l'adresse de Thomas. — Prisonnier, gaaaarde-à-vous ! » aboya-t-il. Steilman tenta de redresser les épaules. « Pour violation de l'article 34, quarante-cinq jours de cellule et de rations minimales, annonça-t-elle froidement. Pour violation de l'article 35, quarante-cinq jours de cellule et de rations minimales, peines à effectuer consécutivement. Concernant les accusations de violation des articles 19 et 90, le prisonnier sera maintenu en cellule jusqu'à ce que la première base spatiale que nous atteindrons le prenne en charge pour traduction en cour martiale. Veillez-y, maître d'armes. — À vos ordres, madame ! » Les épaules de Steilman s'affaissèrent et il fit mine d'ouvrir la bouche, mais il n'eut pas l'occasion de parler. — Prisonnier, remettez les bonnets ! » ordonna Thomas. Steilman sursauta puis coiffa son béret d'une main qui tremblait visiblement. « Demi-tour, droite ! » lança Thomas, et le technicien se retourna et quitta la cabine d'un pas traînant, sans un mot. Le sas s'ouvrit et Aubrey leva un regard inquiet sur le maître d'armes Thomas. Son visage ne trahissait rien de plus que celui du caporal Slattery, mais il lui adressa un signe de tête autoritaire et Aubrey se leva. Il suivit Thomas dans la coursive et prit une profonde inspiration en apercevant le sas menant aux quartiers du commandant. Le garde en faction, portant uniforme vert, tourna vers eux un œil serein puis ouvrit le sas en appuyant sur un bouton. Aubrey avança jusqu'au bureau du commandant. « Bas les bonnets ! » ordonna Thomas, et Aubrey retira son béret, le glissa sous son bras gauche et se mit au garde-à-vous. « Quelles sont les charges retenues ? demanda Lady Harrington au bosco sur un ton sec et solennel. — Le prisonnier est accusé d'avoir violé l'article 36 en se battant contre un collègue, avec circonstances aggravantes, répondit MacBride sur le même ton. — Je vois. » Le commandant braqua ses yeux bruns froids sur Aubrey. « C'est un acte très grave », dit-elle avant de se tourner vers le capitaine Cardons : « Avez-vous enquêté, monsieur Cardones ? — Oui, commandant. J'ai interrogé les témoins de l'incident. Ils s'accordent tous pour dire que le prisonnier a sciemment recherché la confrontation avec le troisième classe Steilman, qu'ils ont eu des mots et que le prisonnier l'a accusé d'avoir tenté d'assassiner le maître principal Lewis. Une bagarre s'en est suivie après que Steilman eut essayé de porter un premier coup. Le quartier maître faisant fonction Wanderman s'est défendu et, par la suite, a systématiquement rossé le troisième classe Steilman, lui cassant le nez, la pommette, plusieurs dents – brisées au niveau de la gencive – et la rotule, qui exigera une opération de chirurgie reconstructrice. — J'imagine qu'il s'agit là des circonstances aggravantes, s'enquit le commandant. — Oui, madame. Notamment la rotule. Tous les témoins affirment que Steilman ne représentait déjà plus de danger et que le coup au genou était calculé pour avoir l'effet produit. — Je vois. » Le commandant reporta son regard de basilic sur Aubrey et se carra dans son fauteuil. Le chat sylvestre perché au-dessus du bureau l'observait lui aussi, les oreilles dressées et l'œil vif. Le commandant pointa le doigt vers Aubrey. — Avez-vous effectivement recherché la confrontation avec le troisième classe Steilman? — Oui, madame, répondit-il aussi fermement qu'il le put. — Avez-vous à aucun moment usé d'un vocabulaire insultant ou menaçant à son égard ? — Non, madame, fit-il, avant de s'interrompre. Euh... sauf à la fin, madame. Je l'ai traité de "connard" à ce moment-là », admit-il en s'empourprant violemment. Les lèvres du commandant lui semblèrent frémir un instant, mais c'était sans doute le fruit de son imagination. — Je vois. Et lui avez-vous intentionnellement cassé le nez, la pommette, les dents et le genou ? —Pour l'essentiel, c'est arrivé comme ça, madame. À part le genou. » Aubrey se tenait bien droit et fixait un point situé cinq centimètres au-dessus de la tête d'Honor. « J'imagine que, ça, je l'ai fait exprès, madame, dit-il calmement. — Je vois, répéta-t-elle avant de se tourner brièvement vers le second. Vos recommandations, monsieur Cardones ? — C'est un aveu très grave, commandant, répondit-il. Nous ne pouvons pas laisser nos hommes se permettre de causer délibérément ce genre de blessures. D'un autre côté, c'est la première fois que le prisonnier pose un pareil problème, donc je suppose qu'une certaine indulgence pourrait s'appliquer. Le commandant acquiesça d'un air pensif et fixa Aubrey en silence pendant soixante interminables secondes. Il s'imposa de rester immobile en attendant qu'elle décide de son sort. « Le second a raison, Wanderman, dit-elle enfin. C'est une chose que de se défendre, mais rechercher la confrontation avec un collègue et lui briser le genou en est une autre. Vous êtes d'accord ? — Oui, madame, fit bravement Aubrey. — Vous m'en voyez ravie, Wanderman. J'espère que cela vous servira de leçon et que vous ne vous présenterez plus jamais devant moi ni aucun autre commandant pour répondre d'accusations similaires. » Elle lui laissa le temps d'y penser puis le fixa sans ciller. « Êtes-vous prêt à en supporter les conséquences ? — Oui, madame. » Elle hocha la tête. « Très bien. Pour avoir violé l'article 35, avec circonstances aggravantes, le prisonnier sera confiné dans ses quartiers pendant une journée et paiera une amende d'un jour de solde. Rompez. » Aubrey posa des yeux effarés sur le commandant. Pas un muscle de son visage ne bougea tandis qu'elle soutenait son regard incrédule, mais il y avait comme une étincelle dans ses yeux jusque-là si froids. Il se demanda s'il était censé dire quelque chose, mais le maître d'armes vint à son secours. « Prisonnier, remettez les bonnets ! » aboya-t-il, et Aubrey se raidit automatiquement tout en remettant son béret. « Demi-tour, droite ! » Aubrey se retourna et quitta docilement la cabine pour commencer sa peine de confinement dans ses quartiers. « Vous avez vu la tête de Wanderman ? » demanda Cardones après le départ du bosco, et Honor sourit. — Je crois qu'il s'attendait à ce qu'une planète lui tombe sur le coin du nez, répondit-elle. — C'était plutôt justifié, fit remarquer Cardones avant de se fendre d'un sourire. En tout cas, vous lui avez inspiré la crainte de Dieu – ou de quelqu'un d'autre –, pacha! — Il méritait au moins ça pour ne pas s'être confié à nous dès le début. Et puis il est allé un peu loin avec cette affaire de genou. D'un autre côté, Steilman le méritait amplement, et je me réjouis que Wanderman l'ait corrigé. Il avait besoin d'apprendre à se défendre. — En effet. Mais je ne crois pas qu'on l'embêtera encore après la leçon qu'il a donnée à Steilman. — Certes. Et s'il n'avait pas fait atterrir Steilman en cellule, Showforth et Stennis n'auraient peut-être pas avoué leur projet de désertion – ni le rôle de Coulter dans le sabotage du RUP de Lewis, observa Honor sur un ton beaucoup plus grave. Dans l'ensemble, je crois qu'il nous a bien rendu service. — Tout à fait d'accord. J'aurais seulement voulu que ça ne prenne pas si longtemps – et que Lewis ne se fasse pas à moitié tuer en chemin. » Honor acquiesça lentement de la tête. Elle fit basculer le dossier de son fauteuil et posa les pieds sur son bureau tandis que Nimitz descendait se lover sur ses genoux. Le chat rayonnait d'approbation pour la façon dont elle avait traité Steilman – et Aubrey –, et elle rit doucement en lui caressant les oreilles. — Eh bien, maintenant que c'est réglé, je crois qu'il est temps de décider de ce que nous faisons ensuite. — Oui, madame. » Honor se frotta le bout du nez, pensive. En réalité, Warnecke n'avait pas posé de minuterie sur les charges nucléaires, et les troupes au sol s'étaient dispersées en apprenant la désertion de leur chef – et le sort qu'avaient connu leurs anciens collègues à bord du vaisseau de maintenance. Lorsque les pinasses du Voyageur avaient déversé un bataillon complet de fusiliers en armure de combat pour ensuite reprendre les airs en position de soutien, ils s'étaient presque battus pour se rendre. Ce qui ne leur rapporterait pas grand-chose à long terme, songea férocement Honor. Le gouvernement planétaire de Sidemore – du moins ce qu'il en restait après les longs mois d'occupation barbare de Warnecke – était sorti de la clandestinité quand il avait compris que le cauchemar était terminé. Le président planétaire avait fait partie des tout premiers otages exécutés par les troupes de Warnecke, mais la vice-présidente et deux ministres de son gouvernement avaient échappé à la capture. Ils avaient encore un regard de bête traquée quand Honor était descendue les saluer, mais ils formaient un gouvernement opérationnel. Et Sidemore appliquait la peine capitale. Elle était encore un peu choquée de la satisfaction froide qu'elle avait ressentie en informant l'ancien chef corsaire qu'il serait confié aux autorités de Sidemore pour jugement. Madame Gutierrez, la vice-présidente, avait promis à Honor qu'il aurait un procès parfaitement équitable, mais la Manticorienne pouvait s'en satisfaire. Les preuves ne manquaient pas, et elle ne doutait pas qu'il aurait droit à une pendaison tout aussi équitable. Bon nombre de ses hommes le rejoindraient, et cette idée ne la dérangeait absolument pas. Ce qui la gênait, en revanche, c'était que quatre des vaisseaux de Warnecke manquaient encore à l'appel. Il ne s'agissait que d'un croiseur léger et de trois contre-torpilleurs, mais le système du Marais n'avait pas de quoi se défendre contre eux. Et, puisque les corsaires ignoraient que leur base avait été détruite, ils finiraient forcément par revenir. D'après les archives saisies sur la planète, ils opéraient en solitaires, donc on pouvait s'attendre à ce qu'ils rentrent séparément, mais chacun d'entre eux était capable de détruire toutes les villes de la planète si son commandant choisissait de se venger sur Sidemore, et il faudrait encore quelques semaines à l'escadre andermienne promise par le commodore Blohm pour arriver. « Je pense que nous allons devoir laisser quelques BAL ici, dit-elle enfin. — Pour assurer la sécurité du système ? — Oui. » Elle se frotta encore un peu le nez. « Nous mettrons Jackie à la tête du détachement et nous lui confierons la première escadre de BAL. Six devraient suffire pour s'occuper des pirates restants, surtout s'ils les prennent par surprise et que Jackie commande les opérations. — Ça représente la moitié de notre effectif d'assaut léger, pacha, fit remarquer Cardones. Et ils ne sont pas hypercapables. Ils resteront coincés ici jusqu'à ce que nous revenions les chercher. — Je sais, mais nous ne nous absenterons que le temps de regagner La Nouvelle-Berlin, et nous ne pouvons pas laisser le Marais sans protection. » Elle réfléchit encore un peu, puis hocha la tête. « Je pense leur donner également quelques douzaines de capsules lance-missiles. Nous pouvons modifier leur système de contrôle de tir pour permettre à chaque BAL d'en gérer plusieurs à la fois, puis les placer en orbite autour de Sidemore. Si l'un des orphelins de Warnecke veut se frotter à une telle puissance de feu, il ne repartira pas. — J'aime bien cette idée », fit Cardones au bout d'un moment, puis il se mit à sourire. « Évidemment, les gens à qui nous avons fait recharger toutes les capsules risquent d'être un peu contrariés que nous changions d'avis et les larguions à nouveau. — Ils s'en remettront, répondit Honor avec le même sourire. Et puis je leur expliquerai que c'est pour la bonne cause. » Elle se frotta une dernière fois le nez puis hocha la tête. « Encore un détail. Je pense laisser à Jackie des ordres écrits pour qu'elle cède les vaisseaux pirates à la vice-présidente si elle parvient à les prendre intacts. Ils ne représentent pas une grosse force de frappe, mais les gens d'ici sont complètement livrés à eux-mêmes, et ces unités devraient suffire à écarter les pirates classiques. — Ont-ils le personnel nécessaire pour les armer ? » s'enquit Cardones, dubitatif. Honor haussa les épaules. — Quelques centaines de spatiaux expérimentés. Et ceux que Warnecke utilisait comme main-d’œuvre corvéable resteront là tant qu'un bâtiment disposant d'installations environnementales suffisantes ne pourra pas les rapatrier. Jackie et ses gars pourront leur donner une formation accélérée en systèmes d'armement. De plus, je vais recommander à l'Amirauté de créer une station de la FRM dans ce système. — Ah bon ? » Cardones prit un air étonné, et Honor haussa encore les épaules. — C'est logique quand on y pense. Les confédérés ont toujours rechigné à nous accorder le droit d'ouvrir des bases dans leur espace. C'est idiot puisque, traditionnellement, c'est nous qui combattons la piraterie pour eux, mais sans doute nous en veulent-ils de les avoir forcés à admettre qu'ils avaient besoin de nous dans cette tâche. Sans compter que certains de leurs gouverneurs n'aiment pas nous voir dans les parages car nous faisons du tort à leurs arrangements commerciaux. Mais ce système a toutes les raisons du monde de nous être reconnaissant, et ses habitants viennent de découvrir à leurs dépens ce qu'il en coûte d'être incapable d'assurer sa propre défense. Ils sont aussi à seulement quinze années-lumière de Sachsen. Nous n'y avons pas de base, mais les Andermiens si, et, si nous ouvrions une station au Marais et que nous y maintenions quelques croiseurs ou croiseurs de combat, nous disposerions d'un poste d'où nos escortes pourraient repartir... et d'où garder un œil sur la présence andermienne à Sachsen. — La FIA nous est d'un grand secours en ce moment, pacha. — Oui, en effet. Et j'espère que ça durera. Mais ce ne sera peut-être pas le cas, or ni eux ni les confédérés ne peuvent protester si un système indépendant situé hors de leurs frontières nous accorde le droit d'établir une base. Il s'agirait également d'une installation susceptible d'être améliorée rapidement en cas de besoin et, si nos relations avec les Andermiens s'enveniment un jour, il se révélera peut-être utile de disposer d'une base entre l'Empire et la Silésie. — Mmm. » Cardones se frotta le nez à son tour. Elle parlait davantage comme un amiral que comme un capitaine de vaisseau, songea-t-il. Mais c'était son grade ces deux dernières années, non ? Et, même auparavant, elle n'avait jamais reculé devant un surcroît de responsabilités. « Vous avez sans doute raison, dit-il enfin. C'est ce qu'on vous apprend pendant la formation destinée aux officiers supérieurs ? — Bien sûr. Unité de valeur cent un, Paranoïa constructive », répondit Honor, impassible, et Cardones gloussa. Puis elle ôta les pieds de son bureau et redressa son dossier. « Bien. Je glisserai à Gutierrez l'idée d'une base avant notre départ – pas d'engagement, je me contenterai de tâter le terrain. En admettant que nous détachions les BAL et les capsules, dans combien de temps pouvons-nous partir ? — Disons une journée, je pense, répondit Cardones, songeur. Il faudra fournir quelques pièces détachées à Jackie, et nous avons encore des fusiliers dispersés sur toute la planète. — Une journée, c'est parfait. Nous ne sommes pas si pressés que ça. — Vous savez que nous allons perdre une drôle de prime si Jackie parvient bel et bien à prendre ces bâtiments intacts et qu'elle les livre à Sidemore, pacha. — Oui. D'un autre côté, si l'Amirauté approuve l'idée d'une base dans le système, les Lords pourraient bien décider de payer la prime malgré tout. Je n'ai pas besoin de cet argent, mais j'ai la ferme intention de recommander que l'équipage soit récompensé. Il le mérite. — Sans aucun doute, approuva Cardones. — Très bien ! » Honor se leva, Nimitz dans les bras, et se dirigea vers le sas. « Allons nous occuper de lancer le mouvement. » CHAPITRE TRENTE-SIX Le capitaine de frégate Usher était d'assez mauvaise humeur. Cette affectation l'irritait depuis le début, et cela n'avait fait qu'empirer depuis que l'Aile-de-Faucon et l'Artémis avaient atteint La Nouvelle-Berlin. Il aurait aimé pouvoir en rendre le capitaine Fuchien responsable, mais cette femme était le type même du professionnel qu'on s'attend à trouver aux commandes de l'un des plus prestigieux paquebots du Royaume stellaire. Les commandants de ces bâtiments n'étaient pas choisis au hasard, et Fuchien savait caresser dans le sens du poil les officiers spatiaux irascibles et irrités détachés pour escorter son vaisseau. Nul n'aurait pu se montrer plus poli, et elle avait clairement exprimé son intention de s'en remettre au jugement d'Usher en cas d'incident, malgré sa jeunesse et son grade inférieur. Ce qui le mettait d'humeur un peu plus massacrante encore car il ne pouvait pas passer sa colère sur elle. Le problème, songea-t-il en gagnant son fauteuil de commandement, c'était qu'il ne pouvait pas non plus la passer sur celui qui le méritait. Que Klaus et Stacey Hauptman soient assez influents pour écarter de son devoir logique un vaisseau de Sa Majesté lui portait sur les nerfs depuis le départ. Pire, depuis leur arrivée dans le système de Sligo, il devenait difficile de maintenir la fiction selon laquelle l'Aile-de-Faucon partait justement vers la Silésie quand l'Amirauté s'était aperçue que l'Artémis s'y rendait aussi. Comme tous les titres de transport vendus en temps de guerre, les billets des passagers de l'Artémis comportaient une clause permettant au commandant du paquebot, à son appréciation, d'effectuer tous les changements de programme appropriés dans leur acheminement vers les destinations choisies. Cette clause était destinée à lui permettre de protéger son bâtiment en évitant les régions dangereuses sans craindre de recours légal de la part d'un passager furieux, mais elle servait une tout autre cause cette fois-ci. Klaus Hauptman avait décidé qu'il lui fallait trois jours de plus auprès de son transitaire andermien à Sligo. Ordonner à Fuchien d'y maintenir son vaisseau le temps qu'il règle ses affaires était typique de l'arrogance du personnage. Usher doutait qu'il ait seulement réfléchi au préjudice que cela pourrait causer à d'autres, bien qu'il se soit donné la peine d'offrir un service de navette gratuit vers la planète Érin et ses fameuses stations de sport d'hiver. Cette manifestation de « générosité » avait peut-être soulagé la frustration des passagers de l'Artémis, mais sûrement pas celle de Gene Usher. Elle ne l'avait pas non plus aidé à maintenir la version officielle selon laquelle son vaisseau n'accompagnait Artémis que par l'effet d'une simple coïncidence. Sligo, deuxième système le plus peuplé de l'Empire, regorgeait de bâtiments andermiens capables de veiller sur le paquebot tant qu'il s'y trouvait. Usher aurait donc pu poursuivre son chemin la conscience tranquille... si on l'avait bel et bien envoyé en poste en Silésie. Hélas, sa véritable mission consistait à escorter l'Artémis, ce qui signifiait qu'il ne pouvait pas partir sans lui; en conséquence, il avait dû lui aussi passer trois jours en orbite autour d'Érin. Perdre son temps de cette façon l'irritait déjà profondément, mais Hauptman n'était pas un imbécile. Voir l'Aile-de-Faucon rester en orbite de garage avait confirmé ce dont il se doutait sans doute déjà, et il avait décidé d'en tirer parti à leur arrivée à La Nouvelle-Berlin. Il n'avait pas prolongé leur escale là-bas, non : il avait trouvé pire. Quand l'Artémis et l'Aile-de-Faucon s'étaient présentés à La Nouvelle-Berlin, trois cargos du cartel Hauptman s'y trouvaient, attendant de se joindre au prochain convoi prévu. Mais un vaisseau ne gagne pas d'argent sans rien faire. En dépit de leur taille immense, les cargos coûtaient moins cher à opérer, à tonnage équivalent, que la plupart des moyens de transport purement planétaires. Un seul transporteur pouvait facilement emporter quatre ou cinq millions de tonnes de marchandises, et l’antigravité et la propulsion par impulsion facilitaient suffisamment le passage des puits de gravité pour que même le transport interstellaire de denrées alimentaires s'avère rentable. Mais il coûtait presque autant à son armateur en orbite de garage qu'à circuler entre les étoiles, et aucun armateur n'aimait voir ses vaisseaux cloués sur place. Évidemment, vu les pertes subies en Silésie, seul un imbécile les aurait fait circuler isolément sans y être contraint. Tourner autour d'une planète en attendant le convoi suivant réduisait peut-être les marges bénéficiaires, mais pas autant que de perdre carrément le bâtiment. Hélas, Hauptman ne comptait pas se gêner pour utiliser le contre-torpilleur qui se trouvait opportunément suivre la même route que lui, et il avait ordonné à ses transporteurs de se joindre à l'Artémis pour gagner Sachsen. Mais il ne fallait pas s'attendre à moins de la part de ce vieux salaud, songea Usher en s'efforçant de ne pas grincer trop fort des dents. Seuls, l'Aile-de-Faucon et l'Artémis auraient facilement pu gagner les bandes zêta et progresser à 0.7 c – soit une vélocité apparente bien supérieure à deux mille cinq cents fois la vitesse de la lumière – pour accomplir le trajet en trois semaines T ou quinze jours subjectifs. Ralentis par les cargos de Hauptman, toutefois, ils étaient condamnés aux bandes delta et à une vitesse maximale de 0,5 c... Le même voyage leur prendrait donc près de quarante-huit jours T, et la dilatation temporelle n'enlèverait que cinq jours subjectifs à ce périple éreintant. La multiplication par trois du temps de trajet était grave en soi, mais ce qui rendait Usher complètement furieux, c'était que Hauptman manipule un vaisseau de Sa Majesté – surtout le sien ! Ce vieux salaud doit adorer ça, pensa Usher, maussade, en regardant son répétiteur tactique. L'Aile-de-Faucon tenait sa place à bâbord du convoi improvisé, d'où il était le mieux placé pour intercepter toute menace sur l'onde gravitique qu'ils empruntaient. L'Artémis était le troisième bâtiment de la colonne, suivi du Markham, et le tout respirait l'autosatisfaction. Il se querelle avec l'Amirauté pour une raison après l'autre depuis des décennies, songea-t-il, et il perd plus souvent qu'il ne gagne. Là, assis dans sa cabine, il doit jubiler d'avoir réussi à « forcer» la Flotte à augmenter son effort d'escorte ne serait-ce que cette fois-ci. Et le pire, c'est qu'il n'a pas eu besoin de dire un mot. Il n'a rien demandé, n'a pas supplié ni tempêté. Il a seulement abusé de la clause discrétionnaire des billets de ses passagers, et je ne peux même pas protester puisque je ne l'escorte pas officiellement! Il observa encore un moment son répétiteur d'un œil noir, puis son expression changea. Son air courroucé fut remplacé par un sourire espiègle, et il tapa un code sur son unité de com. « Ici le second », répondit aussitôt la voix du capitaine de corvette Alicia Marcos. Usher fit basculer le dossier de son fauteuil pour tourner son sourire vers le plafond. « Excusez-moi de vous déranger alors que vous n'êtes pas de quart, Alicia, mais je viens d'avoir une idée. — Une idée, pacha ? » Marcos servait sous ses ordres depuis assez longtemps pour reconnaître ce ton, et elle paraissait soudain circonspecte. — En effet, répondit Usher en décochant un sourire rayonnant au plafond. Puisque nous avons tout ce temps devant nous, contrairement à ce que nous attendions, ne pensez-vous pas que nous devrions en faire bon usage ? —De quelle façon, pacha ? s'enquit Marcos, de plus en plus méfiante. — Je me réjouis que vous posiez la question, fit Usher, enthousiaste. Pourquoi Ed et vous ne monteriez-vous pas jusqu'à ma salle de briefing pour en discuter ? » — Commandant demandé sur le pont ! Commandant demandé sur le pont! Margaret Fuchien sursauta si violemment que sa seconde tasse de café se répandit sur son deuxième plus beau pantalon. Le liquide brun était affreusement chaud, mais elle le remarqua à peine tandis qu'elle quittait d'un bond sa chaise à la table du petit-déjeuner et se précipitait vers l'ascenseur. — Commandant demandé sur le pont ! » répéta la voix pressante, et Fuchien jura en entrant précipitamment dans l'ascenseur, car ses ordres étaient très clairs : sauf réelle urgence, on ne devait pas faire paniquer les passagers en diffusant des messages à la cantonade, et il y avait assez de serveurs disponibles pour lui murmurer discrètement à l'oreille. Elle enfonça le bouton de contrôle manuel d'urgence pour fermer aussitôt les portes de la cabine et se tourna prestement vers l'intercom. « Commandant deman... — Ici le commandant ! Stoppez la diffusion de ce foutu message ! grogna-t-elle, et la voix enregistrée laissa sa phrase en suspens. C'est mieux ! Et maintenant, bordel, dites-moi ce qu'il y a de