LES CENDRES DE LA VICTOIRE CHAPITRE PREMIER Debout dans la galerie du hangar d'appontement du VFE Farnèse, l'amiral Lady dame Honor Harrington s'efforçait de ne pas chanceler sous les assauts silencieux de la tempête émotionnelle qui se déchaînait alentour. Les yeux fixés sur la clarté parfaite du hangar illuminé, au-delà de la paroi plastoblindée, elle tentait d'en interposer la stérilité sereine comme un écran mental contre la tempête. Ce n'était guère concluant, mais, au moins, elle n'y faisait pas face toute seule : elle sentit le coin vivant de sa bouche esquisser un sourire ironique tandis que le chat sylvestre à six pattes installé sur son dos dans un « porte-chat » se tortillait, mal à l'aise, les oreilles à demi aplaties, au cœur du même déluge émotionnel. À l'image de ceux de son espèce, le chat empathe demeurait bien plus sensible qu'elle aux émotions de tiers, et il avait l'air partagé entre une folle envie d'échapper à ce moment trop intense et une euphorie planante due à un excès d'endorphines dans les parages. Heureusement, ils avaient de l'entraînement, songea-t-elle. L'instant d'hébétude où ses troupes avaient compris que leur flotte bancale, partie de rien et baptisée par autodérision « Flotte spatiale élyséenne », avait non seulement détruit une force d'intervention havrienne complète mais saisi les vaisseaux nécessaires à l'évacuation de tous les prisonniers qui souhaitaient quitter la planète Hadès remontait à trois semaines standard. Honor croyait alors que rien ne pourrait jamais égaler l'explosion de triomphe qui avait balayé son vaisseau amiral anciennement havrien, mais, à sa façon, la tempête d'émotions qui se déchaînait maintenant autour d'elle était encore plus intense. Elle avait eu le temps de monter en puissance sur le chemin qui les avait menés de la prison que la République populaire de Havre tout entière considérait comme la plus sûre de l'histoire de l'humanité vers la liberté, et l'attente l'avait renforcée. Pour certains des évadés, comme le capitaine de vaisseau Harriet Benson, commandant du VFE Kutuzov, plus de soixante ans T s'étaient écoulés depuis qu'ils avaient respiré pour la dernière fois l'air d'une planète libre. Ces gens-là ne reprendraient jamais la vie qu'ils avaient laissée derrière eux, mais le besoin d'en bâtir une nouvelle flamboyait en eux. Et ce n'étaient pas les seuls impatients. Même ceux qui avaient passé le moins de temps aux mains du Service de sécurité se languissaient de leurs proches et, contrairement à ceux qui étaient restés plusieurs décennies sur « l'Enfer », ainsi que l'appelaient les détenus, ils pouvaient, eux, reprendre le cours de leur vie, qu'ils avaient crue perdue à jamais. Toutefois cette soif de recommencer se trouvait tempérée par un sentiment proche du regret, la certitude qu'ils faisaient désormais partie d'une histoire qui serait dite et redite, sans doute amplifiée à chaque fois... et que toute histoire a une fin. Voilà ce qu'ils regrettaient : en quittant le Farnèse, ils laisseraient aussi derrière eux les compagnons avec qui ils avaient écrit cette histoire. Le sentiment indicible qu'il n'était pas donné aux hommes de toucher ces instants du doigt, qu'ils les effleuraient seulement. Ils conserveraient toujours le souvenir de ce qu'ils avaient été et de ce qu'ils avaient accompli, mais ce ne serait plus qu'un souvenir et non la réalité. Or, à mesure que la terreur paralysante s'éloignerait, la réalité leur deviendrait plus précieuse encore et plus inaccessible. Voilà à quoi ce déferlement d'émotions devait véritablement sa force, et pourquoi Honor en était le centre : c'était elle leur commandant, ce qui en faisait à la fois le symbole de leur joie et de leurs regrets doux-amers. C'était toutefois terriblement embarrassant, d'autant qu'aucun d'eux ne la savait capable de déceler leurs émotions. Elle avait l'impression d'écouter aux fenêtres les murmures de conversations qu'ils n'avaient jamais eu l'intention de partager avec elle, et le fait qu'elle n'avait pas le choix, qu'elle ne pouvait pas s'interdire de percevoir les émotions de son entourage, lui causait un sentiment de culpabilité quand cela se produisait. Enfin, ce qui la dérangeait le plus, c'est qu'elle ne pourrait jamais leur rendre ce qu'ils lui avaient donné. Ils croyaient qu'elle avait accompli tout cela, mais ils se trompaient. C'étaient eux qui avaient réussi en faisant tout ce qu'elle leur demandait, et plus encore. Issus des forces militaires de dizaines de nations, sortis de ce que les Havriens considéraient avec mépris comme la poubelle de l'histoire, ils avaient infligé à leurs bourreaux ce qui pourrait bien s'avérer la pire défaite de l'histoire de la RPH. Non pas en termes de tonnage détruit ni de systèmes conquis, mais à un niveau plus crucial parce qu'intangible : ils avaient porté un coup potentiellement fatal à l'omnipotence effrayante qui fondait l'arsenal répressif du Service de sécurité. Et ils l'avaient fait pour elle. Elle avait essayé d'exprimer ne fût-ce qu'une fraction de sa gratitude, mais elle avait échoué et le savait. Il leur manquait ce sens qu'elle avait acquis, la capacité à percevoir la réalité derrière l'interface maladroite du langage, et tous ses efforts n'avaient pas réussi à entamer le déluge de dévotion qui la submergeait. Si seulement... Un carillon cristallin, discret mais solennel, interrompit le cours de ses pensées, et elle prit une profonde inspiration tandis que la première pinasse entamait son approche finale. D'autres appareils légers venaient derrière, dont des dizaines de pinasses issues de l'escadre de vaisseaux du mur qui s'était avancée à la rencontre du Farnèse et une quinzaine de navettes à forte capacité de transport venues de la planète Saint-Martin. Elles formaient une file derrière la pinasse de tête, attendant leur tour, et Honor s'efforça de ne pas laisser paraître son soulagement à cette idée. Avec le second du Farnèse, Warner Caslet, elle avait rempli le croiseur de combat jusqu'à la gueule, comme tous les autres bâtiments de la FSE, afin de faire tenir à bord tous les évadés. Les nombreuses redondances prévues dans les systèmes de régulation vitale des vaisseaux de guerre leur avaient (tout juste) permis de supporter la surcharge, mais elles ne pouvaient rien contre la promiscuité, et les systèmes avaient quant à eux sérieusement besoin d'une révision après avoir été autant sollicités. Les navettes en approche ne formaient que la première vague d'appareils destinés à faire passer ses troupes de la boîte de sardines qu'était le croiseur de combat à la surface montagneuse de Saint-Martin. La forte gravité de la planète n'en faisait pas franchement le lieu de villégiature idéal mais, au moins, la place ne manquait pas. Et après vingt-quatre jours T entassés dans les cabines surpeuplées du Farnèse, le fait de peser deux fois son propre poids ne serait qu'un détail, un prix minime à payer en échange de ce luxe incomparable : pouvoir s'étirer sans fourrer son pouce dans l'œil du voisin. Toutefois, alors qu'elle sentait l'équipage impatient de voir son confinement prendre fin, l'attention d'Honor était rivée sur la pinasse de tête, car elle savait qui celle-ci amenait. Plus de deux années T s'étaient écoulées depuis sa dernière entrevue avec l'officier en question, et elle s'était crue débarrassée des sentiments cruellement ambigus qu'elle nourrissait pour lui. Elle s’était trompée : ses propres émotions étaient plus confuses et agitées encore que celles des hommes qui l'entouraient tandis qu'elle attendait de le saluer à nouveau. L'amiral des Verts Hamish Alexander, comte de Havre-Blanc et commandant de la Huitième Force, s'imposa de garder une expression neutre alors que la pinasse du VFG Benjamin le Grand, son vaisseau amiral, approchait du VFE Farnèse — et qu'est-ce au juste qu'un "VFE"? se demanda-t-il. Encore une question que j'aurais dû lui poser —, une unité de classe Seigneur de la guerre. Le gros croiseur de combat flottait sur fond d'étoiles étincelantes, loin de Saint-Martin, là où aucun œil indiscret n'était susceptible de le voir et de remarquer son origine havrienne. L'heure viendrait de reconnaître sa présence, mais pas encore, songea-t-il en regardant par le hublot le vaisseau dont la logique aurait dû interdire la présence. Non, pas encore. Le Farnèse avait la grâce arrogante et la finesse typiques des croiseurs de combat, tout en jaugeant davantage encore que les Hardis de la Flotte royale manticorienne. Il était petit, bien sûr, comparé à son propre vaisseau amiral, un supercuirassé, mais demeurait une unité massive et puissante. Havre-Blanc avait entendu parler des Seigneurs de la guerre, lu les analyses de la DGSN sur cette classe et en avait même vu périr au combat contre des unités sous son commandement. Mais c'était la première fois qu'il s'en approchait assez pour le voir à l'œil nu. Pour tout dire, il n'aurait jamais cru pouvoir l'observer un jour d'aussi près, sauf peut-être dans un avenir lointain et inimaginable où la paix serait revenue dans ce secteur de la Galaxie. Ce qui n'est pas près d'arriver, se dit-il sombrement derrière son visage fermé. Et si j'entretenais de douces illusions à ce sujet, un seul regard au Farnèse m'en débarrasserait illico. Sa mâchoire se crispa tandis que son pilote, conformément aux ordres reçus, longeait le flanc tribord du croiseur pour lui permettre d'évaluer les dégâts. Le blindage lourd composé de plusieurs couches était déformé. Les couches externes de blindage anti cinétique paraissaient avoir coulé; les couches 'ablatives intermédiaires, prises entre les autres, gondolaient et présentaient un aspect brûlé. Quant aux capteurs et aux grappes laser antimissiles qui protégeaient autrefois les flancs du Farnèse, ils étaient détruits. Havre-Blanc aurait été surpris que la moitié de l'armement tribord soit restée fonctionnelle, et les générateurs de barrière latérale de ce côté ne pouvaient sûrement pas fournir de défense réaliste contre un feu hostile. Ça lui ressemble bien, ça, se dit-il avec morosité, voire colère. Bon sang, mais pourquoi cette femme ne peut-elle jamais ramener un vaisseau intact? Qu'est-ce qui la rend... Il s'arracha à ses pensées et, cette fois, sentit sa bouche se tordre en un rictus sardonique. Ce n'était guère l'humeur appropriée pour un officier de son grade à un moment pareil, songea-t-il. Jusqu'à... (il consulta son chrono) sept heures vingt-trois minutes plus tôt, il savait, comme le reste de l'Alliance manticorienne, qu'Honor Harrington était morte. Comme tout le monde, il avait vu les images macabres de son exécution et il frissonnait encore d'épouvante en repensant au moment où la trappe s'était ouverte sous ses pieds et où son corps... Il se détourna de cette scène et ferma les yeux, les narines évasées, tout en se concentrant sur une autre image : celle que son propre communicateur lui avait montrée moins de huit heures plus tôt. Un visage volontaire, gracieux et à demi paralysé, encadré de courtes boucles indisciplinées. Un visage qu'il n'aurait jamais cru revoir. Il cligna des yeux et inspira de nouveau profondément. Un milliard de questions se bousculaient dans sa tête, liées à l'impossible survie d'Honor Harrington, et il savait qu'il n'était pas le seul à se les poser. Quand la nouvelle se répandrait, tous les journalistes de l'Alliance — et au moins la moitié des journalistes solariens, songea-t-il — fondraient sur le refuge qu'auraient trouvé Honor et ceux qui étaient revenus avec elle. Questions, suppliques, intimidation, pots-de-vin et sans doute menaces, tel serait leur arsenal pour soutirer à leur proie le moindre détail de cette histoire incroyable. Pourtant, même si Havre-Blanc s'interrogeait lui aussi, cela lui paraissait secondaire, négligeable par rapport au simple fait qu'elle avait survécu. Et pas seulement parce que c'était un des plus brillants officiers spatiaux de sa génération et un atout militaire qui leur revenait littéralement d'entre les morts, il voulait bien l'admettre. Sa pinasse décrivit un arc de cercle sur le flan du Farnèse afin d'approcher le hangar d'appontement, et, lorsqu'il ressentit le léger frémissement, signe que les faisceaux tracteurs avaient capturé le petit appareil, Hamish Alexander se reprit fermement en mains. Il avait fait un faux pas quelconque la dernière fois, laissé paraître, sans doute, sa prise de conscience soudaine que la femme qui était sa protégée depuis plus de dix ans représentait désormais beaucoup plus pour lui qu'un officier subalterne brillant et un atout pour la Flotte royale manticorienne. Il ignorait encore comment, mais il s'était trahi. Il avait senti la gêne s'installer entre eux, et il savait qu'elle avait repris du service actif plus tôt que prévu afin d'y échapper. Et depuis deux ans, il vivait avec la certitude que c'était justement son retour anticipé dans ses fonctions qui avait précipité Honor Harrington dans l'embuscade havrienne où elle avait été capturée... puis condamnée à mort. Le savoir le brûlait comme de l'acide, et il s'était infligé pour -pénitence de visionner la vidéo de son exécution. D'une certaine façon, la mort d'Harrington l'avait libéré, lui permettant de faire face à ses sentiments envers elle... ce qui rie faisait qu'empirer les choses maintenant qu'il la savait vivante, bien sûr. Il n'avait pas à aimer une femme deux fois plus jeune que lui et qui n'avait jamais manifesté aucun intérêt sentimental à son endroit. Surtout alors qu'il était marié à une autre femme qu'il aimait encore passionnément, malgré les blessures qui la confinaient dans un fauteuil médicalisé depuis près de cinquante ans T. Nul homme honorable n'aurait rien laissé de tel se produire, et pourtant il avait failli, et il était trop droit pour le nier une fois que les événements avaient bien remué le couteau dans la plaie. Du moins, j'aime à croire que je suis trop droit pour me mentir, se dit-il amèrement tandis que les faisceaux attiraient la pinasse de l'obscurité de l'espace vers le hangar d'appontement illuminé. Évidemment, il m'a fallu attendre qu'elle soit sagement morte pour parvenir à cet accès soudain d'honnêteté. Mais j'ai quand même fini par l'admettre, bon sang. La pinasse roula sous l'impulsion de ses réacteurs et ses gyros pour descendre vers les butoirs d'arrimage, et il se fit une promesse muette. Quels que soient ses sentiments pour elle, Honor Harrington était une femme d'honneur. Il ne pouvait pas commander à ses émotions, mais il pouvait en revanche veiller à ce qu'elle n'en sache jamais rien, et il le ferait. Ça, au moins, il en était encore capable. La pinasse toucha les butoirs, bras d'arrimage et ombilicaux se mirent en place, et Hamish Alexander quitta son fauteuil confortable. Il observa son reflet dans le hublot plastoblindé et se dévisagea en souriant. Incroyable comme ce sourire paraissait naturel, se dit-il. Il adressa un signe de tête à son reflet puis carra les épaules et se tourna vers le sas. Un témoin vert s'alluma au-dessus du boyau d'arrimage, signe d'une pression et d'une étanchéité satisfaisantes, et Honor plaça la main dans son dos tandis que le sas menant à la galerie s'ouvrait. Elle avait un mal fou à décider que faire de sa main en l'absence d'une deuxième à croiser à mi-chemin, mais elle écarta cette idée et fit signe au commandant Chezno. L'officier supérieur des fusiliers du Farnèse lui rendit son signe puis pivota sur les talons pour faire face au détachement réuni derrière la haie d'honneur. « Détachement, garde-à-vous ! » aboya-t-il. Des mains s'abattirent sur la crosse de carabines à impulsion anciennement havriennes : les ex-détenus effectuaient le salut de parade. Honor les regarda d'un air de propriétaire, sans la moindre envie de sourire. Certains auraient sûrement jugé absurde que des hommes et des femmes entassés dans leur vaisseau comme des rations de survie dans leur boîte perdent leur temps à parfaire un exercice cérémoniel, surtout en sachant qu'ils seraient de nouveau séparés en arrivant à destination. Mais cela n'avait pas semblé absurde à l'équipage du Farnèse... ni à Honor Harrington. J’imagine que c'est notre façon d'affirmer notre identité. Nous ne sommes pas simplement des prisonniers en cavale qui se sont regroupés comme des moutons le temps d'échapper aux loups. Dans cette histoire, les loups, c'est nous et, par Dieu, on veut le faire savoir à tout l'univers! Elle renifla, ironique, non pas face à ses fusiliers et leur salut, mais face à elle-même, et elle secoua la tête. Je crois que je pèche un peu par excès d'orgueil quand il s'agît de mes troupes. La haie d'honneur de spatiaux se mit au garde-à-vous alors que le premier passager empruntait le boyau, et Honor prit une nouvelle inspiration et se prépara. La tradition de la FRM exigeait que le passager le plus gradé monte le dernier à bord d'un appareil léger et en sorte le premier, et elle savait qui elle allait voir bien avant que l'homme aux épaules larges vêtu d'un uniforme noir et or impeccable d'amiral manticorien n'attrape la barre d'appui et ne s'élance hors de l'apesanteur du boyau pour retrouver la gravité standard de la galerie. Le sifflet du maître d'équipage retentit – un bon vieux sifflet à bouche, par respect pour les traditionalistes parmi le personnel de la Flotte spatiale élyséenne; l'amiral se mit au garde-à-vous et salua le second du Farnèse, en tête de la haie d'honneur. En dépit de ses soixante ans d'ancienneté en service spatial, le comte de Havre-Blanc fut incapable de dissimuler sa surprise, et Honor pouvait difficilement le lui reprocher. Elle sentit même un sourire espiègle menacer de percer la façade disciplinée de son visage à cette vue. Elle avait délibérément omis de préciser l'identité de son second au cours des échanges de com qui avaient établi la bonne foi de son bâtiment auprès des forces défensives de l'Étoile de Trévor. Après tout, le comte méritait quelques surprises, et la dernière chose qu'il devait s'attendre à trouver à bord, c'était bien une haie d'honneur menée par un homme en uniforme de parade de la Flotte populaire. Hamish Alexander reprit un air inexpressif lorsque l'officier commandant la haie d'honneur lui rendit son salut. Un Havrien ? Ici ? Il savait qu'il avait laissé paraître sa surprise, mais il doutait que quiconque puisse le lui reprocher. Pas dans ces circonstances. Il balaya du regard le mélange chamarré d'uniformes dans les rangs derrière le Havrien pendant que le sifflet du maître d'équipage égrenait sa mélodie perçante, et il s'étonna de nouveau. Cette cacophonie visuelle n'avait pas été coordonnée en fonction des couleurs et, l'espace d'un instant, l'assaut que subissaient ses nerfs optiques l'empêcha de comprendre ce qu'il contemplait. Mais il saisit presque aussitôt et il approuva intérieurement cette initiative. On manquait sans doute de presque tout sur Hadès, mais manifestement pas de plateformes d'extrusion, et quelqu'un en avait fait bon usage. Les hommes présents dans cette galerie portaient l'uniforme des armées dans lesquelles ils servaient avant que les Havriens ne les larguent sur leur prison de sécurité maximale et, si la profusion de couleurs, galons et couvre-chefs était visuellement plus chaotique qu'il ne seyait à un esprit militaire rationnel, qu'importait ? Bon nombre des flottes et des forces de combat planétaires associées à ces uniformes n'existaient plus depuis plus d'un demi-siècle. Elles avaient été vaincues – souvent après avoir résisté bec et ongles jusqu'au bout, mais vaincues tout de même – par le rouleau compresseur de la République populaire, mais là encore, qu'importait ? Ceux qui les portaient avaient gagné le droit de les ressusciter, et Hamish Alexander se disait qu'il serait sans doute... malvenu de mettre en doute leur coupe. Le sifflet se tut enfin, et il baissa la main. « Permission de monter à bord, monsieur ? » s'enquit-il sur un ton officiel. Le Havrien acquiesça. — Permission accordée, amiral de Havre-Blanc, répondit-il en reculant avec un geste de bienvenue poli. — Merci, capitaine. » Le ton de l'amiral était tout aussi poli, et il aurait fallu un observateur très attentif pour se rendre compte qu'il s'agissait d'une courtoisie un peu absente. Mais nul n'aurait pu deviner quelles émotions faisaient rage derrière ses yeux calmes, d'un bleu glacé, lorsqu'il regarda par-delà l'officier havrien la grande femme privée d'un bras qui attendait derrière la haie d'honneur. Son regard s'attarda sur elle mais, là encore, nul n'aurait logiquement pu le lui reprocher. Lazare avait sûrement dû se faire dévisager, lui aussi. Elle a une mine affreuse... et elle est superbe, se dit-il en remarquant l'uniforme bleu sur bleu d'amiral graysonien qu'elle portait plutôt que le manticorien. Il se réjouissait de ce choix pour au moins une raison très personnelle : dans la FSG, elle occupait un rang plus élevé que le sien. En effet, elle était le deuxième officier le plus gradé de cette flotte en croissance exponentielle — une bonne chose : cela signifiait qu'il n'aurait pas besoin de s'adresser à elle du haut de la supériorité d'un amiral sur un commodore. Et elle avait fière allure dans cet uniforme, se dit-il, décernant une bonne note à son tailleur inconnu. Enfin, fière allure ou non, il ne pouvait détacher son regard du bras gauche manquant ni de la joue gauche paralysée. L'œil artificiel ne fonctionnait manifestement pas non plus comme il aurait dû, et il sentit la colère brûler à nouveau en lui telle une coulée de lave. Les Havriens ne l'avaient peut-être pas exécutée, mais ils n'avaient pas été loin de la tuer, semblait-il. Une fois de plus. Il faut qu'elle arrête ses bêtises, songea-t-il, presque badin. Il y a des limites à tout, y compris au nombre de fois où elle peut danser sur le fil d'un rasoir et survivre à l'expérience. Bien sûr, elle ne l'écouterait pas s'il le lui disait. Pas plus que lui si les rôles étaient inversés. Pourtant, alors même qu'il admettait cette évidence, il sut que ce n'était pas comparable. Il avait commandé des escadres, des forces d'intervention et des flottes au combat, dans une succession presque ininterrompue de victoires. Il avait vu des vaisseaux éventrés, senti son propre bâtiment amiral frémir et ruer sous le feu qui perçait ses défenses. Mais durant toutes ces années, jamais il n'avait été blessé au combat, et pas une fois il ne s'était trouvé directement face à l'ennemi. Pas au corps à corps. Ses batailles, il les avait menées dans l'immensité de l'espace, à coups de, grasers, lasers et ogives nucléaires, et, même si ses hommes le respectaient et lui faisaient confiance, ils ne l'idolâtraient pas. Pas à la façon des troupes d'Harrington. Pour une fois, les journaleux avaient tapé dans le mille en la surnommant « la Salamandre », en référence à sa propension à se trouver au plus chaud des combats. Elle avait mené les mêmes batailles que Havre-Blanc trop souvent pour quelqu'un de son âge, et elle avait cette touche personnelle, cette magie qui poussait ses équipages à s'avancer au feu sans peur à ses côtés. Mais, à la différence du comte, elle avait aussi affronté des hommes qui tentaient de la tuer de si près qu'elle avait vu leurs yeux, senti leur sueur, et Dieu seul savait ce qu'elle était en train de faire quand elle avait perdu son bras. Il le découvrirait sans doute très bientôt, et cela lui fournirait sûrement matière à s'inquiéter qu'elle soit assez folle pour recommencer. Ce qui était irrationnel de sa part. Ce n'était pas comme si elle cherchait délibérément à se faire tuer, quoi qu'en pensent parfois ceux qui suivaient son parcours. Seulement... Il se rendit compte qu'il était resté immobile un peu trop longtemps. Il sentait la curiosité brûler dans tous les yeux posés sur lui : on se demandait à quoi il pensait, et il eut un sourire forcé. S'il était une chose qu'il ne pouvait leur permettre, c'était bien de deviner ce qui se passait dans sa tête. Il tendit la main. « Bienvenue chez vous, Lady Harrington », dit-il, et il sentit les doigts longs et fins d'Honor serrer les siens avec la précaution typique des natifs de mondes à forte gravité. « Bienvenue chez vous, Lady Harrington. » Elle entendit les mots, mais ils lui semblèrent faibles et lointains, au bout d'un mauvais lien com, tandis qu'elle saisissait sa main tendue. La voix grave et sonore du comte était pareille à son souvenir — un souvenir bien plus fidèle qu'elle ne l'aurait voulu, d'ailleurs —, pourtant elle lui paraissait aussi toute neuve, comme si elle ne l'avait jamais entendue. Parce qu'elle l'entendait à tant de niveaux différents. Sa sensibilité aux émotions des autres s'était encore accrue. Elle s'en doutait jusqu'alors; elle en avait désormais la certitude. Ou alors elle était devenue extrêmement sensible aux émotions de Havre-Blanc en particulier, mais cette éventualité la gênait plus encore. Quoi qu'il en soit, elle n'entendait pas uniquement ses paroles et les messages transmis par ses yeux bleus souriants. Non, elle entendait tout ce qu'il ne disait pas. Tout ce qu'il s'interdisait si fermement, avec une maîtrise impressionnante, de laisser penser qu'il voudrait dire. Toutes choses qu'il aurait aussi bien pu crier à pleins poumons mais qu'il ignorait complètement trahir. Pendant un bref instant, elle céda à la tentation de se laisser enivrer par le tourbillon d'émotions que dissimulait le visage du comte : elle ne put s'en empêcher, submergée par sa joie et son étonnement de la voir vivante. Venaient ensuite le plaisir de l'accueillir... et l'envie de la serrer dans ses bras. Rien de tout cela ne transparaissait sur son visage ni dans son attitude, mais il ne pouvait pas le lui cacher, et l'intensité foudroyante du moment la traversa comme une brûlure explosive. Enfin venait la certitude que tout ce qu'il aurait voulu faire ne devait jamais arriver. C'était encore pire qu'elle ne l'avait craint. Cette pensée déferla en elle, plus sombre encore d'avoir été précédée par l'instant de joie qu'elle s'était autorisée à ressentir. Elle savait bien qu'il était resté dans son cœur et dans sa tête. Maintenant, elle savait qu'elle aussi était restée dans les siens, et qu'il ne l'admettrait jamais devant elle. Tout a un prix, dans l'univers. Et plus beau le cadeau, plus élevé son prix. Au fond de son âme, dans ces recoins secrets que la logique fréquente rarement, Honor Harrington l'avait toujours su; elle avait compris ces deux dernières années que c'était là le prix à payer pour son lien avec Nimitz. Aucun couple entre humain et chat sylvestre n'avait jamais été proche à ce point, n'était allé jusqu'à partager ses émotions, et sa relation fusionnelle avec son cher compagnon valait tous les sacrifices. Même celui-ci, se dit-elle. Même la certitude qu'Hamish Alexander l'aimait et que tout aurait pu se passer autrement si l'univers avait été différent. Pourtant, de la même façon qu'il ne lui dirait jamais rien, elle se tairait elle aussi... Était-ce sa chance ou son malheur que, contrairement à lui, elle saurait toujours ce qu'il n'avait pas formulé ? « Merci, milord », répondit Lady dame Honor Harrington d'une voix de soprano claire et fraîche comme l'eau de source, seulement assombrie par l'accent traînant qu'imposait sa paralysie. « On est si bien chez soi. » CHAPITRE DEUX La pinasse de Havre-Blanc, à l'inverse de celles qui l'avaient suivie dans le hangar d'appontement, effectua le voyage de retour presque à vide. Honor et lui, ainsi que l'exigeait leur grade, occupaient les deux sièges les plus proches du sas, qui formaient comme un îlot : leurs subalternes leur laissaient de l'espace. Andrew LaFollet, le garde du corps d'Honor, était assis juste derrière eux, et le lieutenant Robards, officier d'ordonnance du comte, avait pris place deux rangs plus loin, avec dans son dos, en ordre dispersé, Warner Caslet, Carson Clinkscales, Salomon Marchant, Jasper Mayhew, Scotty Tremaine ainsi que le maître principal Horace Harkness. Alistair McKeon aurait dû se trouver là, mais il était resté avec Jésus Ramirez, commandant en second de la Flotte, afin d'aider à organiser le transfert des Élyséens vers la surface de la planète. En réalité, Honor n'aurait pas dû quitter le Farnèse, de manière à organiser elle-même ce transfert, toutefois Havre-Blanc avait poliment insisté : il importait que sa personne autant que son histoire se mettent en route vers les autorités compétentes. Alistair était donc resté, de même que les autres survivants qui l'accompagnaient depuis leur capture à Adler, et elle regarda encore une fois par-dessus son épaule ceux qui poursuivaient le voyage avec elle avant de reporter son attention vers l'homme assis à ses côtés. C'était plus facile, maintenant. La caractéristique des déchaînements émotionnels, avait-elle découvert, c'est qu'ils ne peuvent pas se prolonger indéfiniment. En vérité, plus grande leur violence, plus vite il faut à chacun se mettre en retrait pour reprendre son souffle intérieur si l'on compte faire face à sa vie. Or Havre-Blanc et elle en avaient bien l'intention, hélas. Restait un flux qui murmurait entre eux, même si elle était seule à le percevoir. Enfin, c'était supportable; elle pouvait s'en accommoder à défaut de l'ignorer. Bien sûr. Mais il faudra que je continue à me le répéter. « Je suis certain qu'il se passera des mois avant que nous ne tirions tous les détails au clair, milady », fit le comte, et Honor dissimula une grimace ironique à son ton officiel. Il n'avait manifestement pas l'intention de l'appeler par son prénom... ce qui était sans doute sage de sa part. « Dieu sait que nous n'avons encore fait qu'effleurer la surface ! Toutefois, il y a quelques questions que je tiens absolument à vous poser dès maintenant. — Comme par exemple, milord ? — Eh bien, pour commencer, bon sang, mais que signifie "VFE" ? — je vous demande pardon ? fit Honor en inclinant la tête. — Je comprends que ces bâtiments ne soient pas estampillés "HMS", dans la mesure où vous assumiez vos fonctions graysoniennes et non manticoriennes, fit Havre-Blanc en désignant l'uniforme bleu qu'elle portait. Mais, dans ce cas, j'aurais cru que vos unités seraient désignées comme appartenant à la FSG. Ce n'est clairement pas le cas, et je n'ai pas trouvé d'autre organisation, à l'exception peut-être de la flotte d'Erewhon, susceptible de justifier ce sigle. — Ah. » Honor lui accorda un demi-sourire et haussa les épaules. « C'est l'idée du commodore Ramirez. — Le géant de Saint-Martin? fit le comte en fronçant les sourcils dans un effort pour s'assurer qu'il associait le nom au visage approprié, vu sur un écran de com. — Lui-même. C'était l'officier le plus gradé du camp Brasier – nous n'aurions jamais pu réussir sans son soutien. Il s'est dit, puisque nous nous évadions d'une planète officiellement baptisée Hadès, que nous devions prendre le nom de Flotte spatiale élyséenne. Et c'est ce que nous avons fait. — Je vois. » Havre-Blanc se frotta le menton puis lui sourit. Vous vous rendez compte que vous avez encore créé un nouveau casse-tête juridique, n'est-ce pas ? — Je vous demande pardon ? » répéta Honor sur un ton très différent. Il se mit à rire devant son air visiblement perplexe. — Eh bien, vous agissiez en tant que déesse, milady... et vous êtes un seigneur. Si j'ai bonne mémoire, la Constitution de Grayson comporte une disposition ma foi fort intéressante ayant trait aux forces armées commandées par des seigneurs. — Ce... » Honor s'interrompit, le fixa de son œil naturel écarquillé et entendit derrière elle son homme d'armes prendre une inspiration sifflante. — Vous êtes sûrement mieux informée que moi sur la question, mais j'avais cru comprendre que les seigneurs étaient strictement limités à cinquante serviteurs personnels armés tels que le major ici présent. » Il adressa un signe poli à LaFollet par-dessus son épaule. — En effet, milord », répondit Honor au bout d'un moment. Elle tenait ce rôle depuis si longtemps qu'il ne lui paraissait plus déplacé de s'être muée en potentat féodal, pourtant elle n'avait pas un instant songé aux possibles implications constitutionnelles de ses actes sur Hadès. Elle aurait dû, néanmoins, car la Constitution était intraitable sur ce point. Tous les hommes d'armes au service du domaine Harrington répondaient de leurs actes devant Honor, d'une façon ou d'une autre, mais la plupart indirectement, par le biais de la machine administrative des forces de police du domaine. Cinquante seulement étaient ses vassaux personnels, ayant prêté serment de la servir elle plutôt que le domaine. Les ordres qu'elle donnait à ces cinquante hommes avaient force de loi tant qu'ils ne violaient pas la Constitution et, même alors, puisque les ordres venaient d'elle, ils étaient exempts de toute responsabilité pénale au cas où ils y obéiraient. On pouvait la tenir responsable de leurs actes, mais pas eux. Toutefois, le seigneur Harrington n'avait pas le droit d'en recruter plus de cinquante. Les seigneurs pouvaient diriger d'autres forces militaires dans la chaîne de commandement de l'armée ou de la Flotte graysonienne mais, en vertu de la Constitution, le commandement de ces forces devait entrer dans le cadre des structures militaires établies, avec l'approbation expresse du dirigeant de la planète. Or le Protecteur Benjamin n'avait jamais rien dit d'une quelconque « Flotte spatiale élyséenne ». Elle se tourna vers LaFollet, qui lui rendit son regard. Il affichait un air assez calme, mais ses yeux gris paraissaient un peu inquiets, et elle haussa le sourcil. — Andrew, à quel point me suis-je pris les pieds dans mon sabre ? » Il sourit malgré lui, car le mot « sabre « avait une connotation très particulière sur Grayson. Puis il redevint grave. — Je ne sais pas vraiment, milady. J'aurais sans doute dû vous en parler, mais ça ne m'est jamais venu à l'idée. Pourtant, la Constitution est assez catégorique, et je crois qu'au moins un seigneur s'est bel et bien fait exécuter pour avoir violé cette interdiction. Ça se passait il y a environ trois cents ans, mais... » Il haussa les épaules, et Honor eut un petit rire. « Un précédent qui ne fait pas envie, si ancien soit-il, murmura-t-elle en se retournant vers Havre-Blanc. Je crois que j'aurais quand même dû les considérer comme des unités de la Flotte graysonienne, en fin de compte, milord. — Oui. Ou de la FRM, répondit-il très justement. Vous détenez une position officielle dans les deux flottes, la chaîne de commandement vous aurait donc couverte, j'imagine. Mais le choix que vous avez opéré dans les faits pourrait poser quelques difficultés. Nathan et moi (il désigna de la tête le jeune lieutenant imperturbable dans leur dos) en avons discuté en rejoignant le Farnèse. Il est allé jusqu'à consulter la bibliothèque du Benjamin le Grand. Je ne crois pas que le cas se soit présenté depuis l'épisode qu'a mentionné le major LaFollet, toutefois le fait qu'un seigneur a non seulement commandé mais carrément créé une force militaire sans l'autorisation du Protecteur pourrait se révéler un véritable problème. Pas avec Benjamin, évidemment. » D'un geste négligent de la main, il balaya cette éventualité pour la confiner aux oubliettes comme elle le méritait. « Mais il en est encore sur Grayson qui se sentent plus qu'incommodés par ses réformes et voient en vous leur emblème. Je ne doute pas que certains membres de cette faction aimeraient beaucoup trouver le moyen de vous embarrasser – vous comme lui – en se saisissant de la première arme venue, fût-elle aussi spécieuse que le respect tatillon de cette loi. Je suis certain que les conseillers de Benjamin verront le problème aussi vite que moi, mais je me suis dit qu'il valait peut-être mieux vous en avertir dès maintenant, de façon à vous permettre d'y réfléchir. — Oh, merci bien, milord », fit Honor, et ils se mirent à rire. Cela ne dura qu'un instant, mais un instant qui leur fit du bien. Au moins, nous arrivons encore à nous comporter naturellement dans les parages l'un de l'autre. Et puis, qui sait ? Si nous jouons cette comédie assez longtemps, nous redeviendrons peut-être vraiment naturels? Ce serait bien. je crois. Elle écarta cette idée et s'adossa en croisant les jambes, ignorant les protestations faussement indignées de Nimitz installé sur ses genoux. « J'ose espérer que vous n'avez pas eu d'autres idées intéressantes, milord, fit-elle poliment, et le comte sourit. — Non, assura-t-il, avant de tout gâcher en ajoutant : D'un autre côté, vous êtes partie depuis plus de deux ans T, milady, et tout le monde vous tenait pour morte. Il y aura forcément quelques complications qui n'attendent que vous pour les aplanir, vous ne croyez pas ? — Si, en effet. » Elle soupira et passa la main dans ses cheveux courts. La longueur luxuriante qu'ils avaient atteinte avant sa capture lui manquait, mais les Havriens lui avaient rasé la tête dans la prison du Tepes et, avec un bras en moins, laisser ses cheveux repousser n'était pas très pratique. « Moi aussi, milady. » Havre-Blanc haussa les épaules comme elle le regardait de nouveau. « Je n'ai pas d'idée précise quant à leur nature. Enfin, je vois bien un ou deux détails, mais je crois préférable de laisser le Protecteur Benjamin en discuter avec vous. » Il affichait un visage parfaitement serein, pourtant Honor fut brutalement prise de soupçons. Il savait quelque chose mais, manifestement, il ne s'attendait pas à ce que cela ait des répercussions graves ou déplaisantes : ses sentiments ne trahissaient pas assez d'inquiétude. Toutefois, elle devinait une bonne dose d'amusement espiègle ainsi qu'une attente quasi jubilatoire, typique du vilain petit garçon tout fier de connaître un secret. Elle le fixa d'un air désapprobateur, et il répondit par un sourire béat. De même que la plaisanterie partagée un peu plus tôt, l'amusement qu'elle décelait en lui constituait un immense soulagement, comparé aux émotions dont il n'avait pas l'intention de lui faire part, et elle s'en réjouissait. En revanche, cela ne la rassurait guère quant à la nature de cette surprise désagréable qui lui permettait de rire ainsi à l'avance. — Néanmoins, il s'est posé quelques problèmes chez nous, dans le Royaume stellaire, dont je suis au courant, reprit-il au bout d'un moment. D'abord, votre titre a été transmis à votre cousin Devon quand vous avez officiellement été déclarée morte. — Devon ? » Honor se frotta le bout du nez puis haussa les épaules. « De toute façon, je n'ai jamais voulu être comtesse, dit-elle. C'est Sa Majesté qui avait insisté – sûrement pas moi ! –, donc je peux difficilement me plaindre qu'un autre porte désormais mon titre. Et j'imagine que Devon est mon héritier légal, même si je n'y avais jamais vraiment songé. » Elle eut un demi-sourire. « J'aurais sans doute dû y réfléchir depuis longtemps, mais je n'ai pas encore l'habitude de penser en termes dynastiques. Devon non plus, bien sûr, gloussa-t-elle. Savez-vous comment il a réagi à cette soudaine promotion sociale ? — En grognant, si j'ai bien compris. » Havre-Blanc secoua la tête. « Selon lui, c'est un ramassis d'âneries qui ne fera que le gêner dans ses recherches pour sa dernière monographie. — Devon tout craché, dit Honor en riant. C'est sans doute le meilleur historien que je connaisse, mais il est presque impossible de le pousser à s'intéresser à autre chose qu'au passé ! — C'est ce qu'on m'a dit. D'un autre côté, Sa Majesté tenait à ce qu'on perpétue le titre Harrington. Elle s'est montrée très ferme sur ce point, d'après mon frère. » Havre-Blanc marqua une pause, et Honor acquiesça. William Alexander était le ministre des Finances et numéro deux du gouvernement Cromarty. Si quelqu'un savait ce que pensait Élisabeth, c'était bien lui. « Elle en a personnellement discuté avec votre cousin... assez longuement, m'a-t-on dit. — Oh, mon Dieu! » Honor secoua la tête, l'œil brillant de plaisir. Elle avait elle aussi eu affaire â une Élisabeth très insistante, et l'idée de son cher Devon dans la même position – lui qui ne s'intéressait qu'aux livres – l'emplissait d'une gaieté peu charitable. — Elle a également réussi à associer quelques terres au titre, fit Havre-Blanc. De sorte que le nouveau comte Harrington se retrouve au moins avec les moyens correspondant à sa position. — Ah oui ? s'étonna Honor, et il hocha la tête. Quel genre de terres ? — Un assez beau morceau de la Réserve de la Couronne, dans la ceinture de la Licorne, je crois. » Honor écarquilla les yeux. On se servait du terme générique de « terres » dans le Royaume stellaire pour désigner tout bien source de revenus associé à un titre de noblesse. Le mot était un peu approximatif mais, pour tout dire, la première charte coloniale et la Constitution elle-même étaient parfois un peu vagues elles aussi. Ce même terme était utilisé depuis les débuts de la colonie de Manticore en référence à toute source de revenus, qu'il s'agisse bel et bien de terrains, de minerais, de droits de développement, droits de pêche, d'une part du spectre de diffusion holovisuelle ou de tout un éventail de privilèges divers, qu'on avait répartis entre les premiers colons en fonction de leur contribution financière à l'expédition. Un bon tiers des pairs héréditaires du Royaume stellaire ne possédaient pas de terres sur une surface planétaire en conséquence directe de leur naissance. Non, ce n'était pas tout à fait exact. Presque tous les membres héréditaires de la chambre des Lords avaient au moins acquis des sièges dignement pourvus de terrains quelque part afin d'appuyer leur dignité aristocratique, mais la véritable source de revenus qui leur avait permis cet achat était souvent tout autre. Néanmoins, il était devenu très inhabituel que la Couronne puise dans sa Réserve pour créer ces sources de revenus, ne serait-ce que parce que celle-ci avait fondu au fil des ans depuis la fondation du Royaume. Selon la procédure habituelle, la Couronne demandait à la Chambre des communes d'approuver la création des « terres » en question sur les deniers publics plutôt que de les prélever sur celles encore propriété personnelle d'Élisabeth III – car c'était cela, en réalité, la Réserve. Et c'était d'autant plus vrai pour les titres héréditaires comme celui d'Honor car, contrairement aux biens liés à des titres à vie, ces terres y demeureraient à jamais associées. Si la reine avait irrévocablement renoncé en faveur de Devon à une partie de la ceinture d'astéroïdes fabuleusement riche de la Licorne, elle avait clairement manifesté sa volonté que le titre Harrington soit correctement pourvu. Une idée soudaine la frappa, et elle se raidit dans son fauteuil. « Excusez-moi, milord, mais vous avez dit que Devon avait hérité de mon titre manticorien. » Le comte acquiesça. « Sauriez-vous par hasard ce qu'il en est de mon domaine graysonien ? Est-il lui aussi passé à Devon ? — Je crois qu'il en a été question, répondit Havre-Blanc au bout d'un moment, et Honor fronça le sourcil en sentant qu'il se réjouissait encore un peu plus. Mais, pour finir, on a pris d'autres arrangements. — C'est-à-dire ? — Je ne crois pas qu'il me revienne d'entrer dans ces détails, milady, fit-il d'un air remarquablement sérieux. C'est une situation assez complexe, et votre soudain retour d'entre les morts va la compliquer encore un peu. De plus, dans la mesure où il s'agit d'une question de politique intérieure graysonienne, je n'ai pas mon mot à dire dans sa résolution. En réalité, il serait sans doute déplacé de ma part de seulement exprimer une opinion à ce sujet. — Je vois. » Honor le fixa un moment sans ciller puis lui adressa un sourire pincé. « Je vois, en effet, milord, et l'occasion se présentera peut-être un jour pour moi de vous revaloir cette retenue admirable. — On peut toujours l'espérer, milady. D'un autre côté, je doute fort de jamais revenir d'entre les morts avec fracas suite à mon exécution publique. — Si j'avais deviné que ce à quoi vous faites sombrement allusion m'attendait, j'y aurais sûrement réfléchi à deux fois moi-même », fit Honor, acerbe. Il se mit à rire, puis son visage et ses émotions redevinrent graves. « En toute honnêteté, milady, et trêve de plaisanteries, l'annonce de votre mort a causé un émoi plus grand à Grayson qu'au Royaume stellaire. Nous avons des dizaines de comtes et de comtesses, mais eux n'ont que quatre-vingt-dix seigneurs. Il y a eu toutes sortes de répercussions là-bas, et c'est pourquoi j'étais d'accord avec l'amiral Kuzak et le gouverneur Kershaw pour dire que vous deviez regagner Grayson en premier lieu. » Honor hocha de nouveau la tête. Si la Huitième Force de Havre-Blanc était basée dans le système de l'Étoile de Trévor le temps de préparer des opérations ailleurs, c'était Théodosia Kuzak le commandant militaire du système. Elle était certes moins ancienne en grade que le comte, mais sa Troisième Force demeurait l'unité défensive principale du système. Le gouverneur Winston Kershaw était son homologue civil : l'administrateur officiel de l'Alliance manticorienne et président de la commission chargée de veiller sur la formation du gouvernement de Saint-Martin après la libération de la planète. C'était aussi le frère cadet de Jonathan Kershaw, seigneur Denby, l'un des plus fervents partisans de Benjamin IX, et il s'était montré très ferme quant à la meilleure façon de gérer les aspects politiques du retour d'Honor. En particulier, il avait vigoureusement insisté pour que ce retour demeure confidentiel tant qu'elle n'aurait pas eu l'occasion de voir Benjamin face à face. « Je ne sais toujours pas si je suis vraiment d'accord avec le gouverneur, dit-elle au bout d'un moment, mais Havre-Blanc secoua la tête. — À mon avis, il a tout à fait raison. Les conséquences politiques et diplomatiques de votre évasion vont être énormes, et Grayson mérite de connaître tous les détails avant les autres. Nous dépêcherons des courriers qui nous précéderont à Yeltsin et Manticore, mais les données seront classées au plus haut niveau à notre disposition. Même l'équipage des courriers ignorera leur teneur, et nous maintenons une censure stricte ici par mesure de sécurité. Je ne peux pas le garantir, mais je serais fort étonné que Sa Majesté laisse ne fût-ce qu'une ombre d'information gagner les réseaux du système avant que le gouvernement du Protecteur ait eu l'occasion de vous interroger en personne et de décider comment gérer la situation. — Vous en êtes certain, milord ? Je ne mets pas en cause la logique du raisonnement, mais pourquoi ne pas m'envoyer, moi, dans un courrier plutôt qu'un rapport ? Et pourquoi prenons-nous le chemin le plus long au lieu de transiter par Manticore ? Nous allons mettre trois semaines pour arriver à Grayson si nous ne passons pas par le trou de ver. Ça me semble un délai affreusement long pendant lequel tenir secrète l'arrivée de tant de gens sur Saint-Martin ! — Pour ce qui est de garder le secret, il n'y a pas vraiment de problème. Bah, je doute qu'il tienne longtemps dans l'espace local. L'histoire est trop belle : elle finira bien par sortir, et sans doute plus tôt que tard, mais nous contrôlons les deux terminus du trou de ver. Ce qui signifie que personne en dehors de ce système n'en entendra parler tant que nous ne laisserons pas la nouvelle filtrer par Manticore ou qu'on ne l'amènera pas ailleurs après un voyage classique en hyperespace. Par conséquent, nul n'en entendra parler avant au moins quelques semaines, sans doute plus, vu le contrôle que nous exerçons sur la circulation intrasystème. Surtout depuis que McQueen a lancé ses fichues offensives. » Il fronça les sourcils. « Elles auront au moins eu pour effet de mettre en lumière le laxisme de nos arrangements en matière de sécurité. Les Havriens disposaient manifestement de renseignements très précis pour la plupart de leurs opérations et ils ont bien dû les obtenir d'une façon ou d'une autre. Le "fret neutre" qui transite par le trou de ver l'explique sans doute en partie, du moins dans le cas de Basilic et de l'Étoile de Trévor. Un examen visuel banal peut en dire long, et le gouvernement a décidé que nous ne pouvions pas restreindre plus avant la circulation par le trou de ver. C'est la véritable raison pour laquelle nous réduisons les transits militaires par cette voie autant que possible, notamment quand il s'agit de nouvelles unités dont nous ne voulons pas que les Havriens aient vent. » Il haussa les épaules, résigné aux ordres de ses supérieurs civils, même s'il ne les approuvait pas totalement. « Bref, je suis sûr que nous sommes au moins capables d'empêcher la nouvelle de se répandre tant que Grayson n'aura pas eu l'occasion de décider comment gérer la situation sur son sol. Quant à vous faire prendre le chemin le plus long, il faut l'associer au bâtiment que nous utilisons car il fait partie des nouvelles unités que nous ne souhaitons pas montrer. Mais le choix appartenait au gouverneur Kershaw et, même si vous auriez certainement préféré un voyage plus court, il était logique de vous ramener à la maison sur le plus gros bâtiment graysonien disponible. Enfin, de toute façon, je ne suis pas assez bête pour m'opposer à un groupe de Graysoniens sur cette question ! Il sourit devant sa mine puis reprit son sérieux. « De plus, la durée de votre transit permettra à la fois à Sa Majesté et au Protecteur de songer avant votre arrivée à la manière dont ils souhaitent procéder à l'annonce officielle. Or ils vont sûrement avoir besoin de bien y réfléchir. » Il secoua la tête. « Je n'imagine même pas comment tout cela va se passer sur le plan diplomatique. Vous avez conscience de l'énorme camouflet que vous venez d'infliger aux Havriens en général et au ministère de l'Information publique et SerSec en particulier, n'est-ce pas ? — J'ai passé quelques heures très agréables à y songer sur le chemin du retour », reconnut Honor, et Havre-Blanc sourit en apercevant une étincelle espiègle dans son œil. « Pour être honnête, j'ai même passé un certain temps à jubiler franchement, poursuivit-elle. Notamment concernant mon exécution. » L'amusement que trahissait son regard disparut, remplacé par une lueur dure et dangereuse qui aurait beaucoup indisposé le comte si elle l'avait visé. « J'ai moi-même vu les images, vous savez. Elles figuraient dans la mémoire du Farnèse. » Elle frémit au souvenir de son « exécution » brutale, mais la lueur ne faiblit pas. « Je sais exactement comment mes parents ont dû réagir. Et Mac, et Miranda. » Elle serra les dents. « Celui qui a monté ces images sadiques et malsaines porte une lourde responsabilité, et me dire que Pierre et Saint-Just chercheront frénétiquement un bouc émissaire sous peu a été une source de réconfort considérable ces dernières semaines. — Je n'en doute pas, fit Havre-Blanc. Et à en juger par le bref rapport que vous avez eu le temps de nous faire, j'imagine que les conséquences iront plus loin encore. Vous vous rendez bien compte que vous venez d'exécuter – passez-moi l'expression – la plus grande évasion de l'histoire de l'humanité ? Vous avez fait sortir... combien ? Quatre cent mille personnes ? — Quelque chose comme ça, une fois que Cynthia Gon-salves sera arrivée », répondit Honor, et il acquiesça à cette réserve. Le capitaine Cynthia Gonsalves, autrefois de la flotte d'Alto-Verde, avait quitté le système de Cerbère bien avant elle, toutefois ses transporteurs étaient beaucoup moins rapides que les vaisseaux de guerre et d'assaut qu'Honor avait réussi à saisir. Par conséquent, il se passerait plusieurs semaines avant que la première vague d'évadés n'arrive. « Eh bien, ce doit être le plus grand nombre de prisonniers de guerre à s'échapper en une seule opération, souligna Havre-Blanc, et l'échelle même de votre action pâlit face à la nature de la prison dont vous vous êtes évadée. SerSec ne se remettra jamais du coup porté à sa réputation, et je ne parle même pas de ce qui se passera quand des gens tels qu'Amos Parnell commenceront à discuter avec les journalistes de qui a réellement planifié l'assassinat de Harris... » Le comte haussa les épaules, et Honor hocha la tête. Les sbires du ministère de l'Information publique feraient sans doute de leur mieux pour discréditer les propos de l'ancien responsable des opérations spatiales de la Flotte populaire, mais même eux ne pourraient traiter l'affaire par le mépris, surtout face aux fichiers que les hommes d'Honor avaient trouvés dans les dossiers de sécurité du camp Charon. Ils allaient sans doute avoir un peu de mal à convaincre tout le monde que le commandant de la plus grosse prison de SerSec ne savait pas de quoi il parlait quand il raillait les prisonniers législaturistes en leur exposant la vérité sur l'assassinat du président Harris. Et quand on comprendrait vraiment que le comité de salut public, mis en place pour empêcher la prise du pouvoir par les officiers « traîtres à la patrie » responsables de la tentative de coup d'État, était dirigé par l'homme qui avait en réalité planifié toute l'opération, cela risquait d'avoir de gros effets sur la diplomatie interstellaire. « En fait, reprit Havre-Blanc plus bas, interrompant le fil des pensées d'Honor, bien que je sois heureux de votre retour tant sur le plan personnel que professionnel (elle le sentit renâcler intérieurement devant le mot "personnel", mais l'importance de son propos l'aida à passer outre), l'effet sur le moral de l'Alliance comptera sans doute beaucoup plus, du moins à court terme. Franchement, milady, nous avons grand besoin de bonnes nouvelles. Esther McQueen a réussi à nous renvoyer sur la défensive pour la première fois depuis la troisième bataille de Yeltsin, et le moral de l'Alliance en a été fortement ébranlé, notamment au sein des populations civiles. Ce qui signifie que tous les gouvernements alliés seront absolument ravis de vous voir. » Honor frémit. Elle savait qu'il avait raison, toutefois elle détestait la seule idée du cirque médiatique que cette nouvelle allait forcément engendrer. Quand elle y pensait, elle n'avait plus qu'une idée : fuir le plus loin possible et se cacher, mais elle ne le pouvait pas. Elle avait des responsabilités auxquelles il lui était interdit de se soustraire – même s'il refuse de me révéler quels « arrangements » ont au juste été adoptés sur Grayson, songea-t-elle avec véhémence. Et même sans cela, elle voyait trop bien l'intérêt en termes de propagande. Elle n'appréciait pas du tout l'idée qu'on fasse d'elle une icône médiatique. Elle en avait déjà eu plus que sa part, avait dû supporter la curiosité des médias plus que quiconque ne devrait avoir à le faire, et les mois à venir seraient infiniment pires. Mais rien de tout cela n'importait sauf, peut-être, sur le plan personnel. « Je comprends, milord. Je déteste cette perspective et je ferais n'importe quoi pour éviter l'empressement des médias, mais je comprends. — Je savais que vous réagiriez ainsi, milady. » Très peu de gens, sans doute, auraient accepté de croire qu'elle détestait véritablement la perspective de l'adulation dont on allait bientôt l'entourer, mais Hamish Alexander était de ceux-là, et elle lui sourit avec reconnaissance. Il voulut ajouter quelque chose, mais un carillon discret l'interrompit. Il se pencha pour regarder par le hublot qui se trouvait à côté d'elle et hocha la tête d'un air satisfait. « Et voici le bâtiment qui vous emmènera à Grayson, milady », annonça-t-il. Honor fixa un moment le comte puis se retourna pour observer à son tour par le hublot tandis que Nimitz se dressait sur ses genoux. Il pressa son museau contre le plastoblinde puis agita les moustaches en voyant la montagne d'acier de combat blanc qui dérivait dans le vide, arborant une parure de témoins lumineux verts et blancs signalant qu'il était au mouillage. Ce supercuirassé était l'un des plus gros bâtiments qu'elle avait jamais vus. Peut-être le plus gros vaisseau de guerre, songea-t-elle, estimant son tonnage d'un œil professionnel d'après la taille relative des sabords d'armement et des noyaux d'impulsion, même si elle avait sûrement vu des vaisseaux marchands plus imposants. Ce fut sa première idée, mais elle remarqua ensuite l'étrange profil caractéristique de sa « tête de marteau » de poupe, et son œil s'étrécit en le reconnaissant. — C'est un Méduse ! fit-elle brusquement. — D'une certaine façon. En réalité, cependant, ce sont les Graysoniens qui l'ont bâti et non nous. Il semble qu'ils aient eu les plans de cette nouvelle classe à peu près en même temps que ConstNav chez nous... et qu'ils aient affronté un peu moins d'opposition conservatrice et réactionnaire. » Il ajouta cette dernière remarque d'une voix un peu sèche, et Honor se retourna vers le hublot afin de dissimuler le frémissement incontrôlable de ses lèvres. Pour des raisons personnelles, elle ne se souvenait que trop bien de cette nuit terrible dans sa bibliothèque, mais elle se rappelait aussi qu'un certain Hamish Alexander avait été de ces réactionnaires opposés au concept initial de supercuirassé « creux » transportant des capsules chargées de missiles. Elle, de son côté, avait rédigé les recommandations finales qui avaient mené aux spécifications définitives pour la conception des Méduses – ça avait été son dernier rôle au sein de la Commission d'étude et de développement des armements. « Ces vaisseaux ont-ils été testés en action, milord ? s'enquit-elle au bout d'un moment, dès qu'elle eut le sentiment qu'elle pourrait maîtriser sa voix. — A petite échelle, répondit-il très sérieusement, et ils se sont comportés exactement comme vous l'aviez prévu, milady. Nous n'en avons pas encore assez pour l'instant, mais, bien utilisés, ils sont dévastateurs. De même que (il regarda pardessus son épaule les officiers moins gradés derrière eux, dont aucun ne possédait l'habilitation nécessaire pour accéder à ces informations qu'ils n'avaient pas franchement besoin de connaître) certains autres éléments de la nouvelle composition de flotte que vous m'aviez décrite cette nuit-là. — Ah oui ? » Honor se tourna vers lui, et il acquiesça de la tête. — Oui. Nous ne les avons pas encore utilisés en masse, pas plus que les nouveaux supercuirassés. Nous renforçons pour l'instant nos effectifs dans les nouvelles classes et armes, car nous voudrions les engager en nombres véritablement efficaces plutôt qu'au compte-gouttes, ce qui donnerait à l'ennemi le temps de s'adapter et de concevoir des contre-mesures. En ce moment, nous espérons et croyons que les analystes havriens n'ont pas réussi à se faire une idée claire de leurs capacités d'après l'usage limité que nous avons été contraints d'en faire jusque-là. C'est une des raisons pour lesquelles nous ne faisons passer aucune des nouvelles unités par le trou de ver, sauf urgence. Nous ne voulons pas que quiconque susceptible d'aller se confier à SerSec les voie de trop près. Mais d'ici quelques mois, la citoyenne ministre McQueen et le comité de salut public devraient avoir une surprise fort désagréable. » Elle hocha la tête sans quitter des yeux le vaisseau qui l'attendait. Il y avait quelques différences entre le bâtiment terminé et les études de conception qu'elle avait vues, mais pas tant que ça, et elle ressentit un curieux accès de fierté maternelle face à la concrétisation de ce concept dont ses collègues de la CEDA et elle avaient tant discuté. « Encore une chose », fit discrètement Havre-Blanc, trop bas pour que Robards et LaFollet l'entendent. Elle le regarda. « Ce vaisseau et les autres de la même classe au service de Grayson ont tous été construits par le chantier de Merle dont vous avez assuré le financement, milady. Donc, dans un sens très concret, vous comptez parmi les propriétaires de leurs plaques de quille. C'est une autre raison pour laquelle nous avons pensé qu'il s'agirait du bâtiment idéal pour vous ramener à la maison. » Honor croisa son regard puis hocha la tête. « Merci de me l'avoir appris, milord », fit-elle sur le même ton. Tandis qu'elle parlait, la pinasse fut parcourue d'un frémissement que ses réflexes professionnels lui permirent d'identifier comme le verrouillage des faisceaux tracteurs. Le vaisseau n'en était plus un, vu du hublot : ce n'était plus qu'une vaste étendue d'alliage et d'armes qui bouchait complètement la vue et attendait dans toute sa majesté de la recevoir tandis que leur pinasse, petit poisson, entrait dans le ventre brillamment illuminé de la baleine. Les faisceaux tracteurs ajustèrent la position de l'appareil avec minutie avant de le poser dans le berceau d'arrimage, et Honor sentit sa respiration s'accélérer et dut ravaler quelques larmes en regardant de l'autre côté de la cloison plastoblindée bordant la galerie du hangar d'appontement. Les rangs serrés d'uniformes graysoniens bleus, mêlés çà et là du noir et or de la FRM arboré par des personnels en détachement auprès de la flotte de leur allié, éveillèrent un mal du pays soudain et presque insupportable. De sa place, elle ressentait le battement exultant et féroce de leurs émotions. Bizarre, se dit-elle. Elle appartenait désormais véritablement à deux mondes. C'était toujours l'enfant de Sphinx la froide, majestueuse et montagneuse, oui. Mais aussi une femme de Grayson, et un peu de cette planète parfois irritante et arriérée, au dynamisme féroce et effrayant, aux haines et loyautés franches faisait désormais également partie d'elle. Elle en comprenait les habitants bien mieux que lorsqu'elle les avait découverts — peut-être était-ce inévitable. Car pour si différents qu'ils aient paru en surface, le peuple de Grayson et elle s'étaient toujours ressemblés par un certain côté : le sens des responsabilités. Ni lui ni elle n'avaient jamais su courir assez vite pour y échapper. Bizarrement, même ceux qui la haïssaient le plus pour les changements qu'elle avait apportés à leur monde la comprenaient parfaitement, de la même façon qu'elle en était venue à les comprendre. Et en sentant les vagues d'exultation déferler sur elle depuis la galerie, elle comprenait les gens à leur source et se sentait accueillie chez elle. « Après vous, milady », fit Havre-Blanc en se levant pour désigner le sas en haut duquel clignotait un témoin lumineux vert. Elle se tourna vers lui, et il sourit. « Dans cette flotte, vous êtes plus gradée que moi, Lady Harrington. Et même sans cela, je ne suis pas assez bête pour m'immiscer entre vous et un plein vaisseau de Graysoniens en une occasion pareille ! » Elle s'empourpra, mais finit par en rire et se leva en souriant à son tour. Il l'aida à replacer le porte-chat de Nimitz sur son dos puis la laissa le précéder dans le boyau d'accès. Elle ressentait comme une pulsation l'enthousiasme de l'équipage du super-cuirassé, un peu comme si des vagues de surpression venaient à sa rencontre dans le boyau. C'était tout aussi écrasant que la tempête d'émotions à bord du Farnèse, bien que très différent, et cela l'empêchait de réfléchir. Mais glisser dans un boyau d'accès, même privée d'un bras, elle aurait pu le faire les yeux fermés; elle se fia donc à des compétences passées au rang de réflexe après une carrière spatiale de plus de quarante ans. Toutefois, en approchant la barre d'appui à l'extrémité du boyau, elle sentit autre chose au milieu du martèlement émotionnel accueillant des Graysoniens qui l'attendaient. Un sentiment insignifiant mais qui brillait toutefois de plaisir et d'anticipation, et qui venait de derrière elle. Elle aurait voulu se retourner pour voir si la mine de Havre-Blanc correspondait à l'écho rieur qui retentissait dans son esprit. Et aussi, elle voulait bien l'admettre, pour se faire une idée de ce qui l'amusait tant. Mais le temps manquait : elle attrapa la barre d'appui et s'élança, pour atterrir au milieu des notes riches de la Marche seigneuriale. Elle s'était préparée de son mieux, mais rien ne lui permettait vraiment de s'attendre à cela. La musique, l'ouragan d'uniformes illuminé par les éclairs des galons dorés et insignes de rang, les armes présentées par la garde d'honneur des fusiliers, le tourbillon d'émotions positives — mais aussi vengeresses, oui, quand ils virent son bras manquant et son visage paralysé —, tout cela s'abattit sur elle, accompagné d'autre chose encore : un rugissement d'acclamation que même la discipline militaire de Grayson n'avait pas pu étouffer. Elle sentit Nimitz frémir dans son dos et partagea sa réaction hébétée aux sensations qui. le parcouraient comme un coup de tonnerre polychromatique sans fin, et elle ne dut qu'à ses réflexes professionnels de pouvoir respecter le protocole d'arrivée à bord. Elle se tourna pour saluer le drapeau de Grayson qui ornait la cloison avant du hangar d'appontement, puis fit demi-tour pour saluer le commandant du bâtiment, et son cœur bondit dans sa poitrine lorsqu'elle reconnut le capitaine de vaisseau Thomas Greentree. Le sourire du petit brun trapu menaçait de lui fendre la figure en deux et, derrière lui, elle reconnut un autre visage familier, L'amiral Judas Yanakov arborait un sourire de bienvenue plus large encore — si c'était possible — que celui de Greentree et qui, étrangement, s'accordait parfaitement avec la lueur dure et dangereuse dans ses yeux quand il aperçut son moignon. Elle le connaissait trop bien pour douter de ce que cette lueur présageait et elle se promit de discuter —longuement — avec lui dès que possible. Mais le moment n'était pas venu, et elle regarda derrière lui, balayant la galerie en attendant que les hourras se taisent. La galerie était spacieuse, même pour un supercuirassé, et... Elle perdit le fil de ses pensées en apercevant les armoiries du vaisseau sur la cloison, derrière la garde d'honneur. Elles étaient bâties sur un motif d'une évidence criante : Honor voyait les mêmes armes à chaque fois qu'elle regardait sa propre clef de seigneur... et si un doute avait subsisté quant à leur origine, le nom du bâtiment, qui s'étalait juste au-dessus, l'aurait aussitôt dissipé. Elle fixait les armoiries, incapable de détourner le regard, même sachant que sa réaction confortait le comte de Havre-Blanc dans son hilarité — elle le sentait parfaitement. Et il valait sans doute mieux pour la survie du comte qu'elle soit incapable de se détourner, comprit-elle plus tard, car, si elle l'avait découvert arborant un sourire ne fût-ce qu'un dixième aussi moqueur qu'elle le soupçonnait et qu'il s'était trouvé à portée de main... Mais elle n'avait pas le temps de penser à cela en cet instant car le tumulte s'apaisait autour d'elle, et Thomas Greentree décida d'ignorer les strictes exigences du protocole spatial pour cette fois. Il mit fin à son salut avant elle et lui prit la main, l'écrasant dans sa poigne pour lui souhaiter la bienvenue avant qu'elle ait pu dire un mot. « Bienvenue chez vous, milady ! fit-il d'une voix rauque d'émotion, qui retentit pourtant dans le silence soudain. Bienvenue chez vous, et à bord du Honor Harrington! » CHAPITRE TROIS L'amiral de Grayson Wesley Matthews regardait par la fenêtre du luxueux salon d'attente proche de l'aire d'atterrissage des navettes, les joues gonflées d'air. Ses cheveux autrefois brun foncé, du temps plus simple où il n'était qu'un petit commodore dans une flotte locale à vocation défensive, étaient maintenant si semés d'argent qu'ils semblaient briller dans la lumière de l'aube qui se répandait sur Austinville. Son visage intelligent et mobile était aussi plus ridé, mais ses yeux noisette exprimaient une profonde satisfaction. Habituellement, du moins. Et à raison, car il avait supervisé la transformation de la Flotte spatiale graysonienne, quasi détruite lors de la guerre contre Masada et qui s'était relevée de ses cendres tel un phénix pour devenir, de l'avis général, la troisième flotte dans un rayon de cent années-lumière autour de son monde. Certes, elle était aussi en conflit avec la première dans le même rayon, mais elle possédait de puissants alliés et, dans l'ensemble, l'amiral Matthews avait de quoi être fier. Ce qui ne diminuait en rien l'irritation pleine d'affection et de respect qu'il ressentait en cet instant précis. Il lança un bref regard noir empreint d'une déférence infinie au petit homme sec qui lui tournait le dos, puis reporta son attention vers la scène de l'autre côté de la fenêtre. Austinville était la plus vieille cité de Grayson. Si la plupart de ses édifices publics avaient été placés sous dôme protecteur, ce n'était pas le cas de la ville dans son entier, et l'hiver sévissait dans l'hémisphère nord de Grayson. Une épaisse couche de neige fraîche était tombée dans la nuit, et il s'en élevait des tas plus hauts qu'un homme là où les chasse-neige l'avaient repoussée. Matthews n'avait jamais beaucoup aimé la neige, mais il voulait bien faire une exception de temps en temps. Comme cette année. Car le calendrier chrétien vieux de quatre mille ans auquel Grayson s'accrochait obstinément était pour une fois en accord avec les saisons planétaires, ce qui lui avait procuré un plaisir supplémentaire à l'écoute de ses chants de Noël favoris. Les Graysoniens n'avaient pas souvent l'occasion de voir de leurs yeux ce Noël blanc » que célébraient les vieilles chansons. Mais Noël était passé depuis deux jours. Matthews avait de nouveau la tête aux questions militaires, et il grimaça en observant les douze hommes d'armes vêtus du bordeaux et or des Mayhew postés au pied de l'ascenseur du salon. Leur souffle formait des volutes blanches dans l'air glacial et, derrière eux, plusieurs dizaines de fusiliers étaient dispersés sans ordre apparent sur le site. Ce placement désordonné était trompeur, Matthews le savait. Les fusiliers avaient été soigneusement déployés, ils étaient lourdement armés, sur le qui-vive, et un simple appel sur leur communicateur convoquerait de prompts renforts. Et sauf erreur grossière de sa part, ils étaient tous aussi irrités que lui par la dernière fantaisie de leur Protecteur. Un de ces jours, il faudra bien que Benjamin grandisse. je sais qu'il adore échapper aux contraintes officielles dès qu'il le peut, et Dieu sait que je ne lui jette pas la pierre, mais il n'a pas à poireauter dans le salon d'un astroport avec un service de sécurité aussi réduit! D'ailleurs, à ce propos, j'aurais apprécié qu'il se donne la peine de me fournir une raison de poireauter avec lui. C'est toujours flatteur de se faire inviter, certes, mais je pourrais être en train de faire un tas d'autres choses. Sans compter que l'aube n'est pas le moment que je préfère pour me lever et sauter dans mon uniforme de parade, tout ça parce que mon Protecteur a décidé de faire l'école buissonnière pour la journée. Benjamin Mayhew tourna la tête et sourit à l'amiral plus grand que lui. Un sourire désarmant, de la part d'un homme charismatique, et Matthews le lui rendit presque malgré lui car le Protecteur avait cet air de petit garçon échappé des griffes de son précepteur que l'amiral connaissait un peu trop bien à son goût depuis dix ans. Il faisait paraître Benjamin beaucoup plus jeune que ses quarante ans T (aux yeux des Graysoniens, en tout cas, car le ressortissant d'une planète où le prolong était accessible dès la naissance l'aurait pris pour un homme d'au moins cinquante ou soixante ans), même s'il n'adoucissait guère l'humeur de l'officier. « J'imagine que je devrais vous présenter mes excuses, Wesley, dit le Protecteur au bout d'un moment, avant d'afficher un sourire plus large encore. Mais je ne le ferai pas. — Bizarrement, ça ne m'étonne pas, Votre Grâce, répondit Matthews sur le ton le plus désapprobateur qu'il était prêt à se permettre face au dirigeant de sa planète. — Ah, mais c'est parce que vous me connaissez trop bien ! Si vous ne me connaissiez pas, si vous aviez gobé toutes les douceurs que mes attachés de presse débitent sur mon compte à destination du public, je suis sûr que vous seriez surpris, non ? Matthews lui lança un regard furieux mais, conscient de la présence vigilante de deux fusiliers à l'entrée du salon, il s'abstint de répondre devant du personnel militaire. Toutefois, si les seules autres oreilles avaient appartenu à l'homme d'armes carré au visage buriné qui se tenait derrière le Protecteur, fixant son dos avec la même irritation teintée d'affection que Matthews, les choses auraient été différentes. Le commandant de bataillon Rice était l'homme d'armes personnel du Protecteur depuis plus de dix ans, depuis la mort de son prédécesseur dans le coup d'État des Macchabées, et il n'avait pas été choisi à ce poste pour sa capacité à briller en société. Pour tout dire, il restait assez fruste de ce côté. Mais avant de rejoindre la sécurité du Palais, le major Robert Rice, connu de ses collègues sous le surnom de Sparky pour une raison que Matthews n'avait pas encore éclaircie, était le sous-officier le plus gradé des « dogues orbitaux ». Officiellement connus sous le nom de cinq mille dix-neuvième bataillon spécial, les dogues orbitaux étaient le bataillon d'élite par excellence (sauf que ce « bataillon spécial » hors normes était plus gros qu'un régiment classique) des fusiliers spatiaux de Gray-son. Quand le Protecteur eut échappé d'un cheveu à la mort, la sécurité du Palais avait décidé qu'il lui fallait un chien de garde particulièrement dangereux et son choix s'était porté sur Sparky » Rice. Ce n'était sans doute pas un poste que le rouquin vétéran qui commençait à grisonner avait accepté sans se poser beaucoup de questions. D'un autre côté, sa longue carrière militaire reconnue et risquée lui avait probablement été fort utile en l'aidant à acquérir la patience nécessaire pour s'occuper d'un homme aussi... incorrigible que Benjamin IX. Enfin, ce qui comptait en l'occurrence, c'était que le Protecteur n'avait pas de secrets pour le chef de son détachement personnel de sécurité, et que Rice l'avait vu de cette humeur assez souvent pour ne pas se méprendre sur la réponse que Matthews aurait pu faire. L'amiral se rendit compte que le Protecteur le fixait encore en souriant, dans l'attente d'une réaction, et il se secoua. « Je vous assure, Votre Grâce, fit-il en tirant une petite vengeance d'un exquis excès de courtoisie, qu'aucun service que vous pourriez exiger de moi ne saurait être à mes yeux autre chose qu'un honneur et un plaisir. — Bien envoyé ! s'exclama Benjamin, l'air admiratif. Vous êtes vraiment devenu très fort à ce jeu, Wesley. — Merci, Votre Grâce », répondit Matthews, une lueur dans son regard noisette. Un carillon discret résonna, et il leva les yeux vers l'afficheur sur le mur du salon. Une navette de la Flotte arriverait dans dix minutes, et il haussa les sourcils. Manifestement, ils étaient là pour accueillir cette navette, mais pourquoi ? Et comment se faisait-il que le Protecteur en savait clairement plus que le commandant militaire de la FSG sur qui – ou ce qui – se trouvait à bord d'une de ses navettes ? Et, bon sang, pourquoi Benjamin affichait-il ce sourire narquois ? Un accès de curiosité irrépressible faillit le pousser à poser la question, mais il se mordit fermement la langue. Il ne donnerait pas cette satisfaction à son supérieur exaspérant, se dit-il, obstiné, avant de reporter son regard vers l'aire d'atterrissage. Benjamin l'observa encore un instant, puis étouffa un petit rire et se joignit à sa contemplation de l'aire au-delà du cristoplast. Quelques minutes passèrent encore en silence, puis une fine traînée blanche apparut dans le ciel bleu matinal derrière une perle brillante : la navette. La perle grossit bien vite jusqu'à devenir un triangle aux ailes en flèche, et Matthews regarda avec une approbation toute professionnelle le pilote virer pour amorcer l'approche finale et descendre en piqué avant un atterrissage parfait. Les bras d'atterrissage se déployèrent, fléchirent et prirent position. Puis le sas s'ouvrit, et les escaliers se déroulèrent tandis que Matthews, irrité, s'interdisait de se balancer sur la pointe des pieds. Il avait vraiment autre chose à faire et, dès que ces gamineries – quelles qu'elles soient –seraient réglées; il pourrait peut-être s'y remettre, et... Il se figea, yeux noisette écarquillés, braqués sur la silhouette haute et mince portant un uniforme bleu sur bleu identique au sien, et ses jérémiades intérieures prirent brutalement fin. Impossible qu'il voie ce qu'il croyait voir, lui disait logiquement une petite voix calme. Une seule femme avait jamais été autorisée à porter l'uniforme d'amiral graysonien. De la même façon qu'une seule femme dans la FSG avait jamais emmené un chat sylvestre gris et crème partout avec elle. Ce qui signifiait que ses yeux devaient lui mentir, car cette femme était morte. Morte depuis plus de deux ans T. Et pourtant... «Je vous avais dit que je ne présenterais pas mes excuses », fit Benjamin IX à l'adresse de son officier le plus gradé, d'une voix basse qui ne trahissait cette fois aucun amusement. Matthews le regarda, hébété, et Benjamin lui sourit gentiment. « Il est peut-être un peu tard, mais mieux vaut tard que jamais. Joyeux Noël, Wesley. » Matthews se retourna vers les fenêtres du salon, encore aux prises avec le caractère impossible de l'événement. Un ou deux des fusiliers et hommes d'armes présents sur l'aire d'atterrissage avaient opéré le même rapprochement que lui. Ils étaient si stupéfaits et incrédules qu'ils en oublièrent leur professionnalisme, et il les vit fixer bouche bée la grande femme aux cheveux courts et bouclés. Il était conscient d'en faire autant mais ne pouvait s'en empêcher, et il sentit l'incrédulité céder le pas à un cri d'exultation intérieur qui menaçait de lui secouer les os comme des castagnettes. — Je sais qu'elle signifiait beaucoup pour vous et la Flotte, reprit tout bas Benjamin à ses côtés, et je ne pouvais tout simplement pas vous priver de ce moment. — Mais... comment... Je veux dire, nous savions tous que... et les journalistes disaient que... — Je ne sais pas, Wesley. Pas encore. J'ai reçu le premier message en provenance de l'Étoile de Trévor il y a plus de deux semaines, puis un message crypté de sa part peu après que le Harrington a quitté l'hyperespace pour gagner l'intérieur du système, mais ils étaient tous deux bien trop brefs. Ils ne donnaient guère de détails en dehors du plus important : elle était vivante. J'imagine que Judas et elle auraient dû passer par les canaux militaires plutôt que s'adresser directement à moi, mais elle agissait en sa qualité de seigneur et non en tant qu'amiral, et elle avait raison quant à la nécessité d'envisager avant tout les répercussions politiques de son retour. Mais les détails importent-ils vraiment ? » Le Protecteur de Grayson parlait tout bas, et ses yeux brillaient, fixés sur la grande femme privée d'un bras qui se dirigeait vers l'ascenseur du salon, suivie maintenant par un commandant de bataillon portant le vert du domaine Harrington, une demi-douzaine d'officiers et un imposant maître principal, spécialité missiles, en uniforme manticorien. « Autre chose a-t-il encore de l'importance... sinon qu'elle revient à la maison, en fin de compte ? — Non, Votre Grâce », répondit Matthews sur le même ton. Il prit une inspiration profonde et tremblante – la première, lui sembla-t-il, depuis au moins une heure – puis secoua la tête. « Non, répéta-t-il, je crois que rien d'autre n'a d'importance. » Honor Harrington quitta l'ascenseur et voulut se mettre au garde-à-vous, mais Benjamin Mayhew l'atteignit en une enjambée. Il passa les bras autour d'elle et la serra bien plus fort que sa stature n'aurait dû le lui permettre, et elle écarquilla l'œil. On n'avait jamais vu un Graysonien toucher une célibataire, encore moins jeter ses bras autour d'elle et tenter de lui écraser la cage thoracique ! D'ailleurs, aucun Graysonien bien élevé ne se permettrait de serrer l'une de ses propres femmes aussi fort contre lui en public. Mais elle finit par perdre son air surpris et passa le bras qui lui restait autour du Protecteur, lui rendant son étreinte tandis que ses émotions la balayaient. Elle n'aurait pas dû, même si c'était Benjamin qui l'avait touchée le premier, mais elle ne pouvait pas s'en empêcher car, en cet instant, il n'était pas le Protecteur dont elle avait reçu son titre de seigneur dix ans plus tôt. Il était l'ami qui l'avait vue mourir et la découvrait maintenant rendue à la vie, et, sur le coup, il se moquait éperdument de ce que les strictes règles protocolaires de sa planète considéraient comme le digne comportement d'un Protecteur. Ce fut aussi bref qu'intense. Il prit ensuite une profonde inspiration, recula et la tint à bout de bras, les mains sur ses épaules, pour la dévisager attentivement. Il avait les yeux un peu humides, mais qu'importe : elle aussi. Toutefois elle décela une colère froide sous sa joie de la revoir. « Votre œil est à nouveau fichu, hein ? » dit-il au bout d'un moment. Elle acquiesça, esquissant un demi-sourire ironique. « Ça, plus les terminaisons nerveuses faciales une fois encore... Et le bras, dit-il sans détour. Ce sera tout? » Elle soutint son regard, bien consciente qu'il affichait un calme trompeur. Elle redoutait la façon dont il réagirait à ses blessures, et plus encore à la manière dont on les lui avait infligées. Elle en avait eu un avant-goût assez clair de la part de Judas Yanakov et Thomas Greentree... sans parler de tous les autres officiers graysoniens qui avaient entendu son histoire. Elle savait depuis toujours qu'elle jouissait d'un statut unique aux yeux de sa flotte d'adoption. Cela aurait sans doute suffi à éveiller la haine brute et lugubre qu'elle avait décelée en eux alors qu'elle s'efforçait de passer négligemment sur son emprisonnement, la faim et les efforts dégradants de SerSec pour la briser. Mais c'étaient aussi des Graysoniens et, malgré les changements introduits par Benjamin Mayhew, ils restaient programmés à un niveau quasi génétique pour protéger les femmes. Elle soupçonnait que les rapports concernant sa mort avaient dû en pousser quelques-uns à deux doigts de la folie furieuse. Elle en était même sûre, car elle avait senti les échos de cette fureur en Judas Yanakov, et Thomas Greentree lui avait parlé de l'ordre qu'il avait donné aux forces graysoniennes pendant la bataille du terminus de Basilic. Pourtant, contre toute logique, découvrir la façon dont on l'avait traitée les rendait encore plus furieux, maintenant qu'ils la savaient vivante, que les images HV de sa mort prétendue du temps où ils la croyaient morte. Les hommes ! songea-t-elle avec une pointe d'exaspération affectueuse. Surtout ceux de Grayson! Enfin, Hamish ne vaut pas mieux. Ils n'ont guère évolué depuis l'époque des peaux de bête et des dinosaures, hein? Quoi qu'il en soit, elle devait se montrer très prudente en relatant son expérience à cet homme précis. Benjamin Mayhew était le Protecteur planétaire de Grayson, elle était sa vassale, avec toutes les obligations complexes, inextricables même, que cela impliquait. Pire, c'était un homme éduqué sur Grayson, si éclairé soit-il selon les critères de son monde. Pire encore, c'était son ami... et il n'avait jamais oublié qu'il lui devait la vie de sa famille, ainsi qu'à Nimitz. Pour couronner le tout, sa position de Protecteur de Grayson lui donnait les moyens d'exprimer de manière terrifiante la rage que l'homme qu'il était ressentait en cet instant. « Ça clôt la liste en ce qui me concerne, répondit-elle après une courte pause, d'une voix de soprano calme, presque détachée. Nimitz a besoin de quelques retouches lui aussi. » Elle leva la main pour caresser les oreilles du chat sylvestre, dressé dans le porte-chat. « Il a subi une petite collision avec la crosse d'une carabine à impulsion. Rien qui ne puisse être réparé dans son cas comme dans le mien, Benjamin. — Réparé! » lança-t-il avec amertume, et elle devina un nouvel accès de colère. Elle s'y attendait. Il savait qu'elle faisait partie de cette minorité sur qui la régénération ne prenait pas. « Oui, réparé », répéta-t-elle fermement avant de violer un millier d'années de protocole en secouant doucement le Protecteur de Grayson. « Pas avec les pièces d'origine, certes, mais le Royaume stellaire produit d'excellentes pièces de rechange. Vous le savez bien. Il lui adressa un regard noir : il lui en voulait presque d'essayer de minimiser sa mutilation. Ils étaient tous deux parfaitement conscients que même la médecine manticorienne ne pouvait fournir de véritables organes de substitution. Les prothèses modernes pouvaient tromper leur monde au point que nul ne se rendait compte de l'artifice et, pour bon nombre, tel l'œil cybernétique que les Havriens lui avaient grillé à bord du Tepes, offraient certains avantages par rapport aux organes naturels qu'elles remplaçaient. Mais l'interface nerf/machine demeurait. Il y avait toujours une certaine perte, si perfectionnée que soit la prothèse et, malgré les améliorations qu'elle pouvait apporter en compensation, elle ne reproduisait jamais la sensibilité, la sensation, le caractère vivant de l'original. Mais son visage se détendit alors, et il tapota la main posée sur son épaule tout en hochant la tête à contrecœur, comme s'il comprenait ce qu'elle essayait de faire. Et peut-être était-ce le cas. Honor ne pouvait analyser ses émotions avec assez de précision pour s'en assurer, mais il était suffisamment intelligent pour concevoir le danger que pouvait représenter sa colère et comprendre ses efforts pour la détourner avant qu'elle ne le pousse à vouloir la venger. À ce propos... « En réalité, dit-elle sur un ton plus léger, je suis bien plus vernie que ceux à qui je dois d'avoir recours à des prothèses aujourd'hui, vous savez. — Ah oui ? » fit Mayhew, l'air méfiant. Elle hocha la tête puis désigna l'imposant maître principal qui arrivait dans le salon, à la traîne derrière les officiers. « Le maître principal Harkness ici présent a veillé à ce que tous ceux qui avaient à voir avec mes malheurs, Cordélia Ransom y compris, connaissent une triste fin. — Ah oui ? » Mayhew regarda Harkness d'un œil approbateur. « Très bien, maître principal ! Et triste à quel point, cette fin ? » Harkness s'empourpra et marmonna quelque chose, pour finalement s'interrompre et fixer Honor d'un air implorant. Elle lui rendit son regard avec un petit sourire, une fossette au creux de la joue droite, et le laissa mariner quelques instants avant de le prendre en pitié. « Autant qu'on peut l'imaginer, je crois. » Mayhew la fixa de nouveau, et elle haussa les épaules. « Il a fait en sorte qu'une pinasse lève ses bandes gravitiques à l'intérieur du hangar d'appontement d'un croiseur de combat, dit-elle plus sobrement. — Doux Seigneur ! murmura Matthews tandis que le sourire d'Honor se faisait froid et ironique. — S'il en est resté le moindre morceau, il était tout petit petit, Benjamin, conclut-elle doucement, et le Protecteur inspira profondément, satisfait. — Très bien, maître principal », répéta-t-il, et Honor ressentit un certain soulagement à le voir s'éloigner du bord du précipice. Il pouvait se le permettre, maintenant qu'il savait les véritables responsables de ses mésaventures sagement morts. Cela ne le rendrait pas moins implacable vis-à-vis de leurs supérieurs, mais son envie de se venger sur quelqu'un –n'importe qui – s'était muée en une émotion contrôlable. Il regarda encore Harkness quelques instants, puis se secoua et se retourna vers Honor. « Comme vous pouvez le constater, reprit-il d'une voix normale, j'ai suivi vos conseils et strictement limité la diffusion de la nouvelle. Même Wesley ignorait qui il attendait. » Il eut un sourire taquin qui lui ressemblait enfin. « Je me suis dit qu'il apprécierait la surprise. — C'est faux », répondit Matthews, considérant que pour cette fois la lèse-majesté était parfaitement justifiée, fusiliers en faction ou non. « Vous avez décidé que vous apprécieriez le spectacle de ma surprise... comme un gamin qui cache un secret ! — Attention, amiral ! Les officiers qui disent la vérité sur... je veux dire, qui insultent leur Protecteur connaissent parfois une fin tragique. — Sûrement, rétorqua Matthews, le regard pétillant et la main tendue vers Honor, mais au moins meurent-ils avec la certitude d'avoir porté un coup en faveur de la liberté de pensée et d'expression. N'est-ce pas, Lady Harrington ? — Ne me mêlez pas à ça, monsieur ! Nous, seigneurs, sommes légalement tenus de défendre la dignité du Protecteur. Et puis, je suis "l'étrangère", vous vous souvenez ? M'avoir de votre côté ne ferait qu'aggraver votre cas aux yeux des réactionnaires écervelés qui se chargeraient sans sourciller de vous tordre le cou à son commandement. — Peut-être par le passé, milady, fit Matthews. Mais pas à l'avenir, à mon avis. Du moins pas l'avenir proche. Je me rends bien compte que nous parlons de réactionnaires graysoniens, mais même eux ne se remettront pas de votre retour d'entre les morts. En tout cas, pas tout de suite. — Bah, je leur donne trois semaines. Un mois au plus, renifla Mayhew. Heureusement, il y en a moins qu'avant, mais ceux qui restent semblent sous le coup d'un impératif moral qui les pousse à se montrer plus obstructionnistes à mesure que leurs effectifs diminuent. Et ils se concentrent désormais sur nos relations interstellaires plutôt que sur nos affaires intérieures. Non qu'ils aient renoncé à revenir sur le front intérieur par la porte de derrière dès que possible ! Dommage qu'on ne soit pas au méchant vieux temps des débuts de la Constitution. Il y a plus d'un de mes seigneurs que j'aimerais familiariser avec certains des châtiments très... imaginatifs que Benjamin le Grand réservait à ses vassaux irritants. Notamment ceux comme... Il s'interrompit sur une grimace et balaya le sujet d'un geste de la main. — Ne nous lançons pas là-dessus. L'une des choses dont on peut hélas être sûr, Honor, c'est que j'aurai amplement l'occasion de vous démontrer combien les conservateurs ont réussi à m'irriter en votre absence. — Je n'en doute pas. Mais pendant que vous y êtes, cela me fait penser que certains amiraux, dont un Manticorien et votre méprisable cousin, ont carrément refusé de me dire ce que vous aviez fait de mon domaine ! Je suis à peu près persuadée que Judas a donné des ordres pour que personne ne m'en dise rien, et il ne me trompe pas un instant avec son histoire ridicule comme quoi "le personnel militaire ne doit pas se mêler d'affaires d'État" ! Son sourire le trahit. — Ah oui ? » Mayhew haussa les sourcils puis secoua la tête. C'est un scandale, soupira-t-il. Un vrai scandale ! Je vois que je vais devoir lui parler très sérieusement. » Honor le fusilla du regard, et il lui sourit en retour. « Toutefois, les détails d'un peu plus de deux ans d'histoire ne sont pas de ceux qu'on essaye d'expliquer dans le salon d'un spatioport. Surtout alors que nous avons encore quelques points à régler avant que Katherine et Élaine ne fondent sur vous pour commencer d'organiser le gala planétaire qui fêtera votre retour. » Il eut un petit rire comme elle grommelait, puis il adressa un signe de tête à Rice. Le commandant effleura son bracelet de com et y murmura quelques mots, tandis que le Protecteur prenait Honor par le coude pour l'escorter vers la sortie du salon, Rice et Andrew LaFollet sur les talons. « Comme je le disais, Honor, j'ai limité l'annonce de votre arrivée à un tout petit groupe, pour le moment du moins, mais il se trouvait quelques personnes ici sur Grayson dont j'estimais qu'elles devaient être prévenues immédiatement. — Ah ? » Honor le regarda d'un air méfiant. Oui, et... Ah, les voici ! » annonça-t-il alors que les portes s'ouvraient en silence et qu'Honor s'arrêtait net. Sept personnes apparurent : cinq dotées de quatre membres et deux de six, mais qui lui parurent toutes chatoyer car sa vision se troublait sous l'effet de larmes soudaines. Allison Chou Harrington se tenait à côté de son mari, petite, élégante et belle comme toujours ; des larmes brillaient au coin de ses yeux en amande pareils à ceux d'Honor, rivés sur sa fille. Alfred Harrington la dominait par la taille, et son visage trahissait des émotions si fortes que c'en était presque trop pour Honor. Howard Clinkscales se dressait à gauche d'Allison, la figure anguleuse et féroce chargée d'émotion lui aussi, appuyé sur le bâton de régence à tête d'argent qui symbolisait son office sur le domaine Harrington. Miranda LaFollet se tenait à sa gauche, portant le chat sylvestre nommé Farragut, le sourire aux lèvres et le cœur à nu dans les yeux face à son seigneur et à son frère. Enfin, à droite d'Alfred venait un homme un peu dégarni, cheveux blonds et regard gris, qui la fixait comme s'il n'osait pas y croire. Elle sentit la joie immense de James MacGuiness – une joie qui commençait seulement à remplacer la crainte que la nouvelle impossible de son retour n'ait été qu'une erreur – et, associée à elle, un tourbillon de bienvenue et de jubilation issu de la fine créature tachetée sur son épaule, le chat sylvestre baptisé Samantha, à la vue de son compagnon. C'en était trop. Honor ne pouvait se défendre contre les émotions qui se déversaient en elle depuis ces gens qui comptaient tant à ses yeux, et elle sentit son visage s'effondrer enfin. Non de chagrin mais d'une joie trop intense. Il l'a fait exprès, songea-t-elle, quelque part hors du tourbillon de ses propres émotions. Benjamin est au courant de mon lien avec Nimitz et il a délibérément veillé à ce que je puisse les retrouver sans témoins. Sans personne pour me voir perdre complètement mes moyens. Et puis elle n'eut plus de place pour la réflexion. Pas pour une réflexion cohérente, en tout cas. Elle avait cinquante-quatre ans T, mais qu'importe ? Elle s'éloigna de Benjamin Mayhew et tendit la main vers sa mère à travers le brouillard de ses larmes. « Maman ? » murmura-t-elle d'une voix rauque. Elle sentit le sel sur ses lèvres tandis que ses parents s'approchaient. « Papa ? Je... » Sa voix se brisa complètement, mais elle s'en fichait aussi. Rien dans l'univers ne comptait quand son père l'atteignit et la prit dans des bras qui avaient toujours été là pour elle. Elle sentit en eux la force écrasante de Sphinx, pourtant ils se fermèrent autour d'elle avec une douceur infinie, et sa casquette tomba lorsque son père enfouit son visage dans ses cheveux. Puis sa mère fut là elle aussi, la serrant dans ses bras et se frayant un chemin dans le cercle qu'Alfred élargissait pour les inclure toutes les deux, et, l'espace d'un instant, Honor Harrington put cesser d'être seigneur et officier spatial. Elle n'était que leur fille, qui leur était rendue par un miracle qu'ils ne comprenaient pas encore, et elle s'accrochait à eux plus encore qu'eux à elle. Combien de temps ils restèrent ainsi, elle l'ignorait. Certaines expériences sont trop intenses, trop capitales pour qu'on les découpe en secondes, en minutes, et celle-ci en faisait partie. Elle dura ce qu'elle devait durer, mais Honor sentit enfin ses larmes se tarir, prit une inspiration très profonde et repoussa légèrement son père pour le regarder, l'œil brumeux. « Je suis de retour, dit-elle simplement, et il hocha la tête. — Oui, mon petit. » Sa voix grave s'effilochait, tremblante, mais ses yeux brillaient. « Je sais. — Nous savons tous les deux », renchérit Allison, et Honor eut un petit rire humide lorsque sa mère sortit un mouchoir minuscule et, à la manière des mères depuis la nuit des temps, se mit en devoir d'essuyer vivement le visage de sa fille. Elle mesurait à peine les deux tiers de la taille d'Honor, et celle-ci était à peu près convaincue qu'elles devaient avoir l'air parfaitement ridicules, mais cela lui convenait, et elle regarda Clinkscales par-dessus la tête maternelle. « Howard », fit-elle doucement. Il s'inclina très bas, mais elle vit ses larmes et goûta sa joie, et lui tendit bien vite la main. Il la prit en battant des cils, la poigne encore ferme et puissante malgré son âge, puis il inspira bruyamment et se reprit. « Bienvenue chez vous, milady. Vous avez manqué à votre domaine et à vos sujets. — Je suis rentrée dès que possible, répondit-elle du ton le plus badin qu'elle put. Hélas, nos plans ont connu quelques contretemps. Rien que le maître principal Harkness et Carson ne pouvaient arranger pour nous, toutefois. » L'enseigne de vaisseau Clinkscales s'avança à côté d'elle lorsqu'elle prononça son nom, et le régent sourit en serrant fort son immense neveu dans ses bras. Howard Clinkscales avait été imposant pour un Graysonien dans sa jeunesse, mais il n'avait jamais atteint la taille de Carson, et il avait maintenant quatre-vingt-sept ans T, sans le bénéfice du prolong. Ils avaient l'air aussi mal assortis par la taille qu'Honor et Allison, et la Manticorienne gloussa en repassant son bras autour de sa mère d'un geste affectueux. Puis elle marqua une pause. Elle ne l'avait pas remarqué dans le feu de leur première étreinte, mais ses parents portaient chacun un dispositif assez similaire à celui dans lequel elle transportait Nimitz, et elle haussa le sourcil. Pourquoi donc ? Son père se tourna alors à demi pour laisser de la place à MacGuiness et Miranda, et Honor prit l'air encore plus ébahi qu'à l'ouverture de la porte. En fin de compte, il n'avait pas tout à fait la même chose qu'elle sur le dos, car ce n'était pas destiné à un chat. Il s'agissait de... « Ne le regarde pas comme ça », intervint fermement sa mère tout en lui attrapant le menton, lui tournant la tête d'autorité pour lui essuyer la joue gauche. Honor se laissa faire, soumise, surprise au point de ne pouvoir réagir autrement, et sa mère secoua la tête. « Enfin, Honor, on croirait que tu n'as jamais vu de bébé, or je sais que ce n'est pas le cas ! — Mais... mais... » Honor tourna de nouveau la tête et se plongea dans des yeux noirs qui lui rendirent un regard ensommeillé, puis elle déglutit et revint vers sa mère, profitant de sa grande taille pour se pencher sur elle et jeter un coup d'œil à ce qu'elle portait sur son dos. Elle était sûre que les yeux de ce petit visage étaient tout aussi noirs, mais ils n'étaient pas ensommeillés : ils étaient fermés, et le visage affichait cette expression désapprobatrice typique des bébés endormis. « Enfin, Honor ! répéta sa mère. Ton père et moi avons bénéficié du prolong, je te rappelle. — Oui, bien sûr, mais... — Voilà un mot qui revient un peu trop souvent à tes lèvres, il me semble », gronda Allison en essuyant une dernière fois la joue d'Honor avant de reculer pour examiner son œuvre. Elle opina, satisfaite, et rangea le carré de tissu humide dans la cachette d'où elle l'avait tiré. « C'est de ta faute, d'ailleurs, reprit-elle à l'adresse d'Honor. Tu n'avais pas encore produit d'héritier; alors, quand ils ont essayé de faire de ce pauvre Lord Clinkscales le seigneur Harrington, il a bien dû imaginer un moyen de se défendre. » Elle secoua la tête, et Clinkscales la regarda un instant avant de lancer un sourire penaud à Honor. « Tu veux dire... » Honor se secoua et prit une profonde inspiration. Elle prit aussi la résolution silencieuse de traquer personnellement Hamish Alexander et de le tuer de ses mains. De sa main, au singulier, rectifia-t-elle tout en se rappelant son amusement diabolique et ses propos vagues concernant « d'autres arrangements » sur Grayson. Étant donné la nature de son crime, hors de question d'attendre qu'on lui pose un bras de rechange. Si elle partait cet après-midi à bord d'un courrier et qu'elle empruntait le nœud du trou de ver, elle pouvait passer par le Harrington pour tordre le cou à Judas Yanakov et être de retour dans le système de Trévor sous quatre jours, et puis... Elle expira très lentement puis baissa la tête vers sa mère. « Je ne suis donc plus fille unique ? — Mon Dieu, tu as fini par comprendre », murmura Allison avec un sourire malicieux. Puis elle leva la main et fit glisser les bretelles du porte-bébé. Elle prit dans ses bras le tout, bébé et porte-bébé, et quand elle releva les yeux vers Honor, la malice s'était muée en tendresse chaleureuse. « Voici Faith Katherine Honor Stéphanie Miranda Harrington, annonça-t-elle doucement, avec un petit rire face à la mine d'Honor. Je sais que son nom est plus long qu'elle, la pauvre, mais ça aussi c'est de ta faute, vois-tu. Pour l'instant – c'est-à-dire jusqu'à ce que tu te mettes au boulot dans le rayon petits-enfants – ce petit bout au long patronyme est ton héritière, Lady Harrington. En réalité, à cette seconde, c'est elle le "seigneur Harrington" d'un point de vue légal, du moins tant que les Clefs n'auront pas découvert ton retour. Ce qui signifie que nous avons eu de la chance de pouvoir nous cantonner à cinq prénoms, tout bien considéré. Je crois qu'on partait du principe, jusqu'à ces dernières heures, qu'elle deviendrait Honor II en choisissant son nom de règne. Heureusement... » Ses lèvres frémirent un instant, et elle s'arrêta pour s'éclaircir la gorge. — Heureusement, répéta-t-elle plus fermement, elle n'aura pas besoin de prendre cette décision aussi tôt que nous le redoutions, finalement. — Et voici son frère jumeau un brin plus jeune, fit Alfred, qui avait fait glisser les bretelles de son porte-bébé, James Andrew Benjamin Harrington. Il s'en est tiré avec deux prénoms de moins, tu remarqueras, exerçant ainsi dûment ses prérogatives en tant que bon citoyen masculin de la dernière véritable patriarchie de ce coin de la Galaxie. Bien que, j'espère que tu l'auras noté, nous ayons réussi à flatter le potentat local en infligeant son nom à ce pauvre enfant. — Je constate, oui. » Honor se mit à rire et caressa la joue satinée du petit garçon. Elle lança un regard en coin à Benjamin Mayhew et remarqua son sourire heureux, presque possessif. Manifestement, ses parents et les Mayhew étaient devenus plus proches encore qu'elle n'avait osé l'espérer, et elle reporta son attention vers sa mère. « Ils sont magnifiques, maman, dit-elle tout bas. Papa et toi faites vraiment du bon travail, même si c'est moi qui le dis. — Tu trouves ? » Sa mère inclina la tête. « Pour ma part, j'aurais aimé que nous découvrions un moyen de passer directement de la naissance au premier jour de classe. » Elle secoua la tête d'un air pensif qui ne trompa personne dans le salon. « J'avais oublié la somme de travail que représente un bébé, soupira-t-elle. — Oh, bien sûr, milady ! » Miranda LaFollet éclata de rire. Honor se tourna vers sa femme de chambre et découvrit Miranda au bras de son frère... ce qui aurait constitué un manquement choquant à son devoir de la part du commandant LaFollet dans des circonstances normales – ce qu'elles n'étaient pas. Miranda vit l'air interrogateur d'Honor et rit à nouveau. « Ça représente tellement de "travail" qu'elle a insisté pour les porter à terme de manière naturelle, malgré les deux mois et demi que le prolong ajoute au