CHAPITRE PREMIER Sean MacIntyre jaillit du puits de transfert et ajusta son implant auditif tout en se précipitant dans le couloir. Il n’aurait pas à tendre l’oreille avant de se trouver de l’autre côté du sas, mais, pour une raison qui lui échappait, sa bioaugmentation auriculaire lui posait plus de problèmes que ses yeux, et il préférait se tenir prêt dès maintenant. Il parcourut les cent derniers mètres, s’immobilisa puis s’adossa à la cloison. Dans chaque direction, le couloir large et silencieux se terminait en un point étincelant. Il passait une main dans ses cheveux noirs collants de sueur lorsque, le ralentissement de son pouls tumultueux aidant, son ouïe améliorée perçut la palpitation des installations environnementales ainsi que le doux bourdonnement du conduit de transit désormais distant. Lancé sur leurs traces depuis plus d’une heure, il se serait attendu à tomber dans un traquenard plus tôt. Voilà du moins la stratégie qu’il aurait tentée, lui, songea-t-il avant de renifler avec dédain. Il tira le pistolet de son étui et se tourna vers le sas, qui s’ouvrit aussitôt – sans bruit pour une ouïe ordinaire, mais avec fracas pour la sienne. Une vive lumière solaire s’en échappa. Il franchit l’ouverture et régla son œil gauche en vision télescopique, maintenant sa pupille droite ajustée à des distances normales (il s’en sortait bien mieux avec ses yeux qu’avec ses oreilles), puis plongea son regard dans les ombres mouchetées des feuilles bruissantes. Les chênes et les hickorys somnolaient sous le « soleil » tandis qu’il rampait à travers la zone de pique-nique pour atteindre les rhododendrons vert laqué qui poussaient jusqu’aux rives du lac. Il se déplaçait en silence, l’arme plaquée des deux mains contre la poitrine, prêt à pivoter, viser et ouvrir le feu avec toute la rapidité serpentine de ses réflexes améliorés. Mais, malgré ses recherches, il n’entendait ni ne voyait rien en dehors du vent, des oiseaux et du clapotis des vaguelettes. Il se fraya un chemin sans embûches jusqu’à la berge puis, ne décelant aucune cible, s’arrêta pour réfléchir. Le territoire du parc, un des nombreux ponts à bord du vaisseau interstellaire Dahak, mesurait une vingtaine de kilomètres de diamètre, zone immense où se cacher. Mais Harriet était impatiente et détestait prendre la fuite. Elle se trouvait sans doute tapie quelque part, dans un rayon de quelques centaines de mètres, dans l’espoir de lui tendre une embuscade, ce qui signifiait… Une ombre vacilla dans son champ de vision. Il se figea, zooma sur ce qui avait attiré son attention puis sourit à la vue des longs cheveux noirs éclatants qui disparaissaient derrière un chêne. Toutefois, il ne fondit pas sur elle. À présent qu’il l’avait débusquée, elle n’avait aucun moyen de s’éclipser de son arbre sans qu’il la repère. Il balaya les alentours du regard, à la recherche de l’alliée de sa proie. Elle faisait certainement partie du guet-apens, elle aussi, et ne devait donc pas se trouver très loin. En fait, elle était sans doute… Du coin de l’œil, il capta une tache bleue de la taille d’une main, à peine visible entre deux lauriers. Contrairement à Harriet, elle restait immobile comme une statue, faisant preuve de la plus grande patience. Mais il les tenait toutes deux à présent. Un sourire aux lèvres, il entama un mouvement lent et furtif vers la gauche. Quelques mètres de plus et… « Zaaaaaaaaaaa-ting ! » Sean sursauta, incrédule, puis abattit un poing sur le sol en lâchant un juron que sa mère aurait désapprouvé. Le carillon se transforma en un bourdonnement tapageur qui agressa son ouïe augmentée. Il ramena son écoute à un niveau normal et se leva d’un air résigné. Le bruit des capteurs laser placés sur son harnais cessa lorsqu’il accepta la défaite. Il se retourna, curieux d’apprendre comment Harriet était parvenue à se glisser derrière lui. Mais ce n’était pas elle, et il grinça des dents quand une silhouette minuscule sortit de l’eau dans un grand éclaboussement. Elle s’était débarrassée de sa veste bleu vif – Sean savait exactement où – et elle était trempée jusqu’aux os, mais ses yeux marron étincelants exprimaient une grande satisfaction. « Je t’ai eu ! cria-t-elle. Sean est mort ! Sean est mort, Harriet ! » La ninja de huit ans entreprit une danse de guerre impromptue, et le vaincu se retint avec peine de lâcher d’autres termes interdits, surtout lorsque sa sœur jumelle, partenaire de la demi-portion, intégra la chorégraphie. L’idée de perdre contre une fille lui posait déjà assez de problèmes, mais se faire piéger par Sandy MacMahan se révélait encore plus insupportable. Elle avait deux ans de moins que lui, c’était la première fois qu’elle obtenait la permission de jouer à laser quest et elle l’avait abattu au premier tir ! « Il n’est pas très convenable que vous vous réjouissiez de la mort de Sean, Sandra. » La voix profonde et veloutée ne provenait de nulle part, mais aucun d’eux n’en fut surpris. Ils connaissaient Dahak depuis toujours, et le vaisseau qui servait d’enveloppe corporelle à l’ordinateur auto conscient constituait un de leurs terrains de jeu favoris. « On s’en fiche ! déclara-t-elle avec jubilation. Je l’ai eu ! Zap ! » Elle pointa le pistolet en direction du jeune garçon et éclata de rire devant son expression. « De la chance ! rétorqua-t-il avant de rengainer son arme, affichant une dignité qu’il savait défraîchie. C’était juste de la chance, Sandy ! — C’est incorrect, observa l’IA avec l’impartialité dépassionnée que le garçon haïssait lorsqu’elle avantageait quelqu’un d’autre. La “chance” implique un facteur accidentel, or le choix de Sandra de se dissimuler dans le lac – secteur que vous n’avez pas examiné une seule fois, ai-je observé – représente une manœuvre ingénieuse. Et, comme elle l’a fait remarquer de manière convaincante quoique peu aimable, elle vous a “eu”. — Et toc ! » La fillette tira la langue, et Sean se détourna, la mine offensée. Ce qui ne s’améliora pas quand Harriet lui adressa un sourire. « Je t’avais bien dit qu’elle était assez grande, non ? » Il aurait voulu la contredire – sèchement –, mais c’était un garçon honnête ; à contrecœur, il acquiesça d’un signe de tête et tâcha de masquer le frisson qui le parcourut au moment où une vision prémonitoire se forma dans son esprit. Malgré son jeune âge, Sandy était la meilleure amie de sa sœur, et désormais cette petite peste allait toujours se trouver dans leurs pattes. Il avait réussi à éviter la catastrophe pendant plus d’une année en prétendant qu’elle était trop petite. Jusqu’à aujourd’hui. Elle possédait déjà deux unités scolaires d’avance sur lui en calcul, et maintenant ça ! L’univers, conclut Sean Horus MacIntyre d’un air maussade, ne brillait pas par son sens de la justice. Accompagnée de son mari, Amanda Qian sortit du puits de transit au niveau de la passerelle de commandement de Dahak. Son fils Tamman les suivit dans le couloir, mais il se tortillait littéralement d’impatience. Elle leva les yeux vers son immense époux avec une pointe de malice dans le regard. La plupart des gens trouvaient le visage de Qian Daoling sévère, mais un sourire imperceptible y apparut lorsqu’il observa le garçon. Celui-ci n’était peut-être pas le « sien » au sens biologique, mais cela ne signifiait pas que lui n’était pas son père. L’homme hocha le menton quand sa femme haussa un sourcil. « D’accord, Tamman, dit-elle, tu peux y aller. — Merci, maman ! » Il fit demi-tour avec la curieuse maladresse féline de son âge et repartit à toute allure en direction du conduit de transfert. « Où est Sean, Dahak ? demanda-t-il dans sa course. — Dans la zone de parc 9, répondit le timbre mœlleux. — Merci ! À plus tard, maman et papa ! » L’espace d’un instant, il dévia de sa course pour leur faire un signe de la main, puis il plongea enfin dans le puits avec un cri de joie. « On croirait qu’ils ne se sont pas vus depuis des mois, soupira sa mère. — Je ne crois pas que les enfants vivent sur la même échelle de temps que les adultes, observa Qian de sa voix douce et profonde tandis qu’elle passait une main sous son bras. — C’est le moins qu’on puisse dire ! » Ils prirent le dernier virage puis arrivèrent devant le sas de la passerelle de commandement. Le blason de Dahak arborait ses formes ondulées à travers la surface en acier de combat aux reflets de bronze et d’or : un dragon à trois têtes prêt à prendre son envol, les pattes antérieures munies de griffes et dressées de façon à soutenir l’emblème du Cinquième Empirium. Le nuage stellaire couronné du Quatrième Empire avait été conservé, mais désormais un phénix en jaillissait et le diadème impérial était posé sur sa tête crêtée. La porte de vingt centimètres d’épaisseur – la première d’une longue série, chacune capable de résister à une ogive de mille tonnes – coulissa sans bruit. « Bonsoir, Dahak, salua Amanda tandis qu’ils avançaient et que de nouveaux sas s’ouvraient devant eux. — Bonsoir, Amanda. Bienvenue à mon bord, maréchal stellaire. — Merci, répondit l’intéressé. Les autres sont-ils arrivés ? — L’amiral Hatcher est en chemin, mais les MacMahan ainsi que le duc Horus ont déjà rejoint Leurs Majestés l’empereur et l’impératrice. — Il faudra qu’un jour Gerald comprenne que, même sur Birhat, la journée n’a que vingt-huit heures, soupira Qian. — Vraiment ? » Sa femme leva à nouveau les yeux vers lui. « Et toi, l’as-tu déjà compris ? — Sans doute pas », concéda-t-il avec un autre de ses sourires légers. Elle grogna, puis le dernier panneau glissa pour les laisser pénétrer dans l’immensité ténébreuse de commandement un. Une sphère d’étoiles les engloutit. Des têtes d’épingle dures comme le diamant qui brûlaient dans les profondeurs noires de l’espace, dominées par le globe vert et bleu strié de nuages de la planète Birhat. Amanda frissonna. Pas de froid, mais sous l’effet de cette brise glaciale qui parcourait son échine à chaque fois qu’elle entrait dans la perfection de l’affichage holographique. « Hello, Amanda. Daoling. » Sa Majesté impériale Colin Ier, grand-duc de Birhat, prince de Bia, Sol, Chamhar et Narhan, seigneur de la guerre et prince protecteur du Royaume, défenseur des cinq mille soleils, champion de l’humanité et, par la grâce du Créateur, empereur de l’espèce humaine, fit pivoter sa couchette de façon à leur montrer son visage ordinaire au nez crochu, puis il sourit. « Je vois que Tamman a pris la fuite avant d’arriver. — La dernière fois que nous l’avons vu, il se dirigeait vers le parc, admit Qian. — Une surprise l’y attend. » MacIntyre lâcha un petit rire. « À force d’insistance, Harriet et Dahak ont fini par convaincre Sean d’admettre Sandy à une partie de laser quest. — Seigneur ! fit Amanda en riant. Ça n’a pas dû être triste ! — Ouy-da. » L’impératrice Jiltanith, mince comme une épée et aussi belle que Colin était quelconque, se leva pour étreindre son amie. « Est probable qu’icelui clame moins haut le bas âge d’icelle dorénavant. Sa fierté en feut mortifiée – pour temps présent, du moins. — Il s’en remettra », intervint Hector MacMahan. Le commandant des fusiliers impériaux était appuyé contre la console de l’officier d’artillerie tandis que son épouse occupait la couche située juste devant. Comme Amanda, il portait le noir argenté propre à son corps d’armée. Ninhursag MacMahan, elle, arborait le bleu nuit et or de la flotte de guerre. Elle sourit. « Pas si Sandy y trouve à redire. Bientôt, cette fillette fera un excellent agent secret. — Elle a de qui tenir », dit MacIntyre. Sans se lever, l’impériale se fendit d’une courbette à son endroit. « En attendant, reprit-il, je… — Excusez-moi, Colin, murmura Dahak, mais la vedette de l’amiral Hatcher vient de se poser. — Bien. Nous allons bientôt pouvoir commencer. — Je l’espère », déclara Horus, le duc planétaire de Terra, un homme trapu aux cheveux blancs. Puis il secoua la tête. « Chaque fois que je sors le nez de mon bureau, une affaire urgente m’attend à mon retour dans le casier réservé au courrier entrant, prête à bondir et à me mordre ! » L’empereur fit un signe d’assentiment à son beau-père tout en regardant les Qian. Daoling offrait un siège à Amanda avec une attention si concentrée qu’on l’aurait dite inconsciente… Ce comportement aurait paru étrange aux yeux de ceux qui connaissaient le maréchal stellaire seulement de réputation, ou qui ne voyaient dans le général Amanda Qian que l’implacable commandant de Fort Hawter, la base d’entraînement avancée des fusiliers impériaux sise sur Birhat. Colin, en revanche, comprenait très bien cette attitude et se sentait profondément reconnaissant de pouvoir en être témoin. La dame du militaire chinois ignorait la peur, mais elle était aussi orpheline. À neuf ans à peine, elle avait compris que l’amour pouvait se transformer en l’arme la plus cruelle de l’univers, cet univers impitoyable… puis elle avait dû réapprendre la leçon quand Tamman, son premier mari, était mort à Zêta du Triangle austral. Impuissants, MacIntyre et Jiltanith l’avaient regardée se noyer dans le travail, s’enfermer dans une coquille blindée et investir dans le fils de Tamman le peu d’émotion qu’elle osait encore risquer. Elle était devenue un automate, et même un empereur n’aurait rien pu y changer, mais Qian Daoling y était parvenu, lui. Beaucoup parmi les subordonnés du maréchal craignaient leur supérieur, et ils avaient bien raison. Cependant, quelque chose chez Amanda avait interpellé l’homme malgré les défenses de la veuve, et celui que les journaux appelaient « le raz-de-marée » l’avait approchée avec une telle délicatesse qu’elle ne s’en était même pas aperçue avant qu’il ne soit trop tard. Avant qu’il ne se trouve à l’intérieur de son armure, lui tendant la main pour lui offrir le cœur que peu de personnes croyaient qu’il possédait… et elle l’avait accepté. Elle avait trente ans de moins que lui, ce qui ne posait aucun problème pour des humains bio augmentés. Après tout, l’empereur était le cadet de Jiltanith de plus de quarante ans, et elle avait l’air plus jeune que lui. Bien sûr, d’un point de vue chronologique, elle avait largement dépassé les cinquante et un mille printemps, mais cela ne comptait pas : à l’exception de quatre-vingts années environ, elle avait passé toute cette période en animation suspendue. « Comment vont Xu Li et Colette ? demanda Colin, et Amanda rit tout bas. — Bien. Xu Li était contrarié à l’idée que nous ne l’amenions pas avec nous, mais je l’ai convaincu qu’il devait rester prendre soin de sa sœur. » Colin secoua la tête. « Cela n’aurait pas fonctionné avec Sean et Harriet. — L’inconvénient d’avoir des jumeaux », lâcha son interlocutrice d’un ton suffisant, puis elle regarda l’impératrice avec espièglerie. « Ou de ne pas avoir davantage d’enfants. — Nenni, acquitte-moy, répondit la jeune impériale, tout sourire. Ne says poinct où trouves doncques temps pour toustes tes tâches et ta progéniture, mais il faudroit quelques années de plus – peuct-être bien mesme décennies – avant que, pour ma part, je relève à nouveau tel défi. Est moult peu séant que te gausses de ton impératrice à ce propos lors que tous te savent estre une excellente mère, tandis que moy… » Elle haussa les épaules avec une grimace et ses amis éclatèrent de rire. Horus allait mettre son grain de sel au moment où le sas intérieur s’ouvrit pour laisser passer un homme soigné et athlétique dans l’uniforme bleu de la Spatiale. « Bonjour, Gerald », le salua MacIntyre. L’amiral de la Flotte Gerald Hatcher, chef des opérations navales, s’inclina en un geste majestueux. « Bonsoir, Votre Majesté », répondit-il d’un ton si onctueux que son suzerain secoua le poing dans sa direction. Il avait passé trente ans au service des États-Unis en qualité de soldat, pas de matelot, mais le « chef des opérations navales » était l’officier le plus gradé de l’Empirium. Un poste logique pour celui qui avait occupé la fonction de président des chefs d’état-major de l’humanité pendant la défense de la Terre contre les Achuultani. Mais toute cette autorité ne parvenait pas à étouffer sa joyeuse irrévérence. Il adressa un signe de salut à Ninhursag, serra la main à Hector, Qian et Horus, puis, enthousiaste, embrassa la joue café au lait d’Amanda. D’un mouvement gracieux, il se pencha pour faire un baisemain à Jiltanith, mais celle-ci tira avec malice sur la barbe impeccable qu’il se laissait pousser depuis le siège de la Terre et déposa un baiser sur sa bouche avant qu’il puisse se redresser. « Es un coquin sans vergogne, Gerald Hatcher, déclara-t-elle d’un air sévère, et ceci t’apprendra peuct-être le destin qui puet t’attendre quand laisses ton épouse derrière toy ! — Ah ? » Il sourit. « S’agit-il d’une menace ou d’une promesse, Votre Majesté ? — Qu’on lui coupe la tête ! murmura Colin, et l’amiral pouffa. — À vrai dire, elle est sur Terre pour rendre visite à sa sœur. Elles choisissent de la layette. — Mon Dieu ! est-ce que tout le monde couve des petits ? — Nenni, mon Colin, tout le monde sauf nous, rectifia Jiltanith. — C’est vrai, convint Hatcher. Et, cette fois, ce sera un garçon. Les filles suffisent à mon bonheur, mais Sharon est aux anges. — Félicitations, dit MacIntyre, puis il fit un signe en direction d’une couchette vide. Mais à présent que tu es là, mettons-nous au boulot. — C’est parfait pour moi. J’ai une conférence sur Mère dans quelques heures, et j’aimerais faire un petit somme avant. — O. K. » L’empereur se redressa sur son siège et son air décontracté et amusé disparut. « Comme annoncé au moment de vous inviter, je désire m’entretenir avec vous de façon informelle avant la réunion du Conseil de la semaine prochaine. Nous approchons du dixième anniversaire de mon “couronnement”, et l’Assemblée des nobles tient à organiser une grande fête à cette occasion. L’idée n’est peut-être pas mauvaise, mais cela signifie que, cette année, le discours sur l’état du royaume revêtira une importance considérable, et je veux donc avoir le sentiment de tous les membres du “cercle intime” avant de m’atteler à sa rédaction. » Ses hôtes se retinrent de sourire. Le Quatrième Empire n’avait jamais exigé des rapports réguliers et formels de ses empereurs, mais Colin avait incorporé le message d’« état du royaume » dans les lois du Cinquième Empirium, et il appréhendait comme une épreuve cette corvée annuelle qu’il s’était lui-même infligée. Voilà aussi pourquoi il avait convié ses amis sur la passerelle de commandement de Dahak. Contrairement à bien d’autres, ils lui donneraient à coup sûr le fond de leur pensée, et non pas ce qu’ils estimaient qu’il voulait entendre. — Commençons par toi, Gerald. — D’accord. » Hatcher se frotta la barbe avec délicatesse. « Tu peux débuter par une bonne nouvelle. Geb a transmis son dernier rapport juste avant de partir pour Cheshir en compagnie de Vlad. La base de la Flotte qui se trouve là-bas devrait à nouveau être opérationnelle d’ici trois mois grâce à leurs efforts. Ils ont également mis la main sur neuf Asgerd. Il leur faudra quelques mois supplémentaires pour les réactiver, d’autant que nous sommes un peu courts en termes de personnel – comme d’habitude –, mais nous y arriverons, ce qui nous amènera à un total de cent douze planétoïdes. » Il marqua une pause. « À moins que le cas du Sherkan ne se représente. » Le ton de l’amiral était soudain devenu amer. MacIntyre fronça les sourcils mais laissa passer. Tous les diagnostics avaient indiqué qu’on pourrait manœuvrer le Sherkan en toute sécurité sans révisions conséquentes… mais c’était l’expédition de Hatcher qui avait retrouvé le croiseur, et lui qui avait dû se charger d’annoncer la nouvelle à Vladimir Tchernikov. À ce jour, la division de reconnaissance n’avait découvert que deux planètes du Quatrième Empire jadis habitées et abritant encore une quelconque forme de vie : Birhat, la vieille capitale impériale, et Chamhar. Aucun être humain n’y avait survécu, mais le matériel militaire, lui, était resté en grande partie intact. Notamment beaucoup des nombreux et énormes vaisseaux de la Flotte. Or il fallait à Colin et aux siens le plus possible de ces mastodontes. L’humanité avait contré avec peine la dernière incursion des Achuultani, mais les vaincre sur leur propre territoire serait une autre affaire. Malheureusement, remettre en service une épave de quatre mille kilomètres de diamètre après quarante-cinq millénaires d’abandon constituait une tâche intimidante, raison pour laquelle Hatcher s’était tant réjoui de l’excellente condition du Sherkan. Mais les tests avaient laissé échapper un minuscule défaut au niveau de son hyper extracteur nucléaire, dont les régulateurs avaient sauté dès que l’ingénieur l’avait enclenché pour aspirer l’énergie nécessaire à tout mouvement supraluminique. L’explosion, capable de détruire un continent, avait emporté six mille âmes dont l’amiral Vassili Tchernikov et sa femme Valentina. « En tout cas, poursuivit Hatcher avec plus d’entrain, nos autres projets avancent tout aussi bien. D’ici quelques mois, une première volée d’étudiants sortira diplômée de l’académie militaire d’Adrienne, et je suis tout à fait satisfait de leurs résultats, bien que Daoling et elle travaillent encore à peaufiner le programme d’études. » Côté machinerie, tout se présente bien par ici, à Bia, et cela grâce à Daoling. Il lui a fallu régénérer la quasi-totalité des installations industrielles subsistantes pour rendre le bouclier utilisable. » Il échangea un sourire pincé avec le maréchal stellaire : ranimer les immenses générateurs de rempart qui orbitaient autour de l’étoile primaire de Birhat – Bia – en une sphère inviolée de quatre-vingts minutes-lumière de diamètre avait exigé un travail titanesque. « Et donc nous disposons d’une abondante capacité de restauration. En fait, nous sommes prêts à démarrer la conception des nouvelles constructions. — Vraiment ? demanda Colin d’une voix satisfaite. — À vrai dire, répondit Dahak à la place de l’amiral, il faudra attendre environ trois virgule cinq années standard (le Cinquième Empirium avait adopté le calendrier terrien, pas birhatien) avant de pouvoir vraiment détourner notre potentiel de fabrication des programmes de réactivation, mais l’amiral Baltan et moi-même avons entamé des études préliminaires sur les nouveaux modèles. Nous combinons divers concepts “empruntés” aux Achuultani avec des éléments propres au Bureau impérial des vaisseaux, et je pense que nous allons obtenir une augmentation conséquente des capacités de nos nouvelles unités. — C’est une bonne nouvelle, mais qu’en est-il de Belle-Mère ? — J’ai bien peur que ce projet n’exige considérablement plus de temps, Colin, répondit l’IA. — Et il te donne la version optimiste, soupira Hatcher. Nous nous cassons encore les dents sur les détails les plus subtils du matériel informatique impérial, même avec l’aide de Dahak, or Mère est l’ordinateur le plus complexe jamais construit par l’Empire. La dupliquer posera de gros problèmes – sans parler du temps nécessaire à la réalisation d’une coque de cinq mille kilomètres pour contenir la copie en question ! » Cela ne plut pas à MacIntyre, mais il comprit. Pour créer Mère – officiellement connue sous le nom de « central informatique du quartier général de la Spatiale » –, l’Empire avait recouru à une circuiterie à champs de force en comparaison de laquelle même des molycircs auraient passé pour encombrants et rudimentaires, mais la machine mesurait quand même plus de trois cents kilomètres de diamètre. En outre, l’intelligence artificielle se trouvait contenue dans la forteresse la plus puissante jamais érigée par l’homme, car elle faisait plus que diriger la Flotte de guerre : elle était la gardienne de l’Empire. C’était elle qui avait couronné Colin et fourni les unités pour vaincre les Achuultani. Malheureusement (ou peut-être heureusement), elle avait été soigneusement étudiée, comme tous les ordinateurs de la dernière période impériale, pour prévenir toute auto-conscience. Ce qui signifiait qu’elle ne dévoilerait son extraordinaire trésor de données que lorsqu’on lui poserait l’unique question correcte. Toutefois, l’empereur se faisait beaucoup de souci quant à ce qu’il adviendrait de la Flotte si un malheur arrivait à Mère, et il comptait doter la Terre de défenses tout aussi performantes que celles de Birhat… par exemple un double de l’IA. Si tout se passait bien, Belle-Mère (Hatcher avait insisté pour qu’elle soit baptisée ainsi) n’entrerait jamais vraiment en service ; mais si Mère était détruite, sa jumelle la remplacerait automatiquement, assurant ainsi un contrôle et un commandement ininterrompus à la Spatiale ainsi qu’à l’Empirium. « Quand estimez-vous avoir terminé ? — Grosso modo, et à condition que nous aboutissions à une solide connaissance de la technologie informatique concernée – de façon à ne pas devoir importuner Dahak toutes les deux minutes avec nos questions –, nous pourrons peut-être attaquer la coque dans six ans. À partir de là, cinq années devraient suffire à finir la construction. — Aïe ! Enfin… les Achuultani ne se manifesteront pas avant quatre ou cinq siècles au moins, mais je veux qu’on boucle ce projet aussi tôt que possible, Gerald. — Bien compris. Entre-temps, en revanche, nous devrions être en mesure de mettre sous tension les premiers planétoïdes de nouvelle génération beaucoup plus vite. Leurs ordinateurs sont bien plus petits et stupides, dénués de tous ces fichiers au contenu si mystérieux que possède Mère. Quant au reste du matériel, il ne présente aucun problème, même si l’on tient compte des programmes de test des nouveaux systèmes. — Très bien. » Colin se tourna vers Qian. « Désirez-vous ajouter un détail, Daoling ? — J’ai bien peur que Gerald ne m’ait coupé l’herbe sous le pied. » Hatcher sourit. Techniquement, tout ce qui n’était pas « mobile » relevait de la responsabilité du maréchal – des fortifications aux chantiers navals en passant par la recherche et développement ou l’entraînement des troupes impériales –, mais, étant donné la haute priorité donnée au rassemblement et à l’approvisionnement en personnel de la flotte de l’amiral, leurs sphères d’autorité respectives se chevauchaient largement depuis quelque temps. « Comme mon collègue et Dahak l’ont indiqué, poursuivit le Chinois, la majeure partie du système de Bia est désormais à nouveau pleinement fonctionnelle. Avec à peine quatre cents millions d’individus dans le système, notre personnel est déployé encore plus largement que celui de Gerald, mais nous tenons bon et la situation s’améliore. Baltan et Geran, avec beaucoup d’aide de la part de Dahak, fournissent un excellent travail dans le domaine de la R & D, bien que la “recherche”, dans l’avenir prévisible, se limitera plus ou moins à poursuivre les derniers projets de l’Empire. Cela dit, divers concepts intéressants se dégagent d’ores et déjà de ces projets. En particulier, les scientifiques impériaux s’étaient mis à développer une nouvelle génération d’ogives gravitoniques. — Ah bon ? » Colin haussa un sourcil. « C’est la première fois que j’en entends parler. — Moi aussi, ajouta Hatcher. Quel genre d’ogives, Daoling ? — Nous avons découvert ces données il y a tout juste deux jours, s’excusa-t-il à demi, mais les éléments observés jusqu’ici suggèrent une arme d’une magnitude plusieurs fois supérieure à toute autre jamais fabriquée. — Par le Créateur ! » Horus se redressa sur son siège, le regard à la fois fasciné et épouvanté. Cinquante et un mille ans plus tôt, il avait été spécialiste en missiles pour le Quatrième Empirium, et la redoutable efficacité de l’arsenal produit par l’Empire l’avait beaucoup secoué la première fois qu’il s’y était confronté. « Comme vous dites, fit Qian d’un air pince-sans-rire. Difficile de vous le garantir pour l’instant, mais un tel projectile pourrait bien reproduire votre exploit de Zêta du Triangle austral, Colin. » Plusieurs personnes déglutirent de façon audible, y compris l’empereur. À la seconde bataille de Zêta, il s’était servi de la propulsion Enchanach supraluminique comme d’une arme. Cette technique utilisait des champs de gravité colossaux – des trous noirs convergents, pour l’essentiel – en vue de littéralement chasser les vaisseaux de l’espace « réel » par une succession de transpositions instantanées. Le temps passé par un croiseur doté d’un moteur Enchanach dans l’espace normal était très, très bref, et même lorsqu’un tel mastodonte tombait « à proximité » d’une étoile – à une échelle interstellaire –, il n’y restait pas assez longtemps pour lui porter préjudice, sa vitesse étant d’environ neuf cents fois celle de la lumière. L’activation initiale et la désactivation finale du processus, en revanche, duraient bien plus que cela, et MacIntyre avait exploité ce fait pour provoquer une nova qui avait détruit plus d’un million d’unités achuultani. Toutefois, il lui avait fallu une demi-douzaine de planétoïdes pour effectuer son tour de passe-passe, et l’idée de produire le même effet avec une seule ogive le terrifiait. « Êtes-vous sérieux ? — On ne peut plus sérieux. Sa puissance totale n’atteint pas, et de loin, celle de l’agrégat que vous avez engendré, mais elle est beaucoup plus concentrée. Selon nos estimations les plus modestes, cette arme pourrait pulvériser n’importe quelle planète et tout ce qui se trouve autour dans un rayon de trois à quatre cent mille kilomètres. — Doux Jésus ! » laissa échapper Jiltanith d’une voix douce, puis elle étreignit la poignée de sa dague du XVe siècle. « Cest potentiel n’est poinct pour me plaire, Colin. Seroit abominable si ycelle, par malheur, déchirât l’un de nos propres mondes ! — Tout à fait d’accord avec toi », murmura son mari avec un frisson. Il faisait encore des cauchemars à propos de Zêta du Triangle, et si la détonation accidentelle d’une ogive gravitonique demeurait virtuellement impossible, comment oublier que l’Empire s’était fait la même remarque à propos du déclenchement « improbable » de l’arme biologique ? « Abstenez-vous de construire ce dispositif, Daoling. Poursuivez les recherches à votre guise – après tout, nous aurons peut-être besoin d’un tel arsenal contre le Cerveau de guerre des Achuultani ! – mais ne produisez rien sans me consulter au préalable. — Bien sûr, Votre Majesté. — D’autres surprises dans votre liste ? — Pas d’une telle importance. Si vous le désirez, Dahak et moi-même établirons un rapport complet à votre attention d’ici la fin de la semaine. — Ce serait parfait, merci. » Colin se tourna vers Hector MacMahan. « Des problèmes à signaler chez les fusiliers ? — Très peu. Nous nous en sortons mieux que Gerald côté main-d’œuvre, mais il est vrai que nos objectifs à atteindre en termes d’effectifs sont plus restreints. Certains de nos officiers haut gradés peinent à s’ajuster aux capacités du matériel impérial – la plupart d’entre eux proviennent encore du bassin de militaires formés avant le siège de la Terre –, ce qui a provoqué quelques épisodes chaotiques pendant les entraînements. Amanda se charge de corriger le tir à Fort Hawter, et puis la nouvelle génération, elle, n’a rien à désapprendre. Je ne vois donc aucun sujet d’inquiétude. — Parfait. » Si Hector MacMahan ne voyait aucun sujet d’inquiétude, c’était qu’il n’y avait vraiment rien à craindre. L’empereur passa à son beau-père. « Comment la situation se présente-t-elle sur Terre, Horus ? — J’aimerais pouvoir te dire qu’elle a évolué, Colin, mais ce n’est pas le cas. Des changements pareils amènent toujours beaucoup de perturbations. Le passage à la nouvelle monnaie s’est opéré avec plus de fluidité que nous ne l’espérions, mais notre intervention a totalement saccagé l’économie d’avant-guerre. Notre solution de remplacement reste encore à l’état d’ébauche, et beaucoup d’acteurs lésés font sentir une grande colère. » Le vieil homme se renversa dans son siège et croisa les bras sur sa poitrine. « En fait, les deux pôles du spectre souffrent de la conjoncture actuelle. Les économies axées sur la subsistance se débrouillent mieux que jamais – au moins, la famine a disparu, et nous avons universalisé l’accès à une assistance médicale décente –, mais presque tous les métiers qualifiés sont tombés en désuétude, et c’est le tiers-monde qui en pâtit le plus. L’Occident n’avait pour sa part jamais rien conçu de pareil à la technologie impériale avant le siège – bien qu’il possédât une mentalité high-tech c’est pourquoi, même là-bas, les programmes de recyclage nous donnent du fil à retordre. » Pire encore : étant donné la quantité d’efforts consacrés aux divers projets militaires sur l’ensemble de notre potentiel, il faudra attendre dix ans au bas mot avant de rendre la technologie moderne totalement disponible. Nous nous appuyons beaucoup sur l’industrie pré impériale pour la production de denrées de première nécessité, et les ouvriers impliqués se sentent victimes de discrimination. Ils se voient empêtrés dans des emplois sans lendemain, et l’idée que la bioaugmentation civile et la médecine moderne leur offriront deux à trois siècles pour évoluer vers un meilleur métier n’a toujours pas été intégrée. » Le goulet d’étranglement que connaît le domaine de la bio-amélioration n’arrange rien. Comme d’habitude, Isis obtient de bien meilleurs résultats que dans mes prévisions, mais, là encore, les pays du tiers-monde sont les plus touchés. Nous avons dû établir des priorités, or leurs populations sont tout simplement plus nombreuses et possèdent moins de connaissances techniques. Certains croient encore que la biotechnologie relève de la magie ! — Je suis content de t’avoir refourgué cette corvée, dit Colin avec une parfaite sincérité. Pouvons-nous t’aider d’une façon ou d’une autre ? — Pas vraiment, soupira l’impérial. Nous maintenons une cadence aussi dure et rapide que possible, mais n’avons tout bonnement plus de ressources à allouer à cette entreprise. Toutefois, je crois que nous y parviendrons, et au moins je bénéficie d’un soutien de haut vol au sein du Conseil planétaire. Nous avons beaucoup appris en nous préparant au siège, ce qui nous a permis d’éviter une foule d’erreurs terribles. — Serait-il utile de te décharger de tes fonctions sur Birhat ? — J’ai bien peur que non. Par ici, la plupart des habitants sont impliqués de façon directe dans les opérations de Gerald et de Daoling, et je ne fais que donner un coup de main à leurs familles. Bien entendu (un sourire fendit son visage), mon vice-gouverneur pense sans doute que je passe trop de temps loin de la Terre ! » Colin lâcha un petit rire. « C’est très probable, tout comme le mien à l’époque, j’imagine. — Tu peux le dire ! gloussa à son tour le vieil homme avant de reprendre, plus sérieux : Pour être franc, Lawrence est un cadeau du Créateur. Il m’a délesté d’une énorme quantité d’obligations quotidiennes. En outre, Isis et lui forment une équipe redoutable pour tout ce qui touche à la bio amélioration. — Alors je suis content qu’il soit à tes côtés. » MacIntyre connaissait Lawrence Jefferson moins bien qu’il ne l’aurait souhaité, mais ce qu’il en savait l’impressionnait. Au temps de la Charte universelle, les gouverneurs planétaires impériaux étaient désignés par l’empereur, mais les vice-gouverneurs, eux, étaient nommés par leur supérieur immédiat, sur le conseil et avec l’assentiment de son Conseil planétaire. Après tant de siècles vécus sur le continent nord-américain – bien que pas tout à fait en qualité de citoyen –, Horus avait décidé de remplacer cette coutume par une élection et appelé ses conseillers à proposer des candidats. Le résultat était Jefferson. Sénateur étasunien au moment où Colin avait attaqué l’enclave d’Anu, il avait travaillé comme secrétaire militaire pendant toute la période du siège, puis présenté sa démission au milieu de son troisième mandat politique en vue d’assumer son nouveau poste, où il s’était vite imposé comme un homme charismatique, intelligent et compétent. L’empereur s’adressa à Ninhursag. « Quoi de neuf au Renseignement ? — Pas grand-chose. » Comme Horus et Jiltanith, cette femme trapue d’aspect banal quoique agréable avait rejoint la Terre à bord de Dahak. À l’instar du vieil impérial (mais contrairement à l’impératrice, qui n’était alors qu’une enfant), elle s’était ralliée à la mutinerie du capitaine Anu puis, horrifiée, avait découvert que cette manœuvre ne constituait qu’un premier pas vers un but plus large : l’ingénieur en chef du planétoïde nourrissait l’intention de renverser l’Empirium, rien de moins. Mais là où Horus avait déserté les rangs du traître pour lui opposer une guérilla de plusieurs millénaires, Ninhursag s’était retrouvée en animation suspendue dans le refuge antarctique de l’ennemi. Lorsqu’on l’avait enfin réveillée, elle était parvenue à prendre contact avec le mouvement de résistance et à lui fournir une information qui avait rendu possible un ultime assaut désespéré. À présent, en tant qu’amiral de la Flotte, elle dirigeait les services de renseignement et aimait à s’autoproclamer « BEC » de Colin (« barbouze en chef »). Celui-ci ne manquait jamais de lui rappeler que cet acronyme était parfaitement trouvé. « Nous avons encore des problèmes, continua-t-elle, car Horus a raison : lorsqu’on met une planète entière sens dessus dessous, cela engendre beaucoup de ressentiment. D’un autre côté, les Achuultani ont infligé un demi-milliard de pertes à la Terre, et chacun sait qui a sauvé le reste de la population. Presque tout le monde est prêt à vous accorder, à ’Tanni et à toi, le bénéfice du doute quoi que vous accomplissiez ou que nous accomplissions en votre nom. Gus et moi-même gardons l’œil ouvert sur les groupes qui expriment leur mécontentement, mais la plupart d’entre eux se détestaient assez avant le siège pour rendre une quelconque coopération difficile. Et même dans le cas contraire, ils ne pourraient pas faire grand-chose pour s’opposer à la dévotion que le reste de l’humanité entretient pour toi. » Colin, qui ne rougissait plus sous l’effet de tels propos, hocha la tête d’un air songeur. Gustav Van Gelder était le ministre de la Sécurité d’Horus, et si Ninhursag appréhendait les possibilités de la technologie impériale bien mieux que lui, il lui avait pour sa part beaucoup appris sur le fonctionnement des êtres humains. « Pour être tout à fait honnête, je me sentirais plus rassurée s’il existait un véritable sujet d’inquiétude. — C’est-à-dire ? demanda MacIntyre. — Je dois être comme Horus, toujours préoccupée par les problèmes qui n’ont pas encore surgi. Tout cela va si vite que je n’arrive même pas à identifier l’ensemble des acteurs impliqués, encore moins les éventuels mauvais coups en préparation, et les meilleures mesures de sécurité du monde souffrent parfois de lacunes. Par exemple, j’ai gambergé des heures durant en compagnie de Dahak et d’une équipe constituée de mes plus brillants éléments pour trouver le moyen d’identifier les survivants parmi les alliés d’Anu d’origine terrienne. Sans résultat. — Tu veux dire que nous ne les avons pas tous attrapés ? » L’empereur bondit sur son siège et Jiltanith se crispa à ses côtés. L’oratrice parut surprise de leur réaction. « Ne leur as-tu rien dit, Dahak ? — À mon plus grand regret, non. » De façon peu usuelle, le timbre velouté exprimait une certaine gêne. « Ou plutôt : je ne l’ai pas fait explicitement. — Pourrais-tu être plus clair, bon sang ? demanda Colin. — J’ai inclus ces informations dans un de vos téléchargements via neurorécepteur, mais j’ai omis d’attirer votre attention spécifiquement sur leur présence. » MacIntyre fronça les sourcils et initialisa la séquence mentale qui ouvrait l’index de son implant. Le problème de ces appareils résidait en ce qu’ils se contentaient de stocker les données ; tant qu’on n’y avait pas fait appel, on pouvait ignorer jusqu’à leur existence. Le rapport évoqué par l’IA jaillit dans son cerveau antérieur, et il étouffa un juron. « Dahak, commença-t-il d’un ton plaintif, je t’ai dit mille fois que… — C’est vrai. » L’ordinateur hésita un moment avant de poursuivre : « Comme vous le savez, chez moi, les équivalents des qualités humaines d’“intuition” et d’“imagination” demeurent restreints. J’ai intégré – de façon intellectuelle, diriez-vous – la notion qu’il manque au cerveau humain mes capacités de recherche et d’extraction de données, mais j’oublie parfois ces limitations. Cela ne se reproduira plus. » Il semblait vraiment embarrassé, et Colin haussa les épaules. « N’en parlons plus. C’est davantage ma faute que la tienne. Tu étais en droit d’attendre que je lise au moins ton rapport. — Peut-être, mais il m’appartient toutefois de vous fournir les informations qui vous sont nécessaires. Par conséquent, je dois m’assurer que vous êtes conscient de les détenir. — Ne te grille pas les diodes pour ça. » Colin se retourna vers Ninhursag tandis que Dahak émettait un semblant de gloussement. « Très bien, j’ai l’information à présent, mais je ne vois toujours pas comment nous avons pu les louper… si c’est bien cela qui s’est produit. — L’explication est très simple. Anu et son équipe avaient passé des milliers d’années à manipuler la population de la Terre, et ils possédaient une quantité incroyable de contacts, notamment des groupes d’individus qui ne savaient absolument pas pour qui ils travaillaient. Nous avons attrapé la plupart de leurs huiles lorsque tu as pris d’assaut l’enclave, mais Anu n’aurait pas pu les y regrouper tous. Nous avons identifié une grande partie des “seconds rôles” importants sur la base de ses archives personnelles réquisitionnées, mais beaucoup de petites frappes ont dû passer à travers les mailles du filet. » Ce ne sont pas eux qui me préoccupent. Ils savent ce qui se produira s’ils attirent l’attention sur eux, et je m’attends à ce qu’une majeure partie de ces fugitifs aient résolu de se transformer en très loyaux sujets de l’Empirium. En revanche, un autre point me tracasse : selon toute vraisemblance, Kirinal dirigeait au moins deux cellules ultrasecrètes dont elle seule connaissait l’existence. Quand ’Tanni et toi l’avez tuée lors de l’assaut de Cuernavaca, même Anu et Ganhar ignoraient l’identité de ces personnes, c’est pourquoi elles n’ont pas été ramenées dans l’enclave avant l’ultime offensive. — Mon Dieu, ’Hursag ! lança Hatcher, épouvanté. Tu veux dire qu’il y a encore de gros bonnets en liberté ? — Une douzaine tout au plus, qui vont eux aussi éviter d’attirer l’attention sur eux. Je ne dis pas que nous devrions les oublier, Gerald, mais considère le pétrin dans lequel ils se trouvent. Colin a tué leur patron. En outre, comme Horus et moi-même l’avons relevé, la société terrienne a été complètement chamboulée : ils ont sans doute beaucoup perdu de l’influence que leur conférait l’ancienne répartition du pouvoir. Même ceux qui n’ont pas été laissés pour compte ne disposent plus que de leurs propres ressources pour manœuvrer, et ils ne feront jamais rien qui mette en lumière leur association passée avec Anu. — L’amiral MacMahan a raison, amiral Hatcher, renchérit Dahak. Loin de moi l’idée qu’ils ne représenteront plus jamais une menace – à vrai dire, qu’ils aient servi le grand traître de façon délibérée traduit non seulement leurs tendances criminelles, mais aussi leurs ambitions et leurs compétences –, mais il leur manque aujourd’hui une structure d’appui. Privés du monopole de leur chef sur la technologie impériale, ils ne sont que des malfrats parmi tant d’autres. Il serait insensé de renoncer à les retrouver ou de les croire incapables de créer un nouveau réseau de soutien, certes, mais ils ne représentent pas une plus grande menace en soi que tout autre groupe d’individus sans scrupules. De plus, notez qu’ils étaient organisés en cellules, ce qui implique que des membres d’une unité donnée ne connaissaient sans doute que leurs compagnons de la même unité. L’action concertée d’un nombre important de ces personnes reste donc improbable. — Hum ! grogna Hatcher, sceptique, puis il se détendit. Bon, je te l’accorde, mais je suis nerveux à l’idée que des larbins d’Anu – ne serait-ce qu’un seul – rôdent encore dans les parages. — Idem pour moi, lâcha MacIntyre, et Jiltanith hocha la tête. D’un autre côté, ’Hursag, il me semble bien que Dahak, Gus et toi-même maîtrisez la situation. Continuez ainsi et ne manquez pas de me communiquer tout nouveau changement – aussi insignifiant soit-il. — Bien entendu, lâcha-t-elle à voix basse. En attendant, il m’apparaît que les dangers potentiels les plus probables sont au nombre de trois. Tout d’abord, le ressentiment du tiers-monde évoqué par Horus. Beaucoup d’habitants de ces pays considèrent encore l’Empirium comme une extension de l’impérialisme occidental. Même parmi ceux qui croient fermement que nous faisons de notre mieux pour traiter chaque nation de manière équitable, certains ne parviennent pas à oublier que nous leur avons imposé nos idées et notre contrôle. J’imagine que ce problème s’amenuisera avec le temps, mais il risque de persister quelques années. » En second lieu, mentionnons les Occidentaux, qui ont vu s’effriter leurs positions au sein des anciennes structures de pouvoir. Certains d’entre eux nous ont mené la vie dure, par exemple les vieux syndicats, qui continuent de combattre notre “nouvelle technologie destructrice d’emplois”, mais, là encore, la plupart de ces gens – du moins leurs enfants – changeront d’avis un jour ou l’autre. » Troisièmement, et d’une certaine manière c’est là le plus inquiétant, il faut tenir compte des fanatiques religieux. » Ninhursag fronça les sourcils sans joie. « Je ne comprends pas assez bien la mentalité des croyants extrémistes pour garantir ma capacité à leur faire face, or il y en a un sacré nombre dans la nature. Et pas que dans les blocs islamiques radicaux. Pour l’instant, on ne détecte aucun signe clair d’organisation – excepté cette “Église de l’Apocalypse” –, mais il demeure très difficile de raisonner avec une personne convaincue que Dieu est de son côté. Toutefois, ils ne représenteront pas une menace sérieuse tant qu’ils n’auront pas fusionné en un mouvement plus vaste et plus dangereux… et, vu que la Charte universelle garantit la liberté des cultes, nous ne pouvons pas entreprendre grand-chose contre eux à moins qu’ils ne tentent une action ouvertement déloyale. » Elle marqua une pause pour vérifier ce qu’elle venait de dire, puis haussa les épaules. « Voilà ce que je peux dire à ce jour : beaucoup d’agitation, mais encore aucun signe de danger réel. Nous restons attentifs mais, en gros, il faudra simplement du temps pour soulager les tensions. — Très bien. » L’empereur se laissa aller en arrière et balaya ses invités du regard. « Reste-t-il des points à aborder ? » Un mouvement général de têtes secouées lui indiqua que non, et il se leva. « Dans ce cas, allons voir où en sont les enfants. » À plus de huit cents années-lumière de Birhat, un homme tourna son fauteuil en direction d’une fenêtre et baissa les yeux, le regard dans le vague quoique résolu. Il parcourut le paysage comme pour examiner un point situé bien au-delà. Dans un léger grincement, il ramena le fauteuil pivotant démodé à sa position de départ, joignit les mains, les index tendus, puis se tapota le menton de leur extrémité. Il considéra les bouleversements subis par son monde… ainsi que ceux qu’il se proposait de créer dans leur sillage. Il lui avait fallu près de dix ans pour atteindre la position requise, mais il y était parvenu – pas sans l’aide de l’empereur lui-même, admit-il – et la partie allait bientôt commencer. L’idée d’empire – et même celle d’un empereur à la tête de l’humanité entière – n’avait rien de mauvais en soi, il le reconnaissait. Il fallait bien quelqu’un pour faire travailler les hommes main dans la main malgré les luttes qui, traditionnellement, les avaient toujours divisés. En outre, l’individu assis dans le fauteuil ne se faisait aucune illusion sur son espèce : même avec la meilleure des intentions – à condition qu’une telle notion existe, ce qu’il ne se sentait nullement obligé de concéder –, la plupart des milliards d’habitants de la Terre n’avaient pas la moindre idée sur la manière de créer un État mondial démocratique à partir de zéro. Et quand bien même ce serait le cas, les démocraties possédaient une faible aptitude à se préparer aux problèmes situés plus loin que l’horizon, c’était là un fait notoire. Or la tâche d’asséner aux Achuultani une ultime défaite prendrait plusieurs siècles. Non, une démocratie ne ferait pas l’affaire. Bien sûr, il n’avait jamais été très porté sur cette forme de gouvernement, sinon Kirinal ne l’aurait jamais recruté, n’est-ce pas ? Mais, de toute façon, son opinion à ce sujet importait peu, car une donnée était évidente : Colin Ier entendait exercer ses prérogatives de souverain direct pour fournir l’autorité centrale dont l’humanité avait besoin. Et Sa Majesté impériale s’en sortait à merveille, songea l’homme dans le fauteuil. Il était à n’en pas douter le chef d’État le plus populaire de l’histoire terrienne. Et, bien entendu, il y avait cet autre « petit détail » : les forces armées du Cinquième Empirium étaient profondément – pour ne pas dire fanatiquement – fidèles à leur empereur et à leur impératrice. Toutes ces réalités corsaient la partie, il devait bien se l’avouer. Mais, si le jeu était facile, n’importe qui pourrait y jouer, ce qui serait vraiment très gênant ! Il gloussa puis se balança dans son siège avec douceur, attentif au léger craquement musical produit par le mouvement. En fait, il éprouvait une admiration certaine pour le personnage. Combien d’hommes auraient été capables de ressusciter un empire disparu – tout comme la totalité de sa population – plus de quarante-cinq mille ans auparavant ? Puis de s’en proclamer le souverain ? Il s’agissait d’un sacré exploit, quels qu’aient été les avantages militaires immédiats dont Colin MacIntyre avait joui, et l’individu dans le fauteuil saluait cette performance. Malheureusement, il ne pouvait y avoir qu’un empereur. Aussi compétent, aussi déterminé, aussi habile que l’on fût, il ne pouvait y en avoir qu’un… et ce n’était pas lui. Ou plutôt, rectifia-t-il aussitôt avec un sourire, ce n’était pas encore lui. CHAPITRE DEUX « Avez-vous fini, Horus ? » Le duc planétaire de Terra leva les yeux et grimaça tandis que Lawrence Jefferson pénétrait dans son bureau. « Non, lâcha-t-il d’un air revêche avant de jeter une puce de données dans son tiroir de sûreté. Mais, de toute façon, je ne rattraperai pas mon retard avant dix ans, alors autant partir tout de suite. Mes petits-enfants ne fêtent pas leur douzième anniversaire tous les jours, et c’est plus important que tout ceci. » Jefferson éclata de rire. Son supérieur se leva, transmit une commande mentale à son ordinateur pour que celui-ci verrouille le tiroir, puis un léger sourire apparut sur ses lèvres. Il jeta un coup d’œil à l’attaché-case de son second. « Je vois que vous, au moins, ne laissez pas votre travail à la maison. — Je ne vais pas à la fête, moi. En outre, il ne s’agit pas de “mon” travail : c’est un document destiné à l’amiral MacMahan, une copie du compte rendu de Gus sur cette manifestation anti-Narhani. — Je vois. » Horus ne parvint pas à masquer son dégoût. « Vous savez, j’ai appris à supporter les préjugés, avec le temps. Nous en avons tous dans une certaine mesure, mais ce mouvement en particulier relève du plus pur fanatisme à l’ancienne. — C’est vrai, mais justement, la différence entre le préjugé et le fanatisme, c’est souvent la stupidité. On doit y répondre par l’éducation. Les Narhani sont de notre côté, il nous suffit de le prouver à ces imbéciles. — Je doute qu’ils apprécieraient votre terminologie, Lawrence. — C’est ainsi que je les vois. » Il sourit. « De plus, vous êtes l’unique personne présente ici : si l’information transpire, je saurai à qui m’en prendre. — Je tâcherai de ne pas l’oublier. » Le vieil impérial finalisa la désactivation de l’ordinateur via ses neuro-implants tandis qu’ils sortaient du bureau. Deux gardes armés se mirent sur le qui-vive. Leur présence n’était qu’une formalité, mais les fusiliers d’Hector MacMahan prenaient leurs responsabilités très au sérieux. Au demeurant, le duc planétaire était l’aïeul à la énième génération de leur commandant. Les deux hommes prirent l’ascenseur démodé jusqu’au rez-de-chaussée. White Tower, bâtiment situé au cœur du vieux Shepherd Center de la Nasa, avait constitué le QG d’Horus pendant toute la période du siège, c’est pourquoi le gouverneur avait résisté aux diverses pressions en vue de délocaliser le centre hors du Colorado. Le fait que cette base n’avait jamais été la capitale de quiconque, avait-il argumenté, contribuerait à désamorcer les jalousies nationalistes. En outre, il aimait le climat de la région. Ils traversèrent la Grand-Place en direction du terminal des transmets. De petits nuages de vapeur s’échappaient de la bouche de Jefferson, qui se félicitait d’avoir été bioaugmenté. Il ne faisait pas partie de l’armée et n’avait donc pas bénéficié de l’amélioration totale qui procurait à Horus dix fois plus de force qu’un homme normal. Mais sa condition lui suffisait pour supporter de petits désagréments tels qu’une température inférieure à zéro degré. Détail fort pratique, vu que la Terre n’était pas encore complètement sortie de la mini-période glaciaire provoquée par les bombardements achuultani. Pendant le trajet, ils bavardèrent avec insouciance, profitant de ce moment d’intimité, mais Lawrence éprouvait encore un certain étonnement devant l’absence de gardes du corps. Il avait grandi sur une planète où les nations démunies optaient pour le terrorisme comme forme de « protestation », et le rapport contenu dans sa mallette fournissait la preuve que son monde d’origine – ce monde qui déployait d’énormes efforts pour effectuer un bond technologique de neuf à dix mille ans – débordait de ressentiment. Malgré tout, une manifestation de violence dirigée contre le gouverneur demeurait à peine concevable. Horus avait non seulement dirigé le peuple de la Terre durant le carnage du siège achuultani, mais il était aussi le père de son impératrice bien-aimée, et seul un détraqué particulièrement stupide s’attaquerait à lui pour faire entendre sa voix. Bien entendu, songea-t-il, l’histoire ne manquait pas de détraqués stupides. Ils pénétrèrent dans l’enceinte des transmats, et Jefferson sentit la tension le gagner. La construction ne payait pas de mine : une simple plateforme de vingt mètres de longueur munie d’une rambarde. Mais le vice-gouverneur connaissait les capacités de cette estrade à l’éclairage si vif, c’est pourquoi elle faisait trembler le primitif arboricole qui sommeillait en lui. Son pas ralentit, et son compagnon lui sourit. « Détendez-vous et ne vous croyez pas le seul à avoir peur ! » Jefferson hocha timidement la tête tandis qu’ils montaient sur le podium et que les bioscanners – Colin MacIntyre avait ordonné leur incorporation à toutes les installations de ce genre – les analysaient de long en large. Le transmat avait été le bourreau du Quatrième Empire, le vecteur par lequel une arme biologique incontrôlable avait infecté des mondes distants de centaines d’années-lumière, et l’empereur n’avait aucune intention de laisser se répéter cet épisode de l’histoire. Le système les laissa passer. Le vice-gouverneur empoignait le porte-documents dans sa main moite, faisant son possible pour paraître nonchalant alors que les puissants condensateurs vrombissaient. Les besoins en énergie de cette machine étaient astronomiques, même selon les standards impériaux : il lui fallut près de vingt secondes pour atteindre sa charge de pointe. Une lumière clignota… puis Horus et Lawrence Jefferson descendirent d’une autre plateforme à la surface de la planète Birhat, située à huit cents années-lumière de la Terre. Ce qui rendait le processus si effrayant, songea l’adjoint tandis qu’il s’éloignait du récepteur d’un air reconnaissant, c’était l’absence de sensation. Absolument rien. Ce n’était vraiment pas naturel… Étrange pensée pour un homme bourré de senseurs et d’amplificateurs neuronaux. « Bonjour, grand-père. » Le général MacMahan serra la main d’Horus puis se tourna vers Jefferson pour faire de même. « Colin m’a demandé de vous accueillir. Il a été retenu au palais. — Par quoi ? demanda le vieil impérial. — Je n’en suis pas certain, mais il m’a paru inquiet. Je crois… (il sourit avec espièglerie) que cela a un rapport avec Cohanna. — Créateur ! Qu’est-elle allée inventer, cette fois ? — Aucune idée. À présent venez, un transport nous attend. » « Bon sang, ’Hanna ! » Colin faisait les cent pas devant le bureau rudimentaire d’où il dirigeait l’Empirium. Il tirait sur son nez en un geste que ses subordonnés ne connaissaient que trop bien. « Je l’ai répété des centaines de fois : vous ne pouvez pas donner libre cours à tous les délires qui vous passent par la tête ! — Mais, Colin… commença-t-elle. — Je ne veux rien entendre ! Ne vous ai-je pas demandé de me consulter avant de démarrer toute expérience génétique ? — Oui, vous me l’avez demandé. Et c’est ce que j’ai fait, lâcha d’un air vertueux la baronne Cohanna, ministre impériale des Biosciences. — Je vous demande pardon ? » MacIntyre pivota sèchement vers elle, incrédule. « C’est ce que j’ai fait. Je me trouvais ici même, en compagnie de Brashieel, quand je vous ai annoncé ce que j’allais entreprendre. — Vous… ! » Il se tourna vers le centauroïde aux proportions chevalines qui se tenait au centre d’un tapis, confortablement installé sur ses pattes repliées. C’était une créature d’aspect saurien, dotée d’un long museau. Elle le regarda de ses yeux doux munis de doubles paupières. « Brashieel, vous rappelez-vous l’avoir entendue dire ça ? — Oui », répondit calmement l’intéressé à travers la petite boîte noire fixée à l’une des sangles de son harnais. Son appareil vocal n’était pas adapté à l’élocution humaine, mais il avait appris à utiliser les basses profondes de son vocodeur via implant neuronal pour exprimer aussi bien des émotions que des mots. L’empereur prit une profonde inspiration, se percha sur son bureau et croisa les bras. Son interlocuteur se trompait rarement, et l’expression de triomphe de Cohanna lui donna la désagréable certitude qu’elle avait vraiment évoqué ce projet. Du moins en partie. « D’accord, soupira-t-il. Qu’a-t-elle dit au juste ? » Brashieel ferma ses paupières internes en signe de concentration, et son vis-à-vis attendit avec patience. La seule présence de cet extraterrestre suffisait à rendre fous de colère certains êtres humains, ce que MacIntyre comprenait, même s’il rejetait leur attitude. Après tout, cet individu était un Achuultani. Pire, il représentait l’unique survivant de la flotte qui, à quelques heures près, aurait réussi à détruire la Terre. Toutefois, il s’était aussi révélé comme le leader naturel des prisonniers de guerre que Colin avait capturés après avoir contré l’incursion ennemie ; or la plupart de ces prisonniers tenaient à l’ultime défaite du reste de leur espèce davantage que l’humanité elle-même. Pendant soixante-dix-huit millions d’années, le Peuple du Nid d’Aku’Ultan avait quadrillé la Galaxie et détruit chaque espèce intelligente qui croisait son chemin. De toutes ses victimes potentielles, seuls les humains avaient survécu – pas juste une fois, mais trois, ce qui leur avait valu l’appellation ennemie de « démons destructeurs de nid ». Cependant, Brashieel et ses pareils connaissaient un détail que le reste des leurs ignoraient : ils savaient que l’ensemble des Achuultani étaient asservis par un ordinateur auto conscient, une machine qui utilisait leurs massacres incessants d’espèces non hostiles afin de préserver l’« état de guerre » dont sa programmation avait besoin pour maintenir sa tyrannie. Tout le monde n’était pas disposé à se fier à leur sincérité, raison pour laquelle Colin avait cédé la planète Narhan aux individus ayant demandé la citoyenneté impériale. Ce monde avait évité les effets de l’arme biologique pour une raison bien simple : au moment de la catastrophe, personne n’y habitait, car sa gravité de deux virgule soixante-sept g rendait l’atmosphère au niveau de la mer mortelle pour tout humain non augmenté. L’air y était un peu dense, même pour des poumons achuultani, et sa position laissait à désirer – il se trouvait si loin de Birhat que les usagers de transmats devaient faire escale sur la Terre pour parvenir à la planète capitale –, mais ses colons avaient succombé au charme de sa beauté sauvage. Dès lors, ils s’étaient mis à bâtir un nouveau Nid de Narhan, loyaux sujets de leur suzerain humain sur un monde hors de portée des xénophobes hystériques. « Elle vous a fait un rapport sur l’évolution de ses expériences génétiques en vue de recréer des femelles narhani », répondit enfin Brashieel. Le cerveau électronique criminel avait éliminé la reproduction sexuelle en éradiquant les Achuultani de sexe féminin. Tous les individus, clones ou embryons fertilisés in vitro, étaient des mâles. « Puis elle est revenue sur sa suggestion d’augmenter notre espérance de vie pour la rendre plus ou moins équivalente à celle des humains. » MacIntyre acquiesça. Les Achuultani – les Narhani, se reprit-il aussitôt – étaient plus grands et bien plus forts que les humains. Ils se développaient aussi beaucoup plus vite, mais dépassaient à peine cinquante ans d’existence en moyenne. La bioaugmentation – subie par chaque adulte narhani ayant prêté serment de loyauté depuis que Cohanna avait compris le fonctionnement de leur physiologie dissemblable – portait ce nombre à presque trois cents ans, ce qui restait toutefois très inférieur à l’espérance de vie des humains améliorés. Dépasser cette limite constituait un véritable défi, mais, contrairement à leurs hôtes, les Narhani ne nourrissaient aucun préjugé contre le génie génétique. Pour eux, une telle discipline coulait de source étant donné leur propre origine et les enfants clonés que la sœur de Jiltanith – une Terrienne d’origine nommée Isis – était parvenue à produire ces dernières années. Et la possibilité de recréer des femelles de leur espèce renforçait cette attitude. « Nous avons discuté des aspects pratiques, poursuivit Brashieel, et c’est alors que j’ai évoqué Tinker Bell. — Je sais, mais je n’ai pas pu donner mon feu vert à une entreprise de ce genre. — Je suis au regret de vous contredire. » Colin fronça les sourcils. L’énorme et joyeuse Tinker Bell, rottweiler croisé labrador appartenant à Hector MacMahan, était tombée amoureuse des Narhani. Une passion qui amusait Colin, car, dans les mauvais films de science-fiction, les chiens haïssaient toujours la « menace extraterrestre » dès le premier coup d’œil. Néanmoins, pour les frères de Brashieel, ce sentiment était plus qu’amusant : le Nid d’Aku’Ultan ne possédait, de près ou de loin, aucune créature semblable – d’ailleurs, une des caractéristiques les plus étranges de ce peuple résidait en l’absence totale d’animaux de compagnie –, et ils la trouvaient donc fascinante. La grande majorité d’entre eux s’étaient empressés d’acquérir un chien, mais leurs compagnons, comme toute autre bête terrienne, n’auraient jamais pu survivre sur la lointaine planète. Or ces maîtres fidèles étaient farouchement dévoués à leurs amis à quatre pattes. « Écoutez, je me rappelle avoir autorisé une bioaugmentation limitée pour que vous puissiez prendre vos toutous avec vous, mais je n’ai jamais envisagé une excentricité de la sorte. — J’ignore bien entendu ce que vous avez compris à ce moment-là, mais un fait est certain : le projet a été mentionné. » L’empereur serra les dents. Les Narhani étaient aussi intelligents qu’eux ; en revanche, ils faisaient preuve de moins d’imagination et avaient beaucoup plus tendance à tout prendre au pied de la lettre. « Cohanna a relevé que le génie génétique lui permettrait de concevoir des chiens qui ne requerraient pas d’amélioration, et vous avez approuvé. Ensuite, elle vous a rappelé que Dahak parvenait très bien à communiquer avec Tinker Bell. Enfin, elle a suggéré que la capacité de ces animaux à établir des échanges porteurs de sens avec leurs maîtres pourrait elle aussi être améliorée. » MacIntyre ouvrit la bouche puis la referma d’un coup sec tandis que sa mémoire lui repassait la conversation. Elle avait bel et bien évoqué le sujet, et il lui avait donné son accord. Mais, bon sang, elle aurait dû comprendre ce qu’il avait voulu dire ! Il ferma les yeux et compta jusqu’à cinq cents. Des années durant, Dahak avait insisté sur le fait que les aboiements, les grognements et les glapissements de Tinker Bell renfermaient plus de valeur que les humains ne voulaient bien leur attribuer. Obstiné, il avait analysé tous les cris de l’animal jusqu’à prouver le bien-fondé de sa théorie. Les chiens n’étaient pas des génies ; leurs fonctions cognitives souffraient de fortes limitations, et leur capacité à manipuler des symboles approchait le zéro, mais ils avaient bien plus à dire que l’humanité ne l’avait imaginé. « D’accord », lâcha-t-il enfin, puis il leva les paupières et lança un regard noir à la ministre des Biosciences, qui l’observa d’un air innocent. « D’accord, j’admets que le point a été soulevé, mais vous n’avez pas spécifié quelles étaient vraiment vos intentions. — Je pensais que c’était évident. » Colin ravala une réplique acide. Il se plaisait parfois à imaginer que les millénaires passés en animation suspendue avaient affecté l’esprit de Cohanna. D’un autre côté, il connaissait des individus nés sur Terre qui lui ressemblaient. Elle était brillante et faisait preuve d’une curiosité très vive. Quant aux menus détails comme les réalités politiques, les guerres ou les supernovae qui passaient dans le coin, elle n’y accordait aucune importance en comparaison de l’enthousiasme suscité par ses projets du moment – quels qu’ils soient. Il tenta à nouveau sa chance : « Écoutez, des millions de Terriens d’origine trouvent effrayante la simple notion de biotechnologie, ’Hanna. » L’impériale plissa le nez en signe de mépris face à une ignorance si crasse, et il soupira. « O. K., ils ont tort. Mais cela ne change rien à leur sentiment, et, si de telles banalités les irritent, comment réagiront-ils à votre transgression de l’ordre naturel de l’évolution ? — L’évolution, riposta-t-elle, ne représente qu’un processus statistique et irraisonné. Elle n’équivaut qu’à la conservation aveugle de formes de vie accidentelles capables de survivre au sein de leur environnement. — Je vous en prie, ne tenez pas de tels propos ! » L’empereur se passa les mains dans les cheveux et tâcha de masquer son inquiétude. « Peut-être avez-vous raison, mais trop d’individus nés sur Terre la considèrent comme l’aboutissement d’un plan divin universel. Et même ceux qui ne pensent pas ainsi se réveillent parfois en hurlant au souvenir d’une certaine arme biologique ! — Ce sont des barbares ! » Il soupira encore. « Je devrais vous ordonner de les détruire, murmura-t-il sans oser affronter la rébellion qui enflammait les yeux de la scientifique. Très bien, je ne le ferai pas. Pas tout de suite, du moins. Mais, avant de vous le promettre, je tiens à les voir de mes propres yeux. Et je vous interdis de conduire toute nouvelle expérience génétique en dehors d’une boîte de Pétri sans mon autorisation explicite par écrit ! Me suis-je fait comprendre ? » Elle hocha le menton, glaciale. MacIntyre fit le tour de son bureau pour aller s’effondrer dans son fauteuil. « Bien. J’ai un rendez-vous avec Horus et le vice-gouverneur Jefferson dans dix minutes, alors il va nous falloir conclure. Mais, auparavant, y a-t-il un problème – ou une surprise – à signaler à propos du projet Genèse ? — Non. » Le dos de Cohanna se décontracta. Cette femme avait en tout cas une qualité, songea Colin : elle devenait intraitable lorsqu’on la contrariait mais s’en remettait rapidement. D’un ton chargé de sous-entendus, elle ajouta : « Mais je m’étonne que vous ne contestiez pas son nom. — J’aurais dû y penser quand Isis l’a suggéré, mais cela m’a échappé. En outre, nous ne l’utilisons qu’en interne et l’ensemble des rapports sont classés secrets, donc je doute que quiconque s’en trouve froissé. — Hum ! » Elle grimaça puis se fendit d’un sourire ironique. « Enfin, c’est davantage son projet que le mien, alors je n’ai pas à me plaindre. Quoi qu’il en soit, nous devrions être opérationnels dans le courant de l’année qui vient. — Aussi vite ? » Impressionné, Colin tourna la tête vers Brashieel. « Comment vivez-vous l’événement, vous et les vôtres ? — Nous sommes curieux, voire peut-être un peu effrayés. Après tout, le concept d’un sexe féminin demeure étrange à nos yeux, et l’idée de produire des bébés par accouplement avec un frère de nichée nous paraît… bizarre. Néanmoins, la plupart d’entre nous sont anxieux de voir à quoi elles ressemblent. Moi-même, j’attends leur arrivée avec le plus grand intérêt, bien que je sois entièrement satisfait avec le développement de Brashan. — En effet, il a de qui tenir ! » Brashieel, dont les semblables n’étaient portés ni sur les expressions toutes faites ni sur les calembours, resta de marbre ; mais la baronne fit la moue, et Colin sourit. « La réunion est terminée. » Ses hôtes se levèrent tandis qu’il agitait un doigt à l’adresse de la scientifique. « N’oubliez pas ce que je vous ai dit au sujet de vos expériences, ’Hanna ! Et je veux les voir de mes propres yeux. — Bien compris. » Elle et son camarade se dirigèrent vers la porte puis, avant de sortir, marquèrent une pause pour saluer Horus, Hector et Jefferson. L’empereur s’adossa dans son siège et expira lourdement. Bon sang ! La combinaison de l’esprit littéral des Narhani avec la personnalité de Cohanna constituait le meilleur moyen de s’attirer des ennuis. Il faudrait qu’il garde un œil sur elle. Il ouvrit les yeux, aperçut son beau-père qui scrutait le tapis puis leva un sourcil interrogateur. Le vieil homme pouffa. « Je cherchais des traces de sang. — Tu ne crois pas si bien dire ! grogna Colin. C’est à peine croyable ! Je l’ai pourtant sermonnée des dizaines de fois à ce sujet… ! » Il se leva pour donner l’accolade au gouverneur puis tendit la main à son second. « Content de vous revoir, monsieur Jefferson. — Merci, Votre Majesté. Vous me verriez plus souvent si le déplacement ne s’effectuait pas en transmat. » Lawrence frissonna, ne feignant son émoi qu’à moitié, et son interlocuteur rit de bon cœur. « Je connais la sensation. La première fois que j’ai emprunté un puits de transfert, j’ai failli mouiller ma culotte, or le transmat s’avère bien plus redoutable. — Mais efficace, répondit le robuste vice-gouverneur aux cheveux bruns, un léger sourire aux lèvres. Vraiment efficace, nom d’un chien ! — Tout à fait d’accord. — Dis-moi, Colin, demanda Horus, que nous a concocté ’Hanna, cette fois ? — Elle… » Il s’interrompit puis haussa les épaules. « L’information doit rester entre ces quatre murs, mais à toi je peux le dire. Tu sais qu’elle est en train de bio augmenter des chiens pour Narhan ? » L’impérial hocha la tête. « Eh bien, elle est allée un peu plus loin que je ne le désirais : elle a travaillé sur des portées de Tinker Bell en vue de leur donner une intelligence quasi humaine. — Quoi ? » Le duc planétaire cligna des yeux. « Ne lui avais-tu pas demandé de… — En effet. Malheureusement, lorsqu’elle m’a dit vouloir améliorer leur capacité à communiquer avec les Narhani, je lui ai donné mon feu vert. » Il grimaça. « Une erreur stupide. — Créateur ! Si seulement elle pouvait avoir moitié moins de bon sens que d’intelligence ! — Ce ne serait plus Cohanna. » Colin sourit, se dégrisa aussitôt puis poursuivit d’un air sombre : « Et tu n’as pas entendu le pire : les chiots de la première portée ont atteint leur pleine maturité, et elle leur a dispensé une éducation via implant neuronal. J’éprouve une certaine difficulté à aligner mes émotions sur mon intellect. Cela dit, si elle les a vraiment dotés de capacités mentales humaines – ou quasi humaines –, le problème prend une autre tournure : à supposer qu’elle les ait transformés en personnes, il ne s’agit plus de piquer de vulgaires animaux errants. “Cobayes de laboratoire” ou pas, et indépendamment des conséquences possibles, je ne suis même pas certain d’avoir le droit légal – encore moins moral – de les faire exécuter. — Veuillez m’excuser, Votre Majesté, intervint Jefferson avec timidité, mais c’est peut-être la meilleure solution. » MacIntyre haussa un sourcil ; le second, les épaules. « Les mouvements anti-Narhani nous causent assez de soucis comme ça, inutile de mettre de l’huile sur le feu avec cette affaire. La dernière manifestation a très mal tourné, or elle ne s’est même pas déroulée dans une des zones les plus réactionnaires : elle a eu lieu à Londres. — À Londres ? » L’empereur jeta un regard vif à son beau-père, soudain distrait du cas Cohanna. « Le bilan est-il lourd ? — Assez, oui, répondit Horus. Toujours la même rengaine : “Un Achuultani mort est un bon Achuultani.” Il y a eu des rixes, mais étant donné qu’elles ont éclaté quand les manifestants sont tombés sur des contre-manifestants, on peut les prendre comme l’expression d’un certain bon sens. Du moins je l’espère. — Seigneur ! » Colin paraissait las. « C’était beaucoup plus facile de combattre les Achuultani. Ou plus simple, en tout cas. — Très juste. Cela dit, je crois que le temps joue en notre faveur. » Colin adopta un air contrarié et l’impérial gloussa. « Je sais : je suis aussi fatigué de le répéter que toi de l’entendre, mais c’est pourtant vrai. S’il y a bien une denrée dont nous ne manquons pas, c’est le temps. — Peut-être. Mais pour en revenir à notre sujet, qui a coordonné ce rassemblement ? — Difficile de se prononcer, répondit l’adjoint du gouverneur. Gus y travaille encore, mais nous savons que les organisateurs officiels forment un groupe nommé HREH : “humains réunis pour un Empirium humain”. À première vue, il s’agit d’une bande de voyous professionnels soutenus par un mouvement d’intellectuels mécontents. Les “grosses têtes” sont des universitaires qui déplorent que l’ensemble de leurs connaissances acquises au cours d’une vie se soient révélées caduques du jour au lendemain. Il semblerait (un léger sourire fendit son visage) que certains de nos intrépides pionniers académiques se soient révélés un peu moins avant-gardistes qu’ils ne le croyaient. — Qui pourrait les blâmer ? demanda le vieux duc. Ils ne rejettent pas la réalité mais se sentent bel et bien trahis. Comme vous le relevez, Lawrence, il leur a fallu une existence entière pour s’affirmer en tant que leaders intellectuels, et soudain on les balaie d’un revers de main. — Je sais. » L’espace d’un instant, MacIntyre scruta ses mains d’un air soucieux, puis il releva la tête. « Toutefois, un tel mariage me paraît fort curieux : des bandits de haut vol qui s’associent avec des professeurs ? Je me demande comment ils sont parvenus à établir le contact. — Vous savez, on a vu des alliances bien plus farfelues, Votre Majesté. Néanmoins, Gus et moi-même nous posons la même question, et, aux yeux de mon collègue, la réponse réside dans l’Église de l’Apocalypse. — Eh merde ! jura le souverain d’un air dégoûté. — Pas très élégant, mais pertinent, dit Horus. À vrai dire, c’est ce point qui me chagrine le plus. Cette institution a démarré sous la forme d’une simple fusion de fondamentalistes qui percevaient les Achuultani comme les vrais coupables de l’Apocalypse, mais les événements récents marquent un nouveau départ, y compris pour ses membres. S’il est vrai que ceux-ci haïssent le peuple de Brashieel depuis toujours, l’incident qui nous occupe traduit leur passage à un racisme ouvert – si vous me passez le terme –, un racisme d’un type particulièrement néfaste. — En effet. Avez-vous d’autres informations sur les dirigeants de cette organisation, monsieur Jefferson ? — Pas vraiment, Votre Majesté. Ils n’ont jamais caché leur affiliation – pourquoi le feraient-ils alors qu’ils jouissent d’une tolérance religieuse reposant sur des bases légales ? – mais ils représentent un agglomérat de factions dissidentes si désordonné que leur structure hiérarchique demeure vague. Nous essayons encore de déterminer qui mène la barque. Selon toute vraisemblance, une certaine Hilgemann – une femme évêque – leur sert de porte-parole, mais, contrairement à Gus, je doute de son autorité réelle : pour moi, elle joue davantage le rôle de porte-voix que celui de décideuse. Cependant, nos avis se limitent pour l’heure à des conjectures. — Pensez-vous en référer à Ninhursag ? — Bien entendu. J’ai avec moi le rapport de Gus et je compte me rendre auprès de Mère aussitôt cette réunion terminée. L’amiral MacMahan et moi-même allons joindre nos forces pour résoudre le problème, et peut-être Dahak nous aidera-t-il à tirer profit des données disponibles. — Bonne chance. ’Hursag tente de leur mettre le grappin dessus depuis plus d’une année. Enfin, nous verrons bien. » MacIntyre secoua la tête et se leva avant d’offrir une nouvelle fois sa main au vice-gouverneur. « Je ne vous retiens pas plus longtemps, monsieur Jefferson. Horus et moi sommes attendus à une réception d’anniversaire, et les deux trublions préadolescents fêtés nous feraient regretter tout retard. — Bien sûr. Veuillez transmettre mes salutations cordiales à l’impératrice ainsi qu’à vos enfants. — Je n’y manquerai pas… au milieu de la confusion générale, entre deux salves de cadeaux, de gâteau et de punch. Bien du succès avec votre rapport. — Merci, Votre Majesté. » L’homme disparut avec grâce. Horus et son gendre se dirigèrent vers l’aile du palais réservée à la famille impériale. CHAPITRE TROIS Colin MacIntyre jeta sa veste sur un fauteuil, puis une lueur d’hilarité parcourut ses yeux verts lorsqu’un robot majordome la ramassa avec un gloussement bien audible. ’Tanni, aussi ordonnée qu’un chat – animal auquel elle ressemblait tant –, avait programmé les automates ménagers pour condamner la négligence de son mari à sa place lorsqu’elle se trouvait ailleurs dans leurs quartiers. Au passage, il jeta un coup d’œil à la bibliothèque et y aperçut deux tignasses noires penchées sur un hologramme. À première vue, il s’agissait du convertisseur primaire de l’unité de propulsion principale d’un transporteur gravitonique. Tout en s’affairant à manipuler l’affichage au travers de leurs neuroémetteurs pour en obtenir un éclaté, les jumeaux débattaient d’un sujet abstrus. Leur père secoua la tête et poursuivit son chemin. Difficile de croire qu’ils n’avaient que douze ans – du moins lorsqu’ils étudiaient –, mais il connaissait la cause de sa perplexité : lui n’avait pas reçu une éducation via implant. Avec une interface neuronale, on pouvait recevoir une quantité de données a priori illimitée, mais des informations brutes ne remplaçaient pas la vraie connaissance, c’est pourquoi ce système exigeait un réseau de paramètres pédagogiques totalement inédit. Pour la première fois de l’histoire humaine, seul comptait ce que les meilleurs éducateurs avaient toujours considéré comme le véritable but de l’instruction : l’exploration du savoir. Désormais, les étudiants ne devaient plus passer de longues heures à emmagasiner de la matière ; il suffisait de les rendre conscients de ce qu’ils « connaissaient » déjà et de leur apprendre à utiliser ce contenu. Leur enseigner à réfléchir, en d’autres termes, tâche qui faisait les délices de tout bon instructeur. Malheureusement, cette méthode invalidait par la même occasion les critères traditionnels de travail préparatoire et de performance. Trop de professeurs se sentaient perdus sans les anciennes règles – plus nombreux encore étaient ceux qui, poussés par les syndicats occidentaux, avaient mené une terrible campagne de la terre brûlée pour que les nouvelles conventions soient refusées. L’espèce humaine en général tendait à penser que l’empereur possédait une baguette magique ; dans une certaine mesure, elle ne se trompait pas : Colin pouvait entreprendre plus ou moins tout ce qu’il jugeait nécessaire… à condition d’être disposé à employer une artillerie assez lourde et d’avoir la conviction que la bataille en valait le coût. Il lui avait fallu plus de trois ans pour parvenir à cette conclusion à propos de la politique de l’enseignement sur Terre. Pendant quarante-trois mois, on lui avait rabâché les multiples raisons pour lesquelles le changement de système ne devait pas avoir lieu : la planète comptait trop peu d’écoliers dotés d’implants neuronaux ; le matériel informatique faisait défaut ; une avalanche de nouveaux concepts présentés en un temps trop réduit embrouillerait les enfants déjà intégrés au système et leur porterait un préjudice irréversible. La liste n’en finissait pas. Jusqu’au jour où, excédé, il avait annoncé la dissolution de tous les syndicats professoraux et le renvoi de l’ensemble des enseignants employés par toute structure ou département d’éducation financé par l’État. Et cela aux quatre coins du globe. Le personnel licencié avait tenté de contester le décret par un biais légal mais s’était vite aperçu que la Charte universelle conférait à MacIntyre l’autorité d’agir ainsi. Quand les ex-employés s’étaient heurtés à l’acier trempé de sa personnalité – que son visage banal et enjoué occultait d’ordinaire si bien –, leur profonde inquiétude quant au bien-être de leurs élèves avait subi un changement radical. Tout à coup, ils n’avaient plus qu’une idée en tête : rendre la transition aussi rapide et indolore que possible ; si l’empereur consentait à leur restituer leurs emplois, ils se mettraient au travail séance tenante. Et ils avaient tenu parole. Non sans traîner quelque peu les pieds quand ils croyaient que personne ne les surveillait, mais ils avaient bel et bien mis la main à la pâte. Bien sûr, dans une moindre mesure, chacune de leurs objections passées s’était avérée fondée : l’introduction d’un système pédagogique entièrement nouveau ne s’opérait pas sans difficultés et, souvent, la lenteur du processus suscitait une certaine frustration. Mais une fois accepté le fait que Colin faisait preuve de sérieux, ils s’étaient mis en selle et avaient donné le meilleur d’eux-mêmes. Dans la foulée, ceux qui avaient l’étoffe de vrais professeurs plutôt que celle de bureaucrates mesquins avaient redécouvert les joies de l’enseignement. Les autres, quant à eux, avaient disparu de la profession en quantités toujours plus nombreuses, mais l’incessante guérilla d’opposition menée jadis par leurs soins avait retardé d’au moins dix ans la mise en œuvre effective de l’éducation moderne à l’échelle mondiale. Ce qui signifiait bien entendu que les enfants de Birhat jouissaient d’un avantage significatif par rapport à leurs camarades éduqués sur Terre. Dahak passait le plus clair de son temps en orbite autour de l’astre lointain et, tandis que les institutions scolaires de la planète mère se débattaient avec les théories éducatives impériales, l’IA les maîtrisait déjà. Mieux encore : contrairement aux Terriens, elle ne concevait aucun obstacle institutionnel ou personnel à leur adoption. En outre, elle ne mettait à contribution qu’une modeste fraction de ses énormes capacités pour assurer un réseau planétaire de petits groupes d’étude. Ses élèves y répondaient par une soif insatiable d’apprendre et, pour autant que Colin le sache, les jumeaux n’avaient jamais séché les cours, phénomène presque inquiétant. Il entra dans le bureau et Jiltanith lui sourit derrière son poste de travail. Il prit le temps de l’embrasser comme il se devait, puis s’affala dans son fauteuil et soupira, satisfait, tandis que le siège s’ajustait à lui. « Me parois bien contenté de laisser ton bureau derrière toy, amour », observa-t-elle après avoir mis son ordinateur en veille. Il acquiesça. « Tu devrais essayer d’en faire autant, parfois, dit-il d’un air entendu, et elle éclata de rire. — Nenni, mon Colin. Me porteroit au bord de la folie n’eussé-je nulle affaire dont m’occuper, or ceci… (d’un geste, elle désigna les copies papier et les puces de données éparpillées sur son pupitre) est étude fort intéressante. — Ah bon ? — Ouy-da. Amanda a entrepris de réfléchir au meilleur moyen d’utiliser l’hyper-rayon série 20 de Daoling en tactique d’unité restreinte. » Il adopta une mine ironique. La jeune femme n’aimait pas le combat – elle en connaissait trop bien le prix –, mais son âme recelait des profondeurs obscures et dangereuses, et il sentait que certaines d’entre elles demeureraient à tout jamais inaccessibles, même à lui. Mais il ne s’y trompait pas : une vie passée à mener d’âpres affrontements avait laissé des marques ; à la différence de Colin, elle ne voyait pas la guerre comme un dernier recours, mais comme une option pratique qui donnait d’excellents résultats. Elle n’était pas tout à fait impitoyable, mais beaucoup plus encline au massacre – et moins apte à la pitié – que lui. Voilà pourquoi il l’avait nommée ministre des Affaires militaires. En sa qualité de seigneur de la guerre, il était le commandant en chef de l’Empirium, mais c’était ’Tanni qui dirigeait au quotidien une armée de plus en plus imposante. « Si tu parviens à t’arracher à ta besogne, sache que nous attendons de la visite. — Ah ? » Elle se tourna vers lui. « Isis, Cohanna et ses… son projet, précisa-t-il d’un ton moins guilleret. J’ai bien peur que Jefferson n’ait vu juste : la logique dicte de faire détruire ces créatures. En revanche, la perspective de prendre une telle décision ne me réjouit pas le moins du monde. — Et c’est là chose bien normale. » Son épouse se leva et contourna le bureau. « La logique, comme tant de foys jadis toy-mesme le dis, amour, n’est peuet-estre rien que façon de se leurrer en touste confiance. — C’est vrai. » Il soupira puis glissa un bras autour de sa taille quand elle passa près de lui. Avant de s’installer dans sa chaise, elle ébouriffa ses cheveux roux pâle. « À vrai dire, j’essaie de me conditionner à ordonner leur exécution – il me semble que c’est là mon devoir –, et j’en ressens de la honte. — Cest jour où tes doutes intimes cesseroient, lors tu deviendrois moins que ton meilleur possible, mon Colin », lâcha-t-elle avec douceur. Il sourit, en vint à un sujet plus détendu et laissa la voix de ’Tanni l’enivrer. Il chérissait les moments où ils pouvaient oublier l’Empirium, leurs devoirs, la nécessité d’effacer la menace achuultani une bonne fois pour toutes. Le parler mélodieux et archaïque de la jeune impériale déclenchait un sortilège qui l’aidait à tenir ces préoccupations à distance, bien que le répit fût toujours de courte durée. Elle avait appris l’anglais pendant la guerre des Deux Roses, puis refusé avec fermeté d’abandonner l’emploi de cette langue. De plus, comme elle le soulignait de temps en temps, elle parlait le vrai anglais, pas le dialecte avili que lui-même avait assimilé. Un timbre velouté interrompit leur conversation : « Veuillez m’excuser, Colin, mais Cohanna et Isis sont arrivées. — Merci. » L’empereur soupira et garda l’instant en réserve. L’univers s’immisçait une nouvelle fois dans leurs vies, mais il se sentait revitalisé par le moment d’évasion à peine savouré. « Dis-leur que nous sommes dans le bureau. — C’est fait. Elles sont en chemin. — Parfait. Mais ne t’éloigne pas trop : nous aurons peut-être besoin de ta contribution. — Bien entendu. » MacIntyre savait qu’une minuscule portion de l’attention de l’ordinateur le suivait toujours partout, prête à répondre à ses questions ou à l’informer de toute nouveauté. Cependant, l’IA avait créé un sous-programme étudié pour contrôler la position et les besoins de son souverain sans exiger que celui-ci en ait conscience – sauf en cas de paramètres critiques bien particuliers. Ainsi, le cerveau électronique assurait l’intimité de Colin, un concept que lui-même peinait à saisir mais dont il reconnaissait l’importance pour ses amis humains. La porte coulissa, et Cohanna s’avança tel un grenadier, en compagnie d’une femme à la silhouette délicate et aux cheveux blancs. Ses yeux, empreints de vieillesse, ressemblaient comme deux gouttes d’eau à ceux de Jiltanith. Isis Tudor avait plus de quatre-vingt-dix ans, et il n’existait pas de bioaugmentation pour les Terriens d’origine lorsqu’elle était petite fille. Le jour où cette situation avait changé, elle était devenue trop âgée et fragile pour une amélioration complète, voilà pourquoi elle perdait de sa force année après année. Son esprit, en revanche, ne souffrait d’aucune faiblesse, et les opérations biotechniques tolérées par son organisme lui conféraient une énergie qui détonnait avec sa vulnérabilité toujours plus accentuée. L’impératrice se leva pour la prendre dans ses bras tandis que le regard de la responsable des biosciences, fort d’une lueur de défi, rencontrait celui de Colin. Quatre chiens noir et feu la suivirent en formation, avec une précision inhabituelle pour leur espèce, puis formèrent une ligne parfaite en s’asseyant l’un derrière l’autre sur le tapis. Ils lui donnaient l’impression de bouches d’incendie sur pattes. Leur père était un rottweiler pure race, et on remarquait à peine leur ascendance labrador. Ils affichaient une silhouette carrée et solide ainsi que de puissants museaux. Le plus massif d’entre eux devait peser dans les soixante kilos. Il les détailla, chercha une trace des changements apportés par Cohanna mais n’en trouva que peu. La grosse tête caractéristique des rottweilers s’était peut-être un rien élargie et présentait un renflement crânien plus marqué, mais il n’aurait sans doute pas relevé ce détail sans y regarder de près. Toutefois, il discernait une différence… et fut très vite fixé sur sa nature : ces paires d’yeux posés sur lui avec une attention inébranlable trahissaient de l’intelligence. « Très bien, Colin. » La voix de la baronne le ramena à la réalité. « Vous vouliez les voir, les voici. » Il la scruta en vitesse ; son expression le fit hésiter. Il était habitué à son irritabilité, mais cette fois ses pupilles noires dégageaient un air de férocité. Une sensation angoissante le gagna lorsqu’il s’aperçut à quel point elle avait engagé ses émotions dans ce projet. « Asseyez-vous, ’Hanna », ordonna-t-il à mi-voix avant de s’agenouiller devant les animaux tandis qu’elle prenait place dans une chaise vide. Des faces se tournèrent vers lui, et il caressa l’échine imposante du plus grand d’entre eux. Ses amplificateurs sensoriels réglés au maximum, il perçut la densité du muscle dorsal – qualité habituelle chez cette race –, mais aussi… quelque chose d’autre. Il observa la scientifique, qui haussa les épaules. « D’une certaine façon, je suis moins préoccupé par l’aspect “modification génétique” de cette affaire que par le reste. Avez-vous la moindre idée de la réaction des opposants aux nouvelles technologies face à la bioaugmentation complète d’un groupe de chiens ? L’idée d’un toutou doté d’une telle puissance et d’une telle résistance risque de les terrifier. — Alors ce sont des idiots ! » Elle le toisa, furieuse, puis soupira. Un air de culpabilité vint tempérer son ardeur, et la tension de MacIntyre se relâcha un peu lorsqu’il s’en rendit compte. Il comprit qu’une bonne partie de la colère de Cohanna à son égard venait du fait qu’elle avait conscience d’être peut-être allée trop loin. « O.K., finit-elle par murmurer. J’ai sans doute été stupide. Néanmoins (ses yeux pétillèrent), je maintiens qu’ils ne sont qu’une bande de sauvages superstitieux. Bon sang, Colin, j’ignore vraiment comment leurs esprits fonctionnent ! Ces chiens ne présentent pas plus de danger pour eux qu’un être humain amélioré ! — Je sais que c’est là votre conviction, mais… — C’est un fait irrévocable, pas une simple conviction ! Et vous le découvrirez bientôt si vous prenez la peine de faire leur connaissance. — Voilà justement ce qui m’angoisse », avoua-t-il avant de se retourner vers les canidés. Le grand mâle qu’il venait de toucher le gratifia d’un regard posé. « S’agit-il de Galahad ? » s’enquit-il auprès de la baronne… mais quelqu’un répondit à sa place. « Oui. » La voix était produite mécaniquement, et le souverain écarquilla les yeux quand il détailla le petit vocodeur fixé sur le collier de l’animal. Il frissonna à la pensée qu’une « bête stupide » fût capable d’articuler, mais son émoi disparut aussitôt pour céder la place à la surprise, puis à une étrange allégresse qu’il s’efforça de contenir. Après une longue inspiration, il demanda tout bas : « Eh bien ! Galahad, Cohanna t’a-t-elle expliqué pourquoi je voulais te rencontrer ? — Oui. » Ses oreilles bougèrent, et l’homme comprit qu’il s’agissait d’un geste délibéré, d’une mimique destinée à produire du sens. « Mais nous ne comprenons pas la raison pour laquelle certains individus nous craignent. » Le phrasé était lent, quoique dénué d’hésitation. « Excuse-moi un instant, Galahad. » Employer une formule de politesse humaine dans ce contexte fit naître en lui une légère impression d’irréalité. Il s’adressa à la scientifique : « À quel point l’ordinateur joue-t-il un rôle dans ses déclarations ? — Une partie du discours est assistée, admit-elle. Ils oublient parfois les articles définis, la structure de leurs phrases demeure très simple et ils n’emploient jamais de temps passés. Mais le logiciel se limite à “remplir les trous”, il n’amplifie en aucun cas le sens du propos. — Galahad (Colin se retourna vers son premier interlocuteur), je ne vous crains pas – ni personne d’autre dans cette pièce –, mais d’aucuns ne manqueront pas de vous trouver… contre nature, or les humains appréhendent ce qui leur échappe. — Pourquoi ? — J’aimerais le savoir. — Le danger engendre la peur, mais nous ne représentons aucun danger. Nous voulons simplement exister. Nous ne sommes pas mauvais. » Colin cligna des yeux. Le terme « mauvais » impliquait une aptitude à manipuler des concepts situés à des années-lumière des capacités intellectuelles de Tinker Bell. « Comment comprends-tu la notion de “mal” ? — Le mal, répondit le timbre mécanique, c’est le danger. Le mal consiste à blesser quelqu’un qui ne nous a pas blessés, ou à porter préjudice à autrui quand ce n’est pas nécessaire. » Il tressaillit, car la définition de Galahad coïncidait en tous points avec la sienne. De façon consciente ou non, l’animal avait jeté une lumière nouvelle sur la question qui tourmentait l’esprit de l’empereur en ce moment : celle du sort qu’il réserverait à son interlocuteur. Colin MacIntyre plongea dans les tréfonds de son âme et n’apprécia pas ce qu’il y vit. Comment expliquer qu’un pan si vaste de l’humanité ne parvenait pas à saisir ce que cette créature percevait de manière si claire ? Et pourquoi en éprouvait-il une telle honte ? « Humain Colin (l’interpellé leva les yeux), j’essaie de comprendre – car la compréhension est bonne – sans toutefois y parvenir. Nous savons (il balança sa tête énorme pour désigner ses frères de portée) que vous allez peut-être nous exécuter. Nous ne désirons pas être exécutés. Vous ne le voulez pas non plus. Si vous décidez quand même de le faire, nous ne pourrons pas vous en empêcher. Mais ce n’est pas juste, humain Colin. » Le regard canin soutint le sien avec une dignité à déchirer le cœur. « Ce n’est pas juste, répéta-t-il, et vous le savez. » L’empereur se mordit la lèvre. Il se tourna vers Jiltanith, et quand ses yeux – ces yeux noirs d’impériale pure souche, empreints d’une discrète touche extraterrestre – rencontrèrent les siens, eux aussi débordaient de larmes. « Icelui a raison, mon Colin. Ordonnerions-nous leur mort, ce seroit par peur que nous eussions agi – ceste peur qui nous pousseroit à accomplir ce que pertinemment nous savons incorrect. Nenni… fort davantage qu’incorrect. » Elle s’agenouilla à ses côtés et posa une main svelte sur le crâne solide de Galahad. « De surcroît, comme nostre ami l’a justement dict, seroit mal de blesser lors que telle action ne soict poinct nécessaire. — Je sais. » À l’instar de celle de sa femme, sa voix était calme. Il se secoua. « Isis ? — ’Tanni dit vrai. Si j’avais eu vent des projets de ’Hanna plus tôt, j’aurais piqué une colère tout comme toi, mais regarde ces créatures : elles sont magnifiques. Ce sont des personnes, Colin – de bonnes personnes dotées de pattes et dépourvues de mains, rien de plus. — Oui. » Il baissa les yeux pour regarder ses doigts – ces doigts que Galahad ne possédait pas – et sut que sa décision était prise. Il se leva et tira sur son nez, la mine concentrée. « Combien y en a-t-il, ’Hanna ? — Dix. Les quatre ici présents plus deux portées plus réduites. — O. K. » Il se retourna vers Galahad et ses frères. « Écoutez-moi attentivement, vous tous. Je sais que vous ignorez pourquoi les humains vous craignent, mais acceptez-vous le fait qu’il en est ainsi ? » Quatre têtes bougèrent en un signe d’assentiment qui ne trompait pas, et il lâcha un petit rire malgré sa solennité. « Parfait, parce que la seule façon pour nous de vous protéger serait de cacher votre existence aux individus susceptibles de vous redouter, or nous ne pourrions pas maintenir le secret indéfiniment. » Voici donc ce que je compte faire : dorénavant, vous quatre vivrez en notre compagnie – avec ’Tanni et moi – et, hormis lorsque vous serez seuls avec nous, devrez faire semblant d’être des chiens ordinaires. Vous en sentez-vous capables ? — Oui, humain Colin. » Ce n’était pas leur porte-parole, mais une femelle plus petite qui venait de parler, et son air très digne disparut en un instant : elle sauta sur l’empereur, remua la queue de plus belle, lui lécha le visage avec enthousiasme et courut dans toute la pièce en aboyant comme une folle. Puis, la langue pendue, elle marqua un temps d’arrêt avant de se jeter en désordre sur le tapis et de rouler sur le dos pour agiter ses quatre membres en l’air. Enfin, elle se remit sur ses pattes et s’assit, son regard joyeux posé sur Colin. « Parfait ! » Il s’essuya la figure, sourit et reprit son sérieux. « Je ne sais pas si vous comprendrez ce qui suit, mais nous allons vous emmener un peu partout et vous présenter à une foule de personnes, et je tiens à ce que vous agissiez comme tous ceux de votre espèce. Les journalistes vous mitrailleront sans retenue, ce qui est très positif, car quand la vérité éclatera au grand jour, je veux que les êtres humains soient habitués à vous voir. Je veux qu’ils aient intégré l’idée que vous ne représentez pas une menace, que les années se sont écoulées sans que vous ayez blessé quiconque. Est-ce clair ? — Si nous prouvons notre bienveillance, on ne nous craindra plus ? demanda Galahad. — Exactement. Ce n’est pas juste – vous ne devriez pas avoir à le prouver, pas plus qu’eux –, mais c’est ainsi. Puis-je compter sur vous ? — Oui, humain Colin », lâcha son interlocuteur d’un ton calme. CHAPITRE QUATRE Lady Adrienne Robbins, amiral de la Flotte, baronne Nergal et membre des Compagnons de la nova d’or, bondit de côté avec une précipitation peu conforme à son rang élevé. Elle s’aplatit contre une des parois du corridor du palais et se fit aussi petite que possible. Quatre enfants humains, un Narhani mi-adulte et une meute de quatre rottweilers bondissants fonçaient dans sa direction. Heureusement pour elle, la fillette aux cheveux longs qui menait la charge l’aperçut. Ils s’arrêtèrent d’un coup sec – comme seuls les gamins savent le faire – dans un enchevêtrement de bras, de jambes, de pieds, de sabots et de pattes. « Hello, tante Adrienne ! » cria la princesse Isis Harriet MacIntyre, et Robbins s’écarta du mur. Sean et sa sœur ne semblaient pas impressionnés par son regard furieux, mais Sandy MacMahan prit un air confus et Tamman examina ses orteils. Brashan, le garçon cloné de Brashieel, affichait une mine terriblement gênée car, s’il était plus jeune que les autres, il avait déjà presque atteint l’âge adulte étant donné la croissance accélérée de son espèce. Les chiens, quant à eux, s’affalèrent et se mirent à battre des flancs ; mais leur insouciance canine ne trompait pas Adrienne, car elle était l’une des rares à connaître la vérité à leur sujet. « Je me demande, dit-elle d’un ton sinistre, comment Leurs Majestés impériales réagiraient à cette cavalcade, bande de jeunes trublions. Vous vous êtes littéralement rués sur moi ! — Oh ! papa ne dirait rien, déclara Sean avec un sourire. — Je pensais davantage à Sa Majesté l’impératrice, précisa l’amiral, et le jeune homme se fit méditatif. C’est bien ce que je pensais. Pouvez-vous me donner une bonne raison de ne pas lui mentionner cet incident ? — Le fait que tu ne voudrais pas avoir de morts sur la conscience ? » suggéra le prince. Elle réprima un éclat de rire puis fronça les sourcils. « Figurez-vous que ma conscience a le cuir épais, Votre Altesse. — Euh… faut-il vraiment que tu en parles à papa et à maman ? » demanda Harriet, et Adrienne la considéra pendant un long et terrible moment. Tamman se tortilla : il venait de visualiser avec une grande clarté la réaction de ses propres parents. Adrienne s’adoucit. « D’accord, ça va pour cette fois, mais… (elle leva un doigt en signe de mise en garde tandis que des sourires de soulagement parcouraient les jeunes visages) je serai moins sentimentale à l’avenir ! » Un chapelet de remerciements exaltés lui firent écho. D’un geste de la main, elle les somma de déguerpir. « Hors de ma vue, garnements ! » La troupe s’élança à nouveau dans le corridor, bien qu’avec moins de fougue qu’auparavant. Elle sourit à ce spectacle puis reprit son chemin. Sean, songea-t-elle, était une version aux cheveux bruns de son père. Il arborait le même nez crochu et des oreilles décollées que nul n’aurait osé qualifier de gracieuses, mais on devinait déjà qu’il atteindrait une taille supérieure à celle de ses parents. Harriet, en revanche, était le sosie juvénile de sa mère : une jolie fillette qui deviendrait une femme belle à en couper le souffle. Tous deux avaient les yeux de Jiltanith, mais ceux de la jumelle exprimaient plus de douceur. Pas moins de vitalité, mais plus de délicatesse. D’ailleurs, releva l’amiral, c’était elle qui ressemblait le plus à Colin du point de vue de la personnalité, tandis que le garçon cumulait l’intrépidité absolue de sa mère et l’humour de son père en un amalgame de son cru. Bientôt, ce jeune homme briserait des cœurs. Arrivée à destination, elle émergea de sa rêverie. La porte du bureau de MacIntyre coulissa pour la laisser entrer. Il leva les yeux de sa paperasse et lui indiqua une chaise. « Je t’en prie, Adrienne, assieds-toi. J’en ai juste pour une minute. » Elle s’exécuta, lissa une manche de son uniforme avec méticulosité et attendit patiemment que l’empereur termine sa tâche du moment – une parmi tant d’autres sur une pile interminable de dossiers. Via neuroémetteur, il renvoya à l’ordinateur une salve de données – contenant sa décision relative au problème en question –, s’adossa dans son siège puis croisa les jambes. « Je vois que tu as échappé à la horde rugissante. » Elle l’observa, surprise. « J’ai fait installer des systèmes de surveillance dans les corridors publics, l’avais-tu oublié ? L’expression “bande de jeunes trublions” est tout à fait adéquate ! — Oh ! ils ne sont pas si terribles que ça. Pleins de vitalité, peut-être, mais cela ne me dérange pas. — Cela ne dérange personne. Exception faite de ’Tanni, bien sûr. Ces petits démons sont mignons comme tout et ils le savent. » Il secoua la tête et soupira. « Enfin. Au travail, maintenant ! Merci d’être venue si vite, au fait. — C’est ainsi qu’on gouverne un empire, Votre Majesté. “Et je dis à l’un : Va ! et il va.” Ainsi de suite. Mais je dois avouer que tu as piqué ma curiosité. Quel sujet serait donc si délicat qu’on ne puisse l’aborder sur la com ? — Je pèche sans doute par paranoïa, lâcha-t-il avec davantage de sérieux, mais ces manifestations anti-Narhani deviennent de plus en plus inquiétantes, c’est pourquoi j’ai préféré prendre toutes les précautions pour que cette affaire demeure confidentielle. Soit mon projet facilitera la vie de nos amis… soit il rendra leur situation bien plus difficile. — Je déteste quand tu laisses planer le mystère, Colin. — Désolé, mais il m’a fallu des mois de réflexion pour parvenir à cette décision, et je m’en veux d’avoir mis si longtemps à entreprendre ce que j’aurais dû entreprendre depuis le début : j’ouvre l’académie aux Narhani. — Doux Jésus ! » Elle empoigna ses cheveux gris métallisé et geignit : « Pourquoi toujours moi ? Comment crois-tu que les journalistes vont réagir ? Ils vont débarquer sur mon campus avec leurs gros sabots ! — Allons ! gloussa Colin, les clones de première génération ne seront pas prêts avant que Sean et Harriet atteignent leurs… Tu auras tout le temps pour les travaux préliminaires. — Les travaux préliminaires ? Les travaux d’Hercule, tu veux dire ! Heureusement pour moi (elle sourit d’un air suffisant), voilà plus d’une année que j’ai prévu l’événement. Dès lors, nos équipes n’ont cessé de travailler sur une modification du programme. — Vraiment ? — Bien entendu. Bon sang, Colin, crois-tu que j’ignore encore comment tu raisonnes ? Il te faut parfois du temps, mais tôt ou tard tu finis par prendre la bonne décision. — Pour un officier de la Spatiale, on ne peut pas dire que tu démontres l’attitude la plus respectueuse de la Galaxie, observa Colin d’un air pince-sans-rire. — Seulement lorsque je suis de service. Tu veux admirer mon “visage officiel de commandant” ? » Son sourire disparut aussitôt pour céder la place à une expression sévère agrémentée d’un regard froid et inquisiteur qui foudroyèrent MacIntyre sur place l’espace d’un instant. Puis les traits de la militaire se détendirent. « Je le sors de mon tiroir en cas de besoin. — Bon Dieu ! pas étonnant que les enseignes te craignent à ce point ! — Mieux vaut qu’ils tremblent devant moi plutôt que face à l’ennemi. — C’est vrai. Pour en revenir à notre discussion, je te demanderai un peu plus que des modifications du plan d’études. J’aimerais que tu soutiennes ma proposition. — Bien entendu, lâcha-t-elle avec une pointe de surprise, pourquoi m’y refuserais-je ? — Il faudrait que tu formules ton opinion en public, que tu t’adresses aux médias », expliqua-t-il. Elle grimaça. Un des aspects qu’elle appréciait le plus dans la Charte universelle, c’était qu’elle garantissait la liberté d’expression sans pour autant placer les reporters sur un piédestal de pacotille. Les lois impériales sur la protection de la vie privée et – mieux encore – sur la diffamation avaient provoqué une onde de choc parmi les journalistes terriens. Voilà une catégorie d’individus qu’Adrienne méprisait au plus haut point : ils lui avaient rendu la vie impossible après le siège de la Terre et la campagne de Zêta du Triangle. « Oh non ! Colin. Le faut-il vraiment ? — J’en ai bien peur », déclara-t-il avec un soupçon de culpabilité dans la voix, car une bonne partie du personnel du palais avait pour mission de maintenir la presse aussi loin que possible de sa propre personne. Son excuse ? Jiltanith se révélait non seulement beaucoup plus photogénique que lui, mais aussi, fait étonnant, très à l’aise avec le public. L’empereur savait que ses sujets le respectaient ; mais sa femme, elle, ils l’adoraient. Ce qui indiquait, médita-t-il, que la masse possédait un Q. I. supérieur à ce qu’il croyait jadis. « Écoute, poursuivit-il en vue de convaincre Adrienne, tu connais ma politique en matière de droits civils des Narhani. Ils sont citoyens au même titre que quiconque. Leur fournir une planète privée a sans doute atténué le potentiel d’agressivité directe à leur égard, mais il est nécessaire de les intégrer dans le gouvernement et l’armée. Sinon, leur isolement même risque d’envenimer la situation. Bon nombre d’entre eux occupent déjà un poste ici, sur Birhat, au sein de la fonction publique, mais il faut que je les inclue aussi dans la Flotte. » Je ne m’attends pas à des ennuis de la part des militaires, mais les civils, eux, pourraient bien causer des problèmes. J’ai besoin d’un maximum de soutien pour vendre mon idée ; or, d’après ’Tanni, tu es la meilleure vendeuse dont je dispose. » Adrienne fit la moue, mais elle savait que le raisonnement était correct. Elle était l’unique officier encore vivant à avoir commandé une grosse unité de guerre aussi bien pendant le siège achuultani que durant la campagne de Zêta. En outre, elle avait dirigé la force d’intervention qui avait succombé lors de la dernière contre-attaque désespérée de la Terre, et son bâtiment avait été le seul à survivre à l’affrontement. Personnage le plus décoré de la Spatiale, elle appartenait à une quantité innombrable d’ordres de chevalerie terriens, et – cas isolé dans l’histoire de l’humanité – l’ensemble des nations mondiales lui avaient décerné la plus haute distinction de bravoure ainsi que la nova d’or. Ces honneurs la gênaient terriblement, mais son statut n’en demeurait pas moins une réalité. Une réalité qui donnait raison à MacIntyre : s’il se proposait d’employer l’artillerie lourde, il faudrait qu’elle lui prête main-forte. « Très bien, soupira-t-elle enfin. Compte sur moi. » Francine Hilgemann prit son temps pour verrouiller les portières de la voiture tout en détaillant les alentours. Elle n’avait repéré aucun signe de surveillance pendant le trajet, mais la paranoïa constituait un outil de survie qui lui avait rendu service au fil des ans. D’un pas tranquille, elle traversa le parking jusqu’à la ceinture piétonne qui desservait l’énorme et lumineux complexe du monument aux victimes. L’idée d’une rencontre au cœur même de Shepherd Center la mettait mal à l’aise, mais ce choix traduisait sans doute une certaine logique. Qui s’attendrait à ce que deux traîtres établissent le contact en un tel lieu ? Elle sortit de l’allée et se fondit dans la foule qui passait à côté du cénotaphe – une aiguille en obsidienne de cinquante mètres de haut. Le socle arborait une interminable succession de patronymes gravés dans un acier de combat dépourvu d’ornements. La liste évoquait tous les individus morts au cours de la guerre plurimillénaire menée contre Anu – du moins ceux qu’on avait recensés –, et même Hilgemann ne restait pas insensible au silence alentour. Mais le temps filait, et elle se fraya un chemin sans tarder à travers les derniers rangs de la multitude. Un autre attroupement, encore plus muet celui-ci, entourait la coque brisée de quatre-vingt mille tonnes qui partageait le mémorial avec le cénotaphe. Le vaisseau de guerre subluminique Nergal demeurait là où le capitaine Robbins l’avait posé, couché à la fois sur son ventre et sur ses trains d’atterrissage éclopés, exactement dans l’état où son ultime combat l’avait laissé. Il avait été décontaminé, voilà tout, et les plateformes de lancement de missiles ainsi que les armes à rafales d’énergie, estropiées, pendaient de ses flancs tordus telle une rangée de dents cassées. Comment le bâtiment avait résisté dépassait l’entendement de l’évêque, et elle n’imaginait absolument pas les efforts qu’il avait fallu déployer pour ramener cette épave chez elle et la faire atterrir sans assistance. Elle se détourna au bout d’un instant puis marcha en direction de la sortie de service qu’on lui avait demandé d’emprunter. Comme promis, celle-ci n’était pas fermée à clé, et elle se glissa dans l’entrepôt d’équipement avant de rabattre la porte derrière elle. « Eh bien ! lâcha-t-elle d’un ton acerbe tout en observant les appareils laissés à l’abandon. L’ambiance se prête tout à fait à la conspiration ! — Peut-être. » L’homme qui l’avait convoquée sortit de l’ombre avec un léger sourire. « Mais nous ne pouvons risquer de nous rencontrer trop souvent… et impossible de le faire en public, n’est-ce pas ? — Je me sens idiote. » Elle effleura la perruque brune qui masquait sa chevelure d’or, baissa le regard sur ses habits ordinaires et bon marché, puis frissonna. « Mieux vaut une idiote vivante qu’une traîtresse morte. » Elle grogna. « Très bien. Me voici, à présent. Qu’y a-t-il de si important ? — Plusieurs points. Tout d’abord, on m’a confirmé une information : ils savent qu’ils n’ont pas capturé l’ensemble du personnel d’Anu. » Francine leva la tête d’un mouvement sec, et il la gratifia d’un nouveau sourire discret. « Bien entendu, ils ignorent qui leur a échappé, faute de quoi nous ne serions pas ici à tenir cette discussion mélodramatique. — Non, en effet. Quoi d’autre ? — Ceci. » Il lui tendit une microplaquette. « Ce petit article est trop important pour que nous employions notre “téléphone rouge” habituel. — Ah ? » Elle l’examina, curieuse. « Absolument. C’est une copie des plans du dernier jouet envisagé par le maréchal Qian : une ogive gravitonique assez puissante pour détruire une planète entière. » Francine prit l’objet dans ses mains en écarquillant les yeux. « Sa Majesté, déclara l’homme avec un gloussement, a décidé de ne pas construire cette arme, mais je suis plus progressiste. — Pourquoi une telle stratégie ? Pour menacer de détruire la planète s’ils nous identifient ? — Je ne crois pas qu’un bluff pareil marcherait, mais ce dispositif pourrait nous être utile de diverses façons. Pour l’heure, je veux juste que la partie matérielle soit terminée au cas où nous en aurions besoin. — D’accord. » Elle haussa les épaules. « J’imagine que vous pouvez nous procurer tous les composants militaires nécessaires ? — Cela reste à voir. Le cas échéant, nous passerons par la voie officielle. En attendant, comment s’en sortent vos groupes d’action ? — À merveille. » Son visage se fendit d’un sourire désagréable. « En fait, l’entraînement pousse leur paranoïa toujours plus loin, et garder le contrôle sur eux ne s’avère pas des plus facile. Il faudra peut-être leur confier la curieuse mission de se débarrasser du surplus… d’enthousiasme dont ils font preuve. Cela pose-t-il problème ? — Non. Je peux sélectionner une poignée de cibles. Êtes-vous certaine qu’ils ne vous ont pas repérée ? — Ils sont trop bien compartimentés pour ça, lâcha-t-elle, confiante. — Bien. J’ordonnerai une série d’opérations qui leur coûteront quelques pertes. Rien de tel qu’une bonne fournée de martyrs pour la cause. — N’allez pas trop loin : s’ils y laissent trop des leurs, ils risquent de devenir difficiles à maîtriser. — Bien compris. Concluons, alors… Ah ! j’oubliais : il est temps de rédiger une nouvelle lettre pastorale. — Ah bon ? — Oui. L’empereur a décidé de serrer les dents et de commencer à recruter des Narhani dans l’armée. » Hilgemann hocha la tête, soudain pensive. Il sourit. « Exactement. Il nous faudra un texte mesuré pour la distribution publique – une invitation à prier pour que Sa Majesté n’ait pas commis une erreur, par exemple –, mais il serait bon de jeter un peu d’huile sur le feu du côté des plus radicaux. — Sans problème, répondit l’évêque avec une mine entendue. — Dans ce cas, permettez-moi de prendre congé. Attendez quinze minutes avant de partir. — Bien sûr. » Elle éprouva un certain agacement mais n’en laissa rien paraître. Que croyait-il ? Qu’elle avait duré si longtemps sans connaître les règles du métier ? La porte se referma derrière lui tandis qu’elle s’asseyait sur un appareil de nettoyage des sols, les lèvres pincées. Elle songeait à la meilleure façon de composer une lettre caustique qui occulterait leurs intentions derrière un manque d’assurance savamment dosé. En même temps, elle agrippait la puce de données dans sa poche, cette puce capable d’anéantir un monde. CHAPITRE CINQ Sean MacIntyre atterrit en douceur sur la clairière et désactiva le moteur. « Bien joué, lâcha Tamman depuis le siège du copilote. Presque aussi bien que j’aurais pu le faire. — Ah oui ? Qui de nous deux a arraché la cime d’un séquoia le mois dernier ? — Le pilote n’y était pour rien, répliqua son interlocuteur avec dédain. C’est toi qui naviguais, si je ne m’abuse. — Impossible : tu nous a ramenés à bon port », déclara une voix féminine à l’adresse du jeune Qian. Ce dernier sourit d’un air satisfait, et Sean leva les yeux au ciel comme pour supplier : Donne-moi la force. Il abattit un poing sur l’épaule de son camarade, puis le timbre flûté reprit derrière eux tandis qu’ils luttaient : « Voilà qu’ils recommencent, Sandy ! — Trop de testostérone, Harriet, lâcha la fillette d’un ton compatissant. Leurs misérables et primitifs cerveaux masculins en sont inondés. » D’un commun accord tacite, les deux adolescents s’immobilisèrent et pivotèrent vers le compartiment des passagers dans une intention vindicative. Ils bondirent en avant, mais leur course se trouva abruptement interrompue lorsque Sean percuta de plein fouet une forme massive et compacte. « Ouf ! Bon Dieu, Brashan ! » gémit-il en frottant son nez proéminent – un trait hérité de son père – pour vérifier les dégâts. « J’étais en train d’ouvrir le sas, répliqua une voix mécanique. Est-ce ma faute si tu ne regardes pas où tu vas ? — Au temps pour le navigateur ! » railla Harriet. Tamman réagit aussitôt : « Heureusement pour toi, ô morveuse à la langue bien pendue, tu jouis du statut de princesse, sans quoi je t’aurais administré une bonne fessée. — Tu peux toujours rêver, espèce d’obsédé ! — Ne t’en fais pas, dit le prince, je me ferai un plaisir d’accomplir cette tâche à ta place. Aussitôt qu’un certain poney de polo aux dimensions colossales sera sorti de mon chemin ! — Oh ! mon Dieu ! protège-moi, Brashan ! » plaisanta l’intéressée. Le Narhani éclata de rire et se mit de côté de façon à bloquer le cockpit tandis que le panneau s’ouvrait. Les filles sortirent d’un pas guilleret, et Gauvain – frère de portée de Galahad – les suivit, le museau déjà dressé pour humer l’air riche de la jungle. « Traître ! » Le jeune MacIntyre donna un coup de pied à son ami – mouvement qui lui fut bien plus douloureux qu’à sa victime. Le fils de Brashieel était âgé d’à peine dix années terriennes – six de moins que Sean –, mais il avait déjà atteint un développement physique suffisant pour subir une augmentation complète. L’amélioration permise par la biotechnologie était proportionnelle à la robustesse et à la résistance naturelle du sujet, or les habitants de Narhan, adaptés à une forte gravité, constituaient de très rudes gaillards selon les standards humains. « N’importe quoi. Je suis juste un être plus mature qui s’efforce de te protéger de ta propre impétuosité, riposta le centaure avant de s’engager au trot sur la rampe. — Mais bien sûr », ronchonna le prince, puis il sortit à son tour en compagnie de l’autre garçon humain. Il était midi, heure locale, et Bia brillait de mille feux au-dessus de leurs têtes. Birhat se trouvait près d’une minute-lumière plus loin de son étoile primaire de type Go que la Terre du Soleil, mais la petite troupe débarquait presque exactement au niveau de l’équateur, d’où la chaleur et l’immobilité de l’atmosphère. Le chant strident de quelques créatures volantes – l’équivalent local des oiseaux – parvint à leurs oreilles tandis qu’un pseudodactyle aux ailes de chauve-souris planait haut dans le ciel. Sean et Tamman s’arrêtèrent pour vérifier leurs fusils à gravitons. Sans une bio amélioration totale, aucun d’eux ne pouvait maîtriser un pistolet à rafales d’énergie de taille normale, mais les armes dont ils disposaient étaient un peu plus lourdes que des carabines sportives terriennes. Leurs magasins contenaient vingt cartouches de fléchettes de trois millimètres munies d’explosifs chimiques super denses, et ces charges étaient projetées à plus de cinq mille mètres-seconde. Assez de puissance pour abattre un tank pré impérial, en d’autres termes… ou les êtres plus imposants de l’écosystème local. « Ça me paraît bien, par ici. » Le ton direct du prince détonnait avec son enjouement de tout à l’heure. Le jeune Qian hocha le menton et s’assura que son fusil était prêt à l’emploi, puis ils se tournèrent tous deux vers les autres. Sean grimaça : Sandy avait déjà gagné son poste favori – le dos puissant de Brashan, sur lequel elle se tenait à califourchon. Une habitude qu’il jugeait somme toute compréhensible – malgré l’insupportable air suffisant de la gamine –, car une partie de l’héritage génétique de Sandra MacMahan s’était perdue en chemin aucun de ses parents ne souffrait de nanisme, et pourtant elle dépassait à peine un mètre quarante. Si elle n’avait pas eu les yeux d’Hector et les pommettes de Ninhursag, Sean l’aurait tenue pour un enfant substitué, comme dans les histoires que sa mère lui racontait avant qu’il ne s’endorme. Bien entendu, elle n’avait pas tout à fait quinze ans, mais Harriet mesurait presque un mètre quatre-vingts à cet âge-là. Non pas que Sandy laissât cette question de taille la ralentir, songea-t-il avec amertume. Elle avait une énorme avance scolaire, propre à dégriser les plus gais, mais il abhorrait un fait en particulier : à chaque fois qu’ils débattaient, elle finissait toujours par avoir raison. Comme ce problème de molycircs. Il avait soutenu mordicus que la panne provenait de la matrice basique, mais noooon. Elle était convaincue qu’une saute de courant avait endommagé le bloc alpha… et, bien entendu, son analyse s’était une nouvelle fois révélée correcte. De quoi devenir fou. Au moins, il la dominait de quelque soixante centimètres, songea-t-il d’un air morose. Les deux camarades rattrapèrent le reste du groupe puis, d’un mouvement suggestif, le jeune MacIntyre tapota l’arme qui pendait au flanc de sa sœur. Elle grimaça mais sortit le fusil pour contrôler qu’il était opérationnel. Sandy, bien sûr, avait déjà testé le sien. « Quelle direction ? » demanda le Narhani, et le meneur de l’expédition marqua un temps d’arrêt pour caler son système de guidage inertiel intégré sur les observations effectuées en cours d’atterrissage. « À deux heures vingt. Environ cinq kilomètres de distance. — Tu n’aurais pas pu te poser plus près ? » demanda sa jumelle. Il haussa les épaules. « Sans problème, mais n’oublie pas que les tyrannotops rôdent. Tiens-tu vraiment à ce que l’un d’eux écrase notre navette ? Elle risquerait de subir quelques légers dégâts. — C’est vrai », admit-elle, puis elle sortit une machette tandis qu’ils approchaient des énormes plantes rampantes et fougères situées en bordure de la clairière. Comme toujours, frère et sœur se placèrent en éclaireurs, suivis de Tamman et de Gauvain, qui ratissait les sous-bois de long en large. Brashan, quant à lui, fermait la marche. Sean savait très bien que le centaure incarnait la vraie raison pour laquelle ses parents n’émettaient aucune réserve quant à ces excursions. Même un tyrannotops – cette redoutable créature qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à un hybride de tricératops et de tyrannosaure terriens – n’aurait pas la vie facile contre un Narhani pleinement augmenté. Surtout quand celui-ci portait un pistolet à rafales d’énergie de gros calibre. Brashan et ses semblables faisaient d’excellents baby-sitters, ce qui arrangeait fort bien Sean et ses amis : Birhat présentait beaucoup plus d’intérêt que la Terre et, grâce à leur protecteur, ils pouvaient parcourir ce monde à leur guise. D’étranges créatures – volatiles et autres bêtes – virevoltaient et grondaient dans les broussailles. Parfois, dans un mouvement de panique, elles prenaient la fuite devant les assauts de Gauvain. Beaucoup appartenaient à des espèces que personne n’avait encore eu l’occasion d’observer. Voilà une des caractéristiques que le groupe d’amis appréciait sur cette planète : l’antique capitale impériale était revenue à une deuxième enfance après le déclenchement de l’arme biologique, car la toxine n’avait pas atteint les zoos extraplanétaires de la famille royale – ces écosystèmes conservés à l’intérieur d’espaces hermétiques. Lorsque les équipements environnementaux, défectueux, avaient finalement libéré les habitants de plus d’une douzaine de planètes à l’atmosphère d’oxygène et d’azote, le neurovirus était déjà mort. Suite à cela, quarante et quelque milliers d’années de sélection naturelle avaient abouti à un milieu digne des rêves les plus fous de tout naturaliste. Dans les faits, ce monde vierge leur appartenait. Ou, plus précisément, ils le partageaient avec sept cent cinquante millions d’individus, mais cela laissait tout de même beaucoup d’espace libre – car la majorité de la population du système de Bia, en croissance constante, se répartissait entre le centre et la périphérie de la nouvelle cité-capitale ; ou alors dans les énormes complexes industriels spatiaux de ce secteur stellaire, où chacun travaillait d’arrache-pied à la résurrection de l’Empire. En outre, en ce moment même, le jeune homme et ses camarades se trouvaient en plein milieu de la réserve naturelle continentale Sean Andrew MacIntyre, établie par la Couronne en l’honneur de l’oncle du prince, mort au combat face aux mutins d’Anu. Mais cette liberté ne durerait pas. L’année précédente, à l’occasion de sa présentation à Mère, Sean avait reçu le premier signe officiel de son statut d’héritier. En vertu de la Charte universelle, l’IA déterminait l’acceptabilité de l’intellect et du profil psychologique du futur successeur. Il avait été accepté, et les codes ainsi que les modèles d’identification subliminaux destinés à empêcher toute méprise sur sa personne lui avaient été implantés. L’événement, qui lui était apparu comme l’expérience la plus effrayante de son existence, indiquait de façon claire que l’âge adulte approchait à grands pas. C’était également le cas pour ses amis. Ils étaient tous destinés à la Spatiale et le savaient depuis des années, mais, désormais, il leur manquait très peu pour atteindre les exigences d’admission à l’académie. Une année encore – peut-être deux –, estimait le garçon, avant la fin de leur liberté. Mais pour l’heure la journée venait de commencer, la horde de tyrannotops qu’ils étaient venus observer les attendait et il nourrissait la ferme intention de s’amuser un maximum. Un vent frais soufflait sur le balcon, car c’était l’été dans l’hémisphère nord de Birhat. Colin avait désactivé les champs de force qui, sur demande, gardaient la terrasse à l’abri des éléments. La ville de Phénix s’étendait devant lui dans la nuit, et le cours sinueux du fleuve Nikkan scintillait au loin. Les équipes d’ingénieurs de Qian Daoling avaient fait preuve de générosité à l’égard des colons de Birhat. Cette cité était le produit d’une civilisation qui maîtrisait la technologie gravitonique ; ses tours s’élevaient plus haut encore que les arbres alentour – de puissants végétaux proches des séquoias –, mais le palais arborait la cime la plus élevée de toutes. Peut-être d’aucuns pensaient-ils qu’il s’agissait là d’une façon de refléter le rang de ses occupants, mais la vraie raison n’en demeurait pas moins pratique. La famille impériale disposait certes de quartiers personnels très luxueux ; toutefois, on pouvait les considérer comme les effets secondaires des besoins administratifs de l’Empirium. Même une structure aussi énorme que celle-ci était surpeuplée de fonctionnaires et de bureaucrates, bien que la nouvelle annexe en cours de construction améliorerait la situation… pour un temps. L’empereur soupira avant de glisser un bras autour de la taille de Jiltanith. Des cheveux de soie caressèrent ses joues tandis qu’elle se blottissait contre lui. Il l’embrassa sur la tête puis balaya la mégapole de ses yeux télescopiques, charmé par l’interaction chatoyante des lumières et les remous magiques de l’éclat instable des satellites. Ce tableau complexe ne cessait de le ravir, car il avait grandi sous une seule lune. Il leva les yeux au ciel : les étoiles peinaient à se dévoiler. La coque de la forteresse de Mère formait un disque étincelant qui flottait au-dessus d’eux, presque à la verticale, et plus de cinquante planétoïdes gigantesques tachetaient la voûte nocturne au-delà de la station orbitale. Ces mastodontes se trouvaient beaucoup plus loin de Birhat qu’elle (les allées et venues d’une telle quantité de « lunes » auraient bouleversé les marées de la planète), mais les rayons du soleil reflétés par leur surface habillaient la capitale du Cinquième Empirium de bronze et d’ébène. Et de l’autre côté du globe birhatien, à l’opposé de la position de Mère – c’est-à-dire dominant plus ou moins l’endroit où, à l’heure actuelle, ses enfants observaient leurs dinosaures –, gravitait une autre sphère immense nommée Dahak. « Bon sang, ’Tanni, murmura-t-il, regarde-moi ça ! — Ouy-da. » Elle l’étreignit avec douceur. « Pariseroit éclairé par le coffre à bijoux de Dieu en personne. — Je n’aurais pas mieux dit. À ce spectacle, on se dit que le jeu en vaut la chandelle, n’est-ce pas ? » Elle hocha la tête contre son épaule. Il soupira et porta à nouveau le regard vers les distants planétoïdes. « Bien sûr, tout ceci me rappelle le travail titanesque qu’il nous reste à accomplir. — Peuct-estre, amour. Toutesfois, avons mené à bien toust ce que Destin nous commanda à cest jour. N’ai guère de doute que ferons bien le reste lors que temps l’exigera. — Absolument. » Il prit une profonde bouffée d’air, savourant la nuit, puis pressa une joue contre la chevelure de sa femme pour exprimer son consentement joyeux et absolu. « Comment vont les enfants, Dahak ? — J’ai le regret de vous communiquer que Sean vient de faire tomber Harriet dans un ruisseau fort boueux. En dehors de cela, aucun imprévu. Mon analyse de la personnalité de la princesse suggère qu’elle obtiendra vengeance sous peu. — Tant mieux, approuva l’empereur, et le rire de son épouse gargouilla dans son oreille. — Es de loin pire que ta progéniture, Colin MacIntyre ! — Non, je suis juste plus vieux et plus roublard. » Il pouffa. « Bon Dieu ! je me réjouis qu’ils grandissent comme des enfants normaux ! — “Normaux”, dys-tu ? Les Euménides elles-mêmes peineroient à causer les ravages que ces deux-là répandent dans leur sillage ! — Je sais. N’est-ce pas formidable ? » Des doigts bio augmentés pincèrent ses côtes comme un étau d’acier. Il hurla. « Rends-toi compte qu’ils auraient pu devenir les pires culs-pincés royaux de la Galaxie, ajouta-t-il en se frottant le côté. — Ouy-da, lâcha-t-elle avec plus de sérieux, or est grâce à toy que tel sort leur feut épargné. — Tu y as contribué. — Certes est assez vray, mais es toy qui leur enseignas chaleur humaine, mon Colin. Je les aime de tout mon cueur, et iceux poinct ne l’ignorent, néantmoins l’existence m’a fort mal dotée pour élever enfants. — Tu t’en es pourtant bien sortie. En fait, nous formons une sacrée équipe. — Tout à fait, ’Tanni, opina Dahak. Seul, Colin les aurait sans doute… je crois que l’expression adéquate est “pourris jusqu’à la mœlle”. — Ah oui ? Alors dis-moi, madame l’IA qui sait tout : qui a eu l’heureuse idée de proposer qu’on leur trouve une activité autre que passer leur journée à sucer des cuillères en argent ? — Vous, répondit l’intéressé avec un petit rire électronique des plus doux. Et j’avoue que cela continue de me surprendre. » MacIntyre marmonna un juron tandis que Jiltanith gloussait. « De fait, poursuivit Dahak, c’était une excellente idée. Une idée qui aurait dû venir de moi. — Oh ! tu y aurais pensé un jour ou l’autre. En tout cas, à moins d’un imprévu de taille, ’Tanni et moi-même vivrons des siècles, durée pendant laquelle un prince héritier professionnel aurait largement matière à s’ennuyer. En outre, étant donné notre jeunesse, il demeure improbable que Sean nous survive de plus d’une centaine d’années. Attendre si longtemps pour exercer un règne si court équivaudrait à perdre sa vie en beauté. — Très juste. L’exemple classique issu de votre histoire récente est bien entendu celui de la reine Victoria et d’Édouard VII. Le gaspillage tragique du potentiel du prince a grandement desservi son pays, et… — Peut-être, l’interrompit Colin, mais je ne songeais pas à l’Empirium. Je tiens à ce que nos enfants accomplissent quelque chose, et pas pour un empire. Je veux qu’un jour ils puissent regarder en arrière et se dire qu’ils étaient des vainqueurs, non pas des fonctionnaires assignés à une position déterminée. Enfin, je désire qu’ils sachent que leurs beaux avantages – le rang, la déférence et les flatteries qu’ils ne manqueront pas de recevoir – ne signifient absolument rien à moins d’être mérités. » Il garda le silence un instant, ressentit l’approbation tacite de la jeune impériale au moment où celle-ci le serra fort dans ses bras, puis leva la tête vers Mère, perchée tout là-haut, personnification absolue du pouvoir d’un empereur et de sa splendeur fallacieuse. « Dahak, reprit-il enfin, la dynastie de Herdan a gouverné pendant cinq mille ans. Cinq mille ans ! Une période négligeable pour quelqu’un comme toi, mais qui dépasse l’entendement d’un être humain. Néanmoins, aussi longue qu’elle ait été, aussi impossible à imaginer qu’elle soit pour moi, nos enfants – ainsi que leur progéniture et leurs descendants – resteront peut-être encore plus longtemps au pouvoir. Je n’ai aucune idée des épreuves qu’ils affronteront ni des décisions qu’il leur faudra prendre, mais il y a un cadeau que ’Tanni et moi pouvons offrir à la relève. Dès maintenant et ici même, en commençant par Sean et Harriet. Pas pour l’Empirium, bien qu’il en profitera sans doute aussi, mais pour eux. — De quoi s’agit-il ? demanda Dahak à mi-voix. — La conscience que le pouvoir est une responsabilité. La conviction que ce qu’ils sont et ce qu’ils accomplissent revêt autant d’importance que leur condition innée. Une tradition de… eh bien, disons de service. Devenir empereur devrait être perçu comme le point culminant d’une vie, pas comme une carrière en soi, et nous voulons que notre fils et notre fille – notre famille – s’en souviennent. Voilà pourquoi nous les envoyons à l’académie, voilà pourquoi nous refusons que quiconque se prosterne devant eux, comme certains imbéciles qui travaillent pour nous aimeraient tant le faire. » Le cerveau électronique resta silencieux l’espace d’un instant – un instant considérable étant donné sa nature –, puis il reprit : « Je crois vous comprendre, Colin, et vous avez raison. Sean et Harriet ne perçoivent pas encore ce que leurs parents ont réalisé pour eux, mais ils comprendront un jour. Vous montrez une grande sagesse en faisant du service une tradition plutôt qu’une affaire légale, car mon observation des institutions politiques humaines démontre que vos pareils transgressent plus volontiers les lois que les traditions. — C’est exactement là notre raisonnement. — Non, amour, intervint Jiltanith avec délicatesse, plutôt ton raisonnement, et suis fort aise de cela, car tu ne t’y es pas trompé. — La reine dit vrai, Colin, renchérit UA. En outre, je vous remercie de m’avoir expliqué votre démarche : mes neuro-circuits ne perçoivent pas encore les individus avec autant de clairvoyance que vous, mais je dispose de nombreuses années pour parfaire mes aptitudes, et les mots que vous venez de prononcer ne seront pas oubliés. En tant qu’amis, ’Tanni et vous-même m’avez accepté au sein de votre famille. Le prince et la princesse sont vos enfants, et par conséquent je les aimerais même s’ils n’étaient pas eux aussi devenus mes amis. Mais, étant donné qu’ils représentent cela et bien plus – mes parents proches –, je me découvre une fonction insoupçonnée jusqu’à ce jour. — Quelle fonction ? — Mère est peut-être la gardienne de l’Empirium, mais je suis le gardien de notre famille. Jamais je ne l’oublierai. — Merci, Dahak. » La voix de Colin exprimait toute la douceur du monde. L’impératrice, elle, hocha une nouvelle fois la tête contre son épaule. CHAPITRE SIX La pièce, bien que de dimensions réduites, paraissait immense à Sean MacIntyre. Debout, il attendait au pied du lit étroit tandis que son regard anxieux en parcourait la surface avec une grande minutie, encore et encore, à la recherche de la moindre trace de poussière. Il avait dix-sept ans et demi et, depuis sa plus tendre enfance, savait qu’il fréquenterait un jour l’académie. Toutefois, malgré le point de vue privilégié qu’aurait dû lui conférer sa noble extraction, il n’avait jamais vraiment compris ce qu’une telle perspective signifiait. Maintenant il savait… et ses pires cauchemars ne soutenaient pas la comparaison avec la réalité. C’était un « bleu », la forme de vie la plus basse au sein de l’armée ainsi que la proie légitime de tout militaire situé plus haut dans la chaîne alimentaire. Il revoyait les dîners au cours desquels Adrienne Robbins certifiait à son père qu’elle avait en grande partie éliminé les bizutages – sévices que l’empereur lui-même se rappelait de ses années passées à l’académie de la marine des États-Unis. Jamais le prince n’aurait mis en doute la parole de l’amiral, bien sûr, mais, à bien y réfléchir, il lui semblait peu probable qu’elle eût éradiqué un si grand nombre de ces pratiques d’initiation. Sur un plan intellectuel, il comprenait que le sort peu enviable réservé aux jeunes recrues faisait partie des mesures nécessaires à la formation de futurs officiers : il leur fallait apprendre à travailler sous pression. Il savait qu’il n’y avait là rien de personnel – du moins pas chez la plupart des individus. Mais cela ne changeait rien à ses paumes humides tandis qu’il attendait l’inspection de ses quartiers, car c’était là un sujet sur lequel son intellect et le reste de sa personne ne s’entendaient pas du tout. Il avait embarrassé l’officier divisionnaire Malinovsky – enseigne de quatrième niveau – devant ses pairs. Que lui-même se soit placé dans une situation encore plus embarrassante ne comptait guère aux yeux de sa supérieure. Et saisir la raison pour laquelle elle avait résolu – au plus profond de son petit cœur de pierre – de lui rendre la vie impossible ne lui apportait aucun soutien. Ce fameux jour, posté au premier rang de la toute nouvelle classe de l’académie, il se sentait fier comme un pou chauve – pour employer une des expressions cassantes que son père affectionnait le plus –, prêt à subir la première inspection du commandant. Chaque détail de son apparence était parfait – Dieu sait qu’il avait travaillé dur pour y parvenir ! Malgré un nœud à l’estomac, il éprouvait de l’excitation et de la joie, raison pour laquelle il avait pris une initiative des plus stupides. Il avait souri – rien de moins ! — à l’amiral Robbins. Pire, il avait omis de regarder droit devant lui pendant qu’elle examinait les rangs, puis il avait tourné la tête pour rencontrer ses yeux juste avant de commettre l’irréparable ! Lady Nergal n’avait pas dit un mot, mais ses prunelles brunes ne recelaient aucune trace du pétillement caractéristique de « tante Adrienne ». Leur température était descendue juste en dessous de celle de l’hélium liquide et elle l’avait toisé comme une amibe particulièrement repoussante. Le terrain de rassemblement avait ployé sous un silence lourd comme… un puits sans fond. L’horreur n’avait duré qu’un siècle, puis le regard du prince était revenu à sa position assignée. Il avait encore redressé l’échine, déjà raide comme un piquet, et son sourire s’était dissipé. Mais le mal avait été commis, et Christina Malinovsky nourrissait l’intention de lui faire payer son erreur. Quelqu’un frappa du talon. Alerté, il se mit au garde-à-vous, les pouces serrés contre les coutures de son pantalon, tandis que l’aspirant de quatrième année pénétrait dans ses quartiers. Il n’y avait pas de robots domestiques à l’académie. Certains officiers de la Flotte et du corps des fusiliers avaient émis une remarque : même les académies pré impériales fournissaient à leurs enseignes de vaisseau et à leurs élèves officiers des auxiliaires de façon à les libérer des tâches ménagères et leur permettre ainsi de se concentrer sur leurs études. Mais l’amiral Robbins était un pur produit de l’école militaire américaine : elle croyait dur comme fer aux vertus de l’huile de coude, et nul n’avait osé la contredire quand elle avait entrepris de définir le programme et les usages de l’institut. Le fait que Sa Majesté impériale Colin Ier provenait de la même tradition que la baronne avait sans doute joué un rôle dans l’affaire, mais le pourquoi et le comment de cette décision comptaient peu aux yeux de ceux qui devaient en subir les conséquences. Armé de vaillance, Sean avait donné le meilleur de lui-même en prévision de ce moment redoutable. À présent, il se tenait silencieux, les boutons de son uniforme brillant comme de minuscules soleils, ses bottes si bien cirées qu’il était difficile de reconnaître leur couleur noire, ses bio-implants intégraux – dont on l’avait finalement doté – activés pour lui éviter de suer à grosses gouttes. Malinovsky arpentait la pièce, passait ses doigts gantés de blanc sur les étagères et le haut de l’armoire à vêtements, contemplait son visage de marbre dans le miroir des toilettes, vérifiait que le verre de la brosse à dents ne montrait aucune éclaboussure. Elle ouvrit d’abord son casier pour en examiner le contenu, ensuite sa minuscule armoire afin d’y vérifier les habits accrochés ainsi que le lustre de sa deuxième paire de bottes. Tiré à quatre épingles, le second de l’officier divisionnaire se tenait dans l’encadrement de la porte, la traditionnelle planchette à pince calée sous un bras. Il observait sa supérieure, et Sean percevait la jubilation sadique avec laquelle il attendait d’ajouter l’enseigne de première année MacIntyre à sa liste de réprimandes. Mais Malinovsky ne dit rien, et Sean étouffa une envie de soulagement, car l’inspectrice n’en avait pas encore fini. Elle se redressa, referma la penderie, jeta un nouveau coup d’œil alentour puis marcha en direction du lit. Elle s’immobilisa à un endroit où il pouvait l’apercevoir – pas par hasard, il en certain – et, selon un rituel élaboré et très lent, elle plongea la main dans une poche pour en tirer un petit disque scintillant. Le jeune homme reconnut une ancienne pièce en argent d’un Dollar américain. Elle la plaça en équilibre entre son pouce et son index repliés, puis tira à pile ou face. La rondelle de métal étincela dans les airs et décrivit un avant d’atterrir en plein centre de la couchette… où elle se figea aussitôt. Les yeux gris de l’officier miroitèrent lorsqu’elle constata que la pièce n’avait pas rebondi. Le découragement s’empara du prince. Avec effort, il parvint à garder un visage impassible tandis qu’elle récupérait le dollar et le soupesait un instant dans sa paume avant de le rempocher. D’un mouvement sec, elle empoigna la couverture et les draps, laissant le matelas nu comme un ver. Puis elle tourna sur ses talons. Le second leva son stylet, prêt à s’en servir. « Cinq blâmes », lâcha-t-elle, impassible, puis elle sortit de la chambre. Colin MacIntyre observa les membres du Conseil impérial installés autour de la table de conférence rutilante. Deux d’entre eux manquaient à l’appel : Horus avait été remplacé par Lawrence Jefferson au dernier moment ; quant à Geb, conseiller nommé à vie et ministre de la Reconstruction, il se trouvait rarement sur Birhat. Ses absences s’expliquaient avant tout par le fait qu’il passait son temps à talonner la division de reconnaissance, mais l’impérial était aussi le dernier citoyen encore vivant de l’ancienne Birhat, et les changements monumentaux subis par son monde d’origine l’affectaient. Voilà une des raisons pour lesquelles Colin avait rappelé Vlad Tchernikov de son poste en qualité d’assistant de Geb. Qian et Horus avaient besoin d’un ingénieur sur la planète capitale, et l’empereur avait donc créé le ministère de l’Ingénierie. Le Russe avait accepté ces nouvelles fonctions. À présent, l’ex-cosmonaute blond aux yeux bleus finissait de résumer les projets civils en cours dans le système de Bia. MacIntyre approuva d’un signe de tête. « On dirait que tu maîtrises la situation, Vlad, comme d’habitude. » Le jeune homme sourit, et son interlocuteur lui rendit la pareille. « Et comment avance le bouclier terrestre ? — Très bien. Le seul vrai problème réside dans l’ampleur de la tâche. Nous avons installé quarante pour cent des générateurs primaires et commencé à travailler sur les stations secondaires. Je crains que la ceinture d’astéroïdes n’ait pratiquement disparu, mais les cargos d’Alpha du Centaure maintiennent la cadence. » Colin hocha le menton. Les « hauts fourneaux » spatiaux de l’Empirium pouvaient faire fondre presque n’importe quelle matière jusqu’à en obtenir les éléments basiques. De cette façon, ils parvenaient à élaborer les composites et les alliages essentiels à l’industrie, comme par exemple l’acier de combat qui constituait les planétoïdes de la Flotte. Mais même les produits synthétiques impériaux requéraient une substance de départ. Les matières premières nécessaires à la construction de géants de la taille de Mère ou de Dahak devaient bien être puisées quelque part, c’est pourquoi les énormes vaisseaux de charge des « expéditions minières » acheminaient les décombres de planètes entières vers les divers centres de fabrication. Malheureusement pour lui, le système d’Alpha du Centaure était opportunément proche de Sol, et ses onze planètes originelles avaient été réduites à neuf. Bientôt, une fois que les ogives gravitoniques auraient pulvérisé un autre de ces astres pour assouvir l’insatiable appétit des chantiers orbitaux de la Terre, il n’en resterait plus que huit. « En attendant, Baltan et Dahak ont terminé les plans de Belle-Mère. » De nombreux conseillers froncèrent les sourcils en signe d’intérêt. « Il nous reste à explorer les derniers recoins de la mémoire de Mère, mais nous sommes certains d’avoir extrait tous les logiciels névralgiques qui permettent ses fonctions constitutionnelles ainsi que celles relatives à la Spatiale. Néanmoins, les paramètres finaux de la programmation fondamentale de la future station de défense demeurent flexibles, car des ajouts seront sans doute de rigueur au fur et à mesure que la recherche menée ici même, dans le système de Bia, progressera. Bien entendu, l’aboutissement du projet exigera encore de nombreuses années de travail, mais Horus, Daoling et moi-même entendons commencer la construction d’ici trois mois. — Dieu merci, nous sommes enfin prêts ! s’exclama l’empereur. Dahak : laisse-moi vous témoigner ma plus sincère gratitude, à toi et à Baltan, pour l’effort fourni. — C’est tout naturel, Sire, répondit l’IA, parée de ses plus beaux atours de formalité à l’occasion de la réunion. Et je suis certain que l’amiral Baltan en pense autant. — En tout cas, rappelle-moi de le remercier en personne lors de notre prochaine rencontre. » Il se tourna vers Vlad. « Et les nouveaux planétoïdes ? — Dans ce domaine, nous sommes beaucoup plus avancés, malgré les habituels imprévus. Le Terre impériale devrait être mis en service d’ici quatre ans. — Des problèmes avec les ordinateurs, Vlad ? demanda Gerald Hatcher. — Permettez-moi de répondre, Colin. » Sir Frederick Amesbury, Anglais au physique maigre et nerveux, avait été l’un des chefs d’état-major aux côtés de Hatcher durant le siège. Entre-temps, il était devenu ministre du Génie cybernétique. MacIntyre lui signifia de poursuivre. « Les ordinateurs pilotes sont opérationnels depuis plus de deux ans, Gerald, et les calculs de Dahak se sont révélés exacts. L’incorporation de ce circuit logique achuultani à nos modèles énergétiques a augmenté la vitesse des opérations de cinq pour cent, et nous avons intégré une capacité de réaction accrue aux invites de commande non spécifiques dans le réseau logiciel. Ces cerveaux électroniques ne sont pas auto conscients, bien sûr, mais ils possèdent une capacité de décision autonome d’environ trente pour cent supérieure. Je pense que vous serez très satisfait des résultats. » Lawrence Jefferson intervint : « Excusez-moi, Sir Frederick, mais je n’y vois pas encore tout à fait clair. Je comprends pourquoi il faut éviter que Mère et Belle-Mère soient auto-conscientes, mais doit-on appliquer les mêmes restrictions à nos vaisseaux de guerre ? Si nous disposions de plus d’unités comme Dahak, notre flotte n’en deviendrait-elle pas bien plus efficace ? — Oui et non. Les bâtiments seraient sans doute plus performants, mais aussi plus dangereux. — Pour quelle raison ? — Vous permettez ? » D’un signe de tête, Amesbury accéda à la requête de Dahak. « Le problème, monsieur le vice-gouverneur, réside dans le fait que de tels vaisseaux disposeraient d’une puissance trop élevée pour notre sécurité. Comme vous le savez, le Quatrième Empirium n’était pas en mesure de fabriquer des machines totalement “éveillées” à l’époque de mon élaboration. Ma conscience s’est développée de façon accidentelle suite aux cinquante et un mille ans durant lesquels j’ai fonctionné sans surveillance, et, aujourd’hui encore, nous n’avons pas vraiment déterminé la cause de ce phénomène. » Les scientifiques du Quatrième Empire, en revanche, possédaient cette connaissance. Pourtant, ils ont décidé de ne pas l’utiliser, et cela pour des motivations qui, après mûre réflexion et à la lumière de faits que nous avons découverts mais qu’eux ignoraient forcément, semblent parfaitement valables. Réfléchissez : rien ne prouve que les intelligences cybernétiques soient immunes à la “folie”, et le Cerveau de guerre achuultani montre bien que l’ambition ne les laisse pas toutes insensibles. Si un planétoïde de classe Asgerd devenait “fou”, il pourrait infliger de terribles dégâts. De fait, la prudence dicterait de transférer mon propre cerveau électronique dans une machine moins dangereuse. — Dahak, soupira Colin, nous n’allons pas recommencer ! J’accepte tes arguments à l’encontre de la création de nouveaux ordinateurs autoconscients, mais, en ce qui te concerne, tu nous as largement prouvé ta loyauté ! — De plus, lâcha Vlad d’un ton pince-sans-rire, pourquoi l’éventualité que tu deviennes fou nous dérangerait-elle alors que notre cher empereur t’a déjà précédé dans cette voie ? Une vague de gloussements parcourut l’assemblée, mais MacIntyre ne suivit pas le mouvement : son esprit passait déjà au point suivant. Il regarda la ministre des Biosciences avec un pincement au cœur. À bien des égards, Isis Tudor aurait fait une meilleure conseillère que Cohanna… exception faite de son âge. Elle affichait beaucoup plus d’entregent que sa collègue, mais il éprouvait la sombre certitude que le projet Genèse constituerait non seulement l’accomplissement d’une vie pour la vieille femme, mais aussi son dernier. « Bien, je crois que nous parvenons au bout de cette réunion, mais, avant de conclure, Cohanna va prendre la parole. » Pendant un moment, la scientifique détailla ses mains avec une tristesse peu caractéristique, puis elle s’éclaircit la voix. « J’aurais voulu qu’Isis soit présente pour vous l’apprendre elle-même, mais son état ne lui permet pas de se déplacer. » Elle leva la tête. « J’ai le plaisir de vous annoncer que la première femelle narhani libre en soixante-dix-huit millions d’années est née ce matin à 2 h 34 GMT. » Des hoquets de surprise se firent entendre autour de la table. Cohanna sourit, les yeux embués