si urgent. — Nous sommes attaqués, madame ! répondit l'officier - marinier avec un accent de terreur. — Attaqu... » Fuchien fixa le panneau de com puis se secoua. « Par qui ? Combien sont-ils ? demanda-t-elle. — Nous ne le savons pas encore. » Le lieutenant Donevski semblait légèrement plus calme, et elle l'imaginait sans peine inspirant profondément pour se reprendre. « Tout ce que nous savons, c'est que l'Aile-de-Faucon a émis un message d'alerte et nous a ordonné de modifier notre trajectoire avant de partir à tribord. — Merde. » L'esprit de Fuchien se mit à galoper. Usher aurait au moins pu lui dire quel était le problème ! L'Artémis disposait après tout de l'armement en missiles d'un croiseur lourd et emmenait un personnel formé à son emploi. Ces missiles auraient été beaucoup plus utiles si elle avait eu la moindre idée des paramètres de la menace. Mais Usher servait dans la Flotte, et la loi était claire : en cas d'attaque, les décisions de l'officier de la FRM le plus gradé présent ne souffraient pas de contestation. — Prenez le cap qu'il vous a indiqué. Je serai sur le pont dans deux minutes. — À vos ordres, madame ! Fuchien relâcha le bouton de com et recula, l'air revêche, en essayant de se persuader qu'elle n'avait pas peur. L'ascenseur s'arrêta juste deux minutes plus tard ou presque, et elle pénétra en trombe sur le pont. Le soulagement de Donevski était douloureusement évident, et elle l'écarta de la main en se dirigeant d'un pas vif vers le visuel principal. L'Artémis était un étrange hybride. Bien que requérant la présence de moins d'officiers de quart, le pont de commandement des bâtiments civils était généralement plus vaste que celui des vaisseaux de guerre, où l'on optimisait toujours l'utilisation de l'espace interne. Normalement, le pont d'un vaisseau marchand paraissait extrêmement spacieux aux officiers de la Spatiale, nais celui de l'Artémis était plus encombré que la moyenne. Un visuel tactique digne de la Flotte, géré par le lieutenant Annabelle Ward et ses équipes, était placé dans un angle. Fuchien s'arrêta derrière Ward et lança un regard noir au visuel. Elle ne voyait rien d'autre que les cargos et son propre vaisseau, qui accéléraient tous autant qu'ils le pouvaient – à près de deux mille g, grâce à l'onde gravitique – à angle droit de leur trajectoire précédente. L'Aile-de-Faucon était également visible sur une réciproque exacte à plus de cinq mille deux cents gravités. La distance entre eux augmentait à un rythme supérieur à cinquante et un km/s', et le contre-torpilleur se trouvait déjà à 3,75 secondes-lumière – plus d'un million de kilomètres – derrière les transporteurs. « Bon sang, mais après quoi court-il ? s'interrogea Fuchien à voix haute. — J'aimerais bien le savoir, pacha, répondit Ward avec un fort accent sphinxien. Il a démarré comme un chat sylvestre trempé et nous a ordonné de fuir à toutes jambes. Je ne vois pourtant rien sur cette trajectoire. » Fuchien observa encore une poignée de secondes l'écran tactique obstinément vide puis darda un œil furieux sur le visuel. Sur cette onde gravitique précise, la densité de particules était plus élevée que la normale, même pour l'hyperespace, et ses splendides éclairs gelés étaient plus beaux encore qu'à l'habitude. Mais cette même beauté réduisait considérablement la portée de ses capteurs, et Margaret Fuchien n'aimait pas l'idée de ce qui se dirigeait peut-être vers elle au-delà de leur horizon. Bon sang de bonsoir, qu'est-ce qui pouvait bien se cacher là-bas ? Ses capteurs valaient ceux de l' Aile-de-Faucon, alors comment un vaisseau qu'elle ne pouvait pas voir les aurait-il détectés ? « Rien de plus de la part de Aile-de-Faucon ? demanda-t-elle en se tournant vers Donevski. — Non, madame. — Repassez-moi le message d'origine », ordonna-t-elle. Donevski adressa un signe de tête à l'officier de com et, au bout de cinq secondes, la voix du capitaine de frégate Usher retentissait sur les haut-parleurs de la passerelle. « À tous les vaisseaux, ici l' Aile-de-Faucon! Alerte rouge ! Mettez immédiatement le cap à deux-sept-zéro, accélération globale maximale ! Maintenez ce cap jusqu'à nouvel ordre ! Aile-de-Faucon, terminé. — C'est tout ? s'enquit Fuchien, incrédule. — Oui, madame, répondit Donevski. Nous avons accusé réception du message mais, avant que nous puissions répondre, il a décampé, et Anna l'a vu lever ses barrières latérales et activer son contrôle de tir. » Fuchien, le sourcil froncé, se tourna vers le lieutenant Ward, qui confirma. « J'ignore ce qu'Usher a détecté, mais il prend la menace au sérieux, fit l'officier tactique. Ses systèmes de combat se sont activés moins de douze secondes après qu'il a commencé d'émettre, et il n'avait pas encore fini de parler qu'il suivait déjà sa nouvelle trajectoire. » Fuchien hocha la tête et reporta son attention vers le visuel tactique de Ward. Le contre-torpilleur se trouvait désormais à tente secondes-lumière derrière eux et s'éloignait à une vélocité relative de plus de trente mille km/s. Il déployait déjà des leurres antimissiles. C'était mauvais signe, et Fuchien ravala soudain une boule d'angoisse. Pourquoi Usher agissait-il ainsi ? Les missiles ne servaient à rien sur une onde gravitique, et personne n'aurait pu s'approcher à portée d'armes à énergie sans apparaître sur les scanners de l' Artémis! — Pourquoi déploie-t-il ses leurres si tôt ? demanda-t-elle brièvement à Ward. — Je ne sais pas, madame. » L'officier tactique se maîtrisait parfaitement, mais une nuance d'incertitude transparaissait dans sa réponse ferme. — Quelqu'un pourrait-il se cacher là sous systèmes furtifs ? — Possible, mais, s'ils se trouvent déjà à portée de missiles, nous devrions les détecter en granitique quelle que soit la qualité de leurs systèmes. » Ward tapa une série de commandes sur sa console puis se renfonça dans son fauteuil avec un soupir contrarié tout en secouant la tête. « Rien, pacha. Je ne vois pas le moindre bâtiment là-dehors sur des... » Elle s'interrompit brusquement comme Usher imposait à l'Aile-de-Faucon un violent virage à bâbord. Le contre-torpilleur pivota et, ce faisant, déchaîna tous les affûts laser de son flanc tribord en un feu continu et concentré. Un déluge d'énergie mortelle se déversa sur sa cible invisible, et Ward blêmit. Qu'y avait-il là-dehors pour exiger pareille réaction ? Et, bon sang, où se trouvait l'ennemi ? — Pacha, monsieur Hauptman sur le com », annonça Donevski. Fuchien s'apprêtait à ordonner qu'on ne la dérange pas, mais elle prit une profonde inspiration et eut un geste brusque. — Oui, monsieur Hauptman ? » Elle ne parvint pas tout à fait à dissimuler la colère que lui inspirait son intervention inopportune. « Je suis légèrement occupée en ce moment, monsieur ! — Que se passe-t-il, commandant ? demanda Hauptman. — Il semblerait que nous soyons attaqués, monsieur, répondit Fuchien aussi calmement qu'elle le put. — Attaqués ? Mais par qui ? — Je n'ai pas encore la réponse à cette question, monsieur. Mais, quel que soit notre agresseur, l'Aile-de-Faucon l'affronte en ce moment, donc il doit être proche. — Mon Dieu. » Ces simples mots échappèrent au magnat contre son gré, et il ferma les yeux à l'autre bout du lien com. Tenez-moi au courant », dit-il avant de couper la communication. Ce qui le révélait plus sensé qu'elle ne l'aurait cru, songea Fuchien. — Bon Dieu, mais sur quoi tire-t-il ? fulmina Ward. Je ne vois toujours rien ! — Je ne sais pas, fit calmement Fuchien, mais, quoi qu'il en soit, c'est... » Les lasers de l'Aile-de-Faucon maintenaient leur feu convergent, se déchaînant contre un ennemi que nul ne voyait sur le pont de l' Artémis. Il n'y avait absolument rien à cet endroit d'après les capteurs, pourtant le contre-torpilleur continua ainsi pendant cinq bonnes minutes. Et puis, soudain, il cessa le feu, vira de quatre-vingt-dix degrés à bâbord et entreprit de rattraper les transporteurs. Fuchien regarda l'écran, perplexe, puis croisa le regard de Ward. L'officier tactique paraissait tout aussi déroutée et leva les mains en signe d'ignorance. — Ça me dépasse complètement, pacha. Je n'ai jamais rien vu de tel. — Je... — Transmission en provenance de l'Aile-de-Faucon, commandant, annonça l'officier de com. — Passez-la sur les haut-parleurs, répondit Fuchien. — À tous les bâtiments, reprenez votre trajectoire d'origine, Fit avec enjouement la voix de Gene Usher. Merci de votre coopération et de votre excellent délai de réaction, mais ceci conclut notre exercice impromptu. » CHAPITRE TRENTE-SEPT Honor s'appuya contre le dossier du canapé de sa cabine, les jambes confortablement pliées en tailleur, un visiolivre sur les genoux. De la main droite elle tenait un verre de delacourt, son vin favori, à ses côtés trônait une boîte de chocolats, et elle sourit en enfonçant le bouton PAGE SUIVANTE de l'index gauche. Tout comme la bouteille de vin, le roman qu'elle lisait était un cadeau de son père. Elle n'avait guère eu le temps de lire ces derniers mois et avait décidé de le garder pour une occasion particulière — une récompense qu'elle saurait avoir méritée quand elle trouverait enfin du temps à y consacrer. C'était un très, très vieil ouvrage et, malgré la façon dont les archives écrites et sonores avaient figé la langue, l'anglais pré-spatial dans lequel il était rédigé demeurait difficile à suivre, surtout quand les personnages utilisaient de l'argot d'époque. Il recourait aussi à l'ancien système de mesures anglais, or les mathématiques n'avaient jamais été le point fort d'Honor : tout ce qu'elle savait de ces vieilles unités de mesure, c'était qu'un yard valait un peu moins d'un mètre et un mille à peine deux kilomètres. Elle n'avait aucune idée de l'équivalent en grammes d'une livre, ce qui revêtait pourtant une importance capitale dans le présent volume, et la situation se corsait encore car les livres (de même que les guinées et shillings) semblaient également des unités monétaires. Elle se rappelait avoir rencontré les livres (et les francs) en étudiant les guerres napoléoniennes, mais ses textes convertissaient à l'époque la plupart des montants en dollars manticoriens, ce qui ne lui laissait qu'une vague idée de la valeur d'une livre, et elle n'avait jamais entendu parler des guinées ni des shillings. Tout cela était très déstabilisant, toutefois elle avait la quasi-certitude de comprendre l'essentiel grâce au contexte, et elle envisagea — une fois de plus — de demander à son ordinateur un tableau d'équivalence des mesures anglaises et des monnaies préspatiales. Mais pour l'instant elle se satisfaisait parfaitement de rester là où elle était. Non seulement le cadeau de son père s'était révélé un excellent ouvrage malgré les archaïsmes, mais elle se sentait aussi pleinement satisfaite, ce qui arrivait rarement. Le Voyageur n'était peut-être pas un vaisseau du mur, mais il avait fait pas mal de ménage, et son équipage avait fini par s'entendre aussi bien que n'importe quel autre. Les bleus avaient gagné leur indépendance, les meilleurs vétérans avaient eu le temps de transmettre leurs compétences, les durs à cuire étaient en cellule, s'étaient rachetés une conduite ou se faisaient très discrets, et le taux de productivité de chaque section s'approchait uniformément de 4. Elle avait la certitude que le reste du groupe d'intervention se débrouillait tout aussi bien — elle apprécierait toutefois d'en obtenir confirmation à Sachsen, quand ils reviendraient de La Nouvelle-Berlin — et, cerise sur le gâteau, elle portait de nouveau l'uniforme manticorien. Sans compter que ce que nous avons accompli jusqu'à maintenant devrait faciliter ma « réhabilitation », songea-t-elle en tournant une autre page. Même l'idée qu'il lui fallait se « réhabiliter » n'arrivait plus à la troubler et, elle l'admettait, elle préférait le Voyageur à l'escadre de combat qu'elle commandait au service de Grayson. Elle était née pour être commandant de vaisseau, se dit-elle avec une pointe de nostalgie, maîtresse après Dieu et portant seule le poids de ses responsabilités. C'était, à n'en pas douter, le travail le plus solitaire de l'univers, mais c'était aussi la tâche — le défi — qui lui convenait le mieux... et elle devrait y renoncer sous peu. Elle y pensait souvent. Elle avait près de neuf ans d'ancienneté en tant que capitaine de la Liste. Même si l'opposition parvenait à contrecarrer les plans de l'Amirauté pour une promotion anticipée, elle deviendrait commodore à l'ancienneté d'ici quatre ou cinq ans, voire moins : les guerres fournissaient suffisamment d'occasions de remplacer les morts. Et, d'après ce que le comte de Havre-Blanc lui avait dit sur Grayson, on lui donnerait sans doute très bientôt un poste de commodore à défaut du grade correspondant. Ce jour-là, elle pourrait faire une croix sur le commandement de vaisseaux. D'un côté elle s'en réjouissait comme elle s'était toujours réjouie de relever de nouveaux défis – avec enthousiasme et une certaine hâte de s'atteler à la tâche – et, pour une fois, elle ne doutait pas d'être à la hauteur. À Yeltsin, elle s'était montrée capable de commander une escadre de bâtiments du mur – et même une force d'intervention lourde tout entière, d'ailleurs. Mieux encore, elle savait qu'elle s'en était bien sortie. Ses qualités de stratège n'avaient pas encore été mises à l'épreuve, mais elle savait pouvoir mener à bien l'aspect tactique. Toutefois, malgré la satisfaction qu'elle en tirait et la certitude que, si elle ne passait pas au rang d'officier général, elle ne pourrait jamais jouer de rôle sur cette scène plus vaste où se décidaient les grandes manœuvres de la guerre, elle détestait la perspective de renoncer au béret blanc de commandant de vaisseau stellaire. Elle avait de la chance d'avoir commandé autant de bâtiments, dont deux reçus tout droit des mains des constructeurs, mais elle savait aussi qu'elle aurait toujours envie d'en recevoir un dernier. Elle sourit, ironique, et jeta un coup d'œil au chat sylvestre qui ronflait doucement à ses cotés, roulé en boule sur le divan. Lui au moins n'avait aucun état d'âme. Elle aimait son travail actuel, il le comprenait, mais il avait une confiance aveugle et suffisante en la capacité de sa compagne à réussir dans toutes les tâches qu'on lui confierait... et il ne cachait pas que, d'après lui, elle méritait carrément de commander toute la flotte de Sa Majesté. Enfin, ce serait pour plus tard – car l'avenir a une fâcheuse tendance à n'arriver qu'à son heure, quelles que soient les hésitations des hommes entre-temps. Pour l'instant, elle avait un verre d'excellent vin et un roman passionnant. Ce Fores ter a écrit un sacré bouquin ! Elle venait de tourner une nouvelle page quand le carillon d'admission retentit discrètement. Elle allait poser son visiolivre, mais MacGuiness entra dans la cabine à pas feutrés, et elle se radossa tandis qu'il gagnait le bureau et enfonçait le bouton de com. — Oui ? dit-il. — L'ingénieur en chef pour le seigneur Harrington », annonça Eddy Howard, et MacGuiness haussa le sourcil à l'adresse de son capitaine. — Harry ? » Honor jeta un coup d'œil au chrono. Il était tard dans la journée du Voyageur et elle se demandait pourquoi Tchou ne s'était pas contenté de l'appeler. Mais il avait sans doute ses raisons, et elle fit un signe de tête à MacGuiness, qui appuya sur le bouton commandant l'ouverture du sas. Tchou entra dans le compartiment, Samantha sur l'épaule. ,a chatte paraissait suprêmement suffisante – Honor écarquilla les yeux en se demandant pourquoi cet adjectif précis lui était venu à l'esprit – et Nimitz se réveilla aussitôt en reniflant. Il s'assit puis s'étira dans un long bâillement paresseux qui s'interrompit brutalement. Il inclina la tête en regardant fixement Samantha, et Honor écarquilla de nouveau les yeux en ressentant une vague d'émotions complexes et profondes envahir son compagnon. Elle n'arrivait pas à tout démêler, mais l'élément principal ne pouvait être décrit que comme une immense joie. « Je m'excuse de vous déranger, pacha, fit Tchou, l'air ironique, mais il y a une chose que vous devez savoir. — Ah bon ? » Honor posa son roman alors que Samantha quittait l'épaule de l'ingénieur. Elle traversa prestement le bureau pour rejoindre Nimitz d'un bond et prit place si près de lui que leurs corps se touchaient. Sous le regard ébahi d'Honor, Nimitz enroula sa queue préhensile autour de Samantha en un geste étrangement protecteur et frotta sa joue sur le sommet de sa tête en ronronnant doucement. « Oui, madame, fit Tchou, toujours sur le même ton. Je crains de devoir vous demander un congé de maternité. » Honor écarquilla encore les yeux puis fronça les sourcils. « Oui, madame, reprit l'ingénieur. Sam est enceinte, je le crains. » Honor se redressa, bouche bée, puis se tourna brutalement vers les chats. Nimitz croisa son regard d'un air terriblement fier et satisfait, et son plaisir s'accrut. Ils se regardèrent fixement pendant plusieurs secondes, puis elle secoua la tête en ébauchant un sourire. Nimitz, papa ? Bizarrement, elle n'avait jamais vraiment cru que cela pourrait se produire malgré tout le temps qu'il passait avec Samantha. Elle l'avait envisagé intellectuellement, mais ils se suffisaient mutuellement depuis si longtemps –en dehors des mois heureux mais trop courts qu'elle avait passés avec Paul Tankersley – qu'elle avait toujours considéré dans son cœur que cela ne changerait jamais. « Eh bien, dit-elle enfin, en voilà une surprise, Harry. J'imagine que vous en êtes sûr ? — En tout cas Sam l'est, gloussa Tchou, et ça me suffit. Les chats sylvestres se trompent rarement à ce sujet. — Oui, en effet. » Honor jeta un coup d'œil à MacGuiness, dont l'étonnement valait bien le sien mais qui affichait lui aussi un immense sourire. « Je crois que nous avons besoin d'un autre verre, Mac, lui dit-elle. Ou plutôt deux : vous êtes sur le point de devenir tonton. Et, vu les circonstances, je pense que quelques branches de céleri seraient aussi les bienvenues. — Bien, madame ! » MacGuiness lui adressa encore un sourire puis quitta la cabine en toute hâte. Elle reporta son attention vers Tchou. « Ça va me poser un sacré problème. Il va me falloir vous trouver un remplaçant très doué, Harry. Vous avez fait un excellent boulot. — Je suis désolé, pacha. Je ne voulais vraiment pas vous faire faux bond, mais... » L'ingénieur haussa les épaules, et Honor acquiesça. Le cas ne s'était sans doute pas présenté plus de deux fois dans toute l'histoire de la Flotte royale, mais les précédents étaient clairs. L'Amirauté n'appréciait guère mais, sept des neuf derniers monarques manticoriens – dont l'actuelle reine Élisabeth – ayant été adoptés par des chats sylvestres, la Couronne s'était montrée inflexible. Les chats étaient des personnes et devaient être traités comme telles dans l'équipage d'un vaisseau de Sa Majesté, ce qui signifiait que les femelles enceintes ne devaient pas servir à bord ni à aucun poste où elles pourraient être exposées à des radiations dangereuses. On ne pouvait pas non plus les séparer de leur compagnon humain, même si cela posait des problèmes à PersNav, et Harold Tchou était donc très sérieux en évoquant son « congé de maternité ». Samantha et lui devraient regagner Sphinx par le premier transporteur disponible, et ils y resteraient au moins trois ans. Il faudrait tout ce temps avant que les bébés de Samantha (et Nimitz) – probablement au nombre de trois – puissent être confiés à une autre chatte. Ce qui soulevait une autre question, et Honor se tourna vers les deux chats trônant sur le divan. « Vous vous rendez bien compte de ce que cela signifie, tous les deux ? » s'enquit-elle doucement. Nimitz pencha la tête vers elle tandis que Samantha appuyait la joue sur son épaule. « Le règlement est le même pour vous que pour nous, les deux-pattes. Nous allons devoir renvoyer Sam sur Sphinx dès que possible pour sa sécurité et celle des bébés. » Nimitz miaula doucement et passa une patte musclée autour de Samantha. Il baissa les yeux vers elle, et leurs regards se croisèrent. Une fois de plus, Honor devina un flux subtil et profond de communication – et ressentit leur tristesse à la perspective d'être séparés. Ils formaient véritablement un couple, songea-t-elle en se demandant où cela s'arrêterait, et la séparation leur serait douloureuse. Mais, même s'ils n'avaient pas eu à se quitter pour cette raison-ci, tôt ou tard Tchou et Honor seraient forcément affectés sur des bâtiments différents. Nimitz et Samantha y avaient-ils seulement réfléchi ? Puis Nimitz reporta son regard vers elle. Un regard grave et sombre, dépourvu de son espièglerie coutumière, et elle eut sa réponse. Ils y avaient réfléchi. Et, comme tous les employés de la Flotte qui choisissaient de se marier, ils avaient accepté l'idée qu'ils seraient souvent éloignés l'un de l'autre pour des périodes prolongées. Honor était bien placée pour savoir quel effet cela faisait, car elle avait été confrontée à ce problème avant la mort de Paul, et elle sentait que cette perspective ne les réjouissait pas plus qu'elle à l'époque. Mais ils ne pouvaient pas plus rompre le lien d'adoption qui les attachait à leur compagnon humain qu'ils ne pouvaient renoncer à leurs sentiments l'un pour l'autre. C'était ainsi. Honor ressentait leur tristesse et leur amour – mutuel, mais aussi celui qu'ils leur portaient à elle et Harold Tchou – comme une extension de ses propres émotions, et cela lui porta un coup. Tant de joie se mêlait à la peine, tant de plaisir à imaginer les enfants à naître et tant de regret que Nimitz ne puisse être présent à leur naissance qu'elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle les ravala et tendit la main pour les caresser avant de se retourner vers Tchou. Il n'était pas comme elle lié emphatiquement à son chat, mais les émotions qui inondaient la cabine étaient trop intenses pour qu'il les ignore, et elle en lut l'écho sur le visage de l'ingénieur. « Asseyez-vous, Harry », dit-elle gentiment en désignant le divan. Il hésita un instant, puis hocha la tête et prit place de l'autre côté des chats, qui leur adressèrent un doux ronronnement harmonieux, à la fois triste et gai. «Je n'aurais jamais cru que cette friponne finirait par se fixer. » La voix grave de Tchou était un peu plus rauque qu'à l'accoutumée, et il caressa Samantha d'une main légère. — Et je n'aurais jamais cru que cela arriverait à Nimitz, renchérit Honor avec le sourire. On dirait que nous allons être amenés à souvent nous revoir ces prochaines années. Il va falloir jongler avec nos plannings de permissions pour leur permettre de passer du temps ensemble. — Ce ne sera pas un gros problème pour moi pendant quelques années au moins, pacha, fit-il remarquer en souriant. je vais être coincé sur Sphinx jusqu'à ce que les petits soient assez grands pour être confiés à une autre chatte, donc vous devriez savoir où nous trouver. — En effet. Et heureusement que les clans sylvestres fonctionnent comme de grandes familles élargies, sinon vous en prendriez pour dix ans. Imaginez l'effet que cela aurait sur votre carrière ! — Bah, il faut bien faire quelques concessions pour sa famille, non ? J'aurais apprécié qu'ils nous préviennent un peu à l'avance, mais... Il haussa les épaules, et Honor acquiesça. Si plus de chattes adoptaient des employés de la Flotte, l'Amirauté leur aurait sans doute étendu son programme contraceptif, mais ce n'était pas le cas, et Samantha et Nimitz avaient le droit de prendre leurs propres décisions. Ce qu'ils avaient indéniablement fait, songea-t-elle en se rappelant combien les grossesses étaient rares parmi les chats célibataires. « Saurez-vous trouver le clan de Sam ? » demanda-t-elle au bout d'un moment. Une réponse négative ne l'aurait pas surprise : sa propre visite au clan de Nimitz était très atypique. Les seuls adoptés ou presque à connaître l'identité des clans familiaux de leurs compagnons et le site où ils s'étaient établis étaient les gardes du service des forêts. « En toute honnêteté, je ne suis pas sûr d'en être capable, admit Tchou. J'étais en vacances à Djebel Hassa, sur les Terres Jefferies, quand elle m'a adopté. Je sais qu'elle vient de quelque part dans les montagnes Al Hijaz, mais d'où exactement... — Mmm. » Honor se frotta le sourcil, puis baissa les yeux vers les chats avant de reporter son attention vers l'ingénieur. « Il se trouve que je sais où réside le clan de Nimitz dans les Murailles de Cuivre. — Ah bon ? » Tchou réfléchit un moment puis se tourna vers Samantha. « Qu'est-ce que tu en dis, Sam ? Tu veux être présentée à la famille de Nimitz ? Je suis sûr qu'ils seraient très contents