processus, milady. Et tellement de travail qu'elle refuse catégoriquement de nous laisser leur fournir des nourrices à plein temps ! En réalité, nous avons le plus grand mal à la décoller d'eux – à en décoller vos deux parents, en fait – le temps qu'ils aillent à la clinique ! Je ne crois pas que même les gens de notre domaine s'attendaient tout à fait à voir deux des meilleurs médecins de la planète faire leur tournée un bébé sur le dos, mais... » Elle haussa les épaules, et Honor se mit à rire. Eh bien, maman vient de Beowulf, Miranda. Ils sont tous un peu cinglés là-bas, d'après ce qu'on m'a dit. Et ils sont absolument gagas devant les bébés. D'ailleurs je ne peux pas le leur reprocher, maintenant que j'y pense, ajouta-t-elle en observant ses minuscules frère et sœur. Ces deux-là sont sûrement la plus belle paire de nourrissons de tout l'univers exploré, après tout. — Tu trouves vraiment ? demanda sa mère. — Oui, assura Honor plus bas. Évidemment, je ne suis peut-être pas tout à fait impartiale, mais je trouve vraiment. — Bien, fit Allison Harrington, parce que, sauf erreur de mon nez, Faith Katherine Honor Stéphanie Miranda ici présente vient de faire la démonstration de l'efficacité de ses systèmes internes si bien conçus. Et pour te montrer à quel point ton compliment sur leur beauté me ravit, je vais te laisser la changer, ma chérie ! — J'adorerais, maman. Hélas, pour l'instant, je n'ai qu'une seule main, et il s'agit manifestement d'une tâche qui en exige deux... » Elle haussa les épaules, et sa mère secoua la tête. « Certains feraient n'importe quoi pour éviter de bosser », dit-elle sur un ton beaucoup plus léger que son cœur, tandis que ses yeux se posaient sur le moignon d'Honor, qui sourit. — Oh, je n'avais pas besoin de ça pour échapper à la corvée, assura-t-elle, le sourire plus franc encore alors que James Mac-Guiness approchait avec Samantha. Mac me gâte honteusement. Je suis certaine qu'il aurait été ravi de se charger des couches à ma place même sans ça. N'est-ce pas, Mac ? — Je crains que cette tâche précise ne soit pas incluse dans la description de mon poste, milady », répondit l'intendant. Malgré une voix presque normale, il avait l'œil humide, et son sourire paraissait trembler légèrement. « Vraiment ? » Le sourire d'Honor s'adoucit et se réchauffa, et elle passa le bras autour de ses épaules. Il se laissa aller contre elle pendant un instant tandis qu'elle le serrait fort, puis elle le tint à bout de bras pour plonger dans son regard. v Eh bien, dans ce cas, j'imagine que vous devrez vous contenter d'être "oncle Mac"... parce que nous savons tous qu'il revient aux oncles et tantes de rendre les enfants pourris gâtés, sans rien faire de constructif. — Comme c'est intéressant, fit Alfred Harrington. Et en quoi consiste le rôle des grandes sœurs ? — Ça dépend de la différence d'âge, non ? répondit joyeusement Honor. Dans le cas présent, je pen... » Elle s'interrompit soudain, si brutalement que sa mère releva les yeux de Faith, inquiète. Le sourire d'Honor avait disparu comme s'il n'avait jamais existé, et elle tourna brusquement la tête vers la gauche, fixant de son unique œil valide le chat sylvestre posté sur l'épaule de MacGuiness. Samantha s'était redressée, les oreilles aplaties sur le crâne, le regard braqué sur son compagnon. Allison tourna aussitôt la tête pour suivre ce regard intense et écarquilla les yeux en voyant Nimitz reculer comme si on l'avait frappé. L'espace d'un instant, elle eut l'idée folle qu'il avait pu rendre Samantha furieuse, mais cela ne dura que le temps pour elle d'identifier une émotion qu'elle ne se serait jamais, au grand jamais, attendue à voir chez Nimitz. La terreur. Une peur panique qui lui arracha un gémissement de chaton effrayé. MacGuiness et Andrew LaFollet avaient relevé la tête quand Honor s'était interrompue, et ils blêmirent tous deux en voyant Nimitz. Contrairement à Allison, ils l'avaient déjà vu dans cet état auparavant – une seule fois – dans les quartiers de l'amiral à bord du VFG Terrible, alors que les horribles cauchemars qui déchiraient sa compagne humaine endormie comme les fouets des Furies réduisaient le chat empathe tremblant à l'impuissance. Ils avaient vu l'équivalent de cette terreur le parcourir et ils s'avancèrent vers lui comme un seul homme, le cœur tendu vers leur ami. Mais avant même qu'ils ne bougent, Honor Harrington avait libéré l'attache qui maintenait les bretelles croisées sur sa poitrine. Elle les rattrapa à l'ouverture et, d'un seul mouvement souple qui aurait dû paraître maladroit de la part d'une manchote, dégagea ses épaules du porte-chat et le ramena devant elle. Elle s'agenouilla en serrant contre elle Nimitz dans son carcan, la joue posée sur sa tête et les yeux fermés tandis qu'elle jetait toute son énergie à la rencontre du sentiment d'horreur qui faisait rage sur leur lien empathique. j'aurais dû le sentir plus tôt, lui glissa un fragment de calme intérieur. j'aurais dû m'en rendre compte à l'instant où nous avons vu Sam... mais lui-même ne s'en est pas rendu compte. Mon Dieu, comment avons-nous pu manquer ça? Elle tenait le chat sylvestre de toute la force de son bras et de son cœur et, pour un instant, alors que le terrible front orageux de ses émotions tourbillonnait violemment en eux, il lutta follement pour lui échapper. Pour courir cacher sa panique ou dans un effort désespéré pour atteindre physiquement Samantha, Honor n'aurait pas su le dire, sûrement parce que lui-même en aurait été incapable. Puis le terrible flash de panique se mua en une émotion beaucoup moins explosive... mais beaucoup plus lugubre. Dans un frisson, son corps devint flasque, et il pressa son museau contre elle en laissant échapper une plainte sourde. Le cœur d'Honor se serra à ce gémissement désolé, et elle l'embrassa entre les oreilles tout en le serrant fort. Le coup de crosse, songea-t-elle. Ce fichu coup de crosse sur Enki ! Mon Dieu, qu'est-ce que ça lui a fait? Elle ignorait la réponse à cette question mais savait que le coup qui avait brisé son bassin intermédiaire devait être la cause de la terrible solitude noire qui avait gagné la moitié de l'esprit de Nimitz. Rien d'autre n'aurait pu l'expliquer, et le choc et la terreur qu'il induisait étaient pires encore qu'ils n'auraient dû car ni lui ni Honor ne s'étaient aperçus de ce silence. Elle le berçait de sa voix et le serrait fort, les yeux fermés, et elle sentit Samantha se dresser bien haut sur ses membres postérieurs à côté d'elle. La compagne de Nimitz avait bondi de l'épaule de MacGuiness pour courir vers lui, et elle caressait sa douce fourrure de ses quatre mains. Honor devinait sa panique comparable, elle la sentait tendre vers Nimitz tous ses sens dans un effort désespéré pour en obtenir une réponse, appeler de ses vœux le réconfort que son compagnon ne pouvait plus lui donner. Honor ressentait les émotions des deux chats sylvestres, et ses larmes coulèrent sur la fourrure de Nimitz. Mais, au moins, la panique initiale refluait, et elle prit une inspiration tremblante et profonde, soulagée, lorsqu'ils comprirent (et elle avec eux) qu'ils pouvaient encore capter leurs émotions respectives... et que Samantha se rendit compte que Nimitz parvenait encore à entendre les pensées qu'elle lui envoyait. La façon exacte dont les chats sylvestres télempathes communiquaient l'un avec l'autre avait toujours fait débat parmi les hommes. Certains arguaient que les chats étaient de véritables télépathes, d'autres qu'ils ne « communiquaient » pas réelle ment au sens humain du terme et qu'ils n'étaient que des unités liées par un flux libre d'émotions pures si fortes qu'elles faisaient office de communication. Depuis que son propre lien avec Nimitz s'était modifié et approfondi, Honor s'était rendu compte que, en un sens, les deux hypothèses étaient correctes. Elle n'avait jamais réussi à accéder directement aux « conversations » que Nimitz tenait avec d'autres chats, mais elle avait perçu les marges d'un complexe flux mêlé de pensées et d'émotions quand il « parlait » à l'un de ses congénères. Depuis que Samantha et lui formaient un couple, Honor avait pu « entendre » et étudier de plus près leur mode de communication, et elle avait découvert que Samantha et Nimitz étaient véritablement « connectés » à un point tel qu'ils ne formaient pour ainsi dire plus qu'un seul individu ils faisaient tellement partie l'un de l'autre qu'ils n'avaient souvent pas besoin d'échanger de pensées clairement formulées. Mais à les observer ensemble et avec d'autres de leur espèce, elle était parvenue à la conclusion que les chats sylvestres en général échangeaient sans l'ombre d'un doute ces concepts raisonnés complexes qu'on ne pouvait décrire que par le terme de « communication ». Toutefois, elle n'avait jamais été sûre, jusqu'à cet instant terrible, qu'ils le faisaient sur plusieurs canaux. Ils étaient bel et bien à la fois empathes et télépathes. Elle le savait désormais, car Samantha parvenait encore à capter les émotions de Nimitz... mais rien d'autre. Les échanges riches et complets qui les liaient auparavant avaient été violemment mutilés, privés de la moitié de leur richesse et affligés d'un silence qui n'avait rien de naturel. Elle sentit des larmes lui venir pour ses amis si chers tandis qu'ils affrontaient la soudaine prise de conscience de cette perte. Comment avons-nous pu manquer de nous en apercevoir sur Hadès ? Pendant tout ce temps, nous n'avons même pas deviné... Puis, comprenant, elle inspira profondément. Bien sûr. Son lien avec Nimitz opérait à travers le sens empathique du chat sylvestre. Ils ne s'étaient jamais servis du canal télépathique pour communiquer, et Nimitz n'avait donc jamais soupçonné qu'il avait perdu cette faculté. Pas avant de tendre son esprit vers Samantha... sans qu'elle puisse l'entendre. « Honor ? » C'était la voix douce de sa mère, et elle releva la tête pour voir Allison à genoux à ses côtés, l'air soucieux, le regard assombri par l'inquiétude. « Qu'est-ce qu'il y a, Honor ? — C'est... » Elle inspira brusquement. « Dans le système de Barnett, quand Ransom a annoncé son intention de m'envoyer sur Hadès, elle a ordonné à ses sbires de tuer Nimitz, et... » Elle secoua la tête et referma les yeux. « Nous n'avions plus rien à perdre, maman, alors... — Alors ils ont attaqué les gardes de SerSec », fit doucement Andrew LaFollet, et Honor s'aperçut que son homme d'armes lui aussi était agenouillé à côté d'elle. Il se trouvait à sa gauche, de son côté aveugle, et elle se tourna donc vers lui. « C'est sûrement à ce moment-là, milady, dit-il quand son seigneur le regarda. Quand ce salopard l'a frappé de la crosse de son pulseur. — Oui. » Honor hocha la tête, pas vraiment surprise qu'Andrew ait compris ce qui s'était sans doute produit. Mais elle sentait la perplexité des autres au milieu de la tempête émotionnelle qui faisait toujours rage entre les deux chats sylvestres. Elle desserra son étreinte autour de Nimitz, posa le porte-chat à terre et le regarda en sortir. Samantha et lui s'assirent face à face, et il pressa sa tête dans le creux de son cou tandis qu'elle ronronnait à s'en dessouder le squelette; la queue préhensile de sa compagne s'enroula autour de lui, et elle le caressa des mains qui terminaient ses membres antérieurs et intermédiaires. Encore maintenant, il paraissait bizarrement assis, tordu à cause de ses os mal remis, et Honor releva la tête pour croiser le regard inquiet de sa mère. « Personne n'a jamais su si les chats sylvestres étaient véritablement télépathes... jusqu'à maintenant, fit-elle tout bas. Mais ils le sont. Et quand cette brute de SerSec l'a frappé, il a dû... briser ce qui les rend télépathes, parce que Sam ne l'entend plus, maman. Elle ne l'entend plus du tout. — Plus du tout? » Honor leva les yeux. Son père se tenait à côté d'elle, un bébé dans chaque bras, et il plissa le front comme elle hochait la tête. « Vu la façon dont il se tient, le pulseur a dû le frapper... je dirais, à peu près au niveau du bassin intermédiaire, non ? — Un petit peu en arrière et depuis la droite, d'après nous, milord, répondit LaFollet. La plupart des côtes ont cédé de ce côté-là aussi. Fritz Montoya pourrait sûrement vous répondre plus précisément, mais le coup m'a semblé porté à un angle de soixante-dix degrés. Peut-être un peu moins, mais sûrement pas de beaucoup. » L'homme d'armes avait le regard acéré, comme s'il devinait que la question du docteur cachait quelque chose, et Alfred acquiesça lentement. « Ce serait logique », murmura-t-il en fixant un point invisible tout en réfléchissant. Puis il secoua légèrement la tête et baissa de nouveau les yeux vers sa fille aînée. « On se demande depuis des siècles pourquoi la colonne vertébrale des chats sylvestres présente des grappes de tissus nerveux au niveau de chaque bassin, lui dit-il. Certains ont émis l'hypothèse qu'il pourrait s'agir de cerveaux secondaires. Ils sont assez gros pour ça, et leur structure suffisamment complexe, et ils pourraient expliquer en théorie comment un être doté d'une masse corporelle aussi faible a pu accéder à l'intelligence. D'autres ont tourné cette idée en ridicule, tandis qu'un troisième groupe arguait que, même s'il s'agissait peut-être de cerveaux secondaires, les similitudes physiques – et les différences – entre eux indiquaient qu'ils devaient aussi avoir une autre utilité. Leur structure a été analysée en détail et cartographiée, mais on n'a jamais réussi à les associer à une fonction discernable. Et puis personne n'a jamais eu un expert ès chats sylvestres comme toi sous la main pour lui poser ses questions. Je crois que nous savons désormais au moins à quoi sert l'un de ces plexus nerveux. — Tu veux dire que, selon toi, le site des membres intermédiaires était son... son émetteur télépathique ? — En tout cas, ça en a l'air. Tu disais que Sam ne l'entendait pas, et non que lui ne l'entendait pas. C'est exact? — Oui. Enfin, je crois, dit Honor au bout d'un moment. Difficile d'en être sûre pour l'instant. Quand il s'est rendu compte qu'elle ne l'entendait pas, il a simplement... — ... réagi à peu près comme je l'aurais fait à sa place, interrompit son père. Et ce n'est pas étonnant. Je me suis toujours demandé ce qui arriverait à un télempathe qui se trouverait soudain, pour la première fois de sa vie, isolé et seul, enfermé dans son petit monde personnel. Nous sommes encore loin d'en savoir autant sur les chats sylvestres que nous devrions, mais s'il y a une chose dont nous sommes certains, c'est qu'ils semblent tous partager cette conscience permanente de l'autre, ce lien avec tous les autres chats et la plupart des hommes autour d'eux, du moins dans une certaine mesure. C'est toujours présent, dès le jour de leur naissance, et ils doivent trouver ça aussi naturel que de respirer. Mais là... » Alfred frissonna, secoua la tête, et Honor acquiesça en silence, ébahie de la précision avec laquelle son père avait décrit un entrelacs d'esprits et de cœurs qu'il n'avait jamais pu expérimenter lui-même. — Si j'ai raison quant à la façon dont il a été blessé, cela ne doit pas être la première fois qu'une mésaventure de ce genre arrive à un chat sylvestre. Dieu sait qu'ils prennent suffisamment de coups dans leur environnement naturel pour que quelques-uns au moins aient subi des blessures comparables et survécu. Ils doivent donc savoir que cela peut arriver à n'importe lequel d'entre eux, et ce doit être une de leurs craintes les plus viscérales. Quand Nimitz a compris ce qui se passait... » Il secoua de nouveau la tête et soupira, le regard sombre et compatissant posé sur les deux chats tout en écoutant la plainte douce et aimante de Samantha. « Est-ce qu'on peut y faire quelque chose ? » dit Honor d'une drôle de voix, que LaFollet n'identifia pas l'espace de quelques secondes. Puis il se souvint. Alfred Harrington était l'un des quatre ou cinq meilleurs neurochirurgiens du Royaume stellaire de Manticore. Il ne s'agissait pas simplement d'une fille demandant à son père de la rassurer, mais d'une femme demandant à l'homme qui avait reconstruit les nerfs de son visage et personnellement implanté son œil cybernétique s'il avait encore un miracle pour elle dans sa mallette de docteur. — Je ne sais pas, ma chérie. Pas encore, répondit-il franchement. J'ai sans doute prêté plus d'attention aux articles concernant les chats sylvestres à cause de la place que Nimitz prend dans nos vies à tous, mais les hommes restent ma spécialité. Les formes de vie natives de Sphinx ont toujours plutôt concerné les vétérinaires, et il existe bon nombre de différences entre leur structure neurologique et la nôtre. Je suis sûr que réparer l'os et les articulations ne posera aucun problème, mais je n'ai pas la moindre idée de nos possibilités concernant les dégâts neurologiques. » La moitié vivante du visage d'Honor se tendit, et il secoua aussitôt la tête. « Ça ne veut rien dire, Honor ! Je m'efforce simplement de ne pas te donner de faux espoirs. Je l'ignore réellement, mais j'ai la ferme intention de le découvrir. Et ça, je te le promets dès maintenant, ainsi qu'à Nimitz et Samantha. Si c'est réparable, alors, bon sang, je trouverai le moyen de le faire ! » Honor garda les yeux levés vers lui encore quelques instants, puis elle sentit ses épaules tendues se relâcher un peu, et l'inquiétude sur son visage s'atténua imperceptiblement. Elle se fiait à l'opinion de ses parents dans leur domaine médical. Elle avait trop souvent vu et entendu parler de ce dont ils étaient capables pour ne pas leur faire confiance. Si son père disait qu'il existait peut-être un moyen de guérir le handicap de Nimitz, c'est qu'il le croyait vraiment, car il n'était pas dans ses habitudes d'inventer de pieux mensonges. Et il y avait autre chose, songea-t-elle. Jamais de toute sa vie il ne lui avait fait de promesse qu'il avait manqué de tenir, et elle savait qu'il tiendrait aussi celle-là. « Merci, papa », souffla-t-elle, et elle sentit les bras de sa mère l'entourer à nouveau. CHAPITRE QUATRE « Mais je rêve, bordel ! » Parmi les personnes assises à la table de conférence, plus d'une cilla à l'âpreté du propos d'Esther McQueen, ministre de la Guerre. Non qu'ils la craignaient (bien que ce fût le cas pour certains d'entre eux), mais quiconque jouissait de toutes ses facultés s'interdisait de parler sur ce ton à Robert Pierre et Oscar Saint-Just. Malgré lui, Pierre sentit un petit sourire — une grimace, plutôt — étirer la commissure de ses lèvres. Ils étaient neuf autour de la table en comptant Saint-Just et lui-même. Ensemble, ils représentaient le noyau dur du groupe le plus puissant de toute la République populaire. Au bout de plus de huit ans T, le comité de salut public affichait encore un effectif total de vingt-six personnes, presque trente pour cent de sa taille d'origine. Évidemment, ce n'était qu'une autre façon de dire qu'il avait été réduit de plus de soixante-dix pour cent. D'ailleurs, en comptant les nouvelles nominations destinées à remplacer les victimes des diverses purges, luttes de pouvoir factionnelles et autres désagréments (ainsi que le remplacement de plusieurs de ces nouveaux membres), le taux de perte au sein des membres du comité s'élevait en réalité à plus de deux cents pour cent. Des quatre-vingt-sept membres d'origine, il ne restait que Pierre lui-même, Saint-Just, Angéla Downey et Henri DuPré (qui ne faisaient guère plus que chauffer leur place avec inquiétude). Et sur les vingt-six du moment, seuls les neuf présents dans cette pièce comptaient véritablement. Et six d'entre eux sont terrifiés au point d'avoir besoin de ma permission pour respirer. Enfin, la mienne et celle d'Oscar. Et nous pensions que c'était ce que nous voulions. Ils ne vont sûrement pas se mettre à comploter pour me renverser... mais je n'avais pas prévu à quel point leur manque de cran les rendrait inutiles en situation de crise. Chose que nul n'envisagerait jamais de dire concernant McQueen — heureusement ou hélas, selon le point de vue. « Je comprends votre... contrariété, Esther, dit-il à voix haute au bout d'un moment. Je ne suis moi-même pas franchement ravi, ajouta-t-il avec un sens aigu de la litote. Malheureusement, il semble que ce soit arrivé, que ça nous plaise ou non. -- Mais... » commença McQueen d'un ton cassant, avant de s'interrompre. Elle serra les dents et maîtrisa sa fureur, les narines évasées par l'effort. « Vous avez raison, citoyen président, dit-elle du ton de qui retrouve son équilibre. Et je vous prie d'excuser ma réaction. Si... surprenante soit la nouvelle, elle ne justifie pas un langage pareil. Mais je maintiens mon premier sentiment. Et même s'il sera sûrement temps plus tard pour des récriminations précises (elle jeta un regard aux deux seules personnes à la table plus récemment nominées qu'elles, et Léonard Boardman, ministre de l'Information publique, se recroquevilla sur son siège), les conséquences immédiates vont être catastrophiques... enfin, si nous avons de la chance ! Si nous n'en avons pas... » Elle laissa sa phrase en suspens, secouant la tête, et Pierre regretta de ne pouvoir contredire son analyse. « J'ai bien peur de devoir vous suivre sur ce point », reconnut-il en secouant la tête à son tour. Joan Huertes, présentatrice et reporter la plus en vue du Service d'information interstellaire sur la République populaire de Havre, avait appelé Boardman directement, en quête d'un commentaire concernant les incroyables rapports en provenance de l'Alliance manticorienne. La bonne nouvelle, si l'on peut dire, était que Boardman avait eu la présence d'esprit de lui répondre par un « sans commentaire » remarquablement calme (ou qui le paraissait, en tout cas) avant de contacter Saint-Just sans délai plutôt que de tergiverser en se demandant ce que ce désastre en termes de relations publiques signifierait pour lui. À en juger par sa mine, il s'était bien rattrapé depuis, mais au moins il avait aussitôt transmis l'information à qui de droit. Autre bonne nouvelle, Saint-Just n'avait même pas envisagé d'étouffer l'affaire ni de minimiser la situation à l'intention de Pierre. Certains l'auraient fait à sa place, même parmi ceux qui siégeaient à cette table, car c'étaient ses sbires les responsables du fiasco. Mais il n'avait pas essayé de gagner du temps ni de chercher des boucs émissaires. Et pour finir, ils avaient au moins la chance que cette histoire ne leur soit pas tombée dessus complètement par surprise. Au nom de la sécurité, le citoyen général de division Seth Chernock avait choisi d'emprunter un vaisseau dont l'équipage était composé de membres de SerSec plutôt que le premier courrier venu afin de transmettre le message porteur de ses conclusions risibles, selon lesquelles quelque chose clochait franchement dans le système de Cerbère. Toutefois, alors que, d'après ses estimations les plus pessimistes, il aurait dû se trouver à Cerbère depuis plus de deux mois, Saint-Just n'avait encore reçu aucun rapport de sa part. Nul ne s'en était d'abord soucié. Après tout, Chernock était bel et bien le commandant du secteur où se trouvait Cerbère. Par conséquent, il lui revenait logiquement de prendre toutes décisions utiles quant à la manière de traiter les problèmes, et il n'était pas du genre à demander qu'on approuve ses actes à l'avance. Et puisqu'est-ce qui aurait bien pu arriver à une force aussi puissante ? Pourtant, à mesure que le silence se prolongeait, Saint-Just avait fini par s'inquiéter et, la semaine précédente, il avait – en toute discrétion – envoyé ses propres enquêteurs examiner les craintes ridicules de Chernock. Aucun ne s'était encore signalé, et ils ne le feraient pas avant au moins trois semaines, mais il avait quand même lancé le processus de collecte d'information. Hélas, les bonnes nouvelles s'arrêtaient là... et Pierre avait la noire certitude que l'avalanche de mauvaises nouvelles ne faisait que commencer. « Excusez-moi, citoyen président », intervint après quelques instants de silence Avram Turner, ministre des Finances (et plus récent membre du comité), un homme mince et sérieux à la chevelure sombre. « Je ne comprends toujours pas très bien comment tout ceci a pu se produire. — Et nous non plus, pour l'instant, répondit Pierre. De toute évidence, personne ne l'a vu venir, sinon nous aurions agi préventivement. Et, à cet instant précis, les seules informations dont nous disposons sont celles qui nous arrivent de Manticore. — Sauf votre respect, citoyen président, et bien que ce soit sans doute vrai, cela nous aurait beaucoup aidés si SerSec avait informé la Flotte à réception des premiers messages du citoyen général Chernock, fit Esther McQueen. Nous n'aurions pas pu empêcher ce qui était déjà arrivé sur Hadès, et nous n'aurions pas pu espérer intercepter Harrington sur le chemin de l'Étoile de Trévor, mais vous vous rendez bien compte que toutes nos forces des systèmes solaires frontaliers vont apprendre la nouvelle de la bouche des Manticoriens et des Solariens bien avant d'entendre quoi que ce soit de notre part. » Elle haussa les épaules. « Je n'ose pas imaginer l'impact que cela aura sur le moral de la Flotte et sur la loyauté de nos populations planétaires les moins... disciplinées, mais je ne crois pas qu'il sera positif. — Je sais, soupira Pierre en passant la main dans ses cheveux. Hélas, le délai de communication nous joue vraiment un sale tour ce coup-ci. Je n'essaye pas de défendre ma décision de garder pour moi le premier rapport de Chernock mais, soyez honnête, Esther, même si j'avais partagé son message avec vous, qu'aurions-nous pu y faire avant d'obtenir confirmation qu'il avait ou non vu juste ? Et sans envoyer de courrier à Cerbère pour le constater par vous-même, auriez-vous gobé qu'un groupe de prisonniers totalement désarmés, sans outils plus évolués que des pompes à eau fonctionnant à l'énergie éolienne, et séparés de notre base planétaire principale – pour les plus proches – par plus de quinze cents kilomètres d'océan, sur un monde dont la faune et la flore sont immangeables, pouvaient avoir pris le contrôle du système solaire tout entier ? Évidemment, Oscar et moi avons cru que Chernock perdait la tête ! Et même s'il avait eu raison, la force qu'il emmenait avec lui aurait dû aisément venir à bout de la résistance que les prisonniers pouvaient lui opposer. » Il croisa sans ciller le regard de McQueen, et le ministre de la Guerre, petite femme mince, dut acquiescer. Elle n'en avait pas envie, mais elle n'avait pas vraiment le choix. Rien dans les informations parcellaires qu'ils possédaient jusqu'alors n'expliquait comment les prisonniers s'étaient emparés de la planète, et encore moins comment ils avaient pu vaincre la force puissante que Chernock avait réunie pour aller la reprendre. Et ce salaud a eu le bon sens de mettre à la tête de sa collection d'unités régulières et SerSec un commandant de la Flotte, reconnut-elle intérieurement, à contrecœur. Évite donc de mentionner ce détail maintenant, Esther. Elle se carra dans son fauteuil, les yeux fermés l'espace d'un instant, et se pinça l'arête du nez. Tant que leurs propres courriers n'étaient pas rentrés de Cerbère, ils ne disposaient que des bribes dont Huertes s'était servie pour appâter Boardman lorsqu'elle avait tenté de l'interviewer, et il était tout à fait possible que Boardman ait sur interprété ces éléments épars. Malheureusement, ce n'était pas l'impression de McQueen, et elle avait appris à se fier à son instinct. Et si Boardman n'avait pas exagéré — bon sang, si un dixième seulement de ce qu'il avait cru deviner dans les propos de Huertes était vrai —, le désastre paraissait à peu près complet. Elle fit une moue silencieuse, expression de sa colère et de sa frustration, en se demandant comment cela avait bien pu arriver. Elle n'avait jamais rencontré l'amiral Yearman, mais elle avait sorti son dossier quelques minutes après que Saint-Just lui eut — enfin! — parlé du message de Chernock. À ce qu'elle avait vu, Yearman n'était pas (ou n'avait pas été, puisque nul n'était encore certain que Chernock et lui fussent encore vivants) un stratège inspiré, mais c'était un tacticien fiable. Si Chernock était assez intelligent pour se rendre compte qu'il lui fallait un professionnel pour commander ses équipages composés de brutes SS, il fallait en conclure qu'il avait aussi eu le bon sens de laisser ce même professionnel mener les opérations une fois sur place. Et quelles qu'aient été les faiblesses de Yearman en matière de stratégie, il aurait dû être capable d'affronter les défenses orbitales qui protégeaient Hadès, même si elles se trouvaient sous le contrôle des fugitifs. Surtout que Chernock avait bien précisé à Saint-Just qu'il fournissait à Yearman les spécifications techniques complètes de ces défenses. Mais quand même... « Le fait qu'Harrington est encore en vie pourrait bien nous causer plus de tort que l'évasion elle-même », fit remarquer Turner et, une fois de plus, McQueen acquiesça. Intérieure ment, elle était impressionnée du sang-froid dont il faisait preuve. Il enfonçait une porte ouverte, certes, mais devant les deux hommes qui avaient décidé de demander au ministère de l'Information publique de produire les images bidons de l'exécution d'Harrington, cela demandait un certain cran, surtout pour le dernier arrivé. D'un autre côté, comme le démontrait McQueen elle-même, le pouvoir au sein du comité de salut public n'était pas forcément fonction de l'ancienneté. Robert Pierre avait personnellement choisi Turner un peu plus d'un an auparavant, lorsqu'il avait décidé de faire passer en force une série de réformes fiscales qui n'avaient que trop tardé et, quelles que soient ses faiblesses par ailleurs, cet homme mince et énergique jusqu'à l'agressivité s'était magistralement tiré de leur mise en place. Sa cote montait indéniablement en ce moment. Enfin, la mienne aussi « monte »... et je sais pertinemment que Saint-Just me fusillerait sans y réfléchir à deux fois s'il pensait pouvoir se passer de mes services. Bon sang, se dit-elle avec un certain amusement, il me fusillerait sans doute de toute façon, juste par principe. Pierre est le seul qui ait assez de jugeote pour comprendre que la Flotte a besoin de moi à sa tête. Saint-Just, lui, est le seul qui ait assez de jugeote pour comprendre que je les éliminerai tous les deux dès que je jugerai pouvoir le faire sans risque. « Encore une fois, je voudrais m'inscrire en faux, mais je ne peux pas », soupira Pierre en réponse à l'observation de Turner. À son tour, il se pinça l'arête du nez, puis il secoua la tête d'un air las et esquissa un sourire. « Ça paraissait si simple à l'époque. Elle était déjà morte — nous le savions — et, quoi que nous disions, Manticoriens et Solariens n'auraient jamais cru que nous ne l'avions pas tuée. Au moins, de cette façon, nous pouvions faire passer sa mort pour le résultat d'une procédure judiciaire au lieu de donner l'impression que nous l'avions simplement exécutée et poussée dans une fosse. Et puis nous n'étions pas en position de risquer d'ébranler la confiance de l'opinion publique en annonçant la mort de Cordélia ou ce qui était véritablement arrivé au Tepes, alors... » Il haussa les épaules, mais personne n'avait besoin d'un dessin pour comprendre ce qu'il passait sous silence. Aucun d'eux n'avait appartenu à la faction de Cordélia Ransom. Si ça avait été le cas, ils ne se seraient pas trouvés dans cette pièce... et n'auraient plus fait partie du comité. Ils savaient tous combien Pierre et Saint-Just avaient apprécié qu'on repousse l'annonce officielle de sa mort quand il s'était agi de purger les rangs de ses partisans. Mais malgré tout... « C'est ce que je trouve le plus difficile à comprendre, murmura Turner comme s'il réfléchissait à voix haute. Comment a-t-elle bien pu survivre à ce qui est arrivé au Tepes? Et si elle s'en est tirée, comment avons-nous pu l'ignorer ? — Esther ? fit Pierre en se tournant vers McQueen. Vous avez une idée sur ces questions ? » Prudence, maintenant, songea-t-elle. Réponds avec des pincettes, Esther. « J'y ai beaucoup réfléchi, citoyen président, dit-elle tout haut, et cet élément-là au moins était vrai. J'ai repris les archives du scanner du pont d'état-major du Comte Tilly et du centre d'opérations de combat, et je les ai fait analyser de manière exhaustive à l'Octogone. » Elle plongea la main dans sa veste civile et en sortit un petit dossier de puces qu'elle fit glisser sur la table de sorte qu'il s'arrête juste devant Pierre. « Voici le résultat de nos analyses, ainsi que l'enregistrement de l'explosion; personne n'a trouvé d'élément expliquant comment Harrington et ses hommes auraient pu quitter le vaisseau et gagner la planète avant qu'il n'explose. Ni, d'ailleurs, comment le citoyen maréchal de camp Tresca et ses équipes au sol auraient pu passer à côté d'un événement pareil. Les évadés ont manifestement dû se servir d'un des appareils légers du Tepes, mais de quelle façon ils ont pu en prendre le contrôle, voilà qui me dépasse. Ils n'étaient pas trente à bord, et je n'arrive pas à imaginer comment si peu d'hommes ont pu se frayer un chemin jusqu'aux hangars d'appontement face à l'équipage entier d'un bâtiment. Mais même en admettant qu'ils en aient été capables, le seul appareil léger aperçu était la navette d'assaut que le camp Charon a détruite grâce aux défenses orbitales. » Elle marqua une pause tout en observant Pierre (et Saint-Just) le plus innocemment possible. Les puces qu'elle avait remises au citoyen président contenaient exactement ce qu'elle avait annoncé. Ce qu'elles omettaient toutefois, c'étaient les images du pont d'état-major du Comte Tilly juste après l'explosion du Tepes. McQueen avait bien précisé quelles tranches horaires elle voulait voir analysées en confiant les enregistrements aux experts de la Flotte. Elle n'était pas encore bien sûre de ce que le citoyen contre-amiral Tourville mijotait quand il s'était penché sur la console de son officier tactique, et elle n'avait pas l'intention de laisser quiconque le deviner si elle pouvait l'éviter. Lester Tourville était un officier bien trop efficace au combat pour qu'on le livre à SerSec. Et le fait qu'elle l'avait couvert, une fois qu'elle aurait trouvé un moyen discret de le lui faire savoir, devrait se révéler fort utile à terme pour s'assurer de sa loyauté... « La seule chose que je puisse suggérer avec un certain degré de confiance, reprit-elle au bout d'un moment, c'est qu'Harrington et ses hommes ont dû profiter de la dégradation temporaire du réseau de capteurs de Hadès causée par la destruction de la navette repérée afin de faire gagner la surface à leur propre appareil sans que personne ne les voie depuis le sol. — Une dégradation ? » répéta Turner, et McQueen haussa un sourcil interrogateur à l'adresse de Pierre. Le citoyen président acquiesça imperceptiblement, et elle se tourna vers le ministre des Finances. « Le centre de défense à terre du camp Charon s'est servi de mines orbitales nucléaires de proximité pour détruire la navette des Manticoriens en fuite – ou ce que tout le monde a pris pour tel – juste avant que le Tepes n'explose. L'impulsion électromagnétique qui en est résultée, associée à l'effet des centrales à fusion du Tepes quand celles-ci ont lâché, a aveuglé pendant une brève période le réseau de capteurs, le réduisant à une fraction de son efficacité normale. Ce doit être à ce moment-là que les hommes d'Harrington se sont glissés jusqu'à la planète. — Vous voulez dire qu'ils auraient prévu depuis le début d'utiliser notre propre réaction pour leur ouvrir la voie ? — Il me semble évident qu'ils ont dû le faire, répondit McQueen. Et puis c'est d'Honor Harrington que nous parlons ici, Avram. — Harrington n'est pas un père fouettard », intervint Saint-Just sur un ton glacial. Plusieurs personnes grimacèrent, mais McQueen soutint son regard sans ciller. « Ce n'est pas ce que j'ai dit, fit-elle. Mais il est évident, d'après son dossier, qu'il s'agit de l'un des meilleurs officiers manticoriens de sa génération, si ce n'est bel et bien le meilleur. À la seule exception de ce qui s'est passé à Adler – où, si je puis me permettre, elle a néanmoins rempli sa mission première en protégeant le convoi placé sous son commandement, bien qu'elle ait joué de malchance –, elle a donné une leçon à tous les commandants que nous lui avons opposés, qu'ils soient issus de la Flotte ou de SerSec, manifestement. Je dis simplement qu'il s'agit tout à fait d'une manœuvre que j'attendrais de sa part. » Elle leva la main lorsque Saint-Just plissa les yeux, et continua avant qu'il ait pu prendre la parole. « Et, non, je ne prétends pas que j'aurais prévu ça à l'avance. Ce n'est pas le cas, et je suis persuadée qu'elle m'aurait moi aussi prise complètement au dépourvu. Je me contente de dire que, a posteriori, je ne suis pas du tout surprise qu'elle ait su anticiper la réaction logique du camp Charon face à une navette "en fuite" et trouver le moyen de s'en servir brillamment à son propre avantage. C'est précisément le genre de tours qu'elle nous joue depuis dix ou douze ans. — Ce qui fait bien d'elle un père fouettard, soupira Pierre. Ou ça explique pourquoi trop de nos hommes la voient comme tel. Sans parler de pourquoi les Manties et leurs alliés sont ravis de la retrouver. » Il montra les dents en une parodie de sourire. « De toute façon, peu importe qu'il s'agisse d'une déesse de la guerre si c'est ce que ses hommes pensent d'elle. — Je n'irais pas aussi loin, monsieur, fit McQueen, plus mesurée. Ce qu'elle arrive à nous infliger n'est pas négligeable. Mais vous avez raison dans l'ensemble. Elle est bien plus dangereuse pour nous en ce moment en tant que symbole qu'en tant qu'officier de la Spatiale. — Surtout vu l'état dans lequel elle a l'air, acquiesça Turner. — Je ne compterais pas trop sur ses blessures pour la tenir loin de l'action, répondit McQueen. Aucune ne semble avoir affecté sa capacité à commander. En tout cas, ajouta-t-elle, laconique, pas si l'on en juge par la jolie petite opération qu'elle vient apparemment de mener à bien. Et il est tout à fait possible que, si la situation tourne au vinaigre, les Manticoriens la renvoient sur le front, avec ou sans bras. — D'un autre côté, il semble que, pour le moment, il s'agisse d'un des aspects les plus brillants de notre situation, souligna Pierre. Pour l'instant, du moins, nos hommes repoussent encore les Manties, Esther. Êtes-vous capable de continuer dans ce sens ? — À moins que quelque chose ne change sans prévenir, oui. Mais je vous mets en garde une fois de plus, monsieur : je me fonde sur la situation telle qu'elle est aujourd'hui, et celle-ci est manifestement susceptible d'évoluer. En particulier, nous avons appris des rapports de combat de l'opération Icare que les Manticoriens nous avaient frappés avec une arme nouvelle à la fois à Basilic et à Hancock, et nous ne savons toujours pas avec certitude de quoi il s'agissait dans les deux cas. — Je persiste à penser que vous faites trop de cas de ces rapports », intervint Saint-Just sur un ton légèrement condescendant, et McQueen laissa son regard se durcir en croisant le sien. « Nous savons qu'ils se sont servis de BAL à Hancock, poursuivit le chef de SerSec, mais nous savions depuis nos opérations ratées contre leurs vaisseaux marchands en Silésie qu'ils possédaient des bâtiments d'assaut léger de conception améliorée. Si j'ai bien compris, les analystes ont conclu que les BAL de Hancock étaient du même tonneau. — Les analystes civils, oui », répondit McQueen si froidement que plus d'un grimaça. McQueen et Saint-Just s'étaient déjà affrontés sur le sujet, et leurs divergences, bien que voilées pour la forme, s'étaient faites plus marquées ces derniers mois. McQueen souhaitait ressusciter le service d'espionnage de la Flotte en tant qu'organe géré par la Flotte elle-même et employant des officiers spatiaux. Officiellement parce que les militaires avaient besoin d'une capacité d'espionnage maison dirigée par des gens au fait des réalités opérationnelles. Saint-Just était tout aussi déterminé à maintenir le statu quo, dans lequel la surveillance navale n'était qu'une section du gigantesque appareil d'espionnage de SerSec. Officiellement parce qu'un contrôle centralisé garantissait que toutes les informations pertinentes soient consultables depuis un seul jeu de bases de données, éliminant les redondances et les pertes d'efficacité liées aux conflits de sphères d'influence. En fait, il la soupçonnait surtout de vouloir écarter ses hommes à lui afin de se donner (ainsi qu'à d'éventuels partisans haut placés dans la structure de commandement de la Flotte) un canal sécurisé par lequel intriguer contre le comité. « J'aimerais bien obtenir des données plus complètes et détaillées sur les événements de Hancock, poursuivit-elle après une brève pause et sur un ton un peu moins froid. Un seul des croiseurs de la citoyenne amiral Kellet s'en est sorti, et tous ses bombardiers restants ont subi de lourds dommages. Sans compter, bien sûr, que seuls six d'entre eux sont revenus. » Elle s'interrompit une fois de plus pour laisser les chiffres faire leur chemin dans les esprits, tout en détaillant calmement du regard ses collègues. Je crois que je ne vais pas reparler du citoyen amiral Porter pour l'instant, décida-t-elle. J’ai été assez claire auprès de Pierre et de Saint-Just par le passé, et il serait... indélicat de me répéter devant les autres. Mais, bon sang! si cet imbécile n'avait pas paniqué en comprenant qu'il avait le commandement, si seulement il était resté concentré une petite demi-heure encore, nous aurions rapatrié bien plus d'unités de combat. Kellet et Hall les avaient mises hors de portée des supercuirassés manticoriens, et il est évident que les BAL s'apprêtaient à rompre l'engagement, mais il a fallu que cet âne bâté ordonne à ses unités de se disperser et de « regagner indépendamment l'hyperlimite » ! Autant balancer un morceau de viande fraîche à l'eau sous le nez d'un banc de piranhas terriens !Je le sais, le reste du personnel de l'Octogone le sait, Saint-Just et Pierre le savent, mais les références politiques de ce salaud étaient telles que Pierre a laissé Saint-Just transformer la commission d'enquête en grande mascarade. je suis donc toujours privée de canal officiel pour informer le corps des officiers de ce qui s'est vraiment passé, et cela les rend tous encore plus nerveux qu'ils ne devraient l'être concernant les éventuelles « armes secrètes » que les Mandes nous ont concoctées cette fois-ci. Dieu merci, Diamato est rentré en un seul morceau... mais les médecins ont mis plus de deux mois à le retaper suffisamment pour en tirer la moindre information cohérente. « Parce que si peu d'unités sont revenues et que leurs réseaux de capteurs avaient subi d'énormes dégâts (et parce que vous ne voulez pas me laisser faire), je n'ai pas encore réussi à reconstituer les événements de Hancock avec un meilleur degré de certitude que la commission d'enquête officielle juste après les faits, continua-t-elle. J'ai un certain nombre de théories et d'hypothèses, mais très peu de données fermes. — J'en suis conscient, Esther, répondit Saint-Just avec une affabilité menaçante. Néanmoins, il semble assez clair que Kellet s'est laissé prendre en embuscade par des BAL, non? — On peut sûrement décrire la situation ainsi, acquiesça McQueen, découvrant les dents en une piètre parodie de sourire. — Alors mon argument tient, conclut Saint-Just. Nous savons depuis des années qu'ils ont de meilleurs BAL que les nôtres, mais, au bout du compte, ce ne sont que des BAL. Et si les circonstances n'avaient pas fait qu'on les a laissés entrer à portée de tir, ils n'auraient sûrement pas constitué une réelle menace. — On ne les a pas laissés entrer à portée de tir, citoyen ministre, rectifia McQueen. Ils ont utilisé des systèmes furtifs bien plus avancés que les nôtres – et beaucoup plus performants qu'aucun BAL ne devrait en disposer – afin de nous intercepter sans pouvoir être détectés. Et une fois à portée, ils se sont servis d'armes à énergie d'une puissance inouïe. Au point de pouvoir passer la barrière latérale d'un bombardier. — Certes, ils ont manié leurs systèmes furtifs avec efficacité, fit Saint-Just avec un sourire aussi froid que celui de McQueen. Mais, comme je l'ai déjà dit, nous savions depuis des années qu'ils amélioraient leurs BAL. Et comme vous venez de le souligner vous-même, les données de nos capteurs sont loin d'être fiables. Mes propres analystes – des civils, je vous l'accorde, mais la plupart étaient consultants auprès de l'agence de construction spatiale avant l'assassinat de Harris –sont tous d'avis que les chiffres évoqués par certains à propos des grasers montés sur ces BAL se fondent sûrement sur des données corrompues. » Le visage de McQueen se tendit, mais il eut un geste d'apaisement. « Nul ne conteste que ces armes étaient d'une puissance sans précédent, car c'était manifestement le cas. Mais vous parlez de barrières latérales de bombardiers attaqués à distance minimale et non de vaisseaux du mur, ni même de bombardiers ou croiseurs de combat attaqués à des distances réalistes. Ce sur quoi mes analystes insistent, c'est qu'il est impossible d'installer un graser aussi puissant que certains ont l'air de le redouter sur un bâtiment de la taille d'un BAL. Il est techniquement infaisable de caser une arme pareille, plus un système de propulsion, une centrale à fusion et la force de frappe qu'ils ont déployée en termes de missiles dans une coque de moins de cinquante mille tonnes. — Ça nous serait impossible, certes. Mais les Manticoriens ont le chic pour accomplir des exploits que nous sommes incapables de reproduire. Même nos capsules sont moins sophistiquées que les leurs. Nous compensons la différence en en utilisant de plus grosses, ainsi que des missiles plus nombreux et plus volumineux, parce que nous ne pouvons pas parvenir au même degré de miniaturisation. Je ne vois pas pourquoi la même chose ne vaudrait pas pour leurs BAL. — Je ne vois pas pourquoi cela vaudrait automatiquement non plus, répliqua Saint-Just, s'efforçant de paraître raisonnable. Et les BAL dont ils se servaient – et se servent toujours, d'ailleurs – en Silésie ne donnent aucun signe de ce bond qualitatif énorme nécessaire, assurent mes analystes, pour produire des BAL aussi formidables que ceux auxquels certains nous croient confrontés. Je vous accorde que c'est le boulot de la Flotte de pécher par excès de pessimisme et qu'il vaut souvent mieux surestimer l'ennemi que le sous-estimer. Toutefois, à ce niveau, nous nous devons de mettre en doute leurs conclusions et de nous rappeler qu'il ne s'agit que de conseillers. C'est nous qui devons prendre les véritables décisions, et nous ne pouvons pas nous permettre de nous laisser intimider. Ainsi que vous l'avez très justement fait remarquer en proposant Icare, nous devons prendre quelques risques si nous voulons garder l'espoir de gagner cette guerre. — Je n'ai pas dit le contraire, et je n'ai pas proposé que nous restions pétrifiés par la peur, répondit carrément McQueen. J'ai dit que la situation n'était pas claire. Et les BAL ne sont pas la seule chose dont il faille nous soucier. Le citoyen capitaine de frégate Diamato s'est montré catégorique concernant la portée des missiles embarqués utilisés contre la force d'intervention de la citoyenne amiral Kellet, et rien de ce que nous avons en stock ne peut rivaliser, là encore. Sans parler de ce qui est arrivé au citoyen amiral Darlington à Basilic. À moins que les Manticoriens aient été en position de faire passer le nœud à leur Première Force tout entière ou que nos renseignements sur les forts du terminus aient été totalement faux, on s'est servi contre lui d'une arme très inhabituelle, et tout ce que les rares survivants peuvent nous dire, c'est qu'il y avait un sacré paquet de missiles en approche. — Évidemment. Les deux camps disposent de capsules, Esther, comme vous l'avez souligné. Nos renseignements concernant le nombre de forts étaient exacts, nous avons simplement sous-estimé le nombre de capsules qui leur avaient déjà été livrées. Et puis je viens de recevoir un rapport en provenance de l'une de nos sources au Royaume stellaire, qui suggère que la réponse était sans doute Havre-Blanc et la Huitième Force. — Ah bon ? » McQueen inclina la tête, l'œil assassin. « Et comment se fait-il que je n'aie pas entendu parler de ce rapport à l'Octogone ? — Parce que je l'ai reçu ce matin même. Il est arrivé par un réseau purement civil et j'ai demandé qu'on vous le transfère aussitôt. Je pense que vous le trouverez dans la file de vos messages en regagnant votre bureau. » Saint-Just paraissait tout à fait raisonnable, mais personne dans la pièce – et Esther McQueen encore moins que les autres – ne doutait un instant qu'il avait gardé ce détail précis de côté jusqu'à pouvoir le livrer en personne... et devant Robert Pierre. « D'après notre source, un civil employé au service astrographie, Havre-Blanc a fait passer toute sa flotte ou presque depuis l'Étoile de Trévor en un transit très serré. Je ne suis pas au fait de tous les termes techniques, mais je suis persuadé que vos analystes et vous-même comprendrez parfaitement une fois que vous aurez eu l'occasion d'étudier le rapport. Ce qui compte, toutefois, c'est que Darlington a tout simplement buté sur plusieurs dizaines de supercuirassés qui n'étaient pas censés se trouver là, en plus d'être confronté au feu d'un stock de capsules lance-missiles dont nous pensions qu'elles n'avaient pas encore été livrées. Il haussa les épaules, et McQueen se mordit la langue. Elle connaissait désormais suffisamment Pierre pour savoir qu'il comprenait très bien ce que Saint-Just avait fait et pourquoi... mais que cela avait néanmoins produit son effet. Pour sa part, elle ne doutait pas que le rapport disait exactement ce qu'il prétendait. D'ailleurs, c'était logique. Elle avait même envisagé cette éventualité, mais les Manticoriens avaient bien gardé le secret sur la façon dont ils avaient réussi ce tour de passe-passe. Hélas, le lapin que Saint-Just venait de tirer de son chapeau pour justifier l'une des réussites ennemies donnait plus de poids à ses autres arguments. Comme il se mit en devoir de le démontrer. « Je pense que mes analystes sont également sur la bonne piste pour Hancock », poursuivit-il comme s'ils avaient déjà suggéré que la Huitième Force s'était victorieusement portée au secours de Basilic. « Les BAL de Hancock se trouvaient là, c'est tout. Ils représentent sans aucun doute une amélioration par rapport à ce que nous avons vu en Silésie, et Hancock serait le site logique pour étudier et évaluer une nouvelle conception. La réponse probable, c'est qu'ils étaient déjà en train d'effectuer des manœuvres quelconques à notre arrivée, et ils ont réussi – coup de chance pour eux, de malchance pour nous – à générer une interception. Toutefois, à moins que nous ne soyons prêts à considérer que les spécialistes manticoriens en recherche et développement sont des magiciens qui ont des accointances avec le diable, l'évaluation au pire de leurs capacités est beaucoup trop pessimiste. Ils étaient sans doute plus nombreux que ne le croient les survivants de la force de Kellet et n'ont atteint cette puissance de feu individuelle apparente que par le nombre. Quant aux missiles dont a parlé Diamato, c'est le seul officier tactique à les avoir vus, on dirait, et ses données n'ont pas survécu à la destruction du Schaumberg. Nous n'avons aucun moyen de nous assurer que sa première estimation de leurs performances n'était pas complètement erronée. Il est beaucoup plus probable que d'autres vaisseaux aient été présents, des vaisseaux qu'il n'a pas vus à cause de leurs systèmes furtifs. La performance apparente de ces missiles n'aurait donc été si extraordinaire que parce qu'il les croyait en vitesse terminale alors qu'ils se trouvaient en réalité beaucoup plus près de leur point de lancement. » Il haussa les épaules. « En tout cas, personne d'autre n'a vu le moindre signe de super-BAL ou supermissiles depuis, et tant que nous n'aurons pas de preuves allant dans ce sens... » Il laissa sa phrase en suspens et haussa de nouveau les épaules. McQueen prit alors une profonde inspiration. « Tout cela paraît parfaitement sensé, Oscar, fit-elle sur un ton posé. Mais le fait qu'ils ne se sont pas resservis de leurs armes mystère depuis pourrait aussi laisser penser – à mes yeux, en tout cas – qu'ils ont décidé de repousser l'utilisation de leurs nouveaux jouets jusqu'à en avoir produit suffisamment selon eux pour faire une véritable différence. — Ou jusqu'à ce que nous les ayons repoussés si loin qu'ils n'auront plus d'autre choix que de s'en servir, insista Saint-Just. Je souscris à votre analyse fondamentale, citoyenne ministre, mais cela fait plus d'un an que vous avez lancé Icare, et vous les avez frappés fort une demi-douzaine de fois depuis sans voir la première trace de matériels innovants. Imaginons, pour la forme, qu'ils possèdent bel et bien un nouveau BAL et un nouveau type de missile, et que leurs performances respectives se situent quelque part entre ce que vos analystes pensent que nous avons vu et ce que les miens croient théoriquement possible. Dans ce cas, où sont ces nouvelles armes ? N'est-il pas possible que les Manticoriens ne s'en soient pas servis en plus grands nombres parce qu'ils n'en ont plus ? Que nous soyons tombés sur des prototypes qu'ils n'ont pas encore réussi à perfectionner suffisamment pour lancer une production en série ? Dans cette hypothèse, des mois pourraient encore se passer avant leur déploiement effectif, et nous avons besoin de les vaincre avant qu'ils ne lancent leur pleine production. Il est donc plus important encore de continuer à les frapper aussi fort, aussi souvent et aussi vite que possible. — C'est une éventualité, certes, répondit McQueen. D'un autre côté, cela fait plus d'un an. À mon avis, même s'il s'agissait de prototypes, un an est un délai suffisant pour que les Manticoriens les aient mis au moins en production limitée. Et nous avons accéléré le rythme depuis Icare. Ils le savent aussi bien que nous, et on aurait pu s'attendre à les voir se servir de leurs nouvelles armes, même s'ils n'en disposaient qu'en nombre assez limité, afin de nous ralentir... à moins qu'ils ne les gardent volontairement le temps d'étoffer les effectifs et de nous frapper fort, au moment de leur choix. Ils ont perdu neuf systèmes stellaires, mais aucun n'était réellement vital, après tout. Même si je rechigne à l'admettre, nous en sommes encore au stade où nous les frappons là où nous le pouvons, pas nécessairement en visant les cibles que je voudrais. » Elle s'arrêta un moment et soutint le regard de Saint-Just, mais c'était Pierre qu'elle surveillait du coin de Le citoyen président plissa le front, mais il hocha aussi imperceptiblement la tête. McQueen doutait qu'il en fût lui-même conscient, mais cette réaction infime était le signe encourageant que lui au moins lisait ses rapports et en tirait les conclusions qui s'imposaient. Plus important peut-être, cela indiquait que, même si Saint-Just venait de marquer des points dans leur bataille permanente pour le contrôle des services de renseignement de la Flotte et qu'il la soupçonnait de ralentir délibérément les opérations pour se donner l'air irremplaçable, le président comprenait ce qui se passait. « Je suis sûre que les planificateurs ennemis s'en rendent aussi bien compte que nous, Oscar, reprit-elle. Il faudrait que leurs stratèges aient un drôle de cran pour décider de limiter l'utilisation de nouvelles armes, bien sûr, mais si j'étais à leur place et que je pouvais choisir mon moment, je le ferais sans hésiter. Et je m'efforcerais d'empêcher l'adversaire de jauger mes nouveaux systèmes jusqu'à ce que je sois prête à les utiliser. On n'a jamais vu d'arme qui ne pouvait être contrée d'une façon ou d'une autre, et je ne voudrais pas laisser les autres voir mes nouveaux jouets d'assez près pour leur permettre de mettre au point un moyen de les contrer. — Vous avez tous deux soulevé des arguments parfaitement valables », intervint Pierre avant que Saint-Just puisse répondre. Il savait le chef de SerSec de plus en plus mécontent du degré de vénération que la Flotte et même quelques commissaires du peuple commençaient à vouer à McQueen. Saint- Just était trop discipliné et loyal pour prendre des mesures contre elle sans l'autorisation du président, mais il était par nature plus sensible aux menaces internes qu'externes. Par bien des côtés, Pierre partageait sa vision du danger que représentait McQueen, mais il redoutait que ses craintes légitimes dans ce domaine ne le poussent à sous-estimer, voire négliger, la gravité du danger représenté par les forces militaires de l'Alliance manticorienne. Si passif et apparemment sur la défensive qu'ait été l'ennemi depuis Icare, Pierre n'était pas persuadé qu'il soit K.-O., loin de là. « Pour l'instant, toutefois, poursuivit-il en orientant délibérément la discussion hors du champ de confrontation de son chien de garde interne et de son responsable militaire, notre souci immédiat devrait être la façon dont nous allons réagir aux suites de l'évasion d'Harrington. Nos opérations militaires sont déjà planifiées et mises en branle, et nous ne pouvons pas y faire grand-chose à cette heure, mais Huertes va continuer à nous réclamer une réponse, et nous ne pouvons pas nous permettre de laisser la version manticorienne des événements dominer complètement leur couverture au sein de la Ligue solarienne. — Je ne vois pas comment nous pouvons l'empêcher, je le crains, citoyen président », fit Léonard Boardman. Il s'exprimait d'une voix un peu hésitante, mais plus assurée que McQueen ne s'y attendait, et il ne frémit pas trop sous le regard assassin que Pierre lui adressa. « Expliquez-vous, le somma le citoyen président. — Huertes nous a contactés une fois que cette histoire lui est revenue aux oreilles, monsieur, fit remarquer Boardman, Elle n'a pas sa source dans la République, mais dans les annonces ennemies à Yeltsin et Manticore. Impossible qu'elle nous soit parvenue ici sans avoir atteint depuis longtemps la Ligue solarienne à travers Beowulf. » Il marqua une pause, et Pierre acquiesça à contrecœur. Le contrôle que le Royaume stellaire exerçait sur le nœud du trou de ver de Manticore lui conférait un énorme avantage quant au délai de transmission des messages vers la Ligue solarienne et, dans le cas présent, les Mamies l'avaient sans doute exploité à fond. « Cela signifie qu'aux yeux de la Ligue nous ne pourrons qu'essayer de nous rattraper, reprit Boardman, un peu plus confiant. Ici, dans la République, nous aurons l'occasion d'orienter l'information (et comment donc pourrait-on "orienter" positivement une nouvelle pareille, citoyen ministre, se demanda McQueen) mais, dans la Ligue, nous ne ferons qu'essayer de contrer la version des Manticoriens. Et, en toute franchise, monsieur, je crains que Huertes ne soit déjà au courant d'au moins un élément que nous ignorons. — Comme ?... » s'enquit Saint-Just, et McQueen dissimula une grimace. Il ne paraissait pas très logique de demander son avis à Boardman alors qu'il finissait de dire qu'il ne savait pas de quoi il s'agissait. «  Je n'en ai aucune idée... pour l'instant, répondit Boardman. Mais, d'après le ton de ses questions, elle en sait plus qu'elle ne nous en a dit. Comme si elle s'efforçait de nous pousser à nous engager pour pouvoir nous prendre en faute. — Je n'aime pas ça du tout », grommela le ministre de la Technologie, une femme trapue du nom de Wanda Farley. Elle était restée muette depuis le début, notamment pendant le débat sur la faisabilité technique des nouveaux BAL manticoriens, mais elle fronçait maintenant les sourcils comme un buffle en pleine indigestion. « Pour qui se prend-elle, à jouer ce jeu avec nous ? » Elle se prend pour une vraie journaliste qui s'efforce de raconter l'histoire la plus intéressante sur le plan humain depuis le début de cette guerre, s'abstint sagement de répondre McQueen. Ça ne m'étonne pas que vous peiniez à comprendre, vu la façon dont SH et les autres services d'information se sont laissé manipuler par le ministère de l'Information publique pendant des décennies, mais vous feriez bien de vous réveiller au galop, bande d'imbéciles. Ils nous ont pris la main dans le sac, ils ont la preuve que nous leur avons refilé une puce truquée et que nous avons menti au plus haut niveau à propos de l'exécution d'Harrington. Pire, ce ne sont pas tous des crétins. Certains se considèrent comme de véritables reporters, moralement tenus de dire la vérité à leur public. Et même ceux qui ignorent que leurs spectateurs, au pays, savent qu'ils se sont fait rouler. Ils nous en veulent de nous être servis d'eux, et il faut bien qu'ils fassent quelque chose pour regagner la confiance du public. Alors, pour la première fois en cinquante ou soixante ans, nous allons nous retrouver submergés d'authentiques journalistes d'investigation sur notre terrain, à moins que nous ne décidions de les virer tous comme nous l'avons fait pour Journaux intergalactiques unis. Ce que nous ne pouvons pas nous permettre sans convaincre tous les Solariens que nous avons des choses à cacher. Or c'est bien évidemment le cas. — Hélas, il était inutile d'essayer de faire comprendre à quelqu'un comme Farley comment les choses se passaient dans une société privée de censure officielle. « Ça n'a pas vraiment d'importance, Wanda, soupira Pierre. Ce qui compte, ce sont les conséquences. — À mon avis, nous ne pouvons mieux faire que de nous montrer aussi prudents que possible sans nous fermer complètement, monsieur, fit Boardman. Inutile de nier, face aux Solariens en tout cas, qu'il s'est passé quelque chose à Cerbère, et qu'au moins quelques prisonniers ont apparemment réussi à s'en échapper. Dans le même temps, nous pouvons honnêtement répondre que nous n'avons pas encore eu de nouvelles des forces que nous avions déjà envoyées à Cerbère en réaction à des inquiétudes exprimées par le personnel de SerSec. Cela indiquera que nous étions aussi bien informés que possible, compte tenu du délai de communication, avant que Huertes ne nous approche. Et cela nous permettra de gagner un peu de temps. Nous devons bien sûr nous assurer personnellement de la réalité avant d'exprimer le moindre commentaire, et nous pouvons respectueusement décliner de nous livrer à des spéculations inutiles avant d'avoir confirmé les faits. — Et ensuite ? relança Saint-Just. — Monsieur, cela dépendra des faits, de leur gravité et de la façon dont nous voulons les présenter. Enfin, de toute façon, je suis sûr que Huertes aura lâché son information d'ici là. Sinon, nous aurons des rapports directs en provenance de nos propres sources à Manticore. Nous pouvons au moins gagner suffisamment de temps pour cela, et pour décider sous quel angle il vaut mieux présenter cette histoire. — Et chez nous ? demanda Pierre. — Chez nous, nous pouvons présenter l'incident comme nous le souhaitons, monsieur, en tout cas à court terme. Quoi qu'ils aient l'intention de faire pour leur propre public, je doute fort qu'aucun des services d'information prenne le risque de se faire expulser de Havre pour le plaisir de contester la version locale du ministère de l'Information publique. Et s'ils essayent, tout est en place pour les arrêter net. À court terme, toujours. À long terme, une version déformée de celle des Manties finira bien par transpirer ici, mais cela prendra des mois, au bas mot. D'ici là, l'affaire aura perdu de son actualité. Je ne m'attends pas à ce que les répercussions les plus fortes se fassent sentir ici, chez nous, à moins que nous nous plantions dans les grandes largeurs. Ce sont les conséquences au sein de la Ligue qui m'inquiètent. — Moi aussi, intervint calmement McQueen. C'est largement grâce aux transferts technologiques solariens que nous sommes restés à portée raisonnable du matériel spatial manticorien. Si cette histoire met en péril cette source d'approvisionnement technologique, nous pourrions avoir un sérieux problème. — À moins que nous nous débarrassions des Manties avant qu'il devienne sérieux, fit remarquer Saint-Just avec un sourire glacial. — Sauf votre respect, ce n'est pas pour demain, répondit fermement McQueen. Certes, il est toujours possible que nous ayons un coup de chance ou que leur moral cède soudain, mais ils se sont redéployés pour couvrir leurs systèmes principaux en profondeur. Nous attaquons essentiellement des systèmes qu'ils nous avaient pris, Oscar. S'ils nous laissent conserver l'initiative, nous finirons par les avoir à l'usure. C'est la grande faiblesse des stratégies purement défensives : elles permettent à l'adversaire de choisir son moment et son terrain, et de parvenir à des concentrations de forces qui vous usent. Mais nous sommes encore loin d'atteindre les zones vitales de l'Alliance –à l'exception, bien sûr, de ce qui s'est passé à Basilic. Les raids sur des systèmes tels que Zanzibar et Alizon ont peut-être de gros effets sur le moral, mais ils n'entament pas vraiment la capacité physique de l'ennemi à mener la guerre et, maintenant qu'ils nous savent sur l'offensive, les systèmes où nous pourrions véritablement leur faire mal, tels que Manticore, Grayson, Erewhon et Grendelsbane, sont beaucoup trop protégés pour que nous nous y introduisions sans subir des pertes rédhibitoires. » Saint-Just paraissait buté, et Pierre étouffa un soupir. Puis il se frotta le nez et carra les épaules. — Très bien, Léonard. Je n'aime pas ça, mais je pense que vous avez raison. Rédigez-moi une déclaration sur la base que vous avez suggérée, puis contactez Huertes et offrez-lui un entretien exclusif avec moi. Je veux être mis au courant dans les moindres détails, et vous l'informerez que certains sujets seront tabous pour des raisons de sécurité militaire, mais je veux donner l'impression d'être ouvert et coopératif. Je pourrai peut-être la pousser à lâcher sa fameuse information... ou du moins à essayer de me prendre au piège grâce à elle. Mais ce que je veux avant tout, c'est lui rappeler, à elle et à ses collègues, combien l'accès à mon bureau est précieux. Peut-être qu'alors ils y réfléchiront à plusieurs fois avant d'agir d'une manière qui risque de nous mettre assez en colère pour leur en refuser l'accès. » En attendant, Esther, fit-il en se tournant vers McQueen, je veux que vous accélériez les opérations. Je souhaite plus particulièrement que vous lanciez l'opération Scylla au plus vite. Si nous devons nous prendre une claque à cause de Cerbère, il vous revient de nous faire marquer des points pour compenser en bottant le cul des Manticoriens sur le front. — Monsieur, comme je vous le disais hier, nous... — Je sais que vous n'êtes pas encore prête, l'interrompit Pierre avec impatience. Je ne vous demande pas de miracles, Esther. J'ai parlé d'accélérer, pas de se précipiter. Mais vous avez prouvé que vous pouviez battre les Manticoriens, et nous avons besoin de répéter ces faits d'armes le plus tôt possible. » Il soutint son regard, et le message était clair. Il était prêt à appuyer son analyse militaire plutôt que celle de Saint-Just –dans l'ensemble, en tout cas, et pour le moment – mais il avait besoin d'un miracle, et le plus tôt serait le mieux. Et s'il ne l'obtenait pas, il pourrait bien revoir la confiance qu'il plaçait en elle... et sa décision d'empêcher Saint-Just de l'éliminer. « Compris, citoyen président, dit-elle d'un ton résolu à défaut d'être assuré. Si vous voulez qu'on botte le cul des Manticoriens, il va bien falloir qu'on le fasse. » CHAPITRE CINQ « Alors, quel effet ça fait de revenir à la vie ? » La question était posée d'une voix de contralto rauque mais douce, et Honor eut un petit sourire en regardant son interlocutrice depuis un fauteuil vieillot – étonnamment confortable malgré l'absence de perfectionnements modernes – qui paraissait complètement déplacé à bord d'un vaisseau de guerre dernier cri. Le commandant du HMS Édouard Saganami lui adressa en retour un sourire affecté insupportable, ses dents blanches étincelant dans un visage à peine plus clair que sa veste noir d'espace, et Honor secoua la tête, désabusée et seulement à demi amusée. « En fait, c'est une véritable plaie par bien des côtés », dit-elle à sa vieille amie, l'honorable capitaine de vaisseau Michelle Henke, qui se mit à rire. « C'est ça, moque-toi ! fit Honor. Tu n'as pas eu affaire à des gens qui nomment des supercuirassés en mémoire de toi et refusent ensuite d'en changer le nom quand il apparaît que, pour finir, tu n'étais pas tout à fait morte ! » Elle frémit. « Et ce n'est pas le pire, tu sais. — Ah bon ? » Henke inclina la tête. « Je savais qu'ils avaient baptisé les Harrington en ton honneur, mais je n'ai jamais entendu dire qu'ils avaient refusé de les renommer. — Et pourtant si », grommela Honor en se levant pour marcher dans les quartiers spacieux que les concepteurs de la FRM avaient prévus pour la maîtresse après Dieu de ce croiseur lourd tout neuf. Tous les espaces réservés au personnel à bord du Saganami étaient plus grands que la moyenne des anciens bâtiments, mais la cabine de réception de Henke valait celle du commandant dans certains croiseurs de combat. Ce qui lui offrait toute la place voulue pour faire les cent pas. Elle posa Nimitz sur le dossier, et Samantha se coula auprès de lui depuis son perchoir sur le bras du fauteuil pour l'entourer de sa queue préhensile. Honor observa un moment les deux chats sylvestres, heureuse que la peur amère et le sentiment de perte brutal que Nimitz avait ressentis se soient mués en une émotion qu'ils pouvaient tous les trois gérer, puis elle reporta son regard vers Henke et se mit à arpenter la cabine avec conviction. «  Je me suis tuée à argumenter, tu sais, mais Benjamin prétend ne pas pouvoir annuler la décision des militaires, le Bureau de la construction navale dit que cela sèmerait la confusion dans les archives, le révérend Sullivan soutient que le corps des aumôniers a béni le vaisseau sous ce nom et que cela heurterait les sensibilités religieuses au sein de la Flotte de le changer maintenant, et Matthews ajoute que cela déplairait aux équipages, persuadés que renommer un bâtiment porte malheur. Ils sont tous dans le coup jusqu'au dernier, et ils jouent aux bureaux musicaux : à chaque fois que j'essaye d'en coincer un, il me réfère à l'un des autres – avec une courtoisie exquise, vois-tu. Et je sais pertinemment qu'ils en rigolent tous dans mon dos ! » Henke se fendit d'un sourire jusqu'aux oreilles, ponctué d'un rire grave ravi. Elle faisait partie de ceux qui avaient compris depuis longtemps quel lien unissait réellement son amie et Nimitz, ce qui ajoutait un certain comique à la certitude d'Honor concernant le plaisir qu'en tiraient les hauts dignitaires graysoniens. « Eh bien, au moins l'Amirauté a accepté de revenir sur le nom de la classe "Harrington", fit-elle remarquer au bout d'un moment, et Honor acquiesça. — Parce que le Royaume stellaire a un sens de l'humour un peu moins mesquin, grommela-t-elle. Et puis Caparelli et Cortez savent que j'aurais renoncé à ma charge d'officier s'ils n'étaient pas revenus à la dénomination "Méduse". Si seulement je pouvais me permettre de faire valoir la même menace auprès de Matthews ! Elle eut un regard assassin, et Nimitz et Samantha émirent tous deux un blic amusé en ressentant ses émotions. Elle releva la tête et les menaça du poing, mais le coin animé de ses lèvres s'étira de nouveau, cette fois avec un certain humour face à l'absurdité de sa situation. « En fait, qu'un groupe de vieux réactionnaires soit prêt à te mener la vie aussi dure montre à quel point ils t'apprécient, à mon avis », répondit Henke. Honor lui décocha un regard noir, et son amie secoua la tête. « Bah, je sais que Benjamin est à la pointe de ce qui passe pour du libéralisme social sur Grayson, Honor, et je le respecte énormément, mais soyons honnêtes. Sur Manticore, même le plus libéral des habitants de cette planète ne serait qu'un fichu réac ! Et, malgré tout mon respect, je ne crois pas pouvoir qualifier de "libéraux" le révérend Sullivan ou l'amiral Matthews, même pour des Graysoniens. Certes, je les apprécie beaucoup, je les admire et je ne me sens pas particulièrement mal à l'aise à leur contact. En fait, j'irais jusqu'à reconnaître qu'ils soutiennent tous les deux de leur mieux les réformes de Benjamin, mais ils ont grandi sur la Grayson d'avant l'Alliance. Matthews s'est très bien adapté à l'idée d'intégrer des étrangères au service de Grayson, et encore mieux à celle de les traiter comme des égales une fois qu'elles y sont. Mais au fond, Sullivan et lui – et Benjamin lui-même, j'imagine – ne se débarrasseront jamais de l'idée que les femmes doivent être dorlotées et protégées, tu le sais bien. Alors, si ces hommes-là sont prêts à te mener la vie dure, c'est qu'ils doivent vraiment beaucoup t'aimer. » Elle haussa les épaules, et Honor la fixa d'un air perplexe. « Tu te rends compte à quel point c'est ridicule ? Ils respectent les femmes et veulent les protéger, donc leur entêtement à me rendre complètement folle signifie qu'ils m'aiment? — Évidemment, et tu le sais aussi bien que moi. » Honor la regarda droit dans les yeux, et Henke soutint son regard avec un air de parfaite innocence jusqu'à ce que son amie finisse par le reconnaître d'un sourire ironique. « J'imagine, oui, fit-elle, puis son sourire s'étiola un peu. Mais cela ne change rien au degré d'embarras dans lequel ça me plonge. Tu le sais bien, certains Manticoriens vont croire que j'ai accepté qu'on conserve ce nom. Et même sans cela, à mes yeux c'est le comble de la prétention. Certes, dit-elle en agitant la main comme pour repousser des insectes, je suppose que c'était logique, bien que gênant, de baptiser un vaisseau du nom d'un officier spatial sagement mort, mais je ne suis pas morte, bon sang ! — Dieu merci », répondit tout bas Henke, le visage brutalement dénué de toute trace d'humour. Honor fit volte-face en décelant la noirceur soudaine de ses émotions, mais Henke se reprit et se carra dans son fauteuil. « Au fait, dit-elle sur le ton de la conversation, il y a une chose que je voulais te dire. Tu as visionné l'holo de ton enterrement sur Manticore ? — Brièvement, répondit Honor, gênée. Je supporte mal ce genre de spectacle. On croirait un mauvais holodrame historique. Un genre de péplum, tu sais. Et je ne parle même pas de la crypte à la cathédrale du Roi Michael ! Enfin, je comprends qu'il s'agissait de funérailles d'État, que l'Alliance pensait que les Havriens m'avaient assassinée et que cela faisait de moi une espèce de symbole, mais... » Elle secoua la tête, et Henke renifla. « Ce type de calcul entrait en ligne de compte, j'imagine, reconnut-elle, bien que pas au point que tu crois. Mais je pensais plutôt à mon humble participation personnelle au cortège. Tu l'as su ? — Oui », répondit doucement Honor en se remémorant les images d'une Michelle Henke au visage figé descendant le boulevard du Roi-Roger-Ter derrière le caisson d'artillerie anachronique, au son mesuré d'un unique tambour, avec dans ses mains gantées la lame nue du sabre Harrington et dans les yeux des larmes contenues. « Oui, je l'ai su. — Eh bien, je voulais juste dire ceci, Honor, reprit posément Henke. Et je ne le dirai qu'une fois. Ne me refais jamais ça! Tu me reçois bien, Lady Harrington ? Je ne veux plus jamais assister à ton enterrement ! — J'essaierai de m'en souvenir », fit Honor dans un effort vain pour paraître légère. Henke soutint son regard un long moment, immobile, puis hocha la tête. « Il faudra que je m'en contente, je suppose, dit-elle plus vivement tout en s'enfonçant dans son fauteuil. Mais tu disais que tes amis graysoniens avaient fait autre chose pour offenser ta belle modestie ? — C'est le moins qu'on puisse dire ! » Honor effectua un nouveau demi-tour dans la cabine, et le bas de sa robe s'enroula autour de ses chevilles sous l'effet de son pas énergique. « Arrête de tourner en rond dans mes quartiers, assieds-toi et raconte-moi, alors, ordonna Henke en désignant le fauteuil qu'Honor occupait auparavant. — À vos ordres, madame », fit Honor, penaude. Elle prit place avec soin, le menton haut, les pieds serrés, la main sur les genoux, le buste légèrement incliné, et regarda son amie d'un air attendrissant. « C'est mieux comme ça, madame ? — Seulement si tu veux te prendre une raclée, grommela Henke. Et vu ton état, je serais même capable de te la flanquer. — Bah ! renifla Honor avec hauteur et mépris, avant de se carrer dans le fauteuil en croisant les jambes. — Bien. Maintenant, raconte ! — Bon, d'accord, soupira Honor. C'est la statue. — La statue ? répéta Henke sans comprendre. — Oui, la statue. Ou peut-être devrais-je dire La Statue, avec des majuscules, tu vois. Voire quelques italiques et un ou deux points d'exclamation. — Tu te rends bien compte que je n'ai aucune idée de ce dont tu parles, n'est-ce pas ? — Ah oui ? Alors je suppose que tu n'es pas descendue à Austinville depuis l'annonce de mon décès prématuré. — À part pour amener la pinasse qui est venue te chercher au Palais, non, répondit Henke, perplexe. — Ah, dans ce cas tu n'es pas allée à la Chambre du Conclave ! Ça explique tout. — Ça explique quoi, bon sang? — Comment tu as pu louper la modeste petite statue de moi en bronze, quatre mètres de haut, dressée sur une colonne de huit mètres en obsidienne polie, sur la place qui s'étend au pied du principal escalier d'accès au portail nord, de sorte que quiconque emprunte l'une des entrées publiques du Conclave est tenu de passer devant et de l'avoir sous le nez. » Henke, pourtant réactive de nature, resta muette, les yeux ronds fixés sur elle, et Honor soutint calmement son regard ébahi. Non qu'elle se soit sentie calme en découvrant cette horreur. C'était encore une des petites » surprises » de Benjamin, bien qu'elle le crût quand il lui assurait qu'il s'agissait d'une idée du Conclave des seigneurs et qu'elle ne venait pas de lui. Il s'était contenté d'omettre d'en mentionner l'existence avant qu'elle ne se retrouve face à face – ou face à colonne, pour ainsi dire – avec cette monstruosité imposante. Non, se força-t-elle à reconnaître, la qualifier de « monstruosité » n'était pas juste. Elle n'avait jamais eu de faible pour les bronzes héroïques, mais elle devait bien admettre, quand elle parvenait à desserrer les dents, que le sculpteur avait fait un excellent travail. Il avait choisi d'immortaliser le moment où elle se tenait devant le Conclave, appuyée sur le Sabre de l'État, attendant le retour du domestique que le seigneur Burdette avait envoyé chercher son propre sabre, et il avait manifestement étudié avec soin les images d'archives de ce jour maudit. Il avait fidèlement reproduit tous les détails, jusqu'à sa plaie au front, à deux exceptions près. Nimitz, tout d'abord, qui était resté assis à son bureau pendant qu'elle attendait, se retrouvait bizarrement sur les épaules de la statue. Elle était prête à passer sur cette licence artistique somme toute légitime car, si Nimitz n'était pas sur son épaule, il était néanmoins avec elle à un niveau beaucoup plus profond que le sculpteur ne s'en doutait. Mais l'autre inexactitude, la noblesse et le calme qu'il avait plaqués sur ses traits métalliques... Voilà qui lui posait problème, car ses souvenirs personnels de ce jour-là et de l'attente du duel à mort contre le traître Burdette n'étaient que trop clairs dans son esprit. Elle se rendit compte que Michelle la fixait encore, ébahie, et elle inclina la tête d'un air perplexe. Quelques secondes passèrent, puis son amie se reprit. « Quatre mètres de haut ? fit-elle d'une voix étouffée. — Perchée sur une colonne de huit. C'est vraiment très imposant, je trouve... et, quand je l'ai vue, j'étais à deux doigts du suicide. Au moins, comme ça, je serais bel et bien morte ! — Mon Dieu! » Henke secoua la tête puis partit d'un rire espiègle. « Personnellement, je t'ai toujours trouvée grande, mais douze mètres, ça fait beaucoup, même pour toi, Honor ! — Ah, c'est très drôle, Michelle, répondit dignement Honor. Vraiment très drôle. Ça te plairait, toi, de passer devant ce... ce machin à chaque fois que tu assistes à un conclave ? — Pas de problème, fit Henke. Après tout, ce n'est pas une statue de moi. Maintenant, toi, de ton côté... j'imagine que tu pourrais trouver ça un tout petit peu... écrasant. — C'est le moins qu'on puisse dire », murmura Honor, et Michelle rit encore. Avec un peu plus de compassion cette fois, mais dans ses yeux brillait encore une lueur d'amusement tandis qu'elle imaginait la tête d'Honor découvrant la (4 surprise » de Benjamin IX. « Et ils refusent de l'enlever ? — Catégoriquement, fit sombrement Honor. Je leur ai dit que je n'emprunterais plus jamais l'entrée principale s'ils la laissaient là, et ils ont répondu qu'ils étaient désolés de l'entendre mais qu'il y avait toujours eu une entrée privée pour les seigneurs. Je les ai menacés de ne pas reprendre ma clef, qu'ils ont confiée à Faith, et ils m'ont dit que la loi de Grayson me l'interdisait. J'ai même menacé d'envoyer discrètement mes hommes d'armes la dynamiter par une nuit noire... et ils m'ont répondu qu'elle était bien assurée et que le sculpteur serait plus qu'heureux de la fondre à nouveau en cas d'accident ! — Oh là là. » Henke semblait peiner à conserver une voix ferme, et Honor se répéta qu'elle avait trop peu d'amis pour se mettre à tuer tous ceux qui trouvaient sa situation hilarante. D'autant que cela les incluait apparemment jusqu'au dernier. « Mon Dieu, mon Dieu, murmura enfin Henke. Revenir d'entre les morts a l'air un peu compliqué, on dirait? » Elle secoua la tête. « Et qu'est-ce que c'est que cette histoire : tu aurais violé la Constitution de Grayson ? — Oh, Seigneur ! gémit Honor. Ne m'en parle pas ! — Comment ça ? fit Michelle, étonnée. Je croyais avoir entendu dire que tout était réglé ? — Ah, certes, ça a été "réglé", râla Honor. Benjamin a décidé que la meilleure façon de s'y prendre consistait à placer la "Flotte élyséenne" au service de Grayson et de lui accorder une place dans la chaîne de commandement. M'a donc fait. — Et c'est un problème ? s'enquit Henke, moqueuse. — Oh, non ! répondit Honor, ironique. Il s'est contenté de créer une "escadre personnelle du Protecteur" au sein de la Flotte spatiale graysonienne, d'acheter tous les vaisseaux capturés pour y servir en tant que noyau dur et de m'en faire le commandant officiel. — Tu as bien dit le "noyau dur" ? répéta Henke, sur quoi Honor acquiesça. Et qu'est-ce que ça veut dire exactement, en espérant que je ne regretterai pas d'avoir posé la question ? — Ça signifie que Benjamin a décidé d'offrir des postes dans la FSG à tous les rescapés de Cerbère qui en voudront bien, et qu'il a établi une organisation en unité spéciale rien que pour eux. Il appelle ça une "escadre", mais s'il trouve le dixième du nombre de volontaires que je prévois, ça ressemblera plutôt à une force d'intervention... voire à une flotte au grand complet ! Bref, il a l'intention de tous leur faire prêter serment en tant que ses vassaux personnels, puis de faire de moi, son Champion, le commandant permanent. Il commence par les bâtiments que nous avons ramenés, mais il en ajoutera, et Matthews et lui sont déjà en train de se réjouir en parlant de supercuirassés bourrés de capsules, accompagnés d'éléments écran dignes de ce nom. — Mon Dieu », murmura Henke. Puis elle inclina la tête. « Il a l'autorité nécessaire pour faire une chose pareille ? Parce que j'imagine à l'avance comment le parlement réagirait, chez nous, si Elisabeth songeait seulement à établir une force de cette envergure ! — Oh oui, soupira Honor. La Constitution de Grayson donne au Protecteur ce droit. C'est le seul sur la planète autorisé à organiser ses vassaux personnels en véritables unités militaires. Il s'agit d'un des détails que Benjamin le Grand a inscrits dans la Constitution afin de souligner la suprématie du Sabre. Évidemment, il placera cette force sous l'autorité de Wesley Matthews, en tant que chef d'état-major de la FSG, ce qui devrait apaiser toutes les susceptibilités, mais les Graysoniens prennent leurs serments personnels encore plus au sérieux que la plupart des Manticoriens. Si les rapports se dégradaient entre le Protecteur et la flotte régulière – Dieu nous en préserve ! –, l'escadre se placerait à coup sûr du côté de Benjamin, et sachant que presque tout son personnel, du moins au début, sera étranger et que « l'Étrangère » en sera le commandant, en tout cas sur le papier, les conservateurs parmi les Clefs ne savent plus s'ils doivent faire une crise d'apoplexie ou hurler au meurtre. Sauf que, bien sûr, ils ne peuvent pas se permettre de provoquer un scandale pour l'instant à cause des déchaînements de joie qu'entraîne mon retour. Et c'est exactement là-dessus que ce salaud de Benjamin compte. — Là-dessus qu'il compte ? » Henke plissa le nez, et Honor eut un rire bref. «Le service au sein de la Flotte spatiale graysonienne confère automatiquement la citoyenneté graysonienne au bout de six ans, Michelle. Benjamin a fait passer de force cette clause juste après que Grayson a rejoint l'Alliance. Il a été l'un des premiers sur cette planète à se rendre compte que la FSG allait devoir recruter à l'étranger pour armer ses bâtiments et il était déterminé à donner à tous ceux qui s'engageraient un attachement à la planète qu'ils se battraient pour défendre. Bien sûr, une fois que tout le monde l'a compris, il s'est développé une forte résistance à l'idée d'offrir la citoyenneté à des infidèles. Mais le révérend Hanks lui a apporté un soutien décisif, et la tentative de coup d'État des Macchabées comme la "restauration Mayhew" étaient assez récentes pour que personne parmi les Clefs ne puisse réunir une opposition efficace. Cela ne s'applique pas au personnel allié prêté par d'autres flottes, même s'ils détiennent un grade dans la FSG; mais là, il ne s'agira pas de personnel allié. Ce qui signifie que tous ceux qu'il engagera dans son "escadre personnelle" finiront par devenir citoyens de Grayson, à supposer qu'ils survivent, et il y a près d'un demi-million d'échappés de Cerbère... dont la plupart n'ont pas de planète où rentrer. Je serais surprise si un tiers d'entre eux au moins ne bondissaient pas sur l'occasion, et il va donc ajouter quelque chose comme cent soixante mille "infidèles" à sa population d'un seul coup. » Y compris Warner Caslet, songea-t-elle. Je ne suis pas sûre qu'il acceptera, mais je sais que Benjamin le lui proposera. Et à sa place, je répondrais oui. En dépit de mon témoignage comme de celui des rescapés de l'Enfer, on hésiterait beaucoup à lui offrir une charge d'officier dans la FRM, mais la FSG a déjà recruté au moins un autre ancien Havrien... et ne s'en porte pas plus mal! Elle sourit au souvenir de son premier capitaine de pavillon « graysonien », puis son sourire se ternit. Caslet était lui aussi passager à bord du Saganami. L'équipage du croiseur avait pris exemple sur son commandant et le traitait comme un invité de marque, malgré son insistance à conserver l'uniforme de la Flotte populaire, mais elle savait qu'il ne lui tardait pas d'arriver dans le Royaume stellaire. Et elle aurait eu le même sentiment à sa place. Tout le monde se montrerait sans doute extrêmement courtois et correct, surtout après ce qu'Alistair McKeon et elle avaient pu dire de sa conduite à bord du Tepes et sur l'Enfer, mais la DGSN devait se frotter les mains et glousser de joie à la perspective de bientôt le débriefer. Après tout, il avait été l'officier opérationnel de Thomas Theisman à Barnett. Et même s'il était hors circuit sur Hadès depuis près de deux ans T, il représentait néanmoins une aubaine en termes de renseignement. Ils allaient lui soutirer tous les détails possibles et, bien que sa conscience fût désormais en paix avec sa décision de passer à l'ennemi, Honor savait que la droiture obstinée du capitaine de frégate rendrait l'affaire à la fois douloureuse et difficile. Il était résolument décidé à défaire le comité de salut public, mais son monde s'était résumé à la Flotte populaire pendant trop d'années pour que « trahir » ses anciens collègues lui apparaisse autrement que comme une terrible épreuve. Et même quand ce sera terminé, personne ne lui fera vraiment confiance s'il adopte l'uniforme manticorien, se dit-elle tristement. Impossible, alors qu'ils ne peuvent pas sentir la sincérité de son engagement de la même façon que Nimitz et moi. Mais les Graysoniens sont capables de lui faire confiance. Ou de lui donner une véritable chance de prouver qu'il mérite leur confiance, du moins. L'Église de l'Humanité sans chaînes a toujours embrassé l'idée de la rédemption par la grâce divine et les bonnes œuvres... et insisté sur la responsabilité du pénitent de se montrer « à la hauteur de ses épreuves ». Du coup, contrairement à nous autres, Manticoriens cyniques, nous les Graysoniens sommes préprogrammés pour accorder à des hommes tels que Warner une chance d'expier à travers leurs actes. Nimitz émit un blic amusé à l'aspect schizophrène de sa dernière pensée, mais ils s'étaient tous deux habitués à ce genre de moments, et elle le regarda simplement en secouant la tête. Mais même s'ils se portent tous volontaires, cela n'a pas l'air de se monter à des chiffres si énormes, intervint Henke, la ramenant à la discussion en cours. Après tout, Grayson possède déjà une population d'environ trois milliards de personnes. Alors, cent soixante mille, ça représenterait... quoi ? Une augmentation de cinq cent-millièmes environ ? — Certes, mais il ne s'agit que d'une partie – la plus grosse jusque-là, peut-être, mais une partie seulement – du total que Benjamin espère voir s'ajouter à la population de Grayson. Et ils auront tous bénéficié du prolong, ils seront très visibles, et ils auront leurs propres idées quant à la place que méritent les femmes – et la religion – dans la société. Et ce seront des citoyens, Mike. À la différence de tous les personnels alliés qui ne font que passer, ils resteront là, et les conservateurs ne peuvent faire mine de l'ignorer. En fait (elle eut un petit sourire), l'immense majorité de ce groupe précis s'installera probablement sur le domaine Harrington. De même qu'un certain nombre de ceux qui n'ont pas de formation militaire ou choisiront de ne pas reprendre du service. J'avais déjà obtenu l'accord de Benjamin sur ce point avant qu'il ne me parle de sa petite idée d'"escadre personnelle". — Hmm. » Henke fronça les sourcils et se caressa la lèvre. « Je n'avais pas pensé à tout ça, admit-elle au bout d'un moment. Mais ça ne me semble quand même pas la fin du monde pour le mode de vie graysonien ! — Ça ne l'est pas. Sinon, le révérend Sullivan n'aurait jamais suivi l'exemple du révérend Hanks et soutenu cette idée aussi fermement. Mais cela peut servir à Benjamin de point d'appui supplémentaire pour ses réformes. Mieux, c'est un véritable camouflet pour les Clefs qui se plaignent le plus des influences étrangères depuis que McQueen a commencé à réagir si vigoureusement. — Ce ne sont pas les seuls à se plaindre, grommela Henke. L'opposition se lamente sur "l'inexcusable gestion de la situation militaire" par le gouvernement depuis que Giscard a frappé Basilic. Mais, pour en revenir à ce que tu disais, en quoi la décision de Benjamin constitue-t-elle un camouflet pour les seigneurs qui se plaignaient ? — Je ne doute pas que l'opposition ait tout fait pour en tirer le meilleur parti sur Manticore, dit Honor, mais elle ne s'est sûrement pas montrée aussi insidieuse que certains des seigneurs. Ils ont dû procéder plus prudemment que l'opposition dans le Royaume stellaire parce que la Constitution accorde beaucoup plus de pouvoir à Benjamin qu'à Élisabeth. S'ils l'irritent trop, il dispose de tout un éventail de moyens de les punir – des moyens parfaitement légaux maintenant que la Constitution écrite est à nouveau en vigueur – et ils le savent. Ils ne l'attaquent donc jamais de front, ni lui ni ses politiques. À la place, ils procèdent par la bande en s'inquiétant et en exprimant leurs craintes sous la forme de "remontrances au Sabre", toujours en tant que gardiens des intérêts de leurs sujets et du mode de vie graysonien, jamais du fait d'un sentiment d'aussi mauvais goût que l'ambition personnelle. » Ses lèvres se tordirent en une grimace de dégoût. « Depuis la première campagne de McQueen, un groupe d'entre eux s'est coalisé autour de Mueller et de ses amis, arguant que les revers qu'elle nous avait infligés prouvent que Grayson devrait réfléchir à l'opportunité de sa déférence continue à la hiérarchie étrangère inepte qui a rendu ces revers possibles. Pour un peu, ils auraient ouvertement appelé Grayson à tenter sa chance en solo. À se retirer de l'Alliance, à rappeler ses unités hors de la chaîne de commandement commune pour n'être plus qu'une "puissance associée" et non un allié au sens plein. — Mon Dieu, Honor ! » Pour la première fois, Michelle paraissait sincèrement inquiète. « Je n'avais rien entendu de tel ! Y a-t-il la moindre chance qu'ils y parviennent — Pas une, répondit Honor sans détour. Benjamin ne se laisserait jamais entraîner de force dans une manœuvre de ce genre, or, dans les faits, Benjamin Mayhew est Grayson. Je ne pense pas qu'on se rende bien compte dans le Royaume à quel point c'est vrai, Mike. Nous persistons à voir les autres à travers le prisme de notre propre expérience mais, si puissante que soit Élisabeth, elle ne possède pas l'ombre de l'autorité personnelle de Benjamin sur Grayson. » Elle secoua la tête. « Non, personne ne réussira à lui dicter sa politique extérieure ou militaire, mais ce n'est pas vraiment ce qu'ils cherchent. Ils n'aiment peut-être pas ça, mais ils ont bien dû se faire à l'idée que Benjamin est manifestement en phase ascendante. Ils ne seront pas capables de lui faire face et de le vaincre avant longtemps, ils se sont donc résolus à viser à long terme. Pour l'instant, ils se contentent d'essayer de saper sa base populaire, de semer le doute, des questions et des inquiétudes dans l'esprit d'autant de Graysoniens que possible. Ils savent aussi bien que Benjamin que sa véritable autorité réside dans le soutien de ses sujets, ils s'efforcent donc de l'affaiblir et de le pousser à agir avec plus de circonspection contre eux. À leurs yeux, il s'agit du premier pas sur la pente sans cesse descendante de l'autorité du Sabre. Chaque fois qu'il manque de répondre avec force à leurs provocations, il se prive d'un petit peu de sa capacité d'opposition la fois suivante, et ils ne cherchent rien de plus, pour l'instant. — Je vois. » Henke secoua de nouveau la tête. « Il me semble me souvenir d'une époque où tu ne comprenais rien à la politique. Et où tu n'aimais pas ça, d'ailleurs. — Je n'aime toujours pas, répondit Honor. Hélas, étant moi-même une des Clefs, je n'ai pas eu d'autre choix que d'en apprendre les rouages... à la mode de Grayson, du moins. Et s'il fallait m'instruire dans un sujet que je déteste, Howard Clinkscales et Benjamin Mayhew étaient sans doute les meilleurs professeurs que je pouvais trouver. — Je constate. Mais je ne vois toujours pas bien en quoi le fait que Benjamin offre la citoyenneté à tes compagnons d'évasion constitue un camouflet pour ses opposants. — Ce n'est pas un affront direct. En fait, d'une certaine façon, il ne peut pas les prendre de front tant qu'eux ne l'attaquent pas ouvertement. En revanche, cela exprime de manière claire, voire brutale, son engagement actuel à ouvrir Grayson sur des points de vue extérieurs. Et ce en évitant de fournir à son opposition une cible qu'elle puisse attaquer sans avoir l'air de le viser, lui. » Honor haussa les épaules. « C'est un jeu de cache-cache et de manœuvres détournées, Mike, et je me retrouve au beau milieu de tout ça en tant que commandant officiel de l'escadre personnelle du Protecteur. Je n'ai aucune idée de qui commandera réellement cette force, bien que je ne serais pas surprise qu'on choisisse Alfredo Yu pour le poste. Mais c'est moi qui apparaîtrai dans les archives comme le commandant permanent – encore une couleuvre pas très subtile que Benjamin fait avaler aux conservateurs. Ils sont déjà suffisamment déconfits de me voir de retour, quoi qu'ils en disent en public. Me nommer commandant officiel ne fait que remuer le couteau dans la plaie que Benjamin leur inflige... et vu l'enthousiasme que soulève mon retour, ils n'osent rien faire ni dire qui puisse être interprété comme une insulte personnelle envers moi. — Mon Dieu, répéta Henke sur un tout autre ton, avec un sourire en coin. Moi qui croyais que la politique était un sport sanglant chez nous ! Mais je suis impressionnée d'entendre Honor Harrington débiter si facilement une évaluation des intentions de l'ennemi. — Ouais, c'est ça, ironisa Honor. Tu veux surtout dire que tu es bien contente que ce ne soit pas tombé sur toi ! — Probablement. Mais, à propos de situations compliquées, et sans vouloir changer de sujet ni rien, tu as réussi à remettre en ordre ta situation financière, n'est-ce pas ? — Si on veut. » Nimitz et Samantha quittèrent le dos du fauteuil et se serrèrent sur les genoux d'Honor, cherchant le contact physique comme ils le faisaient sans cesse depuis que Nimitz avait découvert la perte de sa voix mentale, et Honor caressa doucement les oreilles de son compagnon. « Tout remettre en ordre à ce niveau va prendre beaucoup plus longtemps, poursuivit-elle en relevant la tête. Willard a fait des merveilles dans le peu de temps dont il disposait mais, un mois et demi, ça ne suffit pas pour régler une situation aussi complexe. Hélas, Sa Majesté a un peu insisté pour que je rentre au Royaume stellaire dès que j'en aurais "le loisir", comme elle dit. » Honor haussa les épaules et décida – une fois de plus – de ne pas mentionner les messages échangés entre le Palais du Montroyal et le manoir Harrington avant qu'Élisabeth ne lance son « invitation » officielle. « Vu la façon dont c'est parti, tout devrait finir par s'arranger à peu près. — "S'arranger à peu près" ? J'espère que tu ne le prendras pas mal si je dis que ça semble un peu désinvolte de la part d'une femme qui vaut trente ou quarante milliards de dollars, Honor ! — Seulement vingt-neuf, rectifia Honor, irritée. Et pourquoi ne devrais-je pas me montrer "désinvolte" ? » Elle renifla, ironique. « Tu te souviens de moi ? La franc-tenancière de Sphinx qui partageait ta chambre ? J'ai plus d'argent que je ne saurais en dépenser jusqu'à la fin de mes jours, même avec le prolong, Mike ! Ça vaut mille fois mieux que d'être pauvre mais, au-delà d'un certain seuil, ce n'est plus qu'une façon de compter les points dans un jeu auquel je n'ai pas très envie de jouer. Certes, c'est un outil précieux qui me permet de faire des tas de choses qui m'auraient été inaccessibles, mais, pour être honnête, je crois que j'aurais préféré laisser la situation telle que mon testament l'avait établie. Moi, je n'en ai pas besoin, et Willard, Howard et le conseil d'administration de Dômes aériens en faisaient très bon usage avant mon retour. — Honor Harrington, tu n'es pas normale, fit gravement Henke. Quiconque se montre si désinvolte alors que des sommes pareilles sont en jeu devrait être enfermé là où il ne peut pas nuire à ses propres intérêts ! — C'est à peu près ce qu'a dit Willard, reconnut Honor dans un soupir. Mais, comme il l'a fait remarquer, mon testament avait en réalité laissé l'essentiel de ma fortune de côté pour le prochain seigneur Harrington, c'est-à-dire moi-même, d'une certaine façon. Ou bien on pourrait dire que, dans la mesure où je ne suis jamais morte, le testament n'est jamais vraiment entré en vigueur. » Elle roula des yeux. « Je me vois bien m'occuper de cette partie-là ! "Excusez-moi, Mac, mais, ce legs que je vous ai fait? J'aurais besoin de le récupérer, je le crains, puisqu'il apparaît que j'ai eu le mauvais goût de ne pas mourir, en fin de compte. Désolée !" » Elle omit de mentionner le sloop de dix mètres qu'elle aimait tant et qu'elle avait laissé à Michelle Henke, remarqua celle-ci. Mais tu n'es pas morte. » Honor renifla, ironique. « Et alors ? Les cadeaux-surprises que j'avais gardés en réserve ont été distribués quand tout le monde me croyait morte et, même amputé de leur valeur, mon domaine s'est quand même apprécié d'environ onze milliards et demi pendant mon absence. Manifestement, ma fortune peut très bien survivre sans eux, et je ne vois pas l'utilité de les reprendre maintenant, juste pour permettre à mon exécuteur testamentaire de les rendre quand je passerai enfin l'arme à gauche. — Mmm. » Michelle était une cousine germaine d'Élisabeth III du côté de sa mère, et son père était le comte du Pic-d'Or, ministre des Affaires étrangères du gouvernement Cromarty et l'un des pairs les plus riches de Manticore. Elle n'avait jamais eu de soucis pécuniaires, bien que l'argent de poche que lui avait accordé son père jusqu'à sa sortie de l'École spatiale ait été ridicule selon les critères des jeunes du même milieu social. Toutefois elle n'y voyait aucune objection a posteriori. Certains jours, elle s'était sentie à court d'argent, dans sa jeunesse, mais elle avait trop vu depuis ce qui arrivait à des amis d'enfance dont les parents n'avaient pas veillé à ce qu'ils comprennent que l'argent ne poussait pas sur les arbres. Malgré cela, elle avait remarqué que, même s'ils considéraient comme un élément inévitable de leur quotidien le fait d'avoir de l'argent, très peu de gens véritablement riches lui manifestaient le même manque d'intérêt qu'Honor. Mais c'était parce que, pour tant de ces gens fortunés, l'argent et le pouvoir qui allait avec définissaient littéralement leur vie, comprit-elle lentement. L'argent faisait d'eux ce qu'ils étaient et fondait l'univers dans lequel ils évoluaient. Or ce n'était pas le cas d'Honor Harrington. Sa richesse était accessoire par rapport à sa personnalité, ses actes et ses responsabilités. Elle la décrivait comme un outil pratique, mais seulement parce qu'elle l'aidait à remplir ses responsabilités et non parce qu'elle avait un impact énorme sur sa vie personnelle. « Tu n'es vraiment pas normale, fit Henke au bout d'un moment, et c'est tant mieux. Maintenant que j'y pense, ce ne serait sans doute pas du luxe si plus de gens te ressemblaient. Enfin, je ne voudrais pas te donner