de larmes. « Isis était présente. Elle a appelé l’enfant Ève. À première vue, elle est en parfaite santé. » Le timbre calme de Hatcher vint rompre un long silence. « Je n’ai jamais réellement cru que tu y parviendrais, ’Hanna. — Ce n’est pas moi, c’est Isis. » Après une nouvelle pause, Tchernikov reprit, toute trace de légèreté effacée de son discours. « Comment va-t-elle, ’Tanni ? — Guère bien, lâcha l’impériale avec chagrin. Icelle s’affaiblit rapidement tandis que père reste à ses côtés. Ne ressent aucune douleur, et vient de voir le travail d’une vie porter ses fruits. Nonobstant, je crains que ses jours ne soienct comptés. — J’en suis désolé. » Les rangs demeuraient muets. Le Russe balaya l’audience du regard avant de revenir à l’impératrice. « Veuillez lui communiquer à quel point nous sommes fiers d’elle… et lui transmettre notre affection. — N’y manquerai poinct. » Francine Hilgemann activa les dispositifs anti-espions puis dégagea la nouvelle bible de son paquet. Ses systèmes de sécurité n’avaient rien à envier à ceux de l’Empirium – étant donné qu’ils provenaient eux-mêmes de filières gouvernementales –, ce qui signifiait qu’elle se trouvait aussi à l’abri que possible des observateurs indiscrets. Elle respira le parfum riche de l’encre avec volupté tandis qu’elle ouvrait le volume. Elle avait toujours apprécié la beauté et éprouvait à la fois de l’amusement et de la satisfaction devant l’effet que les implants neuronaux informatiques avaient eu sur l’industrie de l’édition. L’homme avait redécouvert que les livres constituaient des trésors, pas une simple méthode pour transmettre des informations, et l’ouvrage qu’elle tenait dans les mains était un pur chef-d’œuvre de l’imprimerie. Elle le feuilleta, admirative, puis s’arrêta sur les Lamentations de Jérémie. Le papier extra-fin se détacha avec facilité, contrairement à la dernière fois, où un idiot, en utilisant de la colle, avait réussi à ruiner deux pages du Lévitique. Elle déplia les feuilles fragiles, attentive à ne pas les abîmer, et les éparpilla sur le sous-main. Les puces de données étaient plus petites et faciles à cacher. Elle et ses alliés le savaient très bien, mais ils savaient aussi que, de nos jours, peu de responsables de la sécurité auraient soupçonné l’emploi d’un procédé aussi archaïque que le message écrit. Plus personne ou presque ne cherchait de ce côté-là. Et une information qui n’avait jamais été contenue dans un réseau de stockage électronique ne pourrait pas être retracée par un certain ordinateur nommé Dahak. Elle sortit son guide de codification, transposa le message et le parcourut à deux reprises, avec lenteur, de façon à le mémoriser. Ensuite, elle brûla les feuilles, réduisit les cendres en poudre et se laissa aller en arrière pour méditer ces nouvelles. MacIntyre et son personnel étaient finalement prêts à entamer la construction de Belle-Mère, et elle partageait l’estimation de son complice : la station représenterait une terrible menace pour leurs projets à long terme. Toutefois, cette donnée pouvait changer. Avec un peu de chance et beaucoup de labeur, la « menace » allait se transformer en l’avantage qui leur permettrait de réussir le coup d’État le plus ambitieux de l’histoire de l’humanité. Elle se rongea l’ongle du pouce, pensive. Pour bien des raisons, elle aurait préféré frapper maintenant, mais il fallait attendre que les travaux soient beaucoup plus avancés. Pas terminés, mais en vue de l’être. Voilà qui fixait le calendrier, et elle commençait à comprendre en quoi cette terrible ogive gravitonique leur rendrait service. Un éclat de satisfaction traversa son regard tandis qu’elle mesurait les implications de ce constat. Ce serait leur incendie du Reichstag à eux, et les Narhani incarneraient la « menace interne » justifiant les « mesures de crise » que leur candidat à la Couronne invoquerait pour garantir l’achèvement et la programmation de Belle-Mère selon leurs plans. Mais c’était là une musique d’avenir. Pour l’heure, il fallait tenir compte de cette dernière nouvelle à propos des Narhani, qu’elle considéra avec la plus grande attention. Officiellement, Hilgemann assumait la simple fonction de secrétaire général du comité collégial des évêques de l’Église – mais au fond Staline lui-même n’avait-il pas occupé le « simple » poste de secrétaire général du comité central ? Sa tâche consisterait donc à apaiser l’anxiété de son troupeau lorsque l’information serait révélée au public. Toutefois, les Achuultani étaient considérés comme la progéniture de l’Antéchrist… C’est pourquoi, avec un peu de bonne volonté, ses propos censés calmer les brebis et leur assurer que les Narhani n’étaient pas de vrais Achuultani – sauf peut-être dans un sens purement technique, ce que de loyaux sujets de l’Empirium ne pouvaient en aucun cas imputer à leurs camarades citoyens alors que nul n’avait prouvé leur origine satanique – véhiculeraient le message opposé. Il suffirait d’y ajouter une lettre pastorale enflammée pour que le ferment anti-Narhani prenne en beauté. Une lettre rappelant aux fidèles leur devoir de prier afin que l’empereur les guide en ces jours difficiles. Entre-temps, elle ferait en sorte que les autres membres du troupeau apprennent la nouvelle sous une forme un peu moins réconfortante. Assis dans la chambre miteuse située en dessous de son église, le révérend Robert Stevens observait le regard choqué des femmes et des hommes rassemblés autour de lui. Il sentait leur horreur croître en même temps que la sienne tandis que les visages pâlissaient. « En êtes-vous certain, mon père ? demanda Alice Hughes d’une voix rauque. — Oui. » Sa voix aiguë et grinçante ne convenait ni aux prières ni aux sermons, mais Dieu lui avait confié une mission qui donnait leur juste perspective à ces problèmes si dérisoires. « Vous savez que je ne peux pas révéler l’identité de mon informateur… (à vrai dire, il ignorait la source ultime de ses renseignements, bien que ceux-ci se soient toujours avérés fiables) mais le fait est certain. — Que Dieu les pardonne ! murmura Tom Mason. Comment ont-ils pu aider les rejetons de l’antéchrist à se reproduire ? — Oh ! voyons, Tom ! » Yance Jackson grimaça et ses yeux verts flamboyèrent. « Nous connaissons la réponse à cette question depuis qu’ils ont commencé à cloner leurs chers “Narhani”. » Il prononça le nom comme un juron. « Ils ont cédé à la corruption. — Mais comment est-ce possible ? demanda Alice d’un ton hésitant. Ils ont combattu les Achuultani en qualité de champions de Dieu, tout de même ! Comment ont-ils pu en arriver là ? — C’est à cause de toute cette nouvelle technologie, grogna Jackson. Voyez-vous, la peur ne les a peut-être pas induits en tentation, mais la puissance, en revanche… Ils se sont érigés en dieux, rien de moins ! » Ce fut au tour de Stevens d’intervenir : « Je crois que Yance a raison, Alice : ils incarnaient jadis les chevaliers du Tout-Puissant, et Satan le savait aussi bien que nous. Il ne parvenait pas à les vaincre tant qu’ils endossaient Son armure, voilà pourquoi il s’est tourné vers la séduction, en vue de charmer là où il échouait à conquérir. Et ce document (il tapota les papiers contre la table installée devant eux) constitue la preuve qu’il a réussi. — Tout comme le nom qu’ils ont donné à ce démon, s’indigna Jackson, sévère. Ève ! Elle aurait dû s’appeler Lilith ! » Le pasteur approuva d’un signe de tête, attristé, mais un nouveau feu dévorait son regard. « L’empereur et son conseil ont sombré dans le mal (une certitude glaciale libéra sa voix de toute trace de chagrin), mais ceux qui craignent le Seigneur ne sont pas obligés d’obéir à des dirigeants maléfiques. » Il tendit les bras en direction des fidèles. Des mains s’élevèrent autour de lui, enlacées en un cercle de foi sous le bourdonnement de la lumière fluorescente. Stevens sentit leur croyance alimenter la sienne, l’affermir, lui inculquer une détermination à toute épreuve. « Le jour approche, mes frères et sœurs. Le jour du feu ardent, celui où le Seigneur en appellera à nous pour châtier les impies en Son nom. Et le moment venu, il nous faudra trouver la force d’accomplir Sa volonté. Car l’Apocalypse frappe à nos portes, et nous personnifions (ses yeux balayèrent l’audience, consumés par une flamme intérieure) le Glaive de Dieu ! » CHAPITRE SEPT La planète Marha, située à dix-sept minutes-lumière de Bia et de taille plus réduite que Mars, n’avait jamais payé de mine. Et la situation ne s’était pas améliorée quand le Quatrième Empirium en avait fait un site pour tester ses arsenaux. Pendant deux mille ans – jusqu’à ce que les ogives antimatière et gravitoniques rendent tout essai planétaire superflu –, des générations d’armes à fission, à fusion ou cinétiques avaient creusé et déchiré sa surface quasiment dépourvue d’air, la transformant en un désert torturé dont le relief imprévisible défiait toute logique. Voilà pourquoi les fusiliers impériaux aimaient ce monde. C’était un site idéal pour enseigner aux fantassins les subtilités de l’art de tuer l’ennemi, et les généraux Qian et MacMahan se réjouissaient de le partager avec les enseignes de l’amiral Robbins. Certes, les officiers de la Flotte ne se trouvaient pas souvent en situation de combat d’infanterie, mais il ne leur était pas toujours possible d’éviter ce genre d’affrontement, or le manque d’expérience constituait le meilleur moyen d’envoyer leurs troupes (surtout leurs fusiliers) au casse-pipe. En ce moment même, Robbins occupait le pont de commandement du transport Tanngnjost, où elle sirotait son café. Ses yeux bruns miroitaient devant les images retransmises par les scanners : le déploiement de sa classe de troisième année contre celle de terminale. Ce Sean était rusé comme un renard, songea-t-elle avec fierté. Il s’était ridiculisé à l’occasion de sa première parade, mais il avait survécu à l’incident puis était devenu premier de sa promotion en tactique – où il affichait aujourd’hui cinq points d’avance par rapport au reste des élèves. Il se montrait un peu trop audacieux à son goût, mais cela ne la surprenait guère, et les parents du jeune homme auraient adoré ce spectacle. D’un geste de la main, l’aspirant de troisième année MacIntyre ordonna une halte. Les membres du commando se jetèrent à terre, aussitôt engloutis par l’ombre dentelée et tortueuse des fortifications. Il les imita, hors d’haleine, en essayant de se rappeler à quel point cette manœuvre imaginée par ses soins était géniale. S’il réussissait son coup, il y aurait peut-être deux ou trois personnes pour lui donner raison ; s’il le ratait, on s’empresserait de pointer du doigt sa crétinerie. Il observa Sandy, plus inquiet qu’il n’aurait voulu l’admettre : assise sur le sol, elle avait l’air épuisée. Cette compagnie lui appartenait, bien sûr, et elle avait adoré son plan quand il le lui avait exposé, mais aujourd’hui la petite taille de la jeune fille n’en jouait pas moins en sa défaveur. Une personne augmentée pouvait très bien bouger à l’intérieur d’une armure de combat désactivée si ses servomoteurs étaient débloqués. La tâche impliquait un gros effort (surtout pour quelqu’un de la stature de Sandy) mais valait la peine selon les circonstances : une combinaison déconnectée n’émettait aucune signature énergétique et occultait même toute trace des implants du porteur. En d’autres termes, les hommes de MacIntyre jouissaient d’une invisibilité quasi totale. La seule vraie menace, c’était la détection visuelle, or il avait remarqué que, malgré l’importance que ses camarades prétendaient accorder aux systèmes optiques, ils dépendaient en fait de senseurs plus sophistiqués. Sean avait entrepris de le mentionner durant la critique du dernier exercice de terrain, mais il s’était vite rappelé qu’il serait lui-même responsable de la prochaine mission… et que l’académie ne décernait aucun prix pour la défaite. Il se hissa jusqu’en haut des remparts, décrocha le scanner passif de son harnachement, le plaça sur la crête de l’éminence et sourit en parcourant l’affichage. Onishi et son équipe avaient suivi la procédure militaire standard et se trouvaient donc exactement là où l’on pouvait s’y attendre, dissimulés au cœur du réseau de capteurs qui sécurisait leur QG de fortune. Mais ce que la procédure n’avait pas prévu, c’était le groupe d’intervention posté à tout juste un demi-kilomètre du site, bien à l’intérieur du périmètre de détection censé protéger l’adversaire. Un détachement prêt à décapiter la structure de commandement d’Onishi pour permettre ensuite à Tamman – qui, pour des raisons mystérieuses, avait toujours voulu devenir fusilier – de diriger l’assaut principal. Sean se laissa glisser le long du monticule puis, parvenu aux côtés de Sandy, pressa son casque contre le sien. Derrière la visière, il découvrit un visage sillonné de sueur et creusé par la fatigue, mais les yeux bruns de la jeune fille demeuraient vifs. Il sourit et lui tapa sur l’épaule. « On les a eus, Sandy ! » À travers le métal, la voix se transmit naturellement. La vibration de la com via torsion spatiale les aurait trahis. « Prépare les troupes ! » Elle acquiesça puis entama une série de signes de la main. Pour sa plus grande satisfaction, les membres de l’escouade s’exécutèrent aussitôt, rapides malgré le manque de « muscles » artificiels. Sean les laissa à leurs tâches et gravit à nouveau la pente pour vérifier une deuxième fois les coordonnées de la cible. Une attaque par saturation standard ferait l’affaire, songea-t-il avec jubilation. Il leva les yeux : l’armement lourd de Sandy était installé. Quant au reste des hommes, ils grimpaient le talus à ses côtés, les « pistolets à rafales d’énergie » prêts à l’emploi. C’était comme une partie de laser quest, estima-t-il avant de préparer ses implants à l’activation de son armure. Puis il enclencha la com pour la première fois en presque six heures. « Maintenant ! » ordonna-t-il. L’aspirant de quatrième année Onishi Shidehara fronça les sourcils tandis qu’il sortait de la fourgonnette pour s’étirer. Prince héritier ou pas, MacIntyre était un casse-cou, et les prudentes échauffourées rapportées par les avant-postes ne lui ressemblaient pas. Il ne s’agissait que de vulgaires accrochages, survenus de surcroît le long du vecteur de progression le plus logique. Le jeune militaire ne doutait pas une seconde qu’il flanquerait la pâtée à Sa Majesté impériale, mais il n’avait aperçu jusqu’ici que dix pour cent de l’armée adverse, ce qui indiquait que son ennemi avait une idée derrière la tête. Ces manœuvres raffinées plaisaient sans doute aux instructeurs, mais Onishi ne s’y trompait pas : seule la chance avait permis à MacIntyre de tenir si longtemps. Cette fois, il allait devoir employer les grands moyens, et… Un projectile souleva un nuage de poussière juste devant lui. En fait, des douzaines de projectiles tombaient sur sa position ! Il eut à peine le temps de s’alarmer que l’ennemi jaillissait déjà dans la lueur des « armes atomiques » et des « grenades à distorsion ». Il s’écroula sur le sol pulvérulent, stupéfait, tandis que le frémissement des commandes prioritaires déclenchées par les grenades incapacitantes bloquaient sa combinaison et neutralisaient sa com intégrée pour simuler un accident. Il tourna la tête, coincé dans sa carapace inerte, pour apercevoir les membres de son personnel de QG tomber les uns après les autres. Une deuxième salve d’inhibiteurs submergea le camp et paralysa une bonne partie des rares soldats qui avaient échappé au premier assaut. Enfin, une horde de silhouettes en armure surgit derrière les remparts puis dévala la pente tout en ouvrant le feu. Au total, l’opération avait duré moins de trente secondes. Onishi serra les dents lorsqu’un assiégeant bondit dans sa direction puis atterrit accroupi à ses côtés, un large sourire aux lèvres. « Et voilà ! » lâcha Sean MacIntyre d’un ton insupportable. Il avait fallu de longs mois à Horus pour réapprendre à sourire après la mort d’Isis, mais aujourd’hui il affichait un air des plus joviaux en pénétrant dans le bureau de Lawrence Jefferson. « Qu’y a-t-il de si drôle ? — Je reviens à l’instant de Birhat. Vous auriez dû entendre Colin et ’Tanni évoquer la dernière idée de génie de Dahak ! — Ah ? » Contrairement à la plupart de ses congénères, le vice-gouverneur préférait les bons vieux fauteuils pivotants. Son dossier craqua lorsqu’il se jeta en arrière. « Quelle “idée de génie” ? — Oh ! c’était une merveille ! Vous savez comme il est protecteur avec les enfants. » Jefferson hocha la tête ; la dévotion de l’IA à la famille impériale était légendaire. « Eh bien, leur croisière de fin d’études aura lieu d’ici quelques mois, et notre vieil ami a proposé qu’ils l’effectuent à son bord. » L’impérial éclata de rire, et son assistant fronça les sourcils. « Je ne vois pas le problème. Ils s’y trouveraient en parfaite sécurité, après tout. — C’était là son argument, mais l’empereur et sa femme ne veulent rien entendre, attitude que je comprends tout à fait. » Comme le second demeurait perplexe, Horus secoua la tête puis appuya la hanche contre son bureau. « Dahak est le vaisseau amiral de la garde impériale, n’est-ce pas ? Il n’appartient même pas à la Flotte. » Une fois encore, Lawrence acquiesça. Après avoir ressuscité l’escadrille de la garde impériale du Quatrième Empire, Colin MacIntyre en avait perdu quatre-vingt-quatorze pour cent durant la campagne de Zêta du Triangle. Seuls cinq bâtiments avaient survécu, et leurs réparations avaient exigé des années de travail, mais à présent ils étaient à nouveau en service. En outre, ils comportaient une différence essentielle avec le reste des planétoïdes du Cinquième Empirium : leurs ordinateurs n’abritaient pas les impératifs de priorité alpha qui obligeaient toutes les autres unités de la Spatiale à obéir à Mère, et non pas directement à l’empereur. Herdan le Magnifique, fondateur du Quatrième Empire, en avait voulu ainsi pour des raisons de sécurité ; en effet, la station orbitale ne pouvait pas obtempérer aux ordres d’un souverain destitué par l’Assemblée des nobles en application de la Constitution ou dont les agissements violaient la Charte universelle stockée dans sa mémoire. Voilà qui entravait la liberté de mouvement de tout monarque assoiffé de tyrannie. La garde impériale, en revanche, constituait la flottille personnelle de l’empereur, et ses unités n’étaient donc pas programmées pour se plier à la volonté de Mère. « Chaque enseigne de vaisseau effectue son voyage de promotion à bord d’un bâtiment de la Flotte de guerre. Par conséquent, quelle réaction pensez-vous que Colin susciterait en attribuant Dahak à ses enfants pour effectuer le trajet ? Pour commencer, leurs camarades en éprouveraient sans doute du ressentiment, mais, surtout, quel message cette décision transmettrait-elle aux jumeaux ? D’autant plus que le vieux planétoïde raffole de Sean et Harriet, et il trouverait probablement très difficile de les traiter comme n’importe quel autre aspirant ! — C’est vrai. » Le vice-gouverneur fit pivoter son siège de gauche à droite, tout en douceur, puis il sourit. « On a tendance à oublier qu’une impératrice et un empereur peuvent eux aussi éprouver le stress de la parentalité. Mais s’ils refusent d’utiliser Dahak, que proposent-ils à la place ? — Colin insistait pour déterminer les affectations par tirage au sort, mais cette satanée IA sait se montrer obstinée quand elle veut. » Les yeux d’Horus pétillèrent, et son vis-à-vis pouffa. Par le passé, il avait assisté à un épisode où le cerveau électronique s’était laissé aller à l’intransigeance, et il se rappelait encore l’expression hilarante de l’empereur. « Ils ont parlementé un moment pour finalement aboutir à un compromis. Le Terre impériale sera bientôt mis en service – les ingénieurs travaillent désormais à sa programmation finale –, et monsieur tête de mule a “suggéré” qu’on choisisse cette nouvelle unité. Il s’agira du vaisseau le plus récent et le plus puissant de la Spatiale. En outre, Dahak a supervisé chaque détail de sa conception : rien n’arrivera aux enfants à son bord. — Difficile de concevoir un danger capable de menacer un tel mastodonte, je vous l’accorde. De fait, je pense que c’est une excellente idée : avec tout le respect que je dois à Leurs Majestés, il vaut mieux ne prendre aucun risque avec les héritiers. — Voilà justement l’argument avancé par Dahak pour les convaincre. Et, entre nous soit dit, je suis bien content qu’il l’ait fait. » « Tenez. » Le père Al-Hana prit les puces de données que lui tendait son évêque, puis il fronça ses gros sourcils. « Nous avons à peu près deux semaines pour organiser cette opération, poursuivit Francine Hilgemann, mais ne prenez aucun risque. — D’accord. » Il glissa les documents électroniques dans sa poche, curieux d’en connaître le contenu. » À quel groupe faut-il les faire parvenir ? — Hum. » Elle baissa le regard vers son bureau, la mine concentrée, tandis qu’elle jouait avec la croix qui pendait sur sa poitrine. « Lequel se trouve le plus près de Seattle ? — Celui de Stevens, me semble-t-il. — Ah bon ? » Son sourire n’avait rien d’innocent. « C’est très bien. Depuis le temps qu’ils réclament une mission, nous devrions peut-être leur en confier une. Sont-ils prêts ? — Je dirais que oui. Le responsable des entraînements fournit des rapports très favorables à leur sujet. Et comme vous venez de le dire, ils n’attendent que ça. Dois-je les activer ? — Oui, ils feront très bien l’affaire. Mais si nous venions à échouer, les conséquences seraient désastreuses. Assurez-vous de la fiabilité de vos intermédiaires. N’hésitez pas à en changer s’il existe le moindre risque que quelqu’un remonte la filière jusqu’à nous. — Bien entendu. » Le père Al-Hana dissimulait sa surprise avec peine. Quelle qu’en soit la teneur, ce message revêtait une importance capitale. Vincente Cruz gara la navette de location devant la cabane et respira à pleins poumons tandis que le sas s’ouvrait. La technologie impériale avait depuis longtemps cicatrisé les pires blessures infligées par les bombardements achuultani. Même la température redevenait normale, et les terribles pluies qui s’étaient abattues sur la Terre après le siège ennemi avaient eu des conséquences salutaires : elles avaient débarrassé l’atmosphère de la pollution accumulée pendant des siècles. L’air de la montagne, pur comme du cristal, l’enchantait. Il savait que beaucoup de ses collègues programmeurs du Bureau des vaisseaux le tenaient pour fou parce qu’il préférait passer ses vacances ici plutôt qu’au cœur des paysages vierges de Birhat, mais Elena et lui avaient toujours adoré la chaîne des Cascades. Il sauta à terre pour décharger les provisions puis s’immobilisa, inquiet. Pourquoi les enfants n’étaient-ils pas encore venus lui donner un coup de main ? « Luis ! Consuela ! » Il n’y eut aucune réponse, et il haussa les épaules. Luis, qui était tombé amoureux de la pêche, avait sans doute convaincu sa sœur de s’y essayer aussi. Quant à sa femme, elle s’était probablement jointe au groupe, le bébé sous le bras, pour garder un œil sur les deux aventuriers. Cruz empoigna une double cargaison de sacs – geste dénué de difficulté pour une paire de bras intégralement augmentés – et monta les escaliers qui menaient au porche. Il peina quelque peu à ouvrir la porte, mais finit par y parvenir et pénétra dans la cahute avant de refermer derrière lui d’un coup de talon. En chemin vers la cuisine, il se figea. Un homme et une femme étaient assis en face de la cheminée, le visage occulté par des masques de ski. Tout à coup, alors que son regard était encore posé sur eux, il grogna de douleur et s’effondra. Les briques de lait vinrent éclater à ses côtés comme des bombes, le trempant de la tête aux pieds, mais il remarqua à peine l’incident. Il ne voyait qu’une cause possible à sa paralysie soudaine : un rayon inhibiteur. Quelqu’un avait tiré sur lui par-derrière ! Il essaya de se débattre, désespéré, mais l’arme de police avait bloqué tous ses implants neuronaux – même sa com ne répondait plus. Il ne pouvait ni bouger ni appeler de l’aide. La panique le gagna. Sa famille ! Où se trouvait sa famille ? L’homme installé près de l’âtre se leva et le retourna sur le dos de la pointe du pied. Vincente aperçut la face masquée, trop tétanisé par le sort incertain des siens pour éprouver aucune peur pour lui-même. L’individu s’agenouilla et appuya le canon d’un automatique démodé contre la base de sa gorge. « Bonjour, monsieur Cruz. » Devant la menace, la victime ignora le timbre aigu et désagréable de la voix. « Nous avons un travail à vous confier. — Qui… qui êtes-vous ? » L’énergie déployée pour prononcer ces quelques mots épuisa le pauvre homme, car le champ de capture maintenait son emprise. « Où sont mes… — La ferme ! » Le cri parvint à ses oreilles comme un coup de fouet. La pression de l’arme contre sa glotte s’accentua, et Vincente déglutit, plus effrayé pour ses proches que jamais. « Voilà qui est mieux. Votre femme et vos enfants demeureront en notre compagnie tant que vous n’aurez pas fait exactement ce que nous vous demandons. » Vincente se passa la langue sur les lèvres puis demanda d’un ton rauque : « Que voulez-vous ? — Vous êtes programmeur de haut niveau dans le cadre du projet Terre impériale. » Malgré sa terreur, il éprouva de la surprise. Son travail était classé confidentiel, à tel point que même Elena ignorait en quoi il consistait au juste. Comment ces gens avaient-ils… ? « Inutile de nier, monsieur Cruz : nous savons tout de vous. Nous exigeons que vous ajoutiez ceci (le ravisseur agita une puce de données devant les yeux de l’informaticien) aux programmes fondamentaux du vaisseau. — Je… c’est impossible ! Le dispositif de sécurité est trop performant ! — Vous possédez des clés d’accès, et puis, avec votre intelligence, vous trouverez bien un moyen. Dans le cas contraire… » Le haussement d’épaules de l’homme lui fit l’effet d’un coup de poignard au cœur. Vincente détailla son regard à travers les fentes du masque, et sa froideur balaya tout faux espoir. Cet homme n’hésiterait pas à l’écraser comme un vulgaire cafard… et il détenait sa famille. « Très bien. » L’intrus laissa tomber la puce sur la poitrine de Cruz et se redressa. « Nous ne désirons en aucun cas faire du mal à des femmes ou à des enfants, mais la volonté du Seigneur doit être accomplie. À présent, vous êtes Son instrument. Prenez garde : si vous échouez, nous les tuerons. Me suis-je bien fait comprendre ? — Oui, murmura Vincente. — Parfait. Et n’oubliez pas : nous savions où vous trouver, nous connaissions le nom du bâtiment sur lequel vous travaillez et nous suivons de près vos moindres agissements. Songez-y bien, car si vous êtes assez stupide pour parler à quiconque de cette affaire, votre écart de conduite ne nous échappera pas. » L’homme au masque recula avant de se diriger vers la porte, suivi de la femme qui l’accompagnait tout à l’heure et d’un deuxième acolyte – un type de haute stature et large d’épaules qui tenait dans ses mains un pistolet paralysant. Cruz les regarda s’éloigner, impuissant. « Exécutez nos ordres et votre famille vous sera rendue indemne. Désobéissez et vous ignorerez jusqu’à l’emplacement de leur tombe. » Le chef du groupe fit un signe de tête à son bras droit. Soudain, le champ de capture atteignit sa puissance maximale, et Vincente hurla de douleur avant de sombrer dans l’inconscience. CHAPITRE HUIT Le commandant Algys McNeal était assis sur le pont de commandement. D’un œil, il observait ses officiers de passerelle ; de l’autre, il scrutait l’hologramme à ses côtés. Physiquement, l’amiral Hatcher se trouvait à plusieurs centaines de milliers de kilomètres de distance, mais la com via torsion spatiale leur permettait de maintenir la conversation sans aucune interruption. Non pas que McNeal en éprouvât de la reconnaissance : commander le vaisseau de guerre le plus puissant de la Flotte à l’occasion de sa première croisière constituait une tâche accaparante en soi ; avoir les deux héritiers de la Couronne à son bord rendait l’exercice encore plus ardu ; et voilà qu’en plus il devait supporter la présence du chef des opérations navales, planté à deux pas de lui, les mâchoires serrées, pour assister au départ du Terre impériale ! « … puis parcourez le système de Thegran en son entier, recommandait Hatcher. — À vos ordres, amiral », répondit le commandant tout en regardant Son Altesse impériale, l’enseigne Sean MacIntyre, qui effectuait les derniers contrôles à l’astronavigation. De toute évidence, le prince aurait préféré une affectation au système informatique de combat, mais il se montrait déjà fort compétent en qualité de tacticien. Il en apprendrait bien davantage comme assistant à ce poste-ci. Et, à ce jour, le jeune homme avait gardé sa bonne humeur malgré une rude déception, ce dont le capitaine de vaisseau se réjouissait (tout en espérant que cette attitude perdure). « Et n’oubliez pas de rapporter du fromage vert de Triam IV. — À vos ordres, amiral », répéta McNeal de façon mécanique, puis il fronça les sourcils avant de se tourner vers son supérieur, qui le gratifia d’un sourire. Le subordonné lui rendit la pareille, le visage détendu en une expression ironique. « Veuillez m’excuser, amiral, j’étais un peu distrait. — Vous n’avez pas à vous excuser, Algys. Je ne devrais pas vous encombrer en un pareil moment. » Il haussa les épaules puis reprit : « C’est sans doute l’excitation – ce nouveau bâtiment est une merveille ! – ainsi que la frustration d’être bloqué ici, à Bia. — Je comprends. En outre, vous ne m’encombrez pas le moins du monde. — Tu parles ! Bonne chance, commandant ! — Merci. » McNeal tâcha de masquer son soulagement, mais une lueur de malice traversa le regard de Gerald, qui lui adressa un salut des plus informels avant de disparaître. L’astronavigatrice, le capitaine You, émergea de sa neuroconnexion et leva les yeux vers McNeal. « Parés au départ, commandant, annonça-t-elle. — Parfait. En avant toute. — À vos ordres, commandant ! » La planète Birhat, énorme gemme aux reflets de saphir et d’émeraude, commença à rétrécir sur l’affichage tandis qu’ils s’élançaient à la modeste vitesse de o,3 c. Les officiers du bâtiment, trop occupés pour le moment, ne remarquèrent pas la brève transmission via torsion spatiale en provenance du planétoïde Dahak. Une transmission qui ne leur était de toute façon pas destinée : l’IA « murmura » un instant à l’oreille de l’ordinateur central du Terre impériale, puis mit fin à la communication aussi discrètement qu’elle l’avait entamée. « Ils sont partis, déclara l’hologramme de Hatcher à l’adresse de Colin. Ils vont débarquer une douzaine d’équipes de travail à Urahan, puis ils poursuivront en direction du système de Thegran en vue de l’explorer. » L’empereur esquissa un geste d’approbation mais se tut, car il se concentrait sur les neurocapteurs qu’il avait connectés aux scanners de Mère. Pour passer en régime supraluminique, le nouveau planétoïde devait se trouver à au moins douze minutes-lumière de Bia, et il demeura assis en silence pendant les dix longues minutes que le vaisseau mit à atteindre le seuil de l’hyperespace. Puis l’unité se volatilisa enfin, aussi furtive qu’une bulle de savon. L’empereur soupira. « Bon Dieu, Gerald, comme j’aimerais me trouver avec eux ! — Tout se passera bien, ne t’en fais pas. De plus, il faut bien qu’ils volent un jour de leurs propres ailes, non ? — Je ne faisais pas référence à ça, expliqua MacIntyre avec un sourire en coin. Je ne suis pas inquiet, mais bel et bien jaloux. Ils sont si jeunes ! Ils débutent à peine dans la vie et sont convaincus que la Galaxie entière leur appartient… — Ouais. Je me rappelle ce que j’ai éprouvé quand Jennifer a effectué sa croisière de promotion. Elle était mignonne comme un cœur – bien qu’elle m’eût tué si je le lui avais dit ! » Colin éclata de rire. La fille aînée de Hatcher était rattachée au ministère de la Reconstruction de Geb, avec déjà trois inspections de système à son actif et une promotion au rang de lieutenant de vaisseau de première classe prévue pour bientôt. « J’imagine qu’à leurs débuts tous les grands personnages se croient invincibles face aux nombreuses menaces de l’univers. Mais sais-tu ce qui m’effraie le plus ? — Quoi ? demanda Hatcher. — Le fait qu’ils ont peut-être raison. » L’aéro de la police de la circulation fendait l’air nocturne de l’État de Washington à Mach 12. Une telle vitesse frisait les limites du tolérable à l’intérieur de l’atmosphère – même pour un moteur gravitonique –, mais l’accident s’annonçait terrible. Les traits tendus, le pilote se concentrait sur le trajet tandis que son partenaire poussait les scanners au maximum. Une mise à jour arriva en provenance de la centrale de contrôle des vols, et l’officier chargé des systèmes électroniques lâcha un juron. Bon Dieu ! Une famille entière – cinq personnes, dont trois enfants ! Depuis l’avènement de la technologie impériale, les collisions étaient rares, mais souvent mortelles. L’homme pria pour que ce soit une exception. Il se retourna vers les senseurs tandis que le véhicule parvenait en vue du lieu de la catastrophe, puis il se pencha en avant, comme pour forcer l’affichage à lui montrer ce qu’il voulait voir. Sans résultat. Il retomba en arrière dans sa couchette. « Tu peux ralentir, Jacques », lâcha-t-il d’une voix triste. Le pilote posa son regard sur lui et secoua la tête. « Il ne reste plus qu’un cratère. Un énorme cratère. Ils ont dû s’écraser à plus de Mach 5… et je ne capte aucun signe de vie. — Merde », maugréa le sergent Jacques Dumont tout en douceur, puis il réduisit la vitesse effrénée de l’appareil. Les divers types de projection holographique d’un vaisseau en mouvement avaient toujours fasciné Sean, d’autant plus qu’il savait à quel point ce spectacle ressemblait peu à ce qu’on aurait dû voir normalement. Sous régime Enchanach, par exemple, un bâtiment couvrait les distances à huit cent cinquante fois la vitesse de la lumière – du moins avec les moteurs de dernière génération –, mais, dans les faits, il ne « bougeait » pas d’un pouce, se contentant de disparaître en un lieu donné pour réapparaître ailleurs. Si le réacteur créait ses masses de gravité en moins d’une femtoseconde, le cycle complet effectué dans l’espace normal entre deux transpositions durait quant à lui pas loin d’un billionième de seconde. L’intervalle était imperceptible, et on ne déplorait aucune déformation de la vision due à l’effet Doppler-Fizeau – vu que, pendant ces laps de temps infimes, le vaisseau demeurait bel et bien immobile –, mais l’œil humain ne pouvait en aucun cas distinguer les divers stimuli visuels alors que son point d’observation variait de deux cent cinquante-quatre millions de kilomètres par seconde. Voilà pourquoi les ordinateurs généraient une image artificielle, une sorte d’aperçu tachyonique de l’univers, une projection majestueuse qui transformait la passerelle en une plateforme panoramique de trois cent soixante degrés. Dans cette vaste fresque qui s’offrait au regard, le mouvement des étoiles les plus proches était perceptible, ce qui donnait au spectateur la sensation rassurante d’évoluer au sein d’un espace intelligible. Les vitesses subluminiques, pour leur part, confrontaient les systèmes d’imagerie informatique à des paramètres bien différents. La propulsion gravitonique du Cinquième Empirium tolérait une infravitesse maximale d’un peu plus de o,7 c (un missile pouvait atteindre jusqu’à o,8 c, mais, au-delà, le moteur perdait son verrouillage de phase et courait tout droit vers la catastrophe) et opposait une résistance à la masse ainsi qu’à l’inertie. Cette propriété conférait une maniabilité quasi illimitée aux unités de la Spatiale et leur permettait d’atteindre un pic de vélocité très rapidement – non pas instantanément, car c’était la masse d’un bâtiment qui déterminait les courbes de rendement de son turbopropulseur – sans pour autant réduire leurs équipages en pâtée. Toutefois, contrairement à leurs homologues de type Enchanach, les vaisseaux infraluminiques se déplaçaient relativement à l’univers et devaient donc se soucier de… relativité. À leur bord, des phénomènes tels que la dilatation temporelle et l’effet Doppler prenaient toute leur importance. À l’œil nu, les étoiles situées en aval du trajet avaient tendance à s’estomper derrière la limite supérieure du spectre visible, alors que celles qui se trouvaient en amont subissaient un décalage vers le rouge au-delà du seuil inférieur de ce même spectre. La beauté inquiétante de ce spectacle séduisait Sean. Jadis, pendant les vols d’entraînement, il se régalait à chaque fois que ses instructeurs le laissaient désactiver l’imagerie de l’holovisualiseur pour apprécier la « courbure des étoiles ». Malheureusement, ce mode de projection ne brillait pas par son utilité, et les ordinateurs ainsi que les hyperscanners via torsion spatiale reprenaient vite du service afin de rétablir le défilement artificiel. Et puis il y avait le dernier cas de figure. Le Terre impériale, comme tous les planétoïdes de la Flotte, possédait trois systèmes de propulsion bien distincts : subluminique, Enchanach et hyper. Dans cette dernière catégorie, sa vitesse maximale dépassait les 3.200 c. Cependant, « hyperespace » se voulait davantage un terme pratique pour désigner une réalité au-delà de l’entendement humain qu’une description précise : le phénomène consistait en une juxtaposition de « fréquences » – dans les faits, une série entière d’espaces tout à fait différents – dont les marées énergétiques bouillonnantes s’avéraient fatales pour tout objet situé en dehors d’un champ moteur. Même avec la technologie impériale, des yeux humains éprouvaient une sorte de… malaise face à ce néant gris et gluant. Une sensation de vertige s’ensuivait aussitôt, et toute exposition prolongée entraînait des conséquences plus graves allant jusqu’à la folie. Toute unité impériale plongée dans l’espace normal (n) détectait sans problème la signature des bâtiments en hyper (h) ; ces derniers, en revanche, souffraient d’une totale cécité : ils ne « voyaient » ni à l’intérieur de n ni à travers h, et leur affichage restait par conséquent vierge. Plus précisément, il montrait d’autres images. À bord du Terre impériale, le commandant McNeal affectionnait les holoprojections des côtes de sa Galway natale, mais le choix revenait toujours à celle ou celui qui était de quart. Le capitaine You, par exemple, optait pour d’abstraites et relaxantes sculptures de lumière, alors que Susulov, le second du vaisseau, préférait des scènes de rue tournées à Jérusalem. La seule constante, c’étaient les chiffres holographiques suspendus au-dessus de la station d’astronavigation : un compte à rebours écarlate qui indiquait le temps restant avant l’émergence du planétoïde aux coordonnées programmées. En ce moment, le prince était assis aux côtés du capitaine You et observait le coucher de soleil sur la baie de Galway. Le commandant, lui, attendait le déferlement de son vaisseau dans le système urahanien, situé à douze jours – et plus d’une centaine d’années-lumière – de Bia. Ils réintégrèrent l’univers des humains à soixante-trois minutes-lumière de l’étoile F3. Le système d’Urahan n’avait jamais abrité de base impériale, mais une unité de reconnaissance y avait trouvé une quantité surprenante de planétoïdes en orbite lointaine autour de l’astre central. Les raisons de cette présence étaient devenues très claires lorsque l’équipe d’exploration avait réactivé les premiers ordinateurs de ces épaves. Les planètes du système étaient depuis toujours désertes, c’est pourquoi les vaisseaux stellaires touchés par le neurovirus n’avaient présenté aucune menace pour le secteur. Quand le nombre de bâtiments contaminés et de cas d’infection avérée s’était mis à grimper, les officiers avaient mené leurs équipages vers Urahan ou d’autres systèmes inhabités pour y stationner. Puis ils avaient tous succombé. La baie de Galway s’effaça pour céder la place à un cortège de sphères géantes à la dérive, dont l’acier de combat offrait un pâle reflet des rayons d’Urahan. L’héritier tressaillit, à la vue des six parasites du Terre qui traversaient l’espace d’affichage. Ils acheminaient quarante mille passagers vers les transports et les vaisseaux de réparation du ministère de la Reconstruction qui occupaient la surface des coques mortes. Depuis tout petit, Sean MacIntyre savait très bien ce qui avait englouti le Quatrième Empire. Il avait vu les bâtiments ramenés à Bia, lu des textes à propos du désastre, étudié le problème de long en large et écrit des dissertations à ce sujet pour l’académie. Il n’ignorait rien de l’arme biologique… mais aujourd’hui, pour la première fois de son existence, il appréhendait l’idée dans toute son ampleur. Ces structures inanimées étaient on ne peut plus réelles, et chacune d’entre elles avait jadis accueilli deux cent mille individus arborant le même uniforme que lui. Des personnes en chair et en os, mortes pour avoir tenté de porter secours à des planètes peuplées de milliards d’autres êtres humains non moins réels. Des hommes et des femmes qui, comprenant que la maladie les avait atteints eux aussi, étaient venus s’éteindre ici plutôt que de partir en quête d’assistance et mettre ainsi d’autres vies en danger. Le virus avait fini par se résorber, mais les planétoïdes, eux, avaient survécu aux millénaires poussiéreux et attendu jusqu’à ce jour. À présent, l’être humain revenait enfin, soucieux de récupérer son bien, prêt à faire acte d’introspection face à la folie criminelle qui avait décimé ces nombreux équipages… et face au courage dont ils avaient fait preuve dans les derniers moments. Posté devant l’holovisualiseur, Sean MacIntyre compara sa propre condition à celle de ces millions de militaires décédés il y avait si longtemps, et le jeune homme en lui espéra de tout cœur que le commandant McNeal mettrait bientôt le cap sur Thegran. Le capitaine You Lin, qui avait déjà visité le système d’Urahan par le passé, observait son enseigne tandis qu’ils émergeaient de l’hyperespace. Il n’aurait pas été convenable de l’admettre, mais elle aimait bien l’aspirant de quatrième année MacIntyre. Prince héritier ou pas, il travaillait dur, se montrait consciencieux et faisait preuve d’une politesse indéfectible. Mais elle s’était toujours demandé comment un jeune homme si joyeux et extraverti réagirait à ce spectacle de désolation. Elle remarqua son regard tourmenté et ajouta ce détail aux autres notes mentales qu’elle était en train de prendre dans le cadre de son évaluation. C’était intéressant, songea-t-elle. Selon toute vraisemblance, il éprouvait le même sentiment qu’elle. Le Terre impériale évalua ses options dès que les coordonnées du prochain bond en hyper lui furent transmises. L’IA du bâtiment – Infomatrix – ne jouissait pas d’auto-conscience, mais s’approchait davantage de cet état que les ordinateurs centraux d’unités plus anciennes de la Flotte. De fait, elle manifestait bien plus d’intelligence que Dahak lorsqu’il avait atteint l’orbite terrestre pour la première fois. Néanmoins, elle éprouvait quelques difficultés à concilier les deux séries d’impératifs de type alpha avec lesquelles elle devait maintenant composer et dont l’ensemble de son équipage ignorait l’existence. En temps normal, elle aurait demandé de l’aide, mais les commandes en question avaient un caractère absolument prioritaire, alors que les directives qui l’incitaient à réclamer une assistance humaine, elles, ne revêtaient pas ce statut. Tout simplement parce que de telles mesures avaient paru inutiles aux programmeurs. Seulement voilà, aujourd’hui, une des consignes de Vincente Cruz interdisait au cerveau électronique toute discussion de ses autres ordres avec les officiers de passerelle. En d’autres termes, Infomatrix devait se débrouiller tout seul pour trouver une conduite propre à satisfaire les deux séries d’impératifs. Ce qu’il fit. Assis sur la rive du lac, dans le parc, Sean faisait ricocher des pierres sur l’eau. Avec un bras augmenté, on pouvait lancer un objet très loin, et il regarda le projectile disparaître dans la brume après avoir provoqué bon nombre de clapotis sur son trajet. Un champ de force à faible intensité émis par ses implants le protégeait de la pluie. Derrière lui, des bruits de pas sur le gravier mouillé attirèrent son attention, mais il décoda les signatures neuronales sans se retourner. « Salut, la compagnie. Que me dites-vous de ce beau temps concocté par le capitaine Godard ? » Il se leva puis fit face à ses amis, un grand sourire aux lèvres. C’était la première fois qu’ils étaient tous de permission au même moment depuis leur départ d’Urahan, et voilà que, ce jour précis, l’officier responsable de la logistique du Terre décidait que les zones de verdure avaient besoin d’une bonne averse. Leur supérieur était un chouette type, c’est pourquoi MacIntyre ne pensait pas qu’il l’eût fait exprès. « Pour ma part, j’aime bien. » Brashan gagna le bord de l’eau au trot et s’enfonça dans les flots jusqu’au ventre. Contrairement à ses camarades humains, il portait son uniforme, mais l’habit militaire narhani ne consistait qu’en un harnais destiné à maintenir les étuis qui pendaient à son ceinturon ainsi qu’à arborer l’insigne de grade. Comme souvent, Sean éprouva une pointe d’envie : le centaure passait certes plus de temps à lustrer le cuir et le métal de sa tenue, mais il ne lui avait jamais fallu traquer des taches sur un pantalon. « Cela me rappelle le printemps sur Narhan. » Il se replia jusqu’à ne plus montrer que ses épaules puis déploya l’éventail de sa collerette crânienne avec béatitude. « Bien entendu, l’air demeure trop diffus pour moi, mais j’apprécie ce climat. — Eh bien pas moi. » Tamman envoya valser ses chaussures, se percha sur l’un des flotteurs d’un trimaran amarré à la berge et laissa pendre ses pieds dans l’eau. « Je me passerais volontiers de cette bruine. — Moi aussi », renchérit le prince sans être certain de vraiment le penser. L’humidité accentuait le parfum de la vie et de la végétation, et il avait réglé ses amplificateurs sensoriels au maximum pour mieux apprécier ces fragrances terreuses. « Tu tiens toujours à faire du bateau ? demanda Sandy. — Peut-être. » Il jeta une nouvelle pierre dans le brouillard. « J’ai consulté l’agenda météorologique : le “ciel” devrait se dégager d’ici une heure environ. — Alors j’attendrai jusque-là », déclara Harriet. Son frère saisit un autre caillou. « O. K. En attendant, nous pourrions aller au centre sportif numéro sept. » Tamman secoua la tête. « Non merci. J’ai jeté un coup d’œil à l’intérieur, en chemin : le lieutenant Williams y organise un nouveau tournoi de combat à mains nues selon son système de “participation volontaire”. — Beurk ! » Le jeune MacIntyre catapulta son caillou avec une grimace. Ses amis humains et lui-même jouaient et s’entraînaient avec les dispositifs d’exercice télécommandés de Dahak depuis qu’ils savaient marcher. C’étaient plus ou moins les seuls de l’équipage qui, bien qu’inférieurs en rang à Williams, étaient capables de lui donner du fil à retordre, mais leur supérieur persistait à inventer des mouvements sournois (et douloureux) à chaque fois qu’ils le mettaient dans une position délicate. « Je ne te le fais pas dire ! » opina Sandy. Elle était agile et vive comme l’éclair, même en comparaison d’autres individus améliorés, mais sa petite taille constituait un sérieux désavantage sur le tapis de combat. « Bon, eh bien, allons-y », soupira Harriet, puis elle se dirigea vers l’embarcation et entreprit de défaire les housses qui protégeaient les voiles. Son jumeau pouffa avant de grimper à bord pour lui donner un coup de main. Au cœur du vaisseau, Infomatrix vérifiait en silence l’ensemble de ses fonctions. Il contrôlait, ajustait puis rapportait chaque étape de son travail à ses maîtres humains. Le bâtiment était un peu plus grand qu’un planétoïde de classe Asgerd, mais il transportait beaucoup moins de passagers, avant tout parce que ses parasites subluminiques – bien que plus volumineux et puissants que leurs prédécesseurs – étaient conçus pour des équipages plus réduits. En son temps, le Nergal d’Horus avait requis trois cents matelots et officiers pour bien fonctionner, et même les unités de guerre infraluminiques du Quatrième Empire en exigeaient plus de cent. Grâce à leurs ordinateurs mis au point par Dahak, les annexes du Terre impériale tournaient avec un personnel de base de seulement trente individus, et ce chiffre même découlait d’une nécessité davantage sociale que militaire. Malgré tout, les effectifs du vaisseau s’élevaient à plus de quatre-vingt mille personnes. Chacune bénéficiait d’un entraînement de haut niveau et savait répondre aux situations d’urgence, mais, de la première à la dernière, elles dépendaient des informations fournies par leurs ordinateurs et partaient du principe qu’Infomatrix exécutait leurs ordres au pied de la lettre. Des ingénieurs qui veillaient au tourbillon énergétique rugissant de l’hyperextracteur nucléaire jusqu’aux chargés de la logistique qui entretenaient les zones de parc et les systèmes de survie, ils opéraient tous en une fusion intime avec leurs assistants cybernétiques, interconnectés au travers de leurs neuroimplants. Divers logiciels d’autodiagnostic examinaient en continu le moindre aspect de ces opérations informatiques, attentifs aux éventuels dysfonctionnements. Les êtres humains, eux, montaient la garde et surveillaient les écrans – qui, à ce moment précis, leur affirmaient que tout marchait à merveille – tandis que l’énorme sphère déchirait l’hyperespace. En réalité, il y avait un problème, car personne au sein de l’équipage ne connaissait l’existence des commandes prioritaires de type alpha qu’un programmeur désormais mort – ainsi que toute sa famille – avait insérées dans Infomatrix. Et, par conséquent, nul ne savait que le cerveau électronique était devenu un traître. Sandy MacMahan traversa le compartiment frais et caverneux en direction du flanc rutilant du vaisseau subluminique Israël. Le sas du personnel numéro six était ouvert. Elle s’engagea sur la rampe, interloquée par l’absence du capitaine Jury. Elle jeta un coup d’œil à l’intérieur de l’appareil et cligna des yeux, surprise. « Sean ? Que fais-tu ici ? — Je pourrais te poser la même question. J’ai reçu un message du capitaine Jury m’enjoignant de venir ici pour un exercice de dernière minute. — Moi aussi. » Elle fronça les sourcils. « Elle m’a tirée du plumard. — Quel dommage ! Toi qui as tant besoin de sommeil pour te refaire une beauté. — Au moins, chez moi, ça opère, monsieur tarin crochu ! » Il sourit et caressa son nez, comme pour confirmer qu’elle avait frappé juste. « Mais pour en revenir à nos moutons, reprit la jeune fille, où se trouve notre supérieure ? — Aucune idée. Allons voir sur le pont de commandement. » Elle acquiesça d’un signe de tête, puis ils pénétrèrent à l’intérieur du puits de transfert. Le dispositif gravitonique les avala et… le panneau d’accès se referma en silence derrière eux. Les deux aspirants sortirent du conduit au niveau de la passerelle principale, où une nouvelle surprise les attendait : Harriet, Tamman et Brashan se trouvaient là, et ils affichaient des mines tout aussi étonnées qu’eux. Pendant un moment, les questions fusèrent de façon chaotique, puis le prince leva une main. « Holà ! on se calme ! Sandy et moi avons été convoqués par le capitaine Jury pour un entraînement imprévu à bord de ce parasite. Et vous ? — Même topo, lâcha Harriet. C’est à n’y rien comprendre : pendant mon dernier quart, j’ai déjà passé deux bonnes heures dans le simulateur. — Ouais, intervint Tamman, et vu que nous sommes tous déjà là, où se trouve Jury ? — Nous devrions peut-être le lui demander. » Sean brancha ses neuroémetteurs au réseau interne de com du vaisseau… puis il écarquilla les yeux : le système venait de l’éjecter, phénomène qui ne s’était jamais produit jusqu’ici. Il réfléchit un instant avant de hausser les épaules. Conformément à la procédure, il fallait éviter toute communication via torsion spatiale à bord du planétoïde, mais l’événement n’en était pas moins bizarre. Le jeune MacIntyre activa sa com intégrée. Ou plutôt, il essaya de le faire. « Merde ! » Il releva la tête et vit les autres qui le contemplaient. « Je n’arrive pas à entrer dans la toile de transmissions… ni à émettre via mes propres implants ! » Sandy le fixa, bouche bée, puis tenta à son tour de joindre le capitaine. Rien ne se produisit. Déconcertée, elle laissa paraître une légère lueur d’incertitude dans son regard. Ce n’était pas de la peur – pas encore –, mais cette attitude, rare chez la jeune fille, troubla le prince. « Aucun résultat non plus. — Je n’aime pas ça du tout », murmura Tamman. Harriet acquiesça tandis que Brashan se levait pour gagner le sas de transit. « Il faut que nous en ayons le cœur net, car… — Avertissement, l’interrompit une voix féminine très calme. Décollage du parasite dans trois minutes. Gagnez les stations de lancement. » Sean se tourna d’un coup sec vers la console de commande. Les stations de lancement ? Déclencher un parasite en plein hyperespace revenait à détruire à la fois l’appareil auxiliaire et le vaisseau mère. N’importe quel crétin savait cela ! Et pourtant les panneaux s’allumaient… Il serra les mâchoires quand le compte à rebours commença. « Mon Dieu ! » murmura sa jumelle tandis qu’il tentait déjà de se neuroconnecter à la console. Son visage pâlit : une fois encore, l’accès lui avait été refusé. « Ordinateur : contrainte d’urgence en mode vocal ! Annulez la séquence de lancement ! » Rien ne se passa. Derrière lui, la voix crispée de Brashan lui annonça une autre mauvaise nouvelle : « Le puits de transfert est fermé. — Nom d’un chien ! » Désormais, il leur faudrait plus de cinq minutes pour atteindre la sortie la plus proche. « Il reste deux minutes, indiqua le timbre doux. Lancement du parasite dans deux minutes. Gagnez les stations de lancement. — Qu’est-ce qu’on fait, Sean ? » demanda Tamman d’un ton dur. Le jeune homme se frotta le visage des mains puis se secoua. « À vos postes ! Essayez de pénétrer le système afin d’interrompre le processus, ou ce foutu cerveau électronique va tous nous tuer ! » Le capitaine You était de garde depuis deux heures. Comme la plupart des quarts effectués en hyperespace, celui-ci engendrait l’ennui. Elle était concentrée sur les sculptures lumineuses – ces formes élégantes qui se modifiaient avec lenteur –, c’est pourquoi il lui fallut quelques secondes pour remarquer les étranges relevés en provenance du secteur de lancement quarante et un. Elle se redressa dans sa couche, les yeux grands ouverts. Un cycle de déclenchement avait été activé ! En tant qu’officier, elle jouissait d’une grande expérience. Elle blêmit en songeant à ce qu’une brèche dans le champ du réacteur infligerait à son vaisseau alors qu’il se trouvait en hyper, mais ne paniqua pas. Elle transmit aussitôt une commande d’invalidation au réseau d’Infomatrix. Celui-ci lui répondit, mais la procédure persista. Elle plongea ses neuroémetteurs dans un dispositif de secours et tenta un forçage en mode manuel. Le compte à rebours se poursuivit. Livide, elle entreprit d’enclencher les circuits d’alarme mais, là encore… n’obtint aucun résultat ! Comme l’heure tournait, elle prit la dernière mesure d’urgence envisageable : ordonner la désactivation immédiate et complète d’Infomatrix. Ce dernier l’ignora. Bientôt, ce fut trop tard. Le Terre impériale déferla dans l’espace normal sans avertissement aucun. En temps ordinaire, il n’aurait pas dû être capable d’effectuer une telle manœuvre : un bâtiment plongé dans l’hyperespace y restait tant qu’il n’avait pas atteint les coordonnées préprogrammées, ce qui n’était pas le cas. En revanche, le planétoïde était bel et bien arrivé à la destination qu’il avait lui-même choisie sous l’autorité absolue de ses commandes prioritaires. Il émergea à plus d’une année-lumière de l’étoile la plus proche. L’Israël jaillit à toute vitesse de son hangar en mode d’alimentation secondaire. Son champ moteur déchiqueta plusieurs cloisons en acier de combat de plusieurs centimètres d’épaisseur et y découpa des lucarnes de la taille du pont d’envol d’un porte-aéronefs. L’unité de combat dépassait les cent vingt mille tonnes, et les alarmes du vaisseau mère retentirent lorsqu’elle réduisit le puits d’accès en miettes. Le démarrage à froid, vertigineux, colla Sean MacIntyre à sa couchette. La peur et le choc lui coupèrent le souffle. Le parasite se déplaçait à vingt pour cent de la vitesse de la lumière lorsqu’il surgit de son compartiment, laissant derrière lui une blessure métallique qui vomissait de l’air. Et la vitesse du bolide ne cessait de croître ! Le jeune homme examina l’holovisualiseur qui venait de s’allumer, trop confus et terrifié pour saisir ce qui se passait. Il aurait dû être mort, or il respirait encore. L’affichage n’aurait dû montrer que les remous gris de l’hyperespace, or il arborait une constellation de soleils qui apparaissaient comme autant de fragments de diamant dans l’immensité de velours de l’espace normal. Derrière eux, le Terre impériale ne formait plus qu’une petite sphère dont la taille diminuait à vue d’œil. Infomatrix regarda l’Israël s’éloigner et notifia l’accomplissement en bonne et due forme d’une de ses séries d’impératifs alpha. Ce détail réglé, il pouvait s’occuper de ses autres directives. Harriet hurla de terreur et son frère eut un mouvement de recul lorsque l’hyper extracteur du Terre sauta, emportant avec lui quatre-vingt mille personnes dans une explosion aveuglante. CHAPITRE NEUF La baronne Nergal se pelotonna dans sa couchette puis lâcha un nouveau grain de raisin dans la bouche du vice-amiral Oliver Weinstein, dont la tête reposait sur ses genoux. « Tu sais qu’il va te falloir mériter ces fruits, n’est-ce pas ? » roucoula-t-elle tandis qu’il avalait. Il pouffa. « Ce n’est pas ainsi que je conçois les choses. — Ah non ? Alors comment les conçois-tu ? — C’est simple : je n’ai rien besoin de faire. Dans un premier temps, mon officier supérieur m’offre un dîner bien arrosé et me chouchoute au mieux de façon à obtenir de moi ce que son esprit polisson désire le plus. Et ensuite… — Et ensuite quoi ? demanda-t-elle, enfonçant les doigts dans les côtes de son partenaire tandis qu’il prolongeait le silence, tout sourire. — Ensuite elle obtient ce qu’elle veut ! — Tu n’es qu’un… (elle scruta ce qui restait de la grappe de raisin) vil individu dénué de toute morale. » Il acquiesça, et elle secoua la tête, affligée. « En tant que femme droite et vertueuse, je suis profondément choquée par tes propos décadents, à tel point que… (elle marqua une pause dès qu’elle eut trouvé le grain adéquat) je vais t’enfoncer cela dans la narine gauche ! » Il tenta de se redresser d’un coup sec pour esquiver l’assaut, mais Robbins, fine tacticienne, le jeta à terre. Sa victime s’effondra comme une masse, pliée en deux sous les chatouilles de l’agresseur. L’instrument de la vengeance d’Adrienne éclata contre la pointe de son nez, ratant la cible de peu… L’offensive allait bon train lorsqu’une alarme retentit. La jeune femme s’immobilisa puis leva les yeux, ahurie. Quand le signal prioritaire résonna encore, elle bondit sur ses pieds. Oliver s’assit par terre et fit mine de parler, mais il se figea : la tonalité venait de se faire entendre une troisième fois. L’expression de confusion quitta son visage, car il venait de prendre conscience de l’urgence de la situation. Il se mit debout à son tour. Elle prit juste le temps de passer un peignoir par-dessus son négligé, puis répondit à l’appel d’un clic neuronal impatient. L’hologramme de Gerald Hatcher surgit devant elle. L’homme était installé dans la couche de commandement de la passerelle alpha de Mère, le visage sévère. « Désolé de te déranger, Adrienne (il parlait d’une voix monocorde, et la peur grandit dans la poitrine de Robbins), mais nous avons un grave problème. » Il inspira et la regarda droit dans les yeux. « Le rapport de position d’Algys McNeal en provenance de Thegran aurait dû nous parvenir depuis déjà trois heures. » Elle pâlit tandis qu’il poursuivait sur le même ton. « Nous avons vérifié l’information à deux reprises auprès des équipes d’Urahan : ils sont passés en hyper à l’heure prévue et auraient dû avoir atteint leur destination il y a cinq heures. » Sa subordonnée écarquilla les yeux. Beaucoup parmi les gouverneurs de système du Quatrième Empire avaient érigé des défenses dans un effort désespéré de mettre leurs planètes en quarantaine pour les protéger de l’arme biologique. Toutefois, les communications étaient devenues si chaotiques dans les derniers moments de l’Empire que nul ne connaissait quelles mesures au juste avait prises chacun de ces responsables. La seule façon d’en avoir le cœur net était de se rendre sur place. Or, si, à ce jour, personne n’avait jamais rencontré une force capable de tenir tête à un planétoïde, une telle éventualité demeurait possible. Voilà pourquoi tous les vaisseaux de reconnaissance devaient se manifester via hypercom au maximum deux heures après leur arrivée dans un système inexploré. « Il s’agit peut-être d’un problème d’hypercom, suggéra-t-elle, mais elle comprit à son propre ton qu’elle n’en croyait pas un mot. — Tout est envisageable », lâcha Hatcher. Les dispositifs de transmission via hyper, bien que massifs et complexes, découlaient d’une technologie de base que les ingénieurs avaient affinée pendant six bons millénaires. Il était concevable qu’une de ces machines tombe en panne une fois tous les quatre ou cinq siècles, guère davantage. Tous deux le savaient, et ils se regardèrent en silence. Un silence des plus malsains. « Mon Dieu ! Gerald, murmura-t-elle enfin. — Comme tu dis. — Leur hyperchamp était-il mal équilibré lorsqu’ils ont quitté Urahan ? — Aucune idée. » La frustration durcissait la voix de l’homme. « Ils ont débarqué les passagers et sont partis aussitôt, et personne au sein des équipes de reconstruction n’avait de raison de suivre leur trace. Nous savons seulement qu’ils ont atteint le seuil de l’hyperespace et qu’ils s’y sont engouffrés exactement à l’heure prévue. — Oh merde ! » Une exclamation qui relevait plus de la prière. Adrienne se passa la main dans les cheveux. « Je refuse de croire qu’ils sont tombés sur une puissance capable de venir à bout du Terre… pas avec Algys aux commandes. Il s’agit forcément d’une panne de com ! — Disons plutôt que c’est ce que tu espères, dit-il, les yeux clos. Tout comme moi. Mais l’espoir ne changera rien aux faits. » Elle lui donna raison d’un mouvement de tête résigné. « J’ai mobilisé l’escadron de combat un pour une mission de recherche et de sauvetage, reprit-il après avoir inhalé une longue bouffée d’air. L’Empereur Herdan en sera le vaisseau amiral. Ça te tente ? — Bien entendu ! » Elle entreprit d’ôter la ceinture de sa robe de chambre alors que Weinstein lui tendait déjà son uniforme. La jeune femme lui épargna un sourire forcé puis s’adressa de nouveau à Hatcher : « Je serai prête au moment où ma vedette arrivera. — Merci. » Elle déglutit. « Est-ce que tu comptes… ? commença-t-elle, mais il acquiesça d’emblée, la mine plus sinistre que jamais. — Je pars tout de suite pour le palais. » Quinze planétoïdes de classe Asgerd jaillirent de l’hyperespace à dix minutes-lumière de l’étoile G4 nommée Thegran. Ils se trouvaient déjà en formation de combat, tous boucliers levés et dotés d’une quantité suffisante d’armes en ligne pour détruire un système stellaire. Les senseurs étaient au maximum, à l’affût de toute menace ou d’une éventuelle navette de sauvetage. Mais ils ne décelèrent aucun ennemi à attaquer… ni la moindre signature énergétique. Postée sur le pont de commandement du Herdan, Adrienne Robbins observait l’holovisualiseur, les pupilles brûlantes. Thegran II, jadis connue sous le nom de Triam, était une sphère sans vie, désert de poussière et de roche entouré d’un collier effiloché de satellites et d’épaves situés à proximité, tout aussi morts que la planète qu’ils encadraient. Elle contint ses larmes. Elle avait tant espéré ! Mais il n’y avait aucune trace du Terre impériale… ni d’un quelconque bâtiment susceptible de l’avoir détruit. Et quand un vaisseau doté d’hyperpropulsion n’atteignait pas sa destination, cela signifiait qu’il n’avait tout simplement jamais émergé. Elle soupira, frotta ses yeux ardents – fâchée contre elle-même – puis se tourna vers l’officier responsable de la com, qui arborait un teint blafard. « Calibrez l’hypercom, capitaine », ordonna-t-elle sans émotion. « Je suis désolé, Colin, dit Gerald Hatcher à mi-voix. Mon Dieu ! comme je suis désolé. » L’empereur était assis dans son bureau. Il évitait tant bien que mal de pleurer tandis que Jiltanith appuyait son visage contre son épaule et que ses larmes trempaient la tunique de son mari. L’amiral tendit un bras vers eux mais s’arrêta à mi-chemin. L’espace d’un instant, sa main resta suspendue ; il l’observa comme s’il se fût agi d’un ennemi puis la laissa retomber. « J’avais espéré qu’Adrienne les trouverait. Ou qu’ils seraient revenus d’eux-mêmes s’il s’était agi d’une panne d’hypercom, mais… » Il marqua une pause, les mâchoires serrées. « C’est de ma faute : je n’aurais jamais dû permettre qu’ils partent tous ensemble sur le même vaisseau. — Non. » La voix de MacIntyre tremblait malgré ses efforts. Il secoua la tête de façon convulsive. « C’était… c’était notre idée, Gerald. Notre idée à tous. » Il ferma les paupières et sentit une larme perler le long de sa joue. « J’aurais dû contester cette décision, reprit Hatcher. Seigneur ! comment ai-je pu me montrer aussi stupide ? Ils se trouvaient tous les deux à bord du vaisseau, ainsi que Sandy et Tamman… » Le visage de son interlocuteur se contracta, et Gerald cessa aussitôt ses lamentations, se maudissant de son attitude : décharger sur eux la haine qu’il éprouvait à son propre égard ne ferait que les blesser davantage. Et pourtant, il s’en voudrait à jamais… Oui, à tout jamais. Ce planétoïde lui avait semblé si puissant, si sûr… Raison pour laquelle il avait accepté que les héritiers de la Couronne s’aventurent à son bord en même temps, mais son erreur ne s’arrêtait pas là : il avait aussi donné le feu vert aux enfants de ses amis les plus proches. Pas un instant il n’avait songé au fait que même le plus colossal des vaisseaux interstellaires courait le risque de mal fonctionner et de disparaître. Bien entendu, un tel malheur était improbable, mais son travail consistait à prévoir l’imprévisible. « As-tu annoncé la nouvelle aux autres ? — Non. Je… il fallait d’abord que je vous mette au courant, ’Tanni et toi… — Je comprends. » MacIntyre l’avait interrompu avec douceur tout en étreignant son épouse, dont les sanglots soulevaient la poitrine. « Tu n’es pas à blâmer, Gerald. Je ne veux plus jamais entendre de tels propos de ta part. » Il soutint le regard de l’amiral jusqu’à ce que celui-ci acquiesce d’un léger hochement de menton. « ’Tanni ? » Elle leva les yeux vers lui puis le dévisagea, à la fois silencieuse et à l’agonie. Il se rappela l’assaut final à Zêta du Triangle : alors que leur vaisseau tressaillait sous le martèlement des ogives achuultani, le Birhat s’était vaporisé sous leurs yeux. Ce jour-là aussi, elle avait pleuré. Pleuré pour ses amis qui se mouraient tout autour d’elle. Toutefois, elle avait continué d’aboyer ses directives avec fermeté, forte de cet invincible courage qu’il aimait tant. Et qui, aujourd’hui, venait de s’ébrécher pour la première fois. Il entoura son visage de ses paumes, et la souffrance de la jeune impériale trouva un écho dans son cœur, car il ne la comprenait que trop bien : elle avait été blessée trop souvent au cours de l’interminable guerre contre Anu. Sa douceur s’était retirée derrière un tempérament explosif et une armure de guerrière forgés au cours d’une vie de combats et de pertes. Mais cette douceur existait encore, bien que la jeune femme peinât à l’étaler, or, quand Jiltanith aimait, elle le faisait comme tout le reste : avec tout son cœur. « Nous devons y aller, ’Tanni. » Dans les yeux de l’impératrice, la fureur filtra soudain au travers de sa peine, mais il s’obligea à l’affronter. « Il le faut : ce sont nos amis. » Elle inspira brièvement, pleine de colère… puis retint sa respiration, les yeux fermés. Une main caressa ses joues, ce qui la fit réagir : elle acquiesça et posa un baiser sur le poignet de son époux. L’anxiété emplissait encore son regard lorsqu’elle ouvrit les paupières, mais il y décela aussi de la compréhension. La compréhension qu’elle devait aller de l’avant, pas simplement parce que ses camarades avaient besoin d’elle, mais parce que si elle se laissait aller, un puits sombre et sans fond l’attendait, un gouffre prêt à l’avaler à tout jamais. « Ouy-da, susurra-t-elle avant de fixer Hatcher. Pardonnemoy, cher Gerald. » Elle tendit des doigts tremblants, que l’amiral saisit aussitôt. « Fort bien je connois ton chagrin, ami. Est injuste qu’y ajoute le mien. — ’Tanni, je… » Les sanglots étouffèrent la voix de l’homme tandis que l’impériale serrait ses doigts avec délicatesse. — Nenni, Gerald, point davantage ta faute que la mienne. Colin a raison : nostres proches nécessitent nostre soutien… ainsy que nous-mesmes nécessitons le leur. » Elle esquissa un sourire doux et triste, puis se leva. « Allons les trouver. » L’homme venait de finir le rapport, et son siège grinça quand il pivota pour regarder par la fenêtre de son bureau. L’Empirium était en deuil, et même les protestataires les plus enflammés s’étaient tus devant l’état de choc et la tristesse de toute une espèce. Partout, les drapeaux étaient en berne, mais son cœur à lui ne renfermait aucun chagrin. Les héritiers avaient péri, ainsi que les enfants des amis les plus proches de la famille impériale. La peine et le sentiment de perte ne manqueraient pas d’affaiblir ses ennemis, d’altérer leur vigilance, d’émousser leurs perceptions et leurs réactions. Ce qui était une bonne nouvelle. Il se leva et se dirigea vers la baie vitrée, les mains dans le dos, puis jeta un coup d’œil à la foule en contrebas. Son regard s’arrêta sur l’aiguille du cénotaphe. La liste des noms évoqués sur ce monument aux morts n’en finissait pas. Jadis, il avait haï ces individus, du premier au dernier, car ils avaient renversé son patron. Mais aujourd’hui la haine avait disparu : leur action, en effet, avait dégagé le chemin qui le mènerait au pouvoir. Il attendait, fourmillant d’impatience et prêt à tendre les doigts pour le saisir. Il pinça les lèvres et songea aux diverses préparations nécessaires. L’ogive gravitonique était presque achevée, tout comme son projet de la livrer au moment opportun. Par le passé, cette transaction avait soulevé son inquiétude, bien plus qu’il ne l’aurait admis face à Francine. À présent, ce n’était plus le cas : la tâche ne serait certes pas facile, mais, étant donné sa connaissance anticipée des faits ainsi que son accès aux holos des croquis de l’artiste, il aurait largement le temps de fabriquer sa copie. Et, de toute façon, il ne serait pas judicieux de remettre le « colis » trop tôt. Il fallait attendre que Belle-Mère soit presque opérationnelle, car tout délai devait être réduit le plus possible de façon à ce que le coup d’État aboutisse. Et il aboutirait ! L’homme se compara à une araignée tissant sa toile au cœur même d’un empire, anonyme quoique parfaitement placé pour observer et contrecarrer toute riposte avant qu’elle ne soit déclenchée. De la même manière qu’il s’était trouvé au bon endroit pour saisir l’opportunité offerte par le Terre impériale. Un sourire fin et triomphant fendit son visage. Avec un peu de chance, la mort du prince et de la princesse creuserait un fossé entre la famille impériale et Dahak, car c’était celui-ci qui avait conçu le planétoïde, supervisé sa construction et suggéré que Sean et Harriet effectuent la croisière à son bord. Avec la mort de Cruz et de ses proches, nul ne saurait jamais ce qui s’était vraiment passé. Et, en tant que parents, le souverain et son épouse se montreraient surhumains si cette perte n’éveillait pas en eux – dans quelque recoin secret de leur cœur – un sentiment de reproche à l’égard de l’IA. Et puis l’heure viendrait. Pas cette année, peut-être, mais bientôt, et alors Colin et Jiltanith MacIntyre mourraient à leur tour dans un assaut redoutable qui décapiterait l’Empirium… et personne n’y pourrait rien changer. Personne. Il étouffa un rire et savoura la victoire à venir ainsi que l’excuse ironie qui ferait de lui le successeur légitime de Colin. Lui, le « dégénéré » d’origine terrienne que Kirinal et Anu avaient méprisé tout en l’utilisant, atteindrait ce dont le traître impérial avait seulement rêvé : le pouvoir absolu, rien de moins. Et dans la plus pure légalité ! Un son doux le ramena à la réalité. Il se retourna et remplaça son sourire par une douce expression de sympathie teintée de tristesse. Horus passa le seuil de la porte. Les épaules du vieil homme étaient basses et ses yeux hagards, mais, tout comme sa fille et son gendre, il se forçait à aller de l’avant. Et à accomplir son devoir sans jamais se douter de l’inutilité de ses efforts. « Navré de vous déranger, déclara l’impérial, mais auriez-vous par hasard terminé ce compte rendu sur le centre de bioaugmentation de Calcutta ? — Absolument. » L’homme marcha vers son bureau, prit la puce qui se trouvait sur le sous-main et la tendit au gouverneur. « Merci. » Horus saisit le document électronique et se dirigea vers la sortie, puis, comme son subordonné s’éclaircissait la voix derrière lui, il se retourna. « Je… je voulais juste vous dire à quel point je suis désolé, Horus. S’il y a quoi que ce soit que je puisse faire, n’hésitez pas à me le faire savoir. — Je n’y manquerai pas. » Le vieil homme le gratifia d’un de ces sourires mélancoliques dont il avait le secret. « C’est rassurant de savoir que nos amis se font du souci pour nous. — Tant mieux, parce que c’est vraiment le cas, lâcha Lawrence Jefferson avec douceur. Peut-être encore plus que vous ne l’imaginez. » CHAPITRE DIX « Je ne crois pas que nous parviendrons à des résultats plus exacts, Harriet », soupira Sean, installé dans la couchette du commandant. Il se frotta le front dans un effort inutile pour apaiser la douleur subliminale due à de nombreuses heures de concentration sur ses neuroimplants, puis se leva pour s’étirer de tout son long. « Tu as sans doute raison. » Sa sœur se redressa dans le siège de l’astronavigateur et enroula une mèche de cheveux noirs autour d’un doigt. Sandy, bien qu’étendue comme un mort dans le fauteuil de l’officier tactique, ne suscitait pas l’inquiétude du prince, habitué à la concentration absolue de la jeune fille lorsqu’elle accomplissait une tâche. En outre, il percevait sa respiration. Il plongea ses neuroémetteurs dans son réseau – en une sorte de coup de coude virtuel donné avec douceur – et reçut une réponse de sa camarade, qui entreprit de s’arracher à ses minutieux diagnostics informatiques. Il envoya ensuite un message à Tamman et Brashan pour les interrompre dans leur examen de la salle des machines et les convoquer à une conférence. Il joignit les mains dans son dos et observa l’affichage tandis qu’Harriet se levait et effectuait une série d’exercices afin de soulager sa tension musculaire. L’Israël flottait à la dérive dans l’espace interstellaire, son moteur éteint pendant que le squelettique équipage contrôlait chacun de ses systèmes. Avant d’entreprendre quoi que ce soit, ils voulaient s’assurer qu’aucun autre piège ne les attendait – du moins effectuer des analyses aussi pointues que leurs conditions d’humains et de Narhani le leur permettaient. Mais, après ces démarches, il leur resterait à décider d’un plan d’action, or les étoiles scintillantes de l’holovisualiseur offraient peu d’options. MacIntyre leva les yeux quand Tamman et Brashan pénétrèrent sur la passerelle de commandement. Le jeune Qian avait encore les traits tirés, mais le centaure paraissait calme. Une attitude qui découlait sans doute du célèbre manque d’imagination propre à son espèce, songea l’héritier. Bien qu’au fond il considérât plutôt cela comme un signe de pragmatisme. Ces gens-là donnaient plus d’importance aux détails pratiques d’un problème qu’à ses implications, et il s’en réjouissait : le bon sens et le sang-froid de Brashan constituaient des biens précieux dont ils avaient tous besoin en ce moment précis. Car – pour employer une expression actuellement en vogue à l’académie – ils étaient dans la merde jusqu’aux sourcils. Tamman sauta dans la couchette de l’assistant de l’officier tactique, aux côtés de Sandy. Son camarade, quant à lui, appliqua une commande de reconfiguration au siège du second, qui remua un instant avant de se reconstituer en plateforme de type narhani. Il se contorsionna de façon à s’y installer. Sandy, à peine sortie de sa torpeur, secoua la tête et se pencha en avant dans son fauteuil, affichant un sourire blafard où persistaient encore des traces de son humour habituel. Sean fit écho à cette expression détendue, l’air pince-sans-rire, puis il s’éclaircit la voix. « O. K. Je sais que la vérification de nos systèmes est loin d’être terminée, mais l’heure est venue de comparer nos notes. » Il accueillit leurs acquiescements avec soulagement : il était leur supérieur à tous, mais son autorité, bien que réelle et légale, ne reposait que sur le classement de l’académie. Premier de sa promotion, Sean possédait moins de cinq points d’avance sur Tamman, leur officier le moins « gradé », et seul un misérable quart de point lui accordait l’avantage sur Sandy – avantage uniquement dû à ses meilleurs résultats en tactique et en éducation physique, car elle le battait à plate couture en mathématiques et en physique. « Harriet et moi-même avons fait de notre mieux pour déterminer la position de notre vaisseau, mais il est difficile d’y parvenir avec précision. Ou plutôt, nous savons où nous sommes mais ignorons à quoi ressemblent les environs. » Il céda la parole à sa jumelle, qui appuya une hanche contre la console d’astronavigation. « Tout d’abord, nous sommes loin de là où nous devrions nous trouver. Les informations astronavigationnelles de ce bâtiment demeurent limitées – d’ordinaire, les unités subluminiques se passent très bien de données interstellaires –, mais nous disposons des bons vieux téléchargements cartographiques de base du Quatrième Empire. À partir de cette matière, et en tenant compte du mouvement des astres au cours de ces quarante mille dernières années, voici la conclusion à laquelle nous sommes parvenus : l’Israël se trouve en plein milieu du secteur de Tarik. — Le secteur de Tarik ? » Le ton de Tamman, dubitatif, n’étonna guère Sean. « Oui, répondit la princesse avec un calme apparent dont son frère n’était pas dupe. Un facteur inconnu a dévié le Terre de sa trajectoire préprogrammée d’environ + 72° en déclinaison et - 5o° en ascension droite à partir d’Urahan. En outre, le vaisseau est sorti d’hyper avec trois jours d’avance. En ce moment, nous sommes à cinq virgule quatre cent soixante-sept siècles-lumière de Birhat, pour autant que nos estimations s’avèrent correctes. Une position que nul n’aurait pu prédire. » Le prince observa ses amis tandis qu’ils mesuraient les implications de cette nouvelle. Cela ne faisait pas une grande différence – depuis le début, ils savaient que leur bâtiment n’était qu’une minuscule aiguille dans une botte de foin aux dimensions galactiques –, mais désormais ils comprenaient que les secours ignoraient totalement par où commencer les recherches. L’oratrice leur laissa quelques instants pour méditer, puis elle poursuivit avec encore moins d’émotion. « Malheureusement, la base de données de l’Israël était prévue pour le secteur d’Idan, sa destination de départ. Nous connaissons désormais nos coordonnées spatiales relatives à Bia mais ne possédons pas le moindre renseignement sur le secteur de Tarik. Impossible de déterminer ce que celui-ci abritait il y a quarante mille ans – encore moins aujourd’hui ! À ce jour, aucune des équipes impériales de reconnaissance n’est parvenue jusqu’ici, et un tel événement ne risque pas de se produire avant une bonne cinquantaine d’années. En d’autres termes, la situation ne nous permet pas d’envisager une direction à prendre sur la base de relevés fiables. » Elle marqua une nouvelle pause puis, d’un hochement de menton, passa le relais à son jumeau. « Merci, Harriet. » Il balaya son maigre auditoire du regard et haussa les épaules. « Comme il vient d’être dit, nous disposons de peu d’indications quant aux destinations possibles ; d’un autre côté, nous n’avons pas tellement le choix. » Il se connecta aux ordinateurs d’imagerie, et l’affichage montra aussitôt un point flamboyant entouré d’un cercle rouge. « Cette étoile de type F5 se trouve à environ une virgule trois année-lumière d’ici. Ne connaissant pas son nom, nous ignorons si des mondes habitables se trouvent en orbite autour d’elle – ou même si c’était le cas avant le déclenchement du virus –, mais le prochain système susceptible d’avoir des planètes porteuses de vie, c’est celui de cette G6 (un deuxième anneau indicateur apparut sur la tridi), distante de plus de onze années-lumière. Même en régime subluminique maximal, il nous faudrait un sacré bout de temps pour atteindre l’une ou l’autre de ces étoiles. Je précise toutefois que le voyage de retour jusqu’à Bia prendrait quant à lui près de neuf cents ans – à condition que les systèmes du parasite tiennent le coup aussi longtemps. La F5 demeure donc notre meilleure option, avec un trajet d’un peu moins de deux virgule deux années. À o,6 c, nous afficherons une valeur t d’environ o,8 ; d’un point de vue subjectif, cela représente donc une balade de plus ou moins vingt et un mois. C’est très long, et le vaisseau ne contient que deux stations d’animation suspendue, c’est pourquoi il va falloir rester éveillés et se supporter mutuellement pendant tout le voyage. Je ne vois que cette solution. Des commentaires ? — Oui, lâcha Brashan après un silence, et Sean lui fit signe de continuer. Il s’agit plutôt d’une observation, à vrai dire : je me disais qu’étant donné la durée du parcours le fait que nous autres Narhani nous considérions encore comme une espèce unisexuée était une heureuse circonstance. » Trois d’entre eux fixèrent le centaure d’un air étonné, mais le commandant se surprit à pouffer. Bientôt, les autres membres de l’équipage sourirent à leur tour, bien qu’Harriet arborât des joues roses. Son frère contint un dernier gloussement, toussota dans son poing et fixa le Narhani d’un air sévère. « Contrairement à ce que toi et les tiens, pauvres extraterrestres ignorants, semblez croire, tous les humains ne sont pas esclaves de leurs hormones. — Vraiment ? » Brashan baissa la tête vers Sean, entraînant dans le mouvement son interminable museau. Puis, avec beaucoup de politesse, il haussa sa crête en signe d’incrédulité. « Loin de moi l’idée de mettre en question ta sincérité, Sean, mais mon observation des comportements nuptiaux chez les êtres humains infirme ta prémisse. Et s’il est vrai que les Narhani présentent beaucoup de différences avec votre espèce, il me semble tout de même qu’une approche désintéressée – telle que la mienne – garantit plus d’objectivité. Comme tu le sais, mon peuple a beaucoup cogité autour de la question du sexe ces dernières années, et… — Ça suffit, Brashan Brashieel-nahr ! » Sandy lança une botte sur lui. Le jeune MacIntyre ne l’avait pas vue l’ôter, mais il perçut très bien la main dotée de six doigts qui se leva à la vitesse de l’éclair et attrapa le projectile à mi-course. Il entendit aussi le glouglou si caractéristique qui, à chaque fois, lui rappelait une canalisation obstruée tentant en vain de se dégager. Entre deux éclats de rire et sans prendre la peine de se lever, le second retourna la chaussure à son expéditrice puis inclina son crâne d’aspect saurien en un salut élégant. Sean prit un air faussement dépité : comme la plupart de ses jeunes congénères clonés, Brashan avait passé si longtemps en compagnie des Terriens d’origine et des impériaux qu’il avait développé un sens de l’humour considéré comme tout à fait incompréhensible par ses aînés. Du reste, il connaissait fort bien la psychologie des humains – bien plus qu’il ne le prétendait. Il savait que ces derniers exprimaient leur hilarité pour ne pas pleurer. Et peut-être, songea le prince avec un immense respect, comprenait-il combien ses taquineries contribuaient à mettre ses amis à l’aise par rapport à un sujet qui, un jour ou l’autre, pointerait le bout de son nez. « Passons à une thématique moins… lascive, voulez-vous ? » déclara l’héritier d’une voix sonore. Ils se tournèrent vers lui, et il détailla avec plaisir des visages beaucoup plus détendus. « Merci. Harriet et moi-même avons déjà tracé une route, mais, avant de lever le camp, je veux m’assurer que tout fonctionne bien. » Chacun signifia son assentiment avec une expression redevenue sérieuse. « Les machines, Tamman ? — Brashan et moi n’avons pas terminé notre tour d’inspection, mais a priori les appareils sont à cent pour cent. La centrale d’énergie répond de façon normale, en tout cas, et tous les voyants du champ de capture sont au vert. Dès que nous aurons dépassé la vitesse de o,3 c, nous absorberons plus d’hydrogène que nous n’en consommerons. Quant au système de propulsion, il m’a l’air en parfait état en dépit du lancement quelque peu mouvementé du parasite. — Systèmes vitaux ? — C’est le premier département que nous avons contrôlé : aucun dysfonctionnement à signaler du côté du générateur d’énergie, dit le jeune Qian. Les vivres, en revanche, risquent de nous créer des difficultés. » Sean haussa un sourcil. « Le personnel du Terre ne comptait que cinq Narhani. Je n’ai pas encore eu l’occasion de dresser un inventaire exhaustif, mais il se pourrait que nous manquions de compléments alimentaires. — Je vois. » Sean tira sur le lobe de son oreille avant de froncer les sourcils. La composition chimique de l’organisme narhani incluait un niveau de métaux lourds mortel pour les êtres humains. Brashan pouvait absorber la même nourriture que ses amis, mais il lui était impossible d’en métaboliser tous les composants ou d’y puiser l’ensemble de ses besoins nutritionnels. « Ne vous en faites pas, déclara Sandy avec la mine absente de tout individu neuroconnecté à un ordinateur, je décèle une énorme réserve de compléments alimentaires pour les Narhani. À vrai dire, nous disposons d’un stock de victuailles six à sept fois plus important que la normale, et cela dans chacune des catégories. Quant à la section hydroponique, elle est pleine à ras bord. Ce qui (ses yeux redevinrent nets, puis elle grimaça) ne constitue pas une surprise, à vrai dire. — Ah bon ? » Le commandant éprouvait du soulagement à l’idée qu’on ne manquerait pas de vivres, mais la dernière affirmation de la jeune fille exigeait une clarification. « Non. Tandis que je parcourais la toile tactique, j’ai trouvé la raison pour laquelle nous n’avons pas réussi à pénétrer le réseau interne de com du Terre, et je serais très étonnée d’apprendre que les systèmes de ce parasite accusent le moindre défaut. — Pourquoi ? — Parce que ceci (elle indiqua la passerelle de commandement) n’est rien d’autre qu’une navette de sauvetage soigneusement sélectionnée pour nous cinq. » Le prince prit un air interrogateur, mais elle haussa les épaules. « J’ignore au juste ce qui a ravagé le vaisseau mère, mais je sais en revanche pourquoi nous avons été épargnés. Si mes suppositions s’avèrent correctes, notre ange gardien s’appelle… — Dahak, l’interrompit Harriet, et son amie acquiesça. — En plein dans le mille ! Alors que j’effectuais un cycle de tests, je suis tombée sur une directive prioritaire au milieu des logiciels de commande fondamentaux. Elle a disparu dès que j’ai tenté d’en prendre connaissance – une mesure de sécurité qui était bien entendue prévue. Avant de faire sauter son hyperextracteur, le planétoïde nous a embarqués de force sur cette annexe non sans avoir ordonné à ses ordinateurs de nous ignorer jusqu’au décollage. — Mais pourquoi ? lâcha Tamman, confus. — Pourquoi l’explosion ou pourquoi le Terre nous a-t-il évacués avant l’accident ? intervint l’héritière. — Les deux. — J’en suis encore au stade des suppositions, mais, à en croire ce qu’a dit Sandy, je dois me trouver assez près de la vérité. » Elle jeta un regard à son jumeau, qui lui fit signe de poursuivre. « O. K. Tout d’abord, un fait évident : quelqu’un a saboté le vaisseau. Un planétoïde ne commet pas ce que le Terre a commis par hasard : changer de trajectoire, sortir de l’hyperespace trop tôt et enfin s’autodétruire. En théorie, chacun de ces événements peut découler d’un dysfonctionnement, mais les trois à la fois ? On a modifié ses programmes centraux, et, selon toute probabilité, c’est nous qui étions dans la ligne de mire. — Nous ? Tu insinues qu’un criminel a pulvérisé le Terre juste pour nous éliminer ? » L’idée consternait aussi bien Tamman que Sean. « Harriet a raison, décréta la jeune MacMahan. Il ne faudrait pas que nous attrapions la grosse tête, mais c’est la seule réponse logique. » Puis elle ajouta d’un air pensif : « Cela dit, je doute que nous ayons tous été visés : ils voulaient sans doute abattre les héritiers de la Couronne. — Bon sang ! » souffla Tamman. Il se gratta le front, scruta le sol d’un air soucieux puis soupira. « Oui, l’histoire se tient. Mais, nom de Dieu ! Sean, s’ils sont capables de ça, qui sait jusqu’où ils iront ? D’autant qu’à Bia nul ne connaît les circonstances réelles de la catastrophe. Si ces salauds – quelle que soit leur identité – tentent un nouveau coup, personne n’y sera préparé ! — Je crains que Tam ne dise vrai, murmura Brashan. — Moi aussi, renchérit Sean, mais nous avons les mains liées : nous ne possédons pas d’hypercom, ni ne disposons des moyens d’en construire une. » Un dispositif de ce type aurait une masse cinq fois supérieure à l’ensemble de la coque de l’Israël et requérait des éléments synthétiques impossibles à fabriquer avec les ressources du bord. « Il ne nous reste plus qu’à espérer que le système stellaire vers lequel nous nous dirigerons était jadis habité. Le cas échéant, nous y dénicherons peut-être un chantier orbital susceptible d’être remis en branle. Et alors nous pourrions construire l’appareil. » Les jeunes gens frémirent à cette pensée. Avec cinq paires de bras, la tâche colossale que supposait la réactivation d’une seule des usines surautomatisées du Quatrième Empire, quoique pas tout à fait chimérique, prendrait bien des années. D’un autre côté, songea le prince avec ironie, ils n’auraient rien d’autre à faire. « Pour en revenir à la tragédie, reprit Harriet, le bâtiment était programmé pour s’autodétruire et ne laisser aucune trace derrière lui. Voilà sans doute pourquoi il a dévié vers ce secteur si lointain. Quoi qu’il en soit, je parie que c’est lui-même qui a eu l’idée de ce changement de cap : celui ou celle qui a trafiqué le Terre impériale espérait qu’il se saborde tout en étant encore en hyper, de façon à éviter la dispersion de débris dans l’espace normal. C’est du moins ainsi que j’aurais agi. — Moi aussi, convint son frère. Mais alors pourquoi le planétoïde n’a-t-il pas obtempéré ? — Grâce à Dahak, lâcha-t-elle avec assurance. Tu sais comme il prend soin de nous. Le saboteur a dû pénétrer la programmation alpha du vaisseau ; par conséquent, la directive qui l’a empêché de nous supprimer se trouvait forcément aussi dans ses codes prioritaires. À votre avis, qui cumule les deux caractéristiques suivantes : se faire du souci pour nous et avoir la capacité d’entrer dans n’importe quel ordinateur jamais construit et d’en sortir sans aucun mal ? — Dahak, dit Sean. — Exact. Nous n’en aurons probablement jamais le cœur net, mais je mets ma main au feu que, malgré sa sommation de ne laisser aucune preuve, le terroriste n’a pas donné au Terre l’ordre spécifique de tuer son équipage. Créateur tout-puissant ! (Harriet se tourna vers Sandy, les yeux écarquillés) tu imagines la pagaille s’il avait essayé ? Il se serait heurté à un tel nombre d’impératifs alpha destinés à protéger les humains que les circuits d’Infomatrix auraient grillé en beauté ! » Elle croisa les bras et fit une moue. « Celui, qui a commis cette atrocité ne manquait pas d’habileté, Sean. Il était même drôlement brillant. Même une simple demande d’auto anéantissement se heurte d’ordinaire à… disons neuf ou dix procédures de blocage ? Qu’en penses-tu, Sandy ? — Oui, un chiffre de cet ordre. » Elle fronça les sourcils, occupée à dresser la liste en silence. « Pas moins. Du coup, il a dû effectuer du “couper-coller” de programmateur pour contourner les interdictions. Or celles-ci étaient matérielles, pas logicielles. Pour ma part, je n’y serais pas parvenue, même en disposant de deux ans de travail. Seul un informaticien de haut vol employé par le Bureau des vaisseaux aurait eu les compétences nécessaires. — Bien entendu, lâcha Tamman. Peu importe son intelligence, Sandy, il lui fallait surtout bénéficier d’un accès à l’IA du bâtiment. — En effet. En tout cas (le sourire désagréable qui fendit soudain son visage rappela à Sean celui de sa génitrice, Ninhursag), c’est bon à savoir : dès que nous entrerons à nouveau en contact avec Bia, ma mère ciblera l’individu assez vite. J’imagine que vingt ou trente personnes correspondent au profil, guère davantage. Peut-être même pas plus de dix ou quinze. — Si je résume, intervint le commandant, notre homme a configuré le vaisseau pour qu’il se suicide et qu’il occulte ensuite toute “pièce à conviction”, mais ne lui a pas ordonné d’assassiner son équipage. — Tout juste, répondit Harriet, et c’est pour cela que nous sommes encore vivants : Dahak a placé sa commande alpha quelque part dans Infomatrix pour que celui-ci veille sur nous cinq. Maman et papa auraient sans doute trucidé notre vieil ami s’ils l’avaient appris, mais, en définitive, heureusement qu’il a agi ainsi ! Si le Terre avait explosé sans nous avoir expulsés au préalable, cela aurait constitué un viol de ses instructions, c’est pourquoi il a opté pour nous sauver. Incapable de prévoir cette éventualité, le malfaiteur n’a guère eu le loisir de mettre sur pied une contre-mesure. Voilà donc la seule et unique raison, mes amis, pour laquelle le Terre impériale a décidé de quitter l’hyperespace. Et, à bien y réfléchir, cela explique aussi le pourquoi de notre position actuelle : le bâtiment n’avait aucun moyen d’effacer les preuves en hyper sans nous condamner du même coup, mais il lui restait l’option de nous abandonner au fin fond de l’espace, où personne ne songerait à fouiller ! — Ça me paraît logique, en effet », décréta Sean après une brève hésitation, puis il frissonna. Apprendre qu’ils étaient passés à deux doigts de la mort s’était révélé fort désagréable, mais c’était bien pire de savoir que la disparition de quatre-vingt mille individus ne constituait que l’effet secondaire d’une tentative d’assassinat dirigée contre sa sœur et lui-même. La haine – ou pire encore, l’attitude froidement calculatrice – qu’impliquait un tel acte l’épouvantait. Il se secoua pour chasser l’idée, fort de l’espoir que celle-ci ne reviendrait pas hanter ses nuits. « Bon, si c’est bien là ce qui s’est produit – or je pense que Sandy et toi avez raison, Harriet les systèmes logiciels de l’Israël ne devraient pas abriter d’autres “programmes clandestins”. Néanmoins, étant donné que le voyage s’annonce très long, je ne vois pas d’inconvénient à passer quelques jours à mener des analyses de routine. Et vous ? » Trois têtes humaines remuèrent de concert, et Brashan plia sa crête pour donner lui aussi son accord. L’héritier se fendit d’un sourire en coin. « Parfait. Pour changer de sujet, voilà plus de six heures que l’accident a eu lieu, et je ne sais pas comment vous vous sentez, mais moi je meurs de faim. » L’espace d’un instant, les autres affichèrent une mine surprise devant la remarque si prosaïque, mais, jeunes gens en bonne santé, ils avaient tous un appétit vorace. L’étonnement céda vite la place à l’approbation, et le sourire du commandant se fit plus naturel. « Qui cuisine ? — N’importe qui sauf toi. » Le frémissement de Sandy suscita une vague de consentement : Sean MacIntyre était l’une des rares personnes dans l’univers capable de brûler de l’eau bouillante. « Très bien, petite peste, je t’affecte donc aux fourneaux. — Pas de problème. Je prépare des lasagnes ainsi qu’un plat d’accompagnement avec une légère touche d’arsenic à l’intention de Brashan. » Elle jeta un coup d’œil au commandant de l’Israël puis ajouta d’une voix douce : « Et peut-être consentira-t-il à le partager avec vous, capitaine William Bligh, du Bounty. » CHAPITRE ONZE Les sanglots réveillèrent l’empereur de l’humanité et, pendant un moment, alors qu’il flottait à l’orée de la conscience, il n’éprouva que de la colère. Tout d’abord parce qu’on le tirait de ses rêves tourmentés ; en deuxième lieu car il lui fallait trouver la force d’affronter la tristesse d’autrui ; et enfin, plus important encore, en raison de la légèreté, de la retenue de ces pleurs… du sentiment de honte qu’ils révélaient. Il tourna la tête. Jiltanith était recroquevillée, misérable, à l’extrémité de son côté du lit. Ses bras agrippaient l’oreiller trempé tandis que ses épaules se soulevaient au rythme de hoquets. L’agressivité naissante de Colin disparut lorsqu’il la vit, car il comprit ce qui provoquait vraiment sa rage : c’était l’impuissance. Il ne pouvait pas guérir le tourment de sa femme. La peine de la jeune impériale dépassait ses compétences de combattant. Impossible, même, de lui dire que la situation « s’arrangerait », car ils reconnaîtraient tous deux le mensonge, et cette sensation d’impuissance le torturait. Rien n’était de sa faute, il le savait, mais cela ne soulageait pas l’affliction de son cœur, aussi blessé par sa propre douleur que par celle de la femme qu’il aimait. Il roula sur lui-même et l’étreignit, mais elle se replia davantage, le visage enfoui dans le coussin. Elle éprouvait bel et bien de la honte, songea-t-il. Elle se condamnait pour sa « faiblesse ». Une nouvelle vague de courroux irrationnel assaillit MacIntyre : pourquoi se faisait-elle tant de mal ? Il étouffa cette montée d’animosité, murmura son nom et embrassa ses cheveux. Elle s’accrocha encore un peu à l’oreiller puis, d’un seul coup, décontracta ses muscles et lâcha la bride à son désespoir tandis qu’il l’enlaçait plus fort. Il caressa sa peau haletante, y déposa quelques baisers, et les larmes perlèrent aussi sur ses joues, mais il n’employa aucune expression toute faite ni ne prononça aucune vaine parole. Il se contenta de rester là, simplement, pour la serrer dans ses bras et l’aimer. Pour lui prouver qu’elle n’était pas seule, tout comme elle-même le lui avait prouvé par le passé. Peu à peu – avec une lenteur à fendre le cœur – les pleurs de l’impériale cessèrent. Puis elle sombra dans un sommeil de plomb, épuisée, la tête contre la poitrine de son époux tandis que celui-ci fixait l’obscurité avec les yeux de son propre calvaire, furieux contre un univers capable de tant meurtrir sa bien-aimée. Une fois encore, Dahak referma le dossier concernant l’hyperpropulsion du Terre impériale. S’il avait été fait de chair et de sang, il aurait poussé un gros soupir, mais il se composait de molycircs et de champs de force. Le concept de fatigue lui était inconnu ; il l’appréhendait via l’observation des entités biologiques qui l’entouraient, mais ne l’éprouvait pas… contrairement au chagrin. Il avait appris à connaître ce terrible sentiment pendant les mois écoulés depuis la mort des jumeaux. Ainsi que la notion d’inutilité. Fait étrange, je n’avais jusqu’ici jamais réussi à différencier cette dernière de la sensation d’impuissance, songea une minuscule partie de son prodigieux intellect. Il avait orbité autour de la Terre durant cinquante mille ans, coincé entre l’ordre d’abattre Anu et la directive qui lui interdisait d’utiliser ses armes contre un monde habité. À la fois assez puissant pour rayer cette planète du cosmos et paralysé dans ses mouvements, il avait saisi l’idée d’impuissance dans toute son amère étendue – bien au-delà des aptitudes de tout être humain. Mais au cours de cette longue période d’attente, jamais il ne s’était senti inutile – du moins pas avec autant d’intensité qu’aujourd’hui –, car, à cette époque-là, il comprenait les raisons de son incapacité à agir. Plus aujourd’hui. En compagnie de Baltan, Vlad et Geran, il avait revu chaque aspect de la configuration technique du vaisseau, en quête du défaut qui avait provoqué l’explosion, mais sans résultat. Simulation après simulation, il avait reproduit toutes les modifications envisageables dans la structure logicielle et matérielle du planétoïde, soucieux d’isoler l’improbable combinaison de facteurs qui avait abouti à sa destruction. Toutefois, aucune hypothèse convaincante n’avait découlé de ces efforts. L’univers était vaste, mais des lois et des processus bien distincts le régissaient. Bien sûr, il y avait toujours de nouveaux concepts à assimiler, même pour quelqu’un comme lui (ou peut-être surtout pour quelqu’un comme lui), mais, dans la limite des paramètres observables et vérifiables, tout être aurait dû avoir la possibilité d’atteindre la compréhension et de parvenir à ses buts. C’était là l’essence même de la connaissance. Or il avait mis à contribution jusqu’à la dernière miette de son savoir pour protéger les personnes qu’il aimait… mais en vain. Sa décision était prise : il ne parlerait jamais à Colin de la commande prioritaire qu’il avait enfouie dans l’IA du bâtiment. Son initiative n’avait pas abouti, et révéler cet échec à ses amis ne ferait qu’attiser leur amertume. À quoi bon évoquer cette énième mesure de sécurité, cette énième précaution de sa part qui n’avait rien donné ? Ils n’avaient pas prononcé une parole en vue de condamner son attitude insistante pour qu’on choisisse ce vaisseau en particulier. Et ils ne le feraient pas à l’avenir. Il le savait, et cette certitude accentuait sa tristesse. Il avait provoqué assez de malheurs comme ça et ne tenait pas à leur infliger de nouvelles blessures. Un attribut en particulier le différenciait d’eux : il était potentiellement immortel ; eux, en revanche, malgré la bioaugmentation, demeuraient des créatures tellement éphémères… Et la brièveté de leur existence les rendait d’autant plus précieuses. Il jouirait de leur compagnie pendant une courte durée, et puis elles ne vivraient plus que dans sa mémoire, abandonnées et oubliées du cosmos ainsi que de leur propre espèce. Voilà pourquoi il combattait l’obscurité avec tant d’ardeur et adoptait un comportement si protecteur. Voilà aussi pourquoi, pour la première fois de son interminable existence, il se mit à pleurer. Un pan blessé de son être hurla sa douleur et son inutilité face à une réalité qui, sans raison apparente, avait oblitéré ceux qu’il chérissait. « … et donc, conclut Vlad Tchernikov avec calme, nous sommes arrivés à la conclusion que le Terre impériale avait disparu pour des “causes inconnues”. » D’un regard triste, il parcourut l’audience installée autour de la table. « Je suis vraiment désolé – nous le sommes tous – de ne pouvoir fournir une réponse plus satisfaisante, mais, malgré nos minutieuses recherches, les raisons de la destruction de ce vaisseau restent inconnues. » Colin hocha la tête et saisit la main de Jiltanith. « Merci d’avoir essayé, Vlad. Merci à toi et aux autres. » Il inspira sèchement et se redressa. « Et je crois parler en notre nom à tous. » Des murmures d’approbation lui répondirent, puis il vit Qian Daoling passer un bras autour des épaules d’Amanda. Les yeux de la pauvre femme, quoique secs, exprimaient l’égarement, et MacIntyre remercia le Ciel de l’existence de ses autres enfants et du maréchal. Il jeta un regard à Hector et se mordit la lèvre : son visage demeurait sombre et clos tandis que Ninhursag l’observait d’un air anxieux. Le commandant des fusiliers impériaux s’était replié sur lui-même, avait érigé des barricades autour de lui pour contenir sa peine et les avait renforcées en se plongeant dans le travail. Comme s’il refusait d’admettre à quel point la perte de Sandy l’avait marqué au fer rouge. Tant qu’il ne franchirait pas le pas, il demeurerait incapable d’affronter sa douleur. L’empereur jura dans sa tête, amer, puis se secoua. Rien d’étonnant à ce que son ami échoue à « affronter sa douleur ». Qui de mieux placé que lui-même pour le comprendre ? Ils avaient tous eu le bon sens de demander de l’aide, mais les meilleurs psychiatres de l’Empirium n’apprendraient rien de nouveau à Colin. Certes, Jiltanith pleurait moins désormais… Toutefois, malgré leur soutien mutuel, son cœur à lui renfermait une haine étouffée. Une rage profonde et acide dont il peinait à trouver la cible. Il n’ignorait pas la stérilité de ce sentiment ni son caractère autodestructeur, et pourtant il éprouvait le besoin de décharger sa colère… or il n’existait aucun objet contre lequel la décharger. Il réprima sa fureur, une fois encore, fort de l’espoir que son psychologue disait vrai et que le temps atténuerait l’acidité de sa rancœur. « Bien. À la lumière de ces nouvelles, je suggère de reprendre la construction des autres types d’unité. Gerald : est-ce que toi ou Daoling y voyez un inconvénient ? — Non, lâcha l’amiral après un bref coup d’œil en direction du maréchal stellaire. — Alors je vous donne mon feu vert. Y a-t-il un autre point à aborder ? » Des mouvements de tête lui indiquèrent que non, puis il soupira. « Dans ce cas, rendez-vous jeudi. » Il se leva, la main de Jiltanith encore dans la sienne, et les autres l’imitèrent en silence avant de sortir de la salle de conférence. L’amiral Ninhursag MacMahan était en colère contre elle-même. Très peu de gens l’auraient deviné à son expression, mais, après avoir passé un siècle à occulter ses sentiments aux voyous de la sécurité d’Ana, son visage affichait sur commande ce qu’elle voulait. Assise à son bureau, elle inspira profondément. Le temps était venu de se concentrer à nouveau sur les besoins des vivants. Jusqu’ici, Gus Van Gelder et ses assistants du Renseignement avaient assumé sa charge de travail, et le fait qu’ils avaient accompli la tâche à merveille constituait une bien maigre consolation : c’était son boulot à elle, et, si elle n’était plus capable de l’effectuer, il ne lui restait qu’à se recroqueviller et mourir. Pendant un certain temps, elle avait songé à cette possibilité, mais, même au plus profond de la dépression, son esprit têtu avait repoussé avec moquerie l’idée d’un tel mélodrame de série B. Elle enterra la tentation à tout jamais et sentit peu à peu la vie regagner ses veines tandis qu’elle écartait la souffrance. Quoique difficile et douloureuse, cette décision lui procurait un bien-être. Pas celui de jadis, non, mais une sensation bien plus agréable que le morne désintérêt qui la tenait depuis trop longtemps. Elle se connecta à son ordinateur pour convoquer une première séance de récapitulation des services de renseignement. Colin était installé à même le tapis, occupé à contempler le feu et à caresser les oreilles de Galahad. Le chien était couché à ses côtés devant la cheminée de la bibliothèque, les yeux mi-clos, sa tête massive posée sur la cuisse de l’empereur. Tous deux scrutaient le crépitement des flammes. Aux yeux d’un observateur extérieur, ils auraient sans doute offert le spectacle classique d’un homme flanqué de son fidèle ami canin, songea MacIntyre, mais Galahad n’était en aucun cas un animal domestique. Lui et ses frères de portée manifestaient certes la franchise exubérante, l’insatiable curiosité et le besoin de compagnie propres à leur espèce, mais ils n’appartenaient qu’à eux-mêmes. Le chien renifla d’aise, roula sur le dos puis agita ses quatre pattes en l’air pour inviter son camarade à lui gratter la poitrine. Celui-ci s’exécuta, tout sourire, et gloussa à la vue du chien qui se tortillait en émettant de doux chuintements de volupté. Que c’était bon de sourire ! Les membres canidés de la famille impériale avaient accompli bien plus que quiconque ne l’aurait imaginé pour aider MacIntyre et sa femme à surmonter leur cauchemar. Ils partageaient leur peine, car eux aussi avaient aimé les jumeaux. Néanmoins, leurs sentiments relevaient d’une simplicité pure et saine, dénuée des structures complexes de la culpabilité et du ressentiment inconscient que même les meilleurs des humains éprouvaient une fois confrontés à une perte. « Tu aimes ça, hein ? » demanda l’homme tandis que ses doigts frottaient les « aisselles » de Galahad. Le molosse soupira puis répondit par le truchement de son vocodeur : « Bien sûr. C’est dommage que nous soyons dépourvus de mains : j’aimerais pouvoir en faire autant pour mes frères. — Dis plutôt que tu aimerais qu’eux-mêmes te dispensent un tel traitement. » L’intéressé éternua avec fracas avant de se redresser sur ses pattes. « Peut-être. » Aucun des quatre chiens ne connaissait le mensonge. De toute évidence, c’était là un talent humain qu’ils ne pouvaient (ou ne souhaitaient) pas cultiver, mais ils apprivoisaient peu à peu l’art d’induire autrui en erreur. « Je crois que nous avons une mauvaise influence sur vous. Vous devenez trop gâtés. — Non, nous disons juste avec honnêteté ce qui nous fait plaisir. — Bien sûr, oui, » L’empereur tendit la main vers la poitrine musculeuse du chien et se remit à le caresser, cette fois avec plus de douceur. Le menton poilu reposait sur son épaule lorsqu’il tourna la tête vers le coin de la pièce où Guenièvre, la sœur de Galahad, se tenait très droite sur son séant et regardait Jiltanith déplacer sa reine. Elle baissa le museau, les oreilles dressées. Elle était la seule du groupe à avoir développé un goût pour les échecs – activité un brin trop cérébrale pour les autres –, bien que, selon les standards humains, elle n’excellât pas dans cette discipline. Galahad et Gauvain battaient tous les records au Scrabble, et Colin avait découvert avec horreur qu’Horus avait initié toute la portée au poker (bien qu’aucun de ses membres ne vaille tripette – à part peut-être Gahéris – dès qu’il s’agissait de bluffer), mais l’adversaire de l’impératrice, elle, était bien décidée à maîtriser le jeu de plateau. Et, à dire vrai, elle progressait à grands pas. Le plus drôle, songea-t-il, résidait dans le fait que Jiltanith, redoutable stratège dans la vraie vie, perdait souvent face à Guenièvre. Son épouse était trop directe – et impatiente – pour un jeu qui privilégiait les approches détournées. « Excusez-moi de vous importuner, Colin, déclara Dahak, mais Ninhursag vient d’arriver au palais. — À cette heure ? » Il leva les yeux et remarqua la mine surprise de ’Tanni. Il était tard dans la journée de vingt-huit heures de Birhat. « Oui, et elle me semble très agitée. — Ninhursag, agitée ? » Colin secoua la tête et se leva. « Dis-lui de nous rejoindre à la bibliothèque. — Elle est déjà en chemin. De fait, elle… La porte s’ouvrit, et l’amiral MacMahan déboula comme une rafale de vent. MacIntyre bascula en arrière sur ses talons. De taille moyenne, l’impériale l’avait habitué à une humeur posée et réfléchie, mais aujourd’hui elle ressemblait à un titan consumé par une rage vicieuse et meurtrière. « Que se passe-t-il ? » lâcha-t-il d’un ton timide tandis qu’elle s’immobilisait à deux pas de l’entrée. Elle contrôlait ses mouvements avec une minutie exagérée, comme si chacun d’eux avait mis toute sa volonté à contribution. Elle inclina la tête. « Colin. Jiltanith. » Sa voix était dure et tranchante. « Asseyez-vous. J’ai une nouvelle à vous annoncer. » Il regarda sa femme, curieux d’apprendre ce qui avait tant chamboulé Ninhursag. L’impératrice haussa les épaules, tout aussi décontenancée que lui, puis indiqua deux chaises posées devant la cheminée. Ils s’y installèrent et perçurent le craquement des bûches tandis que Galahad et ses frères se disposaient de part et d’autre de leurs amis. Tous les regards, humains et canins, se posèrent sur la responsable du Renseignement, qui joignit les mains dans son dos puis arpenta rapidement la pièce en silence. Quand elle se retourna pour leur faire face, son visage arborait une mine plus calme – un calme apparent, fruit de son professionnalisme et de sa discipline de fer. « Navrée de débarquer à l’improviste, mais je viens de faire une découverte… intéressante. Ou plutôt, je viens de la confirmer. » Elle inspira nerveusement et se secoua. « Je me suis relâchée dans mon travail ces derniers mois, poursuivit-elle d’une voix monocorde. Tu le sais, Colin, bien que tu ne me l’aies jamais reproché. Je suis désolée. Tu connais les raisons de mon attitude. Mais j’ai décidé de me reprendre : pas plus tard qu’hier, je me suis penchée sur la pile de rapports accumulés depuis… » Elle marqua une pause et haussa les épaules. MacIntyre acquiesça. Jiltanith tendit une main dans sa direction et il la prit tandis que leur interlocutrice s’éclaircissait la voix. « Bref, la plupart de ces comptes rendus relevaient de la routine – Gus et le commodore Song se sont chargés des affaires importantes au fur et à mesure qu’elles se présentaient –, mais l’un d’eux – une notification de mort accidentelle – a retenu mon attention. Probablement en raison de sa date : l’événement tragique s’est produit deux jours après que le Terre impériale a mis le cap sur Urahan. Une famille entière a péri. » Un pincement au cœur lui fit serrer les lèvres, mais elle continua. « Vu qu’il s’agissait d’un accident de trafic n’ayant impliqué que des civils, je me suis demandé pourquoi nos services avaient stocké l’information… jusqu’à ce que j’y regarde de plus près. Le mari, Vincente Cruz, n’était pas un militaire au sens propre, mais (elle s’arrêta, le regard glacial) il travaillait pour le Bureau des vaisseaux. » Colin sentit la main de Jiltanith serrer la sienne et se raidit. Ils n’éprouvaient que l’ébauche d’un soupçon, rien de plus, mais l’amertume dans les yeux de Ninhursag avait réveillé une sensation de froideur et de méfiance tout au fond de lui. « Bizarrement, ce point a éveillé ma curiosité et, en fouillant davantage, j’ai déniché quelques données qui m’ont paru… anormales. » Les Cruz vivaient sur Birhat, étant donné l’emploi du père de famille, mais leur mort a eu lieu sur Terre. Après vérification, il m’a été confirmé qu’ils passaient d’ordinaire leurs vacances en Amérique du Nord, mais je me suis demandé pourquoi ils retournaient déjà là-bas alors qu’ils en étaient revenus moins de trois mois plus tôt. C’est là que j’ai appris que sa femme et ses enfants étaient restés sur place, en visite chez des amis, et que monsieur Cruz avait entrepris ce deuxième voyage pour aller les chercher. » Là encore, quelque chose me chicanait, alors j’ai poursuivi mes recherches. Les deux aînés de Vincente fréquentaient l’école ici même, sur Birhat, or leur père n’avait pas prévenu le corps enseignant de leur absence à venir. Il ne l’a fait qu’à son retour, détail d’autant plus curieux qu’il y a deux ans, lorsqu’il les avait laissés au Mexique chez des parents proches, les professeurs avaient été prévenus plus d’un mois avant leur départ – Cruz voulait s’assurer que le fréquent va-et-vient entre les deux systèmes scolaires ne porterait pas préjudice à leurs études. » Ce fait en particulier m’a semblé singulier, et j’ai donc consulté les relevés de son hypercom et de son transmat : durant les dix semaines que les siens ont passé sur Terre, il ne leur a pas envoyé un seul message ni n’en a davantage reçu de leur part ; en outre, il ne s’est pas déplacé une seule fois pour leur rendre visite. En d’autres termes, il n’y a eu aucune communication entre eux pendant toute cette période… or sa femme et lui avaient un bébé de dix mois. » Les yeux verts de Colin brûlèrent d’un feu qui rivalisait avec la fureur du regard brun et hargneux de l’amiral. « Bien qu’insolite, le bulletin de l’accident ne semble pas avoir été truqué. Il s’agit d’une collision à grande vitesse – le véhicule a heurté une arête montagneuse à près de Mach 6 –, par conséquent l’enregistreur de bord a été détruit, mais on a récupéré l’altimètre : l’appareil volait environ deux cents mètres trop bas. Largement de quoi lui faire percuter un pic. Cependant, suite à un petit contrôle discret, je me suis aperçue que personne ne savait qui la famille de Cruz était allée trouver. J’ai accédé par ordinateur aux transactions bancaires effectuées sur Terre – en qualité d’employé du Bureau des vaisseaux, l’homme bénéficiait de cartes de crédit de la Flotte pour lui et pour sa femme – mais n’ai constaté aucune dépense au nom d’Elena Cruz pendant son séjour. » Impossible de prouver qu’il ne s’agit pas d’un accident, mais il y a trop de coïncidences. D’autant plus que (Ninhursag remit les mains dans son dos et parla d’une voix très calme) Vincente Cruz était adjoint au chef de projet du département cybernétique du Terre impériale. — Nom de Dieu ! lâcha Colin, et elle opina d’un signe de tête. — Je n’ai pas encore parcouru ses registres d’activité – c’est ma prochaine étape –, mais je sais déjà ce que je vais y trouver. » Désormais, MacIntyre comprenait parfaitement la fièvre meurtrière de l’impériale. CHAPITRE DOUZE Cette fois, l’humeur qui régnait autour de la table de conférence était très différente. « … son registre d’activité comporte donc un trou de quinze minutes, expliqua Ninhursag, en plein milieu d’une intervention sur les programmes fondamentaux du planétoïde. Malheureusement, on constate huit autres lacunes – qui vont d’un peu moins d’une minute jusqu’à une heure – dans le même rapport d’activité, or nous avons circonscrit un défaut intermittent dans le terminal de Cruz qui semble tout à fait normal. » Elle exprima par une grimace ce qu’elle pensait de cette découverte. « Mais pourquoi ? demanda Horus. Je ne mets pas en question tes conclusions, ’Hursag, mais, au nom du Créateur, quelles sont les motivations d’un tel acte ? — Impossible de déterminer le pourquoi tant que nous ne connaîtrons pas qui a engagé le saboteur, mais je ne vois que deux motifs possibles à la destruction du bâtiment : un, ce qu’il représentait – notre vaisseau de combat le plus puissant ; deux, ceux qui se trouvaient à son bord. — Sean et Harriet, marmonna Colin, et elle acquiesça. — Les responsables de ce carnage se sont donné beaucoup de mal et ont couru des risques énormes : quel autre objectif aurait pu les pousser à agir ? — Doux Jésus ! laissa échapper Jiltanith. Quatre-vingt mille personnes occises – dont enfants de nostres amis les plus chers – dans le but d’abattre ma progéniture ? » Ses traits étaient tirés, mais ses yeux noirs ne brûlaient pas que de désespoir, et les articulations de ses doigts blanchirent tandis qu’elle agrippait la poignée de la dague toujours suspendue à sa ceinture. « Les fils de pute ! » Le stylet d’Hector MacMahan cassa net dans sa main. Il baissa les yeux vers les morceaux épars puis, avec soin et lenteur, les réduisit en poussière entre ses doigts bio augmentés. — Je ne te le fais pas dire, renchérit MacIntyre d’un ton glacial. Cependant, les autres enfants se trouvaient peut-être aussi dans la ligne de mire. Songez à la façon dont le drame nous a tous affectés. Ninhursag se reproche son “relâchement professionnel”, mais qui parmi nous s’en est mieux sorti qu’elle ? Et, quel que soit ce salopard, il savait très bien le mal que la catastrophe nous infligerait ! — Je suis tout à fait d’accord sur ce point », intervint Qian. À ses côtés, Amanda hocha la tête, le regard embrasé, et il toucha sa main posée sur la table. « Mais je crois aussi que Ninhursag a vu juste avec ses autres conclusions : le criminel en question doit diriger une organisation très puissante et jouir d’entrées auprès des plus hautes sphères du pouvoir. Comment aurait-il réussi son coup sinon ? Comment aurait-il su à quel vaisseau s’attaquer ou à qui s’adresser pour mener à bien son projet ? — Analyse très pertinente, opina Gerald Hatcher d’une voix encore plus sévère. Il lui fallait choisir quelqu’un qui, à la fois, bénéficiait d’un accès au Bureau des vaisseaux et présentait une certaine vulnérabilité. Notre impitoyable lascar aurait très bien pu exécuter l’un de ses propres collaborateurs pour effacer toute trace de son implication, mais il a pourtant choisi d’abattre une famille entière. Je prétends par conséquent qu’il a soigneusement sélectionné sa victime, enlevé ses proches pour l’obliger à agir, puis supprimé les uns et les autres pour nous empêcher de remonter à la source. » Ce fut au tour d’Adrienne Robbins de prendre la parole. Algys McNeal était son ami, et vingt autres de ses enseignes de vaisseau se trouvaient à bord du Terre au moment de l’explosion. « Et nous avons un autre indice : à aucun moment Cruz n’a pris contact avec le service de sécurité. Il n’ignorait sans doute pas les maigres chances qu’il avait de retrouver sa femme et ses enfants vivants, mais il a exécuté ses ordres sans en parler à quiconque. Il n’a même pas essayé d’obtenir de l’aide, alors peut-être savait-il que leur réseau était assez développé pour leur permettre d’intercepter une éventuelle communication avec les services de renseignement. » Un lourd silence enveloppa la salle de réunion, puis l’empereur reprit : — O. K. Quelque part dans la nature gambade une personne assez insensible pour assassiner une famille entière ainsi que quatre-vingt mille de nos militaires, et je veux qu’on lui mette le grappin dessus. Des idées quant aux méthodes envisageables ? — Ressortir nos vieux détecteurs de mensonges et y faire passer tout le monde, proposa MacMahan. Vraiment tout le monde. — Impossible », dit Horus. Tous les regards convergèrent vers lui. « Si ces malfaiteurs – quelle que soit leur identité – ont aussi bien pénétré nos rangs que nous le pensons, ils seront au courant aussitôt l’opération lancée. S’ils font partie de notre personnel rapproché, tout ira pour le mieux : leur seule option résiderait dans la fuite, auquel cas ils se trahiraient du même coup. Mais s’ils sont connectés à nous de l’extérieur, ils seront dissimulés derrière une foule d’intermédiaires, et le vrai responsable aura tout loisir de faire un pas en arrière. Or, à supposer qu’il se retire du jeu, nous risquons de perdre sa trace à jamais. » Colin soupira. « Sans compter que, d’un point de vue légal, il nous manque le “motif raisonnable” nécessaire à ce genre de mesure. — N’importe quoi ! gronda MacMahan. Ceci est une affaire de sécurité publique : nous avons le droit d’interroger autant de militaires que nous le désirons ! — Non. » Le commandant des fusiliers voulut répondre à cette remarque catégorique, mais le souverain leva une main. « Bon sang ! Hector, calme-toi une minute ! L’arrestation de ce salopard me tient autant à cœur qu’à toi, mais réfléchis une seconde : nous savons que Ninhursag a vu juste ; toutefois, nous ne possédons pas la moindre preuve. En dehors de la mort des Cruz, toute cette affaire peut s’expliquer par une “défaillance technique” tout à fait plausible. Et s’il est vrai que ces derniers avaient disparu de nos bases de données, cela ne prouve rien pour autant. Aucune loi n’exige des citoyens qu’ils nous tiennent au courant de leurs déplacements – nos sujets sont avant tout des individus libres. Le fait que nous ignorions le lieu de leur emprisonnement joue à vrai dire en notre défaveur : Cruz n’a jamais indiqué que ses proches étaient retenus en otages, et, si le site de leur détention nous échappe, comment démontrer qu’ils étaient bel et bien captifs ? » Même si nous y parvenions, il nous faudrait choisir les individus à interroger avec parcimonie : la Charte universelle n’inclut pas le droit de protection contre l’incrimination de soi-même, et nous pourrions donc utiliser un détecteur de mensonges sans problème… mais seulement devant un tribunal – cette clause absolue existe justement pour compenser l’inexistence du droit que je viens d’évoquer. » En revanche, Hector, il est effectivement en notre pouvoir de questionner tout le personnel de la Flotte à condition d’évoquer une affaire de sécurité publique, mais, au préalable, il faut fournir aux gens impliqués ainsi qu’à leur conseil la liste des sujets que nous comptons aborder – et la faire approuver par un juge. Je ne vois pas comment nous réussirions à traiter une telle quantité de paperasse sans que cela ne parvienne aux oreilles de notre homme – un homme qui, je le rappelle, dispose d’assez d’informateurs pour localiser un Cruz. Et que se passera-t-il quand monsieur X découvrira nos intentions ? Nous ne voulons pas ses sbires, Hector, nous le voulons, lui. » MacMahan prit un air rebelle, puis sa nervosité retomba. Il marmonna un juron et acquiesça à contrecœur, Colin s’en réjouit mais apprécia surtout le fait que les yeux de son ami, enfin doté d’un ennemi à combattre, s’étaient à nouveau animés de vie. Le décès de Sandy cessait de relever de l’absurdité d’un univers indifférent. Hector disposait à présent de quelqu’un d’autre à haïr en dehors de Dieu, nouveauté qui viendrait peut-être à bout de ses barricades internes. « Très bien, déclara Qian, mais alors qu’allons-nous entreprendre ? — Tout d’abord, consacrons beaucoup d’attention au problème de la sécurité, répondit Amanda. Que les meurtriers de nos enfants soient des fanatiques religieux, des anarchistes complètement timbrés ou encore des traîtres planifiant un coup d’État, je ne tiens pas à ce qu’ils descendent Colin ou Jiltanith – ni Horus, d’ailleurs –, nom d’un chien ! — Bien parlé », intervint lady Nergal au milieu d’un brouhaha d’approbation générale. Colin déglutit. Il percevait leur désir d’annihiler celle ou celui qui leur avait imposé cette épreuve, mais il ne s’agissait pas juste de ses officiers les plus gradés, ni même des seuls parents furieux et endeuillés. Non, il s’agissait d’un groupe d’amis déterminés à les protéger, lui et sa femme. — En ce qui concerne ma fille et mon gendre, je dis oui, lâcha Horus au bout d’un moment, mais pas pour moi. » Colin leva les sourcils, et le vieil homme les épaules. « Il est possible de renforcer votre protection avec discrétion, mais pas de flanquer des gardes armés aux quatre coins de White Tower sans alerter notre “monsieur X”. — Nenni, père ! Ne consens point que risques ainsy ta vie ! — Tout doux, ’Tanni. Qui voudrait m’éliminer ? À moins que nous ayons affaire à un sérieux détraqué – ce dont je doute, étant donné l’habileté avec laquelle il a orchestré son offensive –, pour quel motif chercherait-il à se débarrasser de moi ? Je pourrais devenir une cible après votre mort, pas avant. — Je crois qu’Horus a raison, ’Tanni, intervint Dahak. S’il demeure certes possible que ce crime découle davantage d’un sentiment de haine que d’un calcul bien pesé, son responsable n’en a pas moins procédé de manière très rationnelle. » Plus veloutée que jamais, la voix de l’IA ne cachait pas sa colère. « Son odieux forfait me semble être le premier pas d’un processus destiné à décapiter l’Empirium, or, si c’est bien le cas, le gouverneur de la Terre ne deviendrait logiquement une victime potentielle que dans la dernière phase du complot. — Hum. » La responsable du Renseignement se frotta le front. « Je ne sais pas, Dahak. Il se peut que ton analyse soit correcte, mais tu as tendance à croire que les gens agissent toujours conformément à la logique, or n’oublie pas que l’assassin s’en est d’abord pris aux enfants. — Observation pertinente. Toutefois, mes analyses suggèrent que ce crime a été commis par opportunisme. N’en déplaise aux profanes, les jumeaux bénéficiaient d’une protection très serrée. A l’intérieur du système de Bia, ils étaient surveillés en permanence par mes propres scanners et – à l’exception de leurs sorties de terrain – toujours encadrés par divers autres protocoles sécuritaires. Atteindre le prince et la princesse n’aurait pas été impossible, j’en conviens, mais néanmoins très difficile – en outre, toute action de ce genre aurait été reconnue comme tentative de meurtre. Dans le cas qui nous occupe, le tueur a frappé alors que Sean et Harriet n’étaient ni sous ma tutelle, ni sous celle d’une agence de sécurité officielle. Enfin, si vous n’aviez pas suivi votre intuition à propos de l’affaire Cruz, le fait que l’assassinat des héritiers a été perpétré de façon délibérée aurait passé inaperçu. — Ça se tient, observa Robbins, mais mon intuition me dit qu’un autre mobile explique ces actes. — Tout à fait, confirma Dahak. Les jumeaux n’ont pas été éliminés pour des motifs personnels, milady, mais en raison de leur identité et de ce qu’ils représentaient. Pour une cause quelconque, notre ennemi s’est attaqué à la relève impériale, voilà pourquoi je perçois ses agissements comme une première étape vers l’anéantissement de la monarchie. — Ce qui fait d’Horus une cible, soupira Colin. Et merde ! — Négatif. Le gouverneur est un membre de la famille royale, certes, mais il n’est pas votre héritier. Il n’en deviendrait potentiellement un que si ’Tanni et vous-même veniez à décéder sans laisser de descendance, mais, sauf votre respect, il y a peu de chances pour que l’Assemblée des nobles choisisse une personne de l’âge de votre beau-père pour vous remplacer. Mère prendrait sans doute une telle décision s’il lui fallait à nouveau effectuer une procédure oméga, mais seulement en l’absence d’un pouvoir législatif capable de remplir cette fonction. De plus, même en cas d’urgence, Horus ne constituerait pas le premier choix. L’option adéquate serait l’amiral Hatcher, en sa qualité de chef des opérations navales, suivi du maréchal stellaire Qian. Le père de Jiltanith, en tant que fonctionnaire civil le plus haut placé de l’Empirium, deviendrait votre successeur légal uniquement si les deux officiers les plus gradés de la Flotte devaient succomber. De surcroît, un assaut ouvertement mené contre lui éveillerait les soupçons que “l’accident” de Sean et Harriet était censé éviter. Par conséquent, toute tentative de le tuer avant ’Tanni, l’amiral Hatcher, le maréchal stellaire Qian ou vous-même ne servirait à rien. À moins que nous soyons effectivement confrontés à un individu irrationnel. — Je déteste te voir comme ça, Dahak », se plaignit MacIntyre, et de nombreuses personnes autour de la table, encore en colère à peine quelques secondes plus tôt, se surprirent à sourire. Ninhursag donna son opinion : « En tout cas, il a raison. Loin de moi l’idée de sous-estimer les risques, mais resserrer la sécurité autour de vous deux, de Gerald et de Daoling devrait contribuer à couvrir Horus par la même occasion. Et comme dit Dahak, placer le gouverneur au milieu de barricades revient à crier nos intentions sur les toits. — Très bien, nous agirons donc ainsi – du moins au début. Hector : puis-je te charger des détails de la sécurité ? — Bien entendu », répondit l’intéressé, puis l’empereur hocha le menton. La protection de la famille impériale revenait aux fusiliers, et l’expression de MacMahan suffisait à le rassurer. « Parfait. Voilà pour notre action défensive, mais comment s’y prendra-t-on pour coincer ce salaud ? — Quoi que nous entreprenions, Colin, il faudra faire preuve d’une grande prudence, dit Ninhursag. Tout d’abord, ne divulguer nos plans qu’au compte-gouttes : je veux que personne en dehors de nous ici présents – même pas Gus – ne soit mis au courant. Tant que nous ignorons comment monsieur X s’y prend pour obtenir ses renseignements, tout individu ajouté à notre réseau d’information lui fournirait une possibilité supplémentaire de découvrir le pot aux roses, aussi prudents que se montrent nos collaborateurs. — O. K., pas de problème. Et ensuite ? — Ensuite Dahak et moi-même passerons au peigne fin l’ensemble de nos données sécuritaires. Rien ne doit nous échapper, de l’avènement du Cinquième Empirium jusqu’à aujourd’hui, qu’il s’agisse d’affaires civiles ou militaires. Nous circonscrirons toutes les anomalies puis les éliminerons une par une. » En second lieu (elle se laissa aller contre le dossier de son siège et haussa un sourcil, le regard posé sur le plafond), nous redoublerons d’efforts en vue d’infiltrer les divers groupes contestataires connus. Ces mesures sont d’ailleurs déjà en branle, ce qui nous dispense donc de toute nouvelle justification vis-à-vis du public. Et tandis que nous autres humains mènerons cette tâche à bien, Dahak plongera dans les toiles de données, ici même à Bia, et commencera à “placer nos micros”. » Elle marqua une pause puis s’adressa directement à l’IA : « Cruz a peut-être réussi à trafiquer son terminal, mais personne ne peut t’atteindre, toi, c’est pourquoi je te demande de te faufiler jusque dans les derniers recoins. — Entendu. En revanche, je précise qu’il me sera impossible de pénétrer les réseaux de données terriens avec la même efficacité. — En effet, mais rassure-toi : tant que nous ignorerons ce qui se trame, Colin et ’Tanni ne visiteront jamais la Terre en même temps. Désormais, nous savons que quelqu’un veut leur peau, mais, pour les atteindre, monsieur X devra forcer de nombreux barrages : le Renseignement, les fusiliers d’Hector, la Spatiale et toi-même. À mon humble avis, le couple royal est en sécurité. » Darin Gretsky posa son balai dans un coin et considéra l’atelier lumineux avec un mince sourire. Il avait travaillé trente ans pour devenir un grand expert en physique théorique et, durant tout ce temps, il n’avait éprouvé que mépris pour la plupart de ses collègues. À cette époque, il partageait certes leur soif de savoir, mais pour eux le triomphe, le respect et même le pouvoir ne constituaient que des effets secondaires de la connaissance. Lui, en revanche, ne visait que ces buts-là. Sa recherche calculée du style de vie promis par les nombreux empires scientifiques privés ou gouvernementaux lui avait valu la déconsidération de ses camarades étudiants, mais il n’y avait accordé aucune importance : les richesses et – plus important encore – la puissance convoitées se trouvaient jadis à portée de main… jusqu’au jour où Dahak et l’explosion de la science impériale avaient tout emporté sur leur passage. Il se força à détendre sa mâchoire contractée. Du jour au lendemain, il était passé du statut de spécialiste à la pointe du progrès à celui d’aborigène émerveillé par le fait que les étranges signes tracés sur le papier blanc des missionnaires renfermaient finalement un sens. Son niveau s’était avéré suffisant pour qu’on l’inclue dans les premiers programmes d’éducation neuronale ; durant un certain temps, pendant le siège achuultani, il avait même cru pouvoir atteindre la crête de cette nouvelle vague, tout comme il l’avait fait avec l’ancienne. Mais une fois la situation d’urgence passée, il avait compris une terrible réalité : il n’était guère plus qu’un technicien. Un larbin utilisant le savoir que d’autres avaient amassé et qui – comme il avait fini par se l’avouer, empli d’une rage à tordre les viscères – lui échappait en grande partie. Cette catastrophe personnelle avait failli le détruire… et bel et bien mis un terme à l’existence qu’il avait planifiée. Il était devenu un vulgaire numéro parmi les milliers de scientifiques d’origine terrienne occupés à contempler des millénaires de découvertes effectuées par d’autres. Des découvertes qui invalidaient une grande partie de ce qu’ils avaient jusqu’alors considéré comme parole d’évangile. Disparus les collègues susceptibles d’être dépouillés de leur travail, finie l’époque où « publier le premier » présentait une importance majeure. Et, pire que tout, ceux qu’il avait jadis dédaignés – les naïfs pour qui seule la connaissance comptait – s’étaient révélés meilleurs que lui dans ces nouvelles disciplines. C’était d’ailleurs dans leurs rangs qu’on puisait les individus nantis du privilège d’explorer l’air raréfié de la stratosphère technologique du Quatrième Empire. Comme tant d’autres, Darin Gretsky n’avait plus sa place que comme laquais tout juste bon à balayer la poussière aux pieds des grands savants. Mais la chance tournerait bientôt et, à cette pensée, son sourire devint mauvais. Son travail ici avait rempli son compte en banque secret d’assez de crédits impériaux pour lui acheter la vie dont il avait toujours rêvé. Cette réussite était agréable en soi, mais ce qui satisfaisait encore plus son âme meurtrie, c’étaient les fruits potentiels de sa besogne. Il ne savait pas comment sa machine serait utilisée, mais la contemplation de sa puissance cataclysmique provoquait en lui un émoi proche du plaisir sexuel. Sa construction lui avait pris plus longtemps que prévu, et il lui avait fallu réinventer la roue à une ou deux reprises pour fabriquer des pièces qui n’existaient pas, mais l’argent n’avait jamais représenté un obstacle, et il avait donc réussi. Oui, il avait réussi et sous peu, à moins d’une faille dans ses prévisions, son œuvre renverserait les crétins suffisants qui l’avaient écarté d’un revers de main. Il jeta un dernier coup d’œil à l’atelier puis marcha le long du couloir en direction du bureau où il devenait non plus Shiva le destructeur de mondes, mais un vulgaire consultant indépendant. Un simple collaborateur occasionnel aidant l’industrie terrienne à faire face à la marée de concepts qui déferlaient en provenance du nouveau Bureau impérial des brevets. Même une telle activité n’équivalait qu’à « récolter les restes » en regard de son glorieux passé, songea-t-il avec amertume. L’« empereur » Colin – le nom sonnait comme une injure tout au fond de lui – avait décrété que l’ensemble de la technologie impériale civile relevait de la « connaissance publique ». Une connaissance détenue par le gouvernement impérial, qui en cédait les droits d’exploitation à quiconque le désirait pour un prix symbolique. Cette libre circulation de l’information constituait une première absolue, et les anciennes firmes bien établies devaient se mesurer aux milliers de nouveaux venus, car, au fur et à mesure que cette manne providentielle tombait du ciel, l’imagination devenait plus importante que le capital. Il haïssait ceux pour qui il travaillait. Il exécrait ces êtres aux yeux brillants et au sourire franc qui tendaient les bras à ce nouveau monde. Celui qui l’avait dépouillé de son bien. Il devait dissimuler ses sentiments, mais cela ne durerait pas : bientôt, ce qu’il avait accompli permettrait de… Quand la porte s’ouvrit, il leva les yeux, surpris, car il était minuit passé. La jeune femme très soignée qui apparut dans l’encadrement le regarda avec un étrange petit sourire avant de hausser les sourcils. « Docteur Gretsky ? » Il acquiesça. « Docteur Darin Gretsky ? — Oui. Que puis-je pour vous, mademoiselle… ? » Il attendit qu’elle lui donne son nom, mais, à la place, elle fouilla dans son grand sac à main. « J’ai un message pour vous, docteur. » Sa voix déclencha une alarme lointaine dans l’esprit du scientifique, dont les muscles se tendirent lorsque la porte s’ouvrit une seconde fois pour laisser passer quatre ou cinq hommes. « Un message de la part du Glaive de Dieu. » Il bondit sur ses pieds en même temps que la jeune femme sortait la main du sac. Sa dernière vision fut celle d’une lumière blanche et aveuglante provoquée par un coup de feu. Lawrence Jefferson ferma le dossier et s’adossa dans son fauteuil pivotant, la mine concentrée. Ces dix dernières années, il avait assumé une part toujours plus grande des responsabilités quotidiennes d’Horus de façon à libérer son supérieur pour qu’il puisse se concentrer sur les questions politiques. Voilà pourquoi, désormais, Gus Van Gelder adressait directement au vice-gouverneur les rapports concernant les affaires de routine. Ce qui arrangeait ce dernier au plus haut point. Il fit pivoter son siège de gauche à droite, en douceur, puis considéra une nouvelle fois sa stratégie à la lumière des dernières nouvelles. Le Glaive de Dieu commençait à poser un vrai problème, songea-t-il avec gaieté. Ses membres devenaient de plus en plus intrépides. Ils appliquaient les leçons tirées de l’observation des organisations terroristes que Colin MacIntyre et sa troupe avaient écrasées, mais eux étaient bien plus coriaces. Ces activistes connaissaient les points forts – et les faiblesses – de la technologie impériale qu’on leur opposait, et personne au sein des services de sécurité ne soupçonnait cet avantage si précieux dont ils bénéficiaient. La connaissance, c’était le pouvoir, or, au travers de Gus Van Gelder, Jefferson apprenait les moindres mouvements entrepris contre ses larbins exaltés. Par exemple, il constatait que Gus se rapprochait dangereusement de Francine. Le ministre d’Horus l’ignorait encore, mais pas Lawrence, c’est pourquoi l’évêque Hilgemann avait reçu l’ordre d’éloigner le Glaive de son organisation mère, l’Église de l’Apocalypse. Il appartenait aux gens pieux d’abhorrer le fanatisme, et elle était scandalisée à l’idée que son troupeau puisse compter des âmes si pécheresses. Il faudrait que celles-ci reconnaissent l’aberration de leurs méthodes, sans quoi elle les exclurait du rang des fidèles car elles s’étaient engagées sur un chemin foncièrement erroné. La haine des Achuultani et des autres méfaits de l’antéchrist faisait partie des devoirs de chaque croyant, mais elle ne devait pas s’étendre aux dirigeants qui résistaient à l’ennemi. L’option raisonnable consistait à pointer du doigt les bavures de ces derniers de façon non violente, par la prière et les remontrances, faute de quoi les indéniables accomplissements du pouvoir seraient eux aussi perdus à jamais. Un discours fort touchant. De quoi semer la confusion dans l’esprit de Gus, qui ne connaissait pas les intermédiaires à travers lesquels elle commandait ces extrémistes. L’homme n’avait pas encore saisi que le Glaive se passait désormais de l’infrastructure fournie par l’Église. Un jour, sans aucun doute, il s’en rendrait compte, mais alors il serait trop tard pour trouver un quelconque lien institutionnel avec l’évêque Hilgemann. Le conseiller à la sécurité Van Gelder adressa un signe de tête au fusilier de garde lorsque l’ascenseur le déposa à un étage supérieur de White Power. Il parcourut une section du couloir puis frappa sur le cadre d’une porte ouverte. « Êtes-vous occupé ? demanda-t-il, et l’homme derrière son bureau le regarda. — Pas vraiment. » Le vice-gouverneur se leva poliment, indiqua une chaise et s’assit en même temps que son hôte. « Quoi de neuf ? — Horus se trouve-t-il toujours sur Birhat ? — Oui. » Jefferson se laissa aller en arrière, joignit les mains devant lui puis unit la pointe de ses deux index avant de les placer sous son menton. « Il ne reviendra pas avant demain soir. Pourquoi ? S’agit-il d’une affaire urgente ? — C’est le moins qu’on puisse dire. J’ai enfin réussi à pénétrer le Glaive de Dieu. — Ah bon ? » Lawrence se redressa d’un coup sec, et son interlocuteur sourit, car il avait anticipé la réaction joyeuse du vice-gouverneur. « Oui. Vous savez à quel point il est difficile de passer outre leur sécurité. Même quand nous parvenons à capturer un ou deux de leurs membres vivants, ils sont si bien compartimentés que nous ne pouvons identifier personne en dehors de la cellule à laquelle les prisonniers appartiennent. Eh bien, aujourd’hui, j’ai finalement réussi à faire entrer un de mes éléments à l’intérieur du réseau. Je n’ai pas encore fait de rapport – nous assurons sa couverture en limitant au maximum la divulgation de l’information –, mais elle vient d’être désignée pour servir de maillon dans la chaîne de messagers qui mène à la principale filière de renseignements de sa cellule. — C’est fantastique, Gus ! » Jefferson mesura intérieurement les implications de l’événement, la tête penchée, puis frotta le sous-main avec délicatesse. « Quand pensez-vous obtenir des résultats concrets ? — D’ici quelques semaines. » Le ministre étouffa un léger sursaut d’exaspération, comme souvent face à ce genre de question. À l’instar de tous ses collègues bureaucrates, songea-t-il, Jefferson ne pouvait s’empêcher de manifester son empressement : même les meilleurs d’entre eux affichaient une sorte d’impatience institutionnelle qui irritait au plus haut point les officiers du Renseignement ainsi que Gus lui-même. Ces fonctionnaires ne percevaient pas les risques énormes que ses hommes de terrain couraient au quotidien, et l’état d’esprit spécifique à leur profession aurait pu se résumer par la formule suivante : « Est-il vraiment impossible d’accélérer le rythme ? » « Bien. Très bien ! Et vous voudriez en référer directement à Horus ? — Oui. Comme évoqué tout à l’heure, j’observe la plus grande prudence dans cette affaire. Je suis le seul à connaître tous les détails de l’intervention, et j’ai reçu le compte rendu de notre agente cet après-midi à peine. Voilà des mois que le gouverneur et moi-même avons mis ce concept au point, et je dois le tenir au courant avant les membres de mon personnel. — Je vois. Disposez-vous d’un rapport formel à son attention ? — Pas vraiment formel, non, mais… (Van Gelder mit la main dans une poche de sa veste et en sortit un petit dossier de sécurité) voici mes notes informatives. — Très bien. » Jefferson observa le document d’un air songeur. Au moment de leur enregistrement, ces données étaient soumises à des codes d’accès neuronaux générés de façon aléatoire. Toute tentative d’ouvrir le fichier sans l’aide de ces derniers entraînerait la destruction immédiate des puces électroniques contenues à l’intérieur. « Eh bien, comme je vous le disais, il ne sera de retour que demain soir. Est-ce si pressant ? Je veux dire… (face à l’expression un rien outrée de Van Gelder, il s’excusa d’un signe de main) nous trouvons-nous dans une situation d’urgence telle qu’il faille lui en parler tout de suite ? — Il ne s’agit pas d’une crise à proprement parler, mais j’aimerais l’avertir aussitôt que possible. Je préférerais ne pas m’éloigner de mon bureau – au cas où une nouveauté surgirait –, mais peut-être devrais-je me rendre sur Birhat via transmat afin de m’entretenir avec lui. S’il n’y voit pas d’inconvénient, je pourrais aussi informer Colin et Jiltanith. — Excellente idée, déclara Jefferson, puis il adopta une mine soucieuse. En fait, plus j’y pense, plus je me dis qu’il faudrait lui apporter ces renseignements sur-le-champ. À présent, c’est le milieu de la nuit à Phénix, mais je suis attendu là-bas demain matin, heure locale. Puis-je me charger de lui remettre vos notes ou désirez-vous lui expliquer les détails de l’affaire en personne ? — Il faudrait que nous nous parlions, en effet, mais le gros de l’information se trouve dans le document… À vrai dire, il serait souhaitable qu’il en prenne connaissance avant que nous en discutions. — Alors je prends le dossier avec moi, si vous êtes d’accord. — Parfait. » Le ministre de la Sécurité lui tendit la puce avec un sourire. « Je n’aurais jamais espéré un messager aussi fiable ! — Vous me flattez, répondit Jefferson en empochant l’objet. Horus possède-t-il les codes d’accès ? — Non. Les voici… » Gus se connecta à l’ordinateur de Lawrence, s’en servit pour lui transmettre les données puis les effaça de la mémoire informatique. « J’espère que vous ne parlez pas dans votre sommeil. — Non, rassurez-vous. » Jefferson se leva pour l’accompagner jusqu’à la porte et, là, s’arrêta pour lui serrer la main. « Permettez-moi de vous féliciter une dernière fois. C’est une grande réussite. Je ne doute pas que certaines personnes seront soulagées de recevoir ces renseignements. » CHAPITRE TREIZE « Cela s’est reproduit, amiral. » Ninhursag MacMahan grimaça, prit la puce que lui tendait le capitaine Jabr et la plaça dans le lecteur posé sur le bureau. Tous deux regardèrent défiler le rapport via leurs neurocapteurs. Lorsque celui-ci prit fin, elle soupira et secoua la tête : en quoi le massacre de dix-neuf employés du service de l’énergie servait la cause « sacrée » du Glaive de Dieu ? « Si seulement nous en avions capturé au moins un, dit-elle. — En effet. » Il se frotta la barbe, ses yeux sombres durs comme de l’acier. « Moi aussi j’aurais voulu divertir ces messieurs à ma façon. — Du calme, Sayed. Il ne manquerait plus que vous régressiez au stade de vos ancêtres bédouins assoiffés de sang. Remarquez, l’idée n’est pas si mauvaise que ça. » Elle tapota un moment sur la table. « Passez l’information au lieutenant Wadisclaw : l’affaire relève de sa juridiction. — À vos ordres, amiral. » Jabr emporta le document électronique. L’impériale massa ses yeux fatigués, plaça ses mains en coupe pour y appuyer le menton puis regarda le mur. Les attaques du « Glaive de Dieu », de plus en plus fréquentes, l’inquiétaient. Certaines d’entre elles – par exemple celle dont Gus avait été victime – les avaient durement touchés. Et même les offensives moins dévastatrices – quoique terribles pour les victimes, corrigea-t-elle avec une moue – parvenaient au but classique visé par les terroristes : prouver qu’ils étaient en mesure d’atteindre leurs cibles malgré les efforts des autorités. Comment une société ouverte aurait-elle pu protéger l’ensemble de ses centrales d’énergie et de ses terminaux de transit ? Comment aurait-elle réussi à surveiller en permanence toutes les plateformes intermédiaires de tous les réseaux de trottoirs roulants ? Évidemment que c’était impossible ! Tout le monde, jusqu’au dernier des abrutis, savait cela. Mais au moins, cette fois, l’humanité avait compris la leçon : même les milieux intellectuels n’osaient pas insinuer que le groupe de fanatiques formulait peut-être – et ce en dépit de ses choix tactiques déplorables – des exigences légitimes. Plus personne ne cherchait à donner à ces sauvages une respectabilité malsaine et fallacieuse. Toutefois, tant que ces bouchers continueraient de choisir leurs victimes au hasard, aucun analyste ne serait capable de prédire où surviendrait le prochain assaut. Jour après jour, les gens que Ninhursag était censée protéger tombaient comme des mouches. Voilà pourquoi il fallait introduire quelqu’un à l’intérieur de la faction rebelle si l’on voulait arrêter le massacre. Elle se renfrogna à nouveau au souvenir du seul et unique élément qu’ils avaient réussi à faire passer dans le camp adverse : Janice Coatsworth. Avant le siège, celle-ci avait travaillé en tant qu’agent de terrain au sein du FBI, et Gus avait été enchanté de l’engager. Elle faisait partie de ses « grandes stars » — ou un de ses « précieux atouts », comme il se plaisait aussi à les appeler –, mais elle avait succombé tout comme lui. D’une