de te rencontrer. » Les deux félins se regardèrent un moment, puis chacun se tourna vers son compagnon humain et agita les oreilles en signe d'approbation. Tchou gloussa. « Pas mécontent que ce soit réglé, fit-il, ironique. Je me voyais déjà passer tout mon temps libre des six prochains mois à crapahuter autour de Djebel Hassa jusqu'à ce que Sam annonce "On est à la maison !" » Il regarda Honor et redevint soudain plus sérieux. « Ça doit être agréable de pouvoir communiquer aussi clairement que Nimitz et vous, pacha. » Honor fronça le sourcil, et il se mit à rire. « Le commun des mortels ne s'en aperçoit peut-être pas, mais tout adopté peut constater que vous avez trouvé une longueur d'onde supplémentaire dont nous ignorons tout. S'agit-il de quelque chose que vous pourriez nous enseigner, à Sam et moi ? Je sais qu'elle me comprend, mais je donnerais n'importe quoi pour être capable de l'entendre en retour. — Je ne crois pas que cela s'enseigne, répondit Honor, sincèrement désolée. C'est arrivé comme ça. Ni lui ni moi ne savons vraiment comment ni pourquoi, et il nous a fallu des années pour réussir à échanger des émotions de façon claire dans les deux sens. — Je pense qu'il s'agit d'un peu plus que de simples émotions, pacha, fit sobrement Tchou. Vous ne vous en rendez peut-être pas compte, mais vous êtes véritablement beaucoup plus complices qu'aucun couple chat-humain de ma connaissance. Quand vous lui posez une question, vous obtenez une réponse bien plus claire – ou moins ambiguë – que quiconque. On dirait que chacun de vous sait ce que pense l'autre. — Vraiment ? » Honor réfléchit un moment puis hocha lentement la tête. « Vous n'avez peut-être pas tort. » Elle n'avait jamais parlé à personne de son lien privilégié avec Nimitz, mais, si elle ne pouvait pas le faire avec le « beau-père » de son chat sylvestre, alors avec qui ? « Je ne perçois pas précisément ses pensées – il ne s'agit pas de télépathie au sens plein – mais je reçois comme... une impression assez complète de la direction qu'elles prennent plutôt que de simples émotions. Et nous parvenons à nous envoyer des images mentales – la plupart du temps. C'est beaucoup plus difficile, mais ça s'est révélé sacrément utile à une ou deux occasions. — J'imagine », fit Tchou avec un brin d'envie. Puis il caressa de nouveau Samantha, rayonnant d'amour pour elle comme s'il voulait lui assurer que son incapacité à percevoir ses émotions ne la rendait pas moins précieuse à ses yeux. « J'apprécierais que vous n'en parliez à personne, toutefois », dit Honor après quelques instants. Tchou la regarda, l'air interrogateur, et elle haussa les épaules. « Je ressens aussi les émotions d'autres humains à travers Nimitz. Cela peut être très utile – ça m'a sauvé la mise quand les Macchabéens ont essayé d'assassiner la famille du Protecteur sur Grayson – et je préférerais que cela reste mon arme secrète. — Ça me semble logique, répondit très sérieusement Tchou après un moment de réflexion. Et je suis heureux que vous en soyez capable. En toute franchise, je ne porterais pour rien au monde toutes vos casquettes, pacha. J'ai bien assez de problèmes en étant simple capitaine de corvette. » Honor sourit, mais MacGuiness revint avec les verres et un bol plein de céleri avant qu'elle ait pu répondre. L'intendant posa le bol devant les chats et tendit la main vers la bouteille, mais Honor l'interrompit et désigna un fauteuil. « Rapprochez ça et asseyez-vous, "tonton Mac", dit-elle en saisissant le vin elle-même pour remplir les verres. Je vous propose un toast, messieurs. » Elle leva son verre à Samantha, blottie contre Nimitz et grignotant délicatement une branche de céleri. La chatte baissa sa friandise et regarda gravement Honor, qui sourit. « À Samantha, fit-elle. Que tes enfants soient heureux et bien portants, et que Nimitz et toi passiez de longues années ensemble. — Bien dit ! » lança Tchou en levant lui aussi son verre, et MacGuiness les imita. CHAPITRE TRENTE-HUIT La citoyenne Marie Stellingetti, capitaine de vaisseau, jura tandis qu'une nouvelle tête laser frappait la barrière latérale de son croiseur de combat et que les alarmes d'avarie hurlaient de plus belle. Le Kéraban avait déjà subi neuf frappes et, si aucune n'était fatale, toutes étaient graves car les vaisseaux de maintenance de la force d'intervention mettraient des semaines voire des mois à les réparer sans une base digne de ce nom. « Il change encore de cap, pacha, annonça soudain l'officier lactique. Je ne... Bon Dieu! Le contre-torpilleur manticorien cracha une autre double salve, dont au moins la moitié des projectiles emportaient des brouilleurs et des assistants de pénétration plutôt que des charges offensives. Ils semèrent la panique dans les défenses actives du Kéraban, et Stellingetti jura de nouveau alors qu'une autre tête laser se déchaînait contre la coque de son vaisseau. « Le graser neuf est fichu! signala l'ingénieur en chef depuis le contrôle d'avarie. Nous avons de lourdes pertes humaines sur l'affût, citoyenne commandant ! » Il s'interrompit puis reprit : « Dommage collatéral sur les générateurs de barrières latérales quinze et dix-sept. Nous pourrions définitivement perdre le dix-sept. — Ce salopard est doué, pacha, fit l'officier tactique. — Ouais, et ça m'apprendra à faire la maligne ! » râla Stellingetti. Elle pouvait l'admettre car le commissaire du peuple Reidel — à son humble avis, un connard de la pire espèce — se trouvait sur l'Ahmed, en réunion avec le commodore Jurgens. En conséquence, elle avait toute latitude de combattre sans se soucier qu'on cherche à la percer à jour... et de se montrer franche envers ses officiers. Le capitaine de frégate Edwards se contenta de grommeler depuis son poste à la section tactique, mais ils savaient tous deux qu'elle avait raison. Leurs têtes laser beaucoup plus lourdes avaient touché le contre-torpilleur par trois fois au moins malgré l'efficacité insolente de ses défenses actives, et son accélération faiblissante trahissait des avaries sérieuses aux systèmes d'impulsion. Mais les duels de missiles contre la FRM tournaient en général à l'avantage des Manticoriens. Le sachant, Stellingetti avait malgré tout espéré abattre celui-ci sans entrer à portée d'armes à énergie, où le moindre coup pouvait avoir des conséquences désastreuses. Mais rien ne se passait comme souhaité. Le Kéraban gardait l'avantage — il était tellement plus gros et plus solide que son adversaire qu'aucune autre issue n'était envisageable — mais, pendant qu'il écrasait le contre-torpilleur, ce dernier lui infligeait des dégâts considérables. Pour couronner le tout, admettait-elle, rageuse, ces foutus vaisseaux marchands prenaient leurs jambes à leur cou. Ça ne les sauverait sans doute pas, mais ils se dispersaient dans toutes lès directions pendant que leur minuscule bâtiment d'escorte menait un combat désespéré pour couvrir leur fuite. Contre un assaillant unique, leurs vecteurs rapidement divergents auraient donné à au moins trois d'entre eux une bonne chance de s'en sortir, Mais le Kéraban n'était pas seul. Ses deux plus proches collègues se rapprochaient déjà, attirés par le rapport visuel initial de Stellingetti, et ils avaient sûrement passé le mot à leurs voisins eux aussi. Les détachements de surveillance étaient si dispersés que même le moins éloigné mettrait encore une heure à arriver, mais la densité de particules était faible (pour l'hyperespace) dans la faille de Selker, et le délai ne suffirait pas à permettre aux vaisseaux marchands de disparaître des écrans gravitiques du Kéraban. C'était le cas pour trois d'entre eux, du moins. Celui que la section tactique avait d'abord pris pour un croiseur de combat parviendrait peut-être à s'échapper. Il générait une accélération impressionnante pour un transporteur, et Stellingetti se demandait à quelle classe il pouvait bien appartenir. Ce n'était sûrement pas un vaisseau de guerre comme le CO l'avait d'abord cru : aucun croiseur de combat manticorien ne fuirait en laissant un simple contre-torpilleur couvrir ses arrières. Non, c'était forcément un vaisseau marchand, et Stellingetti eut une idée qui la fit frissonner. Quel qu'il soit, ce bâtiment disposait d'excellentes défenses actives en plus d'un système de propulsion de classe militaire, et elle s'en réjouit soudain. Le détachement de surveillance tout entier se dirigeait vers la Silésie sous contrôle total des émissions à quarante mille km/s à peine afin de permettre à d'autres — voyageant à la vitesse maximale de quarante-quatre mille km/s imposée par les conditions locales — de les dépasser, quand le petit convoi était arrivé en vue du Kéraban. Stellingetti avait dirigé l'intégralité de sa première salve contre le supposé croiseur de combat, considérant qu'il s'agissait de son plus dangereux adversaire. Ses défenses avaient arrêté bon nombre de missiles malgré l'effet de surprise, toutefois elle l'avait touché à trois reprises au moins. S'il n'avais pas été équipé de défenses actives, elle l'aurait tout bonnement rayé de l'espace, or s'il s'agissait du type de bâtiment qu'elle imaginait... « Très bien, John, dit-elle sombrement à Edwards. Fini de rigoler. Feu rapide de tous les tubes. « Elle n'aimait pas gaspille ainsi des munitions alors que la force d'intervention se trouvai si loin de tout ravitaillement, mais, à moins de noyer les défenses actives du contre-torpilleur, ils allaient y passer la journée. — À vos ordres, pacha. Passage immédiat en feu rapide. — Timonier, cap à deux-six-zéro sous accélération maximale. Réduisez la distance. — Cap à deux-six-zéro sous accélération maximale, à vos ordres. » Le Kéraban vira vers cet adversaire irritant par son efficacité, et Stellingetti observa un moment son répétiteur avant de s'adresser directement au centre d'opérations de combat. — CO, ici le citoyen Herrick. — Jake, ici le commandant. Demandez à l'un de vos hommes de comparer la signature énergétique de la cible un avec nos données sur les paquebots manticoriens de classe Atlas. — Les paquebots... » Herrick s'interrompit. « Mon Dieu, pacha! S'il s'agit d'un Atlas, il pourrait transporter jusqu'à cinq mille passagers, et nous l'avons touché de plein fouet au moins trois fois ! — Ne m'en parlez pas », répondit Stellingetti, lugubre, en regardant son tir de plus en plus dense lacérer le contre-torpilleur alors même que deux nouvelles têtes laser déchiraient les flancs de son propre bâtiment. « Je vous rappelle, Jake. Ça commence à barder par ici. » Margaret Fuchien tapa du poing dans la paume de sa main, les yeux brûlant de honte, tout en dardant un regard noir sur l'écran tactique d'Annabelle Ward. Les missiles de l'Artémis auraient pu faire la différence entre la mort et la survie pour l'Aile-de-Faucon... si on l'avait laissée les tirer. Mais les ordres du capitaine Usher étaient sans équivoque, et il avait raison. Si l'Artémis couvrait le feu sur les Havriens, ceux-ci répliqueraient certainement (et logiquement), or les armes du paquebot – dépourvu de blindage – étaient conçues pour affronter des unités pirates pas plus grosses qu'un croiseur. Jusque dans ses pires cauchemars, elle n'avait jamais imaginé se retrouver nez à nez avec un croiseur de combat havrien. Même si l'Artémis et de-Faucon sortaient vainqueurs de l'affrontement, le paquebot ne serait plus qu'un tas de ferraille, et elle avait près de trois mille passagers à son bord. Elle ne pouvait pas mettre leur vie cri danger pour essayer de sauver l' Aile-de-Faucon, et elle fuyait donc à pleine puissance tandis que le contre-torpilleur la couvrait. Un bourdonnement dans son oreillette annonça un message prioritaire. Elle enfonça un bouton pour l'accepter, et la voix rude de son ingénieur résonna dans son oreille. — Je suis au générateur hyper principal, pacha, fit-il sombrement. C'est le bordel, ici. La moitié des câbles sont foutus, le compartiment a dépressurisé et nous avons quatorze morts. » Fuchien ferma les yeux dans sa détresse. La première bordée ennemie les avait tous surpris. Elle ne comprenait pas ce qu'un croiseur de combat havrien pouvait bien faire, complètement silencieux, au milieu de la faille, mais la manœuvre avait payé pour ces salauds. Leurs impulseurs et capteurs actifs étant coupés, l'Aile­de-Faucon et l'Artémis n'avaient détecté aucune signature énergétique avant qu'ils n'ouvrent le feu, prenant manifestement l'Artémis pour un croiseur de combat. Pour cette seule et unique raison, l'Aile-de-Faucon avait échappé à une destruction immédiate, et Ward avait fait l'impossible pour stopper soixante-quinze pour cent des projectiles en approche. Fuchien le savait, mais les cinq têtes laser qui avaient touché leur but avaient causé de terribles dégâts. Grâce à Dieu, aucun passager n'avait péri, mais trente matelots étaient morts, elle avait perdu trois noyaux bêta, deux de ses immenses canots de sauvetage, et l'une des frappes avait touché le générateur hyper principal. — Dans quel état est le générateur ? demanda-t-elle brusquement, refusant de penser à ses morts. — Pas terrible, commandant. » Le capitaine de frégate Cheney s'exprimait sur un ton monocorde. « On a perdu les deux régulateurs de l'étage supérieur : leurs circuits molybdiques ont grillé en même temps que les câbles. Le système fondamental est intact, mais, si nous nous risquons plus haut que les bandes delta, les harmoniques vont nous tailler en pièces. — Merde », souffla Fuchien. Elle ouvrit les yeux et lança un autre coup d'œil rageur à l'écran de Ward. Le bâtiment havrien fonçait désormais vers le contre-torpilleur sous accélération maximale, et l'Aile-de-Faucon était trop endommagé pour maintenir l'écart. Il tiendrait peut-être encore un quart d'heure; ensuite, chaque seconde exigerait son petit miracle. Après sa destruction, les Havriens se lanceraient à la poursuite de l'Artémis et, si Fuchien ne montait pas plus haut que les bandes delta, elle ne pourrait en aucun cas les semer. Elle ne leur rendait rien en vélocité réelle, mais elle s'était fait piéger dans les bandes delta car les transporteurs qui l'accompagnaient y étaient limités. D'après le rapport de Cheney, elle aussi désormais – et cela allait lui être fatal. Contrairement à elle, l'ennemi gardait la capacité de passer dans les bandes epsilon ou zêta pour la rattraper sans mal puis regagner les bandes delta pile sous son nez. Elle s'imposa de détourner les yeux tandis qu'un déluge de missiles s'abattait sur le contre-torpilleur dans son sillage. Elle ne pouvait pas se permettre de penser à Usher et son équipage. Son boulot consistait à sauver ses passagers et son bâtiment afin que le sacrifice de l'Aile-de-Faucon n'ait pas été vain, mais comment ? « Timonier, puissance militaire maximale. » Elle devina la surprise de ses officiers malgré leur situation désespérée, car l'Artémis n'avait jamais poussé sesimpulseurs au maximum depuis ses essais de neuvage. À puissance militaire maximale, on déconnectait les systèmes de sécurité, ce qui ne pardonnait aucune fluctuation du compensateur : en cas de problème, tous les êtres humains présents à bord de l'Artémis, y compris ses passagers, mourraient. Mais... « À vos ordres, pacha. Passage en puissance militaire maximale. » Fuchien retint son souffle tandis que le timonier faisait passer les impulseurs dans le rouge, mais l'Artémis supporta la manœuvre comme un as. Fuchien sentait son splendide vaisseau se tendre de toutes ses forces pour satisfaire ses exigences, et elle en aurait pleuré car elle savait que cela ne suffirait pas. Pourtant c'était sa seule chance. Elle ne pouvait pas monter dans les bandes pour échapper aux Havriens mais, si elle parvenait à suffisamment accroître la distance qui les séparait, à mettre assez d'espace entre elle et leurs capteurs pendant que l'Aile-de-Faucon les retenait, elle serait peut-être capable de plonger assez profond. Si elle se laissait tomber de quelques bandes – voire carrément en espace normal – et coupait ses impulseurs et toutes ses émissions actives, elle parviendrait petit-être à échapper à ces salauds. Peut-être. « Les impulseurs avant de l'Aile-de-Faucon viennent de lâcher ! » grogna quelqu'un, et Fuchien serra les dents en essayant de trouver ce qu'elle pourrait bien faire de plus. « Pacha, je détecte un autre bâtiment non identifié ! annonça Ward. Fuchien se secoua. « Encore un Havrien. ? demanda-t-elle brutalement. — Je ne crois... » Ward s'interrompit et secoua la tête. « Ce n'est même pas un vaisseau de guerre, pacha. C'est un transporteur. — Un transporteur? Où ça ? » Ward surligna le bâtiment sur son écran, et Fuchien écarquilla les yeux. C'était bien un transporteur, qui approchait par tribord et faisait route droit sur l'Artémis. Sa vitesse d'approche dépassait déjà les trente mille km/s, et il accélérait à deux cents gravités. Mais c'était insensé ! Même des capteurs civils devaient pouvoir détecter la détonation de têtes laser à cette distance, et tout commandant civil sain d'esprit aurait foncé dans l'autre sens de toute la vitesse de ses impulseurs. — Com, prévenez-le ! » ordonna-t-elle. Inutile d'ajouter un trophée au tableau de chasse des Havriens. Le cargo inconnu se trouvait encore à plusieurs minutes-lumière, et Fuchien choisit de se préoccuper de la survie de son bâtiment plutôt que d'attendre une réponse retardée par les délais de transmission. Elle rappela Cheney. « Sid, combien de temps pour réparer, dans le meilleur des cas ? — Réparer ? » Cheney eut un rire amer. « Faites une croix là-dessus. Nous sommes loin d'avoir les pièces de rechange nécessaires à ce genre d'opération, et un vaisseau de maintenance parfaitement équipé mettrait une semaine rien qu'à les fabriquer. — D'accord. Vous dites qu'il s'agit uniquement des régulateurs de l'étage supérieur ? — Je pense que c'est tout, rectifia Cheney. Ça et les câbles d'alimentation, mais on est encore en train de démonter des panneaux ici, et travailler en combinaison souple... » Fuchien l'imagina qui haussait les épaules. «J'ai besoin d'être fixée dès que possible, Sid. Si nous ne pouvons pas monter dans les bandes, nous allons devoir des- cendre, et il faut que je sache si le générateur supportera une translation d'urgence. — Une translation d'urgence » Cheney paraissait dubitatif. — Pacha, je ne peux pas vous garantir que l'Artémis y résistera même si je ne détecte pas de problème nouveau. Les systèmes de contrôle ont pris un sacré coup. S'ils ne sont pas à cent pour cent quand vous tenterez la translation d'urgence, nous sommes tous morts. — Mais nous le serons peut-être tout autant si je n'essaye pas, fit sombrement Fuchien. Contentez-vous de me fournir au plus tôt les informations les plus précises possible. — Bien, madame. — Oh, mon Dieu. » Le murmure d'Annabelle Ward semblait une prière, et Fuchien releva la tête juste à temps pour voir le HMS Aile-de-Faucon disparaître brutalement de l'écran. Elle contempla le vide qu'il laissait pendant un long et terrible moment puis passa la langue sur ses lèvres. « Annabelle, est-ce que nous verrions les transpondeurs des capsules de sauvetage à cette distance s'il y en avait? s'enquit-elle très sereinement. — Non, madame, répondit l'officier tactique sur le même ton. Mais je doute qu'il y en ait. Il a disparu trop vite de l'écran, et le dégagement énergétique était vraiment très intense. À mon avis, c'était son vase de fusion. — Que Dieu prenne pitié d'eux », murmura Margaret Fuchien. Et maintenant c'est notre tour, intervint une petite voix dans son esprit. « Bien. Annabelle, faites de votre mieux avec nos défenses actives s'ils approchent suffisamment pour faire feu mais, pour l'amour du ciel, ne répondez pas à leurs tirs ! — Pacha, je ne peux pas empêcher un croiseur de combat de nous réduire en miettes. Nous tiendrions peut-être un moment contre son armement de poursuite, mais sûrement pas plus d'une demi-douzaine de bordées complètes. — Je sais. Mais leur accélération n'est pas tellement supérieure à la nôtre. Il leur faudra encore près d'une heure pour nous rattraper – l'Aile-de-Faucon nous a gagné ce sursis – et, dès que Sid m'assure qu'il n'y a pas de risque, je nous lance dans une translation d'urgence vers les bandes bêta. On tentera quelques salves de notre armement de poursuite au préalable s'il lui faut tout ce temps pour me donner son feu vert. — Très bien, pacha. Je ferai de mon mieux. » Ward tapa des lignes de commande sur sa console pour déployer des leurres antimissiles, puis lança trois drones GE programmés pour imiter la signature d'impulsion actuelle de l'Artémis en tenant compte de ses blessures. Elle les envoya sur des trajectoires fortement divergentes : leur énergie se tarirait vite et ils avaient peu de chance de tromper l'ennemi même jusque-là, mais ils feraient peut-être gagner quelques précieuses minutes à la salle des machines, le temps que l'ennemi détermine laquelle des signatures correspondait au véritable Artémis. — Pacha, le transporteur continue d'approcher », annonça-t-elle. Elle capta une faible transmission et mit ses ordinateurs au travail pour l'amplifier, puis secoua la tête. « C'est un Andermien, madame. » — On est où, là ? Dans un nœud de trou de ver ? » grommela Stellingetti en fixant d'un œil noir son répétiteur tactique dont la petite taille donnait l'illusion que les vaisseaux étaient plus proches qu'en réalité, et elle fusilla du regard le nouveau bâtiment qui approchait de sa proie en fuite. L'écran du répétiteur était de plus encombré par les drones GE manticoriens, mais le Kérahan se trouvait assez près pour voir l'Artémis les lancer, et le CO avait réussi à les suivre à mesure qu'ils entraient en fonction. Sachant quelles étaient les fausses cibles, il pouvait les ignorer pour se concentrer sur sa véritable proie, et le croiseur de combat s'était jeté à sa poursuite. Les avaries subies au combat avaient réduit de cinq pour cent sa capacité d'accélération, mais il était plus petit que sa victime et pouvait encore produire une accélération plus importante qu'elle. — Qui arrive derrière nous ? — Je pense que c'est le Durandal, pacha, répondit Edwards. La trajectoire correspond, et son accélération est trop forte pour un croiseur de combat. Et, derrière lui, il s'agit sans doute de Ahmed. — Le Durandal se trouve-t-il à portée de coin ? — Tout juste, dans ces conditions, fit l'officier de com. — Ordonnez-lui de ralentir et de ramasser nos pinasses de secours. — Bien, citoyenne commandant. » Stellingetti ne s'attendait pas à ce que ses pinasses récupèrent beaucoup de Manties, mais quelques capsules de sauvetage s'étaient éjectées avant l'explosion du contre-torpilleur. Ces gens n'étaient plus des ennemis mais une poignée d'êtres humains perdus au milieu d'une immensité qui dépassait l'entendement. Si on ne les ramassait pas maintenant, personne ne le ferait, et Marie Stellingetti refusait d'abandonner qui que ce fût à une mort pareille. « Bon sang, mais qu'est-ce que c'est que ce nouveau vaisseau, John ? — D'après sa signature d'impulsion, encore un transporteur, répondit Edwards, et je capte un transpondeur andermien. — Un Andermien? » Stellingetti secoua la tête. « Splendide. Absolument splendide ! Pourquoi un Andermien s'efforcerait-il de calquer son vecteur sur celui d'un bâtiment manticorien avec un croiseur de combat aux fesses ? — Je l'ignore, madame. » L'officier tactique entra une question dans son système et secoua la tête. « C'est une sacrée course. Celui qui commande ce vaisseau est très fort et prend de gros risques avec ses impulseurs civils. La cible un accélère plus vite que lui, mais il approche par le côté. On dirait que leurs vecteurs se fondront à peu près au moment où nous parviendrons à portée maximale de missiles. — Merde ! » La citoyenne commandant se mordilla l'ongle du pouce et, pour la première fois, regretta que le commissaire Reidel ne se trouve pas à bord. Cela ne ressemblait pas à Stellingetti de fuir ses responsabilités mais, si le comité de salut public devait lui coller sa vermine d'espion, cet enfant de salaud pouvait au moins se rendre utile en lui disant comment nettoyer ce foutoir ! D'après ses ordres officiels, elle devait empêcher par tous les moyens nécessaires » tout vaisseau battant pavillon manticorien de s'échapper s'il avait connaissance de la présence de la force d'intervention, mais l'amiral Giscard et le commissaire du peuple Pritchart n'avaient sans doute jamais envisagé de se retrouver avec un paquebot sur les bras en écrivant ces ordres. Stellingetti ne se pardonnerait jamais le meurtre de plusieurs milliers de civils, toutefois les ordres ne lui laissaient pas le choix. Si le paquebot refusait