la grosse tête, hein. — Arrête, je vais rougir », railla Honor, et cette fois elles en rirent toutes les deux. — Bon, reprit Michelle au bout d'un moment, d'un ton qui signifiait qu'elle s'apprêtait à aborder un nouveau sujet. Que te réservent exactement nos seigneurs et maîtres à ton retour au Royaume stellaire ? — Tu n'es pas au courant ? » Honor paraissait surprise, et son amie haussa les épaules. « On m'a juste dit d'aller te chercher, pas ce qu'on allait faire de toi une fois que je t'aurais livrée sans défense entre leurs mains. Je suis à peu près sûre qu'Élisabeth a personnellement demandé à la baronne de l'Anse du Levant de t'envoyer le Saganami et, pour cette fois, j'ai décidé que le népotisme éhonté ne me posait pas de problème. Mais on ne m'a pas fait part du contenu des messages que je t'ai amenés. Et bien que je sois, de toute évidence, un serviteur bien trop consciencieux de la Couronne pour fourrer mon nez dans des histoires qui ne me regardent pas, s'il se trouvait que tu sois prête à laisser échapper quelques bribes d'information... » Elle laissa sa phrase en suspens, leva les mains, paumes vers le haut, et Honor éclata de rire. « Et c'est moi qui ne suis pas normale ! — Bah, c'est vrai. Alors, sais-tu ce qu'ils comptent faire de toi ? — Pas complètement, non. » Honor secoua la tête et dissimula un autre pincement d'inquiétude. je n'ai sans doute aucune raison de m'en faire, à bien y réfléchir. Élisabeth semblait peut-être un peu... irritée sur la fin, mais elle ne paraissait pas vraiment fâchée. En tout cas, je n'en ai pas eu l'impression. — Enfin, je soupçonne quand même fortement Sa Majesté de vouloir jouer à ce jeu de "surprenons la pauvre Honor" qui amuse tant Benjamin, reprit-elle au bout d'un moment, l'air sombre. Et ça me fait peur. Elle a une boîte à malices beaucoup plus grande. — J'imagine que tu y survivras, fit Henke, rassurante. — Je suis en train de découvrir qu'il est en réalité impossible – ou à peu près – de mourir d'embarras », répondit Honor. En tout cas pas si on tape du pied suffisamment fort. « Ce n'est toutefois pas toujours pour le mieux : on dirait que ça pousse mon entourage à tester les limites pour découvrir si on peut mourir d'embarras aigu, question encore sans réponse. — Arrête de te lamenter sur ton sort et raconte-moi le reste, gronda Henke. — À vos ordres, madame. » Honor s'enfonça un peu plus dans son fauteuil et passa le bras autour de Nimitz tout en réfléchissant aux points qu'elle se sentait prête à aborder avec un autre, même s'il s'agissait de Henke. Samantha posa son menton triangulaire sur son épaule gauche pour l'aider dans sa réflexion, et elle sourit tandis que des moustaches soyeuses lui caressaient la joue juste au-dessus de la zone morte. — Évidemment, je n'allais plus tarder à rentrer au Royaume, dit-elle au bout d'un moment, l'air plus sérieux. Ils veulent tous nous examiner à Bassingford, et papa suivra dans les semaines à venir pour superviser mes "réparations". » Sa main abandonna un instant la fourrure de Nimitz pour désigner sa joue morte. « Les hôpitaux de Grayson rattrapent leur retard sur Manticore à une vitesse surprenante, et le centre de neurochirurgie que papa et Willard ont monté pour faire pendant à la clinique génétique de maman est excellent, mais ils ne disposent pas encore de la structure nécessaire pour un travail de reconstruction aussi... extensif que celui dont j'ai besoin. Nous allons y remédier dès que possible – ai-je mentionné le fait que l'argent peut être très utile de temps en temps ? – mais pour l'instant, le meilleur endroit pour entreprendre ce travail en dehors de la Ligue solarienne, c'est le Royaume stellaire. » Il faudrait aussi que je passe à la maison de l'Amirauté, j'imagine », poursuivit-elle, et son amie dissimula un sourire. Honor ne se rendait peut-être pas compte de l'ampleur des changements qui s'étaient opérés en elle ces dix dernières années, mais sa référence désinvolte à la maison de l'Amirauté, le saint des saints de la Flotte royale manticorienne, en disait long pour Henke. Honor n'était que commodore au sein de la FRM, mais elle raisonnait et agissait comme l'amiral qu'elle était au service de Grayson... et ce de manière si naturelle qu'elle n'en était même pas consciente. « Dans les messages que tu m'as apportés figurait, entre autres, une "requête" très poliment tournée que je me mette dès que possible à la disposition de la DGSN pour débriefing. Et il faudra que je discute avec l'amiral Cortez de la meilleure façon d'utiliser les personnels militaires non alliés qui sont revenus de l'Enfer avec nous... et ne s'engageront pas dans le nouveau projet de Benjamin. » En prime, fit-elle avec une petite moue, je suis hélas à peu près certaine de devoir passer beaucoup trop de temps à parler aux journalistes. Je vais insister pour limiter ce genre d'activité au minimum absolu mais, comme tu l'évoquais tout à l'heure, j'ai effectivement vu les enregistrements des funérailles que le duc de Cromarty et Sa Majesté ont organisées pour moi. Suite à tout ce tapage, je ne crois pas pouvoir envisager d'éviter les feux des projecteurs. — Je dirais que tu es même plutôt en deçà de la vérité. — Ensuite... » Honor haussa les épaules. « La seule certitude que j'aie concernant l'Amirauté, en admettant que je compte reprendre du service pour Manticore pendant que je serai au. Royaume pour raisons médicales, du moins, c'est qu'ils aimeraient bien me voir passer un peu de temps sur l'île de Saganami. Je serai en service restreint le temps qu'ils conçoivent et produisent mon nouveau bras, donc je suppose qu'un passage dans une salle de classe ne serait pas une mauvaise idée. J'ignore ce qu'ils ont exactement en tête, mais je préférerais m'occuper que rester sans rien faire. » Elle frémit. Je me rappelle la dernière fois que nous avons dû subir tout le processus d'implant neural. J'ai failli devenir folle à rester inactive entre deux séances de chirurgie ! — J'imagine. D'ailleurs, je me souviens de ce que ça donnait quand ils t'ont enfin laissée reprendre du service actif et qu'ils t'ont confié le Victoire. ^> Les deux femmes échangèrent un sourire et, si celui d'Honor était un peu amer d'évoquer ce souvenir commun qui lui rappelait Paul Tankersley et la terrible souffrance liée à sa perte, au moins était-ce un chagrin qu'elle avait appris à supporter. « Bon ! » fit brusquement Henke en consultant son chrono avant de se lever. « Je t'ai suffisamment embêtée, et il nous reste environ deux heures avant le dîner. Que dirais-tu de commencer la visite guidée que je t'ai promise ? — Parfait », répondit Honor. Elle se leva à son tour, et Henke l'aida à installer Nimitz dans le porte-chat puis à le prendre sur son dos. Samantha supervisa l'opération depuis le dossier de la chaise, puis accepta le bras et l'épaule que lui offrait Henke, et ils passèrent tous les quatre le sas de la cabine. « Je crois que tu vas beaucoup l'aimer, Honor », fit Michelle après avoir répondu au salut de sa sentinelle. Elle la précéda dans la coursive qui menait à l'ascenseur, un fier sourire de propriétaire aux lèvres. « Je sais que tu connais déjà les paramètres de base de sa conception, mais on a continué à les affiner jusqu'au moment où la construction du Saganami a commencé à Héphaïstos, et il intègre bon nombre des caractéristiques des Harr... des Méduses, je veux dire. Et pas seulement les systèmes automatisés qui permettent de réduire l'équipage. Nous avons aussi un paquet de nouveaux joujoux électroniques, y compris des évolutions majeures du contrôle de feu, la toute dernière génération de contre-mesures électroniques et de systèmes furtifs, ainsi qu'une petite surprise pour les Havriens la prochaine fois qu'ils croiseront notre T par l'avant. » Elle eut un sourire machiavélique qu'Honor lui rendit avec la même impatience espiègle. « Je me disais que nous pourrions commencer par le pont de commandement, reprit Henke, puis passer par le centre d'opérations de combat. Ensuite... » CHAPITRE SIX La courte flèche de pierre de la tour du Roi Michael était aussi vieillotte et peu impressionnante que dans les souvenirs d'Honor, mais c'était la deuxième fois qu'elle s'y rendait. Elle n'ignorait pas combien les apparences pouvaient être trompeuses car, cette fois, elle savait à qui cette tour servait de retraite privée, et elle ressentit une indéniable pointe d'anxiété en la regardant grandir devant elle tandis qu'elle suivait son guide à travers le Palais du Montroyal. Michelle Henke allait à ses côtés, un demi-pas en arrière, et Andrew LaFollet et Simon Mattingly fermaient la marche. Perchée sur l'épaule de Henke, Samantha veillait sur Nimitz installé dans son porte-chat, et Honor soupçonnait leur petit groupe d'avoir l'air parfaitement ridicule. Elle répondait d'un signe de tête aux saluts précis des soldats en uniforme du régiment personnel de Sa Majesté et de la sécurité du Palais sur son passage. Ils présentaient une image professionnelle, alerte et presque indifférente. Ils avaient été prévenus de son arrivée plus d'un mois à l'avance et, par conséquent, elle ne décela pas l'étonnement et les soudaines bouffées d'enthousiasme qu'elle avait dû supporter sur Gray-son, ce qui était un immense soulagement. Toutefois, l'entraînement qu'elle avait ainsi subi sur Grayson lui avait permis d'apprendre — enfin ! — à limiter sa sensibilité aux émotions d'autrui. Elle rit intérieurement à cette idée. Quelqu'un, autre fois, sur la Vieille Terre — peut-être Samuel Johnson — avait un jour fait remarquer que la certitude d'être bientôt pendu aidait formidablement à se concentrer. Honor avait découvert l'amère exactitude de cette observation en cellule à bord du VFP Tepes, mais aussi une variation sur ce thème depuis son retour. La violence des émotions qui l'avaient assaillie si souvent et avec une telle force en provenance de tant d'esprits l'avait forcée à se concentrer comme jamais auparavant sur sa propre capacité empathique. Elle ne savait toujours pas comment, mais elle avait réussi en un pur réflexe d'autodéfense à en acquérir une maîtrise beaucoup plus fine. Elle n'aurait pas pu décrire le processus d'apprentissage ni même comment elle faisait ce qu'elle avait appris, pas plus qu'elle n'aurait su expliquer comment elle avait appris à marcher ou parler, mais elle avait poussé un gros soupir de soulagement en se rendant compte qu'elle avait développé une faculté qui ressemblait fort à celle de Nimitz pour ajuster sa sensibilité. Elle ne pouvait toujours pas éviter de déceler les émotions de son entourage, mais pour la première fois elle se contrôlait suffisamment pour maintenir la charge émotionnelle à un niveau relativement faible, sans avoir à se soucier de paraître (ou d'être) étourdie par une clameur que nul autre ne percevait. Elle était sûre que cela se révélerait un talent précieux à l'avenir — la prochaine fois qu'elle se retrouverait incapable d'écarter complètement les émotions de Hamish Alexander, par exemple — et elle se sentait soulagée de le posséder, même si elle aurait préféré l'acquérir de manière moins... tumultueuse. Enfin, le fait que le régiment de Sa Majesté et la garde du Palais se composaient de professionnels n'était pas un mal, car ces soldats faisaient carrière tout près de la reine, ce qui leur conférait un certain degré de familiarité avec les huiles du Royaume stellaire. Si disproportionné que cela lui parût, Honor avait bien dû se faire à l'idée que l'impact médiatique de son retour après son exécution publique et ses funérailles l'avait au moins temporairement élevée à cette stature. L'absence de réaction des personnels de sécurité à sa présence en devenait du coup un baume bien plus apaisant qu'ils ne pouvaient l'imaginer. Honor répondait délibérément à la convocation de sa reine en tenue civile et, après mûre réflexion, elle avait opté pour une robe de style graysonien ornée, comme toujours quand elle était en civil, de la clef Harrington et de l'Étoile de Gray-son. En partie parce que, à part quelques tenues plus adaptées à la nature sphinxienne qu'au Palais du Montroyal, elle ne possédait aucun vêtement civil manticorien. Si on lui avait posé la question, elle aurait aussi dû admettre s'être vite rendu compte qu'elle aimait sa silhouette dans les costumes graysoniens pourtant si peu pratiques. Mais d'autres facteurs entraient en ligne de compte. La reine Élisabeth avait requis sa présence sans l'exiger comme elle avait le droit de le faire d'un officier en service actif de l'armée manticorienne ou d'un membre de la noblesse du Royaume. Sa retenue n'avait pas échappé à Honor, qui s'était demandé dans quelle mesure cela était lié au refus qu'elle opposait obstinément à sa reine sur un point précis. Peut-être celle-ci avait-elle décidé, par tact ou par dépit (Honor espérait que non), de la prendre avec des pincettes. Auquel cas il serait peut-être bienvenu de se distancer encore un peu de son personnage manticorien, et elle était donc venue en sa qualité de seigneur graysonien répondant à l'invitation d'un chef d'État allié et non comme l'un des sujets d'Élisabeth. Elle aurait pu le faire tout en se présentant en uniforme d'amiral, mais les nombreux détracteurs qu'elle comptait encore au sein de l'opposition risquaient de mal l'interpréter. Car bien que provisoirement mouchés, ils étaient conscients qu'elle n'ignorait pas qui avait bloqué la promotion que la FRM lui aurait autrement accordée depuis longtemps. S'ils la voyaient en uniforme graysonien maintenant, arborant son grade graysonien, ils en concluraient sans doute qu'elle raillait leurs efforts pour lui refuser tout avancement sous les couleurs du Royaume. Elle devait bien admettre qu'un petit fond de rancune l'aurait volontiers poussée à agir ainsi, pour cette raison précise. Mais la reine n'avait sûrement pas besoin qu'elle alimente un peu plus en hydrogène ce foyer particulier alors que le battage médiatique associé à son retour de Cerbère semblait lui conférer une position dominante. Et puis, si elle avait porté l'uniforme, elle aurait été tenue de rendre tous les saluts qui lui étaient adressés. Ses lèvres frémirent à cette idée, puis elle étouffa son sourire comme les gardes à l'entrée de la tour les laissaient passer, l'honorable Michelle Henke et elle. Un capitaine de la garde personnelle de la reine, d'une raideur toute professionnelle, les accompagna dans l'ascenseur à l'ancienne à cage verticale, et Honor fronça légèrement les sourcils en décelant la désapprobation marquée dont se teintaient ses émotions. Elle en connaissait la source. La loi de Grayson exigeait de chaque seigneur qu'il soit en toute occasion accompagné de ses hommes d'armes personnels, et les responsables de la sécurité de la reine de Manticore ne voyaient pas d'un bon œil, pour le moins, que quiconque introduise une arme en sa présence. Ils n'avaient aucune raison de se méfier des Graysoniens en général, moins encore de ceux qui servaient Honor, mais ils se trouvaient sur leur propre territoire, et leur paranoïa professionnelle surdéveloppée parlait. Elle les comprenait car elle-même n'aimait guère l'idée de faire entrer des armes dans la même pièce que sa souveraine, mais elle n'avait pas le choix. Elle avait déjà réduit son détachement classique de trois hommes au minimum autorisé par la législation graysonienne. Si elle avait essayé d'exclure également Andrew ou Simon, son geste aurait pu passer pour une marque de défiance, et elle préférait mourir plutôt qu'agir d'une façon qui puisse être interprétée de la sorte. Et puis Élisabeth a manifestement envisagé la question elle-même. Sinon, elle n'aurait pas pris la peine de m'informer — ainsi que ses gardes — que Andrew et Simon pouvaient conserver leurs armes. L'ascenseur s'arrêta dans un soupir, et les deux femmes suivirent leur guide à travers un couloir qui menait au même salon où Élisabeth les avait déjà reçues une fois. Mattingly s'arrêta à la porte en bois massif sculpté et poli, et se posta à gauche tandis que le capitaine des gardes se mettait en faction à droite, mais LaFollet entra sur les talons d'Honor. Élisabeth Adrienne Samantha Annette Winton, reine de Manticore, trônait dans un fauteuil capitonné au bout du même tapis épais couleur rouille que la fois précédente, et elle n'était pas seule. Son chat sylvestre, Ariel, était allongé sur le dossier, et il releva la tête pour examiner Nimitz et Samantha. Honor décela une poussée psychologique familière comme il saluait les deux nouveaux arrivants... et bientôt son inquiétude de n'obtenir de réponse que de Samantha. Il se dressa pour observer Nimitz plus attentivement, et Honor sentit sa soudaine surprise et la compassion qu'il exprima à sa compagne dans la foulée. Il y avait deux autres êtres humains dans la pièce. L'un d'eux était bien connu d'Honor, et son bon œil brilla en apercevant son cousin Devon, deuxième comte Harrington. Il avait l'air très mal à l'aise — et il l'était (elle ressentait ses émotions aussi bien que celles de n'importe qui d'autre). Elle ne se souvenait que trop bien avoir été dans le même état lors de sa première visite en ces lieux, et elle se doutait que ce devait être encore pire pour lui. Au moins, Honor était officier spatial et avait déjà rencontré sa reine auparavant. À en juger par la teneur de ses émotions et l'expression de son visage, Devon peinait encore à se faire à l'idée qu'il était désormais l'un des pairs du Royaume, et elle le sentit se demander si elle voulait secrètement lui reprendre son titre. Elle lui adressa un sourire aussi rassurant que le permettait la paralysie de la moitié de sa bouche, mais le deuxième homme présent dans le salon détourna son attention de son cousin. Frêle et grisonnant, il affichait un visage las qui, en personne, ressemblait à s'y méprendre à celui d'un homme auquel elle avait fait face à quarante mètres de distance dans l'enclos de la ville d'Arrivée réservé aux duels. Cet homme-là aussi s'appelait Summervale. Mais Denver Summervale était un ancien fusilier tombé en disgrâce et devenu tueur professionnel. Allen Summervale, de son côté, était duc de Cromarty... et Premier ministre du Royaume stellaire de Manticore. « Dame Honor ! » Élisabeth III quitta son fauteuil avec un large sourire. Honor fut immensément soulagée de sentir la sincérité de son accueil mais, seigneur Harrington ou non, elle n'était pas encore assez détachée de ses origines franc-tenancières pour ne pas être prise d'un doute lorsque Élisabeth lui tendit la main. Toutefois elle était bel et bien seigneur Harrington, et elle prit donc fermement la main de la reine dans la sienne tout en s'imposant de soutenir sans ciller son regard brun sombre. Ce fut difficile. Beaucoup plus qu'elle ne s'y attendait, et dans un petit coin de son esprit elle s'émerveilla des innombrables changements intervenus dans sa vie en neuf ans depuis sa dernière visite. Elle n'était pas bien sûre de tous les apprécier, mais elle découvrit, alors qu'elle se tenait face à sa souveraine, qu'il ne lui était plus possible de les nier, même intérieurement. « Votre Majesté, dit-elle posément avant d'incliner la tête en un petit salut respectueux. — Merci d'être venue si vite », reprit Élisabeth en désignant à Honor le fauteuil qui faisait face au sien, de l'autre côté de la table basse. Elle adressa un signe de tête beaucoup plus familier à sa cousine, et Henke prit place dans un autre fauteuil confortable, laissant le canapé à Devon Harrington et au duc de Cromarty. « Je sais que vous devez encore avoir un million de choses à régler sur Grayson, fit la reine, attendant qu'Honor s'asseye avant de reprendre sa place, et j'apprécie beaucoup que vous les ayez mises en attente pour moi. — Votre Majesté, j'étais votre sujet bien avant de devenir seigneur Harrington », répondit Honor en détachant le porte-chat pour le ramener devant elle. Nimitz se coula sur ses genoux, et Samantha quitta d'un bond le fauteuil de Henke, traversa le tapis en trottinant et rejoignit son compagnon. « J'en suis consciente », dit Élisabeth. Puis sa voix s'assombrit momentanément. « Mais je suis également consciente de l'échec de la Couronne à protéger votre carrière comme elle le méritait pourtant face au sort honteux qui vous a été réservé après votre duel contre Pavel Young. » Honor grimaça à la mention de l'homme qui l'avait si longtemps haïe et qui lui avait fait tant de mal avant leur face-à-face fatal par un matin pluvieux, pistolet en main. Mais cela aussi remontait à neuf ans T, et elle secoua la tête. « Votre Majesté, je savais en m'y rendant ce qui en découlerait. Que le Premier ministre (elle salua poliment Cromarty) et vous n'auriez pas d'autre conduite possible. Je ne vous en ai jamais voulu. Si quelqu'un méritait que je lui en tienne rigueur – hormis Young lui-même – c'étaient les ténors de l'opposition. — C'est très généreux de votre part, milady, glissa doucement Cromarty. — Ce n'est pas généreux, mais réaliste tout au plus. Et, en toute honnêteté, je peux difficilement prétendre que mon exil en disgrâce sur Grayson était la fin du monde, monsieur le Premier ministre. » Elle eut un sourire ironique et toucha la clef Harrington qui brillait sur sa poitrine à côté de la splendide Étoile de Grayson. « Ce n'était pourtant pas faute que certains s'y emploient, fit remarquer Élisabeth. Vous vous êtes attiré la haine de bien trop de fanatiques au fil des ans, dame Honor. En tant que votre souveraine, j'aimerais vous demander d'essayer d'y remédier dans les années à venir. — Je ne manquerai pas de garder votre requête à l'esprit, Votre Majesté, murmura Honor. — Bien. » Élisabeth s'enfonça dans son fauteuil et observa un instant son invitée. Elle se sentirait mieux une fois que le centre médical de Bassingford aurait confirmé que, mis à part la perte de son bras, Honor avait bel et bien survécu intacte à son épreuve. Mais elle avait meilleure mine que la reine ne le craignait, et Élisabeth sentit son inquiétude s'atténuer. Elle lui jeta un dernier regard inquisiteur puis se tourna vers sa cousine. « Et bonjour à vous aussi, capitaine Henke. Merci de nous avoir amené dame Honor en un seul morceau. — Nous nous efforçons de vous plaire, Votre Majesté, répondit Henke, mielleuse. — Et ce avec un respect si profond et sincère, qui plus est, lâcha la reine. — Toujours. » Les deux cousines se sourirent. Elles se ressemblaient vraiment beaucoup, bien que les signes extérieurs du génotype originel modifié des Winton fussent davantage visibles chez Henke. La belle peau acajou d'Élisabeth était bien plus claire que celle de sa cousine, toutefois Honor soupçonnait la reine de posséder plus encore des avantages les moins évidents que les parents de Roger Winton avaient fait intégrer au génome de leur progéniture. La nature exacte de ces modifications, si elle n'était pas réellement classée, restait inconnue du grand public, de même que le simple fait qu'un seul Winton ait jamais été génétiquement modifié. En réalité, les responsables de la sécurité du Royaume se donnaient beaucoup de mal pour qu'il en soit ainsi, et Honor n'était au courant que parce que Michelle partageait sa chambre à l'École spatiale et était sa meilleure amie depuis près de quarante ans T... sans compter que Michelle savait depuis presque tout ce temps qu'Honor était dans le même cas. Enfin, que l'une ou l'autre ait gardé le plus grand nombre des modifications premières, elles possédaient toutes deux les mêmes traits caractéristiques des Winton, et trois ans à peine les séparaient. «  Je crois que vous connaissez le comte Harrington, reprit Élisabeth en se retournant vers Honor, qui sourit à son tour. — Nous nous connaissons, en effet, Votre Majesté, même si nous ne nous sommes pas vus depuis longtemps. Bonjour, Devon. — Honor. » Devon avait dix ans de plus qu'elle, bien que sa mère fût la sœur cadette d'Alfred Harrington, et il paraissait plus gêné encore qu'avant tandis que tous les yeux se tournaient vers lui. «  J'espère que tu comprends que je ne m'attendais pas... commença-t-il, mais elle l'interrompit aussitôt en secouant la tête. — Je suis parfaitement consciente que tu n'as jamais voulu être comte, Devon, assura-t-elle. D'ailleurs, c'est de famille, on dirait, parce que je n'ai jamais voulu être comtesse non plus. » Elle sourit brièvement à Élisabeth puis revint à son cousin. <4 Sa Majesté ne m'a guère donné le choix, et je doute qu'elle t'en ait laissé plus qu'à moi. — Plutôt moins, pour tout dire, intervint Élisabeth avant que Devon puisse répondre. Il y avait plusieurs raisons à cela. L'une, j'ai un peu honte de l'admettre, était de raviver le sou tien populaire à la guerre en capitalisant sur la colère de notre opinion publique face à la décision havrienne de vous exécuter, dame Honor. En soutenant très publiquement le droit de votre cousin à vous succéder, j'ai réussi à recentrer très efficacement l'attention sur votre "mort". Bien évidemment, j'avais d'autres mobiles moins répréhensibles, bien que guère moins calculateurs, je le crains. — Ah oui ? » La réponse d'Honor invitait à plus ample explication, et elle était trop concentrée sur Élisabeth pour remarquer les sourires amusés qu'échangèrent Michelle Henke et Allen Summervale. Les lèvres de la reine frémirent, mais elle parvint pour sa part à se retenir de sourire. Il y avait au plus vingt personnes dans tout le Royaume, en dehors de sa famille immédiate, pour se sentir suffisamment à l'aise devant elle pour hausser un simple sourcil interrogateur avec autant de calme. «  En effet, répondit la reine. Tout d'abord, j'avais un petit compte à régler avec l'opposition. » Son envie de sourire disparut, et son regard se fit soudain dur et froid. On disait les rancunes d'Élisabeth si tenaces qu'elles mouraient de vieillesse avant de se faire empailler. En cet instant, Honor était prête à croire toutes les histoires qu'elle avait entendues sur le caractère implacable et parfois volcanique de sa souveraine. Puis Élisabeth secoua légèrement la tête et se détendit à nouveau dans son fauteuil. « La décision de vous exclure de la chambre des Lords suite à votre duel contre Pavel Young m'a rendue furieuse pour plusieurs raisons, dit-elle. D'une part, bien sûr, à cause du camouflet que cela représentait pour vous. Je comprenais exactement ce que vous ressentiez quand vous vous en êtes prise à Young, sans doute mieux que vous ne pouvez l'imaginer. » Henke et elle échangèrent un bref coup d'œil. Honor n'avait aucune idée de ce qu'il cachait, mais elle frémit intérieurement en décelant la pointe soudaine de vieille colère, d'amertume et de chagrin qui l'accompagnait. — J'aurais préféré que vous choisissiez un décor moins public pour lancer votre défi, reprit Élisabeth au bout d'un moment, mais je comprenais sans mal ce qui vous poussait à ce choix. Et bien que la position officielle de la Couronne, et la mienne, consiste à dire que les duels sont une coutume dont nous nous passerions volontiers, vous aviez légalement le droit de le défier, de même qu'il avait légalement et moralement renoncé à la vie en se retournant avant l'instant convenu pour vous tirer dans le dos. Que l'opposition saisisse le fait que vous aviez tiré sur un homme dont l'arme était vide – parce qu'il venait de vider son propre chargeur sur vous – comme prétexte pour vous exclure m'a fait enrager en tant que femme et en tant que reine. D'autant que le but était au moins en partie de se venger du gouvernement du duc de Cromarty et de moi-même pour avoir forcé le parlement à adopter la déclaration de guerre, tout le monde le savait. » En toute franchise, je dois avouer que ce dernier point a pesé beaucoup plus lourd dans la balance pour moi que je n'aime à le reconnaître. Je préférerais pouvoir dire que ma réaction n'est née que de l'outrage ressenti face au tort qu'on vous avait fait, mais, comme vous l'avez sûrement découvert vous-même en tant que seigneur, les laisser nous narguer impunément, mon Premier ministre ou moi-même, n'est jamais une bonne idée. À chaque fois qu'ils le font, ils grignotent un peu plus mes prérogatives et l'autorité morale de mes ministres. Très peu de gens se rendent compte qu'aujourd'hui encore notre Constitution n'est qu'un équilibre entre des forces en tension. Les lois et procédures que l'opinion publique perçoit comme coulées dans le béton céramisé sont en réalité sujettes à changement à travers l'évolution de la coutume et des précédents... ce qui, quand on y pense, est exacte ment la méthode que les Winton ont employée pour détourner le Royaume originel des mains des Lords, il y a bien longtemps. » Elle eut un sourire de prédateur. « Les rédacteurs de la Constitution comptaient fonder un gentil petit système complètement verrouillé par la Chambre des Lords afin de protéger le pouvoir et l'autorité des premiers colons et de leurs descendants. Ils n'avaient pas prévu qu'Élisabeth Fe s'en mêlerait et créerait une véritable autorité exécutive puissante et centralisée pour la Couronne... ni qu'elle recevrait l'aide de la Chambre des communes pour ce faire ! » Toutefois, ma famille est bien consciente de la manière dont le présent système est né, et nous n'avons pas l'intention de permettre à quiconque de détourner notre autorité. La menace havrienne renforce notre détermination depuis soixante-dix ans, et je ne vois pas de signe de changement à ce niveau dans un avenir proche. Ce qui explique en grande partie pourquoi je n'ai jamais eu l'intention de laisser votre exclusion tenir. Hélas, vous vous êtes fait tuer – du moins l'avons-nous tous cru – avant que j'aie pu régler le problème. J'ai donc décidé de m'assurer que votre héritier légitime (elle désigna Devon) serait confirmé en tant que comte Harrington, doté de terres à la mesure de son titre et qu'il siégerait dès que possible à la Chambre des Lords. Qui plus est, j'ai fait en sorte que certains meneurs de l'opposition sachent ce que j'entreprenais et pourquoi, à un moment où ils n'osaient plus exprimer leurs véritables sentiments vous concernant à cause de la réaction qu'aurait eue le grand public. » Elle eut un nouveau sourire prédateur. v J'espère que vous ne prendrez pas ombrage d'apprendre que j'entretenais des mobiles si bas, dame Honor. — Au contraire, Votre Majesté. L'idée que vous ayez violemment contrarié certains augustes membres de la Chambre des Lords me réchaufferait plutôt le cœur, à vrai dire. — C'est bien ce que je pensais. » L'espace d'un instant, les deux femmes se sourirent, en parfait accord, puis Élisabeth inspira profondément. « Maintenant que vous êtes revenue d'entre les morts, pour ainsi dire, la situation a toutefois radicalement changé. Si on veut, je me suis prise à mon propre piège en faisant confirmer Devon dans son titre de comte Harrington, car je n'ai désormais plus d'autre choix que de lui permettre de le conserver, vous privant ainsi de toute prétention légitime à son siège parmi les Lords, si je ne veux pas prendre de mesures pour le défaire de son titre en votre faveur. Bien sûr, cela ne poserait aucun problème juridique, fit-elle en adressant un petit sourire d'excuse à Devon. Après tout, vous n'êtes pas morte, et les précédents abondent qui permettent qu'on vous rende vos biens ainsi que votre titre. Mais il serait assez embarrassant pour la Couronne de courir ce marathon juridique, surtout vu la façon posée mais... vigoureuse dont le duc de Cromarty et moi-même avons argumenté en faveur de Devon auparavant. « Je vois. » Honor caressa doucement le dos de Nimitz puis hocha la tête. « Je vois, dit-elle plus fermement. Et je vous soupçonne aussi de vouloir en venir quelque part avec toutes ces explications, Votre Majesté. — Je t'avais dit qu'elle était maligne, Beth ! gloussa Henke. — Je n'avais pas besoin qu'on me le dise, Mike », répondit la reine, les yeux toujours fixés sur Honor, qui ressentit une soudaine inquiétude en comprenant qu'Élisabeth n'était pas tout à fait prête à renoncer à sa première idée en fin de compte. — Hélas, elle est aussi têtue, reprit la reine, confirmant ses craintes. Puis-je vous demander si vous avez revu votre position concernant la médaille du Courage, dame Honor ? » Du coin de Honor vit Henke se redresser brusquement dans son fauteuil, mais elle garda l'œil rivé sur le visage d'Élisabeth. « Non, Votre Majesté, je n'ai pas changé d'avis. » Sa voix de soprano se teintait d'un regret respectueux mais ferme, et Élisabeth soupira. « J'aimerais que vous y réfléchissiez très soigneusement, dit-elle sur un ton persuasif. Au vu de tout ce que vous avez accompli, il... — Pardonnez-moi, Votre Majesté, interrompit Honor, polie mais déterminée. Mais, sauf votre respect, toutes les raisons que monsieur le Premier ministre et vous-même m'avez données sont mauvaises. — Dame Honor, intervint Cromarty d'une voix grave de baryton, onctueuse comme le whisky, je n'irai pas prétendre qu'il n'y a là aucune considération politique. Vous ne me croiriez pas et, franchement, je ne suis pas vraiment honteux qu'elles entrent en ligne de compte. Les Havriens ont tenté d'utiliser votre exécution comme une arme politique contre l'Alliance et notre moral. C'est la seule raison pour laquelle Ransom et Boardman l'ont annoncée de manière si spectaculaire à leur propre peuple, à nous et à la Ligue solarienne. Le fait qu'ils s'étaient complètement mépris sur la réaction que cela provoquerait dans l'Alliance ne change pas leurs intentions, et ils ont bel et bien marqué des points auprès de certains segments de la Ligue en vous dépeignant comme une meurtrière de masse hors de contrôle et déjà condamnée, sans prendre la peine d'éclaircir les détails. Certes, cela leur était déjà revenu en pleine figure ici, au Royaume stellaire et dans l'Alliance, avant même votre retour si aimable d'entre les morts. Désormais, tous les ingrédients sont réunis pour en faire une catastrophe diplomatique de première classe partout et, en tant que Premier ministre de Manticore, mon travail consiste à veiller à ce que le désastre soit aussi complet que possible pour eux. Vous décerner la médaille du Courage et en profiter pour répéter les détails de votre évasion lors de la cérémonie à l'usage du public est un moyen sûr d'y parvenir. Honor voulut parler, mais il leva la main pour l'en empêcher. — Laissez-moi terminer, s'il vous plaît, dit-il poliment, et elle acquiesça à contrecœur. Merci. Maintenant, comme je vous le disais, les considérations politiques sont, à mon avis, parfaitement valides et appropriées. Mais elles sont aussi hors de propos. Que vous le vouliez ou non, vous avez déjà plusieurs fois mérité la médaille du Courage, comme le reconnaissent manifestement les Graysoniens. » Il désigna d'un geste gracieux l'Étoile de Grayson qui brillait sur sa poitrine. « Si l'opposition ne vous avait pas voué une profonde aversion, vous l'auriez sans doute reçue suite à la première bataille de Hancock... ou après la quatrième bataille de Yeltsin. Et que vous l'ayez ou non méritée par le passé, il ne fait pas un doute que l'organisation, la planification et la réussite de l'évasion de près de cinq cent mille prisonniers de la prison havrienne la plus sûre justifient son attribution ! — Je crains de ne pas pouvoir m'entendre avec vous sur ce point, monsieur le Premier ministre », répondit fermement Honor. Henke se tortilla dans son siège, n'y restant que par la force de sa volonté, mais Honor l'ignora pour se concentrer sur le duc. « La médaille du Courage est décernée pour des actes de bravoure au-delà des exigences du service, continua-t-elle, et rien de ce que j'ai fait ne dépassait les exigences du service. » Cromarty écarquilla les yeux, incrédule, mais elle poursuivit calmement. « Il est du devoir de tout officier de Sa Majesté d'échapper à l'ennemi si c'est possible. Il est du devoir de tout officier d'encourager, coordonner et diriger les efforts de ses subordonnés pour échapper à l'ennemi en temps de guerre. Et il est du devoir de tout officier assumant un commandement de mener ses hommes au combat. De plus, je dois aussi souligner que j'avais personnellement très peu à perdre à essayer de quitter l'Enfer. J'avais été condamnée à mort. Pour moi, le choix de risquer ou non ma vie dans une tentative d'évasion était vite fait. — Dame Honor... commença Cromarty, mais elle secoua de nouveau la tête. — Si vous voulez récompenser des gens qui ont véritablement fait preuve d'un courage au-delà des exigences du service, vous devriez décerner une médaille à Horace Harkness, dit-elle sans détour. Contrairement à moi, il n'encourait que l'incarcération et non la mort à notre arrivée sur l'Enfer, et il le savait. Mais il a choisi, sans avoir reçu d'ordre en ce sens, de faire semblant de passer à l'ennemi. Il a sciemment pris le risque d'une exécution quasi certaine s'il était découvert afin de s'introduire dans le système informatique central du vaisseau amiral de Cordélia Ransom, d'arranger tous les détails capitaux de notre évasion jusqu'à la surface planétaire et de détruire complètement le Tepes de façon à dissimuler notre évasion. Je vous assure, monsieur le Premier ministre, si Sa Majesté et vous-même tenez tant à décerner à quiconque la médaille du Courage, que Harkness est l'individu le plus méritant que vous puissiez trouver. — Mais... tenta de nouveau Cromarty, et elle secoua encore la tête, plus fermement qu'avant. — Non, monsieur le Premier ministre, dit-elle d'une voix sans réplique. Je n'accepterai pas la médaille du Courage pour cela. — Honor! s'écria Henke, incapable de se retenir plus longtemps. Tu n'as rien mentionné de tel pendant notre voyage depuis Grayson ! — Parce que ce n'était pas important. — Mon œil, ce n'est pas important ! Il s'agit de la médaille du Courage, bon sang ! On ne répond pas tout simplement "non merci" au parlement quand il vous offre la plus haute distinction du Royaume pour acte de bravoure ! — Je crains que dame Honor ne soit pas d'accord avec toi, Mike », fit Élisabeth. Le ton était assez acerbe, mais il exprimait aussi un certain respect, et elle braquait un regard rassurant sur Honor tout en s'adressant à sa cousine. « Pour tout dire, quand nous lui avons annoncé qu'Allen envisageait de lui attribuer cette récompense, elle l'a rejetée très fermement. — Fermement ? répéta Henke. Comment ça, fermement ? — Je veux dire qu'elle a offert de démissionner de ma flotte si je persistais dans ma décision », répondit Élisabeth d'une voix sèche. Honor perçut l'ébahissement de Henke, et le rouge lui monta légèrement aux joues en croisant les yeux de sa reine, mais Élisabeth se mit à rire au bout d'un moment. « Il paraît que les Sphinxiens sont têtus, murmura-t-elle, et j'en ai entendu autant concernant les Graysoniens. J'aurais dû me douter de ce qui arriverait si quelqu'un avait la folie de réunir les deux en un ! — Votre Majesté, je ne souhaite pas vous manquer de respect, fit Honor. Et je suis très honorée de savoir que le duc de Cromarty et vous croyez réellement que je mérite la médaille du Courage. Cette certitude m'est précieuse, je vous assure. Mais je ne la mérite pas. Pas pour ce que j'ai fait. Et cette décoration est trop importante à mes yeux pour que je me permette de la galvauder, pour ainsi dire. Ce ne serait pas honnête. — Dame Honor, vous n'êtes pas normale », répondit Élisabeth III d'un air grave, sans savoir que sa cousine avait employé exactement les mêmes termes. « Ou peut-être que si. Peut-être ai-je passé trop de temps entourée d'hommes politiques et de gens assoiffés de pouvoir. Mais je doute fort qu'il y ait deux femmes dans tout le Royaume stellaire pour refuser cette médaille alors que la reine et le Premier ministre insistent tous deux pour qu'elle l'accepte. » Elle renifla, ironique. « Évidemment, je ferais peut-être mieux de ne pas parier là-dessus. Après tout, jusqu'au mois dernier, je n'aurais pas cru qu'il se trouverait une seule femme pour la refuser ! — Votre Maj... — Ne vous en faites pas, dame Honor. » Élisabeth soupira en agitant la main. « Vous avez gagné. Nous pouvons difficilement vous traîner jusqu'à la chancellerie à la pointe du pulseur et vous la décerner de force. Imaginez le désastre en termes de relations publiques ! Mais vous comprenez bien que si vous persistez à refuser la médaille du Courage, nous n'allons pas vous laisser contrecarrer nos autres projets, n'est-ce pas ? — D'autres projets ? » répéta prudemment Honor. Élisabeth se fendit d'un sourire digne d'un chat sylvestre dans un champ de céleri. « Rien de bien compliqué, fit-elle sur un ton rassurant. Simplement, comme je vous l'expliquais, mon camouflet à l'opposition suite à votre exclusion de la Chambre des Lords a perdu beaucoup de son poids quand vous êtes revenue vivante. Donc, dans la mesure où c'est moi qui vous ai privée de votre titre, je me suis dit que c'était à moi de le remplacer... et, ajouta-t-elle, le regard brillant, de donner à ces crétins qui ne servent que leurs propres intérêts un coup de pied dans le derrière dont ils mettront des années à se remettre ! — Je ne comprends pas, Votre Majesté », fit Honor, d'un ton qui trahissait pour la première fois une véritable inquiétude. Il y avait trop de gaieté dans les émotions de la reine, la certitude trop marquée d'avoir trouvé un moyen à la fois de battre l'opposition et d'acculer Honor, la forçant à accepter ce qu'Élisabeth considérait manifestement comme son dû. « Comme je le disais, ce n'est pas bien compliqué. » Le sourire félin d'Élisabeth s'élargit. « Vous n'êtes plus comtesse Harrington, et maintenant que je connais mieux Grayson, je me rends compte que vous faire comtesse était assez déplacé, vu la différence de préséance entre comtesse et seigneur. Le Protecteur Benjamin ne s'est jamais plaint de l'insulte involontaire que nous avons faite à l'un de ses oligarques en assimilant les deux titres, mais je serais étonnée qu'il ne nous en garde pas un certain ressentiment, or il n'est jamais bon de risquer des frictions avec l'un de ses alliés au beau milieu d'une guerre. J'ai donc décidé de rectifier mon erreur première. — Rectifier... » Honor fixait sa reine, horrifiée. « Tout à fait. La Couronne a jugé utile de demander à la Chambre des communes, qui a jugé utile d'approuver, la création du titre de duchesse Harrington. — Duchesse ? s'étrangla Honor. — Exactement ! Nous vous avons taillé un joli petit duché dans la Réserve de la Couronne de Westmount sur Gryphon. Personne n'y vit pour l'instant – après tout, ces terres faisaient jusque-là partie de la Réserve – mais elles comprennent de gros droits d'exploitation minière et forestière. Il existe également plusieurs sites qui conviendraient à la création de stations de ski de luxe. D'ailleurs, nous avons reçu de nombreuses demandes concernant ces sites de la part des grands consortiums de loisirs, et j'imagine que plusieurs d'entre eux seront très pressés de négocier un bail avec vous, surtout quand ils se souviendront du rôle que vous avez joué dans les opérations de sauvetage lors de l'avalanche d'Attica. Je crois également que vous aimez la voile, et nous avons donc dessiné les frontières de votre duché pour qu'il englobe une étendue de côte assez spectaculaire, qui ressemble beaucoup à vos Murailles de cuivre, sur Sphinx. Je suis sûre que vous pourriez construire une jolie petite marina. Bien sûr, la météo de Gryphon est parfois un peu extrême, mais je crois qu'on ne peut pas tout avoir. — Mais... mais, Votre Majesté, je ne peux pas... Je veux dire, je n'ai ni le temps ni l'expérience pour... — Seigneur Harrington, ça suffira », fit Élisabeth, et pour la première elle s'exprimait d'une voix sévère, la voix d'une reine. Honor referma la bouche, et Élisabeth hocha la tête. « C'est mieux, dit-elle. Beaucoup mieux. Parce que cette fois-ci, vous avez tort. Vous avez toute l'expérience voulue. Bon sang, Honor (c'était la première fois que la reine l'appelait par son prénom, mais elle était trop sonnée pour le remarquer), vous avez plus d'expérience dans ce domaine que la plupart de ceux qui sont déjà ducs ou duchesses ! Pas un seul aristocrate manticorien n'a jamais exercé l'autorité et le pouvoir dont dispose un seigneur – Élisabeth y a veillé il y a quatre cents ans ! – et vous occupez cette fonction depuis dix ans T maintenant. Après ça, un duché ne devrait vous poser aucun problème ! — Peut-être, mais vous savez que j'ai raison quand je dis que je n'aurai pas le temps d'assumer correctement mes responsabilités, répliqua Honor. J'ai eu plus de chance que je n'en méritais de pouvoir me reposer sur Howard Clinkscales à Grayson, mais maintenant vous envisagez de me confier d'autres charges, en plus de celles de seigneur Harrington ! Aucun officier de l'active n'a le temps de gérer de telles responsabilités comme elles le devraient ! — Ah oui ? » Élisabeth inclina la tête. « Dois-je en parler avec le comte de Havre-Blanc ? — Non ! Je ne voulais pas dire... » Honor s'interrompit brutalement et prit une profonde inspiration. Élisabeth n'avait pas le droit de recourir à cet argument précis, songea-t-elle, mais elle n'avait aucun moyen élégant d'expliquer pourquoi à sa reine. « Je sais ce que vous vouliez dire, Honor, fit doucement Élisabeth. Et, honnêtement, je ne suis pas surprise que vous le preniez ainsi. C'est une des qualités que j'apprécie chez vous. Et la coutume veut effectivement que les pairs consacrent toute leur attention à la gestion de leurs terres. Mais il y a toujours eu des exceptions, comme dans le cas du comte de Havre-Blanc. Hamish Alexander est bien trop précieux à la Flotte pour que nous le laissions s'encroûter à prendre soin de son comté, c'est pourquoi il emploie un intendant – comme votre Clinkscales – afin d'appliquer ses décisions en son absence. Vous pourrez sans doute trouver un arrangement similaire. D'ailleurs, je me disais que votre ami Willard Neufsteiler ferait très bien l'affaire, si vous pouvez vous en passer au conseil d'administration des Dômes aériens. » Honor écarquilla les yeux, étonnée qu'Élisabeth soit assez informée pour connaître ses relations avec Neufsteiler, mais la reine poursuivit avec calme et assurance : — Quoi qu'il en soit, nous trouverons une solution. Bien sûr, votre présence forcée dans le Royaume stellaire pendant au moins un an T pour votre traitement médical nous aidera probablement. Cela devrait vous permettre de superviser l'organisation initiale du nouveau duché... et l'expérience que vous avez acquise sur ce plan avec le domaine Harrington devrait se révéler inestimable, selon moi. Pour tout dire, l'absence de population pour le moment ôtera également tout caractère d'urgence à le voir organisé. Mais, tout comme Havre-Blanc, vous êtes trop précieuse au sein de la Flotte pour que nous vous laissions moisir chez vous. » Élisabeth eut un sourire en coin. « Le temps viendra sans doute, plus vite que je ne le voudrais, où je devrai vous renvoyer vous faire tirer dessus pour moi. Et cette fois-là, vous n'aurez peut-être pas la même chance. Alors, si vous refusez mes médailles, vous allez devoir me laisser vous donner ce duché quand j'en ai encore l'occasion ! C'est bien clair, Lady Harrington ? — Oui, Votre Majesté. » Le soprano d'Honor était rauque, mais elle sentait que la reine ne transigerait pas là-dessus. « Bien », fit calmement Élisabeth. Puis elle s'enfonça dans son fauteuil, étira les jambes devant elle, croisa les chevilles, souleva Ariel pour le poser sur ses genoux et se fendit d'un sourire. « Et maintenant que nous avons réglé cette question, seigneur Harrington, j'ai l'intention d'insister pour une petite représentation privée. Je sais parfaitement que vous allez faire de votre mieux pour éviter les journalistes et que, même si vous y échouez, ils vont forcément se tromper dans les détails de l'histoire quand ils la raconteront – c'est toujours pareil. Alors, plutôt que d'en lire le récit dans les journaux, je veux entendre tous les détails de votre évasion de votre bouche ! » CHAPITRE SEPT « Alors, qu'en pensez-vous, commandant ? » Le capitaine de frégate Prescott David Tremaine se tourna vers la source de la voix et sentit son dos se raidir en reconnaissant le contre-amiral des Rouges dame Alice Truman. Il s'attendait à ce que son aide de camp vienne le chercher quand elle serait prête à le recevoir, mais elle s'était déplacée en personne. Elle se tenait dans l'encadrement du sas qui séparait le salon d'attente de sa salle de briefing privée à bord de la station spatiale de Sa Majesté Weyland, les cheveux aussi blonds, le regard aussi vert et la carrure aussi solide que dans son souvenir. Il voulut avancer vers elle, mais elle agita la main en signe de dénégation avant qu'il ait fait un pas. « Restez où vous êtes, commandant. Ne me laissez pas vous arracher à cette vue », dit-elle avant de traverser le compartiment pour le rejoindre devant l'immense baie d'observation. Ce genre de baies étaient rares à bord du Weyland, où l'on faisait l'usage le plus rationnel possible de l'espace extérieur, et la plupart des gens devaient se contenter d'écrans muraux HV... en admettant qu'ils y aient même droit. C'était un peu bête, d'ailleurs, car les écrans muraux comportaient un zoom qui faisait défaut à l'œil nu, mais c'était aussi très humain. On trouvait une certaine satisfaction dans la certitude qu'on contemplait bien la réalité et non son image, si fidèle fût-elle. Même les officiers spatiaux endurcis qui ne voyaient jamais directement le cosmos depuis leur pont de commandement semblaient partager cette envie dévorante d'une place au premier rang devant la boîte à bijoux du bon Dieu, et le fait que Truman avait décroché un tel trophée en disait long sur la haute opinion qu'on avait d'elle dans les sphères dirigeantes. Toutefois ses manières n'en trahissaient pas une conscience aiguë. La plupart des officiers de son niveau se seraient montrés beaucoup plus formels avec un capitaine de frégate nouvellement promu qui n'avait même pas trente-sept ans T et se présentait simplement à elle pour recevoir ses instructions, et il se mit en garde intérieurement contre la tentation de vouloir trop lire dans son attitude bienveillante. Ou qui semblait s'annoncer ainsi, du moins. Truman et lui avaient servi ensemble à deux reprises sous les ordres de Lady Harrington, toutefois il ne s'attendait guère à ce qu'elle se souvienne de lui. La première fois, Truman était elle-même capitaine de frégate, commandant du croiseur léger Apollon, tandis que Lady Harrington commandait le croiseur lourd Intrépide et que Tremaine était un officier très subalterne à bord du contretorpilleur Troubadour. Pourtant, un certain sentiment d'unité du groupe contre le reste de l'univers était resté à ceux qui avaient appartenu à cette petite escadre. Non que nous soyons encore aussi nombreux qu'avant, se rappela Tremaine avec une certaine noirceur avant de se le reprocher sévèrement. La deuxième fois remontait à seulement quatre ans T, alors que Tremaine était l'officier du hangar d'appontement de Lady Harrington à bord du croiseur marchand armé Voyageur. Truman était capitaine de la Liste, à l'époque, et une fois encore seconde dans la chaîne de commandement derrière Lady Harrington en tant que commandant le plus gradé de son escadre de vaisseaux-Q. Mais là encore, ils servaient sur deux bâtiments différents et, qui plus est, leurs chemins ne s'étaient même pas croisés. Nous avons peut-être servi ensemble, en quelque sorte, se dit-il, mais elle est contre-amiral, désormais. Ce qui la met à peu près à deux marches de Dieu, vu qu'il faut bien caser les vice-amiraux et amiraux. Sans parler du coup qu'elle a réussi à Hancock l'année dernière... ni du titre de chevalier qu'elle en a tiré. Alors réponds à sa question, imbécile! « Beaucoup de bien, madame. Il est... » Malgré sa ferme résolution de respecter les bienséances, il agita les mains tout en cherchant le mot juste. a Il est... formidable », dit-il enfin, et Truman sourit à la sincérité de sa voix. « C'est à peu près ce que je me suis dit la première fois que j'ai vu le Minotaure », reconnut-elle, retrouvant le souvenir de son propre enthousiasme dans celui de Tremaine. Elle entretenait encore plus ce sentiment précieux maintenant qu'elle était officier général et donc assurée de ne plus jamais commander directement un bâtiment de Sa Majesté. Elle s'approcha et croisa les mains dans son dos tandis que Tremaine et elle se tournaient vers la baie d'observation pour admirer ensemble le spectacle. L'absence de grossissement limitait ce que l'œil humain pouvait déceler dans un espace aussi infini mais, malgré son immensité, l'espace offrait également la clarté cristalline du vide, et le bassin spatial le plus proche se trouvait à trente kilomètres à peine. C'était largement suffisant pour leur permettre de voir l'énorme coque longue de deux kilomètres qui flottait au centre et, au-delà, cinq autres bassins identiques abritant chacun une coque en cours de construction. Le vaisseau le plus proche était manifestement presque prêt à prendre du service, car les équipes techniques terminaient d'en appliquer la peinture, tandis qu'un flux constant de chalands défilait dans ses hangars d'appontement, chargés de provisions, de ressources environnementales, de palettes de missiles et tous ces mille et un objets dont un vaisseau de guerre ne peut se passer. Les cinq bassins plus éloignés rapetissaient rapidement du fait de la distance, s'éloignant sur leur orbite autour du joyau bleu et blanc qu'était Gryphon, mais à y regarder de près, on distinguait encore une autre grappe de bassins réfléchissant la lointaine lumière de Manticore-B derrière eux. « Une sacrée vue, n'est-ce pas ? » murmura Truman. Tremaine secoua la tête, non pour la contredire mais tant il était impressionné. « C'est le moins qu'on puisse dire, madame, répondit-il tout bas. Surtout quand on pense que toutes les cales de Weyland sont déjà pleines. — Comme celles d'Héphaïstos et de Vulcain, renchérit Truman avant de se tourner vers lui en souriant. Vous vous attendiez à voir un jour des bassins spatiaux à la mode de Grayson ici, dans le Royaume stellaire, commandant ? — Non, madame, certainement pas. — Eh bien, moi non plus. » Truman reporta son attention sur la baie. a En même temps, je n'aurais jamais cru nous voir adopter le rythme de construction que nous atteignons. » Elle secoua la tête. « Il me paraissait proprement impossible de remplir toutes les cales de toutes les stations spatiales que possède la Flotte, et d'ensuite commencer à monter des bassins indépendants comme ceux-là. » Elle désigna le plus proche de la tête, puis sa voix s'assombrit. « Mais vous allez sans doute en voir encore plus ces prochaines années T. Vu la façon dont les Havriens accélèrent le tempo, nous allons avoir besoin de tous les vaisseaux que nous pourrons construire... et sous peu, si je ne m'abuse. Et la perte de deux chantiers navals flambant neufs à Alizon et Zanzibar l'année dernière n'est pas faite pour nous aider. » Tremaine la regarda à son tour. Il n'était pas de retour depuis bien longtemps, et le centre médical de Bassingford l'avait laissé sortir avec un bulletin de santé satisfaisant moins de deux mois auparavant. Il avait eu droit à un mois complet de liberté car, comme tous ceux qui avaient été envoyés sur Hadès, il pouvait prétendre au « congé des survivants », mais il n'en avait profité que trois semaines. Il avait adoré chaque minute passée avec sa mère et ses deux sœurs, et l'admiration de son grand frère — presque de la vénération, à ce stade — avait fait des merveilles pour son ego, mais il n'avait pas su prendre plus de repos. Beaucoup des événements qui s'étaient produits depuis qu'Esther McQueen était devenue ministre de la Guerre de Havre étaient encore classés secret, mais il y en avait largement assez de notoriété publique, surtout ajoutés à ce que les rescapés de l'Enfer avaient appris du côté havrien d'après les bases de données des vaisseaux capturés, pour que Tremaine sache qu'ils n'étaient pas positifs. En fait, plus il en voyait, plus il se convainquait que la Flotte avait besoin de tout son personnel. Et puis il était par nature incapable de rester inactif alors qu'il aurait dû faire sa part du boulot. Il avait toujours été ainsi, sans doute, mais il avait aussi été guidé par l'exemple d'officiers supérieurs tels que Lady Harrington et Alistair McKeon — ou Alice Truman —, et on ne servait pas sous les ordres d'officiers pareils sans développer un sens aigu du devoir. Ce pouvait être un don inconfortable, mais il le préférait largement à son contraire. Et je dors mieux la nuit, en prime, se dit-il tout en se concentrant pour donner à son regard interrogateur la nuance de respect voulue. Truman observa son visage pendant quelques secondes puis sourit à nouveau, un peu ironique cette fois, et le prit en pitié. « Nous sommes parvenus à ne pas perdre le contrôle complet d'un seul système réellement crucial, Scotty », dit-elle, et il ressentit une bouffée de satisfaction à l'entendre utiliser ce surnom, dont il ignorait qu'elle avait connaissance. « Mais « McQueen nous a fait très mal. » Elle grimaça. « S'il y a une chose dont bon nombre d'entre nous avons toujours eu peur, c'est que quelqu'un doté d'un minimum de discernement finisse par diriger la Flotte populaire. Il fallait bien que ça arrive un jour, mais nous pouvions au moins espérer que SerSec continuerait à exécuter tous ceux qui étaient assez compétents pour représenter une menace potentielle pour le régime. Hélas, ils n'ont pas fusillé McQueen, et c'est un client plus sérieux encore que nous ne redoutions de les voir trouver pour nous faire face. » Elle désigna les bassins qui s'étalaient au-delà de la baie d'observation. « Nous avons subi des pertes plus lourdes ces douze derniers mois qu'au cours des trois années T qui les ont précédés, fit-elle doucement, sans parler des dégâts causés à nos infrastructures à Basilic, Zanzibar et Alizon. Seaford n'avait pas tant de valeur, ajouta-t-elle avec un geste désinvolte. Certes, la prise était très prestigieuse, et les Havriens ont eu l'impression de se venger en reprenant le système. Mauvais pour nous mais, même ainsi, nous n'aurions pas trop regretté sa perte... si cet imbécile de Santino n'avait pas réussi à mener son groupe d'intervention tout entier à sa destruction en n'infligeant pour ainsi dire aucun dégât à l'ennemi. » Ses lèvres se tordirent, mais elle s'imposa de lisser leur moue et inspira profondément. « Et si encore nous n'avions à nous soucier que de McQueen, reprit-elle au bout d'un moment, mais elle a su mettre sur pied une équipe de premier ordre pour appliquer sa stratégie. Vous avez rencontré le citoyen amiral Tourville, je crois ? » Elle haussa un sourcil interrogateur, et Tremaine acquiesça. « Oui, madame, en effet, dit-il avec chaleur. Il a tout de la parfaite tête brûlée, mais sous ces apparences il a l'esprit très vif. Il est aussi bon qu'à peu près n'importe quel officier allié que je connaisse. — Meilleur, Scotty, murmura Truman, meilleur. Et Giscard est peut-être encore plus fort que lui. Nous savions déjà que Theisman était doué, évidemment. » Tremaine et elle échangèrent un petit sourire, car ils avaient tous deux rencontré Thomas Theisman lors de leur première visite à l'Étoile de Yeltsin. « Je ne crois pas qu'un seul des autres leur arrive à la cheville, mais cela importe peu. McQueen a ces trois-là sur le front pour diriger ses opérations, et on dirait qu'elle leur accorde la crème de la crème pour commandants d'escadre et de groupe d'intervention. Et si ces gens ne sont pas à la hauteur de leurs exigences quand ils se présentent pour prendre leur poste, chacune des opérations qu'ils exécutent leur permet d'en apprendre davantage à leurs commandants et officiers tactiques. Alors, si la guerre dure assez longtemps... » Elle haussa les épaules, et Tremaine hocha lentement la tête. Il devait paraître plus inquiet qu'il ne le croyait, car elle lui adressa un sourire rassurant. « Ne paniquez pas, commandant. Certes, ils s'améliorent, mais nous avons encore quelques officiers tels que le comte de Havre-Blanc et la duchesse Harrington (ils échangèrent un autre sourire, bien large cette fois) capables de leur botter les fesses. Et, maintenant que j'y pense, l'amiral Kuzak, l'amiral Webster et l'amiral d'Orville ne sont pas mal non plus. Mais inutile de nier que l'ennemi commence à s'améliorer, ce qui ne nous arrange pas, vu qu'il possède déjà la supériorité numérique et que les transferts technologiques en provenance de la Ligue ont commencé de combler le gouffre entre les capacités de ses vaisseaux et celles des nôtres. » Pour l'instant, les Havriens ne tentent pas d'avancer ni de nous arracher nos systèmes centraux. Ils ne poussent même pas tant que ça pour reprendre les systèmes importants que nous leur avons ravis ces dernières années. Ils se contentent de nous canarder, de s'introduire chez nous pour endommager ou détruire une poignée de nos bâtiments de guerre ou de nos bases secondaires, partout où ils pensent déceler une faiblesse. Et, malheureusement, nous sommes faibles en plus d'un point, essentiellement à cause de la politique de défense de type "citadelle" sur laquelle insistent les hommes politiques. — De type "citadelle" ? » répéta Tremaine. Elle renifla. « C'est le nom que je lui donne, mais je le crois bien choisi. Le problème, c'est que McQueen nous a pris au plus mauvais moment. Nous nous étions épuisés, ainsi que nos vaisseaux, dans notre effort pour maintenir un élan offensif, or nul ne peut tenir ce rythme éternellement. Quand elle nous a frappés, notre force était largement diminuée car nous avions fini par devoir confier bon nombre de bâtiments aux chantiers navals pour l'entretien périodique, et nous nous sommes fait avoir. » Elle haussa les épaules. « Avec le recul, il apparaît que nous aurions dû les retirer plus tôt, alors que nous pouvions effectuer l'entretien sur des effectifs plus réduits, même si cela ralentissait notre rythme opérationnel. Mais c'est la beauté du recul : on en sait beaucoup plus après coup que lorsqu'on a dû prendre ses décisions la première fois. » En tout cas, McQueen comprenait parfaitement, de toute évidence, que nous avions été forcés de réduire notre présence dans les régions que nous jugions sûres afin de préserver nos effectifs avancés, mais personne de notre côté ne se doutait qu'elle réussirait à convaincre Pierre et ses bouchers de la laisser frapper si loin à l'arrière de nos lignes. Elle nous a donc pris complètement au dépourvu et nous a fait très mal. Elle a subi des pertes, elle aussi, mais elle aurait pu perdre tous les vaisseaux engagés dans toutes ses opérations initiales et s'en sortir mieux que nous malgré cela, rien que grâce aux dégâts infligés par Giscard à Basilic. Sans parler des conséquences politiques de l'attaque contre Basilic, tant intérieures qu'étrangères. » Elle secoua la tête et son regard vert s'assombrît. « Vous en avez beaucoup entendu parler de la part des civils pendant votre congé ? — Plus que je ne l'aurais voulu », répondit amèrement Tremaine au souvenir du seul véritable point noir de son séjour chez ses parents. Son père avait emmené la famille entière dîner, en insistant pour qu'il porte son uniforme. Personnellement, Tremaine soupçonnait son père d'avoir envie que quelqu'un reconnaisse son fils d'après les photos des informations et des journaux. Ce à quoi aucun d'eux ne s'attendait, c'était à être assis près d'un homme qui avait perdu toute une vie d'investissements –et un frère resté sur place afin de s'assurer que tous les employés évacuent leur complexe de hangars orbitaux à temps – quand le citoyen amiral Giscard avait frappé Basilic. Pire, l'homme en question avait manifestement trop bu, et la scène qui s'en était suivie resterait à jamais gravée dans la mémoire de Tremaine. Tout avait commencé par des imprécations à voix basse, pour finir en hurlements déchaînés avant que la police ne vienne arrêter l'homme pour trouble de l'ordre public. Mais, plus dur encore que les insultes et les obscénités qu'il beuglait, il y avait eu les larmes qui coulaient sur son visage... et le sentiment de culpabilité irrationnel que le capitaine de frégate avait ressenti. Il savait déjà sur le coup que sa réaction était irrationnelle, mais cela ne l'avait pas rendue moins douloureuse. — Ça ne m'étonne pas, soupira Truman. Difficile de leur en vouloir, pour tout dire. Giscard a balayé les investissements de soixante ans T, bien que les pertes en vies humaines aient été beaucoup plus faibles qu'elles n'auraient pu. Grâce à l'humanité de Giscard, d'ailleurs : il a attendu la dernière minute pour ouvrir le feu, et nous n'aurions rien pu faire pour l'arrêter s'il avait voulu se livrer à un jeu de massacre ! Mais les dégâts matériels étaient déjà suffisamment catastrophiques. Havre-Blanc l'a empêché de détruire les forteresses du nœud de Basilic et de prendre le contrôle permanent du système, mais c'est à peu prés tout. Et, honnêtement, je doute fort que Giscard ait jamais eu l'intention de garder ce système. Il disposait d'une fichue escadre de raid et non du tonnage nécessaire pour s'installer et tenir un système complet, dont McQueen et lui devaient savoir que nous remuerions ciel et terre – sans parler de la Première Flotte – pour le reprendre. » Mais une fois que l'étendue des dégâts est véritablement apparue, le Royaume tout entier s'est trouvé en état de choc. C'est nous qui sommes censés infliger ce genre de traitement aux Havriens, non l'inverse, et notre échec a ébranlé la confiance générale beaucoup plus sévèrement que je ne l'aurais cru possible. Je n'irais pas jusqu'à parler de panique, mais ce fut laid, Scotty. Vraiment, vraiment laid. Et tout à coup, pour la première fois depuis la déclaration de guerre, des impératifs politiques ont guidé les opérations militaires au lieu du contraire. — J'ai entendu la version de l'opposition, madame. » Le ton de Tremaine reflétait le dégoût que trahissait son visage. « Surtout de la part de l'Institut Palmer et de cet enfant de... Enfin, je veux dire cet âne bâté de Houseman. — Non, vous vouliez dire "enfant de salaud". » Les yeux de Truman brillaient malgré ses propos jusqu'alors lugubres. « Et vous aviez raison, bien que, pour ma part, je préfère le qualifier de "parfait salopard vindicatif, imbécile et intéressé". — Si vous le dites, madame. Après tout, loin de moi l'idée de contredire un officier général ! — C'est sage de votre part, commandant. Très sage, dit-elle, puis l'étincelle disparut et sa voix redevint sérieuse. Mais si vous les avez entendus, vous savez ce que le gouvernement a affronté. Les gens avaient peur, et l'opposition a choisi de jouer là-dessus. Je m'efforce de rester impartiale, car bon nombre d'entre eux croyaient sûrement ce qu'ils disaient, mais des hommes tels que Haute-Crête et Descroix ont sans doute possible bondi sur l'occasion politique sans se préoccuper des conséquences pour la guerre. — Et quelles conséquences y a-t-il eu, madame ? s'enquit doucement Tremaine. — La défense de type "citadelle", bien sûr, fit amèrement Truman. Le gouvernement n'a pas osé prendre le risque de se faire frapper aussi durement dans un autre système central, il a donc demandé à l'Amirauté de redéployer nos effectifs afin de s'en assurer. » Elle agita les mains en signe de frustration. « Ne vous méprenez pas, Scotty. Nous aurions sans doute fait ce qu'ils voulaient dans l'ensemble, à court terme en tout cas, même en l'absence de pression, parce que pas mal de ces mesures étaient logiques, du moins jusqu'à ce que nous ayons eu le temps d'analyser ce que McQueen nous avait fait et d'anticiper ce qu'elle risquait encore de tenter. Mais nous avons dû effectuer un redéploiement beaucoup plus radical qu'on ne le souhaitait à l'Amirauté, et toute action offensive de notre part s'en est trouvée paralysée depuis. — Mais... » Scotty ravala sa protestation. Elle s'était montrée beaucoup plus franche avec lui qu'il n'était en droit de s'y attendre, et il préférait ne pas abuser de cette disposition. Toutefois elle lui fit signe de continuer, et il inspira profondément. Je comprends ce que vous dites, madame, mais que faites-vous de la Huitième Force ? Il s'agit quand même d'une force offensive, non ? Et l'amiral de Havre-Blanc m'avait l'air prêt à bondir quand nous étions dans le système de Trévor. — Je n'en doute pas, concéda Truman. Et, oui, la Huitième Force est notre composante offensive essentielle... officiellement. Mais, même si Havre-Blanc, l'amiral Caparelli et le Premier ministre adoreraient lui lâcher la bride, j'en suis sûre, ils ne le feront pas. — Ah bon ? » Étonné, Tremaine n'avait pu retenir sa question, et Truman haussa les épaules. « On ne me l'a pas dit officiellement, mais ce qu'ils sont en train de faire me paraît assez clair, Scotty. Bien sûr, j'ai accès à des informations dont vous ne disposez pas, ce qui rend sans doute la chose un peu plus évidente à mes yeux. Mais songez-y. La Première Force n'a pas reçu de soutien matériel. Les forts de Basilic ont été renforcés, et ceux qui n'étaient pas terminés ont été mis en service pour couvrir le nœud. De plus, le détachement présent dans le système est deux fois plus étoffé qu'avant, et l'escadre de Gryphon s'est muée en groupe d'intervention lourd. Mais c'est tout ce qui a changé ici, dans le Royaume stellaire, parce que nous avons dû envoyer tous les vaisseaux disponibles affermir les défenses de nos alliés. Ils ont connu un certain traumatisme eux aussi, suite aux mésaventures de Zanzibar et Alizon, et le gouvernement s'est vu contraint de les rassurer amplement, de la seule façon possible : avec des vaisseaux du mur. » Mais nous avons aussi besoin d'être prêts à faire face à toute menace visant le Royaume lui-même, et c'est ce à quoi s'emploie réellement la Huitième Force. Havre-Blanc a prouvé les avantages stratégiques du nœud en prenant les Havriens de vitesse pour rejoindre le terminus de Basilic alors qu'il venait de Trévor. Nous nous efforçons donc d'agiter la menace de la Huitième Force avec la plus grande conviction sous le nez de McQueen et Theisman en faisant mine d'inquiéter Barnett alors qu'en réalité la Huitième Force constitue la réserve stratégique du Royaume. — Mmm. » Tremaine se frotta le sourcil puis hocha lentement la tête. « Je comprends, madame. Et je comprends pourquoi nous ne pouvons pas franchement dire à l'opinion publique de ne pas s'inquiéter puisque la Huitième Force couvre les systèmes vitaux. Car si nous le disions aux nôtres, cela reviendrait à annoncer aux Havriens qu'ils n'ont pas besoin de craindre qu'elle se lance après eux, n'est-ce pas ? — En effet. Évidemment, McQueen est largement assez maligne pour s'en rendre compte toute seule. En même temps, elle doit tenir compte de la menace, parce qu'elle pourrait se tromper. Mais ce qui me pose véritablement problème là-dedans, en dehors du fait que laisser l'ennemi choisir le lieu et l'heure pour nous frapper est une stratégie de faibles, c'est que je suis à peu près sûre qu'on a tout expliqué à l'opposition lors de briefings confidentiels. » Elle décela une question dans l'œil de Tremaine et haussa les épaules. « La tradition veut que l'on tienne les ténors de l'opposition informés en temps de guerre. En théorie, le gouvernement Cromarty est susceptible de tomber à tout moment, auquel cas les partis d'opposition pourraient se trouver en devoir de former un gouvernement. Je passe une nuit blanche par-ci par-là à prier pour que cela n'arrive pas, mais si c'était le cas, tout délai, le temps qu'ils comprennent ce qui se passe, pourrait avoir des effets désastreux. — Je le sais, madame. Je n'aime guère cette idée, mais j'en comprends la nécessité. J'étais simplement un peu perplexe quant à la raison pour laquelle cela vous posait problème. — Parce que, même s'ils savent forcément ce que font le Premier ministre et l'Amirauté, nul ne pourrait le deviner d'après leurs déclarations publiques. Vous avez lu des journaux d'opposition ? Parcouru leurs éditoriaux ? — Non, pas vraiment. J'imagine que je devrais, mais... » Il haussa les épaules à son tour, embarrassé, et Truman renifla. « Je ne vous reproche pas de les éviter. D'ailleurs, j'ai tendance à faire de même. Mais si vous les feuilletez, vous découvrirez qu'ils persistent à présenter une vision inquiétante. Ils veillent à éviter d'employer un langage trop ouvertement alarmiste, mais ils minent néanmoins la confiance de l'opinion publique dans le gouvernement Cromarty autant qu'ils le peuvent. À mon avis, ils ne le font que pour en tirer un avantage politique... et ils savent que le duc ne peut pas publiquement réfuter leurs accusations ni expliquer ce qu'il fait réellement avec la Huitième Force sans le révéler aux Havriens par la même occasion. — Mais ils doivent bien se rendre compte qu'ils minent aussi la confiance dans la guerre elle-même ! — Certains d'entre eux, sûrement. Mais ils s'en fichent – ou du moins leurs meneurs. Ils sont concentrés sur le front politique, à tel point que la guerre à mener en devient secondaire. Et puis ils n'ont pas à porter la responsabilité de ce qui se passe au combat, eux. Cela revient au duc de Cromarty et à l'Amirauté. — C'est... c'est écœurant, fit doucement Tremaine. — J'imagine, oui, dit Truman d'un ton pourtant songeur. D'un autre côté, c'est aussi parfaitement humain. Ne vous méprenez pas, Scotty. Je ne dis pas que ces gens sont foncièrement mauvais, ni qu'ils s'efforcent délibérément de perdre la guerre. Certains d'entre eux, à l'image de Haute-Crête, Janacek et quelques conseillers de La Nouvelle-Kiev, rentrent bel et bien dans la catégorie "foncièrement mauvais" à mes yeux... et ne me lancez pas sur le compte de Sheridan Wallace ! Ce sont des manipulateurs qui se fichent de tout sauf de leurs intérêts personnels. Les autres, dans l'ensemble, sont comme Houseman, en un peu mieux, Dieu merci ! Ils manquent d'informations sur les réalités militaires, mais ils croient tout savoir sur la question, et leurs conseillers militaires ne sont pas précisément les meilleurs qui soient, à mon avis. Ils penseraient sans doute la même chose de moi si nos rôles étaient inversés, toutefois; et même s'ils me semblent stupides, ils n'en sont pas pour autant mal intentionnés. Pas plus que ceux qui se reposent sur leurs conseils. Mais si la comtesse de La Nouvelle-Kiev croit que Cromarty gère mal toute la guerre et que son engagement en faveur d'une résolution militaire claire de nos différends avec une puissance de la taille de la République populaire ne peut mener qu'à la catastrophe, alors elle est moralement tenue d'intervenir. De son point de vue, c'est exactement ce qu'elle fait, et même si je n'ai jamais aimé l'idée que la fin justifiait les moyens, elle en est manifestement adepte. » Le contre-amiral se secoua, et son ton changea. « En tout cas, dit-elle énergiquement, le rôle de la Flotte consiste à faire la guerre et non à geindre dans son coin sur la façon dont les hommes politiques la dirigent. Et c'est précisément de cela qu'il s'agit ici. » Elle désigna du menton les bassins de radoub, et Tremaine acquiesça. Quand un amiral décide de changer de sujet, les simples mortels suivent son exemple. Et plus vite que ça. « Ce que nous espérons, poursuivit Truman, indépendamment de ce que la Huitième Force parvienne ou non à retenir l'attention de McQueen, c'est que celle-ci continuera de harceler les systèmes périphériques assez longtemps pour nous laisser nous préparer à reprendre l'offensive. Nous avons beaucoup plus avancé que les Havriens ne le croient – ou que nous n'espérons qu'ils le croient – dans la remise à jour de nos cycles de maintenance, et nos détachements dans les systèmes cruciaux sont davantage étoffés qu'il y a quatre ou cinq mois. Dans le même temps, les Graysoniens produisent des bâtiments à un rythme effréné, et nos deux nations réunies ont construit un solide noyau de Harring... je veux dire de Méduses, dont nous espérons que l'ennemi ignore tout. Et l'Amirauté met en application son projet de fermer des forts veillant sur le nœud ici, à Manticore, ce qui libère des centaines de milliers d'hommes et de femmes du commandement des forteresses pour la Flotte. Pendant ce temps, nous construisons les vaisseaux que ces gens armeront et nous leur faisons prendre des cours de remise à niveau aussi vite que possible. En fait, nous voulons sans doute aller trop vite, et je redoute beaucoup les points faibles et les unités débutantes. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai été ravie de découvrir que vous étiez disponible pour affectation ici. » Tremaine se redressa. Cette dernière phrase semblait sous-entendre qu'elle avait spécifiquement requis sa présence et, si c'était le cas, il s'agissait de l'un des plus beaux compliments qu'on lui avait faits de toute sa carrière. « Je crois que vous avez été briefé concernant les nouveaux porte-BAL ? » demanda-t-elle. Il hocha la tête. — Pas complètement, madame. On m'a dit que je recevrais mes instructions détaillées en me présentant à mon poste. Mais on m'en a révélé assez pour m'ouvrir l'appétit! — Je me disais bien que cela aurait cet effet, répondit-elle avec un sourire. Je me souviens de Lady Harrington vantant vos qualités d'officier du hangar d'appontement et de pilote de pinasse lorsque je commandais le Parnasse, et je sais que vous avez travaillé en étroite collaboration avec Jacqueline Harmon. » Son regard s'assombrit, et les lèvres de Tremaine se pincèrent. Il avait en effet collaboré étroitement avec le capitaine de frégate Harmon, qu'il appréciait beaucoup, et il avait reçu un choc en apprenant sa mort au combat sous le commandement de Truman, à Hancock. « Bref, continua vivement le contre-amiral, je vous savais familier de la première génération des nouveaux BAL et, en additionnant tous ces éléments, vous figuriez en tête d'une très courte liste d'officiers ayant le profil requis. Vous manquez encore un peu d'ancienneté pour le poste auquel je vous destine, mais je pense que vous pouvez vous en tirer. Surtout avec l'expérience du commandement que vous avez gagnée à Cerbère avec Lady Harrington. — Je vous remercie, madame... je crois. » Tremaine ne put s'empêcher d'ajouter cette réserve, mais Truman se contenta de sourire. « J'espère que vous serez toujours de cet avis dans quelques mois, commandant, dit-elle avant de désigner une fois de plus le bâtiment occupant le bassin le plus proche. D'après les radoubeurs, ce vaisseau sera prêt pour ses essais de qualification la semaine prochaine. S'ils ont vu juste, vous serez à son bord à cette occasion. — Ah oui ? — En effet, Scotty. Et une fois qu'il sera déclaré bon pour le service, je me chargerai personnellement de vous faire travailler jusqu'à l'épuisement, vous et tous ceux qu'il transportera. Et quand vous serez à genoux, je vous relèverai par la peau du cou et je vous remettrai au travail à nouveau, parce que vous et moi, pour nos péchés, allons être à la pointe de l'offensive que nous comptons lancer. — Vraiment? Je veux dire... — Je sais exactement ce que vous voulez dire, assura Truman, et ne vous en faites pas sur ce point. Vous êtes un jeune homme brillant, et je sais d'expérience que vous êtes motivé, travailleur et beaucoup plus discipliné que vous ne vous en donnez l'air. D'ailleurs, ajouta-t-elle avec un sourire paresseux, maintenant que j'y pense, vous tenez un peu de Lester Tourville vous-même, non ? Tout de la parfaite tête brûlée, mais les compétences qui vont avec. » Tremaine se contenta de la regarder : après tout, il ne pouvait pas répondre grand-chose. Elle se mit à rire. En tout cas, j'espère, Scotty, parce que c'est exactement ce dont j'ai besoin. Des "cochers" de la chasse, comme disait Jacqueline. Voilà ce qu'il nous faut pour piloter nos BAL... et, en tant que nouveau commandant de la flottille de BAL du HMS Hydre, il vous revient de former ces équipages pour moi ! » CHAPITRE HUIT « La duchesse Harrington est arrivée, Sir Thomas », annonça l'aide de camp de l'Amirauté avant de s'effacer tout en maintenant ouverte la vieille porte traditionnelle. Honor la franchit en arborant une expression qu'elle espérait à même de dissimuler une certaine anxiété, et l'homme imposant assis derrière un bureau long comme un terrain d'atterrissage se leva pour la saluer. « Madame la duchesse », dit-il en tendant la main. Elle ravala un petit sourire et traversa la pièce au parquet lumineux pour la saisir. Le protocole était un tout petit peu compliqué, et elle se demandait si l'amiral Caparelli avait consulté des experts pour savoir comment s'y prendre ou bien s'il improvisait à l'aveuglette. Elle était désormais le supérieur de cet homme sur tous les plans sauf un — enfin, deux, plutôt. À Yeltsin, bien sûr, où elle était seigneur Harrington, c'était vrai depuis longtemps. Mais elle était maintenant duchesse Harrington ici, dans le Royaume stellaire. Son œil valide brilla de jubilation intense au souvenir des mines contrites de plus d'un Lord lorsque la femme qu'ils avaient exclue de leurs rangs avait été admise parmi eux en tant que plus jeune duchesse du Royaume stellaire... ce qui la plaçait par le plus grand des hasards au-dessus de quatre-vingt-dix pour cent des pairs. Malgré les doutes qu'elle conservait quant à la pertinence de son nouveau titre, elle devait reconnaître que l'expression du visage de Stefan Young, douzième comte de Nord-Aven, et Michael Janvier, neuvième baron de Haute-Crête, resterait un de ses plus chers souvenirs quand elle serait gâteuse (si elle atteignait un jour ce stade). Elle garderait aussi un souvenir ému des discours de bienvenue des ténors de l'opposition. Elle avait écouté attentivement, l'air grave, tandis que Nimitz reposait sur ses genoux dans une position maladroite et que tous deux goûtaient les véritables émotions dissimulées derrière les voix parfaitement sincères. Il n'était pas très agréable de savoir à quel point les orateurs la détestaient, et leurs tirades sur son « héroïsme » ou encore « son courage, sa détermination et son ingéniosité » lui avaient un peu donné la nausée, mais cela n'importait guère. Nimitz et elle connaissaient précisément leurs véritables sentiments, et elle avait été légèrement surprise de ne pas voir Haute-Crête succomber à une crise d'apoplexie. La comtesse de La Nouvelle-Kiev ne valait pas mieux, bien que sa rage contenue ait semblé plus dirigée contre l'obstacle qu'Honor représentait pour ses projets et moins teintée de haine personnelle que celle de Haute-Crête et Nord-Aven. Et puis il y avait au moins autant de gens — allons, bien plus ! —sincèrement ravis, se rappela-t-elle. Mais elle était duchesse Harrington depuis trois semaines à peine, et sa nouvelle dignité lui paraissait encore inconfortable. Elle devait d'ailleurs poser autant de problèmes à certains de ceux qu'elle fréquentait, toutefois, et Sir Thomas Caparelli pouvait prétendre à figurer parmi eux. Il était Premier Lord de la Spatiale depuis le début de la guerre, alors qu'Honor n'était que l'un de ses plus récents capitaines de la Liste. À ce jour encore, elle n'était que commodore au service de Manticore, et la dernière fois qu'elle avait mis les pieds dans le Royaume stellaire, elle n'était que commandant désigné d'une escadre de croiseurs lourds pas même formée ! Elle se sentait soulagée de ne déceler aucun ressentiment chez lui de la voir élevée à de tels sommets depuis, mais une gêne incontestable persistait, comme s'il était seulement en train de se faire à l'idée de sa dernière promotion non désirée. Mais il nourrissait aussi un authentique sentiment de gratitude pour sa survie, et sa poignée de main était ferme. Et il n'était pas malvenu qu'il ait pris l'initiative de lui tendre la main, bien que certains des plus pointilleux parmi ses pairs (comme Haute-Crête) l'auraient sûrement toisé du haut de leur nez aristocratique pour sa présomption. Un accueil approprié aurait consisté en une petite courbette polie, de préférence accompagnée d'un claquement de talons respectueux... et d'un bon coup de cirage. Tout bien considéré, après tout, Thomas Caparelli n'était qu'un homme du commun qui devait son malheureux titre de chevalier aux services rendus à la Couronne plutôt qu'à un héritage comme un noble digne de ce nom. Mais cela ne posait pas de problème à Honor : ces nobles-là représentaient justement ce qu'elle avait toujours considéré comme le plus grand défaut d'une société et d'un mode de gouvernement globalement satisfaisants, et elle n'accordait guère de prix à l'opinion qu'ils avaient d'elle, contrairement à celle de Caparelli. En ce qui la concernait, les deux aspects par lesquels il lui demeurait « supérieur » étaient au moins aussi importants que toutes les promotions sociales qui lui étaient échues. Comme elle, il était chevalier de l'ordre du Roi Roger, mais alors qu'Honor s'était élevée au grade de commandeur suite à la première bataille de Hancock, Caparelli avait atteint la dignité de grand-croix. Et, plus important encore, notamment dans ce bureau et vu les circonstances, tous les membres en uniforme de la Flotte royale manticorienne lui devaient des comptes... y compris le commodore Honor Harrington. « Je suis heureux de vous voir, poursuivit-il en la jaugeant du regard. Je crois que Bassingford vous a déclarée apte à reprendre un service restreint ? — Non sans de longues hésitations, je le crains, répondit Honor dans un sourire. Ils ont terminé les examens, et mon dossier médical a bien été réactivé, mais mon organisme rejette toute régénération ou greffe nerveuse et cela les ennuie davantage qu'ils ne veulent bien le dire. En réalité, ils voudraient m'enfermer dans une bulle de coton le temps d'installer mes nouveaux nerfs et de fabriquer mon bras artificiel... sans compter qu'ils ne sont pas franchement ravis que je fasse faire le travail hors des canaux de la Floue. — Ça ne m'étonne pas. » Caparelli renifla. À l'inverse de beaucoup de gens, nota Honor avec plaisir, il ne ressentait pas le besoin de se montrer pudique dans l'évaluation de ses blessures. Évidemment, il avait lui-même été amplement raccommodé quand il n'était que capitaine de vaisseau. Contrairement à elle, il avait pu profiter de la régénération, mais il avait passé un bon bout de temps dans les griffes des médecins et thérapeutes en chemin. « Le centre médical de Bassingford est sûrement le meilleur hôpital du Royaume stellaire », poursuivit le Premier Lord de la Spatiale sur le ton de la conversation, tout en guidant Honor vers l'un des fauteuils confortables disposés autour d'une table basse en cristal poli à côté de son bureau. « C'est ce que la Flotte a essayé d'en faire, en tout cas, et c'est à n'en pas douter le plus gros. Mais cela peut constituer à la fois un avantage et un inconvénient, car MedNav rechigne manifestement à admettre qu'on ne peut être le meilleur en tout. Je les soupçonne de s'en vouloir un peu aussi d'avoir perdu votre père au profit des civils. Enfin, une fois qu'ils seront calmés, ils comprendront que seul un fou renoncerait à profiter de son expertise s'il est disponible. » Ses émotions comportaient une drôle de nuance sous-jacente, et Honor inclina la tête de côté en s'enfonçant dans le fauteuil indiqué avec Nimitz, pendant que Caparelli prenait place dans celui d'en face. «  Excusez-moi, Sir Thomas, mais ça ressemblait fort à une observation personnelle. — Parce que c'en était une. » Le Premier Lord sourit. « Votre père était le chef du service de neurochirurgie à Bassingford lors de la petite mésaventure qui m'est arrivée en Silésie, et il a fait du bien meilleur boulot que quiconque ne s'y attendait en rassemblant tous les petits bouts. Il a largement diminué la dose de thérapie de régénération que je devais subir, par la même occasion, et je doute qu'il ne se soit amélioré depuis. » Il secoua fermement la tête. « Entêtez-vous et ignorez tous ceux qui, à Bassingford, essaieraient de vous persuader de les laisser faire le boulot, madame la duchesse. Ils sont bons, mais "bons" ne vaut pas le meilleur qui soit. — Eh bien, merci, Sir Thomas. J'ignorais que mon père avait été l'un de vos médecins, mais je lui transmettrai sans faute ce que vous venez de me dire. Je suis sûre qu'il en sera très touché. — Ce n'est que la simple vérité. Et je ne lui en ai pas moins dit à l'époque, d'ailleurs, gloussa Caparelli. Bien sûr, j'imagine que, dans son métier, on entend beaucoup ce discours de la part des patients dont on raccommode la vie. » Il se carra dans son fauteuil, les yeux posés sur quelque chose qu'Honor ne voyait pas, puis il se secoua quelques secondes plus tard. « Mais je ne vous ai pas demandé de venir me voir pour discuter de cela, madame la duchesse, fit-il plus vivement. Ou alors, juste assez pour m'assurer qu'on vous a autorisée à reprendre du service. Ce que je voulais, en réalité, c'est vous offrir un poste. Ou plutôt deux. — Deux postes, Sir Thomas ? — Oui. Enfin, il y a un autre point que je souhaite aborder, mais nous pouvons le faire ultérieurement. D'abord, j'aimerais vous dire ce que j'avais en tête afin de tirer le meilleur parti de vous pendant tout le temps où vous serez coincée dans le Royaume. » Il s'enfonça un peu plus dans son fauteuil, croisa les jambes et entremêla ses doigts sur son genou en hauteur. Honor percevait l'intensité de ses pensées. Elle était assez surprise de ce qu'elle décelait car Caparelli n'avait jamais eu la réputation d'être un grand penseur. On ne l'avait jamais taxé de bêtise, mais il avait toujours pratiqué une approche linéaire, directe, au plus simple, qui passait les obstacles de manière frontale, souvent de force, plutôt que de les contourner. Une personnalité qui allait de pair avec son torse d'haltérophile et ses bras de lutteur, mais il y en avait toujours eu pour trouver qu'il manquait un peu de... finesse pour un officier général dans sa position. À présent qu'elle goûtait ses émotions alors qu'il organisait ses idées, elle savait que ses détracteurs s'étaient trompés. Peut-être avait-il changé depuis qu'il était Premier Lord de la Spatiale, chargé de diriger les opérations de combat du Royaume et, dans les faits, de l'Alliance manticorienne tout entière, mais elle ne décelait guère de l'éléphant dans un magasin de porcelaine ainsi qu'on le prétendait. Certes, il ne soutenait pas l'approche indirecte de nombreux problèmes et il ne serait jamais, elle s'en doutait, l'égal intellectuel d'un homme tel que Hamish Alexander. Mais ses yeux sombres cachaient une discipline presque effrayante, une solidité, une ténacité, une détermination sans faille qui, elle s'en rendait soudain compte, faisaient peut-être de lui le choix parfait pour son poste actuel. « Ce que j'avais en tête, madame la duchesse, dit-il au bout d'un moment, c'était de vous utiliser sur l'île de Saganami. Je suis conscient que ce n'est pas idéalement placé par rapport à la clinique de votre père sur Sphinx, toutefois ce n'est qu'à quelques heures de là et, bien sûr, nous mettrions à votre disposition un bâtiment de la Flotte et nous adapterions votre emploi du temps en fonction des exigences du traitement. » Il marqua une pause, la regardant d'un air interrogateur, et elle haussa légèrement les épaules tout en caressant les oreilles de Nimitz. — Je suis certaine que nous pourrions nous arranger sur ce point, Sir Thomas. Papa est désormais un civil, certes, mais il a été officier pendant plus de vingt ans T. Il est bien conscient qu'un service même "restreint" peut beaucoup compliquer un traitement, et il m'a déjà assurée qu'il ferait tout son possible pour éviter les conflits d'emploi du temps. D'ailleurs, il a discuté avec le docteur Heinrich, l'un de ses collègues sur Manticore, de la possibilité de profiter de ses installations sur place plutôt que de me faire faire la navette entre ici et Sphinx. — Ce serait un excellent arrangement du point de vue de la Flotte, fit Caparelli avec enthousiasme. Toutefois, votre santé et votre convalescence passent les premières. S'il apparaît que vous avez besoin de retourner sur Sphinx, même à temps complet, jusqu'à ce que vous puissiez réellement reprendre le service actif, je m'attends à ce que vous nous en fassiez part. Je suis sûr que vous le comprenez. — Bien sûr, monsieur, répondit Honor qui, à sa grande surprise, le vit renifler. — C'est facile à dire pour vous, madame la duchesse, mais j'ai parlé avec plusieurs de vos anciens commandants, y compris Mark Sarnow et le comte de Havre-Blanc. Même Yancey Parks. Et chacun d'eux m'a prévenu qu'il faudrait que je poste un homme armé d'un gourdin pour veiller sur vous si je m'attendais vraiment à ce que vous placiez votre santé avant ce que vous considérez comme votre devoir ! — Ils exagèrent un peu, monsieur. » Honor sentit sa joue droite s'empourprer et elle secoua la tête. « Je suis la fille de deux médecins. Quoi qu'on en pense, je ne suis pas folle au point d'ignorer les ordres d'un docteur. — Ce n'est pas exactement ce que m'en a dit le médecin en chef de première classe Montoya », fit remarquer Caparelli avec ce qu'on aurait charitablement pu appeler un sourire ironique, et elle le sentit amusé de la voir rougir de plus belle. Mais peu importe... tant que j'ai votre parole que vous nous informerez bel et bien si vous avez besoin de plus de temps libre pour raisons médicales. — Vous l'avez, monsieur, répondit-elle avec une certaine raideur, et il acquiesça. — Très bien ! Dans ce cas, permettez-moi de vous expliquer ce que l'amiral Cortez et moi-même envisageons. » Malgré elle, Honor haussa le sourcil. Sir Lucien Cortez était le cinquième Lord de la Spatiale, en charge du personnel navigant. À plus d'un titre, sa tâche était la plus ardue de toutes au sein de la Flotte, car il devait gérer les énormes exigences de main-d’œuvre du service, et il avait fait preuve d'un véritable génie pour étirer la réserve disponible. L'École spatiale de l'île de Saganami relevait de sa responsabilité en tant que commandant de PersNav, pour des raisons évidentes, mais Honor était étonnée qu'il se soit personnellement attaché à voir comment l'École pourrait faire le meilleur usage d'un simple commodore. Néanmoins, sa surprise passa très vite car, bien sûr, elle n'était plus un « simple commodore », que ça lui plaise ou non. « Comme vous le savez, poursuivit Caparelli, l'effectif des promotions qui intègrent Saganami augmente sans cesse depuis le début de la guerre, mais je doute que quiconque n'a pas passé un peu de temps là-bas se rende pleinement compte à quel point leur composition a changé. Presque la moitié de tous nos aspirants proviennent désormais de l'extérieur du Royaume, de diverses flottes alliées, dont à peu près trente pour cent de Grayson. Nous avons diplômé plus de neuf mille officiers graysoniens depuis que le Protecteur Benjamin a rejoint l'Alliance. — Je savais le chiffre élevé, monsieur, mais pas à ce point. — Peu de gens s'en rendent compte. » Caparelli haussa les épaules. « D'un autre côté, il y avait environ huit mille cinq cents étudiants dans la dernière promotion sortante, dont onze cents Graysoniens. De plus, nous avons accéléré la formation de manière à ce qu'elle ne dure plus que trois ans T... et la première promotion de cette année comportera plus de onze mille officiers. » Honor écarquilla les yeux. Sa propre promotion ne comptait que deux cent quarante et un élèves... mais trente-cinq ans T s'étaient écoulés depuis. Elle savait que l'École s'était régulièrement agrandie ces trente-cinq dernières années et que son expansion était devenue explosive dans la dernière décennie, mais quand même... — Je n'imaginais pas que nous produisions autant d'enseignes tous les ans », murmura-t-elle. Caparelli haussa de nouveau les épaules. « je regrette qu'il n'y en ait pas deux fois plus, madame la duchesse, dit-il sans détour. Mais l'un des principaux avantages qui nous ont permis de porter la guerre en territoire havrien malgré notre infériorité numérique, c'est la différence de formation et de tradition de nos corps d'officiers. Nous n'allons pas jeter cet avantage-là aux orties, ce qui signifie que nous ne pouvons pas rogner davantage sur la durée de la formation. Nous avons rappelé bon nombre de réservistes, et nous propulsons encore plus d'hommes du rang vers des postes d'officier subalterne grâce aux programmes accélérés de la Flotte, bien sûr, mais ce n'est pas tout à fait la même chose. La plupart des réservistes réclament au moins trois ou quatre mois de cours de remise à niveau pour se dérouiller, mais ils possèdent déjà les compétences de base. Quant aux autres, il s'agit d'hommes expérimentés. Nous avons légèrement modifié nos critères afin de refléter les réalités de nos besoins en main-d'oeuvre, et nous faisons quelques exceptions pour certains candidats véritablement remarquables, mais en moyenne ils ont tous un minimum de cinq ans T d'expérience. » Honor hocha la tête. Malgré ses traditions aristocratiques, la FRM s'était toujours targuée du pourcentage élevé d'hommes du rang ou d'officiers mariniers qui choisissaient (ou qu'on convainquait, parfois) de briguer un grade d'officier subalterne via le programme accéléré des « candidats officiers ». Celui-ci durait à peu près moitié moins qu'un cycle de cours à l'École spatiale car il n'incluait que des professionnels. Inutile de leur inculquer les compétences militaires de base, et leur provenance des ponts inférieurs leur donnait une vision dure et pragmatique de la Flotte, qui faisait souvent grand défaut aux diplômés de la voie traditionnelle. « Mais le cœur de notre corps d'officiers reste issu de Saganami, et nous sommes résolument déterminés à en préserver la qualité. Qui plus est, nous avons d'excellentes raisons de faire passer autant d'officiers alliés que possible par l'École spatiale. Ne serait-ce que parce que cela nous permet de nous assurer que nos alliés et nous sommes sur la même longueur d'ondes lorsque nous discutons d'options militaires; les familiariser avec notre façon de penser contribue à éliminer beaucoup de confusions potentielles lors des opérations conjointes. » Hélas, maintenir la qualité tout en augmentant sans cesse la quantité nous met face à un déficit chronique de personnel enseignant, notamment dans le programme tactique. Le Royaume stellaire produit des professeurs compétents à foison dans la plupart des domaines – de l'hyper physique à l'astrogation en passant par la gravitique ou les circuits moléculaires –mais on ne peut apprendre les tactiques spatiales qu'à un seul endroit. — Je comprends, monsieur. — Alors j'imagine que vous commencez aussi à voir où nous souhaitons vous mettre à contribution. Sans vouloir vous embarrasser, vous vous êtes révélée de manière assez éclatante comme l'un de nos meilleurs tacticiens, madame la duchesse. » Honor s'imposa de croiser son regard sans ciller, et il poursuivit calmement. « Vous avez aussi, me dit Lucien, démontré un don particulier pour polir le talent brut de vos subalternes. À ma demande, il a sorti les dossiers de plusieurs officiers qui ont servi sous vos ordres, et j'ai été très impressionné par le professionnalisme, le dévouement et les compétences que vous semblez leur avoir insufflés. J'ai notamment remarqué les performances du capitaine de vaisseau Cardones et du capitaine de frégate Tremaine. — Rafaël et Scotty... je veux dire le capitaine Cardones et le capitaine Tremaine avaient très peu d'expérience quand ils ont servi sous mes ordres la première fois, monsieur, protesta Honor. Ni l'un ni l'autre n'avaient encore eu l'occasion de faire la preuve de toutes leurs capacités, et il n'est pas vraiment juste de dire qu'ils se sont si bien débrouillés depuis à cause de ce que moi j'ai pu faire ! — Je me suis dit particulièrement impressionné par eux, pas qu'ils étaient les seuls à avoir bien réagi à votre contact. Enfin, toujours est-il que Lucien a procédé à une analyse, et il existe une corrélation claire entre le temps que les officiers passent sous vos ordres et l'amélioration de leur efficacité. » Honor ouvrit de nouveau la bouche, mais il agita la main avant qu'elle ait pu parler. « J'ai dit que je ne voulais pas vous embarrasser, alors ne nous attardons pas sur ce point, madame la duchesse. Disons plutôt que Lucien et moi jugeons que vous pourriez faire le plus grand bien au département Tactique de Saganami et restons-en là, d'accord ? » Elle ne pouvait rien faire qu'acquiescer, et il sourit avec une certaine compassion qui retentit d'autant plus fort sur son lien avec Nimitz. « Pour tout dire, le grand nombre d'aspirants graysoniens est une raison supplémentaire de désirer votre présence, dit-il. Certains d'entre eux ont du mal à opérer la transition entre une société aussi... traditionnelle que la leur et le Royaume stellaire. Le fait qu'ils sont disciplinés et déterminés à réussir nous aide, mais il y a quand même eu quelques incidents, dont un ou deux auraient pu très mal tourner. Nous avons mis à contribution autant d'instructeurs graysoniens que possible afin d'essayer d'atténuer ce phénomène, mais le nombre de Graysoniens qualifiés est limité, et la FSG a besoin d'eux en service actif encore plus que nous de leurs homologues manticoriens. Vous avoir à disposition, à la fois comme conseiller pour le corps enseignant et modèle pour les aspirants tant graysoniens que manticoriens nous sera précieux. » Ça, au moins, Honor pouvait l'admettre sans ergoter, et elle acquiesça de nouveau. « Bien ! Dans ce cas, ce que nous voudrions, c'est vous affecter sur deux cours d'introduction tactique. Il s'agit d'un cours magistral donc l'effectif est lourd, mais nous vous assignerons aussi trois ou quatre assistants, ce qui devrait vous permettre de garder des horaires raisonnables. En tout cas, je l'espère, parce qu'il y a encore une ou deux choses que nous aimerions vous voir faire pour nous pendant que nous vous avons sous la main. — Ah oui ? » Honor le regarda d'un air méfiant. Il se passait quelque chose derrière ces yeux, mais même son lien avec Nimitz ne lui permettait pas de deviner quoi exactement. — Oui. L'une d'elles sera de vous rendre disponible pour une conférence de temps en temps avec Alice Truman. Vous avez entendu parler de son action à Hancock ? — Oui. — Eh bien, elle figurait déjà sur la liste des futurs officiers généraux, et Hancock a accéléré le processus. Elle est donc désormais contre-amiral des Rouges. Et chevalier dame Alice Truman. J'ai été très honoré lorsque Sa Majesté m'a demandé de l'adouber au sein de l'Ordre. — Tant mieux pour elle ! fit Honor. — Tout à fait. Et c'était bien mérité. Mais, en plus de son nouveau grade, elle est responsable de la formation de nos porte-BAL. Le capitaine Harmon et elle ont accompli des merveilles avec la flottille d'origine du Minotaure, comme elles l'ont amplement prouvé en action. Mais la mort du capitaine Harmon fut une tragédie par bien des côtés... dont la perte de son expérience et de son recul. Surtout que nous avons opéré des modifications cruciales dans la conception des Écorcheurs en nous fondant sur l'expérience acquise à Hancock. Nous travaillons encore à déterminer ce que cela implique en termes de doctrine, et puisque vous avez rédigé les spécifications finales concernant les BAL de classe Écorcheur pour la commission d'étude des armements, sans parler de votre expérience dans la mise au point de la doctrine d'utilisation des BAL en Silésie avec vos vaisseaux-Q, nous pensons que vous pourriez être d'un grand secours à dame Alice, ne serait-ce qu'en prêtant une oreille attentive à ses propres idées. Elle va être coincée sur Weyland, où nous construisons les porte-BAL, mais vous pourriez certainement correspondre, et elle se rend assez souvent sur Manticore pour des discussions en face-à-face. — Je ne sais pas trop dans quelle mesure je pourrai vraiment l'aider mais, bien évidemment, je serai ravie de faire tout mon possible, monsieur. — Parfait. Et, maintenant que j'y pense, vous serez également en meilleure position que quiconque pour évaluer toute nouvelle doctrine », fit Caparelli d'un ton désinvolte qui correspondait très mal au pic soudain de ses émotions, et Honor releva promptement la tête. « Ah bon ? » Il acquiesça. « Puis-je vous demander pourquoi, monsieur ? ajouta-t-elle comme il n'avançait pas d'explication. — Certainement, madame la duchesse. Vous serez en bonne position à cause de votre accès aux simulateurs du cours de perfectionnement tactique. — Mon accès aux simulateurs ? » Honor fronça les sourcils. Le cours de perfectionnement tactique, aussi connu (par ceux qui y survivaient) sous le nom de « broyeur », était l'obstacle à franchir à tout prix pour tout officier de la FRM espérant s'élever au-delà du grade de capitaine de corvette. Ou, du moins, s'élever au-delà en tant qu'officier de ligne. Une poignée d'officiers, dont Honor, avaient pu commander des contre-torpilleurs sans passer par le broyeur, mais qui échouait au broyeur ne commandait jamais de vaisseau plus gros. Ceux-là étaient souvent orientés vers des spécialités hors ligne et même promus, surtout maintenant que la guerre longtemps attendue contre Havre était arrivée, mais ils ne portaient plus jamais le béret blanc de commandant d'un bâtiment de guerre hypercapable. Même ceux qui, à l'image d'Honor, avaient commandé un contre-torpilleur avant de passer par le cours de perfectionnement tactique étaient rares... et ils s'étaient faits plus rares encore ces dix ou douze dernières années T Une sélection pour le CPT constituait la preuve convoitée qu'un officier avait été choisi pour commander un vaisseau, que ses supérieurs avaient suffisamment foi en ses capacités pour lui confier l'autorité d'agir en tant que représentant direct et personnel de Sa Majesté dans des situations où il pourrait bien se trouver à des mois de tout officier supérieur. Et pour ces raisons, le broyeur était, de propos délibéré, la formation la plus ardue et la plus exigeante connue de l'homme... ou du moins, s'en approchait autant que la Flotte royale manticorienne avait pu en quatre siècles T d'expérimentation et d'amélioration continues. Le centre de CPT se trouvait aussi sur l'île de Saganami, rattaché au campus de l'École spatiale, mais il s'agissait d'une installation complètement indépendante, dotée de son propre personnel et de son commandant. Le temps qu'Honor avait passé là-bas comptait parmi les périodes les plus épuisantes et abrutissantes de sa carrière, mais il s'agissait aussi des six mois T les plus stimulants de toute son existence. Elle avait adoré relever le défi, et le fait que le commandant du CPT était à l'époque Raoul Courvosier, son instructeur de l'École et mentor vénéré, le lui avait seulement rendu plus appréciable. Mais, même ainsi, elle ne comprenait pas où Caparelli voulait en venir. Tous les instructeurs tactiques de l'École pouvaient demander qu'on leur alloue du temps sur les plus petits simulateurs du CPT ou les cuves holo, mais ils avaient accès à des équipements presque aussi perfectionnés sur place, dans la salle Ellen d'Orville. Et si la Flotte sortait de nouveaux officiers – et, sans doute, de nouveaux commandants de vaisseaux – au rythme que Caparelli venait de décrire, alors nul en dehors du CPT n'allait avoir beaucoup accès aux gros simulateurs et cuves pleine capacité réservés au broyeur et au Collège spatial. « Eh bien, j'espère pour le moins que vous y aurez accès, fit le premier Lord. Il serait franchement malvenu que le personnel refuse d'accorder du temps de simulation à son propre commandant ! — » Honor le regarda fixement, et il sourit comme un petit garçon malicieux. Puis son sourire s'évanouit, et il leva la main, paume vers le haut. « J'ai déjà dit que vous étiez l'un de nos meilleurs tacticiens, fit-il doucement, et vous l'êtes. Si nous n'avions pas eu tant besoin de vous sur le front – et, bien sûr, s'il n'y avait pas eu les répercussions politiques de votre duel contre Nord-Aven –, nous vous aurions ramenée de force depuis des lustres pour enseigner la tactique. Hélas, nous n'avons jamais pu nous passer de vous sur le front... jusqu'à maintenant. Je préférerais certes que vous renonciez à cette habitude de vous faire abîmer, mais si vous devez être coincée ici, dans le Royaume stellaire, pour un moment, alors nous comptons faire le meilleur usage possible de votre personne ! — Mais je n'aurai jamais le temps d'assumer ce poste correctement ! protesta Honor. Surtout si vous me faites donner des cours à l'École spatiale ! — Dans le sens d'avant-guerre, non, vous n'auriez pas le temps. Mais nous avons dû opérer quelques changements là aussi. Il y a désormais beaucoup plus de personnel et, outre le commandant en second habituel, vous disposerez de plusieurs excellents assistants. Nous aimerions que vous ayez le plus de temps possible à y consacrer, mais votre responsabilité première consistera à évaluer précisément le programme actuel à l'aune de votre expérience personnelle et à proposer les modifications que vous jugerez souhaitables. Nous avons réduit à deux ans T le mandat de commandant du CPT, du fait avant tout de notre volonté d'y faire passer autant de commandants expérimentés au combat que possible. Nous sommes conscients que votre traitement médical ne devrait pas durer beaucoup plus d'un an, toutefois, et dès que les médecins vous autoriseront à reprendre du service actif à temps plein, nous vous trouverons un remplaçant. Mais vous avez beaucoup d'expérience à partager avec les futurs commandants de vaisseaux spatiaux de Sa Majesté, gagnée dans le sang le plus souvent. Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser cette expérience nous échapper... et nous devons aux hommes et femmes qui subissent le CPT ainsi qu'à ceux qu'ils commanderont de veiller à ce qu'ils reçoivent la formation la meilleure et la plus exigeante que nous puissions leur offrir. — Je... » commença Honor, pour s'arrêter aussitôt. Il avait raison, bien sûr. Elle pourrait toujours contester qu'elle était la meilleure pour ce poste, mais il avait raison concernant l'importance du poste lui-même. « Vous avez peut-être raison, monsieur, fit-elle alors, tentant une autre approche. Mais le CPT a toujours échu à un amiral, et si vous l'avez agrandi autant qu'on dirait, c'est sans doute encore plus vrai maintenant qu'à l'époque où j'y suis moi-même passée. » Caparelli l'écouta gravement, puis fit la moue et hocha la tête. « Je me rends bien compte que j'ai le grade d'amiral dans la Flotte de Grayson, mais le CPT est une institution manticorienne, et je crois que vous froisseriez plus d'une susceptibilité si vous mettiez un Graysonien à sa tête. — Ce serait sans doute vrai de n'importe quel autre Graysonien, madame la duchesse. Mais nous ne prévoyons aucun problème dans votre cas. Et si cela vous inquiète, nous pouvons toujours vous mettre aux commandes en tant qu'officier de la FRM. — C'est justement ce que je voulais souligner, monsieur. Je n'ai pas le grade adapté au poste en tant que Manticorienne, mais uniquement en tant qu'officier graysonien. Dans la FRM, je ne suis que commodore. — Ah, je vois où vous voulez en venir, maintenant », répondit Caparelli et, une fois de plus, son ton pensif ne collait pas du tout avec la malice qui bouillonnait derrière son air sérieux. Il resta quelques secondes à se frotter le menton puis haussa les épaules. « Ce pourrait être un souci légitime, reconnut-il. Je doute que cela pose autant de problèmes que vous semblez le croire, mais il pourrait bel et bien en résulter quelques frictions. Je pense néanmoins qu'il existe des considérations pour les contrebalancer, considérations dont vous n'êtes pas encore au fait. — Les contrebalancer ? » répéta Honor, et le sérieux du Premier Lord se mua en un immense sourire au ton soupçonneux qu'elle avait adopté. Pourtant il ne répondit pas immédiatement. Au lieu de cela, il plongea la main dans la poche de sa veste et en tira un petit étui. « J'ai dit, je crois, que j'avais une autre question à discuter avec vous, et j'imagine que ce moment en vaut un autre. » Il lui tendit l'étui. « Je pense que vous trouverez là-dedans l'explication de ces considérations, madame la duchesse. » Elle s'en saisit délicatement. Il s'agissait d'un étui de joaillier assez banal, dont la fermeture magnétique s'ouvrait des deux pouces. Comme bon nombre de tâches quotidiennes parfaitement naturelles pour les gens possédant deux mains, l'ouvrir représentait un vrai défi pour une manchote, mais Nimitz tendit une main impérieuse aux longs doigts. Elle sourit et lui confia l'objet, et il fit ce qui était impossible à sa compagne. Le couvercle s'ouvrit, et Nimitz regarda à l'intérieur de l'étui puis émit un bric de profonde satisfaction. Honor haussa les sourcils en décelant le plaisir qu'il ressentait, mais elle ne put rien voir derrière ses oreilles dressées jusqu'à ce qu'il relève la tête et lui rende l'étui. Elle jeta un coup d'œil à l'intérieur... et retint son souffle. Sur un lit de velours noir d'espace nichaient deux petits triangles composés chacun de trois étoiles d'or à neuf pointes. Elle les reconnaissait, bien sûr. Comment ne pas reconnaître l'insigne de col d'un amiral de la Flotte royale manticorienne ? Elle releva la tête, l'air ébahi, et Caparelli partit d'un petit rire. « Monsieur, ce... je veux dire, je ne m'attendais pas... » Sa voix se brisa, et il haussa les épaules. « En réalité, madame la duchesse, c'est la première fois, je crois, dans l'histoire du Royaume stellaire qu'un officier passe directement du grade de commodore à celui d'amiral en un seul bond. D'un autre côté, vous êtes amiral au service de Grayson depuis des années, maintenant, et vous avez magistralement assumé ce rôle. Et puis vous avez passé deux ans en grade en tant que commodore, vous savez... bien que, d'après ce que j'ai compris, vous ayez choisi d'agir en tant que Graysonienne la plupart de ce temps, dans un effort pour gérer certains problèmes de préséance. » Sa voix se fit plus sombre sur les derniers mots, et Honor le comprit parfaitement. Le contre-amiral Harold Styles avait reçu la permission de démissionner plutôt que d'affronter un procès pour répondre aux accusations d'insubordination et de lâcheté qu'elle avait portées contre lui, mais tout le monde n'y voyait pas un châtiment suffisant. « Nous avons décidé que vous ne deviez pas vous retrouver confrontée de nouveau à ce problème, fit Caparelli. Et puis vous et moi savons tous les deux que seules des considérations politiques ont retardé aussi longtemps votre promotion au grade de commodore. Ces considérations ne tiennent plus, et nous avons grand besoin d'officiers généraux tels que vous. — Mais trois grades... — À mon avis, vous seriez passée vice-amiral avant votre capture si vous n'aviez pas eu des ennemis politiques d'un tel calibre, répondit Caparelli avec une sincérité qu'elle put éprouver. Si ça avait été le cas, une autre promotion se serait certainement imposée après votre retour, étant donné la nature de votre évasion et les nombreux combats menés à cette occasion. » Il haussa les épaules. « Je ne nierai pas qu'il y ait une petite manœuvre politique dans votre promotion spectaculaire, madame la duchesse. Je crois que vous avez refusé la médaille du Courage, et la baronne de l'Anse du Levant m'a transmis les raisons que vous avez données à Sa Majesté ainsi qu'au duc de Cromarty. Je respecte votre décision, même s'il me semble que vous avez amplement démontré que vous méritiez cette récompense. Cette promotion, toutefois, n'a rien à voir. Certes, elle offrira des avantages politiques à Cromarty et au ministère des Affaires étrangères. Certes, elle réjouira les Graysoniens – ce qui n'est pas négligeable en soi. Et, certes, il s'agit d'un coup en pleine face pour les Havriens à qui nous montrons ce que nous pensons des accusations qu'ils portent contre vous. Mais c'est aussi une récompense que vous avez indéniablement gagnée, à la fois au service de la reine et en tant qu'officier victorieux à la quatrième bataille de Yeltsin et à Cerbère sous les couleurs d'une autre nation. — Mais, monsieur... — La discussion est close, amiral Harrington, fit Sir Thomas Caparelli d'un ton de commandement sans réplique. La commission des promotions, le conseil général de l'Amirauté, le Premier Lord de la Spatiale, le Premier Lord de l'Amirauté, le Premier ministre de Manticore et la reine sont tous arrivés à la même conclusion. Le président du comité aux affaires militaires assure le duc de Cromarty que cette promotion sera dûment approuvée. Et vous n'êtes pas autorisée à contester. C'est bien compris ? — Oui, monsieur. » La moitié vivante de la bouche d'Honor frémit légèrement, et Caparelli sourit. « Bien ! Dans ce cas, pourquoi ne vous emmènerais-je pas chez Cosmo's pour déjeuner ? Je crois que quelques dizaines de vos amis les plus proches y attendent pour vous aider à fêter votre promotion. Je ne vois pas qui a pu leur vendre la mèche... Et ensuite nous pouvons faire un saut jusqu'à l'île de Saganami pour vous permettre de rencontrer votre nouvelle équipe. » CHAPITRE NEUF « Ça ne cesse d'empirer », soupira Robert Pierre en parcourant le synopsis rédigé par Léonard Boardman concernant les dernières informations glanées auprès des journalistes de la Ligue solarienne couvrant la République populaire de Havre. « Comment une personne – une seule personne, Oscar ! – peut-elle causer autant de dégâts ? Cette bonne femme est une véritable force de la nature ! — Harrington? » Oscar Saint-Just haussa le sourcil et renifla, ironique, tandis que Pierre acquiesçait de la tête. « Elle s'est simplement toujours trouvée au bon endroit – ou plutôt au mauvais, j'imagine, de notre point de vue – ces dix dernières années à peu près. C'est le consensus officiel du côté de mes analystes, en tout cas. L'autre théorie, qui semble gagner du terrain depuis peu, c'est qu'elle a conclu un pacte avec le diable. » Pierre se mit à rire malgré lui. La plaisanterie était amère, mais elle ne touchait pas moins au but. Surtout venant d'un homme aussi austère et impassible que Saint-Just. Mais le président se reprit et secoua la tête. « Soyons honnêtes, Oscar. Elle a réussi en grande partie parce que nous avons cafouillé. Bah, je ne doute pas qu'elle soit au moins aussi douée que les Manties le croient, mais son influence était bien circonscrite jusqu'à ce que nous décidions d'annoncer à l'univers entier que nous l'avions pendue ! À part quelques papiers enfouis dans les vieux dossiers d'un ou deux journaux solariens, personne au sein de la Ligue n'avait seulement entendu parler d'elle. Maintenant, à l'exception peut-être de quelques néobarbares sur des planètes que nul n'a encore redécouvertes, tout le monde sait qui elle est. Et ce qu'elle nous a fait. — Oui, soupira Saint-Just. Et, au nom de l'honnêteté, nous pouvons aussi bien admettre que ce sont mes hommes qui ont cafouillé dans les grandes largeurs. Nous ne pouvons plus guère punir Tresca, bien sûr, mais Thornegrave a survécu à sa part du fiasco. » Pierre hocha la tête. Le maréchal de camp Denis Tresca était le commandant de Hadès pour SerSec, et le général de brigade Prestwick Thornegrave l'officier de SerSec qui avait perdu une flotte de transporteurs tout entière et ses escortes au profit de Harrington. Ce qui lui avait fourni les vaisseaux de guerre nécessaires à la destruction complète de la force d'intervention de Seth Chernock et à la prise des transporteurs chargés de ses unités de combat au sol. Ce qui, en retour, lui avait offert la capacité de transport additionnelle dont elle avait besoin pour tirer de la planète tous les prisonniers qui avaient choisi de la rejoindre. « Nous pourrions toujours le fusiller pour le rôle qu'il a joué dans son évasion, poursuivit Saint-Just. Politiquement, il est on ne peut plus fiable, sinon il n'aurait pas été nommé commandant de secteur. Son dossier était sans tache jusqu'alors, mais Dieu sait qu'il mérite une fléchette de pulseur ou la corde pour cette bourde. Et j'imagine que ça ne ferait pas de mal au reste de mes hommes de savoir qu'on peut les soumettre aux mêmes sanctions que n'importe qui s'ils se plantent de manière assez spectaculaire, ajouta-t-il à contrecœur mais sans ciller. — Je ne sais pas, Oscar. » Pierre se pinça l'arête du nez. « Je suis d'accord, il s'est planté mais, à sa décharge, il n'avait aucune raison de se méfier jusqu'à ce qu'il soit bien trop tard. Et même si elle ne figure pas parmi vos meilleurs amis, McQueen a raison quand elle souligne l'inconvénient de fusiller ceux dont le seul crime est d'avoir été pris dans un engrenage fatal. S'il s'était écarté de la procédure normale ou s'il avait eu le moindre indice que les prisonniers avaient pris le contrôle de la planète et de ses défenses, alors, oui, la décision de le fusiller s'imposerait. Mais il n'a rien fait, et on ne lui avait pas donné d'indices. Si nous l'éliminons, nous déclarons à tous les officiers SS qu'ils risquent de se faire fusiller si quoi que ce soit tourne mal, même si cela résulte de circonstances qu'ils ne maîtrisent absolument pas. — Je sais, reconnut Saint-Just. Au mieux, nous les encouragerions à couvrir leurs arrières systématiquement au moment même où nous pouvons le moins nous le permettre. Au pire, la pression montera pour étouffer les erreurs en omettant de les signaler, voire en conspirant activement pour les dissimuler. Et c'est comme ça qu'on se retrouve avec sur les bras des problèmes dont on ignorait l'existence jusqu'à ce qu'il soit trop tard pour y rien changer. — C'est exactement où je voulais en venir », fit Pierre. Intérieurement, il s'amusait assez, comme toujours, de constater combien Saint-Just voyait clairement les conséquences néfastes d'un règne de la terreur quand elles concernaient son propre domaine alors même que les efforts de McQueen pour les écarter du sien le poussaient seulement à la soupçonner de vouloir « se bâtir un empire ». « Mais il doit quand même être puni, continua Saint-Just. Je ne peux pas manquer de lui tomber dessus après un fiasco pareil. — Je suis d'accord. Que diriez-vous de ceci : nous avons déjà convenu qu'il était illusoire d'agir comme si l'ennemi ignorait où se trouve Cerbère, mais il y a encore trop de prisonniers sur la planète pour que nous les déplacions, n'est-ce pas ? » Saint-Just acquiesça, et Pierre haussa les épaules. « Dans ce cas, autant informer aussi notre flotte de sa position. Je sais qu'Harrington a réduit les vieilles défenses orbitales en miettes à son départ, mais les installations de la base principale et les fermes sont toujours là sur Styx. Nous pouvons donc dépêcher un détachement de la Flotte dans le système, sous les ordres du commandant SS local, bien sûr, maintenir la prison en fonctionnement et envoyer notre ami Thornegrave dans l'un des camps. Nous lui accorderons même une identité de couverture afin que ses codétenus ne sachent pas qu'il était officier de SerSec. Ils pourraient bien le lyncher malgré tout s'ils s'en rendent compte, mais ce ne sera pas de notre fait. Nous le punissons donc, en veillant à ce que tout SerSec le sache, et par-dessus le marché nous nous montrons cléments en ne l'éliminant pas nous-mêmes. — Une idée diabolique, Robert, fit remarquer Saint-Just avant de rire. Et parfaitement adaptée. Vous devriez peut-être prendre ma place. — Non, merci. J'ai suffisamment à faire de mon côté. Et puis je ne suis pas assez bête pour croire que je pourrais faire votre travail moitié aussi bien que vous. — Je vous remercie... je crois. » Saint-Just se caressa le menton un instant puis hocha la tête. « J'aime cette idée. Évidemment, rien n'empêche les Manticoriens de revenir en nombre pour emmener tous ceux qui restent sur la planète, j'imagine. Je doute fort que McQueen accepterait de détourner une flotte suffisante pour protéger ce système contre un raid en force. D'ailleurs, même si elle était d'accord, ce serait sans doute injustifiable. » Ce dernier aveu fut prononcé avec amertume, et Pierre sourit sans joie. « Je ne vois pas pourquoi les Manties reviendraient. D'une part, il paraît assez évident que tous ceux qui avaient le cran et le bon sens de partir se sont déjà enfuis avec Harrington. Ils pourraient faire une petite opération de propagande supplémentaire en retournant "libérer" tous les autres, mais sans bénéfice suffisant pour justifier l'effort de leur part. Et ce n'est pas comme s'ils avaient réellement besoin de tirer davantage de propagande de cette opération. » Il secoua la tête, ironique. « Ils s'en sortent très bien en l'état, non ? — On dirait, oui », fit Saint-Just avec aigreur. Puis son visage s'éclaira légèrement. « D'un autre côté, mes hommes sont en train d'établir un récapitulatif des quatre derniers mois sur la situation intérieure manticorienne, et leurs rapports préliminaires suggèrent que les Manties pourraient bien avoir besoin de toute la propagande positive qu'ils trouveront. » Pierre ne put retenir un regard incrédule à l'adresse du chef de SerSec, et Saint-Just agita la main d'un air désinvolte. « Bah, je sais que tout ce qu'ils me signalent maintenant est en retard sur les événements. Et complètement dépassé, à plus d'un titre, puisque les informations dont ils disposaient pour effectuer leur analyse ne tenaient aucun compte des nouvelles en provenance de Cerbère. Mais cela n'invalide pas pour autant leur interprétation des tendances profondes, Robert. Et, soyons clairs, ce qu'Harrington nous a fait à Cerbère et même ce que Parnell pourrait nous faire au sein de la Ligue ne représentent que des pics provisoires pour le moral des Mamies. Certes, ils peuvent nous causer énormément de tort à court terme, et si Cromarty et ses sbires capitalisent correctement sur la situation, en tirer quelques avantages à long terme. Mais les facteurs réellement importants sont ceux qui ne peuvent pas être falsifiés ni présentés de manière avantageuse. Si quelqu'un est bien placé pour le savoir, c'est nous. Voyez tous les problèmes que nous a attirés notre tentative de faire bonne figure sur ce genre de coup, bon Dieu, même quand Cordélia était dans le coin pour transformer un désastre en triomphe glorieux à destination des proies. » Il secoua la tête. « Non. Le gouvernement manticorien doit encore gérer la réaction de son opinion publique à des éléments tels que les pertes de vaisseaux, la prise ou la perte de systèmes stellaires, le nombre de victimes, la charge fiscale et donner l'impression qu'il imprime l'élan militaire au conflit. » Pierre acquiesça d'un air prudent, et les yeux de Saint-Just brillèrent joyeusement quelques secondes, mais il omit de ramener McQueen dans la conversation... pour l'instant. « Ce sont ces facteurs que mes hommes ont analysés et, d'après ce qu'ils ont trouvé, ils pensent que nous pourrions bel et bien posséder l'avantage à long terme concernant le moral des civils. — Et dans quelle mesure leur rapport est-il influencé par ce qu'ils savent que vous et moi aimerions entendre ? fit Pierre, sceptique. — Sans doute un peu, reconnut Saint-Just. Mais la plupart de ces gens travaillent avec moi depuis longtemps, Robert. Ils savent que je préfère obtenir la vérité... et que je ne fusille personne pour m'avoir dit ce qu'il estime vrai sous prétexte que ça froisse mes oreilles. » Et en plus, c'est vrai, songea Pierre. Et vous vous donnez du mal pour vous assurer que cela reste ainsi, n'est-ce pas, Oscar? Ce qui est sans doute l'une des raisons pour lesquelles vous craignez tant que vos hommes les plus haut placés cherchent à couvrir leurs arrières à tout prix suite aux événements de Cerbère, j'imagine. Mais le fait qu'on veut au sommet sincèrement produire des rapports exacts ne signifie pas obligatoirement qu'on y parvient. Si les hypothèses de départ ne valent rien, les conclusions non plus, ça ne change pas, or il est impossible de vérifier que les agents situés plus bas dans la chaîne n'édulcorent pas les rapports qu'ils envoient à leurs supérieurs, qui ne se montrent peut-être pas aussi compréhensifs que vous. Néanmoins... « Très bien, dit-il à voix haute. Je vous accorde que vos analystes chevronnés sont assez malins pour ne pas mentir dans le seul but de nous satisfaire. Mais je ne vois toujours pas comment ils peuvent avoir le sentiment que nous possédons l'avantage sur le plan moral. — Je n'ai pas dit ça, répondit patiemment Saint-Just. Pas pour le moment. J'ai dit qu'ils pensaient que nous pourrions avoir l'avantage à long terme. » Il s'interrompit le temps que Pierre acquiesce, puis il reprit : « Selon eux, notre moral a commencé au plus bas quand nos premières offensives ont été balayées et que les Manticoriens ont pris l'initiative... pour la garder pendant cinq foutues années T. Et la population en général n'apprécie guère la politique de SerSec non plus, ajouta-t-il d'un ton calme, sans avoir l'air de s'excuser. Quant aux difficultés financières liées à la guerre, elles n'ont fait qu'aggraver la situation. » Ce fut au tour de Pierre de hocher la tête sans avoir l'air de s'excuser. L'allocation de minimum vital accordée aux proies avait été gelée par les Législaturistes à l'ouverture des hostilités. D'ailleurs, la guerre avait commencé à ce moment précis parce que le gouvernement Harris ne pouvait pas se permettre la prochaine augmentation programmée de l'AMV et avait besoin d'une menace extérieure pour justifier de la retarder. Le comité non plus n'avait pas su trouver les fonds nécessaires à l'augmentation. Ce qu'avait sans doute accompli de plus utile feu Cordélia Ransom – qu'on ne regrettait guère par ailleurs –, c'était de convaincre les proles de s'en prendre aux « élitistes » manticoriens et à leur guerre « agressive et impérialiste » plutôt qu'au comité pour le dénuement financier de l'État. Mais si la foule avait gobé l'idée que Robert Pierre ne portait pas de responsabilité personnelle dans la stagnation de son allocation, cela ne l'avait pas pour autant réconciliée avec l'effet qu'elle entraînait sur son niveau de vie. Et il fallait reconnaître que ses réformes économiques avaient encore empiré la situation à court terme. Mais Saint-Just et lui savaient tous deux qu'elles étaient essentielles à long terme, et même les proies paraissaient en venir, bon gré mal gré, aux mêmes conclusions. « D'une certaine façon, continua Saint-Just, cela joue en fait en notre faveur parce que, quand on y regarde bien, tout ce que pouvait faire notre moral, c'était monter. L'opinion publique manticorienne, d'un autre côté, a commencé la guerre terrifiée à l'idée de la façon dont elle pourrait se terminer, pour voir sa confiance remonter comme une navette and-gray. Pour leur électeur lambda, ils nous ont écrasés à plate couture pendant trois-quatre ans sans fournir de gros efforts, et il ne semblait pas que nous puissions faire grand-chose pour les arrêter. » Mais la guerre n'a pas pris fin comme ils s'y attendaient. Personne n'a mené de guerre aussi longue depuis deux ou trois siècles, Robert. Je sais que bon nombre de Solariens se figurent que c'est parce que les Manties et nous ne sommes qu'un ramassis d'incompétents, mais vous savez comme moi que c'est faux. C'est dû à l'échelle des opérations et, même si cela nous écorche de l'admettre, à la technologie manticorienne, d'une qualité telle qu'elle a compensé notre avantage quantitatif. Ce qui est plutôt déprimant pour nous, bien sûr. Mais l'est aussi pour eux, car leur population sait aussi très bien qu'ils disposent de la supériorité technologique et, jusqu'à Icare, ils gagnaient toutes les batailles, sans pour autant gagner la guerre. En réalité, la victoire finale n'était même pas en vue. Tous les ans, leurs contribuables voient le budget de la Flotte augmenter à mesure que les deux camps renforcent leurs effectifs et investissent dans de nouveaux chantiers et du nouveau matériel. Leur économie est plus solide et plus efficace que la nôtre, mais elle est aussi plus petite en valeur absolue, et leurs ressources ont des limites. Les contribuables manticoriens seraient surhumains s'ils ne s'inquiétaient pas d'atteindre finalement ces limites après si longtemps. Ils ressentent la tension économique – moins que nous, mais plus que jamais auparavant –, et leurs pertes, si faibles soient-elles comparées aux nôtres, sont beaucoup plus élevées en pourcentage de leur population. » Il haussa les épaules. « Robert, ils veulent que la guerre se termine. Sûrement plus encore que notre population, vu que le niveau de vie des civils au sein de la République se stabilise enfin après quelques années en dents de scie. Et puis il y a eu l'opération Icare, qui leur a miné le moral à coups de revers militaires. » Il haussa encore les épaules. « Je ne dis pas qu'ils sont sur le point de s'effondrer ni rien de ce genre. Je dis simplement que le soutien du public à la guerre est loin d'être aussi monolithique dans le Royaume stellaire que nous n'avons tendance à le croire, et mes analystes suggèrent que Cromarty et son gouvernement ont plus de mal à maintenir l'effort de guerre que nos modélisations précédentes ne l'indiquaient. — Mmm. » Pierre fit basculer le dossier de son fauteuil et se mit à jouer avec un vieux coupe-papier qui avait appartenu à Sidney Harris. Ça se tenait, songea-t-il, et seul le fait qu'il était si occupé à essayer d'étouffer ses propres feux de forêt l'avait empêché d'accorder à cette hypothèse l'attention qu'elle méritait sans doute. Toutefois... « Je dois reconnaître que ça paraît tenir debout, dit-il enfin. Mais je ne vois pas en quoi cela aurait un impact majeur sur notre position immédiate, même si c'est vrai. La lassitude qu'éprouvent les Manticoriens face à la guerre ne va pas les pousser à s'effondrer dans l'immédiat et, à moins que quelque chose de ce genre ne se produise, Cromarty restera au pouvoir, et Élisabeth III et lui pourront continuer à nous malmener. Et quel que soit l'état du moral des Manties, les pires effets des "révélations" de Parnell vont se faire sentir ici, chez nous, et influencer l'attitude des Solariens. — Je sais, fit Saint-Just en ponctuant sa phrase d'un geste de la main. Mais c'est pourquoi je souhaite maintenir la pression sur eux le plus possible. Et pourquoi j'aimerais que vous révisiez votre position concernant l'opération Hassan. » Pierre étouffa un grognement. Il parvint même à l'arrêter avant que l'expression de son visage ne le trahisse, mais ce ne fut pas aisé. En dehors de McQueen, l'opération Hassan était la pomme de discorde fondamentale entre Saint-Just et lui. Non pas que Pierre récusât la logique qui fondait l'opération, mais il doutait de ses chances de succès... et redoutait les conséquences d'un échec. D'ailleurs, même une réussite pourrait bien ne pas produire tous les bénéfices qu'anticipaient les analystes de Saint-Just. « Je n'aime toujours pas ça, dit-il au bout d'un moment, la voix monocorde. Trop d'éléments peuvent mal tourner. Et même en cas de réussite totale, souvenez-vous que Séclnt a tenté exactement le même coup il y a trente-trois ans T. Et avec succès. Mais regardez où ça nous a menés. Et puis imaginez les conséquences en termes d'image si quelque chose comme Hassan nous explose à la figure ! — Ça n'a rien à voir, répondit calmement Saint-Just. Certes, le concept fondateur est le même, mais nous sommes en guerre désormais. L'impact sur les Manticoriens serait incomparablement plus grand, et même si on finissait par rejeter la faute sur nous, nul ne pourrait prétendre que nous ne frappions pas un objectif militaire légitime ! » Pierre grommela, sceptique, et Saint-Just haussa les épaules. « Très bien, oubliez cette remarque. Mais Séclnt a réussi à mettre ça sur pied sans que personne ne sache que nous étions derrière l'opération il y a trente-trois ans, et je peux faire de même aujourd'hui. Je vous jure que j'en suis capable, Robert, plaida-t-il. Aucun des hommes utilisés dans les équipes actives n'aurait la moindre idée de l'identité de son employeur réel, et mes planificateurs ont imaginé des coupe-circuits à tous les niveaux, destinés à empêcher tout enquêteur manticorien de remonter jusqu'à nous. Et même si l'opération n'a pas exactement l'effet escompté dans notre scénario le plus optimiste, elle affectera forcément leur coordination et leur détermination. Il se trouve que je ne partage pas les attentes les plus optimistes de mes hommes, mais si nous réussissons Hassan, je peux vous garantir que des gens comme Nouvelle-Kiev, Haute-Crête, Descroix et Morne-Gris vont transformer le parlement manticorien en véritable ring de boxe. Ils seront si occupés à se battre entre eux pour le pouvoir que personne n'aura de temps à consacrer à un détail aussi mineur qu'une guerre. » Face à la voix et la mine convaincues et persuasives de son chef de la sécurité, Pierre sentit son opposition instinctive au projet flancher. Mais Oscar est un maître espion dans l'âme, se rappela-t-il. Il est préprogrammé pour penser en termes d'opérations clandestines et, même s'il s'efforce de résister, je le sais capable de céder aux sirènes d'une opération juste parce qu'elle porte le label « agent secret ». Et il s'agit aussi un peu de « se bâtir un empire » ici, car s'il réussit un coup comme Hassan, il pourrait fort bien gagner la guerre, ou du moins y mettre fin, chose dont la Flotte populaire ne s'approche même pas pour l'instant. — Vous croyez vraiment qu'il y a une chance de succès ? demanda-t-il au bout d'un moment, et Saint-Just fronça les sourcils au ton grave qu'il avait adopté. — Oui, répondit-il après un long moment d'une réflexion manifestement intense. En fonction de l'endroit où l'opération sera finalement montée, les chances vont d'excellentes à médiocres voire négligeables mais, même dans le pire des cas, cela pourrait marcher. Et, comme je le disais, en cas d'échec, nous ne perdrons que quelques hommes de paille. — Mmm. » Pierre se frotta un peu plus le menton, puis soupira profondément. « D'accord, Oscar. Vous allez, monter l'opération, mais uniquement si vous pouvez m'assurer qu'elle ne sera pas lancée sans mon autorisation expresse. » Il leva la main face à l'expression chagrine de Saint-Just : « Je ne crains pas que vous-même agissiez prématurément – en tout cas pas en contrevenant à mes ordres exprès, ajouta-t-il in petto – mais, comme vous le dites, nous nous reposerions sur des hommes de paille pour les basses besognes. Je veux être absolument certain qu'aucun d'eux ne nous entraînera dans de sales draps. — Je peux y arriver, répondit Saint-Just après un instant de réflexion supplémentaire. Pour être honnête, le plus gros risque réside dans Hassan Deux, à Yeltsin, parce que les gens que nous utiliserons là-bas sont un peu plus difficiles à contrôler. D'un autre côté, nos coupe-circuits sont en réalité plus nets qu'à Manticore. Et, en toute franchise, Hassan Un n'a pas de grandes chances de succès. Pas face à la sécurité intérieure manticorienne. Je pense depuis le début que Hassan Deux représente notre meilleure carte – nous aurions eu de quoi tenter une opération partielle de ce type là-bas il y a deux ans si tous les éléments avaient été en place – et je crois que nous pouvons nous permettre d'accepter un risque plus élevé d'action prématurée afin que tout soit prêt à temps. — Mouais. » Pierre ferma les yeux afin de réfléchir à son tour, puis soupira encore avant d'acquiescer. « Très bien. Montez-la, mais je ne plaisante pas quand je parle de donner le dernier feu vert moi-même, Oscar. Et je me fie à vous personnellement pour veiller à ce que tout "incident" dans ce contexte particulier ne soit rien de plus, et surtout pas le fait d'un sous-fifre décidant d'agir de sa propre initiative sous prétexte qu'une cible se présente ! — J'y veillerai personnellement », promit Saint-Just, et Pierre hocha la tête en signe d'approbation. Quand Oscar Saint-Just donnait sa parole, on pouvait compter sur lui. « Mais cette opération sera forcément risquée, reprit l'homme de SerSec. Si elle réussit, elle pourrait être décisive, mais nous ne pouvons rien faire pour créer les conditions qui nous permettraient de la monter, parce que nous n'avons aucun moyen de prendre le contrôle des circonstances. À la différence des opérations militaires. » Pierre soupira de nouveau, intérieurement cette fois, mais de tout son cœur. Il avait su que ce moment viendrait en voyant Saint-Just arriver, mais il s'était laissé aller à espérer que le sujet de la politique intérieure manticorienne, du moral des civils et de l'opération Hassan en détournerait son espion en chef. « Quel imbécile je fais. je me demande si l'implosion même de l'univers pourrait détourner Oscar de ce sujet précis. « D'accord, Oscar, dit-il enfin. Je sais que McQueen vous irrite en règle générale, mais je croyais que nous en avions déjà discuté. Y a-t-il un élément particulier – et nouveau – dont vous vouliez parler la concernant ? Ou bien souhaitez-vous aborder à nouveau certaines questions ? » Contrairement à son habitude, Saint-Just prit un air penaud. Une expression que personne d'autre que Robert Pierre n'avait jamais vue sur son visage, mais, étant donné le ton du président et le nombre de fois où ils avaient rebattu ce sujet, c'était inévitable. Malgré tout, il répondit d'une voix sereine. « Oui et non, dit-il. En fait, je voulais parler des doutes que j'entretiens et que vous connaissez déjà à la lumière des derniers rapports en provenance de la Ligue solarienne. » Il désigna de la tête l'afficheur holo du bloc mémo que Pierre consultait à son arrivée, et le président acquiesça. Il en avait certes plus qu'assez d'écouter les récriminations de Saint-Just contre Esther McQueen, mais il était bien trop intelligent pour les ignorer complètement. Saint-Just s'était montré par trop apte à déceler les menaces précédentes contre l'ordre nouveau. « En réalité, reprit le chef de SerSec, je crois que Parnell et ses copains vont nous causer bien plus de tort que le retour d'Harrington. Je rechigne à l'admettre, mais il était particulièrement bien calculé de la part des Manties de l'envoyer à Beowulf sans traitement médical préalable. Et particulièrement stupide de la part de Tresca d'enregistrer ses séances d'interrogatoire avec cet homme. » Pierre acquiesça encore, mais cette fois une certaine fascination malsaine planait dans son esprit. Le ton égal de Saint-Just ne trahissait aucune répulsion, aucune indication qu'il réprouvât un tant soit peu ce dont il parlait. Ce qui était franchement incroyable, dans la mesure où les fameuses « séances d'interrogatoire » n'étaient ni plus ni moins que des séances de torture physique et mentale parfaitement sadiques. Pierre était bien conscient de porter la responsabilité finale de tous les faits et gestes de Saint-Just et de ses sbires. C'était lui qui avait provoqué la chute des Législaturistes, et il présidait le comité. Pire, il savait depuis le début ce que faisait SerSec, et il n'irait pas le nier, même intérieurement. Mais cela le gênait, parfois même énormément... et il soupçonnait Oscar Saint-Just de dormir toutes les nuits comme un bébé. J’ai besoin de lui, songea Pierre pour la énième fois. j'ai désespérément besoin de lui. Pire que ça, si horrible soit-il, cet homme est mon ami. Et, contrairement à Cordélia, il ne mêle jamais aucun sentiment personnel à ce qu'il fait. C'est simplement... son boulot. Mais ça ne rend pas ses actes moins horribles, et ça ne veut pas dire que l'univers ne se porterait pas mieux sans lui. « Je dois admettre que la décision de Tresca était... contestable, répondit-il sans permettre à ses réflexions de percer dans sa voix. Mais notre décision... non, soyons honnête, ma décision de ne pas fusiller Parnell en même temps que les autres l'était aussi. — Peut-être. Mais je l'ai soutenue en mon temps et, vu l'état de nos connaissances à l'époque, je persiste à croire que c'était la bonne décision. Il était le seul à savoir certaines choses. Notamment concernant la Flotte, bien sûr, mais aussi la dynamique interne des liens familiaux des principaux Législaturistes. Les purges venaient à peine de commencer, et la structure de commandement de certains secteurs de la Flotte nous opposait encore une forte résistance, nous aurions été stupides d'anéantir tout ce savoir d'une fléchette de pulseur. — À l'époque, sans doute. Mais c'était il y a des années... et il ne nous en a jamais beaucoup appris, malgré la force de conviction qu'un homme comme Tresca pouvait déployer. Dans l'ensemble, nous aurions mieux fait de revenir sur nos pas et d'effacer nos traces avant que rien de cela n'ait l'occasion de se produire. — C'est facile à dire après coup, Robert. Oh, certes, si nous l'avions exécuté il y a deux ou trois ans, rien ne serait arrivé. Mais quel homme en pleine possession de ses moyens aurait pu s'attendre à une évasion massive de Hadès ? Nous l'avions sagement cantonné dans le cachot le plus sûr à notre disposition, et il aurait dû tranquillement moisir là-bas sans causer le moindre problème. — Ce qui, hélas, n'est pas du tout le cas en ce moment. — En effet. » Le ton du ministre trahissait une retenue louable, songea Pierre, vu l'effet qu'avaient en Ligue solarienne les témoignages des rescapés de l'Enfer et, pire encore, les archives holo qu'Harrington avait tirées des bases de données théoriquement sûres du camp Charon. Le mensonge du ministère de l'Information publique concernant la mort d'Harrington était déjà suffisamment dommageable sans que toute une ribambelle de témoins, à commencer par Amos Parnell, dernier chef d'état-major législaturiste de la Flotte, réapparaissent pour dénoncer le comité de salut public en général et Robert Pierre et Oscar Saint-Just en particulier comme les véritables instigateurs de l'assassinat de Harris. Le fait que bon nombre de ces témoins, dont Parnell, avaient manifestement été torturés (et que les Mandes avaient eu la présence d'esprit de tous les expédier sur Beowulf, où des médecins de la Ligue pourraient le confirmer) était encore pire. Et, cerise sur le gâteau, ils possédaient des images de Denis Tresca supervisant personnellement et avec plaisir ces séances de torture, et confirmant en prime que Pierre et Saint-Just avaient planifié le coup d'État tout entier. Les dégâts seraient catastrophiques, et tous les analystes de Saint-Just et leurs nouveaux modèles – sûrement exacts –concernant les réactions et la politique manticoriennes n'atténueraient pas leur impact du côté de la Ligue. Si vitale et complète que la guerre entre la République populaire et l'Alliance manticorienne ait pu paraître aux habitants du secteur de Havre, ainsi que le désignaient encore les Solariens, elle ne figurait pour la Ligue qu'au rang des informations secondaires. La Ligue était le corps politique le plus étendu, le plus riche et le plus puissant de l'histoire de l'humanité. Elle avait ses problèmes internes, ses divisions, et son gouvernement central était faible selon les normes havriennes ou manticoriennes, mais elle était énorme, sûre d'elle et presque complètement isolée des événements dans la région de la galaxie où se trouvait Pierre. Des composantes particulières de la Ligue telles que les marchands, les fabricants d'armes, les lignes de fret et les compagnies d'investissement pouvaient y avoir des intérêts, mais pour le citoyen solarien lambda, le secteur tout entier se trouvait quelque part au bout de l'univers. Les événements qui s'y déroulaient ne le concernaient pas personnellement, et il affichait une ignorance crasse quant à cette région et à son histoire. Situation qui faisait d'ailleurs les affaires de Havre, reconnaissait Pierre. La Ligue solarienne abritait sa part d'oligarchies et d'aristocrates, mais elle poursuivait un idéal de démocratie représentative. À leur décharge, la plupart des mondes de la Ligue pratiquaient bel et bien cette forme de gouvernement, et chacun de ses membres jusqu'au dernier en chérissait au moins l'apparence, nonobstant la réalité que celle-ci pouvait dissimuler. Et le ministère de l'Information publique en avait joué avec bonheur, car Manticore était une monarchie. D'ailleurs, la moitié des alliés du Royaume stellaire étaient aussi des monarchies. Des mondes tels que le Protectorat de Grayson, le Califat de Zanzibar et la Principauté d'Alizon s'enorgueillissaient de leur aristocratie héréditaire. C'étaient des autocraties — ou on pouvait facilement les faire passer pour telles. En réalité, Pierre savait la plupart d'entre elles beaucoup plus proches dans les faits de l'idéale guimauve » des Solariens que ne l'était la République populaire... mais l'opinion publique solarienne l'ignorait. Ce qui avait ouvert la voie aux propagandistes du ministère pour convaincre cette même opinion que Havre leur ressemblait en tout point. Après tout, ce devait être le cas, puisqu'il s'agissait d'une république (son nom même le proclamait, pas vrai ?) aux prises avec les forces retranchées, despotiques et malfaisantes d'une monarchie réactionnaire. Peu importait qu'au moins la moitié des colonies extérieures (et même bon nombre des planètes qui formaient désormais les mondes principaux de la Ligue) étaient elles-mêmes passées par une période monarchique. Les exigences auxquelles les expéditions de colons avaient trop souvent dû faire face, surtout avant la voile Warshawski, constituaient un terreau fertile pour des formes de gouvernement fortes et hiérarchisées, dans l'intérêt de la survie de tous, mais les populations des premiers mondes l'avaient oublié. Après tout, ils étaient pour beaucoup colonisés depuis près de deux mille ans. Ils tenaient pour acquis leur statut actuel, confortable et civilisé, et tendaient à oublier (si cela leur était jamais apparu) que le Royaume stellaire de Manticore, par exemple, n'existait que depuis cinq cents ans à peine. Les sociétés de ce secteur tout entier étaient beaucoup plus jeunes que tous les mondes filles de la vieille Terre, et certaines d'entre elles, notamment dans des systèmes comme l'Étoile de Yeltsin et Zanzibar, avaient été confrontées à des combats très brutaux pour leur survie. Bien que les évolutions sociales continues aient tendance à miner les systèmes autocratiques que ces mondes avaient construits une fois que les problèmes de survie cédaient la place à la sécurité et la prospérité, ce processus prenait du temps. Beaucoup des régimes que les mondes colonisés avaient renversés étaient au moins aussi despotiques que l'imaginaire populaire pouvait le concevoir, et certains le restaient dans plus d'un secteur. Mais ces mondes constituaient l'exception, et ceux qui avaient rejoint l'Alliance manticorienne n'en faisaient pas partie. Sauf que le public solarien l'ignorait et que le ministère de l'Information publique s'était donné beaucoup de mal pour l'empêcher de le découvrir. Avec une réussite proprement remarquable, songeait amèrement Pierre, apportant une fois de plus la preuve qu'il était toujours plus sage de miser sur l'ignorance et la paresse intellectuelle. Mais le témoignage et les preuves apportés par des hommes et des femmes tels que Parnell avaient franchi le bouclier de l'Information publique, et la conduite du personnel SS que les cours martiales d'Harrington sur Cerbère avaient jugé et condamné pour des violations particulièrement sadiques des propres règlements de la République populaire avait encore aggravé la situation. Difficile depuis Havre d'évaluer de manière exhaustive la gravité des dommages à cause du long délai de communication entre la République et la Ligue. L'Alliance manticorienne contrôlant à la fois les nœuds du trou de ver de Manticore et d'Erewhon, la capitale du Royaume stellaire ne se trouvait qu'à quelques heures du système de Sigma du Dragon et de Beowulf, deuxième plus vieux monde humain colonisé, soit à une semaine à peine du Système solaire. Mais, de Havre, il fallait six mois, même à un vaisseau courrier, pour faire l'aller-retour; par conséquent, les seules véritables informations auxquelles Pierre et Saint-Just avaient accès étaient celles que leur apportaient les bâtiments neutres qui avaient encore le droit de franchir tel ou tel nœud jusqu'à la République populaire. Toute information supplémentaire était complètement dépassée le temps qu'ils en aient vent. L'essentiel de ce qu'ils savaient provenait donc des agences d'information solariennes, car les Manties avaient veillé à ne pas interférer avec leurs courriers ni avec la valise diplomatique des tiers. Et, comme le redoutait Pierre, la plupart des journalistes de ces agences pratiquaient un style de reportage agressif qu'on n'avait pas connu en République populaire depuis des décennies. Ils mettaient à profit leurs meilleures sources d'information pour soutirer d'autres éléments (ou du moins des confirmations) et des entretiens plus ouverts au ministère de l'Information publique, distillant leurs propres bribes selon un strict principe de réciprocité, et le fait que Pierre avait besoin de leurs informations renforçait seulement leur position. Heureusement, toutefois, ils ne constituaient pas (du moins pour le moment) sa seule source de renseignements. La République populaire de Havre avait des arrangements avec une demi-douzaine de nations membres de la Ligue, qui permettaient à ses valises et courriers diplomatiques de voyager à bord de leurs propres bâtiments diplomatiques. Cela représentait un lien précieux avec les ambassades havriennes et leurs réseaux de renseignement au sein de la Ligue mais, au mieux de ses performances, ce canal demeurait plus lent que les réseaux bien rodés des services d'information, et les nouvelles qu'il apportait dataient toujours un peu. Ce n'était pas un problème à l'époque où l'Information publique contrôlait les seuls éléments que les journalistes souhaitaient obtenir, mais c'en était un maintenant que le ministère cherchait désespérément à apprendre ce qui se passait ailleurs. Pire, il n'y avait aucun moyen de savoir combien de temps encore cet arrangement tiendrait. On avait déjà entendu dire que deux au moins des mondes comptant parmi les amis de la République repensaient sérieusement leurs relations à la lumière des révélations troublantes de Parnell et de ses compagnons. Pierre avait la certitude que d'autres s'engageraient bientôt sur la même voie, surtout si, comme c'était probable, Parnell était invité à témoigner devant la commission des droits de l'homme de l'Assemblée solarienne. Il y avait peu de chances qu'un corps politique aussi énorme que la Ligue se résolve réellement à déclarer Havre hors la loi, mais le battage médiatique dont bénéficierait inévitablement le témoignage de Parnell ne ferait qu'aggraver l'image de la République, et les gouvernements des mondes solariens ne pouvaient pas se permettre d'ignorer leur opinion publique. Sujet d'inquiétude plus immédiat encore, Pierre n'avait aucune idée des répercussions que tout cela aurait sur ses arrangements avec certaines compagnies d'armement solariennes. Légalement, toute entreprise solarienne vendant des technologies militaires aux Manties ou à la République s'exposait à des amendes colossales pour viol de l'embargo que l'Assemblée avait voté peu après le début des hostilités. Dans les faits, le gouvernement central n'avait jamais déployé la force ni la volonté nécessaires pour rendre cet embargo véritablement efficace. Et même si l'Assemblée avait disposé d'un pouvoir policier suffisant pour le faire appliquer, le Royaume stellaire avait trop ouvertement usé de la puissance économique que le nœud du trou de ver de Manticore lui conférait pour l'obtenir, et bien des entreprises et individus en position de gagner des sommes déraisonnables en fournissant les belligérants (ou en s'emparant de parts de marché de fret aux dépens de l'impressionnante flotte marchande manticorienne) lui en voulaient. Puisque l'Assemblée avait officiellement accepté l'embargo, aucune de ces parties outragées ne s'était trouvée en position d'exiger de son gouvernement qu'il force les Manticoriens à leur permettre de commercer ouvertement avec Havre, toutefois, ce qui signifiait que Manticore avait pu fermer ses trous de ver à tout transfert direct et rapide de matériel et avait rendu difficiles les transferts de technologie et d'information. Difficiles, mais pas impossibles. Il avait fallu énormément de temps pour établir les contacts et conclure les arrangements, vu les délais inhérents à toute boucle de communication, mais les hommes de Saint-Just avaient fini par y arriver. L'avantage impressionnant au combat que conférait à la FRM et à ses alliés la supériorité technologique des Mandes suffisait à stimuler les Havriens, et les Solariens avaient leurs propres motivations. L'appât du gain figurait sans doute en tête de liste, car il y avait d'énormes bénéfices à faire, même auprès d'un gouvernement aussi proche de la banqueroute, mais ce n'était pas la seule. Beaucoup de compagnies de fret solariennes jalousaient profondément le quasi-monopole dont jouissait le Royaume stellaire sur le transport de marchandises en provenance et en direction du secteur de Havre comme de Silésie grâce à l'accident astrographique qu'était le nœud du trou de ver de Manticore. Il existait d'autres secteurs plus riches, mais très peu en dehors de la Ligue qui soient aussi peuplés ou prometteurs en termes de bénéfices commerciaux que les régions auxquelles le Royaume contrôlait l'accès rapide. Pire, les trous de ver partant de Manticore couvraient plus de la moitié de la périphérie de la Ligue, avec des avantages inestimables au niveau des délais de transit. En pourcentage du commerce total de la Ligue solarienne, les sommes en jeu étaient loin d'être négligeables; en pourcentage des bilans financiers de chaque compagnie de transport, elles étaient énormes. Les entreprises en question avaient donc de bonnes raisons de souhaiter voir le Royaume stellaire détourner son attention de sa flotte marchande. Une autre forme d'intérêt pouvait expliquer l'implication de plusieurs fabricants d'armes solariens, bien sûr. La Ligue en général avait une confiance aveugle en sa supériorité technologique sur toute puissance inférieure. Dans l'ensemble, c'était sans doute justifié mais, dans certains cas particuliers, beaucoup moins que les Solariens ne voulaient le croire. Dans le domaine de la recherche et du développement, notamment, Manticore soutenait sans mal la comparaison avec n'importe quel monde de la Ligue, que ces mondes le sachent ou non. Ce n'était pas le cas de la République populaire, mais quand elle avait compris à quel point la technologie mantie surclassait la sienne (achetée pour l'essentiel à ceux-là mêmes qui construisaient les vaisseaux de guerre de la flotte solarienne), elle s'était empressée d'en faire part à ses fournisseurs. Bien que ceux-ci aient eu la certitude que le matériel solarien se serait sans doute révélé supérieur entre des mains solariennes plutôt qu'entre celles de gens issus d'un système éducatif aussi délabré, ils ne pouvaient ignorer certains équipements spécifiques tels que le tout premier système de communication supraluminique à courte portée de l'histoire, conçu par les Manticoriens et signalé par leurs clients havriens. Ils n'arrivaient pas à obtenir que la flotte solarienne s'intéresse à ce qu'elle persistait à considérer comme une vague dispute entre puissances étrangères mineures au point d'envoyer des observateurs compétents, mais l'attrait cumulé de ventes juteuses et de l'accès aux informations que la Flotte populaire pouvait fournir d'après les relevés de ses capteurs et l'examen éventuel d'épaves manticoriennes s'était révélé irrésistible. Toutefois ces arrangements, comme tout le reste, se trouvaient désormais en péril du fait de l'évasion d'Amos Parnell vers la Ligue. Si on ajoutait foi à ses propos, et Pierre était hélas certain que ce serait le cas, la République populaire cesserait bientôt de représenter les « gentils » aux yeux de l'opinion publique solarienne. Il était possible, voire probable, que, le Royaume stellaire et ses alliés « autocratiques » endossant depuis longtemps le mauvais rôle, il ne se produise pas de revirement public à long terme en faveur de Manticore, mais cela ne voulait pas dire qu'il n'y aurait pas de revirement contre la République. Si Pierre avait de la chance, les Solariens mettraient tout le monde dans le même panier et se montreraient simplement écœurés par les deux camps. Léonard Boardman et le ministère de l'Information publique feraient sans doute tout leur possible pour qu'on en reste là. Mais même cette attitude augmenterait le soutien du public envers l'embargo. Ce qui, en retour, pousserait certains bureaucrates de la Ligue à prêter un peu plus d'attention à leur responsabilité légale de le faire respecter... et à taper publiquement sur les doigts de qui serait surpris en train de le violer. Puisque l'une des mesures de rétorsion possibles dans ce cas consistait à leur interdire temporairement, voire définitivement, de participer aux appels d'offres de la Flotte solarienne, les fournisseurs de la République s'apprêtaient à devenir beaucoup plus hésitants à traiter avec elle. Toutes choses qui ne présageaient rien de bon quant à l'efficacité au combat de la Flotte populaire. « Bien, dit enfin le président, nous ne pouvons pas changer grand-chose à la situation au sein de la Ligue pour l'instant. Il va falloir laisser passer l'orage, j'imagine. Et Boardman a raison sur au moins un point. Le délai de communication officiel entre ici et le Système solaire joue réellement en notre faveur à ce stade. — Pour ce que ça nous rapporte... Mais ne nous leurrons pas, Robert. Nous pouvons retarder l'envoi de réponses gouvernementales officielles aux questions de la Ligue en prétendant que le contrôle des trous de ver par Manticore nous oblige à prendre le chemin le plus long, mais cela ne nous sera d'aucun secours face aux questions de leurs journalistes. Eux n'ont pas ce problème, et tout ce que nous leur dirons reviendra aux oreilles des mondes principaux presque aussi vite que tous les propos des Manties. — Merci de le souligner. » Le ton était amer, mais dans l'œil de Pierre brillait un léger éclat un peu las. Il ne l'aurait laissé voir à personne d'autre que Saint-Just, et le chef de SerSec renifla. De rien. Après tout, mon boulot consiste à vous transmettre les mauvaises nouvelles plus encore que les bonnes. C'est pourquoi j'ai parlé de Parnell en lien avec McQueen. » Il inclina la tête de côté, attendit la réaction de son supérieur en le fixant du regard, et Pierre céda face à l'inévitable. — Poursuivez, dit-il. — Nous n'allons pas être capables de maîtriser entièrement la version solarienne des événements même ici, au sein de la République, fit Saint-Just. Jusqu'à maintenant, la censure que nous exerçons évite qu'elle se répande ouvertement, et les agences d'information solariennes savent que nous prendrons des mesures de rétorsion si elles violent la loi sur le contrôle de l'information ou les statuts concernant les agitateurs subversifs. Mais des versions non autorisées des nouvelles solariennes vont forcément filtrer. Bon sang, nous n'avons même jamais réussi à étouffer complètement les journaux manties que des dissidents ne cessent d'introduire ! — Je suis au courant, fit patiemment Pierre. Mais je crois que Boardman a raison quant à notre capacité à limiter au moins les dégâts. Il y a toujours eu des rapports "non autorisés" et non confirmés, mais ils n'ont jamais compensé le poids énorme du système officiel d'information. Même ceux qui prennent toujours les dires du ministère de l'Information publique avec des pincettes ne sont pas insensibles à un effet de saturation à long terme. Ils rejettent peut-être notre version d'événements précis, mais le bruit de fond persiste à modeler le contexte dans lequel ils envisagent le reste de l'univers. — Je ne le conteste pas, même si je crois que Boardman fait preuve d'une trop grande confiance dans sa capacité à tourner cette histoire-ci à notre avantage. Mais ce n'est pas l'opinion publique qui m'inquiète, Robert. Pas pour l'instant, en tout cas. Ce qui me pose problème, c'est la façon dont la Flotte va réagir une fois que les accusations de Parnell auront fait leur chemin dans les esprits. — Mmm. » Pierre fit basculer le dossier de sa chaise et passa la main dans ses cheveux. "Mmm", comme vous dites, renchérit Saint-Just. Vous savez combien Parnell était populaire auprès du corps des officiers législaturistes. Nous avons peut-être eu dix ans pour bâtir notre propre encadrement d'officiers, mais chacun de ses membres les plus éminents a commencé sa carrière sous les ordres des Législaturistes. Même s'ils n'étaient que lieutenants ou enseignes, ils ont commencé avec Parnell pour chef d'état-major. Tant qu'il était sagement mort, surtout après avoir été exécuté pour son rôle dans l'assassinat de Harris, il ne représentait aucune menace. Pour tout dire, lui faire porter cette responsabilité a contribué à miner toute loyauté résiduelle envers l'ancien régime. Après tout, si un homme qu'ils respectaient à ce point avait pris part au complot, alors tout ce qu'ils respectaient dans l'ancien système paraissait soudain beaucoup moins certain qu'auparavant. » Mais le voici de retour, et bien vivant – ce qui prouve sans l'ombre d'un doute qu'une partie au moins de ce que nous avons dit sur son compte était mensongère – et il raconte à tout l'univers que c'est nous qui avons fomenté l'assassinat de Harris. Ce qui signifie que tout ce que nous pensions avoir accompli en faisant de lui l'un de nos boucs émissaires risque désormais de se retourner méchamment contre nous. — Vous suggérez sérieusement que nous pourrions faire face à une espèce de révolte générale spontanée chez les militaires ? s'enquit Pierre sur un ton moins incrédule qu'il ne l'aurait souhaité. — Non. » Saint-Just secoua la tête. e Pas une révolte spontanée. Quels que soient les événements par ailleurs, ce sont des militaires, la République se bat pour sa survie et des dizaines de nos systèmes stellaires demeurent occupés par l'ennemi. Ils ne nous aiment peut-être pas beaucoup – allez, soyons honnête et reconnaissons qu'ils n'ont jamais aimé le comité – mais cela ne change pas le contexte général, et ils doivent savoir ce que les Manticoriens pourraient leur faire si la chaîne de commandement se délitait ou si nous nous divisions en factions qui s'entre-déchireraient. Ils en ont vu suffisamment pendant que nous affermissions notre propre contrôle et que les Mannes nous enlevaient les systèmes frontaliers que nous étions trop désorganisés pour renforcer. » Mais ce qui va se passer, c'est que nous allons perdre beaucoup de la légitimité lentement acquise à leurs yeux. Nous avons fait de notre mieux pour promouvoir des gens qui avaient des comptes à régler avec l'ancien système, bien sûr, et la plupart de ces officiers ne ressentiront pas de violente nostalgie pour les Législaturistes, même si Parnell est revenu d'entre les morts. Mais tous ne rentreront pas dans cette catégorie, et même certains de ceux-là vont se rappeler qu'au moins les Législaturistes ne fusillaient pas les officiers à la chaîne pour insuffisance de résultats. S'il apparaît donc soudain que ceux qui les ont fusillés ont pris le pouvoir en leur mentant, ils ne vont pas non plus ressentir de grande loyauté pour nous. » Il s'interrompit, les sourcils relevés, jusqu'à ce que Pierre acquiesce. — Je m'attends à ce qu'une certaine inertie joue en notre faveur, reprit-il alors. Nous formons le gouvernement depuis dix ans T, et ils ont vu trop de chaos. Les niveleurs frappaient il n'y a pas si longtemps, et la tendance naturelle consistera à éviter toute action susceptible d'encourager les débordements du peuple ou de provoquer de nouvelles luttes de pouvoir au sommet. Mais c'est pour cela que je me fais tant de souci concernant McQueen et le degré de loyauté qu'elle a réussi à s'attirer en remportant des batailles. — Nous aurions ce problème avec quiconque gagnerait des batailles, Oscar ! — En effet. Et je sais aussi, même si vous pensez sûrement parfois que je l'ai oublié, qu'il nous faut quelqu'un qui soit capable de remporter des batailles. Je suis parfaitement conscient qu'il serait tout aussi fatal – à vous, moi et au comité, du moins – de perdre la guerre que de voir un coup d'État réussir contre nous. Mais la personne qui gagne en notre nom en ce moment, c'est Esther McQueen, une femme ambitieuse et intelligente au dernier degré. Pire, elle fait partie du gouvernement... et n'a été intégrée à l'équipe que bien après tout ce dont Parnell nous accuse. Elle est en position de prétendre à tous les avantages dont bénéficient les gouvernants sortants, si vous voulez, sans avoir à supporter aucun des désagréments. Et pour couronner le tout, c'est la seule femme de la Flotte à même d'entretenir un espoir réaliste de porter un coup fatal au cerveau du comité. Elle se trouve ici même, sur Havre; elle a directement accès à vous, à moi et au reste du comité. Et elle est déjà la responsable civile de la Flotte. Si le corps des officiers décidait de la suivre, il n'y aurait pas de luttes entre factions. Pas dans l'immédiat, en tout cas. Et je vous parie tout ce que vous voulez qu'elle est assez maligne pour le leur faire comprendre. — Mais rien ne prouve qu'elle ait agi de la sorte, fit remarquer Pierre. — Non. Faites-moi confiance, si j'avais entendu murmurer l'ombre d'une rumeur dans ce sens, vous auriez été le premier au courant. Mais rien n'indiquait non plus qu'elle avait fait quoi que ce soit qui sortît de l'ordinaire avant la tentative de coup d'État des niveleurs. » Pierre acquiesça de mauvaise grâce. Heureusement pour le comité, McQueen s'était trouvée en position d'agir quand les niveleurs avaient réussi à complètement paralyser les canaux habituels de commandement. Elle seule parmi les gradés de la Flotte avait eu à la fois la rapidité d'esprit suffisante pour comprendre ce qui se passait et le cran d'agir de sa propre initiative. C'était ce qui avait sauvé la vie à Robert Pierre et Oscar Saint-Just. Mais elle n'avait pu intervenir aussi décisivement que parce que tout l'équipage de son vaisseau amiral était prêt à la suivre en l'absence d'ordres, tout en sachant qu'une telle initiative risquait de leur valoir à tous d'être fusillés pour trahison même si le comité survivait. Pire encore, elle avait manifestement réussi, sans qu'on s'en aperçoive, à préparer ses propres plans d'urgence avec ses subordonnés directs et les officiers supérieurs de son vaisseau amiral. Or ces plans ne visaient certainement pas les niveleurs lors de leur conception, en dépit des résultats qu'ils avaient donnés en pratique. « Qu'est-ce que vous proposez, Oscar ? demanda-t-il enfin. Vous pensez sérieusement que nous pouvons la relever de ses fonctions ? — Pas sans courir de gros risques, non. Comme vous dites, nous avons besoin d'un ministre capable de gagner des batailles. Mais nous n'avons besoin d'elle que jusqu'à la victoire, et elle est assez intelligente pour s'en rendre compte aussi. C'est pour cette raison que je suis si nerveux quand elle repousse le lancement de l'opération Scylla ou qu'elle persiste à revenir sur les prétendues "nouvelles armes" des Mandes. Je crois qu'elle joue la montre le temps d'aboutir à ses propres arrangements. — Je ne suis pas certain de pouvoir vous suivre sur ce terrain, dit Pierre. Elle nous tient bien mieux informés du statut des opérations que Kline ne l'a jamais fait. Certes, elle pourrait le faire en partie afin de nous convaincre de la laisser tranquille pendant qu'elle parfait ses plans pour nous exécuter tous les deux, mais elle a raison de souligner ne serait-ce que les problèmes d'échelle. Bon sang, vous en parliez vous-même il y a seulement quelques minutes ! Il faut des mois pour concentrer des forces d'intervention et des flottes, les former à appliquer un plan opérationnel puis les lancer contre un ennemi à cent années-lumière de leurs propres bases. — Je le sais. Mais je crois aussi qu'elle insiste sur les arguments qui plaident pour la prudence plus que ne le justifie la situation. » Saint-Just leva la main comme Pierre ouvrait la bouche. « Je ne dis pas que j'en sais plus qu'elle sur les opérations spatiales, Robert, ce n'est pas le cas. En revanche, je sais comment un expert peut user de ses compétences pour obscurcir un problème, surtout lorsqu'il – ou, dans le cas présent, elle – est conscient que ceux qui l'ont recruté l'ont chargé de cette mission précisément parce que ces compétences leur faisaient défaut. Et puis je sais aussi ce que mes propres analystes disent de la plausibilité technique de ses prétendus "super-BAL". J'ai soigneusement passé en revue leurs arguments et vérifié leurs affirmations auprès de personnes encore actives au sein de nos propres unités de R & D, ainsi que de quatre ou cinq représentants solariens présents pour superviser les transferts technologiques, précisa-t-il en changeant légèrement de ton. Et ils sont tous d'accord. Les exigences massiques pour une centrale à fusion capable d'alimenter à la fois les noyaux d'impulsion d'un BAL et un graser de la puissance que décrit McQueen sont incompatibles avec la taille des vaisseaux observés. Or McQueen est un officier spatial professionnel, elle doit donc avoir des sources au moins aussi bonnes que les miennes. C'est une des raisons pour lesquelles je pense que nous devons sérieusement envisager qu'elle exagère délibérément les risques de façon à ralentir un peu plus le rythme des opérations et se donner le temps d'organiser son propre réseau contre nous. » Pierre fit lentement pivoter son fauteuil de droite et de gauche, lèvres pincées, tout en réfléchissant à l'argument de Saint-Just. Le chef de SerSec allait clairement dans ce sens depuis des mois maintenant, mais c'était la première fois qu'il exposait ses craintes en des termes aussi concis et ouverts. Et Pierre se retrouva ce faisant à regretter de ne pouvoir rejeter ses doutes en bloc. Hélas. Pourtant... « Vous détenez des preuves formelles ? s'enquit-il. Non qu'elle complote, puisque nous venons de tomber d'accord sur le fait que rien ne l'indiquait, mais qu'elle exagère les risques militaires ? — Pas de preuves solides, non, reconnut Saint-Just. Je dois !aire attention à qui j'interroge. Si elle prépare quelque chose, enquêter auprès de quiconque dans sa chaîne de commandement immédiate risquerait de la mettre au courant des questions que nous posons. Mais, comme je le disais, j'ai demandé à mes hommes d'examiner à la fois les analyses qu'elle nous a présentées et les données sur lesquelles ces analyses sont fondées, et leurs conclusions diffèrent beaucoup des siennes. — Ça ne prouve rien, objecta Pierre. Deux groupes d'analystes ne s'accordent jamais totalement. Dieu sait que vous et moi en avons assez souvent la démonstration, même lorsque ceux qui procèdent aux analyses nous craignent comme la peste et savent exactement ce que nous voulons entendre ! — Tout à fait. C'est pourquoi je dis que je ne possède pas de preuves solides et incontestables. Mais la fixation qu'elle fait sur les "nouvelles armes" que les Manties auraient utilisées pendant Icare m'inquiète vraiment. Je connais son raisonnement officiel quant à la raison pour laquelle ils pourraient garder secret leur nouveau matériel, mais ils n'ont pas lancé une seule action offensive depuis Icare, en dehors de quelques contre-attaques locales, et chacune d'elles a été menée sans recours à de mystérieux nouveaux systèmes ! Et pourquoi rejette-t-elle si vivement l'idée que nous devrions pousser le rythme des opérations de manière à mettre l'ennemi à mal avant qu'il n'ait le temps de lancer la production en masse de ces prétendus nouveaux armements ? D'ailleurs, pourquoi leur Huitième Force n'a-t-elle pas attaqué Barnett, s'ils ne sont pas sur la défensive ? Ils ont d'abord mis presque un an à l'organiser, puis ils l'ont détournée vers Basilic pour contrer Icare, et voilà qu'elle vient de passer un an de plus sans rien faire dans le système de l'Étoile de Trévor ! Tout le monde sait que c'était censément leur force offensive principale. C'est pour ça qu'ils ont mis Havre-Blanc aux commandes. Alors pourquoi reste-t-elle inactive... à moins qu'ils n'aient peur de nous attaquer ? — Vous avez posé la question à McQueen ? — Pas en ces termes, non. Vous avez bien vu comment elle répond aux questions que je pose, et je lui ai sans conteste offert assez d'occasions d'expliquer pourquoi, selon elle, Havre-Blanc reste immobile à Trévor. Elle se contente systématiquement de ressortir sa vieille ritournelle sur l'importance stratégique que le terminus du trou de ver situé à Trévor a aux yeux des Manticoriens. Mais même elle est bien forcée d'admettre qu'ils ont enfin mis leurs forts en service pour couvrir le terminus... sans compter que la troisième force est encore stationnée là-bas de manière permanente. Non, Robert. Il doit exister une autre raison pour tenir Havre-Blanc au bout d'une laisse aussi courte, et je n'en vois qu'une : ils ont peur de nous. Enfin, d'elle, j'imagine : à tout seigneur tout honneur. — Je ne sais pas, répondit lentement Pierre. Ça fait beaucoup de spéculations, tout ça, Oscar. Vous devez bien le reconnaître. » Saint-Just acquiesça, et Pierre se gratta l'oreille tout en plissant le front sous l'effet de la réflexion. Le hic, bien sûr, c'était que la spéculation faisait partie des fonctions premières de Saint-Just dès qu'il s'agissait de menaces potentielles contre le comité. Même si vous avez raison, dit enfin le président, nous ne pouvons pas pour autant la renvoyer sommairement. Ne serait-ce que parce que ça aurait l'air d'un coup monté de plus au beau milieu du fiasco Parnell, surtout pour ceux qui sont déjà enclins à la soutenir. » Saint-Just hocha de nouveau la tête, l'air amer, et Pierre sentit ses lèvres esquisser une grimace ironique en pensant à tout k travail que le chef de SerSec et lui avaient fourni sur le dossier SS de McQueen. Du si beau boulot, qui apportait toutes les preuves imaginables qu'elle était coupable d'avoir comploté contre le peuple avec des collègues de l'archétype même du traître, le fameux Amos Parnell lui-même. Et maintenant la survie de Parnell rendait ce dossier inutilisable dans sa vocation première : convaincre la Flotte qu'ils n'avaient pas eu d'autre choix que de la fusiller. « Je ne sais pas si nous pouvons faire quoi que ce soit la concernant dans l'immédiat, intervint Saint-Just à voix haute. Nous sommes bien d'accord sur la qualité de son travail. Si je me trompe sur ce qu'elle est en train de faire, nous priver de ses compétences serait un beau gâchis. Pour ma part, je préférerais spontanément me passer de ses services plutôt que de risquer voir mes soupçons se confirmer, mais cela tient à la nature de mon poste. Je suis censé rechercher avant tout les menaces internes contre l'État, et je me rends compte que je dois parfois me retenir si je ne veux pas que cela m'entraîne trop loin. — Je sais », fit Pierre sans mentir. Hélas, cela n'ajoutait que plus de poids à ses inquiétudes. « Je ne vois rien d'autre à faire que de la laisser où elle est tout en la poussant encore plus à lancer Scylla, reprit Saint-Just. Elle a reconnu que c'était la suite logique des opérations et que nous devrions l'exécuter dès que possible, elle peut donc difficilement protester si nous insistons pour un lancement anticipé. Si elle s'obstine, cela indiquera d'une part que mes craintes sont peut-être fondées et cela nous fournira d'autre part une divergence de vues parfaitement légitime pour justifier son éviction. D'un autre côté, si nous lançons l'opération et que l'ennemi cède du terrain comme mes analystes s'y attendent, nous aurons la preuve qu'une stratégie globalement plus agressive est à l'ordre du jour, et nous pourrons exiger qu'elle s'y plie. Entre-temps, je la surveillerai d'aussi près que possible, dans l'espoir que, si elle prépare bel et bien quelque chose qui nous déplairait, elle fera un faux pas et se trahira. — Et si elle fait ce faux pas ? — Dans ce cas, nous l'éliminons, aussi vite et salement qu'il le faudra. Nous n'avons pas le choix, peu importent les retombées. Une McQueen morte et élevée au rang de martyre représentera une menace bien moins sérieuse pour nous qu'une McQueen vivante recrutant ses propres pelotons d'exécution ! — En effet. » Pierre soupira profondément. « Mais si on en arrive là et qu'il faut se débarrasser d'elle, nous aurons besoin de quelqu'un pour la remplacer. Quelqu'un capable de reprendre là où McQueen se sera arrêtée contre les Manties sans reprendre son complot contre nous. Et dont nous serions à peu près sûrs qu'il n'a pas trempé dans ce que notre ministre pourrait – ou non, Dieu nous garde – être en train de préparer. — Vous avez raison sur ce point. Je ne parierais rien sur Giscard ni Tourville, ni personne de leur clique. Nous en avons déjà parlé, et mes inquiétudes quant à leur loyauté envers nous ne sont que renforcées par le succès qu'ils ont obtenu sous les ordres de McQueen. Ils sont presque obligés de lui être plus dévoués qu'avant Icare. » Saint-Just se frotta de nouveau le menton. « Je ne sais pas, Robert. Je pourrais citer une demi-douzaine d'amiraux dont la loyauté ne fait aucun doute à mes yeux, mais je crains que la plupart n'arrivent pas à la cheville de McQueen par leurs compétences militaires. Et puis, si je suis sûr, moi, de leurs sentiments, je suis à peu près persuadé que la Flotte est au courant, elle aussi. Ce qui signifie qu'ils seraient presque à coup sûr considérés comme nos créatures, alors que les officiers voyaient en McQueen l'un des leurs. Ça ne m'empêcherait pas de dormir, mais je préférerais ne pas fournir aux subordonnés de son remplaçant la moindre raison de s'en méfier d'entrée. » Il sourit sans joie. « Ce qu'il nous faut, manifestement, c'est un officier exceptionnel, hors du cercle de McQueen, qui ne nous a jamais été dévoué au point de rendre les hommes du rang immédiatement méfiants, mais dépourvu d'ambition personnelle. — Et Diogène croyait avoir du mal dans sa quête d'un homme honnête ! renifla Pierre. Où comptez-vous donc trouver ce parangon de vertu ? — Je ne sais pas. » Saint-Just se mit à rire. Puis son visage se durcit, et aucun humour ne perçait dans sa voix quand il reprit la parole. « Je ne sais pas encore. Mais j'ai commencé à chercher, Robert. Et si je le trouve, je crois que mon estimation du caractère indispensable de la citoyenne ministre McQueen subira une petite réévaluation. » CHAPITRE DIX « Ça m'avait l'air plutôt pas mal, Scotty. » Le capitaine de vaisseau Stewart Ashford se pencha sur l'épaule de Scotty Tremaine pour examiner le simulateur tactique. Il n'affichait que les résultats de l'exercice et l'« attaque » même, mais le nombre de BAL détruits était déprimant, et il grimaça en le constatant. « Je pensais pourtant que ça marcherait quand nous avons discuté de ton plan d'attaque. Alors que s'est-il passé ? — J'ai péché par excès de confiance, Stewart. » Tremaine soupira. « Voilà ce qui s'est passé. — Comment ? » Ashford enfonça quelques touches et pointa un doigt accusateur vers l'image de la situation juste avant le début de l'attaque. « Ils n'avaient aucune idée de votre présence à ce stade, sinon les escortes auraient déjà ouvert le feu. Vous vous êtes approchés sans encombre jusqu'à... combien ? cent quatre-vingt mille kilomètres ? Et vous arriviez avec une vitesse supérieure de plus de dix mille km/s. Et un avantage à l'accélération de près de cinq cents g par rapport aux vaisseaux marchands ! Ils n'avaient aucune chance. — Ouais. » Tremaine observa tristement les icônes des transporteurs simulés que sa flottille de BAL avait eus pour objectif, avant d'adresser un sourire ironique à Ashford. Ils n'avaient que quelques années de différence, mais Ashford, qui faisait partie de la première flottille de BAL du HMS Minotaure et était désormais « combal » du HMS Incube, avait déjà bénéficié de près d'un an d'expérience concrète avec le matériel. L'Incube était officiellement enregistré sur la liste des bâtiments sous le matricule PBAL-o5 et se rapprochait plus du Minotaure dans sa conception que l'Hydre. Non que les différences fussent prononcées, bien que l'Hydre emportât douze BAL supplémentaires pour un tonnage légèrement inférieur. En contrepartie, ses lanceurs embarqués possédaient un moindre stock de munitions, mais, dans la mesure où un porte-BAL n'était pas censé se rapprocher suffisamment d'autres vaisseaux pour leur tirer dessus (ni se faire tirer dessus), Tremaine s'en satisfaisait parfaitement. Toutefois, l'Hydre serait le PBAL-t 9 au terme de sa phase d'évaluation, dans un mois environ, et ses BAL commençaient seulement à arriver. Ce qui signifiait que, contrairement à Ashford, Tremaine et sa flottille avaient été contraints d'effectuer presque toute leur formation dans les simulateurs. Et le fait que Stewart et ses copains s'approprient la totalité de la première fournée des nouveaux appareils ne nous a pas aidés non plus, songea Tremaine sans aucune rancœur. Les combals des six premiers porte-BAL avaient servi en tant que commandants d'escadre sous les ordres de Jacqueline Harmon. C'étaient d'ailleurs les seuls commandants d'escadre à avoir réchappé de la seconde bataille de Hancock, et ils avaient payé leur promotion au prix fort. Moins de la moitié de la flottille du HMS Minotaure avait survécu aux combats, mais elle avait massacré les vaisseaux de guerre havriens une fois que la formation ennemie s'était désolidarisée. L'équipage du BAL d'Ashford affichait un total confirmé de trois bâtiments détruits, et son escadre au complet en avait supprimé cinq. Si quelqu'un avait gagné le droit d'échanger ses Écorcheurs d'origine contre les nouveaux Écorcheurs-A, c'était bien eux. Et puis, se rengorgea Tremaine, ils ont peut-être eu les Écorcheurs-A, mais mes gars ont reçu les premiers modèles B, et nous avons eu les Furets en même temps que l'Incube. Et même sans ça, Stewart est un gars bien. Il m'a épargné pas mal de difficultés en me prenant plus ou moins sous son aile. « Ils n'avaient aucune chance, oui. Sauf que l'amiral avait omis de mentionner un petit détail. » Il enfonça la touche de lecture et regarda la simulation se dérouler, le même sourire ironique toujours aux lèvres. Tout se déroula parfaitement comme prévu... jusqu'à l'instant où ses BAL entrèrent à portée de graser, opérèrent une rotation pour attaquer... et quatre des huit vaisseaux marchands baissèrent leurs CME. Trois supercuirassés et un cuirassé ouvrirent le feu simultanément, et même les puissantes barrières frontales des Écorcheurs-B et des Furets ne purent éviter les effets dévastateurs des batteries d'armes à énergie de bâtiments du mur. Soixante-trois des BAL de Tremaine « périrent » sous la première bordée, et les quarante-cinq restants se dispersèrent dans la panique, toute organisation en escadre aux oubliettes. Trente d'entre eux parvinrent à rouler et détourner l'avant de leurs bandes gravitiques de l'ennemi, mais l'un des supercuirassés appartenait à la classe Méduse et déversait déjà ses capsules. Même l'Écorcheur-B, doté de grappes laser en poupe et d'antimissiles, ne pouvait résister à pareille puissance de feu, et seuls treize des BAL de Tremaine avaient finalement échappé à la destruction. Parmi eux, sept étaient si gravement endommagés qu'ils auraient été éliminés pendant leur retour vers l'Hydre (en situation réelle, en tout cas). « Oh là là ! » Ashford secoua la tête d'un air compatissant et soudain prudent. « La vieille a toujours été un peu sournoise, mais c'est la première fois qu'elle fait un truc pareil. Aucun avertissement ? — Aucun, répondit Tremaine avec une certaine fierté morbide. Évidemment, comme elle s'est fait un plaisir de le souligner après coup, pas un seul d'entre nous – moi compris – ne s'est donné la peine d'effectuer une confirmation visuelle spécifique sur les cibles. Au lieu de cela, nous nous sommes fiés à nos capteurs uniquement, et nous n'aurions pas dû. Après tout, elle nous avait bien prévenus que nous nous attaquions à des "vaisseaux marchands" manticoriens, et quelqu'un dans la flottille aurait dû réfléchir à ce que cela impliquait en termes d'améliorations GE pour les éventuelles escortes qu'elle n'avait pas mentionnées. Personne ne l'a fait. Et, avant que tu ne poses la question, oui, j'ai obtenu sa permission expresse de te montrer ces images. Une permission que j'ai accueillie, si je puis dire, avec des sentiments assez mitigés. — Mitigés ? » Ashford releva la tête et haussa le sourcil. « Eh bien, je n'aime pas la solitude dans l'erreur, Stewart. Subir une dérouillée pareille était terriblement gênant, et je crois que ça m'aurait un peu réconforté de voir la même chose vous arriver à vous autres aussi. » Ashford se mit à rire, et Tremaine poursuivit, l'œil brillant : « Mais j'y ai bien réfléchi, et je me suis dit que si elle s'était donné tant de mal pour écraser ma flottille de manière aussi déplaisante et qu'elle ne voyait pas d'inconvénient à ce que je te prévienne à l'avance, ça en disait long sur ce qu'elle devait avoir en tête pour te surprendre. Je veux dire, après tout, tu es au courant, maintenant, il va donc falloir qu'elle invente quelque chose d'absolument démoniaque pour toi, non ? » Il arborait un sourire béat, mais celui d'Ashford disparut brusquement. Il resta impassible quelques secondes puis fusilla Tremaine du regard. « Vous êtes un grand malade, capitaine Tremaine. — je plaide coupable. Mais je me réjouis à l'avance de voir ce qu'elle te réserve. — Ah oui ? Eh bien, tout ça c'est de ta faute, de toute façon, tu sais. — De ma faute ? Et en quel honneur ? C'est moi qu'elle a épinglé le premier ! — Oui, oui. Mais elle ne se livrait pas à ce genre d'exercice avant de regagner l'île de Saganami pour cette conférence, la semaine dernière. Nous savons parfaitement, toi et moi, avec qui elle s'est entretenue tout ce temps, n'est-ce pas ? Et sans toi et les autres guignols de Hadès, la duchesse Harrington n'aurait pas été là pour l'aider à imaginer des trucs pareils, pas vrai ? — Hmm. » Tremaine se gratta le sourcil. « Tu sais que tu as raison ? Je n'y avais pas songé, mais c'est exactement ce qu'aurait manigancé Lady Harrington. Bon sang, je l'ai même vue faire ! » Il baissa les yeux vers l'afficheur pour quelques secondes puis hocha la tête. « Et je sais exactement pourquoi l'amiral Truman et elle l'ont fait, en prime. — À cause de leur caractère naturellement démoniaque et sadique ? suggéra Ashford, provoquant l'hilarité de Tremaine. — Pas vraiment. Non, elles voulaient me rappeler – nous rappeler à tous, d'ailleurs, car je suis sûr qu'il ne s'agit que d'un premier revers – combien ces appareils sont fragiles. J'imagine que nous pouvons nous frotter à des unités écrans, même des croiseurs de combat, à n'importe quelle distance, et nous pouvons sans doute affronter des bombardiers avec une bonne chance de réussite. Mais contre de véritables vaisseaux du mur ? » Il secoua la tête. « À moins de posséder un avantage numérique réellement décisif, nous ne pouvons en aucun cas espérer détruire un cuirassé ou un supercuirassé. Et même alors, il y aurait un paquet de couchettes libres dans les quartiers des équipages de vol au retour ! Et c'est l'un des points qu'elles voulaient souligner. — L'un des points ? » Ashford le regarda d'un air perplexe, et Tremaine haussa les épaules. « Oui. Je suis persuadé que nous entendrons parler de plusieurs autres quand l'amiral passera pour le débriefing, mais je peux déjà te révéler la teneur de l'un d'entre eux. » Il marqua une pause, et Ashford lui fit signe de continuer. « Lady Harrington me l'a dit un million de fois, Stewart : il y a très peu de véritables "surprises" lors d'un combat spatial. La "surprise", c'est ce qu'on obtient quand on voit quelque chose depuis le début... en le prenant pour autre chose. Une description assez fidèle de ce qui s'est passé dans le cas présent, tu ne crois pas ? — Ouais, j'imagine, répondit Ashford au bout d'un moment. Mais, bon combien de chances y a-t-il que des CME havriennes nous dupent à si faible portée ? — Je ne sais pas. Peut-être pas beaucoup... mais il y en aurait encore moins si nous étions sur le qui-vive, non ? Et, à bien y réfléchir, je connais au moins un officier tactique havrien qui serait sans doute capable de nous rouler dans la farine. Ashford releva la tête, les yeux brillants de curiosité, mais il se maîtrisa aussitôt. Tremaine devinait combien le capitaine de vaisseau brûlait de lui demander avec quel officier tactique ennemi il avait réussi à tisser une relation personnelle. Mais il ne posa pas de question... et Tremaine choisit de ne rien lui dire. D'ailleurs, il regrettait même d'en avoir parlé. Comme les autres survivants du Prince Adrien, il avait mis un point d'honneur à ne pas souffler mot à quiconque des efforts que Lester Tourville et Shannon Foraker avaient fournis pour veiller à ce qu'on les traite de manière décente. Aujourd'hui, la DGSN savait que Tourville était l'un des amiraux havriens qui avaient si sévèrement corrigé les Alliés lors de l'offensive lancée par McQueen. Du coup, Tremaine se disait qu'il aurait été logique pour un esprit calculateur et de sang-froid d'étudier si on ne pouvait pas convaincre SerSec de les fusiller tous les deux. Mais les survivants avaient décidé, individuellement et sans discussion ni débat, de rester muets sur la question. Les journalistes s'étaient jetés sur tous les rescapés de l'Enfer qu'ils avaient pu trouver – Scotty s'étonnait d'ailleurs que dame Honor et Nimitz (ou Andrew LaFollet) n'en aient pas tué ou mutilé un seul, vu la chasse incessante qu'ils avaient livrée à « la Salamandre » – mais aucun rapport n'avait fait mention de Tourville ni Foraker. — En tout cas, ça ne nous fera pas de mal d'être sur nos gardes face à ce genre de ruses, dit-il enfin en désignant l'afficheur. Et, pour être honnête, je te parie que l'amiral et elle y ont vu l'occasion de travailler sur leurs propres tactiques antiBAL. — Tu ne crois quand même pas que les Havriens seront capables de rivaliser avec nos appareils, si ? » Ashford ne put tout à fait contenir son incrédulité, et Tremaine se mit à rire. — Pas avant un bon moment, non. D'un autre côté, ne te fais pas trop d'idées quant à la différence entre nos équipements. J'ai eu l'occasion d'examiner de près pas mal des leurs, et ils ne sont pas aussi mauvais qu'on pourrait le croire. Pas aussi bons que les nôtres, pour la plupart, mais meilleurs que beaucoup de nos gars ne semblent le penser. » Il s'interrompit et grimaça. « Enfin, meilleurs que moi je ne l'aurais jamais cru, en tout cas, et je ne pense pas être un cas isolé. — Alors comment se fait-il qu'ils n'arrêtent pas de se prendre des raclées ? — J'ai dit que leur matériel ne valait pas le nôtre, mais il est sans doute à la hauteur de ce qu'ont toutes les flottes. Leur véritable problème, c'est qu'ils ne savent pas tirer le meilleur de ce qu'ils ont déjà. Leurs logiciels sont nuls, par exemple, et l'essentiel de la maintenance est effectuée par des officiers plutôt que des officiers mariniers ou des matelots. Ah, ils n'ont rien qui ressemble au système de communication supraluminique, ajouta-t-il en avançant les deux mains, et ils n'ont pas trouvé le secret des nouveaux compensateurs, des nouveaux noyaux bêta et de tous ces trucs. Mais regarde leurs capsules lance-missiles. Elles ne sont pas aussi efficaces que les nôtres, mais ils ont opté pour une approche qui privilégie la force brute de façon à lisser les chances en incluant assez de projectiles supplémentaires dans une salve. Et pense au projet Cavalier fantôme. Ils vont mettre des années à égaler notre nouvelle capacité GE éloignée, mais s'ils étaient prêts à accepter des lanceurs plus volumineux en échange d'une capacité de tir moindre, ils pourraient sans doute arriver à la même portée offensive étendue que Cavalier fantôme. Bon sang, qu'ils fassent des lanceurs suffisamment gros et ils pourraient y arriver avec des composants déjà existants, Stewart ! — Mouais... Il faudrait que ce soient de sacrés monstres pour que ça marche, grommela Ashford. Trop gros pour être efficaces en tant qu'armes embarquées, en tout cas. — Et s'ils les lançaient depuis une capsule, pour défendre un système ? repartit Tremaine. D'ailleurs, mets-en suffisamment dans des lanceurs à un coup remorqués derrière des contre-torpilleurs et des croiseurs légers, même s'ils devaient les échanger un contre un pour des capsules entières de missiles classiques, et ils pourraient encore tirer une salve utile. Je dis simplement qu'un amiral ou un officier tactique havrien qui sait tirer le maximum de son matériel peut malgré tout causer de sacrés dégâts, même si nous sommes très forts. Ou si nous pensons l'être. — Tu as sans doute raison, reconnut lentement Ashford. Et ils peuvent se permettre de subir plus de dégâts que nous, hein ? — Ils peuvent... pour l'instant. Évidemment, c'est susceptible de changer avec les nouveaux appareils et... » Le sas du simulateur s'ouvrit, et Tremaine s'interrompit en se retournant. Puis son visage s'éclaira d'un immense sourire en voyant un homme bâti comme un catcheur et au visage buriné sous ses cheveux blonds passer le sas. « Chef ! » s'exclama le capitaine de frégate en s'avançant aussitôt, pour s'arrêter comme le nouvel arrivant levait une main impérieuse et désignait de l'autre son insigne de col, souriant de toutes ses dents. « Waouh ! Je voulais dire major Harkness ! » fit Tremaine en souriant à son tour avant de serrer son aîné dans ses bras. Stewart Ashford ouvrit de grands yeux à ce spectacle, car les officiers n'accueillaient généralement pas leurs subordonnés avec tant d'enthousiasme, mais il finit par reconnaître le nom et adressa soudain au major un second regard perçant. Tremaine avait relâché son étreinte, bien qu'il tînt encore le major par les bras, et Ashford hocha la tête. Le ruban rouge, bleu et blanc de la médaille parlementaire du Courage était parfaitement reconnaissable, même si c'était seulement la troisième fois qu'il le voyait épinglé sur quiconque. Et puis il aurait dû identifier immédiatement l'homme qui le portait. Ce visage buriné était apparu dans suffisamment d'émissions et de journaux, une fois que les journalistes avaient eu vent des détails de la destruction du VFP Tepes. « Commandant Ashford, commença Tremaine en se retournant vers lui, je vous présente... — le major Sir Horace Harkness, j'imagine », termina Ashford. Harkness se mit au garde-à-vous et esquissa un salut, mais Ashford fut plus rapide. Et ce n'était que justice. Un homme qui avait gagné la médaille du Courage avait droit au salut de ceux qui ne la portaient pas, et le capitaine de vaisseau n'avait absolument rien contre cette tradition. — Je suis enchanté de faire votre connaissance, monsieur Harkness, fit Ashford tandis que le major lui rendait son salut. Je ne m'étendrai pas sur mes raisons – j'imagine que vous devez être fatigué de les entendre, en tout cas –, en revanche j'ai une requête à vous soumettre. — Une requête, monsieur ? » répéta prudemment Harkness. Ashford sourit. « Trois fois rien, Sir Horace. Voyez-vous, il y a quelque temps, on a placé une petite surprise dans les ordinateurs de mes BAL. C'était un petit tour légitime, sans doute, étant donné les circonstances, puisque notre objectif est d'apprendre à envisager l'inattendu, comme me le rappelait à l'instant le capitaine Tremaine. Mais il me disait aussi ne pas aimer la solitude dans l'erreur, et il vient de m'apparaître que je devrais peut-être faire vivre cette tradition du bidouillage d'ordinateurs aux dépens... euh... au bénéfice d'une âme méritante au sein de ma flottille. Et puisque j'ai cru comprendre que vous possédiez certaines compétences en matière d'informatique... » Sa phrase resta en suspens, suggestive, et Harkness eut un sourire narquois. « Eh bien, monsieur, ce ne serait pas très sympathique. Et j'ai comme qui dirait promis à la Flotte de renoncer à faire joujou avec les systèmes informatiques en échange d'un certain manque de curiosité vis-à-vis de quelques-uns de mes fichiers à PersNav. Et peut-être un ou deux autres petits dossiers mineurs auprès du juge avocat général. Et puis il y a aussi... Enfin, peu importe. L'idée, c'est que je ne suis plus censé me livrer à ce genre d'activité. — Mais ce serait pour la bonne cause, fit Ashford sur un ton persuasif. — Sûrement, renifla Harkness. Continuez à vous le répéter, monsieur. Pour ma part, je n'arrive pas à m'ôter de l'idée qu'en réalité vous voulez seulement veiller à ne pas être le seul à qui ça arrive, — Bah, il y a un peu de ça », reconnut gaiement Ashford. Puis il redevint plus grave. « Mais comme le capitaine Tremaine vient de le découvrir, la surprise constitue bel et bien un élément légitime d'apprentissage, et je préfère que mes gars se fassent humilier par une de mes manœuvres que de les voir se jeter en confiance dans un piège tendu par l'ennemi. — Ça se défend, major », intervint Tremaine. Harkness haussa les épaules. « Eh bien, j'imagine que si c'est vraiment ce que veut le capitaine, il va falloir que je regarde ce que je peux pour lui. À supposer que ça ne vous dérange pas, en tout cas, monsieur. « Moi ? » Tremaine haussa le sourcil, et Harkness acquiesça. « Oui, monsieur. On dirait que je suis votre nouveau mécanicien navigant en chef, monsieur Tremaine. Je sais que c'est un poste normalement réservé à un officier, mais j'imagine que PersNav a décidé, étant donné les circonstances et vu que j'ai déjà passé tellement de temps à veiller sur vous, que vous devriez faire avec moi. À moins que vous ne préfériez pas, bien sûr ? — Que je ne préfère pas ? » Tremaine secoua la tête et asséna une grande claque sur le bras du major. « J'ai l'air complètement taré ? » Harkness eut un sourire malicieux et ouvrit la bouche, mais Tremaine l'interrompit juste à temps. « Ne répondez pas à cette question, Sir Horace ! s'empressa-t-il d'ajouter. Mais, pour satisfaire votre curiosité, non, il n'y a personne que je verrais mieux à ce poste. — Très bien, fit le major Horace Harkness, médaille du Courage, médaille d'honneur et Ordre du service distingué. Parce qu'on dirait bien que vous m'avez sur le dos, monsieur. » Il marqua une pause. « Jusqu'à ce que le bidel se pointe, en tout cas ! CHAPITRE ONZE Honor croulait sous la paperasse quand on frappa discrètement à la porte de son bureau du cours de perfectionnement tactique. Elle ne le remarqua pas au milieu de ses préoccupations... jusqu'à ce qu'on frappe à nouveau, plus vigoureuse et qu'on se racle la gorge avec insistance. Ce bruit-là retint son attention, et elle leva les yeux. « Le capitaine de frégate Jaruwalski est là, madame », annonça James MacGuiness du ton qu'il employait dans ces moments privés où il devait gronder la tête de mule dont il s'occupait, et Honor gloussa. Les yeux de l'intendant brillèrent légèrement en réponse, mais il lui adressa un regard sévère, et elle prit un air contrit à souhait. « Parfait, Mac, dit-elle, penaude. Vous voulez bien la faire entrer, s'il vous plaît ? — Dans un instant, madame », répondit-il en se dirigeant vers son bureau. Celui-ci disparaissait sous les puces de données, les restes de son repas, une tasse de cacao à l'air collant, la croûte d'une tarte au citron meringuée, un bol de céleri aux deux tiers dévoré et une chope de bière vide. Sous les yeux étonnés d'Honor, MacGuiness parvint à téléporter tout ce fatras – à l'exception des puces de données – bien en ordre sur le plateau dont il s'était servi plus tôt pour amener le déjeuner. Ça ne pouvait pas être aussi simple qu'il en donnait l'impression, songea Honor avant de sourire, tandis qu'en quelques mouvements il imposait un semblant d'ordre à ses puces. Il consacra encore une seconde à redresser le bouquet qui ornait le buffet, vérifier le perchoir de Nimitz et Samantha et examiner l'uniforme d'Honor. Une peluche sur l'épaule droite lui valut un léger froncement de sourcils, et il l'ôta d'une pichenette, en reniflant discrètement. « Maintenant, je vais la faire entrer, madame », dit-il alors. Il sortit avec son plateau d'un air d'austère majesté, laissant le grand bureau propre et net derrière lui, comme par magie. Nimitz émit un blic moqueur depuis sa place aux côtés de Samantha, et Honor sourit en décelant leur plaisir partagé. Elle ne pouvait savoir à coup sûr s'ils s'amusaient davantage de la façon mystérieuse dont MacGuiness créait l'ordre à partir du chaos ou de la fermeté dont il faisait preuve avec elle-même, mais cela importait peu. « Non, je ne sais pas non plus comment il fait ça », leur dit-elle en choisissant la première interprétation, et les deux chats sylvestres firent rayonner son esprit d'un rire silencieux. Elle secoua la tête dans leur direction puis se carra dans son fauteuil en attendant sa visiteuse. C'était étrange, songea-t-elle. Du moins était-ce ce que beaucoup de gens devaient se dire, selon elle. James MacGuiness devait être l'intendant le plus riche de toute l'histoire de la Flotte royale manticorienne. S'il en faisait encore partie, d'ailleurs. Elle lui avait légué quarante millions de dollars, et il avait eu le bon sens de