façon ou d’une autre, les membres du Glaive l’avaient repérée, puis jeté ce qui restait d’elle sur la pelouse de Gus le jour même où ils les avaient assassinés, lui, sa femme et deux de leurs quatre enfants. Quatre de ses gardes du corps avaient également péri, dont deux alors qu’ils couvraient les enfants survivants. Le regard de la responsable du Renseignement, bien plus glacial et dur que celui du capitaine Jabr, demeurait fixe. Aux yeux d’un terroriste, le chef de la force adverse constituait sans doute la cible la plus « légitime » — dans la mesure où un crime atroce pouvait être ainsi qualifié –, mais le carnage n’en avait pas moins stupéfié Ninhursag. Ainsi que tous les autres. Le meurtre des Van Gelder avait secoué les responsables au pouvoir et les avait incités à réévaluer les capacités du Glaive, car les mailles du filet sécuritaire de Gus étaient très serrées : les assassins avaient forcément dû dresser un plan très méticuleux pour passer outre. Elle se mordit la lèvre, contrariée. Encore et toujours cette même question : pourquoi cette organisation agissait-elle de façon si… inégale ? Un jour, sans raison apparente, ses sbires débarquaient dans une centrale d’énergie pour y exterminer une équipe d’ouvriers sans défense et semaient derrière eux quantité d’indices ; le lendemain, ils effectuaient une frappe chirurgicale sur un site de haute sécurité et ne laissaient pas la moindre indication aux médecins légistes. Elle savait que le groupuscule était très compartimenté, mais possédait-il aussi une personnalité schizophrène ? Comment une bande de butors – des crétins capables de mener une offensive aussi maladroite que celle de la centrale – étaient-ils parvenus à se constituer en une structure à la fois si morcelée et compacte ? Toute coalition capable d’un tel exploit aurait dû, en toute logique, choisir des proies plus « rentables » et effectuer des opérations plus propres. Elle prit une profonde inspiration et, pour la énième fois, écarta ces interrogations. On ne savait toujours pas comment ces détraqués s’organisaient. A priori, les interventions mineures émanaient d’une frange dissidente, voire peut-être d’une formation bien distincte qui se dissimulait derrière le Glaive mais poursuivait des buts tout à fait différents. Il leur fallait, à elle et aux siens, mieux pénétrer le camp ennemi pour résoudre ces énigmes, et cette tâche revenait aux équipes de la Terre, là où les fanatiques sévissaient. Jadis, Gus y était parvenu, et, depuis sa mort, Lawrence Jefferson avait infiltré pas moins de trois cellules. Malheureusement, aucune d’elles n’avait permis d’arriver plus haut – à vrai dire, leurs membres étaient sans doute les plus incompétents de leur confrérie meurtrière, sans quoi il n’eût pas été aussi facile de les atteindre –, mais c’était un début. Et puis, au moins, se rappela-t-elle, l’élimination de la famille de Gus avait fourni un prétexte pour renforcer la sécurité d’Horus à White Tower sans éveiller les soupçons de l’ennemi réel. « Dieu tout-puissant ! s’exclama Hatcher. Tu parles sérieusement ? — Bien sûr que non, gronda Ninhursag en retour, je voulais juste faire de l’humour ! » Elle frissonnait, à la fois en colère et terrifiée. Colin, qui ne la comprenait que trop bien, lui toucha l’épaule, puis elle poussa un soupir chuintant et se relaxa. Il reporta son attention vers l’hologramme de Gerald. Vlad Tchernikov, assis à son bureau à bord du chantier orbital 17, assistait également à la réunion via image holo. Qian, quant à lui, était présent en chair et en os aux côtés de l’empereur et de l’impériale. « Désolé, murmura Hatcher, c’est juste que… Nom d’un chien ! ’Hursag, à quelle réaction t’attendais-tu ? — A la même que la mienne, en fait, admit-elle avec un sourire en coin, puis une réelle lueur d’humour traversa son regard. Et je dois dire que je n’ai pas été déçue. Vous auriez dû m’entendre lorsque Dahak m’a annoncé la nouvelle ! — Le fait est-il certain ? demanda Qian d’une voix plus dure que d’habitude, car, cette fois, c’était son réseau de données qui avait été infiltré. — On ne peut plus certain, maréchal, affirma Dahak. J’ai vérifié ces découvertes à cinq reprises pour obtenir à chaque fois le même résultat. — Merde. » Colin frotta les pattes-d’oie qui s’étaient formées aux coins de ses yeux pendant les longs mois maussades écoulés depuis la mort de ses enfants. Au bout d’un an et demi, ils couraient toujours après l’ennemi et affichaient de bien maigres résultats : Ninhursag et Lawrence Jefferson avaient réussi à éliminer une poignée de cellules du Glaive de Dieu ; quelques dizaines de terroristes avaient été tués au cours de fusillades avec les forces de sécurité alors qu’ils s’attaquaient à des sites gardés ; enfin, on avait identifié sept espions au sein de la Spatiale. Mais ces derniers étaient déjà morts quand on les avait retrouvés. « Ces enfoirés ont pénétré chaque recoin de notre structure étatique », dit-il à travers ses doigts, puis il tira sur son nez tandis que son autre main décrivait des cercles avec la puce de rapport fournie par l’amiral MacMahan. « Oui et non, corrigea Dahak. Depuis quelque temps, nous décelons certes de nombreuses preuves d’une infiltration passée, mais, au sein de notre personnel haut placé, le nombre de suspects diminue de jour en jour. Difficile de garantir que toutes les brèches ont été colmatées, mais rappelez-vous que je contrôle désormais l’ensemble des hypercommunications entre Bia et Sol ainsi que tous les réseaux de données de notre système. Je ne peux pas vous assurer qu’aucune information ne circule par le biais de messagers, mais le Renseignement surveille tous les visiteurs en provenance de la Terre. — Oui, c’est un peu comme si nous prenions conscience d’avoir laissé la porte ouverte seulement une fois le feu déclaré dans l’écurie ! — Peut-être, peut-être pas. » La remarque de Qian ressemblait tellement à la dernière observation de l’IA que, l’espace d’un instant, MacIntyre crut que le maréchal jouait les pince-sans-rire. Mais ce n’était pas son style. « C’est-à-dire ? — Ce matériel, bien que dangereux, ne leur servira à rien. — Que veux-tu dire par… ? commença Hatcher, puis il se reprit : Oui, tu as sans doute raison, Daoling. Que pourraient-ils bien en faire ? — Je ne m’engagerais pas trop vite sur la voie de la certitude, amiral, conseilla Dahak, bien que mes analyses provisoires suggèrent une telle conclusion. — Mais comment ont-ils réussi à mettre la main dessus ? » demanda Vlad, qui était « arrivé » quelques instants après le début du bref initial. L’impériale prit la liberté de répondre : « Cela demeure incertain pour l’instant. Ce que Dahak peut déjà avancer, c’est qu’il existe en tout cas une copie en trop des plans de la nouvelle ogive gravitonique. Nous ignorons où elle se trouve, qui la possède et depuis combien de temps le voleur l’a subtilisée. — Sur ce dernier point, Vlad, j’ai ma petite idée, déclara Qian. Dahak a relevé le compteur contenu dans la puce électronique originale à partir du dossier maître du Bureau de développement des arsenaux. » L’image holo du Russe acquiesça d’un signe de tête. Chaque fichier sécurisé de la Flotte comportait un dispositif intégré qui enregistrait la quantité de duplicata effectués. Ce chiffre pouvait être effacé, mais en aucun cas altéré. « Nos registres indiquent que les schémas de fabrication existent en dix exemplaires – original inclus –, dont nous avons retrouvé la totalité. Néanmoins, dans les faits, dix doubles ont été effectués à partir de l’étalon de départ, ce qui signifie qu’il en manque un sur les onze. » D’un autre côté, le modèle de base est enfermé dans la chambre forte du Bureau des vaisseaux depuis la production de toutes les copies autorisées, or les systèmes de sécurité internes et externes ne révèlent aucune tentative d’irruption. Pour cette raison, je pense que la version additionnelle a été effectuée en même temps que les versions réglementaires. — Aïe ! gémit Hatcher. C’était il y a environ… six ans ? — Six ans et demi, précisa Ninhursag. Sans mettre ma main à couper, je dirais que Daoling voit juste. Un fait en particulier m’inspire cette conviction : la mort du capitaine Janushka – celui qui s’est chargé de produire les répliques officielles. Voici deux ans, l’homme – qui avait entre-temps été nommé commodore, affecté au système solaire et intégré à l’équipe du projet Belle-Mère – a été victime d’une supposée hémorragie cérébrale. » Elle grimaça, et les autres émirent un grognement. Une saute de puissance survenue à point nommé dans un neuro-implant entraînait des conséquences médicales que seul un examen minutieux pouvait différencier d’une hémorragie cérébrale conventionnelle. Bien entendu, ce genre d’accident ne se produisait jamais par hasard, mais, sans raison particulière de soupçonner un geste criminel, un médecin légiste aurait très bien pu pencher pour un décès naturel. « Je vois, dit Vlad. Étant donné ce nouvel élément, votre conclusion concernant la date de la duplication me paraît correcte, Daoling. Toutefois, nous parlons ici d’une arme très sophistiquée : sa construction exigerait soit des composants militaires, soit l’accès à un atelier civil dirigé par un individu au fait de la technologie impériale. — Sans doute, rebondit Colin, mais n’oublions pas que notre malfaiteur dispose d’assez de pouvoir et de moyens technologiques pour saboter un vaisseau comme le Terre impériale – à moins, bien sûr, que l’on postule l’existence d’un tandem d’ennemis bien distincts, dotés tous deux d’une telle capacité d’infiltration. » À l’évidence, personne n’envisageait cette possibilité, et il se fendit d’un sourire amer : « Je prétends donc que monsieur X n’aurait pas volé ces plans s’il ne s’était pas trouvé en mesure de produire l’ogive. — Je suis d’accord. » Gerald s’était repris et s’exprimait d’une voix plus calme et posée. « Mais l’optimisme de Daoling quant à l’improbabilité de son utilisation n’en demeure pas moins justifié. Une telle charge leur permettrait de pulvériser une planète, mais, s’ils n’avaient caressé que ce projet, ne pensez-vous pas qu’en six ans et demi ils auraient largement eu le temps de la fabriquer – pour autant qu’ils soient vraiment en mesure de le faire – et de l’utiliser ? — Absolument, opina le Chinois. Ils réservaient sans doute l’arme à un usage bien particulier – une vraie menace ou un simple moyen de pression –, sinon ils n’auraient pas dérobé les plans, mais leur but précis m’échappe. Les conspirateurs sont certainement humains – jadis, très peu de Narhani maintenaient un contact avec nous autres, et je doute qu’un des leurs ait pu pénétrer notre sécurité avec autant d’efficacité à cette époque. Si l’on part de ce principe, la destruction de la Terre équivaudrait à un acte de folie pure. Si, en revanche, la cible choisie est Birhat, n’importe laquelle de nos ogives gravitoniques de bien plus faible puissance, ou même un simple engin thermonucléaire, aurait comblé leurs besoins. Enfin, à supposer qu’ils comptent s’en prendre à une installation spatiale, l’emploi d’un tel monstre ne se justifie pas non plus. — Et Narhan ? demanda Ninhursag à mi-voix. — C’est une possibilité, malheureusement. Là encore, je ne vois aucun motif valable d’anéantir cette planète – une telle lubie correspondrait beaucoup mieux au profil du Glaive –, mais elle se présente comme un objectif bien plus plausible que la Terre ou Birhat. — Mon Dieu ! lâcha l’empereur. Espérons que monsieur X ne soit pas rattaché à cette bande de tarés ! — Au premier abord, cela semble improbable, intervint Dahak. Le mode opératoire de notre adversaire indique plutôt une visée à long terme, attitude qui, bien que criminelle, reste rationnelle. Le groupement de fanatiques que vous évoquez, en revanche, affiche un comportement fondamentalement irrationnel. En outre, comme l’amiral Hatcher l’a évoqué, ses assassins auraient eu largement le temps de rayer Narhan de la carte, à condition de posséder l’arme. J’envisage volontiers que notre ennemi profite des activités du Glaive de Dieu, voire qu’il tente de les influencer, mais ses desseins divergent grandement du nihilisme xénophobe de ces activistes. — Alors que crois-tu qu’il cherche à accomplir avec l’ogive ? — Je n’ai pas encore échafaudé de théorie à ce propos. Il se pourrait qu’il veuille nous faire chanter… Mais, le cas échéant, nous nous heurtons à la constatation de tout à l’heure : il n’a pas manqué de temps pour assembler le dispositif militaire. Pourquoi, dès lors, n’aurait-il toujours pas formulé ses demandes ? — Ce qui nous ramène au postulat de Vlad : peut-être ont-ils rencontré un problème qui les empêche de mener à bien la fabrication de l’engin. — Cette conclusion relève de la plus pure conjecture, et je ne m’y fierais donc pas, avertit l’IA. Mais je comprends votre logique, qu’une expression humaine illustre d’ailleurs à merveille : “siffler dans le noir pour se rassurer”. — Oui, je sais », laissa tomber MacIntyre d’un ton morose. CHAPITRE QUATORZE Un coup de poing réveilla Sean MacIntyre. Il se dégagea d’un coup sec et, encore étourdi de sommeil, porta une main à son œil malmené. Bon sang ! que ça faisait mal ! S’il n’avait pas été bioaugmenté, il y aurait laissé le globe oculaire. Il se tortilla jusqu’à l’extrémité de son côté du lit et se redressa sur un coude. Il soignait sa blessure lorsque Sandy se contorsionna à nouveau. Cette fois, estima-t-il, il aurait pu subir d’importantes lésions s’il ne s’était pas écarté. Elle marmonna quelques mots que même une ouïe améliorée aurait peiné à déchiffrer tandis que le prince héritier s’asseyait pour de bon. Devait-il la réveiller ? Ils avaient tous éprouvé des difficultés à affronter la perte du Terre impériale. Leur survie alors que tout l’équipage avait succombé les bouleversait, mais la certitude que le vaisseau avait été détruit dans le but de les supprimer, eux, rendait l’expérience encore plus douloureuse. Ils éprouvaient une sorte de culpabilité. La logique contredisait un tel sentiment, mais elle n’opposait qu’une frêle résistance à des psychés déterminées à s’infliger une autopunition en vue de survivre. La jeune fille se débattit contre son cauchemar et attaqua le drap comme s’il se fût agi d’un monstre enveloppant, à tel point que la toile se déchira avec fracas. Ses seins pointaient en direction de Sean, qui, submergé par un accès de désir sexuel, se réprimanda aussitôt. Ce n’était pas le moment ! Une fois encore, il regretta que la carrière de psychologue n’ait suscité l’intérêt d’aucun d’entre eux. Mais il fallait hélas composer avec cette réalité, et, à présent qu’ils ressentaient le besoin d’une aide professionnelle, ils se trouvaient livrés à eux-mêmes. Les premières semaines s’étaient révélées très dures, jusqu’à ce qu’Harriet les pousse à regarder leurs démons en face. Elle ignorait autant que lui comment mener une séance de thérapie, mais son instinct fonctionnait bien et, une fois reconnue leur honte commune à l’idée d’avoir survécu, ils avaient enfin réussi à se renforcer mutuellement. Sandy remua une nouvelle fois, puis gémit d’une voix plus forte et plaintive que tout à l’heure. Éveillée, elle était la plus joyeuse du groupe ; pendant le sommeil, la rationalité qui neutralisait sa mauvaise conscience la désertait et, paradoxalement, elle devenait alors le membre le plus vulnérable du minuscule équipage. Dieu merci, ses angoisses nocturnes se manifestaient avec moins de fréquence, mais leur sévérité restait égale. Sean prit sa décision. Il se pencha sur elle, caressa son visage et murmura son nom. Pendant un moment, elle essaya de s’éloigner, puis le timbre serein de son compagnon pénétra ses rêves, et ses yeux bruns s’ouvrirent, hagards de fatigue et empreints d’horreur. « Salut », murmura-t-il. Elle lui prit la main et y posa sa joue. La peur disparut de ses traits, puis elle sourit. « J’ai de nouveau eu une crise ? — Une toute petite, mentit-il, et elle adopta un air malicieux. — “Une toute petite”, hein ? Alors pourquoi ton œil est-il enflé ? » Le drap en lambeaux tomba autour de sa taille tandis qu’elle s’asseyait et tendait un bras vers lui avec douceur. Il grimaça quand elle l’atteignit. « Mon pauvre, tu vas avoir un coquard ! — Aucune importance. De plus (il lui jeta un regard concupiscent), les autres croiront que tu m’as fait ça sous l’emprise de la passion. » L’éclat de rire qui fit écho à sa boutade lui réchauffa le cœur. Elle secoua la tête, ses doigts encore tendrement posés sur son ecchymose. « Tu es un idiot, Sean MacIntyre, mais je t’aime quand même. — Bien entendu que tu m’aimes, Fraulein ! Tu ne peux t’en empêchher, ach ja ! — Espèce de débile ! » Elle lui empoigna le nez et le tordit. Il hurla de douleur et lui saisit les poignets pour l’immobiliser, tâche fort ardue : il mesurait soixante centimètres de plus qu’elle, mais elle frétillait comme une anguille. Finalement, une prise astucieuse le renversa du lit. Il se mit en tailleur sur la surface synthétique du sol, se leva et se frotta le postérieur avec une mine contrariée tandis qu’elle se moquait de lui, toute trace de ses tourments oniriques bannie de sa mémoire. « Nom d’un chien ! tu n’y vas pas avec le dos de la cuillère ! Si ça continue, je prends mes affaires et je m’en vais ! — Pfft ! des paroles en l’air. Tu n’es même pas capable de les retrouver, tes affaires. — Hum ! » Il fit un pas dans sa direction, mais elle sortit ses griffes, une lueur mauvaise dans le regard. Il se figea. « On déclare une trêve ? — Pas question. J’exige une capitulation totale et inconditionnelle. — Mais c’est aussi mon lit, se plaignit-il. — Peut-être, mais j’ai remporté la victoire. — Que me feras-tu si j’accepte ? — Quelque chose d’horrible et d’ignoblement vicieux. — Dans ce cas… ! » Il la rejoignit d’un bond et tendit ses bras vers elle. Installé à son poste de second, Brashan leva les yeux. Sans se déconnecter de la console, il adressa un signe de la main à ses camarades tandis qu’ils passaient le sas du pont de commandement. Étant donné que le bloc des machines était asservi à la passerelle, il suffisait d’une seule personne pour assurer le quart dans des conditions normales. Pour mener un combat avec efficacité, en revanche, le vaisseau aurait requis la présence d’au moins quatre d’entre eux. Sean s’effondra dans la couchette du capitaine. Harriet et Tamman prirent respectivement place dans les sièges de l’astronavigateur et de l’ingénieur. Quant à Sandy, elle gagna la station de l’officier tactique puis observa l’affichage, imitée par les autres : jour après jour, l’étoile grandissait devant eux. Ce voyage épuisant touchait à sa fin. Du moins l’espéraient-ils. Ils ne parlaient presque jamais des mesures à prendre si d’aventure le système de destination n’abritait pas de matériel récupérable, mais jusqu’ici ils n’avaient décelé aucun monde habité susceptible d’en contenir. Le prince jeta un coup d’œil discret à ses subordonnés. À bien des égards, ils s’en étaient bien mieux sortis qu’il ne l’aurait imaginé. Leur amitié partagée jouait en leur faveur, mais un enfermement commun dans un espace si restreint pendant une telle durée engendrait forcément des problèmes. Le petit groupe avait souffert quelques désaccords – voire de rares disputes enfiévrées mais le bon sens de sa sœur doublé de l’inestimable soutien de Brashan avaient permis le maintien de leur cohésion. La solitude ne dérangeait guère les Narhani, et le fils de Brashieel avait passé assez de temps en compagnie des humains – surtout de ces humains-là – pour comprendre leur caractère versatile. À bien des reprises durant les vingt derniers mois, il avait ramené le calme dans les rangs. Aujourd’hui encore, songea le jeune MacIntyre, le centaure considérait le sexe avant tout comme un objet de curiosité intellectuelle, ce qui avait sans doute joué un rôle dans son imperturbabilité. L’attention du commandant se reporta sur Tamman et Harriet. Malgré sa taille conséquente, l’Israël était conçu pour être déployé à partir de son unité mère ou d’une planète, pas pour des déplacements interstellaires, mais, au moins, il avait été étudié pour un équipage standard de trente individus. Les jeunes gens disposaient donc d’un espace assez grand pour trouver leur intimité, et les quatre humains s’étaient répartis en deux couples de la façon la plus naturelle du monde. Sa relation avec Sandy, Sean le savait, durerait toujours même s’ils arrivaient à rentrer chez eux – et ils y parviendraient ! – mais la situation était différente pour sa jumelle et son ami : aucun des deux ne lui semblait enclin à se fixer, bien qu’à l’évidence ils apprécient la compagnie l’un de l’autre de façon… très prononcée. Il sourit et se connecta à sa console en vue d’obtenir une mise à jour des systèmes. Comme toujours, le parasite fonctionnait à merveille. Cet appareil était une sacrée mécanique, et l’héritier avait disposé d’un laps de temps inhabituel pour apprécier sa conception et ses capacités. Le groupe avait passé d’interminables heures à effectuer des exercices tactiques – autant pour s’occuper que pour des raisons plus pragmatiques –, et Sean avait découvert des potentialités insoupçonnées au vaisseau. Mais c’était Sandy qui avait déterré le vrai trésor dissimulé dans le réseau informatique de l’Israël. Son commandant d’origine – paix à son âme – était féru de cinéma. Il n’avait que faire des projections haute définition ou même de la vidéo tridi de l’époque pré impériale ; non, son péché mignon, c’étaient les vieux films à deux dimensions enregistrés sur pellicule. La mémoire du parasite en contenait des centaines, et la jeune fille avait bricolé un programme d’imagerie capable de les convertir en holos via l’espace de visualisation de la passerelle de commandement. Ils avaient regardé toutes les raretés de la filmothèque, dont certaines s’étaient avérées excellentes. La favorite de Sean était Sacré Graal, réalisé par un certain Monty Python, mais c’étaient les anciennes toiles de science-fiction qui les avaient le plus fait rire. Brashan était particulièrement fasciné par une production intitulée Planète interdite, bien qu’au fond ils y soient tous devenus accros. Désormais, leurs conversations regorgeaient de répliques qu’aucun de leurs amis de l’académie n’aurait comprises. Sean se retira de la console, ne maintenant plus qu’un lien ténu avec elle, puis plaça les mains derrière la tête et croisa les chevilles. « Observez notre noble commandant, si concentré sur sa besogne ! » lâcha sa compagne. Il lui tira la langue et se tourna vers Harriet. « On dirait que nos estimations quant à la position de départ de l’Israël étaient correctes, chère sœur. Nous devrions arriver d’ici deux jours et demi. — Plus ou moins, répondit-elle, déjà concentrée sur sa prochaine question. De nouvelles données concernant les astres du système, Brash ? — Oui. Nous ne sommes de loin pas encore à portée de scanner actif, mais l’instrumentation passive capte sans cesse de nouveaux détails. En particulier (il gratifia son audience d’un sourire en forme de moue façon narhani), j’ai détecté une troisième planète de ce côté-ci de l’étoile. » Le ton de l’orateur éveilla la curiosité de Sean, qui se redressa sur un coude. Les autres dévisagèrent eux aussi leur ami. « À première vue, son rayon orbital moyen est d’environ dix-sept minutes-lumière – ce qui indique qu’elle se trouve nettement à l’intérieur de la zone des astres renfermant de l’eau à l’état liquide. — Fantastique ! s’exclama le commandant. Voilà qui augmente nos chances de façon considérable. Si le secteur était jadis habité, il se peut que nous trouvions somme toute du matériel utilisable. — La possibilité existe, en effet », déclara le centaure d’un ton particulièrement calme – même pour lui –, à tel point que le jeune MacIntyre lui jeta un coup d’œil interrogateur. « En fait, les analyses spectroscopiques confirment même une atmosphère composée d’oxygène et d’azote. » Sean en resta bouche bée. L’arme biologique avait effacé toute trace de vie sur son passage, or, lorsqu’une catastrophe de cette envergure se produisait, toute planète infectée devenait rapidement non habitable, car c’était la présence même de la vie qui entraînait les conditions nécessaires à son propre développement. Birhat faisait exception en raison de ses habitats zoologiques hermétiques, qui s’étaient ouverts avant que la composition de son air ne se dégrade tout à fait. Quant à Chamhar, elle n’avait survécu que parce que personne ne foulait son sol au moment du désastre. La Terre, enfin, n’ayant jamais été réclamée par le Quatrième Empire, constituait un cas spécial. Si cette planète possédait une atmosphère respirable, peut-être n’avait-elle pas du tout subi l’assaut du virus ! Et si les naufragés pouvaient transmettre leur découverte à leurs semblables, l’humanité posséderait un troisième monde à coloniser. Mais l’enthousiasme de Sean retomba : si ce monde n’avait pas été contaminé, c’est sans doute parce qu’il n’avait jamais été peuplé, ce qui balayait la possibilité d’y trouver du matériel impérial pour mettre au point leur hypercom. « Eh bien ! dit-il avec lenteur, voilà qui est intéressant. D’autres données ? — Non, mais nous sommes encore à soixante-deux heures-lumière de notre but : avec les moyens de l’Israël, impossible de localiser tout objet plus petit qu’un planétoïde tant que nous en sommes éloignés de plus de dix heures-lumière. À moins que cet objet ne dispose d’une signature énergétique active. — Dans ce cas, murmura Sean, nous commencerons peut-être à capter des émissions dans les quatre-vingts prochaines heures. Si toutefois il y a un émetteur. » Les talmahk revenaient tôt ce printemps. Le grand prêtre Vroxhan se tenait près de la fenêtre, d’où il écoutait le cercle des dignitaires d’une oreille distraite tout en observant les paires d’ailes chatoyantes qui étincelaient tout là-haut, au-dessus du sanctuaire. Une poignée d’oiseaux se détacha de la volée principale pour se diriger vers les vestiges de la demeure des, Anciens, et il se demanda une nouvelle fois pourquoi de si belles créatures nichaient dans de tels sites de damnation. D’un autre côté, elles s’établissaient aussi sur les flèches du Temple sans pour autant être terrassées, et il en déduisait que leurs habitudes néfastes ne devaient donc pas les souiller. Bien entendu, contrairement aux hommes, ces animaux ne possédaient pas d’âme : voilà peut-être qui les protégeait des démons. La voix haut perchée de Corada fluctua derrière lui, et il sortit de sa torpeur pour prêter une plus grande attention aux paroles du ministre des Finances tandis que celui-ci parvenait à la conclusion de son rapport. « … et donc les coffres de notre mère l’Église sont à nouveau remplis par la grâce et pour la gloire de Dieu, bien que le Malagor accuse un certain retard dans le paiement de la dîme. » Vroxhan sourit à cette dernière phrase caustique. Le Malagor était la bête noire de l’orateur, la principauté récalcitrante dont la population s’était toujours montrée la moins respectueuse des décrets de l’institution sacrée. Pour Corada, cette attitude trahissait l’influence de la vallée des Damnés, mais le grand prêtre, lui, envisageait une vérité beaucoup plus simple qu’une prétendue intervention démoniaque : la contrée renégate n’oubliait pas les siècles d’affrontements qui l’avaient opposée à l’Aris pour l’obtention de la suprématie, et ses mines ainsi que ses fonderies à énergie hydraulique en faisaient la maîtresse incontestée de l’industrie du fer aux quatre coins du monde. Une maîtresse composée d’artisans entêtés que les principes de l’Église irritaient trop souvent. Ces dissensions avaient constitué l’élément décisif dans le déclenchement des guerres du Schisme, et aujourd’hui le Temple utilisait le souvenir de ces guerres pour mettre un terme à ce genre de folie. Le prince Uroba du Malagor était le vassal du pouvoir ecclésiastique ; et, à vrai dire, il en allait de même pour l’ensemble des seigneurs laïques, car l’autorité centrale nommait et destituait les princes de Pardal comme elle le voulait. « Frenaur ? demanda Vroxhan à l’évêque du Malagor. Votre troupeau indiscipliné tient-il vraiment à chagriner Corada, cette année ? — Pas plus que d’habitude, je pense. » Les yeux de l’impertinent s’éclairèrent d’une lueur malicieuse quand il vit rosir les bajoues du responsable de l’impôt. « La dîme est certes en retard, mais l’hiver a été rude, et la garde annonce que les chariots ont déjà passé la frontière. — Dans ce cas, nous pouvons sans doute attendre un peu avant d’en arriver à l’interdit », murmura le grand prêtre avec ironie. C’était peu aimable de sa part – et impropre à son office –, mais Corada était un tel moulin à paroles qu’il n’avait pas pu s’en empêcher. Le crâne chauve du percepteur tatillon s’empourpra jusqu’à en devenir foncé et contrasta de plus belle avec sa frange de cheveux blancs. Il renifla et rassembla ses parchemins de manière plus énergique que nécessaire, et son supérieur éprouva une pointe de remords. Pas très douloureuse, certes, mais bel et bien réelle. Il se retourna vers la fenêtre, les mains croisées à l’intérieur des manches de sa soutane bleue, qui arborait un nuage stellaire doré au niveau de la poitrine. Une compagnie de mousquetaires de la garde défilait devant lui en direction du champ d’entraînement. Les voix des soldats s’élevaient en un hymne militaire, derrière leur capitaine monté sur un branahlk. L’observateur admira l’éclat de leurs plastrons de cuirasse argentés. Les canons lustrés des mousquets étincelaient au soleil, et les capes écarlates virevoltaient dans la brise printanière. En tant que puîné, Vroxhan avait failli rejoindre les rangs de la milice plutôt que ceux du clergé. Parfois, il se demandait avec une certaine mélancolie s’il n’aurait pas préféré la vie martiale – une vie qui, sans aucun doute, s’accompagnait de moins de responsabilités ! Mais le pouvoir de la garde ne soutenait pas la comparaison avec celui du primat de tout Pardal, se rappela-t-il avant de prendre place dans son siège en bois sculpté et de fixer son attention sur la salle du conseil. « Très bien, mes frères, passons à un autre sujet. Le Test de mise à feu approche à grands pas, père Rechau. Le sanctuaire est-il prêt ? » Certains visages, encore amusés par le zèle excessif de Corada quelques secondes plus tôt, devinrent sérieux tandis que l’ensemble de l’audience posait son regard sur l’homme concerné. Un simple vicaire aurait pu passer pour le dernier des derniers au sein de la chambre des prélats, mais les apparences s’avéraient parfois trompeuses, car le père Rechau était le sacristain du sanctuaire, poste qui – comme le voulait une tradition ancestrale – échoyait toujours à un individu de son faible rang qu’on affublait du titre archaïque de « chapelain ». « Tout à fait, Votre Sainteté. Cet hiver, les Serviteurs sacrés ont passé plus de temps que d’habitude à accomplir leurs tâches : ils sont apparus peu de temps après le Test du traceur de route et ont travaillé deux penta journées entières. L’exemple a inspiré mes acolytes, qui se sont donné deux fois plus de peine et ont terminé la sanctification il y a trois jours. — Bravo ! » lâcha Vroxhan avec sincérité. Il manquait trois pentajournées avant le Test de mise à feu, et une telle avance sur les préparatifs constituait une excellente façon de débuter l’année liturgique. Rechau inclina la tête en signe de reconnaissance, puis le maître du Conseil se tourna vers l’évêque Surmal. « Pourriez-vous nous donner des nouvelles à propos du nouveau catéchisme ? — Bien entendu. » L’homme fronça les sourcils et regarda ses collègues installés autour de la table brillante. « Mes frères, le Bureau de l’inquisition reconnaît volontiers la pression exercée sur le Bureau de l’enseignement par les guildes de marchands et les “progressistes”, mais je crains qu’il ne nous faille émettre de sérieuses réserves quant à certains aspects de ce nouveau catéchisme. Relevons entre autres la réduction de l’importance accordée au caractère démoniaque de… » La porte de la salle de réunion s’ouvrit avec une telle violence que ses deux battants vinrent percuter les murs adjacents. Vroxhan bondit sur ses pieds, des éclairs à la place des yeux, mais il n’eut pas le temps de formuler sa réprimande tonitruante : un vicaire au visage exsangue se jeta à genoux devant lui puis, d’une main tremblante, porta à ses lèvres un pan de la soutane du pontife en signe de révérence. « Votre… Votre Sainteté ! haleta-t-il sans même laisser retomber le bord de la robe. Il faut que vous veniez ! Vite ! — Pourquoi ? demanda Vroxhan d’une voix coupante. Qu’y a-t-il d’assez important pour déranger le cercle des dignitaires ? — Votre Sainteté, je… » Le vicaire déglutit, se pencha sur le sol puis déclara d’un timbre rauque : « La Voix a parlé ! » Le grand prêtre retomba dans sa chaise et traça sur sa poitrine le signe du nuage stellaire. De mémoire d’homme, jamais la Voix ne s’était exprimée, sauf peut-être à l’occasion des jours les plus sacrés du passé ! Un murmure de stupéfaction parcourut l’assemblée, et, quand il jeta un coup d’œil à certains de ses subalternes, Vroxhan perçut le sang qui désertait leur visage. « Qu’a-t-elle dit ? demanda-t-il aussitôt d’un ton empli de colère devant sa propre crainte. — Elle a formulé un avertissement, Votre Sainteté. — Que Dieu nous préserve ! » cria quelqu’un, et des bredouillements terrifiés lui firent écho. Une poigne glacée enserra le cœur de Vroxhan, qui inhala une profonde bouffée d’air puis serra dans ses doigts l’emblème sacré de son habit cérémoniel. L’espace d’un instant aussi bref qu’épouvantable, il ferma les yeux, transi de peur. Mais, en sa qualité de prélat de Pardal, il se secoua avec fermeté et s’adressa aux brebis affolées : « Mes frères ! mes frères ! Cette attitude n’est pas convenable ! Je vous prie de vous calmer ! » Sa voix caverneuse et puissante, développée au cours d’une vie de chants liturgiques, retentit au milieu du brouhaha et entraîna un bref silence qu’il s’empressa d’exploiter. « L’avertissement est arrivé, peut-être même le jour du Jugement, mais le Tout-Puissant nous protégera, comme promis à nos ancêtres il y a si longtemps ! Ne nous a-t-il pas donné la Voix justement pour nous prémunir contre le danger ? La panique gagnera bien assez tôt nos troupeaux… faisons en sorte qu’elle épargne nos rangs ! » Les évêques le dévisagèrent, et il constata que beaucoup d’entre eux reprenaient peu à peu leurs esprits. À sa plus grande surprise, Corada faisait partie de ceux-là, contrairement à son homologue Parta, qui geignit : « Pourquoi ? Pourquoi devons-nous endurer ce châtiment ? Quel péché avons-nous donc commis pour que Dieu nous envoie les démons en personne ? — Silence, Parta ! ordonna le percepteur, et Vroxhan réprima un gloussement hystérique devant la surprise générale suscitée par la vigueur du vieil homme. Vous connaissez les Écritures : les démons nous assaillent quand bon leur semble ! Le péché n’influence en rien leur venue ; en revanche, il peut nous faire perdre les faveurs du Seigneur une fois l’invasion survenue. — Et si nous avions déjà perdu ses faveurs ? — Si c’était le cas, sa Voix nous aurait-elle mis en garde ? » Son interlocuteur cligna des yeux. « Vous voyez ? Je sais qu’un tel événement ne s’est encore jamais produit, mais la Loi spécifie que nul ne sait quand viendra le jour du Jugement. Fiez-vous au Tout-Puissant, homme de peu de foi ! — Je… » Parta s’interrompit, haleta comme un nageur en train de se noyer puis acquiesça avec entrain. « Oui, Corada, vous avez raison. C’est juste que… — C’est juste que vous êtes terrifié, grogna le ministre des Finances, puis son visage se fendit d’un sourire de guingois. Eh bien, sachez qu’il en va de même pour moi ! — Merci, Corada, lâcha Vroxhan tout en prenant la note mentale de ne plus jamais taquiner le brave homme. Votre foi et votre courage nous inspirent tous. » Il parcourut une nouvelle fois l’assemblée puis déclara : « Venez, mes frères. Priez avec moi pour confirmer notre dévouement au Seigneur avant d’aller répondre à son appel. » Jamais Vroxhan n’avait connu une telle hâte – attitude fort inconvenante pour quelqu’un comme lui –, mais jamais non plus le destin ne l’avait confronté à cette situation. Durant d’innombrables milliers d’années, Dieu avait préservé ses fidèles des démons dont la seule caresse entraînait la mort du corps et de l’âme. Selon les annales historiques, c’était la première fois qu’il permettait à ses ennemis jurés – ceux-là mêmes qui, par le biais de ruses infâmes, avaient chassé l’homme de la splendeur étoilée du paradis divin puis l’avaient jeté sur ce sol – de s’approcher assez pour inciter la Voix à une mise en garde. Toutefois, le grand prêtre gardait en mémoire les paroles de Corada : le Tout-Puissant n’avait pas abandonné les siens ; l’avertissement même de la Voix en constituait la preuve. Il ferma les boutons dorés et ravala le sursaut de contrariété qu’il éprouvait à chaque fois que le col, trop serré, lui compressait le cou. Il vérifia ensuite le drapé de l’étoffe bleu foncé dans le reflet ondulé d’un miroir en argent poli, car il aurait été malséant de se présenter à Dieu dans une tenue imparfaite, surtout aujourd’hui. Enfin, il passa l’inspection, traversa rapidement l’encadrement de la porte de métal impérissable puis foula le sol vitreux du sanctuaire. Ses évêques l’attendaient, eux aussi vêtus du traditionnel habit de cérémonie parfaitement ajusté. Il se dirigea vers sa place, au centre de l’immense salle, puis ressentit ce respect familier mêlé de crainte à la vue du ciel nocturne qui s’élevait au-dessus de lui. L’obscure sphère de minuit l’enveloppa tandis que la gloire des étoiles du Seigneur masquait les murs lustrés et ornés de trophées. Le respect céda la place à l’effroi lorsqu’il leva les yeux et aperçut la trace écarlate des démons qui progressait avec lenteur à l’est du ciel. Ce spectacle lui donna la chair de poule, car le symbole immobile brillait d’un rouge sang. Aucune trace de l’habituelle lueur jaune qui clignotait lors du Test de mise à feu, du Test du traceur de route ou encore du Contrôle du système. Se rappelant qu’il était un serviteur de Dieu, il redressa les épaules et se rapprocha de l’autel. La beauté inhumaine de la Voix lente et dénuée d’inflexions parvint à ses oreilles, calme et rassurante dans sa majesté éternelle et immuable. « Avertissement, lâcha-t-elle dans la langue sacrée, dont chaque mot était doux et pur comme l’argent. Système passif détecté. Approche hostile. » Elle poursuivit, employant des termes incompréhensibles même pour le grand prêtre. Elle invoquait la protection du Tout-Puissant, et un frisson d’extase religieuse parcourut Vroxhan. Enfin, elle adopta à nouveau un vocabulaire intelligible, bien que l’homme peinât à saisir l’ensemble de ses propos : « Contact dans cinquante-huit virgule trente-sept minutes. » Après une brève pause, elle reprit sa litanie et, pour la énième fois, formula sa mise en garde. Le haut dignitaire s’agenouilla. Avec la plus grande déférence, il appuya ses lèvres entourées d’une barbe épaisse contre les lumières divines disposées sur le maître-autel. Il adressa une prière silencieuse au Seigneur pour qu’il ferme les yeux sur son indignité face à la tâche qui lui était assignée, se leva et entonna les paroles saintes du salut. « Armez les systèmes », chanta-t-il, et un vacarme métallique inonda le sanctuaire, mais cette fois personne ne manifesta de peur : ces bruits-là, les religieux les entendaient chaque année à l’occasion de la fête du Test de mise à feu. Aujourd’hui, toutefois, les circonstances étaient différentes, car le grondement martial et familier les sommait de prendre les armes pour défendre la cause sacrée de Dieu. La mélodie des trompettes divines s’estompa, et la Voix parla à nouveau : « Systèmes armés, lâcha-t-elle avec douceur. Ennemi à portée de tir. » De nombreux cercles ambrés apparurent dans les cieux étoilés et emprisonnèrent la traînée cramoisie des démons. Des anneaux célestes qui évoquaient le rejet inflexible et la colère de Dieu. Vroxhan se mit à trembler, sentant approcher le point culminant de sa vie. Il n’éprouvait plus aucune crainte – ni même aucune confusion, car l’Unique lui avait rendu ses forces. Il était son émissaire empli de sa puissance pour affronter le jour du Jugement. Des centaines d’astres lumineux se reflétaient dans son regard quand il se tourna vers ses semblables. Il leva les bras et les vit puiser de l’ardeur dans sa propre exaltation, puis une marée de mains dressées fit écho à son geste de bénédiction. Tous s’en remettaient à l’omnipotence et à la gloire du Tout-Puissant tandis que l’éclat rouge de la trace démoniaque baignait aussi bien leurs visages que leurs atours. « Ne soyez pas effrayés, mes frères ! vociféra le grand prêtre. Le jour du Jugement est arrivé, mais placez votre foi en Lui. Puissent vos âmes être portées aux nues par sa grandeur, et les mauvais esprits confondus, car c’est à lui qu’appartiennent, pour les siècles des siècles, la puissance et la gloire ! — Pour les siècles des siècles ! » Le tumulte assourdissant qui lui répondit était dénué d’appréhension. Il se tourna vers le maître-autel. Les yeux posés sur le symbole de l’ennemi d’un air de défi, il affronta à la fois sa clarté pourpre et le mal qu’il représentait. Puis, de son timbre de baryton orageux, il détacha la première phrase d’une mélodie très ancienne : le cantique de la délivrance. « Initialisez la procédure de mise à feu ! » CHAPITRE QUINZE « Nous arrivons à portée d’une nouvelle station, lança Harriet derrière le traceur de route tandis qu’un cercle entourait un nouvel objet sur l’affichage. Une station gigantesque ! Sean percevait – et partageait – le stress de sa sœur. Ils se trouvaient enfin assez près de l’étoile pour que les scanners de l’Israël détectent des cibles infra planétaires, et la tension demeurait palpable au sein de l’équipage depuis que la première installation spatiale avait été captée. Au cours des deux dernières heures, ils en avaient décelé d’autres – beaucoup d’autres –, et ces découvertes n’en finissaient pas d’alimenter leurs espoirs. Le premier objet observé, de dimensions modestes, se réduisait à une batterie de senseurs isolée et apparemment estropiée suite à l’impact d’une micrométéorite ; mais les suivants, situés plus au cœur du système, s’étaient révélés bien plus volumineux. En fait, ils s’annonçaient même très prometteurs, et le prince devait sans cesse se rappeler de ne pas se laisser envahir par un optimisme prématuré. « Je l’ai », annonça Sandy de son poste d’officier tactique. Ses scanners actifs avaient une portée moindre que les senseurs passifs de son amie, mais ils offraient une bien meilleure résolution une fois que la source d’émission leur avait été indiquée. « Voilà. Infomatrix m’annonce qu’il s’agit d’un module de construction de classe Radona, Tam. — Radona, Radona… murmura le jeune homme en consultant les archives du département des machines. Bingo ! Je me disais bien que ce nom ne m’était pas inconnu. C’est une fabrique civile mais, avec un réseau de support adéquat, elle serait capable d’assembler un parasite tel que le nôtre en huit mois, Sean. Si nous parvenons à l’activer, la mise en œuvre d’une hypercom sera un jeu d’enfant. — Voilà la meilleure nouvelle de ces vingt et un derniers mois, opina le commandant d’une voix calme. En fin de compte, je crois que nous allons nous en sortir. — Oui, je… commença Sandy, puis elle s’arrêta, le souffle coupé. Sean, cet engin est sous tension ! — Pardon ? » Il la dévisagea, et elle insista d’un signe de tête vigoureux. « Je capte des relevés d’alimentation en veille chez deux – voire peut-être trois – centrales de type Khilark Gamma. — Impossible ! » Il se retourna vers l’holovisualiseur pour y contempler la lumière terne qui flottait au milieu de l’anneau concerné. « Pour fonctionner, une station de cette envergure exigerait des navettes-citernes d’hydrogène, un service d’entretien, un centre de ressources matérielles… Bref, c’est absolument impossible ! — Essaie d’en convaincre mes capteurs ! Il n’y a pas le moindre doute : je relève des centrales en fonction. Et si ce chantier orbital est déjà connecté, ça nous économisera du boulot ! — Mais je ne comprends toujours pas comment… — Sean, l’interrompit sa jumelle, je détecte d’autres installations. Regarde. » Des dizaines de cerceaux jaillissaient sur la tridi au fur et à mesure que les instruments d’Harriet localisaient de nouveaux objets. Son frère cligna des yeux. — Sandy ? — Je suis en train de les analyser, répondit la jeune fille d’une voix absente tandis qu’elle fusionnait avec sa console. O. K. Celles-ci (trois des cercles ambrés devinrent verts) composent sans doute ton “centre de ressources matérielles”. Ce sont des modules de transformation des matériaux, mais ils ne correspondent pas à des modèles de la Flotte. Il s’agit peut-être d’équipements civils modifiés. » Elle marqua une courte pause puis reprit d’un ton monocorde : « Et eux aussi sont actifs. — Tout cela est ridicule, marmonna son compagnon sans s’adresser à personne. Je ne m’en plains pas, bien sûr, mais… » Il se secoua. « Qu’en est-il des autres unités ? — Difficile à dire pour l’instant. Leurs émissions énergétiques demeurent très faibles, ce qui empêche tout diagnostic à cette distance. » Elle ferma les yeux et fronça les sourcils, concentrée. « S’ils sont enclenchés, on peut dire qu’ils ne possèdent pas une très grande capacité génératrice intégrée. À moins que… — Oui ? — À moins que ce ne soient des champs de stase que nous captons. » Elle émit cette suggestion sans joie apparente, et Sean grogna. Un champ de stase ne pouvait en aucun cas se maintenir via une alimentation interne, et le mince filet énergétique des centrales endormies contenues dans les autres plateformes n’aurait pas suffi à nourrir tous ces dispositifs à distance. « Hum. Brashan : ramène-nous à zéro virgule cinq c et mets le cap sur le centre du système. — Accélération en cours », répondit le centaure du poste des manœuvres, et Sean adopta un air encore plus soucieux. La présence de ces artefacts le troublait. En orbite distante autour de la troisième planète, ils formaient non pas un cercle mais une sphère de large diamètre. Leur nombre était trop élevé – et leurs dimensions trop réduites – pour des modules de construction, mais chacun d’eux atteignait presque le tiers de la taille de l’Israël, alors de quoi s’agissait-il ? « Sean ! s’exclama la princesse. Je perçois une autre signature sur la planète ! Un truc gigantesque ! » Il tourna la tête et vit un énième symbole coloré se former dans le diagramme tridi tandis que la nouvelle source émettrice apparaissait à l’horizon planétaire. Sa jumelle avait raison : c’était gigantesque ! Mais aussi… étrange, et il tressaillit lorsque le code lumineux vacilla. « Peux-tu le localiser ? — J’essaie, mais… Sean, mes scanners indiquent que ce mastodonte se déplace ! Il agit comme une sorte d’appât électronique, mais je n’ai jamais rien vu de pareil. » Le jeune homme fronça les sourcils. Cet énorme foyer d’énergie isolé sur un astre inconnu le déconcertait au plus haut point. À l’évidence, la population qui avait produit les installations spatiales de ce système avait disparu – tout comme les moyens technologiques nécessaires à leur construction –, sans quoi le parasite du Terre impériale aurait déjà été interpellé. En outre, si ce monde avait maîtrisé la fusion nucléaire, sa surface aurait dû émettre des douzaines de signaux, pas un seul. Mais, sans présence humaine, comment cet unique modèle avait-il pu survivre aux millénaires ? Et qu’entendait Harriet par « ce mastodonte se déplace » ? Il se connecta aux systèmes de sa jumelle pour regarder par lui-même. Elle n’avait pas tort : cela ressemblait à un dispositif de contre-mesures électroniques, comme si un agent quelconque voulait les empêcher de déterminer ses coordonnées. « Tu peux nous en dire plus, Harriet ? — Oui, je crois. Le comportement de cet appareil est curieux, mais je dirais que… Oh ! c’est sacrément finaud ! » Sa voix trahissait de l’admiration et de l’excitation. « L’unité en question possède un volume plus réduit que nous ne le pensions. Elle est certes imposante, mais il y a au moins une douzaine – peut-être même le double ou le triple – de faux émetteurs à la surface de la planète, et ils se renvoient la balle à tour de rôle. Quoique immobiles, leurs générateurs nous semblent en mouvement parce qu’ils tentent d’imiter la source émettrice principale afin de la couvrir. J’ignore le pourquoi de ce ballet, mais à présent que j’ai découvert leur petit tour de passe-passe, il ne me faudra pas longtemps pour… — Changement de situation, lâcha Sandy d’un air tendu. Le niveau d’alimentation des satellites augmente à vue d’œil. Ils se mettent en branle ! » Le regard du jeune homme se posa aussitôt sur les stations orbitales. Il s’agissait bel et bien de champs de stase, en définitive ! Et, désormais, ils s’étaient désagrégés. Des grappes entières de nouveaux signaux inondaient l’affichage. Sean se mordit la lèvre, curieux de savoir ce qui se passait. Mais tant qu’il n’en apprendrait pas davantage… « Machine arrière, Brashan. Ne nous enfonçons pas trop dans le système. — Inversion de la trajectoire en cours », confirma le second, et son supérieur observa le changement des symboles tactiques sur la tridi. « Tout cela ne me dit rien qui vaille », laissa-t-il tomber. « Première phase d’activation terminée. Toutes les plateformes sont opérationnelles. » Vroxhan écoutait les paroles anciennes et musicales de la Voix tandis qu’un réseau d’émeraudes flamboyait dans le ciel nocturne. Les boucliers de Dieu affichaient les couleurs étincelantes de la vie, mais il n’en avait jamais vu autant à la fois, pas même lors de la célébration du Grand Test de mise à feu qui avait lieu tous les dix ans. Le jour du Jugement était vraiment arrivé. Il se passa la langue sur les lèvres avant d’entamer le deuxième verset du cantique. « Activez les systèmes de verrouillage ! » « Changement de situation ! » Cette fois, la jeune fille avait presque hurlé l’avertissement. « Je décèle l’activation de systèmes de verrouillage ! Ces satellites sont des plateformes militaires ! — Du calme, Sandy ! ordonna Sean. Brashan : accélère jusqu’à zéro virgule sept c ! Manœuvre d’évitement Alpha Roméo ! — Bien compris », répondit le centaure avec un flegme narhani des plus rassurants. « Acquisition d’objectif », annonça la Voix, dont le chant puissant emplissait le sanctuaire. Le cercle doré qui entourait le signe des démons devint rouge sang, et de minuscules symboles apparurent en son centre – certains demeuraient stables, d’autres oscillaient de façon déroutante. Vroxhan n’avait jamais contemplé un tel spectacle : d’habitude, aucune des figures présentes lors des Tests du traceur de route et de mise à feu ne subissait de modification. Une effervescence mêlée de terreur l’envahit tandis qu’il psalmodiait le troisième verset : « Initialisez le cycle de lancement. » L’Israël atteignit sa cadence maximale. Ses moteurs tremblaient furieusement tandis que Brashan exécutait l’opération d’esquive. Dieu merci ! ils avaient effectué de nombreux exercices de simulation, songea le commandant, puis il maudit aussitôt leurs carences en effectifs. Mais ces pensées ne mirent à contribution qu’une infime partie de sa concentration. Le reste de son esprit, calme et froid, vibrait au rythme de stimuli profonds et étranges tels qu’il n’en avait jamais connu durant les entraînements. Ses pensées surgissaient à la vitesse de l’éclair, de façon automatique, presque instinctive. « Département tactique : levez les boucliers et démarrez les contre-mesures électroniques ! Chargez les leurres et tenez-vous prêts à les déployer à mon signal, pas avant ! — Boucliers dressés ! annonça Sandy, dont les réflexes surentraînés venaient d’éclipser toute trace de panique. Contre-mesures activées ! Leurres chargés et prêts à l’emploi. — Parfait. Harriet, as-tu localisé ce satané émetteur ? — Négatif ! » Sean sentit la tension le gagner tandis que son cerveau, imbibé d’une singulière clarté glaciale, fonctionnait à toute allure. Son instinct lui hurlait d’ouvrir le feu pour éviter les dégâts que pourraient infliger ces armes. Toutefois, même si la source d’énergie située sur la planète constituait bel et bien le centre de commande de l’arsenal ennemi – comme il le supposait –, il ne pourrait pas atteindre la cible tant que sa sœur ne l’aurait pas circonscrite. Du coup, il ne leur restait guère plus que les plateformes, mais celles-ci formaient de si petits objectifs – sans compter leur nombre impressionnant – que toute tentative de les détruire aurait été vouée à l’échec. Et, surtout, personne ne leur avait encore tiré dessus. S’il prenait les devants, l’adversaire riposterait sans le moindre doute. Or, bien que leur vaisseau se trouvât hors de portée d’éventuelles armes à énergie, les hypermissiles du Quatrième Empire, eux, pouvaient atteindre une cible de la taille de l’Israël depuis une distance allant jusqu’à trente-huit minutes-lumière. Il manquait donc à Sean et son équipage dix bonnes minutes-lumière pour se trouver en position de sécurité. A pleine puissance, ils mettraient quatorze minutes pour quitter l’enveloppe de tir de la planète : chaque seconde pendant laquelle les plateformes demeuraient inactives avait une valeur inestimable. « Ennemi en fuite. » Le cœur de Vroxhan manqua un battement lorsque la Voix abandonna le cantique de la délivrance. Elle n’avait jamais prononcé de telles paroles auparavant, et les figures au milieu du cercle sanguinolent dansaient avec frénésie. Le signe lumineux des démons palpitait et frémissait tandis que la foi du prélat chancelait. Il entendit des murmures de panique parcourir le groupe d’évêques et de hauts prêtres. Il fallait qu’il prenne une décision. Il se força à donner de la fermeté à sa simple voix d’humain au moment d’entamer le quatrième verset : « Enclenchez la séquence de tir ! » Le soulagement envahit son âme lorsque la Voix formula la réponse adéquate : « Séquence enclenchée. » « Activation de multiples plateformes de lancement détectée ! » Sean pâlit à l’annonce vociférée par Sandy. Les systèmes secondaires des stations avaient été activés, et leurs hyper lanceurs étaient en branle. Il leur faudrait encore quelques secondes avant d’être prêts à tirer, mais il y en avait des centaines ! Il goûta le sang sur la lèvre qu’il venait de se mordre. C’était le pire cauchemar de toute équipe de reconnaissance : un système de quarantaine parfaitement intact et actif. Un planétoïde de classe Asgerd aurait hésité à attaquer une telle force de frappe, or les naufragés ne disposaient que d’un parasite de combat. « Déployez les appâts ! — À vos ordres ! » Puis, après un bref instant : « Première salve lancée. Deuxième salve en cours de préparation. » Une marée de points bleus inonda l’holovisualiseur. Il s’agissait de faux signaux qui s’éloignaient à grande vitesse de l’Israël et dont chacun constituait une réplique de sa signature énergétique. « Activez la batterie de missiles. Désignez les plateformes de lancement comme cibles primaires, mais n’attaquez pas encore. — Batterie de missiles activée », lâcha Sandy d’un ton neutre. « Déploiement de leurres ennemis détecté », annonça la Voix de son timbre mielleux. Vroxhan agrippa l’autel, et un cri terrifié retentit derrière lui, car la partie de cantique qui incombait au grand prêtre était terminée. En fait, le cantique s’arrêtait là ! Et pourtant la Voix poursuivait : « Amélioration et mise à jour du système de poursuite requises. » Le haut dignitaire tomba à genoux tandis que la lumière démoniaque se démultipliait à n’en plus finir. Des douzaines de signes maléfiques brillaient dans la voûte nocturne, et il ignorait ce que la Voix attendait de lui ! « Enclenchez la séquence de tir ! » répéta-t-il, désespéré, d’un timbre cassé et fragile malgré les années d’entraînement. « Réduction des probabilités d’atteindre la cible sans une amélioration et une mise à jour du système de poursuite. — Enclenchez la séquence de tir ! » brama-t-il en réponse. L’espace d’un interminable et terrible instant, la Voix ne dit rien, puis elle annonça enfin : « Séquence enclenchée. » « Lancement ennemi effectué ! Je répète : lancement ennemi effectué ! Un silence de mort suivit l’annonce de Sandy. Les hypermissiles du Quatrième Empire filaient à quatre mille c. Il leur faudrait près de sept secondes pour franchir les minutes-lumière qui les séparaient du vaisseau. Il n’existait aucun système de défense actif contre de tels projectiles, car personne n’avait encore trouvé le moyen de percuter un objet situé dans l’hyperespace. Il ne restait plus qu’à attendre… et remercier le Ciel que la distance de tir soit si conséquente. À 0,7 c, le parasite se serait déplacé de presque un million et demi de kilomètres entre le lancement et l’arrivée de ces bolides. Voilà pourquoi toute base de défense possédait des ordinateurs capables de prédire et de traquer. L’Israël n’était pas conçu pour affronter une telle puissance offensive à lui tout seul, mais ses dispositifs de protection, revus et améliorés par Dahak et le Bureau des vaisseaux, comprenaient des capacités empruntées aux Achuultani ainsi que de nouvelles idées trouvées sur le tas. Désormais, les boucliers de l’unité couvraient davantage d’hyperfréquences, son égide interne se trouvait bien plus près de sa coque que ne l’aurait permis la technologie du Quatrième Empire et elle comportait une cuirasse externe. Aucun vaisseau impérial d’ancienne génération ne pouvait se targuer de telles fonctions. Et c’était tant mieux. Seule une fraction de ces missiles frappa dans le mille, mais le bâtiment trembla comme une feuille, et Sean faillit déchirer les repose-bras de sa couchette lorsque la salve d’ogives martela la coque avec fureur et le bouscula. Bon sang ! Quel crétin ! Il avait oublié d’activer sa toile de tractage ! Les puits de gravité d’une douzaine d’étoiles cherchèrent à réduire en purée la masse insignifiante de son vaisseau, et les générateurs de bouclier grondèrent en son sein. Les notes familières de la liturgie résonnaient dans ses oreilles, et Vroxhan, encore à terre, leva des yeux désespérés : il priait pour que les signaux démoniaques disparaissent. Il ne savait pas combien de temps il lui faudrait attendre, comme d’habitude – il l’ignorait même lors du Test de mise à feu, car personne ne lui avait appris à lire les indications de distance à l’intérieur des cercles de visée. Puis, soudain, toutes les lumières ennemies sauf une s’éteignirent. Une vague de soupirs de soulagement parcourut le groupe d’évêques, et Vroxhan ne fit pas exception. Les démons avaient peut-être proliféré, mais Dieu les avait terrassés à l’exception de l’un d’entre eux ! Toutefois, ce dernier point isolé subsistait, phénomène qui ne s’était lui non plus jamais produit à l’occasion de la célébration rituelle. Sa peur viscérale reflua légèrement, mais la trêve fut de courte durée, car une fois encore la Voix prononça des paroles qu’aucun grand prêtre n’avait jamais entendues. « Leurres détruits. Procédure de tir poursuivie. » Un bâtiment du Quatrième Empire n’aurait pas tenu le coup. Cinq de ces puissants missiles avaient crevé les hyperfréquences couvertes par le bouclier externe de l’Israël, mais avaient explosé à l’extérieur de sa cuirasse interne… qui avait encaissé le choc. Par miracle. « Bon sang, on l’a échappé belle ! Le commandant secoua la tête et activa la toile de tractage de sa couche dès que l’univers eut fini de trembler. Ils ne résisteraient pas très longtemps à de tels assauts ! « Passez à la manœuvre d’évitement Alpha Mike. Lancement d’une nouvelle série d’appâts. » Cette fois, il n’y eut pas de confirmation verbale : celle-ci lui parvint via ses neurocapteurs. Il sentit la peur de ses amis, qui accomplissaient leur travail malgré tout. Et, surtout, ils étaient encore vivants, par miracle la salve de tirs qu’ils venaient d’essuyer aurait dû les anéantir. Mais le temps n’était pas aux interrogations, et il ne voyait plus aucune raison de ne pas riposter. « Ouvrez le feu ! » ordonna-t-il. Les lanceurs crachèrent leur première rafale. Étonnamment, toute trace de crainte avait disparu de l’esprit du jeune MacIntyre. « Salve entrante. Mode de défense requis. Vroxhan se couvrit le visage, dépassé. La foi, la terreur et la confusion se disputaient une place dans son cœur. Il savait ce que « requis » signifiait, mais il ignorait à quoi équivalait un « mode de défense ». « Urgence, renchérit la Voix. Commande de mode de défense requise. » L’Israël se tordit de douleur quand la deuxième bordée explosa dans l’espace normal autour de lui, et une annonce d’avaries retentit. L’un des missiles était arrivé trop près, et le blindage, qui se serait moqué d’une tête nucléaire, se déchirait désormais comme un drap sous l’action de la fraction d’énergie qui se frayait un chemin à travers le bouclier interne. Mais Sean, qui cette fois avait disposé de plus de temps pour analyser la logique de l’assaut, comprit un élément crucial : quel que soit l’agresseur, il agissait avec maladresse. De façon constante, les missiles détonaient entre leur bâtiment et les appâts lancés par celui-ci, stratégie qui relevait de la plus pure folie. N’importe quel système défensif aurait dû être capable d’affiner ses données afin d’éliminer au moins une poignée de faux signaux visuels. Il sentit Tamman activer le système de contrôle d’avarie, mais une brève vérification lui confirma qu’aucun composant vital ne manquait à l’appel, et il se retourna vers la tridi juste au moment où la première salve de Sandy faisait mouche. Une goutte de sueur dégoulina sur le front du prélat puis vint lui piquer les yeux : une douzaine des divins boucliers d’émeraude venaient de disparaître des étoiles. Les démons ! C’étaient eux les responsables ! « Urgence. Commande de mode de défense requise. » Il se creusa la tête. La réflexion n’avait jamais été requise durant les grandes cérémonies. La procédure liturgique suffisait. Affolé, il retraça l’ensemble des rituels qu’il avait effectués pour trouver l’expression « mode de défense », mais ne parvint à se rappeler aucun cantique qui la contenait. Un instant ! Aucun psaume n’employait ces deux mots de façon consécutive, mais celui du Test de maintenance utilisait « mode » ! Il trembla à l’idée de prononcer des termes tirés d’un autre cantique. Et si ces derniers étaient erronés ? Et s’ils lui attiraient la colère du Tout-Puissant ? Sean réprima un cri de triomphe. La source émettrice à la surface de la planète restait certes dissimulée, mais les plateformes de missiles étaient nues comme des vers ! Pas un seul bouclier ! « Feu à volonté, Sandy ! » La salve du bâtiment impérial croisa la troisième bordée ennemie. Le haut dignitaire poussa un gémissement lorsqu’une nouvelle douzaine d’émeraudes s’évaporèrent. Cela équivalait presque à un dixième de leur quantité totale, or les démons étaient encore en vie ! S’ils foudroyaient l’ensemble des cuirasses divines, plus rien ne les empêcherait d’annihiler le monde ! « Avertissement. » La Voix, plus belle que jamais, sonnait pourtant criarde à ses oreilles. « Capacité offensive réduite de neuf virgule six pour cent. Commande de mode de défense requise. » Un filet de sang coula sur sa barbe après qu’il se fut mordu la lèvre. À nouveau, les ennemis du Seigneur se reproduisaient. N’ayant plus le choix, il entonna le cantique du Test de maintenance. « Enclenchement du mode autonome ! Il sentit peser sur lui le regard horrifié de ses semblables, mais il se redressa, prêt à recevoir le courroux de Dieu. Un long silence s’établit, puis ils entendirent : « Sélection du mode de défense autonome engagée. » « Merde ! » Sean écrasa le poing contre l’accoudoir de son siège. Ses camarades et lui avaient réussi à faire pénétrer une troisième salve, mais le système de quarantaine venait de se rendre compte qu’une force quelconque abattait ses armes. Des égides s’élevaient autour des dizaines de bases orbitales encore entières – et des grappes d’appâts faisaient leur apparition. Ce type de couverture, dont la technologie remontait au Quatrième Empire, ne soutenait pas la comparaison avec les systèmes optimisés dont Dahak et le Bureau des vaisseaux avaient équipé l’Israël, mais il tenait la route. Il leur faudrait employer tout leur arsenal pour percer ne serait-ce qu’une seule de ces cuirasses, mais ils devraient quand même tenter le coup, car ils ne disposaient d’aucune autre cible : Harriet n’avait toujours pas localisé l’installation au sol qui dirigeait la puissance ennemie, et de toute façon la distance était encore trop élevée pour l’atteindre. Il voulut ordonner à Sandy de reconfigurer son tir – à savoir le concentrer sur des objectifs isolés –, mais elle avait déjà pris l’initiative. Le vaisseau se convulsa à nouveau. La férocité des attaques lui semblait toutefois avoir diminué, et une lueur d’espoir surgit au fond de son cœur. Sa compagne avait abattu près de quarante stations, et peut-être cet affaiblissement de la force rivale suffirait-il à donner une chance de survie au parasite. L’assaut en provenance des plateformes durait maintenant depuis quatre minutes, et les naufragés avaient pris la fuite une bonne minute avant que l’opposant n’ouvre le feu. Leur unité avait creusé plus de trente et une minutes-lumière de distance par rapport à la source de tir, ce qui leur faciliterait la tâche : s’ils parvenaient à une distance d’au moins trente-cinq minutes-lumière et semaient les capteurs de l’agresseur, ils pourraient peut-être se camoufler et… Le bâtiment fit une nouvelle embardée, et le signal d’avarie ne tarda pas à arriver. Merde ! Deux lanceurs y avaient passé. Vroxhan regarda les étoiles et reprit espoir. Un seul des « boucliers divins » s’était volatilisé, cette fois. Peut-être qu’aucun d’eux n’aurait disparu s’il avait su ce que le Seigneur et la Voix exigeaient vraiment de lui, mais au moins il était encore en vie et la cadence de destruction avait diminué. Cela signifiait-il que le Tout-Puissant lui souriait malgré tout ? Les Écritures stipulaient que l’homme ne pouvait faire que de son mieux… Dieu, dans sa grande miséricorde, avait-il reconnu les efforts de son serviteur ? L’annexe subluminique fonçait à pleine vitesse malgré les chocs qui la faisaient tressaillir et tanguer. Sean et Brashan, assistés des ordinateurs de pilotage, effectuaient toutes les manœuvres d’esquive envisageables. Harriet abandonna le traceur de route et se connecta au sous-réseau de contrôle d’avarie pour aider Tamman à effectuer les réparations. Les deux missiles qui venaient de rater le bâtiment de peu avaient gravement endommagé ce dernier, dont la vitesse se limitait maintenant à o,6 c suite à la perte d’un noyau de réacteur. Par chance, les tirs devenaient de moins en moins précis. Grâce aux treize plateformes de lancement supplémentaires abattues par Sandy, le réseau défensif ennemi pâtissait d’immenses brèches. Néanmoins, le commandant observa le redéploiement des stations militaires rescapées ainsi que l’arrivée d’autres mastodontes du même type qui surgissaient de derrière le pôle opposé de la planète. Peut-être la jeune fille avait-elle suffisamment handicapé les effectifs adverses pour faire pencher la balance en faveur des contre-mesures électroniques de l’Israël ? Il n’y croyait pas vraiment. Il vérifia de nouveau la portée : trente-quatre minutes-lumière. Étant donné leur vitesse réduite, il leur faudrait encore sept minutes avant d’atteindre la limite de l’enveloppe de frappe de l’ennemi. Tiendraient-ils aussi longtemps ? Une nouvelle rafale secoua la coque. Puis une autre. Et encore une autre. Un rapport d’avarie siffla dans les neurocapteurs du prince. Ils n’atteindraient pas la distance désirée avant qu’un missile ne traverse leurs boucliers ; en revanche, ils approchaient des trente-cinq minutes-lumière d’écart alors que les ogives ennemies s’éparpillaient, encore et toujours, à la recherche des nombreux appâts du bâtiment impérial. Ils n’avaient pas encore réussi à couper le contact avec les senseurs de l’adversaire, mais, si son système de visée ne distinguait même pas le parasite des leurres que celui-ci déployait, il leur restait une chance de… Pour la énième fois, les êtres démoniaques se reproduisirent. Leur stock d’œufs, a priori inépuisable, ne leur épargnait pourtant pas les foudres divines : ils périssaient jusqu’au dernier. Une traînée profane de points cramoisis entacha le ciel, puis ils disparurent. Pas un seul n’avait survécu : le cercle lumineux du Seigneur était enfin vide. Vide ! Le silence enveloppa le prélat, et il entendit cogner son pouls tandis que l’assemblée de prêtres retenait son souffle. « Cible détruite, déclara la Voix. Assaut terminé. Procédures de réparation et de remplacement initialisées. Désactivation des dispositifs de combat en cours. » « Ils ont perdu notre trace », déclara Sandy d’une voix douce et mal assurée tandis que le vaisseau passait en mode de camouflage. Sean MacIntyre poussa un énorme soupir. Il baignait dans la sueur, mais ils étaient vivants. Contre toute attente. Un bâtiment de cette taille n’aurait pas dû survivre à une telle puissance de tir, aussi mal exploitée fût-elle. Mais, d’une façon ou d’une autre, ils s’en étaient tirés. Ses mains se mirent à trembler. Ce système de dissimulation dépassait tout ce que le Quatrième Empire avait connu, mais, pour le faire fonctionner, il leur avait fallu couper toutes les émissions décelables. En d’autres termes, Sandy avait dû désactiver les senseurs actifs, les contre-mesures électroniques ainsi que la cuirasse externe, qui s’étendait bien au-delà de leur champ de furtivité. Le commandant avait espéré que le fait de synchroniser cette opération avec la destruction des leurres donnerait l’impression à l’adversaire d’avoir pulvérisé l’Israël. Mais si les radars ennemis n’avaient pas égaré la signature du parasite, celui-ci aurait constitué la plus facile des cibles : il n’aurait même pas bénéficié de la couverture offerte par les leurres pour contrer l’assaut suivant. Le frémissement de ses mains se propagea dans ses bras lorsque Sean saisit l’ampleur du risque qu’il venait de prendre. Ou plutôt : qu’il venait de faire prendre à tout le monde. Le plan avait réussi, mais à aucun moment il n’avait pris la peine d’y réfléchir. Pas vraiment, du moins. Il avait agi par instinct, et les autres lui avaient obéi, confiants. Il se força à inhaler quelques bouffées d’air lentes et profondes, recourut à ses implants pour diminuer ses niveaux d’adrénaline emballés puis considéra ce qu’il venait d’accomplir, prenant du recul et évaluant la logique de sa décision : tout bien pesé, elle n’avait pas été si mauvaise. Ça avait marché, non ? Mais, nom d’un chien, il avait parié gros ! En définitive, songea-t-il, peut-être que les sermons de tante Adrienne au sujet de ses méthodes tactiques trop audacieuses contenaient une part de vérité. CHAPITRE SEIZE Sous la clarté des astres, une structure – sorte d’étoile à la fois moins vaste et plus lumineuse que ses sœurs déployées alentour – avançait sur la surface en acier de combat. Le robot soudeur entretenait un brasier infernal qui se reflétait dans les yeux de Sean MacIntyre, posté à quelque distance au-dessus de la coque de l’Israël. Au cœur des ténèbres sépulcrales, le vaisseau flottait à la dérive à presque une heure-lumière de l’astre primaire du système. Le bâtiment blessé demeurait tapi à l’abri d’un astéroïde noir comme l’encre pendant que son commandant dirigeait l’engin de rhabillage via ses neuroémetteurs. D’autres automates assistants avaient déjà enlevé les bords déchiquetés de la brèche, reconstruit les poutres qui s’étaient détachées et ajusté les plaques métalliques de remplacement. À présent, l’énorme unité de réparation parcourait la coque du parasite pour fixer les panneaux par fusion. En d’autres circonstances, le centre de contrôle d’avaries aurait pu exécuter une tâche si routinière sans aucune supervision humaine, mais un des missiles avait emporté le tiers des périphériques du département des machines. Tant que Tamman et Brashan n’auraient pas terminé de les remettre sous tension – s’ils y parvenaient jamais –, le sous-réseau de traitement des dommages resterait très peu fiable. « Ça se passe bien ? » Sean tourna la tête à l’intérieur du globe formé par le champ de force de son « casque » tandis que Sandy surgissait derrière une courbe de la coque et avançait dans sa direction. « Pas trop mal. » La fatigue durcissait sa voix, et la jeune fille le détailla tout en se rapprochant. Un énorme pylône fracassé trônait derrière lui : une des explosions l’avait démoli en même temps que le noyau de réacteur puissamment blindé qu’il était censé soutenir. Le prince se tenait entre l’obscurité impénétrable et le feu du soudeur, une moitié de sa combinaison spatiale plongée dans l’ombre, l’autre reflétant le jeu des flammes. Il avait les traits tirés. Ces derniers temps, c’était lui que les cauchemars réveillaient en plein milieu de la nuit. Il la regarda dans le blanc des yeux, puis elle rompit le silence : « Tu t’en tires mieux que je ne pensais. — Ouais. Cette lucarne sera colmatée d’ici la fin de mon quart. — Quel quart, gros bêta ? le taquina-t-elle avec gentillesse. Tu es censé te trouver dans les bras de Morphée à l’heure qu’il est. — Ah bon ? » Il parut surpris, en toute franchise, et elle ne sut si rire ou pleurer devant son expression lasse et perplexe lorsqu’il consulta son horloge intégrée. « Eh bien ! C’est pour ça que tu es ici ? Pour me ramener ? — Oui, commandant. Une MacMahan passe toujours prendre son homme – et, en l’occurrence, mon homme ferait mieux de regagner l’intérieur s’il veut éviter de s’endormir debout, campé sur ses grands pieds plats. — Je crois que vous avez raison (il s’étira), enseigne de vaisseau MacMahan. Mais qu’est-ce qu’on fait de lui ? » Il désigna l’appareil de consolidation. « Il ne lui reste plus que cinquante mètres à couvrir, Sean. Sur une distance si réduite, tu peux t’en remettre à sa programmation interne, non ? Et si tu acceptes de rentrer et de te mettre sous la couette, tatie Sandy te promet de revenir d’ici une heure pour vérifier que tout se passe bien. O. K. ? — O. K. », soupira-t-il. Tous deux s’éloignèrent et disparurent derrière un flanc du vaisseau. Et la petite étoile esseulée formée par l’unité de soudure poursuivit son travail, irradiant comme une âme perdue au milieu de la nuit infinie. Même Brashan affichait une mine épuisée. Quant à ses coéquipiers humains, ils paraissaient tout bonnement défaits. Mais après trois semaines d’intense labeur, chaque pièce de matériel réparable l’avait été. « Très bien, tout le monde, dit Sean pour obtenir l’attention de ses amis. Je ne crois pas que mettre le cap sur la prochaine destination possible de notre liste soit une très bonne idée. Des avis contraires ? » Une vague de sourires ironiques et de hochements de tête harassés lui répondit. L’étoile G6 – leur deuxième option envisageable – se trouvait à douze virgule cinq années-lumière de leur position actuelle. À tout juste 0,5 c – la vitesse maximale que l’Israël pouvait assurer avec un noyau de réacteur primaire détruit –, le trajet prendrait soixante-quinze mois, même si cela représenterait une durée subjective de « seulement » cinq ans et demi. « Bien. Je ne tiens pas à entreprendre un voyage si long pour ne rien trouver à l’autre bout. D’autant moins qu’il existe, nous le savons, un chantier orbital actif dans ce système-ci. — Un argument convaincant, admit Brashan avec un sourire tordu fait maison. Bien sûr, il reste à déterminer comment gagner le contrôle de la station. — Certes. » Sean s’adossa dans sa couchette et observa l’affichage. « Mais la tâche s’avérera peut-être plus facile qu’il n’y paraît. Par exemple, nous savons que l’énergie nécessaire aux champs de stase des plateformes est transmise depuis la base planétaire, qui constitue donc sans doute le quartier général. Le cas échéant, il suffira de nous en emparer pour maîtriser du même coup les satellites. Et si nous échouons, la destruction du site planétaire devrait les désactiver, non ? — Ton raisonnement me semble tout à fait logique, mais comment comptes-tu pénétrer les défenses orbitales ennemies pour parvenir jusqu’à l’objectif ? — Par la ruse, Brashan. Nous allons les berner en beauté. — Aïe ! je sens que je ne vais pas aimer ça. » Le prince sourit et ses camarades pouffèrent tandis que le Narhani déployait sa crête en une expression typique de désespoir absolu. « Ce ne sera pas si terrible… du moins je l’espère. » Il se tourna vers Sandy et sa sœur. « Vos analyses corroborent-elles mes conclusions ? — Oui, à quelques détails près, déclara la jeune MacMahan après un bref coup d’œil jeté à son amie. Nous sommes d’accord sur le fait qu’ils nous ont repéré en mode passif, en tout cas. Nous n’avons capté aucun système actif jusqu’à ce que le contrôle de tir des plateformes de lancement se mette en branle. — Et au sujet de leur tactique ? — Sur ce point-là, nous ne pouvons que spéculer, Sean, répondit sa jumelle, et un détail en particulier nous inquiète : ta théorie semble tenir la route, mais cela reste une théorie. — Je sais, mais réfléchissez-y : bien que je rechigne à l’admettre, une telle puissance de tir aurait dû nous écraser comme de vulgaires moustiques, aussi brillante ma stratégie fût-elle. L’adversaire est lent, Harriet. Lent et maladroit. — Peut-être, mais comment expliques-tu sa tactique défensive ? Je veux bien qu’il soit lent, mais il a attendu que nous pulvérisions trente-six de ses stations avant d’enclencher un processus de protection pour le reste de ses unités ! — Et alors ? lâcha Tamman avec un haussement d’épaules, cela signifie qu’il n’est pas seulement lent et maladroit, mais aussi stupide. — Tu ne comprends pas, Tam, intervint Sandy. Un dispositif de défense automatisé correctement conçu ne nous aurait laissé abattre aucune cible sans s’interposer ; en revanche, s’il est assez inefficace pour nous permettre d’en détruire une seule d’entre elles, il aurait dû tolérer que nous pulvérisions l’ensemble des installations. En outre, combien de systèmes de quarantaine intacts les patrouilles du Cinquième Empirium ont-elles rencontrés à ce jour ? Aucun. Ce qui signifie que l’environnement logiciel de ce conglomérat de stations n’est pas seulement capable de contrôler son arsenal : il a de plus maintenu le contrôle d’un réseau industriel spatial assez étendu pour assurer le fonctionnement de toutes ses unités pendant quarante-cinq mille ans ! » Elle garda le silence pour que l’idée fasse son chemin dans l’esprit du jeune homme, qui acquiesça. Les senseurs téléguidés d’Harriet, prudemment lâchés en mode de camouflage à quarante minutes-lumière de l’Israël, confirmaient la théorie de Sandy : le chantier orbital de classe Radona n’était plus en veille ; il reconstruisait désormais les plateformes militaires qu’ils avaient ravagées. « Et ce n’est pas tout, poursuivit-elle. Les défenses passives de ces satellites démontrent une grande efficacité selon les standards impériaux, et la petite feinte opérée par l’installation à terre ne manque pas non plus de finesse. Nous n’avons pas affaire à du matériel militaire courant, soit, mais il fonctionne. Peut-être a-t-il été conçu par un civil, mais, le cas échéant, il s’agissait d’une personne très habile – en tout cas pas le genre d’individu à céder quoi que ce soit à l’adversaire. Ainsi, comment quelqu’un d’assez malin pour mettre sur pied une telle structure de défense aurait-il programmé ses machines pour qu’elles ne se mettent en marche qu’après une troisième salve de tirs ennemis ? — Alors que s’est-il passé, à ton avis ? demanda le jeune Qian. — Aucune idée, et cela m’inquiète. C’est comme si un élément dans la séquence de commandes nous échappait – un agent quelconque, lent, maladroit et stupide. Si je vois juste, c’est à lui que nous devons notre survie, mais il pourrait nous surprendre à l’avenir, surtout si nous échafaudons des hypothèses incorrectes. — Fort bien, opina Sean, mais, vu le temps qu’il a mis à activer ses armes, il doit souffrir d’une certaine myopie. — Sur ce point, nous sommes d’accord, répliqua Harriet avec ironie, mais c’est ce que tu projettes de faire après notre arrivée sur la planète qui nous effraie, pas la manœuvre d’approche que tu proposes. — Hé là ! doucement. » Tamman se redressa dans le fauteuil de l’ingénieur. « Quelle manœuvre d’approche ? On fait des cachotteries à ses camarades Tam et Brashan, commandant ? — Mais non. Vous étiez tellement occupés par les machines que vous avez raté la discussion à ce propos, voilà tout. — Eh bien, nous avons du temps libre, à présent, alors pourquoi ne pas éclairer notre lanterne ? — C’est très simple : la première fois, nous avons débarqué dans ce système sans discrétion aucune, en émettant autant d’énergie qu’une petite étoile ; cette fois, nous jouerons les météorites. — Je savais bien que je n’aimerais pas ça, soupira le centaure, et Sean sourit. — Dis plutôt que tu enrages de ne pas y avoir pensé avant moi. Observez un instant le mode opératoire de l’ennemi : il nous a laissés nous rapprocher jusqu’à vingt-huit minutes-lumière de distance avant d’enclencher ses systèmes, d’accord ? » Ses deux camarades acquiescèrent. « Pour quelle raison, à votre avis ? Pourquoi ne les a-t-il pas activés dès que nous nous sommes trouvés à portée de missile ? Après tout, il ignorait que nous ne tirerions pas aussitôt que possible. — Tu insinues qu’il ne nous avait pas repérés avant ? demanda le Narhani. — Exactement. Ce qui nous donne un aperçu de la portée de ses senseurs passifs. Sandy et Harriet ont effectué une simulation informatique en imaginant qu’on nous eût repérés à une distance de quarante minutes-lumière – c’est-à-dire une demi-heure de vol avant l’activation réelle de son réseau défensif. Même dans un tel cas de figure, l’ordinateur nous assure que notre champ de camouflage occulterait le moteur de l’Israël jusqu’à ce que nous parvenions à une minute-lumière de notre objectif, à condition de maintenir le puits énergétique hors tension. Nous pourrions donc nous rapprocher au maximum avant de désactiver le réacteur pour de bon et nous transformer en météore. — Hum, marmonna Tamman, je vois deux hic. Tout d’abord, si c’était moi qui avais conçu ce système, je n’aurais jamais permis qu’un bolide de la dimension de notre bâtiment heurte la planète, crois-moi. Je l’aurais programmé pour qu’il détruise la cible bien avant son entrée dans l’atmosphère. En second lieu, impossible d’atterrir – voire de nous placer en orbite – sans la propulsion ; or, au moment de l’enclencher, nous aurons largement dépassé la minute-lumière fatidique : les capteurs nous identifieront comme un vaisseau, champ de camouflage ou pas. — Oh que non ! » Le commandant lâcha un sourire digne du chat du Cheshire. « Pour répondre à ta première réserve, tu aurais dû prendre le temps de lire l’article que j’avais écrit pour le capitaine Keltwyn dans le courant de notre dernier semestre d’études. À ce jour, nos équipes de reconnaissance ont analysé les décombres de plus de quarante systèmes de défense planétaire, et chacun d’eux requérait une autorisation humaine pour s’en prendre à tout objet dépourvu d’une signature énergétique active. Rappelle-toi qu’une bonne moitié de ces réseaux de protection ont été mis en place par des civils, non par la Spatiale, et les ordinateurs centraux concernés étaient beaucoup moins intelligents que Dahak. Les concepteurs voulaient à tout prix éviter que leurs machines n’abattent par accident un objet qu’eux-mêmes n’auraient pas désigné. Et, jusqu’ici, pas un seul des complexes spatiaux étudiés ne possédait la capacité de s’en prendre à un météore – quelle qu’en soit la taille – sans un feu vert bien distinct. — Ça ne change rien au problème : le fait demeure qu’à l’instant où nous activerons le moteur, une signature active sera émise. — Oui, mais nous le ferons au dernier moment, de sorte que les radars ne décèleront pas cette signature assez longtemps pour nous mettre en danger. Nous avancerons à puissance réduite jusqu’à nous trouver à deux minutes-lumière de l’objectif, puis nous réduirons notre vitesse à vingt mille kilomètres-seconde, couperons les moteurs du parasite et continuerons “en roue libre” vers la planète. — Rien que ça ! hurla son interlocuteur. Tu vas pénétrer dans l’atmosphère à bord d’un vaisseau de combat lancé à vingt mille kilomètres-seconde ? — Pourquoi pas ? J’ai simulé l’opération, et la coque devrait tenir le coup à présent que ses brèches ont été colmatées. Nous arriverons selon une trajectoire oblique, profiterons du freinage atmosphérique naturel jusqu’à environ vingt mille mètres d’altitude, puis nous activerons les machines. — Tu as perdu la tête ! — Où est le problème ? Tu crois que la propulsion accusera mal le choc ? — Sean, même avec un noyau de réacteur détruit, je peux nous faire passer de zéro à o,6 c en à peine onze secondes : il est donc entendu que si nous programmons la manœuvre de façon adéquate et maintenons le mode automatique, nous aurons assez de punch pour atterrir en un morceau. Mais nous allons entrer dans l’exosphère à une vitesse impressionnante, et, quand tu réduis une telle vitesse en un temps si court, le réacteur produit une impulsion énergétique des plus visibles. Or le meilleur des champs de camouflage ne pourrait dissimuler l’un ou l’autre de ces phénomènes ! — Certes, mais lorsque nous mettrons ses moteurs en branle, l’Israël se trouvera déjà dans l’atmosphère, et je doute que les concepteurs du dispositif de défense l’aient programmé pour abattre une cible “interne” ! — Hum. » Tamman fronça les sourcils en signe de réflexion, mais Brashan toisa son commandant d’un air dubitatif. « Cette hypothèse n’est-elle pas un peu audacieuse – surtout si l’on considère que, conformément à l’opinion d’Harriet et de Sandy, le système de contrôle de tir auquel nous sommes confrontés présente un élément imprévisible ? — Pas vraiment. » La princesse donnait l’impression de partager l’avis de son frère à contrecœur. » Il s’agit d’une structure de quarantaine. En tant que telle, elle a sans doute été programmée suite au déclenchement de l’arme biologique pour éliminer tout individu tentant de s’échapper de la planète ou d’y pénétrer, mais Sean a raison : l’ensemble des installations découvertes à ce jour exigeaient l’aval d’un être humain pour s’attaquer à tout objet autre qu’un vaisseau spatial. Par conséquent, les satellites ne devraient accorder aucune importance aux météorites et ne sont certainement pas réglés pour abattre des cibles tant que celles-ci n’ont pas quitté l’atmosphère. Et même si c’était le cas, Brashan, tu négliges le délai de réaction de la station mère : il ne lui faudrait pas moins de deux minutes juste pour atténuer les champs de stase de ses plateformes. Elle n’aura pas le temps de finaliser l’activation de son arsenal entre le moment où nos machines s’enclencheront et celui où nous couperons l’alimentation, retournerons en mode camouflage et nous poserons. — Analyse pertinente, mais que ferons-nous une fois sur place ? — C’est là que notre avis diverge de celui de notre leader intrépide. Il veut atterrir au-dessus de l’installation émettrice et s’en emparer. Un plan tout à fait valable, sauf si l’unité en question comprend des défenses intégrées. Une telle donnée demeure impossible à déterminer à l’avance – notre parasite ne peut pas utiliser ses senseurs actifs sans divulguer par la même occasion notre arrivée à l’ennemi –, mais si la base possède des armes, il se peut qu’elles soient actives en permanence. Auquel cas, nous nous ferons descendre avant même d’avoir enclenché nos systèmes pour nous défendre. — Pourquoi ne pas détruire le site depuis l’espace ? suggéra Tamman. Vu la vitesse réduite à laquelle nous arriverons, Harriet disposera du temps nécessaire pour le localiser en mode passif. Nous pourrions larguer un missile subluminique à tête chercheuse d’une distance de quelques secondes-lumière. Et comme cela vient d’être dit, même si l’adversaire décelait le tir, nous aurions fait mouche bien avant qu’il ne réagisse. — C’est une possibilité à garder en réserve, concéda Sean. Toutefois, je préférerais que la station soit intacte lorsque nous en prendrons le contrôle. Le mode camouflage nous interdit l’emploi de nos scanners actifs, mais nous serons en mesure d’effectuer des analyses visuelles une fois la couverture électronique désamorcée. Il s’agit d’une centrale d’énergie gigantesque, et il doit exister une raison au fait que les programmes automatiques l’ont maintenue en fonction après que toute la population a péri. Je propose donc d’y jeter un coup d’œil et de déterminer si elle peut nous fournir une aide supplémentaire avant de la supprimer. Dans la mesure du possible, mieux vaut éviter de tuer une éventuelle poule aux œufs d’or. — Tout à fait d’accord », dit le jeune Qian. Après un bref silence, ce fut au tour de la princesse d’intervenir : « Ce qui nous ramène à l’objection formulée par Sandy et moi-même : si nous décidons de ne pas abattre le QG à partir de l’espace, nous ne devrions pas non plus atterrir sur lui. Pas alors que nous ignorons s’il est doté d’un arsenal et que le mystérieux “élément dans la séquence de commandes” nous échappe encore. — Je crois que les filles ont raison, Sean, lâcha le Narhani. J’avoue que ton plan me paraît moins imprudent que je ne le pensais, mais il n’empêche que leur position se défend très bien, et il n’y a aucune raison de foncer tête baissée. — Tam ? Es-tu du même avis ? — Oui. » Le commandant haussa les épaules. « Très bien. C’est vrai que j’ai parfois tendance à m’emballer avec mes projets. Que diriez-vous de planifier notre entrée dans l’atmosphère de façon à toucher terre juste derrière la courbe de l’horizon par rapport à la base ennemie ? » Le grand prêtre Vroxhan était assis sur son trône doré et observait les fidèles avec un calme étudié, soucieux d’évaluer leur état d’esprit. La sainte Église avait été secouée jusque dans ses fondations. Néanmoins, par la grâce de Dieu, le jour du Jugement était passé aussi vite qu’il était arrivé, à tel point que peu de gens en dehors du cercle des dignitaires avaient été mis au courant de la situation de crise avant qu’elle n’ait pris fin. Par la suite, le bruit s’était propagé tel un vol de talmahk, et la nouvelle courait désormais aux quatre coins du monde – une nouvelle qui, il en était certain, avait gagné en horreur au fil de chaque récit. Par bonheur, lui et les siens étaient parvenus à éviter toute mention des paroles inconnues prononcées par la Voix et de sa propre séance d’improvisation désespérée. Le prélat n’était pas sûr qu’une telle loi du silence fût nécessaire, mais il savait qu’il serait beaucoup plus sage de la part des autorités suprêmes de résoudre elles-mêmes le mystère avant de risquer la foi d’autrui en révélant l’ensemble des faits. Mais, en dépit du caractère peu orthodoxe des événements récents, leur issue était on ne peut plus claire : le jour du Jugement était arrivé, puis les démons avaient été écrasés conformément aux Écritures. Des milliers d’années de foi trouvaient leur justification dans cet épisode. Voilà autour de quoi tournaient cette cérémonie solennelle d’action de grâces ainsi que le conclave sacerdotal qui suivrait. La dernière âme humaine pénétra à l’intérieur de la cour bondée du sanctuaire. Vroxhan leva une main en signe de bénédiction tandis que le chœur entonnait les majestueuses notes d’ouverture du Gloria. Les quatre dernières heures s’étaient écoulées dans la frustration. L’Israël se traînait à la vitesse pathétique de 0,2 c, enveloppé dans le champ de camouflage qui le transformait en néant d’encre. Ses capteurs passifs avaient examiné la zone en aval du trajet, prêts à annoncer le moindre système de détection active, mais le vaisseau n’en restait pas moins aveugle à tout signal en dehors de sources d’énergie relativement puissantes. La curiosité rongeait l’équipage. En fin de compte, Harriet avait réussi à circonscrire l’unité émettrice dans un rayon de cinquante kilomètres, ce qui constituait une cible facile pour des ogives aussi performantes que les leurs, mais Sean tenait à examiner la planète de ses propres yeux. Malheureusement, les systèmes optiques du bâtiment, pitoyables en comparaison de scanners actifs via torsion spatiale, étaient diminués par le champ de dissimulation. L’équipage aurait pu utiliser le réacteur pour transmettre au vaisseau une vitesse de départ plus conséquente et continuer sur sa lancée – hors propulsion – jusqu’à destination, dépourvu de couverture électronique, mais il aurait été impossible d’effectuer les manœuvres et le ralentissement nécessaires à la pénétration dans l’atmosphère sans passer en mode camouflage. Sean n’avait aucune idée de la façon dont les dispositifs de défense réagiraient à un « astéroïde » tantôt détectable, tantôt invisible, et il ne désirait en aucun cas tenter le diable – il prenait déjà d’énormes risques en choisissant de se rapprocher autant de la planète avant de désactiver la coquille de furtivité. Mais, surtout, il voulait garder la possibilité de faire machine arrière et de filer à l’anglaise dès qu’il constaterait la moindre variation dans les niveaux d’alimentation des bases orbitales. Il était envisageable que le réseau de protection capte la signature du parasite sans être en mesure de déceler sa position et qu’il décide donc d’ouvrir le feu à l’aveugle. Dans un tel cas de figure, si l’unité impériale avait eu le malheur de se déplacer plus vite, les réglages du moteur nécessaires à un freinage de cette ampleur auraient sans doute filtré à travers les mailles du filet de camouflage, fournissant ainsi une cible à l’opposant. À présent, ils parvenaient à la limite des deux minutes-lumière, et le commandant resta crispé dans sa couche tandis que leur vitesse diminuait encore. Tamman et Brashan coordonnèrent leurs départements avec soin : la vitesse du parasite fut réduite en même temps que la puissance de sa propulsion, puis Sean grogna de satisfaction lorsque le réacteur s’éteignit pour de bon. Pile poil à 20 000 km/s, constata-t-il. La gravité interne subsistait, mais l’Israël n’émettait plus aucune signature. « Parfait, messieurs, murmura-t-il avant de se tourner vers Sandy. Désactive le champ de camouflage. — En cours », annonça-t-elle d’une voix tendue. À travers un canal d’intercommunication, il la regarda dissiper leur manteau d’invisibilité avec le même soin raffiné que Tamman avait pris pour exécuter sa tâche. L’équipage entier retint son souffle au moment où Harriet consulta les systèmes passifs avec la plus grande prudence. Puis elle se décontracta. « Tout va bien, Sean. » La jeune fille parlait à voix basse, comme si elle craignait que l’ennemi ne l’entende. « Les champs de stase des plateformes sont immobiles comme des statues. Ses camarades soufflèrent de soulagement. Sandy leva les yeux, tout sourire. « Nous y sommes, badabom ! s’exclama-t-elle d’un timbre chantant, et les autres s’esclaffèrent. — Bien sûr que nous y sommes, fanfaronna Sean, ravi du succès de son stratagème. Sauf que, désormais, l’Israël est devenu un gigantesque caillou. » Il dévisagea Tamman d’un air suffisant. « En fin de compte, ces défenses étaient bel et bien programmées pour n’abattre que des vaisseaux, on dirait… mais, sans signature, nous n’en sommes plus un. — Je déteste quand il a raison, lança Sandy à l’adresse de ses coéquipiers. Heureusement que cela ne se produit pas très souvent. » À nouveau, les rires fusèrent, et le dernier soupçon de tension ambiante disparut tout à fait quand le commandant agita un poing en direction de sa compagne. Ensuite, il se redressa d’un coup sec dans son siège. « Très bien. Enclenchons les appareils optiques et voyons ce qu’il y a à voir, Harriet. — Tout de suite. » Sur l’affichage, l’habituel cortège stellaire céda la place à la sphère bleu et blanc formée par la planète tandis que l’héritière déployait l’antenne optique antérieure. Ils se trouvaient à près de trente-six millions de kilomètres de distance, mais les détails de la surface leur apparurent avec une précision surprenante. Enthousiaste, Sean détailla les mers et les fleuves, les lignes irrégulières des chaînes de montagnes, les vertes étendues des forêts. Ils étaient les premiers humains – ou Narhani – en quarante-cinq mille ans à contempler ce monde, et la beauté du panorama dépassait toutes leurs attentes. Nul ne s’était imaginé qu’une telle splendeur palpitante les attendrait au bout de ce voyage éreintant, mais, aussi incroyable que cela parût, la planète vivait. En ce lieu reculé, au milieu des décombres que le Quatrième Empire s’était lui-même infligés, cet astre était vivant ! Alors qu’il dévorait encore le paysage des yeux, le prince se raidit. « Hé ! c’est quoi, ça ? — Regardez ! Regardez ! — Mon Dieu ! il y a une… ! — Bon sang ! » Des murmures incrédules emplirent la passerelle de commandement. Tous l’avaient vue en même temps. Harriet se passa d’instructions et fit un zoom sur l’improbable spectacle. L’hologramme de la planète disparut, remplacé par un gros plan à pleine puissance d’une minuscule partie du relief, puis le brouhaha se dissipa alors que les cinq amis scrutaient la ville portuaire en silence. « Il n’y a pas de doute possible, n’est-ce pas ? » demanda Sean. Tamman secoua la tête. « Bon Dieu ! il faut le voir pour le croire, et pourtant j’ai encore de la peine à accepter ce que mes yeux me dévoilent ! — Ta vue fonctionne très bien, rassure-toi, lui dit Sandy. C’était sans doute une bonne idée de ne pas pulvériser le site de contrôle, tout compte fait. — Tu peux le dire ! » Un frisson parcourut l’équipage à l’idée de ce qu’il aurait pu infliger à un monde habité. « Je ne comprends pas, se plaignit Brashan. De la vie, je veux bien : il y en a sur Birhat, donc c’est théoriquement envisageable. Mais une population ? Des êtres humains ? » Sa crête bougea en signe de perplexité, puis il frotta son long museau de sa main à deux pouces. « Je ne vois qu’une seule explication, déclara Sean : pour une fois, les mesures de quarantaine ont porté leurs fruits. — Une perspective réjouissante, opina sa sœur, mais malheureusement impossible. — Hum, tu n’as peut-être pas tort. » Il adopta une mine soucieuse devant la grande cité fortifiée qui s’étalait devant eux. « Voilà qui engendre d’autres questions, vous en conviendrez. Par exemple, qu’est-il advenu de leur niveau technologique ? Leur enveloppe de protection orbitale fonctionne encore, et leur QG planétaire existe bel et bien, alors comment expliquer ceci ? Il indiqua l’espace d’imagerie où des charrues tirées par des animaux labouraient la terre sur un patchwork de champs. Les maisons, basses et menues, semblaient assez bien construites, mais elles se composaient de bois et de pierre, et beaucoup de toits étaient en chaume. Toutefois, les lambeaux érodés d’une ancienne ville du Quatrième Empire gisaient à tout juste trente kilomètres des murs crénelés de l’agglomération. « Ça ne rime vraiment à rien, répondit Sandy. — En effet. Comment une civilisation pourrait-elle régresser au milieu de toute cette machinerie si développée ? À n’en juger que par ces ruines, cette planète abritait des millions de personnes. Il suffirait à ces gens de fouiller les vestiges impériaux – sans parler du fait qu’il existe encore en tout cas une enclave technologique parfaitement opérationnelle à proximité – pour s’initier à la science, non ? Et au-delà de ce curieux phénomène, où sont passés les techniciens de l’époque ? — Une épidémie locale ? suggéra Tamman. — C’est peu probable. » Brashan secoua la tête. « Leurs médecins auraient dû être à même de combattre toute menace en dehors de l’arme biologique. — Une guerre, peut-être ? postula Sandy. Cela fait si longtemps… Ils se sont peut-être autodétruits à coups de bombes. — Plausible, mais alors pourquoi n’y a-t-il pas plus de tours effondrées ? rétorqua Sean. Des ogives impériales n’auraient absolument rien laissé sur leur passage. — Pas sûr. » Le regard plongé dans l’holovisualiseur, Harriet jouait avec une mèche de cheveux. « Cela se serait passé ainsi avec des têtes gravitoniques, mais admettons qu’ils aient utilisé de petites armes atomiques ou qu’ils se soient tout simplement entretués. Ou bien encore qu’ils aient déclenché des armes biologiques de leur cru. — Théorie acceptable, mais cela n’explique pas pourquoi ils n’ont jamais rebâti. Il se peut qu’ils aient perdu leur savoir technologique d’antan – bien que je trouve l’idée tirée par les cheveux étant donné la station de contrôle en parfait état –, mais cette population n’en demeure pas moins capable d’ériger des villes et de s’étendre sur au moins deux continents. En outre, il me semble qu’en termes quantitatifs elle est aussi développée qu’une économie agraire prémoderne le permet – bien plus que je ne l’aurais pensé, à vrai dire, et j’en déduis que son système agricole est plus efficace qu’il n’y paraît. Mais, vu ces données, comment se fait-il que ces femmes et ces hommes n’aient pas développé leurs propres procédés d’ingénierie ? — C’est bien observé, estima Tamman, mais je ne peux malheureusement pas te répondre. C’est comme s’ils pâtissaient d’une sorte d’angle mort technologique. — D’un autre côté, ils construisent leur plus grande cité juste à l’endroit où nous supposons que la base de défense se situe. » Sean avait l’air dépité. « C’est-à-dire en plein milieu de leur masse continentale la plus étendue, et il n’y a pas un seul cours d’eau dans un rayon de cinquante kilomètres. Eu égard aux moyens de transport observés, le site me semble plutôt mal choisi pour favoriser la croissance naturelle d’une agglomération. Observez leur système d’irrigation : on constate plus de deux cents kilomètres de canaux destinés à acheminer des cargaisons vers le centre de la capitale. Ils avaient forcément une raison d’opter pour un tel emplacement, et une seule source d’attraction me vient à l’esprit. Sauf, bien sûr, que cette source ne devrait présenter aucun intérêt sur une planète dépourvue de toute technologie ! — Eh bien, je crois qu’il n’existe qu’un seul moyen d’en avoir le cœur net, lâcha Sandy. — Exact. » Le ton calme du commandant ne bernait pas ses amis. Il sourit. « En tout cas, quelles que soient les raisons de ce phénomène, mes parents seront très heureux d’apprendre que nous avons trouvé un nouveau monde. Un monde qui est non seulement habitable, mais aussi fortement habité ! Le vaisseau fendait l’atmosphère en une longue chute vertigineuse qui l’enveloppait dans un linceul de feu. Chacun était installé dans sa couchette et sentait le bâtiment trembler tandis que le blindage de l’étrave commençait à étinceler et que les indicateurs de température montaient en flèche. L’épaisse couche d’acier de combat vira au rouge puis au jaune, et enfin au blanc, et le terrible éclat remonta progressivement la coque. Une colonne d’air surchauffé et flamboyant s’ouvrait sur le passage du parasite. Sean MacIntyre surveillait ses instruments en tâchant de garder son calme. Patients, les ordinateurs de pilotage attendaient de lancer un programme soigneusement conçu pour arrêter net la course de l’Israël au milieu du mugissement furieux de ses moteurs. La suite du trajet s’annonçait rude, mais jusqu’ici tout était normal, et l’équipage avait déjà choisi pour cachette une vallée alpine située à mille cinq cents kilomètres de la plus grande ville de la planète. Tout se passerait bien, se répéta Sean pour la millième fois, puis il sourit sans joie devant sa propre insistance. Vroxhan se tenait sur son balcon et regardait le bolide embraser le ciel nocturne. Ses servants l’avaient appelé, presque hystériques, et il s’était précipité hors de sa chambre vêtu de sa seule robe d’intérieur pour voir de ses propres yeux la redoutable traînée de feu. À présent, il l’observait, et le spectacle enserrait son cœur dans un voile glacial. Bien sûr, il avait aperçu des étoiles filantes – il s’était même demandé pourquoi des objets créés par la main de Dieu abandonnaient le glorieux firmament pour la surface du monde où les démons perfides avaient banni l’homme –, mais jamais une de cette taille. Ni personne d’autre, d’ailleurs. Il la regarda briller au-dessus du Temple, tendue tel un doigt divin, et tressaillit. S’agissait-il de… ? Non ! Le courroux du Tout-Puissant avait anéanti les démons, et il s’empressa de réprimer cette pensée impie. Mais il était trop tard : l’idée s’était déjà formée dans son esprit. Et si même lui concevait de telles éventualités, que fallait-il attendre des âmes ignorantes de son troupeau ? Il prit une brève bouffée d’air tandis que la lueur, à la fois somptueuse et terrifiante, disparaissait derrière les pics de l’Ouest. Atterrirait-elle ? Et, si oui, à quel endroit ? Bien au-delà des frontières de l’Anis, en tout cas, voire plus loin que celles du Malagor. Sur le territoire de la Quériste ? Ou alors sur celui du Showmah ? Vroxhan se secoua et s’éloigna, pressé de quitter la fraîcheur de la nuit printanière pour regagner la chaleur de ses appartements. Il ne pouvait s’agir des démons, se dit-il avec fermeté. Et si ce n’étaient pas eux, c’était bien l’œuvre du Seigneur, tout comme l’ensemble du monde. Il acquiesça d’un signe de tête, fort d’un nouveau sentiment d’assurance. Aucun doute : cette lumière était un signe de Dieu, qui l’avait envoyée pour leur rappeler la délivrance accordée, et il lui incombait, à lui le grand prêtre, de propager cette vérité avant que la panique ne gagne les croyants les moins fervents. Il ferma la porte de la terrasse et fit signe à un serviteur. Ses messages devraient être prêts pour la tour du sémaphore d’ici l’aube au plus tard. CHAPITRE DIX-SEPT Colin MacIntyre s’arrêta devant l’entrée de la plus grande des deux salles de banquet du gouvernement. Il observa les trois préposés débordés et la douzaine de robots qui triaient les innombrables sacs de courrier papier démodé et les entassaient en une sorte de parapet de cellulose. Personne ne le remarqua dans l’encadrement de la porte et, tandis qu’il reprenait son chemin en direction du balcon, il se fit la note mentale d’affecter encore plus de personnel humain à la lecture des lettres. Chemin faisant, il tenta de mettre de l’ordre dans ses sentiments. Ces ballots, ainsi que les centaines d’autres qui les avaient précédés ces derniers jours, prouvaient que, malgré toutes les atrocités commises par le Glaive de Dieu, et aussi bien dissimulé que soit leur vrai ennemi, les sujets de Colin et de Jiltanith tenaient à eux. Ces missives ne consistaient pas qu’en des platitudes formelles et officielles rédigées par des chefs d’État : elles provenaient de gens répartis sur l’ensemble du Cinquième Empirium qui exprimaient leur joie – et leur soulagement – à l’idée que l’impératrice était enceinte. Mais sa joie à lui – ainsi que celle de ’Tanni – renfermait un arrière-goût doux-amer. Plus de deux ans s’étaient écoulés, mais la douloureuse sensation de vide demeurait. Peut-être leurs futurs enfants – car les docteurs avaient confirmé qu’il s’agirait encore de jumeaux – combleraient ce néant. Il l’espérait. Mais il espérait aussi que sa femme et lui résisteraient au besoin de forcer leur progéniture à jouer ce rôle. Sean et Harriet étaient uniques. Personne ne les remplacerait, et les nouveaux venus méritaient eux aussi d’être uniques à leur façon et de ne pas se voir comparer à des fantômes – et ce malgré tout l’amour que leurs parents pourraient mettre dans cette démarche. La décision de les avoir n’avait pas été facile. Elle s’était accompagnée de chagrin, d’un indéfinissable sentiment de culpabilité à la pensée de trahir leurs gosses défunts et de la peur d’une deuxième perte. Grâce aux merveilles de la bioaugmentation, reine et roi bénéficieraient de longs siècles de fertilité, et la tentation d’attendre ne les avait pas épargnés. Mais ils se trouvaient confrontés au dilemme de tous les souverains : assurer la succession. Voilà un souci qui n’avait jamais accablé le capitaine de corvette MacIntyre, de la marine américaine. Ni lui ni son épouse n’avaient songé une seconde à cela au moment de concevoir Sean et Harriet, car l’éventualité que le gouvernement monarchique d’un empire depuis longtemps éteint puisse être maintenu leur paraissait alors ridicule. Néanmoins, comme Qian Daoling l’avait relevé vingt ans plus tôt, c’était la loyauté à la Couronne – et donc à Colin lui-même – qui assurait la cohésion de l’humanité malgré les rivalités qui la rongeaient depuis toujours. Il faudrait longtemps avant que d’autres personnalités viennent s’ajouter à cette source primaire de fidélité. L’empereur avait été stupéfié d’entendre de tels propos dans la bouche du commandant en chef de la dernière puissance communiste de la Terre, mais le Chinois avait vu juste. Voilà pourquoi Jiltanith et lui devaient aujourd’hui penser en termes de dynastie. Et peut-être était-ce là une bonne chose, songea-t-il alors qu’il posait le pied sur la terrasse et qu’il apercevait sa femme endormie sous le soleil estival. S’il était vrai que les circonstances leur avaient forcé la main, cette résolution ne leur en avait pas moins permis de concevoir un lendemain… et de se découvrir le courage d’aimer à nouveau après que l’amour les avait si profondément blessés. Il sourit, rejoignit l’impériale puis, bercé par la chaleur étourdissante de Bia, se pencha sur elle pour lui donner un doux baiser. « Je crains que tu n’aies raison, Dahak. » Ninhursag se gratta le nez et hocha la tête. « Nous avons passé au microscope jusqu’au dernier officier haut gradé – nous avons même interrogé les seconds ! – et les seules brebis galeuses détectées sont mortes à ce jour. Bref, nous pouvons rayer de notre liste l’éventualité d’avoir été infiltrés par monsieur X. — Je dois avouer que je n’avais prévu de sa part ni une pénétration si limitée, ni le fait qu’il se débarrassait si sommairement de ses laquais. — Eh oui. » Elle se renversa dans son fauteuil et croisa les jambes tout en méditant sur leurs trouvailles. Dahak constituait un atout de taille pour un chargé de la sécurité. Il n’avait certes pas encore développé l’art de suivre son intuition, mais il était parvenu à se faufiler dans tous les réseaux de données de Bia, sans compter qu’il faisait un analyste terriblement méticuleux et perspicace. Ils avaient commencé par une évaluation du danger représenté par l’ensemble des officiers en dehors du cercle intime de Colin – du haut vers le bas selon la chaîne hiérarchique – puis mis à contribution l’accès de l’IA à toutes les banques d’archives du système en vue de tester leurs découvertes. Quand cela s’était avéré nécessaire, les agents du Renseignement avaient ajouté leurs investigations de terrain aux efforts du cerveau électronique, la plupart du temps sans même connaître le comment et le pourquoi de leur contribution. Aujourd’hui, Dahak était en mesure de communiquer à l’amiral MacMahan les allées et venues de tous les responsables de la Spatiale et des fusiliers de Bia durant les quinze dernières années – à la minute près. Bien entendu, son noyautage des toiles informationnelles du système solaire n’atteignait pas, de loin, le même degré de performance. Même une hypercom ne pouvait fournir des renseignements en temps réel depuis cette distance, et les réseaux de données de la Terre pâtissaient d’une décentralisation encore plus marquée que ceux de Birhat. Mais, malgré ces limitations, sa connaissance des moindres ordres et rapports survenus dans le cadre militaire avait permis à Dahak de confirmer l’innocence de la plupart des hauts gradés de Sol. « Selon toute évidence, notre sombre inconnu prend à cœur l’adage qui veut que “les morts ne parlent pas”, observa l’impériale. — En effet. Toutefois, bien que le choix d’éliminer ses agents contribue beaucoup à sa propre sécurité, il le prive du même coup de leurs services à l’avenir. Je trouve ce genre de mesures un tant soit peu prématurées – à moins bien sûr qu’il bénéficie déjà de toutes les ouvertures nécessaires à l’aboutissement de ses mystérieux projets. — Bien raisonné. » Ninhursag fronça les sourcils à cette idée désagréable. « Il a peut-être péché par excès de zèle : maintenant, nous connaissons son existence, et savoir qu’il ne dispose d’aucun intermédiaire au sein de l’armée nous laisse une marge de liberté beaucoup plus conséquente. — Oui, mais, par la même occasion, cela nous interdit une infiltration potentielle de son propre réseau. Nous avons épuisé toutes les pistes disponibles, Ninhursag. — Je sais, soupira-t-elle. Bon sang ! comme j’aimerais en apprendre davantage sur ses motivations ! Rester assise à attendre son prochain coup ne m’enchante pas le moins du monde : il ne nous a que trop prouvé ses compétences. — Tout à fait d’accord. » Dahak marqua une pause puis reprit avec une circonspection peu usuelle, même pour lui. « Pour changer de sujet, j’ai dernièrement songé au fait que nous avions peut-être fauté en nous concentrant sur le milieu militaire ; cette démarche, bien que logique, a sans doute contribué à nous mettre des œillères. — Que veux-tu dire ? — Nous sommes partis de l’hypothèse que l’individu en question appartenait à l’armée, qu’il y était étroitement lié ou que celle-ci constituait, d’une façon ou d’une autre, un élément essentiel dans la réussite de son entreprise. Mais si ce n’est pas le cas, il en découle que nous avons prêté une attention insuffisante à d’autres aires de vulnérabilité, non ? — Cette inquiétude va de pair avec mon métier, Dahak. Il faut bien commencer quelque part de façon à établir une zone à “zéro risque”, or nous avons réussi – aussi bien dans le sens spatial que du point de vue de l’investigation. Désormais, nous pouvons affirmer avec une certitude quasi totale que l’ensemble du système de Bia est “propre” et que, par conséquent, Colin et ’Tanni sont à l’abri d’un assaut physique direct. En outre, ayant déterminé que le secteur militaire n’abritait aucun espion, nous possédons à notre tour les ressources pour mettre sur pied une contre-offensive. Mais si monsieur X est bel et bien un civil – même s’il occupe une fonction au sein de l’État –, nos chances de le trouver s’en voient réduites de manière drastique. » Dahak émit un léger son électronique en signe d’approbation. Pour les politiciens et les bureaucrates civils, l’accès à un premier poste n’était pas soumis à un examen aussi intensif de leur passé que dans le cas des militaires, et leur carrière s’accompagnait rarement des contrôles de sécurité périodiques habituels dans l’armée. Pour étudier le personnel extérieur à la Flotte et aux fusiliers, l’IA et Ninhursag ne bénéficiaient pas d’un outil aussi performant que les réseaux informationnels centraux de la Spatiale et, du coup, leur capacité à inspecter les suspects était considérablement diminuée. « Pire encore, reprit l’amiral au bout d’un moment, notre adversaire connaît son objectif, ce qui lui confère l’avantage de l’initiative. Tant que nous n’aurons pas découvert ce qu’il veut, il sera impossible de prédire ses actions. Bref, sache que depuis que l’homme est homme, les chefs de la sécurité passent leur temps à se ronger les sangs au sujet des éléments qu’ils auraient pu négliger dans le cadre d’une enquête. C’est comme ça et on n’y peut rien, Dahak. — Bien sûr. Si j’ai soulevé la question, c’est parce qu’à mon avis il est important de maintenir notre garde pour réagir au mieux aux imprévus. — Je comprends bien. Voilà pourquoi, plus que jamais, je crois que cette affaire doit rester strictement confidentielle. D’autant plus que nous ignorons qui, au sein de la fonction publique, est susceptible d’avoir été corrompu ou pâtit de la même vulnérabilité que Vincente Cruz. — Sage précaution, mais ne risque-t-elle pas de créer des problèmes quand vos agents mèneront leurs opérations sur Terre ? Ils seront perçus comme des intrus, et la décision d’occulter la raison de leur présence jusqu’aux hautes sphères des forces sécuritaires civiles risque d’amplifier cette perception. En fait, cela pourrait même engendrer une certaine dose d’obstructionnisme institutionnel et déboucher sur ce que les humains nomment des “conflits de pouvoir”. — Si c’est le cas, je t’assure qu’ils ne dureront pas longtemps. La responsabilité ultime de la sécurité de l’Empirium repose sur mes épaules, et tout se joue ici, dans ce bureau. Hiérarchiquement, le Renseignement est le plus important des deux services et, si quelqu’un ne partage pas cet avis, je me ferai un plaisir de lui signaler son erreur. » Son sourire était froid, ce qui convint très bien à Dahak. L’expression affable de Lawrence Jefferson masquait une humeur exécrable tandis qu’Horus et lui se dirigeaient vers le transmat de Shepherd Center. Des gardes du corps protégeaient le gouverneur, tous leurs sens en alerte. Son subordonné songea que c’étaient ses propres actes qui avaient rendu indispensable la présence de ces gorilles, et il s’en trouva d’autant plus irrité. Mais il n’avait pas eu le choix. Ce jour-là, il n’ignorait pas qu’assassiner Gus Van Gelder allait sans doute entraîner une mobilisation des milieux dirigeants de l’Empirium qui, dès lors, réévalueraient de fond en comble les besoins sécuritaires du pouvoir. Toutefois, il avait fallu démasquer la taupe du ministre, puis supprimer le seul homme qui savait que lui, le vice-gouverneur, avait eu accès à ses notes confidentielles. Jefferson regrettait quelque peu la mort d’Erika, Hans et Jochaim Van Gelder. Gus lui-même, bien sûr, aurait dû être éliminé tôt ou tard, mais la manière ignoble dont il l’avait fait exécuter offensait son sens inné de la propreté. D’un autre côté, cet homicide prématuré avait porté des fruits bien plus juteux que Lawrence ne l’aurait imaginé. Pour réussir, un conspirateur ne pouvait guère se permettre de baser une stratégie à long terme sur d’éventuels cadeaux tombés du ciel, mais comment ne pas éprouver de la gratitude quand une telle aubaine se présentait ? Il était désormais le responsable chargé de mettre la main sur… sa propre personne ! Et si la protection d’Horus était devenue plus serrée, elle n’était pas infaillible… surtout pour celui qui l’assurait. D’ailleurs, le mécontentement de Jefferson découlait moins de ce nouveau plan de défense – sans réelle importance, en dernière analyse – que des nouvelles en provenance de Birhat. La famille impériale attendait un nouvel héritier, et il s’en serait volontiers passé ! Il avait déjà été obligé de se débarrasser de deux enfants, et maintenant il devrait peut-être tout recommencer, d’autant que Jiltanith venait d’annoncer son intention d’aller sur Terre pour rendre visite à son père après la naissance. Une visite, songea-t-il avec dégoût, qui risquait de tomber juste au moment où il aurait besoin qu’elle et Colin se trouvent tous deux dans sa ligne de mire, sur Birhat. Car au fond, se rappela-t-il tandis que son supérieur et lui montaient sur la plateforme de téléportation, même les biosciences impériales ne pouvaient prédire le jour d’un accouchement avec une précision absolue. Mais si les médecins disaient vrai, l’impératrice ne donnerait jamais naissance, car elle mourrait deux semaines avant l’heureux événement, tout comme ses enfants en gestation. Le duc planétaire de la Terre souriait tandis que son vice-gouverneur et lui entraient dans la salle de conférence. Hector MacMahan – encore sombre, mais moins glacial et lointain que jadis – avait amené Tinker Bell ; et Brashieel, Narkhana, l’un des chiots génétiquement modifiés. Horus regarda le jeune chien s’écrouler : son aînée venait de lui sauter dessus et luttait désormais contre lui à même le sol. La victime roula sur le tapis puis, dans un joyeux concert de grognements, tenta de repousser l’adversaire en se servant de ses quatre pattes. Pour un vieux chien bien engagé dans la vingtaine, la femelle rottweiler croisée labrador possédait un remarquable entrain – grâce à sa bioaugmentation limitée –, mais elle ignorait à quel point son fils retenait sa force musculaire de façon à la laisser gagner et ne soupçonnait pas qu’il jouissait d’un intellect infiniment supérieur au sien. D’ailleurs, même si elle avait été capable d’appréhender de tels concepts, elle n’en aurait guère su davantage, car ses enfants ne lui auraient jamais rien dit à ce sujet. Il était à la fois hilarant et émouvant de voir ceux-ci revenir à l’attitude propre à leur espèce en présence de leur mère. Hector leva les yeux, aperçut les retardataires puis, d’un sifflement, rappela Tinker Bell à ses côtés. Elle s’installa à ses pieds, le flanc battant d’allégresse, et se prépara à observer pour la énième fois un des comportements humains incompréhensibles de son maître. Sarcastique, Horus leva un sourcil à l’endroit de son petit-fils, qui lui retourna son regard avec une innocence oubliée depuis de longs mois. Malgré son caractère tumultueux, l’animal se conduisait bien lorsque le commandant des fusiliers consentait à le lui ordonner. « Horus, Lawrence. Content que vous soyez des nôtres », lâcha l’empereur, et il se leva pour leur serrer la main. Son beau-père lui rendit la pareille avant de prendre sa fille dans ses bras. Enfin, il s’assit sur un siège à côté de son second. « À présent que vous êtes arrivés, reprit MacIntyre, laissez-moi vous présenter quelqu’un de très spécial. Horus l’a déjà rencontrée, mais il ne l’avait plus revue depuis longtemps. Messieurs, voici Ève. » Le vieil impérial inclina la tête à l’adresse de la créature svelte qui se tenait sur sa plateforme, collée à Brashieel. Elle avait la silhouette beaucoup plus délicate que son compagnon et mesurait bon nombre de centimètres en moins, mais sa crête était magnifique. Celle du centaure, comme chez tous les Narhani mâles, arborait le même gris-vert que sa fourrure ; celle de la femelle était une fois et demie plus grande – proportionnellement – et striée de teintes splendides. Elle se déploya en un mouvement gracieux qui exprimait à la fois les salutations de la jeune personne et sa gratitude envers le gouverneur pour sa courtoisie. Mais celui-ci y décela aussi une pointe de gêne suite à tout le tapage fait autour d’elle, et il peina à se rappeler qu’elle n’avait pas tout à fait sept ans. Jefferson se courba à son tour, et Brashieel exulta de fierté. Les Narhani formaient une espèce hiérarchique, et personne n’avait douté une seconde que la première femelle de ce peuple deviendrait la fiancée de son premier seigneur du nid. Toutefois, à l’évidence, les sentiments qui unissaient ces deux êtres allaient bien au-delà du devoir et des attentes réciproques. Horus était content pour eux – et pas seulement parce qu’Ève représentait l’aboutissement du plus grand projet de sa fille défunte. « L’ordre du jour est chargé, annonça MacIntyre, mais commençons par le commencement. Horus : ’Tanni et moi-même aimerions te demander de t’assurer que les chaînes d’information de la Terre seront prêtes pour notre allocution. — Certes est assez vray. » Le sourire de l’impériale avait presque le charme d’antan. Pas tout à fait, mais cela s’améliorait de jour en jour, et on lisait sur ses traits qu’elle allait à nouveau être mère. « Feut gentillesse plus vaste que mère – fût-elle souveraine ou non – ne pourroit oncques espérer que tant de bonnes gens accueillent sa future progéniture si moult bien, père. Apaisera nostres âmes de dir’ à toustes ycelles et yceux combien leurs missives nous aidèrent à panser nostres cœurs. — C’est avec plaisir que je veillerai à ce que tout se déroule comme prévu, la rassura son père. — Merci, déclara chaleureusement le gendre, puis il sourit. Je sais que le Conseil doit aborder une foule de thèmes ennuyeux, comme les impôts, les budgets ou encore les divers projets d’ingénierie, mais parlons tout d’abord d’un sujet vraiment important. Ève ? — Oui, Votre Majesté. » Le vocodeur avait été réglé pour émettre une voix humaine féminine, et le duc de Terra éprouva un picotement familier au niveau des yeux lorsque les premiers mots parvinrent à ses oreilles. Suite à la demande de la jeune Narhani, le timbre était celui d’Isis Tudor. C’était sa façon à elle d’honorer la mémoire de sa « mère ». Jadis, le vieil homme avait craint de souffrir en l’entendant, mais, en fin de compte, l’expérience n’avait engendré aucune douleur en lui. Seulement de la fierté. L’adolescente fouilla dans une bourse pendue à sa ceinture et en retira une demi-douzaine de disques holographiques. D’une main délicate pourvue de six doigts, elle en posa un devant elle puis le régla avec une précision empreinte de nervosité. Enfin, elle leva les yeux vers l’assistance assise autour de la table. « Comme vous le savez, commença-t-elle d’un ton formaliste qui ne cadrait pas avec sa jeunesse, le Nid de Narhan entend commémorer le siège de la Terre par le biais d’un cadeau offert à nos amis humains. Nous faisons cela pour plusieurs raisons, notamment notre désir d’exprimer notre regret pour les morts que nous avons causées et notre gratitude pour tout ce que l’humanité nous a donné – alors que nous aurions pu nous attendre à une riposte destructrice. En outre, des monuments aux victimes tels que celui de Shepherd Center revêtent de l’importance à nos yeux, et nous espérons que ceci marquera le début d’un mémorial impérial. Un mémorial auquel notre peuple prendra part et qui sera fini quand le Nid d’Aku’Ultan aura lui aussi été libéré. » Elle marqua une pause, visiblement soulagée d’avoir terminé sa déclaration formelle sans erreur, et l’aigrette de son compagnon s’érigea encore plus haut en signe d’orgueil. « Notre présent, continua-t-elle avec plus de naturel, vient d’être achevé. » Elle pressa un bouton, et un doux murmure d’admiration s’éleva lorsqu’une sculpture lumineuse surgit au-dessus du plateau. Elle ne relevait pas du style abstrait dont les artistes humains actuels raffolaient c’était une œuvre figurative, une reproduction d’une autre pièce taillée dans le plus pur des marbres… et elle était majestueuse. On y reconnaissait un Narhani puissamment cabré sur ses pattes arrière dans une tentative de briser les liens qui le tenaient captif. Le collier fixé autour de son cou – qu’on devinait trop serré et cruellement irritant – le faisait saigner tandis qu’il tirait de toutes ses forces sur son épaisse attache métallique. Dans la salle de réunion, les hommes et les femmes qui contemplaient le spectacle connaissaient assez bien les expressions narhani pour lire dans les yeux et la crête aplatie du prisonnier un immense désespoir malgré ses dents retroussées en un signe féroce de défi. Il était perdu mais invaincu, et son supplice désolait l’assistance. Mais le centaure n’était pas seul. Des chaînes brisées pendaient à ses poignets. Chacun des deux maillons d’extrémité, représentés avec une grande finesse, avait été sectionné par un outil tranchant. Un être humain était agenouillé aux côtés de la pauvre créature, torse nu mais habillé de la taille aux pieds de l’uniforme des fusiliers impériaux. Son visage montrait de la fatigue, mais ses yeux, tout aussi farouches que ceux de l’esclave, en disaient long sur sa détermination : il tenait un ciseau dans une main, sa pointe affûtée bien calée contre l’anneau de fer qui privait le Narhani de sa liberté, tandis que celui-ci brandissait haut un marteau et s’apprêtait à l’abattre. La scène était magnifiquement détaillée, l’anatomie des personnages parfaite, les mimiques si spécifiques aux deux espèces reproduites avec une fidélité ahurissante. La sueur perlait sur la peau nue du militaire, et chaque goutte de sang narhani paraissait réelle à en couper le souffle, à tel point qu’on se serait attendu à ce qu’elle coule pour de bon. Les deux figures étaient figées à jamais dans la pierre – deux peuples incarnés dans le marbre grâce au talent d’un maître – et, malgré leurs différences, elles étaient unies à tout jamais. « Mon Dieu ! chuchota Colin en brisant le silence ambiant. C’est… c’est… les mots me manquent, Brashieel. C’est juste… » Sa voix s’estompa, et le Narhani abaissa sa crête. « Ce que tu vois ici ne représente que la plus pure vérité, Colin. Mes semblables ne sont pas aussi à l’aise avec les mots que les vôtres : nous croyons à d’autres moyens de communication. Tant que cette sculpture durera (il désigna la statue de lumière), jamais nous n’oublierons votre générosité. Nous sommes arrivés ici forts de la conviction que vous étiez tous des destructeurs de nid, mais vous nous avez montré en qui résidait le vrai ennemi. Puis, au lieu d’opter pour un massacre, vous nous avez fait don de la vie. Bien plus que cela, en fait. » Il caressa la tête d’Ève avec douceur. « Mais, surtout, vous nous avez offert la vérité, et nous vous la retournons aujourd’hui. À vous tous, mais spécialement à toi, car tu es notre souverain à présent. — Je… » L’empereur rougit comme jamais depuis des années, puis il leva la tête et regarda son ami dans les yeux. « Merci. C’est le plus beau cadeau que je recevrai jamais… et celui que je chérirai le plus. — Alors nous sommes satisfaits, Grand Seigneur du Nid. » Des murmures de ravissement parcoururent l’audience. Même Lawrence Jefferson observa l’œuvre d’art avec une fascination pas tout à fait simulée. Dès que les babillages eurent diminué, il s’éclaircit la voix et demanda : « Brashieel, pourrais-je… » Il s’arrêta et haussa les épaules. « J’hésite à vous le demander, mais pourrais-je vous emprunter un holo de cette merveille pour mon bureau, où je lui réserverai une place d’honneur ? — Bien sûr. Nous avons apporté de nombreuses copies pour nos amis, bien que nous préférerions que l’œuvre ne soit pas exhibée publiquement avant la cérémonie de remise officielle. — Me permettriez-vous donc de l’exposer dans mes quartiers si je promets de tenir les journalistes éloignés ? — Vous m’en verriez flatté. » Le vice-gouverneur de la Terre jouissait d’une protection presque aussi rapprochée que celle de son supérieur. Quand il se trouvait chez lui, les troupes de sécurité, effacées mais sur le qui-vive, arpentaient les parcelles de l’État du Kentucky que les Jefferson possédaient depuis des générations. Mais aucun de ces gardes du corps – ni d’ailleurs personne d’autre – n’était au courant du dispositif qui lui permettait de leur fausser compagnie à volonté. Il emprunta la sortie du tunnel secret située à huit kilomètres de sa maison. Par le passé, ce passage avait appartenu au Chemin de fer clandestin, puis on l’avait réaménagé et agrandi quelques années plus tôt suite au recrutement du sénateur Jefferson par le chef des opérations d’Anu. Pas même les subordonnés les plus sûrs de Kirinal n’en connaissaient alors l’existence. Lawrence, lui, avait participé aux travaux de la galerie sous la direction de la traîtresse afin d’y intégrer quelques discrets éléments de technologie impériale et de la rendre ainsi indétectable. Jadis, ces mesures étaient destinées à tromper Horus ainsi que les scanners du Nergal, son vaisseau de combat dissimulé. Mais elles étaient tout aussi efficaces contre les capteurs d’un certain planétoïde nommé Dahak. Une navette l’attendait dans une vieille grange au délabrement soigneusement étudié. Il monta à son bord puis, comme avec tendresse, posa le disque holographique sur le siège vide à ses côtés. Il avait déjà réussi à obtenir des copies du premier jet, mais il ne s’était pas attendu à recevoir l’image exacte de la sculpture définitive. Un sourire mauvais aux lèvres, il activa le moteur ainsi que le champ de camouflage ô combien illégal – même pour un homme tel que lui – et s’envola dans le ciel nocturne. Le voyage ne dura pas longtemps. Sa raison lui avait dicté de ne pas l’entreprendre, mais il tenait à livrer la marchandise en mains propres, et les risques demeuraient minces. De toute façon, même en cas de danger réel, il se serait lui-même chargé de cette affaire. Parfois, en effet, la vaste tromperie que constituait sa vie perdait de son charme, et alors il ressentait le besoin et le désir de faire le boulot lui-même. Il échafaudait ses stratégies comme un maître d’échecs, certes, mais il y avait aussi un parieur né en lui, un parieur qui éprouvait parfois l’envie de jeter les dés de sa propre main. Il atterrit juste à côté d’une structure pareille à une cabane et lui transmit un code d’admission complexe via ses neuroémetteurs. Il y eut un moment d’hésitation, puis le panneau d’accès de la cahute s’ouvrit. Le vice-gouverneur sortit de son véhicule, se dirigea vers la porte, entra et marcha sous les lumières vives au milieu d’un cortège d’appareils impériaux silencieux. Il s’arrêta à deux pas de la sculpture aux proportions gigantesques que les machines avaient fabriquée : c’était la réplique exacte des croquis fournis par ses soins. Un homme aux épaules voûtées se retourna pour le saluer. Son regard d’artiste lui confirma au premier coup d’œil qu’il n’avait jamais aperçu le visage de son employeur, ce qui le rassura, car il pensait que cela garantirait sa sécurité. Il ignorait que lui aussi serait de toute façon éliminé une fois sa tâche terminée. Lawrence Jefferson ne prenait jamais de risque. « Bonsoir, salua l’homme. Personne ne m’a prévenu que vous viendriez en personne, monsieur. — Je sais, mais je vous ai apporté un cadeau. » Il disposa le disque sur un établi et pressa le bouton. « Magnifique ! » s’exclama son interlocuteur. Son regard effectua des va-et-vient entre l’holo de la statue originale et le double créé par lui-même. « Quelques détails méritent d’être changés, mais je dois dire, monsieur, que cette œuvre est encore plus spectaculaire que les plans ne l’auraient laissé imaginer. — Tout à fait d’accord. Parviendrez-vous à finir dans les temps ? — Oui, bien sûr. Il suffit de modifier la commande d’exécution, puis l’unité sculptrice fera le reste. — Excellent. Dans ce cas, j’aimerais que vous procédiez au changement tout de suite : je tiens à prendre le monument avec moi aujourd’hui même. — Pas de problème. Si vous permettez. » L’homme se pencha sur son équipement. Jefferson s’écarta, les mains dans le dos, et admira le travail déjà effectué par le sous-fifre promis à une mort prochaine. Cela avait l’aspect du marbre. Heureusement, d’ailleurs, étant donné le prix de l’opération ! C’était parfait, songea Jefferson. Tout simplement parfait. Nul ne devinerait jamais ce qui se cachait à l’intérieur, car l’ogive gravitonique ainsi que ses circuits de mise à feu étaient parfaitement invisibles. CHAPITRE DIX-HUIT Le commandant de l’Israël était d’humeur grincheuse. Personne n’en portait la faute. Bien qu’intelligents, compétents et pleins d’assurance, les membres de l’équipage du parasite péchaient par un manque d’expérience dû à leur jeunesse. Ainsi, ils avaient sous-estimé leur tâche, et leur manque de progrès devenait irritant. Malgré tout, se dit Sean avec une gaieté déterminée, ils ne s’en sortaient pas si mal pour des gens ayant compris qu’ils approchaient un monde habité dans la toute dernière demi-heure de vol. En outre, une fois n’est pas coutume, sa sœur et Sandy lui avaient promis de bonnes nouvelles. Il se cala dans son siège et observa la scène transmise par l’un des drones camouflés. Pour les diriger à distance, ils avaient décidé de s’en tenir à une technologie démodée – des ondes radio à visibilité directe, un signal que des scanners impériaux n’auraient sans doute même pas l’idée de chercher – plutôt qu’à des coms via torsion spatiale, plus facilement détectables. Voilà qui limitait leur rayon d’action, mais la portée permettait un échantillonnage plus que correct. Le jeune MacIntyre regarda une rangée de villageois s’agenouiller puis commencer à désherber un champ de tubercules – ou des végétaux analogues. Il tenta d’imaginer leur saveur. Il leva les yeux quand le dernier arrivant – Tamman – apparut sur la passerelle, puis il se tourna vers Sandy. Harriet et elle comptaient beaucoup sur le pragmatisme à toute épreuve de Brashan pour formuler leurs hypothèses les plus osées – et sur Tamman pour construire et entretenir leurs systèmes de surveillance –, mais l’énorme responsabilité des analyses, elle, reposait sur leurs épaules. Sean n’était que trop content de déléguer cette charge. « O. K., Sandy, tu as la parole. » Elle se frotta le bout du nez pendant un instant puis déclara : « Je commence par les bonnes nouvelles : nous disposons enfin d’un logiciel linguistique, qui ma foi vaut ce qu’il vaut. » L’héritier se redressa et elle lui sourit. « La mauvaise nouvelle, c’est que, sans l’aide d’un philologue digne de ce nom, nous avons dû procéder par tâtonnements, ce qui nous a bien sûr valu des résultats fragmentaires. » Le fait que les habitants de cette planète savent lire et écrire et qu’ils emploient des caractères d’écriture mobiles nous a aidées. Mais l’entreprise aurait été plus facile si l’ancien alphabet avait subsisté. Sur quarante et une lettres, nous n’en avons trouvé que trois susceptibles de dériver de l’impérial universel ; le reste ne ressemble à rien, comme si quelqu’un avait essayé de transcrire du vieux norrois à l’aide du cunéiforme. En travaillant jour et nuit, nous sommes parvenues à scanner de nombreux livres imprimés via nos appareils téléguidés, mais ces documents se sont révélés d’une utilité mineure jusqu’à récemment, il y a six semaines environ, quand Harriet a trouvé ceci. » Une nouvelle image préenregistrée apparut sur l’holo : une vue plongeante d’un cercle d’enfants. Un homme barbu vêtu d’une robe lamée bleue se tenait en son centre. Il brandissait la représentation d’un bipède – l’une de ces étranges bêtes de selle indigènes – et indiquait la ligne de caractères dentelés située juste en dessous. « Il s’agit d’une classe donnée dans l’un de leurs temples, reprit Sandy. Apparemment, l’Église croit à l’éducation pour tous. Tam a construit une minuscule télé sonde pour Harriet, qui l’a fait se poser au sommet d’une poutre surplombant le site pour nous permettre d’“écouter aux portes”. Pendant le premier mois, le problème semblait insoluble, puis nous avons intégré un programme de substitution de valeurs à la section linguistique de l’ordinateur central du vaisseau et les pièces du puzzle se sont peu à peu mises en place au début de la semaine passée. » Sean acquiesça, content qu’un projet ait finalement abouti comme il l’avait espéré. L’anglais était la langue commune de l’Empirium, situation qui ne risquait pas de changer de si tôt. Sa flexibilité et sa concision lui conféraient un net avantage sur l’universel. Les millénaires avaient ossifié le langage des Quatrième Empirium et Empire et, vu la disponibilité des moyens d’expression terriens – plus souples et plus jeunes –, le pouvoir central n’exprimait pas une envie particulière de promouvoir le parler archaïque. Mais l’ensemble des ordinateurs de la dynastie précédente communiquaient exclusivement en universel, du moins tant qu’on ne pourrait pas les reprogrammer. Pire encore, dans certains cas – comme celui des fonctions constitutionnelles physiques de Mère –, il était impossible de les reprogrammer, c’est pourquoi tous les membres du personnel de la Spatiale devaient maîtriser cette langue ancienne, qu’ils le veuillent ou non. Le ministère des Biosciences de Cohanna avait répondu à cette exigence par le biais d’un implant spécifique ; étant donné le gigantesque multi stockage permis par les molycircs, la Flotte avait décidé de doter ses effectifs d’un multilinguisme qui englobait les idiomes terriens les plus importants – une mesure tout à fait censée si l’on considérait la diversité de ces derniers. Voilà pourquoi les occupants de l’Israël jouissaient tous d’un dispositif logiciel de traduction intégré. Bien sûr, aucun des dialectes contenus dans leur mémoire n’était aussi exotique que cette mouture locale, mais si le réseau informatique du parasite parvenait à bricoler un dictionnaire sur mesure… « Comme je l’ai dit, la qualité du système demeure inégale, mais grâce à lui nous allons progresser en termes de compréhension orale. Concernant notre aptitude à répondre, en revanche, je ne garantis rien. Jusqu’ici, Harriet et moi avons identifié sept dialectes bien distincts et un langage mineur – du moins à première vue –, et il faudra beaucoup de travail avant de pouvoir nous mêler à la population autochtone. — Combien de temps encore ? demanda le jeune Qian. — Difficile de répondre avec certitude mais, selon mes estimations, encore un bon mois. À ce jour, nous parvenons à lire environ quarante pour cent des volumes imprimés collectés, et ce chiffre augmente au quotidien, mais nous sommes loin de comprendre le langage parlé, et encore plus de tenir des propos cohérents aux oreilles des indigènes. Or il nous faut bien davantage que de la cohérence si nous ne voulons pas effrayer les gens de la région. — Je vois. » Sean fronça les sourcils face à la silhouette figée du professeur. Il avait envisagé de meilleurs résultats tout en sachant que c’était là une prétention déraisonnable de sa part. « En attendant, l’un de nos livres “empruntés” – un atlas – nous a initiées à la géopolitique de la planète. Ses habitants l’appellent “Pardal”, au fait, mais ce nom reste introuvable dans les annales limitées de notre vaisseau. Je soupçonne donc que cette dénomination découle d’une évolution locale. » À notre connaissance, voilà à quoi ressemble le globe aujourd’hui. » Cinq continents ainsi que de nombreux archipels se matérialisèrent sur la tridi. La terre habitée la plus étendue rappelait au commandant un de ces vieux avions démodés. Un avion qui semblait mettre le cap sur le nord-est, là où se trouvait la calotte glaciaire du pôle. Quant au plus petit territoire, situé au sud, il formait en quelque sorte l’empennage de cet appareil imaginaire. « Nous avons établi assez de cartes photographiques pendant notre atterrissage pour déterminer que l’échelle de ces relevés ne correspond pas à la réalité, et certains commentaires nous échappent toujours, mais il semblerait que ce monde se décompose en des centaines de circonscriptions féodales. » Des lignes frontières écarlates constellèrent l’espace de visualisation. « En ce moment, nous nous trouvons juste en deçà de la limite orientale de celle-ci, qui selon ma traduction devrait s’appeler le royaume de Quériste. » L’Hylar septentrional (elle indiqua le fuselage et les ailes de l’“avion”), quant à lui, paraît être la région continentale la plus riche et la plus peuplée de Pardal. Ici, les “pays” sont plus vastes et comprennent davantage de subdivisions internes, ce qui laisse penser qu’ils sont plus vieux. On dirait que la population y a connu une période d’absorption et de consolidation plus longue, supposition étayée par le fait que la station au sol que nous avions repérée depuis l’espace se trouve juste au-dessous de la plus grande ville de cette étendue de terre. » Un curseur rouge clignota près du centre de la zone évoquée. « L’Hylar méridional, connecté à son grand frère par cet isthme, ici, présente une densité démographique plus faible, sans doute parce qu’il contient peu de fleuves – en dehors de celui-ci, énorme, qui coule à partir des montagnes du Sud –, mais ce n’est qu’une supposition. Comme vous le voyez, les deux autres continents peuplés, l’Herdana et l’Ishar, se situent au-delà d’une étendue d’eau passablement vaste – l’océan de Seldan –, à l’ouest de notre position. Ces deux autres, à l’est, sont inhabités. Pour autant que nous sachions, les Pardaliens n’ont pas conscience de leur existence et, conformément à nos vues aériennes, ils abritent une végétation moins compatible avec l’être humain. Comme s’ils n’avaient pas été terra formés –ce qui démontre d’ailleurs que personne n’y a jamais résidé, même avant l’arme biologique. » Parmi les continents colonisés, les deux Hylars sont montagneux, l’Ishar assez désertique et l’Herdana, beaucoup plus plat, semble être le principal fournisseur de blé de la planète. Beaucoup de régions de ces deux derniers territoires portent des noms hylariens préfixés de gyhar (“nouveau”), ce qui signifie sans doute qu’elles ont été occupées ou conquises par le continent maître. Existe-t-il encore une relation entre elles et leurs “nations mères” ? Certains facteurs suggèrent que oui ; d’autres éléments – comme leur surface réduite ainsi que l’apparente rivalité qui oppose les États de l’Herdana – prouvent plutôt le contraire. Malheureusement, notre lecture de l’atlas est trop rudimentaire pour confirmer l’une ou l’autre de ces possibilités. De plus, l’ensemble de ces terres se trouve hors de portée de nos drones. Sandy eut une expression de frustration puis haussa les épaules. « Voilà pour la structure politique, poursuivit-elle, mais il y a anguille sous roche, parce qu’en dépit de ces principautés féodales, en théorie indépendantes, la planète entière semble former une gigantesque théocratie. Cette donnée nous a surprises, vu les moyens technologiques primitifs de Pardal. J’aurais parié que de simples détails comme la lenteur des communications auraient suffi à interdire toute institution à l’échelle planétaire, mais j’ai changé d’avis dès que nous avons compris l’utilité de ceci. » Devant eux se déploya une haute structure semblable à une tour de lancement dotée de deux grands bras pivotants, et la jeune fille secoua la tête avec une pointe d’admiration dans le regard. « C’est un sémaphore, messieurs. Ils en ont disposé des rangées entières sur la majeure partie du globe. Pas partout : ils restent sans doute en contact avec l’Herdana ou l’Ishar par bateau, et les pics de l’isthme mentionné tout à l’heure les obligent certainement aussi à dépêcher des messagers par voie de mer pour maintenir le lien avec l’Hylar méridional. Ce système n’est utilisable que de jour, mais il ne leur en permet pas moins de correspondre beaucoup plus vite que nous ne le pensions. — Astucieux, murmura Sean. — En effet. Nous en sommes encore aux conjectures, mais on dirait que l’Église maintient à dessein une décentralisation du pouvoir politique, et le contrôle du réseau des communications lui confère un avantage tactique essentiel. À mon avis, l’institution sacrée profite au maximum de ses prérogatives : quand elle donne un ordre à un prince local, celui-ci s’exécute sans poser de questions. En plus des postes de signaux optiques évoqués, chaque cité – ainsi que la majorité des villages – située à portée de nos instruments télécommandés comprend au moins un complexe ecclésiastique. Certains des bourgs les plus gros en possèdent des douzaines, et on y exerce des activités très diversifiées : la photo de la classe de lecture visionnée plus tôt ne constitue que la pointe de l’iceberg. » Autre détail : la ville qui abrite la station émettrice se trouve là où les axes des sémaphores convergent – l’équivalent pardalien du Vatican. Ils nomment l’agglomération tout simplement “le Temple”, organe suprême dirigé par un grand prêtre qui détient à la fois le pouvoir spirituel et temporel. Détail intéressant, son titre est eurokat a’demostano. » Sean leva les yeux d’un coup sec, et elle hocha le menton. « Malgré les nombreux millénaires d’évolution, l’expression ressemble beaucoup trop à eurokath adthad diamostanu pour qu’il s’agisse d’une coïncidence. — Le “ministre du Trafic spatial”, traduisit le commandant, ses yeux inquiets rivés sur le signe lumineux indiquant le Temple. Crois-tu que l’Église est directement liée au système de quarantaine ? — Probablement, répondit Harriet à la place de son amie. La position de la capitale le démontre, sans parler de ce titre sacerdotal aux consonances familières. Et si l’accès à l’ordinateur qui contrôle les plateformes a vraiment été préservé, seule une commande vocale peut l’assurer : personne au sein de cette population ne possède de neuroémetteur. Si les membres du clergé agissent de façon machinale, cela pourrait expliquer la lenteur et la maladresse du réseau de défense orbital : ils n’avaient aucune idée de ce qu’ils faisaient. D’un autre côté, s’ils utilisent bel et bien le mode vocal, imaginez un peu les implications à l’échelle d’une religion. Ils croient sans doute entendre les paroles mêmes de Dieu. — Ce qui explique peut-être l’autorité de l’Église. — Tout juste, confirma Sandy, bien que nous ayons relevé certains éléments laissant penser que son pouvoir politique ne s’est affirmé qu’assez récemment. En tout cas, ces découvertes permettent d’élucider le mystère suivant : comment une population peut-elle côtoyer une technologie de pointe sans en percevoir la vraie nature ? La réponse est simple : pour ces gens, il ne s’agit pas de machines, mais du “Tout-Puissant”. — Voilà qui ne facilite pas notre tâche, déclara Tamman d’un ton revêche. Comment nous emparer de l’ordinateur ? S’ils le considèrent comme l’entité sacrée par excellence, l’accès doit être limité, j’imagine. À moins que nous ne nous rapprochions assez pour être à portée de neuroémetteur. — Nous sommes encore loin d’une telle opération, reprit la jeune fille. Et, de toute façon, je préférerais procéder moi-même à une reconnaissance de terrain avant d’établir de nouveaux plans. » Brashan prit un air dubitatif. « Je crains que l’opération ne s’avère problématique. » Sur la tridi, il fit apparaître un gros plan fourni par l’un de leurs appareils optiques de proximité. « Voici un citoyen typique du Temple. — Aïe ! » soupira Sean, dont le ton de dégoût provoqua un éclat de rire chez sa compagne. Le cliché, pas très net, montrait un individu d’environ un mètre cinquante, aux cheveux roux et aux yeux bleus – l’opposé parfait des naufragés de l’Israël. « Comme tu dis, renchérit le centaure. À l’évidence, je ne passerai jamais que pour un extrapardalien, mais je crains qu’il n’en aille de même pour vous autres dans l’enceinte dit Temple. — Pas forcément », objecta Sandy, et le visage du jeune MacIntyre s’éclaira tandis que l’holoprojection changeait à nouveau. Cette fois, l’homme représenté arborait une chevelure brune. Ses yeux étaient foncés quoique pas aussi noirs que ceux des anciens impériaux – ou que ceux de Sean et Harriet, par la même occasion. Il dépassait de peu le mètre soixante-dix, bien loin de la stature du prince mais tout de même plus près que le premier personnage. « Lui, poursuivit Sandy, c’est un sujet de la principauté du Malagor, une des unités nationales les plus vastes – un peu plus étendue que le royaume d’Anis, en fait, là où se situe la cité principale –, qui se trouve juste au-delà de la frontière avec la Quériste à partir de notre position, c’est-à-dire pas très loin. Nous observons cette contrée depuis un certain