de s'arrêter, elle devrait le détruire, et son âme frémit à cette idée. Le ministère de l'Information publique prétendrait sans doute que le vaisseau était armé – c'était d'ailleurs le cas – et que son armement et son refus de stopper en faisaient une cible légitime. Le ministère était très doué pour faire porter aux victimes la responsabilité de leur destin. Mais Stellingetti devrait se regarder tous les jours dans le miroir. Et puis que foutait cet imbécile d'Andermien ? Ses ordres exigeaient aussi qu'elle se tienne loin des bâtiments impériaux, sauf pour leur prêter main-forte contre d'autres pirates. Mais si ce cargo persistait à vouloir fourrer son nez dans cette affaire, il se trouverait aux premières loges pour la voir détruire le paquebot. Et qu'était-elle censée faire dans ce cas ? Devait-elle supprimer l'Andermien à son tour, histoire d'éliminer tout témoin susceptible de contester la version des faits du ministère ? « Com, dites à l'Andermien de s'éloigner ! Qu'il s'écarte ou je ne réponds pas des conséquences. — Bien, pacha. » « Oubliez vos projets de translation d'urgence, pacha, annonça Cheney de but en blanc. Nous avons deux secteurs endommagés sur la ligne de données primaire, l'ordinateur principal a grillé, et l'auxiliaire a subi quelques dégâts aussi lors de la frappe. Si vous lui infligez une translation d'urgence, il y a sept chances sur dix que lui ou les câbles de contrôle nous lâchent à mi-chemin. — Combien de temps pour remplacer les secteurs endommagés ? s'enquit Fuchien. — Même si je les remplace, il restera encore les dégâts subis par l'ordinateur. — Je sais. » Fuchien s'accrochait à des brins d'herbe : il ne lui restait plus rien d'autre. « Mais si nous pouvons au moins ôter une part d'incertitude à l'équation... — Mes équipes y travaillent, mais c'est un boulot de douze heures si on suit le manuel. En prenant tous les raccourcis possibles, je pense pouvoir y arriver en six, mais ça ne suffira pas, n'est-ce pas ? — Non, Sid, répondit-elle tout bas. — Désolé, Maggie, dit-il plus bas encore. Je ferai de mon mieux. — Je sais. » Fuchien s'imposa de carrer les épaules et prit une profonde inspiration. Les drones GE de Ward n'avaient pas trompé les Havriens. Ils entreraient à portée de missiles dans dix-huit minutes et, avec un générateur hyper peu fiable, l'Artémis ne pourrait pas effectuer sa translation assez vite pour disparaître des capteurs ennemis. Elle se tourna vers l'écran de Ward, et son front se plissa. L'Andermien approchait rapidement selon un angle qui lui permettrait de rejoindre son vecteur sous un quart d'heure. Il ne soutiendrait pas longtemps le rythme du paquebot – même avec des noyaux bêta endommagés, l'Artémis fournissait une meilleure accélération qu'aucun transporteur de fret – mais, à l'instant où leurs trajectoires se superposeraient, ils se déplaceraient quasiment à la même vitesse. Elle ne pouvait qu'admirer l'adresse de celui qui avait réussi cette prouesse, mais elle n'arrivait toujours pas à comprendre pourquoi il agissait ainsi. « Toujours rien de la part des Havriens ? demanda-t-elle à l'officier de com. — Non, madame. » Sa réponse était aussi tendue que Fuchien elle-même. Elle eut un faible sourire et fit le tour de son pont de commandement. Elle n'avait pas vraiment le choix, hein ? Quand l'ennemi entrerait à portée de missiles, elle devrait mettre en panne et se rendre. Toute autre réaction serait de la folie. « Pacha! intervint l'officier de com. L'Andermien nous hèle ! » « Eh bien, ils se sont rejoints, observa Edwards. Et maintenant ? — Je ne sais pas. A-t-il répondu à notre avertissement ? — Non, pacha, fit la section com. Pas un mot. — Mais à quoi il joue ? » fulmina Stellingetti. Elle s'enfonça rageusement dans son fauteuil de commandement et fixa son visuel. Quelles que soient les intentions du vaisseau andermien, il venait de ruiner les options d'assaut du Kéraban. Il se trouvait trop près du Manticorien : à cette distance, les missiles d'Edwards risquaient de se tromper de cible, et le commandant manti le savait. Il avait réduit son accélération pour la calquer sur celle du transporteur et restait juste devant lui, l'utilisant comme bouclier. Stellingetti grinça des dents. « Les Andermiens ne vont pas apprécier que nous attaquions des navires commerciaux si près de l'Empire, pacha, fit tranquillement Edwards. Vous croyez que cet imbécile essaye de nous en dissuader ? — Si c'est le cas, je lui réserve une mauvaise surprise », grinça Stellingetti. Le croiseur de combat continuait d'approcher, avalant la distance qui le séparait des deux bâtiments civils. Loin derrière lui, le croiseur Durandal lançait ses propres pinasses afin d'aider celles du Kéraban dans leurs opérations de secours. Elles avaient déjà récupéré plus de quatre-vingts naufragés de l'Aile-de-Faucon, chiffre incroyablement élevé qui en disait long sur la détermination des pinasses de recherche, toutefois l'opération avait détourné le Durandal de la chasse. Le croiseur de combat Ahmed, en revanche, l'avait dépassé quarante minutes plus tôt en prenant de la vitesse et gardait d'excellentes chances de rattraper le Kéraban et l'Artémis. D'autres unités de la Flotte populaire approchaient également, et l'une d'elles avait déjà choisi pour objectif le cargo manticorien Trappeur et s'en approchait rapidement, pendant qu'une autre s'éloignait à la poursuite du RMMS Palimpseste. La situation était terriblement confuse, mais les bâtiments de guerre havriens la contrôlaient clairement, et la distance fondait entre le Kéraban et l'Artémis. — On approche des huit cent mille kilomètres », annonça Edwards, et Stellingetti se contenta de grogner en réponse. Encore une seconde-lumière et demie, et elle tiendrait le transporteur manticorien à portée d'armes à énergie. L'intervention de l'Andermien ne sauverait pas le paquebot de ça, et, quand le commandant ennemi se rendrait compte qu'il ne pouvait plus lui échapper, il n'aurait d'autre choix que de... « Signature de missile!» s'écria Edwards, et Marie Stellingetti fit mine de quitter son fauteuil de commandement, incrédule. Impossible! Cette salve titanesque ne pouvait provenir du Manticorien, sinon il n'aurait jamais abandonné le contre-torpilleur ! Elle devait avoir été tirée par l'Andermien, mais comment... « À bâbord toute ! lança-t-elle. Retournez le feu contre l'Andermien ! Le Kéraban vira brusquement à gauche tout en roulant frénétiquement pour opposer sa bande gravitique à l'holocauste en approche, mais il ne pouvait pas s'en sortir — pas face à tant de missiles. Il cracha une bordée unique dans l'espace avant que sa manœuvre d'évitement ne mette ses lanceurs hors trajectoire, mais personne à bord n'eut le temps de voir si ce tir avait servi à quelque chose : les missiles en approche arrivèrent vingt bonnes secondes avant ceux qu'ils venaient de lancer. Ils se répartirent tout autour du croiseur de combat, et il ne put rien faire pour leur échapper. Les GAIE s'efforcèrent de leur faire perdre le nord, les antimissiles se précipitèrent à leur rencontre, les affûts laser se concentrèrent sur les projectiles et firent feu de toutes leurs forces. Près d'une centaine de missiles se détournèrent ou disparurent dans une boule de feu suite à une interception réussie, mais cinq cents autres persistèrent et, lorsqu'ils détonèrent après avoir atteint leur position d'attaque, leurs lasers à rayons X avalèrent le Kéraban comme le souffle d'un dragon. Ils n'arrivèrent pas tous en même temps en position d'attaque, mais par vagues, et il leur fallut neuf secondes pour tous détoner; les derniers s'immolèrent en vain : cinq secondes après la première explosion, le VFP Kéraban et tout son équipage étaient devenus une boule de plasma en expansion. CHAPITRE TRENTE-NEUF Honor Harrington s'imposa de rester assise sans bouger tandis que les rapports d'avarie affluaient. D'un côté, elle était horrifiée par ce qu'elle venait de faire, mais un croiseur de combat de classe Sultan constituait un adversaire trop dangereux pour qu'elle prenne des risques. Elle devait absolument l'anéantir dès la première salve, même si une attaque aussi démesurée garantissait pratiquement que nul n'en réchapperait dans l'équipage ennemi, et elle venait donc de transformer deux mille personnes en plasma sans leur laisser la moindre chance. Toutefois le bâtiment havrien n'avait pas péri sans réagir. Son unique bordée avait précipité vingt missiles vers le Voyageur et l'Artémis, et la proximité du paquebot avait forcé Honor à faire de son vaisseau une cible plus facile. Si l'un de ces projectiles avait pris l'Artémis pour cible et passé outre ses défenses, il aurait aisément pu le détruire, et avec lui les civils qu'Honor se battait pour protéger. Elle avait donc placé le Voyageur en travers de la poupe du paquebot, attirant délibérément sur lui la vengeance posthume du Kéraban. Ses équipes de défense antimissiles s'étaient bien débrouillées, mais elles n'avaient jamais disposé de défenses actives dignes d'un véritable bâtiment de guerre, et huit têtes laser étaient passées. « Nous avons quatre-vingt-douze victimes fermes pour l'instant, pacha, fit Rafe Cardones d'une voix âpre. L'infirmerie annonce une soixantaine de blessés, et on leur en amène encore. — Dommages matériels ? — Nous avons perdu les grasers un, trois et cinq du flanc bâbord, répondit Tchou depuis le contrôle d'avarie. Les lance-missiles un et sept sont morts aussi, tandis que cinq et neuf ne sont disponibles qu'en contrôle local. Les hangars d'appontement de la première escadre de BAL sont en ruine, mais au moins ils étaient vides. Gravitique deux est détruit, j'ai perdu trois générateurs de barrière latérale, toujours à bâbord, et la salle d'impulsion deux a perdu un noyau bêta. — Pacha, je détecte un problème au niveau de la cale numéro un, intervint Jennifer Hughes sur un ton pressant, et Honor sentit son estomac se nouer. — Harry ? — Je vérifie tout de suite. Nous n'avons pas de dysfonctionnement du côté des rails mais... » L'ingénieur s'interrompit et jura en silence. « Rectificatif. Nous avons bien un dysfonctionnement, seulement il ne concerne pas le système de lancement. » Il étudia ses moniteurs puis secoua la tête. « Les rails marchent toujours, pacha. Ce sont les portes de cale. La frappe qui a touché l'anneau d'impulsion de poupe a dû causer une onde de courant dans le système d'opération. La porte bâbord s'est à moitié fermée, et c'est pareil à tribord. — On peut les rouvrir ? — Pas avant un moment », fit Tchou d'un air sinistre. Il tapa une commande sur sa console puis une deuxième, et il grimaça. « On dirait qu'elles se sont arrêtées là parce que leurs moteurs ont grillé. Il pourrait ne s'agir que des systèmes de contrôle en ce qui concerne la porte bâbord – je ne peux pas en jurer à distance –, mais le moteur de la porte tribord est perdu à coup sûr. Si le problème bâbord se limite en effet aux systèmes de contrôle, nous pourrions recâbler et réussir à rouvrir la porte, ce qui vous donnerait deux rails de lancement opérationnels, mais cette frappe a fait un gros trou dans la coque et je n'ai plus de visuel en état de marche dans cette zone pour vérifier s'il y a des débris sur le trajet. Les réparations vont prendre une heure au bas mot – en admettant qu'elles soient faisables. » Il croisa franchement son regard depuis le petit écran de com. « Désolé, pacha. Je ne peux pas faire mieux. — Compris. » Le cerveau d'Honor galopait. Son bâtiment était lent à pleurer comparé au vaisseau de guerre havrien qui avançait encore vers lui, les terribles dégâts subis à bâbord réduisaient d'un quart sa puissance de feu à courte portée, et les portes de cale coincées amputaient sa capacité à déployer des capsules lance-missiles. Même si Tchou avait le temps de rouvrir la porte bâbord, elle avait perdu les deux tiers de sa capacité d'attaque à longue portée. Ses chances de survie face à un vaisseau de guerre classique à portée de missiles étaient à peu près nulles et, comme l'avait démontré le premier croiseur de combat havrien, un bâtiment qu'elle parvenait à détruire à coups de missiles pouvait encore emmener le Voyageur avec lui. Il lui restait toujours sa deuxième escadre de BAL – c'était pour cette raison qu'elle avait exposé le flanc bâbord plutôt que les hangars d'appontement tribord – et elle pouvait s'en servir dans la faille de Selker. Avec leur soutien, elle était prête à affronter un croiseur lourd, même sans capsules lance-missiles, mais ils ne suffiraient pas contre un croiseur de combat. Même si elle parvenait à détruire un vaisseau de cette taille, il écraserait si bien le Voyageur que n'importe quelle autre unité havrienne l'achèverait sans mal. « J'ai le capitaine Fuchien en ligne, pacha », annonça Fred Cousins. Honor se reprit. Elle leva la main à l'adresse de Cousins le temps de regarder Jennifer Hughes dans les yeux. « Combien de temps avant que l'ennemi arrive sur nous ? — Nous pouvons sans doute encore leur échapper pendant trois heures, répondit Hughes. J'ignore ce qui est arrivé au croiseur lourd : il a ralenti et disparu des écrans il y a vingt-six minutes. Mais le deuxième Sultan approche très vite. Il nous voit forcément sur ses capteurs gravitiques et, vu sa vitesse supérieure, il finira par nous rattraper. » Honor prit une profonde inspiration : les choix qui s'offraient à elle se simplifiaient brusquement. Elle ne serait pas face à un croiseur lourd au moment fatidique, songea-t-elle amèrement avant de faire signe à Cousins. « Passez-moi Fuchien », dit-elle, et le visage de Margaret Fuchien remplaça celui de Tchou sur l'écran de sa console. « Merci, capitaine... » fit le commandant civil d'un air interrogateur. Honor eut un sourire ironique : elle n'avait pas vraiment eu le temps de se présenter jusque-là. « Harrington. Croiseur marchand armé de Sa Majesté le Voyageur. » Son interlocutrice écarquilla les yeux puis secoua la tête comme pour écarter une mouche insistante. « Quelle est votre situation, Lady Harrington ? » s'enquit-elle. Ses capteurs lui avaient montré le halo d'atmosphère et de vapeur d'eau caractéristique d'importants dégâts dans l'intégrité de la coque, et elle voyait en optique les trous béants qui s'ouvraient dans le flanc bâbord du Voyageur. « Nous avons au moins cent cinquante morts et blessés, répondit Honor sur un ton monocorde. J'ai perdu un tiers de mes armes bâbord et l'essentiel de ma capacité lance-missiles. Nous essayons de la restaurer, mais ça se présente mal. Si vous croyez que nous pouvons les affronter victorieusement, je crains que vous ne fassiez erreur. » Elle sentit le silence se répandre sur le pont à cet aveu. Ils en étaient déjà tous conscients, mais entendre leur commandant l'admettre à voix haute transformait l'information en une condamnation qui résonnait dans tous les esprits. Les lèvres de Fuchien se pincèrent sur l'écran de com, et elle ferma les yeux un instant. « Alors j'ai bien peur que nous n'ayons un gros problème, milady, fit-elle calmement. Mon générateur hyper est gravement endommagé. Je ne peux pas monter dans les bandes, et mon taux de translation vers l'espace normal est réduit d'environ quatre-vingts pour cent. Si nous lui en demandons plus, le système tout entier pourrait bien nous laisser tomber. Ce qui signifie que nous ne pouvons pas non plus leur échapper. — Je vois. » Honor s'adossa en ordonnant à son visage de rester calme tandis qu'un Nimitz en combinaison souple s'accroupissait sur le sommet de son fauteuil. Leur lien lui transmettait la peur de l'équipage sur le pont – et la discipline qui tenait cette même peur en échec. Elle se frotta le sourcil et s'efforça de réfléchir. « Dans ce cas... commença-t-elle, mais une autre voix intervint soudain sur le circuit. — Ici Klaus Hauptman ! aboya-t-on. Votre générateur hyper n'est pas endommagé. Pourquoi ne pourriez-vous pas prendre nos passagers à bord de votre vaisseau ? Les lèvres d'Honor se pincèrent et ses yeux se durcirent. La présence du magnat à bord de l'Artémis était une surprise, mais cette intrusion brutale était si caractéristique du personnage qu'elle aurait voulu le frapper. « Je parle au capitaine Fuchien, répondit-elle froidement. Libérez immédiatement ce canal ! — Sûrement pas ! » répliqua Klaus Hauptman avant de s'interrompre. Elle l'imaginait parfaitement essayant de museler sa colère, et il reprit d'une voix à peine plus calme : « Ma présence sur ce canal ne vous empêche pas de parler au capitaine Fuchien, dit-il, et ma question tient toujours. Pourquoi ne pouvez-vous pas nous prendre en charge ? — Parce que notre capacité environnementale se limite à trois mille individus, fit Honor avec un professionnalisme glacé. Nous avons toujours mille neuf cents personnes à bord, et nos systèmes vitaux ont été touchés. Je doute d'avoir encore les moyens de survie à long terme pour mon propre personnel, sans parler de tous les passagers de votre bâtiment. Et maintenant quittez ce canal ou fermez-la, monsieur ! » Klaus Hauptman s'empourpra de rage, mais il serra les dents puis leva les yeux de l'écran de com vide pour regarder sa fille. Nul autre n'aurait deviné la peur que dissimulait l'expression sereine de Stacey, mais il la connaissait trop bien. Il sentait sa peur, et son instinct de père lui hurlait de menacer Harrington, de la malmener – de lui offrir de l'argent, s'il fallait en arriver là ! – pour mettre sa fille en sécurité. Mais quelque chose dans les yeux de Stacey fit mourir menaces et promesses sur ses lèvres, et une honte obscure et brûlante qu'il ne comprenait pas vraiment se mêlait à sa rage quand il se retourna vers le com. « Maintenant, capitaine, poursuivit Honor plus calmement, que donne votre propre capacité environnementale ? — Elle est intacte. » Seul un léger sourire sans joie trahissait son opinion de la façon dont Honor avait rabattu le caquet de son employeur. « Nous avons perdu trois noyaux bêta, plusieurs canots de sauvetages et dix pour cent de nos défenses actives mais, à part ça – et le générateur hyper –, nous sommes en bon état. Jusqu'à maintenant. — Et votre liste de passagers ? — Nous voyageons léger. Environ deux mille sept cents personnes, plus l'équipage. — Compris. » Honor se frotta le bout du nez pendant que Nimitz lui caressait doucement le cou de ses moustaches et lui transmettait tout son soutien. Puis elle hocha la tête. « Très bien, capitaine, voici ce que nous allons faire. Je vais transférer tout mon équipage à bord de votre bâtiment puisque vous disposez de systèmes environnementaux suffisants pour l'accueillir, à l'exception du personnel indispensable. Puis... — Attendez une minute ! » Klaus Hauptman avait explosé presque malgré lui. « Comment ça, vous allez transférer des gens vers ce vaisseau ? Pourquoi... — Monsieur Hauptman, taisez-vous! ordonna Honor. Je n'ai ni le temps ni la patience d'écouter vos jérémiades, monsieur ! Le silence retentit pendant une brève éternité, et elle reporta son attention vers Fuchien qui commençait visiblement à comprendre. Dans sa suite, Klaus Hauptman jura en silence, amer et furieux du ton qu'elle avait employé. Mais, lorsqu'il releva les yeux vers Stacey, il lut autre chose que la peur dans son regard. Il y vit... de la déception. Puis elle se détourna sans un mot. « Comme je vous le disais, j'ai l'intention de transférer une grande partie de mon équipage à bord de votre vaisseau, continua Honor. Je vais aussi détacher six BAL pour vous couvrir et vous soutenir. Dès que le transfert sera terminé, les BAL et vous cesserez toutes émissions. Et je dis bien toutes, capitaine Fuchien. Je veux que votre bâtiment devienne un trou dans l'espace, vous me comprenez ? — Oui. » Fuchien répondit dans un murmure, et Honor s'imposa de sourire. « Avant que vous ne coupiez vos systèmes actifs, je déploierai un drone GE programmé pour reproduire vos émissions. Le Voyageur s'éloignera en emmenant le drone. Avec un peu de chance, les Havriens croiront que nous restons ensemble et vous ficheront la paix. Dès que vous en serez certaine, je veux que vous amorciez une translation progressive vers l'espace normal. Restez-y au moins dix jours. Dix jours, capitaine ! Réparez votre générateur et mettez autant d'espace que possible entre ce volume d'hyperespace et vous avant de regagner l'hyperespace. — Espèce de lâche ! » siffla Klaus Hauptman. Il ne se contrôlait plus, il le savait et en avait honte, mais il n'y pouvait rien. Il ne craignait pas pour lui-même mais pour sa fille. « Vous n'allez même pas essayer de défendre ce vaisseau! Vous allez simplement fuir en espérant que personne ne nous repérera! Vous nous abandonnez pour sauver votre petite... — Papa, la ferme ! » Hauptman se détourna brusquement de la console car cette voix glaciale n'appartenait pas à Honor Harrington mais à Stacey, et il vit flamber dans les yeux de sa fille une fureur qui lui était inconnue. « Mais elle... — Elle va mourir pour toi, papa, le coupa Stacey Hauptman d'une voix d'acier. Ça devrait quand même te suffire ! » Hauptman accusa le coup. Il était blessé comme jamais auparavant, et son âme se dessécha au regard que lui lança sa fille. « Mais... » Il déglutit. « Mais c'est pour toi que je m'in... » reprit-il, mais Stacey se contenta d'abattre la main sur la console de com pour la déconnecter. Puis elle lui tourna le dos et quitta la suite sans rien ajouter. « Il a quitté le canal, milady, annonça sereinement Fuchien. Je suis désolée. Vous n'avez pas de besoin de ce genre... — Ne vous en faites pas. » Honor secoua la tête puis se tourna vers Rafe Cardones. « Commencez les transferts. Je veux que tous nos blessés et les membres d'équipage qui ne sont pas indispensables se trouvent à bord de l'Artémis dans une demi-heure. Assurez-vous que le docteur Holmes et tous nos prisonniers de guerre les accompagnent. — Bien, madame. » Cardones opina brusquement, et elle se retourna vers Fuchien. « Nous ferons de notre mieux pour les attirer à notre poursuite. Que valent vos capteurs ? — Nous avons le même équipement électronique que les croiseurs de combat de classe Homère au début de la guerre, et nous avons bénéficié de la plupart des améliorations des phases un et deux, jusqu'aux leurres et aux drones GE – tout sauf les systèmes furtifs et les transmissions supraluminiques. Ils étaient classés secret-défense. — Tout ça ? » Honor était impressionnée, et elle se frotta encore le bout du nez. « C'est mieux que ce que j'espérais. Vous devriez avoir un avantage net sur les Havriens, dans ce cas. — Je sais. Ils devaient naviguer sous contrôle d'émissions serré quand nous leur sommes tombés dessus. Sinon l'Aile-de-Faucon les aurait vus même si... — Qu'est-ce que vous avez dit ? » Fuchien fronça les sourcils, surprise, car Honor était soudain devenue livide. « Vous avez dit l'Aile-de-Faucon? fit-elle brusquement. — Oui, milady. L'Aile-de-Faucon du capitaine de frégate Usher. Vous... vous connaissiez le capitaine ? — Non. » Honor ferma les yeux et ses narines s'évasèrent. Puis elle secoua la tête. « Non, répéta-t-elle tout bas, mais je connaissais l'Aile-de-Faucon. C'était mon premier commandement hypercapable. — Je suis désolée, milady, fit doucement Fuchien. Je ne sais pas quoi... » Elle secoua la tête à son tour. « Je sais que c'est une Piètre consolation, milady, mais c'est grâce à lui et au capitaine Usher que nous avons eu l'occasion de nous enfuir. D'après mon officier tactique... il n'y a aucun survivant. — Je vois. » Honor avait commandé cinq vaisseaux spatiaux. Le deuxième avait été mis au rebut, le premier venait d'être détruit et le dernier s'apprêtait à périr avec elle. Elle s'autorisa encore un instant pour pleurer le bâtiment qui avait un jour représenté tout son univers, puis elle rouvrit les yeux et reprit d'une voix de soprano calme et égale : « Très bien, capitaine. Je vais vous envoyer au moins un chirurgien, autant d'infirmiers que possible et tous mes blessés. Disposez-vous des installations nécessaires pour les accueillir ? — Nous allons les improviser, ces fichues installations, milady. — Merci. Maintenant, venons-en aux BAL. Il s'agit de nouveaux modèles, et à eux six ils peuvent sans doute affronter un croiseur lourd pour vous si besoin. Toutefois ils sont dépourvus de générateurs hyper et de voiles Warshawski. Ils ne peuvent pas entrer dans une onde gravitique, et vous devrez embarquer leurs équipages et les détruire quand vous commencerez la translation. — Alors vous devriez les garder avec vous. Si nous devons gagner l'espace normal et qu'ils sont assez puissants pour être aussi utiles... — Ils ne le sont pas suffisamment pour faire la différence contre un croiseur