ne même pas essayer de les lui rendre quand elle était revenue vivante. La plupart des gens à la tête d'autant d'argent auraient eux-mêmes engagé des domestiques, toutefois MacGuiness avait tranquillement mais fermement fait comprendre, sans jamais le dire, qu'il était et comptait bien rester l'intendant d'Honor. Elle avait essayé, sans grande conviction, de le pousser à rester sur Grayson en tant que majordome du manoir Harrington. Il avait fait preuve d'un rare talent pour en gérer le personnel (beaucoup trop nombreux, de l'avis d'Honor... mais qui se souciait de son opinion ?) et elle savait combien Clinkscales et ses parents regretteraient son efficacité discrète. Plus important encore, Nimitz et Samantha avaient laissé leur progéniture sur Grayson. Les chatons étaient assez âgés pour être confiés à d'autres chats sylvestres et ils ne manqueraient pas d'attention de la part de Héra, Athéna, Artémis et tous les mâles prêts à garder un œil attentif sur leurs bêtises. En règle générale, dans les très rares cas où une chatte qui avait adopté un humain produisait une portée, les chatons étaient confiés à des tuteurs de leur espèce vers deux ou trois ans T. La nécessité pour Samantha de rester auprès de son compagnon pendant qu'il affrontait la perte de sa voix mentale n'avait fait qu'ajouter une certaine urgence aux arrangements habituels. Mais MacGuiness était le tuteur humain des chatons depuis plus de deux ans T. Honor savait combien il lui coûtait de laisser derrière lui ces boules de poils câlines, bruyantes, aimantes et fauteuses de troubles, et elle avait aussi perçu la tristesse des chatons à son départ. Et ce n'était pas comme s'il était contraint de la suivre hors de Grayson. À sa propre requête posthume », la FRM avait permis à MacGuiness de démissionner afin de rester de manière permanente au manoir Harrington. Et, elle le reconnaissait, elle n'avait pas fait cette demande uniquement à cause de son rôle dans son domaine graysonien. Elle l'avait entraîné dans trop de batailles et l'en avait trop souvent tiré de justesse : elle voulait le savoir sagement sur la touche. Hélas, ce choix ne lui était apparemment pas ouvert. Elle ne savait toujours pas comment il avait eu le dernier mot... une fois de plus. Ils n'en avaient jamais parlé. C'était inutile. Par une forme de judo mental qui ridiculisait ses propres compétences en coup de vitesse, il avait purement et simplement éludé toute discussion et s'était présenté à bord du Paul Tankersley pour le voyage vers le Royaume stellaire. La Flotte n'avait pas mieux réussi à imposer sa propre conception de l'ordre institutionnel à cette situation. MacGuiness ne s'était jamais réengagé et ne manifestait aucun désir particulier de le faire... toutefois personne ne semblait s'en être rendu compte. Honor était persuadée qu'en tant que civil il devait enfreindre un bon milliard de règlements dans sa position actuelle : à lui seul, le haut degré de sécurité lié aux équipements du CPT auxquels il avait accès devait suffire à rendre dingue un bon agent de contre-espionnage paranoïaque ! Mais nul ne paraissait posséder le cran de lui dire qu'il enfreignait les règles. Ce qui, pour être honnête, lui convenait parfaitement. À une époque, la simple idée d'avoir à son service un domestique permanent lui semblait ridicule et présomptueuse. À plus d'un titre, c'était encore vrai... mais MacGuiness n'était pas plus son u domestique » que Nimitz. Elle ne savait pas bien comment définir leur relation, mais cela n'avait pas d'importance. Ce qui comptait, c'était que, commodore, amiral, seigneur ou duchesse, elle demeurait le commandant de James MacGuiness, et lui son ange gardien et ami. Même s'il était aussi multimillionnaire au civil, désormais. Elle eut encore un petit rire, puis effaça son sourire attendri quand MacGuiness revint en compagnie d'une femme brune au visage de faucon portant l'uniforme de capitaine de frégate manticorien. Il ne lui fut pas difficile d'adopter une expression plus grave, car le nuage sombre des émotions de sa visiteuse —amertume, prudence et crainte, à peine adoucies par un léger sentiment de curiosité — l'atteignit comme une gifle, et elle dut se retenir de grimacer sa compassion. Je crois que mes soupçons étaient parfaitement fondés. J'aurais préféré me tromper. Mais nous pouvons peut-être y faire quelque chose malgré tout. « Le capitaine Jaruwalski, milady, annonça MacGuiness avec le formalisme sans faille qu'il réservait aux moments où ils n'étaient pas seuls. — Merci, Mac, fit Honor avant de se lever pour tendre la main à Jaruwalski. Bonjour, capitaine. Merci de vous présenter si vite malgré la convocation tardive. — Elle n'était pas si tardive que ça, milady, répondit Jaruwalski d'une voix de soprano fort semblable à celle d'Honor, bien que teintée d'abattement. Et puis, en toute franchise, ce n'est pas comme si j'avais grand-chose d'autre à faire de toute façon, ajouta-t-elle avec un semblant de sourire. — Je vois. » Honor lui serra fermement la main, à peine plus longtemps que strictement nécessaire, puis la lâcha pour désigner le fauteuil devant son bureau. « Asseyez-vous, je Vous prie. Mettez-vous à l'aise. » Elle attendit que Jaruwalski ait pris place, puis elle haussa le sourcil. « Seriez-vous par hasard amateur de bière, capitaine ? — Eh bien, oui, en effet, milady. » Elle ne s'attendait manifestement pas à cette question, et la surprise parut légèrement déchirer son voile de morosité. « Bien ! s'exclama Honor. Dans ce cas, Mac, fit-elle en regardant l'intendant, voulez-vous bien nous apporter deux chopes d'Old Tilman, s'il vous plaît ? — Bien sûr, milady. » L'intendant adressa un regard poli à son invitée. « Le capitaine désire-t-elle quelque chose pour accompagner sa bière ? — Non, merci. La bière suffira amplement... monsieur MacGuiness. » Sa brève hésitation et l'usage de la formule civile faisaient écho aux réflexions qu'Honor s'était faites un peu plus tôt, mais sa confusion quant au statut de MacGuiness n'était qu'un souci secondaire à ses yeux en cet instant. Il paraissait évident, d'après la nature de ses émotions, qu'aucun officier général n'avait pris l'habitude de l'inviter à passer siroter une bière au cours de l'année écoulée. « Très bien, madame », murmura MacGuiness avant de se retirer dans un silence qu'un chat sylvestre aurait pu lui envier. Jaruwalski le suivit un instant des yeux puis se retourna résolument vers Honor. Son attitude exprimait un certain défi, et Honor dissimula une autre grimace en goûtant l'amertume du regard de son interlocutrice. « Vous vous demandez sans doute pourquoi je vous ai demandé de venir me voir, dit-elle après une courte pause. — Oui, milady, en effet, répondit Jaruwalski sur un ton monocorde. Vous êtes le premier officier général à vouloir me rencontrer depuis que la commission Seaford a rendu ses conclusions. » Elle sourit et secoua la tête avec amertume. « En fait, vous êtes le premier officier supérieur qui n'ait pas l'air de prendre toutes les peines du monde pour éviter de me voir, excusez ma franchise. — Je ne suis pas étonnée de l'entendre, fit calmement Honor. Vu les circonstances, je serais sans doute plutôt ébahie qu'il en ait été autrement. » Les narines de Jaruwalski s'évasèrent, et Honor décela aussitôt chez elle un hérissement intérieur. Mais elle n'en laissa rien paraître tout en poursuivant sur le même ton : « On est toujours tenté de tirer sur le messager quand les nouvelles sont mauvaises, même parmi ceux qui devraient en être bien conscients. Et qui le sont, en réalité. » Jaruwalski se retint – difficilement – d'ouvrir de grands yeux, mais Honor perçut une soudaine attention immobile au cœur du capitaine. Elle avait répondu à sa convocation de mauvaise grâce et s'était présentée à son bureau méfiante, sur la défensive, en essayant fièrement de dissimuler ses blessures intimes. Elle s'attendait manifestement à ce que l'amiral les rouvre violemment, mais son attitude l'avait détrompée. Désormais, elle ne savait plus ce qu'Honor voulait réellement, ce qui lui laissait un sentiment d'incertitude et de vulnérabilité. Elle avait beaucoup souffert du mépris avec lequel on l'avait traitée, mais, au moins, elle comprenait ce qu'elle affrontait. Et elle n'osait pas se permettre d'espérer que cet entretien aboutisse à autre chose. Pas encore, en tout cas, songea Honor, qui détourna les yeux comme MacGuiness reparaissait avec deux chopes froides d'une bière sombre et ambrée. Il avait aussi pris le temps de composer un petit plateau de fromage et de crudités, et elle secoua la tête dans un sourire tandis qu'il déposait son fardeau sur le coin de son bureau et produisait une serviette immaculée pour chacune d'elles. « Vous avez beaucoup trop tendance à vouloir nous gâter, Mac, lui dit-elle sévèrement. — Je ne dirais pas ça, milady, répondit-il calmement. — Pas devant un invité, en tout cas », railla-t-elle. Il secoua la tête à son tour puis se retira de nouveau, et Honor reporta son attention vers Jaruwalski. Le capitaine avait souri malgré elle à leur échange. Elle effaça son sourire sans toutefois retrouver la même circonspection, et Honor désigna la chope la plus proche d'elle. « Servez-vous, capitaine », fit-elle en prenant une longue gorgée de sa propre bière. Elle se retint non sans mal de soupirer tandis que le breuvage riche et frais descendait dans sa gorge. De toutes les choses qui lui avaient manqué sur l'Enfer, elle se disait souvent que l'Old Tilman remportait la palme. La garnison SS importait de la bière havrienne (qui aurait dans l'ensemble pu retourner directement dans la vessie d'un chat sans que le monde s'en portât plus mal, selon elle) et certains membres du personnel et prisonniers avaient essayé d'en brasser, mais aucun n'était parvenu à un résultat satisfaisant. D'ailleurs, Honor en était venue à soupçonner qu'une mutation subtile du houblon ou de l'orge cultivés sur Sphinx était responsable du caractère unique et hors du commun des produits de la brasserie Tilman. Jaruwalski parut entendre le soupir qu'Honor ne s'autorisait pas, et ses lèvres frémirent. Puis elle se carra de nouveau dans son fauteuil et but à son tour une lente gorgée en amateur. Honor prit garde de ne pas montrer sa satisfaction à voir le capitaine se détendre. Il était inhabituel qu'un officier général offre une bière à un subordonné, ou toute autre boisson, même faiblement alcoolisée, pendant le « service ». D'un autre côté, les circonstances de cette entrevue n'avaient rien d'habituel, et Jaruwalski avait manifestement subi plus que sa part d'entretiens excessivement formalistes depuis la deuxième bataille de Seaford. Honor accorda encore quelques instants à son invitée, puis se pencha en avant et posa sa bière. « Comme je le disais, je suis sûre que vous vous êtes demandé pourquoi je souhaitais vous voir », fit-elle doucement. Jaruwalski se raidit à nouveau légèrement mais resta muette. Elle se contenta de soutenir le regard d'Honor et d'attendre. « Vous aviez sans doute quelques idées – guère réjouissantes, j'imagine – quant à la raison pour laquelle quelqu'un de l'Amirauté pourrait désirer vous rencontrer, mais vous ne voyiez pas du tout pourquoi, moi, je vous aurais demandé de passer à mon bureau. À moins, bien sûr, que je n'aie l'intention de me servir de vous comme d'un contre-exemple pour les candidats au "broyeur", puisqu'il a dû vous apparaître que vous n'aviez plus d'espoir de promotion après Seaford. » Elle s'exprimait sur le ton de la conversation, presque banal, et cela blessa encore plus Jaruwalski car il y manquait le vitriol qu'elle avait dû entendre dans tant d'autres voix. « Je me suis effectivement posé la question, milady, fit-elle au bout d'un moment, en s'efforçant de ne pas montrer sa souffrance et son amertume. Je doutais assez que vous me proposiez de tenter ma chance au broyeur, ajouta-t-elle dans une vaillante tentative pour faire de l'humour. — Non, en effet. Mais je pourrais bien vous offrir quelque chose que vous trouverez tout aussi intéressant. — Ah bon ? » La surprise avait poussé Jaruwalski à commettre le péché capital d'interrompre un amiral, et son visage sombre se rembrunit un peu plus lorsqu'elle s'en rendit compte. « Je pourrais, répéta Honor en faisant basculer le dossier de son fauteuil. Avant que nous allions plus loin, capitaine, je devrais peut-être vous dire que j'ai autrefois servi sous les ordres d'Elvis Santino. » Elle s'interrompit. Cette fois, elle attendait manifestement une réaction, et Jaruwalski inclina la tête de côté, les yeux étrécis. « Ah oui, milady ? Je l'ignorais. » — Et vous ignorez où je veux en venir au juste. Mais vous allez comprendre, capitaine. — Oui. En fait, je l'ai rencontré lors de mon premier vol en tant qu'aspirant. Nous avons été envoyés en Silésie sur l'Amazone; il était officier tactique adjoint. » Jaruwalski grimaça légèrement à cette annonce, et Honor sourit sans le moindre humour. « Vous commencez peut-être à comprendre pourquoi j'ai été moins étonnée que beaucoup de gens d'apprendre ce qui était arrivé à Seaford, dit-elle sur un ton très sec. — J'imagine qu'il n'était pas franchement... excellent dans ce rôle, milady ? » La voix de soprano du capitaine était aussi sèche que celle d'Honor, pour tenter de cacher la haine qui avait enflé en elle à la mention du nom de Santino, pourtant elle se teintait aussi d'un semblant d'humour. « On peut l'exprimer ainsi, fit Honor. Ou alors dire qu'en tant qu'officier tactique il lui fallait quatre repères d'astrogation, un hyperloch, un radar d'approche et un contrôleur aérien soutenu par tous ses ordinateurs rien que pour trouver son cul des deux mains. Les jours fastes. » Cette fois, Jaruwalski fut incapable de masquer sa surprise. Elle écarquilla les yeux face à la condamnation acerbe que prononçait Honor et se tint parfaitement immobile. « J'ai lu le rapport de la commission concernant Seaford, reprit Honor au bout d'un moment, d'une voix normale. Connaissant Santino, je pense mieux discerner que la plupart ce qui s'est passé – ou non, très probablement – dans sa tête. Je n'ai jamais compris comment il avait réussi à passer l'épreuve du broyeur, ni comment il avait pu atteindre de tels sommets dans la hiérarchie avec un dossier aussi calamiteux, même avec ses appuis familiaux. Mais je n'ai pas été le moins du monde surprise qu'il panique manifestement quand la situation est devenue critique. — Excusez-moi, milady, j'avais plutôt l'impression que bon nombre d'officiers supérieurs pensaient qu'il aurait dû paniquer... et qu'il ne l'avait pas fait. Du moins, je pensais que le consensus s'établissait sur le fait qu'il aurait dû se montrer suffisamment prudent pour ne pas affronter l'ennemi bille en tête alors que celui-ci alignait des effectifs largement supérieurs. — Il y a panique et panique, capitaine. La peur du handicap auquel on fait face, de l'ennemi, de la mort même, c'est une chose. Nous la ressentons tous, ou nous serions des imbéciles. Mais nous apprenons à ne pas la laisser nous dicter nos réactions. Nous ne pouvons pas y céder, si nous voulons faire notre travail. » Mais il existe une autre forme de peur : la peur de l'échec, d'assumer ses responsabilités, de subir des reproches pour un désastre x ou y. Ce n'est pas l'angoisse de mourir mais la crainte de survivre à un événement tel que Seaford tandis que tout le monde se gausse dans votre dos en constatant que vous avez été assez bête pour vous laisser placer dans une situation désastreuse. Et le fait qu'Elvis Santino était bel et bien un imbécile ne faisait qu'aggraver cette peur dans son cas. » Elle s'interrompit et inclina la tête pour observer Jaruwalski de son bon œil. Le capitaine soutint son regard sans ciller, mais elle était clairement mal à l'aise. Elle souscrivait complètement à l'analyse qu'Honor faisait du personnage de Santino, toutefois elle n'était que capitaine de frégate... et sa carrière venait en prime de s'arrêter brutalement. Un capitaine de frégate n'avait pas à critiquer un amiral, quel qu'il soit, et, dans sa situation, tout ce qu'elle dirait paraîtrait forcément partisan. « Trois points ont plus particulièrement retenu mon attention dans le rapport de la commission, tous plus ou moins directement en lien avec vous, capitaine, reprit Honor après quelques secondes. D'abord, le fait qu'un officier général sur le point d'affronter l'ennemi en une bataille très déséquilibrée s'était privé d'un officier tactique expérimenté qui se trouvait de toute évidence en poste sur place depuis assez longtemps pour appréhender bien mieux que lui les conditions locales. Ensuite, ayant agi de la sorte, il a pris la peine de faire quitter son vaisseau amiral à cet officier tactique et de dicter un message expliquant qu'il l'avait relevé pour "manque d'esprit combatif", "manque de préparation" et "manquement à l'exécution de son devoir". Enfin... enfin, capitaine, vous ne vous êtes jamais défendue contre ces accusations. Souhaitez-vous commenter l'un ou l'autre de ces points ? — Madame... milady, je ne peux pas les commenter. » La voix éprouvée, Andréa Jaruwalski déglutit. « L'amiral Santino est mort, de même que tous les membres de son état-major et tout autre susceptible d'avoir entendu ou vu ce qui s'est réellement passé. Il serait... Je veux dire, comment pourrais-je demander à quiconque de croire que... » Sa voix se brisa, et elle agita les deux mains en un geste d'impuissance. L'espace d'un instant, le masque tomba, et toute la vulnérabilité et la souffrance qu'elle cherchait à dissimuler regardèrent Honor droit dans les yeux. Puis elle prit une profonde inspiration, et le masque reprit sa place. « Il fut un temps, capitaine, dit Honor sur le ton de la conversation, où moi aussi je pensais que personne ne me croirait si je contestais la version des événements que donnait un supérieur. Il était de naissance noble, riche, il avait des amis et des soutiens puissants, et je n'étais que la fille d'un franc-tenancier de Sphinx, sans soutiens, richesse familiale ni pouvoir pour m'appuyer. Alors je n'ai rien rapporté de ses actes... et ça a bien failli me coûter ma carrière. Pas juste une fois mais plusieurs, jusqu'à ce que nous nous retrouvions enfin sur le champ de duel d'Arrivée. » Jaruwalski resta bouche bée en comprenant à qui Honor faisait allusion, mais celle-ci poursuivit sur le même ton badin. « Avec le recul, je me rends compte que tous ceux qui le connaissaient auraient su où était la vérité en l'entendant, si seulement j'avais eu suffisamment confiance pour la leur dire. Ou peut-être avais-je seulement besoin de confiance en moi, en l'idée que la Flotte m'accordait la même valeur qu'à ce parasite arrogant, inutile et fin de race qui se trouvait être fils de comte. Et, pour être honnête, mon silence s'expliquait aussi par un certain sentiment de culpabilité. L'idée que je devais avoir contribué d'une façon ou d'une autre à ce qui s'était passé, que c'était au moins en partie ma faute. » Elle s'arrêta et eut un sourire ironique. « Est-ce que ça vous rappelle quelque chose, capitaine ? demanda-t-elle doucement après quelques instants. — Je... » Jaruwalski la regardait fixement, et Honor soupira. « Très bien, capitaine. Laissez-moi vous raconter ce que moi je pense qu'il s'est passé sur le pont d'état-major de l'Hadrien quand Lester Tourville a franchi l'hyperlimite. Je crois qu'Elvis Santino n'avait pas jugé utile de revoir les plans tactiques qu'il avait hérités de l'amiral Hennessy. Je crois qu'il a été pris complètement au dépourvu et que, parce qu'il ne s'était pas donné le mal de consulter les plans d'urgence de Hennessy – et les vôtres –, il n'avait aucune idée de ce qu'il devait faire. Je crois qu'il a paniqué parce qu'il savait que l'Amirauté s'en rendrait compte en lisant son rapport après l'action. Et je crois que vous vous êtes affrontés concernant la réaction appropriée. Que vous avez contesté ses intentions et qu'il a passé sa colère et sa peur sur vous en vous relevant de vos fonctions... et en prenant le temps juste avant le combat d'envoyer un message des plus vagues, ne comportant que des allégations si générales que vous ne pourriez pas les réfuter efficacement, ce qui mettrait un terme à votre carrière, il le savait. Et qui, bien sûr, ferait de vous par le plus grand des hasards le bouc émissaire pour tout ce qui tournerait mal après votre départ, puisque ce serait manifestement votre manque de préparation et non le sien qui aurait créé la situation. S'agit-il d'un résumé à peu près correct, capitaine ? » Le silence planait sur le bureau, dur et amer, tandis que Jaruwalski regardait Honor droit dans les yeux. Puis les épaules du capitaine s'affaissèrent. « Oui, madame, dit-elle dans un souffle, si bas qu'Honor eut du mal à l'entendre. C'est... à peu près ce qui s'est passé. » Honor se radossa, l'air calme et pensive, sans plus, tandis que ses deux amis et elle sollicitaient leurs sens empathiques pour analyser cette réponse. Il serait aisé à une personne réellement coupable de ce dont Santino l'accusait de mentir en lui donnant raison, mais il n'y avait pas trace de duplicité chez Andréa Jaruwalski. Une douleur et un chagrin immenses, une profonde amertume que personne avant Honor n'ait pris la peine de parvenir aux mêmes conclusions, mais pas l'ombre d'un mensonge, et Honor eut un soupir de soulagement et de satisfaction. « C'est bien ce que je pensais, dit-elle presque aussi bas que le capitaine. J'ai consulté vos résultats au cours de formation des officiers tactiques, et ils ne me semblaient pas coller avec un manque d'esprit combatif. Pas plus que le chapelet d'excellentes évaluations qui figurent dans votre dossier personnel. Mais il fallait bien faire porter le chapeau à quelqu'un pour Seaford, et Santino n'était pas disponible. Sans compter que même ceux qui le connaissaient devaient se demander si, pour une fois, il n'avait pas une bonne raison : même lui ne se serait pas privé de l'officier dont il avait le plus besoin si celui-ci ne s'était pas planté dans les grandes largeurs, quand même ? Mais vous le saviez, n'est-ce pas ? Elle s'interrompit, et Jaruwalski hocha la tête d'un mouvement heurté. « Évidemment, murmura Honor. Et vous ne vous êtes pas défendue en racontant à la commission ce qui s'était réellement passé parce que vous pensiez qu'on ne vous croirait pas. Qu'on imaginerait que vous cherchiez un moyen – n'importe lequel – de minimiser les graves accusations que Santino avait portées contre vous. — En effet, je pensais qu'on ne me croirait pas, répondit son interlocutrice, blême et la voix blanche. Et même si quelqu'un avait bien voulu me croire, comme vous dites, il était mort. Ça aurait été ma parole seule contre celle d'un officier tellement écœuré par ma lâcheté qu'il avait pris le temps de la signaler, ainsi que mon incompétence, dans son rapport officiel alors qu'il s'apprêtait à affronter un handicap insurmontable. » Elle haussa les épaules en signe d'impuissance, et Honor acquiesça. « C'est bien ce que je me disais. J'imagine sans peine la mine de Santino en train de dicter ce message, et j'en connais un peu trop long sur son propre "manque d'esprit combatif". Et sa paresse. Et sa propension à chercher des boucs émissaires. » À son tour, elle haussa les épaules, mais en y mettant une nuance tout autre, et le silence s'étira entre elles. Il se propageait depuis le bureau d'Honor en vagues de calme, les submergeant toutes les deux, et elle sentit le soulagement de Jaruwalski, pire ou presque que la douleur, à comprendre qu'il y avait vraiment une personne au monde pour croire ce qui s'était réellement produit. Jaruwalski saisit sa chope et but une longue gorgée puis inspira profondément. Son visage n'était plus fermé et, en se détendant, il fit tomber le masque. Il était désormais lugubre, affaissé sous le poids de la lassitude douloureuse qu'elle cachait depuis si longtemps, et elle observait Honor, l'œil attentif. « Milady, je ne saurais exprimer à quel point ce que vous venez de dire m'est un soulagement. Il est sans doute trop tard pour que cela fasse une différence concernant ma carrière, mais le simple fait de savoir que quelqu'un comprend ce qui s'est passé... » Elle secoua la tête. « Vous n'imaginez pas l'importance que cela revêt pour moi. Je vous suis très reconnaissante, mais je ne m'en demande pas moins pourquoi vous avez pris la peine de me le dire. — Parce que j'ai une question à vous poser, capitaine, fit Honor. Une question capitale, en fait. — Bien, madame. » Les émotions du capitaine se teintaient d'une crainte renouvelée : la peur que ce qu'Honor voulait savoir puisse remettre en cause son attitude compréhensive. Mais, bien qu'elle attendît avec anxiété le verdict, sa voix ne tremblait pas, et elle soutint le regard d'Honor sans ciller. « Quel conseil avez-vous donné à l'amiral Santino ? s'enquit doucement Honor. — Je lui ai conseillé de se retirer sur-le-champ, milady », répondit Jaruwalski sans hésiter une seconde. Elle connaissait la réputation d'Honor, et celle-ci ressentit sa peur comme si elle était sienne – la peur que la seule personne qui avait deviné ce qui s'était passé décide que, peut-être, les allégations de Santino étaient fondées. Que Jaruwalski avait bel et bien cédé à la panique. Qu'Honor considère manifestement Santino comme un incompétent fini ne signifiait pas forcément que celle que les journaux surnommaient la Salamandre n'aurait pas envisagé une forme sensée d'action offensive plutôt que d'abandonner sa zone de commandement sans combattre. Mais Honor avait posé une question, et Andréa Jaruwalski y avait répondu franchement, malgré la crainte que son honnêteté lui coûte la seule oreille compatissante qu'elle avait trouvée en un an T d'humiliation. « Bien », fit tout bas Honor, en adressant un sourire complice au capitaine, qui frémit. Elle ignorait si elle se serait satisfaite de la réponse de Jaruwalski sans son lien avec Nimitz et sa capacité à ressentir directement les émotions et la franchise de son interlocutrice. Elle se plaisait à croire que oui, mais, étant foncièrement honnête, elle se demandait si elle aurait bel et bien été capable d'envisager sa réponse avec suffisamment de recul. Toutefois, cela importait peu à cet instant. « Je suis heureuse de vous l'entendre dire, reprit-elle au bout d'un moment. Heureuse parce qu'il s'agissait de la bonne décision, vu la valeur – ou plutôt le peu de valeur – des infrastructures de Seaford Neuf et le tonnage auquel vous faisiez face. Et heureuse parce que vous n'avez pas tergiversé avant de me répondre. Je me doutais bien quel genre de personne pouvait donner à Elvis Santino le sentiment d'être si petit qu'il surmonterait sa propre terreur assez longtemps pour s'assurer que sa carrière était terminée. J'ai eu l'occasion d'en juger par moi-même et je suis contente de l'avoir fait. — Vraiment, milady ? » Jaruwalski paraissait ébahie, comme si elle n'arrivait pas, même maintenant, à en croire ses oreilles, et Honor acquiesça. — On attend un certain degré de courage physique chez un officier de Sa Majesté, Andréa, dit-elle. Et, en général, on le trouve. Il n'est sans doute pas flatteur pour l'intelligence humaine de constater que nos officiers se préoccupent plus de se montrer à la hauteur de la tradition de Saganami, du moins aux yeux de leurs pairs, que de mourir, mais c'est une faiblesse fort utile quand il s'agit de gagner des guerres. » Mais ce à quoi nous devrions accorder bien plus de valeur, c'est le courage moral d'endosser toutes les responsabilités d'un officier. De voir au-delà de la "tradition de Saganami" et se rendre compte à un moment que leur véritable responsabilité exige de prendre une décision qui pourrait être fatale à leur carrière. Ou pire encore, leur valoir le mépris de ceux dont l'opinion compte à leurs yeux mais qui n'étaient pas là, qui n'ont pas vu les choix auxquels ils étaient confrontés. J'ai ordonné à l'un de mes amis les plus proches de rendre les armes face aux Havriens. Il était parfaitement prêt à aller au combat, comme je l'aurais sans doute été à sa place. Mais ma responsabilité personnelle consistait à veiller à ce que la vie de ses hommes ne soit pas sacrifiée en une bataille que nous ne pouvions pas gagner. » Ce fut difficile. L'une des choses les plus ardues que j'aie jamais faites, et ça m'a presque valu la corde. Mais même en connaissant le sort que l'ennemi me réservait personnellement, ma responsabilité, dans la même situation, consisterait à donner le même ordre à nouveau. » Elle regarda Andréa Jaruwalski droit dans les yeux, et son propre regard s'adoucit de ce qu'elle y perçut. « Je crois que vous avez conseillé à l'amiral Santino de se retirer, et que vous l'avez fait pour les bonnes raisons. Non par crainte, mais par simple bon sens. Et ça n'a pas été plus facile pour vous que pour moi d'ordonner à Alistair McKeon de se rendre, parce que cela va bel et bien à l'encontre de la tradition. Mais vient un temps où il faut voir plus loin que l'aspect formel d'une tradition et examiner la raison pour laquelle elle est née. Or jeter aux orties une force d'intervention et toutes les vies qui la composent en un geste de défi futile n'est pas ce qu'Édouard Saganami a fait ni ce qu'il aurait attendu de ses successeurs. S'il existe la moindre chance de victoire ou si d'autres considérations prioritaires telles que l'honneur du Royaume stellaire ou le risque de perdre la confiance d'un allié le rendent nécessaires, c'est autre chose. Mais emmener une force aussi largement dominée à la rencontre d'une puissance de feu pareille pour défendre un système qui ne nous était d'aucune utilité... » Elle secoua fermement la tête. — Vous l'avez compris et vous avez conseillé à votre amiral de le comprendre lui aussi. Il y a échoué parce qu'il lui manquait le courage moral dont vous avez fait preuve en exposant votre avis, et son échec l'a tué ainsi que tous les hommes et femmes à bord de son vaisseau amiral, et la plupart de ceux qui occupaient les autres bâtiments sous son commandement. Quand il s’agit de choisir entre deux personnes qui adoptent ces deux comportements, je sais laquelle je préfère voir au service de Sa Majesté. C'est pour cela que je vous ai demandé de venir me voir. » Jaruwalski fronça les sourcils d'un air interrogateur, et Honor sourit. — Je suis à la tête du cours de perfectionnement tactique depuis moins de deux semaines, fit-elle. J'ai trois adjoints très compétents, plus ma propre expérience du broyeur, et, malgré la charge supplémentaire que l'amiral Caparelli a jugé bon de m'attribuer en tant que conférencière sur le cours de tactique toi, j'ai déjà repéré plusieurs changements à opérer. Des points où je veux légèrement modifier le programme ou en infléchir l'angle d'attaque. Et je souhaite que vous m'y aidiez. — Moi, milady ? » Jaruwalski était manifestement persuadée qu'elle avait dû mal comprendre, et Honor se mit à rire. « Oui, vous. J'ai besoin d'un assistant, Andréa. Une personne au jugement sûr, qui comprendra ce que je m'efforce de faire et qui veillera à ce que l'effort s'organise efficacement. Quelqu'un qui puisse me représenter dans les simulateurs et en cours quand je ne pourrai pas assurer les séances moi-même. Et quelqu'un, si je puis me permettre, qui soit susceptible de servir d'exemple vivant de ce qu'il faut faire... malgré le prix à payer par la suite. Le visage sombre de Jaruwalski avait pâli, et elle cligna plusieurs fois des yeux, la lèvre inférieure légèrement tremblante. « Et puis, poursuivit Honor sur un ton volontairement plus léger, j'ai au moins une raison beaucoup moins louable de vous offrir ce poste. — Ah oui... madame ? » Le capitaine de frégate s'exprimait d'une voix rauque et elle hésita un peu, mais Honor fit comme si de rien n'était. « Bien sûr ! dit-elle avec un sourire digne d'un chat sylvestre lâché sur un carré de céleri. Imaginez : ça me donne l'occasion de faire bisquer ce crétin de Santino jusque dans la tombe en "réhabilitant" l'officier dont il a tenté de miner la carrière par dépit. Bon sang, capitaine ! Comment pourrais-je laisser passer une chance pareille ? » CHAPITRE DOUZE « Comment se sont-ils présentés ? demanda Samuel Mueller à son intendant. — Ils se prétendent inspecteurs à la recherche de sites pour de nouveaux dômes agricoles, milord », répondit Crawford Buckeridge. L'intendant travaillait pour Mueller depuis plus de trente ans, et le seigneur ne manqua pas de remarquer le verbe qu'il avait choisi. Il n'en laissa toutefois rien paraître. Il se demandait souvent ce que Buckeridge pensait de ses propres activités de l'ombre. Les Buckeridge étaient au service des Mueller depuis des générations, de sorte que, quoi qu'en pense son intendant, Mueller ne craignait pas qu'il en parle à quiconque. Mais Buckeridge, en homme très religieux, avait été très secoué par le meurtre du révérend Julius Hanks et la preuve que William Fitzclarence était derrière sa mort ainsi que celle de dizaines d'écoliers ici même, sur le domaine Mueller. Bien que l'intendant désapprouvât les réformes de Benjamin aussi vigoureusement que Mueller pouvait le souhaiter, il avait été horrifié qu'un seigneur pût s'abaisser à de tels agissements – tant mieux, dès lors, qu'il ne se soit jamais rendu compte que Mueller était le partenaire silencieux de Fitzclarence. Mais pas pour cette tentative de meurtre insensée, se répéta Mueller. je ne comprends toujours pas quelle mouche l'a piqué. Le frère Marchant y avait sûrement beaucoup à voir, mais même Marchant aurait-il été stupide au point de tuer délibérément le révérend Hanks? Il secoua la tête, écartant un sentiment familier d'incompréhension. Cela n'importait plus vraiment. Marchant et Fitzclarence étaient tous deux morts, et personne n'avait fait le lien avec lui. Et puis il avait été fou de s'impliquer dans des manœuvres si grossières, et il n'était pas mécontent de se voir débarrassé d'alliés aussi incompétents. Non qu'il ait eu des objections morales à leur opposer — en réalité, l'un de ses rêves les plus chers mettait Honor Harrington et Benjamin Mayhew dans le même aérodyne explosant en plein air — mais tuer l'une ou l'autre à ce stade serait sans doute contre-productif. Surtout depuis qu'Harrington était revenue d'entre les Morts et avait ajouté cet exploit à son hagiographie graysonienne. Trop de gens étaient aujourd'hui prêts à continuer s'il leur arrivait quoi que ce soit, et la seule façon d'y faire face consistait à bâtir une contre-organisation officiellement vouée à ralentir le processus des « réformes »... bien qu'exclusivement par des voies légales et constitutionnelles, naturellement. Puisque Mayhew avait réussi à institutionnaliser ses réformes, leur démantèlement exigerait lui aussi un cadre institutionnel, et c'était ce que Mueller s'était attaché à mettre en place. En même temps, il avait conservé certains de ses anciens contacts clandestins. La plupart n'étaient que des sources d'information, désormais, mais il avait encore quelques relations plus orientées vers l'action. Il devait se montrer particulièrement prudent les concernant, mais il était seigneur, malgré tout. Et chef de file de ce qui s'était imposé comme l'équivalent d'une opposition loyale, en prime, ce qui signifiait que Mayhew lui-même devait agir envers lui avec circonspection, de peur de paraître vouloir salir un homme sous le seul prétexte qu'il n'était pas d'accord avec lui. Mueller renifla à cette idée. Onze ans plus tôt, personne sur la planète n'avait la moindre expérience d'un système de gouvernement fondé sur la division des pouvoirs. Fort de cette expérience, on aurait peut-être su tenir le Protecteur en échec et empêcher l'avènement de cette satanée « restauration Mayhew ». Mais ce n'avait pas été le cas et, quand Mayhew avait réaffirmé la Constitution écrite pendant la crise masadienne, il avait su ressusciter un système autocratique que les Clefs, individuellement et collectivement, n'avaient pas la force de briser. Ne pouvant le briser, ils avaient dû apprendre à travailler dans ce cadre, et cela prenait du temps. Quels que soient ses défauts, Mayhew était féru d'histoire et homme politique très avisé. Il avait profité de manière éhontée de la paralysie temporaire des Clefs pour renverser leur autocratie et assurer un ascendant presque total au Sabre pendant qu'ils tergiversaient et tentaient de se rappeler les anciennes procédures. Mais ils avaient fini par apprendre, et le degré d'autonomie dont ils jouissaient au sein de leur domaine les y avait aidés. Au moins, ils possédaient encore de solides bases de soutien locales, outre le contrôle des organes de gouvernement et des forces de l'ordre sur leur domaine. Mueller, en particulier, s'était révélé un maître des tactiques parlementaires. Ses alliés et lui ne pouvaient que grignoter le pouvoir du Protecteur, pour l'instant, mais il était patient. L'attention de Benjamin IX se tournait de plus en plus complètement vers le déroulement de la guerre. Nul n'avait assez de temps ni d'énergie pour s'y consacrer efficacement tout en gardant un œil attentif sur tous les aspects de la politique intérieure, et Mueller avait convaincu les autres meneurs de l'opposition de travailler discrètement et prudemment dans l'ombre, où Benjamin ne pouvait plus les surveiller. Ce n'était ni glorieux ni spectaculaire mais, en son temps, cela se révélerait bien mieux encore : efficace. Toutefois, sa position de chef de file déclaré de ceux qui s'opposaient – respectueusement, bien sûr – aux réformes Mayhew le mettait dans une position assez exposée. Tous les cinglés qui avaient un espoir d'œuvrer dans les limites du système, et pas mal qui concevaient tout à fait d'oeuvrer en dehors, voyaient en lui un point de ralliement logique. Les personnalités les plus étranges paraissaient jaillir de terre pour lui apporter leurs plans et suggestions, et, en réfléchissant à la réaction de son intendant face à ces deux visiteurs, il se demandait de quel genre ceux-là se montreraient. D'un autre côté, on ne sait jamais quand les outils les plus inattendus seront précisément ceux dont on a besoin, n'est-ce pas ? «  Faites-les patienter dans mon bureau, le bureau officiel. Et dites à quelqu'un de garder un œil sur eux. Hmm... disons Hughes. — Bien, milord », répondit Buckeridge avant de se retourner pour une sortie majestueuse. Mueller sourit à son dos. Buckeridge n'appréciait guère le sergent Steve Hughes. Non que l'homme d'armes ait jamais mal agi, mais parce que, contrairement à l'intendant, il était le premier de sa famille sur le domaine. Mais cela ne posait pas de problème à Mueller. Pour certaines tâches sensibles, il se fiait à des hommes dont Buckeridge aurait approuvé le choix car leur famille servait la sienne depuis des décennies ou des siècles. Il pouvait compter sur ces hommes pour rester bouche cousue et garder leurs opinions pour eux, à supposer qu'ils réfléchissent à ses instructions sans se contenter d'y obéir. Mais Hughes appartenait à une nouvelle génération. Grand et dégingandé, surtout pour un Graysonien, il était bien plus à l'aise que ses collègues plus traditionalistes face aux nouvelles technologies qui submergeaient Grayson. Il était particulièrement doué avec les logiciels informatiques et s'était montré très utile à la garde seigneuriale Mueller (et à Samuel Mueller personnellement) dans ce domaine. Plus important, c'était un conservateur virulent, un enragé de la religion à la piété personnelle oppressive – une rareté, même sur cette planète théocratique. Ces traits de caractère juraient avec sa fascination pour les nouvelles technologies qui se déversaient sur son monde natal, fournies par les étrangers qu'il haïssait, mais cela ne gênait pas Hughes. Et ils en faisaient une ressource particulièrement précieuse pour Mueller. Il était bon d'avoir quelqu'un de fiable, intelligent (deux qualités qui n'allaient pas toujours de pair parmi ses serviteurs plus traditionnels, hélas) et familier des nouvelles technologies. Le sergent Hughes ne servait dans la garde seigneuriale que depuis cinq ans environ, et Mueller avait été très prudent vis-à-vis de lui au début. À mesure que l'homme faisait la preuve de sa fiabilité et de son penchant conservateur, néanmoins, on avait fait appel à lui pour des tâches de plus en plus sensibles. Rien de sérieusement illégal, bien sûr. Mueller ne trempait plus beaucoup dans ce genre d'activités, et il savait précisément sur lesquels de ses hommes d'armes se reposer aux rares occasions où de légères « irrégularités » devaient être commises. Mais Hughes avait amplement prouvé qu'il était digne de confiance, et Mueller en était venu à s'en remettre à lui dans les affaires qui n'étaient que « louches ». Il rit à nouveau à cette idée, puis repoussa son siège. Le bureau depuis lequel il dirigeait dans les faits son domaine était beaucoup moins imposant que la pièce officielle où Buckeridge venait de faire entrer ses visiteurs. Il était aussi beaucoup plus confortable et fonctionnel... et il n'avait pas l'intention de laisser des gens qu'il ne connaissait pas et en qui il n'avait pas une totale confiance s'en approcher. Il glissa quelques puces et plusieurs pages de notes manuscrites à l'ancienne dans un tiroir sécurisé du bureau, le ferma et fit tourner les chiffres du compteur de coffre-fort, antique mais toujours aussi efficace. Puis il enfila sa veste, redressa sa cravate et descendit lentement le couloir pour rejoindre ses visiteurs. Les deux hommes patientaient assis dans les fauteuils que leur avait offerts Buckeridge, et Mueller sourit en remarquant les tasses à café sur la table basse entre eux. Elles venaient du service usuel plutôt que de l'un des beaux services en porcelaine. Manifestement, Buckeridge jugeait ces hommes d'une utilité potentielle suffisante pour mériter les rites de l'hospitalité mais, tout aussi clairement, il n'approuvait pas ce qu'il considérait comme une façon sournoise et sans doute malhonnête d'approcher son seigneur. Pauvre Grawford. S'il savait! songea Mueller sans rien en laisser paraître sur son visage tandis qu'il entrait énergiquement dans la pièce. Le sergent Hughes se tenait juste devant la porte, imposant en uniforme rouge et or, et Mueller lui adressa un signe de tête en passant. Les étrangers l'entendirent entrer et se levèrent aussitôt pour se tourner vers lui d'un air poli. « Bonjour, messieurs. » L'air insouciant, comme l'homme confiant, occupé, honnête qu'il était. « Je suis Lord Mueller. Que puis-je pour vous en cette belle journée ? » Les étrangers s'entre-regardèrent, comme interloqués par tant de joie et d'enthousiasme, et il dissimula un sourire félin. Ce n'était pas strictement nécessaire dans ce cas, bien sûr, mais il aimait beaucoup jouer avec l'esprit de ses interlocuteurs. « Bonjour, milord, répondit enfin le plus vieux des deux. Je m'appelle Anthony Baird, et voici mon ami Brian Kennedy. Nous représentons un cartel d'investissement qui s'intéresse à l'extension des territoires agricoles, et nous aimerions en discuter un moment avec vous. » Il porta un regard éloquent vers Hughes tout en parlant, et Mueller laissa un fantôme de son sourire transparaître en secouant poliment la tête. « C'était suffisant pour passer le barrage de mon intendant, monsieur Baird, fit-il gaiement, mais je doute fort que vous et monsieur... Kennedy, c'est ça ? vous intéressiez le moins du monde aux terres agricoles. Auquel cas nous devrions sans doute en venir à la véritable raison de votre présence ici, vous ne croyez pas ? » Les deux visiteurs furent bel et bien interloqués cette fois, et ils se regardèrent beaucoup plus franchement qu'auparavant. Puis, comme un seul homme, ils reportèrent leur attention vers Hughes. « Le sergent est l'un de mes hommes d'armes personnels, messieurs », intervint Mueller d'une voix plus froide, et Baird et Kennedy – en admettant qu'il s'agissait de leurs vrais noms, ce dont il doutait – se reprirent aussitôt. Mettre en doute la loyauté d'un homme d'armes était autrefois un moyen infaillible de s'assurer une fin des plus déplaisantes... et un homme prudent préférait encore ne pas le faire en présence de l'intéressé. Après tout, un accident est si vite arrivé. — Bien sûr, milord. Bien sûr ! fit Baird. Simplement, eh bien... nous ne nous attendions pas vraiment... je veux dire... — Vous voulez dire, j'imagine, que vous vous attendiez à devoir tourner autour du pot et en venir petit à petit à ce qui vous amène réellement ici », acheva Mueller, serviable, avant de rire à la mine de Baird et de s'enfoncer dans le fauteuil confortable derrière son immense bureau. «  Pardonnez-moi, monsieur Baird. Je ne devrais pas laisser ma légèreté prendre le dessus, mais ma position parmi les Clefs mal à l'aise face aux prétendues réformes du Protecteur a fait de moi un point de ralliement logique pour d'autres... eux aussi mal à l'aise. Et depuis la restauration Mayhew, plus d'un de ceux-là ressent le besoin d'éviter d'attirer l'attention, disons, officielle du Sabre. » Baird ouvrit la bouche, mais Mueller agita la main et lui intima le silence d'un claquement de langue. « Je regrette qu'ils ressentent ce besoin, monsieur Baird, et, pour ma part, j'ai le sentiment qu'un honnête homme n'a rien à craindre du Sabre pour la seule raison qu'il n'est pas d'accord en tous points avec le Protecteur Benjamin. Dieu nous demande toujours de prendre position en faveur de ce que nous tenons pour vrai et bon, après tout. Je comprends hélas toutefois que tout le monde ne soit pas de mon avis, et je ne souhaite pas vous manquer de respect si monsieur Kennedy et vous faites partie de ceux qui préfèrent ne pas mettre mon opinion à l'épreuve sur ce point. J'ai néanmoins peu de 'temps libre et je préférerais ne pas le perdre en manœuvres d'approche prudentes. — Je vois », fit Baird. Il s'éclaircit la voix. « Eh bien, dans ce cas, milord, permettez-moi d'en venir au véritable objet de notre visite. » Il adressa un signe de tête à Kennedy, et ils se carrèrent dans leurs fauteuils respectifs. Baird reprit sa tasse et croisa les jambes en s'efforçant manifestement de donner une impression de détente. « Comme vous y avez fait allusion, milord, votre position parmi les Clefs gênées par les changements qui s'opèrent sur Grayson est bien connue. À notre façon, mes collègues et moi partageons cette gêne, et nous avons œuvré de notre mieux en faveur de la même cause. Mais, bien que nous ayons de nombreux amis et un appui financier qui pourrait vous surprendre, il nous manque la visibilité et la position qui rendraient nos efforts efficaces. Vous, d'un autre côté, disposez des deux et êtes largement respecté en tant que meneur réfléchi et intelligent. Nous souhaitons vous proposer une association avec notre organisation. — Votre organisation, répéta Mueller en faisant pivoter son fauteuil de droite à gauche et de gauche à droite. Et quelle envergure aurait donc cette "organisation" dont vous parlez, monsieur Baird ? — Considérable », répondit simplement Baird. Mueller le regarda d'un air interrogateur, et il haussa les épaules. « Je préférerais ne pas me montrer trop précis quant aux chiffres, milord. Comme vous le disiez tout à l'heure, la plupart d'entre nous n'aiment guère l'idée que le Sabre connaisse leur identité. Je ne trouve rien à redire à votre foi en la sécurité d'un honnête homme, toutefois j'ai aussi vu combien de nos anciens droits et traditions le Protecteur a piétinés ces onze dernières années. Le Sabre n'a jamais été aussi puissant, et nous redoutons qu'il ne cherche à s'adjuger plus de pouvoir encore. Si nos pires craintes devaient s'avérer, alors ceux d'entre nous qui sont moins en vue que les Clefs seraient bien avisés de se montrer prudents avant de s'opposer ouvertement aux "réformes Mayhew". — Je ne suis pas d'accord avec vos conclusions, répondit Mueller au bout d'un moment, mais, comme je le disais, je comprends vos inquiétudes et je respecte votre décision. » Il se frotta le menton. « Cela dit, toutefois, que propose votre organisation "considérable" et anonyme ? — Une association, milord, comme je l'ai dit. Une alliance, si vous voulez. Bon nombre d'entre nous ont été actifs dans les mouvements de contestation et les manifestations. Nous avons beaucoup d'amis parmi les membres les plus convaincus de ces mouvements. Ils nous apportent des informations qui pourraient être très utiles à une personne dans votre position, et ils fournissent aussi un outil visible et puissant pour transmettre vos positions au grand public. Nous pouvons également offrir un apport utile de militants pour les prochaines élections, et nous sommes assez experts, c'est moi qui vous le dis, quand il s'agit d'inciter ceux qui partagent nos idées à voter. Et puis (il s'interrompit juste un instant) nos membres sont prêts à donner de leur argent autant que de leur temps. Dans l'ensemble, nous ne sommes pas des hommes riches, milord. Peu d'entre nous sont aux rangs des privilégiés et des puissants. Mais nous sommes très nombreux, et nous donnons tous à la mesure de nos moyens pour l'œuvre de Dieu. Je me rends compte qu'on examine de plus près que jamais les sources de financement des campagnes électorales, mais je suis sûr que nous pourrions trouver un moyen... discret de contribuer à votre trésor de guerre. À hauteur, disons, de dix ou onze millions d'austins. Pour commencer. » Mueller parvint à ne pas trahir son ébahissement, mais ce fut difficile. Il s'agissait d'une somme conséquente, l'équivalent de sept à huit millions et demi de dollars manticoriens, et Baird avait l'air de dire que ce n'était qu'un début. Des rouages se mirent en branle dans l'esprit du seigneur. C'était un conspirateur trop roublard pour manquer de reconnaître l'habileté avec laquelle Baird l'avait appâté. Mais sa certitude initiale qu'il gonflait à la fois les effectifs et la puissance de son « organisation » venait d'en prendre un coup. Il faudrait bel et bien une organisation de taille considérable pour réunir autant d'argent à partir des contributions de ses membres, surtout si, comme il le laissait entendre, ils étaient issus des classes moyennes. Le plus tentant, c'était la perspective soufflée par Baird que les contributions lui soient apportées en secret. Il n'existait aucune interdiction légale concernant les dons, quelle qu'en soit la source (une telle mesure aurait été considérée comme une restriction de la liberté d'expression), mais une tradition bien ancrée voulait qu'on révèle le nom de tous les donateurs. D'ailleurs, le Sabre exigeait cette transparence pour toute élection débordant les frontières d'un unique domaine, donc pour toute course au Conclave des sujets, la chambre basse du gouvernement planétaire. Or une bonne part des problèmes de l'opposition naissante venait de là. Sa position était la plus forte parmi les Clefs, où la défense des pouvoirs et privilèges contre les empiétements du Sabre fortifiait naturellement une opposition de principe. Au Conclave des sujets, l'inverse prévalait. La chambre basse avait été réduite à l'inutilité la plus complète face au pouvoir des grands seigneurs avant la restauration Mayhew. Elle était désormais redevenue l'égale de la chambre haute, et la majorité de ses membres, même si beaucoup se montraient gênés par les réformes de Benjamin, étaient de farouches partisans Mayhew. C'est là que l'opposition avait le plus besoin de progresser sur le plan électoral... et là aussi que des contributions de sources conservatrices causeraient le plus de tort à un candidat. Mais si personne n'avait besoin de savoir d'où l'argent venait... « Voilà une proposition fort intéressante, monsieur Baird, fit Mueller au bout d'un moment. Il est hélas vrai que l'œuvre du Seigneur exige de fréquents apports de capitaux. Toute contribution serait acceptée avec la plus grande reconnaissance et, comme vous, je suis persuadé que nous pourrions trouver un moyen discret de recueillir votre généreux soutien. Mais vous avez aussi parlé, il me semble, de sources d'information et d'organisation de campagnes ? » Baird acquiesça, et Mueller se renfonça dans son fauteuil. « Dans ce cas, messieurs, allons un peu plus loin dans cette discussion. Par exemple, qu'en serait-il de... » Quelques heures plus tard, le sergent Steve Hughes de la garde seigneuriale Mueller guidait Baird et Kennedy hors du bureau de son seigneur et les reconduisait à la porte de l'immense bâtiment de pierre qu'était le manoir Mueller. Il n'avait rien dit tant qu'il était en faction dans le bureau, et il n'en disait pas plus à présent — un garçon taciturne, ce sergent Hughes —, mais la minuscule caméra dissimulée dans le premier bouton de sa veste avait enregistré les deux visiteurs et leur discussion à bâtons rompus avec Lord Mueller. Toutefois, Lord Mueller l'ignorait. Et il continuerait de l'ignorer... jusqu'au moment propice. Hélas, rien de ce qui s'était dit ce matin-là n'était tout à fait illégal. Une fois que des contributions électorales auraient effectivement changé de mains sans que la source en soit révélée, le crime serait consommé. Le mieux qu'on pût espérer des propos tenus dans le bureau de Mueller était une condamnation pour conspiration et, même images à l'appui, il serait extrêmement difficile de faire condamner par un tribunal un homme comme Mueller pour conspiration. C'était décevant, ou ça aurait dû l'être. Néanmoins, Hughes n'était pas déçu, car il décelait une ouverture. Pour la première fois à sa connaissance, une organisation extérieure plutôt qu'un cinglé isolé ou un groupuscule avait pris l'initiative de contacter Mueller. Jusqu'alors ça avait toujours été le contraire : Mueller approchait très prudemment des alliés choisis par ses soins. Il s'agissait d'une de ses plus grandes forces, car il avait tissé ses contacts et ses alliances comme une araignée sa toile, croisant les fils avec talent et circonspection, et s'assurant toujours qu'ils supporteraient le poids qu'il choisissait de faire peser sur eux. Mais s'il acceptait les propositions que lui avaient faites Baird et Kennedy, comme cela paraissait probable, il laisserait entrer dans sa toile un élément inconnu qui commencerait à générer ses propres fils, qu'il en ait l'intention ou non. L'organisation tout entière du seigneur deviendrait plus poreuse, se laisserait plus facilement infiltrer, et le nombre de témoins potentiels contre lui connaîtrait une progression géométrique. Et c'était là un aboutissement des plus souhaitables, songeait le sergent Hughes avec ferveur. Car le sergent Hughes, qui était aussi le capitaine Hughes de l'agence de sécurité planétaire, avait passé l'essentiel de ces cinq dernières années à gagner petit à petit la confiance de Mueller, et il n'avait encore que peu de résultats à faire valoir. Mais si la rencontre de ce matin aboutissait aux résultats qu'il imaginait, c'était sur le point de changer. CHAPITRE TREIZE Eh bien, il était temps... j'imagine », commenta le citoyen vice-amiral Lester Tourville. Il avait fait basculer le dossier de son fauteuil, et ses yeux brillaient tandis qu'il observait l'hologramme étoilé planant au-dessus de la table de briefing. Il l'avait déjà souvent vu pendant les étapes préliminaires de planification, mais le tout se limitait à l'époque à un plan. Il s'agissait désormais d'une véritable opération, qui n'attendait plus que la concentration adéquate de forces pour devenir réalité. « Vos réserves me rendent toujours nerveux », répondit le commissaire du peuple Évrard Honeker, et Tourville eut un petit rire. Le vice-amiral se demandait souvent à quoi SerSec pensait en lui laissant Honeker pour chien de garde politique. Il lui semblait trop optimiste d'espérer que les supérieurs SS du citoyen commissaire ne se soient pas rendu compte qu'à trop se fréquenter leur relation s'était corrompue. Depuis cette affaire déplorable autour de la décision d'exécuter Honor Harrington sur la base d'accusations que tout le monde savait fausses, la corruption de Honeker s'était sans cesse accrue pour atteindre désormais un stade dangereusement proche de la désaffection complète, et Tourville était prêt à parier que les rapports du citoyen commissaire à Oscar Saint-Just n'avaient qu'une lointaine ressemblance avec la réalité. Pendant un temps, Tourville et Honeker s'étaient tous deux efforcés d'agir comme si rien n'avait changé entre eux. Cela paraissait plus sûr, surtout qu'ils ne pouvaient jamais savoir si un autre informateur n'était pas en position de voir ou deviner ce qui se passait véritablement. Mais les choses avaient évolué depuis l'opération Icare. En effet, Tourville avait remarqué sans faire aucun commentaire, même à Honeker, qu'il semblait s'être opéré un dégel général des relations entre les commissaires du peuple et les officiers de la Douzième Force dont ils contrôlaient la fiabilité politique. Il doutait qu'il s'agît d'un phénomène universel, mais la Douzième Force avait accompli ce que personne au sein de la Flotte populaire n'avait su faire, à l'exception peut-être de Thomas Theisman à Barnett : elle avait vaincu les Manties au combat. Mieux que ça : la Douzième Force avait humilié la Flotte royale manticorienne et ses alliés. Ce faisant, elle avait manifestement ébranlé l'Alliance manticorienne tout entière — il suffisait pour s'en rendre compte d'observer l'absence totale d'action offensive de la part des alliés — tout en remontant le moral des civils havriens pour la première fois depuis le début de la guerre. Et les hommes et femmes de la Douzième Force, tant spatiaux que commissaires, savaient précisément ce qu'ils avaient accompli. Impossible de surestimer la fierté et la solidarité nées d'une pareille prouesse, surtout après tant d'années de défaites et d'humiliations. Un homme tel que Honeker, qui était un type bien depuis le début, devait fatalement y succomber. Et même cette pisse-froid d'Héloïse Pritchart, le commissaire attaché à l'amiral Giscard, n'y était pas totalement insensible. On avait forcément dû se rendre compte au QG de SerSec que ce genre de phénomène était inévitable. Pourtant ça ne semblait pas être le cas. Ou, du moins, SerSec ne réagissait pas comme il l'aurait fait plus tôt dans la guerre. Les sbires de Saint-Just avaient procédé à quelques changements, mais pas ceux auxquels Tourville s'attendait. Bah, il était plus que méfiant concernant la générosité soudaine de SerSec, qui renforçait la Douzième Force à coups d'unités de sa flotte privée, mais aucun commissaire n'avait été relevé ni renvoyé. Et d'après ce qu'en avait vu Tourville, aucun nouveau chien de garde n'avait été nommé pour surveiller commissaires ou amiraux... mesure qu'il aurait considérée comme la plus élémentaire des précautions à la place de Saint-Just. Bien sûr, qu'il n'ait pas vu signe de nouveaux chiens de garde ne prouvait rien. SerSec disposait dans les faits d'une main-d’œuvre illimitée, et Saint-Just mettait en place des réseaux domestiques d'espionnage depuis des décennies, d'abord pour la Sécurité intérieure et les Législaturistes, maintenant pour SerSec et Robert Pierre. Il pouvait sans doute se débrouiller pour en monter un sur place sans se faire repérer s'il le décidait. Mais Tourville pensait sincèrement que ce n'était pas le cas et il se demandait combien d'autres officiers comprenaient quel rééquilibrage monumental des pouvoirs entre Saint-Just et Esther McQueen cela représentait. Enfin, l'un des effets secondaires les plus triviaux et agréables de ces changements avait été un relâchement généralisé du formalisme froid et de la distance que les commissaires du peuple maintenaient jusqu'alors. Honeker avait commencé à se détendre plus tôt que les autres mais, un an plus tôt, même lui n'aurait pas plaisanté sur les risques liés à un plan opérationnel. Pas alors que son travail consistait à s'assurer que l'officier avec qui il échangeait la plaisanterie mène à bien le plan sans flancher malgré tous les risques qu'il pouvait comporter. Évidemment, Lester Tourville s'était soigneusement bâti une réputation d'officier assoiffé de sang et impatient de se jeter dans la première bataille venue, ce qui avait poussé Honeker à établir des priorités un peu différentes de celles de ses collègues. Trop souvent, il s'était retrouvé malgré lui à devoir tempérer l'enthousiasme de Tourville et, comme il l'avait compris depuis longtemps, cela conférait au vice-amiral et au capitaine de vaisseau Bogdanovitch, son chef d'état-major, un avantage prononcé quand il s'agissait de le pousser à agir à leur façon. Ce qui donnait un peu plus de poids à sa plaisanterie et signifiait sans doute que Honeker posait une vraie question. « Je suis moi-même un peu surpris de m'entendre émettre des réserves, Évrard », reconnut le citoyen amiral au bout d'un moment. Ni l'un ni l'autre n'aurait osé envisager de s'appeler par leur prénom avant Icare; désormais, cela ne leur faisait ni chaud ni froid. « Et je ne suis pas mécontent que nous arrivions réellement à organiser Scylla. Je regrette seulement que nous n'en sachions pas plus concernant l'os sur lequel Jane Kellet est tombée à Hancock. Il tira un cigare de sa poche de poitrine et joua avec sans le déballer, tout en se balançant d'avant en arrière et en décrivant de petits arcs pensifs. « Les services de renseignement de la Flotte se contredisent encore à intervalles réguliers quand il s'agit d'expliquer ce qui lui est arrivé, poursuivit-il d'une voix songeuse. Je ne peux pas leur en vouloir, vu le manque de données tactiques fermes ainsi que la confusion absolue et le traumatisme des survivants, mais il est évident, selon moi, que les Manties possèdent quelque chose dont nous ne savons rien. — Les "super-BAL" de la citoyenne ministre McQueen ? » La voix de Honeker se teintait d'une très légère ironie, mais son regard était sombre, et Tourville acquiesça. « J'ai lu le rapport du citoyen capitaine de frégate Diamato... non, il est capitaine de vaisseau, maintenant, hein ? » Tourville secoua la tête avec compassion. « Une promotion gagnée à la dure mais, bon sang, il la mérite amplement ! Je me réjouis qu'il s'en soit sorti vivant. » Le vice-amiral secoua de nouveau la tête puis prit une profonde inspiration. « En tout cas, j'ai lu son rapport, et j'aurais voulu qu'il soit en état de le rédiger avant que McQueen ne convoque la commission d'enquête. — Moi aussi. Au moins pour les données techniques qu'il contenait. » Tourville haussa le sourcil, et Honeker se mit à rire sans joie. « Je l'ai lu aussi, Lester. Et, comme vous sans doute, je m'attendais à ce qu'on ait procédé à quelques coupes franches. Il a remarquablement peu parlé de la structure de commandement de sa force d'intervention, non ? — Si, en effet. » Même à ce jour, ni lui ni Honeker n'étaient prêts à commenter ouvertement le fait que la commission Hancock avait apporté la preuve que, en dépit des autres changements, Esther McQueen n'était pas complètement maîtresse de la Flotte. La stupidité du citoyen amiral Porter était cruellement évidente à n'importe quel observateur, pourtant nul au sein de la commission ne l'avait mentionnée. Ses soutiens politiques demeuraient trop puissants, et rien n'était autorisé à ternir la réputation d'un officier connu pour sa loyauté envers l'ordre nouveau. Par conséquent, malgré tous les efforts de McQueen, le rapport de la commission avait perdu les deux tiers de sa force pour aboutir à ce qui ressemblait fort à un blanchissement plutôt qu'à l'analyse impitoyable dont la Flotte avait réellement besoin. « Mais, comme vous, je pensais à la partie technique de son rapport et je regrette que la commission n'ait pas eu l'occasion de le lire avant de rendre ses conclusions officielles, reprit le vice-amiral. Non que cela aurait convaincu les sceptiques... ni même moi, sans doute – je veux dire complètement. Il paraît simplement impossible que même les Manticoriens parviennent à faire tenir une centrale à fusion et un jeu complet de noyaux bêta dans une coque de BAL et trouvent encore de la place pour caser un graser aussi abominable que celui décrit par Diamato ! — Je n'ai jamais bien compris cet aspect », fit Honeker, admettant par là une ignorance technique qu'aucun commissaire du peuple digne de ce nom n'aurait dû afficher. « Je veux dire, nous mettons des centrales à fusion dans des pinasses, et un BAL n'est en réalité qu'une grosse pinasse, non ? Mmm. » Tourville se gratta le sourcil tout en réfléchissant à l'explication la plus claire. « Je comprends pourquoi vous avez ce sentiment, fit-il au bout d'un moment, mais il ne s'agit pas d'un simple problème d'échelle. Ou, du moins, il s'agit bel et bien d'une question d'échelle, en un sens, mais la différence est telle qu'elle change aussi la nature du problème. » Les pinasses possèdent des bandes gravitiques bien plus faibles que n'importe quel bâtiment de guerre ou vaisseau marchand. Leurs bandes sont d'une part beaucoup plus petites – pas plus d'un kilomètre de large – et moins puissantes. Les centrales à fusion "de poche" que nous y installons ne pourraient absolument pas fournir la puissance nécessaire à des bandes gravitiques telles que celles d'un vaisseau de la taille d'un BAL. Ce qui n'est pas plus mal, car elles utilisent des vases de fusion à l'ancienne, où la réaction est initiée par un laser guère plus perfectionné que ceux qu'on utilisait sur la vieille Terre avant la Diaspora. Nous avons fait beaucoup de -progrès depuis, bien sûr, de façon à faire tenir les centrales dans les pinasses, mais leur conception impose un plafond absolu très bas à leur rendement. » Même les plus grosses pinasses ou navettes d'assaut pèsent largement moins d'un millier de tonnes, toutefois, or un BAL digne de ce nom doit faire entre trente et cinquante mille tonnes rien que pour pouvoir embarquer des impulseurs et un tant soit peu d'armement. Gardez à l'esprit que les courriers à peu près de la même taille n'emportent aucunes armes ni défenses et qu'on y trouve à peine de quoi caser un générateur hyper. Un BAL est certes plus petit qu'un vaisseau interstellaire, mais il doit quand même être capable de produire de forts taux d'accélération (ce qui implique un compensateur de classe militaire), alimenter des barrières latérales et des armes – trouver où les monter – et agir dans l'ensemble comme un bâtiment de guerre sérieux, sinon on l'ignorerait purement et simplement. Ce qui signifie que, comme tout vaisseau interstellaire, les BAL ont besoin de centrales à fusion gravitique pour maintenir les niveaux de puissance requis. Et il y a des limites à la miniaturisation qu'on peut leur imposer. » Le vice-amiral haussa légèrement les épaules. « Bien sûr, les concepteurs peuvent rogner sur certains éléments en dessinant un BAL. D'une part, ils n'essayent pas d'y installer une centrale à fusion qui satisfasse toutes les exigences énergétiques du bâtiment, vu les capacités actuelles de telles centrales. À tonnage équivalent, les BAL disposent d'anneaux de condensateurs énormes, bien plus grands que ceux de tout autre vaisseau, même un supercuirassé. Certes, ils sont beaucoup plus petits en termes absolus, étant donné la différence de taille entre les deux, mais la plupart des BAL équipés d'armes à énergie se reposent sur leurs anneaux de condensateurs pour alimenter leur armement offensif, et bon nombre leurs grappes de défense active. Et même un supercuirassé n'a pas la capacité de production énergétique embarquée suffisante pour enclencher ses bandes gravitiques sans avoir recours à ses condensateurs. Le simple fait de les maintenir une fois levées, même avec l'effet de siphon énergétique lié au passage en hyperespace, exige un immense investissement d'énergie, et lancer les impulseurs augmente aussi la consommation de manière exponentielle. Donc, même quand ils ne font rien d'autre, la plupart des vaisseaux de guerre ont au moins une centrale à fusion en activité pour charger les anneaux de condensateurs. Or un BAL ne dispose que d'une centrale, et son seul fonctionnement requiert déjà un apport énergétique non négligeable. » C'est la raison pour laquelle tant de nos ingénieurs vous diront que les "super-BAL" de Diamato sont carrément impossibles. Soit ces satanés appareils sont plus gros qu'il ne le pense, soit il a commis une lourde erreur en évaluant leur capacité de destruction. — Je suis un peu perdu, Lester, fit Honeker. Êtes-vous en train de dire que Diamato a raison ou bien qu'il doit s'être trompé ? — Je dis que, d'après toutes les analyses logiques auxquelles je pense, il a forcément tort... mais que le sort de Jane Kellet indique qu'il doit avoir raison. C'est ce qui m'inquiète. Javier Giscard est fort et, en toute modestie, je n'ai pas non plus les deux pieds dans le même sabot en matière de tactique. Et puis j'ai Youri et Shannon pour m'aider à réfléchir. Mais aucun d'entre nous n'a véritablement trouvé de moyen de nous défendre contre les "super-BAL" parce que nous ne pouvons pas faire de projections rationnelles et utiles concernant leurs capacités réelles. Honnêtement, je suis aussi inquiet de ce que Diamato avait à dire de la portée et de l'accélération de ces fichus missiles que quelqu'un leur balançait par l'arrière pendant que les BAL (ou ce que vous voudrez) leur tiraient dessus à bout portant. BAL ou non, l'avantage en termes de portée que cela implique suffirait à vous empêcher de dormir tranquille la nuit. — Vous pensez donc que McQueen a raison de se montrer prudente, résuma Honeker. — Oui », répondit Tourville, laconique. Puis il haussa les épaules. « D'un autre côté, je comprends pourquoi certains (il se retint sagement de mentionner Oscar Saint-Just, même maintenant, même devant Évrard Honeker) persistent à demander où sont les armes secrètes de l'ennemi. Nous l'avons frappé plusieurs fois depuis Icare. Jamais plus dans des systèmes cruciaux, je vous l'accorde, mais tout le long de la frontière septentrionale, sans repérer le moindre signe d'un équipement que nous ne connaissions pas. Alors, s'il en a, pourquoi ne s'en est-il pas servi ? Et, s'il n'en a pas, alors nous devrions lui tomber dessus de toutes nos forces, et en vitesse. Et s'il est en train de les fabriquer mais n'en a pas encore, nous aurions intérêt à nous jeter sur lui à bras raccourcis. — Je vois. » Honeker dévisagea le citoyen vice-amiral d'un air songeur. Ce devait être une torture pour Lester Tourville d'avoir l'air d'accord avec Oscar Saint-Just sur quoi que ce soit. Et le commissaire ne pouvait guère le lui reprocher. D'ailleurs, il en était venu à partager les réserves du citoyen amiral concernant la justesse du jugement militaire du chef de SerSec. Mais si Honeker avait appris une chose sur Tourville, c'est qu'un cerveau particulièrement brillant se cachait derrière les airs d'électron libre qu'il faisait tant d'efforts pour se donner. Et si Lester Tourville s'inquiétait réellement de son incapacité à réconcilier les aspects apparemment contradictoires des rap- ports de Hancock, Évrard Honeker n'allait sûrement pas minimiser ses craintes, qu'il en comprenne les fondements techniques ou non. — J'en conclus donc que vous approuvez les plans de base de Scylla, dit-il au bout d'un moment. Vu votre envie de tomber sur le dos de l'ennemi en force, je veux dire. — Bien sûr. Nous risquons de prendre de mauvais coups, mais c'est vrai de presque chaque opération digne de ce nom. Et la seule façon dont nous pourrions trop souffrir serait si les Manticoriens devinaient où nous comptons frapper et concentraient tout ce qu'ils peuvent pour nous arrêter. Cela leur demanderait beaucoup plus d'audace dans leurs déploiements qu'ils n'en ont montré depuis que nous leur avons asséné Icare, or je ne vois pas de signe de changement pour l'instant dans ce domaine. Ce qui, bien sûr, rend plus pertinente encore l'idée de les frapper maintenant, avant qu'ils parviennent à retrouver leur équilibre stratégique. » Mais McQueen avait aussi raison quant à la nécessité de concentrer nos propres forces et de les entraîner avant de les engager. Vous savez aussi bien que moi combien la Douzième Force s'est agrandie depuis Icare, et nous ne disposons toujours pas de toutes les unités affectées à notre ordre de bataille. Un sacré paquet de nos hommes sont encore terriblement mal dégrossis, notamment dans les unités nouvellement constituées, qui n'ont pas encore terminé leur assimilation. Et l'ajout de nouvelles coques ne cesse de clairsemer les rangs de notre personnel qualifié en salle des machines... alors que nous n'en avions pas trop au départ ! » Il secoua la tête avec un sourire sardonique. — Typique, non ? Nous commençons enfin à surmonter notre pénurie de techniciens embarqués compétents, et voilà que les chantiers navals se mettent à produire davantage de nouveaux bâtiments et que nous devons à nouveau nous contenter de la portion congrue ! » Il se mit à rire. « Eh bien, j'imagine que nous sommes mieux lotis avec trop de vaisseaux et pas assez de techniciens qu'à l'époque où nous manquions des deux. » Mais je voulais en venir à ceci : il est parfaitement logique que McQueen insiste pour que nous prenions le temps de bien nous préparer. Nous nous engagerons dès que nous le pourrons – d'ailleurs, si elle a sérieusement l'intention de tenir la date d'exécution indiquée, je pense qu'elle nous pousse sans doute un peu trop fort et trop vite – mais il va falloir du temps. Rien que pour rassembler toutes nos unités ici, vu les distances qu'elles ont à parcourir, puis les élever à un bon niveau d'efficacité au combat une fois qu'elles seront là. » Et rien que pour apprendre aux crétins que SerSec nous a refilés quelle porte ouvrir en premier sur leurs sas, se retint-il d'ajouter. Il n'avait peut-être pas exprimé sa pensée à voix haute, mais Honeker l'avait entendue. Comme Tourville, il avait été ébahi que SerSec ne procède pas à des remplacements massifs parmi les commissaires de la Douzième Force. Cela reflétait en partie, il le savait, la confiance absolue que Saint-Just avait dans le jugement et l'intelligence froide et analytique d'Héloïse Pritchart. Mais, malgré tout, il doutait un peu que Saint-Just se sente aussi à l'aise qu'il voulait le paraître concernant les relations qu'entretenait le personnel de la Douzième Force. Il ne pouvait pas l'être — pas alors que la stabilité de ces relations ne pouvait (à ses yeux) servir qu'à renforcer la position d'Esther McQueen. Ce qui justifiait clairement les « renforts » que SerSec avait fournis. Officiellement, il ne s'agissait que d'un effort pour aider la Flotte à surmonter la pénurie d'unités requises pour le bon déroulement de l'opération Scylla et des actions qui en découleraient. Évidemment, si la Flotte manquait de vaisseaux, il était du devoir de SerSec en tant que gardien et champion du peuple d'y remédier. Honeker avait été assez étonné de découvrir que SerSec alignait dans sa flotte privée des cuirassés et des supercuirassés. Pas beaucoup, apparemment, mais il ne s'était jamais douté que SerSec possédait un seul vaisseau du mur. À en juger par la mine de Tourville, le citoyen vice-amiral en avait été plus surpris encore, et pas agréablement. Certes, ces unités ne semblaient pas nombreuses, mais quand même ! De toute évidence, Tourville et Giscard considéraient tous deux l'arrivée des unités SS comme un bienfait très relatif. Un officier sur le point de se lancer dans une offensive à haut risque ne pouvait s'empêcher d'éprouver un tant soit peu de reconnaissance en voyant l'équivalent d'une grosse escadre du mur surgir de nulle part pour renforcer son ordre de bataille. En même temps, les équipages de ces bâtiments faisaient partie des plus fervents soutiens du nouvel ordre politique en général et d'Oscar Saint-Just en particulier. Ils ne faisaient pas vraiment confiance aux officiers réguliers et ne s'en cachaient pas. Par conséquent, le sentiment d'unité et de fierté au cœur des réussites de la Douzième Force était menacé par l'inclusion des vaisseaux SS, de leurs compagnies et surtout de leurs officiers. Ces bâtiments avaient également eu besoin de beaucoup plus d'exercices que des unités de la Flotte pour atteindre le niveau de la Douzième Force, et la preuve évidente de leurs carences initiales n'avait pas contribué à adoucir les relations entre leurs équipages et les réguliers de la FPH. Honeker ne doutait pas qu'Esther McQueen ait été moins qu'enthousiaste à la perspective qu'on lui fourgue ces unités de SerSec, mais elle pouvait difficilement objecter à la véritable raison de leur présence — connue de tous — sans paraître nourrir les intentions subversives que lui prêtait manifestement Saint-Just. Même dans le cas contraire, les refuser aurait compliqué son argumentation en faveur d'un délai dans le lancement de l'opération Scylla. Si elle manquait à ce point d'unités, elle devait bondir de joie à l'idée d'un renfort aussi puissant, après tout! Donc, si elle le rejetait, indépendamment de son raisonnement officiel, c'était le signe indéniable qu'elle ne traînait les pieds que pour de viles raisons personnelles, non ? Ou du moins serait-ce ainsi que SerSec l'entendrait. Et le fait que ces unités sont comme par hasard réparties entre les escadres qui abritent les vaisseaux amiraux de Lester et de Giscard n'est pas passé inaperçu, songea le commissaire, d'humeur sombre. je doute que ce soit l'idée de McQueen, et je sais que Lester adorerait « ajuster » un peu l'organisation de la Flotte pour s'en débarrasser, mais ni lui ni Giscard n'osent s'y risquer, pas plus que McQueen n'aurait osé refuser les « renforts » de Saint-Just. Il soupira. Dans un monde parfait, la révolution aurait depuis longtemps été menée à son terme triomphal. Dans celui où il vivait en réalité, des hommes et des femmes qu'il appréciait et admirait, comme Lester Tourville et Shannon Foraker, risquaient autant de la part de ceux qui étaient censés diriger la République qu'ils servaient que des gens censés s'efforcer de les tuer. S'il s'était réellement agi d'ennemis du peuple, soit. Mais ils n'en étaient pas. Et d'ailleurs, Honeker n'était plus aussi sûr qu'à une époque de savoir — ni que Robert Pierre et Saint-Just sachent — ce que le peuple voulait vraiment. Il se trouvait donc tenu de choisir entre des gens qu'il savait fondamentalement honorables et assez courageux pour risquer leur vie à cette œuvre ingrate qu'était la défense de la République, et d'autres qui pouvaient être coupables des excès épouvantables signalés par les rescapés de Cerbère et du camp Charon. Il n'aurait pas dû avoir à choisir... et le fait qu'il y avait été finalement forcé n'aurait pas dû mettre sa propre vie en danger. Mais il avait choisi, et il risquait sa vie, et il regrettait parfois de ne pas pouvoir parler franchement et exposer sa position à Lester. Toutefois, il ne pouvait pas tout à fait s'y résoudre, même maintenant. Et cela n'avait pas d'importance, car il était à peu près sûr que Lester l'avait compris tout seul. Il espérait que ce n'était pas le cas d'Oscar Saint-Just. CHAPITRE QUATORZE — Oh, quelle petite fille intelligente, merveilleuse et dégoûtante tu fais ! dit Allison Harrington, enthousiaste, au bébé sur ses genoux. Maintenant, si tu pouvais être aussi maligne mais un peu moins salissante, tu serais la fille rêvée. En l'occurrence, tu es déjà presque parfaite ! » ajouta-t-elle en se penchant pour poser les lèvres sur le ventre du bébé et souffler bruyamment contre sa peau. Faith émit un petit cri ravi et fit de son mieux pour attraper et tirer les cheveux de sa mère, qui évita le poing rose potelé et détourna habilement son attention en la chatouillant. Faith cria de nouveau et reproduisit la splendide bulle de bave à l'origine du compliment maternel. Allison se mit à rire et voulut prendre un mouchoir, mais un bras portant veste verte apparut au-dessus de son épaule pour lui en offrir un, et elle leva les yeux avec un sourire reconnaissant. Le caporal Jérémie Tennard, déjà affecté — malgré les protestations véhémentes d'Allison — au poste d'homme d'armes personnel de Faith, lui rendit un sourire qui ne compensait guère son regard inquiet. Ce qui poussa Allison à lui sourire plus gentiment encore avant de se mettre en devoir d'essuyer les œuvres de Faith. Elle venait d'en terminer quand un aérodyne se posa sur l'une des places de parking du salon du terminal VIP, un tout petit peu plus vite que la loi ne l'y autorisait vraiment. Un carillon musical et un témoin vert pâle indiquèrent que le compte du propriétaire avait été débité du montant voulu, et un boyau d'accès se déploya depuis le mur jusqu'au sas tribord du véhicule. Un instant plus tard, la porte de l'appareil s'ouvrit, et un autre homme portant l'uniforme vert sur vert du domaine Harrington en descendit. « Bonjour Simon » lança chaleureusement Allison. Simon Mattingly avait été promu de caporal à lieutenant quand la section personnelle de la garde seigneuriale Harrington avait été élargie pour fournir à Faith et James leurs propres équipes de sécurité dévouées. Cela n'avait rien changé à ses devoirs en tant que commandant en second de l'équipe personnelle d'Honor — ou plutôt, cela ne l'avait pas empêché d'être réaffecté au poste de second d'Andrew LaFollet dès que Grayson avait découvert que LaFollet (et Honor) était encore vivant —, et Allison se réjouissait de son avancement. Dans l'ensemble. Elle aurait connu un bonheur sans tache, n'eût été la raison pour laquelle la garde seigneuriale avait été agrandie. Il était parfaitement ridicule, à son avis, qu'un enfant d'à peine dix mois dispose déjà de quatre gardes du corps omniprésents, qualifiés, mortellement compétents et armés jusqu'aux dents. James avait plus de chance : lui n'avait que deux gardes du corps dans son équipe, puisque la loi graysonienne le considérait avant tout comme un héritier de réserve, même s'il était le bienvenu. Pour une fois dans sa vie, cependant, même l'intransigeance d'Allison Chou Harrington n'avait pas suffi. Les conservateurs avaient consenti une énorme concession en laissant le Conclave des seigneurs accepter Faith pour héritière d'Honor, nommer officiellement Howard Clinkscales son régent, déterminer la composition de son conseil de régence (qui, à l'origine, n'incluait pas sa mère) et transférer la clef Harrington au bébé en tant que second seigneur Harrington. Évidemment, tous ces arrangements s'étaient effondrés quand Honor avait finalement reparu vivante, mais Faith demeurait son héritière légale, et Allison était bien consciente que la plupart des seigneurs, même ceux affiliés à ce qui passait pour l'aile moderniste des Clefs, auraient en réalité préféré qu'elle ait le bon sens de s'assurer que James naisse le premier. Puisqu'elle avait malencontreusement donné d'abord naissance à une fille, néanmoins, et sur l'insistance du Protecteur Benjamin, ils avaient à contrecœur accepté l'idée qu'il était temps de permettre aux descendants féminins d'hériter la clef de leur père. Certes, ils avaient insisté pour inclure une clause d'exemption garantissant la succession de ceux d'entre eux déjà pourvus d'héritiers mâles, même si, comme la plupart des hommes de Grayson, ces fils avaient des sœurs aînées, et ils avaient expressément exclu le Protectorat du champ d'application de la loi, en dépit de tous les efforts de Benjamin, mais ils avaient accepté une réforme supplémentaire. Pour mieux la mettre sur le dos des viragos Harrington, comme les autres! railla intérieurement Allison, un peu amère. Enfin, ils ont cédé de meilleure grâce que je ne m'y attendais. Mais il faut dire que c'était au moment où tout le monde savait Honor morte, et aucun ne voulait risquer les foudres de ses sujets en se montrant déraisonnable concernant la succession de son domaine. Sans compter qu'ils disposaient encore de vingt ans avant que Faith soit en âge de porter elle-même la clef Harrington. Maintenant qu'Honor est de retour, la moitié d'entre eux ont l'air de croire qu'elle a mijoté de se faire expédier sur Hadès dans le seul but de leur coller une héritière! Et, bien sûr, je dois forcément être le cerveau machiavélique derrière toute cette machination car pour une raison qu'eux seuls parviennent à voir — Alfred et moi avons l'intention de garder le domaine Harrington sous notre joug despotique. Que Howard et Benjamin aient insisté pour qu'Alfred et moi siégions tous deux au conseil de régence contribue seulement à le prouver. Elle secoua la tête. Ce n'était pas comme si leur résignation leur avait rendu de grands services, à son mari, leur petite fille et elle-même, si on voulait son avis. Faith Katherine Honor Stéphanie Miranda n'allait pas grandir dans cette idée non plus. Il était déjà assez pénible que Grayson ait accablé sa fille aînée du rôle de seigneur sans que Mueller et ses vieux acolytes pompeux ne se complimentent de leur générosité d'avoir fait de même pour Faith ! Non qu'un seul d'entre eux parût capable de concevoir dans son petit esprit atrophié que tout le monde n'était pas guidé par une soif de pouvoir sur la vie des autres. Enfin, Allison aurait sans doute pu se montrer un brin plus diplomate dans sa réaction aux hypocrisies imbéciles que débitait Mueller sur « le meurtre tragique de sa fille héroïque » lors du dîner officiel donné après la succession de Faith à la clef d'Honor. Peut-être, elle le reconnaissait, Héra n'aurait-elle jamais envisagé de grimper sur le dos du seigneur sans crier gare si elle n'avait pas décelé le pic d'émotions d'Allison lorsque Mueller s'était dirigé vers Faith et James pour les admirer après son discours. Et peut-être Nelson ne se serait-il pas emmêlé dans ses pieds quand il avait couiné et tenté de bondir hors de portée du poids inattendu et des griffes acérées qui lui couraient dans le dos. Enfin, Héra ne l'avait pas blessé du tout. Elle avait fait bien attention, intelligemment, de ne jamais percer la peau, tout en ruinant « par accident » son coûteux costume officiel. Mais ce n'étaient que des chats, après tout. Allison avait suffisamment entendu parler des commentaires que Mueller faisait à ses proches concernant les « animaux » étrangers qu'Honor avait jugé bon de répandre sur Grayson, mais, pour une raison obscure, il avait semblé assez irrité quand elle avait fait remarquer avec un doux sourire qu'on ne pouvait guère s'attendre à ce que de petites créatures étrangères saisissent toutes les nuances du comportement civilisé. Ou peut-être n'était-ce pas son sourire qui l'avait contrarié, songea-t-elle. Peut-être était-ce plutôt le fou rire involontaire qu'aucun des autres invités — ses pairs, pour la plupart, et les membres de leur famille — n'avait su (ou voulu) étouffer. Malgré tout ce que Mueller et ses intimes pouvaient raconter entre eux lorsqu'ils crachaient leur venin sur les changements que « ces étrangères » avaient imposés à Grayson et en dépit des apparences, tout le monde sur la planète savait que les chats sylvestres n'avaient rien de simples « petites créatures » à qui il arrivait ce genre d'« accidents » lors de réunions officielles. Allison entendit plus tard que Mueller avait choisi d'informer tout un chacun qu'il n'ajoutait nullement foi à la rumeur selon laquelle la mère du seigneur avait délibérément lâché sur lui ces bêtes féroces. Quant à son comportement frivole après qu'ils eurent échappé à son contrôle, c'était sans aucun doute la conséquence d'une dépression post-partum, ce qu'un vrai gentleman devait donc excuser. Il était même possible qu'un ou deux de ses soutiens conservateurs les plus bouchés l'aient cru quand il expliquait pourquoi Allison n'était pas dans son assiette, mais ce n'était le cas de personne d'autre, et elle savait qu'on avait beaucoup spéculé sur la raison précise pour laquelle les chats l'avaient pris en grippe à ce point. Et sur pourquoi la mère du seigneur partageait leur aversion pour lui. Dans l'ensemble, on semblait avoir conclu qu'Allison devait avoir une excellente raison, et les débats discrets continuaient sur ce qu'il pouvait lui avoir fait, à elle ou à sa fille, pour mériter une telle humiliation publique. Mais personne n'envisageait seulement de poser la question franchement à Allison. Et ce n'était pas plus mal, car elle n'aurait pas répondu. Du moins, elle le pensait, sans en être tout à fait sûre. Elle savait qu'elle ne devait pas, car il s'agissait d'une information confidentielle, et il n'existait aucune preuve au sens juridique. Mais, à l'inverse de la plupart des Graysoniens, ni Howard Clinkscales ni Benjamin Mayhew ne s'étaient satisfaits de la thèse selon laquelle William Fitzclarence avait agi seul pour comploter l'assassinat d'Honor, qui avait si bien failli réussir... et avait finalement coûté la vie au révérend Hanks ainsi qu'à quatre-vingt-quinze sujets du domaine Harrington. Chacun d'eux, sans en parler à l'autre (ni à Honor), s'était servi de ses propres forces de sécurité pour mener une enquête discrète, et ils étaient chacun dans leur coin parvenus à la conclusion que Mueller était impliqué jusqu'au cou. S'il y avait eu l'ombre d'une preuve solide, Allison le savait, Samuel Mueller aurait été un homme mort, seigneur ou non. Mais ses airs aimables et grandiloquents masquaient un cerveau brillant et calculateur. Et, par conséquent, il n'existait qu'une poignée de preuves indirectes, difficilement recevables devant un tribunal, surtout contre une Clef. Et le fait que Mueller était devenu le meneur manifeste de l'opposition parmi les seigneurs empêchait le Protecteur ou le régent du domaine Harrington de porter des accusations publiques irrecevables en justice, qui pourraient trop facilement être interprétées par un avocat de la défense (ou un homme politique) comme une vulgaire tentative partisane pour noircir un adversaire politique. Allison le comprenait, de même qu'elle comprenait pourquoi Benjamin et Clinkscales s'imposaient de traiter Mueller comme si le soupçon de trahison ne leur avait jamais traversé l'esprit. Ils le surveillaient sans doute de près, priant qu'il s'aventure une fois de plus sur ce genre de terrain pour leur permettre de sévir comme il le méritait. Mais il fallait attendre, en admettant que ce jour heureux finisse par se présenter, et pour l'instant c'était une autre affaire. Heureusement, Allison n'était pas tenue de se montrer aimable, et elle espérait que le bonhomme serait assez bête pour lui offrir une autre occasion de l'humilier. Et elle se demandait s'il imaginait seulement quelle chance il avait que Héra et Nelson ne s'en soient pris qu'à ses vêtements et sa dignité. Enfin, si satisfaisant qu'ait été l'incident, il s'agissait d'une franche déclaration de guerre entre elle et Mueller. En vertu du code de conduite graysonien, il était tenu de la traiter avec une courtoisie exquise, en public au moins, malgré la colère qu'il devait ressentir. Pour une fois, Allison avait apprécié les contraintes du sexisme local désuet, et elle se berçait parfois de l'espoir qu'une concentration suffisante de bile viendrait définitivement à bout de ce misérable et vil crétin. L'idée de le voir périr d'une attaque, bave aux lèvres et visage rubicond, réchauffait son cœur de mère, et elle profitait de manière éhontée des règles qui lui donnaient l'avantage. Mais Mueller s'y entendait aussi en matière de coups bas. Nul parmi les Clefs n'ignorait qu'Allison était prête à livrer vaillamment bataille contre la création d'équipes de sécurité spécifiques vouées à hanter la nursery du manoir Harrington. Mueller en tout cas le savait... et il avait insisté plus que les autres pour que la lettre de la loi soit respectée dans le cas des héritiers d'Honor. Après tout, soulignait-il, la planète entière avait souffert une perte personnelle amère lors du meurtre brutal et tragique de Lady Harrington. Il s'ensuivait donc que Grayson dans son ensemble portait la responsabilité de protéger et chérir la petite fille à qui les titres et responsabilités d'Honor avaient échu et sur qui reposaient tant d'espoirs. On ne pouvait prendre aucun risque avec la sécurité du tout jeune seigneur. Allison ne croyait pas qu'elle l'aurait emporté de toute façon, mais elle aurait peut-être pu s'en tirer avec l'affectation d'un unique homme d'armes à la surveillance de chacun des jumeaux. Mueller ne l'entendait toutefois pas de cette oreille, et même certains des proches amis d'Allison étaient tombés d'accord avec lui sur ce point, bien que pour des raisons différentes. En vérité, elle avait trouvé étonnamment facile de s'habituer à l'intrusion de pas moins de six gardes du corps dans le foyer qui avait si longtemps consisté en Alfred et elle seuls pendant les longues absences d'Honor. Elle ne l'avait pas acceptée à proprement parler, mais la persistance de la situation ne lui avait pas laissé d'autre choix que d'apprendre à la tolérer. Heureusement, Jérémie et Luc Blacket, l'homme d'armes le plus ancien en grade affecté à James, étaient tous deux des hommes agréables. Discrets, toujours polis, serviables, sincèrement attachés aux bébés qu'ils devaient protéger... et très, très dangereux. Allison avait passé trop de temps avec sa propre fille pour manquer reconnaître les loups sous les airs doux que ces jeunes hommes durs et capables de tuer affichaient au bénéfice du reste de l'univers, et elle n'était pas insensible à la certitude que l'un comme l'autre mourraient sans hésiter pour protéger ses enfants. Ou elle-même, bien qu'elle eût encore du mal à envisager que quiconque puisse lui vouloir du mal autrement que comme une possibilité intellectuelle au même titre que l'idée d'assister à la mort énergétique de l'univers. Mais Samuel Mueller n'avait pas fait machine arrière et poussé à ce point parce qu'il était d'humeur accommodante. Il avait agi parce qu'il savait combien Allison résistait à cette idée, et elle s'était promis d'ajouter cet épisode au passif qu'il cumulait déjà dans son esprit, car, comme on disait sur la vieille Terre, « la vengeance est un plat qui se mange froid ». Savoir pourquoi il s'était donné tant de mal en vue de la mettre dans cette situation lui rendait plus difficilement supportables encore les restrictions que le statut des jumeaux (et leurs gardes) avait imposées à sa propre vie. La mère d'un jeune seigneur n'allait pas faire les magasins quand l'envie lui en prenait, ça ne se faisait pas. Elle ne décidait pas non plus de modifier son emploi du temps sans prévenir à l'avance, de façon que toutes les dispositions puissent être prises en matière de sécurité (en général à triple dose). Allison était trop intelligente pour douter de leur nécessité : Dieu savait qu'on s'était donné suffisamment de peine pour essayer de tuer sa fille aînée au fil des ans, souvent pour des raisons que les coupables jugeaient excellentes, et il y avait assez de cinglés, d'excentriques et d'illuminés finis susceptibles de se mettre en tête d'éliminer la première héritière du premier seigneur femme. Les fous n'ont pas besoin de la religion pour le devenir, avait-elle conclu depuis longtemps, mais cela paraissait leur conférer un attachement supplémentaire aux buts que leur folie se fixait. Par conséquent, oui, elle comprenait pourquoi Jérémie et Luc se montraient parfois si poliment exaspérés par son comportement. Elle voulait être sage – en général – mais il y avait des limites aux sacrifices qu'elle consentait à faire en devenant la prisonnière de ses gardes du corps ou de ceux de ses enfants. Régulièrement, il était nécessaire de leur rappeler ces limites, et la garde seigneuriale avait vite compris qu'Allison Harrington, comme toutes les femmes de sa famille, semblait-il, avait une volonté de fer. Ce qui expliquait l'air résigné du blond Mattingly. Allison n'avait pas besoin de la capacité d'Honor à déceler les émotions pour savoir exactement ce qui se passait derrière les yeux gris de l'homme d'armes. « Bonjour, milady. » Sa réponse était chaleureuse et courtoise... et se teintait elle aussi d'une forte nuance de résignation affectueuse. « Je suis venu aussi vite que possible, ajouta-t-il avec une pointe d'insistance, et le sourire d'Allison se fit espiègle. — J'en suis sûre, Simon », dit-elle en lui tapotant le bras d'un air maternel. Il le prit bien mieux que certains autres hommes de la planète ne s'y seraient résolus. Contrairement à beaucoup, il s'était très bien fait à l'idée que la belle jeune femme qui se tenait devant lui était plus âgée que ses propres grands-mères. Mais il faut dire qu'il avait passé davantage de temps avec Honor que la plupart des Graysoniens, or son seigneur paraissait encore plus jeune qu'Allison. « Beaucoup de circulation ? » poursuivit-elle. Il secoua la tête. « Pas plus que d'habitude, milady. Comme vous vous y attendiez sûrement. » Un autre aérodyne se glissa sur l'emplacement opposé à celui où Mattingly s'était garé, et quatre hommes portant le vert Harrington en sortirent. Ils saluèrent Allison très respectueusement et Tennard de manière moins formelle, puis s'éparpillèrent pour rejoindre Blacket et les quatre autres membres de l'équipe conjointe de sécurité des jumeaux. Le salon, remarqua Allison, commençait à déborder de jeunes gens séduisants portant uniforme vert et armes, et elle regarda un couple manticorien richement vêtu s'éloigner d'eux. L'homme et la femme ne s'en rendaient sans doute même pas compte, mais ils réagissaient inconsciemment à la mentalité de chiens de garde alertes et polis des Harrington. « Vous les avez amenés pour enfoncer le clou, n'est-ce pas ? demanda-t-elle à Mattingly d'un air accusateur mais joyeux. — Enfoncer le clou, milady? Pourquoi voudrais-je donc faire une chose pareille ? D'ailleurs, quel clou pourrais-je vouloir enfoncer ? — J'aurais peut-être dû dire que vous me rendiez la monnaie de ma pièce, fit gentiment Allison. — Eh bien, cela nous aurait aidés si vous nous aviez prévenus à l'avance de vos projets de voyage, reconnut Mattingly. Ou si vous aviez envoyé un message quand le Tankersley est sorti d'hyper. Ou même si vous aviez appelé en embarquant dans la navette qui vous a amenée à l'astroport, maintenant que j'y pense. Nous avertir alors que vous êtes déjà arrivée dans un endroit public avec les équipes de voyage des enfants pour seule couverture... Aux yeux de ceux qui sont chargés de votre sécurité, c'est mal, milady. — Eh bien, vous êtes réellement en rogne ! » murmura Allison si malicieusement que Mattingly se mit à rire malgré lui. Me lui tapota de nouveau le bras et fit d'une voix plus douce : « Je sais que je peux être pénible, Simon. Mais tous ces gardes, ces armes et l'absence totale d'intimité... C'est un peu beaucoup pour une fille de Beowulf, vous savez. — Milady, je ne suis pas "en rogne". Si je pensais que ça pouvait avoir un effet, qu'il y avait une infime chance de vous changer, je le serais sûrement. Mais vous êtes la digne mère de votre fille, et Andrew et moi avons une longue expérience pour ce qui est d'essayer de lui faire comprendre les enjeux de la sécurité. Et elle était plus jeune que vous quand nous avons commencé à travailler sur son cas. Or il semble que nous n'ayons guère fait de progrès avec elle, je ne vois donc pas pourquoi nous devrions nous étonner de ne pas en faire avec vous qui êtes tellement plus... euh... mûre et figée dans vos habitudes. Ce qui, bien sûr, ajouta-t-il dans un sourire éblouissant de blancheur, ne signifie pas qu'Andrew et moi – ni Jérémie et Luc, j'en suis persuadé – ayons la moindre intention de relâcher nos efforts. — Oh, je serais déçue si c'était le cas ! protesta sincèrement Allison. — Je le sais, milady. Et puis ça gâcherait tout votre plaisir, fit remarquer Mattingly avant de se tourner vers Tennard. Les bagages, Jérémie ? — Passés par la section diplomatique. La police d'Arrivée et la sécurité de l'astroport ont posté deux hommes sur la zone de stockage pour compléter le dispositif de surveillance électronique. Ils nous les enverront quand nous appellerons pour les réclamer. — Bien. Dans ce cas, milady, fit le lieutenant à l'adresse d'Allison, votre aérodyne vous attend. Le seigneur se trouve sur l'île de Saganami pour l'instant. Elle se serait libérée pour vous accueillir si elle avait su que vous arriviez, précisa-t-il, incapable de résister à la tentation. Mais elle m'a demandé de vous dire qu'elle vous rejoindrait à la maison pour un déjeuner tardif. Et votre mari se trouve également sur la planète. Je crois qu'il vous retrouvera à la nouvelle maison ce soir, mais il ne pourra peut-être pas arriver avant le dîner. — Très bien ! » Allison trouvait certes toutes ces mesures de sécurité contraignantes, mais elle devait bien admettre que sa vie était beaucoup plus simple depuis que d'autres s'occupaient de son emploi du temps. C'était en partie lié au fait que leurs gardes du corps appréciaient que tout se déroule sans encombre, ce qui leur facilitait la vie, et qu'ils se donnaient beaucoup de mal pour s'en assurer. Mais elle savait aussi qu'ils ne le faisaient pas uniquement parce que cela leur simplifiait la tâche. Si tous ces beaux jeunes gens portant l'uniforme vert se faisaient une joie de lui rendre service et de régler tous les détails irritants du voyage, c'est parce qu'ils étaient profondément et personnellement dévoués à sa fille et, par extension, à sa famille. « Dans ce cas, dit-elle en reprenant Faith dans ses bras, mettons-nous en route. Jenny, vous êtes prête ? — Oui, milady », répondit Jennifer LaFollet en quittant son fauteuil, chargée de James. Allison s'était battue jusqu'au bout pour qu'on ne lui impose pas de femme de chambre à la mode graysonienne mais, à l'image de son combat contre les hommes d'armes personnels, elle avait perdu d'avance. C'était devenu particulièrement évident lors de sa grossesse, quand même Katherine et Élaine Mayhew avaient entrepris de lancer des allusions peu subtiles à l'utilité d'une femme de chambre qui pourrait s'occuper des enfants, surtout s'il s'agissait de jumeaux, puisque la monogamie persistante du couple Harrington la privait de « sœurs » susceptibles de l'aider à supporter cette charge. Elle savait qu'Honor avait opposé la même résistance têtue pour finalement connaître la même défaite, et elle savait aussi combien sa relation avec Miranda LaFollet avait donné de bons résultats. Dans ces conditions, elle avait décidé de confier ce poste à un membre de la famille, pour ainsi dire : elle avait donc choisi Jennifer, la cousine de Miranda. Jennifer avait dix ans de moins que Miranda. D'ailleurs, à vingt-six ans, elle avait reçu le traitement prolong de première génération, que Miranda était un peu trop vieille physiquement pour tolérer quand Grayson avait rejoint l'Alliance manticorienne, mais elle partageait bon nombre des traits du caractère