temps, et je dirais que ses habitants s’illustrent par leur esprit d’indépendance. C’est un territoire très accidenté, même pour l’Hylar septentrional, et je définirais ses occupants comme de typiques montagnards entêtés, avec très peu de nobles dans leurs rangs. Leur souverain héritier ne porte le titre que de “prince”, et j’imagine que leur gouvernement local jouit d’une marge de manœuvre importante, mais cela n’empêche pas ces gens d’avoir la bougeotte : notre atlas comporte une section historique qui nous apprend que de nombreuses batailles ont eu lieu dans le duché du Keldark, niché entre le Malagor et l’Aris. Il semblerait que des rivalités politiques aient jadis opposé ces deux territoires, et que le deuxième ait finalement remporté la victoire en raison du Temple. — Mauvaise nouvelle pour nous, murmura Sean : s’il règne de l’hostilité entre ces deux régions, nous déguiser en Malagoriens ne nous vaudra pas de tapis rouge déroulé en Anis. — Peut-être, déclara le Narhani, mais réfléchis un instant : la capitale ecclésiastique constitue le centre névralgique d’une religion mondiale. — Ah ! tu songes à un pèlerinage ? — L’idée n’est pas mauvaise, estima Sandy, mais ne nous enthousiasmons pas trop vite, Sean. Le tableau que nous venons de brosser ne s’appuie que sur des conjectures, ne l’oublie pas. — D’accord. Peux-tu à nouveau projeter la carte, s’il te plaît ? Elle s’exécuta, et il afficha aussitôt un air soucieux : leur parasite était dissimulé au creux de la plus occidentale des principales chaînes de montagnes de l’Hylar septentrional, alors que l’Aris se déployait à l’est d’une série de pics encore plus hauts. Le Malagor occupait un plateau rugueux et délabré entre les deux masses alpines, qui fusionnaient en une ligne de faîte abrupte au niveau de l’isthme menant à l’Hylar méridional. « Si seulement nous avions un axe de vision, nous pourrions introduire des drones dans la ville, marmonna le prince. — Certes, convint Brashan, mais, en attendant, notre position nous abrite de ses éventuels systèmes de surveillance. — En effet. » Il se secoua. « Très bien, Sandy. Vous vous en sortez très bien, je suis impressionné. Toutefois… — Toutefois nous ne sommes pas plus avancés, l’interrompit-elle avec un sourire, qu’il lui retourna. — On peut le dire comme ça. Il faut affiner vos données avant de sortir au grand jour. Cela vous aiderait-il si nous nous rapprochions de l’objectif à bord d’une navette camouflée pour y déployer quelques engins téléguidés supplémentaires ? — Peut-être, lâcha Sandy, puis elle secoua la tête aussitôt. Non, pas encore. Nous recevons déjà plus de données que nous ne pouvons en traiter, et je ne veux pas risquer d’alerter les éventuels dispositifs de détection du Temple avant d’en apprendre davantage. — Très juste. On en reste là pour le moment, alors ? — Je le crains, oui. Nous avons repéré une bibliothèque d’église dans l’une des cités un peu plus loin vers l’ouest. Ce soir, Tam et moi comptons y envoyer un ou deux drones. De quoi effectuer quelques découvertes intéressantes, espérons-le. » Le père Stomald releva sa soutane bleue au-dessus de ses genoux et pénétra dans l’étang de retenue glacial pour examiner la nouvelle roue hydraulique. Folmak Folmakson, le constructeur de moulins, donnait des signes d’impatience, et le révérend fronça les sourcils. Un prêtre devait faire preuve de vigilance dans une région si proche de la vallée des Damnés, d’autant plus que le jour du Jugement – à peine passé – et l’étrange étoile filante ne cessaient de lui rappeler ses devoirs. Dans des moments comme aujourd’hui, il prenait tristement conscience de sa jeunesse. Cependant, se rappela-t-il, nul besoin d’être vieux pour percevoir Dieu dans son cœur. Il monta sur la berge du canal d’amenée du moulin et jeta un coup d’œil à la roue. Elle avait un drôle d’aspect, pas de doute. Il n’avait jamais entendu parler d’une structure de ce genre actionnée par de l’eau qui, plutôt que de mouvoir des palettes submergées, tombait d’en haut. Bien entendu, il voyait plusieurs avantages à une telle mécanique. Par exemple, elle requérait beaucoup moins d’eau, ce qui signifiait qu’elle pouvait fonctionner sur une période plus longue de l’année dans les contrées sèches. Le manque de pluie constituait rarement un problème au Malagor, mais, vu l’efficacité de ce nouveau modèle, on pourrait utiliser un nombre accru de roues pour une alimentation hydraulique égale. Il se renfrogna puis écouta les craquements du bois tout en procédant au test. La tâche revêtait une importance particulière, ici, car les artisans du Malagor étaient réputés pour leur manque de docilité face aux injonctions de mère l’Église, même après les guerres du Schisme. À vrai dire, le père Stomald soupçonnait parfois qu’ils étaient devenus encore plus insoumis depuis ces funestes événements… et il savait que beaucoup parmi eux nourrissaient encore des rêves d’indépendance. Dans le seul courant des six dernières pentajournées, il avait attrapé pas moins de quatre personnes en train de siffler Malagor libre, une mélodie interdite, et il se demandait comment il était censé réagir à cela. Mais, pour l’heure, il constatait avec soulagement que l’invention inspectée, au moins, ne violait aucun des principes ecclésiastiques. Elle marchait à l’eau et n’impliquait la création d’aucun nouveau procédé ni outil. Certes, elle présentait un aspect novateur des plus suspects, mais Stomald n’y décelait pas la moindre influence démoniaque. L’objet restait une roue hydraulique, instrument utilisé depuis toujours. Ses traits se détendirent, remplacés par une expression méditative étudiée tandis qu’il rejoignait la foule anxieuse à grand renfort d’éclaboussures. Il se résolut à prendre la décision lui-même, sans déranger l’évêque Frenaur, ce qui lui ôtait une épine du pied. Comme la plupart des prélats de haut rang, cet homme n’aimait pas être appelé hors du Temple pour toute autre affaire que ses visites pastorales entreprises deux fois par an. Stomald préférait ne pas envisager la réaction du supérieur si un vice-prêtre de village, surtout un Malagorien d’origine, préconisait la tenue d’un conclave extraordinaire. Et le fait que Folmak n’avait pas conçu de nouvelle technique lui fournissait une porte de sortie. Circonstance fort heureuse à plus d’un titre, songea-t-il avec un soupçon de culpabilité. L’avènement du « nouveau catéchisme » montrait bien que l’Église entrait dans une de ses périodes de dogmatisme exacerbé, et certaines des interventions récentes de l’Inquisition ne présageaient rien de bon pour les paysans obstinés de Stomald. L’idée aurait pu effleurer Frenaur de punir Folmak à titre d’exemple. Il sortit de l’eau et s’efforça de cacher un frémissement peu digne de son rang. Le responsable des moulins se dandinait d’un pied sur l’autre et se tordait les doigts nerveusement. Folmak était en tout cas deux fois plus vieux que le jeune clerc ; celui-ci considéra – et non pour la première fois – à quel point il était absurde qu’un homme plus âgé que son propre père le dévisage d’un air implorant. Il se réprimanda pour cette pensée – là encore, rien de nouveau à cette attitude –, car Folmak ne cherchait pas les conseils spirituels de Stomald Gerakson, mais ceux du prêtre de Cragsend. Un prêtre qui ne se prononçait pas en vertu d’une autorité conférée par l’âge, mais au nom de la sainte institution. « Très bien, Folmak, j’ai examiné ton œuvre. » Il marqua une pause, incapable de résister au désir ignoble de faire planer le mystère encore un instant, puis il sourit. « Pour autant que je puisse en juger, ton appareil respecte tous les principes sacrés. Si tu veux bien m’accompagner jusqu’au presbytère, je me ferai un plaisir de remplir ton attestation. » Le visage barbu se fendit d’un large sourire. Le jeune homme prit la liberté de lui rendre la pareille, tapota l’épaule musculeuse du meunier, puis la joie pure et innocente de servir son troupeau le fit paraître encore plus jeune. « Au fait, pouffa-t-il, il me reste un petit tonneau d’ale d’hiver brassée par la sœur Yurid, et je crois que le moment est bien choisi pour l’entamer. Qu’en penses-tu ? Cette fois, les yeux de Sandy pétillaient pour de bon. Harriet affichait une mine presque aussi excitée, et sa camarade prit la parole avant même que les autres aient fini de prendre place. « Mes amis, nous ignorons toujours comment les habitants de Pardal ont perdu leurs compétences technologiques, mais maintenant, au moins, nous savons pourquoi ils n’en ont pas développé de nouvelles ! Avant-hier soir, nous avons passé des heures dans la bibliothèque de l’église et numérisé ses livres via nos appareils télécommandés. Sur le moment, nous n’avons pas eu le temps d’en étudier le contenu, mais toujours est-il que l’un des volumes trouvés parle de doctrine ecclésiastique tandis qu’une poignée d’autres racontent l’histoire de l’Église. Bref, nous y avons déniché l’information suivante : pour une raison inconnue, le pouvoir clérical a frappé la technologie d’anathème. — Attends un peu, dit Sean. J’y avais pensé, mais cela ne tient pas debout. Pas sur une durée de quarante-cinq mille ans, du moins. — Et pourquoi pas ? — Réfléchis. Disons qu’à un moment donné du passé – il y a très longtemps, à en juger par l’état des ruines impériales –, l’Administration a bel et bien proscrit toute technique jugée moderne. Plusieurs scénarios possibles me viennent à l’esprit, notamment la théorie d’Harriet selon laquelle les indigènes se seraient entretués à coups de bombes ou auraient déclenché une arme biologique de leur cru. Une seule de ces calamités aurait tué la plupart des ingénieurs, et la catastrophe aurait très bien pu engendrer une réaction anti technologique qui se serait ensuite teintée de religiosité. Un facteur quelconque a forcément entraîné la disparition de leur alphabet, de leur langue, de leurs connaissances scientifiques – et ainsi de suite –, or je penche plutôt pour une suppression délibérée et systématique que pour d’éventuels dommages subis par leur réseau de machines. » Au cours des millénaires suivants, l’Église a sans doute perdu toute idée de ce que recouvrait le terme “technologie”. Du coup, comment aurait-elle pu l’empêcher de renaître de ses cendres sous une forme locale ? En effet, sans aucun point de comparaison pour déterminer le sens de l’expression “haute technicité”, impossible de reconnaître et d’étouffer toute invention suspecte dans l’œuf, non ? — Ton raisonnement se tient, admit Sandy, mais il te manque des éléments d’analyse. Tout d’abord, la population n’a pas tout à fait perdu la maîtrise de l’universel. C’est ce que nous pensions jusqu’aux découvertes effectuées à la bibliothèque. Les documents dénichés sont écrits dans la “langue sacrée”, qui comporte un alphabet connu seulement du clergé. Dans les faits, ce dialecte constitue une version corrompue de l’impérial. » Deuxièmement, les hauts dignitaires du Temple maintiennent bel et bien un contact avec le dispositif de quarantaine. Dans le matériel collecté, il y a bon nombre de références à la “voix de Dieu”. L’année liturgique s’organise en fonction d’une entité qui m’apparaît clairement comme l’ordinateur central du réseau de défense orbital – les fêtes du calendrier se nomment “Test de mise à feu”, “Test du traceur de route”, “Grand Test de mise à feu”, etc. Les livres mentionnent aussi les “Serviteurs sacrés” ; il s’agit sans doute de robots de maintenance fournis par le chantier spatial, vu que ce sont eux qui, pour des raisons mystérieuses, entretiennent le sanctuaire interne. Rien n’indique que les chefs de la cité saisissent la vraie nature du système qui les entoure, mais a priori ils comprennent que son but est de préserver le monde de la contamination, bien qu’ils aient transformé cette réalité en une affaire religieuse. La Voix fait partie d’un plan divin destiné à protéger les humains des démons et, à leurs yeux, elle prouve non seulement l’existence de leur Seigneur mais aussi le bien-fondé de leur attitude : s’ils n’étaient pas en train d’accomplir la volonté du Tout-Puissant, sa voix le leur dirait, n’est-ce pas ? » En troisième lieu, à un moment déterminé de son histoire, l’Église a défini ce qu’il fallait entendre par “technologie acceptable”. En gros, les Pardaliens n’ont droit qu’à l’énergie musculaire, éolienne ou hydraulique. Comme tu vois, Sean, nul besoin de connaître la nature d’une industrie high-tech pour en interdire l’avènement : il suffit de créer les conditions qui empêchent son apparition. » Cela va même plus loin : il existe une procédure complexe d’évaluation nommée le “test de la sainte Église”. Je précise que le texte est rédigé dans une forme avilie d’universel plutôt qu’en langue vulgaire, c’est pourquoi nous le comprenons beaucoup mieux. À première vue, l’épreuve consiste à appliquer une quantité donnée de principes en vue de définir si telle ou telle trouvaille viole les restrictions fixées par les autorités ou sous-entend l’utilisation de nouveaux outils, procédures ou connaissances. Si c’est le cas, l’invention passe à la trappe. — Attends. » C’était au tour de Tamman de contester. « Ces gens connaissent la poudre à canon, qui ne respecte aucun des trois critères que tu as évoqués tout à l’heure ! — Tout à fait, intervint Harriet, mais les Terriens la connaissaient aussi avant même de dépasser le stade des roues hydrauliques et des moulins à vent. Parfois – en de très rares occasions –, le Temple accorde une dispense par le biais de conclaves extraordinaires. Les formalités prennent un temps fou, mais cela montre que le progrès n’est pas absolument impossible. Nous avons repéré divers exemples de dérogation dispersés sur les six cents dernières années locales – près d’un millénaire terrien –, et la plupart concernent des domaines assez pragmatiques, comme la chimie usuelle, la médecine – science ô combien empirique dans ce monde – ou encore l’agriculture. Il semblerait que certaines ères aient été plus “progressistes” que d’autres. Malheureusement, elles sont toujours suivies de périodes de conservatisme extrême. Mais le plus important, c’est de comprendre que l’Église cherche à supprimer toute personne qui touche de près ou de loin à la méthode scientifique, sans laquelle les innovations technologiques ne peuvent se produire. — Et la population accepte cette situation ? » Tamman secoua la tête. « J’ai de la peine à y croire. — Ta position est culturellement connotée, déclara Sandy. Tu es issu d’une société technologique, et tu conçois donc la technologie comme un bien, ou du moins comme une évidence. Les habitants de cette planète pensent le contraire. Et n’oublie pas que le pouvoir ecclésiastique affirme bénéficier de l’appui de Dieu. Et qu’il se trouve en mesure de le prouver plusieurs fois par année, à l’occasion des allocutions de la Voix. En outre (son timbre passa de l’excitation à la sévérité), l’Inquisition réserve d’effroyables châtiments à celles et ceux qui osent s’initier à des connaissances interdites. — L’Inquisition ? » Sean se redressa. « Cela ne me dit rien qui vaille. — À moi non plus, convint sa jumelle. J’ai dû m’arrêter dès le début de la description, mais Sandy et Brashan ont tenu jusqu’au bout de l’horrible passage. » Elle frissonna. « De quoi me donner des cauchemars pendant une semaine. — Tu n’es pas la seule », murmura son amie. L’espace d’un bref instant, ses yeux brillants parurent égarés, puis elle baissa le regard en silence d’un air déprimé avant de se secouer. « Comme beaucoup de religions intolérantes, cet organe de répression trouve des excuses fallacieuses pour justifier ses actes : il prétend infliger ces punitions pour le “salut des âmes”, notamment celle de l’“hérétique” sanctionné. De plus, les hauts dignitaires du clergé promeuvent la mortification de la chair comme méthode d’“expiation des péchés”. En d’autres termes, ils viennent en aide aux fidèles en les assassinant. Pire encore, ils n’ont jamais tort. La loi permet l’usage de la torture pendant les interrogatoires, ce qui entraîne que l’accusé finit toujours par avouer, même s’il sait qu’on va le mettre à mort, et… (elle rencontra le regard de son compagnon) les exécutions en elles-mêmes sont encore plus terribles. C’est pour décourager les autres[*], je suppose. — Brrrr. » La bouche de Sean se tordit en une moue de dégoût. « Avec de tels traitements, pas étonnant que ces tortionnaires parviennent à maintenir l’ordre dans les rangs. — Surtout avec le privilège que leur confère leur langue secrète. Ils peuvent promouvoir l’éducation universelle en langue vulgaire tout en conservant la plupart des avantages d’un monopole clérical sur l’instruction. Et ils tiennent une belle carotte en plus de leur abominable bâton. La capitale prélève une dîme – environ douze pour cent, je crois – sur chaque citoyen de Pardal. Une partie de cet argent est employée pour construire des temples, commanditer les artistes religieux, etc., mais une grosse part du gâteau est versée en prêt aux souverains séculiers avec des intérêts de plus ou moins trente pour cent. Le reste sert à financer des œuvres de charité. Vous voyez ? Les nobles débiteurs ont le couteau sous la gorge, et les pauvres cherchent l’assistance de l’Église quand les temps deviennent durs. Sean, ces salauds ont mis la planète entière dans leur poche ! — Bon sang ! Et ce sont eux qui se trouvent juste au-dessus du centre de contrôle de quarantaine ! Harriet soupira. « Aucun doute là-dessus, dit Sandy, mais rappelez-vous que notre tableau est loin d’être complet. Nous venons de comprendre un point important, et la découverte de cette “langue sacrée” nous fournit une sorte de pierre de Rosette pour décrypter les idiomes populaires, mais nous avons encore beaucoup de pain sur la planche. Par exemple, une région au nord de l’Hylar porte le nom de “vallée des Damnés”, détail qui me paraît intéressant. — La vallée des Damnés ? répéta Sean. Quel type de vallée ? — Nous n’en savons encore rien, mais le secteur est totalement proscrit. Il existe peut-être d’autres sites de ce genre, mais à ce jour nous n’avons eu vent que de celui-ci. Il se trouve dans les montagnes septentrionales du Malagor, hors de portée de nos drones. Toute personne qui se rend là-bas est damnée à jamais pour avoir fréquenté des démons. Si elle en revient, on la supprime selon un rituel infâme. Une cérémonie dont les préliminaires durent en tout cas deux jours, suite à quoi la pauvre victime est brûlée vive. — On dirait que le mystère qui s’y cache représente une menace de taille pour la jolie petite structure sociale de l’Église, opina Sean. Ou du moins c’est ce qu’elle croit. » Il fronça les sourcils, puis un éclair de malice traversa son regard. « Où dis-tu que cette vallée se trouve ? » CHAPITRE DIX-NEUF Sean se faufilait entre les pieds des sommets imposants à une vitesse prudente de quatre cents kilomètres-heure. Cette lenteur avait rendu le trajet interminable et pénible, mais le jeune homme ne pouvait pas faire mieux, car les systèmes automatiques de navigation à basse altitude de la vedette étaient inactifs. Voilà qui le forçait à piloter de ses propres mains, tâche insupportable. Mais peu d’objets étaient aussi difficiles à détecter qu’une navette camouflée, dénuée d’émissions actives et volant entre les pics à cadence réduite – qui plus est au ras du sol. Et tant que lui et les siens ignoraient si le système de quarantaine tirerait sur des cibles intra-atmosphériques, il fallait exclure toute manœuvre susceptible d’en attirer l’attention. Des pensées sans importance filaient dans son esprit tandis qu’il se concentrait sur les commandes. Les nombreux sièges inoccupés dans le véhicule prévu pour vingt personnes rendaient les coéquipiers humains de l’Israël conscients de leur terrible isolement – et de la distance qui les éloignait de chez eux –, mais c’était encore pire pour Brashan. Il fallait laisser quelqu’un à bord du parasite en permanence, et son apparence non humaine faisait de lui le candidat idéal. Le Narhani avait mieux encaissé cette décision que Sean n’en aurait été capable, d’autant qu’ils avaient décidé de renoncer à tout échange de com – qui aurait pu les faire repérer. Le centaure n’était pas seulement exclu du voyage d’exploration, mais il ne saurait rien non plus des éventuelles découvertes effectuées par ses camarades jusqu’à leur retour ! La vallée exiguë devint encore plus étroite, et Sean réduisit l’allure de cinquante km/h. C’était éprouvant pour les nerfs de naviguer à l’œil nu (enfin, pas tout à fait à l’œil nu, vu que l’héritier était bioaugmenté) et d’observer le paysage à travers l’inévitable champ de distorsion du dispositif de camouflage. Il jura entre ses dents tandis que l’appareil amorçait un virage serré. — La Force, Sean, lui murmura Sandy à l’oreille, sers-toi de la Force ! — Andouille ! » répliqua-t-il avec un soupçon d’hilarité dans la voix, puis ses muscles se détendirent quelque peu. Il lui lança un bref sourire et se retourna vers la console alors que la navette atteignait l’entrée d’un nouveau goulet. Il vérifia ses systèmes de navigation et s’y engouffra avec une pointe d’excitation. Ce canyon-ci – plus étriqué et tortueux que le précédent – les mènerait peut-être à bon port, car désormais ils ne se trouvaient plus très loin du but. Quarante kilomètres plus loin, l’héritier pesta à nouveau – cette fois sans retenue – en apercevant l’à-pic qui leur barrait le chemin. Il arrêta la vedette puis la propulsa à la verticale en collant à la paroi rocheuse. La clarté diffuse de la petite lune pardalienne baignait les arbres rabougris et les cailloux nus tandis que les montagnes déployaient leur relief chaotique de part et d’autre de l’appareil. À ses côtés, Harriet inspira brusquement au moment où ils atteignirent le sommet de l’abrupt. « Je détecte un signal en passif ! » annonça-t-elle. Sean immobilisa l’appareil aussitôt. Sa sœur ferma les yeux pour fusionner avec les senseurs, puis elle se renfrogna. « Impossible d’en déterminer la nature, mais il provient de cette zone-là, juste après ce sommet. » Le jumeau exécuta un virage sur l’aile et plongea en direction d’un autre pic avant de disparaître derrière son flanc. Harriet ouvrit les paupières. « C’est malin, rouspéta-t-elle, maintenant j’ai complètement perdu sa trace ! — Parfait, répondit-il. Si c’est un capteur à visibilité directe, lui non plus ne peut plus nous repérer désormais. Et pour ta gouverne, chère sœur, notre destination se trouve justement “après ce sommet” – si les calculs effectués par Sandy et toi sont exacts –, donc nous avons de bonnes chances de trouver quelque chose à notre arrivée ! » Tamman gratifia son ami d’un sourire. Sandy, elle, se connecta à la console de la princesse pour analyser les relevés de scanner à peine enregistrés par celle-ci. « Une émission plutôt faible, hein ? dit-elle. — Oui, répondit sa camarade, puis elle examina à nouveau les données. En revanche, je décèle au moins six sources bien distinctes. — Moi aussi. As-tu remarqué celle qui se trouve approximativement aux coordonnées zéro deux un ? — Qu’a-t-elle de spécial ? Ah oui ! son signal est bien plus fort que celui des autres, en effet. En outre, un détail m’interpelle, mais… Zut ! Si seulement je pouvais me connecter aux ordinateurs de l’Israël ! Ça me rappelle un… Inutile, je n’arrive pas à mettre la main dessus. — Idem pour moi. Tam ? » L’interpellé se brancha à son tour et haussa les épaules. « Aucune idée. Ces signatures évoquent des foyers d’énergie, pas des systèmes de détection, mais il en va autrement pour la plus grosse d’entre elles, je vous l’accorde. » Il tapota sur ses dents. « Hum… Il s’agit peut-être d’un récepteur d’alimentation orbitale. Regardez ici : vous voyez cette pulsation plus faible nichée à l’est ? On dirait une émanation isolée d’une énorme batterie de condensateurs qui, elle, constitue bel et bien une sorte de poste de transmission. Et si c’était une balise planétaire pour une centrale orbitale de diffusion énergétique ? — Possible, opina Sandy. Difficile de croire, néanmoins, qu’elle ait survécu si longtemps. Mais tu as raison d’y voir un canal de circulation, car cela expliquerait sa puissance beaucoup plus conséquente que celle des autres machines – et aussi le fait que, contre toute attente, il puisse encore exister des installations en activité. Mais si nous avons vraiment affaire à un récepteur, cela signifie que la vallée des Damnés entretient un lien actif avec un satellite d’approvisionnement en énergie. Or, même si celui-ci n’emploie qu’un simple dispositif de captage solaire passif, le système de quarantaine aurait dû le repérer, non ? — Et alors ? lâcha Tamman. Si Harriet et toi êtes dans le vrai, les administrateurs du Temple dirigent leur réseau spatial de façon machinale, alors quelles mesures pourraient-ils bien prendre ? En outre, comment comprendraient-ils les propos tenus par la “Voix” à ce sujet ? — Bien observé. » Harriet enroula une mèche de cheveux autour d’un doigt et dévisagea son jumeau. « Je crois que l’analyse de Tam est correcte, Sean. De toute façon, ce truc émet une tonalité régulière, ce n’est donc pas un instrument de détection – je ne perçois ici rien qui y ressemble. Toutefois, je préférerais ne pas m’approcher davantage avec la vedette, et mieux vaut nous montrer aussi peu que possible aux yeux d’éventuels radars tant que nous n’en saurons pas plus. — Tout à fait d’accord, lâcha le prince. Que penses-tu de ce site pour atterrir ? » Il indiqua une saillie large d’au moins trente mètres et recouverte de l’équivalent local de broussailles et d’herbes, au milieu desquelles se détachait un long renfoncement. « On dirait un sentier de chasse, qui plus est orienté dans la bonne direction. — À quelle distance nous trouvons-nous de notre destination ? demanda Tamman. — À environ trente kilomètres à vol d’oiseau. À pied, je ne sais pas. — Ça me va », dit son interlocuteur, et leurs deux coéquipières acquiescèrent d’un signe de tête. Sean mit le cap sur la corniche pour mieux l’observer. Un monticule de pierre se dressait près du chemin, plat et sans mauvaises surprises pour les jambes de train. Il se posa, garda le réacteur en marche jusqu’à ce que le socle d’atterrissage se stabilise, puis coupa enfin le contact tout en laissant le champ de camouflage activé. « Terminus, tout le monde descend. » Il tenta en vain de dissimuler son excitation. « Allons prendre le matériel. » Il se leva de son siège et ouvrit le compartiment des armes tandis que Sandy et Harriet enfilaient des sacs à dos de scan. Il fixa autour de sa taille une ceinture, y plaça un pistolet à gravitons et tendit le même équipement aux autres. Les montagnes malagoriennes abritaient au moins deux espèces de terribles prédateurs : le seldahk – animal hybride de la taille d’un ours, sorte de croisement entre un loup et un carcajou – et le kinokha – carnivore vaguement félin. Tous deux se montraient belliqueux et jaloux de leur territoire. Aucun des membres de l’expédition ne tenait à se promener sans défense. Sean aurait aimé que la liste des fournitures de l’Israël contint des tenues plus coriaces que celles qu’ils portaient à présent. Le tissu synthétique utilisé par la Flotte pour ses uniformes était extrêmement solide selon les standards terriens préimpériaux, et il ne doutait pas une seconde qu’il résisterait aux griffes d’un kinokha, mais il ne ferait pas le poids face à des crocs de seldahk ni à des balles. Bien sûr, il était tout à fait improbable qu’ils rencontrent des autochtones armés dans une zone si proche de la vallée des Damnés, surtout en pleine nuit, mais le jeune MacIntyre se serait senti plus rassuré s’ils avaient tous revêtu une sous-combinaison en kevlar. Malheureusement, ni la Spatiale ni les fusiliers ne fabriquaient de telles protections, phénomène bien normal vu que rien de moins robuste qu’un blindage en acier de combat ne pouvait protéger des armes impériales. Il sourit à ses propres pensées puis poursuivit les préparatifs. Tamman et lui accrochèrent des chargeurs de réserve à leur harnachement et passèrent des havresacs remplis de pics, de cordes, de pitons et de matériel d’alpinisme assorti, dont Sean espérait qu’ils n’auraient pas besoin. Il régla les sangles de son paquetage de façon plus confortable, ouvrit le sas et sortit en premier dans la pénombre. Le sentier leur facilitait la tâche, mais il ne suivait pas une trajectoire en ligne droite, loin de là, et bien des montées approchaient de la verticale. Tamman ouvrait la marche tandis que Sean la fermait. Cette formation laissait aux filles le loisir de se concentrer sur leurs sacs de captage – qui portaient beaucoup plus loin que des senseurs bio-intégrés – sans craindre d’éventuelles menaces. Les quatre camarades maintenaient une cadence qui, en quelques minutes à peine, aurait épuisé n’importe quel humain non augmenté. La lune flottait encore haut dans le ciel lorsque la princesse leva une main pour demander une halte. Son frère accéléra le pas afin de rejoindre les autres tandis qu’ils se regroupaient en l’attendant. Il parvint à leur niveau, et son visage s’éclaira quand il baissa les yeux et aperçut enfin le vallon qui leur avait valu un si long voyage. Il était plus vaste qu’il ne s’y était attendu – au bas mot vingt kilomètres dans sa plus grande largeur – et se perdait au loin dans les sommets. À quinze kilomètres au nord, il dessinait un coude prononcé et disparaissait de la vue. La rivière peu profonde et rapide qui coulait en son centre arborait une couleur étain pâle sous la lueur de l’astre nocturne. Le jeune homme régla ses implants optiques en mode télescopique et fut parcouru d’un frisson d’enthousiasme : vers le milieu de la gorge, les formes assemblées sur les rives du cours d’eau se trouvaient partiellement ensevelies sous des souches de terre entassées au cours des âges, mais elles lui paraissaient trop régulières et droites pour être naturelles. « Je reçois les mêmes signaux que tout à l’heure. » Harriet empoigna la perche de son unité de scan passif, la balança lentement de gauche à droite puis fronça les sourcils. « Et il y en a aussi de nouveaux, bien plus ténus et éparpillés. Voilà sans doute pourquoi nous ne les avions pas repérés avant. » Sandy se retourna vers le canyon et constata le fait par elle-même. « Tout juste, Harriet. La plupart des signatures discernées plus tôt semblent agglomérées dans ces ruines, mais j’en localise d’autres – très faibles elles aussi – à près de dix kilomètres vers le sud. On dirait qu’elles s’étendent d’un bout à l’autre de la vallée. — Oui. » L’héritière mit sa main libre en visière comme si ce geste l’eût aidée à voir plus loin. « Et j’intercepte un chapelet de signaux identiques, là-bas, où la rivière bifurque en direction de l’ouest. Ça ne me rassure pas vraiment, je dois dire. Impossible de circonscrire la cible avec assez de précision pour vous le certifier, mais il pourrait s’agir de senseurs passifs, or c’est dans ce genre d’endroit que l’on installe logiquement des systèmes de défense. — En effet, acquiesça Sandy. — Hum. » Le commandant de l’expédition se déplaça de quelques pas vers le sud et sonda le lieu évoqué par sa compagne, mais pas même ses yeux augmentés ne détaillèrent les contours des structures lointaines : une jungle d’arbrisseaux et de hautes herbes alpines tapissait le sol de la cuvette. En outre, la clarté de la lune engendrait un jeu d’ombres et de formes qui altérait la perception à distance, même en mode nyctalope. Il se pinça le nez, songeur, puis reporta son attention sur ses amis. « Et juste en dessous de nous ? » demanda-t-il, un doigt tendu vers le bas du ravin qui naissait devant eux. Sa jumelle secoua la tête. « Rien à signaler de ce côté-ci, mais il y a une grosse construction pratiquement en face de nous, au pied du versant opposé, et je capte à l’instant une émission venant de là-bas. Tu l’as, Sandy ? — Non, je… Oh ! c’est curieux. » Elle procéda à un ajustement méticuleux de ses instruments. « La pulsation de cette source n’est pas constante, comme si elle subissait un court-circuit intermittent. » Elle plissa le front. « Regardez : le niveau d’énergie de la balise planétaire fluctue en rythme avec son battement. Vous croyez que c’est une sorte de système de contrôle ? — Si c’est le cas, il me semble plutôt sénile. Rien que de très normal, d’ailleurs : étant donné son état de délabrement général, ce site a dû être abandonné il y a des millénaires. » Harriet régla son équipement puis haussa les épaules. « Déployons-nous et tentons de trianguler le terrain, Sandy. Je me sentirais mieux si je connaissais au moins la position exacte de cette mystérieuse installation. — Très bien. » Les deux amies se séparèrent et s’orientèrent méthodiquement, puis la jeune MacMahan hocha la tête avant de signaler un point de l’autre côté de la dépression. « O. K., je l’aperçois… plus ou moins. » Sean, qui se tenait derrière elle, suivit la direction indiquée par son doigt et distingua un amoncellement d’ombres plus compact que les autres. En régime de collectage lumineux, il ne parvenait pas à de très bons résultats, mais quand il passa aux infrarouges, l’image offrit une meilleure résolution. Ce n’était pas encore idéal, mais mieux tout de même. Les ruines s’érigeaient devant un précipice de roche nue, et, quel que soit leur matériau de construction, il présentait des propriétés thermiques différentes de celles de la falaise. Des arbustes avaient poussé sur un toit épais de saleté accumulée, mais les parois verticales lui semblaient nettes. « Une idée sur la nature de cette source intermittente à présent que tu en connais la position ? » demanda-t-il, mais Sandy lui fit signe que non. Il dévisagea sa sœur, mais celle-ci affichait un air tout aussi perplexe, et il soupira. « C’est bien ce que je craignais. Mais, quelle que soit la vocation de cette structure, elle m’évoque irrésistiblement les restes d’une base impériale. De plus, rien d’étonnant à son piteux état : je suis même surpris de trouver du matériel actif en ce lieu. En tout cas, nous allons devoir descendre dans la cuvette si nous voulons progresser dans nos investigations. Des objections ? » Personne ne pipa mot, bien que le visage de la princesse exprimât le doute. — Bon, il va nous falloir user de malice. Encordons-nous, Tam, et, vu que tu es celui parmi nous qui s’approche le plus d’un fusilier, tu prendras les devants. Sandy, tu restes ici faire le guet jusqu’à ce que nous ayons touché le fond du vallon. Surveille l’ensemble des lieux, mais surtout la station qui se trouve en face. Harriet, tu suis Tam avec tes instruments de scan. Quant à moi, j’assure les arrières. » Le jeune Qian acquiesça et se débarrassa de son paquetage pour en extraire deux cents mètres de corde synthétique enroulée. Pendant que les garçons préparaient les harnais de sécurité, leurs deux partenaires continuèrent d’analyser leurs relevés sens beaucoup de succès. Le prince regrettait cette part de mystère, mais il ne pouvait rien y changer, et il fit signe de la main à son camarade. Celui-ci entama la descente avec précaution, mais la falaise de cent mètres, quoique moins abrupte que la face rocheuse occidentale, n’en demeurait pas moins raide et dangereuse. La terre était meuble et instable malgré sa surface herbeuse, et il glissa à plusieurs reprises. Harriet avait la vie plus facile : plus haute que lui et aussi svelte que sa mère, elle était plus légère malgré son sac à dos. Et, surtout, elle voyait où son compagnon posait les pieds. En dépit de sa taille et de son poids, Sean aurait dû trouver la manœuvre plus facile que les autres, car il se trouvait derrière eux et donc bien placé pour apprendre de leurs erreurs. Toutefois, bien que conscient de cet avantage, il peinait à se concentrer sur le trajet. Il relevait sans cesse la tête pour observer les ruines nichées au pied du versant opposé, ou alors il tentait de distinguer les artefacts au milieu de la dépression. Il savait qu’il aurait dû ignorer ces sources de distraction – après tout, Sandy gardait l’œil ouvert, et lui-même devait assurer le point d’ancrage du cordon de sécurité –, mais c’était plus fort que lui. C’était d’ailleurs une des raisons pour lesquelles il avait placé Tamman en tête de peloton, là où il fallait quelqu’un qui ne se laisserait pas dissiper. Sa négligence lui fut toutefois d’un grand secours, car il avait la tête levée lorsque Sandy hurla : — Quelque chose remonte le long de… ! » Une grosse pierre située à deux mètres sur la droite d’Harriet explosa, et la jeune fille cria de douleur quand un débris de cinq kilos lui taillada l’épaule. Le projectile ne transperça pas sa peau bio augmentée, mais l’impact la jeta à terre, accident qui lui sauva la vie, comme son frère le comprit plus tard. En effet, il fallut une poignée de secondes au puissant pistolet à rafales d’énergie pour réduire le monolithe en poussière, et, quand le rayon percuta enfin sa cible, il était trop tard : Harriet avait déjà disparu. Sean planta les talons de manière instinctive et se jeta en arrière pour retenir sa sœur, mais l’éclair gravitonique suivant tailla la corde comme du beurre. La chute d’Harriet s’en trouva accélérée, et elle dégringola le long de la pente à grand renfort de dérapages et de rebonds. Elle essaya d’éviter Tamman en s’agrippant de toutes ses forces au terrain, mais celui-ci se désagrégea entre ses doigts et le jeune homme ne put s’écarter à temps. Lancée à pleine allure, elle lui faucha les pieds, puis ils continuèrent de dévaler le raidillon dans une mêlée de bras et de jambes. De nouvelles décharges fendirent la nuit avec fracas. Des caillots de boue voltigeaient autour d’eux tandis que les systèmes de verrouillage, vieux et intermittents, tentaient de les circonscrire. Seuls les mouvements imprévisibles occasionnés par leur chute ainsi que la vétusté du matériel de défense leur permirent de survivre. La terre se déroba sous le prince, qui faillit perdre l’équilibre et partir rejoindre les deux autres, mais il parvint à maintenir sa position, et son pistolet à gravitons surgit dans sa main de façon automatique. Les bordées ennemies, à peine visibles à l’œil nu, dessinaient un terrible réseau de décharges lumineuses pour sa vision augmentée. Un poing glacé lui serra le cœur lorsqu’une nouvelle salve de rayons fusa en direction de sa sœur et de son ami. Comme il regardait du bon côté au bon moment, il distingua la trajectoire des tirs : l’adversaire ne cherchait pas à l’atteindre, lui – apparemment, il se trouvait en dehors de la zone cible préprogrammée. Par le biais de ses implants, il réussit à détecter l’emplacement approximatif du dispositif, puis, sans en avoir même conscience, il régla son pistolet en mode offensif. Les fléchettes explosives sifflèrent à travers la vallée à cinq mille deux cents mètres par seconde et provoquèrent un feu d’artifice en atteignant les ruines. Chacun de ces minuscules projectiles possédait la puissance d’un demi-kilo de TNT. La cascade de déflagrations culmina en un mugissement strident qui défonça les vieux murs des constructions, puis des milliers d’éclats virevoltèrent au milieu des décombres comme une tornade. Sean garda le doigt pressé sur la détente, se maudissant de ne pas avoir emporté un arsenal plus lourd. Même ses neurocapteurs ne « voyaient » pas assez bien pour cibler les armes à rafales d’énergie : il devait se contenter de noyer l’opposant sous le feu et de prier pour que l’un de ses mécanismes vitaux soit touché avant qu’Harriet et Tamman ne succombent à ses systèmes de contrôle. Une pluie de terre pulvérisée lui gifla la moitié du visage, et un coin de son esprit enregistra le fait que l’ennemi avait fini par le remarquer, mais cette lointaine pensée se dissipa au profit du moment présent. Une fois les trois cents munitions de son chargeur épuisées, il en arracha un nouveau de sa ceinture puis grogna de douleur quand la couronne lumineuse d’une énième décharge s’épanouit dans sa direction. Il fit un roulé-boulé sur la gauche, évitant tant bien que mal de déraper vers ses coéquipiers. Désormais, Sandy jouait elle aussi de son fusil à gravitons, et le tonnerre de ses rafales emplissait le vallon tandis que le jeune homme finissait de recharger son arme et ouvrait à nouveau le feu. Il jura de plus belle lorsque sa jumelle et son camarade s’immobilisèrent, mais celui-ci avait déjà compris ce qui se passait : il passa un bras vigoureux autour de la taille de la princesse et se remit en mouvement une fraction de seconde avant que les batteries automatiques ne verrouillent leur tir sur eux. Au rythme des tirs de Sean et de Sandy, les flammes léchaient les broussailles amassées au-dessus des structures délabrées. Le prince hurla lorsqu’un éclair pulvérisa son havresac. Le terrible choc aiguillonna son système nerveux et fit tomber le pistolet à gravitons de ses mains, puis, à travers le fracas des explosions, il entendit Sandy qui criait son nom. Il tenta désespérément d’agripper son arme de ses doigts engourdis, mais une détonation bien plus violente que celles provoquées par les fléchettes embrasa le canyon comme un soleil de minuit. Les vestiges vomirent leurs flots incandescents vers le ciel tandis que les condensateurs responsables de l’alimentation des armes automatiques volaient en mille éclats. La secousse ébranla Sean, qui finit par perdre conscience. « Sean ? » La voix douce et anxieuse lui parvint de loin, puis il ouvrit les yeux. Il se trouvait encore sur la pente, mais sa tête reposait sur les genoux de Sandy. Il cligna des paupières, encore sonné, et elle lui sourit tout en chassant la poussière de son visage. « Ça va ? Tu es blessé ? — Je… » Il toussa et grimaça lorsqu’une nouvelle vague de douleur submergea ses membres. Au moment où il cherchait la cible, ses neurocapteurs se trouvaient grands ouverts, et le halo d’énergie s’était répercuté dans son réseau d’implants. Ses nerfs étaient en feu et il gémissait, victime de nausées. Mais il était vivant, grâce à sa bioaugmentation. Comment aurait-il survécu à la rafale qui avait raté de peu son cœur et ses poumons, sinon ? « Ça va », grinça-t-il tandis que ses fonctions intégrées reprenaient le dessus et entreprenaient d’étouffer les élancements. Il avala de la bile et se raidit. « Harriet ! Harriet et Tam ! Est-ce qu’ils sont… ? — Ils vont bien, le rassura-t-elle tout en l’empêchant de se redresser. Les batteries n’ont pas réussi à s’aligner sur eux. » Une lueur d’humour traversa son regard. « Et, au moins, ils sont arrivés en bas plus vite que prévu, non ? » Il tourna la tête et sa sœur lui adressa un signe depuis le pied de la côte. Tamman, lui, ne regardait pas dans leur direction : un genou à terre et son pistolet prêt à l’emploi, il scannait la vallée en quête d’une menace potentielle. Bien qu’au fond, songea le prince au milieu de sa confusion, il était peu probable que son ami repère quoi que ce soit : le grabuge engendré par le premier « round » aurait déjà attiré l’attention des éventuelles installations actives. Il se détendit. « Merci. Si tu n’avais pas abattu la cible à temps… — Chut. » Elle posa une main sur sa bouche, puis il lui lança un regard attendri quand elle lui donna un baiser sur le front. « C’est nous deux qui l’avons abattue, et c’est une chance que tu aies songé à me laisser en arrière pour monter la garde. A présent, évite de parler et laisse tes implants finir de se rétablir. Ensuite, nous rejoindrons Tam et Harriet. » Elle lui caressa les cheveux et ses lèvres se tordirent en une expression ampoulée. « De façon plus tranquille, espérons-le. » CHAPITRE VINGT Harriet observa leur descente. Inquiète, elle remarqua que son jumeau sautillait sur sa jambe gauche et prenait appui sur sa compagne. Quelques instants plus tôt, voyant qu’il ne parvenait pas à se lever d’un coup, elle avait failli reprendre l’ascension, mais Sandy l’avait rassurée d’un signe de la main… du moins en partie. Elle courut les rejoindre alors qu’ils parcouraient les derniers mètres de pente, et Sean eut le souffle coupé lorsqu’elle le serra contre elle avec vigueur. « Allons, allons. » Il tendit la main vers ses cheveux noirs pleins de saleté et de poussière. « Je suis en un morceau et mon corps fonctionne encore plus ou moins. — Tu parles », lâcha-t-elle d’un ton acerbe, puis elle se connecta aussitôt à ses neuroimplants, qui confirmèrent les paroles du prince. Il la sentit se relaxer. Le tir l’avait raté de peu, mais sa musculature bio améliorée s’en trouverait quand même courbatue pendant une bonne semaine. Dans l’ensemble, le tort causé à son organisme était extrêmement réduit. « Ça m’a l’air d’aller, en effet », dit-elle enfin avec douceur, puis elle le dévisagea et déposa un baiser sur sa joue. Il lui sourit et caressa son visage avant de placer un bras autour de chacune des jeunes femmes et d’avancer vers Tamman en boitillant. « Voici venir le héros conquérant ! » s’exclama le prince d’un ton suffisant. Son ami pouffa, mais lui aussi s’approcha et passa une main derrière sa nuque, puis ils se tinrent tous quatre étroitement enlacés. « Eh bien ! ce n’était pas de la tarte, mais nous voici enfin arrivés ! observa Sean au bout d’un moment. Voyons un peu ce qu’il y a par ici. Tu reçois toujours des signaux, Sandy ? » Elle l’étreignit encore un instant et reporta son attention vers son équipement de captage – le seul qui leur restait après la chute effrénée d’Harriet. Elle décrivit un cercle complet puis soupira. — Je crois que tu avais raison, Tam : il s’agissait bien d’un récepteur, car la plupart des signatures énergétiques ont disparu, et celles qui demeurent disparaissent à vue d’œil. Selon toute vraisemblance, nous avons finalement détruit la vallée des Damnés. — Excuse-moi si je ne pleure pas, répondit son interlocuteur d’un ton pince-sans-rire. — Tu es tout excusé. » Elle se tourna vers les ruines au centre de la vallée et acquiesça. « On dirait qu’au moins l’une de ces installations possédait encore de la réserve, mais les autres étaient sans doute au bout du rouleau. — Allons jeter un coup d’œil à cette dernière rescapée, proposa Sean, mais avec prudence. Avec beaucoup de prudence. — Compte sur moi », lui dit son ami avant de prendre les devants en direction des anciens bâtiments à moitié ensevelis. Sean étudiait les alentours tandis qu’ils remontaient vers le sud. Les hautes herbes, qui leur arrivaient à la taille, ondulaient au milieu des touffes denses des fourrés et des arbres emmêlés. L’éclat de la lune ciselait le paysage en un contrepoint d’ombres et de lumières déchiquetées, et le vent glacial soufflait sur ce relief nocturne aux contours délabrés. C’était une contrée sauvage et désolée, et les éclairs et le tonnerre de la bataille l’avaient transformée en un territoire encore plus hanté. Ce panorama dévasté – conjugué à l’efficacité des armes automatiques, si virulentes malgré leur grande vétusté – suscitait toutefois l’enthousiasme du commandant de la troupe, car il était clair que nul n’avait jamais réussi à pénétrer jusqu’ici, ni à altérer les rares vestiges locaux de la Pardal d’avant l’arme biologique. Ils atteignirent enfin les constructions. Des siècles de terre portée par les vents avaient enterré les étages inférieurs, mais les murs usés demeuraient intacts. Une couche robuste de plastique impérial transparent, bien que ternie par le temps, remplissait encore la plupart des cadres de fenêtre. D’autres lucarnes béaient telles des blessures ouvertes sur la pénombre, et Sean frissonna quand ils s’arrêtèrent devant la vieille tour qui renfermait le seul foyer d’énergie encore actif. Ces parois plurimillénaires avaient veillé sur ce vallon solitaire pendant une durée neuf fois supérieure à la vie du Sphinx d’Égypte. Le beffroi se dressait au centre du campement déserté depuis longtemps. De vagues volutes de décoration habillaient encore sa façade en béton céramisé, et les racines d’un arbre niché à l’abri de l’édifice – un végétal boudiné au tronc épais, dont l’écorce poilue partait en lambeaux – s’étaient faufilées à travers une des ouvertures de la tourelle. Leur intrusion inexorable avait tordu le panneau. Celui-ci tomba vers l’intérieur dans un bruit sourd lorsque Tamman le tapota. Sean déglutit. Au cours des âges, le terrain quasiment plat dans lequel croissait cet arbre s’était entassé sur vingt mètres de hauteur contre l’édifice, et le jeune homme s’attendit à sentir le poids des siècles au moment de toucher les rebords durs et fermes du soupirail. Tamman fouilla dans son sac à dos (qui, contrairement à celui du prince, avait résisté à la vertigineuse descente) et en retira une lampe baladeuse bien plus puissante que les petites torches individuelles fixées à leurs ceinturons. Il braqua le faisceau aveuglant vers l’intérieur du bâtiment, qu’ils examinèrent ensemble. Un tas de terre descendait en pente douce à partir de l’encadrement, mais au-delà le sol nu et teinté paraissait en bonne santé, et le fusilier en herbe s’engagea sur le talus avec beaucoup de prudence. Une fois en bas, il pivota sur trois cent soixante degrés en éclairant les parois alentour. « Ça m’a l’air solide, Sean. Je constate des dégâts d’eau au niveau du plancher, mais à première vue l’infiltration s’est produite à travers la fenêtre, car les cloisons ne montrent aucun signe de fuite. Veux-tu que j’essaie d’ouvrir cette porte, là-bas ? — Je dirais que c’est la prochaine étape logique, oui. » Sur les pas de son ami, le prince s’efforça de dissimuler la douleur lancinante qui irradiait dans tout son flanc gauche, mais Sandy et Harriet lui offrirent aussitôt leur soutien avec un tact si évident qu’il émit un gloussement. Sa compagne lui sourit. Il secoua la tête puis, dans un élan de reconnaissance, renonça pour de bon à toute velléité machiste et prit appui sur la petite épaule vigoureuse. Sa jumelle rejoignit Tamman pour lui donner un coup de main avec le sas, qui refusait de bouger. Il plongea une nouvelle fois la main dans son équipement et en ressortit une lame laser. Des reflets éclatants vinrent danser sur son visage concentré tandis qu’il se mettait au travail et, alors que le fin rayon entamait la barrière, la puanteur du plastique incandescent fit tousser Harriet. Il découpa une large section autour du cadre puis donna un coup de pied vigoureux. Le panneau s’écroula et il éternua quand un tourbillon de poussière ultra sèche s’éleva devant lui. Il éclaira la pénombre et ses traits se détendirent. « Aucun dégât d’eau à signaler ! Et j’ai encore une meilleure nouvelle à vous annoncer… » Il plongea le faisceau dans un puits en forme de spirale. « Voici de bons vieux escaliers ! Je craignais que nous ne devions descendre en rappel le long d’un conduit de transit hors d’usage. — C’est parce que tu as un pauvre esprit limité de fusilier, le taquina Sean. Si le récepteur de tout à l’heure constituait leur seule source d’alimentation, ils ne possédaient sans doute pas l’énergie nécessaire à l’entretien de broutilles telles qu’une cage de transfert. » Il lui lança un regard compatissant. « Cela coule de source. — C’est ça, oui, essaie de nous faire croire que tu avais prévu ce détail. En attendant, monsieur le génie, on descend ou on monte ? — Sandy ? » Elle consulta son unité de senseurs puis pointa un doigt vers le bas. « On descend, Tam », annonça le prince tout en se baissant pour éviter le coin de porte qui pendait encore au rebord supérieur de l’embrasure. Ils avancèrent petit à petit, peu désireux de s’en remettre à la stabilité des marches sans les avoir testées, mais l’intérieur de la tour était incroyablement bien conservé. Une ou deux des pièces poussiéreuses rencontrées sur le chemin contenaient encore du mobilier, mais pas même les matériaux impériaux n’étaient conçus pour durer si longtemps. Sandy toucha une chaise mais retira la main aussi sec avec un petit gémissement quand le rembourrage s’émietta. Elle tressaillit, et le chef de l’expédition passa un bras autour de sa taille en prétextant avoir besoin d’une béquille juste à ce moment-là. Il leur fallut une demi-heure pour atteindre le sous-sol, d’une part parce qu’il se trouvait profondément encastré dans un lit de pierre, d’autre part parce qu’ils avaient rencontré d’autres passages bloqués sur leur route. Mais l’escalier se termina enfin, et la torche de Tamman montra une demi-douzaine d’accès verrouillés autour du noyau d’accueil central. Le jeune homme haussa un sourcil à l’adresse de Sandy. « Celui-ci », dit-elle. Il poussa le sas qui, à la surprise générale, coulissa sur un centimètre. Harriet le rejoignit tandis qu’il posait la lampe par terre. Tous deux glissèrent leurs doigts dans l’interstice et tirèrent de toutes leurs forces jusqu’à ce que le panneau récalcitrant s’ouvre avec un grognement. Tamman étouffa une exclamation en apercevant la faible lueur qui brillait par-delà l’ouverture. « On dirait bien que tout n’est pas hors tension, par ici », déclara-t-il avec une emphase inutile, puis les quatre explorateurs s’avancèrent vers l’inconnu. La lumière blafarde provenait d’une console informatique, vers laquelle Harriet et son compagnon se ruèrent sans la moindre vigilance. Il s’agissait d’un modèle civil, doté de plus de témoins lumineux que tout équivalent militaire. Très peu de ces voyants étaient au vert ; la plupart affichaient une couleur ambre ou rouge, et d’autres enfin étaient éteints. Les jeunes gens se penchèrent sur le matériel comme deux mères poules et cherchèrent une interface neuronale active. Sean et Sandy restèrent en retrait. Sean soupira d’aise, content d’avoir trouvé un comptoir assez solide pour accueillir son poids. Il s’y affala avec gratitude et regarda Sandy explorer les lieux à l’aide de la torche accrochée à sa ceinture tandis que les autres s’activaient devant l’ordinateur. À l’évidence, cet endroit avait été jadis un centre de contrôle, car le seul terminal connecté était flanqué d’une douzaine d’appareils similaires – hors tension, eux. Mais, a priori, il avait rempli une autre fonction, vu le mélange incongru de machines utilitaires et d’ameublement personnel qui encombrait son espace. Quelqu’un avait résidé ici, et le jeune MacIntyre se demanda si la personne en question s’y était installée pour s’occuper du réseau informatique alors que la colonie commençait à se vider. « Sean ? » Il leva les yeux vers Sandy, qui se trouvait en face d’une entrée, de l’autre côté de la salle. Les ombres peignaient une expression étrange sur son visage. Il se leva, clopina jusqu’à elle et scruta l’intérieur du local. Il grimaça : c’était une chambre à coucher, aussi ravagée par le temps que le reste de la tour, et un individu occupait le lit. Le prince s’avança et regarda la silhouette couverte de poussière. L’infinie sécheresse de l’air l’avait momifiée, et sa figure parcheminée encadrée de cheveux blancs ébouriffés affichait les traits caractéristiques d’un impérial pure souche. C’était sans doute le plus vieil être humain qu’aucun d’entre eux eût jamais vu, se dit Sean, et sa présence ici lui donnait la chair de poule. Il détourna le regard des orbites oculaires enfoncées puis s’interrogea : qu’avait éprouvé cet homme à l’idée d’être le dernier ? De croupir dans la vacuité de ces ruines, conscient du fait qu’il mourrait comme il avait vécu : tout seul ? Il glissa un bras autour de Sandy pour l’arracher à ce spectacle, puis ils retournèrent en silence vers Harriet et Tamman, toujours absorbés par leur tâche. Quarante minutes s’écoulèrent avant que les deux techniciens ne se redressent. Ils arboraient une mine curieuse, à la fois déçue et enjouée. « Alors ? » demanda le commandant. Sa sœur dévisagea le jeune fusilier et haussa les épaules. « Mystère et boule de gomme. Nous avons plus ou moins pénétré à l’intérieur du système d’exploitation, mais il se trouve en piteux état. Je n’ai jamais rien vu d’aussi mal en point – ni d’ailleurs personne d’autre, à mon avis. Impossible d’accéder à l’un ou l’autre de ses fichiers. — Merde, lâcha son jumeau, puis Tamman secoua la tête. — La situation n’est peut-être pas aussi désespérée. Le principal noyau mémoriel est bousillé, mais un dispositif auxiliaire est connecté au réseau. J’imagine que quelqu’un a greffé son unité personnelle en guise de périphérique – c’est d’ailleurs ce matériel qui maintient le tout en fonction, et nous avons une chance de récupérer une partie du disque dur. — Quel pourcentage ? » demanda Sean. Sa sœur et son compagnon éclatèrent de rire. « Je te sens optimiste, laissa tomber Tamman. Nous devons atteindre l’espace de stockage pour répondre à cette question, opération difficile à effectuer ici même : les appareils électroniques de l’Israël sont essentiels à l’établissement de cet accès, Sean. En d’autres termes, il va nous falloir retirer l’unité de son socle et la rapporter jusqu’au vaisseau. — Oh ! Seigneur ! » Sandy s’agenouilla, passa un doigt sur la console couverte de terre et s’y connecta via ses implants. « Ça ne va pas être facile, Tam. — Je sais. » Il mit ses mains sur ses hanches et fronça les sourcils devant les signaux lumineux. « L’idée de déplacer ce machin à l’huile de coude ne m’enchante pas non plus : molycircs ou pas, il est très fragile. Il supporterait mal de tomber du haut d’une falaise. — Dans ce cas, optons pour la solution de facilité, suggéra Harriet. Sandy et Sean ont pulvérisé les dernières défenses en place, alors je propose d’aller chercher la navette pendant que vous trois procédez au démontage. — Voilà une excellente idée ! opina Tamman. — Je ne sais pas, Harriet, intervint le prince. Vous formez tous de meilleurs techniciens que moi. Peut-être devrais-je effectuer moi-même le trajet et vous laisser à cette corvée. » Elle ronchonna. « Je te rappelle que tu éprouves une certaine difficulté à te déplacer, mon cher frère. Tu en aurais jusqu’à l’aube pour parvenir à destination ! — Eh ! je ne suis pas si handicapé que ça ! — Peut-être, mais je doute que tu apprécies l’excursion. Tam et Sandy, pour leur part, sont bien plus adroits que moi en termes de mécanique, ce qui fait de mon humble personne le meilleur choix, non ? En outre, je suis en manque de course à pied depuis que le Terre impériale nous a jetés par-dessus bord. » Sean n’aimait pas l’idée de scinder le groupe ni de laisser quiconque voué à lui-même, mais, d’un autre côté, nul événement inquiétant ne s’était produit à l’aller. Aucun des prédateurs indigènes – si toutefois ils existaient vraiment – n’avait montré le bout de son nez. Dans un autre registre, cette région n’était autre que la vallée des Damnés, ce qui signifiait qu’il demeurait improbable de rencontrer un Pardalien dans les parages en plein milieu de la nuit. Et Harriet voyait juste à son sujet : il n’avait aucune envie d’entreprendre le chemin du retour. Il se rendit même compte qu’il craignait cette éventualité depuis un moment. « D’accord, lâcha-t-il enfin, je reste ici tenir la chandelle et passer les outils, mais garde ta torche de ceinture allumée. Cela devrait suffire à décourager la faune locale de te déguster. Et n’oublie pas de sonder les environs avec les senseurs passifs avant d’atterrir ! Les défenses sont probablement hors d’état de nuire comme tu le prétends, mais mieux vaut ne pas prendre de risques. — À vos ordres, commandant ! » Elle lui adressa un salut effronté, suite à quoi il tenta de l’attraper, mais elle se retourna vivement et déguerpit en riant. Elle s’arrêta devant la porte extérieure, juste le temps de lui tirer la langue, puis attaqua les escaliers d’un pas léger et rapide. Il prit un air dépité, mais un sourire fendit ses lèvres tandis qu’il s’asseyait à même le sol. À ses côtés, Sandy et Tamman sortirent leurs instruments de travail et entreprirent d’extraire le devant du terminal. Harriet fonçait joyeusement dans la pénombre à une allure constante de quarante kilomètres-heure. Sean mesurait certes quatorze centimètres de plus qu’elle, mais il avait le long torse et les larges épaules de son père, c’est pourquoi, dans les faits, ses jambes à elle étaient presque aussi grandes que les siennes. Sans compter qu’elle pesait beaucoup moins que lui. Affranchie du fardeau de son sac à dos, elle était libre d’affronter les pentes raides, chargée de son seul pistolet à gravitons. Elle savourait cette opportunité inespérée. La lune s’était couchée, mais le faisceau lumineux projeté par son ceinturon faisait largement l’affaire pour quelqu’un doté d’une vue bio augmentée. Courir sur le tapis de jogging de l’Israël ne soutenait pas la comparaison avec le bonheur de remplir ses poumons de l’air frais et tonifiant des montagnes. Il lui fallut un peu moins de quatre-vingts minutes pour atteindre la saillie sur laquelle Sean avait posé la vedette. Elle s’arrêta, trottina un instant sur place pour essuyer la sueur de son front, puis poursuivit sa route avec plus de circonspection étant donné le précipice de cent mètres sur sa droite. Elle se trouvait à moins d’un kilomètre du véhicule lorsque sa tête se releva dans un mouvement de surprise. Elle écarquilla les yeux et s’immobilisa au son de voix humaines qui s’élevaient dans la nuit. Elle regarda de tous côtés avant d’activer l’ensemble de ses neuroimplants en vue d’analyser les abords. Des gens ! Au moins une douzaine de personnes sur le point d’apparaître au détour du chemin qui bifurquait juste devant elle ! Ses capteurs incorporés auraient dû déceler ces individus bien plus tôt, et elle se maudit de ne pas avoir pris davantage garde aux alentours qu’au plaisir procuré par son escapade. Mais alors même qu’elle enrageait à cause de sa stupidité, les questions jaillirent d’un autre côté dans son esprit. Elle n’avait pas cherché à les repérer, certes, mais, bon sang, que faisaient-ils dans cette région en plein milieu de la nuit, qui plus est sans même une torche ? Ces questions pouvaient attendre. Elle coupa son éclairage et revint sur ses pas, mais un cri retentit derrière elle. Un cri puissant et dur qui lui ordonnait de se figer. Merde ! Ils l’avaient vue ! Elle renonça à filer à l’anglaise, préférant s’élancer à une vitesse colossale qu’aucun humain non augmenté n’aurait pu égaler. Ses pensées fusaient. Ils s’étaient mis d’accord pour ne pas utiliser leur com au cas où quelqu’un les surprendrait ; mais, s’il y avait des autochtones ici, il y en aurait peut-être aussi dans le voisinage de la vallée. Il fallait donc qu’elle prévienne les autres et… Un éclair accompagné d’un grondement déchira l’obscurité derrière elle. Un projectile siffla à côté de son oreille et un deuxième vint se ficher dans son omoplate gauche. Elle tituba et tenta d’empoigner son arme, que l’impact avait déplacée autour de sa hanche, mais une vague soudaine de douleur fouetta son système nerveux. Un nouveau marteau ardent pilonna ses côtes et lui arracha le fusil des mains. Et, avant même qu’elle n’en prenne conscience, une dernière lueur illumina les ténèbres, et une balle en plomb de soixante grammes percuta sa tempe droite. CHAPITRE VINGT ET UN « Tu vas sortir de là, espèce de… Voilà ! » L’exaspération de Tamman reflua aussitôt. Avec délicatesse, il déposa le bloc étincelant de circuiterie moléculaire sur le sol, un sourire large et triomphant aux lèvres. L’extraction s’était avérée encore plus ardue que Sandy ne l’avait craint. Même des individus dotés de bio-implants étaient incapables de retrouver des composants électroniques tridimensionnels sans l’aide d’un schéma, et les deux techniciens improvisés avaient découvert trop tard qu’il aurait été beaucoup plus simple de déconnecter la console du mur et d’y pénétrer par-derrière. Pour ne rien arranger, la poussière infiltrée dans les vieux joints n’avait cessé de leur irriter les yeux et de les faire éternuer. Enfin, le jeune Qian avait vécu un moment fort intéressant en réalisant le pontage d’un circuit qu’il croyait mort. Mais, après deux heures et demie de travail minutieux, ils étaient enfin parvenus à un résultat. Sean et son coéquipier échangèrent un sourire. « Ouf ! » Sandy s’éventa d’une main crasseuse. « Quand je pense au temps dérisoire qu’aurait demandé l’opération dans un atelier décent… ! » Le prince se tourna vers elle, les traits détendus, mais il fronça soudain les sourcils. « Au fait, Harriet ne devrait-elle pas déjà être revenue ? » Ses deux amis le dévisagèrent d’un air également surpris. Ni eux ni lui n’avaient vu le temps passer, concentrés qu’ils étaient à éventrer le terminal. Sean perçut dans le regard de ses camarades un début d’inquiétude. « Mais si ! » Tamman se leva et empoigna la lampe baladeuse. « Vu son enthousiasme pour la course à pied, le trajet jusqu’à la vedette n’aurait guère dû lui prendre plus de deux heures ! » Sean bondit en direction des escaliers, mais il se figea aussitôt, le souffle coupé, car son flanc blessé s’était raidi alors qu’il observait le dur labeur de ses compagnons. L’élancement fit naître des perles de sueur sur son front. Il marmonna un juron et lança ses neuroanalgésiques. Il savait que c’était une mauvaise idée – la douleur constituait un indicateur précieux pour l’organisme : sans elle, une blessure mineure pouvait vite se transformer en grave traumatisme –, mais il s’en souciait comme d’une guigne. À ses mouvements plus vifs, Sandy comprit ce qu’il venait de faire, mais, malgré sa mine renfrognée, elle ne dit rien, puis tous deux emboîtèrent le pas à Tamman. Ils émergèrent du bâtiment à côté du vieil arbre, essoufflés par la montée expéditive. Trois paires d’yeux scrutèrent l’obscurité : aucune trace de la navette. Sean se mordit la lèvre tandis que le vent frais agitait ses cheveux. Tam avait raison : sa sœur aurait dû être rentrée depuis déjà trente minutes. Il aurait dû remarquer son absence plus tôt… et ne jamais consentir à la laisser partir toute seule ! Cela coulait de source, nom d’un chien, mais il avait accordé plus d’importance au risque de perdre une heure ou deux qu’à la sécurité d’Harriet. Il entrechoqua ses poings et lança au ciel un regard amer, mais les étoiles inconnues le narguèrent. Il serra les dents, activa sa com intégrée et envoya un signal omnidirectionnel à pleine puissance sans faire cas des senseurs du système de quarantaine. Il ne reçut aucune réponse, et les autres l’observèrent, horrifiés. Elle aurait dû entendre cette pulsation jusqu’à une distance de quarante minutes-lumière ! « Mon Dieu ! » marmonna-t-il d’un ton presque suppliant. L’instant d’après, il sprintait en direction de l’à-pic sans se soucier de ses contusions. Ses amis l’imitèrent sans mot dire. À présent, ils galopaient, leurs neurocapteurs sur le qui-vive. Malgré la concentration fébrile accordée à leurs recherches, il leur fallut moins de cinquante minutes pour parvenir à l’appareil. Si Harriet s’était trouvée n’importe où dans un rayon de cinq cents mètres autour du sentier de chasse, ils l’auraient repérée. Sean s’appuya contre un train d’atterrissage, les poumons en feu et la bouche grande ouverte pour inspirer profondément. Il s’efforça de réfléchir. Même si elle était morte – il écarta cette pensée comme un animal terrifié –, ils n’auraient pas pu rater sa signature biomécanique. C’était comme si elle n’avait jamais emprunté ce chemin. Totalement impossible ! « Très bien, commença-t-il, et ses camarades haletants se tournèrent vers lui avec anxiété. Nous aurions dû la repérer. Comme ce n’est pas le cas, j’en déduis qu’elle ne se trouve pas dans les parages – bien que je ne comprenne pas la raison de son absence. Nous pouvons utiliser la vedette pour une exploration aérienne, mais si elle est inconsciente ou… ou quoi que ce soit d’autre (sa voix trembla, mais il se maîtrisa aussitôt), nous courons le risque de rater la faible émission de ses implants. Il nous faut donc de meilleurs scanners. — Brashan, suggéra Tamman d’une voix plate, et Sean acquiesça d’un signe de tête nerveux. — Exactement. S’il déploie une batterie complète, il devrait couvrir une zone cinq fois plus étendue en deux fois moins de temps. De plus, les ordinateurs médicaux de l’Israël accéderont sans problème à ses bio relevés en vue d’établir un diagnostic complet au cas où elle serait blessée. » Il se força à baisser les mains au niveau des hanches. « Au moment où Brashan enclenchera la recherche, cela équivaudra à lancer une fusée éclairante à la face du système de défense orbital. » Il rechigna à poursuivre, car ce qu’il avait à dire n’était pas facile, mais il fallait le dire une fois pour toutes : manquer de prudence sur ce point équivaudrait peut-être à signer leur arrêt de mort. « Et si le réseau de plateformes surveille bel et bien la planète, il captera le signal à coup sûr. — Et alors ? grogna Tamman. Nous devons la trouver, nom de Dieu ! — Il a raison », confirma Sandy sans la moindre hésitation, et Sean caressa son visage un instant. Ensuite, il ouvrit le sas du véhicule et gravit la rampe d’accès à la vitesse de l’éclair. « Je l’ai trouvée. » L’équipage de l’annexe bondit sur ses sièges, les pupilles fixées sur le minuscule hologramme de Brashan. La crête du centaure était plate. Une heure interminable venait de s’écouler, et même l’absence de réaction du système de quarantaine ne signifiait rien en regard de leur appréhension toujours croissante. Le Narhani se redressa sur son socle, son regard virtuel plongé dans celui de Sean, puis il parla d’un timbre très doux. « Elle est en train de mourir. — Non, murmura Sean. Non, bordel de merde ! — Elle se trouve à plus ou moins sept kilomètres de votre position actuelle selon un cap de coordonnées un trois sept. Elle a une épaule brisée, un poumon percé et de nombreuses commotions au niveau de la tête. L’ordinateur médical signale une fracture du crâne, un important traumatisme oculaire ainsi que deux hématomes sous-duraux – dont l’un est énorme. — Une fracture du crâne ? » Les trois humains dévisagèrent leur ami, stupéfaits, car les os de l’impériale – tout comme les leurs – étaient renforcés à l’aide d’appliques en acier de combat. Mais derrière l’étonnement se cachait une peur glaciale : la bio amélioration du cerveau, contrairement à celle des tissus musculaires et de la peau, était limitée ; les implants de la jeune fille pouvaient contrôler la plupart des hémorragies, mais pas les saignements internes du crâne. « Difficile de vous le garantir, mais je crois que ses lésions ont été infligées de manière délibérée, poursuivit Brashan, et les yeux sombres du prince s’embrasèrent soudain d’une terrible lueur. J’avance cette hypothèse parce qu’elle se trouve en ce moment même au centre d’un petit village. J’imagine que ce sont ses assaillants qui l’ont amenée là-bas. — Bande de fils de… ! — Attends, Sean ! » l’interrompit Sandy, et il projeta sa fureur sur elle. Il n’ignorait pas la stupidité d’une telle attitude, mais sa colère réclamait une cible – n’importe quelle cible –, et elle était là. Les yeux bruns de sa compagne dardaient une véhémence comparable à la sienne ; toutefois, ils exprimaient aussi beaucoup plus de rationalité. — Réfléchis une seconde, nom d’un chien ! Pour lui mettre la main dessus, ses ravisseurs ont tout d’abord dû la repérer en un lieu bien précis, ce qui signifie qu’ils savent sans doute qu’elle venait de la vallée des Damnés ! » Sean se rejeta en arrière, sa rage folle teintée de panique au souvenir du sort réservé par l’Église à toute personne qui se rendait dans la région proscrite. Sandy soutint son regard pendant encore un instant, puis elle fit face au Narhani. — Tu as dit qu’elle était en train de mourir, Brashan. De combien de temps disposons-nous ? — Si on ne la conduit pas à l’infirmerie de l’Israël dans les quatre-vingt-dix prochaines minutes – deux heures à tout casser –, elle succombera. Déjà maintenant, ses chances de survie n’atteignent même pas cinquante pour cent. — Il faut la récupérer, dit Tamman, et le prince lui donna raison. — Tout à fait d’accord avec toi, renchérit Sandy avant d’affronter une nouvelle fois son amant. En revanche, nous ne pouvons pas débarquer sur place et nous mettre à abattre les habitants de la bourgade. — Je vais me gêner ! Ces salopards sont morts ! Ils veulent la tuer, Sandy ! — Je sais, mais tu connais leurs raisons aussi bien que moi. — J’en ai rien à cirer, de leurs raisons ! — Eh bien, tu devrais ! » riposta-t-elle d’une voix tonitruante, et le débordement si peu caractéristique chez la jeune fille ébranla le prince malgré sa furie. « Bon sang, Sean, ces malheureux croient accomplir la volonté de Dieu ! Ils sont ignorants, superstitieux et épouvantés par le comportement d’Harriet. Tu veux les assassiner pour ça ? » Il la sonda, la haine au visage, et des étincelles de tension crépitèrent entre eux. Puis il baissa la tête. Il éprouvait de la honte, ce qui ne faisait qu’accroître son besoin pervers de violence, mais il se calma. — Je comprends ton sentiment, Sean, reprit sa compagne d’une voix plus douce. Je le comprends parfaitement, mais employer des armes impériales contre cette population équivaudrait à un pur massacre. Un massacre gratuit, qui plus est. » Il hocha le menton, conscient de la justesse de ces propos. Malgré son emportement, il savait exactement pourquoi elle avait freiné ses pulsions. Il la fixa, et ses yeux arboraient à nouveau une expression raisonnable… quoique plus glaciale que l’espace intersidéral. — O. K., Sandy, nous tâcherons de les effrayer de façon à libérer la voie sans répandre de sang. Mais s’ils ne daignent pas prendre peur… » Il s’arrêta, et elle lui étreignit le bras en signe de reconnaissance. Elle n’ignorait pas comment il réagirait au massacre des villageois une fois passé son courroux, c’est pourquoi elle évita de penser aux derniers mots qu’il venait de prononcer. Le père Stomald s’agenouilla devant l’autel, les traits pâles et fiévreux, puis il leva des yeux révoltés vers la grande coupe d’huile. Rien que l’idée de verser ce liquide sur un être humain – même s’il s’agissait d’un hérétique ! –, d’y mettre le feu puis de le voir brûler… Il sentit la bile lui remonter le long de l’œsophage tandis qu’il se représentait ce visage sanguinolent à la beauté envoûtante, cette silhouette mince et ravissante brûlant, craquant, noircissant au cœur des flammes… Il réprima sa nausée. Dieu exigeait de ses prêtres qu’ils accomplissent leur devoir, et si le châtiment des impies se révélait redoutable, c’était sans doute pour sauver leurs âmes. Cette pensée n’apporta aucun réconfort au jeune homme, dont les larmes faillirent couler. Il adorait le Tout-Puissant et désirait le servir, mais il était un berger, pas un bourreau ! Des gouttes de sueur perlèrent sur son front tandis qu’il se relevait, le récipient glacé entre ses mains. Il pria pour trouver la force. Si seulement Cragsend était assez vaste pour abriter son propre inquisiteur ! Si seulement… Il coupa court à cette idée, honteux de vouloir confier sa tâche à quelqu’un d’autre, et lutta contre un irréductible sentiment d’horreur. La culpabilité de cette femme ne faisait aucun doute. Les éclairs et le tonnerre de la vallée avaient réveillé les chasseurs qui, malgré leur frayeur, s’étaient déplacés pour enquêter. Et lorsqu’ils l’avaient sommée de s’arrêter, elle avait pris ses jambes à son cou, attitude qui prouvait sa culpabilité. Même dans le cas contraire, ses vêtements auraient suffi à la trahir : quel blasphème pour une femme que de porter les honorables atours du sanctuaire ! Sans compter la lumière démoniaque décrite par Tibold Rarikson, le chef du groupe de traqueurs. L’ecclésiastique avait lui-même aperçu les autres objets étranges ornant la ceinture et les poignets de la fuyarde, mais c’étaient les pupilles hagardes du meneur de la troupe qui avaient vraiment cristallisé l’atrocité dans son esprit. Guerrier chevronné, l’homme commandait le petit détachement local de la garde du Temple, mais, alors qu’il évoquait la terrible lueur et la vitesse colossale de la créature, sa figure était devenue aussi blanche qu’un seau de petit-lait. D’ailleurs, se dit Stomald avec un tressaillement de dégoût en s’éloignant de l’autel, peut-être ne s’agissait-il pas d’une femme, sinon comment aurait-elle survécu ? Ils l’avaient touchée à trois reprises – trois ! — d’une distance d’à peine cinquante pas. Or, s’il était vrai que sa longue chevelure noire formait une masse de caillots cramoisis et que son œil droit pleurait des larmes de sang, le reste de ses blessures, elles, ne saignaient même pas. Oui, c’était peut-être un démon, conformément à la théorie de Tibold… mais, alors qu’il se faisait cette réflexion, il comprit aussitôt pourquoi il tenait à y croire. Il descendit les marches de l’église qui menaient à la place du village puis avala sa salive à la vue de l’être sacrilège sous l’éclairage écarlate des flambeaux. Elle lui parut si jeune – encore plus que lui –, suspendue au bûcher par les poignets, entourée d’épaisses chaînes de fer et démunie de sa tenue profane. Une fois encore, il ressentit une montée de désir indigne devant les légers sous-vêtements. La sainte Église attendait de ses prêtres qu’ils se marient, car comment saisir les besoins spirituels d’un époux et de sa femme sans expérience aucune ? Mais de là à éprouver cet appétit en un tel moment… Il inspira profondément et s’avança. La tête ensanglantée tombait sur le côté, et elle se tenait si immobile qu’il crut – de tout son cœur – qu’elle était déjà morte. Puis il remarqua le va-et-vient ténu de ses seins à peine couverts. Le découragement s’empara de lui lorsqu’il comprit que le trépas de la victime ne le libérerait pas de sa culpabilité. Il marqua une pause et se retourna pour faire face à son troupeau tandis que Tibold s’approchait de lui. Le soldat de la garde brandissait une torche dont la flamme vacillait au rythme du tremblement de ses mains. Il se figea à deux pas du pasteur, qui lut de la pitié dans ses traits à la fois durs et ronds, à tel point qu’il se demanda si lui aussi avait insisté sur le caractère démoniaque de la malheureuse par dégoût de la mission qui leur incombait. Le père Stomald rencontra l’expression égarée du vieil homme, et une entente tacite s’installa entre eux. Il y avait là une compréhension partagée… et de la gratitude pour le fait qu’aucun inquisiteur ne placerait le jeune corps élancé sur la roue afin de le disloquer avant la punition finale – conformément à la loi de l’Église. Ils remerciaient aussi le Ciel parce que l’étrangère – démon ou pas – demeurait inconsciente depuis son agression, et qu’ainsi l’agonie et le spectacle de sa propre mort lui seraient épargnés. Les deux hommes, en revanche, se souviendraient toujours du sort qu’ils lui avaient réservé. Il se détourna de son compagnon de corvée et affronta ses fidèles, curieux de connaître le regard qu’ils porteraient sur lui à l’avenir. L’éclat des brandons l’empêchait de distinguer les faciès, Dieu merci. Il ouvrit la bouche pour prononcer l’anathème. La neurosignature d’Harriet devenait toujours plus faible, ce qui ne leur laissa guère le loisir de retourner à l’Israël. Sean posa la vedette camouflée à un demi-kilomètre du village. Dans l’arsenal, il prit un fusil à gravitons de calibre six en complément de son arme de hanche ; Tamman opta pour un pistolet à rafales d’énergie ; Sandy, quant à elle, ne portait que son pistolet usuel ainsi qu’un paquet de grenades. Le commandant aurait préféré qu’elle se dote d’un équipement de combat plus lourd, mais il n’avait plus le temps d’argumenter, alors il ouvrit la marche au pas de course. La place du hameau, éclairée à la torche, apparut au loin, et un grondement féroce jaillit de la bouche tordue de Sean. Harriet – son Harriet ! — était attachée à un poteau, des fagots empilés tout autour de sa silhouette enchaînée et à moitié nue. Le sang trempait ses cheveux. Les poings de l’héritier se crispèrent sur la crosse de son arme, mais il sentit le regard anxieux de Sandy peser sur lui, or il devait tenir sa promesse. « En avant ! » commanda-t-il, et elle lança la première grenade à plasma. Stomald lâcha un cri épouvanté quand l’éclair blanc déchira la nuit avec un vacarme assourdissant. Le souffle embrasé de l’explosion atteignit les meules de foin et roussit les cheveux des villageois rassemblés. Des hurlements terrifiés parvinrent aux oreilles du prêtre. Il fit un pas en arrière et chancela, aveuglé par le feu d’artifice. Il y eut une deuxième déflagration, puis une troisième, et il entendit à ses côtés le beuglement rauque de Tibold. Il recula encore, cherchant à comprendre, et aperçut trois formes qui s’approchaient de lui. Elles semblaient provenir du chaos qui consumait la forge, le grenier à blé et les hangars à récoltes. Leurs vagues silhouettes noires se dessinaient contre l’éclat produit par les détonations, et l’individu du milieu – un géant tout droit sorti d’une histoire d’horreur – pointait un étrange mousquet sur le toit d’ardoises de la chapelle. Le tonnerre retentit pendant une éternité, réduisant en poussière la solide maçonnerie, et la foule paniquée s’éparpilla dans la clameur générale. Mais le cœur de Stomald palpitait au rythme d’un effroi bien plus profond, car ces événements se produisaient par sa faute ! Cette pensée venait de surgir dans son esprit. Il avait hésité. Il s’était rebellé au plus profond de lui-même. Il avait contesté la volonté de Dieu. Et il en résultait cette catastrophe ! Tibold l’agrippa et tenta de l’entraîner, mais il restait cloué sur place à observer le spectacle. Une des créatures, postée aux côtés du colosse, dirigea son arme vers un trio de chariots de transport. Le tir n’engendra pas de lueur cette fois, mais ce fut encore pire. Un ouragan de copeaux et de planches brisées s’éleva, et il ne perçut que le bruit du bois qui se fendait et le sifflement de fragments hétéroclites qui fusaient comme des balles. C’en était trop pour Tibold, qui abandonna le clerc devenu fou et prit la fuite. Celui-ci n’éprouva qu’une sympathie distante pour lui. Cette épreuve dépassait les compétences du meilleur des guerriers. Ces entités n’étaient autres que les démons de la vallée des Damnés, venus récupérer celle que lui-même, dans un accès de traîtrise, avait désiré épargner. Un énième frisson parcourut son échine, mais il tint bon. Il n’avait pas le choix : c’était sa foi vacillante qui les avait menés jusqu’ici. Il avait manqué à ses devoirs envers ses semblables, et si ce péché risquait de lui coûter son âme éternelle, il n’en demeurait pas moins le serviteur du Seigneur. Il brandit l’huile sanctifiée comme un bouclier tandis que ses lèvres sèches murmuraient une prière. Une poignée de villageois tapis dans l’ombre regardèrent avec effroi leur jeune prêtre avancer en cavalier solitaire au-devant des forces de l’enfer. Sean pulvérisa la fontaine du bourg, mais l’homme isolé continua sa progression insensée au milieu des gouttes. Il venait dans leur direction. Le jeune homme montra les dents quand il vit l’habit sacerdotal lamé bleu, et il lui fallut déployer toutes ses forces pour ne pas diriger son fusil vers lui. D’une façon ou d’une autre, il trouva le courage de se retenir. Tamman tailla une tranchée d’un demi-mètre sur la longueur de la Grand-Place, et le religieux s’arrêta un instant, mais il se remit aussitôt en mouvement, piétinant les pavés défoncés comme un somnambule. Le prince lâcha un juron lorsque Sandy alla à sa rencontre. Stomald hésita. Le plus petit des démons fonçait droit vers lui. La silhouette entra dans le cercle de lumière projeté par les flambeaux et, pour la première fois, il vit vraiment l’un d’entre eux. Il poursuivit sa supplication d’une voix encore plus forte devant cette vision blasphématoire, car cette créature, elle aussi, arborait l’apparence d’une femme et revêtait la plus sacrée des tenues. La lueur des torches et les couleurs vives de son uniforme profane fumaient dans son regard. Derrière elle, d’infernaux incendies crépitaient de plus belle, et elle continua sur sa lancée comme si la litanie d’exorcisme n’était qu’un ramassis de vaines paroles. L’angoisse étrangla la voix de l’orateur, mais le produit béni qu’il transportait était plus puissant que toutes les oraisons de désenvoûtement du monde, et il implora une dernière fois le Tout-Puissant en silence pour qu’il lui accorde la force nécessaire à son acte – bien qu’il s’en soit montré indigne. Elle se figea à cinq pas de lui, les traits dénués d’appréhension. Elle ne craignait ni le prêtre tétanisé ni son arme pieuse… pas même Dieu en personne ! Sandy dut ravaler sa rage quand elle aperçut Harriet derrière le prêtre, enchaînée à son bûcher. Puis elle remarqua le visage décomposé du pauvre homme et, malgré elle, éprouva de l’admiration pour le courage – ou la foi – qui lui permettait de rester ici. Lui aussi la scruta, flageolant, avant de faire un geste vif de ses mains. Un liquide jaillit du récipient qu’il tenait, mais elle eut le réflexe d’activer son champ de force intégré. L’épais fluide irisé coula le long de la protection transparente, à quelques millimètres à peine de la peau de la jeune fille. « Hors d’ici ! » lui cria le clerc, et elle se contracta, car elle avait compris ses paroles. Son timbre haut perché, quoique empli de peur, montrait une rare détermination, et le langage employé n’était autre que l’universel perverti de l’Église. « Hors d’ici, démon ! Ô être impur et maudit, je te bannis au nom du Souverain des souverains ! » Stomald scandait son exorcisme avec toute sa foi tandis que l’huile formait un manteau chatoyant autour de la créature. Elle interrompit sa marche – il crut même la voir effectuer un pas en arrière –, et l’espoir inonda le cœur du religieux. Un espoir qui céda aussitôt la place à une horreur encore pire, car le succube ni ne s’était désintégré dans un éclair fulgurant, ni n’avait pris ses jambes à son cou sous l’effet de la frayeur. Au contraire, il s’avança encore… puis il sourit. « Hors d’ici toi-même, misérable ! » Stomald tangua, sonné par le redoutable tonnerre de cette voix malfaisante, et son esprit se mit à battre de l’aile. Aucun démon ne pouvait parler la langue sacrée ! Il recula, titubant, une main levée en signe de défense, et le suppôt du Malin éclata de rire. Il éclata de rire ! « Je suis venue récupérer mon amie, et malheur à toi si tu lui as fait du mal ! » Des ricanements tapageurs déchirèrent l’âme du pasteur tel un funeste écho venu de l’enfer, puis la démone tendit la main vers la torche la plus proche. Le liquide qui l’enveloppait s’embrasa dans un sifflement et l’habilla d’un halo crépitant. Au cœur des flammes virulentes, elle gronda : « Disparais de ma vue si tu ne veux pas mourir, pécheur ! » Puis la fournaise de sa silhouette rougeoyante sans visage se précipita vers lui. Sean avait regardé Sandy affronter le prêtre. La voix amplifiée via neuroémetteur résonnait encore douloureusement dans sa tête, et il imaginait sans peine la réaction qu’elle avait dû provoquer chez le pauvre villageois ! Mais celui-ci avait tenu bon jusqu’à ce que la jeune femme allume le combustible. C’en avait été trop pour l’ecclésiastique, qui avait aussitôt pris la fuite dans une course effrénée. Après avoir trébuché, heurté le sol et bondi sur ses pieds à plusieurs reprises, il avait enfin rejoint le supposé sanctuaire de sa paroisse tandis que le rire tonitruant de Sandy retentissait derrière lui. Mais Sean n’avait pas le temps d’admirer la tactique de sa compagne : il mit son fusil en bandoulière et fonça à travers la place. Tamman actionna son pistolet à rafales d’énergie de façon à détruire quelques pavés et à éloigner encore plus les habitants. Le prince remarqua à peine les tirs, absorbé par d’autres préoccupations. Il dispersa les lourds fagots comme de vulgaires ballots d’herbe amalgamée, et son visage se transforma en un masque meurtrier lorsqu’il agrippa la chaîne fixée autour de sa sœur, en brisa les maillons comme s’il s’agissait de brindilles puis les jeta. Il empoigna ensuite les menottes et se cambra avec un grognement. Les fixations grincèrent et se déchirèrent en douceur. Elle respirait encore quand il saisit son corps ballant, et il se trouva enfin assez près pour lire les relevés de ses bio-implants de façon directe. Il pâlit : les blessures étaient au moins aussi graves que Brashan l’avait annoncé. Il la berça comme un enfant, pivota sur ses talons et courut à toute vitesse vers la vedette. Stomald était tapi dans la nef de la paroisse déchiquetée. Il se balançait d’avant en arrière sur les genoux et priait de toute son âme au milieu des débris rocailleux tombés de la voûte. Il s’accrochait à sa santé mentale, les poings tellement serrés que ses ongles avaient lacéré la chair de ses mains. Soudain, il sursauta à la vue d’un objet étincelant qui fendait le ciel nocturne à quelque distance du village. Une traînée lumineuse mugit entre les étoiles avec la violence d’un coup de tonnerre, puis une bouffée d’air chaud traversa le toit fissuré de l’église quand le bolide assourdissant passa à faible altitude au-dessus de Cragsend. Enfin, il disparut. Le vicaire enfouit son visage dans ses mains et se mit à geindre. CHAPITRE VINGT-DEUX Le père Stomald observa les habits posés sur la table de son presbytère. Au travers des fenêtres, il voyait les chariots qui grinçaient. Les nioharqs tiraient des chargements entiers de décombres le long des rues de Cragsend, les conducteurs vociféraient et les contremaîtres des équipes de réparation hurlaient des ordres. Les hommes à l’œuvre à l’intérieur de l’église, en revanche, se contentaient de chuchoter. Le jeune prêtre percevait leur peur de loin, car celle-ci habitait également son âme. De fait, l’horreur qu’il éprouvait dépassait celle de ses ouailles. La sainte Église avait fait faux bond à ses fidèles. Ou plutôt : il leur avait fait faux bond. Il s’arma de courage et caressa une nouvelle fois le tissu taché de sang. Il n’était que le pasteur d’un petit village de montagne, mais il avait déjà effectué son pèlerinage au Temple et servi à l’entrée de la salle des commandes du refuge sacré tandis que le grand prêtre Vroxhan entonnait la messe. Il avait contemplé la splendeur de l’immense cité ainsi que le sanctuaire qui abritait la Voix de Dieu en personne. Il s’était émerveillé devant les atours exquis du haut dignitaire, taillés dans une splendide étoffe bordée de ganses dorées et munie de superbes boutons étincelants… Mais toute cette somptuosité, telle une copie maladroite conçue par un enfant, s’effaçait devant la tenue sanguinolente qu’il observait en ce moment. Il se força à soulever la tunique, dont les attaches brillèrent sous la lumière filtrée par les carreaux, et la gloire de l’emblème divin – le saint nuage stellaire surmonté d’une couronne — emprisonna les rayons du soleil en son sein. Mais le religieux eut le souffle coupé en regardant le motif de plus près : une étrange créature ailée – une bête magnifique au-delà de son imagination – jaillissait du centre de la broderie, et sa tête s’en allait réclamer le diadème du Tout-Puissant… tout comme cette démone avait jailli des flammes pour s’avancer vers lui. Il réprima une envie hystérique de jeter le vêtement aux ordures. Quel blasphème que de pervertir ainsi le plus béni des symboles ! Mais que penser de ce mystérieux animal ? D’un côté, il était pourvu d’un éventail de pennes ainsi que l’insigne des messagers du Temple ; de l’autre, il ne ressemblait guère à… Stomald fit le calme dans son esprit et examina l’uniforme pour la énième fois. Aussi admirables qu’en fussent les boutons, ils ne servaient que d’ornements, contrairement à ceux de l’habit de Vroxhan, plus fonctionnels. D’un doigt tremblant, le jeune clerc traça le pourtour de la boucle invisible qui fixait l’ensemble et dont le mécanisme lui échappait encore. La première fois qu’ils avaient essayé d’ôter cette parure profane à la… femme… l’hérétique… le démon… bref, quelle que fût sa nature… Ses épaules se raidirent, mais il parvint à les détendre. Au moment de la dévêtir, ils n’avaient trouvé aucune fermeture, et le tissu s’était ri de leurs lames les plus aiguisées. Et alors, sans vraiment y croire, il avait tiré… de cette façon. Les deux pans se détachèrent, et il humecta ses lèvres. C’était incroyable, impossible. Et pourtant c’était là, sous ses yeux, entre ses mains, aussi vrai que sa propre chair. Mais, malgré tout… Une fois encore, il déploya la tunique et palpa l’étoffe là où l’une des manches rejoignait l’épaule correspondante, puis il grimaça. Il avait suffisamment vu sa propre mère jouer de l’aiguille – et lui-même avait beaucoup pratiqué cette activité dans le cadre du séminaire – pour savoir ce qui aurait dû se trouver là : une couture. Or il n’y en avait point. La combinaison formait un tout parfaitement indivisible, comme si elle avait été fabriquée d’une seule pièce – et non pas assemblée. Les seules imperfections observables demeuraient les trous perforés par les balles de mousquet… Il tomba à genoux et joignit ses mains en signe de prière. Les légendaires métiers à tisser de l’Eswyn eux-mêmes n’auraient pas obtenu un tel résultat. Le meilleur tailleur du Temple n’y serait pas parvenu sans l’aide d’une bobine de fil. Nul humain n’aurait réussi à élaborer cette attache magique. Ces êtres étaient forcément des démons, se dit-il avec fermeté, encore effrayé au souvenir du tonnerre sorti de la bouche du succube. Une terreur d’autant plus prononcée que la voix majestueuse et tonitruante avait formulé ses propos dans la langue sacrée, rien de moins ! Il gémit au milieu de la pièce vide, et la pensée interdite revint le hanter. Il la rejeta, mais elle s’accrocha à un recoin de son esprit et, tandis qu’un doux murmure intérieur troublait le silence des lieux, il ferma les yeux avec une telle violence qu’il en éprouva de la douleur. Certes, ces entités venaient de la vallée des Damnés, car des éclairs avaient déchiré les cieux sans nuage au-dessus du canyon maudit. Certes aussi, elles avaient dévasté Cragsend avec leurs incendies et leurs coups de tonnerre. L’une d’entre elles, sans l’aide de quiconque, avait détruit toute la toiture de sa paroisse. Une autre encore avait pulvérisé trois grands chariots. Une autre enfin s’était mis le feu avec l’huile sacrée de la sainte Église et avait éclaté de rire au milieu des flammes. Oui, éclaté de rire ! Et lorsque la fumée s’était enfin dissipée – bien des heures après la catastrophe –, Stomald avait vu l’impensable : la forge avait été réduite en bouillie. À sa place, des plaques de verre constellées de bulles brillaient telles des gemmes au soleil du matin. Mais, malgré sa puissance infinie, le trio n’avait tué personne : ni homme ni femme ni enfant. Pas un animal ! Pas même ceux qui avaient capturé et blessé l’autre femelle du groupe en vue de la brûler vive… La sacro-sainte institution enseignait aux fidèles à aimer leur prochain comme eux-mêmes, mais les suppôts du Malin étaient censés tuer les pauvres humains sans défense qui croisaient leur chemin, non pas se contenter de les effrayer ! En outre, aucun être démoniaque ne pouvait endurer la langue sacrée, encore moins la parler ! Il ouvrit les yeux, toucha à nouveau la tunique – ce qui lui rappela la beauté de celle qui la portait – puis affronta la pensée qu’il avait voulu écarter. Il ne pouvait en aucun cas s’agir d’êtres mortels. Par conséquent, c’étaient forcément des démons. D’un autre côté, les démons ne parlaient guère la langue sacrée ni n’épargnaient les fils de Dieu quand se présentait l’occasion de les anéantir. Et s’il était vrai que nulle femme ne se voyait autoriser le port d’habits ecclésiastiques, cet uniforme n’appartenait nullement à l’Église ; il s’agissait d’une tenue plus délicate et mystique que tout ce que l’homme pourrait jamais produire, même à la gloire du Seigneur. Stomald baissa à nouveau les paupières et trembla d’une peur bien différente, comme s’il avait senti venir le beau temps après la pluie, comme si le soleil avait décidé de briller sur son épouvante afin de la transformer en un glorieux émerveillement. Les femmes ne devaient jamais revêtir d’atours religieux, certes, mais d’autres êtres bénéficiaient peut-être de ce droit. Des êtres à la splendeur céleste, capables de pénétrer dans le vallon maudit et d’en éliminer les puissances maléfiques grâce à des armes encore plus mortelles que celles de l’enfer. Des êtres rompus à l’art de la langue sacrée… et qui ne s’exprimaient d’ailleurs que par son biais. « Pardonne-moi, Seigneur », murmura-t-il dans le rai de lumière qui entrait par la fenêtre. Les yeux pétillants, il leva les mains en direction du brillant faisceau, puis il se leva, les bras déployés comme pour étreindre son éclat. « Pardonne mon ignorance, Seigneur ! Puisse ta colère ne pas s’abattre sur mon troupeau, car c’est moi qui ai péché par aveuglement. Ils ne voyaient que par le prisme de leur peur, mais moi… j’aurais dû regarder avec mon cœur et comprendre ! » Harriet MacIntyre ouvrit les yeux et grimaça, car la lumière diffuse inondait son cerveau. Elle n’éprouvait aucune douleur, mais elle ne s’était jamais sentie aussi faible. Ses pensées paresseuses lui semblaient floues, et elle souffrait de vertiges et de nausées. Elle gémit et tenta de bouger, mais l’appréhension la fit frémir lorsqu’elle s’aperçut qu’elle n’y parvenait pas. Une silhouette se pencha sur elle, et elle cligna des yeux. Une moitié de son champ de vision était un terrible chaos de formes éclatantes et indistinctes ; quant à l’autre, elle oscillait comme de l’air surchauffé ou une lueur perçue à travers un manteau de liquide. Des larmes de frustration roulèrent sur sa joue tandis qu’elle essayait en vain de régler la netteté de ses implants optiques. Une fois encore, l’univers tournoya et elle sentit qu’elle allait s’évanouir. « Harriet ? » Une main saisit la sienne et la souleva. « Harriet, est-ce que tu m’entends ? » La voix dure de Sean trahissait de la souffrance et de l’inquiétude. Inquiétude au sujet de sa sœur, comprit celle-ci malgré ses idées confuses, et l’épuisement qu’elle perçut dans le timbre familier lui serra le cœur. « Est-ce que tu m’entends ? » répéta-t-il avec douceur. Elle déploya toutes ses forces pour exercer une pression sur les doigts de son jumeau. Peu de temps auparavant, la poigne de la jeune fille tordait encore l’acier ; à présent, ses phalanges remuaient à peine. Le prince, qui perçut le mouvement ténu, raffermit sa prise. « Tu te trouves à l’infirmerie, Harriet. » Il s’agenouilla à côté du lit, et elle vit la masse brumeuse s’approcher pour lui caresser le front. Elle le sentit trembler. « Je sais que tu ne peux pas bouger, ma chérie, mais c’est parce que l’unité médicale a désactivé tes implants. Tu vas t’en sortir. » Elle baissa à nouveau les paupières, et un rideau noir tomba sur l’enchevêtrement d’ombres. « Tu vas t’en sortir, tu m’entends ? » L’urgence de la voix n’échappa guère à la blessée, qui étreignit une dernière fois la paume de son frère et fit mine de parler. Il s’approcha davantage et poussa son ouïe augmentée au maximum. « Je… vous… aime tous très fort… » Les yeux de Sean s’embuèrent quand l’infime murmure se tarit, mais la respiration d’Harriet était lente et régulière. Il la dévisagea en silence pendant un long moment, puis il replaça la main délicate le long du corps mortifié et la tapota avant de s’enfoncer dans son siège. Elle connut d’autres moments de vague conscience durant les jours suivants, de courtes périodes de désorientation totale qui l’auraient terrifiée si elle avait pu organiser ses pensées un peu mieux. Harriet avait souffert d’une sérieuse blessure par le passé – un accident de gravocyclette (survenu avant sa bioaugmentation intégrale) qui lui avait valu deux jambes et un bras cassés –, et la médecine impériale l’avait remise sur pied en une semaine. À présent, elle passait des journées entières sans même jouir de plus d’une minute de lucidité, ce qui en disait long sur la gravité de ses lésions. Pire encore, elle ne se rappelait rien du malheureux épisode. Elle ignorait jusqu’au moindre détail de l’incident, mais elle s’accrochait à la promesse de Sean. Elle allait bien. Elle allait s’en sortir si elle tenait bon… Et puis un jour, finalement, elle se réveilla sur un lit stable. Les vertiges et les nausées avaient disparu. Elle humecta ses lèvres sèches et scruta l’obscurité profonde. « Harriet ? » Cette fois, il s’agissait de Brashan. Elle tourna la tête tout en douceur, enthousiasmée de constater que ses muscles lui obéissaient à nouveau, puis cligna des paupières pour distinguer les traits familiers avec netteté, mais son front se plissa devant l’échec de sa tentative. Malgré ses efforts, la moitié de son champ de vision formait une tornade électrique enveloppée dans un brouillard enflammé. « Brash ? » Sa voix était enrouée. Elle essaya de l’éclaircir puis haleta lorsqu’une main dotée de six doigts glissa sous sa nuque et maintint sa tête relevée tandis que le matelas remontait derrière elle. Il approcha un verre de sa bouche, et la princesse happa tant bien que mal la paille qui y était plongée. La gorgée d’eau glacée lui inspira un soupir de bonheur. Les tissus de son corps, déshydratés, absorbèrent le liquide en un instant, mais elle n’avait jamais rien goûté d’aussi délicieux. Il la laissa boire encore un moment, puis éloigna le gobelet et réinstalla son amie contre l’oreiller. Elle ferma son œil droit et constata avec agacement que, de façon systématique, ce mouvement mettait fin à son éblouissement. Son globe oculaire gauche – qui, lui, répondait à ses stimuli – contempla le visage saurien au long museau et nota la crête à moitié aplatie en signe de préoccupation. « Brash. » Elle leva une main, qu’il saisit. « Docteur Brash, s’il vous plaît, répondit-il avec une moue complice propre à son espèce. — Bien sûr, j’aurais dû m’en douter. » Elle lui rendit son sourire et, bien que son timbre demeurât faible, il était à nouveau reconnaissable. « Tu as toujours été le meilleur d’entre nous avec les ordinateurs médicaux. — Bien heureusement, d’ailleurs. » Harriet pencha la tête de l’autre côté et reconnut Sandy. Malgré son regard humide, celle-ci avait l’air détendue. Elle s’assit dans le fauteuil et étreignit les doigts tendus dans sa direction. « Oh, Harriet ! » murmura-t-elle. Ses larmes coulèrent, mais elle les essuya d’un revers de main énergique. « Tu nous as fait peur, ma puce. Vraiment très peur ! » La blessée serra la main dans la sienne, et Sandy se pencha pour poser sa joue. Elle resta ainsi quelques secondes, sa chevelure brune tombant en une brève cascade soyeuse sur le poignet trop menu, puis elle inspira profondément avant de se redresser. — Désolée. Je ne voulais pas me montrer si larmoyante. Mais le “docteur Brashan” t’a vraiment sauvé la vie. Je… (sa voix vacilla une nouvelle fois, mais elle en reprit aussitôt le contrôle) ne croyais pas qu’il y arriverait. — Tout doux, Sandy, tout doux. Je vais bien. » Harriet la gratifia d’un sourire timide. « Je le sais parce que Sean me l’a promis. — Oui, en effet. » Sandy sortit un mouchoir en papier, l’utilisa, puis son front se décrispa malgré ses yeux encore embués. « Il sera contrarié d’apprendre qu’il ne se trouvait pas ici lorsque tu t’es réveillée, mais Brashan et moi l’avons obligé à se mettre au lit il y a moins d’une heure. — Est-ce que tout le monde est indemne ? — Oui, nous nous portons tous à merveille. Sean souffre d’une légère lésion à son bras gauche – il a poussé le bouchon un peu trop loin –, mais rien de bien grave. Tam va bien. Un brin épuisé, peut-être : pendant ta convalescence, Brashan se trouvait tout le temps ici, à l’infirmerie, et Sean était prêt à tuer celui qui lui aurait suggéré de t’abandonner un instant ; du coup, c’est notre fusilier de service qui a assumé la majeure partie du travail. — Avec ton aide, rectifia Harriet, voyant la fatigue qui creusait les traits de son amie. — Peut-être. » Sandy haussa les épaules. « Mais je n’ai pas quitté le vaisseau : Tam était le seul à effectuer les allers-retours avec la console informatique. — Quelle console informatique ? — Eh bien, celle que nous avons… commença la jeune femme d’un ton surpris, puis elle se ravisa. Ah ! quel est le dernier événement dont tu te souviennes ? — Nous nous dirigions vers… la vallée, c’est bien ça ? Une fois arrivés, nous sommes tombés sur une sorte de… système de défense, je crois. Est-ce que je… » Elle lâcha la main de Brashan pour couvrir son œil droit. « Ai-je été blessée à ce moment-là ? — Non. » Sandy la rassura d’une caresse. « Ton accident est survenu plus tard. Nous te raconterons tout, mais pour l’instant sache que nous avons trouvé un ordinateur personnel et l’avons rapporté au parasite. Il est dans un sale état, mais Tam a réussi à en récupérer une partie, et les fichiers rescapés ressemblent à un journal de bord. Je pense… (elle sourit avec tendresse) que ton compagnon a mis toute sa concentration dans ce travail pour ne pas trop se ronger les sangs à ton propos. — Un journal de bord ? » La princesse frotta son œil droit avec plus de vigueur, et sa pupille valide s’illumina. « Voilà de bonnes nouvelles, Sandy ! J’aimerais tant… — Harriet, l’interrompit Brashan tandis que ses doigts étreignaient le poignet droit de sa patiente de façon à l’empêcher de continuer son mouvement. Pourquoi fais-tu ça ? — Je… Oh ! ce n’est probablement rien. » Sa propre voix lui parut étrange. Du déni, songea-t-elle. « Dis-m’en davantage. — Je… (elle déglutit) je n’arrive pas à régler la netteté. — Je crois que le problème va au-delà de ça. » Le Narhani n’accepterait pas qu’elle esquive le sujet. Elle sentit ses lèvres trembler mais parvint à les affermir avant d’affronter son regard. — J’ai l’impression que je suis devenue aveugle de l’œil droit. » Elle entendit le hoquet de surprise de Sandy. « Je ne vois qu’une… tache floue et une lumière. — Est-ce que cela te gêne en ce moment ? — Non. » Elle inspira longuement, étonnamment soulagée d’avoir admis qu’elle avait un ennui. « Pas tant que je garde la paupière close. — Ouvre-la. » Elle obéit mais la referma aussitôt : l’éblouissement, pire que jamais, s’était accompagné cette fois d’une douleur que même ses implants échouaient à atténuer. « Je… je ne peux pas. » Elle se passa la langue sur les lèvres « Ça me fait mal. — Je vois. » Le ton posé de Brashan l’incita à garder son sang froid. « Je craignais que ta vue n’ait été affectée mais, comme tu ne disais rien… » Sa crête s’affaissa en signe d’insouciance. « Qu’y a-t-il ? » Elle remarqua avec joie que sa voix était redevenue presque normale. « Rien d’irréparable, rassure-toi. Comme tu le sais, l’infirmerie de l’Israël, bien qu’elle permette des réparations au niveau de os et des tissus ainsi que des réglages d’implants, n’est pas étudiée pour la bioaugmentation ni pour la restauration systématique de neurocircuits. Ses concepteurs (il arbora l’un de ses airs pince-sans-rire si caractéristiques) sont partis du principe qu’de telles blessures seraient traitées à bord du vaisseau mère, solution hélas inapplicable dans notre cas. » Il marqua une pause, et elle lui fit signe de poursuivre. « Tu as été touchée à la tempe droite, à l’épaule gauche et au poumon droit par de puissants projectiles. Malgré le caractère rudimentaire des armes utilisées, et vu la distance réduite qui te séparait des agresseurs au moment des tirs, les balles ont brisé tes os améliorés. Mais celle qui a percuté ton crâne est heureusement arrivée de biais, et ta cloison temporale l’a donc dévié sans problème. » Sa respiration devint plus saccadée tandis que le centaure inventoriait ses lésions, mais elle lui enjoignit tout de même de continuer, et son ami salua son courage. « Tes fonctions intégrées ont arrêté l’hémorragie de l’épaule et du poumon. Ce dernier a été considérablement meurtri, mais ces deux blessures guérissent de manière satisfaisante. Le troisième impact a provoqué un saignement intracrânien et des dommages histologiques (elle se raidit, et il persista avec calme dans ses explications), mais je ne détecte aucun signe de réduction de l’habileté motrice. En revanche, il se pourrait que tu souffres de pertes de mémoire permanentes. Ton problème oculaire, quant à lui, n’est pas d’origine cellulaire, mais bien plutôt matérielle : certains de tes biocomposants sont affectés. Une poignée de fragments osseux ont atteint le cerveau puis se sont propagés plus loin, vers l’avant de ta tête, perçant ainsi l’orbite de l’œil droit. Les contusions dont pâtit cet œil répondent bien à la thérapie, et le nerf n’a pas été touché, mais un implant – contrairement à l’organisme qui le reçoit – ne peut pas être régénéré. Je savais qu’un neurocircuit était atteint, mais j’espérais un handicap moins sévère que celui que tu décris. — Alors ce n’est qu’une question de bioconstituants électroniques ? » Une vague de soulagement déferla sur son cœur quand elle le vit acquiescer, mais elle fronça aussitôt les sourcils. « Pourquoi ne pas désactiver l’implant via le mode prioritaire ? — L’avarie est trop étendue pour que je puisse y accéder : je ne peux rien faire à part extraire le composant – une opération digne d’un neurochirurgien chevronné, que, j’hésiterais à entreprendre et qui, dans le meilleur des cas, te laisserait aveugle jusqu’à ce que nous ayons accès à un service médical digne de ce nom. — Mais il faudra bien que tu trouves une solution. Les lumières de cette pièce sont très faibles, or je ne parviens même pas à garder mes paupières ouvertes ! — Je sais. Toutefois, comme tu l’as évoqué tout à l’heure, tu ne ressens aucune gêne tant qu’une source lumineuse ne vient pas stimuler ton nerf. Celui-ci est indemne, et, plutôt que de risquer de l’abîmer, je préférerais me contenter de couvrir ton œil. — Tu proposes un… bandeau ? » Ses lèvres esquissèrent un sourire involontaire devant l’absurdité d’un procédé aussi archaïque. Sandy gloussa avant de murmurer : « Yo-ho-ho, et une bouteille de rhum ! Harriet lui lança un regard furieux de cyclope, mais ses traits se détendirent aussitôt : elle était trop contente d’apprendre que ses lésions ne seraient pas permanentes pour se laisser démonter si facilement. « Eh oui ! » Brashan observa Sandy d’un air légèrement teinté de reproche puis se tourna à nouveau vers Harriet. « Étant donné l’augmentation intacte de ton œil gauche, tu devrais être capable de compenser, une fois la distraction éliminée. — Un cache-œil de pirate ! soupira-t-elle. J’espère que tu as enregistré un holo de cette scène, Sandy. Dans le cas contraire, crois-moi, tu t’en mordras les doigts ! — Tu l’as dit ! » lâcha l’intéressée avant de chasser une mèche de cheveux du front de son amie. « Mais vous devez signaler l’événement, mon père ! » Tibold Rarikson dévisagea le prêtre, incrédule, mais le sourire de Stomald demeura serein. « Je le ferai, mais pas maintenant. » Le capitaine de la garde voulut protester, mais son interlocuteur l’interrompit d’un geste. « Je t’assure que je le ferai, mais seulement quand j’aurai déterminé avec précision le contenu du rapport. — Le contenu du rapport ? » Le militaire écarquilla les yeux, mais il s’en tint à sa considération innée de la soutane et inspira profondément. « Mon père, avec tout le respect que je vous dois, je ne comprends pas quel est le problème. Cragsend a été assailli par des démons qui ont mis le feu à un cinquième du village ! — Vraiment ? » Les traits détendus, l’ecclésiastique effectua le tour de la pièce et sentit le regard de l’autre peser sur lui. S’il y avait un homme avec qui il désirait partager son émerveillement et sa joie, c’était bien Tibold. Tout guerrier qu’il fût, et de caractère si dur, il se montrait bienveillant, et même la guerre n’aurait pu étouffer son sens de la compassion. En outre, en dépit de son rang au sein des forces armées du Temple et du traditionnel ressentiment des Malagoriens envers le contrôle de l’étranger, les habitants de Cragsend le tenaient en haute estime – presque autant que leur jeune clerc. Mais, malgré son envie, comment allait s’arranger Stomald pour que Rarikson perçoive ce que lui percevait désormais si clairement ? Il se secoua et lui fit face. « Mon ami, dit-il avec douceur, je veux que tu m’écoutes attentivement. Un grand miracle s’est produit ici même, dans notre petite bourgade – un miracle qui dépasse ton imagination. Je sais que tu as peur, et je sais aussi pourquoi, mais tu dois examiner certains détails à propos des “démons”. Par exemple le fait que… » CHAPITRE VINGT-TROIS Sean s’efforça de ne pas montrer de nervosité tandis que sa sœur se dirigeait vers la couche de l’astronavigateur sans l’aide de quiconque. Ses pas étaient encore mal assurés, et sa mémoire refusait de lui revenir, mais cela ne l’empêcha pas de sourire devant la mine inquiète de son jumeau. Tamman s’assit à côté d’elle et passa un bras autour de ses épaules. Elle se blottit contre lui puis se demanda comment les remercier de lui avoir sauvé la vie. Mais, bien entendu, ce n’était pas nécessaire. « Bien ! » Le commandant se jeta dans son siège avec une inélégance coutumière. « On dirait que ton atelier de carrosserie fonctionne bien, Brashan. — Tout à fait, répondit le Narhani avec un gloussement digne d’un tuyau d’écoulement obstrué. Je regrette mon incapacité à réparer ton implant, Harriet, mais je dois avouer que ce cache te donne un certain… » Il se tut, incapable de trouver le terme adéquat. « … air encanaillé ? suggéra le prince, dont le sourire était redevenu quasiment normal. — Merci, mon bon monsieur. » Harriet caressa la pièce de tissu noir d’un air amusé. « À chaque fois que je me regarde dans le miroir, j’ai l’impression de voir Anne Bonny ! — Qui ? » La crête de Brashan se redressa, mais la jeune fille se contenta de secouer la tête. « Je te laisse consulter l’ordinateur, centaure de mon cœur. — Je n’y manquerai pas. L’histoire humaine est truffée de personnages vraiment… fascinants ! » L’éclat de rire de la princesse effaça la dernière trace d’anxiété du cœur de Sean. « Je me réjouis de te voir debout, Harriet, et je suis désolé d’apprendre que tu ne te rappelles pas les derniers événements survenus avant ton accident. Nous allons joindre nos forces pour composer à ton intention un fichier mémoriel combiné, mais, pour l’heure, intéressons-nous aux résultats de notre opération si mouvementée. En dehors bien sûr de la réincarnation du capitaine Bonny. » Il donna la parole à Sandy, qui se leva. — En ce qui me concerne, Harriet, je suis ravie de te compter à nouveau parmi nous : Tam a fait de son mieux, mais il n’a pas l’étoffe d’un analyste. » L’intéressé lâcha un murmure offensé, mais sa compagne lui donna un petit coup de coude dans les côtes. — Quoi qu’il en soit, poursuivit Sandy tout sourire, notre maladroit de fusilier et moi-même avons récupéré une quantité intéressante de fichiers à partir de l’ordinateur trouvé dans les ruines, et notre hypothèse de départ s’avère correcte : il s’agit bel et bien d’un journal. Celui de cet homme. » Sean contempla l’image qui apparut sur l’holovisualiseur de la passerelle de commandement. Son esprit effectua une rectification automatique : il attribua une teinte blanche aux cheveux de l’homme et imagina une version parcheminée de sa peau, ce qui lui permit de reconnaître la momie solitaire de la chambre à coucher de la tour. « Voici feu l’ingénieur Kahtar. La majeure partie de son carnet de bord reste indisponible, et il ne mentionne pas le nom de notre planète d’accueil dans les sections que nous avons réussi à lire. Par conséquent, nous ignorons toujours comment elle s’appelait à l’origine. En revanche, je suis parvenue à reconstituer la chronologie de la catastrophe. » Elle balaya l’audience du regard, satisfaite du silence obtenu. Même Tamman ne connaissait que des fragments du tableau qu’elle s’apprêtait à brosser, et elle se demanda si les autres réagiraient comme elle… et s’ils feraient les mêmes cauchemars. « Selon toute apparence, le gouverneur planétaire a désactivé les transmats dès le premier avertissement reçu via hypercom, puis il a enchaîné avec l’élaboration d’un système de quarantaine sous la direction de son chef ingénieur. À l’évidence, ajouta-t-elle d’un ton ironique, le subordonné en question était un crack. » Au début, la situation ne se présentait pas trop mal. Il y a eu quelques mouvements de panique, quelques émeutes déclenchées par des personnes craignant que les mesures de sécurité ne soient arrivées trop tard, mais rien d’ingérable… du moins dans un premier temps. » Elle marqua une pause, puis son regard s’assombrit. « Le vent n’aurait peut-être pas tourné si les autorités avaient songé à condamner leur hypercom. À ce moment-là, le réseau orbital avait déjà détruit plus d’une douzaine de vaisseaux de réfugiés, mais je pense que les autochtones auraient pu vivre même avec un tel poids sur la conscience. Malheureusement, ils ont gardé leur unité de communication intersidérale sous tension. » C’était comme un canal de transmission vers l’enfer. Le processus épidémique s’est avéré lent et douloureux. D’autres mondes pensaient eux aussi se trouver en sécurité, mais ce n’était pas le cas, et le fléau a fini par les emporter l’un après l’autre. Et il lui a fallu de longues années pour y arriver. De longues années pendant lesquelles les Pardaliens ont reçu quantité de messages de désespoir en provenance de planètes infectées. Mais le nombre des appels au secours diminuait jour après jour… Leur univers se mourait à petit feu. » Le silence planait sur le pont. Sandy cligna ses yeux embués de larmes. « Et puis… c’est arrivé. Pas tout de suite, non. Mais lorsque la dernière missive leur est parvenue, lorsqu’ils ont compris qu’ils étaient les ultimes survivants, l’horreur a atteint son comble. La planète entière est devenue folle. — Folle ? » demanda Brashan d’une voix calme. Elle acquiesça. « Ils savaient très bien ce qui s’était produit, voyez-vous ? Ils savaient qu’il s’agissait là d’autodestruction, que l’origine du désastre résidait dans une grossière erreur, un accident technique à l’échelle du cosmos. Alors ils ont voulu s’assurer qu’une telle calamité ne se produirait plus jamais. La technologie avait tué l’Empire… ils ont donc décidé de supprimer la technologie. — Pardon ? » Sean se redressa sur son siège. « Mais… mais la population était habituée aux connaissances de l’époque. Comment aurait-elle pu s’en passer ? — Elle s’en fichait. La blessure psychologique était trop profonde. Voilà ce qui est arrivé à Pardal : ses habitants ont détruit jusqu’à la dernière trace de leur civilisation. — Je refuse de croire que tout le monde a suivi le mouvement, déclara Harriet à mi-voix. — Et tu as bien raison. Il y avait une poignée d’impériaux encore sains d’esprit – comme Kahtar –, mais pas assez. Une guerre a éclaté. Un conflit impensable, paradoxal, qui a mis à contribution les moyens fournis par la haute technologie pour mieux s’en débarrasser… et éliminer quiconque tenterait de s’opposer au courant général. On jetait des hommes et des femmes au bûcher simplement parce qu’ils avaient caché des livres, Harriet ! » La princesse posa la main sur sa bouche, emplie d’un effroi intime que ses amis ne comprirent que trop bien, et Tamman la serra dans ses bras. « Désolée », s’excusa Sandy avec douceur. Son amie lui répondit d’un mouvement de tête saccadé. « En tout cas, ils n’ont pas réussi à tout détruire. La vallée des Damnés constituait une sorte de redoute high-tech. Il y en avait eu d’autres auparavant, mais les foules déchaînées les avaient écrasées, allant par fois jusqu’à lancer de véritables marées humaines sur les défenses ennemies de façon à assécher leur stock de munitions. Seul le canyon malagorien a résisté : les armes à rafales d’énergie, inépuisables, ont repoussé plus de trente attaques en à peine dix ans. La dernière, survenue en plein milieu de l’hiver montagnard, a été menée par un groupe de fantassins munis de lances et de quelques armes impériales rescapées. » Elle interrompit son exposé et ses camarades attendirent, aussi horrifiés qu’elle. « Puis les assauts se sont enfin taris lorsque les agresseurs, à force de persévérance, ont réussi à oblitérer leur technologie. Par la même occasion, ils ont éradiqué leur agriculture, leurs moyens de transport et leur infrastructure médicale – bref, tout. À coups de famines, de maladies, d’exposition au froid et même de cannibalisme, la population a diminué de façon drastique en l’espace d’une génération, à tel point qu’une culture quasi néolithique suffisait à la maintenir. Selon les estimations de Kahtar, plus d’un milliard d’individus sont morts en moins de dix ans. » Bien entendu (Sandy se pencha en avant et sa voix s’aiguisa), il restait un dernier centre high-tech : le quartier général du système de quarantaine. Même les leaders les plus frénétiques savaient que seule cette base s’interposait entre eux et un quelconque bâtiment de survivants en quête d’asile – bien que cette éventualité demeurât fort improbable. Voilà pourquoi les équipes du Q. G. ont incorporé au réseau orbital un élément de défense au sol. Ce dispositif n’a pas la force de frappe des stations spatiales, loin de là, mais il est conçu pour anéantir tout arsenal impérial situé dans un rayon de cent kilomètres autour du site de contrôle. — Et merde, soupira Sean, à qui sa compagne lança un sourire tendu. — Je ne te le fais pas dire. Et il y a pire encore : les chefs de file de l’antimodernisme ont peut-être veillé à la sécurité de la citadelle de surveillance, mais ils se sont aussi mis d’accord sur la nécessité d’annihiler toute autre forme de technologie. — Je sens que cela ne va pas me plaire, marmonna Tamman. — Non, en effet. Ils sont sortis des ruines situées à proximité du Temple puis ont configuré l’ordinateur du Q. G. en mode d’accès vocal, programmé le chantier orbital pour qu’il prenne en charge la maintenance du réseau de plateformes selon un protocole automatisé et bâti une nouvelle religion. — Seigneur ! s’exclama Sean. — À en croire Kahtar, qui à l’époque assumait plus ou moins le poste d’administrateur de la vallée, le ministre du Trafic spatial nourrissait un délire où l’arme biologique représentait le déluge biblique et Pardal l’arche de Noé. Mais ce déluge en particulier était un châtiment pour avoir commis le péché d’orgueil technologique – dans lequel les “grands démons” séducteurs avaient entraîné l’humanité –, et l’arche un refuge vers lequel Dieu avait guidé l’infime confrérie de fidèles ayant résisté à la tentation maléfique. Ces survivants, semences de la nouvelle Sion, avaient été choisis par le Tout-Puissant pour créer une société dénuée des “méfaits” de la modernité. — Mais dans ce cas, intervint Brashan, pourquoi n’ont-ils pas rayé la vallée de la carte ? S’ils étaient à même d’établir des défenses terriennes, ils ne manquaient sans doute pas des ressources requises pour s’attaquer à la communauté de Kahtar. — Une telle opération n’était pas nécessaire. La vallée ne comptait jamais plus d’une centaine d’habitants. En outre, elle servait de complexe de vacances avant le début des hostilités, c’est pourquoi elle ne possédait aucune vraie infrastructure industrielle. Ces hommes et ces femmes étaient coincés à l’intérieur du campement, leur matériel génétique trop réduit pour permettre le développement d’une population viable. Et surtout, la nouvelle religion leur avait trouvé une fonction. Une fonction si importante que les responsables du QG n’ont même pas eu besoin de leur couper l’alimentation en énergie. — Ils ont été catalogués comme démons, suggéra Harriet. — Plus précisément, comme un nid de “démons secondaires” accompagnés de leurs adorateurs. Le vallon offrait à la nouvelle institution spirituelle une “menace” susceptible de durer des siècles. Une excellente façon de garder le contrôle sur les rebelles, en d’autres termes. Aux yeux de l’Église, le secteur en question représente l’enfer, rien de moins, c’est pourquoi elle préconise d’exterminer toute personne qui entretient des liens avec lui. — Bon sang ! » Sean ne parvint pas à masquer son écœurement. La logique perverse et l’attitude froidement calculatrice qui avaient permis de parquer cette collectivité dans un enclos – et de la taxer d’incarnation du mal – lui retournaient les tripes. Il tenta de s’imaginer l’horreur que ces malheureux avaient dû éprouver à l’idée que le reste de la planète attendait la première occasion de les abattre, priant pour que cette chance se présente, et il eut envie de vomir. — À mon avis, reprit la jeune fille, Kahtar lui-même a fini par perdre la raison. Parmi ses camarades, certains ont quitté le canyon quand le désespoir est devenu trop rude, bien conscients de ce qui les attendait. D’autres se sont suicidés. La procréation n’intéressait plus personne : quel avenir pouvaient espérer des enfants sur une planète de barbares improvisés désireux de les torturer à mort ? » Mais il fallait à Kahtar un projet auquel croire, un projet qui le maintiendrait en vie jusqu’au bout lorsque tous les autres seraient partis. Et il l’a trouvé. Contrairement à toute logique et tout bon sens, il a décrété qu’un autre monde au moins devait avoir survécu. Voilà pourquoi il a greffé son journal aux ordinateurs centraux : il désirait léguer son témoignage à la postérité, il voulait que les éventuels visiteurs – comme nous – apprennent ce qui s’était passé. » Voilà aussi pourquoi il a inclus une information très importante dans son rapport. — Laquelle ? demanda le prince. — La dernière équipe originelle du QG ne s’est pas contentée de mettre les ordinateurs en régime d’accès vocal, Sean. Ses membres n’ignoraient pas que la vallée abritait encore quelques personnes bioaugmentées. Des personnes qui, une fois le dernier des “prêtres” fondateurs disparu – et à condition de s’approcher suffisamment du site pour se connecter au réseau informatique –, auraient pu ordonner à la Voix de dénoncer le secret de leur si précieuse religion en annulant le mode de commande sonore via leurs implants. C’est pour cette raison que les dirigeants du Temple ont désactivé les ports neuronaux. La seule façon de communiquer avec le terminal, c’était d’utiliser ses cordes vocales – et c’est d’ailleurs encore le cas aujourd’hui. En complément, le clergé a installé une véritable armée au-dessus du centre de contrôle pour que personne en dehors des pasteurs ne puisse y pénétrer. Comme le système de quarantaine était configure de façon à tirer sur tout individu qui tentait de forcer le barrage à l’aide d’armes impériales, il n’y avait aucune chance pour qu’une poignée de vieux résistants épuisés réussisse l’exploit. » Ils la regardèrent d’un air horrifié. « Ce qui signifie que nous non plus n’y parviendrons pas. » Sean était assis dans la baie de stationnement des vedettes, compartiment situé dans la partie supérieure de l’un des flancs de l’Israël. Il regardait dehors par un hublot, au travers du flou de distorsion provoqué par le champ de camouflage. L’élaboration des logiciels linguistiques avait encore avancé. Un fait en particulier y avait contribué : désormais, les naufragés ne craignaient plus d’utiliser les drones à pleine portée tant que le seuil crucial des cent kilomètres de proximité n’était pas dépassé. Toutefois, deux semaines s’étaient écoulées depuis la bombe atomique lâchée par Sandy, et ils ne savaient toujours pas quoi faire. La seule bonne nouvelle, c’était le rétablissement complet d’Harriet – elle avait même repris ses séances de jogging sur le tapis de course du vaisseau. Sean soupira et tira sur son nez, concentré sur le problème. Il ressemblait comme deux gouttes d’eau à son père, mais plus haut de taille et les cheveux noirs. Il avait escompté qu’entrer dans le Temple serait difficile mais ne s’était jamais imaginé qu’ils n’auraient même pas le loisir d’utiliser de petites armes impériales ! De fait, ils ne pourraient peut-être même pas employer leurs propres implants, alors comment s’arrangeraient quatre humains – et un Narhani, qui serait assailli par les foules en sa qualité irréfutable de « démon » – pour pénétrer dans la forteresse la mieux gardée de la planète ? Bien entendu, une réponse très simple s’imposait, mais il ne serait pas capable de mener à bien une telle manœuvre. Il ne parvenait même pas à y songer sans souffrir de nausées. Le journal de Kahtar indiquait que le « sanctuaire » était surblindé et profondément niché au cœur de la roche, mais ces mesures de sécurité n’arrêteraient pas une ogive gravitonique, et il leur restait toujours la possibilité de lancer les hypermissiles du parasite à partir de l’atmosphère. Ils auraient touché la cité avant même que le réseau orbital n’ait réagi et, si l’unité informatique centrale se désactivait, il en irait de même pour le reste du système. Néanmoins, par la même occasion, ils tueraient l’entière population de la plus grande ville de Pardal – près de deux millions de gens, selon les estimations de Sandy. Il se frotta le nez avec plus d’entrain. Son superbe stratagème destiné à les amener ici avait réussi, certes, mais il les avait aussi fait tomber dans un piège. Impossible de décoller de la planète – même si une destination quelconque s’était offerte à eux – sans que les batteries orbitales ne les canardent pour délit de fuite. Et, depuis la surface, il n’existait aucun moyen de mettre les plateformes hors tension ! « Sean ? » Il leva les yeux. Debout à l’extrémité opposée de la baie, Sandy le héla : « Viens ! tu dois absolument voir ça ! — Voir quoi ? » Il bondit sur ses pieds, les sourcils froncés en signe de perplexité. « Je ne veux pas gâcher la surprise. Viens ! » Étrangement, Sandy paraissait à la fois amusée, effrayée, excitée et déconcertée. — Donne-moi au moins un indice ! — Très bien. » Elle le regarda avec un sourire énigmatique. Comme je n’avais rien de mieux à faire, j’ai envoyé un drone vers le village où était retenue Harriet, et tu ne croiras jamais ce qui s’y trame ! » « Eh bien, mon père (Tibold referma la lunette d’approche dans un cliquetis et grimaça à l’adresse de Stomald), on dirait que Son Excellence ne s’est pas laissé impressionner. » Le jeune homme hocha la tête, une main en visière, et tenta de ne pas montrer son désespoir. Il ne s’était pas attendu à ce que l’évêque Frenaur croie sur parole à sa version non étayée sans poser de questions, mais il n’avait guère pensé que l’affaire prendrait une telle tournure. Les étendards sanglants de mère l’Église progressaient le long de la vallée tortueuse, les cantons bleu et or étincelant au vent, et une marée de métal suivait derrière : des piques et des mousquets, des armures, des canons d’artillerie aux reflets ternes. — Combien sont-ils, à ton avis ? demanda le pasteur. — Bien assez. » Le capitaine plissa les yeux à cause du soleil. Plus que je ne pensais, en fait. À vue d’œil, la majeure partie de la division malagorienne de la garde a été convoquée. Vingt mille hommes environ. » Stomald acquiesça de nouveau, reconnaissant envers Tibold de ne pas lui avoir dit : « Je vous avais prévenu. » Le vétéran s’était opposé à l’idée de communiquer la bonne parole au Temple – contrairement à l’ecclésiastique, il n’était pas malagorien d’origine, mais il savait que la cité considérait cette contrée comme un foyer de sédition. Et à présent, à la vue de cette armée qui arrivait sur eux, le vicaire était satisfait d’avoir au moins consenti à dépêcher le message par sémaphore plutôt que de le livrer en personne. Il chassa cette idée et pinça les lèvres. Dieu n’avait certainement pas envoyé ses anges à Cragsend pour rien. Le Tout-Puissant ne promettait pas toujours à ses serviteurs l’intelligence suffisante pour comprendre ses voies, mais il y avait toujours un projet derrière ses actions. Et parfois ce projet n’était pas sans risques pour ses enfants… « Que conseilles-tu ? — De prendre nos jambes à notre cou, répondit Tibold avec un sourire, et Stomald se surprit à glousser. — Je ne crois pas que le Seigneur approuverait. De toute façon, où irions-nous ? Nous sommes coincés contre les montagnes, mon ami. — Pris au piège comme un kinokha », commenta le militaire, curieux de savoir pourquoi il n’éprouvait pas davantage de peur. Au début, il avait cru que le jeune prêtre était devenu fou, mais certains détails de son attitude avaient fini par le convaincre. À l’évidence, se répéta-t-il pour la énième fois, ces créatures n’étaient pas des démons. Il avait trop souvent constaté l’attitude dont les hommes – dotés de l’esprit immortel de Dieu, eux – étaient capables en temps de guerre. Non, s’il s’était agi de démons, Cragsend ne serait plus qu’un tas de ruines fumantes peuplées de morts. Et, tout comme le responsable du presbytère, Tibold ne voyait qu’une autre nature possible à leur attribuer, bien qu’il eût préféré des signes moins ambigus de leur part. Mais c’était sans doute de sa faute : n’avait-il pas joué les gros imbéciles en tirant sur le premier de ces êtres ? Même un ange aurait oublié le contenu de son message aux êtres humains avec une balle dans la tête, et les deux autres s’étaient montrés plus désireux de récupérer leur camarade que de laisser une quelconque missive derrière eux. Il grogna. Les villages et les villes de la région – même Cragwall, la plus grande agglomération des montagnes du Shalokar – avaient envoyé leurs prêtres pour constater les dégâts et entendre le récit du père Stomald. Tibold ne s’était jamais aperçu des extraordinaires talents de prédicateur du jeune clerc avant de l’entendre s’adresser à ses visiteurs, faisant tantôt témoigner d’autres habitants du petit bourg, décrivant à d’autres moments l’ange qui s’était exprimé dans la langue sacrée alors même que l’huile sanctifiée l’incendiait. Quel dommage qu’aujourd’hui ce diable d’homme n’ait pu s’entretenir avec le commandant de l’armée assaillante, car il aurait sans doute converti l’ensemble des troupes. Bien sûr, lors des récentes rencontres avec les délégations paroissiales, il avait eu affaire à des Malagoriens, forts de leur ressentiment à l’égard de la domination étrangère, et Tibold savait mieux que quiconque à quel point le Temple était jaloux de son pouvoir temporel. Celui qui dirigeait ces soldats tenait ses ordres du cercle des dignitaires, et il était bien peu probable qu’il accepte de s’insurger en vertu des déclarations d’un vicaire de village, aussi éloquent fût-il. Tibold ouvrit sa longue-vue pour étudier une nouvelle fois les étendards. Des colonnes de fumée s’élevaient derrière l’armée – là où, encore peu de temps auparavant, se trouvaient des fermes et des hameaux. Leurs occupants et habitants avaient décidé soit de rejoindre le mouvement « hérétique », soit de le fuir, et Tibold remerciait le Ciel que tous aient quitté leur demeure, car ces longues volutes en disaient long sur les directives reçues par la garde. La sainte Église, désireuse de donner l’exemple en supprimant les « rebelles », avait déclaré une guerre sainte, et sa structure militaire ne prendrait aucun otage. « Mon père, reprit enfin le vétéran, nous n’avons guère le choix. Je dispose de cinq cents mousquetaires, un millier de piquiers et quatre mille hommes désarmés. Même avec Dieu comme allié, c’est très peu. — En effet, soupira Stomald. J’aimerais pouvoir avancer que le Tout-Puissant nous sauvera, mais parfois la seule façon d’affronter son Jugement personnel consiste à succomber pour une cause que l’on sait juste. — Je suis d’accord avec vous, mon père. Mais je suis un soldat et, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais mourir comme tel – à savoir sans faciliter la tâche à l’adversaire pour un sou. — Nulle part les Écritures n’interdisent une telle démarche, le rassura le pasteur avec un sourire triste. — Alors replions-nous vers le col de Tilbor : il se trouve à moins de quatre cents enjambées, et il faudra plusieurs jours même à un tel bataillon pour nous en arracher. » Stomald hocha le menton, et le capitaine le gratifia d’un rictus. « En attendant, mon père, je ne me vexerais pas du tout si vous demandiez à Dieu de nous sortir du pétrin dans lequel nous nous sommes fourrés ! » « Tu veux rire ! » Sean examinait les images transmises par le drone. « Des anges ? — Absolument, lui répondit Sandy d’un air malicieux. — Incroyable, n’est-ce pas ? — Mon Dieu ! » Il s’enfonça dans son siège. Le reste de l’équipe scrutait l’holovisualiseur avec le même air concentré. « À bien y réfléchir, ce n’est pas aussi cinglé que ça en a l’air, dit Harriet. Songez-y un instant. Nous ne pouvons en aucun cas être des mortels – pas avec notre bioaugmentation, des fusils à gravitons et des grenades à plasma ; par conséquent, il ne reste que deux possibilités : soit nous incarnons des démons, soit nous sommes des anges. En outre, j’ai bien étudié vos rapports. » Sa voix trembla, car ses amis avaient tenu parole : ils avaient préparé à son intention un fichier mémoriel à télécharger. La jeune fille ne se rappelait toujours pas les événements récents, mais le document lui avait permis de les revivre de A à Z au travers du regard de ses camarades. Elle tressaillit tandis que son esprit lui repassait l’image de son corps ensanglanté attendant le feu de la torche, puis elle se secoua. « On dirait que Sandy et moi-même sommes les seules qu’ils aient vues de près. — C’est du moins ce que je déduis des propos de ce père Stomald. » Sandy projeta une image du prêtre et esquissa un sourire ironique au souvenir de la dernière fois qu’elle avait rencontré le jeune homme aux épaules larges, aux cheveux bouclés et à la barbe bien taillée. Cette fois-ci, il lui parut beaucoup plus posé. Il se tenait aux côtés d’un soldat aux traits durs, avec lequel il entretenait une conversation. « Il est plutôt mignon, n’est-ce pas ? » murmura la princesse, puis elle rougit quand Sean lui lança un regard parlant. Elle se rappela le traitement que cet individu « mignon » avait failli lui dispenser. La main posée sur son cache-œil, elle se reprit. « En tout cas, s’il n’a vraiment aperçu que les deux filles de notre groupe, tout s’explique. Leur Église est patriarcale – de fait, il en va de même pour la majeure partie de Pardal. Le Malagor maintient une politique assez avant-gardiste à ce sujet : les femmes y sont autorisées à posséder des biens. Quoi qu’il en soit, l’idée d’une fidèle qui assumerait une fonction au sein du clergé est absolument impie, or Sandy et moi portions l’uniforme de la Spatiale… c’est-à-dire la tenue revêtue par les évêques à l’occasion des fêtes religieuses les plus sacrées. En deuxième lieu, il se trouve que, pour des raisons connues d’eux seuls, les hauts dignitaires ont décidé que les anges étaient féminins… — et magnifiques, ajouta Tamman. — Malgré leur immortalité, poursuivit Harriet d’un ton autoritaire sans tenir compte de la remarque de son compagnon, ces créatures célestes ne sont pas invulnérables, ce qui explique mes blessures. En outre, Stomald a remarqué que votre petit groupe d’intervention avait soigneusement évité de tuer quiconque. À la lumière de ces éléments, je trouve leur réaction logique bien que surprenante à nos yeux. — Oui », lâcha Sean avec sobriété avant de modifier l’affichage. Les colonnes de l’armée en marche donnèrent des frissons à l’équipage de l’Israël, et son commandant soupira. « Nous n’avons certes abattu personne, mais peut-être aurions-nous dû : au moins, nous serions alors restés des démons plutôt qu’une manière de messagers divins à cause desquels ces pauvres villageois vont se faire massacrer. — Une telle issue n’est peut-être pas obligatoire. » Sandy observait la progression de la garde du Temple d’un œil espiègle, et son expression inquiéta le prince. « Qu’entends-tu par là ? » demanda-t-il. La jeune femme lui adressa un large sourire. « J’entends par là que nous avons trouvé la clé de la principale porte d’accès au Temple. — Hein ? Le visage de l’oratrice s’éclaira davantage. Nous ne tenons pas à l’extermination de cette population suite aux circonstances que nous avons involontairement provoquées, n’est-ce pas ? » Quatre têtes acquiescèrent, et elle haussa les épaules. « Dans ce cas, nous devons la sauver. — Et que proposes-tu pour y arriver ? — Oh ! ça, c’est la partie la plus facile : les soldats se trouvent à bien plus de cent kilomètres de la cité. — Attends ! protesta Sean. Je ne désire pas voir succomber Stomald et ses cinglés de fidèles, mais je ne tiens pas plus à la mort du camp adverse ! — Cela ne se produira pas, le rassura-t-elle. Nous parviendrons sans doute à les effrayer sans même ouvrir le feu, avec quelques holoprojections. — Hum. » Le prince observa ses amis et battit plusieurs fois des paupières. « Pourquoi pas ? Ça pourrait même être drôle. — Ne t’emballe pas trop vite : le vrai problème, c’est de savoir ce que nous ferons après. — Que veux-tu dire ? demanda Tamman. — Qu’on le veuille ou non, la machine est lancée. Soit nous laissons l’Église anéantir ces montagnards, soit nous les tirons d’affaire. Dans le second cas, croyez-vous vraiment que le Temple conclura l’épisode par la formule suivante : “Diantre ! nous ferions mieux de laisser tranquilles ces sales hérétiques adorateurs de démons” ? Et les adorateurs en question, de leur côté, ne vont sans doute pas rentrer à la maison comme s’il ne s’était rien passé, parce qu’en sauvant leur peau nous confirmons leur croyance en une intervention divine. — Génial, déclara Sean d’un ton ironique. — Malgré tout, c’est peut-être une bonne solution. » Le prince leva les yeux vers Sandy, surpris. « Nous avons engendré cette fâcheuse situation par mégarde, et ce qui est fait est fait. Alors, si le Temple veut une croisade, pourquoi ne pas lui en donner une ? — Tu suggères de fomenter une guerre de religion ? » Harriet dévisagea sa camarade avec horreur, mais celle-ci se contenta de hausser les épaules. « C’est déjà fait ! Et notre responsabilité, c’est d’y mettre fin d’une façon ou d’une autre, or nous ne pourrons y arriver sans répandre le sang. Cette perspective ne m’enchante pas davantage que vous, Harriet, mais nous n’avons pas le choix, à moins de rester là assis à voir Stomald et les siens se faire trucider. » Et, quitte à s’impliquer, autant le faire jusqu’au bout. L’Église est devenue trop grande, trop statique. Même les seigneurs séculiers sont à sa botte. La seule manière pour notre jeune prêtre de survivre, c’est de renverser le cercle des dignitaires… or c’est justement ce dont nous avons besoin pour pénétrer à l’intérieur du sanctuaire. — Je ne sais pas… fit Harriet avec lenteur, mais son frère, lui, contemplait la jeune MacMahan avec admiration. — Mon Dieu ! Sandy, c’est une idée de génie ! — Je suis assez fière de moi, en effet. » Elle éclata de rire. « En tout cas, nous sommes taillés sur mesure pour cette mission ! Le commandant adopta une mine perplexe, et un sourire radieux s’épanouit sur le visage de sa compagne. « Mais oui, Sean : après tout, ne sommes-nous pas les enfants perdus d’Israël ? » CHAPITRE VINGT-QUATRE Sean grimaça tandis que son chasseur camouflé – l’un des trois dont disposait le vaisseau mère – restait immobile au-dessus de la gorge sinueuse. Elle était abrupte, profonde et vertigineuse, avec des à-pics qui se faisaient face à moins de deux cents mètres là où les villageois avaient barré le chemin par des ouvrages de terre. Le prince comprenait pourquoi les « hérétiques » avaient choisi de se retirer en ces lieux, mais une vallée si étroite rendait difficile toute manœuvre de tir. Il vérifia ses scanners. La vedette dans laquelle se trouvaient Sandy, Harriet et Brashan demeurait aussi furtive que le chasseur, mais les deux champs de dissimulation synchronisés permettaient aux instruments d’apercevoir clairement l’autre appareil : en ce moment, le trio effectuait les dernières vérifications. Sean aurait aimé disposer du temps nécessaire pour tester l’holoprojecteur improvisé comme il le fallait. Et s’attarder plus longuement sur le plan de l’opération : établir une stratégie en moins de dix heures ne laissait guère de place à une analyse minutieuse des facteurs impliqués. Bien que Sandy, admit-il, eût répondu à la plupart de ses objections. La partie la plus ardue de ce projet, à bien des égards, résidait dans les limites de ce que les naufragés pouvaient offrir à ces montagnards. Aujourd’hui, il faudrait un « miracle » pour les sauver, or l’équipage du parasite ne serait plus à même d’en accomplir à l’avenir. L’utilisation de toute technologie impériale dans un rayon de cent kilomètres autour du Temple n’était pas une option envisageable, mais si Sean et les autres en faisaient usage jusqu’à la limite fatidique puis y renonçaient soudain, le résultat serait catastrophique. Non seulement la cité en retirerait un nouvel espoir, mais le changement subit plongerait les villageois dans le désarroi. Cela suffirait peut-être à les convaincre qu’après tout ils formaient bel et bien un groupe d’« hérétiques » et que les « faux anges » n’osaient pas affronter le pouvoir central sur son propre territoire. Et ces limitations engendreraient encore plus de problèmes que le chamboulement proposé par Harriet. Il soupira. Si seulement sa sœur avait moins de principes ! Elle avait insisté pour qu’ils ne revendiquent jamais un statut divin, ce qui n’allait pas leur faciliter la tâche – et, de toute façon, personne ne les croirait. Mais sa position se justifiait. Ils avaient causé assez de dégâts comme ça et, même s’ils gagnaient la guerre déclenchée par eux-mêmes, il leur faudrait tôt ou tard convaincre leurs « alliés » qu’ils n’étaient pas vraiment des anges. De plus, Sean se serait senti pervers à l’idée d’exiger leur adoration. Il reporta son attention sur l’armée de l’Église. En face, les fortifications de Stomald semblaient presque imprenables, mais la vallée formait une sorte d’entonnoir qui se terminait au pied du camp malagorien, et la garde déployait déjà ses canons de campagne à la faveur de la nuit. D’ici l’aube, des douzaines de ces unités seraient à même d’ouvrir le feu sur un vaste périmètre. Elles ne paraissaient pas très lourdes – les boulets devaient peser cinq ou six kilos –, mais il y en avait beaucoup, or le prince n’en voyait guère chez l’adversaire. « Si seulement le père de Sandy était avec nous, grommela-t-il. — Ou le mien, grogna Tamman. Mieux encore : ma mère ! — N’importe lequel d’entre eux me conviendrait, mais l’oncle Hector est le féru d’histoire de l’équipe. Je ne connais fichtre rien à la poudre noire et aux piques. — Nous allons devoir apprendre sur le tas. Et, au moins, nous possédons l’attirail adéquat. » Le jeune Qian sourit et cogna sur son plastron noir charbon. Sean portait le même élément d’armure ainsi qu’une dossière et des manches de mailles. Ces pièces, tout comme les épées rangées derrière les couchettes, provenaient des ateliers d’usinage de l’Israël, et le matériau dont elles se composaient aurait suscité plus d’un haussement de sourcils au sein de l’un ou l’autre des régiments peuplant le canyon. « Facile à dire pour toi, rouspéta Sean, tu étais le meilleur en escrime. En ce qui me concerne, je serais tout à fait capable de m’auto décapiter ! — Ces soldats manient plutôt l’épée lourde à deux tranchants, précisa Tamman, et j’ignore à quel point mon entraînement de spadassin m’aidera à les combattre. Cela dit, nous jouissons tous deux de réflexes bio augmentés, et nul… — Sean, c’est l’heure du spectacle », l’interrompit la voix douce de Sandy via la com. Tibold Rarikson se tenait derrière le parapet, les yeux écarquillés pour mieux voir dans la nuit. Il massa son dos endolori. Cela faisait des années qu’il n’avait pas empoigné une pioche, mais la plupart de ses « troupes » ne se composaient que de milices locales. Elles devaient encore apprendre qu’une pelle constituait une arme au même titre qu’une lame… leçon qu’elles n’auraient probablement pas digérée à temps. Il ne percevait aucun détail dans la pénombre, mais il savait que l’adversaire préparait l’artillerie, et l’édit de la sainte Église interdisant aux princes séculiers l’emploi de toute arme plus lourde qu’un chagor conférait à la garde le monopole des arlaks, plus redoutables. À vrai dire, le vétéran ne possédait même pas de chagors, mais ses malagors donneraient une belle surprise à l’ennemi. Au détail près que les soldats adverses avaient passé la majeure partie de leur service dans la région et qu’ils connaissaient donc tous les mystères du mousquet de gros calibre – connu comme la marque de fabrique de la principauté aux quatre coins du monde… Il se secoua. Ses pensées tournaient en rond, et rien de tout cela ne revêtait de réelle importance : les combattants du front rival, bien assez nombreux, absorberaient ses tirs avant de charger, l’acier au poing, ce qui signifiait que… Il s’interrompit dans ses considérations. Un halo de lumière mate venait de se matérialiser entre lui et les assaillants. Il se frotta les yeux et cligna des paupières, mais l’éclat blafard refusa de se dissiper, et il posa la main sur l’épaule de la sentinelle la plus proche. « Eh ! toi, va chercher le père Stomald ! » « Commandant Ithun ! Regardez ! » L’interpellé bondit sur ses pieds et réprima un juron tandis qu’un filet de vin chaud coulait sur son armure. L’officier de la garde – l’un des rares natifs du Malagor au sein du détachement maintenu par le Temple dans la province indocile – essuya son plastron, murmura quelques paroles indistinctes et se dirigea vers le factionnaire qui venait de hurler. « Regarder quoi, Surgam ? demanda-t-il d’un ton irrité. Je ne vois rien… » Il se tut. Un nuage de clarté informe flottait à cinq cents enjambées de là, presque au bord du fossé situé au pied du rempart de terre des hérétiques. Il bouillonnait, oscillait et s’épanouissait sous son regard. Ses cheveux se hérissèrent contre son casque. Les incroyables histoires narrées par la poignée de prisonniers capturés à ce jour jaillirent dans son esprit, et sa bouche s’assécha lorsqu’il remarqua que la sinistre brillance venait à sa rencontre. Il déglutit. Si les renégats fricotaient avec la vallée des Damnés, il s’agissait peut-être de… Il s’arrêta avant de formuler le mot. « Va chercher le père Uriad ! » Le soldat s’élança dans la nuit avec un empressement peu habituel. « Qu’y a-t-il, Tibold ? » Stomald avait finalement réussi à s’endormir quand la recrue était venue le chercher. Encore étourdi, il haletait suite à sa course effrénée. « Regardez par vous-même, mon père », répondit le militaire d’une voix tendue, et l’ecclésiastique resta bouche bée. La sphère de lumière, déjà plus haute que trois hommes, ne cessait de croître. « Je… Depuis combien de temps est-ce là ? — Pas plus de cinq minutes, mais… » L’explication du vétéran s’arrêta là. Il avala sa salive de façon si sonore que Stomald l’entendit sans peine juste avant de tomber à genoux, frappé de stupeur. La luminosité nacrée, désormais plus obscure, venait de se cabrer jusqu’à atteindre une altitude vertigineuse. Il chercha son nuage stellaire à tâtons tandis que le léger flamboiement