de combat », répondit Honor, admettant tacitement ce qu'elles savaient toutes deux. « Ils seront détruits de toute façon et, ainsi, vous bénéficierez d'une certaine couverture si un autre Havrien vous tombe dessus. » Et moi j'aurai au moins sauvé leurs équipages. « Je... » Fuchien laissa sa phrase en suspens. « Vous avez raison, évidemment, dit-elle enfin. — Je suis heureuse que vous soyez d'accord. » Honor se permit un sourire fugace. « Eh bien, je crois que c'est à peu près tout, et je dois m'occuper de divers détails ici. Je ne vous demanderai plus qu'une seule chose, si vous le permettez. — Tout ce que vous voudrez, milady. — Préparez-vous à recevoir un transfert de données à destination de l'Amirauté. J'aimerais que le Premier Lord sache ce que nous avons accompli avant... » Elle haussa les épaules. « Bien sûr, milady. Je m'en occuperai moi-même. Vous avez ma parole. — Merci. » Le répétiteur tactique d'Honor lui montra les BAL quittant sa cale tribord intacte et les premiers cotres et pinasses gagnant l'Artémis. Les navettes du paquebot s'élançaient également afin d'aider au transfert, et elle hocha la tête. « Dans ce cas, capitaine Fuchien, mettons-nous au travail », dit-elle tranquillement avant de couper la communication. Le transport des personnels entre le Voyageur et l'Artémis se rit à un rythme effréné, car le temps manquait. Malgré la pression, Rafael Cardones et Scotty Tremaine parvinrent à imposer un ordre draconien dans les évacuations, et la liste des partants que Cardones avait dressée sur les ordres d'Honor était ferme. Les trois assistants de John Kanehama y figuraient, car les manœuvres de fuite discrètes de l'Artémis exigeraient toute l'assistance possible du côté de l'astrogation. Fred Cousins et sa section entière aussi, car il ne resterait plus personne avec qui communiquer une fois que le Voyageur se serait séparé de l'Artémis. Harold Sukowski et Chris Hurlman partirent, de même que tous les officiers du Vauban. Les spécialistes des cultures hydroponiques, les infirmiers en surnombre et les fusiliers – dont on n'aurait besoin pour aucun abordage – suivirent le même chemin. Les officiers chargés de la logistique et des stocks, les intendants et secrétaires militaires, les officiers de gestion du personnel et les cuisiniers – tous ceux qui n'étaient pas indispensables au combat ou aux réparations furent évacués et, s'ils étaient soulagés d'être épargnés, la culpabilité les rongeait tous à l'idée qu'ils laissaient leurs compagnons derrière eux. Mais tous ceux qui figuraient sur la liste ne partirent pas. Le maître d'armes Thomas était mort, de même que son premier assistant, et aucun des membres survivants de la force de police du Voyageur ne pensa à vérifierles cellules. Randy Steilman, Jackson Coulter, Élisabeth. Showforth, Ed Iliouchine et Al Stennis avaient reçu des combinaisons souples quand on avait sonné le branle-bas de combat. Mais ils étaient encore confinés dans leurs cellules – qui se trouvaient au cœur du vaisseau, plus en sécurité que n'importe où ailleurs – et les combinaisons des détenus n'étaient pas équipées de circuits com... Nul ne les entendit donc réclamer leur libération à grands cris. Scotty Tremaine était censé partir, de même que Horace Harkness. On n'aurait pas besoin d'une section opérations de vol puisqu'il ne restait en tout et pour tout que deux pinasses. Mais ni Tremaine ni Harkness n'avaient l'intention de quitter leur bâtiment, et Tremaine envoya deux de ses pilotes de pinasses et leur mécanicien navigant à leur place. Ginger Lewis aussi aurait dû partir. Elle figurait encore sur la liste du personnel en service restreint, mais elle savait que Harold Tchou aurait besoin de tous les hommes disponibles pour débloquer la porte de cale tribord. Elle ignora donc l'ordre d'embarquer dans une pinasse et céda sa place à un technicien informatique de vingt-deux ans dont c'était le premier déploiement pour gagner, blême mais calme, le contrôle d'avarie. Yoshiro Tatsumi fut aussi de ceux qui déclinèrent cette offre de salut. Il était supposé accompagner le docteur Holmes, mais il échangea discrètement sa place avec un autre infirmier. Le docteur Ryder l'avait soutenu quand il avait besoin d'elle; cette fois c'était elle qui avait besoin de lui. D'autres hommes et femmes prirent la même décision et se détournèrent du chemin du retour. Certains par courage, d'autres par défiance, mais tous par loyauté. Loyauté envers leur vaisseau, leurs camarades, leur officier supérieur et leur devoir, mais — par-dessus tout — envers leur commandant. Honor Harrington avait besoin d'eux, et ils refusaient de la quitter. Dans sa suite, Klaus Hauptman, assis dans un fauteuil confortable, se tenait la tête entre les mains. Un sentiment de honte l'habitait — pas la colère qui le tenait si souvent, non : la honte, terrible et mordante. Un sentiment capable de détruire un homme de l'intérieur. Il savait bien que c'était la peur qu'il ressentait pour sa fille qui l'avait poussé à défier Honor Harrington et à l'insulter, mais cela ne lui était d'aucun réconfort face à ce qu'il avait lu dans le regard de Stacey, sa surprise, son incrédulité en le découvrant capable de s'abaisser ainsi. La seule personne dans tout l'univers dont Fo •inion com tait à ses e-t, x avait contemplé son âme et s'était détournée de ce qu'elle y avait vu, et il sentait des larmes qu'il refusait de verser lui brûler les yeux. Et puis, derrière les yeux de Stacey, il y avait la voix froide et méprisante d'Harrington. Ce n'était pas la première fois qu'elle s'adressait à lui sur ce ton, mais cette fois il l'avait mérité. Il le savait et ne pouvait pas le nier. En faisant face à cette amère vérité, il fut forcé de reconsidérer ses souvenirs de leur rencontre précédente. Forcé d'admettre, peut-être pour la première fois de sa vie d'adulte, qu'il s'était menti. Lui qui avait toujours cru pouvoir se regarder droit dans les yeux savait maintenant qu'il s'était leurré. Harrington avait eu raison dès le début, songea-t-il, au désespoir. Raison de refuser les pressions qu'il avait tenté d'exercer sur elle, raison de le mépriser — raison, même, de menacer un homme capable de s'abaisser à utiliser ses parents contre elle par dépit, pour satisfaire son orgueil blessé. Un homme qui pouvait le faire sans même voir combien c'était méprisable parce que, sur l'instant, ce genre de considération ne représentait rien face à sa colère. Il restait assis là, seul devant l'amère réalité de ce qu'il était, et sa fortune, son pouvoir, sa position et ses réussites étaient impuissants à le protéger de lui-même. Harold Sukowski descendit le boyau d'accès du paquebot (équipé d'un générateur de gravité), un bras protecteur passé autour de Chris Hurlman. Le capitaine de frégate avait complètement récupéré de ses blessures physiques pendant son séjour à bord du Voyageur, et elle s'était mieux remise de ses blessures psychologiques qu'il ne l'aurait cru possible, mais elle demeurait fragile. Elle avait perdu cet humour rugueux et insouciant qu'il lui connaissait depuis des années, et il la gardait près de lui, la protégeant de tout contact accidentel dans le chaos qui les entourait. Margaret Fuchien avait envoyé des intendants et tous les membres d'équipage qu'elle avait trouvés pour jouer les guides auprès des évacués. Il importait de dégager les galeries des hangars d'appontement le plus vite possible, et le personnel de l'Artémis faisait de son mieux pour maintenir tout ce monde en mouvement sans interruption. Pourtant il y eut une pause dans le flot des réfugiés lorsque Sukowski et Hurlman émergèrent du boyau sur les talons de Shannon Foraker. Tous les prisonniers de guerre du Voyageur avaient été convoyés ensemble, sous la garde d'un unique fusilier, et Sukowski redressa vivement la tête en voyant la colère naître instantanément sur le visage de ceux qui les attendaient. La colère se transforma aussitôt en haine —haine pour ces gens portant l'uniforme de la flotte qui venait de détruire l'Aile-de-Faucon et de tuer trente des leurs —, et le premier intendant chargé de leur groupe ouvrit la bouche, le visage déformé par la rage. Sukowski s'avança promptement et se plaça entre Warner Caslet et Denis Jourdain à la tête du groupe de prisonniers, le regard dur. « Taisez-vous ! » intima-t-il à l'intendant d'une voix froide et mordante. Celui-ci hésita, confus, en entendant cet homme mutilé au visage bardé de cicatrices parler sur un ton de commandement alors qu'il portait une combinaison anonyme, et Sukowski enfonça le clou avant qu'il puisse continuer. « Je suis le capitaine Harold Sukowski », dit-il de la même voix froide, et les yeux de l'intendant se mirent à briller en reconnaissant le quatrième commandant de sa propre compagnie. « Ces gens m'ont sauvé la vie — et celle de mon second — en nous tirant des mains des bouchers qui ont pris le Bonaventure à Telmach. Ils ont aussi exécuté jusqu'au dernier des salopards qui nous retenaient prisonniers, puis ont perdu leur bâtiment en essayant de secourir un autre vaisseau manticorien. » Il ne mentionna pas le nom dudit vaisseau. Cela n'avait pas d'importance — et puis Caslet et Jourdain n'en savaient rien quand ils avaient porté tirs au Voyageur. « Vous allez les traiter avec respect. C'est bien clair? — Euh... oui, monsieur ! À vos ordres, monsieur ! débita l'Intendant. — Bien. Maintenant emmenez-nous hors d'ici, que nous Imagions la galerie. — Oui, monsieur. Si le capitaine et ses... ses amis veulent I sien me suivre ? L'homme prit la tête du groupe, et Sukowski sentit une main •a Ir son épaule. En se retournant, il vit les yeux de Caslet posés :air lui, et leurs regards se croisèrent, accompagnés de tristes sourires compréhensifs. « C'est la dernière navette, pacha », annonça Cardones. Le second avait mal à la gorge à force de donner des ordres, et Honor leva brièvement les yeux de son entretien avec Jennifer Hughes. Elle prit le temps de jeter un regard angoissé à son fauteuil de commandement en regrettant de ne pas avoir envoyé Nimitz avec les autres. Mais il refusait aussi obstinément de la quitter que Samantha de laisser Harold Tchou — ou elle-même de l'abandonner. Elle aurait pu le contraindre à partir, mais elle n'avait su s'y résoudre. C'était au-dessus de ses forces, et puis son sort valait mieux que celui de Samantha : il avait sa combinaison souple. Tchou n'ayant pas les moyens d'en offrir une à sa compagne, celle-ci devait se contenter d'un module de survie standard. Honor avait au moins pu améliorer sa situation sur ce point puisqu'elle avait gardé le modèle de luxe qu'elle avait acheté à Nimitz avant que Paul ne conçoive sa combinaison, un modèle doté d'un blindage antiradiations et de meilleurs systèmes environnementaux, et elle avait insisté pour que Tchou emmène Samantha dans ses quartiers pour l'y mettre à l'abri. Même si cela risquait de ne pas changer grand-chose en fin de compte, songea-t-elle tristement. — Quand pouvons-nous prendre le large ? demanda-t-elle. — Quand vous voulez, pacha, répondit Cardones avec un sourire aussi sombre que l'humeur de son commandant. Cette navette ne revient pas. Nous sommes réduits à deux pinasses... et bien sûr nos capsules de sauvetage. — Bien sûr », acquiesça Honor avec une ombre d'humour. Elle se brancha sur le contrôle d'avarie. — Contrôle d'avarie, ici le maître principal Lewis. — Lewis ? Qu'est-ce que vous faites là ? s'étonna Honor. — Le capitaine Tchou a envoyé tous ceux qu'il a trouvés en cale numéro un, madame, y compris le lieutenant Silvetti. Je m'occupe de la boutique pour eux, répondit Ginger, éludant délibérément la question. Honor esquissa un petit sourire triste. — Très bien, maître principal. Dites-moi comment ils se débrouillent. — Les moteurs tribord sont définitivement perdus, madame. Ils sont complètement grillés, il faudra les remplacer. Deux des moteurs bâbord sont encore en état de marche et le troisième pourrait l'être aussi, mais tous les câbles de contrôle sont coupés entre la membrure sept-neuf-deux et la plaque de poupe. Ils sont en train d'installer de nouveaux câbles, mais ils doivent d'abord déblayer pour arriver jusque-là, et deux capsules sont tombées du rail numéro quatre. Ils vont devoir les amarrer avant même de pouvoir s'attaquer à cet angle du problème. — Délai de réparation estimé ? — Au moins quatre-vingt-dix minutes d'après l'ingénieur en chef, madame. — Compris. Dites-lui de continuer à travailler là-dessus. — À vos ordres, madame. » Honor coupa le circuit et regarda Jennifer Hughes. Délai avant interception par l'ennemi ? — Portée de missiles dans deux heures et cinq minutes. Mais pour l'instant il ne nous voit que sur ses systèmes gravitiques ? — À cette distance et dans ces conditions, il ne peut pas faire mieux, madame, répondit Hughes, sûre d'elle. — Très bien. » Honor se tourna vers Cardones, qui avait pris en charge la section com depuis le départ de Cousins. « Rafe, passez-moi le capitaine Fuchien sur l'écran principal. — Bien, madame. » L'écran de com haut de deux mètres intégré à la cloison avant du pont de commandement s'illumina. Le visage de Fuchien était sinistre, ses yeux hagards, mais elle hocha poliment la tête. — Le moment est venu, capitaine », fit Honor d'une voix si calme qu'elle-même en fut étonnée. Surtout elle. « Faites avancer votre bâtiment devant le mien. Je veux que vous vous trouviez dans l'ombre de nos bandes gravitiques quand vous couperez vos impulseurs. — Oui, milady », répondit Fuchien. Honor regarda par-dessus son épaule : « Jenny, déployez le drone GE. — À vos ordres, madame. » L'Artémis glissa une fois de plus en avant du Voyageur, se plaçant juste devant lui, et Honor se tourna vers le patron d'embarcation, — Monsieur O'Halley. « Il va falloir la jouer fine, chef », lui dit-elle, et le timonier opina. L'Artémis était si proche que le périmètre de sécurité de leurs bandes gravitiques n'était respecté qu'à soixante kilomètres près. C'était obligatoire si l'on voulait dissimuler sa signature d'impulsion derrière celle du navire-Q, mais le Voyageur continuait d'accélérer à plus de cent gravités. La moindre erreur de navigation de sa part quand l'Artémis couperait ses impulseurs et qu'Honor exécuterait sa manœuvre d'éloignement, et ses propres bandes gravitiques pourraient entrer en contact direct avec la coque du paquebot, détruisant instantanément le vaisseau. — Compris, madame », fit O'Halley avec beaucoup plus de calme qu'il ne devait en ressentir. Honor leva les yeux vers le visuel tactique principal et regarda l'Artémis se mettre exactement dans la position prévue, puis elle prit une profonde inspiration et regarda Fuchien. — Bonne chance, capitaine. — Dieu vous garde, milady », répondit doucement Fuchien; et les deux commandants, les yeux emplis de douleur face à ce que leur devoir exigeait d'elles, se saluèrent de la tête. Très bien, fit vivement Honor Harrington en se retournant vers son pont de commandement. Exécution!» CHAPITRE QUARANTE Le citoyen commodore Abraham Jurgens lança un regard noir aux deux points lumineux sur l'écran tactique du pont de commandement. Il connaissait bien Marie Stellingetti et John Edwards, connaissait leur valeur, et l'Ahmed avait le Kéraban sur ses systèmes gravitiques quand le croiseur de combat avait disparu. Pour autant que Jurgens pût en juger, il n'avait pas commis d'erreur, pourtant il avait été détruit... etlui n'avait aucune idée de ce qui avait bien pu se passer. À pareille distance, il ne détectait rien de plus faible que les signatures d'impulsion de vaisseaux stellaires, et il savait donc seulement que le Kéraban avait soudain lancé une manœuvre d'autoprotection, puis disparu. Ça ne devait pas se passer comme ça! songea-t-il, rageur. À l'image de nombre d'officiers de la Flotte populaire, il détestait la FRM pour les humiliations qu'elle leur avait infligées. Il n'était pas comme cet imbécile de Waters qui considérait le meurtre d'équipages marchands comme son devoir sacré envers la République, mais il ne les pleurerait pas non plus, et il comprenait l'intérêt de s'attaquer au commerce manticorien. Il s'attendait aussi à une opération relativement tranquille, or la moitié de sa division de croiseurs de combat venait tout juste d'être effacée de l'univers et il ignorait comment on s'y était pris ! Mais tu le sais bien, n'est-ce pas? se dit-il. Ou, du moins, tu t'en doutes. Le deuxième « vaisseau marchand » doit être un navire-Q manticorien. Dieu seul sait ce qu'il fait ici – et quel genre d'armement il peut bien embarquer pour avoir détruit le Kéraban de cette façon. Mais tu sais bien que c'est ça. Le Durandal lui avait transmis assez d'informations lorsqu'il l'avait dépassé pour savoir que la première cible de Stellingetti n'en était pas responsable. Si elle avait disposé d'une telle puissance de feu, elle l'aurait fait donner avant que le Kéraban ne fasse la peau à son escorte. Non, il devait s'agir du deuxième bâtiment, or celui-ci était équipé d'un compensateur de classe civile, sinon il se serait enfui beaucoup plus vite. Il fallait donc que ce soit l'un des « croiseurs marchands » ennemis, ce qui signifiait qu'il était plus fragile que son vaisseau amiral. Toutefois il embarquait manifestement des armes qui sortaient de l'ordinaire, et le Kéraban avait péri à huit cent mille kilomètres de lui, bien au-delà de la portée des armes à énergie. Encore leurs fichues capsules lance-missiles? se demanda-t-il. Possible, mais comment un cargo pourrait-il en tracter suffisamment? Même leurs supercuirassés ne peuvent en traîner qu'une dizaine, et cela n'aurait pas suffi à éliminer le Kéraban de cette façon. Et, même si c'est ce qu'ils ont employé contre lui, ils n'ont pas assez ralenti pour en déployer d'autres, donc ils ne peuvent pas me faire ce coup-là. Il n'était pas le seul à le penser. Le citoyen capitaine Holtz, son second, et l'officier opérationnel étaient du même avis. Toutefois Jurgens n'avait pas l'intention de se jeter dans la gueule du loup. Il approcherait prudemment, après avoir activé tous ses systèmes de défense antimissiles. Il traiterait ce bâtiment aussi respectueusement qu'un autre croiseur de combat, voire un bombardier, jusqu'à ce qu'il ait la certitude qu'il ne pouvait pas lui faire subir le même sort qu'au Kéraban. Mais une fois qu'il en serait sûr... « La première cible n'aurait pas dû ralentir », fit calmement le commissaire du peuple Aston. Jurgens tourna la tête vers le petit homme joufflu en uniforme anonyme. Dans l'ensemble, la force d'intervention avait été gâtée dans l'attribution de commissaires du peuple. On avait laissé Héloïse Pritchart remarquablement libre de ses choix et, mis à part un ou deux imbéciles qui lui avaient été imposés par leurs parrains – comme par exemple Frank Reidel, seul survivant de tout l'équipage du Kéraban –, la plupart étaient étonnamment compétents et franchement humains. Kenneth. Aston cumulait ces deux qualités, et Jurgens opina. « Vous avez raison. Le navire-Q est équipé d'un compensateur civil et produit donc pas loin de son accélération maximale. Et puis il n'a sans doute qu'un écran antiparticules de classe civile également. Mais la première cible... » Il secoua la tête. « Il doit s'agir d'un paquebot vu l'accélération que nous l'avons déjà vu produire, et ils auraient dû le laisser prendre ses jambes à son cou. Il a sans doute encore de quoi s'enfuir, surtout si le navire-Q parvient à nous ralentir, et nous sommes le seul vaisseau suffisamment proche pour apparaître sur leurs capteurs. S'ils se séparaient, nous ne le rattraperions jamais. — À moins qu'ils ne puissent pas se séparer pour une raison ou une autre, suggéra Aston. — Oui. J'imagine que le Kéraban a pu toucher un élément de sa propulsion, mais son accélération était beaucoup plus forte avant que le navire-Q ne le rejoigne. Non (il secoua la tête), celui qui commande le navire-Q s'est planté. Il s'efforce de garder le paquebot auprès de lui pour le "protéger". — C'est aussi ce que je pense. » Aston acquiesça tout en frottant son double menton d'un air pensif. « En même temps, il a détruit le bâtiment du citoyen capitaine Stellingetti à une vitesse remarquable et, s'il est doté de capteurs de classe militaire, il sait peut-être que nous sommes le seul vaisseau à l'avoir encore sur nos écrans. Croirait-il qu'il peut nous faire subir le même sort ? — Peut-être, répondit Jurgens, sinistre. S'il nous détruisait, le navire-Q et le paquebot pourraient rompre le contact sans que nous les retrouvions jamais au milieu de tout ce bruit. » Il désigna de la main le flux énergétique de l'hyperespace sur les écrans du pont de commandement. « Nous avons même perdu le Durandal maintenant, et le reste des sentinelles qui étaient assez proches pour réagir sont parties courir après les cargos. Mais s'il croit qu'il va anéantir mon vaisseau amiral sans se griller les fesses au passage, il se trompe lourdement ! » « Il a dégoté quelques g d'accélération supplémentaires quelque part, madame, annonça Jennifer Hughes. Délai avant portée de missiles révisé à une heure, dix-sept minutes. » Honor se contenta de hocher la tête à cette nouvelle. Elle avait fait tout son possible. Tchou se démenait dans la première cale, mais les dommages étaient plus importants qu'il ne l'avait d'abord cru, et il avait déjà perdu six hommes : deux morts écrasés sous le poids d'une des capsules déraillées avant qu'on arrive à les amarrer, et quatre "simplement" blessés. Il avait déjà revu deux fois à la hausse ses délais de réparation et, bien que la tentation soit forte de l'appeler pour lui demander de faire vite, Honor savait qu'elle n'aurait réussi qu'à le déconcentrer et à le retarder un peu plus. Il l'appellerait dès qu'il aurait un rapport à faire. D'autres avaient réussi à réinsérer missile sept dans le réseau central de contrôle de tir, et Ginger Lewis fournissait un travail épatant au contrôle d'avarie. Ce poste n'était pas destiné à un officier marinier, si expérimenté soit-il, mais Tchou avait besoin de tous les hommes et femmes disponibles pour d'autres tâches, et Lewis s'exprimait d'une voix confiante chaque fois qu'elle appelait le pont pour faire son rapport. Harry ne se trompait pas sur ses capacités, songea Honor avec un léger sourire, tout en regardant une fois de plus son répétiteur tactique. Ils en étaient à leur deuxième drone GE, et ils auraient bientôt besoin de recourir au troisième. Les transpondeurs du drone dépensaient une énergie colossale pour simuler la signature d'impulsion d'un paquebot de classe Atlas, et aucun drone ne pouvait le faire bien longtemps. C'était une des raisons pour lesquelles Honor les gardait si près du Voyageur. C'était aussi pour cette raison qu'elle demandait à Carolyn Wolcott de les faire passer dans l'ombre des bandes gravitiques du Voyageur à intervalles aléatoires. Les Havriens devaient trouver leur formation bien négligée, mais cela permettait à Honor de ramener le faux Artémis devant son vaisseau pour chaque changement de drone. Ce n'était sans doute pas nécessaire – à cette heure, l'ennemi devait avoir la conviction de donner la chasse à deux bâtiments –, mais mieux valait éviter les maladresses. Surtout maintenant. L'Artémis avait coupé ses impulseurs, mais il continuait d'avancer à la vitesse de 0,39 c qu'il avait déjà atteinte et son vecteur transversal le rapprochait du Voyageur à plus de trente mille km/s. Les Havriens avaient dépassé sa position depuis moins de dix minutes et, s'ils comprenaient ce qui s'était passé et décéléraient pour effectuer des recherches, ils risquaient fort de le trouver. Il y avait peu de chances, mais cela restait possible, et Honor ne le permettrait pas. Pas alors qu'elle avait déjà décidé de sacrifier son propre vaisseau pour sauver celui du capitaine Fuchien. Elle s'imposa de faire face à cette vérité, d'accepter qu'elle avait délibérément condamné son propre équipage à mort en sachant qu'elle ne pouvait pas vaincre l'ennemi. Le commandant havrien derrière elle devait savoir qu'elle avait éliminé son confrère à coups de missiles. Il ne tiendrait pas à s'approcher plus que de raison et il pivoterait donc à distance maximale pour tirer ses missiles et observer sa réaction. Et, comme elle ne répondrait pas par une salve équivalente, il resterait là et pilonnerait le Voyageur jusqu'à ce que mort s'ensuive sans jamais s'approcher de ses armes à énergie. Elle allait mourir. Elle le savait mais, si elle pouvait suffisamment endommager l'ennemi pour l'empêcher d'attraper l'Artémis même s'il le détectait, son sacrifice en vaudrait la peine. Elle l'acceptait aussi. Mais, derrière son visage serein, son cœur