déterminé, calme et compétent de sa cousine. Elle ressemblait aussi beaucoup à Miranda et Andrew : la même chevelure auburn, mais des yeux verts plutôt que gris, et elle était un peu plus grande que Miranda. Et, comme l'avaient suggéré Katherine et Élaine, sa présence s'était révélée une bénédiction avec les jumeaux. Notamment lorsque Alfred avait ramené Honor au Royaume stellaire, la laissant seule pour s'occuper des deux bébés. Jennifer lança un dernier regard circulaire au salon du terminal pour s'assurer qu'ils n'oubliaient rien – comme si ce ramassis d'adolescents armés jusqu'aux dents me laisserait faire une chose aussi banale qu'oublier quelque chose dans un terminal! – et elle rejoignit Allison au boyau d'accès au véhicule de Mattingly. Un autre homme d'armes Harrington leur adressa un sourire de bienvenue depuis sa place aux commandes, et Allison soupira tandis que toute cette procession démesurée s'organisait autour d'elle. Il me semble m'être dit, un jour, que j'avais de la chance que les hommes d'armes d'Honor se montrent beaucoup moins importuns vis-à-vis d'Alfred et moi que d'elle. Elle regarda les onze hommes en uniforme qui l'entouraient dans le salon et se mit à rire tout haut. j'imagine que le bon Dieu m'écoutait. je lui ai toujours trouvé un sens de l'humour très personnel! Mattingly lui lança un regard interrogateur, mais elle se contenta de secouer la tête et lui fit signe d'avancer. Il sourit et obéit à son geste. Allison Harrington et compagnie s'engagèrent dans les deux gros aérodynes pour gagner le modeste hôtel particulier de cinquante pièces que la Couronne avait offert à la duchesse Harrington en témoignage de sa haute estime. CHAPITRE QUINZE « Le Premier ministre est là, Votre Majesté. Il demande si vous pourriez lui consacrer un petit moment. — Ah oui ? » Élisabeth III quitta des yeux les cartes dans sa main. « Bien ! Je veux dire, zut, on dirait que je vais devoir aller parler boutique, Justin. — Oh, vraiment ? » Justin Zyrr-Winton, prince consort du Royaume stellaire de Manticore, s'adossa et regarda sa femme, sourcils froncés. « Je dois dire que cette soudaine affaire d'État urgente... – j'imagine qu'il s'agit bien d'une urgence, Édouard ? » Il se tourna vers le domestique en livrée qui était entré dans la salle des cartes sans s'annoncer, et un Édouard grave à souhait acquiesça solennellement. « Merci. » Le prince consort reporta son regard perçant sur sa femme. « Comme je le disais, je trouve cette soudaine affaire d'État urgente un brin suspecte, Élisabeth. Pas toi, Roger ? — Je ne sais pas, papa, répondit le prince de dix-sept ans T d'un air songeur. Il pourrait s'agir d'une authentique affaire d'État, je suppose. Il y en a une fois de temps en temps, du moins c'est ce qu'on m'a dit. Mais le timing me paraît un peu étrange. — Allons, Roger ! fit sa petite sœur, la princesse Joanna, en relevant la tête de son liseur. Je veux bien admettre que maman a tous les gènes perfides des Winton et qu'elle n'aime pas perdre. Je suis même prête à reconnaître que l'opposition n'a pas tout à fait tort de l'accuser de "sournoiserie". Mais même ainsi, comment aurait-elle pu savoir à l'avance qu'elle aurait besoin d'une interruption pour la sauver ? Il aurait fallu qu'elle soit extralucide pour savoir que papa allait hériter d'une double quinte majeure ce tour-ci ! — Bah ! » Le rejeton gâté de la plus noble famille du Royaume stellaire n'aurait pas pu faire mieux que le dédain majestueux de son père, malgré le fait qu'Élisabeth avait été légalement tenue d'épouser un roturier. « Tu oublies les systèmes de sécurité, Joanna. Tu penses vraiment qu'un joueur retors comme ta mère manquerait de faire brancher les systèmes pendant une opération aussi cruciale qu'une partie de bésigue ? Elle porte sans doute une oreillette en ce moment même afin que ses sinistres sbires de la sécurité du Palais puissent utiliser les caméras pour lui lire mes cartes et celles de Roger ! Et nul doute que les mêmes tristes sires ont appelé le Premier ministre pour le prier d'arriver en vitesse avant que je ne la batte à plate couture. — Là, mon cher, tu pousses beaucoup trop loin la paranoïa et les soupçons face aux dépositaires du pouvoir, répondit Élisabeth en parvenant à conserver un ton admirablement sévère malgré le sourire qui flottait sur ses lèvres. Et puis, si gagner importait tant à mes yeux – ce qui n'est bien sûr pas le cas, mon caractère doux et soumis ignorant le désir de gagner en tout et à tout prix –, je ne me servirais pas d'Allen pour me tirer du jeu. Je vous ferais simplement arrêter pour haute trahison ou autre accusation imaginaire et jeter dans la citadelle pour que vous dépérissiez lamentablement dans une cellule froide, sombre et humide. — Sûrement pas ! repartit Justin sans se laisser démonter. D'abord, la citadelle est climatisée : elle n'a pas de cellules froides, sombres et humides. Ensuite, même si c'était le cas, nous vivons dans un cadre constitutionnel, n'est-ce pas, qui limite expressément ce que des monarques tyranniques peuvent faire à leurs sujets selon leur bon plaisir ! — Bien sûr, bien sûr », ronronna sa femme tandis que le chat sylvestre perché sur le dossier de son fauteuil lançait un blic rieur à l'adresse de celui qui se trouvait derrière Justin. « Le problème, mon petit mari inepte, c'est qu'avant que ton avocat puisse invoquer l'habeas corpus et protester contre mes agissements tyranniques, il faudrait déjà qu'il sache que tu es en prison, pour commencer. Et malgré tout le talent avec lequel nous, les Winton, jouons depuis longtemps les souverains bienveillants et respectueux de la loi, des générations entières de prisonniers ont été détenus secrètement, victimes de notre autocratie diabolique; ils ont langui misérablement jusqu'à leur triste fin, seuls et oubliés dans les cellules impies de notre règne tyrannique. — C'était très bien, Élisabeth ! fit Justin, admiratif. Mais je doute que tu sois capable de le réciter à nouveau dans le bon ordre. — Je n'ai pas besoin, répondit-elle en levant le nez d'un air dédaigneux. Je suis la reine, et ça veut dire que je peux faire tout ce que je veux, trancha-t-elle avant de se fendre d'un grand sourire. Être reine a de bons côtés, tu sais. — Et prince consort de meilleurs. » Justin tendit le bras en arrière pour caresser les oreilles de son chat sylvestre. Monroe ronronna, heureux, et se coula par-dessus son épaule jusque sur ses genoux pour réclamer des caresses plus appuyées. « Et pourquoi donc ? s'enquit Élisabeth, méfiante. — Parce que, pendant que tu vas t'occuper de ce qui amène Allen, moi je peux rester ici à baigner dans l'estime de notre dévouée progéniture et à grattouiller Monroe... tout en préparant les cartes à mon avantage pour la prochaine donne. — L'estime de notre dévouée progéniture ? Tu parles ! » Élisabeth éclata de rire, et la progéniture en question lui sourit. « En réalité, ils sont tous les deux à ma solde, poursuivit-elle en se levant pour attraper Ariel. Ils m'informeront sitôt que tu essaieras de truquer ma main. Et s'ils ne le font pas, je demanderai à la sécurité du Palais de passer les images des caméras de surveillance pour prouver que vous complotez tous les trois contre votre souveraine. Avec des conséquences fatales pour les conspirateurs, dit-elle en baissant la voix d'un air menaçant. — Zut, contrecarré une fois de plus », murmura Justin tandis que sa femme se penchait pour l'embrasser, avant de se retourner vers le domestique. « Très bien, Édouard, soupira-t-elle. Menez-moi au duc. — Bien sûr, Votre Majesté. Il attend dans la suite de la reine Catherine. Un homme de taille moyenne, la barbe bien taillée, se tenait devant la suite de la reine Catherine. Le teint sombre et un peu trapu, il portait l'uniforme de commandant du service des gardes du Palais, et une aiguillette rouge et blanc signalait son affectation au bureau du Premier ministre. La plaque d'identité de sa poche de poitrine indiquait « NEY, FRANCIS », et sa mine n'encourageait pas les familiarités. Difficile de dire si c'était voulu ou si la nature l'avait simplement doté d'un visage ainsi fait, même si certaines de ses connaissances avaient leur avis sur la question. Toutefois, si lugubre et concentré qu'il parût aux autres, Élisabeth sourit en le voyant. « Bonjour, Francis », dit-elle, et Ariel agita les moustaches pour le saluer. Une infime étincelle brilla au fond des yeux du commandant lorsque le chat sylvestre le gratifia d'un blic, mais elle n'effleura même pas son expression. Cela ne dérangeait pas Élisabeth : elle connaissait Francis Ney depuis qu'elle était gamine, et elle ne comptait pas parmi ceux qui le qualifiaient d'asocial. Il était certes... susceptible, et ses opinions étaient coulées dans l'acier de bataille. Ça, elle voulait bien l'admettre. Mais il venait des monts Olympe de Gryphon, dont les francs-tenanciers avaient une longue tradition de friction avec l'aristocratie locale, ce qui expliquait en grande part sa personnalité taciturne et sa méfiance systématique face aux dépositaires de l'autorité. Cela pouvait paraître étrange chez un homme qui s'était porté volontaire, cinquante ans plus tôt, pour protéger son monarque et les principaux membres du gouvernement, mais c'était parfaitement cohérent pour qui le connaissait. D'ailleurs, à dire vrai, la Couronne soutenait depuis longtemps les roturiers gryphoniens contre leurs nobles, ce qui valait à la reine actuelle leur loyauté féroce. Cela expliquait aussi pourquoi la moitié des aristocrates de Gryphon étaient des adhérents en vue de l'association des conservateurs – la proportion aurait pu être plus élevée, mais l'association était bien trop gnangnan et libérale sur le plan social pour les véritables conservateurs parmi les pairs gryphoniens. En tout cas, Élisabeth était bien placée pour savoir que Ney n'était sûrement pas asocial. Querelleur, têtu, excessivement déterminé et souvent rageant pour ceux qui se heurtaient à ses principes inflexibles, oui. Mais pas asocial. Et puis il était très compétent, et elle avait été ravie de le voir choisi par le Premier ministre pour diriger sa propre force de sécurité. « Bonjour, Votre Majesté », répondit le commandant, et un sourire – bref et discret peut-être, mais un sourire, incontestablement – passa sur ses lèvres. « Il vous mène la vie dure ? » Elle désigna de la tête la porte fermée, et Ney eut un petit rire. « Pas autant que j'essaye de le lui faire croire, Votre Majesté. J'arrive à le forcer à lever le pied au moins un peu en le faisant culpabiliser de nous solliciter tous autant. Dommage que je ne parvienne pas à le convaincre de se ménager lui-même aussi de temps en temps. — Je sais. » Élisabeth soupira puis tapota l'épaule du commandant. « Continuez d'essayer quand même, Francis. Et j'espère qu'il est conscient de sa chance d'avoir quelqu'un comme vous à ses côtés pour le harceler. — Je vous en prie, Votre Majesté ! » Ney avait retrouvé son air taciturne. « Pas "harceler" ! Je préfère parler d'offrir des encouragements appuyés. — C'est bien ce que je disais : le harceler », répondit-elle. Ariel émit un blic rieur depuis son épaule, et Ney gloussa puis appuya pour elle sur le bouton commandant l'ouverture de la porte. Allen Summervale, duc de Cromarty et Premier ministre de Manticore, se leva poliment mais sans hâte tandis qu'Élisabeth entrait dans la suite avec son chat sylvestre. « Bonjour, Allen. » La reine sourit chaleureusement et alla à sa rencontre pour le serrer dans ses bras. Ce n'était pas tout à fait conforme au protocole, mais le Premier ministre et elle se connaissaient depuis très longtemps. En effet, il faisait partie de son conseil de régence quand elle avait accédé au trône, adolescente éplorée, à la mort prématurée de son père, et il était en quelque sorte devenu son père adoptif. C'était aussi l'homme qui avait dirigé le Royaume stellaire en son nom, travaillant main dans la main avec elle pour surmonter par la contrainte ou la persuasion toute opposition à la consolidation des forces spatiales que son père avait commencée... et qui avait empêché, au moins jusqu'à maintenant, la destruction du Royaume. « Quel bon vent vous amène un dimanche après-midi ? demanda-t-elle en le lâchant pour lui faire signe de reprendre son fauteuil. J'imagine que ce n'est pas si urgent que ça, sinon vous auriez appelé pour gagner du temps. D'un autre côté, vous considérez manifestement que cela sort au moins un peu de l'ordinaire ou vous auriez laissé l'affaire attendre jusque lundi. — En réalité, c'est assez urgent, bien que ça ne requière pas de réponse immédiate, fit-il. Mais cela pourrait potentiellement nous compliquer sérieusement la vie. Surtout quand l'opposition en aura vent... à supposer que ses espions n'aient pas déjà donné l'alerte. — Oh, mon Dieu. » Élisabeth se laissa tomber dans son fauteuil et serra Ariel contre son cœur. « Pourquoi persistez-vous à m'annoncer ce genre de nouvelles, Allen Summervale ? Juste une fois, j'aimerais que vous arriviez au Palais et que vous passiez la tête dans l'entrebâillement de la porte pour dire "Simple visite de courtoisie, Votre Majesté ! Aucune nouvelle inquiétante. Bonne journée !" — Ce serait agréable, hein ? » fit Cromarty, comme nostalgique. Puis il se reprit. « Agréable, mais pas près d'arriver, je le crains. — Je sais. » Élisabeth le regarda avec un sourire affectueux puis soupira. « Allez-y, balancez vos mauvaises nouvelles. — Je ne suis pas sûr qu'il s'agisse réellement de mauvaises nouvelles. En fait, ce pourrait même en être une très bonne, à long terme. — Mais si vous n'en venez pas au fait, même le commandant Ney ne pourra éviter que cela devienne une nouvelle exécrable pour vous à court terme, insista Élisabeth, lui soutirant un petit rire. — Très bien, Votre Majesté. Pour faire simple, nous venons de recevoir une requête officielle de la part du président de Saint-Martin. — Une requête officielle ? » Élisabeth fronça les sourcils, et Ariel dressa les oreilles. « Quel genre de requête officielle ? — C'est un peu compliqué, Votre Majesté. — Ça l'est toujours, sur Saint-Martin », fit-elle remarquer, et le duc eut un sourire approbateur et désabusé. Saint-Martin était l'un des mondes à plus forte gravité jamais colonisés par l'humanité. D'ailleurs, avec sa gravité standard de 2,7 g, il figurait sans doute en tête de liste. La planète était si massive que les colons avaient dû se limiter aux pics montagneux et aux plateaux, bien qu'ils descendissent quasiment tous d'ancêtres génétiquement modifiés pour s'adapter aux environnements à forte gravité des siècles avant le peuplement de Saint-Martin. Heureusement, la planète était immense et comportait beaucoup de chaînes de montagnes, dont plusieurs auraient fait pâlir l'Himalaya de la vieille Terre ou la chaîne de Palerme sur la Nouvelle-Corse. Il devait y avoir quelque chose dans les montagnes qui laissait son empreinte particulière sur le génotype humain, songea Élisabeth avec ironie. Même dans le Royaume stellaire, les habitants des Murailles de cuivre ou de l'Olympe paraissaient plus têtus et rigides que leurs amis et cousins des plaines. Et Saint-Martin possédant les montagnes les plus spectaculaires connues de l'homme, il était sans doute inévitable que ses habitants figurent parmi les plus indisciplinés de l'histoire de l'humanité. Car c'était le cas. Pour tout dire, le commandant Ney avait l'air franchement malléable par comparaison, et cela expliquait sans doute pourquoi ils s'étaient battus si obstinément — et en vain — quand la République populaire de Havre avait conquis l'Étoile de Trévor trente-trois ans T plus tôt. Certains étaient parvenus à un compromis avec le vainqueur dans les décennies suivantes, bien sûr. D'autres avaient carrément collaboré, voire, comme sur toute planète conquise, trouvé leur place spirituelle dans les rangs des vainqueurs. Mais l'immense majorité de la population considérait avec mépris ceux qui avaient partie liée avec l'occupant havrien et ne s'était pas cachée du... déplaisir que lui inspiraient ces gens-là. Par conséquent, le bureau de la Sécurité intérieure et son successeur, le Service de sécurité, avaient été contraints de maintenir une forte présence sur la planète. Pire, du point de vue des Havriens, trente ans et quelques d'occupation ne représentaient pas une période aussi longue que du temps d'avant le prolong, et de loin : pour leur tranquillité d'esprit, bien trop d'habitants avaient encore des souvenirs clairs en tant qu'adultes de ce qu'était la vie avant que les Havriens ne viennent les sauver de la double malédiction de l'indépendance et de la prospérité. Depuis que l'amiral de Havre-Blanc avait repris le système, il revenait à l'Alliance de traiter avec ces montagnards obstinés, et c'était pour le moins... intéressant. Non pas que les Martiniens aient eu de l'affection pour les Havriens ou qu'ils aient souhaité le retour de SerSec, car ce n'était vraiment pas le cas, mais le gouvernement provisoire constitué sous l'égide de l'occupant allié avait rencontré ses propres difficultés : subissant l'occupation havrienne depuis longtemps, ils n'avaient pas l'intention de se laisser dicter leur conduite, même gentiment, par quiconque, y compris leurs libérateurs. Ils voulaient reprendre le contrôle de leur planète — ambition parfaitement raisonnable aux yeux d'Élisabeth. Cela ne posait pas de problème à l'Alliance, mais les Martiniens eux-mêmes et leurs querelles intestines créaient des difficultés incessantes. Des observateurs de Zanzibar et Alizon avaient été consternés de la vivacité des échanges, et même les délégués graysoniens à la commission supervisant le retour de la planète à l'indépendance avaient émis des réserves quant à l'opportunité de rendre Saint-Martin à ses propriétaires. C'était peut-être leur monde natal, mais la plupart des commissaires paraissaient juger que les alliés portaient la responsabilité de les protéger d'eux-mêmes et de leurs propres excès —et leur planète avec. Les commissaires originaires de Manticore et Erewhon s'étaient montrés moins inquiets, essentiellement parce qu'ils avaient plus d'expérience de première main d'un électorat « énergique ». L'art consommé de l'hyperbole, de l'alarmisme et du vilipendage des adversaires faisait partie de la vie politique manticorienne depuis les débuts du Royaume ou presque. Erewhon n'était pas loin derrière et, malgré leur enthousiasme, les Martiniens ne jouaient pas dans la même catégorie que les hommes politiques roublards de ces deux nations lorsqu'ils entreprenaient de diaboliser un adversaire. Tant que personne ne tirait sur personne, Manticoriens et Erewhonais se satisfaisaient d'une position attentiste, et ils avaient concentré leurs efforts prophylactiques sur une offre de transport hors de la planète pour tous les sympathisants de l'ancien régime qui préféraient se trouver ailleurs quand leurs amis et voisins légèrement irrités dirigeraient à nouveau la planète. Nul n'avait usé de menaces pour les forcer à s'exiler, mais la commission alliée pour la reconstruction de Saint-Martin avait trouvé bon nombre d'enthousiastes pour souscrire à son offre de transport. Finalement, l'attente s'était révélée la meilleure des tactiques, même si ce n'était pas précisément pour les raisons que les commissaires avaient envisagées. Le gouvernement provisoire venait de se lancer dans un débat sur les détails des premières élections planétaires quand Honor Harrington avait été capturée par les Havriens, et on y était encore à son retour d'entre les morts. Cela n'avait guère surpris au sein de l'Alliance. En revanche, ce qui avait ébahi ceux qui s'étaient habitués aux débats, arguments, affrontements verbaux — et pugilats à l'occasion — qui fondaient le processus politique martinien, c'était la vitesse ahurissante à laquelle ces débats avaient pris fin avec le retour du commodore Jésus Ramirez de Cerbère. Personne, Ramirez y compris, n'aurait pu prédire l'effet de son retour. Par certains côtés, les Martiniens avaient encore plus mal pris que les alliés l'annonce par les Havriens de l'exécution d'Honor Harrington. Peut-être parce que cela leur rappelait trop leurs propres souvenirs douloureux de ce qu'était la vie sous la férule de SerSec, se disait Élisabeth. Mais, quoi qu'il en soit, Saint-Martin avait été le théâtre de réjouissances planétaires spontanées quand la Flotte spatiale élyséenne était entrée dans le système de l'Étoile de Trévor. Même le fait que leur planète avait été temporairement contrainte d'absorber, loger et nourrir un bon demi-million d'étrangers sans crier gare n'avait pas tempéré l'enthousiasme des Martiniens. Puis ils avaient découvert qui était au juste le « commodore Ramirez » qui servait en tant que commandant en second d'Honor. Il s'agissait de Jésus Ramirez, neveu du dernier président planétaire d'avant la conquête et dernier commandant de la Flotte spatiale martinienne. L'homme qui avait fait payer la perte de chacun de ses vaisseaux au triple à l'ennemi et qui avait victorieusement couvert les dernières évacuations à destination de Manticore (tout en y perdant la vie, croyait-on) alors que les Havriens terminaient leur approche. La famille Ramirez n'avait pas prospéré sous l'occupation. Le président Hector Ramirez avait été « tué lors d'une tentative d'évasion » dans le mois qui avait suivi sa signature forcée de la capitulation. Son frère Manuel, le père de jésus, avait été condamné pour « activités terroristes » et expédié sur Havre. Séclnt avait manifestement l'intention de se servir de son immense popularité pour encourager ses concitoyens à bien se tenir et à cesser de faire sauter ses QG d'intervention, mais le plan s'était retourné contre la République car il était décédé dans les deux ans. Un otage mort n'étant d'aucune utilité, il était probable que les Havriens avaient dit vrai cette fois en parlant de mort naturelle. Malheureusement, personne sur Saint-Martin, à commencer par les oncles, cousins, nièces, neveux, belle-famille et connaissances survivants de Manuel n'en avait cru un mot. Manuel et son frère étaient devenus des martyrs, et les membres restants de leur famille avaient formé le cœur du mouvement local de résistance. Et les Ramirez l'avaient payé. Les Législaturistes les avaient dépouillés de leurs comptes bancaires et de leurs biens dans leur entreprise de pillage de l'économie martinienne à des fins de consolidation des finances de la RPH. Séclnt les avait poursuivis et harcelés. Un par un, la plupart des hommes de la famille et beaucoup des femmes avaient péri. Certains avaient été capturés par SécInt, ou plus tard par SerSec, et avaient tout simplement disparu. D'autres avaient péri en menant des attaques de guérilla, ou dans des raids havriens contre les camps de la résistance. Au moment où l'Alliance avait repris la planète, la famille était quasi éradiquée et avait acquis ce faisant une stature presque mythique aux yeux de tous les opposants martiniens au régime havrien. Et puis les Ramirez étaient revenus. D'abord en la personne du général de brigade Thomas Ramirez, corps des fusiliers royaux manticoriens, qui, avec un rare sens de l'à-propos, avait été choisi pour commander la force d'occupation alliée. Une expérience chargée d'émotion, surtout pour les Martiniens qui se souvenaient de sa famille, et même de lui enfant avant l'occupation. Ensuite, le père de Thomas était revenu lui aussi, littéralement du royaume des morts, et cela avait eu un profond effet sur le reste de la population. Sur Saint-Martin, on ne pratiquait pas le culte hystérique des héros, mais ces montagnards férocement individualistes n'étaient pas passés loin quand ils avaient compris que l'un des légendaires Ramirez, l'une des icônes de la résistance, vivait encore. Les querelles autour des modalités du processus électoral prirent fin du jour au lendemain, et Jésus fut choisi, sans qu'on lui demandât vraiment son avis, pour être candidat à la présidence du nouveau gouvernement. Tous ses adversaires, à une exception près, se retirèrent de la course quand ils comprirent qui ils affrontaient, et la seule femme à rester en lice fut balayée au moment du vote, ne recueillant que quatorze pour cent des voix et reconnaissant sa défaite avant même la fermeture des bureaux de vote. Le dernier président de l'ancienne République de Saint-Martin était un Ramirez et le premier président de la nouvelle République l'était aussi. Les alliés – Manticore en premier lieu, pour qui la stabilité de Saint-Martin importait particulièrement – poussèrent tous un grand soupir collectif de soulagement. Une réaction peut-être un petit peu prématurée, pour finir, songeait Élisabeth en observant la mine de son Premier ministre. « Très bien, Allen. Qu'est-ce qu'ils nous préparent au juste cette fois-ci ? — Eh bien... » Cromarty tira sur le lobe de son oreille puis haussa les épaules. « Dans les termes les plus simples, Votre Majesté, le président Ramirez a ordonné à son ambassadeur d'envisager la possibilité que Saint-Martin demande son annexion en tant que quatrième planète membre du Royaume. — Il a quoi? » Élisabeth regardait fixement le Premier ministre, qui hocha la tête. — C'est à peu près ce que j'ai répondu quand l'ambassadeur Ascensio a abordé le sujet, Votre Majesté. C'est une surprise totale. — Il est sérieux ? Et même si c'est le cas, qu'est-ce qui le pousse à croire qu'il pourrait réussir un coup pareil ? Je sais qu'il est populaire, mais s'il se met à faire ce genre de propositions à tout bout de champ, ce type doit se prendre pour Dieu! — En réponse à votre première question, je le crois extrêmement sérieux, dit Cromarty. La lettre qu'il a envoyée par l'intermédiaire d'Ascensio le laisse à penser, en tout cas, et son analyse des avantages que Saint-Martin peut tirer d'un tel arrangement est à la fois convaincante et bien vue. De même que son analyse des profits que cela pourrait offrir au Royaume stellaire, d'ailleurs, sans compter notre désir d'assurer la sécurité du terminus de l'Étoile de Trévor. De plus, il apparaît qu'il a effectué des recherches étonnamment poussées concernant le précédent légal que votre père a créé en annexant Basilic. Votre oncle se trouve sur Gryphon ce week-end, mais j'ai demandé à des juristes éminents du ministère des Affaires étrangères d'examiner ses conclusions et, à première vue, il a raison quant à l'autorité de la Couronne, sur les conseils et avec le consentement du parlement, d'ajouter des mondes au Royaume. — Mais qu'en est-il du reste des Martiniens ? Il croit vraiment qu'ils vont accepter d'être trahis au bénéfice de Manticore ? — Je doute qu'il soit de cet avis, Votre Majesté, fit sévèrement Cromarty. Mais je doute également qu'il s'attende à ce que ses compatriotes se sentent trahis. Apparemment, l'idée de base ne vient pas que de lui. D'après sa lettre, elle avait effleuré plusieurs des membres en vue de leur nouveau sénat plus ou moins simultanément. Ils en étaient encore à tourner autour du pot ensemble sans que quiconque ait le cran de le proposer sérieusement, quand une remarque anodine de sa part les a poussés à penser qu'il partageait leur intérêt. Cela a suffi pour les faire agir, et l'autorisation d'explorer officiellement cette éventualité avec nous semble avoir été proposée, débattue au sénat à huis clos et votée en moins de deux semaines. — Vous voulez dire qu'il a l'autorisation officielle du sénat ? — C'est ce que dit sa lettre, Votre Majesté. Et si leur propre sénat soutient au moins l'examen de la question, il existe manifestement une réelle possibilité d'y parvenir. — Mon Dieu. » Élisabeth se carra dans son fauteuil en serrant Ariel dans ses bras tout en réfléchissant aux possibilités qui s'offraient soudain à elle. La question de ce qu'il fallait faire, en fin de compte, des anciennes planètes havriennes désormais occupées par des troupes alliées était contrariante depuis le début. Elle savait que certains députés, notamment parmi les centristes de Cromarty et les loyalistes, penchaient secrètement pour l'annexion comme solution la plus simple. Une solution qui augmenterait substantiellement la taille du Royaume et sa population, détail non négligeable quand on était en guerre contre la plus grande nation des environs. Mais aucun n'avait osé le suggérer car ils savaient que tous les meneurs de l'opposition se battraient pour être les premiers à bondir sur l'idée en vue de l'étouffer dans l'œuf. Les libéraux seraient horrifiés par la simple perspective que le Royaume stellaire puisse se muer en une bonne vieille puissance impérialiste brutale. Ils avaient suffisamment crié au scandale lors de l'annexion de Basilic, dont la seule planète habitable n'était peuplée que d'extraterrestres à peu près aussi primitifs qu'on pouvait espérer en rencontrer dans ses voyages interstellaires. L'idée d'annexer d'autres mondes habités par des êtres humains les offenserait jusqu'à la moelle. L'association des conservateurs serait plus atterrée encore. Isolationnistes jusqu'au bout des ongles, ses membres ne pouvaient envisager d'ajouter à la population des légions de nouveaux sujets dépourvus de toute expérience d'une société aristocratique (et dont on ne pouvait donc s'attendre à ce qu'ils rampent comme il se devait devant mieux né). Les progressistes, quant à eux, n'y attacheraient sans doute que peu d'importance... tant qu'on leur permettait de mettre en place leurs propres organisations partisanes et leur machine électorale. Ils auraient sans doute du mal à digérer que les habitants de ces planètes aient déjà leurs propres factions et partis politiques, toutefois, car cela réduirait inévitablement leur capacité à faire main basse sur de nouvelles forces lors des élections. Et même bon nombre de Manticoriens que l'idéologie et les calculs électoraux n'aveuglaient pas seraient consternés à l'idée d'ajouter des étrangers en si grand nombre au Royaume. Ils craindraient que l'addition d'autant d'éléments extérieurs dilue voire détruise l'amalgame unique qui avait permis au Royaume stellaire d'aller si loin et de si bien réussir avec une population aussi réduite. Élisabeth le comprenait bien, et compatissait même avec cette dernière crainte. Mais elle savait aussi que l'équilibre unique et les succès du Royaume dépendaient en grande partie du flot régulier d'immigrants qu'il avait toujours attirés. Il n'y avait jamais eu d'arrivées massives à ce niveau, mais un certain flux entrant se maintenait et, loin d'affaiblir la nation, ces immigrants lui avaient apporté leurs propres forces. Élisabeth avait toujours été fermement convaincue que la persistance de ce flux était cruciale pour la prospérité de son royaume, et l'idée d'y ajouter des planètes entières ne lui posait aucun problème. Toutefois elle ne s'attendait pas à vendre facilement cette idée au parlement. « Vous croyez que nous devrions soutenir Ramirez, Allen ? demanda-t-elle doucement, et le Premier ministre hocha la tête. — Oui, Votre Majesté. D'abord, nous avons besoin de cette main-d'œuvre. Ensuite, l'Étoile de Trévor nous est absolument essentielle sur le plan stratégique. Enfin, je pense que la... "vivacité" des Martiniens serait très bénéfique à notre société. De plus, cela établirait un précédent pour l'annexion d'autres mondes qui le demandent... tout en nous donnant une excuse pour ne pas annexer ceux qui ne le demandent pas. Et, en toute franchise, Votre Majesté, cela remonterait le moral de la nation. Le bond incroyable qu'il a fait suite au retour de la duchesse Harrington retombe maintenant, et les gens commencent à prendre la mesure de la nouvelle dotation d'urgence de la Flotte – et des impôts qu'elle entraîne. Et, bien sûr, ajouta-t-il avec une moue amère, nos amis de l'opposition ne voient aucune raison de ne pas tirer profit de tout cela. » Il se secoua. « Étant donné les circonstances, savoir qu'une planète entière choisit volontairement de rejoindre le Royaume stellaire et de partager avec nous les risques et le poids de la guerre ferait des merveilles. Après tout, qui irait s'unir officiellement avec ce qu'il imagine le perdant d'une guerre comme celle-ci ? Si cette idée ne vient pas spontanément à nos électeurs et aux groupes de réflexion sur les politiques publiques, je vous assure que nous la porterons à leur attention ! » Il eut un petit rire. « L'opposition n'a pas le monopole quand il s'agit d'influencer l'opinion publique, Votre Majesté. — J'aime bien votre argument, Allen, fit Élisabeth, songeuse, qui caressait Ariel avec une petite moue tout en réfléchissant à ce qu'il venait de dire. Bien sûr, nous n'en sommes qu'au début, il est même peut-être un peu prématuré de spéculer là-dessus pour l'instant. Mais si ça marche... » Elle laissa sa phrase en suspens, et Cromarty la regarda tandis qu'elle fixait un point qu'elle seule voyait. Il avait déjà vu cette expression sur son visage et, en la retrouvant en cet instant, il eut la certitude que, prématuré ou non, même si cela restait à faire accepter ou rejeter par l'opinion publique, le parlement et les électeurs, la véritable décision avait déjà été prise par la mince femme noire assise en face de lui. Et une fois que cette jeune femme-là a pris une décision, le reste de l'univers a intérêt à se résigner à l'inévitable et à s'ôter de son chemin, se dit-il avec joie. Parce qu'il risque de souffrir. CHAPITRE SEIZE « J'ai l'impression que tes Graysoniens considèrent que j'exerce une mauvaise influence sur toi, ma chérie », fit Allison tandis qu'elle enfilait avec sa fille le couloir du troisième étage du nouvel hôtel particulier d'Honor afin de rejoindre la salle à manger du rez-de-chaussée. Elles passèrent un angle, et Allison s'arrêta devant la porte ouverte d'un salon pour admirer comme il se devait l'immense étendue de tapis à poils longs occupant l'espace de la porte au mur tout entier, lui-même de cristoplast teinté, qui offrait une vue époustouflante sur la baie de Jason. C'était la quatrième fois qu'elle s'arrêtait ainsi, et chaque pièce somptueusement meublée possédait sa propre combinaison unique de couleurs et son style de décoration. « Pas mal, dit-elle sur un ton volontairement blasé. Enfin, à ta place, poursuivit-elle d'un air critique, je pense que je ferais teindre la baie d'un bleu plus sombre. — Très drôle, maman », répondit sévèrement Honor tout en appuyant sur la commande de la porte. Celle-ci se ferma, et Honor se tourna vers son incorrigible génitrice, la mine grave. « Et qu'est-ce que tu as encore fait à mes pauvres hommes d'armes cette fois-ci, espèce de malotrue ? — Enfin, mais rien, ma chérie ! » Allison baissa de longs cils noirs (l'un des nombreux traits qu'Honor lui avait beaucoup enviés pendant son adolescence gauche, étirée jusqu'à plus soif par le prolong) et leva des yeux innocents vers sa grande fille. « Rien du tout. Simplement, ils ont l'air de faire une fixation sur les horaires et la transmission des informations. Enfin, "fixation" est sans doute un terme un peu faible. "Obsession" conviendrait mieux et, à la réflexion, je me demande si cela ne pourrait pas être décrit comme une condition pathologique. Mmm... Je n'ai rien trouvé qui le justifie dans leur génotype, mais je parie que ça signifie simplement que j'ai loupé quelque chose dans mon étude parce que, maintenant que j'y pense, on dirait une affliction quasi généralisée. Tous les Graysoniens que je croise semblent en être atteints, en fait, et... — Tu es un être pervers et malfaisant, maman, dit Honor à sa mère, et tous ces discours ne me détourneront pas du fait que tu as tourmenté mon personnel. J'ai su que tu mijotais quelque chose rien qu'à la façon dont Andrew et Miranda évitaient très soigneusement de mentionner ton arrivée cet après-midi. Et, finaude que je suis, je déduis de tes commentaires, dans l'ensemble incompréhensibles, que tu as délibérément omis d'informer Simon ou Andrew de ton heure d'arrivée. Est-ce que par hasard mon raisonnement tiendrait debout? — Tu dois tenir ça du côté paternel, déclara Allison d'un air sévère et désapprobateur. Tu n'as sûrement pas hérité de cette logique plébéienne banale par mes gènes à moi, ma chérie. Les processus cognitifs des habitants de Beowulf se reposent bien plus sur la manipulation intuitive et créative de concepts et se dispensent de la corvée d'y appliquer un raisonnement. Rends-toi compte à quel point tu peux gâcher une hypothèse parfaitement cohérente si tu insistes pour y réfléchir ainsi ! C'est la raison pour laquelle je ne me laisse jamais aller à ce genre de vice. — Bien sûr que non, fit Honor, affable. Et tu éludes la question, une fois de plus. Tu ne me laissais jamais m'en tirer à si bon compte quand j'étais petite. — Évidemment. C'est une habitude déplorable chez un enfant bien élevé. — Maman ! » Un rire étranglé démentit l'air sévère d'Honor, et Allison gloussa. « Désolée. Il fallait que je me défoule après avoir passé tout le voyage depuis Yeltsin à bord du Tankersley en compagnie des gardes du corps des jumeaux, Jennifer, maîtresse Thom et une quantité de bagages suffisante pour un séjour de six mois dans la jungle de Sphinx. Ils sont tous très gentils et je les aime beaucoup, mais te rends--tu compte à quel point le Tankersley est petit? Moi, non... jusqu'à ce que je découvre que je ne pouvais aller nulle part sans être obligée de bien me tenir. — Tu n'as jamais passé une journée dans ta vie à "bien te tenir", renifla Honor. Mmm. » Elle inclina la tête. « À moins que tu n'aies voulu obtenir quelque chose d'un pauvre homme qui ne se doutait de rien avec ton sourire séduisant et tes fossettes, bien sûr, rectifia-t-elle. — Oh, je vois une ou deux occasions où je me suis bien tenue pour obtenir quelque chose d'une femme aussi, fit Allison avant de soupirer. C'était avant ta naissance, bien sûr, ajouta-t-elle d'un air pensif. — Deux ou trois ? Tu es sûre d'avoir voulu tirer quelque chose d'autant de femmes ? Ça me semble une estimation bien excessive, vu ton hétérosexualité obstinée. Tu n'as même pas encore cent ans, tu sais. — Je suis sûre qu'il y en a eu au moins deux, et je crois qu'il y en a eu trois. » Allison plissa le nez sous l'effet de la réflexion. « J'en suis presque persuadée. En deuxième année de primaire, j'avais une maîtresse plutôt qu'un maître, et j'ai bien dû vouloir en tirer quelque chose avant la fin de l'année. — Je vois. » Honor s'appuya contre la porte du salon désormais fermée et sourit en baissant les yeux vers sa mère. « Tu te sens mieux ? s'enquit-elle gentiment. — Oh, bien mieux ! » Allison éclata de rire puis secoua la tête. « As-tu idée de la façon dont tes Graysoniens réagiraient si je leur tenais ce genre de discours, Honor ? — Eh bien, je crois que Miranda pourrait te surprendre. Et je suis sûre que ce serait le cas pour Howard et Andrew. — Ton échantillon n'est pas très représentatif, protesta Allison. Ça fait des années que tu dresses ces trois-là tout doucement ! — Je te l'accorde. » Honor haussa les épaules, et elles reprirent leur marche dans le couloir. « D'un autre côté, il valait sans doute mieux que je dispose d'une petite décennie pour "dresser" la planète entière avant que tu ne débarques. — Ce n'était pas du luxe, en effet », répondit Allison avec un petit rire, puis elle secoua la tête, encore surprise, en descendant le grand escalier somptueux qui menait à l'immense entrée de l'hôtel particulier. « Je crois que c'est encore pire que ton manoir graysonien. Et maîtresse Thorn m'a déjà parlé de la distance entre la cuisine et la salle à manger. Elle désapprouve, Honor. Et elle ne s'en cache pas, d'ailleurs. — Ça ne m'étonne pas. Les gens ont pris la mauvaise habitude de m'offrir des maisons bien trop somptueuses à mon goût. Bien qu'ils ne le voient pas sous cet angle, évidemment. Ils ont l'air de croire que le seul problème vient de ce que je n'ai pas des goûts suffisamment grandioses pour une femme dans ma position, dotée d'un statut de demi-déesse universelle. » Elle émit un son désobligeant, et la moitié animée de son visage grimaça. « En réalité, tout cela est ta faute, naturellement, car tu ne m'as pas inculqué le bon goût des choses délicates. J'ai dit à Michelle que, si sa cousine n'était pas reine de Manticore, je lui aurais rendu cette gigantesque cale sèche sans me poser de questions. Il faudrait un bataillon complet de domestiques pour s'occuper d'une maison de cette taille sur Grayson et, même avec tous les systèmes de contrôle à distance et l'intelligence artificielle de la maison, le personnel compte plus de trente personnes ! » Elle secoua la tête et se mit à descendre l'escalier. « Il faut une bonne demi-heure de marche pour aller d'un bout à l'autre de cette demeure, reprit-elle en exagérant à peine, et j'ai l'impression d'avoir besoin d'une boîte de navigation inertielle et de pointages directionnels pour me rendre de la bibliothèque à la salle de bains. Au moins, le manoir Harrington a l'excuse d'être aussi un centre administratif, alors que cet hôtel particulier n'est que pure ostentation ! — Du calme, ma chérie. Sa Majesté voulait seulement te donner un nouveau joujou tout beau pour montrer à tout le monde combien elle t'apprécie. Et tu dois reconnaître qu'elle a bel et bien réussi à trouver quelque chose que tu ne te serais jamais acheté. — Ah, c'est le moins qu'on puisse dire, fit Honor avec chaleur. Mac adore, bien sûr. Il trouve que ça constitue un cadre idéal pour une personnalité aussi éminente que moi. » Elle grimaça de nouveau. « Quant à Nimitz et Samantha, ils aiment aussi : la maison est assez grande pour leur permettre de passer des années à l'explorer en quête de tous les coins et recoins où un chat peut se lover. Pour ma part, j'apprécie les deux ou trois pièces dont je me servirai jamais. Et puis la vue est véritablement époustouflante, et je n'ai rien contre un intérieur confortable. C'est peut-être simplement que j'ai passé trop de temps à bord de vaisseaux. Même les quartiers d'un amiral sur un supercuirassé sont franchement minuscules en comparaison, et je me sens peut-être coupable de consommer autant d'espace. — Je ne vois pas pourquoi tu devrais te sentir coupable », répondit Allison tandis qu'elles atteignaient le pied de l'escalier et traversaient l'entrée où trônaient sur une immense étendue de marbre noir et vert des statues et des tapisseries holographiques. Elle s'arrêta pour admirer la fontaine coulant en son centre tandis que les éclairs noir, or et vert de carpes koï sphinxiennes (qui ressemblaient bel et bien aux poissons terriens du même nom, si l'on oubliait l'absence d'écailles, les nageoires supplémentaires et les lobes horizontaux de la nageoire caudale) filaient dans la jungle de plantes aquatiques et entre les galets artistiquement disposés dans le bassin de granit poli. « Ce n'est pas toi qui l'as construit, et tu n'as pas non plus jeté l'argent par les fenêtres en achetant un hôtel particulier dont tu n'avais pas vraiment besoin, reprit-elle au bout d'un moment. Et si quelqu'un d'autre l'a fait, ce n'est pas comme si la planète allait manquer d'espace habitable sous peu. Et puis, Honor, trêve de plaisanteries, la reine t'a davantage fait cadeau de cette demeure pour montrer à l'opinion publique à quel point elle t'apprécie que parce qu'elle s'imaginait que tu en avais besoin. De ce point de vue, il s'agissait d'un geste politique au même titre que cette statue de toi que Benjamin a dressée à l'entrée du Conclave des seigneurs. Mais ça ne signifie pas qu'elle ne souhaitait pas réellement t'offrir quelque chose qui sorte de l'ordinaire. » Honor eut un petit geste embarrassé, et sa mère se mit à rire doucement. « Voilà donc la véritable raison de ton emportement ! Tu es toute gênée, une fois de plus. — Non, protesta Honor. Simplement... — Simplement tu détestes qu'on "fasse de toi" une héroïne. » Allison s'arrêta et prit sa fille par le coude, la retenant jusqu'à ce qu'elle se retourne vers elle. « Honor, je t'aime très fort, dit-elle alors d'une voix inhabituellement grave. Tu le sais, même si je ne te l'ai sans doute pas dit aussi souvent que j'aurais dû. Et je suis aussi ta mère, celle qui a changé tes couches, qui t'a regardée apprendre à marcher et parler, qui t'a envoyée à l'école, qui a soigné tes genoux écorchés, qui vous a descendus, toi et Nimitz, d'arbres à piquets, qui a discuté avec ton professeur après cette bagarre au collège et qui a supporté sans frémir le désordre que peuvent générer une gamine de douze ans et un chat sylvestre. Je te connais, ma chérie – je te connais, toi, pas une image projetée par les médias –, et je comprends très bien pourquoi l'idée que les gens voient en toi une héroïne te met si mal à l'aise. Mais Élisabeth III n'a pas fait de toi une héroïne, ni même les journalistes. C'est toi qui l'as fait, par tes propres actes et ce que tu as accompli. — Je sais, je sais, dit-elle en agitant la main comme Honor essayait de placer une protestation. Tu ne l'as pas fait pour qu'on t'admire et, les trois quarts du temps, tu étais morte de peur en accomplissant tes exploits. Je te dis que je te connais, Honor, et comment pourrais-je te connaître sans être aussi consciente de ça ? Je t'ai vue serrer les dents chaque fois qu'un journaliste ou un homme politique à la pêche aux voix t'appelle la Salamandre, et je sais tout des cauchemars – et pire – que tu as traversés après la mort de Paul. Mais crois-tu vraiment que tous ces gens qui ont assisté à tes funérailles alors que nous pensions que les Havriens t'avaient tuée ne le comprennent pas ? Ils ne te connaissent peut-être pas tous aussi bien que ton père et moi, mais ils te connaissent mieux que ça! Et, à vrai dire, je pense que c'est une des raisons pour lesquelles ils t'estiment héroïque. Ils ne s'attendent pas à ce que tu sois stupide ou arrogante au point de te croire invulnérable ou parce que la peur ne t'effleure jamais; au contraire, tu sais que tu n'es pas invulnérable, tu l'as prouvé, dit-elle en indiquant discrètement son moignon et sa joue inerte, et ils sont suffisamment intelligents pour comprendre que tu as peur... mais que tu fais ton boulot malgré tout. » Honor sentit son visage s'empourprer, mais Allison se contenta de sourire et exerça une pression sur son coude. « Je me suis rendu compte quand je te croyais morte que je ne te disais pas assez souvent combien j'étais fière de toi, fit-elle doucement. Je sais que ça te met mal à l'aise qu'on te complimente pour avoir fait ce que tu considérais comme ton travail et, étant ta mère, je regrette parfois que tu n'aies pas choisi une carrière moins dangereuse. Donc je ne t'embarrasserai sans doute plus en revenant là-dessus. Mais je suis très fière de toi, Honor Harrington. » Honor cligna plusieurs fois des yeux soudain embués. Elle ouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit; sa mère sourit à nouveau, plus naturellement, et la tira par le bras. « Quant à la taille de ta maison – sornettes ! Si la reine de Manticore veut te faire un cadeau, tu as intérêt à l'accepter. Bon sang, si je dois supporter toutes les coquetteries et les fioritures de Grayson, tu peux subir ta pénitence ici, dans le Royaume stellaire, et avec le sourire. C'est bien compris, jeune femme ? — Oui, maman, répondit Honor d'une voix soumise où seul un infime tremblement trahissait ses émotions. — Bien », fit Allison, satisfaite. Puis elle adressa un grand sourire à James MacGuiness qui ouvrait la porte de la salle à manger pour les saluer. CHAPITRE DIX-SEPT Quelques heures plus tard, Honor et sa mère étaient confortablement installées sur l'une des multiples terrasses de l'hôtel particulier. Le caractère ostentatoirement luxueux du domaine naissait en partie de sa situation sur les falaises surplombant la côte orientale de la baie de Jason; il se targuait donc de posséder un peu plus de deux kilomètres de front de mer privé et intact. Enfin, deux kilomètres à vol d'oiseau car, si l'on tenait compte du relief de la côte accidentée, on était plus près des trois kilomètres et demi, aux yeux d'Honor. Bien sûr, les planètes du Royaume stellaire étaient très peu peuplées par rapport à des mondes tels que Havre ou les plus anciennes planètes de la Ligue solarienne. À elles trois, elles totalisaient à peine la moitié de la population de la vieille Terre seule dans le dernier siècle précédant la Diaspora, et la propriété terrienne n'était donc pas réservée aux très riches comme sur des planètes plus densément peuplées. D'ailleurs, ce domaine était beaucoup plus petit que la propriété Harrington sur Sphinx. Mais il se trouvait aussi à moins de vingt kilomètres du centre du quartier des affaires de la ville d'Arrivée, et la côte orientale était considérée comme le deuxième ou troisième site résidentiel le plus convoité de la planète capitale. Ce qui signifiait que, même dans le Royaume stellaire, ces hectares de terre auraient rapporté une somme faramineuse sur le marché de l'immobilier. Surtout avec la vue spectaculaire qu'on avait depuis le haut des falaises escarpées. Manticore-A semblait posée en équilibre sur la rive occidentale de la baie, et Manticore-B était une étoile brillante, clairement visible dans le ciel qui s'assombrissait à l'est. La brise qui soufflait de la baie gagnait lentement mais sûrement en puissance, agitant les franges du parasol qui abritait leurs lits de plage, et l'esquisse d'un banc de nuages se profilait au nord, augurant de la pluie nocturne prévue par la météo. Une tempête de lézards-mouettes à double queue, les écailles gris vert, s'élevaient et plongeaient au-dessus des falaises ou tanguaient comme des bouchons sur la houle par-delà la ligne du ressac, échangeant des trilles aigus et cristallins. Et l'odeur de la marée se mêlait à celle des jeunes pousses, des roses de la vieille Terre et des parterres de fleurs colorées, mariant plantes locales et terriennes, qui adoucissaient la sévérité de la terrasse pavée d'ardoises grises. « J'imagine que je pourrais m'habituer à ce genre de luxe décadent, en faisant un effort, déclara Allison derrière ses lunettes noires. Ce serait difficile, certes, pour une femme aussi naturellement puritaine que moi, mais possible. Oui, possible. — Je n'en doute pas. » Honor tendit le bras, se saisit d'un nouveau cookie au chocolat sur la table qui les séparait et y mordit avec bonheur. Sa mère, songea-t-elle, n'avait peut-être pas tort, car il y avait quelques luxes auxquels elle-même aurait détesté renoncer – tels que Susan Thom, sa cuisinière graysonienne. « Maîtresse » Thom était un membre de plus du clan LaFollet – une tante par alliance, si Honor avait bien saisi la structure complexe des clans graysoniens. Avec son formalisme naturel, elle préférait ce titre vieillot et elle n'aurait jamais supporté que son seigneur l'appelle par son prénom. Mais peu importait, car elle était aussi fermement convaincue qu'aucune cuisine n'avait été consacrée comme il se devait à sa sainte vocation tant qu'elle n'avait pas produit ses premiers plateaux de cookies et de caramels. Vu les cookies (et les caramels) qu'elle préparait, Honor n'avait pas l'intention de la contredire, et elle soupçonnait son propre métabolisme génétiquement modifié pour s'adapter aux mondes à forte gravité d'être en partie responsable du plaisir que maîtresse Thom prenait à cuisiner pour elle. Il fallait beaucoup de calories pour alimenter son four intérieur, et maîtresse Thom se réjouissait d'avoir une patronne qu'elle pouvait littéralement gaver sans qu'elle se soucie de son poids ni de sa silhouette, deux sujets d'importance capitale pour toute dame graysonienne de l'ancienne école. Malgré tout, maîtresse Thom avait été scandalisée la première fois qu'Alfred Harrington s'était aventuré dans la cuisine du manoir Harrington. La cuisine, c'était son domaine à elle, et un mâle n'avait pas à y traîner. Même ceux qui prétendaient aimer cuisiner se contentaient en réalité de faire mumuse, savait-elle d'expérience, et même les meilleurs d'entre eux laissaient tout en joyeux désordre derrière eux, à charge pour quelqu'un d'autre (une femme) de nettoyer. Toutefois, elle ne pouvait pas y faire grand-chose si ce n'est démissionner. Elle avait donc serré les dents et supporté l'affront... pour finir par découvrir qu'Alfred était peut-être bien un cuisinier tout aussi doué qu'elle. Elle gardait l'avantage en matière de pâtisseries, gâteaux et pains, mais il se débrouillait mieux avec les viandes et les soupes; quant aux légumes, ils s'en tiraient aussi bien l'un que l'autre. En quelques semaines, Alfred était devenu le seul résident du manoir, seigneur compris, à jouir d'un accès illimité à sa cuisine et à pouvoir l'appeler par son prénom. Il avait même eu le droit, événement choquant et sans précédent, de lui montrer comment préparer sa quiche spéciale aux épinards. Ne faisant pas partie de la société des cuisiniers, pâtissiers, chefs et amateurs éclairés de vins – et n'en ayant pas l'ambition –, Honor avait été ravie de lui laisser le soin de choisir les menus et de discuter tout son saoul des différences entre les gastronomies sphinxienne et graysonienne avec maîtresse Thom. Sa mère s'était toujours satisfaite de le laisser régner sur la cuisine quand Honor était petite, après tout, et celle-ci ne se souciait réellement que de la qualité du produit fini. Or le résultat était très bon, qu'on laissât faire Alfred ou maîtresse Thom, et meilleur encore depuis qu'ils collaboraient. Elle mordit dans le cookie et jeta un regard vers le perchoir où Nimitz et Samantha ronflaient doucement, sur le mur de roche brute qui bordait la terrasse face à la mer. James MacGuiness avait personnellement supervisé l'installation du perchoir à deux branches avant même l'arrivée d'Honor, et les deux chats sylvestres l'adoraient. Elle sentait leur plaisir ensommeillé flotter à la surface de leurs rêves, comme s'ils ronronnaient dans un coin de son esprit. « Tu te souviens du terrible coup de soleil que tu as pris pendant ta première semaine à Saganami ? demanda sa mère du ton satisfait qu'elle adoptait souvent, et Honor renifla. — Bien sûr que oui – et Nimitz aussi. J'espère que tu n'as pas l'intention de me servir encore un "Je t'avais prévenue" aussi longtemps après les faits, maman ! — Pas moi. Je me dis que si une main brûlée en apprend long sur le feu, le corps tout entier roussi doit enfoncer le clou jusqu'au bout. Même avec toi, ma chérie. » Elle tourna la tête vers sa fille avec un sourire angélique, et Honor se mit à rire. La planète natale de sa mère était sèche et poussiéreuse, comparée à la plupart des mondes habités par l'homme. Elle comportait d'immenses continents et des mers profondes mais rares. Elle n'avait pas de montagnes ni l'extrême inclinaison axiale qui rendait le climat de Gryphon si... particulier, mais il lui manquait aussi l'influence modératrice de ses immenses océans. Par conséquent, Allison Chou avait grandi habituée à un climat « continental » prononcé, aux étés longs et chauds et aux hivers très rigoureux, mais Honor était une enfant de Sphinx. Pour elle, les saisons longues et lentes de sa planète natale froide, aux printemps pluvieux, aux étés frais, aux automnes venteux et aux hivers majestueux constitueraient toujours la norme, et elle n'était donc pas du tout préparée au climat qui régnait sur l'île de Saganami. Manticore était beaucoup plus proche que Sphinx de l'étoile primaire qu'elles partageaient, et Saganami, à quelques dizaines de kilomètres seulement de là où sa mère et elle se trouvaient à cet instant, se situait juste au-dessus de l'équateur de la planète capitale. Allison l'avait mise en garde à ce sujet, mais Honor n'avait alors que dix-sept ans, elle était enfin indépendante (du moins était-ce ainsi qu'elle envisageait à l'époque l'environnement très structuré de l'École spatiale) et trop occupée à profiter de la gravité moindre et de la chaleur pénétrante de Manticore pour y prêter beaucoup d'attention. Ce qui s'était soldé, inévitablement, par l'un des coups de soleil les plus mémorables de l'histoire de l'humanité. « Et pourquoi, ô mère révérée, évoques-tu ce sujet, si ce n'est pour te lancer dans une homélie sur le destin tragique qui attend les filles qui se dispensent d'écouter leurs chers parents – et notamment leur mère chérie – comme elles le devraient ? Tu dépoussières tes talents pour les utiliser aux dépens de Faith et James ? — Grands dieux, non ! Il est beaucoup trop tôt pour ça. Allison se mit à rire. « Tu sais ce qu'on dit, Honor. Si on commence à se former à quoi que ce soit prématurément, on risque d'atteindre trop tôt le sommet de ses compétences. Je me dis que je peux attendre qu'ils sachent marcher avant de commencer à pratiquer sur eux un judo parental digne de ce nom. Après tout, ça a plutôt bien marché avec toi, non ? — J'aime à le penser. » Honor reprit un cookie et proposa l'assiette à sa mère, mais Allison secoua la tête. Ses gènes n'avaient pas subi la modification Meyerdahl responsable du métabolisme accéléré d'Honor. Par moments, tout en regardant sa fille et son mari enfourner avec enthousiasme toutes les denrées comestibles qu'ils croisaient sans se soucier le moins du monde des calories, elle avait tendance à le regretter. D'un autre côté, elle tenait beaucoup plus longtemps entre deux fringales et prenait un certain plaisir à le leur rappeler gentiment quand ils la réveillaient en farfouillant bruyamment dans les placards ou le frigo au beau milieu de la nuit. « Évidemment, répondit-elle, un peu provocatrice, il se pourrait que tu ne sois pas tout à fait objective quant à la qualité du résultat, non ? — Ça se pourrait. Mais ce n'est pas le cas, bien sûr. — Oh, bien sûr ! Elles rirent de concert, puis Allison roula sur le côté et souleva ses lunettes de soleil pour regarder sa fille d'un air grave qui ne lui était pas coutumier. « En fait, Honor, j'ai évoqué cet épisode pour une bonne raison, mais elle concerne Nimitz plus que toi. — Ah bon ? » Honor fronça les sourcils, et sa mère acquiesça. « D'une certaine façon. Je pensais à la souffrance qu'avait ressentie Nimitz pendant qu'il endurait cette expérience avec toi, et cela m'a fait réfléchir à la nature du lien que vous partagez. » Honor inclina la tête, et Allison haussa les épaules. « Je n'ai pas eu l'occasion de faire plus qu'appeler brièvement ton père pour lui annoncer mon arrivée, donc je n'ai pu discuter de rien avec lui concernant Nimitz ou toi-même. D'un autre côté, je n'ai pas besoin d'en parler avec lui pour constater que Nimitz continue de boiter autant qu'avant. J'imagine que ton père et les autres médecins qui s'occupent de lui ont décidé d'avancer plus prudemment que d'habitude à cause de la perte de sa voix mentale. — C'est à peu près ça », répondit doucement Honor en jetant un regard soucieux aux chats sylvestres. Elle n'était pas mécontente qu'ils soient endormis, car elle ne pouvait étouffer une pointe de chagrin et d'amertume face au handicap de Nimitz. Non, pas son handicap, sa mutilation plutôt. Parce que c'est de cela qu'il s'agit – bien plus que ce qui est arrivé à mon bras. Elle grinça des dents et repoussa un accès de rage meurtrière avant qu'il n'atteigne la surface. Il s'en approcha suffisamment pour que Nimitz s'agite, mais elle parvint à maîtriser ses émotions avant de le réveiller -complètement, et il se rasséréna. Et puis elle ne pouvait exercer sa vengeance sur personne. Cordélia Ransom et la brute de SerSec qui avait causé les dégâts à coups de crosse de pulseur étaient tous deux morts à bord du Tees et, même si l'envie l'en taraudait, elle ne pouvait pas les ramener à la vie pour pouvoir les tuer à nouveau elle-même. « En fait, ils sont quasiment prêts à commencer leur travail sur lui et moi, reprit-elle au bout d'un moment d'une voix calme. Ils ont fait l'inventaire des dégâts au niveau de mon visage (elle passa les doigts sur sa joue inerte) et c'est aussi grave que le premier examen de Fritz le laissait entendre. Il faut envisager un remplacement complet, et l'interface organique-électronique a trinqué aussi, à cause de la surtension qui a grillé les nerfs artificiels. Ça n'a pas l'air aussi dramatique que papa le craignait, mais ce n'est pas bon, surtout avec mes antécédents de rejet de greffons et d'implants. Pour l'instant, il estime à quatre mois le temps nécessaire pour la chirurgie et la greffe, en admettant que nous ne traversions pas encore un épisode de rejet. Mais la rééducation et les séances de thérapie devraient prendre moins de temps cette fois, puisque je les ai déjà subies et que je connais la routine. Il faudra donc sans doute compter sept mois en tout pour le visage. » L'œil pose un peu moins de problèmes parce que le nerf optique n'a pas été endommagé comme mes nerfs faciaux. Mieux encore, la surtension qui s'est produite quand les Havriens l'ont grillé aurait été plus faible. Elle a abîmé la partie électronique de l'interface, mais les sécurités et les coupe-circuits ont bien protégé la partie organique, donc il s'agit essentiellement de connecter le nouveau matériel. Mais comme je vais déjà être coincée au bloc un bon moment pour le visage, papa a décidé de rajouter quelques fonctionnalités supplémentaires à mon nouvel œil. Ce qui signifie que je vais devoir apprendre à les activer et les contrôler. Bon sang, depuis le temps que mon ancien œil est inopérant, il va me falloir réapprendre toutes les vieilles routines ! Mais il a réussi à me convaincre que cela valait le coup à long terme. » Sa joue se plissa en un sourire lorsqu'elle ajouta : « Évidemment, c'est sans doute un peu injuste qu'un médecin profite du fait qu'il est aussi mon père quand il s'agit de me convaincre de quelque chose. Je m'attendais presque à ce qu'il dise : "Parce que je suis ton père, un point c'est tout !" — Je ne vois pas pourquoi il dirait une chose pareille, murmura Allison. Ça ne marchait déjà pas quand tu avais dix ans, pourquoi voudrait-il que ça marche maintenant? — Comme tu dis. Ce qui ne m'a pas empêchée de penser l'espace d'un instant qu'il allait quand même essayer. — Et pour ton bras ? — Ce sera à la fois plus simple et plus compliqué que le visage. La bonne nouvelle, c'est que, malgré les équipements sommaires dont il disposait, Fritz a fait de l'excellent boulot lors de l'amputation. » Allison hocha la tête, mais son expression sereine ne trompa pas Honor. D'ailleurs, elle n'aurait pas trompé quiconque avait accès à sa réaction émotionnelle chaotique, même aujourd'hui, à l'idée de sa fille affamée et mortellement blessée, allongée devant un médecin qui travaillait en toute hâte à amputer les restes de son bras déchiqueté sans autre équipement que le kit médical d'urgence d'une navette d'assaut. « Il a fait particulièrement attention aux nerfs, reprit Honor sur un ton aussi calme que le visage de sa mère, et papa dit que nous ne devrions pas rencontrer de problème avec les interfaces à ce niveau. Comme je te le disais, c'est la bonne nouvelle. La mauvaise, c'est que, contrairement au visage et à je vais devoir partir de zéro pour apprendre à me servir du bras. » Allison hocha de nouveau la tête, cette fois avec une grimace de compassion. Malgré tous les efforts des prothésistes, un membre artificiel demeurait précisément artificiel. Les concepteurs pouvaient beaucoup dans leur domaine, mais même les meilleurs professionnels de la Ligue solarienne étaient incapables de fabriquer une prothèse qui obéirait exactement aux mêmes impulsions nerveuses et de la même façon que le membre naturel qu'elle remplaçait. Il existait trop de différences d'un individu à un autre. On aurait pu cartographier les impulsions uniques caractéristiques de la personne dont on remplaçait le membre, après quoi il aurait été assez simple de modifier le logiciel pour s'y adapter. Mais il aurait fallu des mois, et le destinataire de la prothèse aurait été contraint de faire passer son bras naturel amputé — ainsi que sa main et ses doigts — par tous les aspects de leur capacité de mouvement au bénéfice des capteurs enregistrant les commandes nerveuses. Dans les faits, il était plus logique de concevoir la prothèse autour d'un ensemble logiciel fonctionnant sur un modèle heuristique qui apprenait par expérience, puis de simplement laisser la personne en question (et le logiciel) apprendre à s'en servir. Même ainsi, toutefois, le nouveau membre resterait toujours une « pièce rapportée », quel que soit le degré de contrôle que son propriétaire en acquière; ces prothèses, par conséquent, n'étaient pas de simples instruments « prêts à l'emploi ». Honor avait appris à gérer le fait que les nerfs artificiels de sa joue ne lui transmettaient pas les données sensorielles de la même façon que les vrais. En cet instant, elle ne sentait rien du tout sur sa joue gauche. Si ses implants avaient correctement fonctionné, toutefois, elle aurait perçu de manière différente sur ses deux joues la pression de la brise marine qui enflait. Et même après tant d'années, les sensations du côté gauche lui auraient paru artificielles. Ce qui n'était que justice, puisqu'elles l'étaient effectivement. Elle se demandait parfois s'il ne lui aurait pas paru plus facile de s'adapter à un remplacement des nerfs des deux joues, mais elle n'avait pas l'intention de tenter l'expérience pour le découvrir. Ce côté artificiel justifiait en grande part que tant de nations, y compris le Royaume stellaire, n'aient pas de gros marché de l'amélioration biologique. C'était le cas de certaines, bien sûr. Les biomodificateurs clandestins de Mesa venaient automatiquement à l'esprit, mais Beowulf, le monde natal de sa mère, avait aussi connu un marché fort lucratif de l'amélioration biologique. D'une certaine façon, Honor comprenait cette tentation, car plusieurs fonctions de l'œil dont les Havriens l'avaient privée lui avaient cruellement manqué, telles que la vision en conditions de faible luminosité, ou les mises au point télescopique et microscopique. Mais même ainsi, ce qu'elle voyait ne lui avait jamais paru tout à fait aussi vivant, aussi « réel » que les images banales transmises par son œil droit. C'était sans doute impossible à expliquer pleinement à qui n'en avait pas fait l'expérience directe. D'ailleurs, elle se disait que c'était peut-être purement psychologique, bien que tous ceux qui avaient reçu des implants similaires fussent quasi unanimes sur la question. Elle n'avait jamais trouvé de meilleure comparaison, même pour elle-même, que d'assimiler ce qu'elle voyait à travers son œil gauche à une excellente présentation tridimensionnelle sur écran plat. Là encore, elle se demandait souvent si en remplaçant ses deux yeux, de sorte que les données fournies par l'œil naturel ne constituent plus une source de « distraction », on n'aurait pas arrangé le problème avec le temps. Et là encore, elle n'avait pas du tout l'intention de tenter l'expérience. Mais certains avaient fait le choix inverse. En effet, au sein de certaines cultures humaines éloignées comme Sharpton, où le cyborg était une sorte d'icône culturelle, il était aussi banal de se faire remplacer yeux et membres par des systèmes artificiels que sur Manticore de se faire détartrer et redresser les dents. Ou encore percer les oreilles. Pour sa part, Honor ne s'imaginait pas faire une chose pareille. Cette simple idée la mettait mal à l'aise — sans doute parce qu'elle avait passé tant d'années de sa vie dans l'espace. Après toutes ces années dans un environnement extérieur artificiel, la perspective de transformer son propre corps en un environnement intérieur artificiel ne la tentait pas du tout, malgré les avantages qu'elle aurait pu en tirer par rapport à des membres de chair et de sang. Bien que le Royaume stellaire ne pratiquât pas ce type d'amélioration à la légère, cela ne tenait pas à un sentiment de répulsion face aux ( monstruosités cyborg ». Honor avait rencontré quelques personnes — des ressortissants de la Ligue solarienne, surtout — dont les améliorations étaient si évidentes et extrêmes qu'elles lui inspiraient un véritable sentiment de malaise, mais il s'agissait d'exceptions. La plupart des gens qui se faisaient modifier se donnaient du mal pour que le résultat paraisse le plus naturel possible (même s'il s'agissait d'approcher la perfection), et le même raisonnement valait pour la minorité de gens insensibles aux thérapies de régénération. Elle ne ressentait aucune appréhension concernant la réaction des autres à son nouveau bras et, avec son père, elle avait visité l'entreprise qui fabriquerait sa prothèse afin de discuter des fonctions avancées qu'ils désiraient y intégrer. Après tout, s'il fallait vraiment qu'elle porte une prothèse, il aurait été stupide de ne pas profiter de tous les avantages qu'elle pouvait apporter. Les techniciens qui devaient la produire avaient obtenu l'accès à son dossier médical auprès de MedNav, et elle leur faisait confiance pour reproduire fidèlement son bras d'origine quant à l'aspect extérieur, jusqu'au petit grain de beauté sur son coude gauche. La peau synthétique qui le recouvrirait aurait exactement la même texture et la même coloration. Elle bronzerait et prendrait même des coups de soleil à l'identique de sa peau naturelle, tout en maintenant la même température de surface que son bras droit. De l'intérieur, ce bras serait beaucoup plus puissant et résistant que celui qu'il remplacerait, et elle avait songé à plusieurs autres caractéristiques qu'elle souhaitait y voir intégrées, tandis que son père en suggérait quelques-unes qui ne lui étaient pas venues à l'esprit. Mais si perfectionné soit-il, ce serait aussi un poids mort parfaitement inerte pendant au bout de son moignon, du moins au début. Il lui faudrait apprendre à s'en servir en commençant de zéro, tout comme un bébé apprend à maîtriser ses bras. Pire, elle allait devoir désapprendre comment son bras naturel réagissait autrefois, parce qu'aucune des anciennes impulsions ou commandes nerveuses ne provoquerait la même réaction qu'auparavant. Elle n'avait jamais eu à le faire avec les terminaisons nerveuses de sa joue. Dans ce cas, il s'agissait simplement d'apprendre à interpréter de nouvelles données passives et de les faire correspondre avec d'anciennes informations. Et même avec son œil, il y avait eu relativement peu de nouvelles fonctions à maîtriser, car les muscles qu'abritait l'orbite n'avaient pas été affectés par les dommages subis. Ils permettaient au nouvel organe de bouger exactement comme l'ancien; quant à la mise au point et l'ajustement automatique aux conditions de lumière naturelles, ils étaient compris dans le logiciel. Elle n'avait eu à assimiler qu'un ensemble de contractions musculaires qui activaient ou désactivaient les fonctions spécifiques qu'elle souhaitait utiliser. Mais cela ne se passerait pas ainsi pour son bras, et elle était suffisamment honnête envers elle-même pour reconnaître qu'elle ressentait une certaine appréhension à chaque fois qu'elle imaginait ce en quoi consisterait sa thérapie. Et ses nombreuses années d'entraînement au coup de vitesse allaient seulement lui rendre la tâche plus ardue, car elle avait passé un temps fou à inculquer à ses muscles des réactions instinctives et automatiques, et chacune d'elles allait devoir être effacée et reprogrammée. Elle serait sans doute capable de retrouver un niveau suffisant avec la prothèse pour faire croire à la plupart des gens qu'elle la maîtrisait parfaitement d'ici neuf ou dix mois T, mais il lui faudrait des années de travail inlassable pour en obtenir véritablement le contrôle qu'elle exerçait sur son ancien membre. D'ailleurs, elle ne retrouverait jamais tout à fait le même degré de contrôle moteur. « Bref, reprit-elle en abandonnant le cours de ses pensées pour reporter son attention sur sa mère, vu le temps qu'il va nous falloir pour mon bras, papa et le docteur Brewster ne voient pas pourquoi hâter les choses avec Nimitz. Sam et lui étaient du même avis quand j'en ai discuté avec eux. Ils ont effectué un peu de travail liminaire sur ses membres abîmés, ils ont redressé ses côtes, mais ils ont évité de toucher au bassin pour l'instant, ce qui explique pourquoi il ne marche toujours pas correctement. Il ressent aussi une douleur sourde constante, et je sais qu'il aimerait pouvoir se déplacer plus facilement, mais Sam et lui sont d'accord avec papa : on ne prendra pas le risque de causer plus de dégâts sur le site de transmission télépathique tant que papa et Brewster ne sont pas sûrs de ce à quoi ils sont confrontés. » Elle se mit soudain à rire. « Sam, Nimitz et une vingtaine d'autres chats sylvestres collaborent à l'étude, et nous faisons des progrès assez rapides, maintenant que nous savons ce que nous cherchons. Les chats ont même l'air de s'amuser, comme si les tests étaient une sorte de jeu. En tout cas, ils ont l'air plus motivés que d'habitude, parce qu'ils réagissent beaucoup mieux aux tests de Brewster qu'à ceux de quiconque. — Allons, Honor ! railla sa mère. N'essaye pas de me mener en bateau, ma chérie. J'ai toujours soupçonné les chats sylvestres, tout comme toi sans doute, de rater délibérément la moitié des tests d'intelligence qu'on leur faisait subir ! » Les yeux d'Honor s'étrécirent, et Allison gloussa. « Je ne le leur reproche pas, tout comme toi. Bon sang, Honor ! Si j'étais aussi petite qu'eux et qu'un troupeau d'immenses êtres chevelus dotés d'une forte base technologique débarquait sur ma planète, je préférerais certainement paraître aussi innocente, adorable et duveteuse que possible ! Et qu'ils soient bel et bien petits, adorables et duveteux leur rend bien service, ajouta-t-elle. Même si quiconque a déjà vu ce qu'ils sont capables de faire subir à un champ de céleri – ou à un humain qui selon eux a besoin d'être remis à sa place – sait qu'ils ne sont pas franchement "innocents". Eh bien... oui, fit Honor. J'ai toujours soupçonné quelque chose du genre, moi aussi. Je ne sais pas vraiment pourquoi, j'avais juste le sentiment qu'ils voulaient qu'on leur fiche la paix plutôt qu'on les examine, qu'on les aiguillonne ou qu'on leur fasse abandonner la façon de vivre qu'ils ont choisie, j'imagine. » Elle haussa les épaules. « Je n'ai jamais bien su pourquoi, mais je suppose que tu as probablement mis le doigt sur la source de leur comportement. Mais ça ne me préoccupait pas vraiment non plus. S'ils préféraient qu'il en soit ainsi, je ne voyais aucune raison d'insister pour les faire changer d'avis. — Bien sûr. Et je doute fort que Nimitz ou tout autre chat sylvestre serait attiré par la perspective d'adopter un humain qui voudrait le changer. Peut-être est-ce parce que je ne suis pas née dans le Royaume et que je n'ai pas grandi en "sachant" à quel point les chats sylvestres sont intelligents – ou limités, comme tu veux –, mais j'ai toujours pensé que les natifs de Manticore et de Gryphon, et même la plupart des Sphinxiens, avaient tendance à les sous-estimer justement parce qu'ils croyaient les connaître. Et ceux qui se font adopter, comme toi et les agents du service des forêts de Sphinx, font de leur mieux pour détourner toute enquête qui les perturberait ou irait à l'encontre de leurs souhaits. — Tu as raison. C'est le cas et, pour être honnête, un pan de moi-même regrette sans doute que nous ne puissions pas continuer ainsi. J'imagine que c'est un peu ce que ressent une mère en voyant ses enfants grandir. Elle en est fière et veut les voir tenir leur place et aller aussi haut que possible, mais elle ne peut pas éviter une certaine nostalgie en repensant à eux quand ils étaient tout petits, tout beaux, tout neufs et dépendants d'elle. » Elle eut un sourire ironique. « Oh, je n'ai jamais envisagé Nimitz comme dépendant de moi, certes ! Mais tu vois ce que je veux dire. Et je crois que je suis même un peu plus amère sur ce point parce que, d'une certaine façon, ils n'ont jamais été aussi "jeunes" que nous le pensions tous. — Tous, mais pas toi, rectifia doucement Allison en agitant la main pour empêcher Honor de protester. Je te vois avec Nimitz depuis le jour de votre rencontre, Honor. Tu trouvais que c'était une nouvelle découverte merveilleuse, mais tu n'as jamais vu en lui un jouet ni un animal de compagnie, seule- nient une autre personne qui se trouvait physiquement différente de toi. Je crois que tu as été surprise de ce dont il était capable, mais tu t'y es adaptée sans ressentir le besoin d'affirmer ta supériorité dans votre relation. Et, soyons claires, si intelligents qu'ils soient, ils ont réellement besoin de guides humains pour survivre au milieu d'autres hommes, et, dans ce sens, Nimitz dépendait vraiment de toi. Et c'est encore le cas, par certains côtés – notamment quand les émotions de quelqu'un d'autre lui mettent les nerfs à vif ou le bouleversent. Tu crois que je n'ai pas vu comme tu le calmes dans ces moments-là ? Ou comment lui te calme quand tu commences à te torturer intérieurement ? » Elle secoua la tête. « C'est un partenariat, Honor. Ça l'a toujours été et, comme tout partenariat qui dure, chacun de vous est présent pour l'autre à son tour. Un peu comme une mère et sa grande fille, ajouta-t-elle avec un doux sourire. — C'est sans doute vrai, répondit Honor au bout d'un moment, avant de se mettre à rire. Tu es plutôt perspicace pour une vieille baderne maternelle, tu sais ? — L'idée m'avait effleurée, oui. De même que la triste conclusion suivante : je ne t'ai pas assez souvent corrigée quand tu étais petite. Ce qui est sans doute la faute de Nimitz, maintenant que j'y pense. Ça ne valait pas la peine de risquer ma vie pour essayer ! — Oh, non. À deux ou trois reprises, alors que papa ou toi me disputiez, gamine, Nimitz vous aurait volontiers aidés à me corriger ! Heureusement, il n'avait aucun moyen de vous le faire savoir. — Ah oui ? » Allison inclina la tête, et quelque chose dans son ton fit brusquement relever les yeux à Honor. « C'est marrant que tu en parles, poursuivit-elle, mais ça tombe bien. Ça me permet de rebondir vers l'objectif que je poursuivais au début de cette conversation. — Je te demande pardon ? » Honor écarquilla les yeux, et elle renifla. « Reprends un cookie et écoute-moi bien, ma chérie. » Honor la dévisagea d'un air soupçonneux, puis prit un autre cookie et se radossa bien sagement. « Ah, si seulement tu avais été aussi docile dans ton enfance ! » soupira Allison. Puis elle se redressa sur son séant et regarda sa fille avec beaucoup plus de sérieux. « Toi et moi n'en avons jamais discuté, essentiellement parce que le besoin ne s'en faisait pas sentir, commença-t-elle, mais, comme je le disais, je vous observe, toi et Nimitz, depuis le premier jour. Et, de ce fait, j'ai compris il y a des années que votre relation avait commencé à changer. J'ai vu suffisamment d'autres "couples" du même type pour savoir que votre lien a toujours été un peu différent, et j'ai repris et soigneusement examiné les dossiers médicaux des Harrington quand tu étais encore petite fille. Sur la base de cette étude, je pense qu'il existe une bonne raison pour laquelle tant de Harrington ont été adoptés au fil du temps. — Ah bon ? » Honor avait oublié le cookie dans sa main et, de son œil valide, fixait avec attention le visage de sa mère. « Oui. J'ai commencé par regarder ce qu'impliquaient précisément les modifications génétiques de type Aileyerdahl. Les gens ne sont pas au courant, en général, mais il y avait en réalité quatre jeux de modifications en un seul projet. De nos jours, ceux qui les ont subies se sont suffisamment mêlés au reste de la population pour perdre certaines de leurs différences d'origine, mais comme beaucoup d'autres modifiés "verrouillés", ils ont réussi à rester remarquablement stables et dominants au fil des générations. » Ton père et toi êtes des descendants directs de modifiés Meyerdahl bêta. Je n'entrerai pas dans tous les détails parce qu'ils ne te diraient pas grand-chose de toute façon, mais cela vous a donné exactement tout ce que les autres modifiés Meyerdahl ont eu : des muscles plus efficaces, une plus grande vitesse de réaction, des os plus solides, un système cardiovasculaire et respiratoire plus résistant et ainsi de suite. Mais les Meyerdahl bêta ont aussi reçu ce qu'on appelait à l'époque un "améliorateur de QI". Nous en avons appris suffisamment depuis sur l'intelligence humaine pour que des généticiens réputés refusent d'y toucher sauf dans des cas très particuliers. Dans l'ensemble, on ne peut améliorer un aspect du complexe d'attributs que nous désignons sous le nom d'intelligence qu'aux dépens d'autres aspects. Ce n'est pas une règle absolue, mais elle se vérifie souvent en pratique, et c'est l'une des raisons pour lesquelles je n'ai jamais parlé de mes recherches ni à ton père ni à toi. Il n'y avait pas de raison – et les initiatives les moins heureuses dans ce domaine expliquent en partie pourquoi la guerre finale a été si dure sur la vieille Terre. Et pourquoi l'humanité en général s'est retournée si violemment contre l'idée de modifier les gènes humains tout court. — J'imagine, fit prudemment Honor, que tes recherches n'ont pas révélé que nous comptions parmi les "initiatives les moins heureuses" ? — Oh, mon Dieu, non ! En réalité, les Meyerdahl bêta et les Winton ont beaucoup de points communs. Je n'ai pas un accès aussi complet aux archives Winton, bien sûr, mais même à partir des données incomplètes disponibles dans les fichiers ouverts au public, il apparaît clairement que celui qui a conçu la modification des parents de Roger Winton a eu beaucoup de réussite. De même que l'équipe qui a mis au point le pack Meyerdahl bêta. J'aimerais pouvoir dire qu'ils y sont arrivés parce qu'ils excellaient à leur métier, mais je doute assez que ça ait été le cas, surtout au vu de leur compréhension assez limitée de ce avec quoi ils jouaient. Je pense que, comme nous autres généticiens nous plaisons à le dire à propos de l'immense percée évolutionnaire que représente le développement de l'homme, ils ont eu du bol. » Les initiatives réellement malheureuses, d'un autre côté, ont eu tendance à produire de très forts degrés d'agressivité, comme les "super-soldats" de la vieille Terre, et à s'éliminer spontanément du génotype. En fait, cette agressivité était le plus commun des effets secondaires indésirables des projets de modification de l'intelligence. Certains des modifiés se rapprochaient dangereusement de personnalités sociopathes, dépourvues de ces repères moraux dont on a besoin dans une société saine. Et si on y ajoutait la conscience qu'ils étaient conçus pour être beaucoup plus intelligents (et c'était généralement le cas), du moins par certains côtés, que les personnes normales qui les entouraient, ils commençaient à se comporter comme un troupeau d'hexapumas en concurrence pour savoir qui devait commander à tous ces êtres inférieurs, jusqu'à ce qu'ils s'occupent de choisir leur repas. » Elle haussa les épaules et se passa les mains dans les cheveux pour discipliner les longues mèches que la brise marine avait entrepris de rabattre autour de son visage. « Et puis une bonne part des individus au QI amélioré en particulier ont eu tendance à se fondre simplement dans la masse des non-modifiés sans manifester d'avantages spécifiques, poursuivit-elle. Comme je te le disais, il s'est souvent trouvé que les concepteurs amélioraient un aspect de l'intelligence au détriment d'un ou plusieurs autres, et ce qui arrivait en général, c'est que ceux qui réussissaient apprenaient juste à se servir de leurs capacités supplémentaires pour compenser les pertes subies ailleurs. » Dans le cas des Meyerdahl bêta, toutefois, la modification a bel et bien fonctionné, dans l'ensemble. Ce que tu dois garder en tête, Honor, c'est que l'évolution gagne toujours à la fin, mais en conservant les caractéristiques capables de survivre plutôt qu'en se donnant la peine de provoquer délibérément des bonds en avant. D'ailleurs, j'ai toujours détesté utiliser le terme de "progrès" en matière d'évolution. Nous affectons une valeur arbitraire aux changements que nous considérons positifs et nous les qualifions de progrès, mais la nature s'en fiche, sauf au sens où plus d'individus porteurs de la mutation A survivent que ceux porteurs de la B ou de la C. Dans bien des circonstances, toutefois, l'agressivité renforcée que nous considérons comme un effet secondaire destructeur pourrait constituer un facteur de survie positif. Au sein d'une société de haute technologie, dotée d'armes de haute technologie, et au milieu d'une masse de gens qui ne partageaient pas cette agressivité — et qui étaient considérés par beaucoup des modifiés comme inférieurs —, elle a eu, disons, un impact négatif. Dans d'autres circonstances, comme sur un monde en cours de colonisation où cette agressivité peut s'exprimer contre de graves menaces extérieures, elle peut faire la différence entre la survie et l'extinction. » Mais même en admettant que nous puissions tous nous mettre d'accord sur ce qui constitue un progrès naturel, de tels d'événements ne se produisent que très rarement. Et nous n'avons connaissance que des occurrences où la modification s'est produite et a été conservée... comme cela s'est plus ou moins passé dans le cas de tes ancêtres. » J'ai confronté les résultats des tests d'intelligence des Harrington à la norme des populations environnantes, à la fois ici et sur Meyerdahl, et le résultat est limpide. Jusqu'ici, je n'ai trouvé que trois Harrington qui se situaient en dessous du quatre-vingt-quinzième percentile en termes d'intelligence globale, et plus de quatre-vingt-cinq pour cent de ceux que j'ai pu contrôler atteignaient le quatre-vingt-dix-neuvième. Vous faites des gens très intelligents, et si je ne m'étais pas trouvée dans la même compagnie très "sélect" au vu de mes propres scores au test, je me sentirais probablement très inférieure. — Sûrement, oui », répondit Honor, laconique, mais l'œil toujours écarquillé, en réfléchissant à ce que sa mère venait de lui révéler. Et plus particulièrement à ce qu'elle avait dit concernant les « degrés d'agressivité indésirables ». « En tout cas, reprit vivement Allison, j'en suis venue à soupçonner qu'une conséquence inopinée de l'effort d'amélioration du QI, à la fois dans la lignée Harrington et peut-être bien dans la lignée Winton, est un élément qui vous rend plus attirants, en tant que groupe, pour les chats sylvestres. Dans la mesure où nous savons que les chats sont empathes, j'aurais tendance à penser que l'effet global de cette modification est de vous donner plus de... "relief" aux yeux des chats. Comme si votre aura émotionnelle était plus intense, plus prononcée. Voire plus stable. » Elle haussa les épaules. « Je ne peux pas l'expliquer mieux, parce que je raisonne un peu dans le vide. Il s'agit d'un domaine où il n'existe aucune compilation de données à ma connaissance, et nous n'avons pas l'ombre d'un outil pour le définir ou l'expliquer. Pour tout dire, je me fais l'effet d'une femme qui essaye d'expliquer l'odeur d'un son ou la texture d'une couleur. » Mais j'en suis aussi venue à soupçonner, ces dernières années, que les changements qu'a connus ton lien avec Nimitz sont en rapport avec les modifications Meyerdahl bêta. Quel que soit l'élément qui paraît donner tant de relief aux Harrington pour les chats, celui-ci est encore plus prononcé chez toi, et les capacités de Nimitz ont peut-être également quelque chose d'unique. En tout cas, pour la première fois dans l'histoire des relations entre humains et chats sylvestres, vous avez réussi à établir un authentique lien dans les deux sens. Du moins je pense qu'il s'agit d'une première. Même si elle résulte des modifications Meyerdahl bêta, la possibilité doit exister qu'au moins un ou deux êtres humains non modifiés aient développé la même capacité. Mais elle existe incontestablement pour Nimitz et toi, fit-elle doucement, et, bon sang, qu'est-ce que je t'envie ! » Les yeux cachés derrière ses lunettes se fixèrent sur un point dans le temps, l'espace et l'imagination visible à elle seule, puis elle se reprit. « Je t'envie, répéta-t-elle plus naturellement, mais dis-moi un peu : ai-je aussi raison de croire que ton lien avec Nimitz n'a pas été endommagé par ce qui l'empêche de se faire entendre de Samantha ? — Je crois que tu as raison, répondit prudemment Honor. — Et est-ce que tu ne ressens que des émotions ? s'enquit Allison avec intérêt. Je veux dire, parvenez-vous à communiquer à l'autre plus que des sentiments ou de vagues impressions ? — Oui, nous y arrivons, fit tout bas Honor. J'ignore ce qui se passe, mais ce n'est pas encore figé, et il semble que nous connaissions les changements les plus spectaculaires dans des situations de stress extrême. » Elle sourit sans joie. « Si le stress est un facteur de développement de ce phénomène, il n'est sans doute pas surprenant que des changements se soient produits ces dix ou douze dernières années ! — Je dirais qu'il s'agit d'une splendide litote, répondit sa mère avec ironie. — Au moins, oui. Je voulais dire que cela avait commencé par de simples échanges d'émotions brutes, mais il semble que nous ayons depuis appris à utiliser les émotions comme vecteurs d'échanges plus complexes. Nous sommes encore très loin de ce que deux chats sylvestres peuvent se communiquer. Je le sais parce que j'arrive à en percevoir des bribes lorsque Nimitz et un autre chat se "parlent". En tout cas, j'y arrivais, ajouta-t-elle avec amertume, avant que ce salaud ne le mutile. » Elle marqua une pause, prit une profonde inspiration puis carra les épaules et en revint résolument à la question de sa mère. Ce que nous échangeons le plus clairement après les émotions, selon mon expérience, ce sont les images mentales. Nous y travaillons encore, et nous progressons. Nous n'arrivons pas à faire passer de mots par cette interface, mais les images si, et nous sommes devenus très forts pour décoder ce que l'autre veut exprimer à travers elles. — Ah ! C'est exactement ce que j'espérais entendre... enfin, je crois ! s'écria Allison, avant de froncer le nez comme Honor inclinait de nouveau la tête. Désolée, je ne voulais pas paraître obscure. Simplement, je crois que j'ai peut-être trouvé un moyen pour Nimitz de communiquer plus que des émotions à Samantha. — Ah oui ? » Honor se redressa à son tour sur son séant. Elle se tourna vers sa mère pour lui faire franchement face, luttant pour ne pas trahir sur son visage son agitation intérieure. Elle sentait l'inquiétude d'Allison face à sa réaction. Celle-ci n'aurait jamais abordé le sujet si elle n'avait pas sincèrement cru détenir une réponse potentielle, mais Honor savait aussi sa mère bien consciente de la souffrance terrible qu'elle causerait si elle lui donnait de l'espoir et aboutissait à un échec. — Oui. Avant que nous n'apprenions à corriger des défauts tels que la surdité et la myopie en consultations de routine – pour tout dire, c'était même avant que l'humanité ne quitte la vieille Terre –, il existait ce qu'on appelait la langue des signes. Il y en avait plus d'une version, et je continue mes recherches sur la question. C'est une des raisons pour lesquelles je souhaitais regagner le Royaume stellaire : pour consulter les archives ici. Même si j'arrive à en trouver un dictionnaire complet, il nous faudrait largement le modifier, j'imagine, puisque les mains des chats sylvestres comptent chacune un doigt de moins que les nôtres. Mais je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas adapter ce système pour Nimitz et Sam. — Mais... » commença Honor avant de se mordre la lèvre, envahie par un début de découragement. « Mais on n'a jamais réussi à apprendre à lire à un chat sylvestre, termina Allison à sa place, avant de se mettre à rire. Nous venons de discuter du fait que les chats sylvestres n'avaient peut-être pas été tout à fait francs avec nous concernant l'étendue de leurs capacités, ma chérie ! Et, non, je ne crois pas qu'il s'agissait du seul problème. Je ne m'imagine pas une espèce d'êtres télépathes qui utiliseraient le langage entre eux comme nous le faisons, or, en l'absence d'une forme de communication qui ressemble suffisamment au langage dont nous nous servons, je crois que le concept d'une version écrite et organisée de ce langage n'aurait pas grand sens à leurs yeux. Et, malheureusement, nous ne pouvons pas leur en apprendre un autre, puisque nous ne sommes pas télépathes et n'avons pas la moindre idée de comment "parler" le leur. » D'un autre côté, nul n'a essayé d'apprendre à lire à un chat sylvestre depuis plus de deux cents ans T, Honor, vu que tout le monde s'entend pour dire qu'on a définitivement prouvé l'impossibilité de cette tâche. C'est un des points de friction avec la minorité qui persiste à penser que les chats sylvestres ne sont pas réellement "intelligents" – du moins au sens humain. » Mais aucun de ceux qui ont essayé jusqu'à maintenant ne possédait un lien tel que le vôtre. Et à moins que je me fasse des idées, la capacité des chats à comprendre notre langue a progressé de manière spectaculaire depuis l'époque de Stéphanie Harrington. Ils doivent au moins avoir acquis la maîtrise de rudiments de sémantique, de syntaxe et des règles de grammaire parce que, dans le cas contraire, tous nos propos ne seraient que bruits de bouche pour eux, or ce n'est manifestement pas le cas, n'est-ce pas ? — En effet, reconnut Honor. — Ce sur quoi je compte, c'est que la plus grande aisance des chats à comprendre notre langue parlée révèle une amélioration fondamentale dans leur capacité à comprendre les concepts d'une langue orale – ou écrite... et que la nature unique de ton lien avec Nimitz te confère un avantage qui te permettra de pousser ces concepts un tout petit peu plus loin, de façon à lui apprendre à s'exprimer par signes. — Je ne sais pas, maman, répondit lentement Honor. Ça paraît logique... en admettant que ton interprétation du processus soit exacte. Mais même si tu as raison à propos de Nimitz et moi, il me faudrait être capable d'enseigner à Samantha pour que ça serve à quelque chose. — Sans doute. Mais je serais bien surprise que Nimitz soit le seul chat sylvestre de l'univers à pouvoir recourir à ce que vous faites tous les deux, quoi que ce soit. Je ne veux pas dire que tu pourrais faire passer l'idée facilement ni complètement, mais ni Sam ni Nimitz ne sont stupides, Honor. Je les soupçonne d'être encore plus intelligents que toi et moi ne serions prêtes à le croire, même aujourd'hui. Plus important, ils forment un couple, et ils te connaissent tous les deux vraiment très bien. » La réussite n'est pas garantie, certes, mais je crois que tu as tes chances. Et même une bonne chance, surtout une fois qu'ils auront compris ce que tu essayes d'accomplir. Même moi, je vois combien Sam souffre de ne pouvoir "entendre" ce que dit Nimitz. Si elle comprend que tu t'efforces de leur enseigner un moyen d'y remédier, même de manière très imparfaite comparé à la télépathie, tu risques de découvrir en elle un étudiant des plus motivés. — Ce serait vraiment merveilleux de trouver un moyen de leur permettre de se parler à nouveau, reconnut Honor presque à contrecœur, et sa mère se mit à rire. — Honor, es-tu bête ! dit-elle à sa fille qui la regardait, ébahie. Tu ne réfléchis pas clairement, lui reprocha-t-elle. Bien sûr, le but immédiat est d'offrir à Sam et Nimitz un moyen de se parler, mais il ne t'est pas venu à l'idée que, si tu leur enseignes la langue des signes, il va aussi te falloir l'apprendre ? Et que s'ils peuvent communiquer ensemble de cette façon, ils pourront aussi communiquer avec toi ? » Honor écarquilla les yeux, et Allison rit encore, une lueur dans les yeux. « Non seulement ça, mais ils sont télépathes, Honor... et rien ne cloche avec le "transmetteur" de Sam. Donc, si tu lui apprends la langue des signes, elle aurait d'excellentes chances de l'enseigner aux autres chats sylvestres. Et si c'est le cas, et que pendant ce temps toi et moi l'enseignons à leurs partenaires humains... » Elle laissa sa phrase en suspens, ôta ses lunettes de soleil, et les deux femmes se regardèrent tandis que Manticore-A amorçait sa descente finale sous l'horizon. CHAPITRE DIX-HUIT — 4 Bonjour, milord. — Monsieur Baird. » Samuel Mueller salua de la tête l'homme aux cheveux et aux yeux noirs qui se tenait dans son bureau, puis désigna un fauteuil. « Asseyez-vous, je vous prie », fit-il d'une voix beaucoup plus affable que celle qu'il réservait à la plupart des visiteurs se présentant au beau milieu de la nuit. Évidemment, la plupart de ses visiteurs n'avaient pas réussi à injecter neuf millions d'austins de source intraçable dans le trésor de guerre de l'opposition. Il devait se montrer prudent lorsqu'il s'agissait de répartir ces fonds, de crainte qu'une excessive concentration d'argent ne pousse les gens à se poser des questions, mais cela soulageait énormément ses contributions légitimes. Il était trop tôt encore pour prédire l'impact de la campagne médiatique que ses amis et lui préparaient, mais pour l'instant leurs candidats étroitement coordonnés étaient bien partis pour dépenser presque deux fois plus que leurs adversaires moins bien organisés. « Merci. » Baird prit place dans le fauteuil indiqué et croisa les jambes. Il paraissait beaucoup plus à l'aise avec Mueller que lors de leur première rencontre. D'ailleurs, il n'avait même pas cillé en constatant la présence du sergent Hughes. « Vous disiez qu'il était important que nous nous voyions », commença Mueller. Baird acquiesça. « Oui, milord. D'abord, je souhaitais discuter avec vous d'arrangements financiers complémentaires. Mon organisation vient de tomber sur une petite aubaine – qui nous permettrait de contribuer à hauteur de trois quarts de million d'austins supplémentaires à vos fonds de campagne, en admettant que nous puissions le faire sans attirer l'attention du Sabre. — Trois quarts de million ? » Mueller se gratta le menton d'un air songeur tout en parvenant à ne pas trahir sa joie. Mmm. Je pense que nous pourrions gérer cette contribution. Nous organisons un grand rassemblement sur le domaine Coleman dans quinze jours. Un pique-nique en plein air, avec des animations, et nous attendons plusieurs milliers de personnes. La plupart ne pourraient contribuer que pour quelques austins dans des conditions normales, mais il y a parmi eux suffisamment de membres de notre équipe, à mon avis, pour nous permettre de faire transiter l'argent par eux. Il faudrait que ce soit en espèces, toutefois. Tant qu'il s'agit d'espèces, ils peuvent toujours dire aux curieux qu'ils le gardaient à la maison sous le matelas par méfiance envers les banques, et personne ne pourra prouver le contraire. Les traces électroniques sont bien plus difficiles à masquer. — Je crois que nous pouvons fournir des espèces, répondit Baird. En réalité, nous préférerions aussi cette option. Comme vous le dites, couvrir les traces de transferts nous protège tous. — Bien ! » Mueller rayonnait, et Baird lui sourit en retour. Puis il se rembrunit et décroisa les jambes pour s'avancer dans son fauteuil. « En attendant, milord, il reste un autre point à prendre en compte. Vous saviez que le Protecteur a l'intention d'introduire un nouveau lot de réformes et de mesures associées devant le prochain Conclave des seigneurs ? — J'en ai entendu parler, répondit prudemment Mueller. Pas en détail, je le crains. Le Protecteur est devenu beaucoup trop habile à garder ses secrets pour ma propre tranquillité d'esprit. Hélas, fit-il en haussant les épaules, Prestwick et lui ont presque entièrement remplacé ceux que les Clefs avaient nommés avant la "restauration". Tant qu'ils étaient en poste et qu'ils se souvenaient à qui ils devaient leur position et leur loyauté, nous avions encore des aperçus occasionnels mais précieux de ce qui se passait au conseil du Protecteur et dans les ministères du Sabre. Mais depuis... » Il leva la main, paume vers le ciel, puis eut un geste désabusé. « Je comprends, milord, compatit Baird. Mais, bien que nous n'ayons jamais bénéficié des entrées qu'avaient les Clefs à l'origine, nous n'en avons pas non plus tant perdu depuis la "restauration". Nous obtenons encore des rapports fréquents et, s'ils viennent de beaucoup plus bas dans la chaîne hiérarchique que ceux sur lesquels vos collègues et vous pouviez compter auparavant, leur recoupement nous offre un tableau assez exact de ce que Benjamin prépare. Or nous trouvons particulièrement troublant ce qu'il mijote cette fois-ci. — Ah bon ? » Mueller se redressa, et Baird sourit sans joie. — Vous avez entendu parler de la demande d'adhésion au Royaume stellaire déposée par Saint-Martin, milord ? — Oui, fit Mueller lentement mais de manière assez abrupte. Oui, bien sûr. Ça fait les gros titres depuis plusieurs semaines. — Je sais, milord, répondit Baird avec l'air de s'excuser. La question n'était destinée qu'à introduire le sujet. Je ne sous-entendais pas que vous n'étiez pas au fait de l'actualité. » Mueller grommela et lui fit signe de poursuivre. Baird se radossa. « Comme je suis sûr que vous le savez d'après les comptes rendus des journaux, milord, les deux chambres du parlement de Saint-Martin ont demandé l'admission de leur nation en tant que quatrième monde du Royaume stellaire. Le vote en faveur de la demande d'annexion a été beaucoup plus massif que la plupart des observateurs extérieurs ne s'y attendaient, je crois, surtout vu l'énergie avec laquelle les Martiniens avaient exigé le retour à l'autonomie. Mais quand on examine attentivement les termes précis de leur requête, il devient évident qu'ils ne renoncent pas vraiment pas à cette autonomie. Tels que nous les comprenons, les arrangements proposés impliquent que Saint-Martin devienne membre du Royaume stellaire, avec un gouverneur planétaire proposé par la reine et approuvé par le sénat de Saint-Martin. Le gouverneur serait à la tête d'un conseil, dont les membres seraient choisis en nombre égal par la reine et l'assemblée planétaire. Le président planétaire serait automatiquement le président du conseil –dans les faits, le Premier ministre de Saint-Martin au nom de la Couronne – et les Martiniens éliraient deux types de législateurs : l'un siégerait à l'assemblée, travaillant avec le gouverneur et son conseil en tant que corps législatif local, et l'autre siégerait à la Chambre des communes sur Manticore. Quelques questions restent encore en suspens : la reine créera-t-elle une noblesse locale ? Mais, globalement, ce qu'ils proposent consiste en une relation où la planète serait intégrée au Royaume, mais avec plusieurs "tampons" destinés à protéger les institutions martiniennes existantes et à les empêcher de disparaître dans la gueule