se transformait en une forme imposante. « Que saint Yorda nous préserve ! » cria une sentinelle tapie dans l’ombre, et le vicaire lui fit écho en pensée. La silhouette bleu et or transperçait la voûte nocturne, habitée d’une lueur intérieure inquiétante. Elle lui tournait le dos, mais il la reconnut : près de vingt fois plus grande que la dernière fois qu’il l’avait aperçue, elle portait les mêmes cheveux courts, coupés tel un casque de soie bouclée. Il se rappela sa voix tonitruante surgissant des flammes, et ses lèvres entonnèrent une fervente prière à voix basse. « Seigneur tout-puissant ! » murmura Ithun. Les rayons projetés par l’entité surnaturelle noyaient les parois du canyon sous un flot d’ondulations colorées, et ses yeux bruns brillaient comme deux phares. Le commandant réprima une vague de panique. Il bloqua le tremblement de ses muscles et combattit un besoin impérieux de se jeter au sol en signe de soumission. Des cris de terreur parcoururent les rangs. Un démon, se dit-il. Il devait s’agir d’un démon ! Et pourtant il percevait un je-ne-sais-quoi dans ce visage sévère. Un détail dans l’expression de cette bouche ferme. Se pourrait-il que les déclarations des impies s’avèrent… ? Il coupa court à ses réflexions, tenté de prendre la fuite. S’il faisait un seul pas en arrière, sa compagnie disparaîtrait avec lui, mais il n’était qu’un homme ! Comment… ? « Que Dieu nous garde ! » Le militaire pivota sur ses talons et lâcha un soupir de soulagement. Il tendit les bras, oublieux des usages sous l’effet de la peur, et secoua le prêtre Uriad. « Qu’est-ce que c’est, mon père ? Au nom du Seigneur, qu’est-ce que c’est ? — Je… » bafouilla l’interpellé, puis la créature parla. « Guerriers de notre mère l’Église ! » La voix, dix fois – cent fois ! – plus puissante qu’à Cragsend, coupa le souffle de Stomald. Tous les soldats postés à ses côtés tombèrent à genoux et se couvrirent les oreilles de leurs mains tandis que le timbre majestueux retentissait alentour. À n’en pas douter, même les falaises allaient s’effondrer dans un instant ! « Guerriers de notre mère l’Église, vociféra l’ange, détournez-vous de cette folie ! Ces hommes ne sont pas vos ennemis, ce sont vos frères ! Le sang n’a-t-il pas assez coulé sur Pardal ? Faut-il que vous assailliez les innocents afin d’en répandre davantage ? » La géante fit un pas en avant – un pas qui couvrit vingt enjambées humaines – et se pencha en direction de la garde du Temple. La tristesse habitait ses traits farouches. « Sondez vos cœurs, reprit-elle en levant ses doigts colossaux d’un air suppliant. Sondez vos âmes. Voulez-vous entacher vos mains du sang de femmes et d’enfants qui n’ont aucune faute à se reprocher ? Voulez-vous commettre l’impardonnable devant l’homme et devant Dieu ? » « Démon ! s’exclama le père Uriad, et de nombreux fantassins se tournèrent vers lui, la mine épouvantée. Je vous dis que c’est un démon ! — Mais… » commença quelqu’un. Le religieux le sermonna avec vigueur : — Insensé ! Tiens-tu aussi à perdre ton âme ? Ce n’est pas un ange ! C’est un démon tout droit sorti de l’enfer ! Les hommes vacillèrent. Il arracha un mousquet des mains d’une sentinelle perplexe puis, échappant aux bras qui tentaient de le retenir, fonça sur le monstre pour l’affronter seul. « Démon ! » Son piaillement faiblard ne soutenait pas la comparaison avec le rugissement de l’entité. « Diable maudit et damné ! Immonde et impur profanateur d’innocence ! Je te bannis ! Retourne à la géhenne dont tu viens ! Les troupes de la garde écarquillèrent les yeux, à la fois consternés et fascinés par le courage du pasteur, sur qui le titan porta aussitôt son regard. « Supprimerais-tu ton propre troupeau, prêtre ? » La voix assourdissante était devenue plus aimable, et les ecclésiastiques des deux armées reconnurent avec stupéfaction la langue sacrée. Mais Uriad, déchaîné, épaula son arme. « Disparais, être maléfique ! » Il y eut une détonation et un éclair. « Il faut y aller, marmonna Sean, puis il déplaça le chasseur tandis que l’image de Sandy se redressait. Pourquoi diable ne se sont-ils pas contentés de fuir ? Tu as les coordonnées, Tam ? — Oui. Seigneur, j’espère que cet idiot ne se trouve pas aussi près de Sandy que je le crains ! » « Écoute-moi bien, prêtre. » Le contralto déchira le silence comme un coup de tonnerre étouffé. « Je ne te permettrai pas de conduire ces hommes à leur propre damnation. » Uriad leva les yeux, les poings serrés sur son mousquet. La fumée de poudre lui irritait le nez, mais la balle n’avait laissé aucune marque sur la cible, et la terreur se mit à percer l’armure de rage que le clerc s’était bâtie. Il trembla. S’il décampait, l’armée entière ferait de même, c’est pourquoi il décolla la main de la crosse de son fusil, agrippa sa soutane au niveau de la poitrine et brandit le nuage stellaire. Le symbole flamboya dans sa paume, éclairé par le faisceau lumineux. En réponse, l’entité pointa un doigt vers le carré de terre placé juste devant elle. « Ces innocents sont sous ma protection. Je ne désire la mort de personne, mais s’il faut des victimes, ce ne seront pas eux ! » Un rayon jaillit de son index massif. Tamman se raidit tandis que la batterie principale de l’appareil de combat se calait sur l’indicateur laser. Il prit une dernière seconde pour vérifier ses relevés. Il faudrait jouer serré. Ils n’avaient pas compté sur cet imbécile assez courageux pour s’approcher de l’holoprojection de Sandy ! La décharge atteignit le sol. Vingt mille soldats horrifiés hurlèrent à tue-tête à la vue de la tranchée qui se dessinait d’un versant à l’autre de la vallée. Une tranchée assez large pour accueillir transversalement un homme de haute stature, et trois fois plus profonde. Labouré jusqu’en son soubassement, le fond du vallon cracha une pluie de terre et de poussière, projetant le religieux à la renverse comme un vulgaire jouet. L’odeur brute de la roche effritée saisit les assaillants à la gorge et au nez ; ils n’y tinrent plus et prirent leurs jambes à leur cou dans le tumulte général. Les factionnaires jetèrent leurs armes, les artilleurs abandonnèrent leurs batteries, les cuisiniers lâchèrent leurs louches. Tout objet susceptible de ralentir la course des fuyards était éjecté, et la division malagorienne de la garde du Temple fonça dans la pénombre comme une meute de loups hurlants et affolés. Le rai de clarté se tarit, et la silhouette démesurée détourna son attention des rangs brisés de la sainte Église pour faire face aux villageois de Stomald. Le vicaire se leva, se plaça en haut de la fortification et dévisagea l’ange qu’il avait essayé de tuer. La splendeur brûlante de son regard déferla sur lui. Il sentit l’effroi de ses semblables peser sur sa nuque, mais une poussée de respect et de vénération les maintint à leur place. La créature sourit avec douceur. « Je vais venir à vous sous une forme moins redoutable. Attendez-moi. » L’instant d’après, la souveraine et glorieuse émanation de lumière avait disparu. CHAPITRE VINGT-CINQ Le père Stomald s’assit à la table du dîner avec un grognement. Jamais il n’aurait songé être encore en vie pour prendre ce repas, et, étant donné sa fatigue, il se demandait si cela valait même la peine. Ramasser et trier le butin laissé par la garde de façon inespérée l’avait épuisé, mais Tibold avait raison : la dispersion d’une armée ne garantissait pas la victoire, et ces armes constituaient un bien précieux. En outre, l’ennemi trouverait peut-être le courage de venir les récupérer si personne ne s’en emparait. Toutefois, décider que faire de piques et de mousquets s’était avéré assez simple. Contrairement à d’autres problèmes, comme les plus de quatre mille fuyards qui, lorsque l’effroi avait cédé la place à l’émerveillement, avaient rebroussé chemin pour prier Stomald de les accepter au sein de l’« armée des anges ». Il les avait reçus à bras ouverts, mais son commandant avait insisté pour que les nouveaux arrivants ne soient pas les bienvenus de façon inconditionnelle. Dans peu de temps, l’Église tenterait d’infiltrer les forces adverses en envoyant des espions déguisés en convertis, et le militaire préférait établir les règles du jeu dès à présent. Le vicaire comprenait son point de vue, mais la mise au point d’une stratégie avait pris de longues heures. À présent, Tibold disposait de quatre mille nouveaux ouvriers ; au fur et à mesure qu’ils prouveraient leur sincérité, ils seraient intégrés à ses unités, mais – comme le vétéran l’avait décrété d’un ton pince-sans-rire – ils resteraient flanqués de soldats n’appartenant pas à la garde afin d’étouffer dans l’œuf toute velléité de trahison. Mais toutes ces questions, bien qu’importantes et concrètes, passaient au deuxième plan aux yeux de la plupart des recrues du vicaire. Les messagers de Dieu étaient intervenus en leur faveur, et, si les Malagoriens se montraient trop pragmatiques pour laisser leur joie interférer avec des tâches qu’ils savaient obligatoires, ils travaillaient en entonnant des cantiques spontanés. Et Stomald, à la tête d’un troupeau plus vaste qu’il ne l’aurait jamais imaginé, s’était beaucoup investi dans la planification et la gestion des services solennels d’action de grâces qui avaient inauguré et clôturé cette journée interminable et éreintante. En d’autres termes, il n’avait pas eu le temps de respirer depuis le matin, encore moins de manger. Il engloutit le dernier morceau de ragoût de shemaq et s’effondra sur son tabouret de bivouac avec un soupir. Il entendait les bruits du cantonnement, mais sa tente se trouvait sur une légère éminence, isolée du reste des troupes en vertu de l’intimité traditionnellement accordée aux membres du clergé. Cet isolement le dérangeait, mais la possibilité de prier et de réfléchir sans interruption était un trésor inestimable pour tout meneur, comme il commençait à s’en apercevoir. Il leva la tête puis, à travers les pans de toile rabattus de l’entrée, observa la lanterne suspendue dehors par les aides de camp. D’autres veilleuses et torches vacillaient dans la vallée étroite, en contrebas de ses quartiers. Il perçut le meuglement des centaines de nioharqs que la garde avait abandonnés. Il y avait moins de branahlks – ces bêtes de selle, rapides comme l’éclair, avaient été très prisées à l’occasion de la débandade des guerriers du Temple –, mais les autres animaux, d’une taille au garrot qui dépassait celle d’un homme, seraient irremplaçables au moment de lever le camp. Et… Ses pensées s’interrompirent et il sauta sur ses pieds. Devant lui, l’air s’était soudain mis à trembloter, comme chauffé par une flamme. Puis il se solidifia, et le prêtre vit l’ange qui avait sauvé son peuple. Sean et Tamman attendaient dehors, dissimulés par leurs champs de furtivité portables. Le trajet à travers le campement s’était avéré… intéressant, car les gens n’évitent guère ce qu’ils ne voient pas. Un chariot de transport avait failli écraser Sandy, dont l’expression alors qu’elle bondissait de côté les avait bien amusés. Le prince avait prévu de conclure cette étape la nuit précédente, mais la débandade généralisée de la garde – ainsi que la mine d’or qu’elle avait laissée en partant – avait modifié son agenda. Stomald n’avait pas besoin de miracles supplémentaires juste au moment où il mettait de l’ordre dans son héritage inattendu. De plus, ce temps mort avait permis à Sean d’observer les « hérétiques » au travail, et il avait été très impressionné par le commandant militaire du pasteur, professionnel jusqu’au bout des ongles. Un guerrier de cette trempe leur fournirait un sacré atout. Mais c’était de la musique d’avenir. Pour l’instant, il s’efforçait de ne pas rire devant la mine de l’ecclésiastique suite à la matérialisation soudaine de Sandy. Le jeune prêtre demeura bouche bée, puis il se jeta à terre pour se prosterner devant l’ange. Il traça sur lui le signe divin du nuage stellaire, submergé par un sentiment d’insuffisance mêlé de joie. Une joie sans bornes, car, malgré son incompétence, Dieu avait jugé bon de poser la main sur lui. Il retint sa respiration en attendant que la créature exprime sa volonté par le biais d’un signe quelconque. « Lève-toi, Stomald », lâcha une voix douce en langue sacrée. Il fixa le sol puis s’exécuta, les membres tremblants. « Regarde-moi, poursuivit-elle, alors il scruta son visage. Voilà qui est mieux. » L’entité traversa l’espace de la tente et prit place sur un des sièges disponibles tandis que son hôte la contemplait en silence. Elle se déplaçait avec une grâce naturelle, plus petite encore qu’il ne l’avait évalué pendant cette terrible nuit. Debout, elle dépassait à peine la hauteur de ses épaules à lui, mais sa silhouette ne présentait aucune forme de fragilité. Ses cheveux bruns étincelaient sous la lumière de la lampe, coupés court comme ceux d’un homme mais arborant malgré tout un indéfinissable style féminin. Sa bouche avait un dessin net et ferme, mais il nourrissait l’étrange certitude que ces lèvres-là étaient faites pour sourire. Son visage triangulaire – avec d’immenses yeux, de hautes pommettes et un menton volontaire qui n’égalaient pas la beauté de l’ange blessé par les chasseurs de Tibold – respirait la force et la détermination. Elle le toisa à son tour, sereine. Il s’éclaircit la gorge et tripota son symbole religieux tout en réfléchissant. Que pouvait bien dire un homme à un envoyé de Dieu ? Bonsoir ? Comment allez-vous ? Pensez-vous qu’il va pleuvoir ? Il n’en avait pas la moindre idée. Une lueur de malice traversa le regard de son vis-à-vis. Une lueur bienveillante, car elle prenait en compassion son irrépressible mutisme. « J’avais dit que je viendrais. » Elle parlait d’une voix profonde pour une femme, mais, sans le tonnerre de la colère, elle était délicate et affable. Le pouls de l’homme ralentit. « C’est un honneur de vous recevoir, Votre Sainteté, parvint-il à balbutier, mais elle secoua la tête. — “Votre Sainteté” est un titre sacerdotal, or je ne suis qu’un visiteur venu d’une lointaine contrée. — Dans ce cas… quel titre dois-je employer ? — Aucun, mais je m’appelle Sandy. » Le cœur de Stomald bondit dans sa poitrine : ce nom était nouveau, différent de tout autre qu’il eût jamais entendu. « Vos désirs sont des ordres, murmura-t-il en s’inclinant, et elle fronça les sourcils. — Je ne suis pas ici pour te donner des ordres, Stomald. » Il tressaillit, craignant de l’avoir courroucée. Elle perçut sa peur puis déclara d’un air dépité : « La situation a mal tourné. Il n’était nullement dans notre intention d’entraîner votre peuple dans une guerre sainte contre l’Église. C’était une erreur de notre part de mettre en danger votre région et vos vies. » Il dut se retenir pour ne pas contredire son autoaccusation. En tant que déléguée du Tout-Puissant, elle ne pouvait pas se tromper. Cependant, se rappela-t-il, les anges n’étaient que les serviteurs du Seigneur, pas des divinités en eux-mêmes. Par conséquent, ils étaient peut-être capables de fauter. Cette nouvelle pensée le troubla, mais il sut au ton de la créature qu’elle disait vrai. « Nous avons fait plus de mal que vous, déclara-t-il avec humilité. Nous avons blessé l’autre ange et porté nos mains violentes et impies sur sa personne. Le fait que Dieu vous envoie une deuxième fois pour nous sauver de sa propre Église alors que nous avons commis de telles atrocités traduit une miséricorde que nul mortel ne mérite, ô Sandy. » Elle grimaça. Elle avait prévu d’éviter toute mention aux anges dans la mesure du possible, mais les Pardaliens, à l’instar des Terriens, possédaient plus d’un mot pour exprimer ce concept. Sha’hia, le plus commun d’entre eux, dérivait d’un terme impérial signifiant « messager », tout comme l’équivalent anglais provenait du grec ancien. Malheureusement, il en existait un autre qui, lui, constituait une déformation d’erathiu – « visiteur » –, qu’elle avait employé devant Stomald sans y prendre garde. Or ce choix n’avait pas échappé au religieux : au début de la discussion, il employait sha’hia ; à présent, il disait erathu, et, s’il venait à Sandy l’idée de le corriger, il croirait à une simple erreur de prononciation de sa part. Lui expliquer le sens qu’elle donnait à « visiteur » impliquait l’exploration de régions si éloignées de sa conception du monde que cela déboucherait fatalement sur une crise de conscience chez le malheureux. Elle se mordit la lèvre puis haussa les épaules. Harriet avait raison quant à la prudence qu’il fallait observer dans le cadre de ces tractations, mais Sandy faisait de son mieux, et son amie allait devoir s’en contenter. « Vous avez agi en votre âme et conscience, formula-t-elle avec lenteur, et ni Harriet ni moi-même ne vous en tenons rigueur. — Vous voulez dire qu’elle a… survécu ? » Une vague de soulagement parcourut les traits du vicaire, et Sandy se rappela que les anges pardaliens pouvaient être tués. « Oui. Mais ce qui m’amène en ces lieux, c’est le danger que toi et les tiens courez en ce moment, Stomald. Nous poursuivons un but bien précis, mais, ce faisant, nous avons mis votre existence en péril. Si c’était à notre portée, nous corrigerions notre erreur, mais un tel miracle n’est plus envisageable pour nous. » Il acquiesça. Les saintes Écritures assuraient que les anges étaient des êtres puissants, mais l’homme bénéficiait pour sa part du libre arbitre. Par ses actions, il était à même de faire échouer les projets d’une créature céleste, et il rougit de honte en comprenant que c’était exactement là ce qu’avait accompli son troupeau. Toutefois, l’ange Sandy ne montrait aucun signe de ressentiment : elle les avait sauvés, et l’inquiétude sincère qui transparaissait dans son timbre de miel emplissait le cœur de Stomald de gratitude. « Comme il nous est impossible de revenir sur le passé, reprit-elle, nous devons commencer par ce qui s’est produit. Peut-être pouvons-nous associer notre but personnel à notre responsabilité de vous éviter les conséquences de notre bévue, mais sache que notre marge de manœuvre est limitée. La nuit dernière, nous n’avons guère eu le choix : il fallait intervenir. Mais il n’est pas en notre pouvoir de récidiver. Notre mission nous l’interdit. » Il avala sa salive. La sainte institution œuvrait contre eux ; comment espérer survivre sans cette aide si particulière ? Elle remarqua son angoisse et lui sourit. « Je n’ai pas dit que nous ne jouerions aucun rôle, Stomald, j’ai juste précisé que notre pouvoir n’est pas infini. Nous vous apporterons notre soutien, mais tu n’ignores pas que le cercle des dignitaires n’aura de cesse qu’il n’obtienne votre élimination. Vous représentez une menace à la fois pour les croyances de la cité et pour le pouvoir séculier qu’elle exerce sur le Malagor. Et aujourd’hui cette menace n’est pas moins conséquente – bien au contraire –, car la nouvelle des événements survenus hier soir va se répandre comme un vol de talmahk. » Voilà pourquoi d’autres armées ne tarderont pas à vous attaquer, or nous ne tenons pas à vous voir périr : créer des martyrs ne nous intéresse pas. La mort frappe tout un chacun, mais la destinée de l’homme est d’aider son prochain, pas de l’éliminer au nom du Tout-Puissant. C’est du moins ainsi que nous l’entendons. Est-ce que tu comprends ? — Oui. » Il avait toujours désiré appliquer cette règle de vie, et voici qu’un ange lui annonçait que telle était la volonté de Dieu… ! « Bien », murmura Sandy, puis elle se redressa sur sa chaise. Ses lèvres se contractèrent et son regard devint plus sombre. « Mais si on vous agresse, vous êtes en droit de vous défendre, et c’est dans cette perspective que nous allons vous aider. Avec votre consentement, bien sûr. Le choix vous appartient. Nous ne vous forcerons à accepter ni notre soutien ni nos conseils. — S’il vous plaît… (il leva les mains à hauteur de sa poitrine et réprima un besoin urgent de se jeter à terre une seconde fois) je vous supplie de nous venir en aide. — Inutile de me supplier. » Elle le dévisagea d’un air sévère. « Nous ferons ce qui est en notre pouvoir, mais en tant qu’amis et alliés, pas en tant que dictateurs. — Je… » Il déglutit encore. « Pardonnez-moi, ô Sandy. Je ne suis qu’un vulgaire vice-prêtre, peu habitué à ce qui lui arrive depuis quelque temps. » Malgré la nervosité, sa bouche se détendit : comment ne pas sourire devant un regard si compréhensif ? « Je doute que même le grand prêtre Vroxhan saurait quoi faire ou dire face à un ange surgi au beau milieu de sa tente ! » s’entendit-il déclarer, puis ses jambes flageolèrent, mais son interlocutrice garda une mine enjouée. Il remarqua ses fossettes, qui en disaient long sur son sens de l’humour, et cela lui redonna un coup de fouet. « En effet », admit-elle. Sa voix paisible trahissait un début d’hilarité, mais elle se secoua aussitôt. « Très bien, Stomald. Comprends que nous n’avons ni besoin ni envie de votre adoration. Demande-nous ce que tu veux, comme tu le demanderais à n’importe qui d’autre. Si c’est dans nos moyens, nous obtempérerons ; dans le cas contraire, nous vous le dirons sans vous en vouloir. Te sens-tu capable de procéder ainsi ? — J’essaierai », lâcha-t-il, plus confiant. Difficile de trembler devant quelqu’un qui, à l’évidence, voulait le bien de son troupeau et de lui-même. « Alors laisse-moi te dire ce qui est à notre portée, vu que j’ai déjà évoqué nos limitations. Nous pouvons vous assister, vous conseiller et beaucoup vous apprendre. Nous pouvons vous rapporter une bonne partie de ce qui se trame ailleurs – mais pas tout. Enfin, s’il est vrai que nos armes ne doivent pas être dirigées contre vos ennemis, nous pouvons vous enseigner à vous servir des vôtres au mieux pour vous protéger. Si vous le voulez. Est-ce le cas ? — Absolument. » Stomald bomba le torse. « Nous n’avons commis aucun mal, et pourtant l’Église nous a déclaré une guerre sainte. Si telle est sa décision, nous nous défendrons comme il se doit. — Même en sachant qu’un seul camp – le cercle des dignitaires ou ton peuple – sortira vivant de ce combat ? L’un ou l’autre devra tomber, Stomald. Es-tu prêt à assumer cette responsabilité ? — Je le suis, dit-il avec encore plus de fermeté. Un berger peut très bien mourir pour son troupeau, mais son devoir consiste à le préserver, pas à l’anéantir. La sainte institution elle-même prêche cette ligne de conduite. Si ses membres les plus haut placés l’ont oublié, il faut le leur rappeler. — Ta sagesse n’a d’égal que ton courage, Stomald de Cragsend, et, vu que tu consens à veiller sur les tiens, je t’offre ces deux guerriers pour t’épauler dans ta lutte. » Elle leva une main, et le prêtre sursauta lorsque l’air chatoya à nouveau et que deux étrangers surgirent de nulle part. L’un était à peine plus grand que lui. Des épaules carrées et une musculature développée transparaissaient au travers de son armure noire comme du jais. Sa crinière et ses pupilles étaient aussi brunes que celles de l’ange, mais sa peau bien plus foncée, et ses cheveux coupés encore plus court. Un casque surmonté d’un imposant cimier reposait sous son bras, et une épée longue et fine pendait à sa ceinture. Il paraissait robuste et compétent, mais il aurait très bien pu passer pour un être mortel. L’autre, en revanche… ! C’était un géant, bien plus grand que son compagnon et que Stomald. Son harnais ressemblait en tout point à celui de son homologue et il portait la même lame élancée, mais ses yeux étaient noirs comme la nuit et sa chevelure bien plus foncée encore. Il n’était pas beau, non – de fait, ses oreilles et son nez proéminents le rendaient presque laid mais il affronta le regard de l’ecclésiastique sans aucune trace d’arrogance ni de doute intérieur… tout comme Tibold aurait pu le faire, songea-t-il, si le respect naturel de l’habit ne l’en avait pas empêché. « Voici mes champions : Tamman Tammanson (elle toucha l’épaule du plus petit) et Sean Colinson (elle effleura le colosse, et ses yeux s’adoucirent l’espace d’un instant). Les acceptes-tu comme capitaines de guerre ? — Je… j’en serai honoré », répondit Stomald, en lutte contre une énième poussée de frayeur. Étant donné leur sexe, ce n’étaient pas des anges, mais une certaine énergie se dégageait d’eux. Voilà pourquoi, sans même penser à leur apparition soudaine, le clerc tenait pour certain qu’il s’agissait de bien plus que des mortels, comme les héros légendaires des vieux récits. « Je te remercie de ta confiance », dit Sean Colinson. (Quel nom étrange !) Son timbre était très profond, mais il parlait en pardalien – bien qu’avec un fort accent –, pas en langue sacrée. Il tendit sa main droite géante. « Comme évoqué par Sandy, votre destin vous appartient, mais la situation périlleuse dans laquelle vous vous trouvez désormais n’a pas été provoquée par vous. Si je peux vous aider, je le ferai. — De même pour moi. » Tamman Tammanson se tenait à une demi-enjambée en retrait de l’autre, tel un écuyer ou un second, mais sa voix était tout aussi ferme. — À présent, Stomald, il est temps d’appeler Tibold, dit l’ange Sandy en langue sacrée. Nous avons beaucoup à discuter. » Tibold Rarikson, assis sur une chaise de campement, tournait la tête d’un côté puis de l’autre comme un rustre sans éducation. Il avait tendance à détacher le regard du somptueux visage de l’ange Harriet à chaque fois que celle-ci l’observait, et il en éprouvait de la honte. Elle n’avait pas prononcé la moindre parole de condamnation parce qu’il lui avait tiré dessus et, s’il lui était reconnaissant de sa compréhension, il se serait sans doute mieux senti face à une attitude moins conciliante. Mais ses gestes de timidité n’étaient pas uniquement dus à un sentiment de culpabilité : à vrai dire, il n’avait jamais imaginé rencontrer un tel groupe d’individus, et ceux-ci le fascinaient. Le guerrier que les créatures célestes nommaient Sean était gigantesque, et celui qui s’appelait Tamman avait la peau couleur bois de jelath ancien. Cependant, les deux femelles attiraient davantage l’œil que leurs champions. Harriet, quoique plus petite que le seigneur Sean, mesurait une tête de plus que la plupart des hommes et, en dépit de son œil caché, elle donnait l’impression de voir au plus profond de l’âme de celle ou celui qu’elle dévisageait. Néanmoins, il était curieux de la voir porter un pantalon, même celui de la tenue sacerdotale. Elle aurait dû revêtir une de ces longues jupes éclatantes qu’affectionnaient les dames malagoriennes, pas un costume de garçon, car, malgré sa taille et sa jeunesse apparente, elle dégageait une douce compassion qui entraînait quiconque à lui faire confiance. Et puis il y avait l’ange Sandy. Il la connaissait depuis peu, mais, à son avis, nul ne l’aurait jamais imaginée en jupe ! Ses pupilles brunes flamboyantes exprimaient la résolution d’un capitaine de guerre chevronné, ses paroles étaient vives et incisives, et on lisait en elle la fougue à peine contenue d’un seldahk en chasse. « … c’est pourquoi, comme l’ange Sandy et vous-même l’avez relevé… » disait Stomald en réponse au dernier commentaire du seigneur Sean. L’être divin concerné se pencha avec un froncement de sourcils. « Ne nous appelle pas ainsi », l’interrompit-elle. Le vétéran de la garde avait passé assez de temps au service du Temple pour acquérir une compréhension approximative de la langue sacrée. Bien sûr, il n’avait jamais entendu pareil accent, mais cela ne l’empêcha pas de reconnaître le ton de l’autorité. Le prêtre s’adossa à son siège, la mine perplexe, regarda son ami puis se tourna à nouveau vers Sandy. Son évidente confusion perça dans sa voix lorsqu’il reprit la parole. « Je ne voulais pas vous offenser », s’excusa-t-il. L’ange se mordit la lèvre avant de fixer son homologue – qui, de son œil unique, lui rendit la pareille avec une expression à la fois posée et autoritaire –, puis elle soupira. « Je ne me sens pas offensée, Stomald, mais il existe… certaines raisons pour lesquelles Harriet et moi-même préférons que toi et les tiens évitiez ce titre. — Des raisons ? répéta-t-il, hésitant, et elle prit un air résigné. — Le moment venu, tu comprendras, je te le promets. Mais, pour l’instant, accorde-nous la faveur de t’en tenir à notre demande. — Vos désirs sont des… » Il se reprit. « Comme vous voudrez. » Une fois encore, il observa Tibold, qui haussa les épaules : en ce qui le concernait, peu importait l’appellation qu’un ange désirait se voir attribuer ; les étiquettes ne comptaient pas, et n’importe quel idiot du village savait reconnaître une créature céleste quand il en voyait une, quel que soit le titre exigé par celle-ci. « Comme le disait dame Sandy, reprit le jeune pasteur après une courte interruption, le premier pas consiste à consolider notre position. Les armes laissées par la garde nous y aideront (en face de lui, l’ex-militaire pardalien acquiesça d’un vif hochement du menton), mais le seigneur Sean a raison : nous ne pouvons pas nous en tenir seulement à une attitude passive de défense. Je ne suis en aucun cas expert dans l’art de la guerre, mais il me semble que nous devrions gagner le contrôle de la vallée du Keldark aussitôt que possible. — Exactement, dit Sean. Tamman et moi pouvons beaucoup enseigner à votre armée, Tibold, mais pas assurer l’immobilité de la cité pendant cette période d’instruction. Il faut nous emparer du point stratégique évoqué par Stomald – ainsi que de la trouée du Thirgan – assez vite pour décourager l’adversaire de toute manœuvre audacieuse. — Je suis d’accord, seigneur Sean, déclara Tibold. Si les anges… (il marqua une pause, le rose aux joues) si les dames Sandy et Harriet nous fournissent bel et bien des informations relatives aux mouvements ennemis, nous en retirerons un énorme avantage, mais bon nombre de nos hommes ne possèdent que peu d’expérience, voire pas du tout. Ils ont besoin d’un entraînement intensif, et si nous pouvons le leur dispenser tout en nous trouvant dans une position défensive assez forte, la garde nous laissera peut-être tranquilles assez longtemps pour nous permettre de mener à bien notre entreprise. — Parfait, conclut Stomald. Les anges… dames Sandy et Harriet ainsi que vous-même, seigneur Sean, mènerez les troupes. Demain matin, Tibold et moi vous présenterons à elles comme leur nouveau commandant, et tout le monde agira conformément à vos indications. » Installé derrière son bureau, le grand prêtre Vroxhan observait l’évêque Frenaur et le seigneur maréchal Rokas. Aucun des deux hommes n’osait affronter son regard redoutable. Il grommela des mots indistincts entre ses dents, inspira profondément et parvint tant bien que mal – grâce à une vie de discipline cléricale – à étouffer son envie de les injurier. « Très bien, lâcha-t-il, une main posée sur le message qui recouvrait son sous-main, je veux savoir comment cela s’est produit. » Frenaur s’éclaircit la voix. Il ne s’était pas rendu au Malagor depuis une demi-année, mais il avait parcouru les missives adressées au souverain pontife par sémaphore ainsi que d’autres comptes rendus personnels expédiés depuis Malgos – la capitale du Malagor – par l’évêque coadjuteur Shendar. Il n’était pas certain de croire le contenu de ces rapports, mais si même un dixième des événements qu’on y relatait était vrai… « Je ne suis sûr de rien, Votre Sainteté, répondit-il enfin. Le père Uriad a dirigé l’assaut de la garde contre les hérétiques, comme le cercle l’avait demandé, et pendant près d’une lune tout s’est bien passé. Il n’a rencontré aucune résistance jusqu’aux montagnes septentrionales du Shalokar, où les insurgés avaient érigé des fortifications au cœur d’un col. Notre armée a essayé de les attaquer, mais… » Il hésita, désemparé. « Votre Sainteté, tous les soldats qui ont fui affirment avoir vu quelque chose, et leurs descriptions correspondent au portrait que Stomald l’impie a brossé de ses “anges”. — Des anges ? cracha Vroxhan. Des anges capables de tuer un prêtre consacré ? — Je n’ai pas dit qu’il s’agissait d’un ange. » L’homme parvint à ne pas battre en retraite. « J’ai juste précisé que cette version concordait avec le signalement de Stomald. De toute façon, quelle que soit la nature de cette entité, elle a protégé les villageois avec des pouvoirs qui dépassent de loin ceux d’un mortel. — À condition que les couards qui ont décampé ne racontent pas des mensonges par peur de la colère de l’Église, gronda le haut dignitaire, et Rokas donna des signes d’agitation. — Votre Sainteté (la voix rude du vétéran grisonnant traduisait du respect, mais aucune crainte), le général Yorkan a fait un rapport tout à fait similaire. Je le connais : s’il avait tenté de se couvrir, je m’en serais rendu compte. » Le vieux guerrier fixa son maître de ses yeux sévères, et celui-ci lui lança un regard noir avant de soupirer. « D’accord. Si toutes les déclarations vont dans le même sens, il ne me reste plus qu’à accepter la véracité du récit. Mais cette… créature n’était pas un ange ! Nous n’avons quand même pas subi le Jugement avec succès pour nous voir accuser d’erreur doctrinale par une bande de prétendus êtres divins surgis de nulle part ! Si c’était le cas, la Voix ne nous aurait pas sauvés. » Frenaur rongea son frein. Dans un accès de sagesse, il comprit que le moment était mal choisi pour mentionner l’irrégularité du rituel pratiqué à l’occasion dudit Jugement. Et il n’aurait sans doute pas été plus judicieux de rappeler que le vicaire de Cragsend n’avait jamais soutenu que ses « anges » avaient prononcé une sentence, encore moins condamné l’Église pour une quelconque méprise théologique. De plus, le simple fait que ces émanations avaient eu affaire à la vallée des Damnés prouvait qu’elles ne pouvaient pas être des messagers célestes… n’est-ce pas ? « J’ignore ce qui s’est réellement produit, poursuivit Vroxhan d’un air farouche, mais, en tout cas, nous avons été dépossédés de vingt mille de nos soldats. — C’est vrai, dit le militaire. Pire encore, nous avons perdu leur équipement par la même occasion. Les hérétiques ont tout récupéré, y compris l’ensemble du matériel d’artillerie… et leur position centrale divise nos forces en deux. » Vroxhan donna l’impression d’avoir bu une gorgée de lait caillé, mais il acquiesça. Une lueur de respect parcourut même ses traits devant l’aveu stoïque de Rokas. Il pinça l’arête de son nez tandis qu’il réfléchissait. « Dans ce cas, seigneur maréchal, il faudra mobiliser une armée encore plus puissante. Je n’accepterai aucun compromis avec les impies – surtout pas maintenant qu’ils bénéficient d’une telle force de frappe. » Il dévisagea Frenaur, glacial. « Jusqu’où cette hérésie s’est-elle répandue ? — Très loin, confessa l’évêque. Avant ce… fâcheux épisode, le camp ennemi ne se composait que de quelques milliers d’éléments, dont la plupart étaient des paysans de la chaîne du Shalokar. À présent, l’annonce du “miracle” se répand comme une traînée de poudre. La nouvelle est parvenue jusqu’au Vral, au-delà de la trouée du Thirgan. Dieu seul sait combien de personnes ont rejoint les rangs de Stomald à l’heure qu’il est, mais les signes sont plutôt mauvais. Nous avons reçu des messages indiquant que des villages entiers font marche vers le nord de la province pour intégrer l’“armée des anges”. » Le prélat jeta un regard mauvais à son subordonné, puis il s’adoucit. « Je sais que ce n’est guère de votre faute. » L’évêque se détendit. « Vous êtes victime de ma mauvaise humeur teintée de crainte. » Il fit une moue. « Car, oui, mes frères, je suis effrayé. Le Malagor a toujours été enclin au schisme, et cette catastrophe survient trop peu de temps après le Jugement. Les viles puissances de la vallée se sont réveillées suite à la défaite des grands démons. Peut-être d’autres impurs rejetons des étoiles attendent de nous anéantir – les Écritures spécifient qu’il existe une grande diversité de créatures démoniaques –, et ils utilisent des esprits malins secondaires pour nous diviser avant de nous assaillir à nouveau. » Il baissa les yeux, lugubre, puis redressa les épaules. « Maréchal, je vous charge de convoquer l’ensemble des armées de notre mère l’Église en vue de mener une guerre sainte. » Rokas inclina la tête, et Frenaur se mordit la lèvre. De telles mesures n’avaient plus été prises depuis les guerres du Schisme. « Mais avant d’engager le combat, nous devons préparer nos semblables à résister à la duperie des forces du mal, et je crains qu’une grande partie de la contrée renégate ne tombe entre les mains de l’adversaire d’ici à ce que nous soyons prêts. » L’évêque du Malagor avait l’air malheureux, et la dureté quitta le visage de son supérieur. « Il en irait de même pour toute autre région, Frenaur. Le peuple manque du discernement nécessaire pour juger de ces affaires et, lorsque ses propres pasteurs le détournent du droit chemin, il n’est pas vraiment responsable de ses croyances. Toutefois, ceux qui embrassent une doctrine déviante doivent en payer le prix, aussi dure que soit cette réalité. » Il reporta son attention vers le maréchal. « Je ne veux pas encore appeler les seigneurs séculiers sous votre bannière, Rokas, mais, même si nous nous limitons à la garde, il nous faudra d’abord envoyer des prêtres dans ses rangs afin de prêcher la vérité des faits. Sinon, nous perdrons de nouvelles troupes à la faveur de la panique et de la séduction spirituelle. Me donnez-vous raison ? — Oui, Votre Sainteté, mais je préconise néanmoins la prudence : évitons d’attendre trop longtemps. — Qu’entendez-vous par “trop longtemps” ? — Le Malagor a toujours été une région difficile à pénétrer, et sa position géographique scinde nos forces. Pire encore, mes rapports signalent que la colère des traîtres ne découle pas uniquement des graines d’insurrection semées par les démons : ils sont tout aussi enflammés contre ce qu’ils considèrent comme une domination étrangère. » Il étudia soigneusement l’expression de Vroxhan et éprouva du soulagement quand il le vit hocher la tête. Avant les guerres du Schisme, même le pouvoir ecclésiastique central nourrissait une certaine inquiétude face à la puissance du Malagor. Puis l’occasion de l’attaquer avait fini par se présenter : l’impatience traditionnelle des montagnards devant les restrictions doctrinales de l’Église avait alimenté la Grande Scission, fournissant ainsi au cercle des dignitaires de l’époque – depuis longtemps engagés dans une lutte acharnée contre les contestataires – une excuse pour déclencher le terrible conflit qui lui avait permis de briser la principauté. Le prince Uroba – l’actuel « dirigeant » de la province renégate, un ivrogne maintenu au pouvoir non pas en vertu de son extraction ou de son mérite, mais grâce aux piques de la garde – dépendait entièrement du Temple, et le peuple le savait très bien. « Nos forces à l’ouest du Malagor sont faibles, poursuivit Rokas. Nous disposons d’environ quarante mille soldats répartis dans les provinces du Doras, du Kyhra, de la Quériste et du Showmah, mais de moins de cinq mille dans le Sardua et le Thirgan, or l’hérésie s’est répandue plus vite dans ces régions-là qu’à l’est. À vrai dire, dans la frange occidentale, je crains que nous n’éprouvions beaucoup de difficultés à empêcher les gens du peuple de continuer à rejoindre le camp adverse. En outre, les chaînes de signalisation qui traversent la province hérétique tomberont bientôt aux mains de l’ennemi, ce qui nous privera de communications directes. Nous devrons envoyer nos messages par sémaphore jusqu’en Arwah, puis par bateau jusqu’au Darwan, et ensuite leur faire traverser le massif montagneux de la trouée du Qwelth pour les relayer enfin depuis l’Alwa. Ces interminables détours rendront impossible toute coordination précise entre nos forces situées à l’est et à l’ouest du Malagor. » Il attendit que le grand prêtre acquiesce à nouveau puis continua d’un ton mesuré : « Comme je le disais, les effectifs totaux de la garde à l’ouest du foyer d’insurrection atteignent entre quarante-cinq et cinquante mille hommes. De ce côté-ci du continent, en revanche, nous pouvons mobiliser cinq fois plus de combattants en mettant à contribution toutes nos garnisons. Pour dépasser ce nombre, il faudrait effectuer une levée en masse, mais, tout comme vous, je préfère ne pas compter sur les troupes des seigneurs séculiers – du moins pas tant que nous n’aurons pas remporté une victoire de façon à prouver que ces “anges” sont en fait des démons. » Il marqua une pause, et cette fois Vroxhan eut un geste d’impatience. « Les seules routes praticables pour une armée désireuse de pénétrer au Malagor ou de le quitter sont la trouée du Thirgan et la vallée du Keldark. La trouée est plus large, mais son accès est truffé de solides forteresses qui seront peut-être occupées par l’adversaire d’ici à ce que nous soyons en mesure d’attaquer. Dans ces conditions et compte tenu de notre faiblesse à l’ouest, je suggère de regrouper la garde occidentale au sud des montagnes de Quériste, autour du Vral, ce qui nous permettra à la fois de fermer le passage et de maintenir le contrôle sur la population civile. » Le maréchal se mit à faire les cent pas, tirant sur sa mâchoire et organisant ses mots comme autant de compagnies de piquiers. « Le plus gros de nos troupes se trouve à l’est, et, une fois la trouée protégée, nous pourrons nous concentrer sur le Keldark : les détachements de cette principauté bloqueront la vallée pour empêcher toute sortie ennemie jusqu’à ce que nous soyons prêts. Le terrain du canyon est étroit et accidenté, mais la plupart de ses fortifications ont été rasées après les guerres du Schisme. L’adversaire peut choisir entre trois positions, aussi solides l’une que l’autre : Yorville, Érastor ou Baricon. Le prix à payer pour nous emparer de n’importe laquelle d’entre elles sera élevé. » Son visage se tordit en une expression ironique. « Les opérations ne relèveront pas d’une stratégie très poussée tant que nous n’aurons pas marché sur le territoire du Malagor, Votre Sainteté – pas avec une quantité si limitée de routes d’approche –, mais cette réalité s’applique aussi aux hérétiques. Et, contrairement à nous, ils doivent encore équiper et entraîner leurs troupes. Si nous frappons rapidement, nous avons la possibilité de dégager toute la vallée avant qu’ils aient fini leurs préparatifs. — Je suis d’accord là-dessus, lâcha le grand prêtre après quelques instants de réflexion, et aussi sur le fait qu’il est plus judicieux d’entrer par le vallon : s’ils parviennent à donner l’assaut avant que nos bataillons ne soient opérationnels, c’est justement vers l’est qu’ils avanceront, en direction du Temple. — C’est aussi ce que je pense. — Entre-temps (Vroxhan se retourna vers Frenaur), je ne vois pas d’autre choix que de frapper le Malagor d’interdit. Je vous prie de vous charger de la proclamation. — À vos ordres », obtempéra l’évêque avec tristesse. Ce qui devait advenir adviendrait. « Comprenez-moi bien, mes frères : je ne tolérerai aucun compromis avec l’hérésie. La sainte Église vient de brandir son épée, et elle ne sera pas rengainée tant qu’un seul des renégats restera en vie. » CHAPITRE VINGT-SIX Robert Stevens – qui ne portait désormais plus le titre de « révérend » — regardait la retransmission, les yeux gorgés de fiel. L’évêque Francine Hilgemann observait ses spectateurs depuis une chaire en bois sculpté. Elle parlait d’une voix douce, claire et passionnée. « Mes frères et mes sœurs, la violence n’est pas la bonne réponse à la peur. Il se peut que certaines âmes se trompent, mais l’Église ne peut ni ne désire pardonner à ceux qui défient la volonté de notre Dieu d’amour par des frappes nourries d’une haine irraisonnée. Les enfants du Seigneur n’entachent pas leurs mains du sang de leur prochain, et il n’est pas juste de commettre un crime par pure colère. Ceux qui se désignent comme le « Glaive de Dieu » ne sont pas ses serviteurs, mais des destructeurs de tout ce que le Créateur nous enseigne, et leur… » L’homme grogna avant d’éteindre le moniteur haute définition, dégoûté d’avoir jadis respecté cette… cette… Il ne trouvait pas de terme assez ignoble pour la décrire. Il fit quelques pas lents, et ses pupilles brillèrent d’une lueur de méchanceté. L’écœurement et la répugnance l’avaient amené à quitter l’institution sacrée, mais cette femme et ceux de son espèce ne réussiraient jamais à affaiblir son organisation. Leur corruption ne faisait que renforcer la détermination des vrais fidèles, et le Glaive sévissait avec toujours plus d’efficacité. Comme lui-même avait jadis sévi. Le jour le plus terrible et le plus gratifiant de sa vie avait été celui où les raisons de l’assassinat de Vincente Cruz – qu’on avait confié à sa cellule – étaient devenues claires dans son esprit. La mort de la femme de l’informaticien et de ses enfants avait troublé certains de ses éléments, mais les tâches divines s’accompagnaient de sacrifices, et, lorsque des innocents périssaient, Dieu les recevait dans son royaume en martyrs. En outre, savoir qu’il avait incarné l’instrument du trépas des héritiers – des êtres si dépravés qu’ils considéraient un Narhani comme leur ami – lui procurait un grand sentiment d’exaltation. Il y avait eu d’autres missions, mais aucune d’aussi réjouissante que celle-là… ou que celle qu’il attendait aujourd’hui avec impatience. Il était temps pour Francine Hilgemann d’apprendre que les vrais élus du Tout-Puissant rejetaient ses compromis avec l’antéchrist – compromis qui lui vaudraient d’ailleurs la damnation. Le sergent Daniel Graywolf arborait un regard serein et détendu, car il savait attendre. Surtout lorsque le dénouement d’une opération s’annonçait si agréable. Il ignorait comment les analystes avaient glané l’information. À en croire les points évoqués lors de la réunion, il les soupçonnait d’avoir intercepté un messager, mais, de toute façon, seul comptait le renseignement obtenu. Avec un peu de chance, ils attraperaient peut-être un de ces salauds vivants. En tant que professionnel, il savait à quel point une telle capture pouvait s’avérer précieuse… mais au fond de lui il espérait que le destin en déciderait autrement. Stevens remercia le Ciel pour la nuit si pluvieuse. Les ténèbres humides ne gêneraient en rien les systèmes de surveillance impériaux, mais les gens derrière ces dispositifs n’étaient que des humains. La monotonie de l’averse hivernale jouerait un rôle là où c’était important : elle engourdirait et ralentirait leurs esprits. Alice Hughes et Tom Mason marchaient derrière lui, bras dessus bras dessous, tel un couple d’amoureux, des armes cachées sous leurs imperméables. Robert portait la sienne à la bretelle : un automatique démodé chargé de « balles » de dix millimètres munies des mêmes explosifs qu’un pistolet à gravitons. Il ne percevait ni Yance ni Pete, mais ils apparaîtraient au moment opportun. Il le savait, tout comme il savait que Wanda Curry amènerait l’aéro nécessaire à leur fuite à point nommé. À la seconde près. Ils avaient répété l’opération pendant de longues journées, et le timing était parfait. Son pouls s’accéléra quand il atteignit la tour d’habitation. Elle datait d’avant le siège mais avait été rénovée, et il s’arrêta devant le toit à champ de force qui protégeait l’entrée principale. Il essuya son visage trempé avec une pointe de gratitude pour cet instant de répit tandis que ses acolytes le rejoignaient par-derrière. Du coin de l’œil il vit ses deux autres complices qui arrivaient de la direction opposée. Les cinq individus feignirent une rencontre fortuite puis entrèrent comme un seul homme dans le bâtiment. Ils ne trouvèrent aucun vigile dans le hall d’accueil, seulement les systèmes automatiques dont on leur avait appris l’existence. Stevens se figea au milieu du vestibule, la tête penchée de façon à dissimuler son visage, puis il couvrit Yance et Pete de sa silhouette tandis qu’ils passaient la main sous leurs manteaux. Une fois leur patron écarté, les deux sbires brandirent leurs armes d’un geste expert et, avec une précision fulgurante, pulvérisèrent toutes les sources de scan à coups de rayons d’énergie concentrée. Stevens poussa un râle, plaça le masque de ski sur ses yeux et sortit son pistolet. Le quintette superbement rodé s’élança vers les puits de transfert. Graywolf se raidit sous l’effet du neurosignal. Plutôt maladroit, comme manœuvre, songea-t-il avec un sourire avide. À l’évidence, les informations des agresseurs étaient moins complètes qu’ils ne le pensaient, car ils avaient raté trois senseurs. Neuf agents du ministère de la Sécurité se levèrent en même temps, chacun placé devant une porte fermée, puis le sergent empoigna son hyperfusil et se dirigea vers la fenêtre. L’ex-révérend quitta le sas de transit le premier, et les quatre autres se dispersèrent derrière lui, collés contre les murs et l’arme prête. Les yeux du meneur étaient fixés sur la porte à l’extrémité du couloir, mais il n’en demeurait pas moins attentif aux alentours, ses sens aiguisés comme ceux d’une panthère après tant de mois passés à mener la guérilla. Ils avaient parcouru la moitié du couloir lorsque les neuf panneaux coulissèrent. « Jetez vos armes ! cria quelqu’un. Vous êtes en état d’arresta… » Stevens tournoya comme un chat. Il entendit le meuglement enragé de Yance au moment où lui-même tentait de s’aligner sur la femme en uniforme plantée devant la porte opposée, mais ses réactions ainsi que celles des autres membres du commando n’étaient pas à la hauteur de leur soif meurtrière, car aucun d’eux ne jouissait d’une bioaugmentation. Son automatique arracha un morceau de mur adjacent à l’accès tant convoité, puis un ouragan de fléchettes à gravitons tailla l’ensemble des terroristes en pièces. Graywolf entendit les détonations et haussa les épaules. On leur avait donné leur chance. Il maintint sa position et regarda l’aéro de sauvetage s’immobiliser en vol. L’horaire avait été soigneusement respecté. Il visa le boîtier moteur avec la pointe de son hyperfusil avant d’enclencher sa com. « Atterrissez et sortez du véhicule ! » ordonna-t-il au pilote. Il y eut une pause d’une fraction de seconde, puis la navette bondit en avant avec une accélération vertigineuse. Mais, contrairement aux assassins de Stevens, Graywolf était totalement amélioré : l’unité de propulsion de l’appareil disparut dans l’hyperespace. Le bolide vint percuter la rue en contrebas et y creusa une tranchée de cinquante mètres. Lawrence Jefferson acheva son rapport avec une profonde satisfaction. Il ne s’était jamais beaucoup réjoui à l’idée d’infiltrer le réseau de protection de Birhat : la distance était trop grande, et toute communication avec des agents courait le risque d’être interceptée. Mais à présent de telles mesures n’étaient plus nécessaires : ses projets avaient avancé à tel point que les actions de l’armée ne comptaient plus. À présent, il contrôlait les forces de sécurité de la Terre à partir de son bureau. Ses lèvres se tordirent en une moue vicieuse tandis qu’il considérait l’entrelacement de ses diverses stratégies. Selon toute probabilité, son dernier stratagème mettrait Francine à l’écart de tout soupçon. De notoriété publique, elle était devenue la dirigeante de l’Église de l’Apocalypse – une dirigeante qui dénonçait le fanatisme du Glaive de Dieu. Ses appels à la non-violence, irrévocables, soulignaient la férocité toujours plus marquée du groupuscule dissident, mais elle émergeait pour sa part comme une personnalité modérée. Du coup, Horus et Ninhursag ne pouvaient qu’accepter avec docilité la conclusion « étonnée » du second de l’impérial : cette femme était une alliée dans leur lutte contre les factions radicales. Le Glaive avait tenté de supprimer l’évêque, mais les troupes de Jefferson s’étaient interposées avec succès, ce qui suffirait à blanchir son alliée. Dans un premier temps, il s’était demandé s’il ne poussait pas la ruse un peu trop loin : que se passerait-il si les sbires de Stevens étaient capturés vivants et qu’ils révélaient la vérité à propos du Terre impériale ? Mais il avait choisi ses éléments avec soin. Tous étaient d’une fidélité absolue vis-à-vis de l’Empirium… et chacun avait perdu des amis ou de la famille suite aux attentats du mouvement terroriste. Lawrence ne doutait pas une seconde qu’ils avaient essayé de prendre les criminels en vie… mais il savait aussi qu’ils n’avaient sans doute pas trop insisté. Et, bien sûr, il avait compté sur la résistance qu’opposeraient à coup sûr les assaillants. Il se réjouissait d’avoir réglé ce problème, car la décision de Ninhursag d’envoyer des équipes du Renseignement en masse sur la Terre l’inquiétait au plus haut point, d’autant qu’il ne connaissait pas ses raisons. L’explication officielle correspondait peut-être à la vérité : renforcer la sécurité de la planète mère et déclencher une double offensive contre les rebelles. Une telle démarche lui semblait logique. Il n’appréciait pas ces dispositions, mais elles étaient sensées. Toutefois, ces motivations supposées ne le convainquaient qu’à moitié. Au début, il avait craint qu’elle ne le vise, lui, mais cinq mois s’étaient écoulés depuis le début de l’action, et, si tel avait été l’objectif de l’amiral, il se trouverait déjà en détention provisoire. Dans tous les cas, et quelles que soient les intentions réelles de Ninhursag, il devait faire preuve d’une prudence accrue. Depuis qu’il remplaçait Gus, Jefferson avait trouvé opportun de falsifier les enquêtes sur le passé de certains candidats fonctionnaires, ce qui lui avait permis de constituer son réseau d’employés intégralement augmentés en passant par les services du ministère de la Sécurité. Le Gouvernement se chargeait de bioaméliorer les futurs membres de son personnel à sa place : quoi de plus pratique ? Mais l’essaim de fouineurs lâchés par la responsable du Renseignement l’avait obligé à suspendre ce genre d’activité de façon temporaire. Non pas que cela l’inquiétât outre mesure. Son plan, désormais solidement établi, reposait sur deux pierres angulaires : le brigadier général Alex Jourdain et le lieutenant Carl Bergren. La haute position du premier au sein de la structure sécuritaire terrienne en faisait un élément précieux – à la fois comme principal homme de terrain et comme intermédiaire –, mais le deuxième se révélait encore plus important : cet officier de grade inférieur constituait la clé du succès, car c’était un jeune homme cupide et très dépensier. Comment la Spatiale l’avait-elle laissé endosser l’uniforme pour le placer ensuite dans une position si sensible ? Voilà qui dépassait l’entendement de Lawrence, mais il se disait que les meilleures procédures de sélection connaissaient parfois des failles. Lui-même était tombé sur Bergren par accident, et il s’était employé à dissimuler les… imprudences du jeune homme. Et cela pour une bonne raison : grâce à lui, il restait à peine plus de cinq mois à l’amiral MacMahan pour poursuivre son mystérieux labeur. Ensuite, elle mourrait. Le capitaine de vaisseau Antonio Tattiaglia, de la flotte de guerre impériale, leva des yeux surpris. Il portait une truelle à la main et son tout dernier rosier était à demi planté lorsque le brigadier général Hofstader entra dans son atrium. C’était une petite femme sévère, toujours impeccable dans son uniforme noir argenté des fusiliers, et cette intrusion soudaine lui ressemblait peu. « Oui, Erika ? — Désolée de vous déranger, commandant, mais c’est important. » Il réprima un soupir. Elle commandait les fusiliers du Lancelot depuis plus d’un an mais, à son ton, on l’aurait encore crue sur un terrain de manœuvres. Elle possédait une compétence oppressante, et il peinait à se prendre de sympathie pour elle. « Qu’y a-t-il ? — Nous venons de détecter une unité d’intervention du Glaive en route vers sa cible, commandant », annonça-t-elle d’une voix sèche. Il en oublia les manières abruptes de sa subordonnée. « Êtes-vous sérieuse ? — Oui. La technicienne en scanners du dernier quart – l’officier Bateman – avait décidé d’effectuer un exercice de pistage de cible atmosphérique. Ce faisant, elle a repéré trois convoyeurs commerciaux munis de transpondeurs inopérants. Ils tentaient une approche du centre de réception énergétique Shenandoah en mode furtif au ras du sol. » Elle maîtrisait son expression, mais, malgré cet habituel professionnalisme, il décela – pour la première fois depuis qu’il la connaissait – une pointe d’excitation dans ses traits. « Avez-vous prévenu le ministère de la Sécurité terrienne ? demanda-t-il tout en se dirigeant vers le sas de transit. — Non, commandant. Le capitaine Reynaud a informé le Renseignement. » Elle marchait d’un bon pas à ses côtés, et son visage demeurait glacial. « Et le Renseignement nous a demandé de mener notre propre enquête. — Bon sang », murmura Tattiaglia. Ils pénétrèrent à l’intérieur du conduit, qui les propulsa vers la passerelle du vaisseau. « Avons-nous des appareils en position ? — J’ai déployé ma force d’intervention rapide aussitôt le rapport de Bateman reçu. Mes hommes entreront dans l’atmosphère dans environ… (elle consulta son chronomètre intégré) soixante-dix-huit secondes. — Bon travail, Hofstader. Excellent travail ! » Ils parvinrent au niveau de la salle de commandement du planétoïde. Sur le chemin du sas d’accès, Antonio se frotta mentalement les mains, satisfait. « Merci, commandant », lâcha Erika. Ils arrivèrent sur le pont juste au moment où la navette d’assaut du brigadier général pénétrait dans l’atmosphère à onze fois la vitesse du son. Un coin de l’affichage holo fluctua en silence puis indiqua ce que le pilote voyait en ce moment. Tattiaglia s’effondra dans sa couche avec des yeux affamés. « Écoutez-moi tous, déclara le lieutenant Prescott alors que l’appareil fonçait en direction de la surface. Nous ignorons s’il s’agit de terroristes, c’est pourquoi nous allons nous contenter d’atterrir, d’observer ce qu’ils trament et de nous tenir prêts à agir s’ils montrent des signes d’hostilité. Mais personne ne bouge tant que je n’en donne pas l’ordre. C’est compris ? » Confirmation collective. « Parfait. Si ce sont des criminels, le Renseignement veut des prisonniers, alors essayons d’en attraper quelques-uns vivants dans la mesure du possible. Me suis-je bien fait comprendre ? » Une nouvelle vague d’acquiescements lui répondit. Il perçut une certaine déception sur les visages, mais il avait d’autres chats à fouetter pour l’instant. La vedette toucha terre et déversa une marée de fusiliers puis, dans un sifflement, repartit dans les airs en mode furtif, en vue d’apporter un soutien aérien en cas de besoin. Prescott ne la regarda même pas s’éloigner : il plaçait déjà ses troupes selon la structure qu’il avait établie à la hâte durant le trajet. Les trois gros transporteurs se posèrent tels des fantômes sur une parcelle boisée. Quarante individus armés jusqu’aux dents en jaillirent avec une précision toute militaire, puis se dirigèrent sans bruit vers les terrains éclairés du récepteur énergétique de la vallée de Shenandoah. Une fois parvenus à destination, ils se scindèrent en deux groupes qui mirent chacun le cap sur un des accès de la barrière de sécurité. À l’approche de l’enceinte, alors qu’il cherchait d’éventuels systèmes de sécurité qui auraient pu échapper à leurs prévisions, le chef du premier commando capta un scanner passif et se raidit. Il se retourna d’un coup sec, bouche bée, et ses yeux lui confirmèrent les relevés de ses instruments. Il ne s’agit en tout cas pas de pique-niqueurs, songea Prescott quand les scanners de son armure confirmèrent l’arsenal des intrus. En outre… Merde ! au temps pour l’effet de surprise ! « Emparez-vous d’eux ! » Le meneur des terroristes aperçut les combinaisons de combat et voulut crier pour avertir le reste de la troupe, mais il eut à peine le temps d’articuler la première syllabe de sa mise en garde qu’une salve de tirs le propulsait au milieu de ses hommes. Ces derniers observèrent les fusiliers d’un regard ébahi, mais ils possédaient des armes de leur cru et deux d’entre eux étaient intégralement bio augmentés : un des soldats du camp adverse explosa en mille morceaux à la lueur du feu d’artifice ambiant. Un pistolet à énergie abattit un deuxième militaire. Enfin, les coups de fouet lumineux des fléchettes à gravitons retentirent alentour, et un troisième défenseur s’écroula – bien que l’impact ne l’eût pas tué –, mais, contrairement à l’ennemi, les soldats de l’escouade impériale disposaient de protections blindées. Quarante et une secondes après le premier coup de feu, le bilan était le suivant : trois fusiliers morts et cinq blessés ; de leur côté, les activistes ne comptaient que quatre survivants, dont aucun n’était indemne. Prescott signala les blessés à ses médecins puis pivota sur ses talons lorsque les convoyeurs s’élevèrent dans la nuit avec fracas. Ils effectuaient leur ascension désespérée quand la navette d’assaut du Lancelot, encore camouflée, les détruisit. Étrange : j’aurais juré avoir dit à Owens de les interpeller avant de tirer. Il retraça la conversation avec son pilote. Euh… tout compte fait, je crois que j’ai omis ce détail. « Tu sais, mon pote, commença le lieutenant Esther Steinberg, je me fiche pas mal que tu craches le morceau ou non. Nous détenons trois de tes amis, et l’un d’entre vous finira bien par me dire ce que je veux entendre. — Jamais ! » Le jeune homme menotté au siège et soumis au détecteur de mensonges arborait une mine bien moins rebelle qu’il n’aurait voulu le laisser paraître. « Nous n’avons rien à dire à des serviteurs de l’antéchrist ! » Tu parles trop, bonhomme. Tu as les nerfs à vif, hein ? C’est bien. J’espère que tu en baves, enfoiré ! « Ah bon ? » Elle croisa les bras. « Laisse-moi t’expliquer quelque chose. Nous vous avons pris la main dans le sac et vous avez tué trois fusiliers de la Spatiale. Tu sais ce que cela signifie ? » Le prisonnier la toisa, le regard maussade et apeuré. Elle sourit. « Cela signifie qu’on ne va pas y aller par quatre chemins : tu seras jugé et reconnu coupable en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. » Il déglutit de façon audible. « Je ne crois pas que ton papa et ta maman seront très heureux de voir leur tout petit exécuté. Et, crois-moi, ils te verront, car toutes les chaînes retransmettront l’événement en direct. J’imagine que tu as déjà vu quelqu’un se faire descendre par un pistolet à gravitons. Le résultat n’est pas très beau à voir, n’est-ce pas ? Une rafale d’une demi-seconde suffit à te scier en deux, mon petit gars. Tu crois que tes parents apprécieront ? — Salope ! » hurla-t-il. Elle sourit à nouveau, très froidement cette fois. « La bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe, mon pote. En attendant, je me réjouis de voir le spectacle. — Espèce de… de… » Il se tordit et tira sur les liens, ses blessures oubliées l’espace d’un instant, les yeux furieux, et l’éclat de rire de Steinberg lui fit l’effet d’une douche froide. « Tu m’as l’air un peu contrarié. Quel dommage ! « Elle se retourna vers le sas puis s’arrêta de façon à entendre les propos incohérents du terroriste, à la fois enragé et terrifié. Cela lui permit d’évaluer son état émotionnel. Il est sur le point de craquer, se dit-elle. « Un détail, au fait. » Il arrêta ses gesticulations et la dévisagea. « Si tu parles, le Renseignement recommandera l’indulgence vis-à-vis de toi. Ton sort ne sera peut-être pas enviable, mais au moins tu resteras vivant. » Elle montra les dents tel un requin. « Seulement voilà, nous n’offrons ce traitement de faveur qu’à un seul d’entre vous. Tu as dix secondes pour décider si tu veux être l’heureux élu. » « Plutôt vicieux, ce lieutenant, observa le capitaine Reynaud. — Je ne vous le fais pas dire », murmura Tattiaglia tandis que son second et lui-même regardaient l’holo de l’« entrevue » – le jeune homme venait de passer aux aveux. Il leva ensuite les yeux vers le capitaine du Renseignement. « Je ne vais pas me mettre à pleurer pour les prisonniers, mais est-ce que ce genre de confession joue vraiment en leur faveur dans le cadre d’un procès ? — Pas dans un tribunal civil, mais Sa Majesté a décrété une nouvelle loi sur la défense de l’Empirium, qui concède aux cours militaires la juridiction sur les individus capturés par l’armée. En outre (l’expression du capitaine n’était pas moins sadique que celle de son lieutenant tout à l’heure), rien de tout cela ne sera nécessaire : vos hommes ont pris ces salauds en flagrant délit, et les preuves physiques récoltées permettront de tous les faire fusiller. — Alors à quoi bon les interroger ? — C’est simple, commandant Tattiaglia, dit son interlocuteur avant de désactiver la projection et de se tourner vers lui : j’ai un autre petit travail à vous confier. Parmi les informations croustillantes divulguées par notre courageux fanatique figurent les coordonnées du QG de sa propre cellule – Esther a établi un nouveau record personnel en brisant les résistances de ce petit con. Si nous agissons vite, nous pouvons frapper l’adversaire avant qu’il ne s’aperçoive que son commando tarde à rentrer au bercail. — Vous voulez dire… — … que vingt autres crapules attendent bien sagement dans leur refuge que vous veniez les cueillir avec vos fusiliers. — Formidable ! Eh bien ! maintenant il n’y a plus de doute possible : Dieu existe ! » L’amiral MacMahan arborait un sourire vorace à la lecture du rapport. Ce lieutenant Steinberg a plus d’un tour dans son sac. Il faudra que je pense à elle au moment de dresser la prochaine liste des promotions. Et l’équipe de Tattiaglia mérite elle aussi une sacrée tape dans le dos. Elle acheva de lire le compte rendu avec un soupir de satisfaction. Bien. Très bien. Les effectifs de Jefferson ont contré une tentative d’assassinat mardi, et nous avons démantelé une cellule entière jeudi. Ce n’est pas une bonne semaine pour le Glaive de Dieu. Bien sûr, ces réussites ne les avaient pas davantage rapprochés de monsieur X, mais elle ne se plaignait pas. D’un coup de poing, elle activa le document holo qui présentait la cachette terroriste. Steinberg avait accompagné les fusiliers pour enregistrer chaque détail du raid ainsi que les recherches qui avaient suivi. Ninhursag siffla devant la taille de l’arsenal ennemi : il comprenait beaucoup d’armes impériales, et elle prit la note mentale de se renseigner quant aux numéros de série. De ce côté-là, les succès occasionnels de Lawrence n’avaient guère abouti à de bons résultats, mais cette fois ils disposaient de beaucoup plus de matériel, et une seule bonne piste leur suffirait. Le film tridi montra une vue de la salle de planification des malfaiteurs. À première vue, ils étaient aussi bien équipés en cartes qu’en armes. Elle fronça les sourcils devant la précision de certains de leurs relevés. Ils possédaient même une salle des trophées : elle grimaça en parcourant les articles exposés sur les murs. Bande de salauds ! Ils collectionnaient les menus objets récoltés à l’occasion de leurs attaques, comme pour quantifier leurs exploits ! Ces reliques aideraient peut-être ses analystes à déterminer les assauts imputables à ce groupuscule en particulier, et… D’un geste vif, elle pressa le bouton d’arrêt sur image puis se leva très lentement – livide comme la mort – avant de pénétrer dans l’holoprojection afin de détailler un des éléments du butin. Elle humecta ses lèvres, cherchant à se convaincre qu’elle se trompait, mais ce n’était pas le cas. Terrifiée, l’impériale murmura une prière. Devant elle se trouvait son pire cauchemar : un impulseur de deuxième niveau tiré de la super ogive de Qian Daoling. Le calme régnait dans la salle du conseil. Colin et Jiltanith étaient assis entre Gerald Hatcher et Qian Daoling, et leurs visages affichaient un teint tout aussi blafard que celui de Ninhursag. — Doux Jésus ! laissa enfin échapper l’impératrice. Ycelles nouvelles que nous apportes dépassent de loin ce qu’eût jamais osé imaginer, ’Hursag ; nonobstant, feut grâce accordée par Dieu lui-même que tu débusques ceste information. — Tu peux le dire. » Colin regarda la surface de la table d’un air inquiet. « Devons-nous en conclure qu’il existe un lien entre le Glaive et monsieur X ? — Je ne crois pas, répondit la responsable du Renseignement. Aucun des survivants ne peut nous éclairer sur la provenance du “trophée” en question, mais ces objets constituent tous des souvenirs d’incursions menées par leur cellule. Si seulement nous savions où ils les ont dénichés, nous aurions au moins une vague idée de l’endroit où chercher les possesseurs de l’arme. Il est possible que l’organisation dissidente ait attaqué ces derniers avant la fin de l’assemblage, mais cela ne nous avancerait pas beaucoup : le responsable a dû effectuer plus d’une copie des plans. Perdre une équipe de construction l’aura tout au plus ralenti, mais sans doute pas dissuadé de poursuivre. — Seigneur. » Colin tira sur son nez, et elle vit les lignes creusées sur son visage par de longs mois d’anxiété. « Gerald ? Daoling ? — ’Hursag a raison », opina le Chinois. Gerald se contenta d’acquiescer. L’empereur expira lourdement et se tourna à nouveau vers l’amiral MacMahan. « Très bien. Comment procède-t-on à présent ? — Partons du pire scénario envisageable : tout d’abord, l’arme a bel et bien été fabriquée ; deuxièmement, ce sont ses détenteurs qui ont tué quatre-vingt mille personnes dans le seul but d’éliminer les jumeaux ; en dernier lieu – et c’est ce qui m’effraie le plus –, le Glaive s’est peut-être emparé de l’ogive. » Un frisson parcourut l’assemblée à cette pensée. « À mon avis, la Terre ne se trouve pas dans la ligne de mire. Difficile de vous le garantir, mais je peine à imaginer un individu désireux d’anéantir la majorité de l’humanité. Les terroristes, en tout cas, n’en seraient pas capables : leur mission consiste à sauver les enfants de Dieu de nous autres – pécheurs récidivistes – et des Narhani. Au demeurant, il ne fait aucun doute que monsieur X opère depuis la Terre : en la détruisant, il détruirait sa propre base. — Remarque pertinente. » MacIntyre fixa Hatcher. « Préviens Adrienne, Hector et Amanda. Je veux un plan d’évacuation de Birhat pour avant-hier. Impossible de faire une répétition générale sans alerter l’ennemi – il comprendrait que nous sommes au courant de ses projets de destruction –, mais il nous reste au moins la possibilité de nous organiser en vue de l’opération. Je me chargerai de prévenir le peuple de Brashieel : une “fuite” de leur part demeure improbable, et il y a encore assez peu de Narhani pour tous les déplacer via transmat en cas de nécessité. » Gerald hocha la tête, et Colin fit signe à Ninhursag de poursuivre. « De mon côté, dit-elle, je lance tout de suite des investigations hautement prioritaires sur Narhan et Birhat. Le Créateur sait à quel point cette bombe est une cible minuscule, mais la Spatiale peut réaliser des scans centimètre par centimètre sans mettre la puce à l’oreille de notre criminel. Les recherches prendront du temps, surtout avec le black-out sécuritaire que nous devrons maintenir, mais si l’objet se trouve quelque part sur l’une des deux planètes, mes hommes et ceux de Gerald le trouveront. » Elle marqua une pause, et ses yeux sombres rencontrèrent ceux du souverain. « Je prie seulement pour que nous le trouvions assez vite », lâcha-t-elle d’une voix étouffée. CHAPITRE VINGT-SEPT Couché aux côtés du seigneur Sean sur le haut de la falaise, Tibold Rarikson regardait son jeune commandant faire semblant d’utiliser la lunette d’approche. Les moustaches broussailleuses de l’ex-soldat de la garde dissimulaient son sourire tandis que le géant aux cheveux noirs ajustait l’instrument avec ostentation. Il ne savait pas pourquoi le capitaine général tenait à cacher ses capacités surhumaines, mais il jouait volontiers le jeu bien que les deux étrangers soient sans doute les seuls à croire que les autres mordaient à l’hameçon. Durant toutes ces années, Tibold n’avait jamais rencontré pareils individus. Leur jeunesse coulait de source : il avait vu assez de kinokha immatures et fougueux au cours de sa carrière pour le savoir, et le second du colosse affichait une impulsivité propre à son âge. Sean, en revanche… Son regard juvénile respirait l’imprudence et le foisonnement des idées, mais le vétéran y percevait aussi de la discipline – il avait connu des maréchaux grisonnants moins ouverts aux suggestions. Et, en dépit des efforts du champion, il avait remarqué que ses étranges yeux de jais se réchauffaient dès que l’ange Sandy montrait le bout de son nez. Il la traitait avec un extrême respect, mais, étrangement, le vieux militaire le soupçonnait de le faire davantage dans l’intérêt de l’armée que dans celui de la créature céleste. De fait, à chaque fois que celle-ci prenait la parole, elle guettait aussitôt la réaction suscitée chez son guerrier. Il se demandait en vertu de quoi une entité divine en arrivait a… s’incliner – le terme n’était pas tout à fait précis, mais il s’approchait de la réalité – devant les opinions d’un être inférieur, quand bien même il s’agissait de celles du géant. Mais il n’en trouvait pas ces deux lascars moins troublants. Malgré une vue plus perçante et une force physique supérieure à celle des hommes ordinaires, malgré des connaissances qui dépassaient les siennes, ils souffraient d’improbables lacunes dans certains domaines. Tamman, par exemple, avait cru que les nioharqs ralentiraient l’infanterie. Sean, contre toute attente, avait employé l’expression « cavalerie lourde », une contradiction en soi : les branahlks étaient certes rapides, mais ils éprouvaient des difficultés rien qu’à porter un combattant sans armure. Cela dit, aucun des deux ne se vexait lorsqu’il les corrigeait. Au contraire, le seigneur Sean avait fait appel à ses lumières pendant de longues heures en vue de combiner son propre savoir avec l’expérience de son aîné et de créer ainsi l’armée qu’ils dirigeaient désormais. De plus, il s’était réjoui quand Tibold avait insisté pour qu’on soumette les troupes à un entraînement impitoyable – encore une mesure dont l’importance échappait souvent aux jeunes officiers. Et si leur ignorance de certaines questions surprenait tout le monde, leur maîtrise d’autres sujets était incroyable ! Il les avait jugés fous de privilégier les armes à feu par rapport aux lames : un soldat armé d’un joharn s’en sortait bien s’il parvenait à tirer trente fois en une heure, et les malagors, plus lourds, permettaient à peine plus de vingt coups dans le même temps. En d’autres termes, un groupe de mousquetaires n’avait aucune chance de contenir un assaut énergique… Du moins en allait-il ainsi jusqu’à ce que Sean ouvre sa boîte à malices et, bien entendu, que les anges mettent leur grain de sel. Le vétéran lui-même s’était senti… perturbé quand Sandy avait demandé au père Stomald d’empiler un millier de joharns dans une petite vallée sans issue et de les y laisser pour la nuit. Un peu plus tard, contrairement aux ordres du pasteur, il avait filé en douce pour voir ce qui se tramait là-bas… et en était revenu avec encore plus de discrétion qu’à l’aller après avoir constaté que toutes les armes s’étaient volatilisées ! Mais, le lendemain matin, elles étaient à nouveau là. Voilà pourquoi, le soir tombé, il ne s’était pas rebellé quand l’ange l’avait prié d’en entreposer deux mille de plus au même endroit. En effet, il avait vu ce qui s’était passé avec la première cargaison. Remplacer les refouloirs en bois par des équivalents en fer n’avait été que le premier pas. Le seigneur Sean avait accompagné cette modification de l’introduction de cartouches en papier en lieu et place des petits tubes taillés dans des troncs d’arbre que les soldats fixaient à leur bandoulière. Ils pouvaient porter beaucoup plus de ces munitions-là et, le moment venu, il ne leur restait plus qu’à en arracher l’extrémité d’un coup de dent, verser la poudre dans le canon et y introduire la balle. Enfin, l’emballage servait même de bourre ! L’objet que leur nouveau capitaine nommait « baïonnette à support circulaire » était une autre innovation à la simplicité trompeuse. En situation de difficulté, les mousquetaires enfonçaient le manche d’un couteau dans la gueule de leur arme à feu et obtenaient ainsi une lance rudimentaire pour faire face aux piques de l’opposant. Mais il s’agissait d’une solution de dernier recours, car ils n’étaient dès lors plus en mesure de tirer. Désormais, grâce à la bague d’appui fixée autour du tube, cette limitation disparaissait. Tibold attendait avec impatience le jour où un capitaine de la garde tiendrait pour acquis que les tirailleurs ennemis équipés de baïonnettes ne pouvaient pas ouvrir le feu sur ses troupes. Et puis il y avait les changements apportés au mécanisme de détonation des fusils. Personne n’avait jamais songé à évaser l’orifice d’allumage côté canon, mais cette retouche à elle seule rendait l’amorçage superflu : il suffisait de tourner le mousquet sur le côté et de frapper un bon coup pour qu’une partie de la charge principale se déverse en un filet de poudre dans le bassinet. Mais la plus extraordinaire de ces innovations frappait par davantage encore de simplicité. Les Malagoriens avaient peut-être inventé le fusil – Tibold ne se laissait pas berner par le fait que le royaume de Quériste revendiquait aussi cette découverte –, mais son armement était long et laborieux : la seule façon de faire entrer les projectiles dans la rayure consistait à les y ficher à coups de marteau, ce qui rendait ces armes encore plus lentes que des malagors. Bien qu’appréciées des chasseurs et utiles dans le cadre d’escarmouches, elles perdaient tout leur intérêt lorsque sonnait l’heure des salves à bout portant. Aujourd’hui, ce n’était plus le cas : tous les joharns et les malagors déposés dans la vallée leur avaient été rendus rainurés. En outre, les anges leur avaient fourni des moules pour une nouvelle sorte de balle. Pas en forme de sphère, celle-ci, mais de cylindre à base creuse qui glissait avec facilité le long du conduit. Le vétéran était resté sceptique quant à la capacité d’une cannelure à propulser des plombs avec un vent si prononcé, mais Sean lui avait assuré que l’explosion de la poudre amènerait naturellement le socle des cendrées dans l’encoche, et les résultats s’étaient avérés fabuleux. Maintenant, ces armes étaient aussi faciles à charger que des fusils à canon lisse – et permettaient une cadence de tir bien plus élevée que jamais par le passé ! Le vieux combattant ne saisissait pas pourquoi le géant avait éprouvé une telle surprise en découvrant que toutes leurs armes étaient… de « calibre standard » — voilà l’expression qu’il avait employée. Ne lui paraissait-il pas logique de distribuer des balles de la même taille à l’ensemble des troupes ? Mais, dans un deuxième temps, le capitaine général s’était réjoui de constater à quel point cela avait facilité la production des nouveaux projectiles. L’artillerie n’avait pas non plus été ignorée. L’Église ne concédait aux armées laïques que l’usage du chagor, moins gros que les arlaks de la garde, qui expédiaient des boulets deux fois plus lourds – même si leurs canons très courts ne leur permettaient pas une portée beaucoup plus conséquente. Toutefois, les soldats du seigneur Sean bénéficiaient de sacs de poudre en toile au lieu des louches grossières qui déversaient le mélange explosif en vrac. Et, pour les bordées à courte distance, il y avait les « obus bipartis » : des étuis en bois fin remplis de la même substance détonante, avec à leur extrémité de la mitraille ou une douille fixées à l’aide de fil de fer. Une bonne équipe pouvait en projeter trois en une minute. Si l’on additionnait toutes ces améliorations, l’armée des anges possédait une puissance offensive qu’aucun commandant expérimenté n’aurait jamais crue possible. Ses artilleurs ouvraient le feu trois fois en deux minutes – voire plus vite à condition d’utiliser les « obus bipartis » en combat rapproché –, et non plus seulement une fois toutes les cinq minutes. Au lieu des trente coups par heure habituels, ses mousquetaires – ou plutôt ses carabiniers – en disposaient de trois ou quatre à la minute et se trouvaient en mesure de toucher des cibles si lointaines qu’on les voyait à peine ! Tibold n’était pas encore certain que de simples armes à feu puissent briser une phalange, mais lui-même aurait hésité à attaquer une armée si bien équipée. Et il y avait aussi les cartes – peut-être encore plus utiles que le reste. De merveilleuses cartes présentant tous les éléments du relief tracés à l’échelle. C’était aimable de la part des anges d’essayer de reproduire les relevés dont lui et les siens se servaient depuis toujours – les créatures divines semblaient d’ailleurs si contentes du résultat qu’il n’avait pas eu le cœur de leur annoncer qu’elles avaient échoué –, mais ces plans n’étaient pas l’œuvre d’un mortel. Leur valeur avait échappé à certains de ses miliciens, mais il s’était usé la voix pour les en convaincre. Connaître la configuration exacte du terrain, l’emplacement des meilleurs sentiers et les lieux où l’ennemi se tapissait – ainsi que ceux où il valait le mieux positionner ses troupes – constituait un cadeau digne d’entités sacrées. Mais leur meilleur avantage, c’était que ces êtres savaient en permanence ce qui se passait ailleurs. L’immense plan dressé dans la tente de commandement détaillait la position précise de tous les bataillons ennemis, et les êtres célestes le mettaient à jour régulièrement. Un luxe qui créait une dépendance jouissive. Stomald appréciait que le seigneur Sean accordât toujours de l’importance aux missions de reconnaissance, mais visualiser où se trouvaient les principales forces adverses et appréhender leurs compétences respectives rendait le travail tellement plus simple… surtout quand l’opposant lui-même ignorait ces détails à votre propos. Néanmoins, se rappela-t-il, leurs chances de réussite restaient minimes. Aucune région du Malagor n’était restée fidèle à l’Église, mais les « hérétiques » possédaient un arsenal bien trop restreint en comparaison de leur main-d’œuvre, et placer des garnisons dans les forteresses de la trouée du Thirgan avait réduit leurs effectifs de plus de moitié. Le Temple, en revanche, disposait d’au moins deux cent mille hommes dans la tranche orientale de l’Hylar septentrional – sans compter les armées laïques. Toutefois, malgré les sombres perspectives, Tibold Rarikson ne doutait plus que le Tout-Puissant fût de leur côté, et, bien qu’il en connaisse trop sur la guerre pour s’attendre à une intervention divine directe, Sean et Tamman offraient sans nul doute la meilleure solution de rechange. Sean referma la lunette, roula sur le dos et contempla le ciel. Dieu, qu’il était fatigué ! Il savait depuis le début que rien ne serait aisé – de fait, il avait tout d’abord craint que les Pardaliens ne résistent à ses innovations, et l’excitation avec laquelle ils les avaient accueillies le soulageait au plus haut point –, mais il avait quand même sous-estimé l’ampleur de la tâche. Notamment, il s’était attendu à tirer meilleur profit des ateliers d’usinage de l’Israël. L’assistance de Sandy avait certes joué un rôle inestimable dans le cadre des préparatifs – à bord de sa vedette camouflée, elle s’était chargée des allers-retours entre le campement et les ateliers du vaisseau où l’on rayait les cargaisons de mousquets –, mais c’était la première fois qu’il se voyait confronté à la réalité de la logistique militaire, et la voracité d’un régiment pourtant si réduit et primitif l’avait abasourdi. Brashan et ses robots pilotés via ordinateur étaient parvenus à modifier les armes existantes à une allure respectable, mais la production en masse de matériel de guerre à proprement parler – aussi rudimentaire soit-il – aurait dévoré les ressources du parasite en un éclair. Sean ne se plaignait pourtant pas : ses troupes étaient mille fois mieux dotées (du moins celles qui possédaient un arsenal) que n’importe laquelle des armées susceptibles de les attaquer, et, si le rendement de l’unité impériale l’avait déçu, il s’émerveillait encore devant la rapidité avec laquelle les guildes locales s’étaient mises à la fabrication de nouvelles armes sur la base des prototypes fournis par les « anges ». Il avait été pris de court par les hordes d’artisans surgis de nulle part, mais il ne fallait pas oublier que sur Terre la révolution industrielle avait elle-même débuté par des roues à eau. Malgré sa marge de manœuvre limitée aux seules énergies musculaire, éolienne et hydraulique, Pardal – et surtout la principauté rebelle – avait développé sa propre version de la chaîne de montage, ce qui demandait une énorme quantité de façonniers qualifiés. La plupart s’étaient prononcés en faveur des « créatures célestes » — sans doute autant par frustration face aux restrictions technologiques imposées par la cité qu’en réponse aux miracles accomplis par les envoyés de Dieu –, mais, en dépit de leur enthousiasme, la journée n’avait jamais assez d’heures. De surcroît, l’année durait longtemps sur cette planète – en raison de son rayon orbital –, ce qui n’arrangeait pas la situation. Sur un monde où le printemps durait cinq mois standard et l’été deux fois plus, les saisons de campagne des armées terriennes préindustrielles offraient un étalon pour le moins inefficace. Sean remerciait le Ciel que le Temple ait jugé bon de reporter ses opérations de deux bons mois pour avoir le temps d’endoctriner ses troupes, mais ce délai demeurait quand même trop court : sur Terra, cela aurait signifié qu’il ne restait plus aux troupes dissidentes qu’à contenir l’avancée de la garde jusqu’à l’arrivée du froid ; il n’en allait pas de même ici. Le combat était imminent. Et son issue serait décisive. Quant à la taille des armées pardaliennes, elles donnaient des sueurs froides au jeune MacIntyre : en ce moment, plus de cent mille soldats remontaient la vallée du Keldark, et beaucoup d’hommes allaient périr d’ici le lendemain – ou le surlendemain au plus tard. Beaucoup trop d’hommes, quel que soit leur camp, mais il n’y a rien que je puisse faire contre cela. Il donna une tape sur l’épaule de Tibold et, malgré le terrible constat qu’il venait d’effectuer, son cœur s’égaya à la vue du sourire confiant de son aîné. Ils se dirigèrent vers leurs branahlks. Stomald se leva lorsque l’ange Harriet pénétra à l’intérieur de la tente de commandement pour mettre à jour le « plan de situation ». Elle sourit, et il comprit qu’elle le grondait en pensée à cause de son air trop respectueux, mais il ne pouvait s’en empêcher. De plus, se rappela-t-il, il avait finalement réussi à renoncer à les désigner toutes deux par le titre d’ange. Il se demandait encore pourquoi elles affichaient tant d’inflexibilité à ce sujet. De toute façon, il y avait beaucoup de détails qu’il ne comprenait pas. Il s’était attendu à de la colère de leur part quand les troupes avaient commencé à exprimer leur fureur belliqueuse, mais non : elles appréciaient de voir les soldats devenir des nationalistes plutôt que des religieux hérétiques. Il la regarda travailler. Elle le dépassait d’une tête et, à présent qu’elle respirait la vivacité d’esprit et l’humour, paraissait encore plus jeune et plus belle que dans ses premiers souvenirs. Il se réprimanda pour la énième fois à la pensée du corps qui se cachait derrière ces habits. Elle ne faisait peut-être pas usage sur lui et son peuple de l’autorité qui lui revenait de droit, mais elle n’en restait pas moins un ange. Elle pencha la tête pour examiner ses rectifications de son œil unique. Il se mordit la lèvre, tourmenté. Les autres terribles blessures avaient guéri à une vitesse céleste, mais ce cache noir lui serrait le cœur à chaque fois qu’il l’apercevait. Cependant, malgré tous les torts causés par Cragsend, Harriet ne montrait aucun signe de rancœur. En fait, il ne la croyait guère capable d’un tel sentiment, étant donné la gentillesse dont elle faisait toujours preuve en s’adressant à lui – lui qui avait failli la brûler vive. Elle se détourna de la carte et le toisa. L’amusement détendit ses traits quand elle le vit rougir, mais il n’en éprouva pas une gêne accrue. Au contraire, il lui rendit son sourire. « Sandy apportera de nouvelles modifications dans quelques heures, annonça-t-elle en langue sacrée. Nous les surveillons de plus près maintenant qu’ils approchent. — Je ne suis pas un soldat – du moins je ne l’étais pas jusqu’ici (il eut une expression ironique) –, mais une telle attitude me semble fort sage. — Ne te rabaisse pas. Tu as de la chance de disposer d’un capitaine comme Tibold – sans parler de Sean et Tamman, bien entendu mais tu possèdes toi aussi un bon jugement pour les affaires militaires. » Il acquiesça, ravi du compliment, puis les deux champions entrèrent à leur tour dans la tente avant qu’il ait pu ajouter un commentaire. Le colosse frappa son plastron en signe de révérence, et l’être divin accepta le salut d’un air grave, mais le prêtre remarqua l’étincelle dans ses pupilles. L’espace d’un instant, il en fut contrarié, mais la honte étouffa bien vite cet accès d’animosité : c’était un ange, et ce mâle était le champion choisi par l’ange Sandy. « Est-ce la dernière actualisation ? » Le pardalien du seigneur Sean s’était teinté d’un accent malagorien bien distinct dans le courant des dernières pentajournées. Harriet hocha la tête, et il lui sourit avant de se rapprocher de la carte et de se pencher pour mieux l’étudier. Tibold lança un regard complice à Stomald derrière leur dos, et le clerc le lui rendit malgré un nouveau sursaut de jalousie. C’était plus facile pour son ami militaire car, quels que soient les divers attributs de Sean, c’était un soldat né : l’ex-garde éprouvait une fierté paternelle à son égard. Et, a priori, le jeune guerrier lui témoignait la même considération. En tout cas, il l’écoutait toujours attentivement. À présent, il murmurait des paroles à l’adresse d’Harriet dans cette autre langue à la sonorité si bizarre. Ils s’en servaient souvent entre eux. Le vicaire les soupçonnait de parfois oublier que personne d’autre ne la comprenait (le géant revenait toujours au pardalien dès qu’il s’apercevait que d’autres personnes étaient présentes), et la capacité du capitaine de guerre à la parler lui inspirait un respect mêlé d’admiration. Être assez proche des anges pour pouvoir s’exprimer dans leur propre langage de façon naturelle devait procurer une sensation merveilleuse. Le géant s’écarta enfin du panneau, le regard pensif. « Tibold, je pense qu’ils vont attaquer nos avant-postes cet après-midi. Êtes-vous d’accord avec mon analyse ? L’homme scruta le plan un moment puis hocha la tête. « Alors l’heure est venue, soupira le champion. Dites aux sous-capitaines de tout faire pour rester en vie – j’en toucherai à nouveau un mot à Tamman, mais un rappel de votre part ne leur fera pas de mal. Nous combattons pour la survie, pas pour l’honneur, et toute perte inutile doit être évitée. — À vos ordres, seigneur Sean », fit le vétéran, à l’évidence très touché par le souci du général pour ses hommes. Le géant se tourna vers Stomald. « J’espère contenir l’assaut, père Stomald, mais sommes-nous prêts si d’aventure cela ne marchait pas ? — Tout à fait. J’ai envoyé jusqu’à la dernière femme en lieu sûr, et les nioharqs seront attelés d’ici l’aube, prêts à avancer ou à reculer. » Son interlocuteur acquiesça, satisfait, puis à nouveau lorsque dame Harriet fit une remarque à voix si basse que personne d’autre ne l’entendit. — Père, poursuivit Sean, le commandant Tibold et moi-même ne serons pas en mesure de libérer les effectifs pour l’office de ce soir : l’ennemi est trop proche. Mais vous pouvez nous envoyer les aumôniers… — Merci. » Le seigneur prêtait toujours de l’attention à ces détails, mais le pasteur se demandait pourquoi ni lui, ni Tamman, ni les entités divines n’assistaient aux célébrations. Bien sûr, ils avaient un lien particulier avec le Créateur, mais on eût dit qu’ils se tenaient volontairement à l’écart. « Dans ce cas, permettez-moi d’aller me restaurer. Vous joindrez-vous à moi ? » Stomald accepta, puis il releva l’amusement dans les pupilles d’Harriet. Elle sourit au commandant, et une étonnante pensée traversa l’esprit du religieux. Le guerrier était aussi peu séduisant qu’elle était belle et, malgré sa taille considérable, l’ange paraissait petite à ses côtés, mais il y avait un je-ne-sais-quoi… Sans doute les yeux, pensa-t-il. Pourquoi ne s’en était-il jamais aperçu ? Les mystérieux yeux de charbon du colosse, plus sombres que la nuit, avaient les mêmes nuances. Même ressemblance pour leurs cheveux, si noirs qu’on les eût dits bleus. À vrai dire, exception faite des traits peu avantageux de Sean, il aurait pu très bien s’agir d’un frère et d’une sœur ! Comme tout le monde, l’ecclésiastique savait que les deux protecteurs étaient plus qu’humains – il suffisait pour s’en assurer de considérer leurs réflexes fulgurants ou de constater leur incroyable force quand ils oubliaient de la dissimuler –, mais jamais il n’avait envisagé la possibilité qu’ils soient de même sang que les anges ! Et cette éventualité lui faisait froid dans le dos. Les deux chevaliers étaient mortels. Ils insistaient volontiers sur cette distinction, et Stomald les croyait, ce qui prouvait qu’ils ne provenaient pas de la même famille qu’Harriet et Sandy. En outre, les saintes Écritures précisaient que les anges étaient femelles. Enfin, comment imaginer que de simples humains s’accouplent à des êtres divins ? Mais si, malgré tout cela… ? Il repoussa l’idée irrévérencieuse, d’autant plus qu’une partie de lui-même lui disait qu’elle découlait d’un désir impardonnable. Un désir qui lui inspirait un sentiment de culpabilité et qui l’aurait bouleversé s’il avait su l’affronter. Appuyé contre l’arbre à thyru, Tamman surveillait la route de l’est. Il leva les yeux pour observer l’homme perché dans les branches avec son miroir. De façon étonnante, les armées pardaliennes utilisaient des systèmes de signalisation très sophistiqués, mais glaces ou drapeaux ne servaient que de jour, or l’après-midi touchait à sa fin. Il aurait voulu faire les cent pas, mais une telle attitude ne convenait guère à un capitaine élu par les anges. Ne se trouvait-il pas ici à la place de Sean pour gagner la confiance de ses soldats ? Une confiance qui, demain, revêtirait peut-être toute son importance, c’est pourquoi il se contenta d’écraser des enveloppes sèches de thyru sous son talon. Ces fruits ressemblaient à d’énormes glands, mais leurs tissus intérieurs, fort doux, produisaient une huile qui occupait sur cette planète une place équivalente à l’huile d’olive de la Terre. Tamman se demanda comment s’y prenaient les autochtones pour briser leurs épaisses coquilles. Quelle interrogation fondamentale, n’est-ce pas ? songea-t-il. Il se rendit compte que ses pensées s’égaraient et régla ses niveaux d’adrénaline. Pourquoi regardait-il le chemin avec tant d’intensité ? Contrairement à son équipe d’éclaireurs, il maintenait un lien direct avec les batteries de senseurs de l’Israël par le biais de la vedette de Sandy. Il savait où se trouvait l’adversaire, et scruter cette route déserte n’allait pas précipiter son arrivée. Il se secoua et marcha le long de la ligne de front pour taper les épaules de ses hommes et leur sourire. Les indigènes connaissaient le principe des tirailleurs montés – de fait, la plupart des soldats de cavalerie étaient des dragons –, mais ce type d’unité n’avait jamais représenté une menace majeure : tout d’abord, bien que pratiques pour les missions de reconnaissance ou de harcèlement, les mousquetaires en selle ne pouvaient revêtir qu’une armure légère ; en deuxième lieu, leurs armes à feu, plus courtes, ne permettaient ni la portée ni la cadence de tir nécessaires à repousser des piquiers ; enfin, il était impossible de brandir des lances à dos de branahlk. Mais la nouvelle génération opérait des merveilles, car désormais les joharns étaient rayés. Il se rappela toutefois que le moment n’était pas encore venu de montrer à la sacro-sainte armée de quel bois ils se chauffaient. La démonstration serait pour demain. Il atteignit la fin de la ligne, repartit en direction de son arbre puis consulta à nouveau sa neuroliaison. Tiens, tiens. On dirait que notre attente touche à sa fin. « Rethvan ? » Il leva à nouveau la tête vers le communicateur. « Oui, capitaine ? — Leurs éclaireurs apparaîtront derrière cette courbe dans environ cinq minutes. Tenez-vous prêt à passer le signal. — Bien compris, seigneur Tamman. » L’homme ne voyait rien derrière le tournant, mais il semblait si confiant que le visage de son supérieur s’épanouit. Il ne nous reste plus qu’à ne jamais commettre la moindre erreur, car la foi de nos Malagoriens risquerait de s’effriter, et alors nous en paierions tous le prix. À l’ouest, le soleil devenait de plus en plus rouge. Un coin de son cerveau se chargea de consulter les scanners. Trois, deux, un… maintenant ! Le premier cavalier apparut au détour du chemin précisément à l’heure. « Maintenant, Rethvan ! » Il apprécia le calme de sa propre voix. — À vos ordres ! Le reflet lumineux du miroir avertit les avant-postes situés plus à l’ouest, et le jeune Qian entendit des branahlks siffler en bruit de fond derrière la colline tandis que les hommes les préparaient à l’assaut. Son attention se porta sur la progression de la compagnie montée de la garde et il passa aussitôt en mode de vision télescopique. Les soldats donnaient une impression de fatigue. Rien que de très normal : le seigneur maréchal Rokas avait forcé le rythme dès le début. Les capacités logistiques des armées pardaliennes ne cessaient de le surprendre : il s’était attendu à un degré d’organisation équivalent à l’âge des piques et des mousquets sur Terre, mais c’était sans compter les nioharqs. Ces immenses bêtes munies de défenses – elles lui évoquaient des cochons de la taille d’un éléphant – mangeaient plus ou moins n’importe quoi, ce qui réduisait le problème du fourrage rencontré par les troupes à cheval. Et leur allure moyenne l’impressionnait. Certes, leur vitesse maximale ne battait pas des records, et elles ne valaient rien comme cavalerie, mais elles permettaient aux Pardaliens de déplacer artillerie, vivres, tentes, forges portables et cuisines mobiles à une cadence qui aurait fait pâlir d’envie Gustave II Adolphe. Malgré ces avantages, les effectifs de Rokas commençaient sans doute à ressentir les effets de cette progression effrénée. Sean avait fermé les frontières, et le Temple ne soupçonnait pas leur déploiement – les drones n’avaient pas accès à la cité elle-même, mais ils avaient rapporté assez de conférences de terrain tenues par le maréchal pour confirmer cette information. Toutefois, Rokas était parvenu à une estimation convenable de la taille maximale potentielle des forces hérétiques, et un fait était certain : il n’allait pas opter pour des manœuvres subtiles. Au contraire, il allait les noyer sous une marée de soldats et transpercer leurs défenses comme du beurre… Du moins, c’est ce qu’il croyait. Tamman observait le front adverse d’un air mauvais. Ces hommes étaient peut-être éreintés, mais ils lui semblaient aussi alertes. Quoi qu’il en soit, malheureusement pour eux, ils traquaient une éventuelle menace à l’intérieur du périmètre normalement à portée d’armes pardaliennes. « Tenons-nous prêts ! » ordonna-t-il avec calme alors que le premier branahlk passait la barrière des quatre cents mètres indiquée par des poteaux. Un doux chorus de réponses affirmatives parvint à ses oreilles, puis ses cent dragons se placèrent deux par deux. Il les regarda viser par-delà les arbres abattus et les bûches tandis que les éclaireurs de Rokas dépassaient la limite des deux cents mètres, bien loin encore de la portée de fusils à canon lisse. Mais certains cavaliers commençaient à scruter les alentours de façon un peu trop spéculative à son goût. « Feu à volonté ! » Cinquante joharns rayés retentirent de concert. Les éclairs déchirèrent l’ombre du bosquet, et la fumée de la poudre brûlée lui piqua le nez, mais Tamman demeura concentré sur l’ennemi. Plus de trente soldats s’écroulèrent – beaucoup d’entre eux, il en était certain, déstabilisés plutôt que touchés : leurs montures constituaient des cibles plus conséquentes qu’eux-mêmes ; quant aux autres, ils considéraient bouche bée le nuage pulvérulent qui s’élevait de la cime de la futaie. Tamman sourit devant leur stupéfaction et compta leurs pertes à voix basse pendant que les premiers tireurs rechargeaient leurs mousquets améliorés. Les deuxièmes éléments de chaque paire de soldats attendirent jusqu’à ce que leur partenaire eût effectué la moitié de l’opération avant d’ouvrir le feu à leur tour et d’abattre une nouvelle série de cibles. Les survivants pivotèrent et piquèrent des deux en direction de la courbe, suivis de compagnons tombés à terre, mais de nouveaux coups isolés furent tirés, et la plupart s’effondrèrent avant d’avoir atteint une distance sûre. « Parfait, messieurs, en selle ! » Les tirailleurs retournèrent tout sourire vers leurs montures. Le commandant attendit encore un moment, puis ses traits s’assombrirent quand il jeta un dernier coup d’œil à la route : une poignée de blessés rampaient par terre, leur agonie offerte en spectacle à sa vue augmentée ; d’autres se tordaient de douleur à l’endroit même de leur chute, et même une ouïe non améliorée aurait perçu leurs cris et leurs sanglots. Il frissonna puis fit pivoter sa monture, éprouvant une pointe de haine à son propre égard, car pas même cette horreur ne ternissait son sentiment de satisfaction. Le seigneur maréchal Rokas parcourait la carte à la lumière d’une lampe, maussade, mais rien ne changerait les faits : les rapports demeuraient tout aussi inquiétants maintenant que la première fois qu’il en avait pris connaissance. Il se renfrogna davantage. La première embuscade lui avait coûté soixante et onze hommes, terrassés d’une distance dont le sous-capitaine Turalk jurait qu’elle égalait en tout cas deux cents enjambées. La deuxième et la troisième avaient été encore pires. Ses pertes totales se chiffraient à plus de quatre cents têtes, toutes dans son corps de cavalerie – qui ne jouissait déjà pas d’effectifs très nombreux. Ses éclaireurs se montreraient surhumains si les funestes événements de la journée n’avivaient pas leur prudence demain, ce qui constituait une mauvaise nouvelle en soi. Comment les hérétiques s’y étaient-ils pris ? Où avaient-ils trouvé autant de dragons ? Où les avaient-ils cachés ? Il n’aurait jamais cru que plus de cent soldats puissent se dissimuler dans aucun de ces repaires de traquenard, mais, à en croire le nombre de morts, chaque site avait abrité trois ou quatre fois plus de cavaliers – équipés de malagors, de surcroît. Il se servit une coupe de vin et s’installa dans une chaise pliable. La méthode employée par les rebelles comptait moins que le résultat obtenu, mais leurs guet-apens ne les sauveraient pas. À moins de renoncer à leur chance de contenir l’avancée de son armée au cœur des montagnes, il leur faudrait se lever et combattre. Or cela leur vaudrait d’être écrasés. Du moins Rokas avait-il tout intérêt à parvenir à cet objectif, car les deux tiers de l’artillerie et des mousquets de l’Église – ainsi que la moitié de ses armures et de ses piques – provenaient des fonderies du Malagor. Lui-même n’avait jamais aimé l’idée de dépendre d’une seule source, mais la situation d’aujourd’hui dépassait le pire de ses cauchemars, car chacun des sites de fabrication perdus par le Temple était tombé aux mains des dissidents. Il connaissait la quantité d’armes contenues dans les arsenaux de la garde malagorienne, à la lance et au pistolet près. Il ne possédait pas une estimation aussi précise des dépôts laïques, mais tout de même assez pour ne pas trop s’éloigner de la réalité, et même si l’adversaire détenait l’ensemble de ce matériel, il ne pouvait mettre à pied d’œuvre beaucoup plus de cent mille combattants. Néanmoins, le temps aidant, les artisans de la contrée renégate seraient à même d’équiper jusqu’au dernier citoyen de la principauté, et, si cela se produisait, le prix à payer pour envahir ce territoire barricadé derrière ses innombrables pics approcherait l’intolérable. Rokas avait réussi à convaincre le cercle de cette simple évidence ; sinon, les prélats auraient reporté le début de l’opération jusqu’aux premières neiges dans le but de « renforcer l’âme des guerriers contre l’hérésie ». Heureusement, le grand prêtre Vroxhan avait fini par entendre raison. Et maintenant Rokas se trouvait là, à broyer du noir, les yeux rivés sur les jetons qui, sur le plan, représentaient cent vingt mille âmes – la fine fleur militaire de la frange orientale de l’Hylar septentrional. Une armée décidément trop vaste pour un espace aussi restreint. Mais de toute façon, comme il l’avait expliqué au souverain pontife, la stratégie et le choix des manœuvres ne feraient pas une grande différence dans une telle situation. Il regarda d’un air triste la ligne bleue qui désignait le fleuve Mortan et sirota son vin. Un nourrisson aurait deviné la route qu’il allait emprunter – la seule possible, en fait –, et Tibold n’avait rien d’un nourrisson. Maudit soit-il ! C’était un seldahk, doté de toute l’astuce et la rapidité de son espèce. Un seldahk qui avait offensé un haut capitaine, suite à quoi ce dernier l’avait banni dans le secteur le plus misérable qu’il ait pu trouver. Ce vieux renard connaissait au détail près les plans que Rokas concocterait… et il saurait tirer le meilleur parti des forces dont il disposait. Le seigneur maréchal mastiqua sa moustache. Le dernier vrai défi de la cité avait été la conquête de l’Herdana – ce continent barbare – six générations plus tôt, or même cet exploit n’égalait pas les proportions que ce nouveau conflit promettait de prendre. Si l’hérésie n’était pas étouffée d’ici peu, la confrontation déboucherait peut-être sur un cauchemar digne des guerres du Schisme, qui avaient dévasté la moitié de l’Hylar septentrional. Cette perspective lui donnait des sueurs froides. Sean MacIntyre se tenait sur les murailles de Yorville et observait en contrebas les feux entretenus par ses hommes. Ses hommes. Une pensée terrible, car il y avait cinquante-huit mille personnes là-dessous, et leur vie dépendait de lui. Il joignit ses mains dans le dos et soupesa une fois encore leurs chances. Ils étaient à moins d’un contre deux, et cela aurait été pire si l’Église avait décidé d’entasser davantage de troupes dans la vallée. Mais, au fond, il avait espéré que l’ennemi opterait justement pour cette solution. Malheureusement, ce seigneur maréchal Rokas était malin : il ne tenait pas à s’encombrer de trop d’effectifs dans un espace si réduit. Il se mordilla la lèvre. Si seulement il ne se trouvait pas si éloigné de sa propre époque ! Si seulement les cours d’histoire militaire de l’académie avaient été moins axés sur la stratégie et davantage sur le fonctionnement militaire de base des sociétés anciennes ! La moitié des nouveautés apportées aux Malagoriens découlaient de souvenirs relatifs à des discussions avec Hector. Le reste avait été extrapolé à partir de ces quelques éléments fournis par son oncle, ou glané dans les annales historiques limitées (et d’une superficialité exaspérante) de l’Israël. Il ne manquerait pas de réprimander tante Adrienne à propos de son programme d’études ! Il marcha à petits pas, et le vent nocturne caressa sa peau tandis qu’il se morfondait. Les piques se révélaient les vraies tueuses de Pardal. La plupart des armées en possédaient au bas mot trois fois plus que des mousquets. Du moins en allait-il ainsi pour le Temple, et Tibold lui avait expliqué comment les phalanges de la cité coinçaient l’ennemi en cas de menace, le « préparaient » à l’artillerie et au fusil léger, puis fonçaient enfin dans le tas l’acier au poing. Mais, malgré leur terrible force de frappe, ces formations serrées de piquiers étaient difficiles à manier : les tactiques traditionnelles de la principauté « hérétique » auraient sans doute donné du fil à retordre à Rokas, même sans l’aide des « anges » et de leurs innovations. L’utilisation malagorienne des armes d’hast lui rappelait l’infanterie suisse de jadis, avec toutefois moins de piques et davantage de vouges – sortes de lances plus courtes que leurs pendants terriens et qui, à moins d’une pression exercée par un régiment de cavalerie lourde, faisaient des armes de mêlée très pratiques. Tactiquement, les montagnards se montraient beaucoup plus agiles que les soldats de la garde : ils privilégiaient les formations de piquiers plus aérées pour maintenir l’adversaire en position tandis que le reste des effectifs le prenaient par les cotés avec des pertuisanes moins longues. Et les modifications opérées par Sean rendraient ses hommes encore plus redoutables… à condition qu’ils soient prêts. Il lui aurait fallu plus de temps ! Il avait laissé Tibold se charger de l’entraînement : auprès du vieux capitaine endurci, le baron Von Steuben aurait passé pour un louveteau, mais ils avaient disposé d’à peine deux mois pour l’ensemble des préparatifs. Leur armée démontrait un bon esprit et jouissait d’un noyau dur composé de miliciens (les villes et les villages de la principauté, autogouvernés, dressaient leurs propres bataillons en l’absence de grands feudataires), et plus de huit mille gardes étaient passés aux rebelles, mais fusionner tout ce beau monde en une force unique et leur enseigner une doctrine tactique totalement nouvelle en un délai si court relevait du cauchemar. Pire encore : dans le cadre de son entraînement, Sean n’avait jamais appris à diriger des troupes avec si peu de dispositifs de commandement et de contrôle. Il était habitué aux communications high-tech instantanées, et la situation risquait de tourner encore plus mal que dans ses pires prévisions. Pendant les exercices, ses hommes lui semblaient à la hauteur, mais maintiendraient-ils leur unité lorsque le combat ferait rage ? Il l’ignorait, niais il savait qu’au cours de l’histoire de la Terre bon nombre de batailles avaient été perdues à cause d’une rupture de la cohésion dans un des camps. Et, à chaque fois, le prix à payer était le démantèlement et la confusion. Cela dit, se dit-il avec fermeté, s’ils restaient soudés, la garde n’avait qu’à bien se tenir. Normalement, l’avantage aurait dû revenir aux phalanges de l’Église dans un endroit comme Yorville, où le relief lui-même aurait dû permettre d’assurer leurs flancs – et où seuls comptaient le nombre des effectifs et leur rapidité de mouvement –, mais c’était justement là que les contributions de l’équipage impérial prenaient toute leur importance. Le volume de tir de l’armée montagnarde n’atteignait toujours pas celui d’une puissance militaire moderne, mais il dépassait de loin tout ce que les autochtones avaient jamais vu… et un bloc de piquiers formait une large cible. S’il parvenait à coincer l’adversaire, il allait déguster, or Sean pensait – espérait – avoir trouvé le site adéquat pour réussir son coup : la vallée du Keldark se rétrécissait jusqu’à ne plus former, au niveau de la bourgade, qu’une bande de terrain ouvert d’environ six kilomètres. Il ne restait plus qu’à espérer que le seigneur maréchal soit aussi bon en histoire militaire que Tibold le prétendait… Il soupira, coupa court à ces réflexions qui ne le menaient nulle part et s’étira. Puis, après avoir jeté un dernier coup d’œil aux étoiles étrangères, il se força à prendre le chemin de son lit, se demandant s’il fermerait l’œil de la nuit. CHAPITRE VINGT-HUIT Rokas atteignit le sommet de la colline et ouvrit son instrument d’observation dans un cliquetis. La brume du matin s’était retirée bien que quelques traînées s’accrochent encore à la surface du Mortain, et sa bouche se tordit en un rictus à la vue du terrain. Il avait craint depuis le début que Tibold ne livre bataille à Yorville, car plus d’une armée d’invasion y avait trouvé la mort. La ville s’élevait sur les promontoires qui surplombaient le fleuve. Ses murailles avaient été rasées après les guerres du Schisme, mais les hérétiques étaient en train de les reconstruire. Quoiqu’une telle mesure ne fût pas d’une absolue nécessité. Le cours d’eau s’étirait jusqu’à l’océan Oriental, s’entortillant à travers la vallée du Keldark pour quitter les montagnes du Shalokar, et il ondulait comme un serpent haineux au pied du bourg. Ses flots coulaient du versant septentrional jusqu’aux falaises méridionales du canyon, puis bifurquaient enfin en direction de l’est. Comme bien des Malagoriens avant lui, Tibold s’était retranché derrière ces douves naturelles et glaciales. La lunette s’attarda sur les ponts de Yorville. Le maréchal les contempla avec un désir mélancolique, mais leur démolition avait été effectuée de manière trop consciencieuse. Les travées brisées avaient plongé trop profondément pour qu’on songe à passer par-dessus les décombres. Il étouffa un juron. Si le cercle n’avait pas hésité si longtemps, il aurait dépassé la ville et pénétré au cœur du Malagor bien avant que les indigènes n’aient pu s’organiser ! Il regarda plus au sud et grimaça encore : aucune place forte n’était imprenable, mais la destruction des ponts faisait des gués le seul accès possible à la position ennemie. Ces derniers se trouvaient au sud-est de l’enceinte, là où le fleuve s’élargissait. Rokas détailla les ouvrages de terre grossiers qui se dressaient sur la rive occidentale et vit les reflets des piques et de l’artillerie. Le découragement l’accabla. Ces passages, larges de plus de cent enjambées, étaient profonds : l’eau leur arriverait au moins à hauteur de la taille. Les blessés succomberaient, même sans armure. Quant à ceux qui en portaient… Il se retourna vers le nord pour scruter la dense forêt qui commençait au niveau de l’à-pic opposé et venait lécher les fondements de la butte sur laquelle il se tenait. Une protection naturelle pour son flanc droit – Dieu savait que nul piquier ne traverserait ces broussailles enchevêtrées ! songea-t-il, mais cela ne lui servirait à rien : au nord de la cité, le Mortan était trop large pour qu’on construise un pont par-dessus, et bien trop profond pour être traversé à gué, et un capitaine aussi prudent que Tibold ne jetterait jamais ses hommes dans un piège si mortel. Rokas ferma la lunette. Non, le vieux renard savait de quoi il retournait… tout comme lui-même. Trop de batailles s’étaient déroulées à Yorville : aussi bien les défenseurs que les assaillants connaissaient toutes les manœuvres possibles, et, si le prix lui paraissait certes élevé, il pouvait quand même se le permettre. Ses rêves s’en trouveraient hantés pour de nombreuses années, mais il acceptait le marché. « Nous maintenons le plan, annonça-t-il à ses officiers. Capitaine Vrikadan (il affronta le regard de son subordonné), vous attaquerez comme prévu. » « Mon Dieu ! tu as vu ça ? » murmura Tamman au travers de sa com intégrée, et Sean acquiesça d’un mouvement vigoureux, oublieux du fait que son ami ne pouvait pas l’apercevoir. Les images via senseur étudiées plus tôt ne l’avaient guère préparé à la réalité de ce spectacle : la marche de ces immenses régiments de soldats le terrifiait. Perché sur la fourche de son arbre, il se secoua et continua d’épier, à travers les feuilles, la progression de l’ennemi en direction des gués. Des mousquetaires couvraient les énormes colonnes de piquiers au milieu desquelles évoluaient les batteries d’artillerie tirées par des nioharqs. Les armures étincelaient, les pointes des lances formaient comme une canopée flamboyante au-dessus des têtes et les mouvements réguliers des jambes des fantassins conféraient à l’ensemble de faux airs de chenille en acier. « Oui, répondit le prince au bout d’un moment, et, crois-moi, il ne me dérangerait pas d’avoir la sainte grenade d’Antioche à portée de main ! » La blague médiocre fit glousser le jeune Qian, et son camarade plissa les lèvres à son tour. Il aurait aimé que quelqu’un – d’autre ou au moins Tibold – tienne compagnie à Tamman, mais il se devait de rester sur place, et le vétéran aussi – au cas où il arriverait malheur à son jeune commandant. En tout cas, il s’était senti beaucoup plus rassuré avant de voir l’armée du Temple de ses propres yeux. Il expira longuement puis descendit de l’arbre. Le vieux capitaine était debout aux côtés de Folmak, le meunier qui commandait la compagnie d’état-major de Sean. Celui-ci les dévisagea. « C’est parti. — Hum. » Tibold tira sur sa lèvre inférieure. « Et leurs éclaireurs ? — Vous aviez aussi raison sur ce point : une équipe de dragons protège leur flanc droit, mais ils ne s’éloignent pas trop du peloton. — Bien sûr. Rokas n’est pas devenu seigneur maréchal en négligeant les menaces, aussi improbables soient-elles. Toutefois (Tibold montra les dents), il semblerait que le seigneur Tamman ait bien inculqué la notion de prudence à ses recrues, hier. — En effet », acquiesça le capitaine général, puis il regarda autour de lui : vingt mille hommes étaient tapis telles des ombres dans le sous-bois, une masse plus dense encore que celle qu’Ulysses Simpson Grant avait eu à affronter durant la bataille du Désert. Ils portaient une tenue vert pâle et brun, et le canon de leurs fusils avait été noirci pour éviter tout miroitement délateur. Un tableau misérable et désordonné en comparaison des teintes cramoisies et de l’acier étincelant de la garde, mais au moins ces troupes étaient-elles presque invisibles. Sean connecta son neuroémetteur à la vedette furtive immobilisée au-dessus de la vallée, puis échangea une caresse virtuelle aussi brève que silencieuse avec une Sandy rongée par l’anxiété. Ensuite, il se brancha sur les batteries de capteurs de Brashan à travers la com du véhicule. L’armée progressait tandis que son noyau se resserrait derrière les éléments d’assaut isolés. Avec un peu de chance… Il porta son attention sur les ponts flottants au nord de Yorville, dissimulés derrière la forêt. Ce système était nouveau sur Pardal, et sa mise en place s’était avérée plus ardue qu’il ne l’aurait cru, mais, à première vue, les structures tiendraient. Il l’espérait. Si le plan échouait, ce passage constituerait la seule manière de rentrer à la maison pour un tiers de ses forces. Stomald regarda l’ange Harriet effectuer un nouvel ajustement sur la carte de situation. Elle était absorbée par son travail. Il perçut un léger tremblement au niveau de ses doigts minces, et il aurait voulu passer un bras autour de ses épaules pour la réconforter. Mais c’était une créature céleste, se souvint-il, c’est pourquoi il se contenta d’agripper son nuage stellaire, comme pour capter l’état d’esprit de leurs troupes. Les hommes gardaient confiance, forts d’un sentiment de quasi-idolâtrie pour les champions. En fait, ils étaient plus que confiants : leur tâche ne se résumait plus à se défendre, mais à détruire l’ennemi malgré les chances de réussite infimes, et, s’ils avaient adressé à Dieu de consciencieuses prières en vue d’obtenir sa miséricorde, ils réservaient le gros de leur ferveur pour lui demander de la force, une victoire et, surtout, l’indépendance de Malagor. Le prêtre entendit le rythme régulier des tambours de la garde. Des gouttes de sueur perlèrent sur ses sourcils tandis qu’il implorait le Seigneur en silence – non pour lui-même, mais pour les âmes qu’il avait entraînées dans ce combat. Un chirurgien entreprit d’affûter ses couteaux et ses scies, et Stomald considéra l’acier brillant de ses pupilles épouvantées, incapable de détourner le regard. Une main lui serra l’épaule avec délicatesse. Il sursauta malgré la légèreté du geste et leva les yeux : l’œil unique d’Harriet exprimait de la douceur et de la compréhension. Il posa ses doigts sur les siens, émerveillé par sa propre audace – il effleurait une chair sacrée ! –, puis elle sourit. Le branahlk du haut capitaine Vrikadan s’ébroua et rongea son mors lorsque dix mille voix vinrent se joindre au martèlement tonitruant des tambours. L’homme pivota sur sa selle pour étudier ses soldats. L’hymne majestueux retentissait autour de lui, profond et puissant, mais les compagnies de piquiers qui ouvraient la marche avaient le visage tendu malgré leur chant. Il éperonna sa monture et la dirigea vers une batterie d’arlaks dont le murmure grinçant emplissait l’espace entre les colonnes. Même les nioharqs – normalement impassibles – s’agitaient, remuaient leurs défenses et beuglaient. Un capitaine d’artillerie à la barbe grise leva les yeux et gratifia son supérieur d’un sourire sans joie. Derrière la levée de terre, Tamman observait le mastodonte de chair et de métal qui avançait vers eux. La mélodie tumultueuse qui s’en échappait opérait comme une arme démoralisante dont l’efficacité lui avait échappé jusqu’à maintenant. Mais, au moins, l’armée se comportait en accord exact avec les prédictions de Tibold. Pour l’instant. Vingt mille hommes se dirigeaient tout droit vers les gués. Derrière eux, un nombre de fantassins tout aussi élevé suivaient en vue d’exploiter un éventuel succès. Tamman se sentit très petit et très jeune. Pire, il percevait l’inquiétude de ses soldats. Ce n’était pas encore de la panique, mais le chœur monstrueux qui se déroulait devant eux suffisait à secouer les plus endurcis. Il se tourna vers son commandant en second. « À notre tour de jouer un peu de musique, Lornar. » Le haut capitaine lui sourit. « À vos ordres, seigneur Tamman ! » Il fit signe à un messager adolescent, qui courut vers l’arrière de la redoute. Il y eut quelques murmures de consultation, puis une plainte stridente s’éleva – les Malagoriens avaient inventé la cornemuse. Les troupes du jeune Qian se regardèrent entre elles, les lèvres retroussées, tandis que le gémissement de défi parvenait aux oreilles de la garde. Seigneur, je m’aperçois seulement maintenant de l’interminable durée de ces manœuvres ! Sean tenta de se calmer, à l’écoute de la mélopée qui s’envolait des redoutes en réponse aux chants de l’adversaire. Il éprouva une sensation de dégoût et de vide, et ses nerfs se contractèrent à nouveau devant le terrible spectacle : des milliers d’individus marchant d’un pas assuré vers la mort. Cela ne ressemblait guère au combat désespéré de l’Israël contre le système de quarantaine. Le processus était beaucoup plus lent et déchirant. La ligne de front ennemie se rapprochait inexorablement. Il se mordit la lèvre lorsque les premières volutes de fumée apparurent au-dessus de la position de Tamman et que les premiers boulets de canon percutèrent les rangs de l’opposant. Sa vision augmentée lui permit de voir le carnage dans les détails, les membres disloqués et les corps éviscérés. Il avala un renvoi de bile puis, au milieu des tirs, perçut les notes d’un nouvel air, soutenu par un rythme plus féroce encore que le précédent. Il regarda Tibold. « Je n’avais jamais entendu cet hymne. — Ce n’est pas un hymne. » Le jeune homme haussa un sourcil. « C’est Malagor libre, seigneur Sean. » Vrikadan entendit à son tour le hurlement suraigu et tremblant, une complainte digne d’un seldahk. C’était le cri de guerre les Malagoriens – un cri accompagné de terribles paroles qui, comme la mélodie qui les soutenait, avaient été interdites sous peine de mort pendant près de deux siècles pardaliens mais il avait d’autres soucis pour l’instant. Une nouvelle salve déchira ses rangs, et il peina à stabiliser sa monture. Puis une autre. Et encore une autre ! Seigneur tout-puissant, où avaient-ils trouvé tous ces canons ? Un nouveau cyclone retentit alentour, et l’un des projectiles décapita son branahlk. Il se défit aussitôt de ses étriers d’un coup de pied, puis l’animal bascula et le sang se déversa à grosses gouttes sur son cavalier, qui roula de côté, se redressa et brandit son épée. La distance était encore trop grande pour que ses propres mortiers affectent les parapets de l’ennemi, mais il saisit quand même le genou d’une ordonnance montée. « Préparez les canons ! Et ouvrez tout de suite le feu ! » Un nuage de fumée puante parvint à la hauteur de Tamman et le fit tousser. Il tourna le regard vers l’une de ses sections d’artilleurs et vit un capitaine qui glissait une cartouche ensachée dans la bouche d’un arlak avant d’obturer la prise d’air avec un poucier en cuir. Un boulet de huit kilos fut introduit dans le conduit, suivi de la bourre, puis, tandis que l’homme armait le percuteur et fichait une tige dans l’orifice afin de percer le sac de poudre, on traîna la bombarde vers sa place au sein de la batterie. La gueule vomit une sphère enflammée et recula. Un soldat enfonça une éponge dégoulinante dans le canon de l’arme de façon à refroidir le métal. Un léger sifflement s’échappa du tuyau, puis l’homme entama un nouveau chargement. Tamman détourna son attention, hébété par le mugissement et la clameur des cornemuses dont la mélopée funèbre et insensée ne tarissait pas. Il s’accrocha à l’ouvrage de terre quand les lignes de mousquetaires de la garde s’écartèrent pour laisser entrevoir les piques et les canons en cours de déploiement. Le seigneur Rokas plissa les yeux pour tenter de voir au-delà du rideau de fumée. Les quantités de salves en provenance de ces redoutes lui semblaient impossibles : personne ne pouvait amasser autant d’obusiers dans un espace si restreint. En outre, il était impensable que les hérétiques disposent d’un si grand nombre d’unités ! Et pourtant les faits étaient là. Des langues de feu traversaient le manteau pulvérulent et venaient projeter un enchevêtrement de membres sanguinolents sur ses formations de piquiers en marche. Les soldats de Vrikadan tombaient trop vite, trop tôt par rapport à ses plans. Il se retourna vers un signaleur. « Dites au haut capitaine Marras de resserrer l’intervalle. Puis ordonnez à Sertal d’avancer. » Des drapeaux de communication s’élevèrent. Rokas se mordit la lèvre : il avait espéré que Vrikadan aurait dégagé l’un des gués au moins, mais désormais il faudrait un miracle pour parvenir à un tel exploit face à la batterie adverse. Toutefois, les colonnes de la garde, mises à mal pour le moment, devraient couvrir les effectifs de Marias assez longtemps pour leur permettre de se rapprocher du fleuve et de sonner la charge. Une fois encore, il leva la lunette d’observation, puis jura en silence tandis que ses troupes arrivaient à portée de mitraille. Son estimation du prix à payer pour la prise de Yorville s’éleva soudain. Sandy MacMahan avait le visage blême, et son cerveau priait d’armer l’arsenal de sa vedette, mais cela lui était interdit songea, écœurée, à la désinvolture avec laquelle elle avait suggéré de participer à cette horreur, mais son rationalisme lui disait qu’elle avait eu raison – tout comme Sean avait vu juste dans un autre domaine : ils devaient éviter l’utilisation d’armes impériales à l’heure actuelle, à moins de pouvoir continuer sur leur lancée jusqu’au bout. Néanmoins, la logique et raison faisaient d’odieux compagnons face aux volutes noires aux flots de sang qui envahissaient le terrain juste sous elle. Des compagnons d’une froideur haïssable. Les arlaks du haut capitaine Vrikadan grondèrent avec fracas. Ils étaient trop éloignés pour que leurs boulets pénètrent la forteresse ennemie, mais, après chaque salve, les hommes ne manquaient pas de les traîner sur quelque distance. Et puis ils tiraient à nouveau, encore et encore, dans une tentative désespérée détruire les mortiers de l’adversaire. Ils n’obtenaient pas des résultats fantastiques – Vrikadan savait ! — mais chaque petite réussite comptait, et s’ils réussissaient à toucher quelques-uns de ces canons… Sa colonne septentrionale chancela, et il fonça à travers fumée, rebondissant sur les blessés, frappant les traînards du plat de sa lame. « Maintenez les rangs ! hurlait-il. Maintenez les rangs, par tous les diables ! » Un sous-capitaine au regard fou le reconnut et pivota aussi sec en direction de ses hommes pour tenter d’enrayer le panique. Le supérieur se plaça épaule contre épaule aux côtés de son subordonné plus jeune et agita son épée. Les fantassins en tête de la phalange, figés dans leur progression depuis un moment, levèrent les yeux sur leur capitaine en chef. « Tous avec moi ! » vociféra-t-il avant de piquer des deux comme si le démon l’avait possédé. Les exhalaisons de poudre aveuglaient Tamman, c’est pourquoi il régla sa vision en mode thermique. L’image était floue et il ne percevait plus les pieux indicateurs de distance, mais une masse d’hommes avait presque atteint la berge orientale. Il envoya un messager vers l’avant. Vrikadan retroussa les lèvres avec un grognement quand un rayon de soleil transperça le mur de fumée et que la surface de l’eau étincela devant lui. Sous les tirs incessants, les silhouettes s’empilaient et se tordaient de douleur en un ignoble fouillis, mais la supériorité numérique de la garde jouait encore son rôle : une avalanche humaine suivait derrière. Personne ne devait les arrêter. Personne ne pourrait les arrêter ! Le fleuve les attirait. Mais juste au moment où le capitaine gagnait la rive, un nuage pulvérulent grandit au-dessus d’une multitude de points ardents. Il y avait des trous à canon au pied des redoutes ! Des puits camouflés renfermant non pas des arlaks mais des chagors : une rangée d’obusiers légers disposés moyeu contre moyeu et crachant une salve après l’autre. Il eut à peine le temps de les apercevoir avant qu’une décharge de mitraille ne lui arrache les deux jambes jusqu’au niveau de la hanche. Sean déglutit à nouveau, désireux de disparaître sous la terre tandis que les scanners de Sandy lui révélaient les détails de la scène : le rivage oriental du Mortan ployait sous les corps brisés et les cris… et il remarqua les survivants qui avançaient au milieu de l’horreur. Dieu tout-puissant, comment pouvaient-ils faire ça ? Il savait que la pression exercée par les troupes derrière les poussait vers l’avant et que, dans les faits, ils n’avaient pas vraiment le choix. Mais il y avait autre chose… Une démence sanguinaire. Et du courage, aussi. Plus rien ne distinguait les deux camps. Ils parviendraient aux gués malgré les efforts de Tamman, or il ne les en aurait jamais crus capables. Les premiers gardes entrèrent dans l’eau, qui se teinta d’écarlate lorsqu’une salve de projectiles s’abattit sur eux. Mais ils continuèrent. Le haut capitaine Lornar, voyant que le seigneur Tamman brandissait sa mince lame au-dessus de sa tête, souffla dans son sifilet. Une succession de sons analogues lui répondit sur toute la longueur de l’allée située en retrait des fortifications. Trois mille joharns rayés vinrent se caler contre les remparts, puis Tamman abaissa son épée d’un coup sec. Les piquiers de tête se trouvaient encore à une distance de cents enjambées lorsqu’une pluie de plomb se déversa sur eux comme de la neige fondue. Des compagnies entières s’effondrèrent, et celles qui suivaient considérèrent avec horreur le tapis de silhouettes qui se contorsionnaient devant elles. Certains camarades isolés tenaient encore debout, stupéfaits devant la densité du feu ennemi. Ils hésitaient, mais les hommes du haut capitaine Martas les talonnaient et les poussaient vers l’avant. Ils ne pouvaient se diriger que vers ces gueules embrasées, c’est pourquoi ils abaissèrent leurs lances et chargèrent. Les trois mille premiers mousquetaires tendirent le bras vers les cartouches et se retirèrent de la ligne de front, remplacés par une autre rangée du même nombre. Les refouloirs tintèrent et plongèrent dans les canons, puis les sifflets hurlèrent à nouveau, et une deuxième volée impressionnante fendit l’air. Les sergents vociférèrent, contrôlant de leurs voix le ballet meurtrier, et les tireurs permutèrent encore. Les joharns rechargés du premier groupe s’aplatirent sur les ouvrages de terre et une cascade d’éclairs étincela au-dessus des remparts. Rokas pâlit. Le tumulte des salves successives noyait jusqu’à celui de l’artillerie. Sans aucun moyen de déterminer la vitesse avec laquelle les soldats de Tamman rechargeaient leurs fusils, il parvint à la seule conclusion possible ces constantes décharges démontraient que les hérétiques disposaient de bien plus de mousquets qu’il ne l’avait jugé possible. Il ne distinguait rien à travers la paroi de fumée, mais l’expérience lui susurrait à l’oreille ce qui était arrivé à Vrikadan. Il devinait aussi que Martas pénétrait dans le maelström, suivi du haut capitaine Sertal. Ces gués étaient comme des machines à broyer, ils dévoraient ses troupes, mais ils offraient le seul accès possible à Yorville. Le maréchal bannit toute expression de ses traits et aboya des ordres en vue d’envoyer encore plus de gardes au-devant de la mort. Les effectifs de Martas percèrent le rideau pulvérulent. Des corps jonchaient la rive orientale devant eux, mais les canons de l’adversaire avaient été trop occupés à abattre les forces de Vrikadan pour décimer celles qui venaient derrière. Les soldats se précipitèrent sur la berge, car leur seule chance de salut était d’atteindre et de détruire ces redoutes. Les têtes commencèrent à tomber au rythme de nouvelles volées, et la ligne précédente trébucha sur les silhouettes étendues. Les hommes pataugeaient et juraient au milieu des flots, mais s’y enfonçaient toujours davantage, accroupis sous l’eau pour s’y dissimuler aussi profondément que possible. Puis les corps des premiers rangs se redressèrent avec des hurlements, poussés par une armée inexorable vers les pieux affûtés et les clous à quatre pointes cachés dans le fleuve. Ils se débattaient et gémissaient dans le courant écarlate tandis que le feu des mousquetaires continuait de les déchiqueter. Les obusiers de Rokas se mirent en branle. Certains boulets voltigèrent au-dessus du parapet ennemi, d’autres le percutèrent le plein fouet. L’un d’eux emboutit l’arlak calé à côté de Tamman. Sa bouche à feu tournoya dans les airs et son affût se désintégra. Et, au milieu des décombres, l’impérial aperçut puis entendit une forme à peine humaine qui se convulsait et vagissait. Les mortiers du camp malagorien étaient protégés par la levée de terre et ne pointaient le bout de leur nez qu’à travers les embrasures, mais ils étaient aussi moins nombreux que ceux de l’assaillant. De plus en plus d’unités d’artillerie entraient en action du côté de la garde, postées entre les colonnes d’infanterie malmenées, et les tirailleurs de Martas se placèrent sur les flancs exposés de façon à ouvrir le feu sur le gros nuage produit par les émanations de poudre. Ils tirèrent à l’aveugle d’une distance extrême, et, malgré leur cadence réduite, un nombre incroyable de balles sifflaient par-dessus les retranchements des défenseurs. Tamman observa le carnage des gués. Piquiers et mousquetaires avançaient au milieu de cette folie jusqu’à ce qu’une décharge de mitraille ou de petits projectiles les pilonne. Derrière eux, des soldats se figèrent enfin. À moins que… Il plissa les yeux et déglutit : ils ne s’arrêtaient pas, ils reformaient les rangs. Le visage du haut capitaine Sertal était livide sous la couche de poussière et de crasse, mais sa voix rauque retentit au-dessus du vacarme. Ses compagnies de tête absorbèrent les survivants des régiments de Vrikadan et de Martas et, armées d’une discipline de fer, demeurèrent immobiles face à la tornade ennemie. Les sous-capitaines et des sergents beuglèrent des ordres. Là où c’était nécessaire, ils replacèrent leurs soldats en formation à coups de bottes maculées de sang séché. Sertal grimaça quand un nouvel essaim de ferraille faucha ses troupes. Il ne pourrait pas les retenir ici longtemps, mais il lui fallait juste le temps de réorganiser les rangs. Il empoigna son épée et toussota à cause de la fumée, attentif au moindre cri. Sean vérifia les scanners pour la énième fois : la zone située au sud de la grande route était devenue une masse compacte de gardes qui avançaient de pied ferme. Il fit signe à Tibold. — Ils sont bien avancés, dit-il en essayant de masquer son anxiété, et Rokas envoie ses réserves au casse-pipe. C’est le moment. — À vos ordres, seigneur Sean ! » Le vétéran se mit à distribuer des ordres, puis vingt mille hommes – sans aucun piquier parmi eux – bondirent sur leurs pieds au milieu des bois « impénétrables » situés au nord de l’armée du Temple. Maintenant ! Sertal dirigea sa lame vers les redoutes puis l’abaissa d’un geste vif. Ses fantassins mirent le cap sur l’enfer. Tamman les vit approcher et se tourna pour donner de nouvelles instructions à Lornar, mais celui-ci était à terre, la tête fracassée par l’une de ces balles de mousquet tirées à l’aveugle. Il saisit quelqu’un par l’épaule. Le Malagorien – il s’agissait du capitaine Ithun, un des ex-officiers de la garde – avait les traits livides et tendus, et il pâlit davantage en comprenant qu’il était désormais l’officier le plus haut gradé du champion dans la redoute centrale. Ce dernier s’en aperçut, mais il manquait de temps pour des encouragements. « Piquiers : en avant, marche ! » lâcha-t-il. Les chagors retranchés de l’avant-garde de Tamman vomirent une dernière salve, puis leurs servants se précipitèrent sur les épées et les piques juste au moment où les rangs sanguinolents de la garde sortaient enfin de l’eau. Une douzaine de capitaines malagoriens préposés aux canons s’arrêtèrent le temps d’allumer quelques mèches avant de ramasser eux aussi leurs armes. Les fous furieux qui étaient parvenus jusqu’ici malgré le feu nourri des montagnards se ruèrent sur l’adversaire avec des hurlements – qui se transformèrent bien vite en plaintes : les mines grossières installées par les défenseurs venaient d’exploser en un festival de fontaines embrasées et de membres virevoltants qui aspergèrent le bord du fleuve. Les survivants vacillèrent, mais le reste du bataillon poursuivit sur sa lancée, et les pointes d’acier acérées entrèrent en jeu, poignardant et coupant tout sur leur passage. Les piquiers malagoriens jaillirent à travers les sorties pratiquées dans les fortifications et foncèrent sur les gardes les plus avancés. D’une voix aiguë et chevrotante, ils entonnèrent leur chant national, puis atteignirent bien vite le deuxième rang de l’adversaire. Ils chargeaient sans pitié, vouges tantôt brandis tantôt abaissés, et les jambes, les bras et les têtes giclaient sur leur passage. Ils parvinrent à repousser l’attaquant jusqu’aux gués, mais pas plus loin. Un combat sanglant rapproché se déclara, qui bloqua le mouvement des chagors tandis que les arlaks menaient un duel acharné contre les batteries de Rokas. Les balles des mousquets volaient encore et toujours au-dessus des têtes, mais l’armée de la cité accusait de moins en moins de pertes de ce côté-là, et les formations de tête avaient dégagé la plupart des obstacles à coups de vies humaines. Des milliers de soldats de la sainte Église gisaient, morts ou blessés, mais d’autres poursuivaient la charge, et leur supériorité numérique fit peu à peu reculer les hommes de Tamman. Le capitaine Yurkal regarda vers le sud en direction des nuages de fumée, assourdi par le fracas des obusiers et des fusils. Les cris parvenaient aussi à ses oreilles, bien que plus faibles en raison de la distance, et le tout formait une sorte de terrible nappe sonore étouffée par les détonations. Il éprouva du soulagement à l’idée d’avoir échappé à l’enfer, et cette pensée réveilla en lui un sentiment de culpabilité. C’était un fils de l’Église, et il lui devait tout son dévouement, mais il n’en remerciait pas moins le Ciel que ses dragons aient été déployés si loin du combat… Il sursauta d’effroi lorsque son porteur de bannière bascula à terre, les mains serrées sur la poitrine. Il y eut un son mat de chair écrasée, puis le sergent posté juste derrière tomba lui aussi de sa monture. Yurkal prit enfin conscience des bruits secs qui provenaient du nord et se retourna. À trois cents enjambées de distance, encore caché à la lisière de la forêt, un tireur vêtu de vert et de brun installa son malagor rayé sur le socle d’appui, visa soigneusement et pressa la détente. Une balle de vingt millimètres pulvérisa le cœur de Yurkal. Sean regardait les tirailleurs abattre méthodiquement les officiers et les sous-officiers de l’adversaire pendant que le reste de ses hommes débouchaient de la forêt. Une attitude pas très chevaleresque… tout comme la guerre. Les cavaliers continuaient de s’écrouler, et les soldats, soudain privés de leurs chefs, furent gagnés par la panique. La plupart s’enfuyaient déjà tandis que les paires de malagors maintenaient leur cadence et fauchaient la poignée de gardes encore indemnes. De leurs voix tonitruantes, les sergents insultaient leurs recrues pour qu’elles restent en formation. Quinze mille mousquetaires formèrent un front de combat de trois kilomètres composé de trois lignes. Le chant malagorien palpita d’un bout à l’autre des rangs. Puis le peloton battit la charge en direction du sud, suivi d’une réserve de cinq mille hommes. Le seigneur maréchal Rokas tourna la tête d’un coup sec au son des mousquets. Il pivota vers le nord et contempla, bouche bée, le nouveau rideau de fumée qui s’élevait en tourbillons. Impossible ! Il ouvrit sa longue-vue et son sang se glaça : son mur de protection s’était évanoui comme des feuilles dans la tempête. Sous son regard, les rangées de fusils progressaient et crachaient leurs salves étincelantes sur les cavaliers fugitifs. Un piège. Cette position constituait un immense piège dans lequel il avait sauté à pieds joints ! Tibold avait commis l'impensable : il avait scindé ses forces, pourtant plus réduites que celles de l'adversaire, et déployé des tireurs dans un espace de végétation – d'où ces derniers ne pourraient d'ailleurs pas se retirer si la situation tournait à leur désavantage – en vue de frapper la garde alors que celle-ci serait embourbée dans les gués ! L'incroyable audace d'un tel plan l'époustouflait. La moitié de ses forces se consacrait à l'assaut des redoutes. Un autre quart avait été laissé derrière de façon à ne pas le gêner dans ses mouvements. Il ne lui restait donc plus que trente mille hommes – à tout casser – pour faire face à cette nouvelle menace. Tous dispersés derrière ses formations d'attaque. Il sauta sur son branahlk et dévala la colline en direction du sud tout en vociférant des consignes. Les signaux et les messagers partirent dans tous les sens, lancés dans une course mortelle pour devancer la horde d'hérétiques qui fonçait tête baissée. Une autre compagnie isolée se désintégra sous le feu tumultueux du front de Sean. Son pouls battait la chamade : ses hommes ne pouvaient pas progresser aussi vite en lignes qu'en colonnes, mais les longues heures d'entraînement n'en portaient pas moins leurs fruits. Leur formation était parfaite. Ils avançaient tels des automates et rechargeaient leurs armes sans s'arrêter. Leur feu balayait les terres d'assolement déployées à leurs pieds – et piétinées par l'adversaire – comme un râteau vengeur. Le prince distinguait les mouvements de panique des réserves de Rokas qui détalaient loin devant. Le carnage des gués allait bon train, et le combat se déplaçait inexorablement vers les redoutes. Les soldats de la garde poursuivaient leurs efforts, car ils n'avaient aucun moyen de connaître la menace qui s'abattait sur le flanc de leur armée. Soixante mille hommes se frayaient un chemin à coups de piques. Seule une fraction d’entre eux pouvait atteindre l’eau en même temps, mais les armures n’en finissaient pas d’apparaître derrière le premier rang. Les Malagoriens bataillaient avec une ardeur égale, mais eux aussi mouraient, et leur nombre avait considérablement diminué. Les sifflets retentirent, et un nouveau groupe de gardes se mit en marche en mugissant. Mais les montagnards tenaient le coup. Pas à pas, ils se repliaient vers le parapet sous la couverture de leurs mousquetaires. Tamman contemplait la scène, anxieux. Sean devait encore traverser dix kilomètres de terrain ouvert pour atteindre leur position. Les messages de Rokas parvinrent enfin à destination, et un frisson généralisé parcourut son armée. La soudaine menace qui pesait sur le flanc sécurisés vint se mêler au massacre du fleuve dans les esprits et y produisit une vague d’effroi. L’ennemi servait les forces de l’enfer : était-ce pour cette raison qu’il avait réussi cette manœuvre impossible ? Mais l’heure n’était pas aux questions : il fallait songer à ce corps d’armée qui les prenait en étau. Quelques compagnies pivotèrent et mirent les nioharqs à contribution pour repositionner les batteries. Une solide formation se recomposa peu à peu, prête à répondre au danger inattendu. Elle demeurait ébranlée et incertaine, mais elle était bel et bien là, et Rokas se permit un sursaut d’espoir. Sean vit que la structure adverse changeait, et ses ordres fusèrent le long de la ligne de front. Il ne disposait d’aucune unité d’artillerie… mais, de leur côté, les canonniers de la garde n’avaient pas l’habitude de mousquets capables de les tuer d’une distance de huit cents mètres. Un détachement de tireurs isolés et désespérés tenta de l’arrêter, ce qui valut la mort à une centaine de ses soldats. Mais il riposta aussitôt par des coups de feu répétés, et les défenseurs furent déchiquetés. Puis son front de mousquetaires continua son avancée inexorable. La mêlée atteignit la position des montagnards, et des hurlements se firent entendre lorsque les recrues de Rokas tombèrent dans les fossés creusés devant l’ouvrage de terre et vinrent s’empaler sur les piquets qui en jonchaient le fond. Leurs camarades continuèrent sur leur lancée et piétinèrent les corps convulsés, trop emportés par la frénésie pour s’apercevoir de ce qu’ils faisaient. Les Malagoriens lâchèrent une dernière salve de balles avant de reculer et de dégager la crête du monticule. Les pointes des piques et des vouges dépassèrent la levée de terre, et Tamman sut qu’il devait prendre la fuite tout comme ses tireurs, mais Lornar était mort. Ses hommes se battaient comme des démons, mais leur moral ne tenait qu’à un fil, et s’il montrait la moindre trace d’hésitation… Un piquier se hissa sur une pile de corps et se jeta sur lui. La main gauche du jeune Qian réagit avec une vitesse inhumaine : il saisit le manche de l’arme d’hast, banda ses muscles améliorés et tira le fantassin vers lui, qui écarquilla des yeux incrédules. La lame en acier de combat siffla dans l’air, et un crâne roula au sol. Les artilleurs de Rokas libérèrent deux batteries d’arlaks et les placèrent de façon à endiguer l’assaut ennemi. Ils s’en trouvaient à six cents enjambées, c’est-à-dire trois fois la portée de tir pour un malagor. Voilà pourquoi ils restèrent bouche bée quand les hérétiques ouvrirent le feu. Puis ils moururent. La seconde vague d’assaillants fut repoussée, mais une troisième se forma aussitôt derrière eux et chargea sur un tapis de corps inanimés. L’homme posté à côté de Tamman s’écroula, les intestins transpercés par une pointe. Le jeune homme sauta sur l’agresseur, grogna comme un fauve et lui planta sa lame élancée dans la poitrine. L’arme traversa la dossière du malheureux. Tamman le repoussa d’un coup de pied, puis gronda à nouveau quand une balle de mousquet percuta son plastron. Elle dévia de sa course sans même cabosser l’armure impériale composite, où elle laissa tout de même une longue traînée de plomb. Il tailla deux autres attaquants, mais, cette fois, l’envahisseur avait réussi à passer le barrage. De sa main libre, il arracha une massue de la ceinture d’un cadavre juste au moment où la ligne de défense s’effritait sur sa gauche. « Tous avec moi ! » cria-t-il, puis il sentit le mouvement de ses hommes derrière lui tandis qu’il se ruait sur les agresseurs. Les forces de Sean écrasèrent aussi bien les canons que leurs servants, puis elles poussèrent un mugissement affamé en voyant les premiers blocs de piquiers qui leur barraient le chemin. Les cornemuses geignirent avec une puissance furieuse et la voix amplifiée de l’impérial domina le vacarme. « Halte ! Quinze mille soldats se figèrent comme un seul homme. Les piquiers de Rokas abaissèrent leurs armes étincelantes. « Première ligne : à genoux ! Cinq mille tirailleurs s’exécutèrent. Ils épaulèrent leurs fusils au milieu des grondements des tambours de la garde. Puis la charge débuta : sept ou huit mille guerriers s’élancèrent. Sean les regarda arriver, la tête emplie de leurs cris de guerre. Trois cents mètres. Deux cents. « Visez ! » Cent mètres. Soixante-quinze. Cinquante. « Tirez ! Les canons des mousquetaires agenouillés vomirent leurs projectiles dans un feu d’artifice, et les premières lignes adverses se disloquèrent en un ignoble spectacle. Les combattants trébuchèrent, s’étalèrent de tout leur long sur leurs compagnons déjà tombés, puis leur progression fut ralentie. Le deuxième rang de Malagoriens ouvrit le feu. Un tiers des effectifs de la garde étaient à terre, et les soldats restants stoppèrent leur charge lorsque la salve de projectiles survola la masse de blessés et de morts. Enfin, ce fut au troisième rang de tirer. Les survivants jetèrent leurs armes et prirent leurs jambes à leur cou. Le capitaine Ithun observa le retrait de sa compagnie tandis que les troupes de Rokas enjambaient le parapet. Ses hommes vacillaient, secoués par l’horreur qui sévissait et prêts à prendre la fuite. Puis ils ouvrirent soudain de grands yeux ébahis : le seigneur Tamman fondait à lui tout seul sur l’aile ennemie. La bande de terrain située en retrait du rempart était assez large pour accueillir cinq hommes de front, mais personne ne courait à ses côtés, car il avait distancé tout le monde… et cela n’avait aucune importance. Ithun n’en revenait pas : le chevalier à l’armure noire percuta la ligne adverse comme un boulet, la massue dans une main et l’épée rachitique dans l’autre. Cela faisait quarante-cinq mille ans qu’aucun Pardalien n’avait affronté un être humain intégralement bioaugmenté, et les gardes qui doutaient encore que les hérétiques fussent alliés aux démons ne tardèrent pas à changer d’avis. Des grappes de membres et de cadavres giclaient sur le passage du jeune prodige. Quelqu’un essaya de l’atteindre avec une pique, mais il en déchira l’extrémité d’un coup de son improbable épée, dont le métal crissa de plus belle. « À l’assaut, Malagoriens ! » vociféra Ithun, et l’armée de montagnards emboîta le pas à son valeureux commandant le long de l’allée. « C’était fini, songea Rokas d’un air distant. Tel un fléau, le front de tireurs descendait du nord, enveloppé d’une brume pulvérulente. Le matériel et les hommes encore indemnes étaient dévastés, les vestiges de la bataille écrasés. Aucune armée au monde ne pouvait avancer de la sorte, pas sans la moindre arme d’hast. Et pourtant c’était ce que les hérétiques faisaient, voilà pourquoi les soldats du maréchal refusaient de les affronter. Il