saignait à l'idée de condamner tant d'autres à mourir avec elle. Des gens tels que Nimitz et Samantha. Rafe Cardones, Ginger Lewis et James MacGuiness, qui avait tout bonnement refusé de quitter le bâtiment. Aubrey Wanderman, Carolyn Wolcott, Horace Harkness, Lewis Hallowell... Tous ces gens qu'elle avait appris à connaître et à apprécier en tant qu'individus, voire en tant qu'amis, allaient périr à ses côtés. Elle ne pouvait pas plus les sauver que se sauver elle-même, et un sentiment de culpabilité l'oppressait. Ils allaient mourir parce qu'elle le leur ordonnait, parce que c'était son devoir de les entraîner tous vers la mort avec elle et que le leur consistait à la suivre. Mais, contrairement à eux, elle périrait en sachant que c'était ses ordres qui les avaient tous tués. Pourtant il n'y avait pas d'autre solution. Elle avait débarqué huit cents personnes, réduisant ainsi le nombre de futures victimes à un millier. Un millier d'hommes et de femmes – et deux chats sylvestres – allaient mourir pour en sauver quatre mille autres. En toute logique, le marché semblait honnête, mais Dieu qu'il était douloureux ! Elle dissimulait son chagrin derrière ses yeux sereins, sentant ses officiers de pont autour d'elle, sachant qu'ils prendraient exemple sur elle, qu'ils puiseraient en elle leur inspiration et leur détermination lorsque le combat commencerait, et dans son âme la fierté qu'ils lui inspiraient le disputait à sa peine pour eux. Margaret Fuchien, Harold Sukowski et Stacey Hauptman fixaient l'écran d'Annabelle Ward d'un œil inquiet. Le croiseur de combat les avait dépassés douze minutes plus tôt sans jamais remarquer le paquebot ni les BAL qui le protégeaient. D'ailleurs pourquoi les aurait-il remarqués ? Ils n'étaient que sept morceaux d'alliage inertes, n'émettant aucune énergie, perdus dans l'immensité de l'hyperespace tandis que le Voyageur entraînait délibérément leur ennemi dans son sillage. Soixante-quinze minutes, murmura Ward. — Seront-ils encore à portée de capteurs, capitaine Harry ? demanda tout bas Stacey. — Nous devrions encore capter leur signature d'impulsion, mais ce ne sera pas très clair. » Sukowski ferma les yeux quelques instants puis secoua la tête. « D'une certaine façon, je n'en suis pas mécontent. Je ne veux pas voir ça. Ça va... » Il croisa franchement le regard de la jeune femme. « Ça va être affreux, Stacey. Son vaisseau est déjà gravement endommagé, et, si ces salauds se contentent de rester à distance et de le pilonner... » Il secoua encore la tête. — Va-t-elle se rendre ? » s'enquit Fuchien dans le silence. Sukowski la regarda. « Quand ils ouvriront le feu, va-t-elle se rendre ? — Non, répondit-il simplement. — Pourquoi pas ? fit Stacey d'une voix soudain rude. Pourquoi pas ? Elle nous a déjà sauvés. Pourquoi ne pas se rendre et sauver son équipage ? — Parce qu'elle nous protège encore, répondit Sukowski aussi gentiment que possible. Quand ils seront assez proches pour lui tirer dessus, ils le seront aussi pour voir le drone. Ils sauront alors que nous ne sommes pas là, mais ils sauront aussi à peu près quand nous avons éteint nos impulseurs – et quel était notre vecteur à ce moment-là. Ils auront donc une idée assez précise de l'endroit où nous pourrions être s'ils reviennent nous chercher. Il y a peu de chance qu'ils nous trouvent, mais Lady Harrington compte s'assurer qu'ils en seront incapables. Elle tirera tant qu'il lui restera des armes, Stacey, pour abîmer leurs capteurs et les ralentir. » Il vit les larmes dans les yeux de la jeune femme et passa un bras autour de ses épaules comme il l'avait fait pour Chris Hurlman. « C'est son travail, Stacey, fit-il doucement. Son devoir. Et cette femme sait ce que ça veut dire. — J'ai passé suffisamment de temps à bord de son vaisseau pour m'en rendre compte. — Je vous envie cette chance, Harry », intervint tout bas Margaret Fuchien. « Portée de missiles dans vingt et une minutes, annonça Jennifer Hughes. En admettant que nos accélérations respectives demeurent constantes, nous entrerons à portée d'armes à énergie treize minutes et demie plus tard. » Honor opina une nouvelle fois et enfonça le bouton de com. « Contrôle d'avarie, ici Lewis. » Honor eut un sourire en coin. « Je ne voudrais pas brusquer le capitaine Tchou, mais j'aimerais avoir confirmation de sa dernière estimation concernant la porte de cale. — L'estimation actuelle est de... (Ginger jeta un coup d'œil au chrono et fit un rapide calcul mental) trente-neuf minutes, madame. — Merci », répondit tranquillement Honor avant de couper le circuit. Il en serait donc ainsi. Les capsules seraient à nouveau disponibles juste au moment où les Havriens parviendraient à portée d'armes à énergie. Mais Honor n'y pouvait rien. Elle ne pouvait que continuer à fuir le plus longtemps possible en attirant l'ennemi à sa suite et gagner du temps pour l'Artémis, et elle se prépara à jouer le jeu jusqu'à l'ultime jet de dés, sans espoir. « Nous appliquerons la séquence Alpha-un, annonça-t-elle. — Rafe, dites à l'équipage de sceller les casques dans dix minutes. » C'est un Klaus Hauptman curieusement abattu qui pénétra sur le pont de l'Artémis. Les personnes rassemblées autour l'écran principal levèrent les yeux vers lui, et il serra les dents en voyant le bras de Sukowski autour des épaules de sa Fille. C'est lui qui aurait dû réconforter Stacey. Mais il avait renoncé à ce droit, songea-t-il amèrement, quand il s'était révélé si peu à la hauteur de l'image qu'elle s'était toujours faite de son père. Et qu'il avait de lui-même. Il se dirigea vers l'écran en s'imposant de soutenir leurs regards. C'était presque un acte de pénitence, une épreuve qu'il s'infligeait volontairement, qu'il avait choisie. Fuchien et Sukowski le saluèrent de la tête, le visage inexpressif, mais ni l'un ni l'autre ne prit la parole, et Stacey ne le regarda même pas. « Encore combien de temps ? » s'enquit-il d'une voix rauque qui tranchait avec sa puissance et sa confiance coutumières. « Portée de missiles dans seize minutes, monsieur », répondit Annabelle Ward. « Très bien, Steve, fit Abraham Jurgens à l'adresse de son capitaine de pavillon. Je ne veux pas approcher tant qu'on n'aura pas la certitude que leurs crocs sont limés. — Bien, citoyen commodore. » Le capitaine de vaisseau Stephen Holtz regarda son répétiteur tactique et fronça les sourcils. Le navire-Q déployait des leurres incroyablement efficaces et ses systèmes GE commençaient aussi à narguer ses capteurs. Vu la dégradation naturelle des capacités de détection en hyperespace, ses efforts étaient encore plus efficaces, mais il se trouvait à portée de missiles depuis cinq mille kilomètres. Dans des conditions normales, le Havrien aurait pivoté pour lancer une bordée, mais il ne s'agissait pas de conditions normales. Ses propres équipements de guerre électronique étaient enclenchés, et les conditions qui gênaient tant son contrôle de feu devaient aussi poser problème au navire-Q. Du coup, il était logique de maintenir l'extrémité vulnérable de ses bandes gravi-tiques vers l'ennemi car elle offrait au Manticorien une cible plus restreinte et plus vague que ses barrières latérales et la longueur de ses bandes. Évidemment, cela lui imposait aussi de n'utiliser que les trois tubes lance-missiles de son armement de poursuite, mais cela lui convenait. Il voulait aiguillonner ce salaud. S'il parvenait à le faire vider ses capsules à très longue distance, ses défenses actives n'en seraient que plus efficaces... et il constituerait une cible beaucoup plus dure à toucher. Séparation de missiles ! s'écria Jennifer Hughes. J'en vois deux... non, trois en approche. Paré pour les défenses actives. — Paré, répondit le lieutenant Jansen. — Espacez un peu plus les leurres quatre et cinq, Carolyn, fit Hughes. Voyons si nous pouvons détourner ces bébés vers le haut. — À vos ordres, madame. » Wolcott entra une correction sur sa console et Honor leva la main vers Nimitz. Comme elle, le chat sylvestre portait un casque scellé, et il avait accroché les sangles de sécurité montées sur son fauteuil aux anneaux de sa combinaison. Ça ne valait pas un harnais antichoc, mais on n'en faisait pas pour les chats sylvestres. « Impact dans quatre-vingt-dix secondes », annonça Jansen en enfonçant le bouton qui commandait le lancement de ses antimissiles. « Ils ont détruit nos projectiles, pacha », fit l'officier tactique de Holtz tandis que le troisième missile explosait. Pas un n'était arrivé jusqu'à la ligne de défense laser du navire-Q, remarqua Holtz, écœuré. Enfin, ce n'était guère surprenant, et au moins leurs satanées capsules lance-missiles n'avaient pas repris du .service pour détruire son bâtiment. » Aucun signe des capsules ? — Aucun, citoyen commandant. Pas du tout de tir en retour. » Holtz savait qu'il irritait la capitaine de frégate Pacelot :Il lui poser des questions stupides dès qu'elle l'appelait « citoyen commandant » au lieu de « pacha ». Il grimaça, mais il ne pouvait pas le lui reprocher. Il réfléchit encore un moment puis opina. » Très bien. Passons à la séquence de tir, Hélène. — Bien, pacha », dit-elle avec plus d'enthousiasme tout en tapant de nouvelles commandes sur sa console. Les yeux d'Honor s'étrécirent lorsque l'ennemi modifia sa séquence de tir. Le croiseur de combat se servait de ses trois tubes de proue pour tirer l'équivalent d'une double bordée. Cela doublait l'intervalle entre les salves successives, donnant plus de temps à ses défenses actives pour l'acquisition, mais cela augmentait aussi les sources de menace et permettait au croiseur de combat d'insérer des brouilleurs et autres assistants de pénétration dans ses salves. Honor comprenait la logique qui guidait ce choix; ce qu'elle ne comprenait pas, c'était pourquoi les Havriens ne se servaient que de leur armement de poursuite. Ils avaient vingt tubes sur chaque flanc et une accélération bien supérieure. Ils pouvaient slalomer dans le sillage du Voyageur et le noyer sous les salves d'un flanc après l'autre, avec six fois plus de missiles à chaque vague. Elle fronça les sourcils puis bascula le circuit com de sa combinaison sur le circuit privé de Cardones. « À votre avis, pourquoi se contente-t-il des tubes de proue ? demanda-t-elle. Cardones frotta le sommet de son casque. — Il nous teste, dit-il. Cela lui permet de réduire son exposition à notre tir, et il essaye de voir ce que nous pouvons lui décocher en retour. — C'est-à-dire rien du tout », fit-elle calmement remarquer. Cardones lui adressa un sourire ironique. — Dites, on peut pas tout avoir, pacha. — Certes, répondit-elle avec un sourire amical. Mais je crois qu'il s'agit d'un peu plus que cela. » Cardones prit un air interrogateur, et elle haussa les épaules. « Plus qu'un test. Il nous avait sur ses systèmes gravitiques quand nous avons détruit son confrère, mais il se trouvait trop loin pour voir comment nous nous y sommes pris. Il a probablement compris que nous avions utilisé des capsules lance-missiles, et il essaye sans doute de nous pousser à tirer ce qui nous reste à longue distance. — C'est logique », admit Cardones au bout d'un moment, tandis que les défenses actives du lieutenant Jansen se défaisaient de l'ultime missile de la dernière salve. « Évidemment, il va vite se rendre compte que nous n'avons pas capsules, sinon nous répliquerions. » Les missiles continuaient à s'abattre sur le Voyageur, arrivant de l'arrière par groupes de six. Les leurres et brouilleurs de Carolyn Wolcott jouaient de vilains tours à leurs têtes chercheuses quand ils entraient en phase d'acquisition finale, et les antimissiles et lasers de Jansen les éliminaient avec une précision chirurgicale. Mais les lois du hasard sont inexorables. Tôt ou tard, l'un de ces missiles finirait par ignorer les leurres, dépasser les brouilleurs et échapper aux défenses actives. L'oreillette d'Honor bourdonna, et elle baissa les yeux vers le visage de Ginger Lewis sur le petit écran de com. « Message du capitaine Tchou, madame ! Il a réussi ! Il a rétabli l'alimentation de la porte bâbord et elle s'ouvre ! Elle s'ouvre, madame ! » Le cœur d'Honor fit un bond. Ils ne pouvaient lancer que deux capsules à la fois, même si la porte bâbord fonctionnait parfaitement, mais cela suffirait peut-être. Puisque l'ennemi persistait à les suivre tout droit, juste dans leur ligne de tir, alors qu'il ne les avait pas encore vus répondre par le moindre projectile, ils pourraient... C'est à ce moment qu'un missile évita enfin les antimissiles et se glissa comme un poignard entre les mailles du filet des derniers affûts laser. Il parvint à vingt-quatre mille kilomètres avant de détoner juste derrière le Voyageur et de projeter cinq lasers à rayons X d'un centimètre de diamètre droit dans la béance de ses bandes gravifiques. La lourde carcasse du Voyageur rua comme l'énergie transperçait sa coque dépourvue de blindage avec une aisance méprisante. Le huitième noyau bêta de son anneau d'impulsion de poupe subit une frappe directe, et les noyaux cinq, six, sept et neuf explosèrent dans une débauche d'énergie qui fut fatale à alpha cinq. Des générateurs explosèrent dans la salle d'impulsion numéro deux, tuant dix-neuf hommes et femmes et propulsant de folles ondes de courant dans tout le compartiment comme des éclairs en cage. Les défenses actives dix-neuf, vingt et vingt-deux furent balayées, ainsi que radar six, missile seize, et tous les hommes et femmes qui s'en occupaient. Mais le missile leur joua un tour plus cruel encore. Un unique rayon traversa la porte bâbord de la cale numéro un. Il fit exploser les moteurs qui venaient de se remettre en marche, transforma deux capsules en débris meurtriers et fit fondre les câbles de contrôle que les ingénieurs d'Honor s'étaient donné tant de mal à réparer. Et, en chemin, il tua soixante et onze personnes dont le lieutenant Joseph Silvetti, le lieutenant Adèle Klontz... et le capitaine de corvette Harold Tchou. Honor perçut la mort de Tchou : elle la sentit s'abattre sur Samantha comme un coup de tonnerre et se répercuter dans l'esprit de Nimitz, puis de là dans le sien. Rafael Cardones se retourna brusquement en entendant son cri de douleur animal sur leur circuit com privé par-dessus le hurlement des sirènes, et il blêmit en voyant le chagrin et la terrible désolation qu'exprimaient ses yeux. Il ignorait ce qui s'était passé. Il savait seulement que la femme dont dépendait tout l'équipage du Voyageur venait d'encaisser un coup aussi dévastateur que son vaisseau, et il bondit sur ses pieds tant il avait peur pour elle. Mais Honor serra les dents et combattit sa douleur. Elle le devait. Chaque fibre de son être la suppliait de céder, de crier sa souffrance comme Samantha et Nimitz, de tendre son esprit vers ses amis en cet instant de deuil, mais elle était commandant de vaisseau stellaire et officier de Sa Majesté. Les responsabilités intégrées en trente-deux ans passés sous l'uniforme et vingt en tant que commandant la tenaient à la gorge. Elle ne pouvait pas se permettre d'être humaine, donc elle ne le fut pas, et elle s'exprima d'une voix trop calme tandis que la douleur brûlait dans ses yeux. « Faites monter la proue, chef O'Halley. À la verticale : mettez-nous debout ! — Bien, madame ! » Et le Voyageur se dressa comme un cheval blessé pour écarter sa poupe de l'ennemi. « On en a eu un bout, pacha ! exulta Pacelot. Sa puissance d'impulsion vient de chuter de manière significative, et regardez sa manœuvre ! — Je constate, Hélène. » Holtz tapa une question sur sa console, vérifia la spectrographie et se mordilla l'intérieur de la lèvre. Ils avaient manifestement porté un coup dur au navire-Q, mais la perte atmosphérique demeurait faible. Il ignorait que la cale numéro un était déjà dépressurisée. Tout ce qu'il savait, c'était que, malgré ses cabrioles, ce bâtiment perdait trop peu d'air. Son cerveau galopait tandis qu'il essayait de trouver une explication. La nouvelle trajectoire de l'ennemi le privait d'une cible missile idéale, mais elle annulait aussi l'accélération avant lu Manticorien. Il accumulait désormais un delta V perpendiculaire au vecteur de base de l'Ahmed, mais il partait de zéro, ce qui permettrait à Holtz de le rattraper rapidement s'il le voulait. Mais... Il réfléchit encore un moment puis baissa les yeux vers l'écran de com relié au pont d'état-major de Jurgens. « Nous détectons très peu de perte atmosphérique, citoyen commodore, et il n'a tiré aucun missile en réponse aux nôtres, sans parler de lâcher des capsules. Je crois... » Il prit une profonde inspiration, puis se jeta à l'eau. « Je crois qu'il ne répond pas parce qu'il en est incapable. Je n'imagine pas un commandant qui se prive de répliquer alors qu'il en a la possibilité. Peut-être ne perd-il pas plus d'air parce que le Kéraban lui a déjà infligé de plus gros dommages que nous ne le pensions et provoqué une forte dépressurisation. » Jurgens grommela, et ses yeux s'étrécirent. Holtz avait peut-être raison. Sa théorie collait avec leurs observations, en tout cas. Et, s'il voyait juste, ils pourraient peut-être abandonner toutes ces précautions à longue distance et passer aux choses sérieuses. Mais si le Manticorien était à ce point endommagé, alors pourquoi... « Pacha! » C'était Hélène Pacelot, avec une expression de surprise et de contrariété. « Il ne s'agit pas de la première cible, devant le navire-Q — Quoi ? » Holtz se tourna brusquement vers elle, et elle secoua énergiquement la tête. « Je viens d'obtenir les données complètes. C'est un drone – un satané drone !» Jurgens entendit le rapport de Pacelot, et son regard croisa celui du commissaire du peuple Aston dans un éclair de compréhension. Ah, les salauds ! songea-t-il. Les pauvres salauds, ils sont gonflés ! — C'est un leurre, murmura-t-il. Ils nous ont délibérément éloignés du paquebot parce qu'ils savaient qu'ils ne pouvaient pas nous arrêter... et parce que nous sommes le seul vaisseau susceptible de l'attraper ! — Je vous l'accorde, fit Aston. Mais qu'est-ce qu'on fait ? » Jurgens se frotta le menton en réfléchissant à toute vitesse, puis il haussa les épaules. — Je ne vois qu'une seule solution, monsieur, dit-il franchement. Vu leurs manœuvres et les observations de la section tactique, nous devons partir du principe que le Kéraban les a beaucoup plus sérieusement endommagés que nous ne le pensions. C'est logique : s'ils sont incapables de nous tenir tête, ils ne pouvaient que fuir pour nous attirer loin du paquebot. Mais chaque minute passée à leur poursuite est une minute perdue dans la recherche de la première cible. » Il tapa quelques lignes de commande sur sa console afin de projeter la course du navire-Q et celle de l'Ahmed sur son écran. Une autre ligne fit apparaître un cône grisé qui croisait la trajectoire de l'Ahmed de bâbord vers tribord près de dix minutes-lumière en arrière et s'étendait aussi loin sur la gauche. Le paquebot doit être dans cette zone. Nos chances de le retrouver sont faibles s'il se montre prudent, mais plus vite nous nous mettrons à sa recherche, plus elles seront grandes. Seulement, nous devons aussi éliminer le navire-Q. S'il nous échappe, notre couverture ne vaut pas mieux que si le paquebot s'en tire. — Je vous l'accorde, répéta Aston. — Je pense que nous devons considérer que ce bâtiment est plus gravement touché que nous ne le croyions. Nous devons nous rapprocher de lui, l'achever puis retourner chercher le paquebot. » Aston observa l'écran du commodore pendant une dizaine de secondes, puis hocha la tête. — Allez-y, citoyen commodore. » Ginger Lewis grimaçait intérieurement à mesure que le flot de rapports se répandait sur les écrans du contrôle d'avarie. Les cris à demi hystériques des survivants de l'équipe au travail dans la cale numéro un lui avaient déjà appris ce qu'il était advenu des trois quarts des officiers de la section machines. Il ne restait que le lieutenant Hansen dans la salle de fusion un, et deux enseignes. La responsabilité du contrôle d'avarie reposait donc entièrement sur les épaules de Ginger, qui déglutit avec difficulté. — Très bien, les gars, dit-elle simplement à son personnel sous le choc. Wilson, contactez la salle d'impulsion deux. Il me faut leurs pertes et l'inventaire des dégâts. Faites votre possible pour les aider à travers vos instruments de télémétrie. » Wilson acquiesça, et elle se tourna vers un autre officier marinier. — Durkey, occupez-vous des opérations de recherche et de secours. Contactez l'infirmerie et essayez d'aider les équipes médicales à contourner le gros des zones sinistrées. Hammond, je vous charge de radar six. On dirait que la panne concerne l'installation complète, mais il pourrait ne s'agir que de la transmission de données. Si c'est bien l'installation, voyez si vous pouvez reconfigurer radar quatre pour couvrir une partie de la zone aveugle. Eisley, vérifiez la soute à munitions numéro quatre. J'ai une perte de pression dans le compartiment. La frappe sur missile seize a peut-être endommagé la file d'alimentation de missile quatorze également. Si c'est le cas, reroutez les — missiles par... » Elle continua d'aboyer des ordres, suivant cet instinct qui avait poussé Harold Tchou à la choisir pour ce poste, et elle procéda avec une précision sans faille qui aurait fait la fierté du malheureux ingénieur en chef. « Il s'est décidé, pacha! s'écria Jennifer Hughes, abasourdie. Il est repassé en accélération maximale et il nous fonce dessus comme un dératé ! » Honor se secoua, frémissant encore des échos de la mort de Tchou, et regarda l'écran tactique. Jennifer avait raison. Le Havrien ne pouvait pas savoir qu'il venait d'anéantir le plus puissant système d'armement du Voyageur, toutefois il avait manifestement décidé que sa proie était gravement touchée, et il approchait pour l'achever. Mais, vu sa trajectoire, il comptait le faire à coups d'armes à énergie. Ce n'était pas logique. Il l'avait pilonnée pendant près de quarante minutes sans obtenir le moindre retour de feu. Il devait bien savoir qu'il pouvait rester à la traîne et continuer à tirer sans mettre son vaisseau en danger, alors pourquoi... Le drone ! Il avait identifié le drone, et il voulait en terminer avec le Voyageur avant que l'Artémis ne lui échappe définitivement. C'était la seule interprétation sensée, et Honor aurait réagi de même à sa place. Mais il avait tort, tout comme elle-même aurait eu tort. « Très bien », fit-elle d'une voix de soprano qui agit comme un vent froid et étouffa le début de panique que cette terrible frappe avait provoqué. « Il arrive et on va morfler – mais il n'a pas la moindre idée de notre armement à énergie. Jenny, on dirait que nous allons avoir une chance d'appliquer le plan de tir Aile-de-Faucon, en fin de compte. — Bien, pacha », répondit Jennifer Hughes dont la peur s'était muée en une anticipation affamée. Elle savait que le Voyageur n'allait pas simplement « morfler » : le navire-Q ne survivrait jamais à un affrontement aux armes à énergie face à un croiseur de combat de classe Sultan. Le vaisseau havrien emportait seize affûts laser et graser – dix-huit en comptant l'armement de poursuite – et vingt tubes lance-missiles sur chaque flanc alors qu'il ne restait au Voyageur que huit grasers et neuf tubes sur son flanc le moins abîmé. Toutefois, le croiseur marchand reconverti était équipé d'armes destinées aux super-cuirasses, et l'ennemi l'ignorait. « Il va croiser notre poupe si nous maintenons cette trajectoire », reprit Honor, autant pour Cardones et le chef O'Halley que pour Hughes. « Rafe, reliez la timonerie à votre console. Je veux que vous puissiez intervenir si nous perdons le contrôle principal. Nous allons maintenir notre course jusqu'à ce qu'il ait effectué sa rotation, et ensuite tribord toute. Aussi brusquement que vous pourrez, chef. Je veux notre flanc tribord vers lui quand il passera en dessous de nous, puis je veux que nous croisions sa poupe et que nous le frappions entre les bandes gravitiques. Compris ? » Cardones et O'Halley acquiescèrent, et Honor se retourna vers Hughes. « Verrouillez cette séquence, Jennifer, dit-elle calmement. Nous n'avons droit qu'à un essai. » « Il maintient son profil », fit Pacelot. Holtz hocha la tête. Encore un signe de la condition désespérée du navire-Q : s'il lui était resté quoi que ce soit en termes d'armement, il aurait roulé pour présenter le flanc à la proue de l'Ahmed en approche. Son commandant espérait sans doute continuer ainsi et décrire une boucle pour maintenir sa bande gravitique dorsale vers l'Ahmed quand celui-ci passerait sous lui, et il y parviendrait même peut-être. C'était peu probable, vu