béante de Manticore, si on veut. » Mueller acquiesça. Il était au courant de tout cela, mais il ne ressentait aucune impatience à l'entendre à nouveau. Surtout parce qu'il était impressionné du récapitulatif qu'en faisait Baird. La plupart des alliés de Mueller, même parmi les Clefs (ou peut-être d'abord parmi elles), regardaient rarement au-delà de la politique intérieure graysonienne, puisque c'était la menace qui pesait sur leurs traditions et leur mode de vie qui les motivait avant tout. Même ceux qui relevaient parfois le nez avaient tendance à se limiter à des questions qui concernaient la position de leur propre monde et ses obligations au sein de l'Alliance manticorienne, ainsi que la conduite de la guerre contre Havre. Très peu prêtaient attention à des questions plus lointaines, et il était fort étonné que Baird, dont l'organisation, de son propre aveu, se composait essentiellement de membres des classes ouvrières, ait analysé les propositions de Saint-Martin avec tant de pertinence. « Je vous présente mes excuses pour vous avoir répété ce que vous saviez déjà, j'en suis sûr, milord, fit Baird, mais j'avais une bonne raison. Voyez-vous, d'après nos sources, Saint-Martin risque de figurer en bonne place dans les "mesures associées" que le Sabre compte soumettre aux Clefs. Et ce parce que le chancelier Prestwick et certains autres membres du conseil du Protecteur poussent Benjamin à demander le même statut pour Grayson. — Quoi? » Mueller se leva à demi, s'immobilisa et fixa Baird, sous l'effet d'une surprise totale. Son interlocuteur acquiesça simplement. « Nous avons reçu des rapports concordants issus de plusieurs sources, milord. Il existe quelques différences mineures entre eux. Il en va toujours ainsi. Mais l'information centrale reste la même pour tous. Apparemment, le chancelier et ses amis pensent que si le Royaume stellaire peut annexer Saint-Martin au terme d'un arrangement qui garantit que les institutions locales resteront globalement intactes, il peut en faire autant de Grayson. — C'est ridicule ! C'est de la folie ! » Mueller se secoua comme un taureau enragé. « L'Alliance et notre association forcée avec ses membres menace déjà toutes nos institutions les plus sacrées. Même cet imbécile de Prestwick doit bien se rendre compte qu'une association plus étroite sonnerait le glas de notre mode de vie tout entier ! Nous serions sécularisés, entraînés vers la même société dégénérée à la morale laxiste que ces fichus Manticoriens ! » Sans compter que le pouvoir et l'autorité des Clefs s'en trouveraient aussi spectaculairement réduits, songea-t-il avec fureur. Les « réformes » de Benjamin Mayhew avaient déjà énormément ajouté au pouvoir du Sabre d'intervenir sur des questions qui auraient dû être laissées aux soins des seigneurs. Toujours au nom de l'équité et d'une application universelle et uniforme de ces réformes plutôt que pour provoquer la destruction progressive mais systématique de l'autonomie historique des Clefs, bien sûr... non que Mueller ni un seul de ses amis pussent s'y tromper. Mais si on invitait ouvertement ces maudits Manticoriens à fourrer leur nez diabolique dans des questions intérieures qui ne les regardaient en rien, les choses ne feraient qu'empirer. Et l'association forcée des sujets graysoniens, notamment la jeunesse, avec la société corrompue de Manticore et toute sa richesse matérielle et ses tentations aurait des effets catastrophiques sur la stabilité de l'ordre social planétaire. « Mes amis et moi-même sommes on ne peut plus d'accord avec vous, milord, fit Baird d'une voix beaucoup plus calme que celle de Mueller. Mais justement, à mon avis, le chancelier sait très bien ce que cela impliquerait pour nos institutions traditionnelles... et c'est précisément ce qu'il appelle de ses vœux. Toutes les garanties concernant l'autonomie locale et l'inviolabilité de notre religion et de nos institutions ne serviraient qu'à masquer ses véritables intentions "réformer" notre monde pour en faire une copie servile du Royaume stellaire de Manticore. — Qu'il soit maudit, siffla Mueller. Que son âme rôtisse en enfer ! — S'il vous plaît, milord. Je comprends que vous soyez bouleversé; je suis moi-même consterné et en colère à la perspective de la destruction de notre mode de vie, mais Dieu qui nous éprouve et nous réconforte nous recommande de ne pas perdre nos âmes dans la haine. » Mueller le fusilla du regard pendant quelques secondes tendues, puis ferma les yeux et prit une longue inspiration. Il la retint encore cinq à dix secondes puis expira bruyamment, rouvrit les yeux et acquiesça d'un mouvement haché. « J'imagine que vous avez raison, répondit-il avec l'apparence de la sincérité. Et j'essaierai de me souvenir que je devrais être capable de haïr les conséquences des actes de mon prochain sans me laisser entraîner à maudire l'âme immortelle d'un enfant de Dieu. Mais ce ne sera pas facile, monsieur Baird. Pas cette fois. — Je sais, milord, fit Baird avec une certaine douceur. Et ma première réaction ressemblait beaucoup à la vôtre. Mais nous ne devons pas laisser la colère, si justifiée soit-elle, embrumer notre réflexion. Il est beaucoup plus important d'empêcher de telles mutations que d'enrager contre elles une fois qu'elles sont advenues. Or les empêcher exige que nous les approchions de manière rationnelle, sans passion. — Vous avez raison », répéta Mueller, véritablement sincère cette fois. Car Baird avait bel et bien raison. D'ailleurs, le seigneur était très impressionné par sa capacité à prendre du recul par rapport à la colère qu'il devait aussi ressentir pour se rappeler son véritable devoir. Mueller découvrait plus de profondeur au personnage, et il se sentit soudain reconnaissant que l'organisation de Baird l'ait approché. « Étant au courant depuis plus longtemps que vous, milord, nous avons pu y réfléchir longuement avant que je ne demande à vous voir. Il nous semble que la première chose à faire, et la plus importante, consiste à confirmer l'exactitude de nos rapports. Une fois que nous saurons sans l'ombre d'un doute que le chancelier et ses amis suggèrent effectivement que nous rejoignions le Royaume stellaire, nous pourrons publiquement dénoncer ce projet et commencer à prévenir et réveiller le peuple. Mais il est aussi vaguement possible que le Protecteur et ses conseillers nous aient volontairement servi une fausse rumeur, qu'ils veuillent nous voir dénoncer leurs intentions alors qu'ils ne comptent en réalité rien proposer de la sorte. En tout cas pas ouvertement, ni dans l'immédiat. — Afin de nous discréditer en nous faisant passer pour des hystériques qui voient des complots où il n'y en a pas, murmura Mueller. Oui. Oui, je vois ce que vous voulez dire. D'un autre côté, je doute que Mayhew ou Prestwick s'y essaient. Ils ont jusque-là concentré leurs efforts sur la manipulation de nos sujets, pour leur faire croire en les réformes et obtenir leur soutien, plutôt que sur la manipulation des nôtres afin de nous faire prendre des positions publiques faussées. » Le seigneur renifla aigrement. « Et ça marche, reconnut-il avec amertume. Ils n'ont pas besoin de nous pousser au faux pas tant qu'ils peuvent mentir efficacement à nos sujets et leur faire croire que le Sabre se préoccupe réellement de leur sort. Ou de celui de leur âme. — Ce serait en effet une innovation stratégique de leur part. Et, dans l'ensemble, nous partageons votre analyse. Mais nous avons besoin de certitudes avant de nous exprimer ouvertement, et si nous pouvons nous procurer la moindre preuve du cynisme avec lequel ils manœuvrent dans ce but, tant mieux. Plus nos avertissements seront précis, plus le Sabre aura de difficultés à détourner la juste colère du peuple. Ce qu'il nous faut, milord, c'est une preuve irréfutable que le Sabre a effectivement l'intention de trahir la foi que le peuple a placée dans sa prétendue "restauration Mayhew" ! — Vous avez raison », fit encore une fois Mueller, sans jamais songer à quel point Baird, l'homme qui était censé n'être qu'une source de financement et un outil à son usage personnel, avait dominé tout l'entretien. « Mais comment le confirmer ? s'interrogea-t-il à voix haute. Comme je vous le disais, Mayhew et ses ministres sont devenus très doués pour préserver leurs secrets. — Nous y travaillons, milord. Si mes associés m'ont demandé de vous parler, c'était dans l'espoir que vous songeriez à un moyen d'entrer en possession de cette preuve. On n'est jamais trop nombreux à réfléchir aux problèmes auxquels Dieu nous confronte. — Non, en effet. » Mueller se radossa dans son fauteuil et se caressa la lèvre inférieure. « Je ne manquerai pas d'y réfléchir. Et je dispose personnellement de sources qui pourraient se trouver en position d'entendre ce que Prestwick ou ses sbires laisseraient échapper au mauvais endroit. Entre-temps, toutefois, je crois que nous devrions songer à la meilleure façon de procéder une fois que nous aurons trouvé cette preuve. Ou, d'ailleurs, comment gérer la situation si nous parvenons à confirmer les plans de Prestwick sans pouvoir fournir à la populace la preuve irréfutable dont vous parliez. — Je vous l'accorde, oui. » Baird se leva. « Comme toujours, milord, vous soulevez une question importante. Et, avec votre permission, j'aimerais suggérer que nous restions en contact un peu plus étroit dans l'avenir immédiat. De toute évidence, il demeure crucial que nous soyons... discrets dans nos contacts, mais, à mon sens, cette nouvelle manœuvre potentielle exige que tous ceux qui s'y opposent mettent en commun leurs informations et coordonnent leurs actions davantage qu'avant. Surtout dans la mesure où les Clefs doivent se réunir dans cinq mois à peine. S'ils comptent bel et bien introduire un tel projet, la nouvelle session serait pour eux le moment idéal. — Vous avez raison », fit Mueller avec conviction tout en se levant pour raccompagner Baird à la porte du bureau comme s'ils étaient égaux sur le plan social. « La façon dont nous arrangeons habituellement nos rencontres est un peu pesante pour le niveau de coordination que nous devons atteindre, poursuivit-il. Appelez mon intendant, Buckeridge, demain après-midi. D'ici là, j'aurai eu le temps de faire mettre en place par le sergent Hughes ici présent un canal sécurisé que personne au sein de la Sécurité planétaire ne pourra remonter. — Je ne suis pas certain qu'une chose pareille existe, répondit Baird avec un mince sourire, tout en regardant Hughes en coin. — Moi non plus, en réalité, dit Mueller. Mais je n'y vois qu'un moyen pour nous de nous joindre afin d'organiser des rencontres en face à face. Je ne vous demanderais jamais de rien dire sur une ligne de com, si sécurisée que je la croie, qui puisse compromettre nos plans, votre organisation ou ma personne. — Dans ce cas, milord, je vous en prie, mettez-la en place. J'appellerai votre intendant demain en fin d'après-midi afin de savoir quelles mesures ont été prises. Et, en attendant, je verrai si nos sources ont pu en apprendre davantage sur les plans du chancelier. — Une excellente idée, fit Mueller avant de s'arrêter dans le couloir, devant le bureau. Merci beaucoup, monsieur Baird. » Il lui tendit une main que l'autre saisit fermement, puis il lui adressa un sourire sinistre. « L'épreuve qui nous attend est peut-être difficile, mais je crois que Dieu a jugé bon de nous rassembler dans un but précis, et nous ne devons pas faillir. — Non, dit tout bas Baird en serrant sa main un peu plus fort. Non, nous ne devons pas faillir. Et nous ne faillirons pas, milord. Pas cette fois. » CHAPITRE DIX-NEUF Le vice-amiral des Verts Patricia Givens consulta son chrono puis releva les yeux avec un petit sourire quand le Premier Lord de la Spatiale entra dans la e Fosse ». La Fosse était connue du reste de l'univers sous le nom de salle de guerre centrale de la Flotte royale manticorienne, mais aucun de ceux qui y avaient déjà passé un peu de temps ne l'appelait jamais par son nom officiel. Le local était maintenu dans une ambiance perpétuellement fraîche et sombre, de façon à stimuler la vigilance du personnel de quart et augmenter la lisibilité des afficheurs. La plupart du temps, comme en cet instant, l'immense salle était bel et bien aussi calme que les lumières tamisées et l'air frais le laissaient entendre pour un observateur non avisé. Et, à vrai dire, la Fosse n'avait jamais atteint la frénésie d'activité qui avait dû saisir, par exemple, la salle de guerre de l'alliance occidentale, située sous un immense bloc de granit (défunt) répondant au nom de montagne Cheyenne, sur la vieille Terre, au moment de la guerre finale. En même temps, aucun ennemi n'avait jamais envahi avec succès le système binaire de Manticore, même pour un raid ultra-rapide, et personne dans cette salle n'avait donc jamais eu le plaisir douteux de voir une ogive de deux cent cinquante mégatonnes à fort coefficient de pénétration la viser directement. Et il faut espérer que nous n'en verrons jamais, j'imagine, songea Givens. Évidemment, on pouvait aussi espérer que personne ne frapperait jamais Basilic. À moins que cet événement inimaginable (mais soigneusement envisagé ici, dans la Fosse, dans le cadre de l'incessante mise à jour des plans d'urgence) se produise, la Fosse ne serait jamais le théâtre de décisions à prendre en une fraction de seconde. L'échelle même d'un combat interstellaire l'interdisait, car la vitesse à laquelle les messages et les flottes se déplaçaient en hyperespace, bien que parfaitement ahurissante en termes absolus, ne représentait qu'une allure d'escargot vu les distances à parcourir. On avait toujours le temps de réfléchir à ses décisions dans la Fosse car, en dépit de la vitesse à laquelle on réagissait, il se passerait des jours, voire des semaines, avant que les ordres donnés n'atteignent leur destinataire et ne soient exécutés. Toutefois, la liberté de réfléchir à loisir créait une tension différente et peut-être plus ravageuse encore pour les e locataires » de la Fosse, comme se surnommaient elles-mêmes les équipes de quart, non sans une certaine fierté. Il était très difficile pour la plupart des êtres humains d'éviter un sentiment d'impuissance en songeant à leurs responsabilités et aux délais qu'impliquait la boucle de circulation de l'information. Leur travail consistait à compiler toutes les données disponibles, en faire la meilleure analyse possible et, sur cette base, opérer une projection des options qui se présentaient à l'ennemi et de ses intentions probables pour la poignée d'hommes et de femmes chargés de mettre au point la stratégie et les réactions de la Flotte royale manticorienne. Néanmoins, l'information qui leur parvenait était toujours périmée, et ils le savaient. Ils savaient que les flottes et forces d'intervention alliées, dont les icônes brillaient avec tant de constance dans l'immense cuve holo de la Fosse, n'existaient peut-être même plus. Et ce depuis des semaines, voire plus, dans certains cas. Pire encore, peut-être, ils savaient que leurs informations sur les déploiements ennemis, les mouvements d'unités, la propagande, l'instabilité intérieure et tous ces milliards de détails qui étayaient leur évaluation des capacités havriennes à un moment donné étaient encore plus dépassées que les données relatives aux positions de leurs propres unités. C'était forcé, car même les rapports de leurs éclaireurs devaient d'abord être transmis aux QG locaux avant d'être rassemblés et envoyés à Manticore à bord d'un courrier. Les informations issues d'autres sources, des plus discrètes — les réseaux opérant sous couverture sur des mondes havriens — aux plus anodines telles que l'écoute des annonces du ministère de l'Information publique ou le relevé des fichiers en provenance de services d'information neutres, mettaient encore plus longtemps à les atteindre, or c'étaient souvent celles qui leur donnaient le meilleur aperçu des intentions de l'ennemi. Et, de ce fait, ils avaient trop souvent l'impression d'être au volant d'un géodyne sur une plaque de verglas : si rationnelle que parût la situation à un moment donné, le chaos pouvait surgir l'instant d'après. Comme lorsque Esther McQueen avait frappé si loin à l'arrière de l'Alliance, par exemple. Un événement particulièrement traumatisant pour les locataires de la Fosse, parce qu'ils étaient unanimement persuadés que cela n'arriverait jamais, et qu'ils en avaient avisé leurs supérieurs. Des supérieurs comme Patricia Givens, qui partageait alors leur opinion, et Sir Thomas Caparelli, sur les larges épaules de qui reposait le plus lourd des fardeaux : celui de prendre des décisions en fonction de ces données qu'ils savaient tous dépassées. Givens se sentait véritablement terrorisée dès qu'elle y songeait. Car non seulement elle était, en tant que directrice de la DGSN, l'officier chargé de fournir les données dont Caparelli avait besoin, mais elle était aussi deuxième Lord de la Spatiale. Au cas où il arriverait malheur à Caparelli, c'est à elle que reviendrait la tâche de prendre les décisions jusqu'à ce que les civils se décident à nommer un nouveau Premier Lord, et elle espérait passionnément éviter ce cas de figure. De manière permanente. À une époque, du temps révolu où la paix régnait, l'arrivée de Caparelli aurait mis tout le monde dans la Fosse au garde-à-vous. Toutefois, cette attitude avait été l'une des premières victimes du conflit contre Havre. Et celle-là, Givens l'approuvait vigoureusement. Ni sa dignité personnelle ni celle de Caparelli n'avaient besoin d'être flattées au point de rendre nécessaires tout ce formalisme et ces saluts, et ils travaillaient tous deux quotidiennement avec le personnel de la Fosse. Mieux valait les laisser faire leur boulot tranquilles plutôt que les pousser à se demander s'ils se mortifiaient assez. Caparelli devait partager cet avis, car il avait officiellement ordonné que nul n'interrompe son travail à l'entrée du chef des armées manticoriennes. Ce qui n'empêcha pas le contre-amiral des Verts Brice Hodgkins, responsable du quart en cours, de se précipiter aussitôt pour accueillir discrètement le Premier Lord. Givens le suivit d'un pas plus lent, et Caparelli la salua de la tête. Elle fit de même, tout en dissimulant un petit sourire face au caractère prévisible de la scène. Il ne pouvait pas humainement lire tous les rapports que ses analystes et elle lui expédiaient tous les matins. Personne n'aurait pu. D'ailleurs, même elle n'y arrivait pas : une journée ne comptait tout simplement pas assez d'heures. Mais elle savait aussi qu'il lisait chaque mot du résumé qui accompagnait le lot de puces de données quotidien, et qu'il prenait d'une façon ou d'une autre le temps de lire tous les rapports qui lui paraissaient cruciaux en parcourant le résumé. Évidemment, il se fiait alors à son jugement personnel, mais cela aussi faisait partie de l'immense poids de son poste. En fin de compte, il fallait bien que quelqu'un décide quels étaient les éléments réellement vitaux, les menaces auxquelles il fallait parer et les occasions à saisir, et, quoi qu'en disent les organigrammes officiels, il s'agissait de Thomas Caparelli. Si ses supérieurs civils n'appréciaient pas ses décisions ou leurs résultats, ils pouvaient toujours le remplacer. En attendant, ces responsabilités lui incombaient. Une perspective qui n'avait rien d'alléchant. Toutefois, quoi qu'aient pu dire certains de ses détracteurs d'avant-.guerre concernant ses capacités intellectuelles, Thomas Caparelli avait prouvé depuis le début des hostilités qu'il possédait ce que Givens considérait comme des talents précieux. En tête de liste venait sa capacité à se fier au jugement de ceux qui préparaient les résumés quotidiens de la DGSN plutôt que de se noyer dans la lecture de chaque rapport. Sans doute certains diraient-ils qu'il n'y parvenait que parce qu'il était trop flegmatique, ennuyeux et qu'il manquait d'imagination. Enfin, certains prétendaient aussi que Gryphon possédait un climat plaisant et salubre. En réalité, Givens était persuadée qu'il y parvenait en s'imposant une discipline de fer. Il avait bel et bien une personnalité flegmatique et laborieuse, mais il avait montré une bonne dose d'imagination et eu quelques éclairs de génie, indéniablement, depuis le début de la guerre. Il avait aussi appris à déléguer et à faire confiance... sans oublier de sanctionner les malheureux qui s'en montraient indignes. Ses subordonnés savaient qu'il se fiait à eux et qu'eux pouvaient compter sur lui, en retour, pour les soutenir jusqu'au bout; de ce fait, ils lui vouaient une loyauté telle que Givens en avait rarement vu. Cela permettait également à son état-major et au personnel de la Fosse de gérer des charges de travail prodigieuses avec l'efficacité d'une machine magnifiquement conçue et parfaitement huilée. En chemin, quelques traditions avaient vu le jour. L'une d'elles était que le mardi et le jeudi, à dix heures précises, Sir Thomas Caparelli arrivait par hasard dans la Fosse alors que Patricia Givens s'y trouvait elle aussi par hasard. Il en allait ainsi chaque semaine depuis des années maintenant, mais le rendez-vous n'apparaissait jamais sur les agendas officiels que tenaient méticuleusement aide de camp et secrétaire d'état-major. Il n'y avait pourtant aucune raison qu'ils ne réfléchissent pas ensemble, et ils ne pensaient pas une seconde qu'on manquerait de remarquer qu'ils le faisaient. Simplement, cela relevait de ces rites qui se mettent en place si naturellement que ni l'un ni l'autre n'avaient ressenti le besoin de l'officialiser. — Bonjour, Patricia, fit tout bas Caparelli lorsque Hodgkins retourna à son devoir, remplacé par Givens. — Bonjour, monsieur. » Elle l'invita d'un petit geste de la main à se rapprocher de la cuve principale, et Caparelli gagna la console qui lui était réservée lors de ses visites à la Fosse. Il y prit place, et Givens vint se poster à sa droite. Elle avait sa propre console, à quelques pas de celle du Premier Lord, mais elle s'en servait rarement pendant leurs entretiens informels réguliers. Elle croisa les mains dans son dos tout en le regardant enfoncer les touches et observer les résultats. Il se mit au courant des mouvements de fret et des ordres de déploiement exécutés depuis sa dernière vérification, puis s'adossa et se frotta les yeux avec lassitude. Il le faisait beaucoup depuis que les Havriens avaient frappé Basilic, songea Givens en gardant l'air serein. Ce qui n'était pas vraiment facile car Thomas Caparelli était la pierre angulaire de la Flotte, et elle n'aimait pas l'idée que cette pierre puisse s'éroder sous la pression. « Des éléments particuliers depuis hier ? » demanda-t-il en continuant à se frotter les yeux. Elle acquiesça, même consciente qu'il ne pouvait pas la voir. « Plusieurs, même », répondit-elle. Et c'était là, bien sûr, la véritable raison de leurs entretiens « accidentels ». Caparelli avait développé une confiance toute particulière en elle et en son instinct pour les détails vraiment importants. C'était une chose que de lire des résumés, mais le Premier Lord de la Spatiale voulait entendre son avis, personnellement, directement, de façon à pouvoir guetter le ton de sa voix ou l'expression fugitive qu'aucun résumé ne pouvait communiquer. De plus, la DGSN était une administration, il le savait. Givens était à sa tête et en tenait fermement les rênes, toutefois les analyses qu'on lui transmettait représentaient le consensus d'une administration (du moins, ce qui s'en approchait le plus dans le cas des analystes parfois grincheux de la DGSN), qui pouvait ou non refléter les opinions de son chef. Lors de leurs entretiens bihebdomadaires, il pouvait la sonder, s'assurer qu'il connaissait son avis personnel sur une question donnée, et lui offrir l'occasion de lui parler de ce qu'elle jugeait particulièrement important. Et il pouvait le faire sans froisser la susceptibilité de ses chefs de section puisqu'il ne lui demandait pas officiellement de commenter leurs rapports. Elle aurait tout à fait pu les critiquer, néanmoins, même s'il avait souhaité un cadre plus officiel, mais, selon elle, il avait raison : la méthode informelle qu'ils avaient adoptée en fin de compte contribuait à la souplesse de fonctionnement de la machine entière. Il s'agissait sans doute d'un détail, une de ces « broutilles » que les gens écartaient d'un geste, mais c'était une autre des forces de Caparelli. Il reconnaissait l'importance des détails et possédait littéralement un don pour s'en occuper sans les laisser le submerger. « Ah oui ? » Il baissa la main et la regarda, le sourcil haussé. « Oui, monsieur. D'une part, nous recevons encore des rapports signalant le retrait d'unités de systèmes havriens secondaires proches du front. Je sais, ajouta-t-elle en agitant la main. — Nous entendons beaucoup de rapports de ce genre, notamment depuis le raid contre Basilic. Et je sais qu'il y a toujours des mouvements d'unités dans n'importe quelle flotte. Je sais même que les analystes – comme moi – ont tendance à se montrer pessimistes quand ils évaluent des mouvements banals, et plus encore depuis que McQueen nous a frappés si fort. Et depuis que j'ai soutenu l'idée que les Havriens seraient institutionnellement incapables de lui confier l'autorité dont elle aurait besoin pour utiliser efficacement ses talents contre nous, reconnut-elle. Mais je ne crois sincèrement pas être influencée par le besoin de couvrir mes arrières après m'être plantée une fois. — Je ne l'envisageais pas, répondit doucement Caparelli. Et vous n'étiez pas la seule, loin de là, à douter que Pierre et Saint-Just acceptent de relâcher leur emprise sur la Flotte pour la laisser mener à bien ses plans de campagne. J'étais même d'accord avec vous. Bien que ce n'ait pas été le cas de l'amiral de Havre-Blanc, si je me souviens bien, ajouta-t-il avec un sourire en coin. Pire, il m'a bien averti que nous courions à la catastrophe. Il a la fâcheuse habitude d'avoir raison. — Il s'est trompé une fois ou deux lui aussi, monsieur », fit remarquer Givens. Elle appréciait et respectait Hamish Alexander mais, en regardant Caparelli faire face à ses responsabilités, elle était parvenue à la conclusion que, malgré son talent, Havre-Blanc aurait été moins bon Premier Lord de la Spatiale en temps de guerre. Elle avait été surprise de constater l'évolution de son propre sentiment, mais la réflexion l'avait seulement renforcé. Havre-Blanc était brillant et charismatique, mais il ne tolérait pas les imbéciles, il était beaucoup moins habitué à (voire capable de) déléguer des tâches importantes, et il était parfois victime de son propre talent. Il avait l'habitude d'avoir raison, et les gens qui l'entouraient en prenaient eux aussi l'habitude. En partie parce que c'était logique, Givens le savait... mais aussi parce qu'il déployait tant d'assurance qu'il écrasait simplement son monde. Et qu'il s'investissait avec passion dans n'importe quel débat. Il aimait faire fonctionner son cerveau et forcer les problèmes à se soumettre, et il attendait la même attitude de ses subordonnés. Mais le cerveau de tout le monde ne fonctionnait pas ainsi, et certains se sentaient inévitablement intimidés ou menacés par la vigueur avec laquelle il exigeait qu'ils défendent leurs conclusions. Ils n'auraient pas dû. Ils étaient censés se conduire en officiers de la Flotte de Sa Majesté, adultes et responsables, après tout. Mais il s'agissait d'un idéal que beaucoup n'atteignaient pas en réalité et, si elle savait qu'il ne sanctionnerait jamais personne pour avoir exprimé des vues opposées aux siennes, tous ses subordonnés ne partageaient pas cette certitude. Il fallait être courageux pour mettre ouvertement en doute ses vues, ce qui, associé à la confiance qu'il avait en son propre jugement, lui posait parfois des œillères. Comme dans le cas de sa résistance initiale devant les nouveaux porte-BAL et supercuirassés. Il ne s'était même pas rendu compte qu'il se montrait dogmatique et péremptoire, parce qu'aucun subalterne n'avait eu le cran de dire à l'homme que tous (même Sonja Hemphill et le reste de la jeune école, à leur grand dam) considéraient comme le meilleur stratège de la FRM qu'il se comportait comme un imbécile. Or personne n'avait peur d'opposer un avis divergent à Thomas Caparelli. Il pouvait être d'accord ou non, mais Givens ne l'avait encore jamais vu écarter négligemment un avis contraire. Et s'il n'était pas aussi brillant que Havre-Blanc, il n'était pas non plus aussi irritant que pouvait l'être le comte. Si on y ajoutait une intégrité, une autodiscipline et une détermination sans faille, cela faisait de lui à ses yeux le meilleur choix possible pour assumer son poste actuel. « Je sais qu'il s'est trompé à l'occasion, fit le Premier Lord. Mais cela arrive rarement. Et il avait vu juste en l'occurrence. — Oui, en effet. — Bref. » Caparelli fit pivoter son siège pour lui faire face, s'adossa confortablement et croisa les bras. « Dites-moi en quoi ces nouveaux mouvements de l'ennemi vous semblent particulièrement lourds de sens. — Il y a plusieurs raisons, répondit aussitôt Givens. D'abord, il s'agit cette fois de vaisseaux du mur et non de bombardiers cantonnés à l'arrière. Ils proviennent toujours de systèmes secondaires, certes, mais dans le cas présent on pourrait s'attendre à ce que les Havriens redoutent de nous voir lancer à notre tour des raids contre certains des systèmes concernés, car il ne s'agit pas de mondes où ils avaient simplement laissé quelques bombardiers pour que les habitants ne soient pas tentés de fomenter le désordre civil ou de trahir l'ordre nouveau. » De plus, les derniers rapports que j'ai reçus indiquent qu'ils ont retiré au moins une escadre de supercuirassés de Barnett. » Caparelli haussa les sourcils à cette nouvelle, et elle acquiesça. « Vu le mal que McQueen s'est donné pour renforcer ce système, cela représente un changement de cap majeur. » Certains éléments nous font aussi penser que des unités de la flotte privée de SerSec sont rendues à l'usage de la flotte régulière. Il pourrait y avoir plusieurs raisons à cela, y compris la volonté de compter sur quelques bâtiments politiquement fiables pour surveiller les vaisseaux des amiraux dont les succès pourraient commencer à les rendre menaçants pour le comité. Mais il est également possible que cela signale une rationalisation et une concentration de leurs forces, qu'elles soient officiellement SS ou FPH, en prévision d'une opération massive quelque part. À mon avis, ils auraient dû le faire il y a des années. Bien sûr, je trouvais déjà stupide de laisser leur Service de sécurité réunir sa propre flotte, donc je ne suis peut-être pas le meilleur juge de la situation. Mais quel que soit leur raisonnement, nous avons eu confirmation par trois sources distinctes – dont une que la DGSN entretient depuis des années au sein de leur structure de communications spatiales – que les bâtiments du mur estampillés SerSec sont destinés à Tourville et Giscard. Qui, l'un comme l'autre, n'ont apparemment pas apprécié ce renfort à sa juste valeur, ajouta-t-elle. « Enfin, j'ai reçu un rapport hier d'une autre de nos sources à Proctor Trois. » Caparelli inclina la tête de côté et fit la moue. Proctor Trois était l'un des trois principaux chantiers navals du système de Havre – ce qui, par définition, en faisait les trois plus gros chantiers de toute la République. « D'après notre source, poursuivit Givens, les Havriens ont fourni un effort conséquent et couronné de succès pour vider leurs bassins de radoub. Notre source (même ici, même auprès de Caparelli, elle veillait à ne pas donner d'indice concernant son identité ni même son sexe) n'est pas suffisamment haut placée pour connaître les raisons de cet effort. Mais ses observations personnelles confirment qu'ils semblent avoir retiré un bon paquet d'unités du mur de la liste des indisponibilités d'entretien pour les rendre à la Flotte ces derniers mois. Pareille montée en puissance a dû exiger un engagement énorme en termes de temps, main-d’œuvre et ressources, ce qui suggère qu'ils ont dû lésiner ailleurs pour y parvenir. Et s'ils ont renvoyé autant d'unités en service actif et qu'ils persistent à retirer d'autres vaisseaux encore de systèmes moins critiques, j'ai le sentiment qu'ils doivent concentrer une force puissante quelque part dans un but précis. Et je n'ai guère aimé ce qu'ils ont fait la dernière fois qu'ils ont réussi à rassembler une force de frappe de ce type. — Mmm. » Caparelli décroisa les bras pour se frotter le menton puis hocha la tête. « Je n'irai pas vous contredire sur ce point. Mais dans quelle mesure vos données sont-elles fiables ? De la part d'un autre, cela aurait pu sonner comme un défi ou le rejet de son argument. Venant de Caparelli, ce n'était qu'une question, et elle haussa les épaules. « Toutes nos informations datent d'il y a des semaines, voire des mois, reconnut-elle. C'est forcé, vu les distances, et la transmission clandestine des rapports de cet agent ralentit encore le processus. Et il reste toujours la possibilité d'une désinformation. Nous avons joué ce tour une fois ou deux aux Havriens, vous savez, et même si SerSec a la main lourde et se montre brutal, ses dirigeants ont une longue expérience des menaces de sécurité internes. Telles que les espions. » Cela dit, je pense que ces données sont fiables dans l'ensemble. Il y aura forcément des erreurs, et il est rarement possible de confirmer ou infirmer réellement la fiabilité d'un rapport donné. Je crois que le tableau qui en émerge est plutôt solide. — Très bien. » Caparelli acquiesça. « Dans ce cas, à votre avis, qu'ont-ils l'intention de faire de ces vaisseaux – enfin, McQueen, plutôt ? — Ça, bien sûr, c'est la question à un million de dollars, soupira Givens. Et la seule réponse que je puisse vous donner, c'est que je n'en sais rien. Avant qu'ils ne frappent Basilic et Zanzibar, j'aurais été beaucoup plus confiante en ma capacité à prédire qu'ils envisageaient une action le long de la frontière, mais là... » Elle haussa les épaules, et Caparelli renifla. « Tâchons de ne pas réfléchir au point de ne plus pouvoir prendre de décision, Patricia. Oui, ils nous ont frappés dans le cadre d'une opération en profondeur, sur nos arrières, et ils s'en sont tirés... une fois. En réalité, à y regarder de près, ils ont subi des pertes assez lourdes, notamment à Hancock, et les dégâts infligés à nos infrastructures n'étaient pas si terribles que cela, si ce n'est à Basilic. Les conséquences diplomatiques et psychologiques sont une tout autre affaire, bien sûr, et je n'essaye pas de les minimiser. Elles ont suffi à nous renvoyer sur la défensive, après tout. Mais gardons à l'esprit l'image qu'ils ont de leur côté, sans nous contenter de la façon dont eux nous apparaissent. Ils doivent se sentir nerveux après ce que nous leur avons fait à Hancock, et ils doivent aussi savoir que nous avons procédé à des redéploiements de manière à rendre ces raids en profondeur extrêmement risqués à l'avenir. — Je ne dis pas le contraire, monsieur. C'est logique, en tout cas. Mais je crois que nous devons envisager la possibilité qu'ils puissent réitérer une opération similaire malgré les risques. — D'accord, d'accord. » Caparelli acquiesça d'un mouvement vif, puis retourna son siège vers la console et désigna l'immense afficheur holo de la cuve. « D'un autre côté, ils peuvent faire leur choix sur toute cette région, et plus ils s'éloignent de nos systèmes centraux, plus grande devient leur liberté opérationnelle et plus faible le risque. » S'ils cherchaient des opérations à faible risque, ils se contenteraient de systèmes frontaliers tels que Lowell ou Cascabel, poursuivit-il. Ils continueraient à forcer le rythme, mais d'une façon qui leur permettrait de se concentrer contre des détachements relativement peu étoffés, en choisissant leurs cibles avec un tant soit peu de soin. Cela ne nous causerait pas grand tort mais offrirait un baptême du feu à leurs nouvelles unités, qui accumuleraient de l'expérience et de l'assurance sans risquer de lourdes pertes. Et cela leur permettrait de continuer à nous infliger une suite de défaites irritantes. » S'ils se sentent d'humeur un peu plus aventureuse mais veulent quand même éviter les plus gros risques, ils pourraient jeter leur dévolu sur un système plus proche de l'Étoile de Trévor, tel que Thétis, Rossignol ou Solon. Cela grignoterait la périphérie de l'Étoile de Trévor – un peu comme Havre-Blanc les a harcelés pour leur faire quitter leurs positions quand il a pris le système – mais sans exposer l'arrière des forces qu'ils engageraient. Et ils doivent bien savoir que nous sommes très sensibles au devenir de ce système, donc ils pourraient raisonnablement se dire qu'une menace ouverte contre lui fixerait notre attention plus fermement encore sur la défense plutôt que sur une éventuelle offensive contre eux en un lieu de notre choix. » Ou ils pourraient se montrer franchement audacieux et frapper quelque part entre ici et l'Étoile de Trévor. La cible la plus logique serait Yeltsin, mais ils seraient sûrement très nerveux à l'idée d'engager un assaut dans cette région, vu ce qui est arrivé à toutes les forces qui ont attaqué les Graysoniens par le passé. Je doute que McQueen soit particulièrement superstitieuse, mais elle a forcément dû en arriver à la conclusion que quelque chose dans ce système porte la poisse à la Flotte populaire. » Il montra les dents en un sourire mince et féroce, puis poursuivit : « Sinon, ils pourraient se retourner plus bas vers le flanc et viser Grendelsbane ou Solway. Perdre le chantier satellite de Grendelsbane, en particulier, nous causerait plus de tort que tout ce qu'ils nous ont déjà fait à l'exception de Basilic. Bon sang, en termes d'impact réel sur notre capacité de combat, perdre ce chantier nous ferait encore plus mal que Basilic. Plus important, perdre l'un de ces deux systèmes représenterait une défaite majeure de plus pour nous, qu'ils pourraient présenter triomphalement à leur opinion publique – et à la nôtre – comme une "preuve" que nous sommes en train de perdre la guerre. Sans parler du fait que cela leur permettrait aussi de commencer à s'immiscer entre nous et Erewhon, or Erewhon est presque aussi important pour l'Alliance que Grayson. » Ce qu'ils ne feront pas, en revanche, c'est fournir l'effort nécessaire pour assembler une force de frappe conséquente et la lancer tout droit sur un des systèmes que nous avons le plus puissamment renforcés. » Il secoua la tête. « Non. S'ils sont malins – et c'est hélas l'une des indéniables qualités de McQueen –, ils se chercheront une cible qu'ils peuvent frapper sans courir de risque déraisonnable tout en augmentant à nouveau la pression qu'ils exercent sur nous. Et si leurs services de renseignement se demandent encore ce que Truman leur a fait à Hancock, comme nous l'espérons, cela devrait les encourager un peu plus à la prudence. — Cela pourrait aussi les encourager à nous sonder de manière plus agressive, a contrario, fit remarquer Givens. Ils ne savent peut-être pas ce qui s'est passé, mais ils savent qu'ils sont tombés sur quelque chose qui sortait de l'ordinaire. À la place de McQueen, je voudrais savoir au plus vite de quoi il s'agit. Et je serais prête à étaler mes efforts sur une zone plus large dans l'espoir d'attirer une nouvelle attaque de ce type, même au risque de pertes substantielles parmi les éclaireurs, car, tant que je ne disposerais pas de données fermes sur les capacités de cette nouveauté, je n'oserais pas envisager d'opérations à une échelle décisive. — J'y ai songé, et vous avez peut-être raison. D'un autre côté, s'ils voulaient nous sonder agressivement, ils auraient déjà dû commencer. Or, jusqu'à présent, ils se sont contentés de cibles trop mineures pour que nos "armes secrètes" y aient été détachées en mission de protection. C'est une des raisons pour quoi j'ai tant insisté pour ne pas déployer les porte-BAL et ne pas faire plein usage des capacités des Harr... euh... des Méduses à moins que nous n'ayons pas le choix. Plus nous générerons d'incertitude, mieux ce sera, et Havre-Blanc avait raison : avant de les engager, nous avons besoin de ces armes en nombre suffisant pour que leur intervention soit décisive. — Et c'est pourquoi je persiste à m'inquiéter d'attaques de reconnaissance par l'ennemi, répliqua Givens. McQueen doit se douter que c'est exactement ce que vous mijotez. Ou, en tout cas, ce que vous pourriez mijoter. — Je vous l'accorde. » Caparelli regarda la cuve pendant plusieurs secondes, muet, puis se reprit. « Ce que je veux vraiment voir, c'est si, oui ou non, elle modifie son mode opératoire, dit-il enfin lentement. Elle a gagné gros en divisant ses forces pour sa première offensive, mais elle a aussi couru le risque d'une défaite ponctuelle. C'est d'ailleurs exactement ce qui lui est arrivé à Hancock. Dans l'ensemble, ça s'est bien passé pour elle, et elle a pu nous frapper en plusieurs endroits à la fois. Même sans les dégâts causés à Basilic, la seule échelle astrographique de sa zone opératoire aurait causé suffisamment de consternation de notre côté pour amortir ses pertes. Au pire, elle a gagné quelques mois pour continuer à renforcer ses effectifs et former ses équipages sans subir de lourdes pertes en se défendant contre nos attaques. » Mais elle sait que nous nous sommes beaucoup redéployés. Si elle se satisfait de ne cibler que des systèmes frontaliers à faible priorité, elle peut continuer à opérer de manière étendue et se diviser encore davantage sans courir trop de risques. Si elle est prête à s'avancer un peu plus dans notre cour et à viser des objectifs plus importants, elle va devoir concentrer ses forces et mettre beaucoup plus de puissance dans chaque attaque. » Franchement, je crois qu'il importe presque autant de voir comment elle se comporte à cet égard que de savoir où elle veut porter ses efforts. Si elle maintient sa tactique au gros plomb, en usant de forces d'intervention plus réduites réparties sur des régions étendues mais moins vitales d'un point de vue stratégique, cela indiquera sans doute qu'elle hésite encore et qu'elle ne se sent pas prête à une offensive sérieuse. Mais des forces concentrées qui frapperaient plus loin que la frontière... » Il secoua la tête. « Cela pourrait être mauvais signe car cela voudrait dire qu'elle est assez confiante ou que Pierre et Saint-Just la poussent suffisamment pour se préparer à une offensive qu'ils espèrent décisive. — Et si c'est le cas ? demanda doucement Givens. — Si c'est le cas, je m'attends à ce qu'ils nous frappent à au moins deux ou trois endroits, répondit Caparelli sans détour. Pas dans les systèmes centraux, mais dans des secteurs assez importants pour justifier des détachements de bonne taille. Cela leur offrirait l'occasion de nous infliger des pertes supplémentaires conséquentes, et s'ils choisissaient des systèmes véritablement cruciaux et que nous en perdions le contrôle, nous serions forcés de réagir par une contre-attaque, ou au moins de les renforcer encore si nous repoussions l'assaut. Et je viserais des mondes assez éloignés pour nous interdire d'établir une force de réaction locale en un point central. Je chercherais des cibles trop étalées pour qu'elles puissent se soutenir mutuellement contre des attaques à venir. Mieux, je me débrouillerais pour que l'Alliance doive envisager plusieurs axes de menace, de sorte que nos stratèges tombent de Charybde en Scylla si nous essayons de tous les couvrir par un redéploiement. — Ce serait logique », reconnut Givens au bout d'un moment. Elle prit une profonde inspiration. « Et sur quoi parieriez-vous ? — Je ne parie sur rien, fit Caparelli en secouant la tête. Je crois que vous avez raison, ils préparent une nouvelle offensive. C'est la seule explication rationnelle aux rapports de mouvement que vous avez reçus. Il va falloir que je jette un œil sur votre estimation chiffrée, mais j'ai l'impression qu'ils doivent songer à une ou deux attaques lourdes. Je ne vais sûre ment pas commencer à vouloir redéployer nos forces sur la foi d'une intuition, et je ne suis pas clairvoyant au point de prédire quelles seront leurs cibles précises, mais je pencherais pour des opérations autour de Grendelsbane. Je doute qu'ils frappent directement la base de la Flotte – à moins qu'ils n'aient rassemblé beaucoup plus de vaisseaux du mur que vous ne semblez le dire – mais je ne serais pas du tout surpris qu'ils essayent de nous inquiéter quant à notre accès à Erewhon. Et même s'ils ont réellement l'intention de s'attaquer à l'Étoile de Trévor à partir de Barnett dans un avenir proche, attirer d'abord notre attention au sud-est ne pourrait que leur rendre service. Au pire, cela nous forcerait à regarder par-dessus notre épaule pour surveiller cette nouvelle menace. » Il s'interrompit pour caresser son menton anguleux d'un air songeur, puis il hocha fermement la tête comme s'il soldait un débat intérieur. « De toutes les options qui s'offrent à eux, je crois que la plus dangereuse de notre point de vue consisterait à nous frapper au sud-est. D'un autre côté, si nous parvenons à les pousser à concentrer leurs efforts là-bas pendant que nous regardons ailleurs, nous pourrions retourner la situation contre eux, non ? En attendant, toutefois, j'imagine que nous devrions prendre quelques précautions. Voyons si nous ne pouvons pas libérer une escadre ou deux de nos Méduses – ou des Harrington de Grayson fit-il avec un petit sourire espiègle, pour renforcer notre flanc. Même une ou deux unités de ce type au bon endroit, au bon moment, pourraient représenter une méchante surprise pour une force ennemie, mais sans paraître très impressionnants, surtout si les commandants locaux sont rusés dans leurs schémas de tir, de façon à faire peur aux Havriens et à les faire rentrer dans leur coquille. — Rentrer dans leur coquille ? répéta Givens avec un sourire ironique avant d'incliner la tête sous son regard. Tout le monde dans l'Alliance a des suées en pensant à ce que les Havriens vont nous faire la prochaine fois, et vous vous préoccupez de les faire rentrer dans leur coquille ? — Bien sûr. » Caparelli paraissait surpris, comme si cette idée aurait dû sembler aussi évidente à Givens qu'à lui-même. S'ils sont réellement inquiets de ce que notre nouveau matériel peut leur faire, alors ils vont nous sonder, mais il faudrait qu'ils aient l'intention de sonder sur un front sacrément large pour faire appel au tonnage que vous évoquez. Non, ça sonne comme le préliminaire à une opération concentrée beaucoup plus que comme un ensemble de petites actions de sondage. — Et donc ? invita Givens sur un ton plein de respect comme il s'arrêtait. — Et donc, si j'ai vu juste et qu'il ne s'agit pas des signes avant-coureurs d'une série de raids étalés à petite échelle, alors Esther McQueen s'apprête à se planter dans les grandes largeurs, répondit-il avec un sourire mauvais, et je ne veux pas l'effrayer au point de la pousser à agir intelligemment. Elle devrait effectuer des sondages jusqu'à découvrir ce qui lui est arrivé. Si elle débarque en force, cela suggère un certain... excès d'assurance, dirons-nous. Et je veux l'encourager autant que possible pour l'instant. Que l'excès de confiance vienne d'elle ou de ses supérieurs politiques importe peu, en réalité, dans le cas présent. Ce qui compte, c'est que les Havriens sont peut-être sur le point de se jeter dans la gueule du loup... et que nos porte-BAL comme nos supercuirassés bourrés de capsules sont quasi prêts. Tout ce que je veux, c'est qu'elle prenne des risques, qu'elle se mette suffisamment en déséquilibre et qu'elle concentre ses forces dans une zone d'opérations pour me permettre de bien en profiter quand j'appuierai sur la gâchette ailleurs. Ah, et il y a autre chose que je veux : je veux qu'elle attende juste assez pour que nous puissions terminer l'entraînement du groupe de porte-BAL actuel et le déploiement complet des plateformes de guerre électronique du projet Cavalier fantôme. Si elle voulait bien m'accorder ces deux choses-là en prime, je mourrais heureux, parce j'aurais d'abord pu renvoyer ces salopards de Havriens jusque chez eux à coups de pied dans le cul ! » CHAPITRE VINGT « Pardonnez-moi, milady. L'avocat que vous attendiez est arrivé. — Ah oui ? » Honor releva les yeux de l'échiquier à l'entrée de James MacGuiness dans la bibliothèque, porteur de cette nouvelle. Andrew LaFollet l'avait suivi, et elle leur sourit à tous deux. « Dieu merci ! » Elle reporta son attention vers sa mère. « Je crains que les affaires ne m'appellent, maman, fit-elle avec une politesse exquise. Bien que je déplore âprement cette interruption, on dirait que je n'ai pas d'autre choix que de te concéder la victoire. Même si, bien évidemment, j'aurais gagné si le devoir ne m'appelait pas ailleurs. — Ah bon ? » Allison inclina la tête, l'œil brillant. « Et quel aspect au juste de l'interminable litanie de défaites que tu as souffertes face à moi au fil des ans te donne la moindre raison d'afficher un tel optimisme ? — En tant que femme mûre et responsable, je refuse de prendre part à un débat aussi futile », répondit Honor, et Nimitz émit un blic rieur lorsqu'elle le souleva de son perchoir. Samantha rit elle aussi, mais plus discrètement. Elle était lovée dans le berceau avec Faith, le menton sur la poitrine du bébé, et partageait avec elle les vertus apaisantes subliminales de son ronronnement grave. Au fil des siècles d'adoptions d'humains par les chats sylvestres, les bipèdes avaient découvert que les chats faisaient des baby-sitters de première classe. Ils étaient peut-être trop petits pour porter un enfant, mais cela ne les empêchait pas de faire des câlins, et aucun humain ne pouvait se montrer aussi sensible aux humeurs et aux besoins d'un nourrisson. Et puis, malgré leur taille, les chats sylvestres étaient formidablement armés et tout à fait prêts à user de leurs armes pour défendre l'être dont ils avaient la responsabilité. Sans compter qu'ils adoraient les bébés, que ceux-ci aient six pattes et une fourrure soyeuse ou deux jambes et pas l'ombre d'un poil, et que les bébés paraissaient capables de les entendre » d'une façon inaccessible aux adultes. Honor marqua une pause pour voir si Samantha souhaitait les accompagner, Nimitz et elle, mais la chatte se contenta d'agiter l'oreille et d'exprimer un sentiment de douce satisfaction avant de refermer les yeux comme pour partager le sommeil de Faith. « Mon Dieu, murmura Allison, impressionnée. Je n'ai jamais été capable de tenir un enfant aussi tranquille. Et je ne me souviens pas que Nimitz y ait réussi avec toi non plus. Bien que, ajouta-t-elle, songeuse, c'est sans doute parce qu'il t'a trouvée trop tard, alors que tu étais déjà définitivement turbulente. — Ah oui ? Turbulente ? Je m'en souviendrai. — Les petits esprits s'attachent aux petits détails, ma chérie, fit Allison, désinvolte. — En effet », répondit Honor, mortellement affable. Sa mère se mit à rire. « Tu veux assister à l'entretien ? poursuivit-elle. Je ne sais pas si ce sera très intéressant, mais tu es la bienvenue. — Non, merci. En fait, si Sam garde un œil sur Faith, je crois que je vais laisser James à Jenny, enfiler un maillot et passer quelques heures à la plage. — Un maillot ? » Honor renifla, dubitative, et regarda LaFollet. Le commandant lui rendit son regard avec une sérénité dont il aurait été incapable s'il s'était retrouvé pris au milieu d'une conversation pareille quelques années auparavant, et elle lui sourit. <4 Maman, je t'ai déjà vue nager, et je ne me rappelle pas que cela ait impliqué le port d'un maillot. Je crois même me souvenir de certains commentaires que tu as émis sur les cultures répressives, barbares et arriérées. — C'était avant que je me voie forcée de côtoyer une pleine maisonnée de Graysoniens, ma chérie. » Allison adressa un sourire espiègle à LaFollet, qui la regarda, l'œil brillant, et elle se mit à rire comme il esquissait le geste d'un maître de sabre graysonien signalant une touche en salle d'escrime. « Et je t'ai vue nager aussi, tu sais, reprit-elle, alors ne me prends pas de haut, jeune fille ! J'ai appris que les maillots de bain que tu as amenés sur Grayson étaient beaucoup plus... couvrants que ceux que tu portais à la maison ou sur Saganami ! — Mais, au moins, j'ai toujours porté quelque chose, répondit sereinement Honor. — Et moi aussi : ce que Dieu m'a donné à la naissance, rien de plus. Et si c'est assez bon pour Lui, ça devrait l'être pour tout le monde. Surtout que ça me va si bien, fit Allison en se redressant de toute sa (faible) hauteur pour se mettre en valeur. — Je ne sais pas comment Sphinx a survécu à ton invasion, maman, répondit Honor sur un ton lugubre. Et quand je pense à l'effet que tu auras forcément sur Grayson maintenant qu'on t'a lâchée sur mes pauvres sujets, j'en ai froid dans le dos. — Nous survivrons, milady, assura LaFollet. Certes, j'ai cru comprendre que, depuis l'arrivée de votre mère, Lord Clinkscales insiste pour que tous les visiteurs du manoir subissent des examens cardio-vasculaires. Une histoire de responsabilité civile, il me semble. — Je sais, fit Allison avec délice. N'est-ce pas merveilleux ? » LaFollet sourit, et les deux femmes éclatèrent de rire, puis Allison fit signe à Honor de s'en aller. « Allez, file ! Ne jamais faire attendre un avocat : ils ont des amis dans les sphères infernales. — Bien, maman », dit Honor, obéissante, avant de faire demi-tour pour suivre MacGuiness. L'homme qui se retourna quand LaFollet et elle entrèrent dans le bureau avait un visage qu'on aurait pu charitablement décrire comme mal dégrossi, bien que certains auraient été tentés d'user d'une expression moins flatteuse. Il était assez petit, à peine six ou sept centimètres de plus qu'Allison, et tiré à quatre épingles. Il tenait même du dandy, et il était manifestement assez aisé pour se permettre de faire biosculpter son visage afin d'atteindre une grande beauté. Qu'il ait choisi de ne pas y avoir recours en disait long sur sa personnalité, et ce qu'Honor décelait de ses émotions ne fit que confirmer cette première impression. Il émanait de lui un sang-froid que même un chat sylvestre aurait pu lui envier, et il se tenait comme le spécialiste cher payé des tribunaux qu'il était. Toutefois, quiconque l'aurait pris pour un citadin ramolli aurait sans doute compris son erreur à ses dépens. Ses yeux marron cachaient une dureté qui contrastait avec son apparence soignée, manucurée, et Honor apprécia la teneur de ses émotions tandis qu'il la regardait calmement. « Bonjour, monsieur Maxwell. » Elle traversa la pièce, déposa Nimitz sur le bureau et se tourna vers lui, la main tendue. « Je suis 'Honor Harrington. — Je constate », répondit-il en lui serrant la main, le sourire aux lèvres. Elle haussa le sourcil, et il se mit à rire. « Je vous ai suffisamment vue en HV depuis votre retour, milady », expliqua-t-il. Il pencha la tête en arrière pour mieux la regarder et fit la moue. « Bizarre, quand même, murmura-t-il. Je vous aurais crue plus grande. — Ah oui ? » Honor passa derrière le bureau et l'invita du geste à s'asseoir dans un fauteuil en face d'elle. Elle prit place et attendit qu'il ait fait de même, puis elle bascula le dossier de son fauteuil. « Willard m'a prévenue que vous aviez un certain sens de l'humour, dit-elle alors. — Ah, bon ? sourit Maxwell. Eh bien, il m'a aussi précisé quelques éléments sur votre compte, milady. Rien de confidentiel, je vous rassure. Je dirais que vous l'avez très favorablement impressionné dans l'ensemble. Surtout après l'incident du Regiano. — Alors il s'est laissé impressionner par la mauvaise personne », répondit Honor, gênée, et sa joue mobile se raidit en repensant au restaurant bondé où les fléchettes de pulseurs avaient causé cris et panique. « Le commandant LaFollet, fit-elle en le désignant rapidement de la main, et mes autres hommes d'armes sont ceux qui ont réellement sauvé Willard et moi-même. » Son visage se ferma un peu plus, car des trois hommes qui l'avaient sauvée en ce jour fatal, seul Andrew vivait encore. — Il me l'a dit également. Je crois que c'est votre sang-froid qu'il admirait, en réalité. Et la façon dont vous avez fini par régler vos comptes. Je n'approuve pas franchement le principe des duels, milady, mais, dans ce cas précis, j'étais heureux de faire une exception. J'ai un jour représenté une jeune femme qui... Bref, n'en parlons pas. Disons simplement que Pavel Young n'était pas une personne recommandable, et devoir négocier une issue à l'amiable avec un type pareil m'est resté en travers de la gorge. » Il s'était exprimé d'un ton léger, badin, mais ses émotions le démentaient, et Honor acquiesça mentalement. Cet homme-là agissait par conviction, et elle aimait sa détermination et sa passion. « J'espère éviter de vous impliquer dans rien d'aussi spectaculaire, monsieur Maxwell, répondit-elle avec un de ses sou rires en coin. Willard disait dans son courrier qu'il allait vous mettre au courant, je crois. Puis-je partir du principe qu'il l'a fait ? — Oui, milady. Et je suis flatté qu'il ait pensé à moi, bien que je ne sois pas persuadé d'être l'homme idéal pour ce travail. Je pratique presque exclusivement au pénal depuis vingt ou trente ans T Même si je me suis occupé de quelques affaires commerciales pour Willard, essentiellement quand il voulait les confier à quelqu'un qu'il connaissait depuis des années et qu'il savait discret, ma maîtrise du droit commercial est plutôt rouillée. — Cela veut-il dire que vous n'êtes pas intéressé ? s'enquit Honor, tout en soupçonnant qu'elle connaissait déjà la réponse d'après la teneur de ses émotions. — Non, milady. Cela signifie simplement que je me crois tenu d'informer un client potentiel quand je sais que j'ai des faiblesses à combler autant que lorsque j'ai des qualités à offrir. — Bien, dit fermement Honor, parce que c'est exactement ce dont j'ai besoin. — Ce dont vous avez besoin, milady, rectifia calmement Maxwell, c'est d'une équipe entière de juristes rien que pour vous. Vous devriez au moins engager l'un des plus gros cabinets d'avocats et le laisser vous fournir du personnel. Avec Willard plus ou moins cloué sur Grayson ces temps-ci, et particulièrement vu les détails et complications que votre nouveau titre implique, je frémis de penser à l'état dans lequel vos affaires doivent être en ce moment. La patte de Willard me manque beaucoup, reconnut Honor. D'un autre côté, la situation n'est peut-être pas aussi chaotique que vous le pensez. La reine a eu la bonté de laisser ses propres juristes gérer tous les détails concernant le duché jusqu'à maintenant, et Klaus et Stacey Hauptman ont veillé sur le volet commercial. En réalité, démêler cet aspect a posé beaucoup plus de problèmes que la création d'un tout nouveau duché. — Ça ne m'étonne pas. Je suis heureux d'apprendre que la Couronne s'est occupée des questions liées à votre nouveau titre et à vos terres, mais Willard m'a laissé entrevoir ce qu'impliquait la résolution de vos autres affaires. Je ne suis pas mécontent qu'il ait pu s'en occuper autant depuis Grayson et sous couvert des lois graysoniennes, et j'ai été un peu surpris d'entendre que le cartel Hauptman s'était impliqué en tant que votre agent ici, au Royaume stellaire. Voilà beaucoup de pouvoir et de talent rangé de votre côté, milady. — Je le sais. » Et ils n'ont pas toujours été de mon côté. Mais nous n'allons pas aborder ce sujet maintenant. « Toutefois, je voulais en venir au fait que, même si vous avez sans doute raison quant à l'ampleur du personnel dont je finirai par avoir besoin, la situation actuelle est sans doute moins catastrophique que vous ne l'imaginez. En admettant que vous acceptiez cette fonction, j'attends de vous que vous réunissiez votre propre équipe, que vous choisirez vous-même selon les besoins. — Mmm. C'est une offre flatteuse, milady. Très flatteuse. Et je suis très tenté de l'accepter. Je suppose que mon hésitation tient surtout à ma passion pour la pratique du droit pénal. J'aurais du mal à laisser tomber les tribunaux. Beaucoup de mal. — Je l'imagine bien. Je sais combien il m'a coûté d'abandonner le fauteuil de commandant de vaisseau quand on m'a promue au rang d'officier général. » Il inclina la tête de côté, et elle bascula un peu plus son dossier. « Willard m'a parlé de votre carrière militaire, monsieur Maxwell. J'espère que vous ne serez pas vexé d'apprendre que j'ai brièvement consulté votre dossier avant de vous demander de venir me voir. — J'aurais été surpris – et déçu – si ce n'avait pas été le cas, milady. — C'est bien ce que je me disais. Mais j'ai découvert avec intérêt que vous et moi partageons un point commun, et j'ai été assez impressionnée de votre citation. 'Tous les sous-lieutenants des fusiliers ne gagnent pas la croix de Manticore pour bravoure au feu. Et les avocats qui peuvent s'en targuer sur leur CV ne doivent pas être légion non plus, j'imagine. — Peut-être plus que vous ne le croyez, milady, répondit Maxwell, apparemment inconscient du regard appréciateur que LaFollet venait de poser sur lui. Et la croix de Manticore n'est pas forcément ce dont on a le plus besoin chez un avocat. Mais je comprends votre point de vue, et vous avez raison. Par bien des côtés, une carrière juridique ressemble à une carrière militaire. Plus on accepte de responsabilités, moins on a de temps à consacrer aux tâches concrètes qui vous y ont mené au début. — Exactement. Et les gens se servent du même argument pernicieux pour vous pousser à accepter ces responsabilités : on a besoin de vous. J'ai toujours trouvé déloyal qu'on fasse jouer cette corde quand il s'agissait de moi, mais je m'apprête à le faire avec vous, parce que c'est vrai. J'ai réellement besoin de vous, ou de quelqu'un comme vous, et la recommandation vigoureuse de Willard ne me pousse pas à chercher ailleurs. — Je ne serais pas disponible immédiatement, milady. Pas à temps plein. J'ai deux affaires à défendre devant les tribunaux et un appel devant la Cour du Banc de la reine en ce moment même. Il se passerait deux mois, sans doute même trois ou quatre, avant que je puisse vous consacrer les heures nécessaires. — C'est parfait. Je ne vous demanderais pas d'abandonner les affaires pénales dans lesquelles vous êtes engagé. Honnêtement, si vous étiez prêt à vous en débarrasser en les refilant à un autre, cela prouverait que vous n'êtes pas l'homme que je voulais pour ce poste. Et le temps ne presse pas tant que ça pour l'instant. La Couronne a tout réglé concernant Gryphon, et les choses peuvent rester en l'état jusqu'à ce que vous soyez libre et prêt à vous en occuper. J'ai déjà été contactée par deux des plus grands consortiums de sports d'hiver, mais Clarisse Childers, de chez Hauptman, a accepté de se charger des négociations préliminaires pour moi. À part ça, il n'y a rien d'urgent, parce que je n'ai pas encore de locataires. Jusqu'à nouvel ordre, le duché de Harrington n'est qu'une vaste étendue inhabitée de montagnes et d'arbres. Une belle étendue, certes, mais rien qui requière une attention humaine dans l'immédiat. — Je vois. » Les lèvres de Maxwell frémirent légèrement à sa dernière phrase, puis il prit une profonde inspiration. « Dans ce cas, milady, j'imagine que je n'ai guère d'autre choix que d'accepter. — Et les termes suggérés par Willard dans son courrier vous conviennent ? — Mieux que cela, milady. Willard a toujours su conclure des arrangements commerciaux avantageux pour toutes les parties. Je pense que c'est pour ça qu'il a si bien réussi dans ce domaine. — Je partage cette opinion, fit Honor. — Oui. » Maxwell fixa quelques instants un point invisible, puis il se secoua. « Je me rends bien compte que vous venez de dire que rien ne pressait, milady, mais j'aimerais me mettre modestement au travail dès que possible, si je trouve le temps. Seriez-vous disponible si j'ai besoin d'une heure ou deux par-ci par-là ? — Probablement, répondit prudemment Honor. Mon emploi du temps est assez chargé en ce moment. La Flotte me tient bien occupée au cours de perfectionnement tactique, et mes conférences à l'École spatiale me prennent plus de temps que je ne l'aurais cru. En prime, je dois subir la première opération sur mon visage après-demain. Nous poserons sans doute le nouvel œil en même temps, et la prothèse qu'on a conçue pour remplacer mon bras est quasiment prête. Elle devrait être livrée à temps pour permettre une intervention chirurgicale en fin de mois prochain. J'imagine que je serai au repos pendant une bonne semaine à la suite de chaque opération. Ensuite viendra la rééducation, bien sûr. Et nous sommes presque prêts pour la chirurgie réparatrice sur Nimitz, aussi, ce qui... — Stop ! Stop, milady ! » Maxwell se mit à rire et secoua la tête. « Vous êtes en train de me dire que, oui, vous pourrez me consacrer du temps, mais que je devrai vous prévenir un jour ou deux – voire trois – à l'avance afin que vous puissiez ajuster votre emploi du temps, c'est bien cela ? — Je le crains, oui, reconnut Honor, l'air un peu penaud, avant de secouer la tête à son tour. Vous savez, jusqu'à ce que vous posiez la question, je n'avais pas réfléchi à tout le pain que j'ai réellement sur la planche en ce moment. — Et c'est votre conception d'une "convalescence" ? s'enquit Maxwell, ironique. — Eh bien, oui, je suppose. » Elle avait l'œil brillant mais parlait d'un ton sérieux. « En réalité, les gens ont tendance à oublier que j'ai eu plus de deux ans pour m'habituer à ce que j'ai perdu. Bon nombre semblent beaucoup plus pressés de tout remettre en état que moi après si longtemps. En fait, je m'inquiète plus pour Nimitz que pour moi-même. — Je crois que la plupart des gens s'inquiètent plus pour ceux qu'ils aiment que pour eux-mêmes », renchérit Maxwell d'une voix soudain plus basse, et Honor releva aussitôt la tête. Il y avait quelque chose derrière cette phrase, quelque chose de plus qu'une perception étonnamment aiguë du lien entre Nimitz et elle, mais elle ignorait quoi. Elle savait seulement que c'était très profond et que cette douleur ne guérirait jamais totalement. Un calme étrange plana sur eux l'espace d'un instant, puis Maxwell se ressaisit. « Willard a aussi mentionné le fait que vous alliez devoir retourner sur Grayson, je crois, mais je n'ai pas bien compris quand. Y a-t-il des chances que cela se produise très prochainement? Et savez-vous combien de temps vous passerez là-bas ? » Elle haussa le sourcil, et il leva la main. « Si je dois vous demander une signature ou votre autorisation personnelle pour quoi que ce soit, cela m'arrangerait de savoir s'il y a un moment où vous ne serez absolument pas disponible. — Je comprends. » Honor plissa le front en réfléchissant au calendrier. « je n'irai nulle part avant au moins la fin du semestre à l'École, dit-elle au bout d'un long moment. Le Protecteur Benjamin m'a demandé de rentrer à la maison – de rentrer sur Grayson, je veux dire – pour l'ouverture de la nouvelle session des Clefs. Enfin, du Conclave des seigneurs. Cela tombe pendant les grandes vacances, qui arrivent de toute façon à la fin du semestre. Je quitterai donc Manticore pour au moins deux ou trois semaines à ce moment-là, voire plutôt pour deux mois. — Ce qui nous fait... d'ici cinq mois ? — À peu près, oui. — Et vous prendrez le Tankersley, j'imagine. — Eh bien, non, pas cette fois. » Honor ne s'étonna pas qu'il connaisse l'existence de son vaisseau privé. Ce petit bâtiment rapide était l'un de ses meilleurs investissements, et c'était Willard Neufsteiler qui avait fini par la convaincre de l'acheter. Mais Maxwell paraissait un peu perplexe. « Je crois que je prendrai un vol commercial pour cette visite, expliqua-t-elle. J'aurai des bagages volumineux à ramener, et le Tankersley privilégie la vitesse plutôt que la contenance. — Des bagages volumineux ? répéta Maxwell. — Eh bien, en réalité... (Honor rougit légèrement) j'ai décidé de me faire plaisir. Grâce à Sa Majesté, je n'ai pas besoin d'acquérir une résidence dans le Royaume stellaire, fit-elle en désignant le magnifique bureau dans lequel ils se trouvaient, et c'est à peu près la même chose sur Grayson, mais tout le monde me répète de me détendre et de prendre du bon temps, alors... Elle haussa les épaules. Maxwell eut un petit rire. « Peut-on savoir comment vous avez décidé de vous faire plaisir, milady ? — Sa Majesté m'a offert ce domaine, a-t-elle dit, parce que ce n'était pas ce que je songerais à m'acheter, répondit Honor. Alors j'ai décidé d'acheter quelque chose que personne d'autre ne penserait à me donner. Après tout, avoir autant d'argent doit bien servir à quelque chose, non ? — J'en suis sûr, milady. — Donc je me suis offert un nouveau cotre de dix mètres qui restera dans le hangar à bateaux de mes parents sur Sphinx, un autre pour la marina, ici, sur Manticore, et un troisième pour Gryphon. Je le garde dans une marina commerciale jusqu'à ce que le duché soit fonctionnel. Mais c'était un peu plus difficile pour Grayson, parce qu'à moins d'être fou on ne fait pas de bateau là-bas. Pas avec toutes les substances fort intéressantes dissoutes dans ses océans. Alors j'ai opté pour un runabout. — Un runabout ? — Un canot de plaisance qui me permettra de piloter manuellement, expliqua Honor. j'ai exposé mes desiderata à Silverman il y a trois mois. » Maxwell haussa les sourcils. Samuel Silverman & Fils était le plus ancien et le plus prestigieux fournisseur de yachts spatiaux privés du Royaume. Le HMS Reine Adrienne, le yacht royal hypercapable, venait de chez Silverman, de même que ses trois prédécesseurs. Honor se mit à rire en voyant sa mine. « Oh, rien de si gros, monsieur Maxwell ! Pas un bâtiment hypercapable. J'ai le Tankersley pour ça, et il y a peu de chances que je trouve le temps de filer toute seule en hyper, de toute façon. Non, il s'agit d'un appareil subluminique léger, pas plus de onze mille tonnes. À mi-chemin entre une pinasse et un BAL, sans les armes et avec beaucoup plus de confort. J'en ai essayé un en simulateur, et ce devrait être exactement ce que je recherche. Assez petit et vif pour faire joujou, mais assez gros pour être confortable et posséder la portée intrasystème voulue pour me rendre n'importe où. — Je vois. » Maxwell réfléchit un moment puis acquiesça. J'imagine que c'est effectivement un cadeau que personne n'aurait songé à vous offrir, milady. Mais je pense comprendre en quoi il vous attire. J'espère que vous l'apprécierez autant que je m'y attends. — Je m'y efforcerai, dans les limites de mon emploi du temps, en tout cas, fit Honor avant de grimacer lorsque son chrono sonna à point nommé à son poignet. Et à propos d'emploi du temps, reprit-elle à regret, on m'attend au CPT pour une conférence dans vingt minutes, je le crains. — Je comprends, milady. » Maxwell se leva, et Honor fit de même pour le raccompagner à la porte. Nimitz se lova dans le creux de son bras, et LaFollet ferma la marche, comme toujours. — Merci encore d'être venu. Et d'avoir accepté le poste, fit gravement Honor tandis qu'ils traversaient l'entrée de son immense hôtel particulier où résonnaient leurs pas. — Je vous en prie. Je me réjouis de relever ce défi et de travailler avec Willard et vous, répondit Maxwell. Je vais rédiger ma lettre d'acceptation et l'envoyer à Willard, tout en vous transmettant une copie. — Ça me paraît très bien. » Elle s'arrêta devant la porte.: elle ne pouvait pas lui serrer la main avec Nimitz sur le bras, et il sourit en constatant son problème. « Je vois qui dirige réellement la maisonnée, murmura-t-il, et Honor se mit à rire. — C'est ce que vous croyez. Mais vous n'aurez pas vu le véritable maître des lieux tant que vous n'aurez pas rencontré sa compagne ! — Ah bon? » Maxwell pencha la tête de côté puis eut un léger rire. «Je me réjouis de la rencontrer... ainsi que leurs enfants. » Il secoua la tête. « Je dois dire, milady, que ceci me paraît encore plus prometteur que je ne l'aurais cru. — Oh, ce sera intéressant, monsieur Maxwell, j'en suis persuadée... au vieux sens chinois. — Je vous demande pardon ? — Une ancienne malédiction chinoise, expliqua Honor. "Puisses-tu vivre des jours intéressants." Méditez la question. — Inutile, répondit Maxwell. Et sauf votre respect, milady, je crois parler au nom de beaucoup de gens en vous disant que nous aimerions vous voir trouver quelque chose d'un tout petit peu moins "intéressant" à faire de votre personne pendant la prochaine décennie. — Je m'y efforcerai. Vraiment, assura-t-elle. Simplement... » Elle haussa les épaules en signe d'impuissance, et Maxwell éclata de rire. « J'imagine que je m'habituerai à entendre ce genre de propos de votre part moi aussi, milady », fit-il avant de la saluer d'un signe de tête tandis que MacGuiness lui ouvrait la porte. Andrew LaFollet regarda la porte se refermer derrière lui puis gloussa discrètement. Honor se tourna vers lui, le sourcil relevé, et il haussa les épaules. — Je me disais juste que c'était une bonne chose que vous ayez pu engager un prophète pour conseiller juridique, milady, expliqua-t-il. — Un prophète ? répéta Honor, un peu perplexe. — Oui, milady. C'en est manifestement un. — Et pourquoi donc, même si je suis sûre que je vais regretter ma question ? — Parce qu'il va bel et bien s'habituer à vous entendre promettre d'essayer d'être sage, milady, fit innocemment LaFollet. — Vous sous-entendez que mes promesses ne sont pas tout à fait sincères ? — Oh, non, milady ! Elles sont aussi sincères que possible... au moment où vous les faites. » Honor lui adressa un regard très froid, mais il se contenta de le soutenir innocemment, et elle entendit MacGuiness s'efforcer avec un succès douteux de ne pas rire dans son dos. « Ce n'est rien, milady, fit l'homme d'armes sur un ton apaisant. Nous savons que vous faites de votre mieux. » CHAPITRE VINGT ET UN Le citoyen capitaine de vaisseau Oliver Diamato enfonça un bouton pour ajuster la position du fauteuil de commandement sur le pont du tout nouveau croiseur de combat VFP William T Sherman. Le fauteuil adopta l'angle qu'il souhaitait (ou plutôt celui que son dos et son épaule endoloris exigeaient après une énième séance de rééducation), et il le fit pivoter lentement pour contempler son nouveau domaine. Par certains côtés, il regrettait assez cette promotion et l'attribution de ce splendide joujou flambant neuf. Non qu'il eût envie de le rendre. Les flottes spatiales, même révolutionnaires, s'accordaient en général sur ce point : l'officier qui se sentait incapable d'assumer un commandement avait sûrement raison. Dans ces conditions, ses supérieurs ne risquaient pas de le contredire... ni de jamais plus lui proposer de nouveau commandement, ou tout autre poste à responsabilité intéressant. Il existait sans doute quelques exceptions à cette règle, mais aucune ne lui venait à l'esprit. Et puis il savait que sa nomination à la tête du Sherman se voulait un signe d'approbation de la part de la Flotte en général, ou du moins de la citoyenne ministre McQueen en particulier, et il était suffisamment honnête avec lui-même pour reconnaître que son ambition en était flattée. Mais il se souvenait de son dernier commandant et il savait qu'il lui restait un long, très long chemin à parcourir avant d'espérer être aussi digne que la citoyenne capitaine Hall de commander un vaisseau de guerre pour défendre la République. Il était doué et possédait de meilleures qualifications techniques que la moyenne dans la Flotte populaire, ainsi qu'un talent tactique naturel. Il ne se hissait pas à la hauteur de la citoyenne Hall en tant que tacticien, mais celle-ci était elle-même naturellement douée, et elle avait passé des décennies à affiner ses talents innés. Elle lui avait d'ailleurs montré comment affiner les siens. Son tutorat lui manquerait, mais elle lui avait offert l'aide essentielle qui lui permettrait un jour d'égaler ses capacités de tacticienne. Il le savait. Mais il savait aussi que, pour ce qui était de motiver un équipage et de faire des individus qui en composaient le matériau humain une arme finement aiguisée, il était encore plus loin du compte. Essentiellement parce que, à l'image de tant d'officiers de la Flotte populaire, on lui avait fait franchir trop vite les échelons, sous la pression conjointe de la révolution et de la guerre, se disait-il en toute franchise. Il n'avait tout simplement pas eu le temps d'accumuler la même expérience que Joanne Hall... qui en retour n'avait pas eu le temps de lui transmettre cette expérience, même si, par Dieu, elle avait fait de son mieux dans le délai dont elle disposait ! Mais, parce qu'il était honnête envers lui-même, Diamato doutait aussi d'avoir un jour ce doigté presque magique. Il espérait apprendre à l'imiter assez bien pour que les autres soient impressionnés par sa présence en tant que commandant, mais il n'aurait jamais ce petit quelque chose. Cette capacité à tendre la main à ses subordonnés tout en s'accrochant au formalisme élitiste et démodé du commandement spatial, sans égard pour les changements égalitaires que le nouvel ordre avait introduits, et à leur donner envie de le suivre sous le feu de l'ennemi. Évidemment, c'est peut-être parce que tout ce formalisme et ces concepts « démodés » ne le sont pas tant que ça en fin de compte, songea Diamato sans bruit, dans un recoin de son esprit, en prenant bien garde à ne pas regarder l'homme qui se tenait à côté de son fauteuil. Il n'aurait pas fallu que le citoyen commissaire Rhodes devine ces dangereuses idées contre-révolutionnaires qui lui passaient par la tête. D'un autre côté, Rhodes pouvait encore se révéler un nouveau commissaire Addison et finir par soutenir l'application d'une discipline plus traditionnelle à bord du Sherman, comme Addison l'avait fait pour Hall. Le hic, c'est qu'il n'en avait pour l'instant rien laissé paraître, et Diamato n'osait pas lui poser franchement la question. Et c'était là la dernière raison pour laquelle le capitaine de vaisseau n'était pas tout à fait ravi de sa promotion et de son nouveau bâtiment : le commandement de l'un des croiseurs de combat de la Flotte populaire n'était pas le meilleur poste imaginable pour un homme dont la foi en la révolution — en ses leaders, du moins — avait été largement entamée au cours des dix-huit mois écoulés depuis l'opération Icare. Diamato ne s'autorisait pas souvent à y réfléchir, même dans le secret de ses propres pensées, mais le doute était présent. D'ailleurs, c'était pour cela qu'il ne s'était pas montré plus agressif pour sonder la position de Rhodes. Et, malgré tous ses efforts, Diamato ne parvenait toujours pas à éradiquer le poison du doute qui le hantait. Il ne s'était rien passé qui fût susceptible de modifier son engagement derrière les idées officiellement promues par le comité de salut public. Ni, d'ailleurs, sa loyauté personnelle envers le citoyen président Pierre. Mais il en avait trop découvert sur ces gens qui se bâtissaient des empires, sur le soupçon mutuel et les camps opposés qui divisaient ceux qui auraient dû être les hérauts du nouvel ordre. Et il avait trop bien vu le coût terrible et sinistre que cela pouvait avoir. Il ferma les yeux et frémit une nouvelle fois en se rappelant la phase finale effrayante de l'attaque de Hancock. La citoyenne amiral Kellet avait péri au début de l'action, mais son commandant en second, le contre-amiral Porter, était un incompétent fini. Pire, bien que Diamato ne s'en fût pas rendu compte avant la bataille, c'était aussi un lâche. Pourtant il possédait des références politiques impeccables et des soutiens au plus haut niveau. En fait, sans pouvoir tout à fait le confirmer, Diamato avait relevé des indices concordants qui lui donnaient à penser que le plus puissant soutien de Porter était sans doute Oscar Saint-Just lui-même. Ce lien direct entre un membre du comité de salut public et un officier de la Flotte populaire, bien que rare, n'était pas une première. Notamment dans les grades les plus élevés de la Flotte, et tout le monde le savait. Avant Icare, Diamato aurait même soutenu que de tels arrangements étaient nécessaires, ou du moins appropriés. Il était logique, après tout, ou il aurait dû l'être, que les civils chargés de mener la lutte du peuple au plus haut niveau soutiennent la carrière de ceux qu'ils jugeaient les plus à même de mener la lutte au front. Et si un membre du comité estimait un officier à la fois compétent et loyal, quoi de plus logique que de veiller à ce qu'il fût placé là où il pouvait servir au mieux le combat du peuple. Le problème, c'était que, selon tous les critères, à l'exception de sa loyauté envers le comité de salut public (ou du moins envers Oscar Saint-Just), Porter n'était absolument pas qualifié pour commander autre chose qu'une benne à ordures en route pour la casse. Il était certes possible que Diamato juge trop durement l'officier défunt, et il s'efforçait parfois d'envisager cette éventualité. Mais la citoyenne amiral Kellet et la citoyenne capitaine Hall considéraient manifestement Porter comme un incompétent, et même le citoyen commissaire Addison partageait leur opinion. Dans le cas contraire, il n'aurait pas soutenu Hall quand elle avait fait croire que Kellet était encore vivante et donnait les ordres qui venaient en réalité d'elle-même plutôt que de transmettre le commandement à Porter ainsi que l'exigeait le règlement. Cet incident-là, Diamato ne l'avait mentionné dans aucun de ses rapports sur la deuxième bataille de Hancock, et il doutait qu'aucun des deux autres survivants du pont de commandement du VFP Schaumberg en ait parlé. Ils étaient tous deux simples officiers mariniers, et ils avaient sans doute jugé plus sûr de laisser cela dans l'ombre mais, pour Diamato, une raison supplémentaire était venue s'y greffer sous la forme d'un conseil direct et personnel de la part de la citoyenne ministre McQueen soi-même. Il avait entendu les rumeurs qui couraient sur l'ambition de McQueen. Qui plus est, il les soupçonnait d'être vraies. Néanmoins, cela n'avait pas suffi à le prémunir contre le charisme qui émanait d'elle. Et même ainsi, son immense compétence et le fait qu'elle était manifestement la voix de la raison —d'ailleurs, il le craignait, une voix fort isolée — au sein du comité de salut public auraient probablement fait taire tous ses scrupules. En réalité, Diamato était persuadé que, de tout le comité, seule MacQueen croyait un mot de ce qu'il avait dit sur les BAL qui avaient massacré la force d'intervention 12.3. Pire, il n'avait pas été aussi surpris qu'il aurait dû en le découvrant. Certes, les données extrêmement fragmentaires récoltées par les capteurs et son incapacité à rendre un rapport cohérent avant des semaines avaient sans doute contribué au rejet de cette idée par les sceptiques. Mais il y avait d'autres facteurs. D'une part, cet imbécile incompétent et lâche, qui ne voyait que ses intérêts et avait cédé à la panique, avait en un seul ordre stupide et impardonnable jeté par les hublots tout ce que la citoyenne capitaine Hall avait accompli. Les Manticoriens étaient sur le point de rompre les rangs. Diamato le savait; il savait que les pertes croissantes qu'ils subissaient, en grande part sous les coups d'un certain Oliver Diamato et du VFP Schaumberg, avaient fini par les convaincre qu'il était inutile de continuer à se jeter tête la première contre les défenses réunies des vestiges de la force d'intervention. Celle-ci était brisée, elle battait en retraite, mais si ses capacités offensives étaient anéanties, sa puissance de feu défensive restait immense. Des unités aussi fragiles que des BAL — même ceux-là — n'avaient aucune raison de continuer à se sacrifier en harcelant un ennemi manifestement vaincu alors que ses bâtiments conservaient une capacité défensive combinée suffisante pour se débarrasser de leurs assaillants si ceux-ci persistaient à se rapprocher pour tenter de les détruire. C'était le commandement tactique d'une capitaine Hall aux nerfs d'acier qui l'avait permis. Elle avait sauvé la majorité des bombardiers de la FI-12.3, les avait menés (ainsi que tous leurs équipages) au seuil de la sécurité — battus, blessés et désespérés, mais vivants — avant que ce qui aurait dû être la dernière attaque massive des Manticoriens, Diamato en était persuadé, perce leurs défenses, ravage le pont du Schaumberg et la tue. Avec sa mort et celle du citoyen commissaire Addison, Diamato n'avait pas eu d'autre choix que de transférer le commandement à Porter. En toute honnêteté, il n'avait même pas envisagé d'agir autrement... et pourtant il aurait dû. Oh que oui, il aurait dû, et il se maudissait après les cauchemars de chaque nuit pour y avoir manqué. Il serra les dents en se rappelant la réaction incrédule et paniquée de Porter à l'annonce qu'il était désormais aux commandes. Et il les serra un peu plus tandis que sa mémoire lui répétait l'ordre frénétique du citoyen amiral : que la force d'intervention se disperse et gagne indépendamment l'hyperlimite. C'était un ordre suicidaire. Un ordre qui, hélas, avait tué des milliers de gens en plus de l'unique incompétent nommé là pour des raisons politiques, qui méritait cent fois de se faire tuer. Diamato doutait que les Manties en aient cru leurs yeux lorsque la formation serrée à laquelle la citoyenne Hall s'était si rigoureusement tenue s'était brutalement désintégrée. Pourtant, pire encore que la séparation physique qui avait ouvert des brèches dans l'armure défensive des bombardiers, il y avait eu la panique que Porter avait communiquée à leurs commandants. Même les plus équilibrés d'entre eux s'étaient rendu compte que leur supérieur hiérarchique n'avait pas la moindre idée de ce qu'il devait faire et que tout espoir de survie pour leur propre bâtiment reposait sur leurs efforts personnels. Ceux dont le courage avait été le plus rudement mis à l'épreuve avant l'ordre de dispersion avaient pris peur et n'avaient plus songé qu'à mettre le plus de distance possible entre l'ennemi et eux. Et quand la formation s'était délitée, les BAL manticoriens, qui venaient de se détourner, avaient aussitôt inversé leur accélération et s'étaient rapprochés pour la curée. Diamato se rappelait l'interminable succession de désastres, son impuissance tandis qu'il regardait d'autres bombardiers tomber sous les coups des grasers incroyables de ces BAL inouïs ou — peut-être pire encore — essuyer des tirs jusqu'à ce qu'ils perdent un ou deux noyaux alpha. Avec ne serait-ce qu'un noyau alpha endommagé, il était impossible de générer une voile Warshawski, or Hancock se trouvait pile sur le chemin d'une onde gravifique. Et quiconque était privé de voile Warshawski perdait la possibilité de manœuvrer en hyperespace... et ne pouvait donc espérer échapper aux supercuirassés ennemis du détachement interne au système lancés dans une poursuite vengeresse. Les supercuirassés pourraient passer l'hyperlimite et manœuvrer librement, ce qui signifiait qu'ils rattraperaient les bombardiers avec une facilité déconcertante, quelle que fût la vélocité qu'ils auraient atteinte en espace normal, et une fois qu'un véritable vaisseau du mur affrontait un simple bombardier, l'issue ne faisait pas mystère. Dès que leurs capteurs les informaient qu'un vaisseau havrien avait perdu un noyau alpha, les BAL cessaient immédiatement de le harceler et se détournaient pour rattraper l'un de ses collègues encore en état de fuir, et les failles ouvertes entre les bombardiers suite à l'ordre de Porter avaient considérablement simplifié la tâche meurtrière des Manticoriens. Quand ils étaient enfin revenus au Schaumberg, celui-ci était tout aussi isolé que les autres bombardiers. Diamato avait fait de son mieux, ce qui incluait l'élimination de deux autres BAL, mais les dégâts subis par son propre bâtiment étaient déjà trop importants pour lui permettre de se défendre de manière vraiment efficace. Un unique passage éclair avait condamné ses voiles Warshawski. Un second avait porté un coup supplémentaire au pont de commandement et mis un point final brutal à la participation du citoyen capitaine de frégate Oliver Diamato dans la seconde bataille de Hancock. S'il était encore en vie, c'était parce que le croiseur lourd Poignard, terriblement abîmé, s'était trouvé assez près et que son commandant, le citoyen capitaine de vaisseau Stevens, avait eu le cran de se rapprocher de l'épave du Schaumberg sur l'hyperlimite. Le Poignard était resté juste assez longtemps pour récupérer les plus grands blessés du bombardier (y compris un Oliver Diamato inconscient) avant de procéder à une translation alpha. Il restait peu de choses du croiseur en dehors du générateur hyper et des voiles Warshawski, mais cela lui avait suffi pour fuir. Le Schaumberg, avec trois noyaux alpha détruits, avait eu moins de chance. Le capitaine de corvette Kantor, son ingénieur mécanicien principal, était devenu l'officier le plus gradé suite à la blessure de Diamato et, d'après le rapport de Stevens, il jugeait avoir au moins une chance de remettre en état ses noyaux endommagés avant d'être rattrapé par l'ennemi. De toute évidence, Kantor s'était fourvoyé. Six des trente-trois bombardiers de la citoyenne amiral Kellet avaient fini par rentrer à la maison après la bataille, mais le VFP Schaumberg n'était pas du nombre. Pas plus que le vaisseau amiral de Porter, l'Amiral Quinterra. Et ceux qui s'en étaient sortis avaient subi un tel pilonnage que l'essentiel de leurs données avaient été perdues ou brouillées sans espoir de récupération. Même ainsi, la commission d'enquête aurait dû pouvoir se faire une idée assez juste de ce que la force d'intervention 12.3 avait affronté. Diamato était trop gravement blessé pour témoigner, mais les officiers tactiques présents à bord de la poignée de vaisseaux rescapés devaient bien avoir vu ce qui s'était passé, et leurs rapports concernant les nouveaux BAL et les abominables missiles qui s'étaient abattus sur l'arrière de la force d'intervention au moment même où les BAL attaquaient auraient dû faire comprendre à la Flotte qu'elle faisait face à une nouvelle menace mortelle. Sauf que les soutiens politiques de l'amiral Porter avaient exigé (et obtenu) un rapport qui évitait la condamnation posthume humiliante qu'il avait tant méritée par sa stupidité. Diamato n'était plus innocent au point de croire qu'ils avaient agi afin de protéger la réputation de Porter. Il ne croyait pas non plus, comme certains affectaient de le faire, que le succès de l'opération Icare était trop crucial au regard du moral des civils et de la Flotte pour laisser des indices d'une réussite moins que complète la ternir dans l'esprit du peuple. Non, il en avait assez vu désormais pour savoir que c'était leur propre réputation qu'ils cherchaient à protéger en camouflant l'ampleur affligeante de l'erreur commise en soutenant et poussant la carrière d'un pareil incompétent. Mais cela importait peu. La seule façon de protéger l'amiral et donc eux-mêmes consistait à étouffer l'enquête entière, car tout rapport exact aurait constitué une condamnation féroce de l'incompétence et de la lâcheté de Porter. Et les collègues officiers tactiques survivants de Diamato avaient bien saisi la menace voilée. Ils n'avaient pas spontanément fourni d'informations devant la commission, et leurs réponses aux questions posées s'étaient limitées au strict minimum, de façon à se protéger. Pas un seul d'entre eux ne dépassait le grade de capitaine de corvette, et les membres de la commission (dont le moins gradé était contre-amiral) s'étaient montrés encore plus prudents dans les questions qu'ils posaient (ou ne posaient pas) que les officiers tactiques dans leur manière d'y répondre. Et le tout avait été mené dans la plus grande précipitation, qui plus est, comme si toutes les personnes impliquées avaient honte et voulaient en finir avec cette affaire pour l'oublier au plus tôt. Le temps que Diamato sorte de l'hôpital, tout était bouclé, le rapport rédigé, et nul ne voulait écouter un capitaine de frégate furieux, amer, le cœur brisé. Il avait néanmoins essayé de se faire entendre, poussé par le besoin douloureux de remplir son devoir d'officier... et d'expier son échec à exaucer la supplique du capitaine Hall mourante : ramener son équipage à la maison. Elle comptait sur lui pour cela, elle s'était accrochée à la vie pour le charger de leur sécurité dans son dernier soupir. Elle s'était fiée à lui pour les sortir de là... et il avait échoué. Ce n'était pas sa faute, et il le savait, de même qu'il savait à qui en revenait la responsabilité, mais cela ne faisait pas taire les démons de sa conscience quand ils venaient hanter ses rêves. Par conséquent, même conscient de la futilité de ses efforts, il avait entrepris à lui seul de prendre d'assaut l'affaire étouffée par la volonté politique officielle. Il avait exigé d'être entendu et avait essuyé le refus de ses supérieurs immédiats. Il avait rédigé un courrier personnel au commandant de la flotte capitale, qui lui avait été retourné non lu (officiellement) mais accompagné d'une note sèche lui rappelant que l'enquête était terminée... et que d'autres communications sur le sujet n'étaient pas souhaitables et ne seraient pas reçues. Incapable de s'arrêter, il s'était préparé à remonter aussi haut qu'il le faudrait dans la hiérarchie — une initiative qui aurait sûrement abouti à sa propre perte sans la citoyenne ministre McQueen. Il ignorait comment le ministre de la Guerre avait eu vent de sa croisade désespérée, mais elle l'avait personnellement convoqué dans son bureau et, en présence d'Ivan Bukato, l'officier le plus gradé de la Flotte populaire, elle avait écouté tout ce qu'il avait à dire. Et, contrairement à la commission d'enquête, Bukato et elle avaient posé des questions pertinentes et précises. Ils étaient même parvenus à lui arracher des informations qu'il n'avait pas conscience de détenir, bien que le manque de données fermes en provenance des scanners et des enregistrements tactiques pour appuyer ses souvenirs ait limité leur crédibilité. McQueen avait fini par l'envoyer dans un bureau de l'Octogone et lui faire rédiger un nouveau rapport formel à elle seule destiné. Diamato avait bien senti que McQueen ne l'aimait pas, au début. Il avait compris seulement plus tard que c'était parce qu'elle avait consulté son dossier avant l'entretien et qu'elle avait dû y trouver les évaluations de SerSec, qui soulignaient sans doute sa loyauté envers l'ordre nouveau. Elle avait dû craindre qu'il ne soit un autre Porter en herbe, à la recherche d'un soutien comme celui qui avait permis à cet incompétent de tuer tant de milliers de ses collègues de la Flotte. Il aurait été stupide de la part de Diamato de poursuivre ce but en s'aliénant délibérément ceux qui avaient appuyé Porter, mais il avait dû lui paraître possible qu'il soit trop naïf ou bête pour comprendre que c'était précisément ce qu'il faisait. Elle avait peut-être même cru qu'il pensait que l'idée d'étouffer l'affaire émanait de la Flotte, et qu'il s'y attaquait dans l'espoir de gagner l'approbation des chiens de garde de SerSec. Mais son indignation et sa détermination à faire éclater la vérité avaient suffi à effacer l'aversion qu'elle ressentait pour lui. S'il lui en avait fallu une preuve, son affectation aux commandes du Sherman alors que sa thérapie était encore loin d'être terminée aurait amplement suffi. Peut-être plus révélateur encore, la façon dont elle l'avait pressé, sans jamais le dire explicitement, de cesser de se battre contre des moulins à vent au sujet de Hancock. Il avait mis des semaines à découvrir la cause réelle de ce rapport et à comprendre que l'avertissement voilé de McQueen était sans doute tout ce qui lui avait valu de ne pas disparaître en tant qu'« ennemi du peuple ». Après tout, si les appuis de Porter étaient prêts à taire des données tactiques critiques pour se protéger, ils étaient sans nul doute capables d'user de tout le pouvoir de SerSec et de quelques accusations bidons pour éliminer un unique capitaine de frégate gênant. Au lieu de disparaître, il se retrouvait donc sur le pont de son splendide nouveau vaisseau, à regarder l'afficheur tactique tandis que les autres unités d'une nouvelle force d'intervention se rassemblaient pour une nouvelle offensive contre les Man-fies. C'était un moment de fierté, comme il se devait, mais Diamato ne pouvait retenir un frémissement au souvenir de la folie meurtrière de la deuxième bataille de Hancock. Au moins, le citoyen vice-amiral Tourville s'était montré intéressé par ce qu'il pouvait lui dire concernant la bataille. Diamato avait agi avec plus de circonspection que lors de sa conversation avec McQueen, mais il avait fait passer l'essentiel, et Tourville l'avait écouté. Il ne lui avait pas ri au nez, même s'il n'avait pas non plus affirmé le croire. Et Diamato ignorait complètement si Tourville avait transmis ses informations plus haut dans la chaîne de commandement de la Douzième Force. Il l'espérait, mais sa seule certitude était qu'on ne l'avait jamais invité à bord du Salamine pour faire part de son expérience au citoyen amiral Giscard. Respectant les avertissements de McQueen, il n'en avait pas non plus spontanément parlé lors d'aucune des conférences auxquelles il avait assisté. Après tout, il n'était qu'un capitaine de vaisseau tout neuf, aux commandes de son tout premier bâtiment. Même s'il s'agissait de l'un des croiseurs de combat les plus récents et les plus puissants de la Flotte populaire, son commandant figurait parmi les moins gradés dans la hiérarchie de la Douzième Force, et ses supérieurs lui feraient savoir quand ils voudraient l'entendre. Mais il espérait – oh, comme il l'espérait ! – que Tourville l'avait cru... et que Giscard avait vu et lu très très soigneusement le rapport qu'il avait remis à la citoyenne ministre McQueen. « Très bien, citoyens. » L'amiral Javier Giscard se pinça l'arête du nez dans un effort inconscient pour soulager sa fatigue puis il parcourut du regard la table de la salle de briefing. Six officiers seulement – et bien sûr leurs commissaires du peuple – étaient présents, lui y compris, et il leur adressa un sourire las en demandant : « Y a-t-il d'autres questions à aborder avant d'en venir au motif principal de ce briefing? — Je suis sûr qu'il doit y en avoir, répondit Lester Tourville, la moustache hérissée, tout en gratifiant Giscard d'un sourire beaucoup plus féroce. Hélas, je ne suis pas certain desquels. BJ ? » Il regarda le vice-amiral John Groenewold, à l'autre bout de la table, connu de ses proches sous le surnom de BJ, et esquissa un geste interrogateur. Groenewold était le dernier nommé dans l'équipe de commandement de la Douzième Force, en remplacement de la citoyenne vice-amiral Shallus, rappelée sur Havre pour devenir l'adjointe de l'amiral Bukato à l'Octogone. Officier passionné au teint sombre, Groenewold était réputé presque aussi agressif en action que Tourville lui-même, et les deux hommes se connaissaient depuis des années. « J'imagine que ma seule véritable interrogation est la suivante : devons-nous ajouter foi aux rumeurs de nouvelles armes secrètes manticoriennes ? » déclara Groenewold. Tourville dissimula une grimace : on pouvait compter sur son vieil ami pour mettre les pieds dans le plat, songea-t-il. BJ n'était pas connu pour son tact, mais Tourville avait espéré qu'il était au moins devenu suffisamment sensible aux réalités politiques pour ne pas charger aveuglément dans un champ de mines tel que le rapport de la commission Hancock. En tout cas, pas devant témoins. Tourville observa le profil d'Évrard Honeker du coin de l'œil. Honeker paraissait tout juste poliment attentif, et rien n'indiquait qu'il pouvait considérer la question de Groenewold comme le moins du monde déplacée. Le commissaire du vice-amiral, Lasrina O'Faolain, était un peu plus démonstrative. Elle pinça les lèvres et cilla, comme si elle luttait contre le réflexe de fermer les yeux en signe de résignation, mais elle semblait presque plus inquiète pour l'officier dont elle avait la responsabilité que furieuse contre lui pour avoir abordé un sujet tabou. Ce qui laissait le commissaire de l'amiral Giscard, et Tourville ne put s'empêcher de se tourner vers elle. Héloïse Pritchart était expéditive avec les ennemis du peuple, et la rumeur voulait que son apparence glaciale et toujours sous contrôle masquât une personnalité fort différente : celle d'une femme qui pourchassait les ennemis du peuple avec la passion vengeresse d'une fanatique. Quel que soit le degré de vérité de la rumeur, il était de notoriété publique qu'Oscar Saint-Just la tenait en haute estime et l'avait personnellement choisie pour surveiller Giscard. Et comme d'autres bruits persistants faisaient du même Saint-Just l'appui politique de feu l'amiral Porter, de triste mémoire... « Je ne suis pas certain d'avoir compris ce que vous entendez par "y ajouter foi", citoyen amiral, répondit Giscard après un bref regard aux traits magnifiques et froids de Pritchart. Il paraît évident que Jane Kellet est tombée sur quelque chose qui sortait de l'ordinaire. Je ne doute pas que vous ayez lu le rapport de la commission d'enquête, évidemment. Toutefois, bien que je sois persuadé que la commission a pris en compte toutes les informations à sa disposition (il avait réellement l'air de croire tout ce qu'il disait, songea Tourville, admiratif), il est également vrai qu'elle se trouvait soumise à une énorme pression pour rendre rapidement ses conclusions. La situation stratégique exigeait que nous les communiquions au plus vite à tous les commandants et commissaires du peuple concernés. Il est tout à fait possible que la rapidité dont elle a fait preuve, bien qu'admirable, l'ait empêchée de consacrer à chaque bribe d'information toute l'attention qu'elle aurait peut-être méritée en d'autres circonstances. » Bon sang, qu'il est fort! La moustache de Tourville dissimula un autre sourire tandis qu'il tirait un cigare de sa poche poitrine et le déballait. La citoyenne commissaire Pritchart s'était discrètement mais fermement arrangée pour que la place qui lui était destinée se trouve juste en dessous d'une bouche d'aération chaque fois qu'il était convoqué à bord du Salamine. Cela amusait assez le vice-amiral et valait à la fois permission tacite de se livrer au vice qu'il n'avait cultivé que pour une question d'image. Et cela me donne aussi à penser, tout comme la réponse de Davier à BJ, d'ailleurs, que les rumeurs sur son compte laissent