se figea, la mine hébétée, et regarda ses troupes se désintégrer, ses hommes jeter leurs armes et détaler. Comment le leur reprocher ? Il y avait une dimension épouvantable à cet assaut délibéré et implacable – une dimension qui confirmait toutes les histoires de démons entendues dernièrement –, et tous les exorcismes de la sainte Église ne l’arrêteraient pas. Un aide de camp bondit sur lui et lui hurla qu’il fallait se retirer au plus vite. Il se retourna comme un personnage pris dans un cauchemar, puis un puissant projectile le percuta au flanc. Le souffle coupé, il tomba à genoux. Autour de lui, le tumulte devint soudain imperceptible. Il roula sur le dos, le regard plongé sur l’aide de camp paniqué puis sur le ciel strié de sang, et son esprit brouillé s’émerveilla devant le soir tombé si vite. Mais ce n’était pas le soir. C’était la nuit. CHAPITRE VINGT-NEUF La puanteur aurait retourné l’estomac d’une statue. Onze mille soldats de la garde étaient morts. Vingt mille autres, blessés, jonchaient le sol de la vallée du Keldark. Certains hurlaient, d’autres geignaient… d’autres encore gisaient silencieux en attendant la mort. Trente à quarante mille hommes (le comptage n’était de loin pas terminé) se tenaient blottis par groupes, choqués et incrédules, au milieu des armes ennemies qui les tenaient en respect. Quant au reste – le tiers de l’armée sainte, un ramassis de pauvres diables traumatisés –, ils couraient encore tandis que l’obscurité couvrait l’horrible spectacle. Et le terme n’était pas trop fort. À côté d’un hôpital de camp, Sean regardait les chirurgiens, et seuls ses implants lui évitaient de vomir. Les Pardaliens possédaient une bonne connaissance pratique de l’anatomie et une notion bricolée de la septicémie, mais ils ne disposaient que d’alcool distillé en guise d’anesthésiant et de désinfectant. Il n’y avait pas d’équipes médicales capables de ressouder les membres brisés : la prescription se limitait à l’amputation, et le traitement des blessures était souvent plus terrible que les blessures elles-mêmes. Sandy et Harriet se trouvaient au cœur du massacre. Les installations de l’Israël n’auraient même pas suffi à apaiser les affres d’une fraction des souffrants, mais Brashan avait envoyé tous les analgésiques trouvés dans l’infirmerie. Les « anges » vagabondaient à travers l’enfer, le visage impassible, occupés à calmer les douleurs et à distribuer des antibiotiques impériaux à large spectre. Les gardes qui les considéraient comme des démons et les maudissaient se taisaient soudain, confus, lorsqu’ils les voyaient soigner leurs ennemis. Grâce à cette assistance, des centaines d’hommes voués au trépas survivraient… mais cela n’effaçait pas le sentiment de culpabilité de l’équipage du parasite. Sean et Tamman avaient rendu visite à leurs blessés – heureusement peu nombreux en comparaison des victimes des troupes du Temple –, mais leur responsabilité résidait ailleurs. Le prince se détourna pour contempler les torches et les lanternes qui recouvraient le champ de bataille. Il frissonna à l’idée de pénétrer à nouveau dans cette obscénité, mais il le fallait. Il redressa les épaules et remonta le courant ininterrompu des brancardiers. Tibold le suivit en silence. Il s’efforça de ne pas réfléchir, mais ne put s’empêcher de regarder… ni de sentir autour de lui. Les relents de sang et de chair déchirée se mêlaient aux effluves nauséabonds d’entrailles transpercées. Les charognards – dont certains étaient humains – s’activaient déjà, hors de portée des lumières vacillantes. La petite lune de Pardal ajoutait sa clarté blafarde à l’atroce décor. Plus de gens avaient succombé à bord du Terre impériale que sur ce champ de bataille, mais ils étaient morts sans même s’en rendre compte. Ces misérables, en revanche, avaient péri en hurlant, dépecés et mutilés, et c’était lui qui avait planifié leur assassinat. Il savait qu’il n’avait pas eu le choix et que, grâce à lui, les dégâts se limitaient somme toute à moins de quatre mille morts ou blessés dans son camp, mais ce cauchemar au clair de lune dépassait ses limites. Sa vision se troubla. Il trébucha sur un corps et ses jambes flanchèrent, puis il se jeta à genoux devant son commandant en second, incapable de parler malgré ses efforts pour lui expliquer sa profonde agonie. Seules de terribles plaintes étranglées s’échappèrent de sa gorge. Le capitaine cragsendien s’agenouilla à son tour, les yeux noirs dans le faible éclairage, et toucha la joue du jeune homme d’une paume rugueuse. Celui-ci le dévisagea, rongé par la honte et la culpabilité, ravagé par la perte de son innocence. Son compagnon leva l’autre main et la passa délicatement derrière la tête de son capitaine général. « Je sais, mon ami, murmura-t-il. Je sais. Les insensés qui qualifient la guerre de “glorieuse” n’ont jamais vu pareil spectacle. Que Dieu les maudisse ! — Je… je… » Le pauvre garçon haletait, incapable de reprendre son souffle. Tibold le prit dans ses bras et le berça comme un amant ou un enfant, et l’héritier de la Couronne Sean Horus MacIntyre pleura sur son épaule. Tamman se tenait près du feu en compagnie de ses capitaines. Autour d’eux, les aides de camp allaient et venaient. Sa bioaugmentation maintenait le froid à distance, mais il s’accrochait tout de même aux reflets des flammes, refusant de songer à ce qui se trouvait au-delà. La cotte de mailles fixée à son bras droit arborait le sang séché des combattants terrassés. Ses implants soignaient peu à peu une demi-douzaine de lésions mineures. Il n’avait jamais éprouvé une telle fatigue de toute sa vie. Des branahlks sifflèrent : un groupe de dragons amenait de nouveaux prisonniers. Un messager arriva avec un rapport de la part des troupes que Sean avait envoyées surveiller la progression des fuyards. Elles voulaient des nioharqs afin de récupérer une poignée – encore une autre – de canons abandonnés. Le jeune Qian se creusa la tête pour se rappeler enfin vers qui envoyer le coursier. Un nouveau soldat surgit au trot sur le dos d’une monture épuisée et annonça que ses hommes avaient rassemblé quatre mille joharns. Que devait-il en faire ? L’impérial s’en chargea aussi, puis leva les yeux au moment où Sean et Tibold entraient dans le cercle de lumière projeté par le foyer. Les officiers entonnèrent une acclamation fatiguée, et Tamman vit que son camarade grimaçait avant de lever une main en signe de remerciement. Son visage était de fer. Ils se serrèrent les avant-bras en un geste dévitalisé, puis tous deux se plongèrent dans la contemplation du feu. Un mort de plus. Stomald baissa les paupières puis se leva, les genoux endoloris. Les prêtres et les vicaires capturés ne voulaient rien savoir de lui : ils lui crachaient au visage et le vilipendaient. Leurs soldats mourants, eux, ne voyaient que sa soutane et n’entendaient que sa voix réconfortante. Il ferma ses yeux, qui oscillaient de fatigue, puis murmura une prière pour l’âme des guerriers morts. Pour les nombreux décès survenus de part et d’autre, et pas seulement dans son camp. Pardal n’avait plus connu un tel massacre depuis des siècles – ni une victoire si irrévocable, mais le cœur du pasteur n’abritait aucune allégresse. De la gratitude, certes, mais rien d’autre : nul ne pouvait se réjouir devant tant de souffrances. Une main délicate se posa sur son épaule et il rouvrit les yeux. L’ange Harriet se tenait à ses côtés. Ses habits bleu et or étaient maculés de sang, ses traits tirés et son œil unique plus sombre que jamais, mais elle oublia ses propres soucis et le regarda d’un air inquiet. « Tu devrais te reposer. » Il secoua la tête, titubant comme un ivrogne. « Non. » Il formula la négation avec peine. « Je ne peux pas. — Quand as-tu mangé pour la dernière fois ? — Mangé ? » Il parut surpris. « J’ai pris un petit-déjeuner, il me semble, dit-il, et elle claqua la langue. — Voilà qui remonte à dix-huit heures, constata-t-elle d’un ton sévère. A qui cela profitera-t-il si tu t’écroules sur place ? Va manger. » Cette perspective valut un haut-le-cœur au vicaire. Elle fronça les sourcils. « Je sais, mais il faut que tu… » Elle s’interrompit et inspecta les alentours à la recherche de l’ange Sandy. Elle s’adressa à elle dans sa propre langue, et sa compagne répondit de même. Son regard, d’habitude si rieur, avait perdu de sa vitalité – même lui ! – mais elle tendit une main et saisit la sacoche de médicaments qu’Harriet, sans lâcher l’épaule du religieux, lui tendait. « Viens avec moi. » Il voulut protester, mais elle l’en empêcha. « Ne discute pas. Avance. » Elle le poussa en direction des lointains feux de cuisine. Il tenta de se rebiffer une dernière fois puis se laissa enfin porter par la force de la créature céleste, qui prononça d’autres paroles dans son étrange idiome. Il la fixa d’un air interrogateur, mais elle se contenta de secouer la tête et de lui offrir un sourire – un doux sourire qui, bien que triste et ténu, apaisa son cœur meurtri. Puis elle passa le bras autour de lui. Installés dans leurs sièges, les dignitaires du Cercle gardaient le silence tandis que le grand prêtre Vroxhan écartait le message transmis par sémaphore. Il l’aplatit entre ses doigts, glissa les mains dans les manches de son habit puis repoussa un frisson qui ne devait rien à la fraîcheur de la nuit. Enfin, il posa son regard sur eux. Même l’évêque Corada avait les traits pâles, et le dos de Frenaur était voûté. Le seigneur Rokas était mort. Seuls quarante mille soldats de la garde avaient réussi à s’échapper, dont moins de la moitié avec des armes. Quant au haut capitaine Ortak, il descendait la vallée du Keldark aussi vite que possible, à la tête de l’ex-arrière-garde du seigneur maréchal. Ses comptes rendus manquaient de détails, mais une information s’en dégageait sans équivoque : l’armée du Temple n’avait pas été battue ni mise en déroute. Non. Elle avait été littéralement pulvérisée. « Et voilà, mes frères, soupira le prélat. Nous avons échoué à mater les hérétiques, et ceux-ci ne vont sans doute pas tarder à contre-attaquer. » Il toisa le haut capitaine – ou plutôt le « seigneur maréchal » – Surak, et le militaire devenu depuis peu le plus haut gradé de la garde lui rendit la pareille, glacial. « À quel point la situation est-elle mauvaise, seigneur maréchal ? » L’interpellé grimaça à l’énoncé de son nouveau titre, puis il redressa les épaules. « Même en comptant les survivants d’Ortak, nous disposons d’à peine soixante-dix mille hommes dans l’ensemble du territoire du Keldark. J’ignore encore combien de soldats l’ennemi a déployés, mais, à en croire nos pertes, ils devaient être bien plus nombreux que nous. Je ne les aurais jamais crus capables de réunir et d’équiper une telle force de frappe, même avec l’assistance de démons, mais les faits prouvent qu’ils y sont parvenus. J’ai déjà ordonné qu’on envoie tous les piquiers du Keldark à Ortak, mais ils parviendront tout au plus à ralentir l’adversaire – pas à l’arrêter – si celui-ci décide de poursuivre son avancée. » Il y eut quelques légers soupirs autour de la table, mais Vroxhan leva des yeux implacables, et les manifestations de découragement se turent. Surak poursuivit d’une voix rude : « Avec votre permission, Votre Sainteté, j’ordonnerai à Ortak de se replier vers Érastor jusqu’à ce qu’un supplément d’effectifs et d’armes lui parvienne. Il peut mener des actions destinées à retarder la marche de l’ennemi, mais s’il cherche vraiment à lui tenir tête, il sera très probablement submergé. — Attendez, objecta Corada. Rokas ne soutenait-il pas qu’un attaquant avait besoin de deux à trois fois plus de soldats qu’un défenseur ? » Le nouveau chef des armées questionna le grand prêtre du regard, et celui-ci lui fit signe de répondre. « Tout à fait, et il avait raison, Votre Grâce, mais ce calcul ne s’applique que lorsque aucun des deux camps ne bénéficie d’une aide démoniaque. — Insinuez-vous que la force du Tout-Puissant ne rivalise pas avec celle de démons ? » insista le percepteur. Surak ne péchait pas par lâcheté, mais une goutte de sueur perla à son front et il se retint de l’essuyer. — Non, répondit-il avec prudence. Je dis seulement qu’à l’évidence les créatures maléfiques ont bel et bien apporté leur soutien aux hérétiques, et que, tant que je n’aurai pas le rapport détaillé d’Ortak, il me sera difficile de déterminer en quoi ce soutien consistait. Je ne doute en aucun cas de la suprématie de Dieu. Je vous en prie, Votre Grâce, considérez que nos troupes ont été vaincues (cette manière atténuée d’évoquer la réalité le fit autant grimacer qu’une rasade de vin aigre) et qu’elles en sont conscientes. Elles ont perdu une partie importante de leur arsenal. Ortak dispose peut-être de quarante mille combattants, mais tout juste vingt mille d’entre eux sont armés, et leur moral est forcément ébranlé. Les dissidents bénéficient de tout le matériel que nous avons laissé derrière nous pour recomposer leur force initiale. Et, démons ou pas, ils savent qu’ils ont gagné. Leur moral s’affermira alors même que le nôtre faiblira. » Il marqua une pause et leva les mains, paumes vers le haut. « Si je demande à Ortak de faire face, il s’exécutera, mais il sera alors détruit. Nous devons nous retirer. Et utiliser ce qui reste de nos forces pour ralentir l’ennemi jusqu’à ce que des renforts arrivent. — Donc, selon vos estimations, reprit Vroxhan, nous manquons d’effectifs pour combattre les hérétiques à armes égales. » La voix de l’ecclésiastique était ferme, mais l’anxiété couvait dans ses tréfonds. « Exactement, Votre Sainteté, mais je pense que nous sommes assez nombreux pour tenir au moins l’extrémité orientale de la vallée. Nous pourrions opter pour cette solution, puis mener une nouvelle offensive depuis l’ouest, mais la maigreur de nos forces dans le Thirgan et en Quériste m’incite à n’en rien faire. Nous devrons donc affronter l’assaillant sur ce site et pas ailleurs. En outre, je n’oublie guère que le cercle des dignitaires désirait venir à bout de la menace malagorienne en mettant à contribution notre seule armée, mais, là encore, ce n’est plus possible. Le gros de nos troupes de terrain a été anéanti – non pas uniquement défait –, et je crains qu’il ne faille convoquer les régiments séculiers orientaux à la guerre sainte. Si l’ensemble de leurs bataillons se rassemblaient en une nouvelle force exclusive placée sous la bannière du Temple, cela suffirait sans doute à remporter la victoire… mais à condition de bloquer les dissidents dans les montagnes jusqu’à ce que les princes se regroupent. Voilà en tout cas une bonne raison d’ordonner à Ortak de retarder l’adversaire. — Je vois. » Vroxhan soupira. « Très bien, seigneur maréchal, il en sera fait selon votre souhait. Dépêchez vos instructions et le cercle se chargera de mobiliser les princes. » Le militaire se baissa pour baiser l’ourlet de l’habit sacré puis se retira avec un empressement visible. Le grand prêtre balaya une nouvelle fois l’audience du regard. « Quant à vous, mes frères, je vous demande de m’accompagner au sanctuaire afin d’entonner quelques prières de délivrance contre les impies. CHAPITRE TRENTE Sean MacIntyre étudiait la carte en relief aux côtés de Sandy. Il fronçait les sourcils. Tibold ainsi qu’une douzaine d’autres officiers maintenaient une distance respectueuse autour d’eux. L’absolue confiance qui se dégageait de leur regard lui donna envie de leur hurler dessus. L’affrontement de Yorville s’était terminé une « pentajournée » locale plus tôt. L’armée des anges avait avancé de cent trente kilomètres depuis, mais à présent la position retranchée du haut capitaine Ortak lui barrait le chemin. Et malgré tous ses efforts de réflexion, l’héritier ne voyait aucun moyen de l’éviter. Un fait, il était parvenu à la conclusion proposée par Tibold dès le début : la seule façon de passer cette épreuve était de prendre l’ennemi de face. Voilà pourquoi il affichait une mine soucieuse. Ses troupes bénéficiaient de tous les avantages sur un champ de bataille ouvert. Le récent butin comprenait vingt-six mille joharns, de quoi transformer ses cinquante-huit mille hommes en mousquetaires et d’en envoyer plusieurs milliers vers la trouée du Thirgan, à l’ouest. Brashan avait déplacé l’Israël vers les pics au-dessus de Yorville de façon à réduire les trajets de la vedette entre le campement et le parasite. Les modules des ateliers d’usinage du Narhani avaient accru leur cadence de modification des armes à feu : désormais, ils obtenaient quatre mille cinq cents fusils rayés (munis d’anneaux à baïonnette) en une nuit. Et les armuriers malagoriens y ajoutaient presque un millier de pièces par jour, maintenant que les anges leur avaient enseigné à construire des établis à rayer. Malheureusement, plus de la moitié des effectifs de Sean avaient suivi un entraînement de piquiers, et les nouvelles recrues savaient à peine par quel bout partaient les balles. Malgré tout, ses troupes étaient plus rapides et possédaient une puissance de feu bien supérieure à celle de toute autre structure militaire sur Pardal. Les nouveaux régiments standardisés de tirailleurs que Tibold et lui avaient mis sur pied se trouvaient en mesure d’abattre des cibles d’une distance de cinq à six fois supérieure à la portée d’un fusil à canon lisse. Et l’absence d’armes d’hast les rendait bien plus mobiles. Même les plus solides et habiles des gaillards ne se montraient pas très agiles lorsqu’il s’agissait de traîner des piques de cinq mètres, et son infanterie dotée de fusils pouvait en remontrer aux lourdes phalanges de la garde. Si l’on considérait en outre le rythme de tir plus soutenu de l’armée des anges, celle-ci était capable de hacher menu quatre à cinq fois plus de soldats qu’elle n’en regroupait elle-même dans le cadre d’un combat. Seulement voilà, Ortak n’ignorait rien de tous ces détails. Il bénéficiait d’une artillerie respectable, car Rokas avait deviné que le terrain exigu des environs de Yorville réduirait l’efficacité de ses obusiers et s’était donc décidé à en laisser un grand nombre auprès de l’arrière-garde. De surcroît, des renforts étaient arrivés, mais moins de la moitié de ses quatre-vingt mille hommes – selon leurs estimations – portaient des armes. Moins de douze mille servaient comme mousquetaires, et le commandant de la garde n’oserait pas se frotter aux montagnards en terrain ouvert. Mais, mal équipés ou non, ses effectifs surpassaient ceux du prince de près de quarante pour cent, et tous les soldats désarmés maniaient tout de même la pioche. Les ouvrages de terre dressés par le haut capitaine à Érastor fermaient la vallée du Keldark au nord du Mortan, et l’homme n’avait clairement pas l’intention de s’aventurer au-delà. Mais, heureusement pour lui, aucune armée n’aurait pu contourner l’obstacle qu’il avait dressé : le fleuve n’offrait pas le moindre gué sur plus de quatre-vingt-dix kilomètres en amont et en aval de cette position, et le terrain qui s’étendait au sud du cours d’eau était si marécageux que pas même des nioharqs n’auraient réussi à tirer des batteries d’artillerie ou des chariots sur sa longueur. À bien des égards, Érastor constituait un bastion plus puissant que Yorville, à tel point que Sean et Tibold avaient tout d’abord songé à affronter Rokas en ces lieux. En fin de compte, ils s’étaient décidés pour l’autre site parce que son relief permettait au prince de tendre son embuscade, mais, pour une bataille purement défensive, la position d’Ortak aurait été plus efficace. Il n’y avait pas de flanc ouvert entre la saillie sur laquelle se trouvait la ville et le Mortan, ce qui ne laissait aucun accès alternatif à tout agresseur doté de forces – ou d’une mobilité – supérieures. Sean devrait attaquer de face et, si le serviteur du temple refusait de sortir, il lui faudrait aller le débusquer… dès lors, les mousquetaires de la garde – moins nombreux et jusque-là trop éloignés pour ouvrir le feu – pourraient s’accroupir derrière leurs parapets en attendant que les Malagoriens parviennent à portée de tir. Le moral des troupes de la cité avait sans doute été secoué par les récents événements, alors que celui de l’armée des anges était remonté en proportion inverse, et le Jeune MacIntyre savait que ses hommes étaient capables de prendre Érastor. C’était le coût de la bataille qui le terrifiait. Il fronça davantage les sourcils face à la carte et se fustigea une nouvelle fois pour ne pas avoir pressé le pas. Il lui avait fallu cinq jours pour parcourir une distance que des militaires pardaliens correctement stimulés auraient couverte en trois, et les conséquences de cette lenteur s’annonçaient graves. S’il avait exercé une pression plus soutenue sur l’armée en déroute, il l’aurait peut-être chassée d’Érastor avant qu’elle ne s’y retranche, et l’excuse de l’épuisement éprouvé par ses hommes suite à l’affrontement de Yorville ne le confortait guère. Malgré leur fatigue, il aurait dû les mobiliser dès l’aube du lendemain, non pas gâcher deux journées entières à enterrer les morts et à récupérer les armes jetées par l’adversaire. Il jura contre lui-même pour ce retard impardonnable. Il aurait voulu insulter Tibold, aussi, parce qu’il l’avait laissé faire, mais une telle attitude aurait manqué d’équité. Le Cragsendien était un pur produit de la tradition militaire qui s’était développée après les guerres du Schisme, or, sur Pardal, on menait chaque conflit dans le but de gagner du territoire. L’idéal consistait à éviter le combat et à favoriser les manœuvres subtiles en vue de dominer le camp adverse. Les campagnes se caractérisaient par une succession complexe – presque formaliste – de marches et de contremarches qui aboutissaient à des assauts ou des sièges non moins protocolaires en vue de prendre des forteresses vitales. Le concept napoléonien de poursuite d’un ennemi vaincu dans le but de l’annihiler était étranger à la pensée stratégique autochtone. Cela n’aurait pas dû être le cas, vu la flexibilité conférée par les nioharqs, mais il en allait ainsi, et une victoire écrasante comme celle de Yorville aurait normalement apporté une conclusion – aussi funeste fût-elle – à la plupart des conflits. Puis la partie vaincue aurait entamé les discussions pour négocier les nouveaux termes. Pas cette fois. Le grand prêtre Vroxhan et le cercle des dignitaires ne soupçonnaient certes pas les vraies intentions de l’équipage impérial échoué, mais ils avaient compris qu’ils luttaient aujourd’hui pour leur propre survie. Pire encore : pour leurs âmes – du moins selon leur point de vue. Bien sûr, ils démontraient un attachement évident à leur pouvoir temporel, mais il était aussi vrai qu’ils n’opéraient aucune distinction entre la « volonté de Dieu » et la domination exercée par le Temple sur l’ensemble de la planète. Étant donné les circonstances, les seuls « termes » acceptables à leurs yeux se résumaient en une courte formule : la destruction pure et simple des « hérétiques ». Il ne pouvait en être autrement. Voilà pourquoi ils mobilisaient leurs réserves. D’ici deux semaines, trois au plus, des milliers de troupes fraîches marcheraient sur Érastor. D’une façon ou d’une autre, le prince devait démanteler cette position avant l’arrivée de ces renforts, et son âme se révoltait rien qu’à l’idée des pertes dont souffrirait son camp en raison d’une erreur commise par lui seul. Son froncement de sourcils se transforma en regard furieux. Intellectuellement, il savait qu’il n’existait pas toujours une réponse astucieuse aux problèmes, mais sa jeunesse l’emportait. Il se sentait des siècles plus vieux qu’avant le massacre, mais quand même assez vert pour croire à une solution possible à condition de déployer assez d’ingéniosité pour l’entrevoir. Une main se posa sur son coude. Il tourna la tête vers Sandy qui le regardait. Son visage ne ressemblait plus au masque égaré qu’elle arborait la première nuit après le cauchemar, mais, tout comme chez le reste de ses coéquipiers, ce jour funeste avait laissé une empreinte dans son cœur. Ses yeux avaient réappris à pétiller, mais ils exprimaient moins d’insolence que jadis. Pas moins de confiance, peut-être, mais une conscience plus profonde des terribles sacrifices que la réalité exigeait parfois des humains. Et à présent ces yeux le sondaient d’un air inquisiteur. La question qu’elle se posait coulait de source. Il soupira. « Je ne vois aucune issue, dit-il en anglais. Leur barrage routier est trop solide, et c’est de ma faute. — S’il te plaît, Sean ! répliqua-t-elle dans la même langue en serrant davantage son bras. Nous sommes tous soumis à un apprentissage sur le tas, et la dernière chose dont nous ayons besoin, c’est de te voir te blâmer pour une situation qu’on ne peut plus modifier. Tu t’en es plutôt bien sorti à Yorville, non ? Et, désormais, nous bénéficions d’une assise beaucoup plus solide. — C’est vrai. » Il s’efforça de ne pas laisser transparaître d’amertume dans ses paroles. Ses officiers ne comprenaient pas l’anglais, mais ils savaient reconnaître les accents de l’émotion dans une voix, et à quoi bon troubler leur confiance ? « Malheureusement, poursuivit-il d’un ton plus léger, c’est aussi le cas de la garde. Pas en termes quantitatifs, mais en termes de position. » Il désigna la levée de terre longue de quinze kilomètres qui reliait le fleuve au promontoire rocheux sur lequel s’élevait le bourg. « Nous avons surpris Rokas par une action qu’il jugeait impossible, mais Ortak s’est fait une meilleure idée de nos capacités, et il est bien déterminé à nous empêcher de profiter de nos avantages. Un assaut frontal viendrait à bout de son retranchement, mais nous perdrions des milliers de soldats, et je peine à me convaincre que le jeu en vaut la chandelle, Sandy. Tout ça pour mettre la main sur un ordinateur ? — Cela va bien au-delà ! » rétorqua-t-elle, farouche, puis elle s’adoucit aussitôt quand elle constata que quelques officiers avaient sursauté. Elle secoua la tête et continua. « C’est une question de vie ou de mort pour tous ces gens, Sean… comme tu le sais très bien. — Ah oui ? Et à qui la faute ? » grogna-t-il. Elle ne broncha pas. « À nous. Ou plutôt à moi, pour être plus précise. Mais nous sommes tombés là-dedans par erreur, pas à dessein, et maintenant il faut terminer ce que nous avons commencé. » Il ferma les yeux, aigri, car la jeune fille disait vrai. Cette conversation ne datait pas d’hier, et ressasser les mêmes arguments ne les mènerait pas très loin. De toute façon, il aimait bien les Malagoriens : même s’il n’avait assumé aucune responsabilité dans leur situation fâcheuse, il aurait tenu à les aider. « Je sais », finit-il par admettre. Il leva ses paupières, sourit du coin des lèvres puis tapota la main posée sur son coude. « Et ce n’est pas plus ta faute que celle de Tamman, de Brashan, de moi… ou même d’Harriet. Mais penser à tous ceux d’entre eux qui vont succomber juste parce que je ne les ai pas assez pressés m’accable au plus haut point. » Elle fit mine de parler, mais il secoua la tête. « Je sais que tu as raison : il est normal de commettre des fautes lorsqu’on apprend, mais j’aurais préféré que les miennes n’entraînent la mort de personne. — Tu ne peux faire que de ton mieux. » Sa voix si douce lui donna envie de la serrer fort contre lui, mais comment ses officiers réagiraient-ils s’il prenait un « ange » dans ses bras ? La pensée éveilla en lui un soupçon d’hilarité. Il mit les mains dans son dos et marcha à pas lents autour de la table afin d’étudier le plan sous tous ses angles. Si seulement il pouvait trouver un moyen d’utiliser l’incomparable mobilité de son armée ! Quelqu’un – n’était-ce pas Nathan Bedford Forrest ? – avait jadis déclaré que la guerre était affaire d’« arriver sur place le premier avec le plus de troupes ». Le facteur quantitatif ne suffisait pas à lui tout seul. La seule vraie faiblesse de la position d’Ortak était sa taille : il devait couvrir quinze kilomètres de front – davantage si l’on comptait les saillies érigées à l’intérieur de ses fortifications –, ce qui lui permettait à peine deux mille hommes armés par kilomètre, même s’il mettait toutes ses réserves à contribution. Bien sûr, il avait trente ou quarante mille soldats supplémentaires qu’il pouvait envoyer ramasser les fusils de leurs camarades abattus, mais, somme toute, ses effectifs étaient quand même restreints. Si Sean parvenait à briser le rempart ne serait-ce qu’en un point isolé et traverser, il les balaierait Facilement. Mais comment… ? Il se figea soudain et plissa les yeux, immobile comme une statue, le regard plongé dans les détails de la carte tandis que son esprit courait un cent mètres. Puis un large sourire fendit son visage. « Sean ? Sean ? » Sandy dut l’appeler deux fois avant qu’il ne relève la tête d’un coup sec. « Qu’y a-t-il ? » demanda-t-elle, et les traits détendus du jeune homme prirent une expression plus dure et farouche. « Je n’abordais pas le problème du bon côté. Je songeais seulement au fait qu’Ortak nous barrait le chemin, alors qu’il s’est pris au piège lui-même. — Pris au piège ? » s’exclama-t-elle. Il fit signe à Tibold d’approcher et tendit un doigt vers le tracé. « Des fantassins pourraient-ils traverser ces marécages ? demanda-t-il en pardalien, et ce fut au tour du vétéran de prendre un air soucieux en examinant la carte. — Pas des piquiers, lâcha-t-il au bout d’un moment, mais peut-être des mousquetaires. » L’ex-capitaine de la garde hocha la tête. Tous les plans qu’il avait vus jusqu’ici ne soutenaient pas la comparaison avec l’exquise exactitude de celui-ci, fourni par les anges. D’un geste brusque, il tapota de l’index la limite méridionale du marais. « J’ai toujours cru que le mauvais terrain bordant la face sud de la vallée était plus large. Il serait envisageable de faire passer une colonne à travers ce passage étroit en… disons dix à douze heures. Mais il faudrait renoncer aux canons et aux armes d’hast, seigneur Sean. Dans sa majeure partie, ce bourbier n’a pas de fond. Nous réussirions peut-être à acheminer quelques chagors, mais des arlaks s’enfonceraient jusqu’aux essieux en un rien de temps. Et même une fois le marais dépassé, le sol reste assez mou jusqu’au fleuve pour ralentir toute progression. — Pensez-vous qu’Ortak s’attend à une telle manœuvre ? » demanda le général. Son subordonné fit non d’un geste vif. « Ses cartes sont identiques à celles dont nous disposions avant que les anges… » Tibold s’interrompit. Le champion et les créatures célestes passaient leur temps à tenter de dissuader quiconque d’employer ce titre. L’espace d’un instant, il se sentit rougir, puis il gratifia son jeune géant de commandant d’un sourire. « Il utilise nos vieux tracés de toujours. En outre, un capitaine de la garde ne songerait jamais à laisser ses piques et ses obusiers derrière lui. — C’est bien ce que j’espérais. » Le cerveau de Sean s’activa pour estimer les facteurs de temps et de distance. Le Mortan mesurait près de trois kilomètres de large – une étendue infranchissable à pied – en amont et en aval de la ville haut perchée, mais il était possible de le traverser à gué à la hauteur de Malz, petit bourg agricole situé à environ quatre-vingt-dix kilomètres à l’est de la jonction avec son affluent, la rivière Érastor. Si les troupes malagoriennes retournaient vers l’ouest jusqu’à se trouver hors de portée des longues-vues d’Ortak, puis qu’elles jetaient à l’eau assez de radeaux, elles pourraient traverser sans problème. À moins que ses ingénieurs ne bâtissent de vrais ponts ? Il examina un instant cette hypothèse avant de secouer la tête. Non, cela prendrait deux à trois jours et, s’il voulait que son plan fonctionne, il ne pouvait se permettre de gaspiller un temps si précieux. « Très bien, Tibold, voici comment nous allons procéder. Tout d’abord… » Le haut capitaine Ortak se trouvait dans le bastion central de sa levée de terre. Il regardait vers l’ouest. La bruine jetait un voile gris sur la vallée du Keldark et limitait sa vision, mais il savait qui se tapissait là-bas. Il remercia Dieu en silence pour le manque d’initiative de l’ennemi. Chaque jour passé sans subir d’assaut remontait le moral de ses troupes meurtries et voyait se rapprocher l’arrivée des indispensables renforts. Il plissa les yeux afin de distinguer les fortifications dressées par les hérétiques en face des siennes. Une partie de lui-même frissonnait chaque fois qu’il pensait à ce qu’il leur en coûterait de gagner la position ennemie une fois que l’armée sainte – après avoir reconstitué ses forces – aurait repris l’offensive, mais pas même ces considérations n’ébranlaient sa gratitude. Il n’ignorait pas que ses effectifs étaient bien maigres et, s’il venait à l’idée des montagnards de lancer une colonne sur n’importe quel secteur de sa ligne de front… Il tressaillit, et pas à cause de la pluie. Il n’aimait pas tourner le dos à un cours d’eau, mais l’Érastor était franchissable sur la majeure partie de son cours. En cas de besoin, il n’éprouverait aucune difficulté à se replier de l’autre côté, bien que ce mouvement lui vaudrait d’abandonner ce qui lui restait d’équipement. Sans compter que sa position lui paraissait la meilleure – voire la seule – pour arrêter une armée en provenance de l’ouest. En ce moment, des ouvriers enrôlés sur le tas construisaient une autre redoute en retrait de ses lignes, à Baricon, mais cette bourgade était plutôt conçue pour contenir des attaques venant de l’est. Il lui fallait donc rester ici et s’opposer à l’avancée des hérétiques s’il voulait les tenir à distance de la principauté du Keldark. Car si d’aventure ils pénétraient dans ces terres, leur liberté de mouvement s’en verrait centuplée. Une perspective propre à glacer les cœurs les plus solides, surtout après le sort subi par le seigneur maréchal Rokas à Yorville. Ortak s’enveloppa dans sa cape et pinça les lèvres, pensif. La chaîne de sémaphores qui parcourait le Malagor avait été interrompue, mais elle fonctionnait encore en direction de l’est, et les dépêches du Temple respiraient moins la panique qu’avant. Les seigneurs séculiers tardaient à se rassembler, mais la garde avait mobilisé jusqu’à la dernière recrue de ses garnisons détachées dans les royaumes orientaux : cinquante mille soldats s’approchaient de lui jour après jour. Mieux encore, les premiers convois d’armes de rechange avaient commencé à arriver. Il y en avait moins qu’il ne l’aurait aimé – surtout au vu du butin récupéré par l’ennemi suite au récent massacre –, mais il avait déjà reçu huit mille piques et plus de cinq cents joharns. À en croire les rapports concernant la première bataille, les dissidents avaient trouvé le moyen de doter joharns et malagors d’une portée de tir égale à celle de fusils rayés. Ce qui annonçait un nombre final de victimes plus qu’atroce, et cela même si la garde réussissait à réarmer l’ensemble de ses soldats. Toutefois, la défense d’une position retranchée supposait moins de danger qu’un affrontement en terrain ouvert. Dans l’avenir, il faudrait trouver une parade à la puissance de feu des Malagoriens, et Ortak étudiait déjà les façons d’augmenter la proportion des armes à feu par rapport aux armes d’hast ; mais, pour l’instant, il bloquait le passage à l’ennemi, et celui-ci ne semblait pas disposé à essuyer les pertes nécessaires pour le forcer. Il expira longuement puis se secoua. La clarté faiblissait, et me montagne de tâches administratives l’attendait. De quoi le garder éveillé une bonne partie de la nuit. Ses quartiers à Érastor valaient mieux qu’une tente au milieu du campement, se dit-il pour se consoler. Une moue ironique au visage, il se retourna et fit amener son branahlk. Sean MacIntyre descendit de sa monture et essuya la pluie qui ruisselait sur son visage. Il aurait pu recourir à ses implants pour rester au sec, mais cela lui semblait injuste vis-à-vis de ses troupes. Une pensée sans doute stupide, mais cela ne changeait rien à son sentiment. Il sourit devant sa propre obstination et gratta le museau de sa bête, qui lâcha un long et doux sifflement de plaisir. Il s’efforça de masquer son inquiétude tandis que la colonne détrempée passait à ses côtés avec des bruits de succion. La manœuvre durait plus longtemps que prévu, et les averses se révélaient plus conséquentes que les sondes météorologiques de l’Israël ne l’avaient prédit. Le front froid qui se déplaçait vers le bas de la vallée avait rencontré un front chaud en provenance du Sanku et du Keldark, et les toutes dernières prévisions de Brashan annonçaient au moins vingt heures d’averses sévères, probablement accompagnées d’orages. Ce temps rendrait le sol encore plus meuble et la marche plus ardue. Et il ne manquerait pas de rendre les gués de Maiz plus profonds, bien que, selon toute vraisemblance, le niveau du Mortan ne monterait heureusement pas de façon critique. Du moins pas pour l’instant, songea-t-il avec une mine sévère. Tibold remonta la file au dos de son branahlk et s’arrêta aux côtés de son commandant. « Le capitaine Juahl a atteint la zone de bivouac, mon seigneur. » Le ton du vétéran incita Sean à hausser un sourcil. « Elle est couverte d’un empan d’eau. — Fantastique. » Il ferma les yeux, inspira puis se connecta à la vedette stationnaire de Sandy à l’aide de sa com via torsion spatiale. « Nous avons un problème : notre site de campement est inondé. — Mince. Attends une seconde. » Elle se réprimanda pour ne pas avoir vérifié plus tôt, enclencha les senseurs de la vedette et y connecta ses neurocapteurs. Concentrée, elle balaya la zone située en avant de la colonne, puis ses yeux s’illuminèrent. — O. K. Six kilomètres plus loin, le terrain s’élève vers le sud. — Y trouve-t-on du bois à brûler ? demanda-t-il, plein d’espoir. — Non, répondit-elle, et il soupira. — Merci quand même. » Il se retourna vers Tibold. « Dites à Juahl qu’il trouvera une éminence s’il dévie un peu vers le sud et continue de marcher pendant une heure environ. — Tout de suite, mon seigneur. » Le vieux soldat ne demanda même pas comment son commandant savait tout cela : il se contenta de faire pivoter son branahlk et s’éloigna dans l’obscurité naissante. Le jeune MacIntyre s’adossa à sa monture, l’air résigné. Ils étaient vingt-cinq mille hommes à avancer au milieu de la boue en direction d’une section du fleuve qui, avec un peu de chance, serait franchissable au moment de leur arrivée. Sean commençait à remettre en question l’intelligence de son plan. Le cycle de rotation pardalien était long : sur une bonne route – or les routes locales auraient rendu tout empereur romain vert de jalousie – et avec une bonne météo, une section d’infanterie parcourait d’habitude cinquante kilomètres en une journée. Mais sur un terrain sauvage – même ouvert –, qui plus est sous la pluie, on peinait à en effectuer trente. Et ils n’avaient même pas encore atteint les marais. Le moral des troupes demeurait meilleur qu’il ne l’aurait jugé possible étant donné les circonstances, mais ils cheminaient depuis trois jours. Un trajet éreintant, dont la majeure partie s’était déroulée sous les averses et sans repas chaud. Même pour une personne intégralement bio améliorée, ce n’était pas une partie de plaisir ; pour un être humain normal, c’était l’enfer pur et simple. Et ils étaient à mi-chemin à peine des gués. Sean reporta son attention sur quelques données intégrées : les derniers rapports émis par les drones furtifs. Ortak recevait de nouvelles cargaisons d’armes, mais les renforts se trouvaient encore à douze jours de distance au moins. Malgré la lenteur inespérée de sa progression, la colonne malagorienne aurait regagné la rive nord du Mortan d’ici quatre jours, mais Sean était conscient des risques encourus. Les paysans de la vallée avaient été évacués par la sainte armée à l’aller, et les troupes du Temple avaient épuisé les maigres vivres disponibles dans les termes abandonnées. Les nioharqs de somme avaient accompagné les Malagoriens jusqu’ici, mais ils devraient être renvoyés une fois les marécages atteints. À partir de là, les fantassins devraient porter l’ensemble des provisions – munitions comprises – sur leur dos. Une semaine de vivres à tout casser. Si le prince ne parvenait pas à duper Ortak comme projeté, il allait se retrouver avec vingt-cinq mille hommes affamés coincés entre Érastor et les renforts de la garde. Au moins le haut capitaine de la cité coopérait-il pour l’instant. Il tenait pour certain que les terres au sud du fleuve étaient infranchissables, et il disposait de trop peu d’hommes armés pour en éloigner un grand nombre de ses positions déjà établies. Il avait détaché quelques unités de factionnaires à l’est de l’Érastor, mais celles-ci restaient assez près des ponts. Sean éprouvait encore des difficultés à s’ajuster aux limitations d’une société pré technique. Voilà pourquoi, en dépit de tout, il se sentait étrangement exposé : ses forces évoluaient à tout juste cinquante kilomètres à vol d’oiseau du retranchement d’Ortak, et il peinait à croire que l’adversaire ne soupçonnait rien de ce qui se tramait ici. Et pourtant ses déploiements ainsi que les comptes rendus fournis par les espions électroniques de Sandy le confirmaient. Sean gloussa. Malgré leur misérable situation, ils possédaient l’arme la plus meurtrière connue de l’homme : l’effet de surprise. Au moins, s’il ratait son coup, personne ne pourrait dire que c’était la garde qui l’avait pris au dépourvu. Il gratta son destrier une deuxième fois, puis se réinstalla sur la selle et remonta la colonne au trot. Le père Stomald entra dans la tente de commandement et se figea. L’ange Harriet était seule. Elle étudiait la carte, ignorante de sa présence, les épaules tendues. Le pasteur hésita. Il répugnait à la déranger, mais son instinct lui dictait de se rapprocher d’elle. Une créature divine se passait du réconfort d’un mortel, mais le jeune homme se rendait compte qu’il la percevait de moins en moins avec un regard adéquat. Ce qui éveillait en lui une pointe de culpabilité. Les deux êtres célestes se répartissaient les tâches d’une façon trop naturelle pour découler d’une planification concertée, et le travail qui incombait à Harriet l’amenait à côtoyer Stomald presque en permanence. Les batailles du conflit dans lequel ils se trouvaient tous empêtrés relevaient de la responsabilité des seigneurs Sean et Tamman, mais le religieux, lui, devait s’occuper de leurs conséquences. C’était lui qui avait tout déclenché – peu importaient ses intentions –, et c’était donc à lui de porter le fardeau du soin des victimes. Il l’acceptait, car il ne s’agissait au fond que d’une extension de ses devoirs sacerdotaux. Au demeurant, sa foi l’aurait conduit à assumer cette charge quand bien même il aurait pu l’éviter. Mais il ne faisait pas cavalier seul face aux dures exigences de ce ministère, car, tout comme les deux champions bénéficiaient de l’aide de Tibold et de Sandy, lui avait l’ange Harriet à ses côtés. Aussi pénible que se révélât son labeur, quelque horrible que fût le prix à payer pour la guerre, elle était toujours là, toujours prête à lui céder un peu de sa force et à le retenir quand il chancelait. Voilà l’origine, songea-t-il, des sentiments interdits qu’il avait commencé à éprouver. Mais connaître les barrières que lui imposait sa foi et réussir à les appliquer étaient deux opérations bien distinctes. Elle semblait si jeune, si différente de son homologue. Elle était plus… douce, d’une certaine façon. Plus délicate. L’ange Sandy tenait beaucoup aux humains – toute personne ayant vu son visage le lendemain du massacre n’aurait jamais songé à en douter –, mais elle avait la férocité d’un tahnahk. Une férocité qu’on ne retrouvait pas chez sa compagne. Nul n’aurait osé qualifier l’une ou l’autre de « faible », mais Sandy et Sean – âmes ô combien semblables – rejetaient le doute comme un habit trop serré à chaque fois qu’il surgissait dans leur cœur. Ils regardaient toujours du centre de la prochaine bataille, du prochain défi, mais c’était vers Harriet que les nécessiteux se tournaient instinctivement, comme s’ils détectaient – à l’instar de Stomald – sa profonde compassion. Bien sûr, chaque ange se devait d’être spécial, mais l’ecclésiastique avait remarqué comment les yeux des plus endurcis des guerriers suivaient les mouvements de sa préférée. Les troupes auraient accompagné le géant, son compagnon ou dame Sandy jusqu’en enfer, mais leurs cœurs appartenaient à l’ange Harriet. Tout comme celui du vicaire, et pourtant… Il soupira. Son regard s’assombrit alors qu’il admettait la vérité. Son amour pour cette créature était inconvenant : un Homme n’aurait pas dû ressentir un tel désir pour l’un des messagers sacrés de Dieu. Elle entendit son soupir et se retourna. Il éprouva un choc à la vue des larmes qui embuaient son œil valide. Elle les essuya d’un geste – aussi rapide que la volte-face qu’elle venait d’effectuer – mais il les avait vues. Il leva un bras vers elle de manière spontanée, oublieux de la nature de son vis-à-vis. Puis il s’immobilisa à mi-chemin, les doigts encore tendus, déconcerté par sa propre témérité. Que croyait-il ? C’était un ange, pas seulement la superbe jeune femme dont il endossait l’apparence. N’avait-il pas appris à s’en remettre à sa force ? À se tourner vers elle en quête de consolation quand l’abattement et la peine infligés par tant de morts le tenaillaient ? Qui était-il pour vouloir soulager son affliction ? Mais les yeux d’Harriet ne trahissaient nulle colère, et une vague de joie étonnamment douloureuse inonda le clerc quand elle saisit sa main. Elle la serra puis tourna la tête pour observer à nouveau le plan étalé sur la table. Stomald se tint tranquille, savourant le contact tandis que des émotions confuses se bousculaient au plus profond de lui. C’était si juste, si naturel, de se tenir là en sa compagnie, comme si cette place lui revenait depuis toujours, mais la culpabilité entacha son allégresse. Sa beauté ne l’épargnait pas, ni la merveilleuse alliance de puissance et de douceur qui se dégageait de son être, et il souhaita – avec plus d’ardeur qu’il n’avait jamais rien souhaité à l’exception de servir le Tout-Puissant – que ce moment s’éternise. « Que se passe-t-il ? finit-il par demander, surpris lui-même par la profondeur de l’inquiétude qui transparaissait dans sa voix. — Je suis juste… » Elle marqua une pause puis secoua la tête. « Je me fais du souci pour Sean. La montée du niveau du fleuve, le long chemin qu’il leur reste à parcourir, leurs chances de réussite une fois qu’ils parviendront à destination… » Elle inspira profondément et lui lança un pâle sourire. « C’est stupide, n’est-ce pas ? — Pas du tout. Vous éprouvez de l’anxiété parce que vous tenez à eux. — Peut-être. » Sans le lâcher, elle posa l’autre main sur la carte et fit glisser son index le long de la ligne de progression de son champion. « Parfois je me sens si coupable, Stomald, poursuivit-elle d’une voix éteinte. Coupable de m’inquiéter beaucoup plus que quiconque à propos de Sean. Et d’avoir engendré cette situation. Tout est de ma faute, tu sais ? » Il tressaillit puis se détesta aussitôt pour ce qu’il reconnut comme un accès de jalousie. Il était envieux de sa sollicitude envers le jeune seigneur ! L’impiété de ses émotions le terrifia, mais il se rappela ce que venait de dire son interlocutrice, et il écarta ses préoccupations personnelles. « Vous n’êtes pas responsable des événements. C’est nous qui les avons déclenchés en posant nos mains sacrilèges sur votre personne. C’était ma faute, ma dame, pas la vôtre. — Non ! » s’exclama-t-elle avec tant de vivacité qu’il leva les yeux, accablé par ce sursaut de colère. Elle planta son regard de cyclope dans le sien. « Ne pense jamais ça, Stomald ! Tu as agi en accord avec les enseignements de ton Église, et… » Elle s’interrompit une deuxième fois, se mordit la lèvre et hocha la tête, comme pour se convaincre de continuer. « Il y a beaucoup de réalités que tu ignores », dit-elle à mi-voix, amère. Il battit des paupières, à nouveau touché par son empressement à pardonner à l’homme qui avait failli la brûler vive, mais aussi troublé par ses paroles. En sa qualité d’ange, elle connaissait des mystères qui dépassaient les êtres humains, mais, à son timbre, il comprit qu’une autre vérité se cachait derrière cette déclaration. La perplexité le gagna, et il évoqua le premier sujet qui lui vint à l’esprit. « Vous aimez beaucoup le seigneur Sean, n’est-ce pas ? » L’instant d’après, il regrettait déjà sa question. Il s’en serait arraché la langue. Le sujet touchait de trop près à ses aspirations inavouables, et il attendit une vague de courroux bien mérité, mais elle se contenta d’acquiescer. « Oui. Je les aime tous, mais lui en particulier. — Je comprends. » Un étau lui serra le cœur avec tant de violence qu’elle s’en aperçut. Conscient que sa voix avait trahi sa douleur, il voulut se retourner et prendre la fuite, mais les doigts d’Harriet exercèrent une pression accrue sur les siens, à la fois tendres et plus vigoureux que l’acier. Elle le bloquait sans le blesser. Il la dévisagea malgré lui. « Stomald, je… » Elle hésita puis continua dans sa langue sainte, celle qu’elle employait pour communiquer avec Sandy et leurs champions. Il ne comprit guère ses propos, mais y décela une curieuse dimension d’irrévocabilité ainsi que de la détermination. Son pouls battait la chamade lorsqu’elle le dirigea vers un tabouret et lui fit signe de prendre place. Il obtempéra, mal à l’aise comme d’ordinaire à l’idée de s’asseoir en sa compagnie. Elle inspira pendant une éternité. « Je l’aime autant parce que… c’est mon frère. — Votre frère ? » Il resta bouche bée, soucieux de comprendre, mais son esprit refusait de fonctionner. Il avait conjecturé, rêvé, espéré une telle éventualité, mais jamais osé vraiment y croire. Le seigneur Sean était mortel, aussi béni fût-il par Dieu, mais si c’était bien son frère, si le sang humain pouvait se mêler à celui des anges, alors… « Il est temps que je te dévoile la vérité. — La… vérité ? — Il existe une raison pour laquelle Sandy et moi ne tenons pas à être traitées comme des anges, Stomald : nous n’en sommes pas. — Vous “n’en êtes pas” ? répéta-t-il d’un air hébété. Je ne comprends pas cette formule, ma dame. — Nous ne sommes pas des anges, Stomald. » Elle soupira, et son expression choqua le pasteur : elle le toisait, l’œil fragile, comme si elle craignait sa réaction. Il soutint son regard. C’était grotesque ! Bien sûr qu’elles en étaient ! Ce motif même l’avait poussé à prêcher leur message à ses fidèles, et incité l’Église à déclarer une guerre sainte aux Malagoriens ! Il fallait que ce soient des anges ! « Mais… » Il cracha le mot d’une voix rauque et tremblante, puis plaqua les bras contre sa poitrine comme pour se protéger contre un vent glacial. « Mais vous êtes des anges. Les miracles pour nous sauver, vos habits… les exploits que les seigneurs Sean et Tamman ont accomplis devant nos yeux sur votre ordre… ! — Ce ne sont en aucun cas des miracles. » Elle parlait avec la plus grande douceur. On eût dit qu’elle le suppliait de lui accorder sa compréhension. « Ce sont… mon Dieu, comment te faire saisir ? » Elle se détourna, s’éloigna un peu et croisa les bras sous ses seins, l’échine raide comme un piquet. « Nous… sommes capables de bien des prouesses. Des prouesses hors de votre portée. Mais nous sommes mortels, du premier au dernier. Nous possédons juste des outils et des compétences qui vous font défaut, et, si vous les possédiez aussi, vous accompliriez les mêmes performances. Et bien d’autres. — Vous êtes… mortelles ? » Malgré une tornade d’idées confuses qui minaient ses certitudes, il sentit une joie soudaine l’envahir. « Oui. Pardonne-moi, s’il te plaît. Je… n’ai jamais eu l’intention de te tromper ni de… » Ses épaules remuaient au rythme de spasmes, et le cœur du vicaire se brisa quand il comprit qu’elle pleurait. « Nous n’avons jamais voulu en arriver là, Stomald. » Sa jolie voix était étouffée, chargée de sanglots. « Nous voulions seulement… rentrer à la maison, puis je suis tombée sur Tibold, qui m’a tiré dessus et amenée à Cragsend… et c’est alors que l’affaire nous a échappé des mains… » Elle se secoua vigoureusement puis pivota sur ses talons pour lui faire face à nouveau. « Je t’en prie, Stomald, crois-moi sur parole : nous n’avons jamais, jamais eu l’intention de blesser quiconque. Ni toi ni ton peuple, ni même le cercle des dignitaires. L’incident s’est produit, voilà tout, et nous ne pouvions pas laisser l’Église vous détruire en raison d’une situation que nous avions provoquée ! — Vous avez dit “rentrer à la maison” ? » Il se leva et vint se placer en face d’elle, à deux pas de son visage ruisselant de larmes. Elle fit oui de la tête. « Où est-ce ? — Là-bas. » Elle pointa un doigt vers le ciel caché par le toit de la tente et, l’espace d’un instant, l’horreur submergea le prêtre. Les étoiles ! Elle venait des étoiles, or les saintes Écritures spécifiaient que seuls les démons qui avaient chassé l’homme du firmament pouvaient… Une vague de panique l’étouffa. Était-il coupable du péché imputé par le cercle ? Avait-il donné son allégeance aux grands démons qui visaient la destruction de toutes les œuvres de Dieu ? Mais la terreur s’estompa aussi vite qu’elle était arrivée, car c’était de la folie : quelle que soit sa vraie nature, l’ange Harriet – peu importait son titre – n’était pas une créature diabolique. Il l’avait vue souffrir à trop de reprises au milieu des blessés et des mourants, il lui connaissait trop de douceur et de compassion pour penser une telle atrocité. Et le Grand Livre lui-même stipulait que nul être démoniaque, fût-il principal ou secondaire, ne parlait la langue sacrée, or il l’entendait s’en servir jour après jour ! Toute sa vie durant, on lui avait rabâché l’inviolabilité des écrits ecclésiastiques, mais aujourd’hui il se voyait confronté à une vérité plus terrifiante encore que la possibilité qu’Harriet fût un démon : si elle venait bel et bien des étoiles, elle devait être une entité maléfique à en croire le canon, mais celui-ci prouvait aussi par A plus B que la jeune femme ne pouvait pas en être une. Il sentit la pierre angulaire de son existence s’effondrer sous ses pieds et laisser la place à de dangereux sables mouvants. La peur le tenaillait à présent, mais, alors même qu’elle tentait de l’engloutir, il s’accrocha à sa foi en Harriet. Ange ou pas, il plaçait sa confiance en elle. Bien plus que ça, admit-il, car dans les faits il l’aimait. « Dites-m’en davantage », implora-t-il, et elle s’avança vers lui, posa les mains sur ses épaules et le regarda droit dans les yeux. Stomald sentit son angoisse refluer tandis que les doigts délicats serraient sa peau. « Je te dirai tout. Certaines révélations te sembleront difficiles à comprendre, peut-être même impossibles – au début, du moins –, mais je jure de te dire la vérité, Stomald. Te fies-tu assez à moi pour me croire ? — Bien sûr », dit-il en toute simplicité. Sa voix parfaitement assurée le surprit lui-même. « Merci. Le premier point que tu dois comprendre, ce sont les événements qui se sont produits – pas seulement ici à Pardal, mais aussi là-haut (elle désigna une nouvelle fois le toit) – il y a seize mille de vos années. » Cela prit des heures. Stomald ne compta plus les occasions où il dut l’arrêter pour demander de plus amples explications. Le récit qu’elle lui offrait lui donnait le vertige. C’était de la folie. C’était impossible. C’était contraire à tout ce qu’on lui avait toujours appris… mais il croyait à la véracité de chacun de ses mots. Il n’avait pas le choix, et son esprit tanguait entre l’émerveillement le plus total et l’état de choc tandis que tant de ses certitudes disparaissaient douloureusement. « … Voilà en gros l’histoire, Stomald », conclut-elle enfin. Ils étaient assis l’un en face de l’autre. Les bougies étaient presque consumées à l’intérieur des lanternes disposées autour de la tente. « Notre intention n’a jamais été de blesser ou de duper quiconque. Nous avons tenté de vous expliquer que Sandy et moi n’étions pas des anges, mais aucun de vous ne se montrait prêt à le croire. Trop d’insistance de notre part aurait brisé votre cohésion alors même que l’Église se préparait à vous tuer en raison d’un malentendu que nous avions provoqué… » Elle haussa les épaules sans joie. Il lui répondit d’un lent hochement de tête. « Je comprends. » Il se frotta les cuisses, humecta ses lèvres et parvint à lui décocher un sourire tendu. « Je me suis toujours demandé pourquoi l’ange… pourquoi Sandy et vous-même ne vouliez pas que nous vous appelions ainsi. — Sauras-tu… sauras-tu nous pardonner ? Nous ne cherchions pas à insulter vos croyances ni à utiliser votre foi contre vous. En toute sincérité. — Vous pardonner ? » Son visage se détendit en une expression plus naturelle, et il secoua la tête. « Il n’y a rien à pardonner, ma dame. Vous êtes qui vous êtes, et la vérité est la vérité. En outre, vu que les Écritures disent sans doute faux, vous êtes peut-être bel et bien des messagers de Dieu. À vous entendre, notre monde est resté aveugle pendant des millénaires. Nous craignions un mal qui n’existe plus… or le Tout-Puissant peut envoyer qui bon lui semble pour nous révéler la vérité, non ? — Alors… tu ne nous en veux pas ? — Comment le pourrais-je ? » Il eut l’air perplexe. « Beaucoup de détails dans votre histoire m’échappent, mais dame Sandy avait raison : une fois la roue des événements mise en marche, mes fidèles et moi-même aurions été détruits par l’Église sans votre aide. Comment pourrais-je vous en vouloir d’avoir sauvé les miens ? Au demeurant, si le canon est erroné, les évêques et les grands prêtres doivent apprendre à l’accepter. Rassurez-vous, ma dame. Je ne dis pas que l’ensemble de mon peuple tolérera ce que vous venez de me raconter. Mais le jour viendra où il sera capable de cerner la réalité des faits. Et quand il sera à nouveau libre de parcourir les étoiles sans peur des démons ni de la damnation, il n’éprouvera pas plus de colère à votre égard que moi à présent. — Stomald, lâcha-t-elle tout bas, tu es un homme remarquable. — Je ne suis qu’un vicaire de village, rétorqua-t-il, à la fois mal à l’aise et empli de joie devant l’ardeur qui habitait le regard de la jeune femme. En comparaison de vous, je suis un enfant ignorant jouant dans la boue sur les rives d’un ruisseau chétif. — Non. La seule différence entre nous réside dans l’éducation et l’accès à la connaissance qui nous ont été offerts, des bienfaits refusés par votre monde mais dont je bénéficie depuis ma plus tendre enfance. Si nos positions étaient inversées, je n’aurais certainement pas accepté la vérité comme tu viens de le faire. — Accepté ? » Il éclata de rire. « J’essaie encore de me convaincre qu’il ne s’agit pas d’un rêve ! — Tu mens, lâcha-t-elle avec un sourire, et c’est précisément ce qui te rend si remarquable. » Ses traits s’épanouirent davantage. « Je me suis toujours demandé ce que mon père avait vraiment ressenti face aux révélations de Dahak à propos de l’histoire de l’humanité. Désormais, j’imagine les difficultés que notre ami a dû rencontrer pour formuler ses explications ! — J’aimerais rencontrer ce “Dahak” un jour, dit Stomald d’un ton mélancolique. — Tu le rencontreras. J’ai hâte de te ramener à la maison pour te présenter aussi à mes parents ! — Pardon ? » Il cligna des yeux puis se raidit lorsqu’elle posa ses doigts – ces doigts à la fois puissants comme l’acier et délicats comme une phalène – sur sa joue. « Mais bien sûr, Stomald, dit-elle, tout miel. Pourquoi crois-tu que je voulais te dire la vérité ? » Il la regarda, incrédule. Elle se pencha et l’embrassa. CHAPITRE TRENTE ET UN Occupé à siroter une tasse de thé fumant, Tamman se retint de bâiller aux corneilles. Les orages annoncés par Brashan avaient remonté la vallée et s’étaient abattus sur leur position la veille. Le camp était plongé dans la boue à hauteur de cheville. Le système sanitaire de terrain pardalien s’avérait bien plus efficace que celui de la plupart des armées préindustrielles. Sean et lui avaient apporté des améliorations aux méthodes locales, mais il était tout à fait impossible de rassembler quarante à cinquante mille hommes dans un cantonnement sans conséquences. Ajoutées à une alimentation convenable, les latrines permettaient de tenir les maladies à distance – la dysenterie, par exemple. Toutefois, le sol s’était transformé en une soupe gluante, et les troupes, trempées jusqu’aux os, affichaient une humeur maussade. Il s’étira puis, plein de gratitude, tourna son visage vers le soleil du matin. La pluie s’était déplacée vers le haut du canyon, où elle continuait d’élever le niveau du Mortan, mais ici l’astre éclatant brillait de plus belle. Il sentit son moral gonfler tandis que son inquiétude à propos de la lente progression de Sean frémissait en toile de fond dans son esprit. Il entendit un clapotement de pas sur la glaise et se retourna : Harriet et Stomald se dirigeaient vers lui. Le haut capitaine Ithun lui avait soufflé que le prêtre et « l’ange… euh… dame Harriet » avaient passé de longues heures dans la tente de commandement la nuit dernière, et il s’était demandé pourquoi son amie ne l’en avait pas informé elle-même. Tandis qu’ils approchaient, il remarqua un changement subtil dans leur langage corporel et haussa les sourcils. « Tamman. » Elle hocha la tête quand elle le vit frapper son plastron en signe de respect – comme Sean et lui le faisaient toujours pour saluer les « anges » –, mais ce geste exprimait lui aussi une connotation différente. De quoi avaient-ils bien pu parler hier soir ? Elle ne lui avait quand même pas… ? L’expression interrogative dut se lire sur son visage, car elle affronta son regard sans broncher et fit oui de la tête. Les yeux écarquillés, il jeta des coups d’œil rapides autour de lui. — Pourriez-vous nous laisser un moment, Ithun ? demanda t-il. — Bien entendu, seigneur Tamman. » Celui qui était devenu son second après la bataille de Yorville fit un signe au reste des soldats, puis ils s’éloignèrent du feu de camp à travers la brume matinale. Tamman se retourna vers Harriet. Le silence s’installa entre eux, et l’expression de Stomald confirma les pires craintes du jeune Qian. Il savait. Son regard prudent le trahissait… et il se tenait si près de la princesse. Le champion tordit ses lèvres en une moue et grogna. Il craignait ce dénouement depuis des semaines et ne s’était guère attendu à ce qu’Harriet reste sa compagne à vie. Ni elle ni lui n’étaient – ou plutôt : n’avaient été – prêts à s’engager comme Sean et Sandy, et il pensait faire preuve d’assez de maturité pour encaisser le choc. C’était peut-être le cas, mais il n’en éprouvait pas moins un pincement au cœur. Non pas qu’il blâmât le religieux. C’était un homme bon – même si, lors de sa première rencontre avec Harriet, il avait tenté de l’assassiner –, qui manifestait lui aussi une grande compassion, caractéristique indissociable de la personnalité de la princesse. Mais cela ne changeait rien au fait que madame n’avait pas discuté avec lui sa décision de révéler la vérité au vicaire ! Mieux valait ne pas penser aux répercussions possibles de tels aveux en plein milieu d’une guerre sainte ! Et l’expression de défi arborée par Harriet montrait qu’elle-même ne l’ignorait pas. Il passa une demi-douzaine de remarques cassantes en revue, puis y renonça d’un bloc, incapable de déterminer lesquelles découlaient d’une inquiétude légitime et lesquelles provenaient de son ego de mâle meurtri. « Eh bien, fit-il en pardalien, on dirait que vous avez quelque chose à me dire. — Seigneur Tamman, répondit Stomald avant que la jeune fille ne réagisse, dame Harriet m’a tout raconté la nuit passée. » Son interlocuteur le contempla en silence, et l’ecclésiastique ne baissa pas les yeux. « Je n’ai rien dit à personne et ne compte pas le faire tant que le cercle des dignitaires n’aura pas été défait et que vos compagnons et vous-même n’aurez pas accédé à cet… ordinateur. » Il peina à formuler le terme inhabituel, et les épaules de Tamman se décontractèrent. Plus que tout, il avait craint que le clerc ne fasse preuve d’une intégrité absolue, car s’il avait considéré les agissements de l’équipage impérial comme une profanation de sa religion, les résultats auraient été désastreux. « Je vois. Puis-je vous demander pourquoi, père Stomald ? — Parce que dame Sandy avait raison. Nous sommes pris dans un conflit et, s’il est vrai que je me suis trompé sur le compte des deux dames – qui ne sont pas des anges –, les prélats de la cité se fourvoient encore plus dans leurs croyances. Nous aurons le temps de régler ces problèmes dès que la garde ne cherchera plus à nous tuer, mon seigneur. » Stomald lança un sourire ironique à Tamman, qui lui rendit la pareille en se demandant si lui-même aurait pris la désagrégation systématique de sa vision du monde avec autant de calme. Sans doute pas ! « J’ajoute, mon seigneur, poursuivit le pasteur d’une voix plus hésitante, que dame Harriet m’a parlé de sa relation avec vous. » Tamman se raidit. La morale pardalienne se révélait plus flexible qu’il ne l’aurait cru : sur cette planète, le sexe avant le mariage ne constituait pas un péché mortel, mais l’Église ne voyait pas ça d’un très bon œil, et pourtant le ton de Stomald était celui d’un jeune homme certes prudent, mais en tout cas pas celui d’un prêtre furieux. « Oui ? repartit le fusilier comme pour alimenter une conversation anodine. — Mon seigneur. » Il affronta son regard. « J’aime dame Harriet de tout mon cœur. Je ne prétends pas l’égaler ni être digne d’elle. » La princesse émit un son de désapprobation, mais il l’ignora et maintint ses yeux plongés dans ceux de Tamman. « Toutefois, je l’aime, et elle me rend la pareille. Je… ne voudrais pas que vous vous sentiez trahi par l’un ou l’autre de nous deux, ni que vous croyiez que nous avons cherché à vous tromper. » Tamman scruta le religieux pendant d’interminables secondes, en lutte avec ses émotions. Bon Dieu ! il s’y était attendu, et Harriet avait été son amie bien longtemps avant de devenir son amante ! Ils savaient tous deux que seule l’intimité forcée du vaisseau de sauvetage les avait rapprochés de cette façon, et il n’avait jamais ignoré que cela prendrait fin un jour ou l’autre. Néanmoins, l’espace d’un instant, il éprouva une terrible et lancinante jalousie envers Sean et Sandy. Puis il se secoua et inspira profondément. « Je vois », répéta-t-il avant de tendre sa main, que Stomald serra après une brève hésitation. « Je n’irai pas jusqu’à dire que cela renforce mon image de moi, Stomald, mais Harriet n’appartient qu’à elle-même. Et bien qu’il m’en coûte de l’admettre, vous êtes un homme de bien. » Le clerc se permit un sourire timide, et Tamman gloussa. « De toute façon, je ne peux pas dire que cela me prend de court, poursuivit-il avec plus d’entrain : elle ne pouvait bien sûr pas vous confesser ses sentiments, mais vous auriez dû l’entendre nous parler de vous… ! — Tamman ! protesta Harriet avec un petit rire, et son compagnon rougit copieusement avant de l’imiter. — Elle vous observe depuis des semaines comme un kinokha sur les traces d’un shemaq », continua le fusilier avec malice. Cette fois, il constata que le rose monta aux joues de ses deux vis-à-vis, et s’étonna lui-même de ressentir un plaisir dénué de toute amertume à taquiner son amie. « Prends garde à toi, Tamman ! » Elle secoua le poing dans sa direction, et il s’esclaffa. Elle baissa sa main, s’approcha de lui et le serra fort dans ses bras. « Mais toi aussi, tu es un homme de bien, lui murmura-t-elle à l’oreille. — Bien entendu. » À son tour, il passa le bras autour des épaules de la jeune fille puis regarda à nouveau le vicaire. « Je sais que c’est inutile, mais vous avez ma bénédiction, Stomald. Et si vous avez besoin d’un garçon d’honneur… — Je… bafouilla l’intéressé, puis il s’arrêta, encore plus cramoisi que tout à l’heure, et dévisagea Harriet d’un air implorant. — Tu précipites un peu les choses, Tamman, répondit-elle, mais si nous sortons de cette affaire en un morceau et que je peux le ramener à la maison pour le présenter à mes parents, je retiendrai ta proposition. » « Merde ! » Les officiers de Sean ne comprenaient pas l’anglais, mais le ton de colère du capitaine général n’échappa à personne. Ils étaient empêtrés dans la boue : l’eau glaciale arrivait aux cuisses du commandant et presque à la taille des Pardaliens. La pluie avait cessé, mais l’air était chargé d’une humidité à peine tolérable, et des nuées d’insectes semblables à des moucherons bourdonnaient à leurs oreilles. La colonne s’étirait derrière eux, car le champion menait désormais la marche – avec ses neurosenseurs, il se trouvait beaucoup plus à même que les autres de choisir un chemin à travers les marais… sauf qu’il n’y avait pas de chemin, pesta-t-il intérieurement. Il inspira, se força à se calmer avant d’ouvrir la bouche à nouveau puis se retourna vers ses subalternes. « Il nous faut rebrousser chemin, dit-il avec détermination. La couche d’eau est encore plus profonde en aval de notre route, et j’ai détecté des sables mouvants vers la droite. Nous devons traverser plus au nord. » Tibold garda le silence, mais sa bouche se contracta. Sean comprit sa réaction. Conformément au plan original, la tête du bataillon aurait dû passer le marécage en dix à douze heures, or ils s’y trouvaient embourbés depuis plus de vingt heures. La tâche, qui à défaut d’agréable paraissait simple sur la carte, s’était transformée en véritable corvée. Et c’était de sa faute : fort des meilleurs équipements de reconnaissance de la planète, il aurait dû explorer leur itinéraire avec plus de minutie. Une telle précaution lui aurait permis de déceler les sources souterraines tapies au pied du versant nord de la vallée. En outre, la partie la plus étroite du marais constituait aussi l’une des plus difficiles à franchir, et sa stupide négligence avait entraîné l’ensemble de ses troupes en plein dedans. — Bon, déclara-t-il enfin. Nous ne parviendrons nulle part en restant ici à regarder la boue. » Il réfléchit un instant, activa la carte stockée pendant le trajet dans ses ordinateurs intégrés, puis hocha vivement la tête. « Vous rappelez-vous l’endroit où nous nous sommes arrêtés pour déjeuner ? demanda-t-il à Tibold. — Oui, mon seigneur. — Très bien. Une langue de terre plus solide avançait en direction du nord-est à partir de cette position. S’il existe un passage quelque part au milieu de cette fange, c’est sûrement par là que nous allons le trouver. Faites faire demi-tour aux hommes et emmenez-les jusque là-bas. Pendant ce temps, je vais voir si dame Sandy peut trouver une meilleure trajectoire que celle que j’ai choisie. — À vos ordres, mon seigneur. » Le capitaine pivota et remonta la colonne immobile tandis que le général activait sa com. « Sandy ? — Oui, Sean ? » Elle tentait de dissimuler son anxiété, songea-t-il avant de poursuivre sur un ton plus léger. « Nous allons devoir faire marche arrière. — Je sais. Un de mes drones était enclenché. — Dans ce cas, tu connais notre destination. J’aurais dû te demander de vérifier notre route depuis longtemps. Je suis un imbécile. » Il soupira. « Déploie tes senseurs pour voir si tu peux nous trouver une issue de secours. — J’y travaille déjà, mais… je ne crois pas qu’il existe une voie rapide. — C’est-à-dire ? — À ce que je vois, il faut compter encore au moins une journée et demie de trajet, répondit-elle d’une voix ténue rare chez elle. — Génial. Vraiment génial ! » Il la sentit tressaillir et secoua la tête aussitôt, conscient qu’elle l’observait à travers ses appareils téléguidés. « Désolé, s’excusa-t-il. Je ne suis pas fâché contre toi, mais contre moi-même. De telles erreurs ne devraient jamais se produire. — Personne d’autre n’y a pensé non plus, Sean, lui rappela-t-elle pour prendre sa défense, mais il ronchonna. — Maigre consolation. Mais j’imagine que rester ici à jurer et à me plaindre ne me rassurera pas davantage. Essayons de réparer les pots cassés… avec les moyens du bord ! Il se tourna et s’engagea sur les traces de Tibold. Les nuées de moucherons continuaient de le tourmenter. Même l’estimation de Sandy s’avéra optimiste. La manœuvre que Sean et Tibold avaient prévu d’effectuer en douze heures consuma plus de trois journées pardaliennes de vingt-neuf heures. Ce fut un détachement de fantassins épuisés, trempés et couverts de boue qui quitta finalement les marécages à proprement parler pour s’engager sur le terrain plus « dur » situé au sud. Heureusement, Tibold lui avait déconseillé toute tentative d’acheminer des batteries d’artillerie à travers cette gadoue, songea le prince avec lassitude. Leurs cinq cents dragons avaient perdu un quart de leurs branahlks, et Dieu seul savait ce qui serait advenu de nioharqs. À choisir, il affronterait plutôt les Alpes – ou n’importe quel autre obstacle, d’ailleurs – à dos d’éléphant en compagnie d’Hannibal plutôt que de se frotter de nouveau à un marécage pardalien. Étant donné les circonstances, il avait assoupli la règle « non aux miracles » : Sandy et Harriet avaient amené des vivres frais à bord de navettes. Les appareils de transport téléguidés les avaient empilés à l’endroit d’arrivée de sa colonne, et ses hommes avaient lâché quelques hourras fatigués à la vue du réjouissant spectacle. Il y avait même un peu de bois à brûler, et les cuistots de la compagnie avaient aussitôt mis la main à la pâte. « Sean ? Il se retourna et un sourire fendit son visage barbouillé de saleté tandis que Sandy apparaissait dans l’obscurité naissante. Ses officiers et soldats l’aperçurent aussi. Elle les salua d’un geste de la main, et ils répondirent par un doux murmure de gratitude sans paroles. Elle leur fit signe de décamper, le doigt pointé sur les rations de nourriture. Les soldats sourirent puis retournèrent à leurs affaires. La jeune fille s’approcha de Sean. Contrairement à son géant d’amant, sa tenue était immaculée. Ses bottes elles-mêmes n’étaient pas souillées, et il secoua la tête. « À quoi reconnaît-on un ange à la lisière d’un marais pardalien ? laissa-t-il tomber. C’est la seule qui n’est pas couverte de crotte ! — Très drôle. » Ses traits se détendirent, mais ses yeux exprimaient l’inquiétude, et il haussa un sourcil. « Les renforts de la garde se sont mis en route un jour plus tôt qu’Ortak ne l’espérait, dit-elle à mi-voix en anglais, et ils avancent plus vite que dans nos prévisions. Ils atteindront Malz dans quatre ou cinq jours. — Quoi ? » Il la dévisagea et serra les dents. Puis, au bout d’un moment : « Pourquoi diable ne pas m’en avoir parlé avant ? — J’ai jugé inutile de t’alarmer alors que tu te débattais au milieu de la gadoue, répondit-elle d’un air plus acerbe. Vous vous déplaciez déjà aussi vite que possible… Tu n’aurais rien pu faire à part te tracasser davantage. — Mais… » commença-t-il d’un ton tranchant, puis il s’obligea à s’arrêter. Les arguments de Sandy, justifiés dans une certaine mesure, n’étaient pas pour autant recevables. Il poursuivit en contrôlant l’inflexion de sa voix avec le plus grand soin. — Sandy, je te prie de ne plus jamais me cacher quoi que ce soit, d’accord ? Je n’aurais sans doute rien pu faire, mais, aussi longtemps que je suis aux commandes, j’ai besoin de toutes les informations disponibles dès qu’elles arrivent. C’est bien compris ? » Il soutint son regard, la mine sévère. Les narines de la jeune fille se dilatèrent sous l’effet de la colère, mais elle se mordit la lèvre et acquiesça. « C’est bien compris, dit-elle tout bas. Je voulais juste… (elle examina ses doigts et soupira) t’éviter trop de tracas. — Je sais. » Il lui saisit la main et la serra avec fermeté jusqu’à ce qu’elle lève les yeux. « Je sais, répéta-t-il, plus délicat. Mais le moment est mal choisi pour ce genre de sollicitude. Tu comprends ? — Je comprends. » Ses yeux bruns miroitèrent. « Si tu tiens vraiment à tout savoir, je devrais peut-être te mettre au courant des récentes initiatives d’Harriet. — Des initiatives ? » Il la contempla d’un air inquisiteur puis leva la tête à l’appel de Tibold. L’ex-capitaine de la garde montrait du doigt le repas, et Sean fit signe aux autres de commencer sans lui avant de reporter son attention sur Sandy. « Qu’a-t-elle manigancé, cette fois, ma petite furie de jumelle ? demanda-t-il d’une voix délibérément sinistre. — Tout s’est bien terminé, mais elle a décidé de dévoiler la vérité à Stomald. — Seigneur ! Il suffit que je tourne le dos un instant pour que vous perdiez la boule ! — Euh… je te rappelle que c’est toi le cinglé qui barbote dans la boue ! » Elle éclata de rire. Il grimaça, puis son visage se décrispa un peu. « En outre, Harriet avait une excuse : elle est amoureuse. — Tu crois que je ne m’en étais pas rendu compte ? Cela fait des semaines ! Comment Tamman a-t-il réagi ? — Assez bien, en fait, résuma-t-elle avec malice. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il a complètement récupéré, mais j’ai surpris quelques-unes des filles malagoriennes en train de soupirer et de s’exclamer devant la beauté du “seigneur Tamman”. — Beau, lui ? » Le jeune MacIntyre secoua la tête et gloussa. « Remarque, il l’est sans doute comparé à moi. Et, donc, tu penses qu’il… encourage leur enthousiasme ? — Disons qu’il ne le décourage pas, lâcha-t-elle, tout sourire. — Dans ce cas, j’ai une foule de ragots à rattraper. Que dirais-tu de me les divulguer avant que j’aille prendre mon dîner ? — Pourquoi ? Je peux très bien te les divulguer pendant que tu manges : personne ici ne comprend l’anglais. — Peut-être. » Il choisit un endroit aussi sec que possible, y étala son poncho de style malagorien et l’engagea à s’y asseoir. « Le problème, ma chère, c’est que j’ai de la peine à mastiquer quand je rigole. Maintenant, je t’écoute. » CHAPITRE TRENTE-DEUX « Parfait. Chacun a-t-il bien compris ses ordres ? » Sean balaya le cercle de visages sous la clarté de la fin d’après-midi. De longues semaines durant, Tibold et lui avaient répété à leurs officiers de poser des questions dès que quelque chose leur paraissait confus. L’un après l’autre, les capitaines acquiescèrent avec pondération. « Bien ! » Il replia la carte d’un geste délibérément brusque, puis pivota vers le nord-est, en direction de l’écran de dragons déployés en travers de sa ligne de progression. Au-delà, il distinguait un village qui aurait dû être tout à fait évacué… mais ne l’avait pas été. Sandy l’avait prévenu que des paysans occupaient encore la zone, et son avertissement était arrivé à temps – du moins il l’espérait. Il y avait envoyé des colonnes de dragons, qui avaient avancé sur les flancs avant de se replier à partir de l’est. A priori, ils avaient attrapé l’ensemble des villageois avant que l’un d’entre eux ne s’enfuie en direction de Malz. Plus de huit jours s’étaient écoulés depuis qu’il avait mis le cap sur Érastor. Selon ses estimations originales, il aurait déjà dû se trouver à distance de frappe de l’arrière-garde d’Ortak ; dans les faits, il marchait encore au sud du Mortan, le temps se gâtait à nouveau et, selon toute probabilité, la tête des renforts de la garde atteindrait la fourche de Malz dans quatre jours. Son délai d’intervention s’était resserré au plus haut point et, si l’un des habitants du coin avait quand même réussi à s’échapper pour aller colporter la nouvelle de sa présence, les soucis ne faisaient que commencer. Bien sûr, les espions électroniques de Sandy l’alerteraient si l’ennemi prenait conscience de sa manœuvre. Mais cette information ne l’aiderait malheureusement pas beaucoup si cette prise de conscience survenait après qu’il eut passé le fleuve : dès lors, il serait coincé entre Ortak et la colonne de soutien du haut capitaine Terrahk. Il se secoua pour chasser l’inquiétude de son esprit et hocha la tête à l’adresse de ses officiers. « Alors nous pouvons démarrer l’opération », lâcha-t-il, et ils cognèrent sur leurs plastrons en guise de salut puis s’éloignèrent à toute vitesse. Étant donné les rigueurs inattendues de la traversée des marais, songea Sean, les hommes affichaient une forme étonnante. Ils étaient peut-être fatigués, mais certainement pas épuisés, et leur moral s’avérait meilleur qu’il ne l’avait espéré. La petite expédition dans les marécages les avait exaspérés, mais, malgré le retard, leur confiance demeurait entière. Un facteur décisif, car il leur faudrait encore parcourir dix kilomètres aujourd’hui. Sans compter que Malz se trouvait sur la chaîne de sémaphores qui reliait Érastor à l’est… Chaque station de signalisation était une haute structure en forme de beffroi qui permettait à son personnel de voir à des kilomètres de distance dans chaque direction et en faisait ainsi une tour de surveillance. La continuité devrait donc être interrompue durant la nuit, avant qu’un message de mise en garde ne parte vers l’ouest ou vers l’est. Cette donnée définissait non seulement le moment où Sean devrait gagner la ville et en prendre le contrôle, mais aussi celui où ses troupes pourraient franchir le cours d’eau pour atteindre la grande route reliant Baricon à Érastor. Il demanda qu’on lui amène son branahlk et retourna au trot vers la colonne de fantassins. Au fond de lui, il aurait voulu partir avec les dragons, mais la vedette camouflée de Sandy se maintenait au-dessus d’eux : elle lui signalerait le moindre problème. De plus, il se devait de rester avec le gros de son armée, prêt à répondre à un avertissement de la part de sa compagne. Il se retourna sur la selle pour regarder le capitaine Juahl s’éloigner vers l’est à la tête de ses cavaliers. C’était un homme de valeur, se dit-il. Et il avait compris le plan. Sean espérait seulement que ces deux qualités suffiraient à leur valoir le succès. Il le fallait. Il était presque minuit – heure locale – quand les régiments de tête de Sean parvinrent à destination. Des feux s’élevaient autour du bourg et des détachements de cavaliers encerclaient ses murailles insignifiantes. La ville n’était guère étendue – elle n’abritait pas plus de huit mille habitants en temps normal, et sa population avait diminué de façon drastique à l’occasion du passage de l’armée sainte en route pour Yorville –, mais assez d’hommes et de femmes occupaient ses murs pour tenir tête à des dragons. Pire encore, elle abritait une nuée de messagers potentiels susceptibles d’informer Ortak des événements. Voilà pourquoi Sean avait tenu à ces feux et à ces sentinelles. Un coursier monté s’approcha de lui et le salua. « Le capitaine Juahl m’envoie au rapport, seigneur Sean, expliqua le jeune officier fourbu. Nous ne nous sommes pas encore emparés du beffroi de Malz – les portes de la ville sont fermées et nous échouons à les forcer –, mais mon supérieur et le sous-capitaine Hahna ont pris possession des gués ainsi que des deux tours situées entre ici et la fourche. La compagnie de Hahna s’est postée un peu à l’est du croisement, et les deux sémaphores sont intacts. Le capitaine Juahl me charge de vous communiquer que nos hommes sont prêts à expédier des messages dans les deux directions, mon seigneur. — Excellent ! » Le prince congratula le messager d’une tape sur l’épaule, et l’homme sourit à pleines dents. « Retournez-vous vers votre compagnie à présent ? — Oui, mon seigneur ! — Dans ce cas, dites à Juahl que ses nouvelles me ravissent. Demandez-lui aussi de remercier l’ensemble de ses officiers et de ses soldats pour moi, et précisez que j’enverrai le soutien de l’infanterie dès que je le pourrai. — À vos ordres, mon seigneur ! » Le cavalier le salua à nouveau et disparut dans la pénombre. Sean se tourna vers Tibold. « Dieu merci, ils ont réussi ! » dit-il à mi-voix, et le vétéran acquiesça d’un signe de tête. La plupart de ceux qui géraient la tranche malagorienne de la chaîne de communication du Temple avaient fui devant l’avancée des hérétiques, mais bon nombre d’entre eux avaient rejoint leurs rangs – assez en tout cas pour fournir à l’impérial le personnel nécessaire au bon fonctionnement des tours dont il avait espéré se rendre maître. Désormais il contrôlait le courrier du haut capitaine Ortak… et, par la même occasion, les informations qui partaient vers l’est en direction des renforts entrants. « Je vous veux à mes côtés pour m’aider à mener les négociations avec les Malziens, poursuivit-il après un moment, un doigt tendu vers les portes fermées du bourg. Jusqu’ici, nous avons évité le massacre, et je préférerais que la situation ne bascule pas en raison d’une simple erreur de la part d’un de nos hommes. » Il tira sur son nez. « Envoyons la brigade de Folmak à Juahl : il possède assez de sang-froid pour parer à toute menace inattendue. Assurez-vous qu’il reçoive une copie de tous nos messages et annoncez-lui que je le rejoindrai en personne dès que possible. — Tout de suite, seigneur Sean. » Tibold fit pivoter son branahlk et s’en alla avec une vivacité dont l’héritier savait qu’elle était feinte. Le long trajet de la journée s’était révélé plus ardu encore que l’itinéraire dans les marécages, et Tibold avait passé une bonne partie de son temps à marcher aux côtés de chacun des régiments. Il vantait les vertus d’une telle attitude sur le moral des troupes, et le jeune MacIntyre le croyait sur parole. Cela signifiait entre autres que le « seigneur Sean » devait lui aussi se joindre aux soldats durant la progression, mais il était de trente-cinq ans le cadet de l’ex-capitaine de la garde – sans compter sa bioaugmentation. De toute la colonne, c’était sans doute le champion des anges qui tenait la meilleure forme physique, or même lui ne rêvait que de dormir une semaine entière ! Eh bien, si Tibold pouvait donner une impression de fraîcheur et d’énergie, lui aussi. Et c’était certainement ce qu’il avait de mieux à faire ! Il sourit, descendit de sa monture et tendit les rênes à l’un de ses aides de camp. Un sentiment de pitié le gagna tandis qu’il s’approchait de l’entrée condamnée de la ville : les pauvres citadins devaient savoir qu’il disposait des moyens de brûler leur bourg et, vu la propagande du cercle des dignitaires, c’était sans doute ce qu’ils attendaient de lui. Il roussirait leurs enfants pour mieux les dévorer ! Convaincre ces malheureux de lui ouvrir n’allait pas être facile, mais il fallait qu’il y arrive avant que quelqu’un ne commette une bourde. À eux trois, Stomald et les « anges » — assistés du très sévère règlement de campagne établi par un certain seigneur capitaine général Sean – avaient créé une armée au comportement exemplaire. S’ajoutait à cela une autre raison de bien se conduire : le fait que les montagnards se considéraient comme une force d’élite et qu’ils croyaient avec une foi aveugle en leur capacité à terrasser – d’ici quelques jours – des adversaires beaucoup plus nombreux qu’eux contribuait à donner à l’armée des anges une certaine image d’elle-même qu’il s’agissait bien sûr de préserver. Toutefois, Sean n’ignorait pas qu’en grande partie la « modération » de ses hommes découlait de l’incapacité de l’adversaire à pénétrer dans la province renégate. La division malagorienne de la garde avait certes brûlé son lot de villages sur le chemin de Cragsend – juste avant son assaut manqué –, mais la moitié de ceux qui avaient participé à cette opération faisaient désormais partie de la structure militaire de Sean, au sein de laquelle ils jouissaient d’un statut honorable à force de tout entreprendre en vue de se racheter. La bataille de Yorville et la prise de la trouée du Thirgan avaient empêché les autres atrocités qu’engendraient d’ordinaire les guerres de religion, et les soldats de Sean n’éprouvaient donc pas un désir particulier de vengeance. Le prince comptait que cela dure, mais une poignée de citadins paniqués désireux de « résister à l’hérésie » ou tout simplement convaincus de défendre leurs familles pourraient très bien provoquer une escarmouche susceptible de dégénérer en hécatombe. Un tel malheur ne se produirait pas, se dit-il avec fermeté. Il possédait le bagout nécessaire, et Tibold le conseillerait : ensemble, ils convaincraient les habitants d’ouvrir les portes sans avoir à tirer un coup de feu. Il s’arrêta hors de portée des fusils à canon lisse pour attendre le vétéran, puis se mit à réfléchir au moyen de parvenir à ses fins. « Ils ont pris le contrôle de Malz, sans perte aucune d’un côté ni de l’autre ! » s’exclama Harriet en entrant dans la tente de commandement. Son visage affichait un soulagement si évident que Tamman renonça à observer que beaucoup d’hommes tomberaient à Érastor d’ici quelques jours. La princesse ressemblait trop à son père et – abstraction faite de l’apparence – pas assez à sa mère, songea le jeune homme avec tristesse. « Excellente nouvelle ! » déclara Stomald, et le fusilier hocha le menton. C’était certes réjouissant, pensa-t-il : au moins Sean avait enfin quitté ces satanés marécages ! Personne ne s’était attendu à ce qu’il perde autant de temps à les franchir, et l’opération accusait désormais un retard considérable, mais, selon toute apparence, la manœuvre allait réussir malgré tout… à condition que le temps se maintienne. « Comment se présente la situation au niveau des gués ? » demanda Tamman. Aussitôt la question posée, il se déplaça en direction de la carte et réprima un sourire alors qu’Harriet se faufilait derrière le pasteur et qu’ils passaient un bras l’un autour de l’autre. Jusqu’ici, ils avaient veillé à ne pas se conduire ainsi devant quiconque à l’exception de Sandy et de lui-même. Il ne tenait pas à connaître la réaction des troupes s’ils se laissaient aller en public par inadvertance, mais la tendresse partagée que dévoilait leur regard n’en demeurait pas moins touchante. « Hein ? » Elle leva les yeux puis secoua la tête. « Excuse-moi, Tam. Sean dit que le passage est plus profond que prévu, mais que la traversée est jouable si les hommes l’entreprennent à pas mesurés. Les dragons y sont parvenus sans y laisser de plumes, et les ouvriers installent en ce moment des cordes de guidage pour le reste de la colonne. Tibold estime qu’il faudra environ cinq heures pour faire passer tout le monde. En attendant, Sean compte dépêcher la brigade de Folmak jusqu’au croisement dès cette nuit – enfin, dès ce matin, pour être plus précise. — Nous avons donc interrompu la chaîne des sémaphores, et on dirait bien que personne ne s’en est aperçu », commenta Tamman. Il tira sur sa lèvre inférieure, le regard perdu dans le plan. « Sandy et Brashan (la princesse dévisagea Stomald) surveillent Érastor via leurs drones et gardent aussi l’œil sur les troupes de secours. Jusqu’à maintenant, nul ne se doute – à l’est comme à l’ouest – de notre présence. — Ouais, lâcha l’impérial avec un haussement d’épaules. Je sais que nous les tenons, mais je ne serai pas rassuré tant que les deux pans de notre armée ne se seront pas retrouvés. » Il s’abîma encore un instant dans la contemplation des tracés puis se redressa. « Je vais parler avec Ithun : si les forces d’Ortak connaissent des difficultés, celui-ci viendra chercher du renfort de ce côté-ci de sa position… et, en définitive, ce serait peut-être une bonne occasion de glisser une colonne d’assaut à travers le front ennemi. — Surtout, n’entreprends rien sans en avoir parlé à Sean ! — Ne t’en fais pas, je ne commettrai pas d’imprudence, dit Tamman avec un sourire, mais Tibold a fini par déteindre sur ton frère et moi : comme il dit toujours, “les actions improvisées réussissent mieux lorsqu’elles ont été planifiées bien à l’avance” ! — Il était temps que vous le compreniez ! lâcha Harriet, et l’expression de son ami s’épanouit davantage. — Nous mûrissons, vois-tu… » Il parlait d’un air docte. « Pour changer de sujet, soyez sans crainte : je ferai en sorte que personne ne vienne vous déranger pendant que vous “tenez séance” », ajouta-t-il sur un ton malicieux en ouvrant le rabat de la tente. Sean leva les yeux lorsque Tibold s’approcha de la tour de communication au dos de sa monture. Le vieil homme venait de dormir trois bonnes heures, et il était incroyable de constater à quel point ce somme l’avait requinqué. Ses jambes étaient trempées jusqu’à la taille suite à la traversée du Morton, mais il affichait une mine joyeuse lorsqu’il salua son commandant. « Notre arrière-garde devrait être en train de franchir le cours d’eau en ce moment même, seigneur Sean. La brigade de tête arrivera au plus tard dans une heure. — Les bannières sont-elles prêtes ? — Oui, mon seigneur. » L’ex-capitaine de la garde sourit. Il approuvait sans réserve la suggestion de Sandy. Ils avaient réquisitionné bien assez d’étendards de la garde à Yorville pour en distribuer une bonne quantité à leurs soldats. Sean avait déjà envoyé un message à Ortak, « de la part du haut capitaine Terrahk », pour lui notifier que les renforts avançaient plus vite que prévu. Avec les drapeaux en guise de couverture et le personnel des sémaphores qui s’attendait à voir se profiler les secours militaires, les vigiles des beffrois situés à l’ouest de Malz les prendraient pour les troupes tant attendues par Ortak – et ils ne manqueraient pas de signaler leur arrivée à ce dernier. Le champion fit un signe de tête à Tibold et reporta son attention sur l’homme qui commanderait la garnison du sémaphore qui s’élevait à côté d’eux. « Gardez l’œil bien ouvert, Yuthan », laissa tomber le commandant – au moins pour la sixième fois, estima-t-il, mais le Malagorien acquiesça sans faire de manières. « Votre travail est important, mais pas assez pour risquer de vous retrouver isolés. Si Terrahk pointe le bout de son nez, brûlez la tour et prenez le large. — Bien compris, seigneur Sean. Ne vous en faites pas : aucun d’entre nous ne tient à périr, mais nous les maintiendrons en confiance jusqu’à notre départ. — Vous êtes un bon élément, Yuthan. » Il lui serra l’épaule, grimpa sur son destrier puis lança à Tibold : « Par pure précaution, j’ai détaché un des régiments de Folmak ainsi qu’une compagnie de dragons de Juahl un peu plus loin vers l’ouest. » Il poussa son branahlk au trot. « Ils ont reçu l’ordre de rester hors de vue de la prochaine tour, mais ils jouent un rôle important en dégageant la voie pour le reste de nos forces. Ils ont déjà intercepté et ramené environ trente personnes. — Autant que ça ? demanda Tibold d’un air surpris. Je n’aurais pas pensé qu’Ortak permettrait qu’on quitte Érastor si facilement. — La plupart de ces gens tentent de s’en éloigner le plus possible, et je doute que notre ami soit au courant de leurs mouvements : deux tiers d’entre eux sont des déserteurs. — Il y en a toujours, déclara le vétéran avec une moue. — J’imagine que la tentation devient d’autant plus grande quand on croit avoir affaire à des démons. Mais attention : ils caressent peut-être le projet de nous fausser compagnie, de retourner en vitesse à leur campement afin de prévenir leur haut capitaine de notre arrivée, puis de le convaincre de les épargner pour le service rendu. Dès que le gros de nos troupes sera arrivé ici, envoyez les prisonniers à Malz et assurez-vous qu’ils y restent jusqu’au retrait de Yuthan et de ses gars. Après cela, ils seront libres de faire ce que bon leur semblera. — Je n’envie pas leur sort, lâcha Tibold malgré lui : avec Terrahk qui approche à grands pas, leur seul espoir sera de fuir en direction des collines avant qu’il ne leur mette le grappin dessus. — C’est leur problème, grogna Sean. Le mien, c’est de garantir qu’il ne nous attrape pas. » Ortak parcourut à nouveau le message avec un grand soulagement. Terrahk battait tous les records de vitesse pour le trajet de Kelthar – la capitale du Keldark – à Malz : il venait d’arriver à destination ! Il avait encore gagné trois jours d’avance sur la durée estimée de sa marche, et le haut capitaine se demandait comment il avait réussi ce tour de force. Mais il ne s’en plaignait pas : avec ces cinquante mille hommes bien armés et en bonne condition physique – avec un peu de chance – comme soutien, Érastor se transformerait en bastion imprenable. Mieux encore : comme Terrahk était d’un grade supérieur, il pourrait se décharger de ses responsabilités sur lui. Ortak se rendit compte avec une pointe de culpabilité que c’était là son vœu le plus cher. « Un nouveau message, mon commandant ? » demanda son aide de camp. Ortak se laissa retomber contre le dossier de sa chaise et secoua la tête. « Non. À l’évidence, ils se déplacent déjà aussi vite que possible. Ne les laissons pas croire que nous sommes à ce point désespérés. — Tout à fait d’accord », dit le jeune homme avec un sourire. Ortak lui fit signe de sortir et se pencha à nouveau sur sa paperasse. Encore trois jours. Encore trois petites journées d’immobilité pour les hérétiques et ils auraient à tout jamais perdu leur meilleure chance de quitter le territoire malagorien. Malgré les nombreux handicaps techniques que Pardal s’était elle-même infligés, c’était un monde ancien et – constatation surprenante – très sophistiqué, songea Sean. Son réseau routier reflétait ces qualités. Il s’était demandé, la première fois qu’ils avaient repéré le Temple depuis l’orbite de la planète, comment une société préindustrielle pouvait transporter assez de vivres pour alimenter une ville de cette taille – et cela malgré son dédale de canaux. Mais c’était avant de connaître l’existence des nioharqs et de ces remarquables axes de communication. Au cours des millénaires, les autochtones avaient développé le corps de métier du bâtiment, dont la plupart passaient leur carrière entière à bâtir des temples ou des routes. Ils étaient impressionnants : même ici, au cœur des montagnes, la voie continentale mesurait plus de vingt mètres de large, et la régularité de son tapis pavé rivalisait avec n’importe quelle voie express de la Terre pré impériale. Il s’arrêta et regarda passer ses hommes. Tout comme l’Empire romain, les États pardaliens s’appuyaient sur l’infanterie, et l’excellence de leurs routes répondait elle aussi à un besoin de déplacer les troupes rapidement. Bien entendu, à bien y réfléchir, les mêmes raisons avaient présidé à l’élaboration de l’Autobahn allemande et du système de highways reliant les États américains, non ? Certaines données restaient les mêmes partout. Mais quel qu’ait été le raisonnement des ingénieurs indigènes, Sean leur témoignait une profonde reconnaissance pour avoir construit cette merveille. Après leur marche cauchemardesque à travers les marais, les soldats avançaient avec volonté, soulagés d’avoir quitté la gadoue. Aujourd’hui, ils avaient parcouru plus de trente kilomètres en dépit des heures passées à franchir les gués de Malz. En outre, ils s’étaient emparés de trois autres tours de liaison sans alerter l’ennemi. Le prince était surpris de la facilité avec laquelle ils avaient effectué cette partie du travail. Juahl avait mis au point un stratagème qui semblait fonctionner à la perfection : il détachait un officier et deux douzaines de ses hommes vers l’avant de la colonne principale, tous vêtus d’uniformes de la garde récupérés suite aux combats, et le petit commando se dirigeait tout droit vers le beffroi puis demandait au responsable du site de rassembler ses troupes. Le personnel des sémaphores appartenait au service civil, pas à l’armée : aucun de ses membres n’aurait osé contester la requête d’un groupe de dragons de la garde. Dès que les Malagoriens les avaient amenés en terrain ouvert, les vigiles se voyaient soudain confrontés à un alignement de joharns rayés pointés sur eux à bout portant. Vu que les bras de signalisation étaient contrôlés depuis le sol, peu importait que les guetteurs postés sur la plateforme de la structure prennent conscience de ce qui se tramait en bas, car ils se trouvaient dans l’incapacité d’en informer quiconque. Et, jusqu’ici, aucun factionnaire n’avait rechigné à descendre de son promontoire lorsque les hommes de Juahl l’avaient sommé de le faire. Entre-temps, ni Ortak ni Terrahk ne semblaient soupçonner qu’un corps d’armée ennemi s’était faufilé entre eux. Les tours contrôlées par Sean entretenaient l’habituel trafic de messages sans la moindre altération, mais il interceptait toutes les missives que chacun des deux officiers envoyait à l’autre. C’était encore plus délicieux que les informations fournies par les drones furtifs de Sandy et de Brashan : il lisait le courrier de ses adversaires puis dictait les réponses de son choix. Une ruse qui portait déjà ses fruits, car, selon les rapports de Sandy, le capitaine des renforts avait un tant soit peu réduit sa cadence effrénée grâce au ton de confiance accru que l’héritier avait donné aux dépêches d’Ortak. Et, bien entendu, ce dernier ne se doutait de rien. Il sourit d’un air caustique, mais son expression de satisfaction s’atténua dès qu’il leva la tête vers le ciel : à l’ouest, le soleil poursuivait sa descente régulière, et il faudrait bientôt s’arrêter pour dresser le campement, mais ce qui l’inquiétait, c’était l’humidité croissante. Un nouveau front approchait, or Brashan se débattait encore avec les schémas météorologiques de Pardal. Les montagnes rendaient les prévisions particulièrement ardues, mais le prince sentait que la masse d’air se déplaçait plus vite que prévu. Il leur resterait quand même assez de temps pour parvenir à leur but, se dit-il tandis qu’il éperonnait son branahlk pour le remettre en mouvement. Il avait juste besoin de deux jours de plus. Deux jours de vingt-neuf heures. « Encore deux jours », murmura Tamman. Il s’appuya contre le dossier d’une chaise à l’intérieur de sa tente, les yeux fermés pendant que ses neuroémetteurs se connectaient à l’Israël et aux drones de Sandy via la com de la vedette camouflée – figée en permanence au-dessus des spacieux quartiers de l’« ange Harriet ». Il se repassa à grande vitesse les données scannées de la journée et observa le spectacle en pensée : les soldats de Sean pressaient le pas sur la grand-route en direction d’Érastor. Grâce à leur rythme soutenu, ils devançaient toujours Terrahk de quatre bonnes journées, et le relâchement des forces de soutien permettrait de creuser encore un peu cet écart. Mais, le surlendemain, les troupes du haut capitaine atteindraient Malz et découvriraient ce qui s’y était vraiment passé. Ils n’auraient aucun moyen de prévenir Ortak, et le fusilier se demanda ce que Terrahk ferait. Continuerait-il sur sa lancée aussi rapidement que possible ? S’il connaissait les effectifs dont disposait Sean, le haut capitaine se croirait peut-être capable de le vaincre à découvert, mais il accuserait alors un trop grand retard pour le rattraper avant qu’il ne parvienne à destination, et il le saurait. Tout comme il saurait que, si le commandant des montagnards balayait la position d’Érastor, sa colonne de renforts se montrerait tout à fait inapte à affronter les deux cent mille hérétiques déchaînés que le Temple prêtait désormais à l’armée des anges. À ce stade, on ne pouvait que conjecturer, estima Tamman. Contrairement à Sean et à lui-même, Terrahk n’obtenait ses informations que par le biais d’éclaireurs montés et, comme les tours situées entre Malz et Érastor se trouvaient aux mains de l’ennemi, il ignorerait ce qui se passerait plus à l’ouest. Il imaginerait sans doute le scénario suivant : si son homologue devinait – d’une façon ou d’une autre – la menace qui pesait sur lui et parvenait à mettre sur pied une défense quelconque sur son front oriental, il aurait besoin de tout l’appui des régiments de renfort pour tenir le coup. Si en revanche Ortak avait déjà été terrassé, la seule chance de survie de ses troupes résiderait dans une fuite désespérée vers l’est. Étant donné les circonstances, Tamman estimait que Terrahk opterait pour un retrait. Cet abandon coûterait certes soixante-dix à quatre-vingt mille hommes à la garde, mais, s’il sacrifiait ses propres soldats, cela équivaudrait à une dépense inutile, car le Temple y perdrait sa dernière force de terrain. Quel dommage que Sean n’ait pu tendre une embuscade aux renforts avant de s’attaquer à Ortak ! Mais une telle opération serait trop dangereuse : la colonne malagorienne risquait de se retrouver coincée entre deux groupes d’adversaires et devrait combattre à moins d’un contre cinq. Avec assez d’espace pour manœuvrer et un stock de munitions illimité, la partie serait jouable ; mais, dans les faits, l’armée des anges serait coincée entre le Mortan et le versant nord de la vallée, munie des seules cartouches transportées par les troupes, et l’événement avait toutes les chances de rester dans les mémoires comme le « dernier combat de MacIntyre ». Non. L’idéal serait que Terrahk continue sa progression et arrive à Érastor quelques jours après leur victoire sur Ortak. S’ils réussissaient ensuite à rassembler leurs troupes, ils ne feraient qu’une bouchée du haut capitaine – à condition bien sûr de le rattraper. Dans le pire des cas, ils le talonneraient d’assez près pour éviter qu’il ne s’installe dans les positions aménagées autour de Baricon. Mais le commandant de l’armée d’appoint prévoirait cette éventualité, c’est pourquoi Tamman s’attendait à ce qu’il rebrousse chemin dès qu’il aurait évalué la situation. Il se redressa et ouvrit les paupières. Au-delà de la décision du militaire pardalien, se remémora-t-il, un fait demeurait certain : avant de fusionner à nouveau leurs deux armées, Sean et lui devaient prendre Érastor. Il se leva de sa chaise. Il y avait encore juste assez de lumière pour effectuer une dernière reconnaissance des lignes d’Ortak en compagnie d’Ithun : si d’aventure ils devaient pulvériser ces retranchements pour sauver la peau du prince, il voulait que l’ensemble de ses officiers connaissent à fond leur cible. La pluie ne cessait de tomber sur la vallée du Keldark, et le haut capitaine Ortak lança un regard furieux en direction des nuages. Le canyon était toujours sous l’averse, bien sûr : il constituait la seule vraie ouverture dans la chaîne du Shalokar, et un front humide en provenance de l’est se déversait régulièrement sur lui, en chemin vers le plateau du Malagor. Certains experts du Temple prétendaient qu’en s’élevant l’air se raréfiait, ce qui entraînait la chute des gouttes en raison de leur propre poids. Il ne comprenait pas tout à fait cette théorie mais, pour s’assurer de sa véracité, il lui suffisait de constater la pluie battante qui tombait à présent sur son campement et qui promettait de durer. Il lâcha un juron étouffé puis haussa les épaules. Ces précipitations jouaient en sa faveur, pas en celle des hérétiques. Ils avaient bien plus de mousquetaires que lui, et, si Dieu – dans sa miséricorde – consentait à tremper leur poudre, lui-même ne s’en plaindrait pas. Qu’ils viennent donc se frotter à lui uniquement armés de lames ! « Combien de temps cela va-t-il durer ? » demanda Sean d’un ton plaintif. Sandy et lui se tenaient à cinquante mètres du Malagorien le plus proche et s’entretenaient via leur com avec Brashan. « Encore deux jours au moins », répondit le Narhani avec pondération. Il était assis tout seul sur la passerelle de commandement du parasite, et son visage saurien au long museau arborait une expression grave. « Je suis désolé, Sean. Nous pensions que… — Ce n’est pas de ta faute, l’interrompit le prince. Tout le monde s’attendait à ces intempéries. Nous espérions juste qu’elles arriveraient plus tard. Et puis l’armée a perdu beaucoup de temps dans les marais : en temps normal, notre marge de manœuvre aurait été suffisante. — C’est vrai, mais cette averse ne nous prend pas seulement au dépourvu : elle s’annonce plus violente que prévu. » Le centaure semblait soucieux. Sean se trouvait à moins d’un jour de marche de son but, et la bruine actuelle se serait transformée en pluie torrentielle d’ici le soir. Mieux valait ne pas penser à l’effet d’une telle météo sur des fusils à silex. « Nous pourrions rester ici jusqu’à l’éclaircie, non ? demanda Sandy d’une voix anxieuse avant de lever les yeux sur son compagnon. — Ce n’est pas une bonne idée, soupira-t-il. Ortak attend les “renforts” à la tombée du jour. Si nous nous arrêtons d’un coup, il se demandera pourquoi et enverra quelqu’un aux nouvelles, et je vous laisse deviner le résultat d’une telle initiative. » Il haussa les épaules. « Mais tu ne peux pas le combattre sans les fusils ! protesta la jeune fille. Tu ne possèdes pas la moindre pique ! — En effet, mais nous disposons de l’effet de surprise. — L’effet de surprise ? As-tu perdu la tête ? Quatre-vingt mille hommes nous attendent là-bas, Sean ! Tu n’as aucune chance de t’emparer de leur position avant qu’ils ne se rendent compte de ce qui leur arrive ! — Peut-être, peut-être pas, insista Sean. N’oublie pas le facteur de confusion. La pluie diminuera la visibilité. Nous devrions être capables de beaucoup nous rapprocher avant qu’ils s’aperçoivent de notre vraie identité, et il est fort possible qu’ils paniquent en voyant que l’“armée de soutien” décide soudain de les attaquer. De plus, ils ne bénéficient pas du réseau de communication propre à toute armée moderne : ils vont éprouver bien des difficultés à s’organiser alors qu’ils ne comptent que sur des messagers pour transmettre leurs ordres. — Tu es fou ! Tamman, Harriet… dites-le-lui ! — Je pense que Sandy a raison, Sean, déclara Harriet d’un ton calme. C’est trop risqué. En outre, même si Terrahk apprend que nous avons décidé de rester immobiles quelques jours, il ne pourra rien entreprendre vu qu’il a déjà entamé son retrait en direction de Baricon. Attends la fin des intempéries. Ortak ne va pas disparaître, et peut-être consentira-t-il à rendre les armes quand il comprendra qu’il est bloqué entre Tam et toi. — Éventualité improbable, Harriet, lâcha le fusilier sans joie. Le haut capitaine n’est pas du genre à se rendre, sinon il n’aurait pas érigé ses fortifications à Érastor. — Que peut-il faire d’autre ? s’exclama la princesse avec virulence. — Il peut lancer un assaut sur nous, répondit Sean. Il sait aussi bien que nous que ce sont nos fusils rayés qui nous donnent l’avantage. Crois-tu qu’il ne tenterait pas de nous attaquer à découvert s’il savait que la pluie a fait pencher la balance de son côté ? » Sandy ouvrit la bouche pour contester, puis y renonça et se mordit la lèvre. Elle passa les bras autour de ses épaules et tourna le dos à son amant pendant un long moment. La tension était à son comble lorsqu’elle soupira enfin. « Tu as raison : c’est exactement ainsi qu’il agira s’il prend connaissance de notre situation. — Eh oui ! » Il donna un coup de pied dans la boue en bordure de la route surélevée. « Tu auras beau tourner le problème dans tous les sens, une seule solution s’impose : nous devons nous en tenir à mon magnifique plan. » CHAPITRE TRENTE-TROIS « Très bien, les enfants. Vous avez entendu les instructions du seigneur Sean. À présent, allons leur faire mordre la poussière ! » Les officiers de la première brigade grognèrent leur accord à l’unisson, et un sourire farouche fendit le visage de Folmak Folmakson. Qu’il était loin, le temps de Cragsend ! Le temps où il attendait avec anxiété les condamnations de l’Église parce qu’il avait commis l’erreur de chercher des moyens de rendre son moulin un peu plus efficace. Il remerciait le Ciel que ces jours-là soient révolus. Le meunier adorait le Tout-Puissant comme tout un chacun, mais le Malagor était une province captive depuis vingt générations et, comme beaucoup d’hommes de son peuple, il éprouvait un profond ressentiment à l’encontre du cercle des dignitaires et de ses évêques absentéistes. Pas comme le père Stomald, qui, lui, correspondait à ce qu’on attendait d’un prêtre. Si seulement les religieux du Temple avaient tous été comme lui… Mais ce n’était pas le cas. Il s’installa sur la selle et vérifia ses quatre pistolets avant de les cacher dans ses bottes et sous sa cape subtilisée à la garde. La pluie tombait avec plus de dureté, comme le seigneur Sean l’avait annoncé, et il avait demandé à ses sergents de contrôler tous les bassinets individuels de façon à s’assurer qu’ils demeurent hermétiques jusqu’à ce qu’on s’en serve. Le nombre de tirs ratés n’en serait pas moins impressionnant, mais il aurait fait son possible pour limiter les dégâts. Il dissimula la dernière arme à feu et guetta par-dessus son épaule le signal de départ. Le capitaine général, entouré d’aides de camp, parlait à Tibold d’un ton à la fois calme et empressé ; il faisait des gestes rapides et incisifs avec ses mains. Folmak se rappela son air surpris lorsque les hommes avaient acclamé ses ordres. Lui-même ne s’en était guère étonné, mais le commandant les avait priés de l’excuser pour ces directives, comme s’il était responsable du fait qu’ils ne pouvaient pas se contenter d’attendre l’accalmie. C’était précisément cette sollicitude qui suscitait l’amour de l’armée envers son seigneur, mais les soldats savaient très bien de quoi il retournait. Surtout les soldats de Folmak, car ils formaient la première brigade, déjà baptisée la « vieille brigade « et composée d’individus qui avaient suivi le père Stomald depuis le tout début. Ils se considéraient comme l’élite de l’armée des anges, bien que les deuxième et troisième brigades n’aient rien à leur envier en termes d’ancienneté – ni en termes de compétences non plus, admit le meunier à contrecœur –, et ils comprenaient très bien ce qui forçait la main à leur chef. Du premier au dernier, les guerriers malagoriens savaient que le trajet jusqu’à Érastor avait duré bien plus longtemps que prévu, mais ils savaient aussi que seuls le seigneur Sean et dame Sandy auraient été capables de les mener jusqu’ici. Et le message des anges – à savoir que tout homme devrait être libre de forger sa propre vie ainsi que sa propre compréhension de la volonté divine – avait allumé un brasier dans le cœur des montagnards opiniâtres. Si leur chef avait besoin d’eux maintenant, ils se montraient fiers de le servir, et si demain il les appelait à fixer leurs baïonnettes pour fondre sur un ouragan, ils obtempéreraient le sourire aux lèvres. Les joueurs de cornemuse se rassemblèrent dans les intervalles de la colonne, et le champion fit un signe de tête à ses assistants, qui parcoururent toute la longueur de la formation au pas de course. Puis Folmak agita la main en direction de ses commandants d’unité. « En avant, marche ! « aboya-t-il, et l’armée s’élança vers Érastor au milieu des trombes d’eau. Sean regarda progresser ses hommes et s’efforça d’adopter un air confiant. Chaque élément de la colonne de Folmak avait reçu une cape de la garde, et cette avant-garde ressemblait autant que possible aux troupes de renfort de Terrahk, mais le reste des effectifs portaient un poncho malagorien. Le plus engourdi des factionnaires reconnaîtrait leur identité au premier coup d’œil. La pluie ne tombait pas aussi dru qu’il l’avait craint – du moins pas encore –, mais la météo empirait, et seuls les soldats de la première brigade portaient leurs armes en bandoulière : ceux qui suivaient derrière avaient placé leurs fusils à baïonnette sous le bras, comme des chasseurs. Les épaules voûtées, ils protégeaient l’amorce sous leur manteau et tentaient d’éviter que l’eau ne coule le long des canons. Une position malcommode et pas très esthétique, mais c’était le meilleur moyen trouvé par l’héritier pour assurer leur capacité à tirer. Tibold et lui avaient réorganisé l’armée en régiments – trois par brigade – de six cents hommes, et, malgré l’averse et le massacre vers lequel il menait les Malagoriens, chaque groupe poussa des hourras en passant devant lui. Il cogna à plusieurs reprises sur son plastron ruisselant pour répondre aux saluts. Ses émotions s’entremêlaient en une masse confuse. Il éprouvait de la honte pour les erreurs en raison desquelles ces hommes partaient à la bataille avec un handicap si terrible ; de la fierté face à leur réaction positive ; de la terreur à l’idée du prix humain – une boucherie – qu’ils devraient bientôt payer pour ses fautes ; un respect mêlé de crainte devant leur empressement à accepter un tel tarif. Mais surtout cette étrange excitation qui frémissait au fond de lui. Désormais, il connaissait la réalité des combats ainsi que leurs conséquences. Il savait à quel point ils étaient horribles, sales, infâmes et brutaux, mais une partie de lui-même brûlait d’impatience. La perspective de la bataille ne le rendait pas joyeux, non… mais fébrile. Il savourait le moment à l’avance. Sean secoua la tête, en colère contre lui-même. Il ne parvenait pas à qualifier cette sensation ni à effacer le dégoût qu’elle lui procurait, mais il n’y changerait rien. Il piqua des deux puis dépassa la brigade de l’ex-meunier. Et tandis que sa monture galopait, il souhaita pouvoir échapper à ses sentiments complexes avec autant de facilité qu’il taillait la route. Le sous-capitaine Mathan se tenait à l’abri de l’appentis et observait la pluie. C’était à peine le milieu de l’après-midi, mais des nuages de charbon ondulaient au-dessus du campement, à tel point qu’on se serait cru en fin de soirée. Ses dragons, contents d’avoir évité les retranchements presque inondés en face des hérétiques, n’en trouvaient pas pour autant leur tâche agréable. Comme la majeure partie de l’armée du Temple, ils avaient perdu l’ensemble de leurs équipements à Yorville et dû bricoler des abris de fortune avec le matériel disponible pour remplacer leurs tentes de la garde. Mathan ne doutait pas que les détachements partis en quête de réserves aient réquisitionné jusqu’au dernier toit dans un rayon de plusieurs kilomètres autour d’Érastor, mais, quoi qu’ils fassent, les fréquentes précipitations qui s’abattaient sur la vallée finissaient de toute façon par les tremper jusqu’aux os. Une situation qui commençait à le fatiguer au plus haut point. Il se réprimanda avec vigueur. Il devrait tomber à genoux et remercier Dieu de lui avoir épargné le massacre perpétré sur le reste des troupes par les adorateurs de démons, non pas se plaindre pour quelques misérables gouttes ! N’était-ce pas là ce qu’il répétait encore et encore à ses hommes ? Il se retourna et marcha de long en large d’un pas vif. Il devait se contenter de quelques enjambées dans un sens puis dans l’autre dans l’espace restreint protégé par l’auvent, mais les intempéries avaient glacé l’air de la montagne, et ces exercices lui réchauffaient le sang. Peut-être aurait-il éprouvé une plus grande satisfaction si cette mission avait un sens : vu que l’ennemi se trouvait bloqué à l’ouest de la saillie de la ville, placer des troupes à l’est de la position principale constituait une mesure de précaution plus que formelle. Ses gars devaient supporter ce déluge simplement parce que les manuels de campagne stipulaient que toutes les approches – aussi improbables fussent-elles – devaient être couvertes. Et, comme la plupart des soldats, ils ne supportaient pas de manger de la vache enragée à cause d’un rat d’état-major qui tenait à une application proprette du règlement. Un branahlk arriva à grand renfort d’éclaboussures. Son cavalier, le sergent Kithar, salua son supérieur. — Nous avons aperçu la tête de la colonne, mon capitaine. Elle devrait atteindre nos factionnaires d’ici vingt minutes environ. — Merci, sergent. Voilà de bonnes nouvelles. » Mathan retourna le salut de son subordonné, puis il lui indiqua le feu qui crépitait et fumait sous une autre bâche rudimentaire. « Réchauffez-vous et séchez-vous un peu avant de repartir. — Merci, mon capitaine. » L’homme s’exécuta sans perdre une seconde. Les mains dans le dos, Mathan lâcha un soupir de soulagement : le haut capitaine Ortak leur avait juré que le Temple enverrait du renfort, mais, depuis Yorville, beaucoup de ses dragons – ainsi que lui-même, admit-il – trouvaient difficile de croire que les troupes de soutien arriveraient à temps. Le destin leur avait donné tort, et il adressa au Seigneur une prière silencieuse de gratitude. Le capitaine Folmak trottait à la tête de sa brigade, l’estomac noué et agité de spasmes sonores. Il voyait les premiers dragons, à présent, et ils arboraient une mine aussi misérable que le seigneur Sean l’avait prédit. Ils lui adressèrent des signes de la main et se fendirent de quelques cris d’acclamation, mais sans toutefois quitter les abris grossiers qu’ils avaient érigés dans un vain effort de rester au sec. « Vous savez quoi faire, messieurs, dit-il à ses tireurs au visage sombre. N’ouvrez pas le feu si vous pouvez l’éviter, mais assurez-vous qu’aucun d’entre eux ne prenne la fuite ! » « Ça réchauffe le cœur de les voir, pas vrai ? s’exclama Shaldan Morahkson. Je vous avais dit que Surak nous enverrait du soutien ! — Mais bien sûr, railla quelqu’un. En plus de râler à propos de la pluie, de tes plaies dues à une selle trop dure et de la guerre en général, tu n’as pas manqué de nous parler de ton grand ami le seigneur maréchal ! » Une vague de rires parcourut le petit groupe, et Morahkson fit un geste grossier à l’adresse de ses camarades tandis que la tête de la colonne tant attendue passait à côté d’eux dans un bruit de succion. Mouillés des pieds à la tête, éreintés par leur longue et dure marche, les gardes qui défilaient avaient l’air aussi miteux que le détachement de Shaldan. Le jeune homme tourna le dos à ses compagnons, puis il cria et secoua la main en direction des nouveaux arrivants pour leur dire bonjour. Soudain, il se figea. « C’est bizarre. — Quoi ? demanda le pince-sans-rire de tout à l’heure. Ton pote Surak a foiré quelque part ? — Ce sont tous des mousquetaires, répondit l’autre. Regardez. » Il pointa le doigt vers le dernier segment de la file qu’ils parvenaient à voir à travers le rideau de pluie. « Ils sont bien mille à mille cinq cents, et pas le moindre piquier dans leurs rangs ! — Pardon ? » Un des dragons se retourna pour regarder ce que désignait son camarade. « Et puis… je n’ai jamais vu des baïonnettes comme ça. Et vous ? — Je… » Shaldan ne sut jamais ce que son ami voulait dire, car alors même qu’ils observaient les silhouettes approchantes, la formation se déploya à l’improviste. « À l’assaut ! » hurla le sous-capitaine Lerhak, et ses hommes essaimèrent aux quatre coins de la position. Il y eut des cris d’alarme dans les rangs des dragons de la garde, dont deux ou trois tournèrent les talons et se ruèrent vers des branahlks attachés à proximité, mais la surprise était totale : les crosses de mousquet et les baïonnettes malagoriennes opéraient leur funeste labeur, et, en l’espace de dix minutes, tous les soldats du détachement le plus à l’est des forces d’Ortak étaient morts ou prisonniers. Mathan s’étira et réclama sa monture. Il avait déjà dépêché un messager à Érastor, et, si le sergent Kithar disait vrai, les renforts avaient déjà dû atteindre sa position la plus avancée. Bien que l’idée d’une chevauchée sous l’averse ne l’enchantât guère, son devoir d’officier subalterne lui dictait d’aller saluer les troupes dans les règles de l’art, et il s’éloigna à regret de l’appentis. Il se déplaçait au trot, dans le sens contraire du vent, et l’eau qui ruisselait sur ses yeux l’empêchait de voir clairement devant lui. Son destrier remuait la tête et se révoltait de plus belle, sifflant une plainte mélancolique en guise de protestation contre le mauvais temps, mais l’homme serra les genoux pour lui montrer qui était le maître. Il se redressa sur sa monture, plissa les yeux et vit des cavaliers vêtus des capes cramoisies de la garde se dessiner contre l’obscurité. L’un d’eux lui fit un signe, mais, alors que Mathan s’apprêtait à lui répondre, il s’immobilisa. Il les regarda approcher, incrédule. Les différentes pièces des harnachements, mal assorties, ne correspondaient pas à la facture standard de la garde, et, à l’exception de leurs pèlerines, ils ne portaient pas réellement d’uniforme. Deux d’entre eux arboraient l’équivalent de bottes de fermier, pas des vraies bottes de cheval. Mais c’était impossible : il ne pouvait s’agir que de soldats de l’armée sainte ! Qui d’autre aurait pu parvenir jusqu’ici depuis l’est ? À moins que les démons n’aient… Il sortit de son état de choc et fit pivoter l’animal, qui hurla sous la morsure des éperons puis se propulsa dans un bond propre à faire s’entrechoquer des dents. Il fallait qu’il prévienne le haut capitaine Ortak ! Il fallait que… Il entendit une détonation derrière lui, mais il n’eut même pas le temps de crier avant que la balle du fusil rayé ne le désarçonne. « Nous avons aperçu la colonne de renforts, mon capitaine. » Ortak leva les yeux et sourit aux paroles de son aide de camp. « Dieu merci ! Qu’on m’amène mon branahlk : le haut capitaine Terrahk mérite que je l’accueille en personne. » « Vous avez entendu ? » Le sergent Kithar tendit la nuque, dressa les oreilles puis dévisagea l’homme à côté de lui. « Avec cette pluie ? » Le soldat désigna l’eau qui s’écoulait de leur avant-toit de fortune. « On aurait dit un coup de feu… — Vous plaisantez, sergent ! Il faudrait un miracle pour faire fonctionner un joharn sous une telle averse ! — Je sais, mais… » Il scrutait encore les alentours quand la compagnie de tête de Folmak déboula dans la zone arrière de leur position. « Folmak s’est emparé du détachement oriental », lâcha Sandy. Sean l’entendit à travers sa com intégrée et acquiesça. « Des fuyards ? mentalisa-t-il à son tour. — Je ne crois pas. Difficile de te le garantir vu l’agitation générale et la pluie, mais je ne vois personne s’éloigner du campement. — Où en est Folmak ? — Il rassemble les prisonniers et organise sa colonne d’assaut pour attaquer le pont. Ne t’inquiète pas, Sean : il sait ce qu’il fait. » « Jusqu’ici tout va bien, murmura l’ex-meunier, puis il haussa la voix. C’est le moment de faire ce pour quoi nous sommes venus, mes amis ! Suivez-moi et, à partir de maintenant, n’hésitez pas à vous lâcher : faisons croire à ces salopards que les “démons de Cragsend” sont ici pour les dévorer tout crus ! Première brigade : est-ce que vous êtes avec moi ? — Oui ! » Le grondement faillit le jeter à terre. Ortak descendit de sa monture, tendit ses rênes à une ordonnance et s’efforça de ne pas courir en allant s’abriter sous le toit du poste de péage qui donnait accès au pont. Le sous-capitaine à la tête du détachement de contrôle du trafic se leva d’un bond et salua son supérieur, mais celui-ci lui fit signe de se rasseoir. « Allez, ne vous fatiguez pas ! — Merci, mon capitaine, mais je préfère rester debout. » Malgré la fraîcheur de son grade d’officier subalterne, le responsable du poste savait qu’il valait mieux ne jamais demeurer assis en présence d’un haut capitaine – quoi que celui-ci pût dire. « Installez-vous, mon capitaine. » Ortak se tenait dans l’embrasure de la porte, les yeux plongés dans l’obscurité de l’après-midi. Il distinguait à peine la tête de la colonne de Terrahk à l’extrémité opposée du pont, et il se demanda pourquoi ses troupes s’étaient arrêtées sous l’averse. Alignait-on les rangs pour une quelconque parade ? Il fronça les sourcils. La pluie torrentielle et le vacarme de l’eau du fleuve contre les pilotis emplissaient ses oreilles, mais il n’en entendit pas moins la vague de cris. Mais que… ? Étaient-ils donc si contents d’arriver ? Puis, soudain, la formation se précipita sur le pont, et Ortak regarda, horrifié, la ruée impitoyable sur la demi-douzaine d’hommes qui surveillaient le début de la travée sur l’autre rive. Les baïonnettes étincelaient, les crosses de mousquet tournoyaient avec violence. Le haut capitaine pâlit car, désormais, les voix lui parvenaient avec netteté. « Pour le Malagor et le seigneur Sean ! » vociféraient-elles. Vingt-cinq mille hommes déferlaient sur son arrière-garde sans défense, accompagnés du bêlement de cornemuses. « Voilà ! dit Tamman au capitaine Ithun. Ils franchissent le pont en ce moment même. Formez les colonnes ! — Tout de suite, mon seigneur ! » Le Pardalien disparut, et le regard augmenté de l’impérial balaya les fortifications dressées face à sa position. Il n’y décela encore aucun signe de mouvement, mais cela changerait bientôt. Il ne lui restait plus qu’à prier que les défenseurs s’éloignent assez des parapets pour lui fournir une ouverture. Pour les survivants de Yorville, le cauchemar se répétait. Ils avaient vu leurs rangs pulvérisés lors de cette redoutable bataille, observé un peloton embrasé et enfumé qui dévalait en provenance du nord, porté par le terrible cri de guerre malagorien. Ce jour-là, ils avaient eu la certitude que leurs ennemis étaient des démons. Mais, par miracle, ils avaient réussi à fuir. Ils s’étaient repliés et retranchés, s’attendant à un nouvel assaut des adorateurs de créatures maléfiques, puis, au fur et à mesure que les semaines s’écoulaient, l’espoir – et bientôt la conviction – qu’un tel malheur ne se produirait pas les avait gagnés. Ils avaient arrêté la progression des hérétiques ! Et au moins leur arrière-garde se trouvait en sécurité si d’aventure ils devaient déguerpir une nouvelle fois. Mais aujourd’hui ils constataient que cet espoir n’était pas fondé. Ils avaient passé de longues journées à préparer des zones de bivouac pour l’armée de renfort. Ils avaient partagé leur soulagement, échangé des mensonges et des rumeurs à propos des événements à venir. Et, pour finir, les forces de l’enfer s’étaient remises à table. Un ignoble maléfice avait transformé les troupes de soutien en démons déchaînés. Des monstres qui fondaient sur leurs positions dans un tourbillon compact et meurtrier de baïonnettes hérissées tandis que retentissaient autour d’eux les ululements redoutables des instruments de musique malagoriens. La surprise était totale, le haut capitaine Ortak restait introuvable et les officiers battaient de l’aile, incrédules, en état de choc, alors que les premiers comptes rendus du désastre leur parvenaient. La brigade de Folmak venait de traverser les ponts et se dirigeait désormais vers le campement le plus proche, laissant dans son sillage un carnage. Les gardes levaient la tête, distraits de leurs tâches routinières par mille huit cents fous furieux qui décimaient leurs effectifs en braillant. Dans ces cas-là, la panique restait la plus efficace des armes. Les cuistots et les conducteurs de bestiaux se dispersaient, des hommes à moitié nus jaillissaient des tentes et des appentis pour décamper sous la pluie, des officiers hurlaient en vain à leurs hommes de se rallier. Les tirailleurs de Folmak, eux, déboulaient sur l’adversaire comme une irrésistible marée noire. Par endroits, quelques poignées de soldats se rassemblaient autour d’un officier ou d’un sous-officier, mais ils étaient trop peu nombreux et trop abasourdis pour démontrer une quelconque efficacité. Les minuscules foyers de résistance étaient aussitôt dévorés par la gueule acérée que formait le front de l’ennemi. L’ex-meunier et les siens parcoururent un bon kilomètre avant même que leur charge initiale ne soit ralentie. Derrière eux, des gardes se précipitèrent de l’autre côté du pont et se déployèrent en éventail de façon à sécuriser son accès, mais l’ensemble des troupes de Sean approchait déjà de la rive tel un gigantesque pilon lancé à pleine allure. « Ils nous attaquent par-derrière, vous dis-je ! Mon Dieu, il y en a des milliers ! » Le haut capitaine Marhn regarda l’officier balbutier son avertissement à bout de souffle. C’était impossible. Complètement impossible ! Le poison de la terreur se déversa dans ses veines. Toutefois, il était soldat depuis plus de trente années terriennes : son esprit fourmillait peut-être d’interrogations – qu’était-il arrivé à Ortak ? Par quel miracle les hérétiques se trouvaient-ils en force à l’est d’Érastor ? Quel sort avait subi Terrahk ? – mais il savait ce qu’il adviendrait s’il n’enrayait pas cet assaut. « Ils contrôlent déjà les ponts ! poursuivait son subordonné, toujours aussi effrayé et bredouillant. Nous sommes pris au piège, mon commandant ! Ils vont sans doute… — Ils vont sans doute mourir, capitaine ! aboya Marhn avec tant de brusquerie que l’homme ferma la bouche par pur automatisme. Nous disposons ici même de quatre-vingt mille combattants, alors arrêtez de gémir comme une vieille femme et mettez-les à contribution, bon sang ! — Mais… » Le supérieur s’éloigna avec un grondement de dégoût. Au même moment, le capitaine Urthank, son second, déboula en catastrophe, encore occupé à boucler son armure. « Que… ? s’apprêtait-il à demander lorsque Marhn l’interrompit d’un geste vif de la main. — D’une façon ou d’une autre, les adorateurs de démons ont réussi à contourner notre position et à se placer derrière nous. Ils ont pris les ponts et progressent rapidement. » Urthank blêmit, mais Marhn secoua la tête. « Allez au-devant d’eux sur-le-champ. Prenez avec vous les neuvième et dix-huitième régiments de piquiers. Vous ne parviendrez pas à les contenir, mais ralentissez-les autant que possible pour me faire gagner du temps ! — À vos ordres ! » L’officier le salua et prit aussitôt ses jambes à son cou. Le haut capitaine se mit à beugler des ordres à une cohorte de messagers. Les soldats du neuvième régiment avançaient dans la boue vers la clameur qui s’élevait devant eux, les yeux hagards. Les officiers n’avaient pas eu le temps de leur expliquer la situation en détail, mais c’étaient des vétérans : ils savaient ce qui se produirait s’ils n’arrêtaient pas l’adversaire. Le dix-huitième régiment apparut sur leur gauche. Des sifflets retentirent, et les hommes s’arrêtèrent, hors d’haleine et instables dans la gadoue. Chacun se plaça en position de combat, sa pique de cinq mètres brandie devant lui, et la compagnie se transforma soudain en une forêt d’armes d’hast. Huit mille fantassins formèrent les rangs tandis que le chant plaintif des cornemuses malagoriennes soufflait sur eux. Folmak serra si violemment la bride à son branahlk que celui-ci dérapa sur son arrière-train. La phalange de la garde venait de se matérialiser devant lui. Le seigneur Sean l’avait prévenu que l’effet de surprise ne durerait pas, et, jusqu’ici, il avait réussi tant bien que mal à maintenir ses hommes rassemblés tandis qu’ils balayaient la queue de la position ennemie. Le fouillis de tentes, de chariots et d’abris improvisés avait rendu la tâche ardue, mais il avait réussi à garder ses soldats sous contrôle, Dieu merci ! En revanche, la brigade s’était enfoncée très loin dans le camp adverse, et la moitié de son troisième régiment avait été laissée en arrière pour tenir les ponts. Il disposait d’un peu plus de mille cinq cents hommes – à peine un sixième de la colonne qui lui faisait face depuis quelques instants –, dont aucun ne portait de pique. Cette force de frappe surgie de nulle part n’arrêterait pas les régiments qui arrivaient derrière lui, mais il ne pouvait pas non plus se permettre de la laisser écraser ses propres troupes. Si la garde prenait conscience de sa nette supériorité numérique et parvenait à se ressaisir, elle possédait une puissance plus que suffisante pour détruire l’armée du seigneur Sean en son entier. « Premier bataillon : en place ! » hurla-t-il, et les coups de sifflet fusèrent autour de lui. Ses hommes répondirent du tac au tac. Le premier bataillon du deuxième régiment, sa formation principale, se déploya en peloton de tir dans sa course même, et l’officier qui commandait les piquiers de la garde hésita. Il savait seulement qu’il subissait un assaut. La visibilité, trop mauvaise, ne lui permettait pas d’estimer l’effectif de l’ennemi : plutôt que de charger tête baissée, il se figea et tâcha d’évaluer l’envergure de la menace. Cette hésitation donna le temps au premier bataillon de s’organiser en une double ligne de tir et au reste des guerriers de Folmak, postés en retrait, de resserrer leurs rangs. Ceux-ci n’étaient pas encore aussi denses qu’ils auraient dû, mais le commandant de la brigade, sensible à la ferme résolution de l’adversaire, ne perdit pas de temps en ajustements supplémentaires. « Feu à volonté ! » ordonna-t-il. Presque un tiers des coups firent long feu, mais il y avait trois cents fusils : plus de deux cents canons crachèrent leur salve d’une distance de moins de cent mètres. Les fantassins ennemis reculèrent sous le choc : pour la première fois de l’histoire de Pardal, des soldats armés de baïonnettes fixées à leurs mousquets parvenaient tout de même à tirer. « Malagoriens : chargeeez ! » La formation vacilla sous la pluie de balles. De cette distance, un projectile lâché par un joharn rayé pouvait transpercer une planche de bois massif de cinq pouces, et un seul de ses coups tuer ou estropier deux à trois hommes. La stupéfaction des gardes était d’autant plus grande que les armes des montagnards étaient munies de baïonnettes et que, à l’encontre de toutes les règles de la guerre, des mousquetaires fonçaient sur des piquiers ! Les soldats d’Ortak restèrent bouche bée : un tirailleur sensé tournait les talons face à un mur d’armes d’hast – tout le monde savait ça ! Mais ceux-là étaient différents. La colonne postée derrière le peloton surgit de la ligne de front et s’abattit sur le dix-huitième régiment comme un mascaret. Des douzaines, des vingtaines d’hérétiques mouraient embrochés, mais, pendant ce temps, leurs compagnons se faufilaient entre les lames, et les soldats du Temple découvrirent une macabre vérité : une fois l’avant d’une phalange démantelé, une fois que l’ennemi dépassait la portée maximale des piques, les baïonnettes devenaient des armes de mêlée redoutables. Elles étaient plus courtes, plus légères, plus rapides, et ces diables les maniaient avec une terrible efficacité. « Repoussez-les ! vociféra Folmak. Repoussez-les ! » La première brigade s’exécuta, portée par le cri de guerre malagorien et le fracas des cornemuses. En combat rapproché, ses membres valaient largement les meilleurs des piquiers. Ces derniers hurlaient, juraient et tombaient comme des mouches au rythme des lames enfoncées dans leur chair. Des bottes maculées de boue les enterraient dans la fange. Les mousquetaires de Folmak avançaient tel un ouragan, forts d’une détermination que seul le trépas pouvait enrayer, et les militaires de la garde – secoués, désorientés, stupéfaits face à l’impossible sort que leur imposait le destin – n’étaient pas à la hauteur de leur férocité. La colonne s’effondra. Ceux qui tentaient encore d’opposer une résistance payaient le prix de leur discipline, car il leur était impossible de se libérer ou de s’éloigner assez pour utiliser leurs armes plus longues avec succès. Les hérétiques les envahissaient comme un troupeau de seldahks. Six minutes après que la première salve de tirs les eut touchés, les soldats du dix-huitième régiment ne formaient plus qu’un amas démantibulé d’hommes en fuite, et le commandant cragsendien s’attaqua donc au flanc du neuvième régiment. Même maintenant, ses troupes combattaient encore à moins d’un contre deux, et la mêlée avec la première formation ennemie avait semé le désordre dans ses rangs. Pire encore, la deuxième formation lui semblait plus farouche, et son commandant était parvenu à changer de front pendant que l’autre régiment se mourait. Les nouveaux adversaires, quoique encore un peu égarés, entonnèrent eux aussi leurs cris de guerre et bondirent en avant pour frapper l’ennemi comme un marteau. Et, cette fois, ils n’avaient pas été atteints par une salve à bout portant. Le premier bataillon était déjà plus que décimé. À présent il reculait, chancelant, repoussé par les armes plus longues et plus lourdes de l’ennemi, malgré un combat acharné. Très vite, les officiers des deux côtés perdirent le contrôle de la situation. Le champ de bataille était devenu un vortex tumultueux qui aspirait des êtres humains pour recracher des cadavres. Et puis, soudain, la sixième brigade de Sean apparut et prit d’assaut le flanc opposé des troupes adverses. C’en était trop. La force de la garde se disloqua. Ses unités se désintégrèrent. La moitié du neuvième régiment disparut en bonne et due forme, ses soldats terrassés ou mis en déroute, et l’autre moitié se trouva cernée par des effectifs malagoriens deux fois plus nombreux. L’arme au poing, on essaya de s’échapper, puis de former un hérisson de défense, mais ce fut peine perdue. Malgré la pluie, des dizaines de tirailleurs parvenaient à recharger leur fusil et à ouvrir le feu sur les piquiers, et, tandis que ceux-ci succombaient, de nouveaux régiments d’agresseurs passaient en trombe sur les côtés. Ceux qui résistaient ne réussissaient même pas à ralentir leur course, et les officiers survivants ordonnèrent à leurs hommes de rendre les armes afin de sauver autant de vies que possible. Le visage de Marhn demeurait impassible comme du fer tandis que les rapports catastrophiques n’en finissaient pas de tomber. Les hérétiques avaient rasé toute la zone de bivouac puis, après une brève pause en vue de se réorganiser, s’étaient déployés en une demi-douzaine de colonnes dont chacune fonçait vers l’arrière des retranchements. Un tiers des troupes du haut capitaine avaient déjà été brisées, et les formations restantes – éclopées, paniquées et pitoyables – nageaient dans la confusion la plus totale : elles s’entravaient mutuellement beaucoup plus qu’elles n’entravaient l’ennemi. Le jour déclinait, et le campement de l’armée sainte s’était transformé en une folie baignée de pluie et de boue que nul homme ne pouvait désormais maîtriser. Il n’avait pas la moindre idée du nombre de combattants dont disposaient les infidèles. À en croire les comptes rendus affolés, leur armée aurait tout aussi bien pu compter un million d’âmes. Et, pour comble de malheur, les unités auxquelles elle s’en prenait à présent constituaient les plus faibles et les moins bien armées de sa force – leurs rangs avaient été formés avec les restes de Yorville. Il les avait placées en réserve parce que leurs officiers s’attelaient encore à les restructurer en groupes de combat efficaces. Voilà pourquoi les adorateurs de démons s’abattaient sur elles comme la lame impitoyable d’une hache – et non pas d’un simple couteau. Il serra la mâchoire et pivota sur ses talons, désireux de se couper des récits confus de ses subordonnés afin de trouver une solution. Mais il n’en voyait qu’une, or il était peut-être trop tard pour qu’elle réussisse. « Commencez à puiser des hommes dans les redoutes », grinça-t-il. Quelqu’un déglutit, et Marhn posa un doigt sur la carte. « Formez un nouveau front ici ! » Son index décrivit une ligne d’un bout à l’autre du tracé, à moins de quatre mille enjambées derrière les ouvrages de terre. « Mais… voulut protester un soldat. — Faites ce que je dis ! » aboya le haut capitaine en feignant d’ignorer que, même si cette mesure portait ses fruits, elle ne conjurerait le désastre que pendant quelques heures tout au plus. « Ils retirent des effectifs des tranchées, Sean ! cria Sandy dans la com. — Parfait – du moins je l’espère ! » En dépit des rapports de sa compagne et de son lien neuronal direct avec ses senseurs, le prince n’avait qu’une vague idée des événements. Cette situation ne ressemblait en rien à celle de Yorville. Aujourd’hui, ils avaient affaire à une explosion démente de violence, qui dérapait comme une voiture de terrain sur la glace. Ses hommes se dirigeaient vers leur objectif selon une manœuvre en apparence soigneusement régulée mais, dans les faits, il n’en allait pas ainsi personne ne pouvait contrôler cette progression. L’issue du combat se trouvait entre les mains de ses officiers subalternes et de leurs soldats, et il s’émerveillait devant l’excellence avec laquelle ils menaient à bien leur mission. Malgré la folie et le chaos ambiants, il éprouvait une profonde fierté pour son armée – oui, son armée ! – qui allait au-devant de troupes ennemies bien plus nombreuses. Il essuyait des pertes – des centaines, voire plus –, et il savait à quel point il se sentirait vide et écœuré au moment de compter les morts, mais il n’avait pas le temps d’y songer pour l’instant. La contre-attaque désespérée menée par les vestiges épars de plusieurs unités de piquiers avait pris sa formation d’état-major par surprise. Les fantassins de l’Église avaient eu le temps de pénétrer assez loin dans ses rangs avant qu’un bataillon de réserve ne contre leur assaut, et Sean ne devait sa survie qu’à sa bioaugmentation. Son armure avait dévié deux pointes de lame, et ses réflexes améliorés lui avaient évité la perte d’un œil, mais une épée vagabonde s’était chargée de lui taillader la joue droite du menton jusqu’à la tempe. Quant à Tibold, il boitait de plus belle en raison d’une entaille à la cuisse gauche. Le prince ordonna une halte à ses aides de camp meurtris, et le bataillon de réserve – dont le commandant s’était improvisé principal garde du corps du champion sans en avoir reçu l’ordre – se dispersa avec prudence sur un périmètre limité. « Y a-t-il beaucoup d’hommes mobilisés ? demanda-t-il à Sandy en anglais et à voix haute, sans se soucier des regards lancés par ses hommes. — Oui. Je perçois du mouvement sur toute la longueur de la ligne de fortification. — Tam, tu les vois ? — Parfaitement, Sean. Nous nous mettons tout de suite en route. — Donnez-leur le temps de se retirer ! Ne les laissez pas vous prendre à découvert ! — Eh ! tu parles à un expert ! De ton côté, continue à faire un maximum de pression sur eux. — “Un maximum de pression”, rien que ça ! » Sean MacIntyre roula de gros yeux en direction du ciel et se tourna vers Tibold. « La garde puise des renforts dans ses retranchements en vue de nous arrêter. Tamman et Ithun vont essayer de les frapper par-derrière. — Alors il faut que nous augmentions notre poussée, lâcha le vieux guerrier d’un ton résolu. — Si nous le pouvons ! » Le jeune homme secoua la tête puis saisit un troufion par l’épaule. « Trouve le capitaine Folmak. S’il est encore en vie, dis-lui de bifurquer vers la droite. » Il pointa un doigt sur un autre coursier. « Toi ! rejoins la quatrième brigade – c’est par là, vers l’est – et dis au capitaine Herth de dévier vers la gauche de façon à tomber sur Folmak. Je veux que les deux se dirigent tout droit vers la réserve d’artillerie de l’ennemi. » Les aides de camp répétèrent les ordres et disparurent dans le maelstrom. Sean grimaça à l’adresse de Tibold. « Si c’est cela qu’on appelle une bataille victorieuse, que Dieu me préserve d’une défaite ! » « Mon commandant ! » Marhn leva les yeux quand le messager haletant et couvert de boue déboula dans son poste de commandement. « Mon commandant ! Les hérétiques arrivent aussi par l’ouest ! » Le garçon tanguait sur ses jambes, et le haut capitaine comprit qu’il était blessé. « Le capitaine Rukhan requiert davantage d’hommes. Il ne pourra pas… tenir sans un appui ! » Marhn observa le jeune commissionnaire pendant un terrible et interminable instant, puis ses épaules s’affaissèrent, et son personnel rapproché vit que l’espoir quittait ses yeux comme un filet d’eau. « Rendez les armes », déclara-t-il. Urthank le fixa en silence, mais Marhn répéta l’ordre : « Rendez les armes, bon sang ! — Mais… et le cercle des dignitaires ? Et le grand prêtre Vroxhan ? Nous ne pouvons pas… — Ne dites pas “nous” : je prends l’entière responsabilité de cette décision ! » Il empoigna les biceps de son second avec férocité. « Nous avons perdu, Urthank. Cette attaque par-derrière nous a dévastés et, à présent, ils ont aussi pénétré notre ligne de front occidentale. Combien de nos hommes doivent-ils encore mourir pour une position impossible à tenir ? — Mais si vous vous rendez, le Cercle vous… » commença son interlocuteur d’une voix à la fois plus douce et plus anxieuse. Le vétéran secoua la tête à nouveau. « Je sers le Temple depuis mon enfance. Si je dois offrir ma vie aux prélats pour sauver celle de mes soldats, je l’accepte volontiers. Maintenant, sonnez les clairons pour annoncer notre capitulation. — À vos ordres. » L’officier le dévisagea encore un instant, puis il se détourna. « Vous avez entendu le haut capitaine ! Sonnez les clairons ! » Un de ses homologues courut passer le message. « Ça ira, mon garçon », lâcha Marhn d’un ton bourru en soutenant le coursier de Rukhan sur le point de s’écrouler. Il l’entoura de ses bras, l’installa dans une chaise de camp puis leva une nouvelle fois les yeux sur son second. « Appelez les docteurs. Qu’on s’occupe de cet homme ! » CHAPITRE TRENTE-QUATRE Le lieutenant Carl Bergren remerciait le Ciel pour sa bioaugmentation. Sans elle, il aurait transpiré à si grosses gouttes que les salopards de la sécurité l’auraient arrêté dès qu’il se serait présenté pour prendre son service. Ses niveaux d’adrénaline firent à nouveau mine de grimper, mais il les maîtrisa et se dit – pour la énième fois – que le risque était acceptable. Bien sûr, si le plan capotait, il serait peut-être accusé de destruction volontaire de biens privés et serait dès lors condamné à une exclusion de l’armée pour conduite déshonorante, agrémentée de cinq à dix ans de prison, perspective fort peu réjouissante. D’un autre côté, sa mission n’impliquait pas de blesser quiconque – de fait, il allait devoir séparer les passagers de leur fret –, et ce n’était pas tous les jours qu’un officier subalterne de la Flotte gagnait huit millions de crédits. Une gratification qui compensait largement les dangers encourus, se dit-il avec une telle fermeté qu’un sourire naturel fendit son visage tandis qu’il pénétrait dans la salle de contrôle. Il salua le lieutenant Deng d’un signe de tête. « Tu es en avance ce soir, Carl. » L’homme avait appris l’anglais avant sa bio amélioration, et Bergren s’étonnait toujours d’entendre cet inaltérable accent britannique dans la bouche d’un Chinois. « Juste de quelques minutes. Le capitaine Jackson se trouve sur Birhat : j’en ai profité pour lui piquer sa place de parking. — Un crime digne de la cour martiale. Au bas mot. » L’Asiatique gloussa puis se leva pour s’étirer. « Très bien, monsieur le lieutenant, votre trône vous attend. — Tu parles d’un trône ! » grogna Bergren. Il s’affala dans le siège de supervision, se connecta aux ordinateurs et survola le trafic de la soirée. « C’est plutôt calme aujourd’hui, hein ? — Pour l’instant, mais on attend un transfert spécial en provenance de Narhan. — Spécial ? Tiens donc. » Il parla d’un ton un rien trop désinvolte, mais son homologue ne remarqua rien. « Oui, une cargaison hautement prioritaire pour le palais Impérial. » Deng haussa les épaules. « Je ne sais pas de quoi il s’agit au juste, mais les indications de masse sont très élevées. Il serait peut-être judicieux de surveiller les unités de la batterie de condensateurs gamma. Nous accusons une chute de tension systématique avec les charges maximales, et la maintenance n’a pas encore trouvé la source du problème. — Ah non ? » Bergren consulta les fichiers au cas où Deng serait en train de le regarder, mais il savait déjà tout de cette fluctuation d’énergie. Il ignorait comment elle avait été programmée, mais