la différence de masse entre les deux vaisseaux, mais, même si le navire-Q échappait au premier assaut, l'agilité requise dans le combat rapproché qui suivrait favoriserait forcément le croiseur de combat, plus maniable. Tôt ou tard – et sans doute plus tôt que tard –, l'Ahmed trouverait la petite ouverture dont il avait besoin pour réduire en morceaux une coque de vaisseau marchand. « Nous approcherons comme prévu, Hélène », fit-il d'un air sinistre, les yeux brûlant du désir de venger le Kéraban. « Les voilà », dit Honor d'une voix douce, presque apaisante. Elle regarda la distance fondre, le croiseur de combat rouler pour faire donner les armes de son flanc tribord. Puis elle leva les yeux vers le chef O'Halley et Rafe Cardones, et sut que la dernière manœuvre de sa carrière serait parfaite... même s'il n'y avait personne pour s'en souvenir. Ni d'un côté ni de l'autre. « Très bien, fit-elle d'une voix suave. Paré... paré... Maintenant ! » L'Ahmed arrivait à pleine vitesse lorsque Kendrick O'Halley tira sur son joystick et l'inclina violemment à droite. Le Voyageur rua comme une bête en colère, comme si le vaisseau lui-même s'efforçait d'échapper à la destruction. Mais il obéit au timonier, roula et braqua son flanc tribord vers l'ennemi au moment où les armes de l'Ahmed le mettaient en joue. Pendant une fraction d'éternité, les deux bâtiments eurent un angle de visée parfait l'un vers l'autre et, à cet instant, les plans de tir verrouillés dans deux ordinateurs différents s'activèrent. Aucun sens humain n'aurait pu saisir ce qui se passa ensuite, aucun esprit humain n'aurait pu décomposer les événements. La distance était tombée à douze mille kilomètres à peine, et lasers, grasers et missiles se déchaînèrent dans ce petit intervalle de vide comme des démons enragés. L'Ahmed tituba lorsque le premier graser surpuissant traversa sans effort sa barrière latérale. Ses flancs comportaient plus d'un mètre de blindage fait du plus solide alliage de céramique et de composites que l'homme eût alors appris à fondre, mais le graser s'y enfonça avec une aisance méprisante. L'effrayante blessure cracha d'énormes débris, et le mouvement du vaisseau transforma ce qui aurait dû n'être qu'un unique cratère en une immense entaille béante. Le graser lui ouvrit le flanc comme les couteaux à découper ouvrent les requins, et atmosphère, débris et êtres humains furent emportés dans un grand cyclone. Mais il ne s'agissait que d'un seul graser, or il y en avait huit. Chacun d'eux réussit une frappe directe alors que personne à bord du croiseur de combat ne se doutait qu'un croiseur marchand pouvait posséder pareilles armes. Sur les circuits de com retentit une cacophonie de hurlements — de douleur, de surprise, de terreur — tandis que la rage du Voyageur déchirait l'Ahmed comme du papier, puis les missiles du navire-Q s'abattirent sur lui, le poignardant sans relâche de leurs lasers embarqués pour compléter le terrible travail des grasers. Des compartiments d'armement explosèrent, des ondes de courant se propagèrent, des câbles de contrôle grésillèrent, fondirent et éclatèrent. La salle d'impulsion de proue explosa lorsqu'un graser frappa ses générateurs, et le souffle transforma une centaine de mètres de coque blindée en chou-fleur. Les trois centrales à fusion s'arrêtèrent en urgence et des portes étanches se refermèrent dans tout le bâtiment. Mais trop souvent il ne restait plus de compartiment où emprisonner l'air, car les grasers du Voyageur avaient traversé de part en part le vaisseau, qui se mit à tournoyer, carcasse mourante et impuissante. Toutefois il ne périt pas seul. Le Voyageur avait tiré une fraction de seconde avant l'Ahmed, mais rien qu'une fraction de seconde et, contrairement à son adversaire, il n'avait ni blindage ni compartiments bien définis. C'était un vaisseau marchand, une mince structure autour d'un vaste espace vide destiné à stocker des marchandises, et aucun réarmement n'y aurait rien changé. Les armes qui survécurent pour lacérer sa coque étaient beaucoup moins puissantes que celles qui avaient éviscéré l'Ahmed, mais elles se révélèrent affreusement efficaces contre une cible aussi vulnérable. Son flanc tribord tout entier fut laminé de la membrure trente et une en poupe à la six cent cinquante. Les hangars d'appontement des BAL, vides, explosèrent comme des verres se brisent sous un talon rageur. Les soutes à munitions deux et quatre furent déchiquetées, ainsi que tous les tubes lance-missiles à l'exception du numéro deux. Six des huit affûts Braser explosèrent, emportant presque tous leurs servants avec eux. Un laser frappa au cœur de sa carcasse, détruisant fusion un et transperçant les cellules où Randy Steilman et ses acolytes ne comparaîtraient jamais en cour martiale; un autre traversa le pont de commandement lui-même. La folle secousse ébranla le pont, les cloisons et les membrures se déchirèrent comme du tissu, et un véritable ouragan arracha Jennifer Hughes à son fauteuil malgré son harnais antichoc pour la projeter dans l'espace. Personne ne retrouverait jamais son corps, mais cela importait peu car le tourbillon atmosphérique lui avait fait heurter le bord de la brèche ouverte dans la coque, réduisant aussitôt son casque en morceaux. John Kanehama hurla sur son circuit com lorsqu'il fut empalé par une lance en alliage, le chef O'Halley fut coupé en deux par une écharde aussi longue qu'il était grand, et Aubrey Wanderman manqua vomir dans son casque lorsque la même écharde traversa sa section, déchiquetant Carolyn Wolcott et le lieutenant Jansen. Cet enfer miniature se répéta encore et encore dans toute la vaste coque du Voyageur. Des fragments du vaisseau explosaient, tuant ceux que le feu de l'Ahmed avait épargnés, comme si le croiseur mourant se vengeait sur l'équipage qui l'avait ainsi traité, et le HMS Voyageur se mit à tournoyer, impulsion hors d'état de marche, générateur hyper détruit, emportant dans ses compartiments dévastés huit cents morts et mourants. CHAPITRE QUARANTE ET UN Honor se libéra difficilement de son harnais antichoc et se retourna vivement. Les sangles qui retenaient Nimitz avaient cédé, et il s'éloignait mollement d'elle dans la soudaine apesanteur. Mais il était vivant, elle le savait, et elle soupira de soulagement lorsque Andrew LaFollet, tremblant, attrapa le chat sylvestre inconscient et le ramena vers elle. Elle le prit des bras de son homme d'armes et se servit de l'une des sangles rompues pour l'attacher à un anneau de fixation d'épaule intégré à sa propre combinaison. Puis elle se tourna vers son vaisseau et son équipage. Ou ce qu'il en restait. Les deux tiers de l'équipage de pont étaient morts et les autres blessés. Elle vit Aubrey Wanderman et Rafe Cardones penchés sur une assistante de la section détection, fermant au plus vite les sceaux d'urgence de sa combinaison souple, et elle détourna les yeux des restes méconnaissables de Carolyn Wolcott et Kendrick O'Halley, ainsi que du cadavre dérivant d'Eddy Howards. Puis elle se mit à écarter elle-même les débris pour en tirer des corps, cherchant désespérément des signes de vie. Elle n'en trouva que trop peu et, tandis qu'elle tentait de sauver quelqu'un et que son cœur enrageait contre l'univers, elle savait que la même scène se répétait à travers tout le vaisseau. Le contrôle d'avarie avait survécu, mais tous les liens centraux étaient coupés et les ordinateurs tournaient sur le générateur auxiliaire. Ginger Lewis se releva péniblement et se jeta dans son fauteuil. Bizarrement, son esprit continuait à fonctionner. Le réseau de com interne était détruit, mais ses mains gantées couraient sur le clavier. Elle appela les rôles de quart, associant chaque homme et femme par leur nom à leur poste de combat, et activa le circuit com de sa combinaison. « Lieutenant Hansen, dit-elle en lisant le premier nom sur son écran, ici le contrôle d'avarie. Faites votre rapport concernant le statut de fusion un. » Il n'y eutpas de réponse, et elle prit une profonde inspiration. « À toute personne présente sur le site de fusion un, ici le contrôle d'avarie. Faites votre rapport! — Toujours pas de réponse. Elle passa au nom suivant. « Enseigne Weir, ici le contrôle d'avarie. Faites votre rapport concernant le statut de fusion deux. » Le silence s'étira sans fin, puis une voix rauque répondit. «Ici le premier maître Harris, fusion deux. Nous... » Il se mit à tousser, et sa voix était plus claire quand il reprit. « La centrale fonctionne. Madame Weir est morte, et nous avons quatre ou cinq pertes de plus, mais nous sommes toujours opérationnels. — Bien reçu », fit Ginger en adressant un signe pressant au premier maître Wilson. Elle enfonça une touche pour transférer une partie de sa liste sur l'écran du PM, qui opina. Ginger prit un instant pour modifier le code couleur de fusion deux sur son schéma du bâtiment – l'unique tache verte semblait pathétique sur l'écran – et elle passa à la priorité suivante. « Capitaine Ryder, ici le contrôle d'avarie. Faites votre rapport concernant l'infirmerie et les blessés. » Scotty Tremaine gémit et secoua la tête. Il le regretta aussitôt, mais son esprit s'éclaircit lentement. Il se demanda un moment ce qu'il fichait par terre, surplombé par sa console d'opérations de vol à moitié déchiquetée, puis il leva les yeux vers le visage inquiet d'Horace Harkness. « Vous êtes avec moi, monsieur ? s'enquit-il, et Scotty acquiesça. — Quelle est notre situation ? — Je ne sais pas encore, mais pas terrible. » Harkness libéra les chevilles du lieutenant des derniers débris et le souleva sans effort. « Plus de gravité, fit-il remarquer. Ça veut dire que les machines ont pris un sale coup. Et les liens com sont coupés. — Et de notre côté ? demanda Scotty d'une voix rauque. — Monsieur Bailes et le premier maître Ross sont toujours vivants. Je n'ai eu de nouvelles de personne d'autre », fit tristement Harkness. Scotty grimaça. La section, même réduite à sa plus simple expression, comptait encore vingt et une personnes avant l'attaque. «Les deux pinasses ont l'air intactes, poursuivit Harkness, et le hangar est dégagé. On peut les sortir, monsieur... si nous trouvons quelque part où les envoyer. — Je... » Scotty s'interrompit car une autre voix résonnait sur son circuit com. « Lieutenant Tremaine, ici le premier maître Wilson du contrôle d'avarie. Faites votre rapport concernant le statut des opérations de vol. » Angéla Ryder leva les yeux à l'entrée d'une nouvelle équipe de secours dans l'infirmerie. Avec le dernier assistant qui lui restait, elle venait d'amputer la jambe droite de Susan Hibson, et ni l'un ni l'autre n'avaient le temps d'interrompre leur combat désespéré et perdu d'avance pour sauver la vie de l'adjudant Hallowell, mais Yoshiro Tatsumi fut là dans l'instant qui suivit et se pencha sur la femme qu'amenaient les secours, tordue de douleur dans sa combinaison souple. Par miracle, l'infirmerie était restée pressurisée. Les chirurgiens travaillaient grâce au générateur auxiliaire, et Ryder refusait d'imaginer ce qui se passerait quand ils l'auraient épuisé. Tous ceux qu'elle sauvait mourraient plus tard. Elle le savait, mais elle était médecin. Son ennemi ne portait pas d'uniforme et elle le combattrait jusqu'au bout. « Eh bien, quoi qu'ils nous aient fait, nous les avons sans doute frappés aussi fort », dit Cardones d'une voix lasse. Honor hocha la tête. Ils avaient fait leur possible auprès des blessés, et Rafe et elle avaient essayé tous les capteurs afin de trouver la trace du croiseur de combat havrien. Aucun des systèmes qu'ils avaient testés ne fonctionnait, mais Rafe avait raison. Si les Havriens n'étaient pas au moins aussi gravement endommagés que le Voyageur, ils l'auraient déjà achevé. Non qu'il restât grand-chose à « achever ». Honor se secoua puis leva la main vers Nimitz qui bougeait sur son épaule. Le chat sylvestre se tordit, et elle perçut sa douleur et sa confusion. Elle le sentit aussi les chercher mentalement, Samantha et elle, et devina son immense soulagement lorsqu'il comprit qu'elles étaient toutes les deux vivantes. Il se cramponna un peu plus à l'anneau de fixation en lui transmettant son soulagement. Mais, pour l'instant, elle devait évaluer l'état de son vaisseau dévasté, et comment... « Commandant Harrington, ici Lewis au contrôle d'avarie, fit une voix sur son circuit de com. Commandant Harrington, répondez, s'il vous plaît. — Lewis ? » Honor se reprit. « Ici le commandant, contrôle d'avarie. Allez-y. — Bien, madame. » La voix de Ginger trahissait un soulagement aussi profond que celui de Nimitz, et elle fit une pause avant de reprendre : « Madame, j'ai contacté chaque section sur les circuits com des combinaisons, dit-elle sur un ton désormais monocorde. Jusqu'ici, moins de vingt pour cent ont répondu. — Nous savons pour l'instant que fusion un est détruite et que fusion deux reste opérationnelle. Les systèmes environnementaux sont fichus. Le générateur hyper principal a subi une frappe directe, nous l'avons perdu. Les deux voiles Warshawski sont mortes, et les impulseurs un et deux gravement endommagés. Nous parviendrons peut-être à rétablir quelques noyaux bêta dans chaque anneau si nous trouvons de quoi former des équipes de réparation, mais les voiles sont fichues. La gravité artificielle est interrompue – le bosco essaye de descendre jusqu'à la salle de contrôle pour y jeter un œil. Je ne saurai pas si nous pouvons la rétablir tant qu'elle ne me donnera pas de nouvelles, mais ça semble mal engagé. D'après ce que j'en ai vu, tous les capteurs sont grillés. Il nous reste un graser opérationnel sur le flanc bâbord et un tube à tribord, mais ni barrières latérales, ni champ antiradiations, ni écran antiparticules. La coque est dans un sale état. Sans examen préalable, je ne peux pas jurer qu'elle garde une intégrité suffisante pour survivre à l'impulsion si nous rétablissons les noyaux. L'infirmerie est encore pressurisée et pompe le courant du générateur auxiliaire. Quelques hommes essayent de rétablir son accès au générateur principal. La section opérations de vol est détruite, mais les deux pinasses sont intactes et nous avons un pilote pour chacune, toutefois il faudra un nouveau mécanicien navigant pour l'une d'elles. » La voix sur le circuit de com marqua une pause puis reprit calmement : « Moins de cent cinquante personnes ont répondu à mon appel nominal, madame. Je pense que c'est une évaluation pessimiste, mais c'est le seul chiffre fiable dont je dispose pour l'instant. » Ginger s'éclaircit la gorge. « Voilà mon rapport provisoire, commandant. Je suis désolée qu'il ne soit pas complet, mais nous y travaillons. » Honor écarquillait les yeux, ébahie. Incroyable : un maître principal – qui n'était encore que technicienne de seconde classe six mois plus tôt – avait réussi à rassembler toutes ces informations de sa propre initiative. Le désespoir l'étreignait au bilan humain dressé par Ginger, pourtant il confirmait seulement ce qu'elle avait déjà deviné, et elle ne pouvait pas laisser les morts la paralyser. « Ne vous excusez pas, Ginger, dit-elle sans voir son interlocutrice rougir de plaisir à s'entendre appeler par son prénom. — J'ai peine à croire que vous en ayez déjà fait autant. Continuez, et tenez le capitaine Cardones informé en parallèle avec moi-même. La première priorité consiste à restaurer l'alimentation électrique de l'infirmerie et à s'assurer que rien ne menace son intégrité atmosphérique. — À vos ordres, madame. On y travaille. » Honor se tourna vers Cardones, qui secoua tristement la tête puis se pencha jusqu'à ce que leurs casques se touchent. « C'est fini, pacha », dit-il simplement, laissant le contact entre leurs casques porter sa voix pour éviter d'utiliser le circuit com. « Sans générateur hyper ni voiles, nous sommes morts, même en admettant que nous parvenions à rétablir les systèmes environnementaux pour nous mener où que ce soit. — Je le pense aussi, répondit tout bas Honor, le visage déformé par la douleur. D'un autre côté, autant maintenir l'équipage occupé. » Il hocha la tête, et elle poursuivit : « Voyez ce que vous pouvez faire pour organiser une équipe de réparation à partir d'ici. Essayez de passer par les cages d'ascenseur centrales. Les ascenseurs eux-mêmes ne sont plus alimentés, mais c'est le seul moyen qu'il nous reste de rétablir le contact. Vérifiez quels compartiments sont encore étanches. Ensuite je veux que MacBride et vous preniez en charge les équipes de secours. Je veux qu'on retrouve tous les survivants. Ça ne changera sans doute rien à long terme, mais je ne laisserai aucun de mes hommes mourir seul, pris au piège dans un compartiment isolé. — Oui, madame. » Cardones hocha de nouveau la tête et ;'écarta, puis Honor bascula son unité de com sur un canal qu'elle n'avait pas encore eu le courage d'essayer. « Mac ? » fit-elle, hésitante, et la douleur s'atténua légèrement sur son visage quand une voix répondit. « Je suis là, madame. Vos quartiers sont ravagés, je le crains, mais j'ai vérifié le module de survie. Samantha a l'air d'aller bien, mais je n'en suis pas certain : elle est toute recroquevillée et refuse de lever le nez quand je tape au hublot. — Harry Tchou est mort, Mac, dit-elle doucement. Nous ne pouvons rien faire d'autre pour l'instant que la laisser en paix, mais je veux que vous restiez avec elle. Je veux qu'elle sache que quelqu'un est là. — Compris, madame, répondit-il sereinement. — Je vous rappelle », promit Honor avant de changer à nouveau de canal. Elle choisit cette fois la fréquence générale et s'exprima d'une voix forte et calme. « Bon, à tous, ici le commandant, annonça-t-elle aux vestiges de son équipage. Nous sommes mal en point, mais nous sommes toujours là. Dirigez-vous vers le pont zéro-zéro. Nous nous rassemblerons là et nous répartirons en équipes de secours et d'évaluation des dommages. Que tous ceux qui sont blessés ou coincés dans un compartiment le signalent par com au maître principal Lewis du contrôle d'avarie ou à la section secours. Ne vous inquiétez pas. Nous vous sortirons de là. Votre commandant, terminé. » Elle éteignit son transmetteur et contempla une fois de plus le pont de commandement autour d'elle, se demandant ce qu'elle pourrait bien faire une fois qu'elle les aurait tous rassemblés. Mais aucune idée ne lui vint. « C'est fini, pacha, fit Annabelle Ward à voix basse. Je ne sais pas ce qui s'est passé, mais les deux signatures d'impulsion ont disparu de l'écran à peu près simultanément. — Ils n'ont pas simplement quitté notre portée de détection ? — Non, madame. Ils ont... disparu. » Fuchien regarda Sukowski. Il était possible que l'un des vaisseaux – voire les deux – ait survécu, mais ils avaient manifestement perdu leur capacité d'impulsion, et c'était mauvais signe. — Pacha, nous n'avons plus rien du tout sur nos capteurs », souligna le second de la voix d'un homme qui déteste ce qu'il s'entend dire, et Fuchien acquiesça. Les ordres de Lady Harrington étaient clairs, et le Voyageur et elle avaient offert à l'Artémis une chance de s'enfuir. Mais l'Artémis était aussi le seul bâtiment à savoir ce qu'il était advenu du Voyageur et du croiseur de combat havrien – ou du moins à quel endroit cela s'était produit. — Nous ne pouvons pas partir », dit quelqu'un, et Fuchien se retourna, abasourdie, car il s'agissait de Klaus Hauptman. Son employeur lui fit face, le visage lugubre, et ses yeux hagards exprimaient désormais autre chose que de la honte. Il secoua la tête puis regarda les autres officiers du pont – et sa fille – avant de poursuivre sur un ton calme, presque humble, que personne ne lui connaissait. — Je... je n'ai pas bien géré la situation. Si je n'avais pas retenu l'Artémis à La Nouvelle-Berlin -pour attendre les cargos, nous aurions traversé la faille dans les bandes epsilon et les Havriens ne nous auraient jamais vus. Quant à la façon dont j'ai parlé à Lady Harrington... » Il s'interrompit et secoua de nouveau la tête, pour reprendre d'une voix un peu plus ferme : — Mais ce n'est plus le propos. Nous savons où le Voyageur a disparu des écrans et nous connaissons son vecteur préalable. S'il reste un survivant à son bord – ou à bord du vaisseau ennemi, j'imagine – nous sommes les seuls à pouvoir l'aider. — Je ne peux pas justifier que nous emmenions l'Artémis jusque-là, répondit fermement Fuchien. D'une part, le bâtiment havrien a peut-être survécu, avec des dommages réparables. Nous pourrions nous jeter droit sur ses bordées, et je ne peux pas risquer la vie de tous nos passagers. D'autre part, il nous faudrait des heures pour arriver là-bas, quoi qu'il se soit passé, et chaque minute que nous passons sous impulsion augmente les chances qu'un autre ennemi arrive et nous surprenne. — Je m'en rends compte, mais nous ne pouvons pas les abandonner. — Nous n'avons pas le choix, monsieur ! » répondit Fuchien d'une voix dure, les yeux brillants d'une colère dirigée contre Hauptman car il la forçait à dire ce qu'elle savait être la vérité. Vous êtes peut-être le propriétaire de ce vaisseau, monsieur, mais j'en suis le commandant. — S'il vous plaît, commandant. » Plus d'un écarquilla les yeux, incrédule, au ton suppliant du magnat. « Il y a forcément quelque chose à faire ! » Fuchien s'apprêtait à lui répondre sèchement, mais elle ferma la bouche et se contenta de secouer tristement la tête. Les épaules de Hauptman s'affaissèrent, et son regard accablé frappa Harold Sukowski comme un marteau. Il est dur, arrogant, c'est un enfant de salaud de la pire espèce, mais il a le sens des responsabilités et Lady Harrington le lui a douloureusement rappelé. Ainsi que le fait de se ridiculiser devant sa fille, songea-t-il en regardant Stacey Hauptman. Mais Maggie a raison. Nous ne pouvons pas risquer le vaisseau, même si nous aimerions tous... Le cours de ses pensées s'interrompit net, et il fronça les sourcils. Il entendit Fuchien et Hauptman continuer à discuter, mais ils lui semblaient très loin tandis que son cerveau travaillait à une vitesse effrénée. — Je suis désolée, monsieur, dit enfin Fuchien d'une voix désormais beaucoup plus douce. Sincèrement. Mais nous ne pouvons rien faire du tout. — Peut-être que si, murmura Sukowski, et tout le monde se retourna vers lui. Nous ne pouvons pas emmener l'Artémis en mission de secours, non, poursuivit-il, mais il y a peut-être un autre moyen. » « J'ai le Havrien en visuel, pacha », déclara Scotty Tremaine. Harkness et lui avaient sorti une pinasse pour inspecter la coque, et un seul regard leur avait appris que c'était sans espoir. Le Voyageur était brisé, déformé, ses anneaux d'impulsion détruits. Cela signifiait qu'aucun d'eux ne survivrait, et Honor les avait envoyés à la recherche du bâtiment ennemi. Peut-être ses avaries étaient-elles moins graves que celles du Voyageur et, dans ce cas, si les survivants des deux équipages travaillaient main dans la main, ils pourraient peut-être l'amener jusqu'à un port... À cet instant, même un camp de prisonniers de guerre havrien semblait un paradis. Honor écoutait maintenant Scotty décrire sur le circuit com de sa combinaison les dommages subis par l'Ahmed, et son cœur se serra. Elle se trouvait dans l'une des cantines des matelots,' mystérieusement restée pressurisée, et elle avait ôté son casque. Mis à part quelques petites équipes de secours auxquelles Mac-Bride faisait fouiller les décombres où quelqu'un pourrait encore être piégé vivant, tous les rescapés étaient là, à l'infirmerie, au contrôle d'avarie ou à fusion deux. Ils étaient en nombre assez réduit pour ne pas se sentir à l'étroit, songea-t-elle, lugubre, en attendant que Scotty termine son rapport. « Très bien, dit-elle alors. Il n'ira nulle part avec de tels dégâts en proue, et nous dérivons l'un par rapport à l'autre. Voyez si vous pouvez contacter quelqu'un à bord. On dirait qu'ils sont encore plus mal lotis que nous. Si c'est le cas, proposez de les amener à bord du Voyageur. Dites-leur... (elle eut un sourire amer) que nous pourrons déterminer plus tard qui est le prisonnier de l'autre. — Bien, madame », répondit Tremaine avant d'approcher sa pinasse de l'Ahmed. « Est-ce bien raisonnable, pacha ? intervint Cardones à voix trop basse pour que les autres l'entendent. Nous tenons sur nos réserves d'oxygène, et les systèmes environnementaux ont l'air en sale état. — Il ne doit pas en rester beaucoup, Rafe, répondit-elle sur le même ton. Et peut-être n'ont-ils plus du tout de système de survie opérationnel. De notre côté, nous pourrions bien réussir à récupérer une certaine capacité environnementale. C'est là que réside notre seul espoir, et que l'un de leurs collègues ait une idée de l'endroit où nous sommes et vienne à notre recherche, mais ils n'ont peut-être même pas cet espoir. Nous devons leur donner le plus de chances possible. C'est la seule chose humaine à faire. Cardones hocha lentement la tête puis partit s'occuper de ses propres responsabilités. Honor releva les yeux et fit signe au maître principal auquel elle était en train de s'adresser quand Tremaine avait fait son rapport. « Très bien, Haverty, fit-elle énergiquement. Une fois que vous aurez colmaté la fuite en sept-dix-sept, je veux qu'on y rétablisse la pression atmosphérique. Le capitaine Ryder a besoin de sortir des blessés de l'infirmerie pour avoir la place de travailler, et c'est le meilleur compartiment où les mettre. Dès que vous aurez rétabli la pression, informez-en le maître principal Lewis afin que nous organisions une équipe de travail pour les déplacer. Quand vous en aurez fini avec sept-dix-sept, je veux que vos hommes et vous alliez examiner les systèmes environnementaux principaux. Ensuite... » Elle continua de parler, transmettant ses ordres sur le ton confiant d'un commandant, tout en se demandant combien de temps encore elle parviendrait à jouer cette comédie. Stephen Holtz pénétra dans la cantine à la suite du lieutenant manticorien, le visage inexpressif, encore figé par la stupeur et la douleur. Ses pertes étaient bien pires que celles du navire-Q, tant en termes absolus que relatifs. Son bâtiment emmenait deux mille deux cents hommes et femmes; les quarante-six survivants tenaient tous dans la pinasse qui était venue les chercher. Le pilote manticorien – le lieutenant Tremaine – l'avait invité à prendre le siège du copilote à bord de la navette, et il avait regardé la coque mutilée du navire-Q grandir par le hublot d'observation. Il avait trouvé une satisfaction amère à le découvrir détruit aussi certainement que le Voyageur avait anéanti son magnifique Ahmed, tout en sachant que c'était stupide. Ces gens avaient beau être ses ennemis, le reste de ses hommes leur devait de vivre encore parce que ces mêmes ennemis les avaient tirés de la carcasse privée d'air et d'électricité qu'était devenu le croiseur de combat. Et ils n'avaient fait, tout comme lui, que leur devoir. Notre devoir, songea-t-il amèrement. Ah, oui. Nous avons fait notre devoir, hein? Et voyez où ça nous a menés ! Une grande femme en combinaison souple de commandant se tourna vers lui, ses yeux en amande remplis d'une douleur qui valait la sienne, et il la salua de la tête. Bizarrement, le formalisme d'un salut militaire lui semblait déplacé. Stephen Holtz, du VFP Ahmed, dit-il d'une voix comme rouillée. — Honor Harrington, du HMS Voyageur – ou ce qu'il en reste », répondit-elle, et Holtz écarquilla les yeux. Ainsi donc c'était Honor Harrington. Tout aussi dangereuse – et douée – que les rapports d'espionnage le suggéraient. Eh bien, j'imagine que j'ai au moins réussi quelque chose dont personne ne semblait capable. Elle ne réduira plus aucun de nos bâtiments en morceaux. — Je suis désolée que vos pertes soient si élevées, fit Harrington. Comme vous pouvez le constater, les miennes... » Elle haussa les épaules, et Holtz hocha la tête. « Notre situation peut-être un peu moins noire que je ne le croyais, poursuivit elle sur un ton plus énergique. On dirait que nous allons pouvoir rétablir certains systèmes environnementaux auxiliaires. Ce n'est pas extraordinaire, mais l'une de nos principales usines de régénération demeure intacte, et il nous reste une centrale a fusion opérationnelle. Si nous parvenons à brancher un conduit sur l'usine de régénération, nous aurons de quoi faire survivre quatre cents personnes environ. Ce qui sera plus que suffisant », ajouta-t-elle amèrement. Elle prit une profonde inspiration puis poursuivit : « Hélas, nous n'avons plus que six ou sept techniciens environnementaux et tous nos officiers des machines sont morts, donc cela va prendre un moment. — Mon ingénieur assistant a survécu. Il pourra peut-être vous aider, proposa Holtz. — Merci », répondit simplement Harrington. Puis elle le regarda droit dans les yeux : « Notre vecteur nous entraîne le long de la faille, mais nous nous dirigeons vers l'espace silésien. D'après moi, il nous reste à peu près neuf jours avant de tomber sur l'onde de Sachsen et de nous disloquer. En admettant, bien sûr, que la Cisaille de Selker ne nous rattrape pas d'abord. À mon avis, notre seule chance consiste à nous servir des pinasses pour monter une veille de détection, en espérant que les vôtres viennent à votre recherche afin que nous puissions leur faire parvenir un message com. S'ils arrivent à temps (elle inspira profondément), je me rendrai ainsi que mon équipage. Pour l'instant, toutefois, cette épave reste un vaisseau de Sa Majesté, et j'en suis le commandant. — Devons-nous nous considérer comme vos prisonniers dans l'intervalle ? » s'enquit Holtz avec un léger sourire. Ils savaient tous deux que leurs chances d'être secourus étaient nulles en réalité, pourtant ils persistaient à jouer leur rôle, et cette idée l'amusait. , « Je préférerais que vous vous considériez comme nos invités », répondit Honor en souriant à son tour, et il hocha la tête. Ça me convient », dit-il en lui tendant une main qu'elle serra fermement. La créature à six pattes perchée sur son épaule et portant combinaison souple hocha gravement la tête à son adresse, et Holtz se surprit à lui rendre son salut. Puis il fit signe à son petit groupe de survivants. « Et maintenant, le citoyen Wicklow devrait peut-être rejoindre vos techniciens, commandant », fit-il sereinement. — Nous avons branché les systèmes auxiliaires dans la section environnement, madame, annonça trois heures plus tard une Ginger Lewis épuisée depuis le contrôle d'avarie. Le capitaine Wicklow a été d'une aide précieuse, et je crois qu'il a trouvé un moyen d'éviter la déperdition de chaleur quand nous avons branché le conduit sur l'usine de régénération. — Bien, Ginger. Très bien. Et mes quartiers ? — Nous ne pouvons pas rétablir la pression là-bas, madame, les cloisons sont trop endommagées. Mais le bosco pense avoir trouvé comment sortir le module. — Ah oui ? » Honor était soulagée de l'entendre. Le module de Samantha était intact, mais la niche dans laquelle il était installé s'était déformée, le bloquant sur place. Samantha ne pouvait pas survivre en dehors, pourtant il ne semblait y avoir aucun moyen de le sortir de la cabine d'Honor. « Oui, madame, intervint Sally MacBride sur le circuit com. Il y a un couloir de service derrière la cloison. Je peux y mettre des hommes équipés d'un chalumeau et leur faire découper la cloison, puis sortir le module par le couloir de service. Ce sera serré, mais on en est capables. — Merci, Sally, soupira Honor. Merci beaucoup. On a suffisamment de personnel ? — Oui, madame. Après tout (Honor entendit le sourire fatigué du bosco), c'est le dernier membre de l'équipage encore coincé. Votre Candless est avec moi. On va s'en charger tous les deux. — Merci, répéta Honor. Et remerciez Jamie de ma part, s'il vous plaît. — Je n'y manquerai pas, madame », lui assura MacBride. Honor leva les yeux comme Rafe Cardons s'arrêtait à nouveau à côté d'elle. « Je crois que nous avons la situation sous contrôle pour l'instant, pacha. — Bien. Dans ce cas, commençons à remplir les estomacs. » Honor désigna les tables où des volontaires avaient réussi à concocter d'immenses plateaux de sandwiches à partir des réserves de la cantine. « La fatigue va nous causer suffisamment de problèmes sans qu'on y ajoute des erreurs dues à la faim et à l'hypoglycémie. — Tout à fait d'accord. Et ça devrait aussi nous remonter le moral. Dieu sait que, pour ma part, je pourrais manger un kodiak max ! — Moi aussi, fit Honor avec un sourire. Et une fois que... — Pacha! Pacha ! » Honor sursauta violemment à cette interruption pressante sur le circuit com de sa combinaison. C'était Scotty Tremaine, en veille de détection à bord de sa pinasse en compagnie de Horace Harkness, et elle ne l'avait jamais entendu aussi excité. « Oui, Scotty ? — Pacha, j'ai la plus belle vue de tout ce putain d'univers sous les yeux ! » s'écria Scotty, jurant pour la première fois aux oreilles de son commandant, si elle ne se trompait pas. « C'est magnifique, pacha. — Qu'est-ce qui est magnifique ? demanda-t-elle. — Ah, pacha! Laissez-moi vous le retransmettre », dit-il au lieu de répondre directement. Honor regarda Cardones, ahurie, puis une autre voix retentit sur son circuit com. — Voyageur, ici Harold Sukowski, en approche depuis zéro deux-cinq par trois­un-neuf, disait-elle. Je me trouve à bord du BAL André en compagnie du capitaine de corvette Hunter, avec le jean, le Paul, le Thomas et trois navettes. Le Jacques et le Thaddée gardent un œil sur l'Artémis, mais nous nous sommes dit que vous aimeriez peut-être qu'on vous ramène à la maison. » CHAPITRE QUARANTE-DEUX Warner Caslet et ses officiers suivirent le fusilier manticorien dans le vestibule. Un homme qu'ils connaissaient bien dans son uniforme vert les examina brièvement puis frappa à la porte ouverte au bout du couloir. « Le citoyen capitaine de frégate Caslet et ses officiers, milady », annonça Simon Mattingly, et une voix de soprano répondit de l'intérieur de la pièce. « Faites-les entrer, s'il vous plaît. » Mattingly sourit et fit signe aux officiers républicains d'avancer. À la surprise de Caslet, le fusilier manticorien s'arrêta devant la porte, que le Graysonien ferma doucement derrière eux, les laissant seuls avec Honor Harrington et Andrew LaFollet. Enfin, pas tout à fait seuls. Deux chats sylvestres trônaient sur le dossier de son fauteuil. La femelle tachetée, plus petite, se pressait contre le cou de la Manticorienne tandis que son partenaire veillait sur elles. Caslet savait ce qui était arrivé au compagnon humain de Samantha et percevait son deuil dans son langage corporel, mais il devinait aussi le soutien aimant que lui apportaient Nimitz et sa propre compagne. « Asseyez-vous, je vous prie », fit Honor en désignant les chaises devant son bureau. La demi-douzaine de Havriens prirent place à son invitation, et MacGuiness apparut pour leur verser à chacun un verre de vin. Honor s'adossa pour les observer, et Samantha glissa du dossier de son fauteuil pour se couler sur ses genoux. Honor prit la chatte dans ses bras, la serrant comme elle l'aurait fait de son propre chat, et sentit Nimitz relayer son soutien à Samantha. Mais, tout en tenant la malheureuse féline, elle passait en revue les événements du mois précédent. Elle avait dû se pincer pour croire à l'arrivée de Sukowski. Sous ses airs optimistes, elle avait acquis la certitude qu'ils allaient tous mourir — elle ne se contentait pas de le penser, elle le savait. Elle avait eu du mal à changer d'avis, même une fois qu'elle en avait eu la preuve, puis son soulagement et sa joie avaient fait place à une colère noire à l'idée que Sukowski, Fuchien et les commandants des BAL qu'elle avait détachés aient pu prendre un risque aussi démesuré après que le Voyageur eut payé un tel prix pour permettre à l'Artémis de s'enfuir. Elle avait conscience que sa fureur naissait de ses émotions violentes, mais cela ne l'avait pas empêchée de la ressentir, et l'empressement avec lequel Sukowski et le capitaine de corvette Hunter avaient entrepris d'expliquer qu'ils ne prenaient pas réellement de risques lui aurait paru hilarant si elle avait été un tout petit peu plus rationnelle. Et, pour tout dire, ils s'étaient montrés circonspects. L'Artémis avait largué BAL et navettes avant d'effectuer une translation très prudente vers les bandes alpha sans recourir à ses impulseurs — ce qui était possible dans le cas d'une translation aussi lente, bien que seuls les meilleurs timoniers et ingénieurs puissent réussir la manœuvre. Il s'était caché dans les bandes basses pendant que Sukowski menait la mission de recherche vers la dernière position connue du Voyageur. Les capteurs des BAL étaient moins performants que ceux d'un croiseur de combat, mais leur signature d'impulsion était aussi beaucoup plus faible : ils auraient détecté l'ennemi bien avant que celui-ci ne les voie, et ils s'étaient tous préparés à couper leurs impulseurs aussitôt. C'est Sukowski qui avait déterminé leur mode de quadrillage, et il avait fait du bon boulot. Mais ils auraient sans doute manqué la carcasse inerte du Voyageur si Scotty Tremaine et Horace Harkness ne les avaient pas détectés sur leurs systèmes passifs puis guidés vers eux, et Honor se réveillait encore en frémissant quand elle repensait à leurs faibles chances de réussite. Pourtant ils l'avaient fait. D'une façon ou d'une autre, ils y étaient parvenus, et les quatre BAL et trois navettes à longue autonomie avaient embarqué tous les survivants — Manticoriens comme Havriens. La probabilité que quelqu'un tombe sur l'épave avant qu'elle ne heurte une onde gravitationnelle et ne se disloque était plus qu'infime, mais Honor s'était assurée que cela n'arriverait pas. Elle avait elle-même posé la charge nucléaire de démolition, avec un compte à rebours de douze heures, avant de monter à bord de l'André avec Sukowski et Hunter. En raison du peu d'espace dont ils disposaient, elle avait ordonné qu'on abandonne tous les bagages, mais MacGuiness et ses derniers hommes d'armes avaient malgré tout réussi à discrètement emporter le sabre et la clef Harrington, son .45 et la plaque dorée commémorant son vol historique en planeur à l'Académie. Elle avait personnellement récupéré son holocube de Paul, mais c'était tout ce qu'il lui restait des objets qu'elle avait emmenés à bord — ça, sa vie, Nimitz... et Samantha. Le Vol de retour vers l'Artémis avait été nerveusement éprouvant polar tout le monde. Retrouver une minuscule flottille de BAL et de navettes après deux translations successives dans deux bandes distinctes de l'hyperespace constituait un de ces exploits dont on fait les légendes, mais Margaret Fuchien avait réussi. L'Artémis s'était lentement élevé jusqu'aux bandes delta, comme un sous-marin refait surface depuis les profondeurs, et il était arrivé à moins de deux cent mille kilomètres de la position théorique de Sukowski. Ensuite, il s'était agi de redescendre en espace normal – une tâche simple bien qu'angoissante – et de consacrer une dizaine de jours aux réparations avant de regagner discrètement les bandes gamma pour repartir vers La Nouvelle-Berlin. Les activités n'avaient pas manqué, et Honor s'était mise en devoir d'aider Fuchien de toutes les manières possibles. Le commandant de l'Artémis- lui en avait été reconnaissante, mais Honor n'ignorait pas la véritable raison de son activité débordante. Si miraculeux qu'ait été leur sauvetage par Sukowski, l'épuisement était le seul refuge où les morts ne la poursuivaient pas. Dans l'après-midi du quatorzième jour, Klaus Hauptman avait demandé à être admis dans la cabine que Fuchien avait attribuée à Honor. Cinq de ses douze hommes d'armes avaient péri avec le reste de l'équipage, mais Jamie Candless était en faction devant sa porte à l'arrivée du magnat. Honor entendait encore le mépris froid qui imprégnait la voix de Jamie lorsqu'il avait annoncé son visiteur, et elle avait lu un sentiment similaire dans les yeux d'Andrew LaFollet quand Hauptman avait passé le sas. Mais ni l'un ni l'autre ne se doutait de la raison de sa visite. — Lady Harrington, avait-il dit, je suis venu vous présenter mes excuses. » Il s'était exprimé d'une voix faible et lente, mais sur un ton ferme, et Honor avait perçu sa sincérité à travers Nimitz. « Vos excuses, monsieur Hauptman ? » avait-elle répondu de la voix la plus neutre possible. « Oui. » Il s'était éclairci la gorge puis l'avait regardée droit dans les yeux. « Je ne vous aime pas, milady, et ça ne me grandit pas. Mais, gué je vous apprécie ou non, je sais que j'ai été... injuste envers vous. Je ne vais pas m'appesantir sur le sujet. Je dirai seulement que je le regrette profondément et que cela ces sera désormais. Je vous dois la vie. Plus important encore, je vous dois la vie de ma fille, et je crois qu'il faut payer ses dettes, pour le meilleur et pour le pire. C'est peut-être ce qui fait de moi un tel enfant de salaud par moments. Mais la dette que j'ai envers vous ne peut pas être effacée, je le sais. Je ne peux que vous remercier et vous présenter mes excuses pour les propos que je vous ai tenus – et que j'ai tenus sur votre compte – depuis des années. J'avais tort aussi à Basilic, et je veux que vous sachiez que je m'en rends compte. » Elle l'avait regardé sans ciller, percevant sa tension et sachant combien les mots qu'il venait de prononcer lui avaient coûté. Elle ne l'aimait pas non plus et elle doutait de jamais l'apprécier, mais, à cet instant, elle avait ressenti pour lui plus de respect qu'elle n'aurait jamais cru lui en accorder, et elle avait lentement acquiescé. — Je ne vous contredirai pas, monsieur », avait-elle répondu d'un ton calme – et, si les yeux de Hauptman s'étaient embrasés, il avait subi l'affront sans protester. « Pour ce qui est de votre dette, mon équipage et moi faisions simplement notre devoir, et vous ne nous devez rien. Mais j'accepte vos excuses, monsieur Hauptman. — Merci, avait-il répondu avant de la surprendre par un petit sourire ironique. Et, que vous le voyiez ainsi ou non, je sais pour ma part que je vous dois plus que je ne pourrai jamais vous rendre. Si mon cartel ou moi pouvons un jour vous être utiles en quoi que ce soit, Lady Harrington, nous sommes à votre service. » Elle s'était contentée de hocher la tête, et il avait souri plus franchement. — Et maintenant, milady, j'ai une faveur à vous demander. Votre chat sylvestre et vous – ou plutôt vos chats, rectifia-t-il en regardant Samantha –, accepteriez-vous de dîner avec moi ce soir ? — Dîner avec vous ? » Elle s'apprêtait à refuser poliment, mais il avait levé une main suppliante. — S'il vous plaît, milady, avait-il dit, homme arrogant et fier quémandant une faveur dont il se savait indigne. J'apprécierais énormément. C'est... très important pour moi. — Puis-je vous demander pourquoi, monsieur ? — Parce que, si vous ne dînez pas avec moi, ma fille ne voudra jamais croire que je vous ai bel et bien présenté mes excuses, avoua-t-il. Et, si elle n'y croit pas, elle risque de ne plus jamais m'adresser la parole. » Il l'avait regardée d'un air si implorant qu'elle ne pouvait refuser, et elle avait hoché la tête. — Très bien, monsieur Hauptman. Nous viendrons », avait-elle promis. Et, à sa grande surprise, elle avait apprécié le repas. Stacey Hauptman et elle s'étaient trouvé de nombreux points communs, ce qui l'avait fort étonnée... et la poussait à soupçonner que l'homme qui avait élevé une fille de cette trempe était sans doute meilleur qu'elle n'aurait jamais cru Klaus Hauptman susceptible de l'être. Elle se reprit et écarta ces souvenirs pour se concentrer sur les prisonniers de guerre qu'elle avait invités à la rejoindre dans la pièce que von Rabenstrange lui avait assignée sur la principale base de la FIA à Potsdam. Les Andermiens n'avaient pas apprécié d'apprendre que Havre menait des raids près de chez eux, et ils faisaient connaître leur contrariété par les canaux diplomatiques. La décision d'offrir à l'équipage d'Honor – et à ses prisonniers – l'hospitalité de la FIA jusqu'à ce que la FRM puisse les récupérer était une façon d'enfoncer le clou, et l'ambassadeur havrien l'avait bien compris quand il avait demandé –en vain – qu'on lui remette les prisonniers. « Merci d'être venus, dit-elle à ces mêmes hommes. — De rien, répondit Caslet avec un sourire ironique. Évidemment, nous aurions eu du mal à décliner l'invitation. — Certes. » Honor sourit puis haussa les épaules. « Herr von Rabenstrange attend que nous le rejoignions pour dîner. Il aimerait faire votre connaissance à tous, mais, si je vous ai demandé de passer d'abord par ici, c'est pour vous faire pari d'une information dont le citoyen Holtz est déjà au courant. Sur mes recommandations et avec l'approbation des Andermiens et de notre ambassadeur auprès de l'Empire, tous les survivants de l'Ahmed et vous serez rendus à votre ambassadeur sous trois jours. Nous ne fixons aucune condition à votre libération. » Le sourire de Caslet se figea, et elle perçut son inquiétude ainsi que celle de ses compagnons. Elle marqua une pause, sachant qu'elle ne devrait pas mais incapable de résister à la tentation, puis elle s'éclaircit la gorge et poursuivit calmement : — Malgré les efforts de la citoyenne capitaine Foraker pour soutirer des informations techniques à mon équipage, dit-elle en regardant Foraker s'empourprer à vue d'œil, aucun de vous n'a rien vu qui ne soit déjà connu de votre flotte ou qui ne le sera bientôt par d'autres sources. Par exemple, vous savez que nos navires-Q sont équipés d'armes à énergie lourdes et sont capables de déployer des salves puissantes de capsules lance-missiles, mais d'autres sources confédérées ont sans doute déjà vendu cette information à l'un de vos nombreux espions présents dans la région. Par conséquent, nous pouvons vous rendre à la République populaire sans mettre en péril notre propre sécurité et, au vu des services que vous avez rendus au capitaine de vaisseau Sukowski et au capitaine de frégate Hurlman, sans compter les efforts des hommes du capitaine Holtz à bord du Voyageur, il serait mesquin de ne pas vous relâcher. Et puis, songea-t-elle, en vous laissant rentrer chez vous pour raconter à votre amirauté que nos « simples » navires-Q ont détruit deux croiseurs lourds et deux croiseurs de combat havriens – sans parler de la base de Warnecke tout entière – en ne subissant qu'une seule perte, nous allons peut-être pousser votre flotte à reconsidérer l'opportunité des raids commerciaux en général. « Merci. » Caslet ne put mettre beaucoup de sentiment dans sa réponse en imaginant ce que le Service de sécurité allait lui faire pour avoir perdu son bâtiment en essayant de sauver un vaisseau battant pavillon manticorien, et elle lui sourit. « De rien, citoyen capitaine, dit-elle sérieusement. Toutefois, j'ai une petite faveur à vous demander avant que vous ne partiez. — Une faveur ? — Oui. Voyez-vous, je vais bientôt rentrer à Manticore pour être réaffectée, et je m'efforce de mettre à jour ma paperasse. Hélas, nous avons perdu une grande partie de nos archives quand le Voyageur a été détruit, et j'ai un peu de mal à reconstituer mes rapports d'action. » Caslet ouvrit de grands yeux en se demandant où elle voulait en venir, et elle fronça les sourcils. En particulier, continua-t-elle sur un ton égal, je n'arrive pas à me rappeler le nom du vaisseau andermien dont j'utilisais le code de transpondeur quand vous nous avez porté secours à Schiller. » Pendant quelques instants, Caslet ne fit pas le rapprochement, puis il se raidit. Elle sait, pensa-t-il. Elle sait que nous avions l'ordre d'assister les cargos andermiens ! Mais comment a-t-elle pu le... Il écarta cette question. Elle n'avait pas d'importance. Ce qui comptait, c'était qu'Harrington savait... et que les hommes et femmes présents dans cette pièce silencieuse étaient les seuls à s'être trouvés sur le pont du Vauban. Les seuls à savoir qu'ils avaient délibérément volé au secours d'un vaisseau manticorien. Et chacun d'eux savait ce qu'il adviendrait si leurs supérieurs le découvraient. Caslet regarda autour de lui et vit la même confusion et la même compréhension sur les visages. Il regarda Allison Mac-Murtree, qui hocha la tête avec un sourire en coin, puis Denis Jourdain. Le commissaire du peuple restait immobile, impassible à mesure que les secondes passaient, puis un frémissement agita ses épaules et ses lèvres esquissèrent un sourire. « Euh... je crois qu'il s'agissait du cargo andermien Sternenlicht, milady », fit-il en lui accordant pour la première fois un titre civil. Honor lui sourit. « C'est bien ce qu'il me semblait, murmura-t-elle. Merci. Je veillerai à ce que mon rapport – et ceux de mes officiers –reflète cette information. — Heureux d'avoir pu vous être utile, milady. » La voix de Jourdain en disait bien plus long que ses mots, et Honor et lui hochèrent la tête lorsque leurs regards se croisèrent. Puis elle se leva, portant Nimitz sur l'épaule et Samantha dans ses bras, et Andrew LaFollet lui emboîta le pas tandis qu'elle accompagnait les officiers havriens vers la porte. « Vous allez me manquer, dit-elle avec un petit rire espiègle, mais je suis sûre que vous serez contents de rentrer chez vous. Pour l'instant toutefois, l'amiral von Rabenstrange, ainsi que les citoyens Holtz et Wicklow, bien sûr, nous attendent. »