il connaissait la raison de cette mesure, et il dut à nouveau réprimer une montée d’adrénaline à cette pensée. « En effet, observa-t-il à voix haute. Merci de l’information : je garderai un œil là-dessus. — Parfait. » Le Chinois rassembla ses affaires personnelles et lança un regard à son camarade. « Tout est en ordre, sinon ? — On dirait bien. Tu peux disposer. — Merci. À demain. » Deng s’éloigna, et Carl se renversa dans son fauteuil. Désormais seul, il se permit une légère moue de satisfaction. Il n’avait aucune idée de l’identité de son mystérieux patron. Cela ne l’avait guère importuné… jusqu’à cette nuit. Quel que fût cet inconnu, il le payait assez bien pour assouvir son goût des aéros rapides et des femmes encore plus furtives. Cela lui suffisait. Mais les services rendus à ce jour n’étaient que des broutilles en comparaison de la tâche qu’il s’apprêtait à accomplir. Son sourire se transforma en froncement de sourcils tandis qu’il méditait sur la question. Jusqu’aux derniers ordres reçus, il n’avait pas soupçonné l’ampleur de la puissance de son employeur invisible, mais, pour mener à bien une telle entreprise, il fallait jouir de bien plus que de richesses matérielles : une personne capable d’orchestrer cette opération devait non seulement avoir accès à une technologie à usage strictement restreint, mais aussi aux plus hautes sphères du noyau sécuritaire de Shepherd Center. Il n’existait pas des centaines d’individus capables de cumuler ces deux privilèges, et le lieutenant avait déjà dressé une liste mentale des candidats potentiels. Après tout, si ce quelqu’un l’avait si bien rémunéré pour des contributions relativement mineures, il achèterait son silence à un prix encore plus élevé le moment venu. Un doux carillon tinta, et il écarta ses réflexions pour se concentrer sur son travail. Il se brancha au réseau informatique et compara le manifeste des passagers avec les voyageurs qui montaient sur l’estrade du transmat. Deux d’entre eux transportaient des bagages dont le poids dépassait la limite officielle tolérée, mais cela restait bien en deçà des paramètres de charge maximaux du système, c’est pourquoi il décida de fermer les yeux. Il pratiqua les ajustements nécessaires au niveau de l’intensité de champ, vérifia ses chiffres par deux fois puis, via hypercom, expédia la notification de transit à Birhat. Une impulsion de la même nature lui parvint en réponse : de l’autre côté, les destinataires étaient prêts et n’attendaient plus que l’arrivée de l’anomalie hyperspatiale maîtrisée qu’il était sur le point de créer. Il communiqua le code de feu vert à l’ordinateur de transfert. L’insonorisation de la salle des consoles, bien qu’excellente, ne l’empêcha pas d’entendre le gémissement des condensateurs en charge, puis ses voyants montèrent en flèche tandis que le transmetteur se mettait en branle. Un nouveau lot de bureaucrates, temporairement transformés en quelque chose dont ils se félicitaient sans doute de ne pas comprendre la nature, disparut dans un gigantesque « plissement » de l’hyperespace provoqué de façon artificielle. Les employés de la station réceptrice ne les « virent » pas arriver stricto sensu, mais, alertés par l’hypersignal de Bergren, ils confectionnèrent un énorme piège en forme de cône à l’intérieur de cette même dimension h. À une distance de plus de huit cents années-lumière, le plus vaste des entonnoirs devenait une cible microscopique, mais les calculs experts du lieutenant permirent de projeter les fonctionnaires désincarnés dans sa gueule évasée. Une image lui venait toujours à l’esprit lorsqu’il effectuait cette opération : il voyait les passagers s’entrechoquer et rebondir à toute allure le long des parois du réceptacle, puis – de manière instantanée d’un point de vue subjectif mais huit virgule cinq secondes plus tard à l’horloge du reste de l’univers – resurgir à l’autre extrémité du tunnel, sur la lointaine planète impériale. Il attendit pendant dix-sept secondes puis hocha la tête quand une tonalité lui indiqua l’arrivée de l’accusé de réception. Il nota la téléportation de routine dans son registre d’activité et consulta le planning horaire : le trafic était vraiment calme ce soir, et il s’allégerait davantage à mesure que l’heure avancerait. Le terminal de Shepherd Center n’était qu’un parmi les six complexes de transmat dont disposait désormais la Terre, et il gérait avant tout la circulation du réseau nord-américain, bien qu’en comparaison des autres installations planétaires il prît en charge un pourcentage plus conséquent de passagers en transit sur la ligne Narhan-Birhat ou vice-versa. Mais, pour l’instant, les plateformes réceptrices étaient beaucoup plus sollicitées que les socles émetteurs : c’était le milieu de la matinée à Phénix (sur Birhat) et à peine le début de la soirée à Andhurkahn (sur Narhan). La prochaine transmission n’était pas prévue avant cinq bonnes minutes, et il en profita pour se replonger dans ses spéculations. Lawrence Jefferson était assis dans son bureau privé, chez lui. Via son multi-écrans de com, il observait un autre site de transmat situé à une demi-planète de celui de Bergren – la moitié de l’image montrait la salle de contrôle de l’appareil ; l’autre, une énorme structure recouverte d’une bâche qui attendait sur la plateforme de transmission. Il versa une nouvelle rasade de xérès dans son verre, absorbé par le spectacle. À l’autre bout, personne ne savait qu’il épiait la scène. Il convenait volontiers que l’utilisation de ce judas high-tech comportait un certain risque, mais il n’avait pas le choix. Et au moins, en tant que vice-gouverneur de la Terre, il pouvait accéder au meilleur matériel disponible. Le lien avait été établi par le biais d’une com via torsion spatiale hautement sécurisée, qui, deux fois par seconde, changeait d’hyperfréquence selon un modèle aléatoire. De quoi rendre sa détection quasiment impossible. Si l’on y ajoutait les nombreux relais physiques sur lesquels elle rebondissait, l’éventualité de sa localisation ou de sa mise sur écoute devenait tout à fait inenvisageable. Enfin, si d’aventure quelqu’un venait quand même à la repérer, il ou elle en référerait aussitôt au ministre de la Sécurité planétaire, non ? Il gloussa à cette idée et sirota son xérès en observant la vive activité qui régnait dans la salle des consoles. Nul n’en connaissait l’existence en dehors de ceux qui l’avaient construite et qui s’étaient chargés de sa maintenance. Tous étaient de piquet aujourd’hui, sauf les trois qui avaient été tués dans un tragique accident d’aéro environ deux ans plus tôt, et, bien que le funeste événement eût secoué leurs collègues, ceux-ci avaient repris le flambeau sans aucune difficulté. À présent, les techniciens qu’il avait soigneusement sélectionnés vérifiaient leur équipement avec une absolue concentration, car il fallait que la manœuvre à venir – le seul et unique transfert que cette machine assurerait jamais – soit exécutée à la perfection. Il n’était pas question pour Jefferson d’admettre sa nervosité. Et, de toute façon, le terme « nervosité » ne qualifiait pas avec assez d’intensité ce qu’il éprouvait en ce moment. Cette étape constituait la phase critique de sa machination, celle qui ferait de lui l’empereur de l’humanité – en cas de succès –, et l’anxiété se mêlait dans son cœur à la frénésie de l’attente. Il avait travaillé pendant plus de dix ans – voire plus de vingt-cinq s’il considérait le temps écoulé depuis son premier contact avec Anu – pour parvenir à cet instant. Bien qu’une partie de lui craignît la défaite, son âme de joueur prenait le dessus : il avait hâte de lancer les dés. Pour étrange que cela parût, il trouverait en quelque sorte dommage de voir son plan réussir. Non parce qu’il ne tenait pas à la Couronne – et encore moins en raison des mesures nécessaires pour l’obtenir, qu’il ne regrettait nullement –, mais parce que le jeu serait fini. Il aurait mené à bien le coup d’État le plus audacieux de l’histoire de l’humanité, mais le temps de la hardiesse, de la concentration et des subtiles manipulations serait révolu. En outre, il ne pourrait jamais partager l’ampleur de son accomplissement avec quiconque. Il secoua la tête devant sa propre perversité, puis un mince sourire fendit son visage. Le drame d’un caractère comme le sien, songea-t-il comme pour se réprimander, c’était qu’il ne lui laissait jamais de répit : il se sentait toujours insatisfait, aussi bien que se présentent ses affaires. Il en voulait toujours davantage, mais certaines limites s’imposaient d’elles-mêmes, c’est pourquoi il allait sans doute devoir se contenter du pouvoir absolu. Bergren se redressa dans son siège lorsque les cinq Narhani pénétrèrent dans le terminal des départs avec une énorme structure enveloppée dans une bâche et placée sur un chariot antigrav. Avec le plus grand soin, les centaures déposèrent leur fardeau sur la plateforme et formèrent un cercle de protection autour de lui. Malgré l’efficacité de ses implants, le lieutenant déglutit tandis qu’il transmettait une commande mentale au sous-réseau d’alimentation. Il s’agissait d’un simple contrôle de routine, mais ce soir il eut un effet différent : l’homme grimaça quand la vague de surtension intentionnellement provoquée atteignit la batterie de condensateurs gamma et que l’alarme audio retentit. Regroupés sur le socle de transmission, les Narhani levèrent les yeux. Surpris par la douloureuse stridulation, ils remuèrent leurs longs museaux de droite et de gauche en signe de confusion. Carl communiqua aussitôt de nouvelles consignes à son ordinateur de façon à interrompre le vacarme. Puis il se pencha en avant et activa un microphone. — Désolé, messieurs, dit-il aux voyageurs à travers les haut-parleurs situés dans la zone de téléportation. Nous venons de perdre l’un de nos principaux bancs de condensateurs. Jusqu’à sa réactivation, notre capacité de transmission restera limitée à quatre-vingts pour cent. — Ce qui signifie ? » demanda le chef du groupe. Le Terrien haussa les épaules de façon ostentatoire pour que les caméras de sécurité de la salle de contrôle ne ratent pas son geste. — Ce qui signifie que votre poids total dépasse la portée énergétique dont nous disposons, monsieur, répondit-il avec douceur. — Ne pourrions-nous pas utiliser une autre plateforme ? — Cela ne changerait rien : comme vous le savez, ce moyen de transport est très gourmand en alimentation. Pour une telle masse, n’importe laquelle des plateformes puiserait dans, la même réserve : autant rester là où vous vous trouvez. — Mais vous venez de dire qu’il était impossible de procéder à notre transfert. » Le Narhani semblait confus, et Bergren réprima un sourire. « Pas tout à fait, monsieur. Il m’est seulement impossible de téléporter le chargement et les accompagnateurs en une seule fois. Je dois d’abord expédier votre fret, puis, aussitôt cette première opération effectuée, je m’occuperai de vos compagnons et de vous-même. Voilà tout. — Je vois. » Le porte-parole de la délégation et ses pairs échangèrent quelques mots rapides et discrets dans leur langue. Carl ignorait la nature de l’objet qu’ils transportaient, mais il savait que ces individus formaient un détachement de sécurité. Il se força à demeurer assis, à garder son calme et à éviter tout affolement devant la décision qu’ils s’apprêtaient à prendre. Au bout d’un moment, le centaure posa à nouveau son regard sur lui et augmenta le volume de son vocodeur. — Pouvez-vous envoyer au moins l’un d’entre nous en même temps que notre cargaison ? — Je crains que non, monsieur. Nous atteindrions la limite de notre puissance disponible, et le règlement m’interdit d’expédier des passagers dans ces conditions. — Notre fret court il un risque ? demanda son interlocuteur avec une brusquerie peu habituelle chez un Narhani. — Non, monsieur, à moins qu’il ne s’agisse d’un être vivant. Le règlement est aussi strict justement parce qu’une fluctuation énergétique inoffensive pour un objet inanimé peut entraîner des lésions neuronales sévères sur les voyageurs. C’est juste une précaution. — Hum. » Le responsable scruta une dernière fois ses collègues puis, après un moment, tordit sa crête en un geste qui équivalait chez son espèce à un haussement d’épaules. « Nous préférerions attendre jusqu’à ce que votre système soit réparé, mais nous avons un horaire très serré à tenir. Nous certifiez-vous que notre bien arrivera intact ? — Absolument, dit Bergren d’un ton assuré. — Très bien », soupira le porte-parole, puis il s’adressa à nouveau à ses compagnons en narhani. Les cinq centaures descendirent de l’estrade et se placèrent derrière la ligne de sécurité. — Merci, monsieur. » Tandis que le lieutenant préparait le transfert, sa com intégrée lança une brève transmission préenregistrée via torsion spatiale. Le relais la reçut comme prévu. « Le signal vient d’être donné », dit une femme d’un ton calme dans la salle des consoles. Jefferson suivait la scène sur son écran. Les deux hommes placés derrière le poste principal acquiescèrent d’un signe de tête sans ouvrir les yeux, et l’un d’entre eux activa les batteries de senseurs camouflées qui observaient Shepherd Center depuis leur orbite. « C’est parfait, annonça son collègue d’une voix blanche, trait caractéristique d’un homme concentré sur ses neuroconnexions. Je capte l’intensité de champ : elle s’amplifie rapidement. — Synchronisateur enclenché, lâcha le troisième technicien. Système activé et opérationnel. Nous passons à la séquence automatique. » Carl Bergren parcourut les relevés à travers ses neurocapteurs. Il était arrivé au moment délicat, celui qui lui vaudrait cette grosse pile de crédits. Les réglages devaient être, presque justes. Ses lèvres esquissèrent une moue de tension, et il les immobilisa. Le niveau d’alimentation se trouvait déjà en deçà de la courbe optimale – grâce à la panne du banc de condensateurs –, et il réduisit la charge du groupe delta avec grande précaution. Pas de beaucoup – à peine une minuscule fraction indétectable –, mais cela suffirait à condition que la personne chargée de l’autre partie de l’opération ne se trompe pas sur les chiffres. Il expédia la notification à Birhat et attendit la réponse. Lawrence Jefferson se pencha sur sa com, les doigts crispés autour de son verre de vin et le cœur battant. Le moment était arrivé, songea-t-il. Ce moment pour lequel il avait tant travaillé. « Leur champ s’élargit, murmura le préposé aux senseurs. Bientôt… bientôt… tenez-vous prêts… on approche du pic… Maintenant ! » Bergren donna le feu vert. Les condensateurs sifflèrent. Le transmat vomit une immense pulsation énergétique dans l’hyperespace, puis le mystérieux objet placé sur la plateforme disparut en un éclair. Le lieutenant retint son souffle. La transmission qu’il venait d’effectuer était de quatre millionièmes pour cent trop faible pour atteindre Birhat. Elle épuiserait son énergie vingt minutes-lumière avant l’entonnoir qui attendait de l’attraper et de l’acheminer vers les unités de réception, mais personne ne s’en rendrait compte si… Jefferson observait son affichage. Le silence et l’immobilité régnaient dans la salle de contrôle – même une téléportation via transmat ne s’effectuait pas de façon vraiment instantanée sur une distance de huit cents années-lumière –, et le vice-gouverneur respirait à peine en attendant le résultat. Un léger bip résonna : c’était l’accusé de réception de l’opérateur de Birhat. Le lieutenant expira lourdement. Il avait réussi ! L’individu qui se trouvait à l’autre bout du lien hypercom ne s’était pas aperçu qu’une tierce personne avait envahi le système. Il pensait que la transmission reçue provenait de Bergren ! Il réprima une folle envie de s’essuyer le front. Au fond de lui, il n’avait jamais cru que son employeur y parviendrait. Il lui en coûta de dissimuler son allégresse lorsqu’il parla dans le micro : « Birhat a accusé réception, monsieur, dit-il au Narhani responsable. Je prie maintenant votre groupe de gagner la plate-forme afin que je puisse procéder à votre téléportation. « Nous avons réussi ! s’exclama quelqu’un avec jubilation. Ils ont accepté la transmission ! » Le personnel du transmat illicite de Jefferson sifflait et applaudissait. Pour sa part, le vice-gouverneur consulta l’ordinateur connecté à sa com. Parfait. Les relevés exacts de l’opération – qui, comme par hasard, portaient le même code d’identification que le système de Bergren – avaient bien été stockés. Il lui faudrait attendre jusqu’à la prochaine sauvegarde sur serveur de la banque de données de Shepherd Center – qui n’aurait lieu qu’à la fin de la semaine suivante – pour les remplacer par le vrai bulletin de transfert du lieutenant, mais il n’y avait aucun problème à craindre de ce côté-là : cette partie du réseau d’infiltration avait déjà été testée et jugée fiable. C’était gênant, car Lawrence aurait préféré procéder à l’échange plus tôt, mais il ne pouvait rien y faire. Les indications de masse du transit prouveraient que, dans les faits, la statue reçue à l’instant par Birhat n’équivalait pas au bloc de marbre que Carl venait de détruire. Or, si le ministre de la Sécurité voulait que son incendie du Reichstag fonctionne, il était vital que ce fût la Flotte elle-même qui découvre ce fait le moment venu. Jefferson sourit à cette perspective puis reporta son attention sur son lien avec la salle de contrôle dissimulée, où le personnel célébrait encore sa réussite. Deux de ses membres avaient sabré plusieurs bouteilles de champagne, et il les regarda remplir leurs verres à ras bord, bavarder et rire. Ils relâchaient une tension depuis longtemps contenue. Ils avaient sué sang et eau pour en arriver là – et aussi, bien entendu, pour obtenir la petite fortune promise. Le vice-gouverneur s’adossa dans son siège avec un soupir de soulagement qui n’avait rien à envier à celui de ses larbins. Ils méritaient leur heure de gloire, c’est pourquoi il les laissa fêter la victoire pendant encore quelques minutes. Puis il pressa un bouton. À un demi-monde de distance, plusieurs charges explosives – que trois techniciens depuis longtemps défunts avaient installées sur ses ordres – détonèrent de concert. L’un des ingénieurs eut juste le temps de pousser un cri de terreur avant que le toit de l’installation souterraine ne s’écroule et les réduise tous en bouillie. Carl Bergren établit un rapport consciencieux et complet à propos de la panne des condensateurs et termina son service sans autre incident. À l’heure de la relève, il céda son siège au remplaçant puis apposa sa signature aux divers postes de contrôle. Tandis qu’il se dirigeait à pas lents vers son aéra, il retraça toute l’opération. À l’évidence, songea-t-il, celle ou celui qui avait monté le coup disposait d’un incroyable rayon d’action et dirigeait un ensemble de ressources non moins conséquent. Cette personne avait dû accéder au planning horaire des semaines à l’avance pour s’assurer que lui-même se trouverait à sa console au moment du transit des Narhani. Il lui avait aussi fallu introduire quelqu’un à l’intérieur du système pour saboter la batterie de condensateurs puis faire en sorte que la dégradation passe inaperçue. Sans compter l’infrastructure nécessaire à la construction d’un transmat personnel et à la fabrication d’un dispositif permettant de contrôler Shepherd Center d’assez près pour effectuer la téléportation au moment exact. C’était énorme, se dit Bergren tandis qu’il déverrouillait son véhicule, montait à son bord et s’installait dans la couche de pilotage. Vraiment énorme. Pas plus d’une douzaine d’individus – sans doute moins – étaient à même d’orchestrer une telle action. Il lui suffisait désormais de deviner lequel d’entre eux était le bon, puis le petit Carl vivrait comme un nabab pour le restant de ses jours. Il sourit et activa la propulsion. L’explosion qui s’ensuivit pulvérisa deux niveaux entiers du parking ainsi que trente-six innocents qui passaient par là au mauvais moment. Quarante minutes plus tard, un porte-parole anonyme du Glaive de Dieu revendiqua l’attentat. CHAPITRE TRENTE-CINQ Le dernier relent de fumée de poudre se dissipa, et Sean MacIntyre contempla un spectacle devenu trop familier. La seule différence, c’étaient les couleurs que portaient les morts, pensa-t-il avec amertume. En effet, la garde orientale avait été réduite à tout juste quarante mille hommes – maintenus dans l’enceinte du Temple de façon à en assurer la protection –, et le prince combattait donc désormais les armées des seigneurs séculiers. Il frissonna à la vue des ennemis « seulement » blessés qui se tordaient au milieu des cadavres. Ses forces étaient enfin sorties de la vallée du Keldark et – comme il s’y était attendu – encerclaient à présent l’adversaire. Le haut capitaine Terrahk s’était replié vers Baricon, mais ses effectifs n’avaient pas suffi à contenir une attaque en provenance de l’ouest. Les routes d’approche étaient trop diversifiées, et, lorsque Tamman s’était engouffré à travers une faille en compagnie de quinze mille soldats puis avait contourné le flanc de l’ennemi, le haut capitaine avait battu en retraite, désespéré. Sa tentative de tenir tête lui avait coûté son entière arrière-garde – huit mille hommes de plus, dont Sean remerciait le Ciel que la plupart eussent été capturés et non tués. Suite à cette défaite, le jeune MacIntyre avait enfin émergé dans les collines onduleuses du duché du Keldark. Le terrain, plus ouvert, offrait à ses troupes une marge de manœuvre bien plus intéressante mais, d’un autre côté, chaque pas les éloignait davantage du vallon et accroissait le risque de contre-attaque sur sa voie de ravitaillement. Pour le moment, le Temple se trouvait dans une situation trop difficile pour songer à couper ses communications. En outre, se remémora-t-il pour la énième fois, les autochtones ne possédaient pas de « cavalerie » au sens terrien classique du terme. Mais il ne pouvait s’empêcher de penser à ce que n’importe quel général pardalien aussi malin qu’un Nathan Bedford Forrest ou qu’un Philip Sheridan parviendrait à accomplir s’il se frayait un chemin jusqu’à la queue de sa colonne. Bien sûr, l’armée des anges gardait l’avantage tactique grâce à ses techniques de reconnaissance particulières, et l’ennemi peinerait à mener une telle opération sans que Sean s’en aperçoive ; en revanche, celui-ci ne disposait pas d’assez de combattants pour placer une garnison digne de ce nom sur l’axe d’approvisionnement. Il aurait pu libérer les effectifs nécessaires, mais au détriment de sa principale force de frappe, qui, ainsi réduite, aurait vu sa cadence de marche diminuée. Sean soupira et fit avancer sa monture, mais la bête siffla pour manifester son mécontentement : la puanteur du champ de bataille l’incommodait. Et dégoûtait tout autant son cavalier. Celui qui avait commandé les guerriers du Temple dans le cadre de ce dernier affrontement méritait d’être fusillé, songea le prince d’un air sévère. Peut-être l’un de ses propres tirailleurs s’en était-il même déjà occupé. La décision traduisait sans doute le désespoir chez ceux de la cité, mais ordonner à un front de quarante-cinq mille piquiers et seulement dix mille mousquetaires de l’affronter à découvert équivalait à les envoyer tout droit à l’abattoir. S’il avait équipé ses troupes selon la proportion locale habituelle de piques par rapport aux armes à feu, il aurait avoisiné les deux cent cinquante mille hommes que le Temple lui attribuait : lui et les siens détenaient l’ensemble des armes confisquées à la garde malagorienne, plus celles récoltées dans les rangs de l’armée sainte de Rokas – armes qui comprenaient entre autres le matériel d’artillerie ennemi au complet. Toutefois, il avait opté pour ne mobiliser qu’une quantité strictement essentielle de renforts – et de remplaçants, ajouta-t-il en pensée avec un pincement au cœur au souvenir des cinq mille pertes essuyées à Érastor – sur le champ de bataille : soixante mille fantassins et dragons ainsi que deux cents canons. Deux cents bataillons de tirailleurs – la plupart des vétérans de Yorville, Érastor et Baricon – appuyés par cent cinquante arlaks et cinquante chagors avaient largement suffi à massacrer les détachements séculiers du Keldark, du Camathan, du Sanku et du Walak. Sean contrôlait maintenant tout le territoire nord-oriental de l’Hylar septentrional, des montagnes du Shalokar à l’océan, et il se demanda avec tristesse combien de têtes devraient encore tomber avant que les prélats de la capitale acceptent de négocier. Depuis la chute d’Érastor, Stomald et lui n’avaient cessé de leur demander – voire presque de les implorer – d’obtempérer. Dieu lui en était témoin ! Le cercle des dignitaires ne comprenait-il donc pas que l’armée des « anges » ne tenait en aucun cas à décimer les rangs de la garde ? Brashan n’était pas encore parvenu à introduire l’un de ses drones à l’intérieur du fameux périmètre de cent kilomètres, c’est pourquoi ils ignoraient ce qui se passait durant les réunions du conseil de Vroxhan, mais, à première vue, les autorités ecclésiastiques préféraient envoyer jusqu’à leur dernier soldat au casse-pipe – à savoir : au nord du continent – plutôt que d’adresser la parole à des « adorateurs de démons » ! Les brancardiers étaient déjà à pied d’œuvre. Leur tâche était la plus horrible de toutes, mais ils l’effectuaient avec une compassion qui le surprenait encore. L’armée malagorienne reconnaissait sa supériorité tactique avec autant de lucidité que son commandant et, tout comme lui, la majorité de ses éléments savaient que les soldats qui jonchaient le sol n’auraient jamais pu faire le poids. Leurs propres pertes – défunts et blessés confondus – s’élevaient à moins de mille individus. Voilà pourquoi une bonne partie de ses troupes en étaient venues, à leur façon, à partager sa révulsion lorsque sonnait l’heure d’exterminer l’adversaire. La partie se révélait trop inéquitable, et les malheureux qui périssaient n’étaient pas ceux qu’ils voulaient. Chaque combat, chaque armée terrassée exacerbait leur haine du cercle des dignitaires, mais cette aversion n’avait rien de religieux. Les « anges » s’étaient toujours montrés attentifs à ne pas véhiculer un message théologique à proprement parler, se contentant de soutenir l’aspiration des autochtones à une totale liberté de pensée. Et depuis qu’Harriet lui avait dévoilé la vérité, Stomald s’était mis à souligner la tyrannie politique du Temple – ainsi que ses immenses richesses gardées pour lui-même – avec beaucoup plus d’ardeur. Les combattants aspiraient à régler une fois pour toutes leurs comptes avec les vieillards de l’Aris qui s’obstinaient à envoyer d’autres hommes à la mort. Mais, plus que tout, ils désiraient se débarrasser d’eux. Sean tira les rênes de son branahlk et vit passer un groupe de brancardiers encombrés de leurs misérables fardeaux : des hommes déchiquetés. Quelques blessés – qui tenaient encore debout tant bien que mal – boitaient et titubaient à leurs côtés. Au moins, avec l’assistance de Brashan et des ordinateurs thérapeutiques de l’Israël, Harriet avait appris aux chirurgiens indigènes des techniques qu’ils n’auraient jamais crues possibles. La seule introduction de l’éther avait révolutionné la médecine locale, et le prince s’était juré que le premier vaisseau qu’il enverrait de Birhat vers Pardal abriterait des équipes de soins munies du matériel de régénération adéquat. Il lui était impossible de ressusciter les morts, mais, nom d’un chien, il pouvait redonner une vie aux estropiés – quel qu’eût été leur camp ! Il se demanda à quel point cette détermination farouche visait à soulager sa culpabilité, et une grimace déforma son visage. Selon les comptes effectués à ce jour, la guerre déclenchée de façon involontaire par ses amis et lui avait entraîné plus de cent mille morts. Si l’on se restreignait au champ de bataille. Il n’avait aucune idée du nombre de Pardaliens qui avaient péri suite aux inévitables maladies qui ravageaient toute force militaire non industrielle. L’idée du nombre total de pertes le terrifiait à l’avance. Il retraçait pas à pas la trajectoire qui les avait amenés jusqu’ici, et, vu les options disponibles à chacune des étapes franchies, il ne voyait toujours pas comment ils auraient pu agir différemment. Mais tous ces massacres, toute cette douleur et cette brutalité lui semblaient un prix obscène à payer pour permettre à cinq individus échoués de rentrer à la maison. Il prit une profonde inspiration. Oui, ce coût était bel et bien indécent, c’est pourquoi il ne débourserait que le strict nécessaire. Le Temple s’évertuait à ignorer ses offres de négociation formulées via sémaphore et refusait de recevoir ses messagers « adorateurs de démons ». Mais, malgré tout, il fallait qu’il essaie une dernière fois. Le grand prêtre Vroxhan était assis sur son trône. Au mouvement de ses lèvres, on eût dit qu’il allait cracher sur les hommes debout en face de lui. Les hauts capitaines Ortak, Marhn, Serial… la liste n’en finissait pas. Plus de cinquante officiers de haut grade se tenaient devant lui – les commandants rescapés des armées que les adorateurs de démons, impitoyables, avaient décimées les unes après les autres –, et il aurait voulu remettre cette bande d’incapables entre les mains des inquisiteurs comme ils le méritaient. Mais en dépit de cet ardent désir, et bien qu’ils n’eussent pas volé un tel traitement, il devait s’abstenir. Le moral des troupes qui lui restaient était trop précaire et, si une tournée d’exécutions contribuerait sans doute à raidir l’échine des faibles, elle les convaincrait peut-être aussi que le Temple se débattait dans le plus pur désespoir. De surcroît, le seigneur maréchal Surak avait pris leur défense. Il avait besoin de leurs informations de première main s’il aspirait à comprendre les redoutables changements apportés par ces maudits rebelles à l’art de la guerre. Du moins, c’est ce qu’il nous dit. Vroxhan ferma les yeux et serra les poings sur les accoudoirs de son siège. Un très mauvais signe, cette méfiance généralisée. Est-ce que cela signifie que je suis bel et bien désespéré ? Il se cramponna à sa foi et ouvrit les paupières. « Très bien, Ortak, grogna-t-il, incapable d’accorder à ce raté l’honneur de son rang, parlez-nous de ces amateurs de créatures maléfiques et de leurs “conditions”. » Les traits de l’interpellé se contractèrent – bien qu’il fût difficile de le remarquer : son visage était aussi bandé que le moignon de son bras droit –, et il choisit ses mots avec beaucoup de prudence. « Votre Sainteté, leurs dirigeants m’ont prié de vous communiquer qu’ils ne demandent qu’une simple entrevue avec vous. Le seigneur Sean ajoute que… (il inspira) la balle est dans votre camp : soit vous lui parlez maintenant, soit vous le ferez au milieu des ruines de cette cité, mais vous ne pourrez pas l’éviter ad vitam æternam. — Blasphème ! hurla le vieux Corada. Nous sommes dans la ville de Dieu ! Nul être mêlé aux forces de l’enfer ne la prendra jamais ! — Votre Grâce, je me contente ici de retransmettre les paroles du seigneur Sean. En aucun cas je ne cherche à me prononcer sur ce dont il est capable. » Malgré ces propos, le ton du militaire trahissait ses convictions : il pensait que les hérétiques avaient en effet les moyens de prendre le Temple, et Vroxhan brûla de le frapper. « Du calme, Corada », grogna pourtant le souverain pontife, puis il lissa sur ses genoux le message apporté par le haut capitaine tandis que l’évêque se renfermait dans un silence maussade. Enfin, après avoir lancé un dernier regard noir à la missive, il leva une nouvelle fois les yeux vers son interlocuteur. » Dites-m’en plus à propos de l’expéditeur de ce billet et des autres dirigeants hérétiques. — Votre Sainteté, ils ne ressemblent à rien de ce que j’ai pu voir dans ma vie », répondit Ortak avec franchise. Les prisonniers libérés par l’héritier impérial acquiescèrent d’un signe de tête. « L’homme qu’ils nomment “seigneur Sean” est un géant. Je ne connais personne d’aussi grand que lui. Ses yeux et ses cheveux sont d’un noir plus profond que la nuit. Celui qu’ils appellent “seigneur Tamman” est quant à lui plus petit et moins étrange en apparence – exception faite de sa peau très basanée. Quoi qu’il en soit, nous avons tous entendu le récit – narré par nos propres hommes, qui ont vu les colosses au combat, et non pas seulement par les dissidents eux-mêmes – de la force miraculeuse que tous deux possèdent. — “Sean”, “Tamman”, pesta le prélat suprême, de drôles de noms ! Quelle est leur origine ? — Je l’ignore. Leurs adeptes prétendent que… » Il se mordit la lèvre. « Que prétendent-ils donc ? » s’exclama l’évêque Surmal. Le militaire déglutit face à l’expression contenue dans le regard du Grand Inquisiteur. « Votre Grâce, je ne fais que répéter les affirmations de nos ennemis. » Un silence lourd de sens s’établit dans la salle, puis le grand prêtre se décida enfin à le briser. « Nous comprenons, affirma-t-il d’un ton froid. Nous ne vous tiendrons pas responsable des mensonges proférés par autrui. » Il avait omis de préciser, nota Ortak avec angoisse, les autres fautes dont le Cercle le tiendrait pour responsable. Mais à ce stade il était prêt à s’accommoder de la moindre parcelle d’indulgence. « Merci, monseigneur. » Le haut capitaine se secoua. « Les hérétiques soutiennent que ces individus sont des guerriers issus d’une contrée dont nous ignorons l’existence. Des guerriers choisis en qualité de champions par les… soi-disant “anges”. Ils jurent aussi que l’ensemble de leurs nouvelles armes et de leurs nouvelles tactiques leur ont été offertes par les deux élus. Et que ceux-ci, touchés par la grâce divine, ne connaîtront jamais la défaite. » Un chuintement d’agressivité parcourut l’assemblée d’ecclésiastiques. Sous ses pansements, Ortak sentit des gouttes de sueur perler sur son front et ses joues. Il s’efforça de se tenir aussi droit que ses blessures le lui permettaient, affronta les pupilles embrasées de Vroxhan et pria pour qu’il tienne sa promesse de ne pas lui imputer les déclarations de l’ennemi. « Fort bien, finit par déclarer le haut dignitaire d’une voix glaciale. Je remarque, Ortak, que vous n’avez pas encore décrit les fameux “anges”. » Le haut capitaine n’osa pas répondre, et son vis-à-vis lui jeta un fin sourire des plus menaçants. « Je sais que vous les avez vus, alors parlez-nous-en. — Je les ai certes aperçus, mais je reste incapable de définir leur vraie nature. — Décrivez-nous leur apparence, dans ce cas, cracha Surmal. — Ils arborent des traits féminins. Il y en a deux : “Harriet” et “Sandy”. » L’agitation gagna à nouveau les rangs du Cercle à l’énoncé de ces noms saugrenus. Mais à présent qu’il avait commencé, Ortak décida de poursuivre envers et contre tout. « La dénommée Sandy est la plus petite des deux et porte les cheveux courts. À ce que j’ai entendu, c’est elle qui a mis en déroute les premières unités de la garde envoyées pour anéantir les hérétiques. À première vue, le seigneur Sean et elle seraient les vrais chefs de guerre de nos adversaires. La dénommée Harriet est plus grande que la plupart de nos hommes, et – pardonnez-moi, Votre Grâce, mais vous me l’avez demandé – d’une très grande beauté malgré son cache-œil. À en croire l’ennemi, c’est elle qui a été blessée et capturée par les habitants de Cragsend. Et c’est Sandy qui a mené l’assaut des démons destiné à sauver leur camarade prisonnière. — Et vous ont-elles dit qu’elles étaient les envoyées de Dieu ? demanda l’inquisiteur. — Non. — Pardon ? » Vroxhan bondit sur ses pieds et fixa le haut capitaine. « Je vous avertis, Ortak, nous disposons de messages écrits où le traître Stomald en personne affirme qu’elles le sont ! — J’en suis conscient, Votre Sainteté (les lèvres du pauvre homme étaient sèches comme la poussière, mais il parvint à garder une voix calme), mais l’évêque Surmal m’a demandé ce que les créatures en pensent. Je n’ai guère eu l’occasion de m’entretenir avec elles, mais les fidèles eux-mêmes s’étonnent de leur obstination à ne pas s’entendre appeler “anges”. Les hérétiques le font quand même, mais seulement entre eux, jamais en présence des prétendus anges. — Mais… » Corada secoua la tête puis continua d’un ton presque plaintif. « Nos rapports indiquent qu’elles portent la tenue sacrée en permanence ! Pourquoi y consentiraient-elles si elles ne proclament pas leur nature divine ? Et pourquoi même des infidèles suivraient-ils des femmes qui revendiquent un statut de simples mortelles tout en profanant l’habit ? Que nous veulent ces insensés ? » Bien qu’effrayé, le militaire profita de l’ouverture. « J’ignore pourquoi elles revêtent ces habits et la raison de la fidélité que leur témoignent les impies, mais le seigneur Sean m’a confié qu’ils ne cherchent qu’à se défendre. Ses compagnons et lui-même n’auraient volé au secours des Malagoriens qu’à cause de la guerre sainte que notre mère l’Église leur avait déclarée. — Mensonges ! tonna Surmal. Nous sommes l’Église, les bergers choisis par le Seigneur pour protéger son peuple ! Lorsque l’hérésie vient frapper à nos portes, nous devons attaquer le mal à la racine, l’éradiquer de fond en comble de peur que l’ensemble du troupeau du Tout-Puissant ne souffre d’empoisonnement et que ses âmes ne s’en trouvent damnées à tout jamais ! Celui qui nous défie sur ce terrain-là défie Dieu en personne, et, quoi que prétende ce “seigneur Sean”, lui et les siens sont forcément des démons envoyés pour nous détruire ! — Votre Grâce, lâcha Ortak à mi-voix, je n’ai pas été appelé à rejoindre le clergé, mais à servir Dieu en qualité de guerrier, en accord avec les commandements du Temple. J’ai peut-être failli dans cette tâche, malgré tous mes efforts, mais je ne connais que le métier de soldat. Je ne vous communique pas mes convictions, mais les paroles prononcées par le seigneur Sean. Savoir s’il a menti ou non – et, le cas échéant, déterminer en quoi il nous a bernés – relève de votre jugement, pas du mien. Je m’efforce de répondre à vos questions du mieux que je peux, voilà tout. » Vroxhan leva une main pour couper court à une nouvelle protestation empreinte de colère de la part de son évêque. Il baissa les paupières pour réfléchir, et les discussions cessèrent pendant plus d’une minute. Puis il s’éclaircit enfin la voix. « D’accord, Ortak, parlez-nous en tant que “soldat”, alors : en votre âme et conscience, que vaut ce seigneur Sean dans le domaine militaire ? » Le haut capitaine releva les yeux vers le prélat, qui fronça les sourcils en signe de surprise quand son subordonné, à grand-peine et avec beaucoup de lenteur, se mit à genoux. Le haut capitaine Marhn brava le courroux de l’assemblée de religieux en prêtant main-forte à son commandant blessé. Et pas une seconde celui-ci ne quitta le grand prêtre des yeux. « Votre Sainteté, qu’il soit un hérétique ou non, qu’il s’agisse d’un adorateur de démons ou d’un rejeton de ces créatures maléfiques, croyez-moi : pas une seule fois en cent générations Pardal n’a connu un capitaine de guerre de cette trempe. Quelles que soient ses origines et les sources de son savoir, il est passé maître dans son art, et les soldats qu’il commande le suivraient n’importe où et s’attaqueraient sous ses ordres à n’importe quel ennemi. — Même à Dieu ? — Peu importe l’adversaire, confirma le mutilé avant de fermer les yeux. Monseigneur, je perdrai bientôt la vie si vous en décidez ainsi. J’ai donné le meilleur de moi-même au Tout-Puissant et au Temple, mais je ne cherche nullement à excuser mon échec ni à sauver ma vie lorsque je vous dis qu’aucun capitaine de la garde n’égale cet homme. Son armée se révèle bien plus réduite que nous ne le croyions, mais, sur le champ de bataille, pas un seul de nos commandants n’a remporté de victoire contre lui. En tant que soldat, je ne connais guère que le domaine martial, mais je le connais bien. Disposez de moi comme vous l’entendrez, Votre Sainteté, mais, pour l’amour de la sainte Église et de la Foi, je vous prie de tenir compte de mon avertissement : ne prenez pas cet individu à la légère. Même si toutes les troupes des deux Hylars, de l’Herdana et de l’Ishar se rassemblaient en un seul endroit, il remporterait sans doute la victoire. Je ne sais pas qui il est au juste mais, en tant que capitaine, il n’a pas son égal sur les trois continents. » Il baissa la tête et le silence s’abattit sur la salle comme une onde de choc. « L’ennemi porte enfin un nom et un visage », lâcha Vroxhan avec douceur. Le cercle des dignitaires s’était retiré dans la chambre du conseil, accompagné seulement de Surak. « Ce qui ne nous avance guère ! rétorqua Corada avec véhémence. Si Ortak voit juste… — Il ne voit pas juste ! l’interrompit Surmal avant de se tourner vers le grand prêtre. Je réclame cet homme pour la sainte inquisition, Votre Sainteté ! Indépendamment de ses autres torts, il a sombré dans la damnation par le respect qu’il témoigne à ce démon. Pour son propre salut et celui de l’Église, il doit répondre de son attitude devant les inquisiteurs ! » Le haut militaire montra des signes d’agitation, et le souverain pontife le toisa avant de lui demander d’un ton peu prometteur : « Vous n’êtes pas d’accord, seigneur maréchal ? — Je suis au service du Temple, Votre Sainteté. Si le Cercle juge qu’Ortak doit payer, alors il paiera, mais je vous suggère de peser ses mots avec le plus grand soin avant de prendre une décision. — Vous partagez son avis ? » Le responsable de la dîme en eut le souffle coupé, mais le maréchal secoua la tête. « Je n’ai pas dit ça, Votre Grâce, j’ai seulement conseillé de bien considérer ses paroles. Qu’il ait tort ou raison, il s’agit de l’officier le plus expérimenté à avoir rencontré les adorateurs de démons et à être encore en vie. De plus, il leur a parlé. Peut-être cet échange a-t-il corrompu son âme et provoqué sa damnation, mais son compte rendu constitue notre seule source d’informations de première main à propos des dirigeants ennemis. Enfin (il toisa Surmal), avec tout le respect que je vous dois, Votre Grâce, son châtiment n’invalidera pas les éventuelles vérités qu’il a pu proférer. — Les vérités ? Quelles vérités ? demanda Vroxhan avant que l’inquisiteur ne réagisse. — Le fait, par exemple, que l’adversaire a vaincu chacune des armées que nous lui avons envoyées… et qu’il ne nous reste plus aucune troupe à détacher. » Un silence de mort s’installa, et il poursuivit d’une voix sombre et sévère : « Je dispose de quarante mille gardes pour protéger la cité elle-même. À part eux, il y a moins de dix mille de nos hommes dans l’ensemble du territoire oriental de l’Hylar septentrional. Les seigneurs séculiers du Nord ont été terrassés – “pulvérisés” serait plus juste – de la même façon que Rokas et Ortak, et la majorité des effectifs laïques du Telis, de l’Eswyn et du Tarnahk également. Nous avons cinquante mille gardes à l’ouest de la trouée du Thirgan et soixante-dix mille de plus dans l’Hylar méridional, mais ils ne peuvent nous rejoindre que par bateau, et il faudra compter de nombreuses pentajournées pour acheminer une fraction considérable de ces forces. Les armées séculières encore disponibles dans les principautés de l’Est ne comptent au total pas plus de soixante mille soldats. Ajoutées à mes troupes de protection amassées à l’intérieur du Temple, elles représentent tout ce que je peux opposer aux brigades hérétiques. De plus, tous les officiers revenus du front en compagnie d’Ortak s’accordent sur un point : le contingent ennemi est bien plus restreint que nous ne l’avions estimé dans un premier temps, mais chacun de ses éléments porte un fusil rayé doté d’une meilleure cadence de tir qu’un joharn – alors qu’en temps normal, cette arme est plus lente que ses équivalents à canon lisse. » Le maréchal marqua une pause, et le grand prêtre en profita pour l’interroger à nouveau : « Ce qui signifie ? — Ce qui signifie, Votre Sainteté, que je ne suis pas en mesure d’arrêter les Malagoriens », admit Surak d’une voix rocailleuse. Les membres du haut clergé l’observèrent, horrifiés, et il redressa les épaules. « Messeigneurs, je suis votre commandant en chef. Il est de ma responsabilité devant Dieu de vous dire la vérité, or la voici : d’une façon ou d’une autre – je ne prétends pas savoir comment –, ce “seigneur Sean” a mis sur pied une armée capable d’annihiler n’importe quelle force militaire pardalienne. — Mais nous sommes les guerriers du Seigneur ! hurla Corada. Il ne les laissera pas nous vaincre ! — C’est pourtant ce qu’il a fait jusqu’ici, Votre Grâce. Je ne puis déterminer ses raisons, mais nier les faits équivaudrait de ma part à violer mon serment de servir le Tout-Puissant et le Temple au mieux de mes capacités. J’ai cherché une réponse, messeigneurs. Par la prière, par la méditation, dans mes salles de consultation des cartes ou bien encore avec mes officiers, mais je n’ai rien trouvé. À l’heure actuelle, les hérétiques se trouvent à moins de trois pentajournées de marche d’ici, et ils ont détruit les dernières armées qui leur barraient la route. Si vous me l’ordonnez, je rassemblerai jusqu’au dernier homme de la cité ainsi que tous ceux que les milices séculières restantes seront en mesure de m’envoyer, puis je partirai combattre les impies. Le cas échéant, je vous assure que mes soldats et mes officiers feront tout ce qui est en leur pouvoir de simples mortels pour gagner. Mais je dois vous annoncer que nos effectifs sont peut-être plus réduits que ceux de l’adversaire, et je crains une défaite totale pour notre camp à moins que Dieu lui-même n’intervienne. — Il interviendra ! Il interviendra ! » cria le préposé à la dîme avec désespoir. Sans mot dire, le seigneur maréchal dévisagea Vroxhan, qui serra les poings sous la table. Il percevait à plein nez le vent de panique soulevé par les propos de Surak et, malgré sa propre peur, il savait que l’homme ne mentait pas. Pourquoi ? Pourquoi Dieu laissait-il une telle calamité se produire ? La question tourna en boucle dans son esprit, mais le Tout-Puissant ne formula aucune réponse. Le mutisme ambiant que l’explosion de colère de Corada avait laissé dans son sillage torturait ses nerfs comme le chevalet d’un inquisiteur. « Êtes-vous en train de nous dire, seigneur maréchal, lâcha-t-il avec une maîtrise calculée dans la voix, que le Temple de Dieu n’a d’autre choix que de se livrer aux puissances de l’enfer ? » Le haut militaire fut pris d’un léger tressaillement, mais ses pupilles restèrent de marbre. « Je dis, Votre Sainteté, que, vu les forces dont je dispose, mes hommes et moi-même devrons nous contenter de périr en défendant la Foi, comme nos vœux d’allégeance l’exigent. Nous les honorerons si c’est la seule issue envisageable, mais je vous conjure, messeigneurs, de sonder vos cœurs et de prier pour la lumière, car, quelle que soit la réponse que le Seigneur attend de nous, je ne crois pas que celle-ci se trouve sur le champ de bataille. — Et si… et si nous acceptions l’invitation des hérétiques à parlementer ? » proposa Frenaur d’un ton hésitant. Les dignitaires se tournèrent vers lui comme un seul homme, l’air consterné, mais l’évêque de la principauté déchue affronta leur regard avec une fermeté qu’il n’affichait plus depuis le massacre de Yorville. « Je ne dis pas qu’il faut accepter leurs conditions, mais le seigneur maréchal nous assure que son armée est trop faible pour terrasser l’ennemi au combat. Si nous feignions de vouloir négocier avec eux, ne pourrions-nous pas demander un cessez-le-feu ? À tout le moins, cela nous ferait gagner de précieuses journées : nos troupes postées à l’ouest de l’Hylar septentrional ainsi que dans nos autres royaumes auraient le temps de nous rejoindre ! — Vous voulez négocier avec les puissances de l’enfer ? » s’exclama Surmal, mais, à la surprise du grand prêtre, le vieux Corada se redressa dans sa chaise avec des yeux soudain emplis d’espoir. « Nos âmes s’en trouveraient… » Le responsable de l’impôt ecclésiastique leva une main pour couper court à l’intervention intempestive de son homologue. « Attendez, mon frère. Peut-être Frenaur n’a-t-il pas tort. » Le Grand Inquisiteur le regarda, bouche bée. « Dieu connaît le péril auquel nous sommes confrontés, poursuivit l’évêque. Ne pensez-vous pas qu’Il attend de nous que nous tentions l’impossible pour le contrer, même s’il s’agit de faire semblant de traiter avec des démons ? De temporiser en vue de mieux les balayer ? — Votre Grâce, intervint Surak avec douceur, je doute que les hérétiques tombent dans le piège. Quelle que soit la source de leurs informations, elles sont d’une précision redoutable. Ils sauraient aussitôt que nous organisons des renforts et agiraient avant que nous n’ayons terminé. Et surtout – pardonnez-moi de me répéter, messeigneurs –, même si nous regroupions l’ensemble de nos forces, je crains que les dissidents ne parviennent malgré tout à nous terrasser sur le champ de bataille. — Attendez, attendez, seigneur maréchal, murmura le prélat suprême tandis que son cerveau fonctionnait à plein régime. C’est peut-être ça, la réponse de Dieu à nos prières, dit-il lentement, la mine absorbée, puis son regard redevint net et il dévisagea Surak. Vous certifiez que nous ne pouvons pas battre ce “seigneur Sean” dans le cadre d’un affrontement armé, seigneur maréchal, n’est-ce pas ? — En effet, Votre Sainteté. — Alors la solution consiste peut-être à ne pas le rencontrer sur ce terrain-là », conclut Vroxhan tout bas, un sourire glacial figé sur son visage. CHAPITRE TRENTE-SIX « Ça me paraît trop beau pour être vrai. » Sandy faisait les cent pas sous la tente de commandement, les mains dans le dos et le visage inquiet. « Pourquoi ? demanda Tamman. Parce que c’est ce que nous leur demandons depuis des semaines ? — Non. Parce qu’une telle attitude ne correspond en rien à leur attitude depuis le début du conflit ! — Peut-être, ma dame, opina Stomald, mais elle cadre avec les instructions qu’ils ont envoyées à leurs commandants. Il se pourrait que les messagers du seigneur Sean aient fini par convaincre Vroxhan d’entendre raison. — Hum », grogna-t-elle d’un air triste, et le prince se laissa retomber dans sa chaise de camp. Il partageait sa méfiance, mais le vicaire avait raison : les drones avaient intercepté les communications de l’ennemi, et les autorités du Temple avaient bel et bien ordonné à l’ensemble de leurs haut gradés de rester immobiles jusqu’à nouvel avis. Dans les faits, le seigneur maréchal Surak avait gelé toutes ses troupes placées à l’extérieur de l’Aris même. Tout l’inverse de ses efforts entrepris jusqu’ici pour expédier au front jusqu’au dernier soldat disponible. Sean déplia son long bras pour saisir la lettre enluminée posée sur la table – une missive en provenance de la cité puis il la brandit et la relut avec attention. « Je suis d’accord avec Stomald et Tam. Ils me semblent sincères, et tous les faits observés à ce jour indiquent qu’ils sont de bonne foi. — Peut-être, mais je te rappelle que nos yeux ne voient pas tout », rétorqua sa compagne. Elle porta son regard vers Tibold, la seule personne présente qui ignorait la vérité à propos de leur origine – ainsi que la raison pour laquelle ils ne pouvaient espionner le Temple directement –, et le prince acquiesça sans joie. Pourtant, bon sang, tout semblait coller, et il en avait plus qu’assez de massacrer des armées de pions ! « Tibold ? Vous êtes le seul parmi nous à avoir vécu dans la cité et vu le haut commandement de la garde de ses propres yeux. Qu’en pensez-vous ? — Je ne sais pas, mon seigneur, répondit le vétéran avec franchise. Tout comme dame Sandy, je ne peux m’empêcher de penser que c’est trop beau pour être vrai. Cependant, ils ont suivi le protocole à la règle : promesse de non-agression, mise à disposition d’un lot d’otages pour assurer la sécurité de nos négociateurs et, surtout, l’accord pour que notre armée en son entier avance jusqu’à leurs murs ! — Et alors ? demanda Sandy. Quoi de plus normal ? Nous avons certes prouvé notre capacité à fouler n’importe quel territoire de notre choix et à vaincre chacune de leurs armées, mais ils savent que nous ne possédons pas d’infrastructure de siège. Le risque que nous franchissions les murailles de la ville reste minime, alors pourquoi ne pas nous inviter à poursuivre notre progression s’ils se voient de toute façon dans l’incapacité de l’arrêter ? Un excellent moyen de susciter une confiance excessive de notre part ! — Et les otages ? intervint Harriet. Ils proposent de nous livrer un tiers des officiers les plus haut gradés de la garde, une centaine de prêtres de premier plan, vingt évêques ainsi qu’un membre du Cercle en personne ! Y consentiraient-ils s’ils voulaient nous duper ? De plus, n’est-il pas normal qu’ils tentent au moins de déterminer nos intentions ? — Voilà plusieurs mois qu’ils auraient pu nous interroger à ce sujet, non ? répliqua Sandy. — En effet, dit Sean. D’un autre côté, en ce temps-là, ils pensaient nous écraser sans peine, ce qui n’est plus le cas maintenant. » Il secoua la tête. « La situation a trop évolué pour affirmer quoi que ce soit avec certitude, Sandy… nous savons juste qu’ils ont finalement accepté d’ouvrir les discussions. — Je n’aime pas ça. Je n’aime pas ça du tout. Notamment le fait qu’ils n’ont pas demandé la présence de Stomald mais qu’ils ont exigé celle de Tamman et la tienne. » Elle le foudroya du regard. « S’ils vous tuent, ils décapitent l’armée des anges par la même occasion, ajouta-t-elle en anglais, et le prince secoua une nouvelle fois la tête. — À ce stade, Harriet et toi seriez capable de diriger nos troupes aussi bien que Tam et moi, déclara-t-il dans la même langue. — Sans doute, mais l’ennemi, lui, connaît-il ce détail ? » Sean s’apprêtait à répondre, mais il se ravisa, l’air résigné. Stomald, prudent, en profita pour se glisser dans la conversation. « Je comprends votre inquiétude, ma dame, mais je dois être l’homme qu’ils haïssent le plus au monde. S’il y a bien une personne qu’ils feraient n’importe quoi pour maintenir à distance du Temple, c’est bien moi. Ne vous y trompez pas. Les seigneurs Sean et Tamman sont nos capitaines de guerre : si – comme leur formulation semble l’indiquer – les dignitaires préfèrent s’en tenir au strict domaine militaire dans le cadre des pourparlers, et laisser pour l’instant en suspens d’éventuelles questions doctrinales, alors mon exclusion me paraît tout à fait logique. — Le père Stomald dit vrai, ma dame, renchérit Tibold. De surcroît, ils se montrent prêts à prouver leur bonne foi en jurant sur Dieu et leurs âmes que leurs intentions sont limpides. Nul membre du clergé ne saurait prendre un tel vœu à la légère. » Sandy secoua la tête, peu satisfaite, et reprit sa déambulation sur un rythme plus soutenu. Au bout d’un moment, elle s’effondra dans un siège et se frotta les tempes, la mine épuisée. « Je n’aime pas ça, répéta-t-elle. Tout semble parfait, et il existe une réponse logique – du moins plausible – à chacune de mes objections, mais ils sont devenus raisonnables trop vite, Sean. Je sais qu’ils préparent un mauvais coup. — C’est possible, dit-il avec douceur, mais nous n’avons pas le choix : il faut en avoir le cœur net. Jour après jour, nous tuons des milliers et des milliers de personnes, Sandy. S’il y a une chance de mettre un terme à cette hécatombe, je crois que nous devons la saisir. Par respect pour ces gens. » Pendant un instant, elle demeura assise, raide comme un piquet, puis ses épaules s’affaissèrent. « Tu as sans doute raison », laissa-t-elle tomber d’une voix grave et lasse. « Ils ont accepté, Votre Sainteté », annonça Surak. La nouvelle ne le réjouissait pas le moins du monde. Toutefois, Dieu avait choisi Vroxhan pour berger, et celui-ci se devait d’accomplir son devoir : terrasser les forces de l’enfer et préserver le pouvoir de la sainte Église. Et, quoique puisse en penser le haut militaire, aucune mesure prise en vue de défendre cette cause ne pouvait être erronée. Debout près de la fenêtre de la salle du conseil, le prélat regardait au loin. Un vol de talmahk au plumage chatoyant dérivait avec paresse au-dessus des ruines maudites des Anciens, au-delà des murs de la cité. Il récita une prière silencieuse pour tous les martyrs de Dieu puis se retourna vers le commandant de la garde. « Très bien, seigneur maréchal, je vais de ce pas rédiger une réponse formelle et vous laisse vous occuper de tous les détails. — À vos ordres, Votre Sainteté. » Surak se pencha pour baiser l’ourlet de l’habit sacré du grand prêtre, puis il se retira. La ville que les Pardaliens nommaient le Temple offrait un spectacle impressionnant. L’armée des anges s’arrêta juste en deçà du rayon d’action des canons qui parsemaient les fortifications, derrière lesquelles s’élevaient les tours en ruine d’une ancienne agglomération impériale. Les moins imposantes de ces flèches tronquées mesuraient trois fois plus que les murs de la cité, et une structure isolée se détachait en son centre. La plupart des constructions étaient bâties en pierre du pays, ornées de détails exquis et embellies de fresques en mosaïque pour exalter la gloire de Dieu (et de son Église), mais le sanctuaire, lui, formait un bunker massif en béton céramisé d’un blanc étincelant dépourvu de décoration. Le bâtiment détonnait de plus belle au milieu des aiguilles et des minarets qui l’entouraient, mais il participait à une étrange harmonie, comme si le reste de l’acropole avait été planifié et construit en contraste avec lui, de façon à mieux le compléter. Sean se tenait en haut d’une petite colline tandis qu’on dressait la tente de commandement derrière lui. Sous des serpentins de poussière qui striaient le ciel bleu dégagé, les troupes préparaient le bivouac. Promesse de trêve ou pas, Tibold et lui préféraient ne prendre aucun risque, et chaque brigade maintenait un de ses régiments en alerte pendant que les deux autres rassemblaient les pioches et les pelles : d’ici la tombée de la nuit, les forces malagoriennes seraient protégées par des ouvrages de terre propres à emplir de fierté un général romain. De plus, l’impérial et ses soldats surpassaient de cinquante pour cent les effectifs de la garde placés en garnison dans l’enceinte de la ville. Quelles que soient les menaces possibles, un fait était certain : ses hommes ne seraient pas débordés par les événements en cas d’attaque surprise. Il fronça les sourcils et tira sur son nez, inspiré par une démangeaison mentale qu’il ne connaissait désormais que trop bien. Il n’était pas près d’admettre qu’il partageait en lui-même les inquiétudes de Sandy : s’il le lui avouait, elle serait capable d’inciter l’armée entière à faire demi-tour et à retourner vers le nord, c’est pourquoi il resterait muet comme une carpe. Cela dit, ces doutes constituaient une des raisons pour lesquelles il approuvait la volonté de ses montagnards de se retrancher au plus vite. Tout comme lui, ceux-ci espéraient avec ardeur que les combats cesseraient bel et bien, mais ils n’en demeuraient pas moins sur leurs gardes, et c’était tant mieux. Il soupira. Impossible d’envoyer des drones à l’intérieur du temple, et les batteries orbitales de Brashan ne fonctionnaient qu’en mode optique, de peur que des systèmes actifs n’enclenchent le processus de défense automatique. Quoi qu’il en soit, les instruments ne décelaient pas le moindre mouvement de troupes dans la région, conformément aux promesses de Vroxhan. Quant aux gardes qui se trouvaient dans la cité elle-même, ils ne semblaient occupés qu’à des tâches de routine ou des exercices. La ville donnait certes les signes d’un état d’alerte accru, nais ce phénomène était inévitable alors que le cantonnement des adorateurs de démons tant redoutés se dressait à deux pas de l’entrée nord du Temple. Vraiment, se répéta-t-il, à première vue tout marchait comme sur des roulettes. Les discussions ne mèneraient peut-être nulle part, mais au moins le Cercle exprimait son intention de négocier en toute bonne foi. Une opportunité inestimable, à ne rater sous aucun prétexte. Il tourna le dos aux murs. Les otages étaient attendus pour le lendemain matin, et il voulait encore parler à Tibold : il ne manquerait plus qu’une tête brûlée sabote tout en malmenant un de ces prisonniers temporaires ! Le grand prêtre se trouvait en haut des fortifications et regardait les feux des hérétiques briller dans la nuit. Il savait qu’ils disposaient d’effectifs moins étendus que cette galaxie de brasiers ne le suggérait, mais, malgré tout, son cœur se serrait à l’idée d’avoir permis à ces blasphémateurs de camper si près de la cité de Dieu ; et aussi, admit-il, à la pensée du prix à payer pour les anéantir à tout jamais selon son plan. Il entendit un frottement de pied contre le sol rocheux de l’enceinte et tourna la tête. Corada se tenait à ses côtés, le regard plongé dans la position ennemie, tandis que la brise nocturne ébouriffait sa frange de cheveux blancs. Son visage respirait un calme minéral que Vroxhan, lui, ne parvenait pas à garder. « Corada… » Le vieil homme secoua la tête avec sérénité. « Non, Votre Sainteté. Si c’est la volonté de Dieu que je meure à son service, qu’il en soit ainsi. J’ai eu une longue vie, et le risque est nécessaire. Nous le savons tous deux. » Le souverain pontife posa une main sur l’épaule de son préposé à la dîme et la lui serra, incapable de trouver les mots pour exprimer ses émotions. L’idée était venue de Corada lui-même, mais cela n’avait pas rendu sa décision à lui plus facile, et le courage de son aîné l’emplissait de honte. L’évêque lui sourit et tapota sa main avec délicatesse. « Nous avons parcouru un long chemin ensemble, vous et moi, Votre Sainteté. Je sais que vous me considérez parfois comme un vieux fanfaron qui parle beaucoup mais n’accomplit pas grand-chose… » Le haut prélat voulut protester, mais Corada reprit aussitôt : « Allons, Votre Sainteté ! Ne dites pas le contraire. Je pensais la même chose du vieil évêque Kithmar lorsque j’avais votre âge. Et, à vrai dire, je crois qu’à certains égards vous avez raison à mon propos. Notre caractère évolue ainsi avec l’âge, on dirait. Toutefois (il porta son regard au loin vers la constellation de feux de camp), de temps à autre, les dinosaures gâteux comme moi y voient un peu plus clair que ceux qui ont encore la vie devant eux, c’est pourquoi je voulais aborder un sujet avec vous avant de… eh bien… » Il haussa les épaules. « Oui ? » dit Vroxhan, que sa voix enrouée étonna lui-même. Son interlocuteur soupira. « Voilà : peut-être ne faudrait-il pas négliger l’ensemble des propos tenus par les adorateurs de démons. — Quoi ? » Le chef suprême du Temple toisa son compagnon d’un air choqué. Lui, le plus ardent défenseur de la Foi au sein du Cercle après le Grand Inquisiteur Surmal ! « Bien sûr, je ne fais pas référence à tout ce fatras d’inepties à propos des “anges” ! Mais la motivation même qui leur a permis d’arriver jusqu’ici forme une pépite de vérité au milieu de leurs mensonges. Nous servons Dieu, aucun doute là-dessus – si ce n’était pas le cas, sa Voix ne tarderait pas à nous l’annoncer –, mais il n’empêche que la sainte Église s’est trop éloignée de son troupeau. Stomald est un ignoble traître hérétique, mais ses boniments n’auraient jamais trouvé d’audience si le peuple de l’ardal nous considérait vraiment comme ses bergers. Je sais que les Malagoriens se sont toujours montrés indociles, mais n’avez-vous jamais entendu les comptes rendus de leurs dénonciations ? Ils accusent le Temple, ses richesses, son pouvoir temporel et l’arrogance de ses prélats. » Il se tourna vers le grand prêtre d’un air solennel et plaça les deux mains sur ses épaules. « Des évêques qui ne rendent visite à leurs ouailles que deux fois par an, des temples décorés avec l’or arraché aux fidèles, des princes dont la souveraineté est assujettie au bon vouloir de l’Église… tout cela doit changer, ou la menace qui nous accable aujourd’hui perdurera. Notre institution doit se consacrer à regagner l’amour et la dévotion de ses enfants, faute de quoi, avec le temps, d’autres hérétiques se soulèveront. Et ce jour-là, nous ne perdrons pas seulement l’obédience de notre peuple, mais aussi les âmes de nos brebis. Je suis un vieillard, Votre Sainteté. Même sans les risques que je prendrai dès demain, les problèmes que je prédis ne surgiraient de toute façon pas avant ma mort, mais je vous le dis : nous avons sombré dans la corruption. Nous avons goûté à la puissance des princes, pas qu’à celle du clergé, et cette puissance détruira toutes les valeurs défendues par l’Église si nous la laissons opérer. Au plus profond de moi, j’en arrive à croire que le Tout-Puissant a permis aux impies de frôler le succès pour une bonne raison : nous avertir que le Cercle – et surtout le grand prêtre, c’est-à-dire vous-même – doit opérer des réformes en vue d’éviter de telles catastrophes à l’avenir. » Vroxhan dévisagea Corada, piqué au vif par son impitoyable sincérité, et il fut pris d’une immense affection pour lui. La pureté de sa foi était un spectacle merveilleux à contempler, mais, alors même que les larmes lui montaient aux yeux, le dignitaire suprême sut que son ami se trompait. L’autorité de l’Église équivalait à celle du Seigneur, acquise à la sueur de leur front après des siècles de combats. Revenir à l’époque où le pouvoir du glaive ne soutenait pas les décrets ecclésiastiques, c’était s’exposer à la folie des guerres du Schisme. C’était aussi permettre aux mensonges et aux hérésies surgies au sein des détachements de l’armée postés hors des murs du Temple de fleurir sans aucun contrôle. Non, le travail de Dieu était trop vital pour qu’on le confie à la naïveté des évêques bucoliques dont rêvait le vétéran fatigué. Mais le grand prêtre s’abstiendrait de le lui dire. Il ne pourrait jamais lui expliquer en quoi il se trompait, en quoi cette belle ambition n’était qu’une chimère et le resterait à tout jamais. Pas alors que le percepteur avait accepté son sort de si bon cœur pour préserver l’Église et la sainteté de la Foi. Voilà pourquoi, en lieu et place de ces dures vérités, il le gratifia d’un sourire et lui toucha la joue avec douceur. « Je prendrai le temps de méditer sur vos paroles, mon ami. Je ferai mon possible, je vous le promets. — Merci, Votre Sainteté. » Corada étreignit une dernière fois l’épaule du souverain pontife et leva la tête. Son nez se dilata alors qu’il inhalait une douce bouffée d’air frais, puis il relâcha sa prise, fit une courbette et disparut à pas lents dans l’obscurité. « Les voilà, murmura Sean à Tamman. — Oui. J’ai de la peine à croire que nous ayons réussi. » Les deux impériaux se tenaient côte à côte, flanqués de leurs principaux capitaines, et regardaient la colonne émerger des portes de la ville. Une vingtaine de dragons ouvraient la marche. En signe de non-agression, les joharns étaient fixés à leurs gaines – elles-mêmes accrochées aux selles – à l’aide d’élégants rubans écarlates. Venaient ensuite les fantassins, deux fois plus nombreux sous les bannières cramoisies de l’Église qui claquaient au vent. Suivaient enfin les officiers montés de la garde ainsi que les ecclésiastiques désignés par les autorités pour servir d’otages : cent prêtres et vingt évêques vêtus de leurs glorieux atours bleu doré qui encerclaient un palanquin réservé aux autorités. Sean fit un zoom avant via ses implants optiques pour mieux détailler la litière : Corada, quatrième dans la hiérarchie du cercle des dignitaires, y était installé au milieu d’une multitude de coussins. L’héritier lâcha un soupir de soulagement. La mise à disposition de cet homme, destinée à garantir la sécurité des négociateurs de l’armée des anges, avait constitué la preuve ultime de la sincérité des prélats. Voilà pourquoi il éprouvait un tel réconfort à sa vue. « En fin de compte, ils étaient sincères, transmit-il via sa com. — Nous verrons bien », déclara sa compagne d’un ton si maussade qu’il grimaça. Il désirait de tout son cœur qu’elle se trouve avec lui en ce moment ! Mais c’était impossible : les dirigeants de la cité n’avaient pas accepté de rencontrer les “anges”. À vrai dire, ils ne consentaient même pas à reconnaître leur existence. Par conséquent, Sandy et Harriet avaient quitté le campement dès l’aube. Il écarta ces pensées tandis que la tête du cortège arrivait à sa hauteur. Les gardes de l’escorte d’honneur recouraient à tout leur savoir-faire de professionnels pour dissimuler leur anxiété, mais leurs regards nerveux et agités les trahissaient. Le jeune prince ne les comprenait que trop bien : ils ne représentaient qu’un vulgaire habillage, un décor de circonstance pour rappeler l’importance des otages. Si le moindre incident se produisait, les ennemis qui pullulaient autour d’eux les écraseraient comme des mouches sans même en avoir l’air. Un officier aux cheveux blancs descendit de sa monture et se dirigea vers le comité d’accueil malagorien. Il portait un magnifique uniforme et arborait la chaîne en or massif représentative du grade de haut capitaine. À l’évidence, on lui avait décrit la personne à qui il devrait s’adresser, et le champion n’était pas difficile à repérer : il dépassait tous les Pardaliens qui l’encadraient. « Seigneur Sean. » Le militaire toucha son plastron en signe de révérence. « Je suis le haut capitaine Kerist, le second du seigneur maréchal Surak. — Bienvenue, haut capitaine Kerist », déclara le jeune homme, puis il fit à son tour le salut formel. Après un hochement de tête en direction des pavillons dressés à proximité, il poursuivit : « Comme vous le voyez, nous avons préparé des quartiers pour vous et le reste de nos visiteurs. » Ce choix terminologique provoqua une lueur d’amusement dans le regard glacial du haut gradé. « Vous pourrez vous y installer en attendant notre retour. L’endroit est confortable, mais n’hésitez pas à communiquer à l’un de mes aides tout besoin que nous aurions négligé. — Merci », lâcha Kerist. Il se tourna vers les membres de l’escorte et leur donna des ordres à mi-voix. Les prisonniers se mirent en marche vers les tentes. Le prince les regarda s’éloigner et résista à une légère tentation d’aller se présenter à Corada. En accord avec la décision du Cercle, la rencontre aurait lieu dans la chancellerie de l’Église plutôt qu’au sanctuaire, ce qui indiquait une volonté de restreindre l’événement à une affaire de soldats – du moins dans un premier temps –, et mieux valait donc ne pas risquer un malentendu. « Voici le capitaine Harkah, mon neveu, dit le commandant de la garde en désignant un officier beaucoup plus jeune que lui qui venait de poser pied à terre à ses côtés. Il vous guidera jusqu’au site des négociations. — Merci, capitaine. Dans ce cas, le seigneur Tamman et moi-même devrions tout de suite nous mettre en route. J’espère avoir la chance de continuer cette conversation à mon retour. — Comme Dieu le voudra, seigneur Sean », répondit poliment Kerist, et son hôte réprima un sourire. Ils échangèrent un nouveau salut, puis le Pardalien rejoignit les autres détenus. Un régiment entier de tirailleurs montait la garde autour du campement réservé aux captifs, à la fois en vue d’assurer leur intimité et pour les dissuader de commettre une action stupide. Sean regarda Tamman. « Allons-y, dit-il en anglais. — Que la Force soit avec nous ! » répondit son camarade dans la même langue. Le ton solennel fit sourire l’héritier malgré sa nervosité. Il s’adressa à Tibold : « J’aurais voulu que vous nous accompagniez, mais, vu que l’ami et moi serons absents, j’ai besoin de vous ici. — Je comprends, mon seigneur. » Le ton du vétéran était calme, mais ses yeux exprimaient une inquiétude paternelle face a son géant de commandant. « Soyez prudents. — Ne vous en faites pas. Quant à vous, restez sur vos gardes. — Comptez sur nous. — Bien. » Le prince serra la main à son ami puis grimpa sur son branahlk. Il aurait nettement préféré rencontrer les représentants du Temple dans un endroit neutre situé à distance d’un camp ou de l’autre, mais il n’en allait pas ainsi sur cette planète. Les dignitaires n’acceptaient de traiter avec les infidèles que dans les murs de la ville, conformément à la façon traditionnelle de mener des pourparlers sur Pardal. Pour montrer leur bonne volonté, les autorités avaient en partie contourné la coutume : d’une part, ils avaient admis que les deux champions soient flanqués d’une puissante unité de gardes du corps ; d’autre part, ils avaient fourni un lot d’otages pour garantir leur sécurité. Devant l’insistance de Tibold, Sean avait exigé le droit à un corps de protection aussi fourni que possible, c’est pourquoi une brigade entière accompagnerait les deux impériaux jusqu’à leur destination. Ni l’ex-capitaine de la garde ni lui-même n’espéraient que mille huit cents hommes changeraient beaucoup la donne si la situation s’envenimait, mais ces troupes suffiraient sans doute à dissuader tout fanatique tenté de s’opposer à la décision du Gouvernement d’entamer les discussions. Quant au reste de l’armée des anges, elle se maintenait sur le qui-vive, prête à prendre les armes au pied levé. Les Malagoriens ne l’avaient pas crié sur les toits, mais ils ne s’étaient guère souciés de le cacher non plus. À vrai dire, ils voulaient que la cité soit au courant de leur parfaite disposition au combat. Sean arrêta son destrier à côté de Tamman et du capitaine Harkah, puis il adressa un signe de tête à son haut capitaine Folmak. Le meunier devenu commandant et sa première brigade méritaient d’être présents en un moment si important. À cette pensée, les traits du Cragsendien s’épanouirent. « Prêts au départ, seigneur Sean ! aboya-t-il. — En avant ! » dit le prince, puis les cornemuses commencèrent de vrombir tandis que la colonne se mettait en marche. CHAPITRE TRENTE-SEPT Sean, Tamman et le capitaine Harkah suivaient l’avant-garde de la première brigade tandis que celle-ci empruntait l’avenue du Nord – une des quatre principales artères qui convergeaient au niveau du sanctuaire – en direction du sud. Le prince s’émerveillait devant la taille et la beauté de la cité. L’Église avait concentré des siècles de richesses et de création artistique pardaliennes dans les murs de sa métropole, et cela se voyait. Toutefois, malgré cette magnificence, le jeune homme percevait une arrogance sous-jacente dans ces spacieux bâtiments et ces larges rues. Ce n’était pas seulement une cité religieuse : c’était une capitale impériale. En tant que maîtresse absolue du monde, elle n’exaltait pas moins le pouvoir temporel que la gloire de Dieu. Cette grandiloquence le mettait mal à l’aise, et il se demanda si sa gêne provenait d’un pur sentiment de dégoût ou si elle trouvait également son origine dans une certitude : le Temple se transformerait en un piège redoutable si d’aventure le vent tournait. Il observa les piquiers qui jalonnaient la voie en guise de garde d’honneur. Ils ne formaient qu’un seul rang, trop dispersés pour représenter une quelconque menace, mais il remarqua les regards méfiants que leur jetaient les officiers de Folmak. Tibold avait insisté pour que les « bras droits » des négociateurs portent des armes chargées, et Sean ne s’y était pas opposé. Aurait-il dû ? Si l’un de ses soldats, croyant apercevoir un mouvement douteux, ouvrait le feu… Il grogna devant sa capacité à trouver des sujets d’inquiétude et se rappela que chaque membre de la brigade était un vétéran. Bien qu’en état d’alerte maximale, ses hommes ne commettraient pas la bévue de tirer sans en avoir reçu l’ordre – à moins bien sûr qu’un individu déchaîné ne se montre assez fou pour les attaquer. Il tourna la tête et sourit à Tamman, désireux de paraître aussi calme que son ami, puis il se força à se détendre. Le grand prêtre Vroxhan se tenait sur le toit de la chancellerie et regardait avec impatience vers le haut de l’avenue du Nord. Il avait choisi ce lieu pour les négociations parce qu’il se trouvait au sud de la plus grande place du Temple : la place des Martyrs. Un nom de circonstance qui, malgré sa tension, lui arracha un sourire ironique. La colonne des hérétiques apparut au loin, et les yeux sévères du prélat flamboyèrent de plus belle. Bientôt, songea-t-il. Bientôt. « Sean ! » Il tourna la tête d’un coup sec. Sandy venait de crier son nom, mais pas via la com… En personne ! Il pivota sur sa selle. Ses lèvres se tordirent en une expression où se mêlaient l’incrédulité et la furie : vêtue de l’armure complète des officiers, la menue silhouette fonçait vers lui au dos de son branahlk. « Bon sang ! mais qu’est-ce que tu… ? commença-t-il en anglais, puis il remarqua aussitôt la mine de sa compagne. — Sean, c’est un piège ! hurla-t-elle dans la même langue. — Quoi ? » Devant l’impétuosité du galop de l’impériale, les derniers soldats s’écartèrent de son chemin et la laissèrent rejoindre leur commandant. « Tes implants ne sont donc pas activés ? demanda-t-elle. — Bien sûr que non ! Si l’ordinateur venait à capter leur signature… — Nous n’avons plus le temps pour ce genre de détail ! déclenche-les… tout de suite ! » Il la dévisagea un moment avant de mettre ses senseurs intégrés en branle. Son visage pâlit lorsque ceux-ci détectèrent les blocs compacts de soldats armés qui s’approchaient de sa position le long des rues secondaires parallèles à l’artère principale. L’espace d’un terrible instant, son cerveau refusa de fonctionner. Ils se trouvaient déjà à dix kilomètres des portes du Temple, à mi-chemin du centre de la ville. S’il rebroussait chemin, les piquiers déferleraient sur eux à partir de chaque croisement et les tailleraient en pièces. Mais s’il ne se repliait pas… Il se secoua et ses pensées fusèrent à nouveau dans son esprit à la vitesse de l’éclair. Ses hommes avançaient encore, ignorants du piège dans lequel il les avait précipités. Quant aux formations de la garde, elles continuaient elles aussi de marcher dans leur direction. La brigade était presque arrivée à une immense place pavée – elle mesurait plus d’un kilomètre et demi de large, et le prince distinguait les grandes fontaines qui occupaient son centre et clapotaient gaiement sous les rayons du soleil –, et l’intention des autorités était évidente : une fois les Malagoriens parvenus dans la zone ouverte, l’ennemi surgirait de partout et les écraserait. En revanche, il n’y avait pas d’attaquants derrière eux, et donc, si la garde voulait donner l’assaut… « Préviens Harriet et Stomald ! ordonna-t-il, puis il se retourna à nouveau sur sa selle. Folmak ! — Oui, mon seigneur ? » Le meunier semblait perplexe. Il ne comprenait pas l’anglais, mais le ton employé par l’ange et le champion ne trompait pas, c’est pourquoi son instinct de guerrier s’était aussitôt mis au garde-à-vous. « C’est une embuscade. Ils vont nous tomber dessus lorsque nous aurons atteint la place située un peu plus loin. » Le haut capitaine blêmit, mais Sean poursuivit, pressé par la situation : « Impossible de revenir sur nos pas. Notre seule chance consiste à continuer sur notre lancée en espérant qu’ils ne devinent pas nos intentions. Allez prévenir les autres en arrière. Nos agresseurs sont encore à quelques rues d’ici, et ils s’efforcent de demeurer invisibles. Ils ne s’approcheront sans doute pas tant que le gros de notre colonne n’aura pas gagné la place. Voici donc ce que nous allons faire… » « Un piège ? » Tibold Rarikson fixa l’ange Harriet, horrifié. Elle ne pouvait pas être sérieuse ! Néanmoins, son visage tendu et la peur contenue dans son œil unique lui indiquaient que si. Il la dévisagea encore un moment puis tourna les talons et se mit à appeler ses officiers en hurlant. Vroxhan se fendit d’un sourire triomphant lorsque les hérétiques commencèrent d’entrer sur la place. Il vit les premiers gardes se mettre en position. D’autres troupes, invisibles pour lui de sa position, avaient bouclé l’avenue du Nord bien en amont des adorateurs de démons. Ainsi donc ce seigneur Sean « n’a pas son égal en tant que capitaine de guerre », hein ? Le souverain pontife éclata de rire au souvenir de l’avertissement larmoyant d’Ortak. Si les infidèles croient les « seigneurs Sean et Tamman” » invincibles, ils vont bientôt changer d’avis ! Nous verrons comment évoluera leur moral quand nous enchaînerons leurs maudits « champions des anges » et les traînerons devant la sainte inquisition ! Son expression se fit cruelle tandis que l’ennemi continuait de déferler sur la place. D’ici quelques minutes, les commandants sélectionnés par le seigneur maréchal Surak sonneraient la charge et… Son sourire disparut. Les hérétiques n’avançaient plus ! Ils… Que faisaient-ils au juste ? « Formez le carré ! Formez le carré ! » Le sous-capitaine Harkah se retourna, perplexe, lorsque la voix amplifiée de Sean résonna derrière lui. Puis de nombreux coups de sifflet retentirent à leur tour. Deux des compagnies du bataillon de tête – discrètement averties à l’avance par leurs officiers – se séparèrent aussitôt ; les soldats de l’une se tournèrent vers la gauche, les autres vers la droite, puis les deux formations s’éloignèrent peu à peu l’une de l’autre. Le reste du régiment avança de quelque cinquante mètres puis se dispersa en un front de tir de deux rangs d’épaisseur, qui s’allongeait à mesure que croissait l’espace entre les deux premières compagnies. Le tout ne constituait pas un carré à proprement parler – plutôt un rectangle creux à trois bords, dont les deux côtés courts venaient ficher leurs extrémités libres dans la face nord de la place des Martyrs. La formation grandissait à vue d’œil tandis que les fantassins de Folmak jaillissaient de l’avenue au pas redoublé et se mettaient en place. « Seigneur Sean ! cria Harkah. Qu’êtes-vous en train de… ? Il s’interrompit à la vue du pistolet que Sean venait de braquer sur lui à quinze centimètres de son visage. « D’ici dix minutes, déclara le prince d’une voix implacable, la garde du Temple va nous attaquer. Et vous voulez me faire croire que vous n’en saviez rien ? — Vous attaquer ? lâcha l’homme, incrédule. Vous êtes complètement fou ! Le grand prêtre Vroxhan en personne a juré d’accueillir votre délégation de manière pacifique ! — Vraiment ? » La gueule du canon se déplaça. « Et ça, ce sont ses négociateurs, peut-être ? » L’homme se retourna vers la direction indiquée et devint blanc comme neige en voyant l’avant-garde des premières compagnies de piquiers déboucher de tous les accès dégagés de la place : à l’est, à l’ouest et au sud. Des milliers de silhouettes qui chargeaient puis se plaçaient en formation de combat sous ses yeux ébahis. « Seigneur Sean, je… » Il déglutit. « Mon Dieu ! Les otages ! L’évêque Corada ! Oncle Kerist ! — Vous n’étiez donc pas au courant ? » Malgré sa colère, le prince fut tenté de croire que la surprise d’Harkah – ainsi que sa peur pour son oncle – étaient sincères. « C’est de la folie ! répondit le jeune homme. De la folie pure ! Même si l’assaut réussit, cela n’entamera en rien le reste de votre armée ! — Peut-être le grand prêtre Vroxhan ne partage-t-il pas votre avis. — Il ne peut s’agir d’un plan ourdi par Sa Sainteté ! Il a juré sur son âme de vous protéger comme son propre peuple ! — Il faut croire que quelqu’un n’a pas obéi à ses ordres », conclut Sean d’une voix dure avant d’adresser un signe de la tête à l’un des aides de camp de Folmak. Le Malagorien appelé trotta jusqu’au sous-capitaine, qui ne se retourna même pas pendant qu’on lui prenait ses pistolets ainsi que son épée. « Pour le moment, capitaine Harkah, j’accepte de croire que vous ignoriez tout de ce guet-apens, mais n’entreprenez rien qui me fasse changer d’avis ! » Le neveu de Kerist se contenta de le fixer d’un air nauséeux. Le prince impérial fit pivoter son branahlk et rejoignit au trot le centre du carré creux. Les effectifs ennemis, bien plus fournis que les siens, ne lui permettaient guère de prévoir des troupes de réserve : à part quelques escouades isolées détachées à l’arrière-garde pour couvrir les ruelles donnant sur la place, les trois régiments de la première brigade étaient en position de tir. Les soldats de la garde, eux, s’étaient immobilisés. Même de loin, il remarquait leur surprise devant la vitesse à laquelle l’adversaire s’était mis en formation. Il balaya ses pelotons du regard. « Très bien, mes amis ! Nous sommes dans la merde jusqu’au cou, et la seule façon de nous en sortir, c’est d’anéantir ces salopards devant nous ! Êtes-vous avec moi ? — Oui, seigneur Sean ! » La réponse, tonitruante et pleine de colère, explosa à ses oreilles. Il montra les dents, en proie à un sentiment de férocité. « Fixez les baïonnettes ! » Des cliquetis métalliques retentirent autour de lui, puis les lames étincelèrent dans la lumière du matin. « Attendez mon ordre avant de tirer ! » Il dégaina son épée. « En attendant, faites-moi sonner ces cornemuses ! » Le grand prêtre lâcha un juron de rage : la longue et vulnérable colonne des hérétiques venait soudain de se transformer en un carré compact hérissé de baïonnettes. La manœuvre lui semblait n’avoir duré qu’une seconde. Il avait assisté aux entraînements de la garde assez souvent pour apprécier l’extrême rapidité de réaction des infidèles. Il pesta à nouveau devant l’hésitation de ses commandants. Pourquoi ne chargeaient-ils pas ? Pourquoi ne fonçaient-ils pas sur l’adversaire avant que celui-ci ne finisse de s’organiser ? Ce fut alors qu’il perçut le gémissement de leurs maudites cornemuses. Il reconnut la mélodie sauvage et provocante d’un chant interdit depuis les guerres du Schisme. Un chant qui lui arracha une nouvelle exclamation intempestive – encore plus haineuse que les deux premières –, car il s’agissait de Malagor libre. « Les voilà ! hurla Sean quand les piquiers baissèrent leurs armes. Attendez mon signal ! » « Dieu le veut ! » braillèrent en chœur les soldats du Temple. Le cri de bataille de la garde, grave et profond, résonna tel un coup de tonnerre. La phalange bondit en avant en une immense colonne de quatre-vingts hommes de large et de cent de long. Plus encore qu’un marteau, c’était un bélier que rien ne pouvait arrêter, une tornade de pointes effilées lancée comme une trombe sur le front de l’opposant, une masse de huit mille silhouettes frénétiques portée par son propre élan. Une frayeur primordiale tenailla le ventre de Sean à l’idée – la certitude ! – qu’une telle furie ne pouvait être contenue. Elle briserait ses rangs, fracasserait son armée en sursis. Le jeune homme jeta un coup d’œil sur le côté, là où se trouvait Sandy, crispée et silencieuse sur sa monture. Il sentit son pouls qui s’emballait, l’eau de la fontaine qui éclaboussait ses joues, et son cœur se serra sous l’effet d’un terrible spasme d’angoisse à la pensée que sa bien-aimée mourrait peut-être. Mais il ne pouvait se permettre d’avoir peur, alors il refoula son appréhension. Son regard se fit plus dur et il reporta son attention sur la charge de l’ennemi. « Attention ! » Il leva la voix mais garda un ton posé, comme s’il était en train de bavarder. « Laissons-les s’approcher encore un petit peu. Encore un peu. Encore un peu ! Encore… » Son cerveau ronronna comme un ordinateur lorsque la distance se réduisit à deux cents mètres. Il se leva sur ses étriers et abattit son épée. « Par pelotons : tirez ! » Une redoutable secousse fit trembler le Temple, et un voile de fumée étouffa l’air du matin. La première brigade comprenait mille six cents hommes – quatre-vingts sections au total – disposés en un front de quatre cents mètres de long et de deux rangs de profondeur. D’habitude, les tireurs malagoriens rechargeaient leurs fusils en dix-sept secondes standard, mais c’était la performance minimale exigée à l’entraînement par les sergents : un soldat expérimenté pouvait exécuter le geste plus vite si les conditions climatiques et le niveau de motivation étaient bons. Ce jour-là, il ne fallut que douze secondes aux vétérans de Folmak pour effectuer l’opération. Les coups de feu commencèrent à l’extrémité gauche de la ligne et se poursuivirent sur toute sa longueur tel le courroux de Dieu. Chaque section lâchait une salve sur les talons de sa voisine de gauche par rapport à l’adversaire. Lorsque la vague de rafales atteignait la fin du peloton, les tirailleurs du bout opposé avaient déjà rechargé, et le ballet meurtrier reprenait aussitôt. À chaque seconde, c’étaient cent vingt coups qui partaient en même temps, et la cible – c’est-à-dire l’avant de la formation ennemie – n’était composée que de quatre-vingts hommes. Seules des troupes surentraînées et fortes d’une discipline de fer auraient réussi un tel exploit. Mais, après tout, il s’agissait de la « vieille brigade » : elle était formée et organisée à merveille. Aux quatre coins du site de la bataille, on n’entendait que le tonnerre des canons rayés, pas même le chant des cornemuses ni les hurlements des gardes, dont les rangs s’effondraient les uns après les autres tandis que des tas de silhouettes enchevêtrées se tordaient à même le sol. Vu leurs importants effectifs, les piquiers n’en finissaient pas d’arriver, mais les bordées destructrices tombaient sur eux comme un interminable roulement de tambour. Un ouragan de langues de feu avalait les guerriers de la cité, qui n’avaient jamais rien vu de pareil. La densité et la régularité des tirs maintenaient sur eux une pression indescriptible, et bientôt leur charge s’en trouva démantelée, transformée en un tapis confus d’individus paniqués et de cadavres. Le fracas des armes parvint aux oreilles du haut capitaine Kerist, qui leva la tête d’un coup sec. Les sons étaient étouffés en raison de la distance, mais il avait assez fréquenté les champs de bataille pour savoir de quoi il s’agissait. Il bondit de sa chaise de camp, laissant tomber son verre de vin, et se retourna pour contempler avec horreur les murs du Temple. Il regardait encore dans cette direction quand un autre bruit, provenant d’une source située plus bas mais aussi plus près, ramena son attention à son environnement immédiat. Il pâlit. Le cliquetis entendu n’était autre que celui de fusils qu’on armait. Un régiment entier d’hérétiques venait d’apparaître en un éclair, comme surgi du sol, et il se retrouva en face d’une rangée de canons munis de baïonnettes. La garde d’honneur se figea, et la sueur perla sur le front du second de Surak. Les prêtres et les évêques restèrent sans voix, les yeux hagards. Quant aux autres officiers dispersés au milieu des otages, ils se tinrent tout aussi immobiles que Kerist. La tension, insupportable, se prolongea jusqu’à ce qu’un Malagorien fasse un pas en avant. « Jetez vos armes ! » Les membres de l’escorte hésitèrent, alors leur vis-à-vis gronda de plus belle : » Jetez vos armes ou vous mourrez ! » Le commandant du détachement tourna des yeux interrogateurs vers le haut capitaine, qui déglutit avant de déclarer : « Obéissez. » Il dévisagea les infidèles d’un air tendu tandis que ses hommes s’exécutaient. « Maintenant reculez, aboya l’officier ennemi, et les soldats de l’Église obtempérèrent. Ceux qui portent encore des lames ou des pistolets sont priés de s’avancer et de les déposer. À partir de cet instant, tout homme surpris en possession d’une arme sera exécuté sur-le-champ ! » Kerist redressa les épaules et s’approcha du Malagorien. Son épée était fixée à son fourreau en signe de non-hostilité. Il passa le baudrier par-dessus sa tête et se pencha pour le poser à côté des piques et des joharns déjà abandonnés. Enfin, il pivota et s’adressa à ses officiers. « Vous avez entendu l’ordre ! » Sa voix était aussi dure que celle de l’hérétique. Il remercia le Ciel en silence quand il vit que ses officiers imitaient son geste, évitant ainsi tout affrontement inutile. L’adorateur de démons attendit que tout leur attirail eût été remis, puis il haussa la voix à nouveau : « À présent, dirigez-vous vers le pavillon central ! » Les otages et leurs gardes désarmés se mirent en marche, trébuchant sous l’effet de la crainte et de la confusion. Seul l’oncle d’Harkah refusa de bouger, et les lèvres de l’officier ennemi se tordirent en un rictus dangereux. Il avança vers le haut capitaine, l’épée dans une main, le pistolet dans l’autre. « Peut-être ne m’avez-vous pas bien entendu, lâcha-t-il d’un ton glacial avant d’armer son fusil et de le braquer sur l’insoumis, pile entre les deux yeux. — J’ai très bien entendu et je compte obéir, dit le prisonnier aussi calmement que possible, mais j’aimerais connaître vos intentions. » Une lueur de respect traversa le regard du montagnard. Il baissa son arme, mais ses traits demeurèrent sévères et pleins de haine. « Nous n’allons rien vous faire pour le moment, mais si les seigneurs Sean et Tamman y laissent leur peau, vous paierez cette traîtrise de votre vie, jusqu’au dernier. — Capitaine (la voix calme du haut militaire du Temple couvrait les bruits lointains des mousquets), je vous jure que je ne suis au courant de rien. Le seigneur maréchal Surak m’a lui-même confirmé que vos émissaires ne couraient aucun danger. — Alors il vous a menti ! Maintenant, rejoignez les autres ! » Kerist soutint le regard de son interlocuteur encore un moment, tourna les talons puis, l’échine droite comme un manche à balai, rejoignit le groupe de captifs apeurés. Il se fraya un chemin à travers quelques religieux et se dirigea tout droit vers Corada. Il percevait la terreur tout autour du prélat, mais les yeux de celui-ci, eux, en étaient dépourvus. Ils n’exprimaient pas même une pointe d’appréhension, ce qui constituait en soi le plus inquiétant des présages. « Que se passe-t-il, Votre Grâce ? » Par son manque même de vitalité, le timbre monocorde exigeait une explication. Le préposé à la dîme sourit tristement. « Pardonnez-nous, Kerist, mais c’était nécessaire. — Sa Sainteté a menti ? » Le commandant ne parvenait – ni ne se résolvait – à croire que le berger du Tout-Puissant en personne s’était parjuré, condamnant par là même son âme, mais le vieil ecclésiastique hocha la tête. « Désormais, nous sommes tous entre les mains du Seigneur, mon fils. » Le tumulte assourdissant des fusils s’estompa pour faire place à un effroyable concert de cris et de lamentations, puis les derniers gardes reculèrent en chancelant. Les relents de fumée firent tousser Sean. Jamais il n’aurait cru réussir, mais la première brigade avait tenu le coup. Les piquiers les plus proches étaient entassés à moins de vingt mètres de sa ligne de front, mais aucun d’eux n’était parvenu à passer outre le terrible rideau de feu. Dieu merci, j’ai attentivement écouté oncle Hector le jour où il m’a expliqué comment les Britanniques avaient brisé les colonnes de Napoléon ! C’était la première fois qu’il essayait la tactique, et l’effet de surprise avait autant contribué à détruire la phalange ennemie que la puissance de feu déployée. La prochaine fois, la tâche ne sera pas aussi facile, mais… « Seigneur Sean ! » Il sursauta et tourna la tête : le capitaine Harkah s’approchait de lui. Il affichait un teint blafard devant le carnage, mais ses lèvres ne tremblaient pas. « Quoi ? demanda l’héritier sans cérémonie, son esprit déjà concentré sur la prochaine manœuvre à effectuer. — Cette embuscade ne peut être que l’œuvre d’un dément. Le seigneur maréchal Surak en personne a garanti à mon oncle que le seigneur Tamman et vous-même seriez en sécurité, et… — Capitaine ! Je n’ai pas le temps de faire la causette ! — Je… » Il ferma la mâchoire d’un coup sec. « Je comprends, seigneur Sean, mais la dernière mission que mon oncle m’a confiée était de vous escorter jusqu’à la chancellerie. Quoi qu’il arrive, ce sont là mes ordres : assurer votre protection. Voilà pourquoi vous devez savoir que la garde possède un parc d’artillerie à seulement dix pâtés de maisons dans cette direction. » Il indiqua l’est du doigt, et le prince haussa un sourcil en signe d’étonnement, car le Pardalien lui disait la vérité. Il le savait parce que les batteries de senseurs orbitales de Brashan avaient fort bien cartographié la ville. « Et alors ? demanda-t-il avec impatience. — Et alors, s’ils sortent les canons, même votre incroyable peloton de tir ne vous tirera pas d’affaire. Vous ne tiendrez pas longtemps ici, mon seigneur. Il faut partir tout de suite ! » Sean devint pensif. Aussi improbable que cela paraisse, le jeune homme était peut-être de bonne foi quand il clamait son ignorance. Et, au fond, ce n’était pas si surprenant : Kerist et Harkah – et par conséquent l’ensemble des otages – pouvaient bien avoir joué le rôle d’agneaux sacrificiels envoyés au massacre de façon à ce que lui-même, le chef des « hérétiques se jette dans la gueule du loup. Mais, quoi qu’il en soit, Harkah avait raison : en restant sur place, ses hommes résisteraient peut-être à des piquiers – tant que dureraient les munitions –, mais cet espace dégagé ferait d’eux une cible parfaite pour des obusiers. Une cible qui serait vite détruite. « Merci de l’avertissement », dit-il au capitaine d’un ton plus courtois, puis il lui fit signe de retourner d’où il venait et enclencha sa com. « Harriet ? — Sean ! Tu es vivant ! — Pour l’instant. — Beaucoup de dégâts ? — Nous sommes indemnes et n’avons perdu aucun homme, mais l’endroit est dangereux et nous devons décamper au plus vite. Es-tu en liaison avec Brashan ? — Oui ! — Comment se présente la situation à l’arrière de notre position ? — Plutôt mal, Sean, répondit le Narhani d’une voix sinistre. Pas moins de dix mille piquiers remplissent en ce moment l’espace qui vous sépare des portes de la ville. Vous n’arriverez jamais à passer à travers eux. » Le prince grogna tandis que son cerveau tournait à mille à l’heure. Brashan disait vrai : un combat de rue entraverait les mouvements de ses formations et l’empêcherait de déployer une puissance de feu assez conséquente pour percer un passage dans les forces ennemies. Dès lors, la situation se réduirait à une phalange de piquiers intacte confrontée à un peloton de fusils équipés de baïonnettes. Autant dire que ses soldats succomberaient comme des mouches dans une fournaise. Mais s’il ne pouvait rebrousser chemin ni garder sa position actuelle, quelle solution lui restait-il ? « Que fait Tibold, Harriet ? — Nous nous apprêtons à détruire l’entrée nord de la cité. » Son jumeau grimaça. Autour de son accès principal, le mur d’enceinte du Temple mesurait dix mètres d’épaisseur à sa base, et le tunnel qui le traversait était clôturé par trois murs consécutifs doublés de herses et dotés d’assommoirs prévus pour jeter de l’huile bouillante. Il frissonna. En tout cas, il n’avait perçu aucune odeur de fumée en traversant la muraille, ce qui signifiait que, si Tibold lançait son assaut assez vite, il avait une chance de gagner le passage et de prendre le contrôle des corps de garde avant que la défense ennemie ne s’organise. Une chance. Il se mordit la lèvre puis évalua ses priorités : d’un côté de la balance, sa peur ainsi que son désir de vivre ; de l’autre, les terribles pertes dont risquait de pâtir le vétéran. Il aspira une longue bouffée d’air. « Bon, Harriet, écoute-moi bien. Dis à Tibold qu’il peut s’activer, mais, s’il ne parvient pas à rentrer dans la ville assez rapidement, il ne doit en aucun cas – j’insiste : en aucun cas – gaspiller des vies pour tenter de nous sauver ! — Mais, Sean… — Écoute-moi, bon sang ! aboya-t-il. Jusqu’ici, seule une de nos brigades se trouve dans une posture difficile. Ne le laisse pas sacrifier l’ensemble de notre armée dans le seul but de nous secourir. Nous n’en valons pas la peine. — Bien sûr que si ! » protesta-t-elle avec frénésie. Le ton du prince se fit plus doux : « Non. » Il l’entendit pleurer via la com et s’éclaircit la voix. « Un autre détail : tu restes en dehors des combats quoi qu’il arrive. — Ne compte pas là-dessus. Je viens te chercher ! — Je te l’interdis ! » Il ferma les yeux. « Sandy et Tam se trouvent tous deux avec moi. Si ça tourne mal, Brashan et toi serez les uniques survivants de notre équipage, et tu es la seule à pouvoir t’adresser à nos troupes. Brash, étant donné son aspect, n’est pas en mesure de le faire ! S’ils te tuent aussi, la victoire du Temple est assurée ! — Oh, Sean, murmura-t-elle, et il éprouva sa douleur comme un coup de poignard. — Je sais, Harriet, je sais. » Il sourit avec tristesse. « Ne t’en fais pas : j’ai de bons éléments avec moi. S’il y a des guerriers capables de se sortir de ce bourbier, c’est bien nous. Toutefois, si nous devions… » Il inspira profondément. « Si nous mourons, sache que je t’aime. Ramène Stomald à la maison et présente-le à papa et à maman. » Il coupa la liaison et se retourna vers Tamman, Sandy et Folmak. « Tibold va tenter de détruire les portes de l’accès principal. » L’ex-meunier ne lui demanda pas comment il savait cela. Les deux autres se contentèrent d’acquiescer. « S’il entre dans la ville, il sera peut-être à même de se frayer un chemin jusqu’à nous, mais, entre-temps, nous devons nous retrancher. Il y a un dépôt d’artillerie de la garde en direction de l’est. Si l’ennemi dresse ses batteries, nous serons dans de beaux draps… Et, de toute façon, à l’heure actuelle, cet entrepôt fait une destination aussi valable que toute autre. Tam, tu saurais localiser le bâtiment ? » Son ami hocha la tête. « Bien. Folmak, donne-lui ton régiment de tête. Il prendra le contrôle du site tandis que nous autres assurerons ses arrières. Est-ce clair ? — Parfaitement, mon seigneur. — Alors partons avant qu’ils ne lancent un nouvel assaut. » CHAPITRE TRENTE-HUIT « Montez-moi ces canons ! Plus vite ! Plus vite, bon sang ! » Tibold Rarikson allait et venait le long des rangs, les yeux enflammés et la voix rageuse, tandis que les soldats de l’armée des anges s’activaient comme des abeilles dans une ruche. C’était de la folie de lancer un assaut de cette envergure sans aucune planification, mais il avait refoulé sa peur et commandait ses hommes comme un de ces démons que le Temple prétendait que lui et les siens vénéraient. Il savait que le seigneur Sean avait repoussé le premier assaut, mais il n’ignorait pas que son chef se trouvait pris au piège dans une ville de deux millions d’ennemis. Un défilé d’arlaks passa à ses côtés dans un concert de meuglements de nioharqs. Il joignit les mains dans son dos. Le chemin de ronde de la muraille ennemie était pourvu de canons, mais la partie supérieure de l’enceinte, bien plus étroite que sa base, n’offrait qu’un espace de recul restreint aux obusiers de la garde. Les sentinelles de l’acropole ne pouvaient placer rien de plus lourd que des arlaks là-haut. Lui-même, avec tout le terrain nécessaire, se trouvait en mesure de déployer beaucoup plus d’unités de tir que l’adversaire. Malheureusement, les pièces d’artillerie de la cité étaient protégées par des créneaux, alors que ses troupes à lui ne disposaient même pas du temps nécessaire pour creuser des trous à canon. La fumée s’élevait déjà au-dessus des remparts de la capitale, et les premières détonations se firent entendre, mais il n’avait pas le choix : il devait envoyer ses artilleurs au-devant du danger. Les défenseurs lui avaient claqué la porte nord au nez, et, sans échelles, son seul espoir résidait dans sa destruction pure et simple. D’ores et déjà, il savait que ses pertes seraient énormes. Plusieurs régiments rejoignirent la colonne d’assaut au pas de course, mais il était trop tard pour organiser la manœuvre de façon convenable. Tout reposait sur les épaules des commandants de bataillon et de compagnie. L’ex-garde remercia le Ciel pour les mois d’expérience que ses guerriers avaient acquis au combat. « Tibold ! » Il se retourna, surpris. L’ange Harriet lui saisit l’épaule puis, avant que le Pardalien ne puisse parler, le tira vers elle et fixa une sangle autour de son avant-bras droit. « Qu’est-ce que c’est, ma dame ? » Il contempla l’étrange bracelet, désorienté. L’objet était fait d’une matière qu’il n’avait jamais rencontrée. Il était doté d’une sorte de petite grille et de deux lumières vert brillant qui luisaient même sous la clarté du soleil. « Ceci s’appelle une “com”. Quand tu parleras là-dedans (elle tapota la grille), Sean et moi t’entendrons. Si tu l’approches de ton oreille, tu percevras toi aussi nos voix. » Tibold resta bouche bée dans un premier temps, mais il finit par fermer sa mâchoire et acquiesça. « J’essaierai de te communiquer ce qui se trame dans la ville au fur et à mesure que tu avanceras, s’empressa-t-elle de poursuivre, son superbe visage tendu, mais il y a tellement de bâtiments que mes informations risquent d’être limitées. Je ferai de mon mieux. En tout cas, tu peux désormais établir le contact avec Sean. — Merci, ma dame ! » Pendant un instant, il scruta son œil unique et anxieux puis, à sa propre surprise, passa les bras autour de ses épaules et la serra fort contre lui. « Nous allons les sortir de là, dame Harriet, lui promit-il à voix basse. Je vous le jure. — Je te fais entière confiance », murmura-t-elle tout en l’étreignant à son tour, puis le vieux soldat écarquilla les yeux quand l’ange déposa un baiser sur sa joue barbue. « À présent, vas-y, et tâche de rester en vie. Nous avons tous besoin de toi. » Il hocha le menton, pivota et s’élança vers la tête de la colonne. Ses hommes disposaient les obusiers en une rangée compacte – soixante arlaks plantés moyeu contre moyeu en un arc de cercle concave devant l’accès au Temple. L’ennemi multipliait déjà les tirs, mais, malgré la proximité des cibles et l’alignement homogène des mortiers malagoriens, un arlak isolé formait un objectif minuscule pour le meilleur des canonniers. Il en allait autrement pour les êtres humains, plus vulnérables. Tibold entendait les hurlements des soldats déchiquetés par les boulets, mais, tout comme les tirailleurs de son infanterie, ces malheureux avaient bien appris leur horrible métier : de nouveaux artilleurs se précipitaient pour prendre la place des cadavres tandis que les capitaines amorçaient et armaient les machines. Le commandant leva le curieux bracelet – la « com » – à hauteur de sa bouche. « Seigneur Sean ? — Tibold ? C’est bien vous ? » Le champion paraissait surpris, et la voix de l’ange Harriet vint le rassurer dans la langue des créatures divines. « Je lui ai fourni une com de sécurité, Sean. Si l’ordinateur n’a pas réagi à la signature de tes implants ni aux nôtres… — Bien joué ! » Le prince passa aussitôt au pardalien. « Qu’y a-t-il, Tibold ? — Nous sommes prêts à venir vous chercher. Où êtes-vous ? — Nous occupons un dépôt d’artillerie de la garde près de la place des Martyrs. » Malgré une nervosité évidente, le capitaine général lâcha un gloussement. « Heureusement que nous avons pris avec nous des joharns d’ancienne génération – ceux qui ont été confisqués à la garde –, parce que cet entrepôt doit contenir un bon million de cartouches pour fusils à canon lisse. Dès que les munitions des canons rayés seront épuisées, nous puiserons là-dedans ! — Tenez bon, seigneur Sean ! Nous allons vous sortir de là ! — Nous ne bougeons pas. Soyez prudent, Tibold. » Le Cragsendien baissa le bras et s’adressa à son commandant d’artillerie. « Feu à volonté ! » Vroxhan déboula dans la salle de conférence transformée en poste de commandement par Surak. Son visage était exsangue. Des bruits de canon étouffés leur parvenaient en provenance de la porte nord, mais le prélat, furieux, les ignora et se dirigea tout droit sur le militaire. « Eh bien, seigneur maréchal ? Qu’avez-vous à dire à votre décharge ? Qu’est-ce qui n’a pas marché ? — Votre Sainteté (l’homme peinait à garder son calme en dépit du rang de son interlocuteur), je vous ai prévenu que cette opération serait difficile. La plupart de mes effectifs – y compris le haut capitaine Kerist – n’étaient pas plus au courant de nos intentions que les hérétiques eux-mêmes », dit-il d’un ton abrupt, et le grand prêtre cligna des yeux quand son subordonné lui jeta un regard noir de colère. « Vous vouliez une “surprise” ? Vous l’avez eue… pour tout le monde ! » Le souverain pontife s’apprêtait à répondre d’un ton virulent, mais il étouffa sa colère dans l’œuf. Il s’occuperait de l’insolence de Surak plus tard ; pour l’instant, il avait besoin de ses services. « Très bien, j’accepte vos reproches, mais expliquez-moi ce qui s’est passé place des Martyrs. — D’une façon ou d’une autre, les hérétiques ont anticipé l’embuscade. Un détail a dû leur mettre la puce à l’oreille, mais seulement après qu’ils ont pénétré dans la ville – sinon, ils ne seraient jamais entrés. En tout cas, ils se sont aperçus du piège assez tôt pour former un front de combat avant que nos piquiers ne les atteignent. Quant à la suite des événements… vous avez assisté à la scène tout comme moi, Votre Sainteté. Aucune autre armée pardalienne n’aurait pu démontrer une telle puissance de feu : prise au dépourvu, notre phalange s’est effondrée. Selon mes estimations (son ton se fit amer), près de la moitié de nos hommes ont été tués ou blessés. — Et maintenant ? — Maintenant, les forces ennemies sont enfermées dans la réserve d’artillerie de la rue des Tanneurs. » Surak grimaça. « En d’autres termes, ils auront de quoi s’approvisionner lorsque leurs munitions arriveront au bout, mais nous contrôlons toutes les voies de communication entre leur position et les divers accès de la cité. Leurs fusils ne les aideront pas beaucoup dans le cadre d’un affrontement de rue. Par ailleurs, en cas de nécessité, nous pouvons les faire mourir de faim. À condition d’en avoir le temps. — Le temps ? demanda Vroxhan avec brusquerie, et Surak acquiesça. — Le reste de l’armée des anges est sur le point d’assaillir la porte nord, Votre Sainteté. Or, conformément à vos ordres, nous avons – là encore – évité d’informer les sentinelles de notre plan. — Vous voulez dire qu’ils ont une chance de pénétrer à l’intérieur du Temple ? — Tous les postes d’artillerie sont occupés et nous avons envoyé des renforts d’infanterie, mais, si les agresseurs frappent avec assez de promptitude, ils traverseront peut-être le tunnel avant que nous ayons fini de chauffer l’huile. Le cas échéant, il est tout à fait possible qu’ils percent le barrage. — Bonté divine ! » murmura le prélat. Les lèvres du maréchal esquissèrent un sourire sinistre, mais il n’affichait pas encore un air de défaite. « Votre Sainteté, j’aurais préféré ne jamais avoir à les combattre en ces murs, mais, avec un peu de chance, la situation pourrait jouer en notre faveur. » Vroxhan le toisa, perplexe, mais son vis-à-vis eut un geste d’impatience. « Je vous le répète pour la millième fois : ce sont la portée de leurs fusils et leur puissance de feu qui les rendent si redoutables sur un champ de bataille. Or il n’y a presque pas de terrains dégagés dans le Temple. L’agencement des rues les empêchera de maintenir l’unité de leurs pelotons, chaque bâtiment deviendra un point stratégique et ils devront se résoudre à nous attaquer de front, munis de simples baïonnettes pour braver nos piquiers. Les circonstances actuelles nous offrent notre meilleure et unique chance d’écraser leur principale force de terrain. En cas de victoire, nous nous saisirons de leurs armes et découvrirons enfin comment ils s’y prennent pour en améliorer la portée et la cadence de tir. » L’ecclésiastique battit des paupières, puis ses traits se détendirent et une lueur de compréhension parcourut son regard. « Exactement, Votre Sainteté. Si nous parvenons à les retenir dans l’enceinte de la cité puis à les achever, nous serons en mesure de copier leur arsenal. Ensuite, il faudra rassembler l’ensemble de nos forces dispersées aux quatre coins de l’Hylar, et en fin de compte… nous aurons peut-être l’opportunité de remporter cette guerre. — Je… » Le grand prêtre se raidit. Au loin, une succession d’explosions venaient de retentir. La puissance du vacarme lui indiqua qu’il devait y avoir là bien plus d’obusiers que ceux dont disposaient les gardes de l’accès nord. Le mur de fumée s’épaississait au-dessus des arlaks, qui n’en finissaient pas de reculer. Des éclats volaient en tous sens au rythme des boulets qui percutaient la porte principale du Temple. Des dizaines de trous apparurent dans les poutres robustes, mais elles tinrent bon, c’est pourquoi les artilleurs poursuivirent le ballet meurtrier que les seigneurs Sean et Tamman leur avaient appris à exécuter. Les éponges allaient et venaient le long des gueules des canons, suivies des sacs de poudre et des projectiles, puis le tumulte reprenait de plus belle. Désespérés, les gardes ripostaient tant bien que mal, mais les étroites fortifications ne comptaient pas autant d’obusiers que l’armée malagorienne, dont la cadence de tir dépassait de loin celle de leurs adversaires. Le vent charriait d’épaisses volutes pulvérulentes qui arrivaient jusqu’à la crête de l’enceinte et aveuglaient les défenseurs. Leurs obus tuaient et mutilaient les hérétiques, mais ils échouaient à réduire leur matériel de guerre au silence, et l’énorme panneau de bois massif fléchissait sous un ouragan de boulets de huit kilos. La herse et la porte extérieures tombèrent en morceaux, mais les soldats de Tibold continuèrent leur besogne : un nouveau maelström de projectiles s’abattit sur l’étroit passage qui menait à l’intérieur de la cité. Le vétéran ne distinguait pas ce qui se passait au niveau des deuxième et troisième cloisons fortifiées – pas plus qu’il ne voyait à un mètre –, mais les frappes répétées de ses hommes devaient être en train de les pulvériser. Il fit les cent pas en se rongeant la lèvre, cherchant à déterminer le meilleur moment pour se mettre en marche. S’il attendait trop longtemps, l’ennemi noierait ses soldats sous des flots d’huile brûlante ; s’il partait trop tôt, la progression de sa colonne serait peut-être arrêtée par des portes encore intactes, or, en dehors de quelques flèches d’attelage confisquées à la va-vite, il ne possédait pas de béliers. Les mortiers de l’adversaire lui infligeraient de terribles pertes pendant la durée de sa charge ; si en plus ses troupes se voyaient obligées de battre en retraite sous une pluie de feu parce qu’elles n’avaient pas réussi à percer une brèche, ces pertes auraient été d’autant plus inutiles. Une nouvelle bordée jaillit de sa position. Puis une autre. Et encore une autre. Il accéléra la cadence de sa déambulation, tantôt sur le point d’ordonner la charge, tantôt décidé à n’en rien faire. Il devait attendre. Attendre aussi longtemps qu’il en aurait le courage, de façon à s’assurer que… Soudain, la « com » fixée à son poignet l’aiguillonna. Surpris par la piqûre, il leva l’avant-bras devant lui et observa le bracelet, d’où surgit la voix crispée de l’ange Harriet. « La porte du milieu doit être tombée, Tibold : nous voyons des boulets traverser la cloison intérieure, qui ne tient plus qu’à un fil ! » Ils la voyaient ? Comment quelqu’un – même un ange – pourrait-il… ? Il écarta cette question déplacée et appuya l’étrange objet contre sa bouche. « Que voyez-vous d’autre, dame Harriet ? — Une ligne d’infanterie vous attend à l’arrivée. » La jeune fille s’efforçait de parler d’une voix claire et monocorde malgré la peur qu’elle éprouvait au sujet de Sean. Elle continua de relayer les rapports en provenance des senseurs orbitaux redéployés en catastrophe par Brashan. « Il y a deux à trois mille piquiers, mais seulement quelques centaines de mousquetaires. Ils ont aussi amené une batterie – difficile à dire s’il s’agit de chagors ou d’arlaks – en guise de renfort. Voilà les dernières nouvelles, mais d’autres canons et d’autres hommes les rejoindront d’ici une vingtaine de minutes. Si tu veux attaquer, c’est maintenant ou jamais ! » La tête de la colonne de Tibold était constituée de la douzième brigade. Ses soldats se tenaient à deux cents mètres en retrait de leurs obusiers, les traits livides et tirés, car ils savaient le carnage qui les attendait à l’intérieur et au-delà de ce passage étroit. Ils ne se laissaient guère aller aux plaisanteries et au badinage anxieux qui, d’ordinaire, leur permettaient de dissimuler leur terreur. Aujourd’hui, ils restaient silencieux, chaque homme isolé dans son propre monde d’insupportable tension, malgré les camarades qui le flanquaient. Le tonnerre des mortiers de leur camp palpitait dans leurs veines comme les battements de cœur d’un étranger et, déjà, le nombre de morts et de blessés dus aux arlaks de l’enceinte s’élevait à plus de cent. Les fantassins malagoriens se trouvaient encore trop loin pour que les sentinelles de la garde utilisent contre eux de la mitraille, et, de toute façon, elles étaient pour l’instant occupées à détruire les obusiers de la ligne de front. Mais la situation changerait dès que les soldats de la brigade se mettraient en marche. Les têtes se levèrent quand le haut capitaine Tibold fit son apparition. Le regard en feu, il s’adressa à ses troupes d’une voix tonitruante qui couvrit jusqu’au vacarme ambiant. « Malagoriens ! Vous savez tout ce que le seigneur Sean et les anges ont fait pour nous ! À présent, notre commandant, le seigneur Tamman et dame Sandy ont été trahis ! À moins que nous ne parvenions jusqu’à eux, ils mourront ainsi que tous nos camarades ! Soldats de la douzième : comptez-vous laisser faire l’ennemi ? — Nooon ! répondirent-ils en chœur, et Tibold dégaina son épée. — Alors, allons les sortir de là ! À mon signal… en avant ! » Les sifflets hurlèrent et les cornemuses entamèrent leur complainte. Chacun agrippa son fusil dans ses mains glissantes de sueur et avança. Les factionnaires de la garde ne les remarquèrent pas dans un premier temps : la fumée entravait la visibilité et le tumulte de leurs propres canons camouflait le charivari et le bourdonnement des instruments de musique. Mais bientôt les artilleurs du camp hérétique durent cesser les tirs, car la charge de la douzième entrait dans leur champ de visée. Dès lors, l’ennemi comprit. Des canonniers au visage noirci de poudre repositionnèrent leurs mastodontes. Ils remplacèrent les boulets par des charges de mitraille et attendirent que la fumée se disperse de façon à dégager les cibles. « Pas redoublé ! » crièrent les officiers de brigade. La colonne gagna de la vitesse. Il lui restait six cents enjambées à couvrir, et elle en parcourait cent trente à la minute. Pendant ce temps, le vent balayait le nuage pulvérulent. Les défenseurs virent arriver l’assaillant et s’organisèrent : des mousquetaires coururent le long du mur et se placèrent entre les mortiers. La garde n’avait plus beaucoup de tireurs, mais quatre cents d’entre eux se placèrent en position de tir et vérifièrent leurs amorces tandis que la progression de l’adversaire s’accélérait. Six cents enjambées. Cinq cents. Quatre cents. « Pour le Malagor et le seigneur Sean ! » vociféra le commandant. Ses soldats entonnèrent leur terrible cri de guerre puis se mirent à courir pour de bon. Un feu d’artifice jaillit des murs de la ville. Vingt gueules embrasées en formation serrée venaient de cracher une salve de mitraille d’une distance de tout juste trois cents mètres. Des centaines de silhouettes s’effondrèrent, foudroyées par une pluie de chevrotines de deux cent cinquante grammes, mais les survivants enjambèrent les corps déchiquetés sans ralentir la cadence, à tel point qu’ils passèrent sous l’angle de visée maximal des gardiens de la cité avant que ceux-ci n’aient eu le temps de recharger. Quelques mousquetaires se penchèrent par-dessus le parapet. Ainsi exposés, ils tentèrent d’abattre les premiers arrivants alors qu’ils atteignaient la base du mur, tandis que l’artillerie malmenait les rangs suivants. Mais la riposte ne se fit pas attendre : six régiments de tireurs ouvrirent le feu en même temps sur les créneaux de la forteresse. Les mousquetaires du Temple tombèrent par dizaines, et les artilleurs commencèrent eux aussi à faiblir au rythme des balles qui arrosaient les embrasures. La fumée s’épanouit à nouveau et transforma la matinée en un crépuscule infernal. Les combattants hurlaient, juraient, succombaient, et les bataillons meurtris de la douzième brigade se ruèrent sur la porte extérieure criblée de trous. Les énormes madriers lézardés s’affaissèrent sous l’impact des corps lancés à toute allure, puis ils finirent par basculer en avant. Des douzaines de Malagoriens furent écrasés, d’autres se trouvèrent littéralement cloués sur place, mais la douzième ne s’arrêta pas en si bon chemin. Les assommoirs ne déversaient pas d’huile bouillante, mais les gardes s’en servaient pour tirer des coups de joharn et de pistolet qui emplissaient l’horreur fumante du tunnel. La deuxième porte se dressait tant bien que mal sur le chemin des agresseurs, trop fragile pour durer encore longtemps mais assez solide pour ralentir la ruée pendant quelques secondes : quatre-vingt-dix fantassins trouvèrent encore la mort devant le barrage avant que celui-ci ne cède enfin. La colonne poursuivit sa course, portée par sa furie sanguinaire et démente ainsi que par son propre élan. Lorsque les premiers assaillants vinrent à bout de la troisième et dernière porte, un ouragan de balles de mousquet les attendait à l’entrée de la ville. Les arlaks étaient eux aussi au rendez-vous, plantés à moins de soixante mètres d’eux et chargés de mitraille. Il y eut un ensemble de détonations, ainsi que de nouveaux morts. Une fois à découvert, certains soldats glissèrent et tombèrent sur les pierres inondées de sang ; d’autres actionnèrent leurs fusils sans prendre la peine de s’arrêter, toujours lancés dans leur course infernale, puis ils vinrent se ficher dans le mur de piquiers comme un marteau à l’agonie. L’impact fit chanceler les gardes. Leurs armes plus longues leur donnaient un énorme avantage dans cet affrontement frénétique, mais les Malagoriens de l’avant-garde ne s’arrêtaient pas pour autant, et leurs camarades n’en finissaient pas de surgir du tunnel. Les premiers rangs de la phalange de protection titubèrent, enterrés sous l’affluence de la horde de déments, et les combattants de la cité commencèrent à reculer – d’abord un pas, puis un autre – devant l’incroyable férocité de l’offensive. Ils ne combattaient pas des hommes ; ils combattaient une force élémentaire. Pour chaque adorateur de démons tué, deux autres apparaissaient, et leur tactique était toujours la même : tirer à bout portant puis se jeter dans la mêlée baïonnette au poing. Derrière eux, d’autres allumèrent des mèches à l’aide de cordeaux à combustion lente préalablement embrasés ; des grenades en fer remplies de poudre volèrent dans les airs et atterrirent en plein milieu du camp opposé, dont le front se démantela par endroits. Les soldats de l’armée des anges s’engouffrèrent dans ces brèches, lames brandies, puis attaquèrent les flancs de chacune des petites formations qui résultaient du fractionnement de la ligne initiale. À leur tour, les unités de réserve de la garde se ruèrent sur eux. Les effectifs des hérétiques paraissaient inépuisables. Ils mugissaient et se déversaient sur les défenseurs comme un raz-de-marée, et les soldats de Surak ne cessaient de regarder par-dessus leur épaule, impatients de voir accourir les renforts qu’on leur avait promis. Les infidèles débouchaient du passage sans discontinuer. L’espace entre le mur et les piquiers était occupé par une masse compacte d’assaillants, dont tous se battaient corps et âme pour achever au moins un garde avant de périr. Le bilan des victimes était nettement en faveur des fantassins du Temple, mais les montagnards semblaient prêts à subir autant de pertes que nécessaire. Peu à peu, les rangs des piquiers se désagrégèrent. Ici, un homme tombait en hurlant ; ailleurs, un autre jetait les armes et prenait ses jambes à son cou. Ce renversement de situation donna du cœur à l’ouvrage au peuple de Stomald, qui maintint sa pression avec une ardeur accrue. Les officiers du seigneur maréchal donnèrent le meilleur d’eux-mêmes, mais de simples mortels ne pouvaient arrêter ce cyclone, et le mouvement des dissidents, qui avait débuté lentement, prit de l’ampleur et de la vitesse. Chez les militaires de la cité, les fuites individuelles cédèrent la place à un repli généralisé, puis ce fut bientôt la débâcle la plus totale. Quant aux Malagoriens, certains se jetaient sur les piquiers qui faisaient mine de leur tenir tête tandis que d’autres se frayaient un chemin sanglant, mètre après mètre, vers le haut des escaliers qui habillaient la face intérieure du mur d’enceinte. Les derniers défenseurs, abandonnés de leurs camarades, tournèrent les talons, ce qui permit à l’envahisseur de déferler en ville dans un tourbillon de beuglements. Les deux cents hommes de la douzième brigade qui avaient survécu se joignirent aux festivités. « Nous avons pénétré dans la cité, seigneur Sean ! s’exclama à travers la com le commandant en second du champion. Nous avons passé le barrage ! — Je sais, Tibold. » L’héritier ferma les yeux, puis les larmes coulèrent sur son visage : il était connecté aux capteurs orbitaux de Brashan, et, si la fumée et l’agitation ambiante rendaient toute observation détaillée impossible – même pour des systèmes optiques impériaux –, il savait que des milliers de ses hommes gisaient à terre, morts ou blessés. « Attention, Tibold ! intervint la voix d’Harriet dans le circuit de communication. Les soldats que tu as mis en déroute viennent de rejoindre leurs renforts. Des troupes fraîches de dix à vingt mille hommes se dirigent en ce moment vers vous, et les survivants de la récente bataille se rassemblent derrière elles ! — Qu’ils viennent donc ! déclara le vétéran avec jubilation. Nous contrôlons l’accès nord, à présent. Ils ne peuvent pas nous chasser de la cité, et je suis prêt à les affronter, dame Harriet ! — Sean, un détachement s’approche aussi de ta position, annonça la jeune fille. — Oui, je le vois. — Tenez bon, seigneur Sean ! dit Tibold. — Nous ne flancherons pas, lui promit le capitaine général d’un ton déterminé, avant de rouvrir ses paupières. Folmak : préviens tout le monde. Ils arrivent de l’est et de l’ouest. » « Que se passe-t-il, seigneur maréchal ? » demanda Vroxhan avec nervosité quand le coursier hors d’haleine tendit un message à Surak. Celui-ci le parcourut, puis il le froissa dans sa main. « Les hérétiques sont entrés dans le Temple, Votre Sainteté. — Dieu renforcera nos hommes. — J’espère que vous avez raison. Selon le rapport du haut capitaine Therah, l’ennemi a essuyé au moins deux mille pertes, mais cela ne l’a pas empêché de continuer sur sa lancée sans même prendre le temps de se regrouper. On dirait (il regarda le grand prêtre dans le blanc des yeux) que leur indignation face à notre traîtrise dépasse toutes mes craintes. — Nous avons agi au nom du Tout-Puissant, seigneur maréchal ! Ne vous avisez pas de mettre en question sa volonté ! — Ce n’est pas sa volonté que je mets en question, s’aventura à préciser le militaire. Je me contente d’une observation : sous l’effet de la rage, des hommes qu’on a dupés sont capables d’exploits impensables. Nous allons y laisser beaucoup des nôtres, Votre Sainteté. — Eh bien, qu’il en soit ainsi ! » Le souverain pontife lui lança un regard noir puis, avec un grondement, abattit un poing sur le plan du Temple. « Qu’en est-il de leurs dirigeants ? — Nous lançons un nouvel assaut à l’instant, Votre Sainteté. » Le mur en pierre du dépôt était destiné à la sécurité, pas à assurer une défense en bonne et due forme. Deux larges entrées le perçaient au nord et au sud, mais les vétérans de Folmak y avaient pratiqué des meurtrières, avaient barricadé les deux accès à l’aide de pavés et d’avant-trains d’artillerie, puis positionné des arlaks réquisitionnés sur place de façon à pouvoir tirer à travers les ouvertures. Ce n’était pas le plus imposant des forts, mais mieux valait rester ici plutôt que de flâner dans les rues ou les squares de la ville. Les gardes ayant survécu à l’embuscade avortée de la place des Martyrs encerclaient l’entrepôt, appuyés par quelques milliers de fantassins supplémentaires et quatre batteries d’arlaks. Ils déplaçaient leurs obusiers le long de rues secondaires situées hors de portée des armes des hérétiques. Les canonniers du Temple avaient appris à leurs dépens ce qui arrivait lorsqu’on déployait des mortiers à portée des fusils ennemis, c’est pourquoi ils traînèrent leur matériel jusqu’aux hangars qui flanquaient le dépôt de munitions et de canons. Ensuite, à coups de marteau et de hache, ils ménagèrent des créneaux grossiers dans les cloisons de leurs nouveaux abris et y fichèrent les gueules de leurs bouches à feu. Sean sentait venir le danger, mais il ne pouvait rien faire pour l’éviter. Les escouades chargées du ravitaillement en munitions avaient traîné dehors quelques caisses de balles de mousquet d’ancienne génération, puis les avaient distribuées aux soldats. Leurs ordres étaient clairs : utiliser les cartouches adaptées aux canons lisses pour les combats rapprochés et conserver pour l’instant les autres types de munitions. Le prince se tenait près d’une fenêtre dans le bureau du responsable du dépôt. De là, il voyait des jets de poussière de roche et des éclats de bois jaillir des parois extérieures des hangars tandis que ses tireurs d’élite, soigneusement sélectionnés, mitraillaient les minuscules cibles que formaient les lucarnes improvisées de l’ennemi. Une poignée de balles atteignaient leur objectif, et certaines finissaient sans doute leur course dans un corps humain, mais pas assez pour stopper les préparatifs de l’agresseur. Puis les arlaks commencèrent de tonner. Une salve de boulets de huit kilos tirés d’une distance de moins de soixante mètres vint se ficher dans l’un des murs du dépôt, qui n’était pas conçu pour résister à une attaque de cette envergure. Des blocs entiers de pierre volèrent en mille morceaux, et Sean contracta sa mâchoire. « Ils vont ouvrir des brèches assez larges dans notre cloison orientale pour y faire passer leurs piquiers, dit-il à Folmak. Ordonne à une ou deux compagnies de dresser des barricades derrière la paroi. Qu’elles utilisent tout ce qu’elles trouvent, et qu’elles mettent aussi quelques arlaks de plus en place. Nous allons les laisser pratiquer leur brèche, puis nous ouvrirons le feu dès qu’ils montreront le bout de leur nez. — Très bien, mon seigneur ! » L’ex-meunier cogna sur son plastron et s’éloigna. Sandy s’approcha de son compagnon. « Comme j’aimerais que tu ne sois pas ici ! grogna-t-il. Bon dieu ! qu’est-ce qui t’a pris ? — Je voulais sauver ta peau, entre autres ! » répliqua-t-elle aussitôt, mais d’un ton moins farouche que d’habitude. Elle lui toucha le coude. « Comment se présente la situation, Sean ? Avons-nous une chance de tenir ? — Non, répondit-il sans détour. Ils vont nous envoyer leurs piquiers, encore et encore. Ou alors ils resteront immobiles mais nous noieront sous les tirs d’obus. Tôt ou tard, nous allons flancher. — À moins que Tibold n’arrive avant, observa-t-elle à travers le vacarme des obusiers. — À moins que Tibold n’arrive avant. » CHAPITRE TRENTE-NEUF La mitraille fusait à travers la rue, et les chagors malagoriens n’en finissaient pas de retentir. Le haut capitaine Therah grimaça à la vue de ses rangs malmenés. Des groupes de fantassins ennemis avaient amené des canons légers sur leur ligne de front, et, si leur puissance n’atteignait que la moitié de celle des arlaks de la garde, ils étaient plus petits, donc bien plus maniables. Pire encore, les canonniers malagoriens maintenaient une cadence de tir invraisemblable – supérieure même à celle d’un mousquetaire de la cité ! — et leurs terribles sévices avaient beaucoup coûté aux troupes de l’officier de Surak. Il ignorait toujours ce qui s’était passé, mais les infidèles tenaient pour certain que l’embuscade était l’œuvre du Temple, et cette conviction leur conférait une énergie extraordinaire, une véhémence que Therah n’avait jamais observée chez un adversaire en sept longues années pardaliennes de service. La moitié de ces monstres criaient « Vive le seigneur Sean, et pas de quartier pour l’ennemi ! » tout en avançant, et tous démontraient une ardeur au combat digne des démons qu’ils vénéraient. Selon son estimation la plus optimiste, la garde avait déjà perdu six à sept mille éléments, et l’hécatombe était bien partie pour se prolonger. Toutefois, l’adversaire saignait lui aussi à grosses gouttes, car sa furie lui inspirait des attaques suicidaires. Mais, malgré tout, les montagnards étaient en train de prendre le dessus. Les hommes de Therah connaissaient mieux l’acropole qu’eux, mais ces diables se débrouillaient pour repérer toutes leurs principales manœuvres de flanc. Quel était leur secret ? De petits détachements parvenaient certes à échapper à la vigilance de l’armée des anges et à la frapper sur les côtés à partir de passages ou de rues secondaires, mais ces assauts au coup par coup ne faisaient que la ralentir. Et, pour comble de malheur, les hordes de civils terrifiés qui envahissaient les allées entravaient les mouvements de ses soldats. Malgré tout, je suis en train d’apprendre, songea le haut capitaine. Ses mousquetaires ne posaient aucun problème aux tireurs ennemis en terrain ouvert, c’est pourquoi chacune de ses précieuses armes à feu était dissimulée dans les bâtiments les plus hauts qui dominaient la ligne de progression des rebelles. Ses fusils à canon lisse, bien que plus lents, causaient d’énormes dégâts à faible portée, et les meurtrières des seconds et troisièmes étages protégeaient ses hommes de toute riposte. L’officier de la garde était catégorique : les pertes des hérétiques dépassaient les siennes de loin. Et pourtant ces enragés continuaient d’avancer, inondaient les venelles, se répandaient à chaque carrefour. Ils pénétraient toujours plus avant dans le Temple, tel un véritable cataclysme, et, au fur et à mesure que la zone de conflit s’élargissait, il devenait de plus en plus difficile de contrôler la situation ou d’en comprendre tous les composants. Les chagors vomirent une nouvelle salve, puis les soldats de l’infanterie malagorienne chargèrent avec leur terrible cri de guerre. Leurs maudites cornemuses résonnèrent telles des âmes damnées, et leurs baïonnettes lacérèrent les rangs titubants de ses piquiers survivants. Des hurlements de triomphe s’élevèrent, aussitôt étouffés par le rugissement des arlaks. Les fantassins de Therah avaient résisté juste assez longtemps pour que leurs camarades artilleurs, postés derrière eux, aient le temps de terminer la barricade de pavés qui leur arrivait à hauteur de poitrine. À travers des lucarnes pratiquées dans ces remparts de fortune, les mortiers vomirent leurs projectiles. Le sang gicla sur les murs et la chaussée. Pas même des adorateurs de démons ne pouvaient défier cette grêle de ferraille. Ils se replièrent pour aller chercher leurs bouches à feu, et un duel acharné s’engagea entre leurs chagors et les arlaks de la garde. Les pièces d’artillerie se livraient bataille sur la très large avenue du Nord, séparées les unes des autres par quatre-vingts enjambées tout au plus. Le haut capitaine s’éloigna de la fenêtre pour étudier son plan. Le front des hérétiques se trouvait à mi-chemin de la place des Martyrs, mais Therah pouvait les arrêter. Il savait qu’il pouvait le faire. Leurs victimes étaient encore plus nombreuses que les siennes, et, en dehors de l’avenue du Nord elle-même, il avait entravé leur course sur la plupart des grosses artères dans un rayon de trois à quatre mille enjambées autour de l’axe principal. Ses canons étaient retranchés en travers de la route et, s’il n’espérait pas tenir une éternité, ses soldats étaient en train d’organiser un ensemble d’autres positions en direction du sud sur la même voie. Ces foyers de résistance successifs finiraient par saigner à blanc les fanatiques… Si seulement il disposait de plus d’effectifs ! Son problème, c’étaient les rues secondaires. Une grande partie de ses forces était engloutie par les dizaines de petites unités de barrage chargées d’interrompre tout nouveau vecteur de pénétration. Chaque soldat affecté à l’un de ces postes périphériques le privait d’un gardien susceptible de sécuriser les grands boulevards, mais dès qu’il négligeait de bloquer ces venelles, les impies se disséminaient – munis de leurs maudits chagors – et se matérialisaient derrière ses principales zones d’obstruction. Il avait besoin de plus d’hommes, mais le seigneur maréchal Surak refusait de lui en fournir. Un tiers des gardes disponibles étaient encore occupés à marteler les meneurs hérétiques ou à boucher les éventuelles voies de communication qu’ils pourraient emprunter pour rejoindre les leurs – si d’aventure ils parvenaient à sortir du dépôt d’artillerie. Les maigres troupes de Therah combattaient de façon héroïque, mais elles ploieraient bientôt s’il ne convainquait pas Surak de lui envoyer des renforts. « Sémaphoriste ! » Il ne releva même pas les yeux quand un responsable de la communication apparut à ses côtés. « Message au seigneur maréchal Surak : “J’ai besoin de plus d’hommes. Nous contrôlons les principales voies d’accès, mais les rebelles se fraient un chemin à travers les voies secondaires. Nos pertes sont élevées. À moins d’un appui, je ne peux me tenir responsable des conséquences.” » Il marqua une pause – était-ce trop direct ? — puis haussa les épaules. « Envoyez-le. » Il regarda par la fenêtre juste au moment où un boulet de chagor percutait un arlak en pleine gueule. Le canon vola dans les airs comme un talrnahk malhabile puis vint s’écraser contre une demi-douzaine d’hommes. Le haut capitaine jura. Ses canonniers étaient en train d’achever leurs homologues malagoriens, mais, malgré leur barricade, ils succombaient peu à peu à l’impressionnante cadence de tir de l’ennemi. « Message au sous-capitaine Reskah ! Qu’il déplace sa batterie vers le nord jusqu’à la rue Saint-Halmath. Puis qu’il se déploie de façon à prendre les hérétiques par le flanc au moment où ils s’attaqueront à la position de la rue des Lampions. Communiquez aussi au sous-capitaine Gartha d’amener ses piquiers… » Il continua d’aboyer des ordres tandis que son état-major rassemblait ses cartes en préparation d’un nouveau repli. Sean s’accroupit avec Sandy derrière le monticule de pierre qui lui était assigné. Le dernier assaut de l’ennemi venait d’être repoussé, et des silhouettes titubantes reculaient dans la fumée. Il ne restait plus du mur du dépôt qu’une pile de gravats, mais ses hommes l’utilisaient comme retranchement. Des gardes morts ou à l’agonie gisaient alentour. Un incendie généralisé ravageait les hangars en bois situés à l’est, mais les bâtisses du côté ouest étaient en pierre, et les canons de la garde y poursuivaient leur labeur. Folmak rampa jusqu’à lui, tête baissée pour éviter les balles de mousquet qui perçaient à travers le rempart de fortune. Le plastron de l’ex-meunier était cabossé et il portait son bras gauche ensanglanté en écharpe, mais il tenait un pistolet encore fumant dans sa main droite. Il s’effondra à côté de Sean, tendit l’arme à son ordonnance pour qu’elle la recharge de poudre puis retira un nouveau plomb de sa bandoulière. « Nous avons perdu environ neuf cents hommes sur les mille huit cents de départ, mon seigneur. » La fumée le fit tousser. « À vue de nez, trois cents morts et six cents blessés, et les chirurgiens sont à court de pansements. » Il tourna la tête et observa Sandy qui saisissait une caisse de munitions de mousquet, scellée par des attaches en fer. La jeune fille les brisa de sa main augmentée. Le Cragsendien sourit sans joie. « En tout cas, nous ne manquons pas de cartouches. — Au moins un point positif », grogna Sean, puis il se leva avec prudence pour tirer sur un garde, qui jeta les bras en l’air avant de s’effondrer tête la première. La riposte du camp adverse ne se fit pas attendre, et le prince replongea aussitôt derrière l’abri tandis que les balles sifflaient à ses oreilles. Il roula sur le dos pour recharger son fusil, la mine sombre. Désormais, la garde ne les attaquait plus que par l’ouest, mais l’offensive n’avait rien perdu de sa violence. Comme l’avait prouvé Robert Edward Lee à la bataille de Cold Harbor et durant le siège de Petersburg, des tireurs retranchés pouvaient affronter une armée bien plus nombreuse qu’eux. Mais chaque assaut rapprochait l’adversaire de la victoire, comme le jeu des vagues sur une plage, et les troupes de Sean faiblissaient un peu plus à chaque déferlement. Ils ne tiendraient pas plus de deux ou trois heures, estima-t-il. Il régla le chien de son mousquet sur la position de sécurité, fit couler l’amorce dans le bassinet puis contempla le ciel d’après-midi gorgé de volutes pulvérulentes. Lorsque, en de rares occasions, le vacarme ambiant cessait un instant, il percevait le grondement de la bataille qui faisait rage au nord. Il était toujours connecté aux satellites de Brashan, mais ceux-ci captaient de moins en moins de détails, car la fumée et les incendies en progression aveuglaient leurs senseurs passifs. Heureusement, il maintenait le contact avec Tibold et Harriet : affrontement après affrontement, le vétéran était parvenu à mi-chemin de la place des Martyrs, mais à quel prix ! Nul ne savait avec certitude le nombre des victimes – et les troupes envisageaient souvent le pire tant que les hostilités duraient –, mais, selon les calculs de sa jumelle, Tibold avait perdu plus d’un sixième de sa colonne. Les soldats du Temple étaient en train de pulvériser l’armée des anges, et il n’y pouvait strictement rien. Même s’ils avaient voulu tenter leur chance, les Malagoriens avaient pénétré trop avant dans la cité pour battre en retraite et, de toute façon, le vieux soldat refuserait d’entreprendre une telle manœuvre tant que Tamman, Sandy et lui-même seraient encore vivants. Ce qui ne durerait sans doute pas très longtemps, songea-t-il avec amertume. « Sean ! Mouvement au nord de l’entrepôt ! » l’avertit Tamman via la com. Il roula sur le flanc, se redressa sur un coude et jeta un coup d’œil vers la droite, mais même sa vision améliorée ne lui permettait pas de voir quoi que ce soit de sa position. « Quel genre de mouvement ? » Il y eut un moment de silence avant que son ami ne réponde. « Aucune idée. On dirait… Bon Dieu, oui, c’est bien ça ! Ils se retirent ! — Quoi ? » Sean dévisagea sa compagne, qui arborait un visage maculé de suie et des traits tirés. Aussi perplexe que lui, elle haussa les épaules. « Est-ce qu’ils se rabattent à l’ouest de notre position, Tam ? — Non. Ils mettent vraiment les voiles. Attends une seconde. » Tamman se traîna au milieu des décombres pour gagner une meilleure vue d’ensemble de la situation. « O. K., je les vois mieux maintenant. Ils ont formé une colonne de marche et se dirigent tout droit vers la place des Martyrs ! » Sean allait répondre lorsqu’un officier subalterne plongea à terre derrière le retranchement et atterrit sur son ventre. La crasse le recouvrait de la tête aux pieds. Le souffle court, il cogna sur son plastron en une version abrégée du salut officiel. « Seigneur Sean ! Ils quittent leur position au sud du dépôt. — Ont-ils beaucoup reculé ? — Leurs mousquetaires occupent encore les bâtiments, mais leurs piquiers rebroussent bel et bien chemin, mon seigneur. » Le capitaine général fixa le jeune homme et se força à réfléchir. Le détachement de la garde n’ignorait sans doute pas qu’il était en train de l’emporter sur la première brigade, alors pourquoi décidait-il tout à coup de tourner les talons ? Sûrement pas pour se réorganiser, du moins pas si Tamman avait vu juste au sujet de cette phalange qui se dirigeait vers les lieux du tout premier affrontement. Mais, dans ce cas, quelle était leur intention ? À moins que… « Ils vont venir en renfort aux régiments qui tiennent tête à Tibold », conclut-il à mi-voix. Folmak le toisa pendant un moment puis acquiesça. « Ça tient debout. » Sean se tourna une nouvelle fois vers le sous-capitaine qui venait d’arriver. « Combien de piquiers ont-ils enlevés de la position sud ? — Je ne suis pas très sûr, mon seigneur… » Le prince secoua la tête. « Juste une estimation. — Au moins cinq mille. — Tam ? Combien de ton côté ? — À vue d’œil, une faible portion des sept à huit mille hommes qui constituaient leur force de départ. Ils ont laissé derrière eux des mousquetaires pour nous occuper, mais je dirais qu’il n’y a pas plus de mille piquiers pour les soutenir. » Le prince fronça les sourcils puis se brancha sur la fréquence de son commandant en second. « Tibold, ils retirent des troupes de notre position. Dix à douze mille piquiers environ. — Je vois. » La voix du Pardalien était enrouée et râpeuse à force d’avoir crié des ordres pendant des heures, mais son cerveau fonctionnait très bien. « Ils vont les envoyer ici. — C’est aussi mon avis. Comment supporterez-vous le choc ? — Mal, seigneur Sean. À ce stade, mes brigades de tête sont réduites à des bataillons. Nous avançons toujours, mais à pas de fourmi. Face à une telle quantité de nouveaux soldats… » Le jeune homme devina le haussement d’épaules. « Combien de temps leur faudra-t-il pour vous atteindre ? — Vu les conditions actuelles, pas moins d’une heure. — Très bien, Tibold. Tenez bon : je ne tarderai pas à reprendre contact avec vous. — Sean ? » Il leva les yeux à l’appel de Sandy, qui planta ses pupilles dans les siennes. « Donne-moi une seconde. » Il pivota vers Folmak et lui montra du doigt l’arsenal principal – l’austère bâtiment aux faux airs de forteresse qui abritait leurs blessés. « Combien d’hommes te faut-il pour en assurer la défense ? — De cette bâtisse seulement ? » Le capitaine général fit oui de la tête, et le Malagorien frotta son visage sale de sa main valide. « Trois cents soldats me suffiraient pour couvrir les quatre murs et placer quelques tireurs à l’étage. « Aussi peu ? » Folmak eut un sourire ironique. « Nous avions déjà préparé les lieux pour notre ultime résistance, seigneur Sean : j’ai fait installer une demi-douzaine de leurs arlaks au pied de chaque paroi. Je dispose d’une ou deux centaines de blessés encore capables de tirer, et d’une autre centaine qui peuvent recharger les armes des tireurs valides. Enfin, nous avons tous les fusils de nos camarades défunts. Bref, je peux tenir avec trois cents de nos gars sans problème. Pas éternellement, mais en tout cas pendant deux bonnes heures. — D’accord, je t’en laisse quatre cents. — Très bien, mon seigneur. » Folmak hocha la tête mais ne détourna pas le regard. « Mais pour quoi faire ? demanda-t-il sans prendre de gants. — J’ai l’intention d’emmener le reste de tes hommes en balade. » Il montra les dents devant l’expression du Cragsendien. « Non, je ne suis pas fou. La garde veut notre peau, Folmak : crois-tu qu’ils nous auraient lâchés si facilement s’ils avaient eu le choix ? S’ils sont obligés de venir puiser des effectifs ici pour poursuivre l’offensive contre Tibold, c’est sans doute qu’ils n’ont plus aucune force opérationnelle sur tout le territoire de la cité. — Et alors ? insista l’ex-meunier. — Cela veut dire que l’ensemble de leurs troupes encore disponibles se trouvent certainement entre notre position et celle de Tibold. Si je peux décrocher en direction du sud pendant qu’ils se dirigent tous vers le nord, je réussirai peut-être à rendre une petite visite surprise au grand prêtre Vroxhan en personne. Et, bien sûr, à le convaincre de cesser les hostilités. — Vous êtes fou, mon seigneur. Le haut capitaine Tibold m’étriperait si je vous laissais tenter pareille action ! — Encore faudrait-il qu’il te trouve vivant à son arrivée ; or, d’ici là, toi et moi aurons péri depuis longtemps. Sauf si je parviens au moins à distraire les forces ennemies de leur assaut contre le gros de notre armée. Réfléchis, Folmak : si les officiers de leur arrière-garde me voient partir en sens inverse, ils vont sans doute lancer ne serait-ce qu’une partie de leurs troupes à mes trousses, et nous aurons le temps de leur mener la vie dure avant qu’ils ne nous rattrapent. Pendant ce temps, Tibold réussira peut-être à percer le barrage. — Vous êtes fou », répéta le montagnard. Il tenta de soutenir le regard de Sean mais finit par lâcher prise. « Oui, vous êtes fou, soupira-t-il, mais vous êtes aussi mon commandant, voilà pourquoi je me résigne à vous donner ce qui reste de mon deuxième régiment. — Merci. » L’impérial lui saisit fermement les épaules. « Dans ce cas, tu ferais mieux d’entamer les préparatifs. — Dans quelle direction comptez-vous partir ? — Nous mettrons d’abord le cap sur l’est : les incendies ont semé une grande confusion dans cette zone-là. — Très bien. Je mettrai une rangée de canons en position et tirerai quelques salves afin de déblayer le terrain devant vous. Il faut voir le bon côté des choses (il sourit) : il n’y a plus de mur pour bloquer nos coups de feu ! » Folmak fit volte-face et s’éloigna à quatre pattes tout en appelant ses messagers rescapés à grand renfort de cris. Une petite main noircie par la saleté saisit le coude du prince. « Il a raison, tu es complètement cinglé ! déclara Sandy. Tu ne réussiras jamais à traverser leur périmètre et, même si tu y arrivais, tu ignores où trouver Vroxhan dans ce bazar ! » D’un geste crispé et empreint de colère, elle agita sa main libre vers l’écran de fumée. « En effet, admit son compagnon, mais je sais où trouver le sanctuaire. — Le… ? » Elle se figea, les yeux braqués sur lui, et il acquiesça. « Si Tam et moi parvenons à y pénétrer – perspective tout à fait envisageable étant donné que tout le monde sera occupé à batailler au nord du Temple –, nous prendrons le contrôle de l’ordinateur. Dès lors, il ne nous restera plus qu’à désactiver le dispositif de défense au sol, puis Brashan et Harriet nous rejoindront à bord de chasseurs et réduiront la garde en miettes. — Ça ne marchera pas, souffla-t-elle, pâle comme la mort sous la couche de suie, mais sa voix exprimait déjà la résignation, car elle savait que Sean tenterait sa chance coûte que coûte. — Peut-être, mais au moins nous aurons donné du fil à retordre à ces salopards ! lâcha-t-il avec un sourire féroce. — Alors je viens avec toi. — Pas question ! Si nous quittons cette position, la plupart de nos assaillants se lanceront à notre poursuite, et les troupes qui resteront n’auront plus la force de vaincre Folmak. Voilà pourquoi je veux que tu restes ici : c’est un lieu sûr ! — Va te faire foutre, Sean MacIntyre ! hurla-t-elle sous l’effet d’une soudaine colère. Nom de Dieu ! tu crois que je tiens à me trouver en sécurité alors que tu te promènes dans cette jungle ? » Elle désigna à nouveau le voile pulvérulent qui les enveloppait. Surpris par l’accès de fureur de la jeune fille, il vit les larmes qui formaient des rigoles de blancheur sur son visage souillé. » Je vous rappelle, Votre Altesse, que je suis moi aussi un officier, et non pas un maudit “ange” ! Je viens avec toi que tu le veuilles ou non ! S’il arrive malheur à Tam ou à toi, j’arriverai peut-être à accéder à l’ordinateur ! — Je… » Il renonça à contester et baissa le regard sur ses poings serrés. Elle avait raison. Il désirait plus que tout au monde – Dieu lui en était témoin ! – qu’elle reste en retrait, mais c’était parce qu’il l’aimait, ce qui ne changeait rien à la pertinence de son argumentation. — Soit », murmura-t-il enfin avant de relever la tête, les yeux humides. Il posa une main sur sa joue et la gratifia d’un sourire défraîchi. Soit, espèce de petite peste insubordonnée. » Elle serra son poignet et pressa son visage contre la paume offerte, juste un instant, puis elle le relâcha et roula sur ses genoux. — Communique nos projets à Harriet et à Tibold. Je vais aider Tam avec les préparatifs. » CHAPITRE QUARANTE Les coups de feu se firent plus rares dès que le gros de l’infanterie d’assaut de la garde eut quitté le dépôt dévasté. Trois mille hommes encerclaient encore la position, mais leurs ordres étaient désormais de retenir les hérétiques, pas de les écraser. Leurs mousquetaires économisaient les munitions, et leurs caissons d’artillerie étaient presque vides. Des chariots de cartouches arriveraient bientôt en renfort, mais pour l’instant les gardes se concentraient sur une tâche unique : maintenir les Malagoriens bloqués. Sean remercia le Ciel pour cette accalmie. Néanmoins, la partie ne s’annonçait pas facile, d’autant moins que tous les commandants de régiment de Folmak ainsi que quatre de ses six commandants de bataillon étaient morts ou blessés. Les rangs des officiers subalternes avaient eux aussi connu des pertes conséquentes, et l’organisation des soldats prenait du temps. Si l’ennemi devinait leurs intentions et lançait une attaque juste au mauvais moment… Folmak garderait avec lui ce qui restait de son troisième régiment ainsi que la moitié du premier ; le reste de ce dernier viendrait renforcer le deuxième pour l’évasion. Le choix des unités avait été dicté par la position des troupes. Le troisième régiment, qui se trouvait derrière les décombres du mur ouest, se replierait vers l’arsenal principal et profiterait de la couverture d’une centaine de tireurs déjà postés dans le bâtiment. Pendant ce temps, Sean déclencherait son offensive en direction de l’est. L’opération durait trop longtemps, songea-t-il, mais ses soldats accomplissaient l’impossible et davantage. Il s’accroupit derrière une autre pile de pierres – qui avait jadis été un atelier – et regarda ses hommes prendre position autour de lui. Les régiments étaient réduits à des bataillons, et les bataillons à des compagnies, mais, l’un après l’autre, les officiers levèrent les bras pour signaler qu’ils étaient prêts. Sean prit une profonde inspiration. Une douzaine d’arlaks, chacun armé de deux boulets et d’une charge de mitraille pour faire bonne mesure, avaient été mis en place à la faveur de la fumée. Les artilleurs, individuellement tapis derrière les obusiers, regardèrent Sean avec attention, puis celui-ci baissa le bras d’un coup sec. Les canonniers tirèrent sur les cordons détonateurs, et une explosion meurtrière retentit dans l’unique rue donnant sur l’est qui n’était pas bloquée par les flammes. Aussitôt la bordée lâchée, les Malagoriens empoignèrent leurs fusils. Tandis que des hurlements s’élevaient dans le camp adverse, les survivants dépenaillés et crasseux de la compagnie B (troisième bataillon, deuxième régiment, première brigade) s’élancèrent à travers les ruines du mur de l’entrepôt et entonnèrent leur cri de guerre strident. Le reste du deuxième régiment se précipita sur leurs talons. Profitant de cette deuxième vague, Sean tira sur le bras de Sandy pour l’inciter à se relever et ils sautèrent par-dessus les décombres à leur tour. Tamman se trouvait devant, à la tête de la compagnie B. Il avait déjà atteint la portion de l’étroite venelle située entre les deux brasiers qui ravageaient désormais les hangars. Les fusils et les mousquets tonitruaient au milieu de la clarté infernale tandis que les tirailleurs chargeaient sous une pluie de cendres. Ils affrontèrent la fournaise pour atteindre les unités de défense avant qu’elles ne se remettent du bombardement inattendu. Baïonnettes et piques étincelèrent dans la lumière sanguinolente des incendies. Toujours à l’avant de sa colonne, Tamman déferla dans les rangs de la garde. Quelqu’un tenta de le transpercer d’une pique, mais il la brisa d’un revers de bras bioaugmenté puis souleva le Pardalien infortuné avant de le propulser dans les airs. Le malheureux hurla de terreur et vint s’écraser contre ses camarades, qui giclèrent de tous côtés sous l’effet de ce projectile improvisé. La formation de l’impérial continua sur sa lancée sans cesser de tirer. Un quart des hommes tombèrent, mais les autres tinrent bon, et l’infanterie ennemie se désintégra sous une marée de baïonnettes. « Nous avons réussi à passer, Sean ! cria Tamman dans la com. — Ne vous arrêtez pas pour le fêter ! Continuez ! Le deuxième régiment quitta la ruelle bordée de flammes et déboucha en terrain ouvert sur les traces des fuyards. Une réserve de deux à trois cents fantassins s’y trouvait. Ils levèrent des yeux écarquillés quand la horde d’hérétiques en lambeaux se matérialisa devant eux, puis prirent leurs jambes à leur cou, paniqués à la vue des baïonnettes qui fonçaient sur eux. Quant à la colonne de Sean, elle traversa le périmètre de sécurité qui entourait le dépôt et disparut dans la ville flamboyante. Folmak Folmakson entendit la rumeur des combats qui s’estompait à l’est et, tandis que ses derniers hommes entraient dans l’arsenal, il murmura une prière pour leur sauvegarde à tous. Harriet MacIntyre se tenait à l’arrière du campement, le visage livide. Main dans la main avec Stomald, elle regardait les montagnes de fumée qui s’élevaient au-dessus du Temple. Sa com était connectée à celle de Sean, ce qui lui permettait de suivre sa progression et celle de ses amis à travers le chaos des rues de la cité. Elle aurait tellement voulu les accompagner en ce moment ! Mais c’était impossible. Il fallait qu’elle attende ici, qu’elle se contente de prier pour qu’ils atteignent leur objectif. À cent dix kilomètres au nord, Brashan venait d’abandonner son poste à bord de l’Israël et se trouvait dans le cockpit d’un chasseur impérial, en vol stationnaire juste en dehors de la zone d’agression de l’ordinateur pardalien. Un deuxième appareil du même type planait à proximité, téléguidé par ses soins. Si Sean et les autres parvenaient à désactiver le réseau informatique, Harriet et lui pourraient mettre fin aux affrontements en quelques minutes à peine. S’ils y parvenaient… Tibold Rarikson jura de plus belle : une nouvelle zone de combat venait de s’ouvrir sur sa droite. Il ne comprenait pas tout à fait ce que le seigneur Sean et les anges voulaient accomplir, et les risques encourus par son commandant l’emplissaient d’horreur, mais c’était un soldat. Il avait accepté ses ordres, mais il regrettait ô combien les informations fournies par dame Harriet. Ses rapports étaient devenus de plus en plus généraux à mesure que la confusion et la fumée de poudre se répandaient, mais ils lui avaient donné un précieux avantage sur l’ennemi. À présent, elle n’était plus en mesure de lui fournir des renseignements, et la garde avait fini par contourner son flanc. Ses hommes se défendaient bec et ongles, se battaient pour chaque centimètre de terrain, mais les piquiers de la garde chargeaient. Il ordonna à trois de ses régiments de réserve relativement frais de faire marche vers l’ouest, en espérant que cela suffirait. « Que… ? Vroxhan se tourna vers la fenêtre lorsque des coups de feu se firent entendre juste à l’extérieur de la chancellerie. Il en resta bouche bée : les balles fusaient à travers la place des Martyrs. Une attaque des hérétiques ici ? C’était impossible ! Et pourtant les faits étaient là. Sous ses yeux, des guerriers en loques et maculés de sang sortirent à découvert, formèrent un peloton de tir puis canardèrent de façon systématique la seule compagnie de la garde qui occupait les lieux. Les soldats, en sous-effectif, ployèrent sous les rafales dévastatrices et de plus en plus agressives. Le grand prêtre observa le carnage, incrédule, puis leva les yeux lorsqu’il perçut une présence à ses côtés. « Seigneur maréchal ! Ont-ils percé le barrage de Therah ? — Impensable ! » Surak déploya une lunette d’approche, regarda par lui-même puis referma l’instrument aussi sec en lâchant un juron. « Ce sont les troupes du dépôt, Votre Sainteté. Le reste de leur armée n’aurait jamais pu parvenir jusqu’ici. En outre, il y a là-dehors un géant qui ne peut être que le “seigneur Sean”. — Que font-ils ici ? — Ils tentent de fuir… ou de distraire nos renforts de la bataille qui se déroule au nord de la ville. De toute façon, ils ne sont pas assez pour représenter une menace. — Ont-ils une chance de s’échapper ? — C’est possible, Votre Sainteté. Improbable, mais possible, surtout s’ils font route vers le sud au lieu de rejoindre Tibold. — Arrêtez-les ! Arrêtez-les ! — Avec quoi, Votre Sainteté ? Excepté votre garde rapprochée, ma troupe d’état-major et le détachement du sanctuaire, l’ensemble de mes effectifs se dirige vers la zone nord du Temple ou s’y trouve déjà. » Le prélat allait riposter, mais il ferma la bouche et regarda les infidèles terminer leur besogne puis, une fois la malheureuse compagnie mise en déroute, former à nouveau une colonne. Comme Surak l’avait prédit, ils avancèrent vers le sud. Le souverain pontife serra les poings en un geste de haine. Ils prenaient le large. Les chefs de ce maudit mouvement hérétique lui filaient entre les doigts et, dès qu’ils se trouveraient à l’abri, le reste de l’armée des anges mettrait un terme à son assaut. Un jet de bile lui remonta dans la gorge, et il détourna le regard des adorateurs de démons – qui disparaissaient déjà au loin – pour le poser sur l’immense bâtiment blanc du sanctuaire. Pourquoi ? demanda-t-il à Dieu. Pourquoi laisses-tu une telle catastrophe se produire ? Et… Son esprit se figea, soudain gagné par une terrible intuition. Ils n’essayaient pas de fuir, non. Comme si le Tout-Puissant lui-même le lui avait soufflé à l’oreille, Vroxhan sut où se rendaient les hérétiques, et un frisson parcourut ses veines. « Le sanctuaire ! » s’exclama-t-il. Le maréchal le dévisagea sans comprendre, mais il l’empoigna et le secoua. « Ils se dirigent vers le sanctuaire ! — Le… Mais pourquoi feraient-ils ça, Votre Sainteté ? — Parce que ce sont des adorateurs de démons ! Réfléchissez ! Ils servent les puissances de l’enfer… Et si leurs maîtres les avaient dotés d’un moyen de détruire la Voix ? Si nous perdons sa protection, comment éviterons-nous la prochaine vague de créatures maléfiques en provenance des étoiles ? — Mais… — Nous n’avons plus le temps, seigneur maréchal ! Prévenez le détachement du sanctuaire sur-le-champ ! Dites à vos soldats qu’ils doivent à tout prix empêcher les infidèles d’y entrer, puis envoyez à leurs trousses toutes les troupes que vous pourrez trouver ! — Mais il n’y a que celles de votre garde personnelle, Votre Sainteté, et… — Eh bien, envoyez-les, bon sang ! » Il secoua encore le maréchal. « Non ! Je les mènerai moi-même au combat ! » hurla-t-il d’une voix frénétique avant de s’éloigner de Surak. Tamman ouvrait la marche. Ses hommes, qui n’aimaient pas ça, s’évertuaient à le dépasser pour s’interposer entre lui et tout ennemi potentiel. Mais, à chaque fois, il les renvoyait en arrière d’un geste vif. Il n’agissait pas ainsi par héroïsme : il devait se trouver en tête de colonne pour explorer les alentours et déterminer leur chemin à l’aide de ses implants. L’agitation dans les rues s’avérait plus redoutable que dans ses estimations. Il y avait peu de gardes, mais des milliers de civils avaient fui les combats qui faisaient rage au nord de la cité, et la plupart d’entre eux marchaient en direction du sanctuaire, en vue de prier pour leur délivrance. Par chance, ils avaient la présence d’esprit de se disséminer dès qu’ils voyaient des hommes armés s’approcher d’eux par-derrière mais, malgré la panique qui les aiguillonnait, ils mettaient beaucoup de temps à s’écarter de son chemin. Pire encore : face à une telle foule en mouvement, il devenait difficile de repérer les éventuelles formations de la garde. Lorsque la situation lui permettait d’avancer, la colonne progressait rapidement, mais elle était contrainte à une succession de mouvements fébriles entrecoupés de moments de lenteur ou de surplace où les montagnards jouaient des coudes au milieu de la multitude des non-combattants. Le jeune impérial était tenté d’ordonner à ses hommes d’ouvrir le feu pour disperser la cohue plus vite. Mais, bien sûr, de telles instructions n’étaient pas envisageables. Tamman traversa un petit square et leva les yeux. Le gigantesque bâtiment du sanctuaire se dressait devant lui. Encore quinze minutes, songea-t-il. Vingt tout au plus. « Plus vite ! Plus vite ! vociférait Vroxhan. — Votre Sainteté, nous ne pouvons pas accélérer le pas ! protesta Farnah, le commandant de sa garde rapprochée, le doigt tendu vers les civils qui leur barraient la route. Tous ces gens… — Qu’importent les gens lorsque des adorateurs de démons s’apprêtent à profaner le sanctuaire de Dieu ? » répondit le prélat, les pupilles embrasées. Il avait perdu la trace des impies pendant que ses gardes du corps se rassemblaient, mais l’ennemi se trouvait quelque part devant eux, en route pour le refuge sacré. Voilà tout ce qu’il avait besoin de savoir. « Dégagez le chemin, capitaine ! Vous avez des piquiers, utilisez-les ! » Le soldat le fixa, incapable de croire ce qu’il venait d’entendre, mais le souverain pontife montra les dents, c’est pourquoi Farnah se retourna et aboya des ordres à son tour. Les fantassins de tête abaissèrent leurs armes d’hast, le visage impassible, et chargèrent. Quelques secondes plus tard, le haut dignitaire perçut les premiers cris. Hommes, femmes et enfants furent poussés de côté ou assassinés, puis les sept cents hommes de la formation marchèrent sur les gisants. Les combats sur la droite de la position de Tibold atteignirent leur paroxysme : par un irrésistible et brutal assaut, la garde avait fait reculer le flanc de la colonne des Malagoriens de huit cents enjambées. Mais, à présent, elle se heurtait aux salves à bout portant des chagors. Bientôt, les régiments de réserve appelés par le vétéran vinrent se joindre aux hostilités, et ce fut au tour de l’armée du Temple de battre en retraite. Toutefois, elle ne se replia que sur la moitié de la distance déjà parcourue, puis reprit aussitôt la résistance. Et d’autres renforts envoyés par Surak s’attaquaient désormais au flanc gauche des forces de Tibold. Il jura une nouvelle fois, avec plus de véhémence que jamais. Il perdait du terrain. Son armée finit par s’immobiliser au milieu des ruines en feu. « Attention sur le mur ! Il y a des sentinelles ! » s’exclama Tamman au moment où cinquante mousquetaires apparurent comme un seul homme par-dessus le parapet de l’enceinte décorative du sanctuaire. La place devant le bâtiment regorgeait de civils, qui hurlèrent de terreur lorsque les gardes posèrent leurs fusils sur la rambarde pour ouvrir le feu sur le peloton de tir de la compagnie B. Mais l’avertissement du jeune homme était tombé avant que l’ennemi ne se trouve en position : les salves cinglantes des Malagoriens balayèrent les rangs adverses et, plus horrible, frappèrent abondamment les habitants de la cité pris entre les deux camps. En dépit de la couverture fournie par la balustrade à hauteur de taille, les soldats du Temple essuyèrent plus de pertes que leurs attaquants. Bientôt, le reste de la compagnie B fusionna avec la C pour apporter son soutien à la première ligne de tirailleurs, et leurs décharges groupées vinrent à bout des factionnaires. Sur la place, ce fut la débandade générale : les citadins hurlèrent comme des bêtes affolées et se piétinèrent les uns les autres sous l’effet de la terreur. Des marées de sang inondaient le sol pavé. Le deuxième régiment s’élança en direction du portail, dont les battants étaient verrouillés, mais les délicats panneaux d’ivoire et les filigranes d’or ne tinrent pas longtemps face aux crosses des montagnards déchaînés, qui renversèrent ces précieuses œuvres d’art tel un bélier vivant. Trente à quarante piquiers s’efforçaient de former les rangs devant l’immense entrée du sanctuaire lorsque les portes de l’enceinte s’écroulèrent. Ils aperçurent les hérétiques et tentèrent de s’organiser au plus vite, mais ces derniers, sans attendre leurs ordres, se déployèrent à nouveau en un large peloton de tir. Les armes tonnèrent, et la moitié des gardes tombèrent. Les survivants se retirèrent à l’intérieur de l’édifice. Tamman se précipita à leur suite, ses troupes regroupées derrière lui, mais il se figea quand la voix de Sean lui parvint via sa com. « Des problèmes en vue, Tarn ! Cinq à six cents soldats ennemis s’approchent de notre arrière-garde à toute vitesse ! — Je suis devant le sanctuaire, maintenant. Qu’est-ce que je dois faire ? — Poste des sentinelles devant l’entrée et envoie le reste de tes hommes sur le mur d’enceinte. Nous allons devoir détacher des forces en amont de notre position pour bloquer ces salopards. — C’est parti », répondit Tamman, puis il se mit à donner de nouvelles directives. « Votre Sainteté ! Les hérétiques ! » aboya Farnah. Vroxhan leva la tête puis entendit aussitôt les premières détonations des mousquets en provenance de la tête de la colonne. L’angle de la rue l’empêchait de voir plus loin, mais il aperçut les volutes de fumée et entendit les cris des blessés. La moitié de sa garde se composait de mousquetaires, qui s’éparpillèrent pour chercher un abri derrière des portes ou des devantures de magasins et pouvoir riposter. Les piquiers, eux, resurgirent au coin de la venelle de façon à échapper aux tirs ennemis. « Continuez d’avancer, cracha le grand prêtre, mais son capitaine secoua la tête. — Impossible, Votre Sainteté. Ils sont derrière les remparts du sanctuaire, et ils doivent être trois à quatre cents, qui plus est munis de ces maudits fusils. Nous ne pouvons pas nous engager sur la place et nous exposer à leurs salves. Ce serait du suicide. — Que valent nos vies en comparaison de nos âmes ? pesta le prélat. — Votre Sainteté, riposta le militaire d’une voix métallique, si nous avançons, nous mourons. Et si nous mourons, nous ne serons plus en mesure de sauver le saint lieu. — Allez au diable ! » Vroxhan gifla le commandant. « Comment osez-vous me dire… ! » Il arma son bras en vue de le frapper à nouveau, mais il s’immobilisa. Peu soucieux de la colère noire qui se dégageait du visage rougi et enflé de son subordonné, il lui saisit le bras. « Attendez ! Laissons-les jouer les sentinelles ! — Que voulez-vous dire ? demanda Farnah, mais le pontife s’éloignait déjà. — Prenez la moitié de vos hommes et suivez-moi ! » Sean regarda par-dessus son épaule au moment où les armes commencèrent de retentir. Il se haïssait pour avoir abandonné ses hommes sur le mur d’enceinte, mais il n’avait pas le choix. Son absence ne changerait rien à leur capacité à défendre les portes, alors que seuls Tamman, Sandy et lui étaient capables d’accéder à l’ordinateur. Ils n’avaient pris que trente soldats avec eux – les rescapés des deux cents fantassins que les compagnies B et C comptaient au départ – pour pénétrer à l’intérieur de la bâtisse sacrée. Au cours des siècles, le bunker de commandement des premiers jours était peu à peu vu entourer de chapelles et d’églises secondaires, de bibliothèques et de galeries d’art. C’était un dédale insensé, un palais gorgé de tapisseries somptueuses et de tableaux sans prix. Les bottes maculées de sang des Malagoriens résonnaient sur les sols de marbre ornementé et les luxueux tapis. « Sur la gauche… » murmura le prince à voix basse tandis que les flux d’énergie de l’ancien complexe se déversaient dans ses implants. « L’accès devrait se trouver sur la gauche, bon sang, mais où… — J’ai trouvé, Sean, annonça Tamman. C’est par ici ! » Le jeune Qian se tourna vers la gauche puis s’engagea dans une cage d’escalier. Le prince attrapa la main de Sandy et l’entraîna à la suite de leur ami, le regard empli d’excitation tandis que le marbre et les boiseries des murs cédaient la place à du béton céramisé. Le centre de commandes était enterré sous la casemate, et les parois de la profonde descente en colimaçon résonnaient du cliquetis des pas et des armes entrechoquées. Parfois, un homme perdait l’équilibre et tombait, mais il y avait toujours quelqu’un pour le rattraper. L’urgence de leur mission faisait avancer les soldats. « Sas ! » beugla Tamman. Les hommes derrière lui ralentirent, émerveillés par le gigantesque et flamboyant portail en acier de combat impérial. Les gardiens du sanctuaire avaient ordonné à l’ordinateur de fermer le panneau. Pendant un instant, une peur religieuse étreignit le cœur des Malagoriens, mais l’impérial, lui, n’avait cure de ce genre de détail : ses implants cherchaient le logiciel d’accès. Il poussa un grognement de triomphe. « Pas de code d’identification », murmura-t-il en anglais. Sean et Sandy jouèrent des coudes pour arriver jusqu’à lui. « J’imagine que les inventeurs de cette religion insensée craignaient que les membres du clergé ne l’oublient. Attendez un peu que je… Voilà ! » Ses neurocapteurs trouvèrent l’interface, et les montagnards soupirèrent quand l’énorme sas glissa en silence : ils contemplaient le plus saint des lieux de Pardal. Leurs yeux se posèrent avec crainte et admiration sur celui qui venait de dégager la voie. « Allons-y ! » Sean MacIntyre dégaina deux pistolets et passa devant son camarade. « Blasphémateur ! » lança une voix. Il entendit un coup de feu et sentit un choc violent contre son plastron, mais le robuste composite impérial encaissa le coup. L’une de ses armes cracha un projectile et pulvérisa la tête du Grand Inquisiteur Surmal, dont le cadavre bascula dans les profondeurs du principal affichage tridi. Une mare de sang se répandit sous la clarté des étoiles holographiques. Sean balaya la salle du regard : aucun de ces appareils n’était vraiment de conception militaire, et les autochtones n’avaient pas arrangé les choses en couvrant les murs de trophées de la sainte Église. Les bannières et les armes des guerres du Schisme encombraient les lieux, et il était difficile d’identifier le matériel. Il pesta. Bon sang, où avaient-ils donc caché cette satanée… ? « Là-bas, Sean ! » Sandy pointa le doigt, et son compagnon ravala un juron devant le spectacle de la console : ces enfoirés ne s’étaient pas contentés de désactiver l’interface neuronale ; ils l’avaient déconnectée du noyau informatique physique. — Tam, tu es notre meilleur technicien. Vas-y ! Remets ce machin en fonction ! — Tout de suite ! » Le fusilier fonça à travers la salle et son ami se retourna vers les fantassins qui s’assemblaient devant le sas. « Pendant ce temps, nous allons sécuriser l’entrée. Il faut… — Sean ! » cria Sandy, et il pivota juste au moment où un pan de tapisserie du mur opposé se déchirait. Un canon de mousquet montra le bout de son nez et toussa. La balle passa à un centimètre de son visage en sifflant, puis il vit une marée d’hommes qui remplissaient une arcade large de cinq mètres. Un tunnel ! Une saloperie de tunnel dans la salle des commandes ! Il se demanda si c’étaient les premiers architectes qui l’avaient construit ou s’il avait été percé plus tard par les fondateurs de l’église… mais, au fond, quelle importance ? « À l’assaut ! beugla-t-il. Empêchez-les d’atteindre Tamman ! » Ses hommes poussèrent un rugissement et les fusils retentirent comme le marteau de Dieu. Un nuage de fumée étouffante emplit l’espace voûté du centre des consoles. Les armes ennemies ripostèrent aussitôt, mais, malgré l’effet de surprise, les « hérétiques » eurent le dessus pendant les premières secondes : mieux déployés que l’adversaire, ils parvenaient à mitrailler l’entrée du tunnel à une cadence plus soutenue que celle des gardes. Mais les trois cents silhouettes qui encombraient le passage secret chargeaient avec une dévotion fanatique. Personne n’eut le temps de recharger son arme. « Empêchez-les de sortir ! » tonna le prince, puis il se précipita alors que les premiers agresseurs posaient le pied sur le sol de la coupole. Ses Malagoriens lui emboîtèrent le pas pour faire face aux troupes de Farnah, qui ne ralentissaient pas. Elles avaient laissé derrière elles les armes d’hast – avec lesquelles elles n’auraient pas pu pénétrer à l’intérieur du tunnel –, mais les piquiers portaient des épées, des massues et des haches. Quant aux tireurs, ils se servaient de leurs mousquets comme de gourdins. « Pour le Malagor et le seigneur Sean ! hurla quelqu’un. — Pour notre Dieu saint, et pas de quartier ! » répondirent les gardes en chœur. Les deux forces s’entrechoquèrent, puis un combat au corps à corps s’engagea sous un voile pulvérulent cauchemardesque. Le prince impérial se déchaînait à la tête de sa section. Sa lame fine s’agitait en tous sens et répandait la mort devant elle. Aucun être humain non augmenté n’entrait dans son champ d’action sans y succomber. Peu à peu, il se frayait un chemin jusqu’à l’arche. S’il parvenait à l’atteindre puis à repousser l’ennemi à l’intérieur… Mais ses guerriers n’étaient pas bio améliorés : ils ne possédaient ni sa force ni sa vitesse, et trop d’assaillants se trouvaient désormais dans la salle de contrôle. Ils tourbillonnaient autour de lui. Il grogna de douleur quand une pointe vint se ficher dans sa cuisse par-derrière. Son muscle et son fémur augmentés tinrent bon, mais une traînée de sang coula le long de sa jambe. Plus faibles que lui ou non, si les soldats du Temple le submergeaient… Il se replia, jura, étrangla un adversaire de sa main gauche tandis que son épée en déchiquetait deux autres. Un combattant de la cité saisit sa masse d’armes à dix doigts et la fit voler devant lui. Le boulet s’écrasa contre son plastron avant de rebondir, et le choc le fit tituber malgré la robustesse de son organisme renforcé. Mais, une fois encore, le composite impérial résista. L’acier résonnait et grinçait tout autour de lui, des hommes gémissaient et périssaient. Soudain, un garde surgit à quelques centimètres de lui et plongea sa lame en direction de sa gorge. Il était trop tard pour esquiver. Il vit le coup arriver, mais une hache fendit son agresseur de la tête au ventre. Le sang cramoisi et visqueux gicla abondamment sur lui, et il eut un sursaut de surprise à la vue de sa compagne qui bondissait à ses côtés. L’arme qu’elle avait arrachée au mur des trophées était aussi grande qu’elle. La jeune fille braillait et virevoltait telle une Walkyrie enragée. Elle avait perdu son casque, mais pas sa fougue : ses yeux bruns brûlaient de mille feux quand elle découpa en deux un autre attaquant. « C’est un démon ! C’est un démon ! » s’exclama une voix terrifiée. Les fantassins du Temple venaient de s’apercevoir qu’il s’agissait d’une femme. Encore exaltés et frénétiques la seconde d’avant, ils s’écartèrent d’elle sous le coup de la panique. « Approchez, bande de salopards ! » rugit-elle en universel, et une nouvelle vague de terreur assaillit les Pardaliens, abasourdis d’entendre la langue sacrée dans la bouche d’un démon. Elle taillada une nouvelle proie et, l’espace d’un instant, Sean crut qu’elle allait repousser les forces adverses à elle toute seule. Toutefois, les assaillants encore coincés dans le tunnel ne la voyaient pas : leur ignorance les immunisait contre l’épouvante que sa présence ne manquerait pas de provoquer bientôt. Le poids de ces soldats encore naïfs poussait leurs camarades en avant. Le mouvement fit reculer le petit groupe de résistants, Sean et Sandy compris. Les fantassins malagoriens formèrent une ligne de protection derrière le champion et l’ange, qui se propulsèrent à nouveau sur la colonne de gardes comme une boule sur un jeu de quilles. En d’autres circonstances, les piquiers et les mousquetaires de Farnah auraient sans doute détalé devant leurs ennemis « surhumains », mais le passage derrière eux était plein à craquer. Ils devaient combattre ou périr, et ils décidèrent donc de combattre. Le tumulte et le chaos de la bataille battaient leur plein. Derrière ses amis, Tamman travaillait d’arrache-pied. Ses mains fendaient l’air comme l’éclair tandis qu’il s’efforçait de reconnecter l’interface neuronale. Il n’en avait jamais vu de pareille, et il mettait donc à contribution aussi bien son imagination que ses connaissances. Malgré sa concentration, il n’oubliait pas que la garde poursuivait son assaut. Sean et Sandy valaient cinquante combattants non augmentés, mais ils n’étaient que deux. Certains agresseurs parvenaient à les contourner pour atteindre les simples mortels qui les talonnaient, et ces derniers tombaient comme des mouches malgré l’avantage conféré par leurs baïonnettes plus longues. Jusqu’ici, aucun des gardes du corps de Vroxhan ne semblait avoir remarqué Tamman, mais cela ne durerait pas longtemps. Voilà ! Il effectua la dernière connexion, brancha ses neuroémetteurs à la console et demanda l’accès. Il y eut un moment de profond silence, puis un contralto dénué d’émotion déclara : « Code d’identification exigé pour tout accès neuronal. Veuillez s’il vous plaît le fournir. » Il contempla la console d’un air atterré. Sean eut le souffle coupé lorsqu’une masse d’armes heurta son bras gauche. La manche de mailles résista à l’impact et les implants du jeune homme tamisèrent la douleur et le choc. Mais le coup l’avait gravement blessé, et il le savait. Il recula, chancelant, et Sandy apparut devant lui, gracieuse comme une ballerine tandis qu’elle abattait son immense hache avec une précision redoutable. L’agresseur roula à terre sans un cri. Sean brandit son épée et tua un autre homme juste avant que celui-ci ne surprenne sa compagne par-derrière. « Sean ! Sean, il y a un code d’identification ! » L’interpellé entendit la voix de Tamman, mais il ne parvint pas à saisir ce qu’il lui disait, et il prit le temps de terrasser un nouvel attaquant. « Bon sang, Sean, il y a un code d’identification ! » Cette fois, il comprit. Il tourna la tête juste au moment où son ami arrivait à sa hauteur et se plaçait devant Sandy et lui, lame brandie. Puis ils chargèrent ensemble, anéantissant tout sur leur passage. Cette fois, ils étaient trois. Avec Tamman en tête de formation et les deux autres impériaux pour couvrir ses flancs, le minuscule commando laissait un tapis de cadavres sur son sillage. Les gardes commencèrent enfin à fléchir. La vision de ce trio démoniaque – car seules des créatures diaboliques auraient pu semer une telle destruction – qui leur fonçait tout droit dessus eut raison de leur combativité. Ils dégagèrent le chemin, et Tamman gagna l’entrée du passage. Il jouait de son épée avec ardeur. Ses victimes, qui s’empilaient rapidement devant lui, formèrent bientôt une sorte de barricade humaine qui bloqua l’arcade. Malgré la poussée des fantassins encore entassés dans le tunnel, personne ne réussit à percer son barrage. « Assure ses arrières, Sandy ! » lança Sean, à bout de souffle, avant de retourner vers le combat qui faisait encore rage dans la salle. Il ne restait plus que dix Malagoriens valides. En désespoir de cause, ils avaient formé un nœud défensif très compact au centre du dôme. Leur commandant se jeta sur l’arrière-garde de leurs assaillants. Ces derniers le virent arriver et poussèrent des hurlements d’épouvante. Ils se replièrent, peu désireux d’affronter le démon, puis leurs yeux se posèrent sur l’ouverture par où ils étaient entrés. Deux autres monstres postés devant s’interposaient entre eux et leurs camarades, mais le sas principal était resté ouvert : ils prirent leurs jambes à leur cou en direction du salut. Dans leur course effrénée, certains d’entre eux tombèrent, et les autres les piétinèrent sans égard. Les bruits de combat cessèrent. Le tunnel était tellement bondé que personne ne parvenait jusqu’à Tamman – et, de toute façon, qui aurait eu le courage de le défier ? Sean s’appuya sur son épée, le flanc battant, puis une certitude glaciale envahit son âme. L’atroce certitude qu’il avait échoué. Ils étaient arrivés si près du but ! Ils avaient bataillé si dur et payé un prix si élevé ! Pourquoi n’avait-il jamais envisagé qu’un code d’identification protégeait peut-être le système ? « Tam demanda-t-il d’une voix rauque. As-tu essayé le mode vocal ? — Oui », répondit le jeune homme sans quitter le passage des yeux. Pendant ce temps, les derniers rescapés du camp malagorien s’empressèrent de recharger leurs fusils et se précipitèrent vers le sas pour couvrir l’accès au centre des commandes. « Ça ne marche pas. Ils ont entravé la fonction standard de communication verbale puis, avant de déconnecter l’interface, se sont amusés à stocker un ensemble de commandes vocales arbitraires. Il nous faudrait sans doute des semaines entières pour deviner les mots clés nécessaires au contrôle des défenses “internes” du système de quarantaine ! — Oh, mon Dieu ! murmura le prince, les traits exsangues. Qu’avons-nous fait ? Tous ces gens… les avons-nous tués pour rien ? — Arrête, Sean ! » Sandy était couverte de sang des pieds à la tête, mais ses yeux flamboyaient encore tandis qu’elle s’approchait de lui. « Nous n’avons pas le temps de nous morfondre ! Il faut réfléchir ! Il doit bien y avoir un moyen de pénétrer le système ! — Et pourquoi ça ? lâcha son compagnon d’un ton amer. Tout simplement parce que nous voulons qu’il y en ait un ? Nous avons échoué, Sandy. J’ai échoué ! — Non ! Je suis certaine que… » Elle se figea, la bouche à moitié ouverte et les yeux écarquillés. « Mais oui ! murmura-t-elle. Bon sang, je crois que j’ai trouvé ! — Qu’est-ce que tu as trouvé ? » Elle serra son bras valide entre ses doigts d’acier. « Nous ne pouvons pas accéder à l’ordinateur sans le code, mais peut-être en es-tu capable, toi ! — Qu’est-ce que tu racontes ? — Sean, c’est un ordinateur impérial. Un ordinateur du Quatrième Empire. — Et alors ? » Il la regarda, cherchant à comprendre, et elle le secoua avec violence. « Tu ne vois toujours pas ? Ce cerveau électronique a été mis en activité par un gouverneur impérial, un représentant direct du souverain ! » Il cligna des yeux. La clé du problème flottait à la lisière de son esprit. Avide de recevoir une explication, il planta son regard dans celui de la jeune femme. « Tu es l’héritier de la Couronne : hiérarchiquement, tu viens juste après l’empereur pour tout ce qui concerne les affaires civiles. Mais, surtout, tu as été confirmé par Mère ! Cela signifie qu’elle a enfoui dans tes implants les codes nécessaires à ton identification par n’importe quel ordinateur impérial ! — Mais… » Il la dévisagea pendant un moment, interdit, puis son cerveau se remit en branle. « Qui nous dit que ces informations ont bel et bien été téléchargées dans ce réseau ? dit-il, se retournant déjà pour foncer vers la console. Et même si c’est le cas, il va me falloir du temps pour mettre la main dessus. Dix à quinze minutes au minimum. — Tu as quelque chose de mieux à faire en ce moment précis ? laissa-t-elle tomber d’un ton pince-sans-rire, et il parvint à lui sourire. — Pas vraiment, en effet. » Il s’arrêta à côté du terminal. « Il y a du grabuge du côté des escaliers, seigneur Sean ! » annonça l’un des Malagoriens. Leur commandant pivota sur ses talons, mais Sandy le poussa en direction de la console. « Tu t’occupes de l’informatique, nous nous occupons de la garde. — Sandy, je… » Elle agrippa son poignet. « Je sais, dit-elle avec douceur avant de s’élancer vers le sas. Toi, toi et toi : allez vous poster devant le tunnel. Tam : viens me rejoindre, nous avons de la compagnie ! — Les voilà ! » cria quelqu’un. Sean Horus MacIntyre, prince héritier de la Couronne impériale, ferma les paupières et connecta ses neuroémetteurs à la console. CHAPITRE QUARANTE ET UN Ninhursag MacMahan frotta ses yeux fatigués et tâcha d’éprouver un sentiment de triomphe. Une planète constituait un espace immense où dissimuler un objet aussi minuscule que la superbombe de Qian, mais il y avait peu de trafic en direction de Narhan, et celui-ci se limitait en grande partie aux déplacements du personnel – qui s’effectuaient avant tout via transmat. Ses subordonnés avaient commencé par analyser au microscope le carnet de route de chaque téléportation – entrante ou sortante –, mais ils n’avaient rien trouvé. Une recherche minutieuse à partir d’installations orbitales était venue confirmer ces conclusions. Elle ne pouvait pas l’affirmer avec certitude, mais il était plus que probable que l’ogive n’avait pas été envoyée sur ce monde. Ce qui, malheureusement, faisait de Birhat la cible la plus plausible, or la fouille de la capitale serait bien plus ardue. Elle comptait davantage d’habitants et connaissait un trafic beaucoup plus intense. En outre, durant les vingt dernières années, des hordes de botanistes, de biologistes, de zoologistes, d’entomologistes et de touristes s’étaient répandues aux quatre coins de sa surface rajeunie. N’importe qui aurait réussi à passer le maudit engin en contrebande. Et si quelqu’un s’était accordé ce plaisir, le Créateur seul savait où était cachée la bombe. Bien sûr, si elle se trouvait dans une des zones de jungle, son repérage serait assez facile. Même si elle était tapie sous un champ de camouflage, les senseurs impériaux ne tarderaient pas à la déceler, avec un peu de persévérance. Mais si monsieur X l’avait installée quelque part dans Phénix, il en allait tout autrement : l’énorme quantité de sources émettrices de la capitale confondrait à coup sûr les capteurs. Même si l’on effectuait un scan de chacun des innombrables bâtiments – et de chacune des tours – de la ville, ce serait peine perdue. Ses agents devraient littéralement fouiller dans toutes les pièces de la mégapole, ce qui prendrait des semaines, voire des mois. Mais au moins ils avaient progressé. À condition que le possesseur de l’ogive ne nourrisse pas l’intention de pulvériser la Terre, elle et les siens avaient réduit les cibles possibles à une seule planète. Et l’heure était venue de mettre le doigt sur cet aspect-là du problème, songea-t-elle avec un froncement de sourcils. « Non. — Mais, Colin… — J’ai dit non, ’Hursag, et c’est irrévocable. La responsable du Renseignement se rassit et lâcha un soupir en signe de frustration. Hector et elle étaient installés dans les quartiers personnels de la famille impériale, face au souverain et à Jiltanith – dont la silhouette s’était radicalement transformée au cours des derniers mois. Qian Daoling, Amanda, Adrienne Robbins et Gerald Hatcher assistaient à la réunion via hologramme et arboraient la même expression que Ninhursag. « Elle a raison, Colin, déclara l’amiral d’origine terrienne. Si la bombe n’est pas sur Narhan, elle se trouve sûrement ici. C’est la seule éventualité logique vu nos estimations des actions passées de notre ennemi. — Je suis d’accord, dit MacIntyre, mais Hatcher comprit à son ton qu’il n’avait pas cédé d’un pouce. Néanmoins, je refuse de me faire évacuer alors que des millions d’autres personnes ne bénéficieront pas de la même chance. — Je te demande juste de faire une visite d’État sur Terre ! tonna Ninhursag. Pour l’amour du Créateur, Colin, que cherches-tu à prouver ? Va sur Terre et restes-y tant que nous n’aurons pas trouvé ce satané engin ! — Si déjà vous le trouvez ! rétorqua-t-il. Non, je n’irai pas là-bas. — Le peuple comprendrait, Colin, observa Qian à voix basse. — Ce n’est pas une question de relations publiques, bon sang ! Il s’agit d’abandonner des millions de civils pour sauver ma peau, et je m’y refuse. — Votre attitude est ridicule, intervint Dahak. — Alors poursuis-moi en justice ! — Si cela pouvait vous faire changer d’avis, je ne m’en priverais pas. Cependant, comme vous resterez de toute façon sur vos positions, je me contente d’en appeler au bon sens que vous avez su démontrer par le passé – quoique en de rares occasions. — Pas de chance pour cette fois, persista l’empereur, et son épouse lui serra la main avec délicatesse. — Colin, il y a un détail que ni ’Hursag ni Dahak n’ont relevé, dit Amanda. Si c’est monsieur X qui a tué nos enfants, s’il détient vraiment la bombe et s’il l’a bel et bien amenée sur Birhat, cela signifie qu’il en a après ’Tanni et toi. Si tu n’es pas ici, à quoi bon déclencher le dispositif ? Selon cette logique, ton voyage sur Terre pourrait lui fournir une bonne raison de ne pas actionner l’ogive avant que nous ne l’ayons trouvée. — Raisonnement tout à fait pertinent », appuya l’IA. MacIntyre se renfrogna. « Aussi bien Dahak qu’Amanda disent vrai, insista Qian quand il sentit le souverain faiblir. Vous êtes le chef d’État de l’Empirium, chargé d’assurer la continuité du gouvernement et d’en garantir la succession. Si l’impératrice et vous-même constituez bel et bien la cible de notre ennemi, vous risqueriez de l’inciter à agir en restant sur Birhat. — Tout d’abord, répondit l’intéressé, vous partez du principe que ce type a les moyens de déclencher son arme à volonté. Or, pour ce faire, il devrait disposer d’un acolyte établi ici même pour transmettre l’ordre de mise à feu, ce qui provoquerait la mort de la personne concernée. Je conçois volontiers qu’il ait engagé quelqu’un sans lui raconter le fin mot de l’histoire, mais, en tout cas, un fait est certain : monsieur X lui-même ne se trouvera pas sur les lieux au moment de l’explosion. En d’autres termes, il devrait donner le feu vert à son pigeon via le réseau d’hypercom, que ’Hursag et Dahak surveillent de très près. Il pourrait malgré tout réussir à déjouer leur vigilance, mais, à vrai dire, je doute qu’il prendrait ce risque. Voilà pourquoi je pense que le dispositif d’enclenchement est déjà en place et que le compte à rebours a commencé. — Ton argumentation est si précaire que je pourrais faire passer la moitié de la Flotte à travers ses failles, lâcha Adrienne d’un air sévère. — Peut-être, mais je suis pour ma part convaincu qu’elle tient la route. Cela dit, prudence est mère de sûreté, ce qui m’amène à mon deuxième point : Daoling, vous avez raison d’évoquer mon devoir d’“assurer la continuité du gouvernement et d’en garantir la succession”, mais je n’ai pas besoin de me rendre sur Terre pour respecter ce cahier des charges. — Nenni, amour ! s’exclama Jiltanith d’une voix cassante. Point n’apprécie tes paroles… certes, ni davantage tes pensées ! — Je comprends, mais Daoling a raison et moi aussi : l’un de nous deux doit rester. Nous ne pouvons pas abandonner notre peuple. En t’envoyant sur la planète mère, nous protégeons à la fois la Couronne et ses héritiers. » Elle le dévisagea pendant un moment puis, le regard sombre, pressa une main contre son ventre gonflé. — Colin, reprit-elle tout bas, jadis déjà ai perdu deux enfants. Veulx-tu donc faire de ma progéniture à venir prétexte à perdre mon époux itou ? — Non », répondit-il avec douceur. Il prit les doigts délicats de l’impériale dans sa main gauche et posa l’autre paume sur sa joue. « Je n’ai pas l’intention de mourir, ’Tanni. Mais, s’il existe une chance pour que monsieur X arrête le compte à rebours en s’apercevant qu’il ne peut assassiner à la fois l’empereur et l’impératrice, alors il faut que l’un de nous deux parte. Certes, égoïsme oblige, je suis bien content d’avoir trouvé une excuse pour t’écarter du danger et te protéger. Je l’admets. Mais tu es enceinte, ’Tanni. Même si j’y passe, la succession est assurée tant que toi tu vis. Je suis désolé, mon cœur, mais il est de ton devoir d’aller sur Terre. — “Devoir”, “protéger”. » Les mots sonnaient comme une terrible malédiction dans la bouche de l’impériale. « Combien ces termes m’ont cousté au cours des siècles ! — Je sais. » Il ferma les yeux et l’attira vers lui, puis il la serra fort dans ses bras et caressa sa chevelure de jais sous le regard de leurs amis. « Je sais, murmura-t-il. Aucun de nous deux ne voulait de ce travail, mais il nous a quand même été confié, mon amour, et nous devons l’accomplir. S’il te plaît, ’Tanni, ne t’oppose pas à moi dans cette affaire. — Eussé-je quelque chance de remporter la victoire, m’opposerais à toi jusqu’au dernier souffle, dit-elle contre son épaule, la voix empreinte de tristesse. Toutesfois, poinct n’ignore ta nature obstinée, et je… je suys bien l’esclave du devoir. Par obligation, donc, et pour la sauvegarde de cestes vies que porte en moi, poinct ne te combattrai. Néantmoins, sois prévenu, Colin MacIntyre : dès que ces deux-là auront reçu le jour, les laisserai aux soins de père et retournerai à tes côtés, et ni toi ni touste ycelle puissance de ta Couronne ne m’en dissuaderont. » « Jiltanith arrivera donc plus tôt que prévu ? » demanda Lawrence Jefferson. Horus acquiesça d’un signe de tête, et le vice-gouverneur fronça les sourcils. « Y a-t-il un problème dont je devrais être mis au courant ? — Un problème ? » L’impérial prit un air étonné. « Écoutez, Horus, je sais qu’il est prévu depuis longtemps que votre fille accouche sur Terre, mais elle n’était pas censée arriver avant un mois. Son emploi du temps ne regarde qu’elle, et je ne tiens pas à me mêler de ses affaires, mais je vous rappelle que je suis le ministre de la Sécurité et le vice-gouverneur de cette planète, et que le Glaive de Dieu sévit encore. N’oubliez pas cette bombe qu’ils ont déclenchée ici même, dans le terminal des transmats ! Je préférerais qu’elle reste en sécurité sur Birhat, mais si elle en a décidé autrement, je me dois de fournir un appui à sa garde rapprochée de fusiliers tant qu’elle se trouvera parmi nous. Alors, s’il y a une raison pour laquelle je devrais renforcer mes mesures de précaution, j’aimerais la connaître. — Je crois qu’elle sera très bien protégée, Lawrence, dit le vieil homme après un moment. J’apprécie votre inquiétude, mais il s’agit seulement d’une jeune femme qui rend visite à son père. Elle sera à l’abri dans les murs de White Tower, ne vous en faites pas. — Si vous le dites, soupira Jefferson. Très bien. Dans ce cas, je m’active tout de suite. Quand arrivera-t-elle au juste ? — Mercredi prochain. Vous avez près d’une semaine pour prendre toutes les dispositions que vous jugerez nécessaires. — Ça suffira », conclut Jefferson avec flegme. Il prit congé, et Horus resta assis à observer son sous-main. Bon sang, Lawrence avait raison : en tant que ministre de la Sécurité, il aurait dû être mis au courant, mais Ninhursag insistait pour ne révéler l’existence de l’« affaire monsieur X » qu’aux personnes strictement nécessaires, et Colin la soutenait dans cette décision. L’impérial pinça les lèvres, secoua la tête et prit une note mentale : dans deux semaines, à l’occasion de la réunion de l’Assemblée des nobles qui se déroulerait sur la planète capitale, il insisterait une nouvelle fois auprès de l’empereur pour qu’il intègre le vice-gouverneur à la liste des personnes libérées de tout soupçon. Jefferson s’installa dans son fauteuil pivotant démodé et serra la mâchoire. La salope ! Il s’était donné un mal de chien pour tous les rassembler en un même lieu, Colin, Horus, Hatcher, Qian et elle, et il fallait que Madame décide de rendre visite à son papa chéri juste maintenant ! Pourquoi ne restait-elle pas bien au chaud sur Birhat, à l’abri des terroristes ? Il jura à nouveau, inspira profondément et s’efforça de se détendre. Après tout, ce n’était pas la fin du monde. Il ne pouvait plus changer le moment de la déflagration mais, tout comme il venait de le dire à Horus, il avait la charge de « fournir un appui » à la garde rapprochée de l’impératrice à chacun de ses séjours sur Terre. Dès lors, il ne lui serait pas trop difficile de prévoir un type d’« appui » adéquat. Certes, ces mesures de dernière minute jureraient avec l’habituelle rigueur de ses planifications, et il courrait le risque que quelqu’un le montre du doigt après le décès de l’impératrice. Mais l’astuce résidait dans le fait qu’au moment où les gens commenceraient à poser des questions, la femme de Colin et tous les autres ne seraient déjà plus de ce monde. Il avait déjà préparé un système de défense approfondi contre ces éventuelles interrogations et, étant donné que d’ici là Ninhursag serait morte elle aussi, la charge d’y répondre incomberait au ministre de la Sécurité Lawrence Jefferson et à lui seul. Mieux encore, il se débrouillerait pour faire croire à une opération menée par le Glaive de Dieu. Une fois les Narhani inculpés de l’attentat à la bombe et le groupe terroriste accusé de l’assassinat de Jiltanith, il jouerait sur la peur des gens face à ces multiples menaces pour demander, en toute légitimité et « à titre provisoire », tous les pouvoirs spéciaux qu’il choisirait d’assumer. Ce serait parfait. Il sourit puis hocha le menton. Très bien, Votre Majesté. Venez sur Terre si cela vous chante. Je célébrerai votre retour au pays à ma façon. « Voici les bulletins de téléportation que vous m’avez demandés, amiral. » Ninhursag leva les yeux sur le capitaine Steinberg qui venait d’entrer dans son bureau. La jeune femme nouvellement promue lui tendit le gros corpus de puces de données, mais elle paraissait très pensive. L’impériale haussa un sourcil. « Un problème ? — Eh bien… » Elle haussa les épaules. « Désolée de mettre le doigt là-dessus, Je sais que je ne suis pas habilitée à accéder à tous les dossiers, mais il me semble curieux que la responsable du Renseignement mène elle-même l’enquête sur… ceci. » Elle désigna les documents électroniques. « Je ne suis pas censée poser de questions, mais j’avoue qu’il m’est difficile d’étouffer ma curiosité sur demande. — Un défaut de taille chez un agent secret », observa sa supérieure d’une voix sévère, mais son regard demeura rieur. Elle lui indiqua une chaise. « Je vous en prie, capitaine, asseyez-vous. » L’officier prit place et croisa les mains sur ses genoux. Elle ressemblait à une lycéenne en uniforme face à une épreuve surprise, mais Ninhursag se rappela qu’elle avait devant elle l’implacable enquêteuse qui leur avait fourni la preuve de l’existence de la bombe. Elle s’était révélée un atout de grande valeur depuis son transfert sur Birhat, à tel point que la « barbouze en chef » de Colin l’avait déjà ajoutée à sa liste mentale de successeurs possibles à la tête du département – lorsqu’elle-même céderait la place d’ici un ou deux siècles. Bien sûr, l’amiral n’avait aucune intention d’en parler à la jeune capitaine, mais le temps était peut-être venu de la mettre au courant de l’affaire monsieur X et de mettre son talent à contribution pour activer les recherches sur la planète capitale. « Vous avez raison, Esther, il peut sembler “curieux” que je vous aie commandé ces documents, mais, croyez-moi, les raisons qui ont motivé ma demande sont tout à fait particulières. Et, vu que votre curiosité ne connaît pas de bornes, je crois que vous avez décroché un nouveau job. » Elle repoussa les puces de données de l’autre côté du bureau et sourit devant l’expression de surprise de son vis-à-vis. « Je vous charge d’analyser ces informations pour moi, mais, avant de vous libérer, j’aimerais vous raconter une petite histoire. Une histoire dans laquelle vous avez joué un rôle important sans même le savoir. » Ninhursag bascula en arrière et se mit à parler d’un ton léger, bien que l’expression de son visage se fît plus grave. « Il était une fois un individu nommé monsieur X. C’était un méchant bonhomme, et… » « C’est bon de te revoir, ’Tanni. Mon Dieu, tu as une mine resplendissante ! — Fais un bien piètre menteur, père. » Jiltanith sourit et étreignit son père tandis que les chiots de Tinker Bell se prélassaient sur le tapis à leurs pieds. « Serois plus près de la vérité en me qualifiant de ballon dirigeable ! — Et alors ? J’ai toujours aimé les dirigeables, répondit le vieil homme d’un air guilleret. Mais j’avoue qu’à l’époque je préférais les zeppelins. T’ai-je jamais raconté que je me trouvais à bord du Hindenburg à sa première traversée de l’Atlantique en 1936 ? Cela ne figure nulle part parce qu’en ce temps-là je me cachais d’Ana, mais j’y étais. J’ai même gagné huit cents dollars au poker durant le voyage. » Il secoua la tête. « Ça, c’était une manière civilisée de se déplacer ! Toutefois, je suis bien content de ne pas avoir participé au décollage de l’aéroport de Lakehurst, en 1937. — Nenni, père, ne me l’avais jamais raconté, mais à y bien réfléchir, sont là activités qui fort te ressemblent. — Eh oui. » Horus soupira et son visage se contracta. « Tu sais, malgré les horribles spectacles auxquels j’ai assisté au cours de ma vie, je suis heureux d’avoir pu voir tant de choses. Tout le monde n’a pas la chance de voir une planète découvrir l’univers. — Certes est assez vray », lâcha-t-elle. Les yeux de l’impérial s’assombrirent et il baissa le regard, affecté par l’amertume involontaire contenue dans cette brève formule. « ’Tanni, je suis désolé. Je sais que… — Tout doux, père. » Elle posa un doigt sur sa bouche. « Pardonne-moy. Est juste cette nouvelle “sécurité” forcée qui rend ma langue si vive. » Elle eut un sourire triste. « Sais-je bien que tu fis au mieux de tes possibilités. Ne feut poinct nostre destinée de mener existences que nous eussions voulues. — Mais… — Nenni, ne dys rien. Que changeroient des mots après tant d’années ? » Ses traits se détendirent et elle se secoua. « À ceste heure suys bien lasse, aimerois m’aliter si poinct n’y vois d’inconvénient. — Bien sûr, ’Tanni. » Il la serra contre lui, la regarda quitter la pièce puis marcha vers la fenêtre, d’où il balaya Shepherd Center d’un regard flou. Elle ne lui pardonnerait jamais vraiment, songea-t-il. Elle n’y parvenait pas, tout comme lui n’était pas capable de lui en tenir rigueur, mais Jiltanith disait vrai : il avait fait de son mieux. Les larmes lui montèrent aux yeux, et il les essuya avec colère. Toutes ces années. Tous ces millénaires qu’elle avait passés en animation suspendue. Pendant ce temps, lui et le reste de l’équipage du Nergal s’étaient relayés. À tour de rôle, ils avaient alterné les moments de veille et de sommeil pour allonger leur vie au-delà de toute imagination mortelle, dans le but de combattre Anu. Toutefois, il n’avait pas laissé sa fille en faire autant. Il l’avait maintenue en état de biostase, incapable d’agir autrement, et cette faiblesse restait à ce jour ce qui l’emplissait le plus de honte. Mais jadis, au moment de prendre la décision, il avait déjà trop donné, trop laissé de plumes dans son sillage pour faire marche arrière : la mère de la fillette n’avait pas réchappé à la mutinerie qui avait ravagé Dahak, et puis il avait failli perdre ’Tanni lorsque l’esprit de l’enfant s’était brisé suite aux horreurs contemplées au cours de cette journée funeste. Une journée à tout jamais entachée de sang. Mais à vrai dire, pensa-t-il avec un pincement au cœur, il l’avait bel et bien perdue à cet instant-là. Car bien plus tard, quand une de ses petites-filles d’origine terrienne était parvenue à la guérir – d’une façon ou d’une autre –, Jiltanith en était ressortie changée. Un être nouveau qui, pour survivre, n’avait trouvé d’autre moyen que de se barricader et d’oublier la fille déchirée qu’elle avait jadis été. Plus jamais elle n’avait parlé en universel, lui préférant l’anglais du XVe siècle assimilé après son réveil. Plus jamais elle ne l’avait appelé « papa », mais seulement « père ». Voilà pourquoi il s’était refusé à courir le moindre risque de la perdre à nouveau. Et ainsi, contre son gré, il l’avait replongée en animation suspendue. Elle y était restée cinq cents ans de plus, jusqu’au jour où les effectifs du Nergal, toujours moins nombreux, avaient forcé le vieil homme à la libérer. Il en avait fait un symbole, un défi lancé à cet univers qui lui avait ôté tous ceux qu’il aimait. Non, il n’aurait jamais consenti à la laisser filer une deuxième fois ! Il s’était donc débrouillé pour parvenir à ses fins. Il l’avait protégée, la dépossédant par là même de bien des richesses : la présence de la mère adoptive qui avait sauvé son esprit, la possibilité de combattre aux côtés de son père pendant tous ces siècles, son droit à mener sa vie comme bon lui semblait. Et lorsqu’il avait fini par la délivrer de sa seconde captivité, elle avait réappris à l’aimer. Quel miracle ! Encore aujourd’hui, il appréciait jusqu’au fond de son âme la chance inouïe qui lui avait été accordée. De par sa couardise et son égoïsme, c’était là une récompense qu’il ne méritait pas. Qu’il était fier d’elle ! Dans sa grâce et sa miséricorde, le Créateur tout-puissant lui en était témoin. Néanmoins, il ne pourrait jamais défaire ce qu’il avait fait, et, parmi la multitude de sombres regrets accumulés durant son interminable vie, cette certitude était la plus amère de toutes. Le duc planétaire Horus ferma les paupières, inspira brusquement et se secoua. Puis, à petits pas et en silence, il s’éloigna de l’appartement de sa fille. CHAPITRE QUARANTE-DEUX « Vous avez une seconde, amiral ? » Esther Steinberg se tenait une nouvelle fois devant la porte du bureau de Ninhursag. C’était le milieu de la nuit, et le capitaine avait quitté son service depuis plusieurs heures. L’impériale haussa les sourcils, surprise, puis elle adopta aussitôt une mine inquiète : sa subordonnée était habillée en civil, et à première vue elle s’était vêtue en catastrophe. « Bien sûr. Que se passe-t-il ? » La jeune femme fit un pas en avant et attendit que le sas se referme derrière elle pour parler. « C’est au sujet de ces relevés de transmat, amiral. — Ah bon ? Je pensais que Dahak et vous-même en aviez déjà fait le tour. — En effet. Nous avons trouvé une ou deux anomalies, puis nous sommes finalement remontés à la source du problème, mais, hormis ce détail, tout était normal. — Et alors ? — Comme toujours, ma curiosité ne m’a pas laissée tranquille, et je n’ai pas réussi à me sortir ces rapports de la tête. » Elle sourit du coin des lèvres. « J’ai pris sur mon temps libre pour les parcourir à nouveau et… j’ai trouvé une autre singularité. — Que Dahak n’avait pas repérée ? » Ninhursag ne put masquer son incrédulité. « Il se trouve qu’il s’agit d’une nouvelle singularité. — Nouvelle ? » L’amiral MacMahan se redressa sur son siège. « Qu’entendez-vous par “nouvelle”, Esther ? — Comme vous le savez, depuis que j’ai été intégrée au projet, nous téléchargeons régulièrement les mises à jour des bulletins de téléportation. » Sa supérieure acquiesça d’un signe de tête impatient, et le capitaine haussa les épaules. « Je me suis amusée à retourner ces relevés dans tous les sens – avant tout par frustration de ne pas avoir trouvé de réponses jusqu’ici –, notamment en demandant à mon ordinateur personnel de déceler toute irrégularité au cœur même de la banque de données. Il a cherché les éventuelles divergences entre tous les téléchargements effectués à partir des consoles informatiques des transmats, aussi bien du point de vue de l’échelonnement chronologique des bordereaux que de leur contenu. — Et ? — Je viens de terminer les vérifications, et l’une des entrées de notre première série de données ne correspond pas à la version de la mise à jour la plus récente. — Quoi ? » La responsable du Renseignement fronça les sourcils. « Comment ça, elle ne lui “correspond pas” ? — C’est simple : à en croire le carnet de route de la station de téléportation, il existe deux bulletins – parfaitement réglementaires au vu des nombreux tests que j’ai effectués – qui portent exactement la même indication d’heure et de date et rapportent pourtant des transits bien distincts. Il s’agit d’une minuscule variation, mais elle ne devrait pas se trouver là. — Des données corrompues ? demanda Ninhursag à voix basse, mais le capitaine secoua la tête. — Non. Des données bel et bien différentes. Voilà pourquoi je suis tout de suite venue vous trouver. » Ses lèvres se serrèrent en une expression crispée. « Je suis peut-être paranoïaque, amiral, mais, à mon avis, la seule explication possible à cette discordance est qu’entre le moment où nous avons téléchargé le premier reçu et celui où la dernière mise à jour nous est parvenue quelqu’un a modifié l’entrée. Et, étant donné les circonstances, j’ai pensé qu’il fallait vous en avertir le plus vite possible. » « Esther a raison », laissa tomber Ninhursag d’un air sévère. Le capitaine et elle étaient assises dans le bureau de Colin, en plein milieu du palais impérial. Steinberg paraissait mal à l’aise à l’idée de se trouver aussi près du souverain, mais elle le regarda droit dans les yeux quand celui-ci posa sur elle des yeux interrogateurs tout en frottant son menton mal rasé. « J’ai contrôlé son travail, reprit la responsable du. Renseignement, et Dahak aussi. Quelqu’un a bel et bien changé le bordereau, Colin, et il s’agit donc d’une personne extrêmement influente. — Tu veux dire que cette maudite bombe palpite en ce moment même sous nos pieds ? demanda MacIntyre. — Un grand objet se trouve en dessous du palais, en tout cas. Et, quelle que soit sa nature, ce n’est pas la statue qui est partie de Narhan. Les indications de masse coïncidaient en tout point dans le premier bulletin, mais elles divergent de plus de vingt pour cent dans le second. Il y a forcément eu permutation. Comment expliques-tu cette disparité au niveau des données, sinon ? — Mais bon sang, ’Hursag, personne n’aurait pu réussir une telle opération à notre insu ! Et quand bien même ce serait le cas, pourquoi l’individu en question aurait-il changé les reçus ? En procédant ainsi, il courait le risque que quelqu’un découvre la manigance. — Je n’en sais encore rien, mais il faut revoir à la baisse notre théorie selon laquelle monsieur X et le Glaive de Dieu constituent deux menaces distinctes. Je peine à croire que le mouvement terroriste ait assassiné l’officier qui a supervisé le transit du monument par pure coïncidence. Qui plus est, le soir même du transport ! Si Esther n’avait pas décelé la différence de masse, nous n’aurions jamais connecté les deux événements, mais maintenant cela me semble clair comme de l’eau de roche. — En effet, en effet. » Colin s’adossa dans son siège, le front plissé. « Dahak ? — Mes drones arrivent seulement maintenant en position, Colin. » La voix douce de l’IA résonna dans l’air. « Il est fort heureux que le capitaine Steinberg ait suivi cette piste. Pour ma part, je n’aurais jamais pensé à une telle éventualité. Je souffre d’une certaine “myopie” – comme vous autres humains diriez – en ce qui concerne les données informatiques : je pars du principe qu’une fois entrées dans un serveur elles ne peuvent plus être modifiées. De toute façon, les systèmes de sécurité du palais auraient sans doute empêché nos senseurs orbitaux de détecter quoi que ce soit. Même à présent… » Il marqua une pause si soudaine que l’empereur cligna des yeux. « Dahak ? » Il n’y eut aucune réponse, et sa voix se fit plus perçante. « Dahak ? — Colin, je viens de commettre une grave erreur, déclara le cerveau électronique. — Une erreur ? — Je n’aurais pas dû lancer mes assistants téléguidés de manière si précipitée. Je crains que mes scanners n’aient activé la bombe. — La bombe ? » Jusqu’ici, MacIntyre n’avait envisagé cette possibilité que de façon intellectuelle, sans vraiment y croire au fond de lui. Il pâlit. « Oui. » L’intelligence artificielle exprimait rarement des émotions, mais à présent sa voix était amère. « Difficile de vous garantir qu’il s’agit bien du dispositif explosif que nous cherchons depuis si longtemps, car j’ai dû désactiver mes appareils aussitôt le danger perçu, et je n’ai par conséquent pas eu le temps de mener des analyses détaillées. Toutefois, je sais que la statue renferme un mécanisme… un mécanisme protégé par un système anti désamorçage conçu par la Flotte. » Les humains se dévisagèrent en silence, déconcertés, puis Ninhursag s’éclaircit la voix. « Quel… quel type de système, Dahak ? — Un système de quatre-vingt-dixième génération, doté d’un capteur polyvalent d’arsenaux téléguidés. Mon intervention l’a déclenché mais, à première vue, j’ai réussi à débrancher mes drones avant qu’il n’atteigne la deuxième phase de mise à feu. Cependant, la bombe est maintenant armée. Toute tentative de s’approcher de la statue en vue d’effectuer de nouveaux scans – ou simplement d’utiliser un équipement susceptible d’être interprété comme une menace – débouchera, selon toute probabilité, sur la détonation immédiate de l’appareil. » « ’Tanni ! ’Tanni ! réveille-toi ! » Elle se redressa aussi vite que le lui permit sa condition de femme enceinte, puis la main qui la secouait la relâcha. Elle se frotta les yeux, vit son père, et les dernières traces de sommeil disparurent de son visage devant l’expression qu’arborait le vieil homme. « Père ! Que se passe ? — Ils pensent avoir trouvé la bombe. » Elle écarquilla les yeux, et les lèvres de l’impérial se contractèrent en une moue. « Elle se trouve sous le palais… dissimulée à l’intérieur du cadeau des Narhani. — Doux Jésus ! » Puis son expression se fit pensive. Jadis, elle avait dirigé le réseau d’agents secrets d’origine terrienne du Nergal dans le cadre de la bataille qui opposait son équipage à Anu, et les réflexes de déduction acquis ne s’étaient pas envolés. « Certes est stratagème astucieux : en cas que quelqu’un découvre l’arme – ce qui sembleroit estre le cas –, lors tous penseroient que Narhani l’y dissimulèrent là. — C’est aussi la conclusion à laquelle nous sommes parvenus. » A la dureté de la voix du gouverneur, Jiltanith comprit qu’il ne lui avait pas tout dit, et ses yeux le supplièrent de poursuivre. « Le dispositif est armé et actif, soupira-t-il, et un système de sécurité le protège. Impossible de s’en approcher pour le désamorcer ou même le détruire. — Colin ! murmura-t-elle tout en serrant le bras d’Horus. — Il va bien, ’Tanni ! lâcha-t-il aussitôt, puis il posa une main sur la sienne. Gerald, Adrienne et lui-même sont en train de lancer le plan d’évacuation. Il n’a rien, rassure-toi. — Nenni ! » Elle planta ses doigts dans le poignet de son père. « Père, le connais aussi bien que moy ! Ne consentira poinct à fuir tant qu’un seul de ses sujets se trouve encor’ en danger ! — Je suis certain… » Sa fille secoua la tête de manière spasmodique et rejeta ses couvertures. Elle posa les pieds sur le sol et se leva, une main déjà tendue vers ses habits. « Auprès de lui dois me rendre ! Peuct-être ma présence lui… — Non. » Elle tourna la tête d’un coup sec. « Te dys que vais y aller », laissa-t-elle tomber d’une voix glaciale, mais il secoua la tête. Le ton de la jeune femme devint encore plus froid. « Oppose-toy à moy à tes risques et périls, père ! — Ce n’est pas moi qui te retiens, dit-il à mi-voix, c’est Colin. Il m’a ordonné de te garder ici et de veiller à ta sécurité. » Elle le dévisagea, les pupilles empreintes de terreur à l’idée de ce qui pourrait arriver à son mari. Le cœur du duc planétaire se serra devant tant de désarroi. Toutefois, il refusa de détourner le regard, et une sombre lueur de chagrin – comme si elle avait pressenti de nouvelles pertes à venir – déforma les traits de Jiltanith. « Père, s’il te plaît », murmura-t-elle. Il ferma les yeux, incapable d’affronter la souffrance de son enfant. « Je suis désolé, ’Tanni. C’est la décision de Colin, et il a raison. » Dahak a raison, déclara Vlad Tchernikov. Il est trop risqué d’envoyer d’autres scanners dans la galerie, mais j’ai déployé des senseurs passifs au-delà du seuil d’activation d’une unité de quatre-vingt-dixième génération. Cela m’a permis d’effectuer une analyse purement optique via les systèmes de sécurité du palais. Bien qu’il me manque des traces visuelles, j’ai détecté des signatures actives en provenance d’une batterie de capteurs à large spectre qui correspondent tout à fait à celles d’un appareil de série 90. Je crains donc que tout engin télécommandé – ou même tout être humain équipé de matériel impérial – qui pénètre à l’intérieur de la galerie n’entraîne l’explosion de la bombe. — Mon Dieu ! » Colin ferma les yeux, posa les coudes sur la table de conférence et plongea son visage dans ses mains. « L’évacuation commencera dans vingt-cinq minutes, annonça l’image holographique d’Adrienne Robbins. Je coordonnerai les embarquements depuis l’académie. Gerald s’occupera des correspondances de vaisseau à vaisseau depuis Mère, mais nous n’avons pas assez de bâtiments à l’intérieur du système pour déplacer l’ensemble de la population. — Des moyens de transport supplémentaires commenceront à arriver dans quatre-vingt-treize heures environ, dit l’holo de Hatcher. Mère a envoyé un message à tous les vaisseaux de la Flotte dès que j’ai été mis au courant. Nous aurons six planétoïdes en plus d’ici cent cinquante heures. Mais, à partir de ce moment-là, il faudra compter au moins dix jours avant l’arrivée d’autres renforts. — Combien de passagers peuvent accueillir les unités disponibles pour l’instant ? demanda l’empereur, crispé. — Pas assez, répondit l’amiral. Dahak ? — À condition que Dahak soit lui aussi mis à contribution, dit l’IA, et que nous acheminions autant de citoyens que possible vers les installations spatiales de survie comprises à l’intérieur du système mais situées au-delà du rayon d’action fatal de l’arme, nous sauverons plus ou moins quatre-vingt-neuf pour cent de la population de Birhat. Impossible de faire mieux étant donné nos ressources. — Et les transmats ? demanda le souverain. — Nous les utiliserons aussi, confirma Adrienne, mais le système est trop gourmand en énergie pour pouvoir déplacer des foules à grande vitesse. La prise en charge des onze pour cent restants des habitants de la planète prendra en tout cas trois semaines. — Mais nous n’avons pas trois semaines ! s’exclama MacIntyre. — Colin, nous ne pouvons pas accomplir des miracles, fit Gerald d’un ton vif, bien qu’il ne parût guère plus satisfait par la situation que son empereur. — Il faut désamorcer la bombe, lâcha ce dernier. Bon sang, il doit bien y avoir un moyen ! — Malheureusement, intervint Dahak, nous ne sommes pas en mesure de la désactiver. Nous ne pouvons donc qu’essayer de la détruire, ce qui exigera l’emploi d’un instrument militaire assez puissant pour garantir l’anéantissement instantané de l’ogive à partir d’une zone située hors de portée du dispositif de sécurité, or l’appareil se trouve dans le bâtiment le mieux protégé de Birhat. S’il est vrai que nous possédons de nombreuses armes capables de pulvériser l’objectif, la résistance des édifices du palais est telle que l’utilisation d’un arsenal suffisamment efficace entraînerait la désintégration de Phénix par la même occasion. Pour résumer, la neutralisation de la menace s’accompagnerait obligatoirement de l’oblitération pure et simple de la capitale de l’Empirium. » « Horus ! Que se passe-t-il, bon Dieu ! » Jefferson émettait à partir du centre Van Gelder – le QG de la sécurité planétaire pas depuis son bureau de White Tower. Tout comme ceux qui fourmillaient derrière lui, il donnait l’impression de s’être habillé dans le noir en toute hâte. Horus se demanda comment son second était arrivé si vite sur place, mais il n’allait quand même pas se plaindre de cette heureuse circonstance. « Nous avons de gros problèmes, Lawrence. Envoyez autant de personnel que possible à la station de transmat. Dans peu de temps, des milliers de personnes commenceront à déferler en provenance de Birhat. Début des arrivées dans à peu près… (il consulta son chrono) douze minutes. — Des milliers de personnes ? » Le vice-gouverneur secoua la tête tel un ancien boxeur atteint de démence pugilistique, et Horus montra les dents. « Un cinglé a mis une bombe dans les sous-sols du palais, et le système antidésamorçage de ce foutu engin est activé. » Jefferson pâlit. Il garda le silence pendant un moment avant de se secouer. « Une bombe ? Quel genre de bombe ? À vous entendre, c’est la planète entière qu’on serait en train d’évacuer ! — C’est le cas. Cette ogive est sans doute assez puissante pour réduire Birhat en miettes… et Mère par la même occasion. — Une seule ogive capable d’un tel cataclysme ? Vous plaisantez ! — Hélas non. Cela fait des mois que nous la cherchions. Eh bien nous l’avons trouvée. — Comment va l’empereur ? — Ce jeune écervelé insiste pour rester sur place jusqu’à la dernière minute ! Il dit qu’il n’acceptera de partir que lorsque tout le monde aura été évacué. — Et Jiltanith ? » Le vieil impérial sourit plus naturellement, cette fois. « C’est gentil à vous de le demander, mais elle est en sécurité. Elle se trouve encore à White Tower et elle y restera, par le Créateur, dussé-je l’enchaîner aux murs ! » Son subordonné ferma les yeux un instant, son cerveau lancé à toute vitesse, puis il acquiesça d’un geste vif. « Très bien, Horus, je me mets tout de suite au travail. — Parfait ! Je viens vous donner un coup de main aussitôt que possible. — Non ! » Le duc de Terra haussa un sourcil devant la sécheresse de l’exclamation, et son interlocuteur prit un air dépité. « Désolé, je ne voulais pas vous crier dessus. C’est juste qu’il n’y a rien que je ne puisse faire à votre place par ici, et, vu le ton de votre voix, Sa Majesté n’exulte pas de joie à l’idée de rester cloîtrée sur Terre. — C’est un euphémisme. — Dans ce cas, vous feriez mieux de rester là-bas et de garder un œil sur elle. Dieu sait que personne d’autre sur cette planète ne possède le rang – ou le courage ! – nécessaire pour s’opposer à elle si elle décide de partir. En outre, cet endroit risque de se transformer en véritable maison de fous quand les réfugiés commenceront à débarquer : je me sentirai plus rassuré si vous vous trouvez tous deux en un lieu calme et sûr. Un lieu où le ou la responsable de toute cette agitation ne pourra pas s’en prendre à vous à la faveur de la confusion générale. — Je… » Horus se reprit et acquiesça à contrecœur. « Vous péchez sans doute par paranoïa : je ne vois pas pourquoi cet individu voudrait me tuer s’il n’a pas réussi à éliminer ’Tanni ou – Dieu nous en préserve ! – Colin. Toutefois, il se peut que vous ayez raison… Mieux vaut donc prévenir que guérir, car nous avons sûrement affaire à un détraqué. — En effet. » Jefferson lui sourit. « Et qui sait ce dont un détraqué est capable quand il sent que la situation lui échappe ? » CHAPITRE QUARANTE-TROIS Lawrence Jefferson garda les yeux posés sur l’écran de com vide. Comment ? Comment avaient-ils trouvé l’ogive ? Avait-il parcouru tant de chemin, travaillé si dur pour échouer à la dernière minute ? Sous le bureau emprunté à l’un de ses hommes, il abattit un poing sur son genou. Un frisson le parcourut lorsqu’une précision évoquée à l’instant par Horus prit forme dans son esprit : s’ils couraient après la bombe depuis « des mois », ils en savaient beaucoup plus qu’il ne l’avait imaginé. Ninhursag ! Oui, c’était sans doute elle. Ce qui jetait une nouvelle – et sinistre – lumière sur les activités accrues que le Renseignement menait depuis quelque temps sur Terre. À l’évidence, ils ne l’avaient pas identifié, lui. En revanche, s’ils avaient fini par déduire l’existence de la bombe, quels autres éléments avaient-ils découverts en chemin ? Il inspira profondément et ferma les paupières. Très bien. Ils connaissaient l’emplacement de l’arme et avaient compris qu’elle était active, mais, s’ils en avaient su davantage, le gouverneur le lui aurait communiqué. En d’autres termes, ils ignoraient que l’explosion se produirait douze heures après l’activation du dispositif de sécurité. Et comme l’engin n’avait pas immédiatement détoné, peut-être croiraient-ils que la catastrophe ne surviendrait que s’ils déclenchaient le système d’une façon ou d’une autre. Il se mordit la lèvre. À l’origine, la déflagration aurait dû avoir lieu pendant la prochaine réunion de l’Assemblée des nobles, moment où Horus séjournerait à Birhat en compagnie de Colin, Jiltanith et les deux commandants les plus haut gradés de l’Empirium. Cela aurait fait d’une pierre cinq coups, mais à présent ils étaient séparés en deux groupes, chacun dans un système stellaire différent. De plus, ils savaient que quelqu’un leur voulait du mal, ce qui signifiait que les chances de recréer une telle opportunité ne se présenteraient sans doute plus jamais. Néanmoins, le vieil impérial avait dit que MacIntyre resterait sur Birhat aussi longtemps que possible ; quant à Hatcher et Qian, ils devaient être complètement débordés par l’opération d’évacuation. Même s’ils devinaient que le temps leur était compté, leurs efforts en vue de sauver la population de la planète les maintiendraient selon toute probabilité à l’intérieur de la zone à risque jusqu’au moment fatidique. Bien sûr, les deux officiers feraient tout pour convaincre le souverain de partir ; or, si celui-ci cédait, Il mettrait les voiles à bord de Dahak – tout autre choix de vaisseau serait impensable. Le cas échéant, qui dans tout l’univers disposerait des ressources nécessaires pour atteindre l’empereur ? Certainement pas Lawrence Jefferson. Il sombra dans l’indécision, attitude inhabituelle chez lui. Il y avait encore une chance pour que Colin meure aux côtés de son amiral et de son maréchal stellaire. Si cela se produisait, et si le vice-gouverneur se débrouillait pour que Jiltanith et son père périssent eux aussi, son plan de départ serait maintenu. Mais si le duc planétaire et sa fille précédaient MacIntyre dans la tombe, ce dernier en appellerait à la Spatiale et aux fusiliers impériaux. Il passerait la Terre au peigne fin, sans souci des procédures, pour trouver celle ou celui qui avait détruit la capitale impériale et assassiné sa femme, ses enfants à naître et son beau-père. Et ce jour-là… Jefferson frissonna. Sous l’effet de la panique, la tentation lui vint de tout laisser tomber. On ne l’avait pas encore identifié. S’il croisait sagement les bras et se laissait oublier, ils ne mettraient peut-être jamais la main sur lui. Le moment venu, s’ils continuaient à lui accorder leur confiance, il se verrait peut-être même offrir une deuxième chance de monter un complot. D’un autre côté, comment échapper à leur réseau ? D’autant qu’il ignorait l’étendue de leurs découvertes à ce stade de l’enquête. Son instinct de parieur lui hurla soudain de jouer le tout pour le tout. Sa fortune entière se trouvait sur le tapis : ses espoirs, ses rêves, tout ce pour quoi il avait travaillé. La réussite ou l’échec, le pouvoir absolu ou la mort, de gros enjeux qui ne dépendaient que d’un seul facteur : Colin MacIntyre accepterait-il de quitter Birhat au cours des douze prochaines heures ? Il eut envie de hurler. C’était un grand maître d’échecs, habitué à calculer avec minutie jusqu’au dernier détail. Mais comment calculer ce coup-là ? Il devait se contenter de suppositions. Et si elles se révélaient fausses, il mourrait. Il cogna à nouveau sur son genou, puis ses épaules se détendirent. S’il renonçait maintenant et qu’ils le démasquaient, les crimes déjà commis lui vaudraient une exécution. Au fond, il n’avait donc pas le choix. « … et les premiers groupes embarquent à bord des parasites d’Adrienne en ce moment même, transmit Hector MacMahan. Quant à mes fusiliers, ils ont pris la relève aux transmats. Pour l’instant, j’observe dans la population davantage un état de choc qu’un véritable affolement, mais à mon avis cela ne durera pas. — Disposes-tu d’assez d’hommes pour contrôler la situation en cas de panique générale ? demanda Hatcher. Je peux te fournir des renforts de la Flotte si tu en as besoin. — Volontiers. — Compte sur moi. Et à présent (l’hologramme de l’amiral se tourna vers l’empereur), me feras-tu le plaisir de monter dans un vaisseau et de gagner une zone de sécurité ? — Non. — Pour l’amour du Créateur, Colin ! explosa Ninhursag. Tiens-tu vraiment à y laisser ta peau ? — Non, mais si la bombe n’a pas explosé jusqu’ici, peut-être qu’elle ne le fera pas à moins que nous ne la déclenchions. — Et peut-être que ce maudit compte à rebours se poursuit à l’heure où nous parlons ! hurla Hector. Si tu ne quittes pas les lieux de ton plein gré, je demanderai à un bataillon de fusiliers de t’évacuer de cette planète par la force ! — Cela m’étonnerait beaucoup ! — Je suis responsable de ta sécurité, et… — Et moi je suis ton souverain ! Je n’ai jamais demandé à occuper ce putain de poste, mais on me l’a quand même refourgué et, si tu m’y obliges, je prendrai les mesures nécessaires ! — Parfait, ne te gêne pas ! Fais-moi fusiller à l’aube si cela te chante… si toutefois toi et moi sommes encore vivants d’ici là ! Maintenant, Votre Majesté, je vous prie de bouger vos petites fesses illico, sinon je vous envoie mes troupes ! — Empêche-le d’agir, Gerald », laissa tomber MacIntyre d’une voix calme mais implacable. L’holo de Hatcher secoua la tête. « Je ne peux pas. Il a raison. — Obéis ou je charge Mère de le faire à ta place ! — Tu peux toujours essayer, mais seules les machines accèdent à ses requêtes, pas les humains. Ne me dis pas que si Hector t’entraîne à bord d’un bâtiment en compagnie d’un million de civils tu demanderas à Mère d’ordonner à l’ordinateur central du vaisseau en question de rester en orbite ! » L’empereur planta son regard furieux dans celui de l’hologramme, mais l’amiral lui tint tête. La tension gagna son comble dans la salle de conférence, puis les épaules de Colin s’affaissèrent. « Très bien », dit-il d’une voix chargée de haine. Une haine d’autant plus amère qu’il savait que ses amis avaient raison. « Très bien, nom d’un chien ! Mais je ne voyagerai qu’à bord de Dahak ! — Parfait ! » s’exclama MacMahan, puis il soupira et détourna le regard. « Colin, je suis désolé – que Dieu m’en soit témoin ! – mais je ne peux pas te laisser rester ici. Non, je ne peux pas. — Je sais, Hector. » L’empereur baissa la tête à son tour puis reprit d’un ton qui n’exprimait plus de colère, mais beaucoup de fatigue et de vieillesse : « Je sais. » Le brigadier général Alex Jourdain ferma sa tunique de sécurité et balaya son confortable appartement du regard. Il avait connu un bon niveau de vie pendant ces dix dernières années, mais les ordres qu’il venait de recevoir risquaient de tout lui faire perdre. Peut-être même davantage. Mais il était trop engagé dans cette affaire pour reculer, et peut-être réussiraient-ils, après tout… Il inspira longuement, vérifia son pistolet à gravitons et se dirigea vers le puits de transfert. « ’Tanni, je… » Horus se tut tandis que la jeune femme, encore en chemise de nuit, se détournait de la fenêtre, les yeux embués de larmes. Le vieil homme grimaça, puis il ferma la bouche et s’apprêta à partir, mais elle tendit une main dans sa direction et déclara avec douceur : « Nenni, père. » Il la dévisagea, prit sa main dans la sienne. Elle sourit et l’attira vers lui. « Pauvre père, en combien de façons le monde t’a-t-il meurtri ! Pardonne ma colère. — Il n’y a rien à pardonner, murmura-t-il avant de presser sa joue contre la crinière satinée de sa fille. Oh ! ’Tanni ! Si seulement je pouvais défaire ma vie et tout reconstruire autrement… — Serions alors des dieux, non poinct ycelles gens que l’existence a faictes de nous. Aussi loin que je te connoisse, père, as accompli le meilleur qu’on puît d’homme mortel espérer. Feut tousjours ton destin de combattre à genoux, toutesfois jamais ne fléchis. Ni devant Anu, ni devant Achuultani, ni mesure face à l’enfer. Combien, penses-tu, pourroient en dire autant ? — Mais je me suis bâti mon propre enfer, poursuivit-il tout bas. Brique après brique, et je t’ai entraînée dans mon aventure. » Il ferma les yeux et la serra fort dans ses bras. « Est-ce que… te souviens-tu des dernières paroles que tu m’as dites en universel, ’Tanni ? » Elle se raidit sans repousser l’étreinte de son père. Au bout d’un moment, elle secoua la tête. « Me souviens si peu de ces jours-là. » Elle enfouit son visage dans l’épaule réconfortante. « Pariseroit comme un obscur et horrible rêve, qui jusques aujourd’huy hante mon sommeil lors de nuits agitées, toutesfois au réveil… — Non, ’Tanni, ne parle plus. » Il appuya ses lèvres contre sa chevelure. « Je ne veux pas te faire de mal. Le Créateur sait que je t’ai déjà trop blessée par le passé. Mais j’aimerais que tu comprennes. » Il prit une longue inspiration. « Tes dernières paroles ont été : “Pourquoi n’es-tu pas venu nous sauver, papa ? Ne nous aimais-tu donc plus ? ” » Il sentit ses sanglots. « ’Tanni, dit-il d’un ton mal assuré, je vous ai toujours aimées, toi et ta mère, mais tu avais raison de me haïr. » Elle voulut protester, mais il l’en empêcha. « Non, écoute-moi, s’il te plaît. Laisse-moi te dire ce que j’ai sur le cœur. » Elle inspira un grand coup, frémissante, puis hocha le menton. « C’est moi qui ai convaincu ta mère de soutenir la révolte d’Anu. À l’époque, je n’avais pas encore compris que ce type était un monstre, mais c’est quand même moi qui ai engagé mon épouse sur cette voie-là. Tout ce qui vous est arrivé, à elle et à toi, est de ma faute. Je le sais et je l’ai toujours su. Créateur tout-puissant ! Je donnerais mon âme pour revenir en arrière ! Mais je ne puis effacer le passé ni accomplir un miracle par lequel nous oublierions ce qui s’est produit. Un père est censé protéger ses enfants, voilà pourquoi… (sa voix se brisa, mais il se força à continuer) je t’ai placée une deuxième fois en animation suspendue. Parce que je savais que j’avais échoué. Parce que je m’étais montré incapable de te garder à l’abri d’une autre façon. Parce que… j’avais peur. — Père, père ! Croys-tu que je l’ignorais ? — Mais je ne te l’avais jamais avoué. Nous avons énormément souffert par ma faute, et pourtant je n’avais encore jamais trouvé le courage de te le dire : je suis conscient de mes torts et te demande pardon. » Colin déambulait dans la salle de conférence comme un animal en cage. Il entrechoquait ses poings devant lui tandis qu’il attendait l’arrivée de sa vedette. Son cerveau fonctionnait à plein régime. L’évacuation, qu’Adrienne et Hatcher planifiaient depuis longtemps mais n’avaient jamais eu l’occasion de répéter, se déroulait en douceur, bien plus qu’il ne l’aurait pensé. Toutefois, tout le monde ne serait pas sauvé, et chacun d’eux le savait. À moins qu’ils ne parviennent à désactiver la bombe, des millions de gens mourraient. Mais, bon sang, comment désamorcer un dispositif qu’une personne tout juste équipée d’un havresac de scan – encore moins d’armes – ne pouvait même pas approcher ? Soudain, l’empereur se figea, puis il prit place dans son siège et activa les neuroémetteurs qui le reliaient à Dahak. « Donne-moi tous les renseignements disponibles sur le dispositif de sécurité. » Le carillon de la porte retentit, et Horus se détourna de Jiltanith pour répondre. « Oui ? — C’est le capitaine Jin, Votre Grâce. Nous avons un problème : j’ai tenté à l’instant de joindre la station de transmat, mais tous les liens sont inactifs. — C’est impossible. Avez-vous appelé le service de maintenance ? — J’ai essayé, Votre Grâce, mais en vain. J’ai aussi cherché à utiliser ma com via torsion spatiale. » Le militaire inspira profondément. « Sans succès, là non plus. — Quoi ? » Horus ouvrit la porte et fixa le fusilier. « Cela n’a pas marché. Je n’ai jamais rien vu de pareil. À l’évidence, il ne s’agit pas d’un brouillage du réseau : ce sont les coms qui ne marchent tout simplement pas. Or il faut un sacré dispositif antitorsion spatiale installé dans un rayon de quatre à cinq cents mètres pour interdire à une com de la Flotte l’accès à l’hyperespace… » L’homme regarda Horus droit dans les yeux. « Sauf votre respect, monseigneur, nous ferions mieux de sortir Sa Majesté d’ici sur-le-champ. » « Cela pourrait fonctionner, murmura Vlad Tchernikov. — Ou déclencher la bombe ! » objecta Hector MacMahan. Dahak intervint à son tour : « C’est une éventualité, mais la probabilité demeure faible à condition que l’explosion induite par nos soins soit d’une amplitude suffisante. Il faut reconnaître que la suggestion de Colin représente une solution assez brutale, mais elle revêt une élégance conceptuelle non négligeable. — Je ne comprends pas bien, déclara le commandant des fusiliers. Nous ne pouvons pas nous approcher de cet engin et vous voulez empiler des explosifs au-dessus puis faire détoner le tout ? Vous avez vraiment perdu la tête ! — L’astuce, général, expliqua l’IA, réside dans le fait qu’un modèle de ce niveau-là ne reconnaît que les menaces du matériel de type impérial. — Et alors ? — Et alors nous n’avons qu’à nous abstenir d’utiliser du matériel moderne, dit MacIntyre. Nous emploierons de bons vieux explosifs de facture terrienne préimpériale. Le système auquel nous sommes confrontés ne les jugera pas plus dangereux qu’une pierre à feu. — Et où trouverez-vous ce genre de matériel ? demanda Hector. Il n’y en a pas sur Birhat. Et, depuis le temps, je doute même qu’on puisse en dénicher sur la Terre ! — Supposition incorrecte, général, dit Dahak. Le maréchal Qian possède ce dont nous avons besoin. — Ah bon ? » Le Chinois parut surpris. « Oui, maréchal. Vérifiez vos annales et vous découvrirez que la section des objets à détruire de votre service de l’équipement abrite soixante et onze têtes nucléaires de plusieurs mégatonnes datant d’avant le siège. Elles ont été confisquées il y a quatre ans en Syrie par les autorités impériales. — Je… » L’hologramme de Qian hésita puis hocha la tête. Comme toujours, tu as raison, Dahak. J’avais oublié. » Il regarda MacMahan. « Le personnel de la sécurité de Lawrence a retrouvé ces armes par hasard, Hector. Nous pensons qu’elles avaient été cachées par le précédent régime avant que tu ne le démilitarises sur ordre de Colin. C’était avant la guerre contre les Achuultani. Apparemment, même les responsables du délit ne se souvenaient plus de l’existence de ces ogives, qui sont désormais en piteux état : elles contenaient jadis du tritium en guise de charge d’appoint, mais celui-ci a fini par se décomposer. On me les a envoyées pour que je me charge de les détruire, mais mon service n’a jamais trouvé le temps de s’en occuper. — Vous voulez utiliser des armes atomiques ? s’exclama le général. — Non, lui répondit Dahak avec calme, mais il s’agit d’ogives fabriquées sur Terre qui utilisent des charges chimiques pour atteindre leur criticité : chacune d’entre elles contient plusieurs kilogrammes du composé octol. — Et comment nous y prendrons-nous pour placer ces charges ? demanda MacMahan, plus serein. — Quelqu’un se rend sur place, les installe, les amorce puis se tire vite fait », expliqua l’empereur. Le fusilier haussa un sourcil, et MacIntyre les épaules. « Cela devrait marcher tant que l’intervenant ne porte pas de matériel impérial actif sur lui. » Ce fut au tour de Hatcher d’exprimer son scepticisme : « Et que faites-vous de la radioactivité naturelle ? Si ces produits se trouvent là-dedans depuis plus de vingt ans, ils ont sans doute été quelque peu contaminés, non ? — Pas assez pour être captés par le dispositif de protection de la bombe, le rassura l’IA. — En es-tu sûr ? insista l’amiral, puis il agita la main. Oublie ce que je viens de dire : tu n’avances jamais rien sans en être totalement certain, n’est-ce pas ? — En effet. Ce genre d’habitude implique une certaine imprécision de pensée. » Malgré la tension, le souverain sourit, mais il redevint aussitôt sérieux : « Je crois qu’il faut essayer. Une telle opération présente certes des risques, mais je n’ai rien trouvé de moins dangereux pour nous sortir du pétrin. En outre, Hector, tu as peut-être raison au sujet de ce minuteur, voilà pourquoi nous n’avons pas le temps de mijoter une solution idéale et sûre à cent pour cent. — Absolument d’accord. Combien de temps te faudra-t-il pour extraire les composants et les acheminer jusqu’ici, Dahak ? — J’ai déjà lancé le processus, général. Selon mes estimations, ils pourraient être livrés tels quels au palais dans les vingt minutes qui suivent, mais je préférerais modifier leur configuration de façon à en obtenir une puissance de destruction maximale, tâche qui demandera une heure de plus. — Quatre-vingts minutes en tout ? » Hector se frotta le menton puis acquiesça. « Très bien, Colin, je vote pour. — Gerald et Daoling : qu’en pensez-vous ? » demanda MacIntyre. Les deux officiers firent oui de la tête, et l’empereur se tourna vers Tchernikov. « Ça me va aussi, dit le Russe. En fait, j’aimerais m’occuper de placer les charges. — Je ne sais pas, Vlad… commença Colin, mais le commandant des fusiliers l’interrompit sèchement : — Si tu nourrissais l’intention de t’en charger toi-même, tu peux tout de suite faire une croix sur le projet. Quoi qu’il advienne sur Birhat, tu te trouveras pour ta part à bord de Dahak – et par conséquent en dehors de la zone à risque – au moment où nous déclencherons l’explosion. De plus, qui de mieux qualifié que Vlad pour effectuer ce travail ? » Le souverain ouvrit la bouche, mais son subordonné fixa des yeux défiants sur lui, et il finit par lâcher prise. « Parfait », conclut MacMahan. « Le dispositif antitorsion spatiale est actif, commandant », annonça le technicien du service de la sécurité planétaire, le regard plongé dans sa console de visualisation à distance. « Leurs coms sont bloquées. — Qu’en est-il des ascenseurs et du standard ? demanda le brigadier général Jourdain, et un autre homme leva les yeux vers lui. — Désactivés aussi, mon général. De plus, la plupart des sections de sécurité qui protègent habituellement la tour ont été affectées au terminal de téléportation pour gérer l’affluence massive des réfugiés, et j’ai coupé tous les liens avec la station du hall de réception de White Tower. Enfin, nous sommes en train de placer des charges de façon à faire exploser le standard juste après notre départ : cela ressemblera comme deux gouttes d’eau à un attentat perpétré par le Glaive de Dieu. — Parfait. » Jourdain dévisagea les traîtres qu’il avait lui-même sélectionnés. « Rappelez-vous que nous avons affaire à des fusiliers impériaux. Il n’y en a que douze, mais ils sont coriaces et bien entraînés. En outre, s’ils ont essayé d’utiliser leur com depuis l’enclenchement de notre neutraliseur, ils nous attendent sans doute de pied ferme. Nos coms sont mortes elles aussi, alors tenez-vous-en au plan et n’improvisez qu’en cas de force majeure. » Ses hommes acquiescèrent avec détermination. « Très bien. Allons-y. Horus se tenait à l’extérieur de la chambre à coucher de Jiltanith tandis que celle-ci s’habillait. Il réfléchissait à toute vitesse. C’était grotesque : il se trouvait dans son propre QG, en plein centre de la capitale terrienne, et il ne pouvait même pas joindre quelqu’un via sa com ! Il ne voyait qu’une raison possible à ces événements… Mais comment monsieur X avait-il réussi son coup ? Le capitaine Jin avait raison : sans l’intervention d’un brouillage actif, le seul facteur susceptible de provoquer la désactivation du réseau de liaisons via torsion spatiale, c’était la proximité d’un neutraliseur. Mais pour engendrer cet effet, il fallait un appareil de dimensions imposantes, or qui aurait pu passer un tel mastodonte au nez et à la barbe des vigiles de White Tower ? En d’autres termes, c’était forcément un membre de son personnel de sécurité qui l’avait fait entrer. Et si l’ennemi avait à ce point infiltré leurs rangs… Il se dirigea vers son secrétaire et pressa un bouton. Le haut du pupitre se releva en douceur. Les habitudes acquises au cours de milliers d’années de combats ne s’envolent pas facilement : malgré sa peur, le vieil homme eut un sourire vorace au moment de sortir le pistolet à rafales d’énergie de sa niche. Il actionna le mécanisme d’auto vérification et le témoin vert s’alluma. Le sas de la pièce coulissa… et le capitaine Jin se précipita à l’intérieur. « Votre Grâce, les ascenseurs sont eux aussi hors tension. — Merde ! » L’impérial ferma les yeux, puis il se secoua. « Et les escaliers ? — Nous pourrions essayer, mais, s’ils ont coupé les cours et les nacelles élévatrices, cela signifie qu’ils sont déjà en route. Et vu que tous les moyens de déplacement automatiques sont inactifs… — … ces salopards vont emprunter les escaliers », acheva Horus. Fantastique ! Vraiment fantastique ! S’ils optaient pour descendre, ils risquaient de tomber nez à nez avec le commando. L’espace d’un instant, il fut tenté d’essayer malgré tout, mais les armes impériales étaient trop destructrices : s’ils se trouvaient coincés à l’intérieur d’une cage d’escalier, un seul coup pourrait abattre l’ensemble de ses hommes… ainsi que ’Tanni. Cependant, en restant là à attendre, ils laissaient l’initiative à l’adversaire… L’impératrice sortit de sa chambre, escortée par quatre robustes rottweilers noir et feu. Sa dague brillante pendait à sa ceinture, et le gouverneur pinça les lèvres lorsqu’elle tendit le bras vers la gaine du fusil à gravitons de l’officier chinois et se saisit de son arme. Le fusilier ne protesta pas. Il se contenta de prendre son pistolet à énergie dans sa main gauche puis, de l’autre, tendit son ceinturon de munitions à la jeune femme, qui le gratifia d’un sourire contraint. Trop enveloppée pour passer la lanière de cartouches autour de sa taille, elle la mit en bandoulière. « Très bien, capitaine, dit le duc planétaire, nous allons devoir les laisser venir jusqu’à nous. Un étage plus bas, les escaliers aboutissent à la plateforme centrale du bâtiment : dix de vos hommes protégeront ces accès. Les deux autres resteront ici pour protéger les abords de mes appartements. ’Tanni, verrouille la porte de ta chambre depuis l’extérieur, puis barricade-toi dans la mienne. Avec un peu de chance, ceux qui atteindront ce niveau iront d’abord inspecter tes quartiers personnels. — Père, je… » Il secoua la tête d’un geste brusque. « Je sais, ’Tanni, mais c’est à nous d’affronter cette situation : nous ne pouvons risquer de te perdre et, même si nous le pouvions… » D’un air à la fois attendri et contrit, il désigna son ventre arrondi, et elle acquiesça sans joie. « As certes raison, soupira-t-elle avant de baisser le regard sur ses chiens bio augmentés. Allez en compagnie du capitaine Jin, et prenez garde de vous. — À vos ordres, ma dame, dit Galahad à travers son vocodeur, mais que Guenièvre reste avec vous. » Elle accepta d’un hochement de tête, et le vieil impérial se tourna vers le fusilier tandis que les trois autres molosses s’élançaient déjà. « Nous n’avons aucun moyen de communication et nous serons bientôt dispersés : assurez vos arrières aussi bien que vos avants ! — Oui, Votre Grâce ! » Le militaire le salua puis emboîta le pas aux animaux. Horus s’adressa aux deux sentinelles restées avec lui. « Pour arriver jusqu’ici, il leur faudra franchir la dernière volée de marches. Ensuite, ils gagneront tout d’abord la chambre de l’impératrice. Choisissez de bonnes positions pour couvrir l’accès à cet étage. Si vous devez vous replier, prenez par ici (il indiqua la direction opposée à sa propre chambre), surtout pas de l’autre côté ! Ils doivent croire jusqu’au dernier moment qu’elle se trouve dans ses quartiers. — Bien compris, gouverneur. » Le plus gradé des deux fit un signe de la tête à son compagnon, puis ils foncèrent vers la plate-forme d’accès centrale de la tour. « Cours, ’Tanni ! — Ouy-da, père. » Avant de partir, elle passa un bras autour de ses épaules et déposa un baiser sur sa joue. Il la regarda partir – Guenièvre la précédait au trot, tel un éclaireur – puis se retourna pour contempler son bureau une dernière fois. Il avait accompli tant de tâches depuis cet endroit : commandé les manœuvres pendant le siège des Achuultani, dirigé les opérations de reconstruction qui s’étaient ensuivies, coordonné le passage d’une planète entière à la technologie impériale… Mais jamais il n’aurait pensé se battre pour la vie de sa fille entre ces quatre murs. Et pourtant, si cela s’avérait nécessaire, par le Créateur, il le ferait ! Il marcha à petits pas vers le vestibule – on ne pouvait pénétrer à l’intérieur de l’appartement que par là –, renversa le pupitre de sa réceptionniste et empila d’autres meubles autour. Bientôt, une solide barricade se dressa devant la porte d’entrée. Il contourna le retranchement de fortune, se dirigea vers la cloison contiguë au sas d’accès et se tint dans un coin, le dos au mur. « Les explosifs sont arrivés au palais, Colin, annonça Dahak quand l’empereur posa le pied sur la passerelle de commandement du planétoïde qui tenait lieu de corps à l’IA. — Parfait. » Les officiers se mirent debout pour saluer l’arrivée de leur souverain et seigneur de la guerre, mais MacIntyre leur fit signe de retourner à leurs tâches et gagna la couchette du commandant. Dahak se trouvait hors du rayon d’action de la bombe, et Colin sentit une vague de culpabilité nauséeuse l’envahir à l’idée que, quoi qu’il arrive, lui-même serait en sécurité. Il avait l’impression de trahir ses sujets, et savoir qu’Hector et Gerald avaient eu raison de lui forcer la main ne faisait qu’accroître sa mauvaise conscience. Il s’installa dans le fauteuil. L’affichage demeurait centré sur Birhat, pas sur les alentours de l’unité spatiale, et il regarda les parasites subluminiques décoller de la surface planétaire pour rejoindre les bâtiments mères qui les attendaient. Tout comme Dahak, ces mastodontes maintenaient une distance suffisante entre eux et la source de la menace. Sous ses yeux, des milliers de citoyens embarquaient à leur bord, mais l’évacuation prenait du temps. Trop de temps, car l’ogive pouvait détoner à tout moment. Il inspira pendant une éternité et se laissa aller contre le dossier de son siège. « Dis-leur de lancer l’opération, Dahak. » Le brigadier général Jourdain talonnait ses sbires dans les escaliers. Pour les arrêter, il n’y avait là-haut que douze fusiliers, un vieillard fatigué et une femme enceinte, alors que lui disposait de plus de cent hommes, à qui les services de sécurité de la Terre avaient aimablement offert une bio amélioration intégrale. Ce serait amplement suffisant, se répéta-t-il pour la énième fois. Certains de ses éléments succomberaient à l’aventure, certes, mais pas assez pour que le mouvement général soit entravé. De plus, quelques victimes dans les rangs du département de la sécurité constitueraient la preuve irréfutable que lui-même et ses soldats avaient bataillé ferme pour protéger leur impératrice. Il sourit sans joie à cette perspective tandis que le premier homme de son commando parvenait en haut des escaliers. Ils se trouvaient un étage au-dessous des appartements d’Horus – qui comprenaient son bureau et sa demeure – et n’avaient toujours pas vu âme qui vive. Peut-être s’était-il inquiété à tort, car si les fusiliers s’étaient aperçus de leur… Il entendit un cliquetis. Le soldat de tête de l’équipe d’assaut vit l’objet ricocher à côté de ses pieds et écarquilla les yeux. Non ! Ses scanners intégrés n’avaient pas décelé la moindre signature, alors comment… ? Onze individus périrent dans la terrible explosion. Celui qui avait lancé la grenade sourit de plus belle, puis son partenaire et lui réactivèrent leurs implants et braquèrent leurs pistolets à énergie sur la porte encore fumante. Le capitaine Jin releva la tête d’un coup sec. S’il te plaît, Dieu, fais que quelqu’un ait entendu la déflagration depuis l’extérieur ! pria-t-il, puis il se remit en position de tir. La détonation heurta l’ouïe de Jourdain. Les cris des blessés résonnaient faiblement suite au tumulte qui venait d’emplir la cage d’escalier. Il lâcha un juron. Au temps pour l’effet de surprise ! « Clancey ! Montez ici tout de suite ! » aboya-t-il, et le caporal interpellé régla son lanceur de grenades automatique en position de tir. Il hocha le menton à l’adresse des trois autres membres de sa section, et les quatre hommes jouèrent des coudes pour se frayer un chemin à travers leurs collègues qui encombraient l’espace devant eux. Les senseurs intégrés du duo de fusiliers étaient à nouveau enclenchés, mais il y avait des limites à ce que leurs implants pouvaient leur révéler. Ils savaient que les escaliers regorgeaient d’assaillants, mais il leur était impossible de définir quel genre d’arme ils portaient ou ce qu’ils étaient en train de faire. Le deuxième défenseur tenait une hyper grenade dans une main et s’apprêtait à la lancer, mais le dispositif antitorsion spatiale qui maintenait leur com hors du réseau étoufferait aussi le champ réduit de ce type d’arme, or on ne leur en avait fourni qu’une par soldat. Il ne pouvait se permettre de la gaspiller, c’est pourquoi il grinça des dents et prit son mal en patience. Clancey et son groupe atteignirent le palier supérieur et, tandis qu’ils s’y engageaient, leurs bottes dérapèrent sur le cadavre de leur éclaireur. Ils se déplacèrent avec prudence, le dos collé au mur. Leurs senseurs, actifs eux aussi, leur apprirent des nouvelles peu réjouissantes : il y avait deux fusiliers au-delà du sas en lambeaux, dont un seul se trouvait à portée de leurs grenades. L’autre restait en retrait, tapi à une intersection de couloir pour couvrir son camarade. Le caporal pesta. Que n’aurait-il pas donné pour une poignée d’hyper grenades ! Mais, au moins, leurs deux ennemis semblaient eux aussi à court de ce genre d’article. Il fit un geste aux deux hommes plaqués contre la paroi opposée. « Allez-y ! » Ils surgirent dans l’encadrement de la porte, leurs lanceurs automatiques à plein régime. Une rafale du fusilier le plus proche les réduisit en miettes, mais leurs grenades étaient déjà parties : un staccato vrombissant retentit et tua le défenseur isolé sur le coup. Le chef de la petite équipe entendit le bruit d’un pistolet à énergie, puis il fut aspergé d’une pluie de sang et de membres. Ses deux éclaireurs venaient d’y passer. Il maudit tous les dieux, mais ses implants lui indiquèrent que le tireur embusqué était mort. Il s’accroupit et catapulta une salve de grenades pour que le fusilier survivant garde la tête baissée. Une nouvelle escouade d’assaillants s’élança à travers l’ouverture. Les explosions désagrégèrent les murs et le mobilier, et les systèmes anti-incendie de l’immeuble s’activèrent sous l’effet des flammes. D’autres hommes remontèrent les escaliers en trombe, les oreilles emplies de l’alarme lancinante, le visage livide et un sourire de tête de mort aux lèvres. Ce fut alors que le caporal-chef William Clancey, du ministère terrien de la Sécurité, comprit qu’il s’était trompé à propos de l’arsenal dont disposait la défense. La grenade retomba à un mètre trente derrière lui, et il disposa d’une fraction de seconde pour savourer sa terreur avant la détonation. Il y eut six nouvelles victimes, dont lui-même. Vlad Tchernikov se sentait aveugle et mutilé. Pour la première fois en vingt-cinq ans, tous les implants de son organisme étaient désactivés – pour éviter que le dispositif de sécurité ne le prenne pour une arme quelconque. Ce soudain retour aux sens dont la nature l’avait doté constituait un choc psychique plus violent qu’il ne l’avait prévu. Il grimaça, écarta ces mauvaises pensées puis souleva l’explosif élaboré par Dahak. Les initiateurs contenus dans les ogives obsolètes se présentaient sous la forme de centaines de blocs taillés avec beaucoup de précision : l’IA en avait fusionné cent cinquante kilos en une seule et unique grosse charge. C’était sans doute excessif, mais le cerveau électronique préférait voir grand. Tchernikov jeta le paquet sur son dos – au moins sa bioaugmentation musculaire fonctionnait-elle encore, vu qu’elle ne consommait pas d’énergie et, par conséquent, n’émettait aucune signature susceptible de heurter la sensibilité du système anti-désamorçage – et s’engagea dans le couloir qui menait à la galerie. Les soixante mètres qu’il lui restait à parcourir seraient sans doute les plus longs de sa vie. L’un après l’autre, les senseurs thermiques continuaient de s’enclencher suite aux incendies provoqués par les déflagrations, et le cri des alarmes résonnait toujours dans la cage d’escalier. Jourdain grimaça : le gémissement suraigu et atonal le faisait grincer des dents. Heureusement, l’insonorisation de White Tower était excellente. De plus, le sabotage du standard avait supprimé toutes les lignes de communication avec les quinze niveaux supérieurs du bâtiment. Bien sûr, cela n’empêcherait personne de lever les yeux si des grenades se mettaient à jaillir des fenêtres. « Repoussez-les ! » vociféra le brigadier général avant de se précipiter vers le haut de la rampe. Son avant-garde se tenait immobile au milieu du carnage, figée entre les corps déchiquetés, et il hurla à nouveau : « Remuez-vous, bande de trouillards ! Il n’y en a que douze en tout ! Il se jeta dans l’embrasure de la porte et atterrit à plat ventre dans la mare de sang laissée par Clancey. Quelques-uns de ses soldats s’accroupirent derrière lui, d’autres s’étendirent face contre terre, puis ils ouvrirent le feu. Une bonne douzaine de pistolets à rafales d’énergie retentirent. Les murs, déjà déchirés et piquetés par les éclats de grenade, fléchirent sous un festival de rayons gravitoniques concentrés. Le fusilier isolé riposta, désespéré. Une autre recrue de Jourdain s’effondra, puis deux autres, et enfin une quatrième. Mais il ne restait qu’un ennemi pour leur tenir tête, et ils ne tarderaient pas à faire mouche. Il y avait cinq cages d’escalier. Le capitaine Jin avait placé deux de ses éléments devant chacune d’entre elles pour en assurer la couverture, mais Jourdain avait choisi de n’attaquer que trois des accès. Le combat faisait rage sur les deux autres sites de défense, où les troupes du traître maintenaient leur pression. Les fusiliers avaient l’avantage de la position ; les attaquants, celui de la supériorité numérique et d’un arsenal plus lourd. L’équation, déséquilibrée, ne pouvait aboutir qu’à une seule résolution. La troisième équipe d’intervention de Jourdain perdit dix hommes lors du premier affrontement, mais son commandant – un ex-fusilier des plus coriaces – savait très bien ce qu’il faisait. Après avoir localisé les gardes du corps de l’impératrice, il envoya six de ses soldats à l’étage inférieur. Ils se placèrent juste en dessous de l’endroit où se trouvait l’adversaire, réglèrent leurs armes à la puissance maximale, les braquèrent sur le plafond et maintinrent la détente enfoncée. Les résistants n’eurent même pas le temps de comprendre ce qui se passait. Le commando fonça dans le couloir, piétinant au passage les cadavres mutilés. Le capitaine Jin entendit des pas derrière lui. Il se retourna et prit appui sur un genou juste au moment où les premiers « agents de sécurité » apparaissaient au bout du couloir. Son pistolet à rafales d’énergie toussa, et trois d’entre eux se volatilisèrent dans un nuage de gouttelettes de sang. Il se rejeta aussitôt en arrière, ventre à terre et épaule collée au mur, puis son unique grenade pulvérisa trois autres hommes. « Bloquez l’accès et venez me rejoindre, Matthews ! » cria-t-il à sa coéquipière, qui ne perdit pas de temps à répondre. Elle tira légèrement la goupille de sa grenade puis la cala contre la porte de la cage d’escalier de façon à ce que toute tentative de l’ouvrir se traduise par une explosion. Ensuite, elle empoigna son pistolet et se dirigea vers son capitaine. Elle arriva juste à temps pour l’aider à repousser le deuxième assaut. Jin grogna au moment où les attaquants se retirèrent. « Personne ne tentera d’emprunter l’accès que nous défendons : ils ne vont pas utiliser cet escalier-là. Ils se sont contentés de laisser une section derrière eux pour nous bloquer ici et poursuivre leur mission en toute tranquillité. — Nous n’allons pas les laisser faire, capitaine ! » Avant que le Chinois ne pût l’arrêter, elle bondit et fonça dans le couloir, son fusil à rafales d’énergie réglé en tir continu. Jin se leva à son tour et lui emboîta le pas. Matthews abattit six soldats avant qu’une riposte de l’agresseur ne la réduise en bouillie. Son supérieur sauta par-dessus ses restes et se reçut à moins d’un mètre des trois derniers hommes qui lui barraient le chemin. Les quatre canons crachèrent leurs rafales en même temps. Il n’y eut aucun survivant, ni d’un côté ni de l’autre. Le sergent Duncan Sellers, de la sécurité planétaire, ne cessait de pester en parcourant le couloir. Il avait été séparé du reste de son équipe, et un voile de fumée enveloppait l’ensemble de l’étage en dépit des extincteurs automatiques. Ses poumons augmentés supportaient cet air vicié sans peine, mais que se passerait-il s’il tombait sur ses camarades et que ceux-ci le prenaient pour un fusilier ? Il frissonna. Il tourna à une intersection et poussa un soupir de soulagement en captant la signature d’implants familiers. Il ouvrit la bouche pour hurler son nom puis se retourna d’un coup sec, alerté par une sorte de sixième sens. Une silhouette trottait dans sa direction, mais sa panique reflua dès qu’il reconnut l’un des molosses de l’impératrice. Aussi imposant soit-il, aucun chien ne représentait une menace pour un humain bio amélioré. Il releva son arme d’un geste nonchalant. Arrivé à quatre mètres de distance de sa proie, Gahéris s’élança dans les airs d’un bond impressionnant. Sellers n’eut le temps de tirer qu’une seule fois… puis il cria de terreur quand les redoutables mâchoires augmentées déchirèrent sa gorge comme un vulgaire morceau de tissu. Alex Jourdain avançait en position accroupie, son arme prête à l’emploi. Il n’en revenait toujours pas. Il n’y en avait pourtant que douze, bon sang ! Sans doute, mais, au moment où ses trois groupes d’assaut se rassemblèrent au pied de la seule volée de marches qui menait à l’étage supérieur, il avait déjà perdu plus de soixante-dix hommes. Plus de soixante-dix ! Pire encore : suite à des calculs basés sur le rapport des trois commandos, il arrivait à un total de seulement huit victimes chez l’ennemi. Deux autres défenseurs étaient immobilisés au niveau de la cage d’escalier occidentale – affrontement qui bloquait par ailleurs dix de ses recrues –, mais où se trouvaient les deux derniers fusiliers ? Il ne lui restait plus que dix-neuf soldats directement sous son commandement, et ce chiffre ne lui disait rien qui vaille : huit fusiliers étaient parvenus à abattre soixante-seize de ses gars, ce qui donnait presque dix par garde du corps. Si à eux trois Horus et les deux derniers protecteurs de Jiltanith faisaient aussi bien… Il secoua la tête. C’étaient les plus stupides et les moins prudents qui mouraient les premiers, se dit-il. Ceux qui restaient avaient l’étoffe de survivants, sinon ils n’auraient pas tenu jusqu’ici. La partie n’était pas encore perdue – et ils avaient tout intérêt à la remporter car, une fois l’opération avortée, ils ne pourraient pas rentrer à la maison et prétendre que rien de tout cela ne s’était produit ! « Lancez les grenades ! » aboya-t-il. Un ouragan de projectiles remonta les escaliers et vint briser les sas supérieurs en mille éclats. « Allez-y ! » Les dernières troupes de Jourdain bondirent en avant. Le caporal Anna Zhirnovski recula lorsqu’une nouvelle grenade explosa. Ces salopards avaient eu Steve O’Hennesy avec leur dernière salve, mais elle-même se trouvait à l’abri pour l’instant, ventre à terre derrière l’angle à quatre-vingt-dix degrés du couloir. L’ennemi ne pouvait l’atteindre directement, mais il tâchait par tous les moyens de faire atterrir ses projectiles de son côté du coude, et ils retombaient de plus en plus près d’elle. Ce n’était plus qu’une question de temps avant qu’ils ne la touchent. Elle consulta ses senseurs : il en restait au moins sept, releva-t-elle, et une vague de désespoir l’envahit. Ils ne perdraient pas autant de temps – ni autant d’hommes – à s’efforcer de tuer un seul fusilier à moins de disposer d’une force de frappe susceptible d’éliminer Jiltanith sans l’aide de ces quelques soldats isolés. Toutefois, elle n’y pouvait rien. Steve et elle avaient été coupés du noyau central, et désormais même une attaque kamikaze en vue de rejoindre l’étage supérieur ne contribuerait qu’à précipiter sa mort. Ses muscles la titillaient, lui dictaient de sonner tout de même la charge – car c’était un fusilier, soigneusement sélectionnée pour assurer la protection de son impératrice –, mais elle réprima une nouvelle fois la terrible tentation. Elle allait périr. Cela, elle l’avait accepté. Et s’il était vrai qu’elle ne possédait pas les moyens de supprimer ses assaillants, elle pouvait au moins les distraire pendant un moment. En outre, se dit-elle avec détermination, elle leur donnerait du fil à retordre quand ils se décideraient à venir l’achever en sa qualité de dernier témoin. Une nouvelle série de détonations fit trembler les murs, et elle perçut du mouvement derrière les foyers d’explosion : ils tentaient une percée à la faveur du grabuge. Elle attendit, les nerfs à vif. Maintenant ! Les grenadiers interrompirent le feu pour laisser leurs camarades avancer. Au même instant, Anna fit un roulé-boulé et se retrouva devant eux dans le couloir, masquée par la fumée. D’une décharge tonitruante, elle leur arracha les jambes puis, tandis que les hurlements résonnaient entre les cloisons, elle replongea derrière son retranchement de fortune. Deux de plus, songea-t-elle. Puis les déflagrations reprirent de plus belle. Oscar Sanders sortit un énième chewing-gum de son papier d’emballage, le mit dans sa bouche et mastiqua en rythme sans détourner le regard du moniteur. Toutes les chaînes d’information couvraient en ce moment l’arrivée chaotique des réfugiés sur Terre. Des milliers d’individus débarquaient à la station de transmat située de l’autre côté de la place – en face de l’édifice White Tower, dans le hall duquel Sanders assurait actuellement son service. Il secoua la tête. La quasi-totalité des membres habituels de la sécurité de la tour étaient partis donner un coup de main au terminal de téléportation. Ils essayaient tant bien que mal de rétablir l’ordre, mais le combat était perdu d’avance : de sa vie Oscar n’avait vu pareil encombrement, et la menace qui avait provoqué cette débâcle avait de quoi rendre nerveux les plus endurcis. On évacuait une planète entière en raison d’une seule et unique bombe ! Mais quel genre de bombe était capable de… Il entendit un bruit sourd et redressa la tête. Le claquement se répéta une deuxième puis une troisième fois. Les sourcils froncés, il regarda sa console : tous les voyants étaient au vert. Mais le son mat retentit à nouveau, et il se leva. Il marcha jusqu’à l’extrémité du comptoir et s’engagea dans le couloir en direction de la source du bruit, qui provenait du sas de la cage d’escalier. Une fois arrivé, il dégaina son pistolet à gravitons, tendit l’autre bras vers le loquet de la porte, l’empoigna fermement et ouvrit d’un coup sec. La tension retomba : il s’agissait seulement de l’un des chiens de l’impératrice. Mais le soulagement s’estompa aussitôt lorsqu’il vit que l’animal était couvert de sang. Il redressa aussitôt son arme et faillit presser la détente, mais son cerveau devança son instinct. Le molosse n’était pas seulement ensanglanté : il avait une patte antérieure réduite en bouillie, et une traînée rouge et visqueuse coulait sur le panneau d’entrée, là où la pauvre bête avait tenté à plusieurs reprises d’ouvrir la barre de sécurité de sa patte encore valide. Il ne fallut qu’une fraction de seconde à l’esprit encore engourdi de Sanders pour rassembler les pièces du puzzle… et se rappeler avec horreur à qui appartenait l’animal. Il recula, la tête emplie de mille questions, et ce fut alors que se produisit le plus bizarre des événements. « Au secours ! Des hommes sont venus tuer Jiltanith ! Aidez-la ! » lâcha le vocodeur de Gahéris juste avant que celui-ci ne s’écroule. Vlad Tchernikov prit le dernier virage et tomba nez à nez avec la magnifique statue. Encore maintenant, sa beauté l’emplissait de respect et d’admiration, mais il n’était pas venu pour la contempler, alors il s’avança avec prudence. Le fardeau qu’il portait sur le dos lui semblait s’alourdir à chaque pas. L’effet de la nervosité, se dit-il, mais cette inquiétude était injustifiée : il se trouvait bien en deçà du périmètre critique et, si le dispositif avait reconnu la charge comme une menace, la planète aurait explosé depuis longtemps. Malgré ces considérations, il se sentait toujours aussi nu et vulnérable. La capacité de ses implants à réguler ses niveaux d’adrénaline lui faisait cruellement défaut. Il contourna le scanner téléguidé, qui gisait toujours à l’endroit où il était tombé quand Dahak l’avait désactivé à la hâte. Il se posta à deux mètres de la sculpture et l’étudia avec la plus grande attention. Le problème résidait dans le fait que son bloc d’explosifs ne suffirait pas à réduire l’ensemble de la statue en poussière, voilà pourquoi il devait s’assurer que le morceau qu’il choisirait de pulvériser contenait bien l’ogive. Et comme ni lui ni Dahak n’étaient en mesure de scanner l’œuvre d’art, il lui faudrait se contenter d’estimer l’emplacement du dispositif. La tâche se serait avérée plus facile, grommela-t-il intérieurement, s’ils connaissaient les dimensions de l’engin. La tentation était grande de considérer que l’ennemi avait suivi les schémas de fabrication de Qian à la lettre, mais, si cette estimation se révélait incorrecte, les conséquences seraient terribles. Bien sûr, les ingénieurs de monsieur X n’avaient pas pu éviter certaines contraintes. L’émetteur primaire, par exemple, devait impérativement mesurer au minimum deux mètres de longueur pour vingt centimètres de diamètre, et les bobines de concentration ajoutaient bien trente centimètres chacune à la taille du cylindre. En d’autres termes, il pouvait compter sur une longueur totale d’au moins deux mètres soixante, ce qui signifiait que la bombe ne se trouvait en tout cas pas à l’intérieur du personnage humain du monument. Pour ce faire, elle aurait dû occuper le torse du fusilier ; or, si celui-ci était certes plus grand que nature, il ne dépassait pas sa stature « réelle » de beaucoup… Conclusion : l’ogive elle-même demeurait dans le corps du Narhani. Malheureusement, le centaure était si imposant qu’on aurait pu l’orienter selon plusieurs angles, et Vlad n’avait pas droit à l’erreur. Bien entendu, il y avait aussi la source d’alimentation de l’engin, qui constituait elle aussi un objet d’envergure non négligeable, sans compter que les concepteurs avaient également dû introduire l’antidésamorçage quelque part. Bref, une partie au moins des composants physiques se trouvaient dans le fusilier, mais à quel endroit ? Tchernikov poursuivit ses réflexions. Ces salopards avaient escompté que leur petite merveille ne serait jamais détectée ; par conséquent, ils n’avaient sans doute pas jugé utile de la fabriquer de telle façon qu’elle puisse fonctionner même après avoir essuyé des dommages… La source d’alimentation était donc peut-être dans l’homme, et le reste du matériel détonant dans le Narhani. Une hypothèse très séduisante, mais, là encore, il ne pouvait se permettre une mauvaise évaluation. Il se rapprocha davantage de la statue et détailla l’angle que formait le centaure cabré sur ses pattes arrière pour briser ses chaînes. Très bien, il savait d’une part que la charge n’était pas dans le corps de l’humain, d’autre part qu’elle mesurait près de trois mètres. En outre, on ne l’avait certainement pas placée verticalement dans la poitrine de l’extraterrestre, car celle-ci n’était pas assez allongée. En revanche, il se pouvait qu’une partie seulement du cylindre soit contenue dans le torse du personnage, et que le reste se prolonge dans le bas du tronc. La courbure de sa colonne vertébrale aurait rendu l’opération de positionnement quelque peu délicate, mais c’était plausible. Il bascula sur ses talons et essuya la sueur qui perlait sur son front tandis que la fâcheuse conclusion de ces débats intérieurs se dessinait dans son esprit. Les dimensions possibles de la bombe donnaient lieu à trop de scénarios envisageables. Pour être certain de ne pas rater son coup, il devait s’assurer que l’explosion fendrait la statue exactement en son milieu, et, pour garantir que la rupture englobe la longueur critique, il fallait opérer depuis le bas du monument. Tchernikov soupira, rongé par l’envie d’activer sa com intégrée pour demander conseil à Dahak, puis il haussa les épaules. Il ne pouvait pas et, même s’il avait pu, il savait déjà ce que l’IA lui aurait dit. Il s’épongea à nouveau le visage, posa son paquetage sur le sol et se pencha prudemment pour le glisser sous le ventre du Narhani en marbre. Le dernier échange de coups de feu prit fin, et le silence revint. Jourdain pinça les lèvres en une expression d’amertume et de colère. Dix de ses hommes gisaient morts sur le palier supérieur des escaliers en ruine. Deux autres étaient allongés sur le côté, l’un d’eux si estropié que seuls ses implants le maintenaient en vie. Ces pauvres malheureux ne tiendraient plus très longtemps, mais au moins ils avaient abattu les onzième et douzième fusiliers. Il contempla la porte fermée qui donnait accès au vestibule de l’appartement d’Horus et régla ses senseurs intégrés sur leur puissance maximale. Bon sang, il savait très bien que le gouverneur se trouvait quelque part là-dedans, mais ce vieux renard avait dû débrancher ses implants, tout comme les fusiliers postés devant la première cage d’escalier. Sans cette signature neuronale, le brigadier général ne pourrait le localiser à moins qu’il ne bouge. Mais il y avait des inconvénients à la position de l’impérial, se dit-il avec détermination : sans ses capteurs personnels, le duc ne les voyait pas non plus. Il était limité à ses sens naturels. Cela le rendrait un peu plus lent à la détente au moment d’ouvrir le feu et, même s’il s’était trouvé un poste d’embuscade qui lui permettrait d’abattre les premiers assaillants à passer le pas de la porte, il révélerait sa position dès lors qu’il tirerait. « Très bien, dit-il à ses sept derniers hommes, voici ce que nous allons faire… » Franklin Detmore lança une nouvelle salve de grenades et grimaça. Quel que soit le fusilier qui se tapissait là-derrière, il était trop adroit à son goût. Il ne restait plus que cinq des dix soldats choisis pour supprimer l’individu isolé, et il se réjouissait d’être le dernier grenadier disponible. Il préférait mille fois rester à terre à couvrir ses camarades plutôt que de se trouver dans la peau du prochain malheureux qu’on désignerait pour tenter une énième offensive. Il introduisit une autre ceinture de cartouches dans son lanceur automatique et leva les yeux. Luis Esteben, leur supérieur, affichait une expression de profonde insatisfaction. Ils avaient l’ordre de ne laisser aucun témoin en vie : tôt ou tard, quelqu’un devrait aller débusquer ce dernier survivant, et Detmore devinait avec angoisse qui le brigadier général choisirait pour le boulot si celui-ci n’avait pas été accompli quand Jourdain arriverait. « D’accord, dit-il enfin. Nous n’y arriverons pas par un assaut frontal. » Ses hommes acquiescèrent, et il sourit en coin devant leurs mines soulagées. « Il faut prendre ce salaud par-derrière. — Impossible, dit quelqu’un. Ce couloir n’a pas d’issue. — Sans doute, mais il est flanqué de parois, et nous avons des pistolets à énergie, expliqua Esteben. Frank, pendant que tu distrairas l’ennemi, le reste de notre section rebroussera chemin et fera le tour de façon à pénétrer à l’intérieur de la salle de conférence qui se trouve juste à côté. Ensuite, nous abattrons le mur et prendrons cet enfoiré de flanc. — Ça me va, lâcha Detmore, mais… » Il s’interrompit et écarquilla les yeux. « C’est quoi, ça ? » demanda-t-il en regardant dans le couloir par-dessus son épaule. Esteben n’avait pas fini de se retourner que Galahad et Gauvain se jetaient déjà sur eux. Vlad plaça la charge avec délicatesse et poussa un soupir de soulagement. Il était encore vivant. Voilà pour la bonne nouvelle. La mauvaise, c’était qu’il ne pouvait garantir que l’opération allait réussir… mais il n’y avait qu’une seule façon de le savoir. Il enclencha le minuteur, pivota sur ses talons et prit ses jambes à son cou. Les alarmes retentissaient tandis qu’Oscar Sanders continuait de presser les boutons de sa console. Dans la station de transmat, le personnel de la sécurité et les fusiliers impériaux chargés de réguler l’impressionnant trafic levèrent des yeux déconcertés. La sentinelle de garde s’adressa à eux à travers leur com. Les soldats se retournèrent comme un seul homme puis, sans perdre un instant, s’élancèrent en direction de White Tower. La porte d’entrée de l’appartement disparut dans un tourbillon embrasé, et deux individus surgirent dans son encadrement. Ils virent la forteresse de meubles empilés qui leur faisait face et bondirent en avant, le doigt pressé sur la détente, pour atteindre le rempart avant qu’Horus ne se lève et ouvre le feu sur eux. Le vieil impérial les laissa parcourir la moitié du chemin puis, sans quitter son coin, les découpa en deux d’une rafale. Jourdain lâcha une injure à la vue de ses recrues qui s’effondraient, empli à la fois d’un sentiment de rage et de triomphe. Le sournois petit salopard ! Mais son tir l’avait trahi : à présent, ils connaissaient sa position. Lui et ses cinq agents de la sécurité survivants sauraient exactement où le chercher au moment d’entrer dans la pièce. Des pistolets à énergie retentirent dans un vacarme étourdissant, et leurs rafales se répondirent à moins de cinq mètres de distance. Des hommes s’écroulèrent – hurlant ou déjà morts –, puis le silence s’installa. Deux assaillants gisaient à terre, l’un défunt et l’autre en train d’agoniser… et le gouverneur de la Terre était lui aussi étendu sur le sol. Son fusil avait été réduit en miettes. Mais de toute façon, songea le brigadier général en baissant les yeux sur sa victime, l’arme ne lui aurait servi à rien : le vieillard était estropié et déchiqueté. Seuls ses implants le gardaient en vie, et ils ne dureraient pas éternellement. Jourdain leva son pistolet, puis le baissa quand Horus grogna dans sa direction. Il ne tiendrait pas dix minutes de plus, estima l’agresseur avec froideur, mais il pouvait tenir assez longtemps pour constater l’assassinat de sa fille. Le chef du commando se détourna de la silhouette mutilée et aboya : « Trouvez-moi cette salope et tuez-la. » Vlad attaqua le dernier virage, s’arrêta et plongea ventre à terre. L’explosif détona juste avant qu’il n’atterrisse, et il eut l’impression que le sol se relevait et lui heurtait le visage. Il se mordit la langue. Sa bouche se remplit de sang, et il lâcha un cri de douleur. Puis il se rendit compte qu’il était encore en vie… ce qui signifiait que cela avait dû marcher. La douleur noyait Horus sous un déferlement de vagues écarlates et tonitruantes – la douleur physique, d’une part, que son réseau d’implants ne parvenait pas à supprimer ; mais aussi la souffrance psychologique, plus terrible, à l’idée qu’un groupe de criminels traquait sa fille pour l’abattre. Il réprima un hurlement et força son corps démantibulé à lui obéir une dernière fois. Ses deux jambes avaient été arrachées, ainsi qu’une bonne partie de son bras gauche, mais il trouva la force de se traîner – au ralenti, à grand-peine, centimètre après centimètre – sur le tapis et laissa derrière lui un sillage sanguinolent. La totalité de son esprit – qui s’estompait peu à peu – était concentrée sur le pistolet à gravitons contenu dans l’étui du cadavre le plus proche. Il atteignit l’arme à bout de souffle et tendit une main tremblante vers la gaine. Son mouvement, lent et maladroit, le mit à l’agonie, mais il réussit à ouvrir le fourreau et à en retirer l’objet de sa convoitise. Une botte s’abattit sur son poignet. Le pauvre homme se tordit sous un nouveau tourbillon d’élancements, roula la tête tout en douceur puis se trouva nez à nez avec le canon d’un pistolet à énergie. « Tu ne peux pas te contenter d’attendre la mort, hein, vieux salopard ! cracha Alex Jourdain. Très bien, c’est comme tu voudras ! » Il contracta un doigt sur la détente… puis sa tête vola en éclats. L’impérial écarquilla les yeux, surpris. Deux rottweilers maculés de sang et un fusilier s’élancèrent vers lui. « Votre Majesté ! Votre Majesté ! » Jiltanith se raidit, puis elle éprouva un frisson de soulagement quand elle reconnut la voix. C’était Anna Zhirnovski. Et si le caporal se tenait là, devant sa porte, si les hurlements et le bruit des rafales avaient cessé, cela voulait dire que… Elle ouvrit la porte. Guenièvre bondit aussitôt dans l’encadrement, les poils du cou hérissés et prête à répondre à tout danger. Mais il n’y avait aucune menace. Seulement un fusilier couvert de suie et de sang, dont un bras pendait misérablement… la seule survivante de l’équipe de protection de l’impératrice. « Anna ! » s’exclama ’Tanni, les bras tendus vers la femme blessée, mais celle-ci secoua la tête. « Votre père ! Dans le vestibule ! » L’impériale hésita, mais la militaire insista. « Mes implants me permettront de tenir le coup, Votre Majesté. Allez-y ! » Horus plongeait toujours plus avant dans un puits d’obscurité. L’univers, vague et dénué de substance comme les volutes de fumée alentour, se désagrégeait toujours plus. La mort frappait finalement à sa porte. Il l’avait repoussée pendant si longtemps. Si longtemps ! Mais personne ne pouvait lui tenir tête ad vitam æternam, n’est-ce pas ? Et puis la perspective n’était pas si terrifiante. Pas vraiment, non. Le murmure de la Faucheuse promettait la fin de ses tourments. Et peut-être, avec un peu de chance, Tanisis l’attendait de l’autre côté. Il l’espérait. Il désirait s’excuser auprès d’elle comme il l’avait fait avec ’Tanni, et… Quelqu’un le toucha, et il ouvrit les paupières. Du fond de son puits, il leva les yeux, et ses pupilles mourantes s’animèrent. Sa tête reposait sur les genoux de la jeune femme. Les larmes perlaient sur son visage, mais elle était vivante. Vivante et si belle. Sa belle et vigoureuse petite fille. « ’Tanni. » Son bras encore valide pesait une tonne, mais il se força à le bouger, caressa sa joue, sa chevelure. « ’Tanni… » Son timbre était ténu. Elle prit sa main, la pressa contre sa poitrine puis se pencha sur lui. Ses lèvres se posèrent sur son front tandis qu’elle lissait ses cheveux. « Je t’aime, papa », lui murmura-t-elle en parfait universel, puis les ténèbres enveloppèrent Horus à tout jamais. CHAPITRE QUARANTE-QUATRE Lawrence Jefferson se regarda dans le miroir et peaufina son apparence avec un soin méticuleux, puis il consulta son horloge intégrée. Encore dix minutes, songea-t-il avant de se mirer une nouvelle fois dans la glace et de se gratifier d’un large sourire. Pour quelqu’un qui, moins de deux mois plus tôt avait vu près de trente ans de planification aboutir à un total et spectaculaire fiasco, il se sentait incroyablement gai. Sa tentative de coup d’État avait échoué, mais la fonction de gouverneur de la Terre faisait un prix de consolation acceptable… et aussi, estima-t-il, une plateforme encore plus privilégiée pour organiser un nouveau complot d’ici quelques années. Il s’était donné beaucoup de mal pour faire de Jourdain le bouc émissaire de toute cette affaire si celle-ci capotait, et sa mort lui avait facilité la tâche : le larbin n’aurait pas l’occasion de se défendre contre les accusations qui pesaient désormais contre lui. Le vice-gouverneur Jefferson avait bien entendu été choqué d’apprendre que l’un de ses agents de sécurité les plus haut placés avait noué contact avec le Glaive de Dieu et, dans les faits, utilisé les installations de bioaugmentation de son propre département pour améliorer sa bande de traîtres ! La stupéfiante découverte de cette imposture avait bouleversé le ministère de la Sécurité de fond en comble. Dans le cadre de ce remue-ménage, un inspecteur des affaires intérieures était « tombé par hasard » sur le journal secret qui relatait la lente évolution des sentiments de Jourdain vis-à-vis des autorités. Son animosité s’était pleinement épanouie le jour où on l’avait nommé à la tête de l’équipé spéciale créée par le nouveau ministre Jefferson pour combattre le terrorisme après l’assassinat des Van Gelder. Au lieu de traquer les activistes en vue de détruire leur réseau, l’ignoble individu avait profité de l’enquête pour se rapprocher d’un leader des fanatiques et avait trouvé dans son organisation sa vraie demeure spirituelle. Le second d’Horus n’avait pas soupçonné les agissements de Jourdain, ce qui le pénalisait d’un mauvais point, mais le félon avait été recruté dans les rangs des fusiliers impériaux par… Gustav Van Gelder (et désormais il ne restait plus personne de vivant pour révéler que Jefferson lui-même l’avait recommandé à Gus), non par Lawrence, et il avait passé tous les contrôles de sécurité. Dans un autre registre, quoi de plus normal si le journal retrouvé manquait de rigueur à certains endroits ? On devait s’attendre à de telles divagations de la part d’un mégalomane qui croyait que Dieu l’avait choisi pour abattre tous ceux qui fricotaient avec l’antéchrist. Le carnet détaillait ses calculs rigoureux en vue d’éliminer Colin, Jiltanith, Horus, leurs officiers militaires les plus haut gradés ainsi que Jefferson. Et si le narrateur restait certes vague quant à la nature de ses projets une fois que ces meurtres auraient été commis, le fait qu’il avait dissimulé la bombe à l’intérieur de la statue offerte par les Narhani indiquait bien ses intentions probables. En accusant le peuple de Brashan de la destruction de Birhat, il voulait sans doute que l’humanité en vienne à considérer les « créatures maléfiques » comme des traîtres irréductibles et qu’elle leur réserve le traitement préconisé par le Glaive. Lawrence était fier de ces mémoires concoctés sur mesure. Il avait passé plus de deux ans à les rédiger au cas où la situation tournerait mal. Bien entendu, ces écrits demeuraient vagues sur certains points, mais cela jouait en sa faveur. Cette dimension de mystère évitait l’erreur classique de ce genre de document « de couverture » : l’ambition de répondre à toutes les questions. S’il s’était engagé dans cette voie fallacieuse, quelqu’un – Ninhursag MacMahan par exemple – aurait trouvé le récit trop propret. Tel qu’il était, le témoignage avait parfaitement rempli sa fonction. D’autant plus que, parmi les activistes mentionnés, ceux qui étaient encore vivants – quelques douzaines – avaient tous été recrutés par Jourdain (sur ordre de Jefferson, bien sûr, mais ils l’ignoraient). Les membres les plus importants de la conspiration, en revanche, ne figuraient pas dans le carnet, et plusieurs des taupes les plus précieuses du véritable traître avaient même été promues pour avoir aidé le Renseignement à débusquer les criminels démasqués grâce au journal. Leur travail avait été, jugé « remarquable ». Mieux encore : soumis aux détecteurs de mensonges impériaux, chacun des malfrats capturés avait confirmé que c’était Jourdain qui avait pris contact avec eux et que l’ensemble de leurs instructions provenaient de lui et ce depuis le premier jour. Le carillon tinta faiblement. Jefferson adopta une mine grave, expression plus adéquate aux circonstances, puis se dirigea vers la porte. Il l’ouvrit et s’engagea dans le couloir pour gagner la Chambre terrienne des délégués. Le pas lent et l’air concentré – là encore, comme l’exigeait l’occasion –, il répétait le serment d’entrée en fonction qu’il devrait bientôt prononcer. Il se trouvait à mi-chemin de la salle quand une voix s’éleva derrière lui. « Lawrence McClintock Jefferson, dit-elle avec une précision glaciale, je vous arrête pour conspiration, espionnage, assassinat et haute trahison. » Il se figea, et son cœur manqua un battement, car le timbre était celui de Colin Ier, l’empereur de l’humanité. L’espace d’un interminable instant, l’homme se tint immobile, puis il se retourna lentement et déglutit : il se trouvait nez à nez avec le souverain ainsi qu’Hector et Ninhursag MacMahan. Le général tenait un pistolet à gravitons dans une main, le canon fermement braqué sur le ventre de Jefferson. Son regard dur et empli de haine suppliait le vice-gouverneur de s’opposer à cette arrestation. — Je… pardon ? murmura Lawrence. — Vous avez commis une erreur, répondit Ninhursag d’un ton froid. Une seule. Dans le journal, vous accusez Jourdain de tous les crimes sauf un : celui qui nous a incités à ouvrir une enquête en vue de trouver “monsieur X”, c’est-à-dire vous-même. Le document ne comporte aucune référence au meurtre de Sean, d’Harriet et de… ma fille. — Un meurtre ? répéta le traître d’une voix engourdie. — Sans cet oubli, je serais peut-être tombée dans le panneau, poursuivit la responsable du Renseignement, mais comment le mégalomane imaginaire que vous décrivez dans ces mémoires aurait-il omis de mentionner son plus grand triomphe ? Cela trahissait qu’il s’agissait d’un journal falsifié, c’est pourquoi j’ai commencé à me demander quelle autre personne aurait pu réunir les conditions requises pour réussir un tel complot : les autorisations nécessaires pour voler les plans de l’ogive, les moyens de la construire, les ressources techniques pour acheminer la bombe via transmat, la possibilité de modifier le bulletin de téléportation de façon à ce que les futurs investigateurs en retrouvent la trace et, enfin, le pouvoir de faire pénétrer un groupe d’assassins à l’intérieur de White Tower. Devinez vers qui mes recherches m’ont aiguillée. — Mais je… » Jefferson s’éclaircit la gorge avec bruit. « Mais si vous me soupçonnez d’avoir commis ces horribles crimes, pourquoi avoir attendu jusqu’à maintenant pour m’arrêter ? — Parce que Ninhursag voulait d’abord voir qui se distinguerait dans le cadre de votre soi-disant enquête sur Jourdain. » La voix de Colin était tout aussi froide que celle de l’impériale. « C’était une façon de découvrir qui d’autre travaillait pour vous. Mais en ce qui concerne la date retenue pour votre arrestation… (l’empereur eut un sourire mauvais) c’était mon idée, Jefferson. Je tenais à ce que vous ayez le temps de savourer vos fonctions de gouverneur… et je veux que vous vous rappeliez le goût du pouvoir jusqu’au moment où le peloton d’exécution pressera la détente. » MacIntyre fit un pas de côté, et les fusiliers au visage dur qui se tenaient derrière lui s’approchèrent du vice-gouverneur. Leurs yeux, tout comme ceux de leur commandant, le suppliaient de résister. « Vous aurez un procès équitable, déclara Colin tandis que les gardes s’emparaient du traître, mais avec un peu de chance… (il sourit à nouveau, cette fois avec un plaisir cruel et hautain que Jefferson n’aurait jamais pensé lire sur le visage sans charme du souverain) les exécuteurs vous tireront dans le ventre. Pensez-y, monsieur Jefferson, et attendez ce moment avec impatience. » Colin et Jiltanith étaient assis sur leur balcon préféré die palais, le regard posé sur la ville de Phénix. L’empereur tenait sur ses genoux un bébé, leur fille Anna Zhirnovski MacIntyre, tandis que sa marraine montait la garde devant l’entrée de la terrasse. L’impératrice donnait le sein au frère cadet de la petite, Horus Gahéris MacIntyre. Amanda et Qian Daoling étaient appuyés contre la balustrade, épaule contre épaule, alors qu’Hector et Ninhursag avaient pris place à côté de Colin. Les chiots de Tinker Bell – y compris Gahéris, dont la patte avait été régénérée – somnolaient sur les pavés chauffés par le soleil. Gerald et Sharon Hatcher ainsi que Brashieel et Ève étaient aussi de la partie. « Encore maintenant, je ne comprends pas tout à fait les humains, Grand Seigneur du Nid, soupira le leader des Narhani. Parfois, ceux de votre espèce peuvent se montrer aussi complexes que déroutants. — Peut-être, mon amour, lâcha sa compagne d’une voix douce, mais ils sont aussi opiniâtres et généreux. — Certes, fit le centaure. Toutefois, l’idée que Jefferson ait voulu nous impliquer dans l’assassinat de notre propre Seigneur du Nid… » Il pencha la tête en un geste de perplexité typiquement narhani puis cligna ses doubles paupières d’un air consterné. « Vous étiez à portée de main, Brashieel, voilà tout, expliqua Colin avec lassitude. Tout comme le Cerveau de guerre achuultani avait besoin d’une menace constante pour maintenir tes frères en esclavage, Jefferson devait justifier d’un prétendu danger pour légitimer les pouvoirs spéciaux qu’il avait l’intention de saisir. — Et l’histoire de notre peuple, placée sous le signe du génocide, faisait de nous des candidats idéaux », observa Ève. Dahak intervint à son tour : « En effet. C’était un stratagème des plus complexes, et l’association du traître avec Francine Hilgemann constituait une alliance tout à fait remarquable. Elle a non seulement permis au vice-gouverneur de soutenir et d’attiser les préjugés à l’encontre des Narhani entretenus par l’Église de l’Apocalypse, mais lui a aussi fourni un accès direct au Glaive de Dieu. On constate ainsi que les méthodes de monsieur X se situaient dans le prolongement de celles d’Ana, qui avait pris l’habitude de recourir à des mandataires terroristes. — Hum », grogna le souverain en signe d’approbation avant de baisser les yeux pour contempler le visage menu et pensif de sa fille. La mine concentrée, elle tentait à tout prix de fixer le regard sur le bout de son propre nez. Et, à ce moment précis, ce spectacle revêtait beaucoup plus d’importance que Lawrence Jefferson ou Francine Hilgemann aux yeux de Colin. Le second d’Horus avait été soumis à un détecteur de mensonges impérial, ce qui avait abouti à l’arrestation de l’ensemble des membres de sa structure de commandement encore vivants. Le dernier de ces criminels avait été fusillé la semaine dernière, et il se pourrait même que leur exécution entraîne des conséquences bénéfiques. L’Église de l’Apocalypse, par exemple, nageait dans la plus grande confusion : leur meneuse spirituelle, finalement démasquée par les autorités, s’était révélée une manipulatrice implacable et cynique. En outre, le fait que Jefferson et elle avaient eu l’intention d’utiliser les a priori anti-Narhani de la sainte institution pour déclencher une frénésie génocidaire qui aurait contribué au succès de leur coup d’État avait choqué les fidèles et bouleversé leur structure jusque dans ses fondations. MacIntyre se doutait que les croyants les plus fanatiques trouveraient le moyen de blâmer les centaures pour leur nouveau statut de victimes persécutées, mais ceux d’entre eux dont le cerveau ne s’était pas entièrement rigidifié saisiraient peut-être l’occasion de procéder à une profonde introspection. Mais, dans une certaine mesure, ces améliorations potentielles n’avaient pas vraiment d’importance aux yeux de l’empereur et des siens. Leur indifférence finirait par disparaître, bien entendu, mais, pour l’instant, ses blessures ainsi que celles de ses amis étaient encore trop à vif. La mort de Jefferson ne ramènerait pas leurs enfants à la vie ni ne ressusciterait Horus et les fusiliers qui avaient péri en défendant Jiltanith. Le désir de vengeance n’épargnait personne, et Colin était assez honnête pour avouer qu’il s’était réjoui du trépas de l’ignoble comploteur. Mais ce sentiment lui laissait un arrière-goût de fer dans sa bouche, une saveur glacée qui constituait un poison bien plus caustique que l’arsenic. Une bulle de bave aux lèvres, Anna posa les yeux sur son père, dont le visage se détendit. Il regarda sa femme, et son amère mélancolie s’évapora quand elle lui lança un sourire radieux. Un sourire certes encore teinté de noirceur et de chagrin, mais avant tout chargé de tendresse. Les doigts délicats de l’impériale caressèrent la tête de son fils tandis que celui-ci continuait de téter. Le souverain tourna la tête et vit leurs convives qui les admiraient. Il les vit sourire à ’Tanni et à son nourrisson. Il vit tout cela, et une douce et profonde brise de chaleur apaisa son cœur, car il perçut le bonheur – l’amour – partagé que ces gens éprouvaient pour son épouse et lui. C’était peut-être là que résidait la vraie leçon, songea-t-il. Dans la certitude que la vie s’accompagnait de croissance, de changements et de défis, et que, même si les étapes en étaient douloureuses, seuls celles et ceux qui avaient le courage d’aimer malgré leur douleur incarnaient les vrais héritiers des rêves de grandeur de l’humanité. Il ferma les paupières et plongea son nez dans la chevelure fine et duveteuse de sa fille. Il sentit sa peau propre, les effluves doucereux de lait, le parfum de talc pour bébé, et apprécia l’harmonie qui s’en dégageait. Ce bref et paisible instant l’emplit de sérénité. C’est alors que Dahak émit le petit son électronique qui, chez lui, équivalait à s’éclaircir la voix. « Excusez-moi, Colin, mais je viens de recevoir une transmission prioritaire via hypercom dont je crois que vous devriez prendre connaissance. — Un message via hypercom ? » Il leva la tête avec une expression de légère curiosité. « Quel type de message ? — Il provient de la planète Pardal. — « Pardal » ? » L’empereur dévisagea Hatcher. « Gerald, tu as envoyé une mission de reconnaissance vers un monde qui porte ce nom ? — Non. » L’amiral secoua la tête. « Ça ne me dit absolument rien. — Tu es sûr du nom, Dahak ? demanda MacIntyre. — Oui. — Bon, alors où diable se trouve cette planète et comment se fait-il que je n’en aie jamais entendu parler ? — Je ne peux encore apporter de réponse à l’une ou l’autre de ces questions, répondit l’IA avec calme. En revanche, je peux vous dire que la missive est signée “Son Altesse impériale Sean Horus MacIntyre, enseigne de vaisseau et gouverneur planétaire en service actif”. » Jiltanith en eut le souffle coupé, et son mari se redressa d’un bond dans sa chaise longue. « La dépêche évoque la réintégration dans l’Empirium de la planète habitée Pardal, grâce à l’intervention de l’équipage du bâtiment de guerre subluminique Israël : la princesse impériale et enseigne de vaisseau Isis Harriet MacIntyre ; le comte et enseigne de vaisseau Tamman Qian ; la princesse consort de la Couronne impériale et enseigne de vaisseau Sandra MacMahan MacIntyre ; l’héritier du Nid de Narhan et enseigne de vaisseau Brashan. » L’empereur tourna la tête d’un coup sec, incrédule, et rencontra le regard de ’Tanni, tout aussi étonné que le sien quoique empreint de joie. Puis il jeta un coup d’œil à ses amis tandis qu’ils sautaient sur leurs pieds, emplis d’une allégresse qui faisait écho à la sienne. Même Dahak ne parvint pas à contenir son exultation lorsqu’il demanda de son timbre velouté : « Dois-je leur adresser une réponse ? » Achevé d’imprimer en février 2007 par l’Imprimerie France Quercy à Mercuès (Lot) pour le compte de la Librairie L’Atalante N° d’imprimeur : 63091 Dépôt légal : février 2007 * * * [*] En français dans le texte. (N.d.T.)