peut-être un tant soit peu à désirer. Enfin, je n'ai pas l'intention de courir le moindre risque pour m'en assurer. Le petit Lester à sa maman est peut-être agressif, impatient, assoiffé de sang, fonceur et autres clichés, mais il n'est pas idiot! Toutefois, quelle que soit la vérité profonde concernant Héloïse Pritchart, elle choisit de ne pas se formaliser de la réponse de Giscard à la question de Groenewold. Il n'y avait rien dans ses propos à quoi elle aurait pu légitimement objecter, de toute façon, mais cela n'aurait pas arrêté un instant certains commissaires du peuple. O'Faolain parut se détendre imperceptiblement devant le silence de Pritchart, et Groenewold (comme on pouvait s'y attendre, quand on le connaissait) poursuivit comme s'il n'avait jamais eu de raison de s'inquiéter. — Je sais que le rapport est sorti dans l'urgence, citoyen amiral. Et je suppose que cela pourrait expliquer pourquoi il ne traite pas des points qui me soucient. Mais j'ai entendu des choses troublantes depuis. Des bruits de couloir, en réalité, j'imagine. Je ne dirai pas que j'en ai cru la moitié... mais, même s'ils n'étaient qu'à moitié vrais, ils paraissaient quand même alarmants. — Je suppose que vous faites référence aux rapports mentionnant de nouveaux BAL manticoriens, fit Giscard avec un aplomb admirable, et Groenewold acquiesça. Eh bien, je dois reconnaître que ces rapports existent. Il n'y a aucune preuve pour les appuyer ni les infirmer, en réalité, car l'essentiel des données des capteurs de la FI-12.3 a été perdu en même temps que ses unités. Quant à la teneur de ce que les techniciens ont pu récupérer dans les bâtiments rescapés... (il haussa légèrement les épaules) les avis divergent. Certains analystes de la Flotte semblent penser que l'ennemi a produit une version considérablement améliorée des BAL, alors que d'autres jugent exagérés les niveaux de performance annoncés pour ces nouvelles unités. Ceux-là soulignent, non sans raison selon moi, que les officiers auteurs des rapports étaient sans doute gravement traumatisés par ce qui était arrivé à leur force d'intervention. Même s'ils ont sans doute rédigé leur rapport de bonne foi, il est certainement possible que ce qu'ils ont traversé ait déformé leur perception des armes dont disposait bel et bien l'ennemi. Groenewold n'avait pas l'air satisfait, et Tourville se retint de lui flanquer un coup de pied sous la table. Si BJ voulait vraiment des renseignements sur ces rumeurs, il lui suffisait de prendre Tourville à part et de lui poser la question, devant des témoins moins nombreux et moins officiels. Après tout, si Tourville avait expressément demandé à ce que le William T Sherman soit affecté à sa force d'intervention, il avait une bonne raison. Un Seigneur de la guerre était toujours une unité puissante et convoitée, mais il s'intéressait davantage au commandant du Sherman qu'à la puissance de feu du bâtiment et, après avoir parlé au capitaine de vaisseau Diamato, il ne regrettait pas son choix. Le capitaine l'avait impressionné, et il déplorait que, vu les circonstances, il soit mal avisé de le lui dire. Mais il avait aussi enregistré un mémo soigneusement formulé résumant avec toute la prudence voulue ce que Diamato lui avait rapporté, et il l'avait transmis au Salamine. Au cas où les rapports initiaux concernant les nouveaux BAL seraient moins inexacts que la commission Hancock ne l'a jugé pendant la brève période dont elle a bénéficié pour les analyser, toutefois, poursuivit Giscard, mon état-major et moi-même nous sommes penchés sur des réactions possibles. Le manque de données fermes concernant leurs capacités – à supposer, bien sûr, qu'ils existent réellement – nous empêche de multiplier les suggestions quant à la meilleure façon de leur faire face, mais je vous assure que nous vous communiquerons toutes nos idées lumineuses et toute nouvelle information susceptible de nous parvenir, avant de terminer les exercices et de passer aux objectifs. Cela vous convient-il, citoyen vice-amiral ? — Tout à fait, citoyen amiral. » Groenewold ne fit aucun effort pour masquer sa satisfaction à l'idée que le commandant de la Flotte reste attentif à une menace potentielle, et la température sembla remonter considérablement dans la salle de briefing. Et n'est-ce pas terriblement révélateur quand des commandants de flotte et de forces d'intervention doivent tourner autour du pot sur un problème militaire ou de renseignement parfaitement légitime, comme des gamins qui ont peur des fantômes, tout ça parce qu'un satané politicard a décidé de nier que le ciel est bleu ? Son propre détachement intérieur surprit un peu Tourville. Il n'était pas sûr d'aimer entretenir assez de cynisme pour accepter si facilement la situation, mais c'était sans conteste une attitude utile à la survie dans la nouvelle République populaire de Havre, version améliorée. « Dans ce cas, reprit Giscard, passons à la liste finale de nos objectifs. » Il adressa un signe de tête à son chef d'état-major, et le citoyen capitaine de vaisseau Macintosh entra des instructions sur son terminal. Tourville sentit Youri Bogdanovitch changer légèrement de position dans le fauteuil à sa gauche, prêt à taper des notes sur le bloc-mémo branché sur son propre terminal. La citoyenne capitaine de frégate Bhadressa, chef d'état-major de Groenewold, préférait apparemment dicter ses notes, et elle positionna le micro de gorge relié à son bloc personnel afin de noter ses commentaires tandis que l'afficheur situé au-dessus de la table s'animait. — Citoyens, commença Giscard sur un ton officiel, voici nos objectifs. Je commanderai l'attaque contre Treadway. Citôyen vice-amiral Groenewold, votre force visera Elric, et le citoyen vice-amiral Tourville dirigera l'attaque sur Solway. Nous n'avons que deux mois pour terminer d'assembler et de former nos forces alors il va falloir aller très vite, mais j'ai pleine confiance en la capacité de nos hommes à préparer cette opération et à la mener à bien. » Maintenant, pour première étape de nos exercices, j'ai l'intention de commencer par un passage dans les simulateurs pour nous-mêmes et nos commandants d'escadres et de groupes d'intervention. Nous pourrons y inclure les commandants des différents vaisseaux une fois que nous aurons mis les officiers généraux au niveau. Puisque le citoyen amiral Tourville et moi avons déjà travaillé ensemble alors que ce n'est pas notre cas à vous et moi, citoyen amiral Groenewold, je compte en faire le commandant de la force opérationnelle pour nos premières simulations tandis que vous et moi commanderons la Douzième Force et que la citoyenne contre-amiral Fawcett représentera le citoyen amiral Tourville. J'espère que prendre vos "ordres" d'un contre-amiral pour la durée de la simulation ne vous posera pas de problème ? — Absolument pas, citoyen amiral, assura Groenewold. De plus, je connais Sue Fawcett. C'est une femme de qualité et un bon officier. Elle devrait même avoir une étoile de plus à son col, maintenant. — Je suis heureux que vous le preniez ainsi, fit Giscard. Dans ce cas, penchons-nous sur les résultats que j'espère plus particulièrement obtenir. En premier lieu, bien sûr, je veux m'assurer que vous et moi, ainsi que tous nos autres officiers supérieurs, comprenions bien le plan opérationnel de base. Ensuite, nous manquons de temps et nous avons beaucoup de nouveaux commandants d'escadre qui doivent être mis au courant et familiarisés avec la doctrine de combat et les exigences de la Douzième Force, qui diffèrent un peu de celles du reste de la Flotte, afin qu'ils se sentent à l'aise et en confiance. Troisièmement, je voudrais... » Il poursuivit l'exposé professionnel de ses intentions, et Lester Tourville se carra dans son fauteuil pour l'écouter, approbateur, tandis que la citoyenne commissaire Pritchart lui prêtait une oreille tout aussi approbatrice, ou du moins favorable, le visage impassible. Maintenant, si seulement les Manties se montraient aussi obligeants que Pritchart semble l'être aujourd'hui, cette opération pourrait bel et bien donner le résultat escompté! CHAPITRE VINGT-DEUX Il s'agit d'un défi intéressant, milady. Stimulant, même. Mais vous vous rendez bien compte que les chances de réussite ne sont peut-être pas des plus élevées, n'est-ce pas ? » Le docteur Adelina Arif occupait un fauteuil du bureau d'Honor, chez elle, tasse et soucoupe sur les genoux. Nimitz et Samantha se tenaient bien droits sur leur perchoir devant les portes-fenêtres ouvrant sur la terrasse, très calmes, attentifs, et Miranda et Farragut s'étaient joints à l'entretien sur l'invitation d'Honor. La femme de chambre graysonienne s'était révélée tout aussi utile ici, au Royaume stellaire, qu'elle l'avait toujours été chez elle, et pas seulement pour tenir la garde-robe d'Honor, l'aider à s'habiller ou gérer son emploi du temps. Bon gré mal gré, la Manticorienne avait dû se résigner à l'idée que ses journées étaient trop remplies pour lui permettre de se rappeler sans aide tout ce qu'elle avait à faire. Le processus de résignation avait commencé sur Grayson, quand elle avait dû pour la première fois s'atteler sérieusement à ses obligations en tant que seigneur Harrington, mais le programme « reposant » que l'Amirauté lui avait concocté afin de l'aider à récupérer pendant son service « restreint » l'avait mené à terme. Elle était parvenue à la conclusion qu'il en aurait fallu deux comme elle (ou au moins une et demie) pour s'occuper de tout ce dont elle était censée s'occuper. MacGuiness et Miranda s'étaient alors engouffrés un peu plus avant dans la brèche, et pas simplement en tant qu'assistants. Par bien des côtés, ils devenaient à eux deux son alter ego, prenant des décisions qu'ils savaient bonnes à ses yeux et ne recherchant son approbation qu'ensuite, exactement comme un bon second à bord d'un vaisseau de guerre. Et, comme un bon commandant, Honor appréciait leur sens de l'initiative autant que leur compétence. Plus important dans le cas présent, toutefois, Miranda et Farragut portaient autant d'intérêt à ce projet qu'Honor et Nimitz. Et l'intelligence brillante de Miranda risquait de rendre précieuse sa contribution à l'entretien. « Vous pouvez sans crainte partir du principe que je suis consciente du défi que représente cette idée, docteur Arif, répondit carrément Honor. C'est ma mère qui est à sa source, bien sûr, et même elle doutait que cela soit simple. Mais nous possédons quelques avantages que personne d'autre n'a jamais eus, et je doute que vous puissiez imaginer étudiants plus motivés. — Je m'en rends compte, milady. Et je vous présente mes excuses si j'ai eu l'air de sous-entendre que vous n'aviez pas mûrement réfléchi cette idée. Je voulais seulement m'assurer que personne ne s'attendait à ce que j'accomplisse des miracles, je crois. — Personne n'attend de miracles. Nous ne pouvons vous demander que vos efforts les plus sincères. En réalité, je voudrais que vous m'appreniez la langue des signes pour que je l'enseigne à Nimitz et Samantha, en tirant parti du fait que nous nous comprenons déjà très bien. Hélas, ça ne peut pas marcher. Du moins pas dans un délai raisonnable. Je crains que ceci (elle leva sa main gauche artificielle) ne soit encore loin de pouvoir produire des mouvements délicats et coordonnés, or, à ce que j'ai compris, il serait difficile, voire impossible, de s'exprimer efficacement à l'aide d'une seule main. Pire peut-être, je n'ai tout bonnement pas la possibilité d'y consacrer les heures que cela exigera sans doute. Miranda est mieux placée que moi pour voler un peu de temps aux tâches qu'elle doit accomplir, mais elle n'a pas plus d'expérience de ce genre de chose. C'est pourquoi nous avons décidé de faire appel à un spécialiste. Et l'une des raisons pour lesquelles nous nous sommes adressées à vous en particulier, c'est le rôle que vous avez joué en tant que membre de l'équipe de contact affectée sur Méduse. — Je m'en doutais un peu répondit Arif avec un petit sourire. Elle sirota son thé puis reposa la tasse sur sa soucoupe. « Vous avez conscience que j'étais un membre assez mineur de l'équipe du docteur Sampson, j'espère. — Oui. Mais j'ai également lu le rapport de premier contact et celui du baron de Hautetour concernant ses négociations initiales avec les chefs médusiens. » Arif parut surprise, et Honor sourit. « Le commissaire résident Matsuko est une de mes amies, docteur. Quand je lui ai écrit pour décrire ce que j'espérais réussir et lui demander des précisions sur la façon dont la communication avait été établie avec les Médusiens, elle a eu la gentillesse de m'accorder un accès illimité à ses archives. Voilà comment j'ai su qu'un membre "assez mineur" de l'équipe avait fait la suggestion décisive au docteur Sampson. » Arif s'empourpra mais resta muette, et le sourire d'Honor s'élargit. « Étant donné vos états de service sur place et les commentaires élogieux de Hautetour dans son rapport, je suis sûre que nous avons trouvé la femme idéale pour cette tâche. Ce qui, comme je le disais, ne signifie pas que nous attendons des miracles. Simplement, nous croyons que vous avez des chances réalistes de réussir. — J'espère que vous avez raison, milady, et je vous promets de faire tous mes efforts en ce sens. Mais le problème de l'établissement de la communication avec les Médusiens n'est pas vraiment un parallèle adéquat à votre situation. » Elle s'interrompit, le sourcil haussé, et Honor lui fit signe de poursuivre. « Les Médusiens, comme toutes les autres espèces intelligentes que nous avons rencontrées à l'exception des chats sylvestres, se servent au moins d'un moyen de communication que nous pouvons percevoir et analyser, milady. Dans leur cas, il s'agit d'une combinaison de sons émis par la bouche, d'attitudes corporelles et d'émissions odorantes. Nous sommes capables de reproduire les sons, bien qu'il nous faille une assistance artificielle pour atteindre les plus hautes fréquences, mais l'attitude corporelle et les odeurs posaient davantage de problèmes. En partie, bien sûr, parce qu'ils ont six membres et non quatre, répartis à intervalles égaux autour du corps. Mais aussi parce que leur visage est immobile : ils ne se servent pas d'expressions faciales, ce qui augmente encore l'importance du langage corporel puisque leurs gestes portent le poids à la fois des expressions et des attitudes chez nous. Heureusement, ces gestes se limitent essentiellement aux trois membres supérieurs. Ils sont... vigoureux – c'est pourquoi le docteur Sampson les a décrits comme des "sémaphores fous" dans l'un de ses premiers rapports – mais la restriction aux membres supérieurs réduit le nombre total de signes de manière conséquente. D'un autre côté, cela leur laisse quand même trois bras face aux deux nôtres, et aucun être humain ne peut reproduire la variété de mouvements possibles à un Médusien. — Je sais », intervint Honor alors qu'Arif marquait une pause. Elle sourit. « C'est pourquoi votre suggestion d'utiliser un hologramme m'a tant impressionnée. — Eh bien, je dois reconnaître que ça me semble aussi l'une de mes meilleures trouvailles, fit Arif, souriant en réponse. Évidemment, les chefs locaux ont eu la peur de leur vie quand il est apparu brusquement. Ils ont dû penser qu'il s'agissait d'un genre de démon, bien qu'ils n'aient jamais voulu l'admettre. Et trouver le moyen d'équiper de trois bras un torse humain fut bien plus difficile que je ne m'y attendais. Sans parler de l'impression étrange que le résultat laissait à tous ceux qui le voyaient. Mais au moins nous avons réussi à programmer les bras de l'hologramme de manière à reproduire les gestes des Médusiens et, de là, nous avons conçu une version "créolisée" qu'un être humain peut réaliser avec seulement deux bras. Et nous avons eu beaucoup de chance que les émissions odorantes servent essentiellement à ajouter de l'emphase et non à transmettre des informations. — L'hologramme que vous avez conçu et le développement par vos soins de cette version "créolisée", comme vous dites, constituent mes principales raisons de faire appel à vous, dit Honor. J'espère que ce ne sera pas aussi difficile dans le cas présent – au moins, les chats n'ont que deux membres qui soient de vrais bras – mais il existe des parallèles évidents entre ce que vous avez accompli là-bas et ce que nous avons l'espoir de réussir ici. — Je sais. Et par bien des côtés, cela devrait être plus simple, je suis d'accord. Je me suis replongée dans les archives et j'ai examiné les familles de langues des signes que votre mère a retrouvées. J'en ai conclu que les différences physiques mineures telles que l'absence d'un cinquième doigt chez les chats ne devraient pas poser problème. » Ce qui va être plus difficile en termes purement mécaniques, c'est que toutes les langues des signes véritablement souples reposaient aussi sur le langage corporel, et avant tout les expressions du visage – car, dans notre situation, les deux protagonistes de la conversation ne peuvent pas reproduire la totalité des expressions de l'autre. Ni même une fraction, d'ailleurs. — Je comprends ce que vous voulez dire, fit Honor en se frottant le nez, songeuse. D'un autre côté, tous ceux qui se sont fait adopter savent que les chats sylvestres sont tout aussi physiquement expressifs que les humains. Ils utilisent simplement d'autres gammes de mouvements – leurs oreilles jouent un grand rôle, par exemple – et on les identifie assez vite. — Je compte beaucoup là-dessus. Hélas, pour ma part, je ne suis pas habituée à leur langage corporel ni à leurs expressions. Je vais donc d'abord devoir passer du temps à les observer, à interagir avec eux et compiler une liste de techniques d'expression. Ensuite, nous devrons mettre au point un système qui nous permette d'associer un geste ou un mouvement particulier de leur part à une expression ou un geste humains, et vice versa. » Malheureusement, ce sera la partie la plus simple. Parce que, quand nous aurons mis au point les signes et "codifié" les expressions humaines et sylvestres, il nous faudra leur faire comprendre qu'il s'agit d'une véritable langue. — Je crois que Nimitz et Samantha ont déjà saisi cette idée. » Honor désigna de la tête les deux chats qui les regardaient attentivement. « Ils comprennent bien que nos efforts visent à leur offrir un moyen de communiquer à nouveau l'un avec l'autre, en tout cas. — Je n'en doute pas, milady, et le lien que vous partagez avec Nimitz nous aidera indubitablement. » Honor inclina cette fois la tête en signe d'approbation. Elle n'avait pas vraiment très envie de rendre publique l'existence de ce lien, mais la question ne s'était jamais posée concernant la personne qu'ils engageraient elle devrait en avoir connaissance. Heureusement, Arif prenait ses responsabilités professionnelles très au sérieux, et elle avait accepté sans mal de garder secrète la véritable nature du lien d'Honor et Nimitz. « Toutefois, malgré ce "canal" supplémentaire dont vous disposez, il existe quelques obstacles potentiellement sérieux. Et, en toute franchise, ils me semblent plus menaçants à la lumière du fait que mes recherches ont révélé l'existence d'au moins deux tentatives précédentes pour apprendre la langue des signes aux chats sylvestres. — Ah bon ? » Honor lança un coup d'œil à Miranda. « Je l'ignorais. — Comme beaucoup de gens, répondit Arif. La première tentative a été menée par une xénobiologiste nommée Sanura Hobbard. Ce fut l'une des premières spécialistes extérieures au Royaume à étudier les chats en détail, et elle a passé quinze bonnes années T à essayer de leur apprendre la langue des signes, en vain. La deuxième tentative a eu lieu environ cent ans plus tard, sans plus de succès. Je n'ai pas réussi à trouver d'archives concernant la nature des signes qu'on a tenté d'enseigner, mais je ne serais pas étonnée qu'ils aient mis au point un système ressemblant beaucoup à ce dont nous parlons. Mais quel que soit le format utilisé, le fait qu'aucun des deux essais ne s'est seulement approché du succès ne m'a pas rendue très optimiste quand je suis tombée dessus, je le crains. — Je remarque que vous utilisez le passé, docteur », intervint Honor. Arif acquiesça. « Je ne prétendrais toujours pas être follement optimiste, milady, mais je crois bel et bien que nous avons au moins une chance de réussir là où ils ont échoué. À supposer que nous arrivions à surmonter les obstacles dont je parlais. — Quel genre d'obstacle voyez-vous exactement? » s'enquit Honor, concentrée. Ai-if haussa les épaules. « Le plus gros réside dans le fait que les télépathes n'utilisent tout bonnement pas de langage parlé. Les références habituelles concernant les chats sylvestres indiquent toutes qu'ils ont bien recours à des signaux auditifs, mais il ne s'agit que de cela : des signaux. Autrement dit, une forme de communication, pas un langage. — Excusez-moi ? » Miranda LaFollet se pencha en avant, une main sur le chat sylvestre installé sur ses genoux. « J'ai toujours cru que langage et communication étaient synonymes. — Beaucoup de gens le croient, mais ce n'est pas le cas, répondit Arif. Le terme de "communication" peut recouvrir bon nombre d'activités, de la façon dont les animaux échangent entre eux à une profonde discussion philosophique entre humains sur le sens de la vie, en passant par le transfert d'informations d'un lieu à un autre grâce à des appareils électroniques. Tout ça, c'est de la communication, si on veut. Mais la communication entre humains – le langage – est le moyen par lequel deux êtres intelligents échangent des symboles chargés de sens. Les sentiments et les idées n'ont pas de substance palpable, mademoiselle LaFollet. Nous ne pouvons pas les manier comme une pomme, une orange ou une brique, nous concevons donc des symboles qui portent leur poids, et nous les appelons des mots. Un enfant plongé dans un environnement saturé de langage et motivé par l'envie d'exprimer ses propres désirs et besoins auprès de ceux dont il dépend apprend à associer certains motifs sonores avec certaines significations, mais ce n'est que le début de la véritable acquisition du langage. » En plus d'associer sons et symboles, apprendre une langue exige aussi que l'on déduise – ou, dans le cas des enfants, qu'on absorbe – les règles d'assemblage des sons. Chaque son peut être envisagé comme une unité élémentaire ou fragment sonore. Ce que nous appelons un phonème est la plus petite unité phonologique susceptible de changer le sens d'un mot, en général une voyelle ou une consonne, et les phonèmes varient d'une langue à l'autre. Prenons l'exemple de l'espagnol et de l'anglais, puisque Saint-Martin a beaucoup fait les gros titres ces derniers temps. En espagnol, le phonème "sp" ne se trouve jamais en début de mot; en anglais standard, en revanche, il s'agit d'un son initial assez fréquent. De sorte que les natifs de Saint-Martin, où l'espagnol est la langue commune et l'anglais standard une seconde langue, ont souvent du mal à prononcer des mots anglais – tels que "Spanish", justement – commençant par le son "sp", car leur langue maternelle ne met pas ce son dans cette position. » Isolé, un phonème est généralement dépourvu de sens, mais il se combine avec d'autres en séquences bel et bien signifiantes. On appelle la plus petite séquence de sons dotée de sens un "morphème" : il s'agit d'un son – ce peut être un mot ou une partie de mot – qu'on ne peut pas découper davantage sans le priver de sens. Prenez le mot "tireur", par exemple. "Tir" est un morphème. Il ne peut pas être découpé davantage tout en conservant un sens. Mais en y ajoutant le phonème "eur", nous informons notre interlocuteur que nous parlons d'une personne qui pratique le tir. Nous pouvons aller plus loin et y ajouter le phonème "se", auquel cas nous créons la forme féminine pour signifier que nous parlons d'une femme qui se livre à cette activité. Et, pour compliquer le tout, en ajoutant le morphème "e", "tire" peut être à la fois une forme verbale ou un nom, et notre interlocuteur doit faire son choix à la façon dont nous positionnons et utilisons le mot. "Il tire" signifie que celui dont on parle fait l'action de tirer. "Sa tire" fait référence familièrement à son véhicule. Comme vous le voyez, une différence infime – le recours à "il" au lieu de "sa" – traduit une différence énorme dans l'information communiquée. Et je ne vous parle même pas des temps, des modes, des références spatiales et temporelles ni de la multitude de conventions partagées qui composent un véritable langage. » Elle marqua une pause, et Miranda hocha lentement la tête, l'air songeur. « Bien sûr, ce qu'on considère comme une langue "achevée" n'est pas le seul moyen de communiquer. Comme je le disais, il est bien établi que les chats sylvestres utilisent au moins quelques signaux vocaux, mais des signaux n'impliquent pas forcément un langage. Par exemple, si je hurle alors qu'un hexapuma se jette sur moi, c'est un signal. En revanche, cela ne relève pas du langage. Il y a toutes les chances pour que quiconque m'entendra sache que quelque chose ne va pas, mais je n'aurai rien communiqué de plus, et ce serait impossible avec un signal aussi simple et grossier. » Le hic, ici, c'est que les chats sylvestres n'utilisent ni phonèmes ni morphèmes. À notre connaissance, ils n'ont pas du tout recours à un langage parlé. D'après les explications que madame la duchesse a données de son lien avec Nimitz, il est clair que ceux qui ont émis l'hypothèse que les chats étaient télépathes ont raison depuis le début, et les tests que le docteur Brewster et son équipe ont menés ces derniers mois le confirment de manière décisive, selon moi. Mais nous-mêmes ne sommes pas télépathes. Nous n'avons pas la moindre idée de ce que cette capacité à communiquer directement, d'esprit à esprit, sans l'intrusion d'une interface telle que le langage, implique quant à leur façon de penser, de recevoir et de traiter l'information. À mon avis, il est non seulement possible mais probable qu'ils n'aient jamais développé ce système parcellaire que nous autres humains n'avons pas eu d'autre choix que d'adopter, et cela pourrait poser un sérieux problème. — Parce qu'ils n'auront pas intégré de référent pour ce que nous essayons de leur enseigner ? » s'enquit Miranda, l'air toujours concentré. Arif acquiesça vigoureusement. « Exactement. Tous les êtres humains se reposent sur une forme physique de la langue pour communiquer, et c'est le cas de toutes les espèces intelligentes que nous avons rencontrées, à l'exception des chats sylvestres. Cela signifie que tous ceux à qui nous avons jamais essayé d'enseigner une langue, ou dont nous avons tenté d'apprendre la langue, partageaient au moins certains concepts et outils intellectuels de base. Mais les chats sont presque à coup sûr dépourvus de ces outils, ce qui nous oblige plus ou moins à réinventer la roue. Quoique inventer la roue serait simple comparé à ce que nous devons accomplir ici, parce que nous pourrions au moins faire une démonstration physique de notre invention devant quelqu'un qui n'y aurait jamais pensé auparavant. — Je comprends ce que vous voulez dire, docteur, intervint Honor, mais je crois que vous vous inquiétez peut-être un peu trop. Tous ceux qui ont été adoptés savent que les chats nous comprennent quand nous leur parlons. — Pardonnez-moi, milady, mais nous n'en savons rien, répondit Arif. Je vous accorde sans problème que les faits le suggèrent fortement, mais nous n'en avons aucune preuve parce que personne n'a jamais réussi à établir une véritable communication dans les deux sens. — Si, ça a déjà été fait », dit Honor sans chercher la confrontation mais le ton ferme. "Près ferme. « Nimitz et moi avons réussi. Pas avec le genre d'interface dont vous parlez, bien sûr, mais je sais quand il me comprend. La perplexité est une émotion au goût très particulier, je vous l'assure. Je dois parfois choisir mes mots avec soin, surtout quand je m'attaque à des concepts que les chats n'ont pas eu besoin de développer, comme la toxicité des métaux lourds, ajouta-t-elle en adressant un sourire à Miranda. Mais il me comprend généralement au moins aussi bien que la plupart des adolescents humains à qui j'ai essayé d'expliquer quelque chose. — Je n'en doute pas, milady. Et je n'ai pas dit qu'il ne comprenait pas. J'ai simplement dit que nous ne pouvions pas le prouver. Pas encore. Et même si j'espère que votre analyse est juste, je dois aussi souligner que vous avez effectivement un lien particulier avec Nimitz. Un lien que personne, à notre connaissance, n'a jamais partagé. Il est possible qu'au moins une fraction de ce que vous croyez lui communiquer par des mots l'atteigne en réalité par le biais de ce lien. Il est même possible qu'une part de ce que tous les chats "entendent" de tous les hommes soit renforcée par une quelconque capacité à percevoir les pensées qui sous-tendent les mots. Pour les besoins d'un effort cognitif appliqué, les hommes ont tendance à penser dans le cadre d'une langue, à organiser la syntaxe de leurs processus intellectuels selon la forme sous laquelle ils ont l'habitude de recevoir l'information, il se peut donc que, même si nous assemblons des mots pour communiquer avec eux, ils n'entendent en réalité que l'organisation mentale derrière les mots. — C'est sans doute possible », reconnut Honor avec un froncement de sourcils. C'était étrange, mais elle n'avait jamais envisagé cette éventualité, et elle aurait dû. « Je ne crois pas que ce soit le cas, mais je ne peux pas nier cette possibilité. — Comme je le disais, j'espère que ce n'est pas le cas, dit Arif, parce qu'il est clair que les blessures de Nimitz ont réduit à néant sa capacité à envoyer des pensées à Samantha. Autrement dit, elle n'entend plus rien de sa part, ce qui signifie qu'elle ne pourrait pas plus "entendre" les pensées derrière les signes que nous lui apprendrions à faire. » Je crois personnellement que les chats sylvestres ont bel et bien saisi le concept qui sous-tend le langage humain, au moins à un niveau basique. Mais ce n'est que mon opinion. Cela n'a pas encore été prouvé et, jusqu'à ce que nous en fassions la démonstration, je ne veux pas qu'on s'imagine que la partie est gagnée d'avance. — Je comprends bien, fit Honor, et Miranda hocha la tête. — En fait, reprit Arif d'un ton plus songeur, je serais surprise à plus d'un titre s'il apparaissait que les chats n'ont pas saisi le concept. Je sais que je viens de finir d'expliquer qu'une race de télépathes n'aurait pas besoin de développer une interface langagière comme la nôtre, mais ils communiquent, et ils savent manifestement que nous aussi. Mieux, ils nous entendent communiquer, même si nous ne les entendons pas; qui plus est, ils nous observent et nous écoutent depuis des centaines d'années 'I'. Le fait qu'ils sont empailles et savent détecter et interpréter correctement les émotions humaines est un bon signe, à mon avis. Ils ont eu le loisir de nous entendre leur parler et discuter entre nous tout en captant les émotions derrière les mots, ce qu'on fait de mieux en termes de paralangage, en quelque sorte. Et l'échec des deux précédentes tentatives ne veut peut-être pas dire grand-chose sur une si longue période. Le dernier essai remonte à un peu plus de trois cents ans et, si le concept de langage parlé leur était aussi étranger que je le crois, il leur aura peut-être fallu beaucoup plus d'un siècle de contacts avec les hommes pour effectuer le bond intellectuel nécessaire pour le saisir. » Mais les tests du docteur Brewster ayant prouvé que les chats sylvestres sont au moins aussi intelligents que la plupart de leurs défenseurs le prétendent depuis le début, et dans la mesure où comprendre leur compagnon humain doit figurer en tête de leur liste de priorités, je dirais qu'il existe une excellente chance pour qu'ils aient appris à nous comprendre quand nous leur parlons, depuis la dernière tentative ratée pour leur enseigner la langue des signes. Je ne crois pas que cela ait été facile pour eux, bien sûr, mais ils ont sans nul doute eu largement le temps de se pencher sur le problème. — C'est le moins qu'on puisse dire », répondit Honor, ironique, et les trois chats émirent des blics rieurs. Honor marqua une pause à ce bruit et se tourna vers Nimitz, le sourcil haussé. Tu sais, boule de poils, je viens de me dire que nous sommes assis là à essayer de résoudre cette question par la réflexion alors qu'il existe une solution bien plus simple. Viens ici une minute. » Nimitz lui adressa un blic joyeux et bondit de son perchoir jusqu'au dos du fauteuil d'Honor avec beaucoup de son ancienne agilité. Il se coula de son épaule au bras du fauteuil et jusque sur son bureau en agitant la queue avec désinvolture, puis il s'installa bien droit sur ses membres inférieurs, inclina la tête vers elle et remua les moustaches. « Je crois que nous avons les moyens de régler la question dès maintenant, docteur Arif », dit Honor avec un sourire en coin qui ne devait plus rien à ses nerfs grillés mais tout à son sens de l'humour. Puis elle reporta son attention vers Nimitz. « Est-ce que tu nous comprends quand nous te parlons, boule de poils ? » demanda-t-elle doucement. Il y eut un instant de silence complet pendant lequel les trois femmes fixèrent la créature à six pattes et à la douce fourrure sur le bureau, puis Nimitz émit un léger blic et hocha lentement, délibérément la tête. Honor expira lentement, profondément, et regarda Arif en haussant les sourcils. La linguiste soutint son regard pendant plusieurs secondes avant de baisser les yeux vers le chat sylvestre. « Nimitz ? dit-elle, et le chat se tourna vers elle. Est-ce que tu me comprends quand je te parle ? » Il acquiesça de nouveau. « Est-ce que tu écoutes et comprends mes mots plutôt que les pensées derrière eux ? » Idem. « Et Samantha et toi comprenez que je vais essayer de vous enseigner, à vous et à lady Harrington, un moyen de vous permettre de parler aux gens et de parler ensemble sans utiliser de mots ? » Il fit encore oui de la tête, et Arif se renfonça dans son fauteuil, le regard brillant. « Ce n'est pas encore décisif, milady. Tant que nous n'avons pas trouvé un moyen pour lui de répondre autrement que par oui ou par non, nous ne pourrons pas déterminer si nous ne perdons pas une énorme quantité d'informations dans la transmission – ni, d'ailleurs, s'il nous entend et nous comprend véritablement sans assistance télépathique. Mais je pense que vous avez raison. Je pense que Samantha et lui – et Farragut, ajouta-t-elle avec un sourire à l'adresse de Miranda – comprennent bel et bien l'anglais parlé. Je ne sais pas encore à quel point, mais je crois que Nimitz et vous venez d'en faire la preuve. Et si c'est le cas, ma tâche vient d'être considérablement simplifiée, parce que je n'aurai qu'à concevoir une interface non verbale grâce à laquelle quelqu'un qui comprend déjà ce que je dis peut me répondre. Et votre mère a vu juste. La vieille langue des signes pour les sourds et muets est un excellent point de départ. » Honor remarqua immédiatement l'insistance d'Arif sur les derniers mots. Elle fit basculer son fauteuil et regarda la linguiste, songeuse. « Un point de départ, docteur ? répéta-t-elle, et Arif sourit. — Eh bien, si je ne me trompe pas et que vous avez prouvé qu'ils comprennent une langue humaine, le premier obstacle –le plus gros – est déjà tombé. Mais la question suivante qu'un linguiste doit logiquement se poser est évidente, je crois. Si les chats sylvestres comprennent le concept de langage parlé, peuvent-ils franchir l'étape suivante et saisir celui de langage écrit? Nous l'avons inventé comme moyen de conserver les symboles, les sons que nous utilisons dans la langue. De toute évidence, les chats n'ont jamais eu besoin d'un moyen de recueillir les sons, mais cela ne signifie pas forcément qu'ils n'ont pas imaginé un moyen de conserver ce qu'ils utilisent à la place de nos symboles. Personne n'a jamais identifié de moyen qui ressemble de près ou de loin au nôtre, mais ils vivent manifestement dans une société pleinement fonctionnelle, dotée d'une forte continuité, ils ont donc dû développer un substitut quelconque de l'écriture pour transmettre les idées. Ma théorie personnelle serait qu'il doit s'agir de quelque chose comme une tradition orale, du type de celles des sociétés humaines avant de connaître l'écriture, même si le peu que j'ai déjà appris des structures de clan sylvestres et de leur comportement social me ferait dire que c'est un peu plus que cela. » Mais à supposer que nous ayons raison quant à leur compréhension acquise du concept de langage, leur enseigner la langue des signes ne devrait pas poser trop de problèmes. Leur apprendre à lire et à écrire, toutefois, exigerait qu'ils saisissent non seulement le concept de mot mais aussi l'idée que "la carte représente le territoire". Il leur faudrait comprendre l'association entre des symboles inanimés et vivants, mais s'ils en sont capables... — S'ils en sont capables, alors les possibilités de communication avec eux viennent de s'élargir de manière colossale, conclut Honor, et Arif acquiesça. — Exactement, milady. » Elle regarda de nouveau Nimitz, comme pressée de s'atteler à la tâche et ses yeux noirs plus brillants que jamais. e Seule une poignée de linguistes ont jamais eu l'occasion d'apprendre à communiquer avec une espèce extraterrestre, dit-elle doucement, presque religieusement. J'ai déjà eu cette chance une fois avec les Médusiens. Vous m'en offrez maintenant une nouvelle, milady, et je vous promets ceci : si c'est possible, alors j'y arriverai. » CHAPITRE VINGT-TROIS Honor se carra dans son fauteuil avec un sentiment de plaisir simple et contempla les vestiges d'un excellent repas sur la longue étendue de nappe blanche comme neige. Elle avait passé l'essentiel de la matinée chez Silverman & Fils à discuter de son nouveau bébé avec les ingénieurs et Wayne Alexander (aucun lien avec les Alexander de Havre-Blanc), son nouveau mécanicien navigant. Elle venait de décider de baptiser le petit bâtiment agile Jamie Candless, une décision douce-amère. Nommer des vaisseaux en mémoire des morts paraissait devenir une habitude chez elle, et elle aurait préféré disposer d'un répertoire de noms moins fourni. Mais le plaisir que lui procurait son vaisseau n'avait rien de doux-amer. Elle avait de la chance qu'un homme du calibre d'Alexander veille sur le projet pour elle, et elle le savait. Tout comme elle le savait ravi qu'on lui ait offert le poste. Alexander s'était échappé de l'Enfer avec elle. D'après les archives du camp Charon, il avait l'insigne honneur d'avoir passé plus de temps sur la planète bagne qu'aucun autre évadé. Un honneur qu'il aurait volontiers décliné mais, puisqu'on ne lui avait pas donné le choix, il avait décidé de tirer une certaine fierté de son statut de « plus vieil évadé » de l'histoire de la planète. C'était un prisonnier politique et non un prisonnier de guerre militaire : spécialiste de la conception de vaisseaux spatiaux civils, il avait été envoyé sur Hadès pour avoir critiqué la loi de conservation technique de 1778 post Diaspora. La loi datait de près de soixante-dix ans à l'époque, mais Alexander avait commis la grave erreur de prétendre que la « nationalisation » de l'expertise de tous les ingénieurs de recherche et de production (comme lui-même) était une mauvaise idée. Elle avait créé des couches successives de supervision bureaucratique qui étouffaient allègrement la créativité individuelle, avait-il souligné. Pire, elle avait mis des émissaires gouvernementaux sans aucune expérience réelle en position de choisir les buts de R & D susceptibles de guider le plus efficacement le développement technologique de Havre. Ce qui, bien entendu, n'avait pas du tout eu l'effet escompté. Ses arguments relevaient de l'évidence, mais il n'aurait pas dû les exposer lors d'une conférence professionnelle à l'échelle de la République, où ceux-là mêmes que Séclnt voulait le moins voir partager ses sentiments — à savoir ses collègues —étaient sûrs de les entendre. Après plus de soixante-dix ans sur une planète bagne, il vouait une haine compréhensible à la RPH, quels qu'en soient les dirigeants, mais il était remarquablement peu aigri par ailleurs. En revanche, il en avait sa claque de combattre le système et, en tant que civil, il n'avait que peu de compétences à offrir aux forces alliées. De plus, s'il était à la pointe de la R & D havrienne avant son séjour en Enfer, il était désormais plus qu'à la traîne. Mais sa formation en faisait l'homme idéal pour ce poste lorsqu'il avait choisi de s'installer sur le domaine Harrington et d'accepter l'offre d'emploi d'Honor. Il était désormais résident permanent chez Silverman, où il supervisait tous les détails de la construction du Candless, et il paraissait évident à Honor qu'il considérait le runabout comme son vaisseau à lui... avec lequel elle aurait peut-être le droit de jouer de temps en temps si elle était très, très sage et finissait ses légumes. Elle gloussa à cette idée et s'essuya les lèvres sur sa serviette. MacGuiness et maîtresse Thom avaient comme d'habitude fourni un travail de premier ordre, et l'un des avantages à être honteusement riche et à posséder une salle à manger assez grande pour abriter une pinasse militaire, c'était que l'on pouvait se permettre de recevoir somptueusement. Non qu'Honor ait tout à fait l'intention de verser dans les mondanités. Elle jugeait depuis toujours que dîner régulièrement avec ses subordonnés était un excellent moyen de sceller des relations personnelles qui faisaient passer une équipe de commandement de bonne à excellente. Ayant entretenu cette habitude pendant toute sa carrière, elle n'avait vu aucune raison d'en changer depuis son affectation à l'École spatiale et au CPT, malgré une interruption ces dernières semaines, alors que Nimitz et elle subissaient des opérations chirurgicales. Sans réparaccel, l'interlude aurait d'ailleurs été beaucoup plus long. Vu le temps qu'elle avait passé entre les mains des médecins ces dix ou quinze dernières années T, elle avait pris le parti de ne pas ressasser son intolérance à la régénération. Elle aurait bien aimé qu'il puisse lui pousser un nouveau bras, un œil ou de nouveaux nerfs faciaux, mais au moins, grâce au réparaccel, elle se remettait des interventions à une vitesse qu'aucun chirurgien pré-Diaspora n'aurait crue possible. Bien sûr, ça ne réduit pas le temps nécessaire pour la thérapie, si ce n'est que cela me permet de commencer plus tôt. Et, Dieu merci, papa avait raison : j'ai beaucoup moins de mal à m'habituer aux nerfs et à l'œil artificiels cette fois-ci! Elle esquissa un sourire à cette idée et, pour la première fois en trente-quatre mois standard, elle sentit le côté gauche de sa bouche bouger et sa joue gauche se creuser d'une fossette. Cette sensation lui paraissait décidément peu naturelle après si longtemps, et le contraste entre les informations en provenance des nerfs artificiels nouvellement installés et celles issues des nerfs naturels de l'autre côté renforçait encore cette impression. Mais au moins son visage était de nouveau vivant... et, cette fois, elle n'avait pas eu besoin de passer des semaines avec des muscles qui tressautaient et se bandaient à intervalles irréguliers. Elle devait encore se concentrer sur ce qu'elle voulait faire quand elle mâchait ou changeait délibérément d'expression, mais cela lui convenait. Son visage retrouverait bien vite un aspect naturel, et elle se réjouissait profondément de ne pas avoir à repartir de zéro pour apprendre à le contrôler — une tâche monotone. Malgré le discours courageux qu'elle avait tenu à sa mère, elle s'était interdit de croire pleinement son père quand il lui avait assuré que ce serait le cas. Elle gardait un souvenir trop clair de la première fois et elle n'avait pas osé risquer une déception en plaçant trop d'espoirs dans ses dires. Mais il avait vu juste, et maintenant elle se sentait un peu coupable d'avoir douté. Même son nouvel œil fonctionnait sans heurts, bien qu'elle ressentît encore une certaine désorientation visuelle. Les programmeurs n'avaient pas totalement réussi le logiciel, et le système autocorrecteur se concentrait encore sur le contrôle de la luminosité et du contraste ainsi que sur la bonne coordination de ces éléments avec l'acuité visuelle de son œil naturel. Cela s'améliorait, toutefois, et si elle n'avait pas encore commencé à s'approprier les nouvelles fonctionnalités de sa prothèse oculaire, les anciennes avaient été intégrées de façon à répondre aux mêmes sollicitations musculaires qu'avec la prothèse précédente. Pour l'instant, les nouvelles fonctionnalités étaient simplement neutralisées jusqu'à ce qu'elle se sente à l'aise avec les anciennes et qu'elle maîtrise bien son visage. Elle aurait tout le temps d'activer les nouveautés et, pour le moment, elle n'avait pas besoin de sources de distraction supplémentaires car son nouveau bras avait lui aussi été mis en place. Son petit sourire se mua en un semblant de grimace à la pensée de son nouveau membre. Elle était ravie d'avoir au moins pu commencer à apprendre à s'en servir, bien entendu. D'ailleurs, elle se le répétait presque toutes les heures... à chaque fois que cette chose encombrante se balançait et heurtait au passage un encadrement de porte ou partait brusquement de côté en réponse à un ordre nerveux qu'elle n'avait jamais eu l'intention de donner. Sa maladresse la rendait folle (sauf que ce n'était pas réellement sa maladresse), surtout elle qui avait passé des décennies à se former aux arts martiaux. Mais, au moins, le logiciel comportait des fonctions prioritaires programmables. Elle devait les désactiver la plupart du temps, pas simplement pendant les séances de thérapie et d'exercices, parce qu'elle avait besoin de s'habituer au fait d'avoir de nouveau un bras et contrôler ses sursauts et mouvements intempestifs. Toutefois, les fonctions prioritaires lui permettaient de neutraliser complètement son bras pour le porter en écharpe, sagement hors du chemin et sans danger pour les malheureux passants quand elle sortait en public. Le niveau suivant limitait la prothèse à une série de mouvements que l'intelligence artificielle intégrée identifiait comme consciemment maîtrisés. L'ensemble était plus flexible qu'elle ne l'aurait cru et offrait plusieurs niveaux intermédiaires de contrôle, mais elle n'était pas sûre de les apprécier. Non, ce n'était pas cela. Elle n'était pas sûre qu'y avoir recours soit une bonne idée, si pratiques fussent-ils à court terme. Elle craignait à demi d'être tentée de trop les utiliser. D'ailleurs, elle s'était déjà surprise à céder à cette tentation et à se justifier en arguant qu'elle avait beaucoup à faire et qu'il lui fallait contrôler son bras le temps de s'en charger. Enfin, au moins, elle s'en était rendu compte, et elle faisait de son mieux pour ne pas retomber dans ce travers précis. Ce qui l'effrayait le plus, à long terme, toutefois, c'était la possibilité qu'elle se contente d'un degré de contrôle moindre que ce qu'elle pouvait obtenir en se reposant sur le logiciel pour lui permettre de se débrouiller avec une agilité et une coordination seulement « passables ». En tout cas, pour ce soir, elle n'avait pas de scrupules à user des fonctions prioritaires : après tout, il n'aurait pas fallu que le bras gauche de l'hôtesse envoie valser les verres et l'argenterie ! Cela n'aurait guère contribué à l'image d'officier expérimenté, calme et compétent qu'elle souhaitait donner. Or, vu la variété de gens qu'elle invitait à ses dîners en ce moment, il était particulièrement important de donner l'impression qu'elle savait ce qu'elle faisait et ce dont elle parlait. Elle sirota son cacao d'après dîner et observa les invités du jour tout en réfléchissant au pourquoi de cette nécessité. Andréa Jaruwalski, dont les traits volontaires ne formaient plus un masque tourmenté, était assise à sa gauche. Jaruwalski avait retrouvé beaucoup de confiance en elle-même depuis qu'Honor l'avait choisie pour assistante au CPT. Elle avait été autorisée à participer activement au remodelage du broyeur entrepris par Honor et avait gagné le respect désabusé de la fournée courante d'étudiants du CPT pour sa ruse et sa dangerosité en tant que commandant de la force ennemie, ce qui y avait bien sûr contribué. Toutefois, le facteur principal semblait être sa certitude que le reste de la Flotte se rangeait progressivement à la vision qu'Honor avait des événements réels de Seaford Neuf. Elle paraissait en attribuer tout le mérite à Honor, bien que celle-ci eût le sentiment que c'était un peu trop généreux. En tout cas, ce qui comptait vraiment, c'était que la Flotte n'allait pas commettre la bêtise de se priver de l'un de ses meilleurs officiers tactiques. Nimitz et Samantha, évidemment, occupaient la place à droite d'Honor, où ils partageaient une chaise haute double spécialement conçue pour eux par MacGuiness, et le contre-amiral des Rouges Jackson Kriangsak, le second d'Honor au CPT, venait juste après eux. Si le fait d'être moins bien placé qu'un couple de créatures arboricoles couvertes de fourrure lui posait un problème, cet homme un peu rond aux cheveux noirs n'en avait rien montré. Mieux, Honor n'avait perçu de sa part qu'amusement lorsqu'il avait découvert le placement des convives, et il était fasciné par Samantha. Il avait mis un point d'honneur à s'adresser directement à elle pendant le repas, une politesse que bien des Sphinxiens omettaient d'étendre aux chats sylvestres. Honor l'avait vu lui glisser une branche de céleri tirée de sa propre assiette, et le contre-amiral s'était aussi fait un devoir de féliciter Nimitz pour sa récupération rapide suite à ses dernières interventions chirurgicales. Six autres officiers et dix-huit aspirants occupaient les deux côtés de la table après Kriangsak et Jaruwalski, et Mike Henke, dont le vaisseau était de retour au Royaume, rattaché à la Première Flotte en attendant son affectation vers l'une des flottes avancées, était assise en face de la maîtresse de maison, à l'autre extrémité. Honor laissa son regard s'attarder sur les aspirants — qui, en réalité, étaient la véritable raison d'être de ce dîner — et vit l'aspirant Théodore sursauter comme si on venait de lui donner un coup de pied sous la table. Ce qui était sûrement le cas, songea Honor avec humour en voyant l'aspirante Thérésa Markovic le regarder en fronçant les sourcils puis jeter un coup d'œil appuyé au verre de vin qu'il n'avait presque pas touché. Théodore la regarda un instant sans comprendre, puis son visage prit une intéressante teinte magenta lorsqu'il se rendit compte : c'était lui l'officier le moins gradé présent, même si un aspirant n'était rien de plus qu'une larve dans le cycle qui transformait un civil en officier de Sa Majesté, et cela impliquait certaines obligations traditionnelles. Dont une qu'il avait manifestement oubliée jusqu'à ce qu'on lui abîme le genou. Il se leva soudain et saisit son verre. Il manqua le renverser, ce qui le fit rougit un peu plus, mais il prit une profonde inspiration et se ressaisit. Ayant reçu la troisième génération du traitement prolong, il paraissait environ treize ans T, et, après s'être éclairci la gorge, levant son verre, il porta un toast d'une voix fêlée. « Mesdames et messieurs, à la reine ! — À la reine ! » tonna la tablée en réponse, sur quoi Honor leva son verre de vin et en but une gorgée. Le bourgogne avait un drôle de goût après son chocolat chaud, et elle perçut dans un coin de son cerveau l'amusement de Nimitz qui partageait l'expérience. Autour de la table, on baissa les verres, et les conversations privées reprirent. Toutefois, les formalités n'étaient pas tout à fait terminées, et Honor regarda l'aspirante Abigail Hearns. La jeune femme soutint son regard quelques instants puis se leva, prit elle aussi une longue inspiration, moins visiblement que Théodore, et leva son verre. « Mesdames et messieurs, annonça-t-elle avec un doux accent étranger, à Grayson, les Clefs, le Sabre et le Seigneur ! » Il y eut un instant de consternation avant que les autres verres ne se lèvent à nouveau, et Honor dissimula un sourire malicieux tandis qu'officiers et aspirants répondaient laborieusement au toast. Ils ne furent qu'un ou deux à bien s'en tirer; les autres espéraient manifestement que leurs efforts imparfaits seraient perdus dans le marmonnement général, et elle eut du mal à ne pas rire des émotions qui lui parvenaient en provenance de ses invités. À l'exception de Michelle Henke et, elle s'en doutait, d'Andréa Jaruwalski, aucun d'eux n'avait jamais entendu le toast de loyauté graysonien : il était grand temps d'y remédier. L'autre flotte d'Honor avait payé son égalité avec la FRM en sang et en courage, et elle était déterminée à veiller à ce qu'on la lui accorde. Elle laissa Hearns capter un petit sourire d'approbation, et la jeune femme se renfonça dans son siège. Honor décela son immense soulagement. Elle reposa son verre et, main tendue, frotta les oreilles de Nimitz, en partie pour donner à Hearns l'occasion de se calmer complètement. La jeune femme avait au moins deux ans T de plus que Théodore mais, par bien des côtés, ce qu'elle venait de faire lui avait coûté beaucoup plus qu'à son collègue plus jeune, et Honor était fière d'elle. En fait, elle était fière de la jeune Abigail Hearns pour bon nombre de raisons. Elle avait été ébahie, le premier jour où elle avait fait l'appel au début du cours d'introduction à la tactique de ce trimestre, d'entendre une voix au doux accent reconnaissable entre tous répondre au nom de Hearns. Elle avait brusquement relevé la tête dans un mouvement de surprise qu'elle n'avait pu retenir, et son œil s'était écarquillé en voyant l'uniforme graysonien bleu sur bleu perdu au milieu d'un océan de noir et or manticorien. Ce n'était pas le seul uniforme graysonien dispersé dans la vaste salle, mais c'était le seul porté par une femme. Le tout premier aspirant femme de l'histoire de la Flotte spatiale graysonienne, pour tout dire. Honor avait aussitôt maîtrisé sa surprise et vivement poursuivi l'appel sans donner d'autre signe que la présence de Hearns sortait de l'ordinaire, mais elle s'était fait un devoir de demander à la jeune femme de passer la voir pendant ses heures de bureau dans le bâtiment D'Orville. Elle avait hésité à le faire. Dieu sait que le statut unique de Hearns allait sans doute lui causer suffisamment de problèmes sans lui faire courir en plus le risque de passer pour la « chouchoute » ! Mais sa curiosité avait pris le dessus. Et puis la jeune femme aurait probablement besoin de tout le soutien moral qu'elle pourrait trouver. À sa grande stupéfaction, la jeune Abigail était non seulement une Graysonienne, mais aussi de haute naissance : la troisième fille d'Aaron Hearns, seigneur Owens. C'était également, comme Honor s'en était bientôt doutée, la fille préférée de Lord Owens, ce qui contribuait en partie à expliquer sa présence sur l'île de Saganami, mais renforçait encore l'étonnement d'Honor qu'il l'ait laissée partir. Elle avait fini par comprendre le fin mot de l'histoire, bien qu'Abigail ait montré une certaine réticence à se confier. Cette grande brune svelte et séduisante — enfin, grande pour Gray-son, mais de taille moyenne selon les critères manticoriens —avait dix-neuf ans T Elle avait donc environ huit ans lors de la première visite d'Honor à Grayson et, d'après le goût de ses émotions, elle s'était prise d'une véritable adoration pour un certain capitaine Harrington. Il en restait encore quelque chose, même si cela s'était atténué avec le temps et qu'elle contrôlait assez ses sentiments pour que quiconque ne possédait pas l'avantage particulier d'Honor ne puisse en deviner la présence. Ce qui n'avait pas changé avec le temps, c'était sa passion pour la Flotte, conçue une nuit qu'elle se tenait sur une terrasse du manoir Owens à contempler les terribles éclairs minuscules des ogives nucléaires qui brillaient d'un air de défi dans les profondeurs sans fin de l'espace, tout en sachant qu'un unique croiseur lourd en position d'infériorité complète livrait un duel à mort contre un croiseur de combat plein de fanatiques religieux pour défendre sa planète et tous ses habitants. La seule idée qu'elle pût y faire quoi que ce soit était alors, bien sûr, inenvisageable. Une Graysonienne bien élevée ne servait pas dans l'armée. Les étrangères issues de cultures moins civilisées s'engageaient peut-être dans la Spatiale, voire l'armée de terre ou le corps des fusiliers, et on aurait eu tort de leur tenir rigueur d'avoir choisi cette carrière. Leurs actes étaient en accord avec les valeurs moindres de leur société natale, et on pouvait difficilement leur en vouloir à elles pour les valeurs déficientes de ces sociétés. Et elles étaient à la fois courageuses et, oui, à leur façon personnelle, nobles d'avoir choisi de faire face à l'ennemi au combat. Et, oui encore, bon nombre d'entre elles servaient dans la FSG, qui connaissait une croissance frénétique, et aidaient à combler ses besoins désespérés en officiers qualifiés. Mais ce n'étaient pas des Graysoniennes, et on avait besoin des Graysoniennes là où elles étaient, à la maison, où elles pouvaient être protégées comme il se devait et vivre la vie que Dieu leur destinait. Fin de l'histoire, fin de la discussion, fin de l'espoir. Sauf qu'Abigail n'était pas encline à accepter que ce soit la fin de quoi que ce fût. C'était manifestement la préférée de son père mais, s'il avait fait de son mieux pour la gâter, il y était parvenu sans en faire une sale gosse ni la rendre agressive quand on la contrariait. Au lieu de cela, elle s'était simplement convaincue que, si elle y travaillait suffisamment, elle pouvait obtenir ou accomplir tout ce à quoi elle s'attachait — conviction que son uniforme actuel semblait certainement confirmer. Elle avait poliment mais fermement continué, chaque fois qu'elle en avait l'occasion, de demander à son père la permission de s'engager dans la Flotte (difficile de qualifier réellement de harcèlement des approches aussi raisonnées). Et, entre-temps, elle avait profité du nouveau climat éducatif que les réformes de Benjamin Mayhew et l'exemple d'une certaine Honor Harrington avaient inauguré sur Grayson. Elle s'était inscrite à tous les cours de mathématiques et de science fondamentale au programme, auxquels elle avait ajouté quelques cours d'éducation physique qui ne seyaient guère à une digne jeune femme graysonienne. Et, manœuvre la plus insidieuse, elle n'avait pas manqué une occasion de citer l'exemple du seigneur Harrington pour l'édification de son père. Lord Owens était l'un des seigneurs les plus ouverts et libéraux (en ce qui concernait les filles et les femmes des autres, au moins), ce qui l'avait aidée, de même que le fait qu'il avait rencontré Honor, l'appréciait et la respectait. Toujours est-il que dans son esprit, et surtout vis-à-vis de sa fille, Honor était à la fois une étrangère de naissance et une héroïne hors du commun. On ne pouvait guère attendre d'autres femmes qu'elles atteignent le même niveau ni qu'elles supportent de telles souffrances. Et même si on avait pu, il n'avait nullement l'intention d'exposer son Abigail chérie à des risques de blessures et de deuil personnel tels qu'Honor en avait connu... ou à pire encore. Malgré tout, l'obstination d'Abigail avait fini par saper sa résistance inflexible, un peu comme un ruisseau de montagne érode lentement et patiemment un petit éclat de rocher à la fois. Cela aurait néanmoins pu ne pas aboutir (bien qu'Honor soupçonnât que Lord Owens aurait pu avoir une surprise fort déplaisante, seigneur ou non, aux vingt-deux ans de sa fille, l'âge légal de la majorité sur Grayson) sans la capture d'Honor et sa prétendue exécution. Owens n'avait pas été moins sensible qu'un autre au chagrin et à l'indignation planétaire de Grayson, et sa fille, que les événements avaient enflammée plus encore que lui, l'avait pris pile au bon moment et avait exigé le droit d'aider à venger le meurtre de Lady Harrington. Honor se demandait souvent comment l'amiral Matthews avait réagi quand Lord Owens l'avait contacté pour demander une charge d'aspirant pour sa fille. Connaissant Matthews, elle était persuadée qu'il avait su rester impassible. Mais elle savait aussi qu'il devait en réalité avoir envie de sauter de joie. Il avait été élevé avec le même besoin instinctif de protéger les femmes que tout autre Graysonien, mais il avait beaucoup plus fréquenté les femmes officiers étrangères qui servaient dans la FSG. Et il était aussi conscient de la tension que subissait la main-d’œuvre graysonienne. Il avait assez souvent discuté du besoin de trouver un moyen de mobiliser utilement l'immense réservoir de main-d’œuvre féminine inutilisée de son monde natal avec Honor et Benjamin Mayhew, même si Honor doutait qu'il se soit attendu à en voir endosser l'uniforme de la Flotte de son vivant. Pour des raisons évidentes, l'approbation de Saganami n'avait pas posé de problème. Et le temps qu'Honor réapparaisse bien vivante, il était trop tard pour que Lord Owens révise sa position. Du peu qu'Abigail en avait dit — et des émotions qui bouillonnaient derrière les mots —, Honor soupçonnait qu'Owens était à la fois déconcerté par la jeune femme déterminée qu'il avait élevée, fier d'elle et terrifié pour elle. Mais, malgré cela, il avait réussi à sourire en la laissant partir, comme si l'idée était de lui depuis le début, ce qui en disait long sur sa souplesse intellectuelle. Depuis le choc initial lié à la découverte de sa présence, Honor s'était efforcée de ne pas faire de favoritisme avec Abigail. C'était difficile, car la jeune femme représentait tout ce qu'Honor voulait voir chez un aspirant. Et elle était en prime jolie comme un cœur, selon l'expression consacrée sur Gray-son. Mais Honor savait qu'elle ne lui rendrait pas service à long terme si son ombre planait toujours sur elle, et elle s'était donc forcée à adopter une attitude publique d'observation distante, sans plus. En privé, elle gardait un œil attentif sur elle, et elle savait que certaines choses qu'Abigail avait rencontrées ah sein du Royaume stellaire l'avaient choquée, voire consternée. Il n'avait pas dû être facile pour la fille d'un seigneur graysonien, même passionnée par la Spatiale, de passer de la maison de son père, où on la choyait et la protégeait à l'excès, à l'environnement de l'île de Saganami. On harcelait délibérément les aspirants manticoriens pendant toute la première année. Le bizutage par les aînés que pratiquaient couramment certaines écoles militaires était strictement interdit à Manticore, mais le niveau de discipline requis, la charge de travail et l'énergie avec laquelle instructeurs et aspirants plus anciens en grade les... encourageaient à satisfaire les exigences de la Flotte compensaient amplement. L'épuisement intellectuel et physique devenait le compagnon familier des aspirants de première année, et on faisait courir les étudiants jusqu'à la chute, puis on les relevait et on les faisait courir à nouveau. Ce n'était pas agréable, et certains mettaient en doute la nécessité du procédé, mais Honor approuvait cette philosophie. Surtout maintenant. Ces jeunes hommes et femmes iraient droit de la salle de classe au front. Les dorloter ne leur rendrait pas service, pas plus qu'aux hommes et femmes qu'ils commanderaient un jour. Les pousser, se montrer brutal et exigeant jusqu'à ce que leurs instructeurs et, plus important, eux-mêmes sachent de quoi ils étaient capables était bien plus utile. Mais bien qu'elle approuvât la méthode, elle savait que cela avait été plus dur pour l'aspirant Hearns que pour n'importe qui dans l'histoire de l'École spatiale. De plus, l'exposition soudaine aux idées manticoriennes sur l'égalité des sexes, les cours de sport mixtes, les cours de combat à mains nues mixtes et Dieu savait quoi encore avaient dû lui faire un choc. Et même sinon, les invitations qu'une fille aussi jolie et avec autant de prestance avait dû recevoir de la part de ses camarades de classe masculins étaient sans doute choquantes au point de faire dresser les cheveux sur la tête à une Graysonienne bien élevée... entre autres choses. Pourtant Abigail avait surmonté cette épreuve. Honor lui avait bien fait comprendre que, en tant que seul seigneur à des années-lumière, elle se sentait investie d'une certaine responsabilité et voulait se rendre disponible comme conseiller et mentor auprès de tous les aspirants graysoniens. Ce qui était vrai, mais l'était plus encore dans le cas de la seule Graysonienne présente sur l'île (ce qu'elle avait omis de préciser). Abigail l'avait remerciée et l'avait prise au mot une fois ou deux, lui demandant conseil notamment sur la façon d'agir en société. Mais elle n'était pas la seule dans ce cas, et aucun de ses camarades de classe n'y avait vu un signe de favoritisme. Honor s'en réjouissait, et pas uniquement pour Abigail. La jeune femme avait manifesté un flair prononcé pour la tactique et, contrairement à Honor, c'était un prodige en mathématiques. Elle se montrait un peu hésitante quand il s'agissait d'exercer son autorité dans des situations d'entraînement, ce qui n'était guère surprenant de la part d'une jeune femme élevée dans la tradition graysonienne. Mais même là ses performances étaient acceptables, son expérience de fille de seigneur aidant. Les Graysoniennes ne se mêlaient traditionnellement pas des activités masculines consacrées, mais une fille de seigneur avait l'habitude d'exercer une autorité que peu de femmes moins bien nées pouvaient s'attendre à détenir. Si contente qu'elle soit de voir une Graysonienne à l'École spatiale, toutefois, Honor n'avait pas invité Abigail pour cette raison ce soir-là. On ne recevait d'invitation aux dîners que la duchesse Harrington donnait trois fois par semaine qu'en fonction de deux critères. Chacun de ses étudiants, quelle que soit sa classe, était invité au moins une fois, ce qui expliquait pourquoi le nombre d'aspirants présents tournait toujours autour de vingt pour monter parfois jusqu'à vingt-cinq. Les invitations supplémentaires se méritaient en revanche selon les résultats, et Abigail Hearns figurait haut dans le premier tiers des récidivistes. Honor était toujours ébahie de la compétition féroce qu'on se livrait pour obtenir une place à la table de l'amiral. Elle était tout à fait prête à en profiter pour pousser ses étudiants vers de nouveaux sommets mais, dans ses souvenirs personnels de l'École, la plupart des aspirants se donnaient beaucoup de mal pour éviter de se retrouver coincés, seuls avec un officier général. Aux rares occasions où des êtres de ce grade considérable enseignaient également (ce qui était plus fréquent dans la FRM que dans toute autre flotte, mais demeurait extrêmement rare), le vieil adage « pour vivre heureux, vivons cachés » guidait avec insistance les processus intellectuels des aspirants. Mais la compétition pour le nombre limité de places dans les sections auxquelles Honor avait été affectée était intense depuis le début et s'était manifestement étendue à ses invitations à dîner. Même en sachant ce à quoi il faudrait faire face une fois la table débarrassée. Elle dissimula un nouveau sourire à cette idée. C'était du jamais vu : de simples aspirants qui se retrouvaient face à face avec des instructeurs des sommets éthérés du cours de perfectionnement tactique. En dehors des « aspis », Andréa Jaruwalski, capitaine de frégate, était l'officier le moins gradé de la salle, et ces hectares de galon doré, de planètes et d'étoiles scintillantes n'avaient pas été invités pour la qualité de leur conversation. En fait, les dîners de Lady Harrington figuraient parmi les plus rudes exemples d'instruction en petit groupe dans l'histoire de l'île de Saganami, et le plus surprenant, c'était l'impatience qu'elle décelait autour d'elle tandis que les étudiants se préparaient pour ce qui allait venir. MacGuiness reparut pour vérifier sa tasse de cacao, et elle leva vers lui un visage souriant. — Je crois que nous avons à peu près terminé, Mac. Veuillez dire à maîtresse Thom que le repas était délicieux, comme d'habitude. — Bien sûr, milady, murmura-t-il. — Et je crois que nous allons continuer la soirée en salle de jeu », reprit-elle en repoussant son siège pour se lever. Son bras artificiel lui paraissait encore lourd et peu naturel sur son côté gauche après tout ce temps, mais de moins en moins, et ses élèves avaient pris l'habitude de le voir. Ils s'étaient faits à ses sursauts erratiques pendant les cours, mais ils paraissaient aussi s'être renseignés suffisamment sur la prothèse pour connaître le principe des fonctions prioritaires. Aucun de ses invités n'avait cillé de voir sa mobilité manifestement réduite pour la soirée, en tout cas, et elle étouffa un petit rire en songeant à leur tact, tout en dégageant le bras de son écharpe assez longtemps pour soulever Nimitz avec précaution de ses deux mains. La chirurgie avait encore mieux marché sur lui que sur elle – tant qu'il ne s'agissait que de muscles, d'os et de tendons, du moins – et il retrouvait rapidement la fluidité de mouvement d'antan à mesure que des muscles qui n'étaient plus sollicités depuis longtemps récupéraient leur tonicité. Le goût de sa joie toute simple de renouer avec tout l'éventail naturel de ses mouvements avait fait monter des larmes aux yeux d'Honor, et elle savait quel plaisir il prenait à effectuer ces mouvements. Mais il partageait avec elle une joie plus profonde encore : celle de la voir capable de le ramasser à nouveau à deux mains, et il appuya fermement son museau contre la joue gauche de sa compagne humaine, faisant vibrer ses os sous l'effet de son ronronnement tandis qu'elle le déposait une fois de plus sur son épaule. Samantha bondit à terre pour trotter à côté d'eux, puis leva la tête avec un ronronnement de bonheur lorsque Jaruwalski se baissa pour la prendre dans ses bras. Honor remercia le capitaine de frégate d'un sourire et, suivie, même ici, par Andrew LaFollet, ouvrit la voie vers l'immense salle de jeu de la maison. C'était devenu le centre des discussions qui suivaient ses dîners, et elle y avait fait installer un équipement de jeu assez particulier. Quatre simulateurs miniatures mais complets avaient été assemblés, reproduisant chacun un pont de commandement à échelle réduite. Bien que compacts, ils restreignaient nettement l'espace disponible, même dans une pièce de cette taille, mais aucun des invités ne s'en plaignit. Ces simulateurs étaient la véritable raison de leur visite en ces lieux, et ceux qui étaient déjà venus se dépêchèrent de prendre leur place préférée parmi les fauteuils et canapés rassemblés dans un coin pour faire de la place aux simulateurs. Aucun d'eux ne s'approcha du fauteuil personnel d'Honor, à côté de l'immense cheminée de pierre qui n'avait sûrement jamais connu de feu de toute son existence, vu le climat semi-tropical, mais les autres places étaient toutes à prendre. Bien sûr, un aspirant n'allait pas discuter avec un capitaine ou un amiral qui avait des vues sur un siège donné. — Eh bien, mesdames et messieurs, dit-elle aux aspirants une fois tout le monde assis. Avez-vous réfléchi au point que j'ai évoqué en cours ? » Le silence plana quelques instants, puis un aspirant leva la main. — Oui, monsieur Gillingham ? Vous souhaitiez ouvrir le feu ? — J'imagine, madame », répondit Gillingham avec ironie. Sa voix était étonnamment grave pour un homme de son âge apparent et si maigre, et il s'exprimait avec un fort accent d'Alizon, en écrasant les voyelles. — Il faut bien que quelqu'un s'y colle, acquiesça Honor en souriant au ton employé. Et je vous accorde des points supplémentaires pour avoir eu le courage de vous porter volontaire avec tant d'enthousiasme. » Plusieurs des camarades de Gillingham gloussèrent, et le jeune homme lui rendit son sourire – respectueusement, bien sûr. « Merci, madame », dit-il. Puis le sourire fit place à une expression plus sérieuse et il s'éclaircit la gorge. « Ce qui m'a un tout petit peu gêné, madame, poursuivit-il, hésitant, c'est votre affirmation qu'il n'y a jamais de véritable surprise au combat. — Une simplification un peu abusive, rectifia Honor. Ce que j'ai dit, c'est qu'au vu des capacités de détection modernes il y a peu de chances qu'on puisse amener un vaisseau spatial à portée de combat d'un autre sans se faire détecter. Dans ces conditions, la surprise signifie généralement non pas que l'un des protagonistes n'a véritablement pas vu ce qui arrivait, mais plutôt qu'il a mal interprété ce qu'il voyait. — Oui, madame. Mais... si l'un des deux ne voit effectivement rien venir ? » Une autre main se leva, et Honor se tourna vers sa propriétaire. « Oui, mademoiselle Hearns ? Vous souhaitiez ajouter quelque chose ? — Oui, milady. » Personne ne haussa le sourcil à la forme de politesse choisie par Hearns, bien que la tradition voulût que tout officier supérieur soit « monsieur » ou « madame » pour un aspirant. Les titres de noblesse avaient de la valeur, mais nul ne s'attendait à ce que de simples aspirants sachent qui était quoi. Cette tradition n'était toutefois pas coulée dans l'acier, et pas un Graysonien sur Manticore, aspirant ou non, n'aurait envisagé de s'adresser à Honor en d'autres termes. « Il m'a semblé, continua Hearns, que vous parliez en réalité du besoin de créer la surprise, milady. De recourir à des manœuvres trompeuses, aux systèmes GE ou tout autre artifice pour convaincre l'ennemi de voir ce qu'on veut lui faire voir jusqu'à ce qu'il soit trop tard, un peu comme ce que vous avez fait avec vos systèmes de guerre électronique pendant la quatrième bataille de Yeltsin. — C'est là que je voulais en venir, oui », répondit Honor après une courte pause. Elle pouvait difficilement reprocher à Hearns l'exemple qu'elle avait cité, mais ses élèves avaient tendance à se référer systématiquement aux batailles auxquelles elle avait pris part. Il ne s'agissait pas de flagornerie – la plupart du temps, en tout cas. Ils cherchaient des exemples qui leur paraissaient « réels »... et dont ils savaient qu'elle pouvait en parler de première main. « Et Yeltsin-4 en est certainement un exemple, poursuivit-elle. Yeltsin-3 en est un autre, puisque le comte de Havre-Blanc a réussi à tromper l'amiral Parnell quant à sa véritable force jusqu'à ce que Parnell accepte l'affrontement. — Je comprends bien, madame, fit Gillingham. Mais lors de la troisième bataille de Yeltsin, le comte de Havre-Blanc s'est servi de ses systèmes furtifs et de bandes gravitiques sous-alimentées pour empêcher les Havriens de voir ses unités supplémentaires. Elles ont causé la surprise parce que personne en face n'en avait détecté la trace jusqu'à ce qu'il soit trop tard. — Pas tout à fait, répondit Honor avant de regarder Jackson Kriangsak. Voulez-vous bien traiter ce point, amiral ? Après tout, vous y étiez. » Quelques aspirants écarquillèrent les yeux à cette annonce, et ils se tournèrent vers le corpulent contre-amiral pour l'observer plus attentivement. « En effet, j'y étais, milady », fit Kriangsak en retenant un sourire face aux regards soudain scrutateurs de son public, et il se tourna vers Gillingham. « À mon avis, monsieur Gillingham, Lady Harrington veut dire que quand les Havriens ont détecté nos unités supplémentaires, il était trop tard pour que l'amiral Parnell puisse totalement refuser l'action. Mais retournez lire les rapports officiels du comte de Havre-Blanc et de l'amiral d'Orville. D'ailleurs, la DGSN a interrogé l'amiral Parnell avant son départ pour Beowulf afin d'avoir aussi sa version des événements. Si le récit de Parnell est encore classé secret – il ne devrait pas, mais on ne sait jamais, avec les bureaucrates – envoyez-moi une e-note et je vous obtiendrai une autorisation. » Gillingham acquiesça sans mot dire, et Kriangsak haussa les épaules. — Ce que vous découvrirez en consultant ces trois sources, selon moi, c'est que même avec nos systèmes GE plus performants et malgré le fait que l'amiral Parnell possédait des renseignements convaincants suggérant que nos forces étaient beaucoup plus faibles qu'en réalité, il a néanmoins correctement identifié nos vaisseaux du mur supplémentaires assez tôt pour éviter un engagement décisif. Il a dû se retirer et a subi de lourdes pertes, mais s'il avait mis quinze ou vingt minutes de plus à réagir, il aurait perdu presque toute sa flotte. Personnellement, je soupçonne que les informations erronées dont il disposait ont rendu le résultat plus serré qu'il n'aurait été autrement. Comme c'est trop souvent le cas, il a vu ce qu'il s'attendait à voir. Au début, du moins. — Exactement, renchérit Honor. Mais la marque d'un officier de qualité – et Amos Parnell est l'un des meilleurs tacticiens que vous rencontrerez, ne vous méprenez pas là-dessus, messieurs dames –, c'est sa capacité à passer outre ses propres attentes. C'est ce que Parnell a fait. Trop tard pour éviter la défaite, mais beaucoup trop tôt pour que le comte de Havre-Blanc l'enveloppe complètement et détruise toutes ses unités. — C'est tout à fait vrai, milady, fit Kriangsak en hochant vigoureusement la tête. Pourtant, on s'est donné du mal. Mon croiseur de combat et son escadre étaient sans doute les mieux placés pour le contourner par le flanc, et il nous a facilement évités. Surtout vu la puissance de feu qu'un mur de bataille peut déchaîner, ajouta-t-il avec un sourire ironique. Rien qu'une escadre de croiseurs de combat ait vraiment envie d'affronter. — Très bien, monsieur, je comprends, dit Gillingham. Mais le comte de Havre-Blanc a manifestement tenté de créer une surprise totale. L'amiral Harrington et vous sous-entendez donc que nous ne devrions pas en faire autant ? » Sa voix et son visage paraissaient songeurs plutôt que défiants, et Honor se frotta le bout du nez tandis qu'elle réfléchissait au meilleur moyen de l'encourager à remettre en question la sagesse reçue tout en exprimant clairement son idée. « Ce que l'amiral Kriangsak et moi sommes en train de dire, fit-elle au bout d'un moment, c'est qu'il serait malvenu de s'amouracher de l'ingéniosité de son propre plan destiné à manipuler l'ennemi. La surprise tactique la plus dangereuse de toutes, c'est celle que l'on a en découvrant tout à coup que l'ennemi a vu clair dans la manœuvre et retourné la situation. L'un des meilleurs exemples de cela s'est produit près d'un atoll du nom de Midway, sur la vieille Terre, au milieu du second siècle avant la Diaspora. En fait, j'aimerais que vous consultiez les entrées concernant la bataille de Midway, l'amiral Raymond Spruance, l'amiral Chester Nimitz, l'amiral Chiuchi Nagumo et l'amiral Isoroku Yamamoto sur la base de données du département tactique – vous les trouverez dans les archives historiques de la marine terrienne – et que vous analysiez brièvement la façon dont la marine impériale japonaise a été victime d'un excès de confiance. Et soyez aussi prêt à partager vos conclusions avec le reste de la classe, s'il vous plaît. — Bien, madame. » Gillingham, bien que respectueux, ne paraissait guère enthousiaste, mais sans plus. En partie parce que son ordre, donné d'une voix chaleureuse, n'était pas une surprise – tous les élèves d'Honor découvraient vite son penchant pour la distribution de telles recherches individuelles –mais aussi parce qu'elle était réputée pour rendre ces recherches intéressantes. « Pour en revenir au sujet, toutefois, reprit-elle, je voulais dire que, même s'il est toujours bon de convaincre l'adversaire de vous sous-estimer ou de mal interpréter ce qu'il a vu, vous ne devez jamais vous appuyer là-dessus. Tâchez d'obtenir tous les avantages que vous pouvez vous offrir, mais fondez votre planification sur l'hypothèse que l'ennemi fera une interprétation correcte à cent pour cent de ses données de détection. — Excusez-moi, milady, mais ce n'est pas ce que vous avez fait lors de la quatrième bataille de Yeltsin », intervint doucement l'aspirant Hearns. Honor sentit une onde de surprise émaner de quelques-uns des aspirants, ainsi qu'une once d'anxiété face à la contradiction polie d'Abigail, mais elle se contenta d'incliner la tête en regardant la jeune fille pour l'inviter silencieusement à continuer, « Vous vous êtes servie des systèmes GE pour déguiser vos supercuirassés en unités plus légères afin d'attirer l'ennemi à portée d'engagement, reprit donc Hearns, obéissante. Votre rapport, ou du moins la partie de votre rapport suffisamment déclassifiée pour que j'y aie accès, ne le dit pas explicitement, mais en réalité, est-ce que vous ne comptiez pas sur l'amiral havrien pour voir exactement ce que vous vouliez qu'il voie ? — Si, j'imagine, fit Honor. D'un autre côté, mon plan de bataille reflétait le fait que je n'avais pas d'autre choix que d'offrir l'affrontement et que l'accélération de mes supercuirassés était trop faible pour forcer une bataille à courte portée si les Havriens choisissaient de refuser l'action. Il était impératif de tenir l'ennemi hors de portée effective des fermes orbitales graysoniennes, mais tout aussi vital de l'empêcher de se retirer à portée maximale pour envoyer ses missiles en mode balistique. Dans ces conditions très particulières, je n'avais pas d'autre choix que d'adopter ce plan. Qui, me permettrai-je d'ajouter, n'était pas très bon. En fait, c'était un plan désespéré, et je n'étais pas sûre du tout qu'il allait fonctionner. » — Ni qu'aucun de mes bâtiments survivrait à cette expérience s'il fonctionnait bel et bien. Mais je n'ai pas l'intention de tous vous inquiéter avec cet aspect précis de la situation. Pour l'instant. « Mais... la bataille de Cerbère, madame », s'enquit poliment Thérésa Markovic. Honor se tourna vers la jeune femme rousse, qui leva la main, paume vers le ciel. « Vous avez effectué votre approche sous réacteurs d'attitude à Cerbère, dit-elle. Et, capteurs modernes ou non, l'ennemi ne vous a pas vue venir avant que vous n'ouvriez le feu. — Mmm. » Honor inclina la tête. « J'ignorais que mon rapport avait été placé dans la base de données générale, mademoiselle Markovic », fit-elle assez froidement remarquer, et elle sourit intérieurement à l'absence soudaine d'expression sur le visage de l'aspirant. Puis elle regarda Kriangsak. « Je constate que la porte dérobée sur le deuxième niveau de la base tactique du CPT est encore ouverte. — Oui, madame. On veut la fermer depuis longtemps, mais on ne s'en occupe jamais, on dirait », répondit Kriangsak d'une voix calme. Honor sentit une vague de soulagement parcourir les aspirants au ton employé. Intéressant. À en juger par leurs émotions, presque tous ses invités du jour avaient découvert la porte dérobée et en avaient fait un usage clandestin, et ils étaient manifestement soulagés que Markovic (et donc, par extension, eux-mêmes s'ils se faisaient prendre) ne se soit pas fait incendier. C'était assez logique de leur part, mais Honor se demandait combien de temps ils mettraient à comprendre que cette porte dérobée avait été laissée dans un but précis. Bien qu'elle soit déplacée tous les ans et que le mode d'accès en change chaque semestre, elle était toujours là, et l'École prenait soigneusement note du nom des étudiants assez entreprenants et curieux pour la trouver. « En réponse à votre question, toutefois, dit-elle à Markovic, Cerbère n'est sûrement pas un exemple que je choisirais pour enseigner à quiconque comment préparer une bataille. — Pourtant... ça a marché à la perfection, madame ! » protesta Gillingham sans se rendre compte, apparemment, qu'il confirmait ainsi avoir lui aussi fourré son nez là où il n'aurait pas dû en théorie. « Comme disait Thérésa, les Havriens ne vous ont même pas vus, et vous avez balayé toute leur flotte sans encaisser une seule frappe ! Je n'ai pas trouvé d'autre bataille où ça ait été le cas dans les trois ou quatre cents dernières années. — Alors je vous suggère de jeter un œil à ce que le contre-amiral Lester Tourville a fait au commodore Yeargin à Adler, monsieur Gillingham, répondit sombrement Honor. Je crois que le rapport de la commission d'enquête est accessible à vous tous sur la base de données du département. Tourville a réussi à prendre le commandant de notre détachement au moins autant par surprise que je l'ai fait à Cerbère, et réussir ce coup-là était beaucoup plus difficile. Ou cela aurait dû l'être. » Le visage de Gillingham se vida de toute expression au mordant de sa voix, et Honor s'imposa d'inspirer profondément. « Et ce n'était pas la première fois qu'une mésaventure de ce genre arrivait à un détachement qui aurait dû anticiper une attaque, poursuivit-elle. Par exemple... » Elle observa les aspirants puis fit signe de la tête à une blonde aux yeux noirs assise sur le même canapé que Théodore. « Mademoiselle Sanmicheli, dit-elle doucement. Puisque monsieur Gillingham va s'occuper d'étudier la bataille de Midway pour nous, j'apprécierais que vous vous chargiez de la bataille de l'île de Savo, pendant la même guerre, et que vous compariez ce qui est arrivé aux alliés occidentaux lors de cette bataille à ce qui est arrivé au commodore Yeargin à Adler. Vous pourriez également faire des recherches sur la bataille du système de Farnham et examiner les parallèles – et les différences – entre Savo, Midway, Adler et ce qui est arrivé à Baoyuan Anderman quand on a essayé de l'attaquer par surprise là-bas. — Bien, madame. » Honor adressa un sourire en coin à Sanmicheli puis reporta son attention vers Gillingham. « Pour en revenir à Cerbère, ma méthode d'approche n'a été possible que grâce à certaines circonstances très particulières qu'aucun amiral raisonnable ne peut s'attendre à rencontrer. Tout d'abord, je savais exactement où l'ennemi avait toutes les chances d'effectuer sa translation hors de l'hyperespace, ce qui me permettait de prédire son vecteur d'approche le plus probable vers l'Enfer – je veux dire Hadès. Ensuite, grâce à cette information, j'ai pu positionner ma propre flotte de manière à ce que nous ayons Cerbère-A dans le dos. Et enfin, monsieur Gillingham, le fait est qu'aucun commandant sain d'esprit n'aurait envisagé une telle manœuvre un seul instant, ce qui nous a immensément aidés à surprendre le commandant de la Flotte havrienne qui, pour autant que je le sache, était parfaitement sain d'esprit. Vous remarquerez, toutefois, ajouta-t-elle, que, si les actes de folie ont l'avantage d'être imprévisibles, cela n'en fait pas normalement de bonnes idées. — Je me rends compte que les conditions étaient inhabituelles, madame. » Markovic venait au secours de Gillingham – courageusement, songea Honor, vu la vitesse à laquelle les devoirs supplémentaires pleuvaient. « Mais votre plan ne m'a pas paru "fou". Et il a marché ! — En effet. Mais avez-vous regardé au-delà de ce qui s'est bien passé et imaginé toute la liste de ce qui aurait facilement pu mal tourner ? demanda patiemment Honor. — Mal tourner, madame ? — Très mal », fit Honor avant de jeter un coup d'œil à Michelle Henke. Elles avaient assez longuement discuté de la manœuvre de Cerbère, et elle vit le petit sourire de Mike comme elles se rappelaient toutes deux la réaction horrifiée qu'elle avait eue au plan de bataille d'Honor. « Capitaine Henke, dit-elle alors, voudriez-vous commenter les défauts potentiels de mon plan ? — Bien sûr, milady. Avec tout mon respect, évidemment. » L'amusement flottait juste sous la surface du contralto de Henke, et Honor vit ses invités les plus gradés échanger des sourires. Toute la Flotte ou presque était au courant de l'amitié qui liait Honor et Henke, et le contre-amiral Kriangsak se carra dans son fauteuil et croisa les jambes avec un sourire joyeux. « La première faiblesse du plan de Lady Harrington, la plus criante, mademoiselle Markovic, fit calmement Henke, c'est qu'il ne lui laissait aucune marge d'erreur. Elle a dans les faits sacrifié sa masse de réacteur avec une combustion de cette durée et de cette puissance. Si l'ennemi avait détecté son approche et manœuvré radicalement contre elle, elle n'aurait eu de carburant que pour quelques heures de manœuvres sous impulseurs. Ce qui signifie qu'elle aurait facilement pu se retrouver sans énergie au moment où l'ennemi s'approchait pour l'achever... et que pas un de ses vaisseaux n'aurait eu assez de réserves pour atteindre un autre système s'ils avaient dû battre en retraite. » La seconde faiblesse, c'était que son plan comptait sur les techniciens de détection havriens pour se montrer effectivement aveugles. En utilisant ses réacteurs, elle évitait les capteurs sur lesquels la plupart des officiers tactiques ont tendance à se reposer – les capteurs gravitiques des Havriens –mais elle était nue face à tout le reste dans leur équipement de détection. À sa décharge, continua-t-elle sur un ton soudain plein de sagesse, l'air grave malgré l'étincelle dans ses yeux fixés sur Honor, il était assez raisonnable d'espérer au moins que les Havriens, qui ne maintiennent en général pas une veille de détection aussi serrée que nous, n'auraient pas l'idée de chercher après elle. Mais s'ils l'avaient fait, ils l'auraient trouvée. » En lien avec cette seconde faiblesse, nous avons le fait que, même si une approche sous réacteurs d'attitude lui permettait d'éviter les capteurs gravitiques de l'ennemi, le panache de déchets issus de la combustion devait être franchement spectaculaire et chargé d'énergie, or les champs furtifs havriens — car c'est avec cela que Lady Harrington devait faire, vous vous en souvenez — ne sont pas aussi bons que les nôtres. Encore une fois, elle avait pris la précaution de se placer devant l'étoile locale. Si elle n'avait pas possédé des informations fiables sur les mouvements havriens types dans le système, elle n'aurait pas été capable de le faire, bien sûr. Dans ce cas, comme elle l'a dit, elle connaissait le vecteur d'approche probable de l'ennemi largement à l'avance, ce qui lui a permis de profiter de l'avantage d'attaquer comme en partant du soleil, pour ainsi dire. Si l'ennemi n'était pas apparu là où elle l'attendait, toute cette manœuvre aurait été hors de question, et je suis certaine qu'elle avait un plan de repli plus... conventionnel pour ce cas précis. En l'occurrence, toutefois, les émissions de Cerbère-A étaient suffisamment puissantes pour réduire de beaucoup l'efficacité de tout capteur braqué vers elle et, le temps que le vecteur de Lady Harrington la déporte par rapport à l'étoile, elle avait coupé ses réacteurs et autres émissions actives. Néanmoins, les circonstances rendaient seulement sa détection par les Havriens difficile, et non pas impossible. Une équipe de détection sur ses gardes aurait eu tout le temps de prévenir l'ennemi. » Enfin, même si je pourrais continuer à souligner d'autres faiblesses potentielles, j'ajouterai simplement que si l'amiral à la tête de la force d'intervention havrienne avait bel et bien détecté les unités de Lady Harrington, la réaction la plus intelligente aurait été de faire comme si de rien n'était. Une fois qu'il l'avait repérée, il aurait pu la suivre grâce à ses capteurs passifs uniquement, et elle approchait sans avoir levé ses bandes gravitiques. En minutant bien son coup, il aurait pu tirer contre elle des bordées complètes de missiles au temps de vol trop court pour qu'elle fasse relever les bandes de ses vaisseaux, et contre quoi elle n'aurait pu se reposer que sur ses antimissiles et ses grappes de lasers. Ces défenses seules, en l'absence de barrières latérales et de bandes gravitiques pour protection passive, n'auraient jamais pu empêcher la destruction de sa flotte tout entière. » Henke marqua une pause, puis inclina la tête vers Honor avant de regarder à nouveau Gillingham. — Tout bien considéré, dit le capitaine à l'aspirant avec sagesse, le plan de Lady Harrington n'était peut-être pas le coup de dé le plus irréfléchi, le plus téméraire, le plus dangereux et risque-tout dans l'histoire de la Flotte royale manticorienne — ou de celle de Grayson. Mais, dans ce cas, je n'ai pas encore trouvé de quel plan il s'agit. » Gillingham et Markovic s'entre-regardèrent, ouvrant de grands yeux, puis tournèrent leur regard vers Honor, l'air un peu craintif. Mais le visage d'Honor n'exprimait aucune colère. Elle sourit même au capitaine avant de reporter son attention vers Gillingham. Le capitaine Henke a peut-être eu recours à quelques hyperboles dans son analyse, monsieur Gillingham, dit-elle avec amusement, mais pas tant que ça. En réalité, j'ai adopté ce plan parce que, dans cette situation, il fallait tout risquer. Je ne pouvais pas rompre l'engagement et fuir sans abandonner plus de cent mille personnes en Enf... sur Hadès. En même temps, mes forces étaient largement surpassées en nombre, je n'avais que des équipages réduits au minimum, presque tout mon personnel était très rouillé, et nous n'avions eu que quelques jours pour essayer les bâtiments capturés et commencer à lisser nos plus grosses difficultés. Un plan de bataille conventionnel aurait immanquablement causé la destruction de mes forces en échange de faibles pertes pour les Havriens. Peut-être aurais-je pu les coincer entre mes unités mobiles et les défenses fixes de la planète, mais cela paraissait très improbable puisque je pensais – à raison, comme nous l'avons constaté – qu'ils étaient venus expressément parce qu'ils craignaient que les prisonniers aient réussi à prendre le camp Charon. Si c'était vrai, ils n'allaient sûrement pas se permettre d'entrer à portée effective des défenses orbitales, par conséquent je ne pouvais guère espérer les prendre "en sandwich" entre elles et mes vaisseaux. J'ai donc utilisé une tactique qui ne m'accordait qu'une seule chance, impliquant des risques élevés et des bénéfices qui l'étaient tout autant. Si elle marchait – et ce fut le cas – je devais pouvoir remporter la bataille vite et à un coût relativement faible. En revanche, si elle avait échoué, comme l'a si admirablement souligné le capitaine Henke, le résultat inévitable aurait été la destruction de toute ma flotte. Seul le fait que, selon moi, elle aurait de toute façon été détruite si je ne remportais pas une victoire rapide et décisive m'a poussée à adopter un plan aussi risqué. Et cela seul pouvait justifier mon choix. » Le silence plana quelques instants, et elle goûta les émotions des aspirants qui assimilaient la noirceur de l'alternative qu'elle venait de décrire. Puis Markovic s'éclaircit la gorge. « J'imagine qu'il vaudrait mieux que nous n'utilisions pas vos tactiques de Cerbère comme modèle pour les nôtres en fin de compte, alors, madame, fit-elle, hésitante. — Sûrement pas ! » Honor renifla. « Et si par hasard je les vois apparaître en réponse à un problème en devoir, le coupable trouvera que le capitaine Henke s'est montrée franchement bienveillante vu les commentaires que moi je ferai ! » Une onde de rire se propagea dans la salle, mais Gillingham reprit ensuite la parole, l'air songeur. « Donc il semble que vous disiez, madame, que lors de la quatrième bataille de Yeltsin comme à Cerbère, vous aviez le sentiment de ne pas avoir d'autre choix que de vous battre malgré un rapport de forces défavorable. Et pour cette raison, vous avez tenté de générer tous les avantages possibles. Mais si le succès total de votre tactique était primordial à Cerbère, le bon déroulement de vos plans n'en dépendait pas autant à Yeltsin parce que, en un sens, peu importait qu'elle réussisse complètement ou non, là-bas. Vous étiez obligée de vous battre, certes, mais à Yeltsin le véritable problème consistait à commencer par entrer à portée effective. Le rapport de forces était beaucoup plus égal une fois à portée et, d'une certaine façon, le fait que vous avez réussi à tromper l'ennemi et à l'encourager à s'affaiblir en divisant ses forces n'était que la cerise sur le gâteau. C'est bien ce que vous êtes en train de dire, madame ? — À peu près, oui. » Honor balaya du regard les autres officiers supérieurs présents et fit son choix. « Andréa ? Nous en avons discuté l'autre jour. Voudriez-vous répondre à monsieur Gillingham ? — Bien sûr, madame. » Jaruwalski posa à son tour un regard songeur sur l'aspirant. « La tactique est un art, monsieur Gillingham, dit-elle, pas une science. Elle n'est pas quantifiable dans l'absolu, il n'existe aucun moyen de définir des formules secrètes pour la victoire. Il y a des règles qu'un bon tacticien respecte, mais il n'est absolument pas lié par elles... et son adversaire encore moins ! Le "secret" de la victoire repose, selon moi, non pas sur la manipulation de l'ennemi mais sur la création de conditions générales où l'on sait que l'éventail de manœuvres possibles et l'équilibre des forces seront favorables. Ce n'est pas plus compliqué que ça en théorie. C'est lors de la mise en pratique que les choses se corsent, et l'efficacité en pratique est ce qui distingue un bon tacticien. Mais pour qu'un plan réussisse, il faut souvent savoir quand enfreindre les règles – pour prendre un risque "calculé", selon une expression rebattue – parce qu'on n'a pas le choix ou parce qu'on flaire une opportunité. » Elle marqua une pause. « Cela correspond-il à ce que vous auriez dit, madame ? demanda-t-elle à Honor. — Pour l'essentiel, tout à fait. Mais vous devez toujours garder à l'esprit, continua-t-elle en croisant le regard de Gillingham comme elle reprenait la conversation en mains, que tout le monde ne possède pas dès la naissance ce flair quant au moment opportun pour enfreindre les règles. C'est un talent et une compétence qu'on développe d'abord par l'étude, puis par la pratique : on commence par des cours tels que "introduction à la tactique", on passe aux exercices en simulateur et on finit – si on a la chance de survivre à l'événement – par l'expérience réelle au combat. Vos instructeurs à l'École spatiale sont là pour vous enseigner la doctrine tactique et les performances de votre matériel. Nous vous offrons aussi pour bagage un concentré de ce que nous considérons comme les meilleurs penseurs militaires de l'histoire, de Sun-Tzu à Gustave Anderman, et nous disséquerons et analyserons de véritables affrontements, à la fois de la guerre actuelle et de conflits précédents. Nous ferons de notre mieux pour vous apprendre ce qu'il ne faut pas faire, en nous fondant sur la sagesse institutionnelle de la Flotte royale manticorienne. Vous effectuerez des simulations dans lesquelles vous tiendrez n'importe quel rôle, de l'officier de quart le moins gradé sur un contre-torpilleur engagé dans un duel à celui d'amiral sur un supercuirassé commandant une flotte en action, et nous critiquerons votre prestation à chaque pas. » Si vous avez un peu de jugeote, vous écouterez tout ce que nous vous dirons et en tirerez les enseignements. Mais gardez également ceci à l'esprit, mesdames et messieurs le jour fatal, le jour où vous serez l'officier aux commandes et où de vrais missiles et lasers se dirigeront droit sur vous, rien de ce que nous pouvons vous apprendre ne comptera vraiment. Il faut espérer que tout cela occupera un coin de votre cerveau et formera la base de connaissances dont vous aurez besoin, mais l'important, ce sont les décisions que vous prendrez en fonction de votre interprétation de la situation à laquelle vous ferez réellement face. » Certains d'entre vous n'y survivront pas. » Elle balaya son jeune public du regard et goûta leur gravité mêlée du sentiment d'immortalité typique de la jeunesse. Il était inévitable que des hommes et des femmes si jeunes se croient invulnérables, elle le savait. Elle ne pouvait qu'essayer de les préparer à l'affreux instant de surprise où ils sentiraient leur propre bâtiment ruer et soupirer sous le feu de l'ennemi et où ils comprendraient que la mort pouvait les faucher aussi facilement que n'importe qui. « Même si vous faites tout comme il faut, il se peut que vous vous retrouviez dans une situation où tout le génie tactique de l'univers ne suffira pas à compenser votre handicap, poursuivit-elle calmement. C'est arrivé à Édouard Saganami et Ellen d'Orville, et si ça leur est arrivé, cela peut sans nul doute nous arriver à tous. D'ailleurs, j'imagine que j'en suis la preuve vivante, parce que c'est exactement ce qui est arrivé au Prince Adrien à Adler. » Mais quelle que soit la situation, vous aurez toujours trois soutiens. D'abord la tradition de la Flotte royale – et, quand vous aurez votre diplôme (elle balaya de nouveau tous les aspirants), cette tradition sera la vôtre, indépendamment de l'uniforme que vous portez. Écoutez-la. Débarrassez-la de tous les clichés héroïques juste bons pour les holodrames et de ce qui relève de l'hagiographie pour apprendre ce qu'elle attend réellement de vous, et vous aurez un guide qui ne vous fera jamais défaut. Elle pourrait vous faire tuer, dit-elle avec un sourire ironique, mais elle ne vous laissera jamais incertain de vos responsabilités. » Le second soutien dont vous disposerez sera votre confiance en vous, en votre formation, en votre matériel et, plus encore, en vos hommes. Et, par-dessus tout, en votre propre jugement. Ce ne sera pas toujours parfait. En certaines occasions, malgré tout ce que nous pouvons faire ici à Saganami et au CPT, ce sera exécrable. Mais vous devez avoir confiance en vous-mêmes, messieurs dames, parce qu'il n'y aura personne d'autre. Vous serez le seul recours. Votre vaisseau, vos hommes vivront ou mourront sur la foi de vos jugements et de vos décisions, et même si vous faites tout exactement comme il faut, certains mourront de toute façon. » Son sourire avait disparu et son visage était sévère, presque froid. « Acceptez-le dès maintenant, parce que cela se produira. L'ennemi a tout autant envie de vivre que vous et, comme vous, le moyen pour lui d'y arriver consiste à tuer ceux qui s'efforcent de l'éliminer. C'est-à-dire vous. Vous et ceux qui serviront sous vos ordres. Et je peux vous assurer que certaines nuits vos morts vous hanteront : vous vous demanderez si vous n'auriez pas pu sauver quelques vies supplémentaires en étant un peu plus rapides, plus malins ou plus vigilants. Parfois, la réponse sera oui, vous auriez pu les sauver. Mais vous n'y serez pas parvenus. Vous aurez fait de votre mieux, accompli votre boulot, comme eux, mais ils resteront morts et, quoi qu'en pense le reste de l'univers, vous rejoindrez votre tombe convaincu que vous auriez dû trouver un moyen de les sauver. Pire, vous repenserez aux événements, vous les rejouerez sans cesse dans votre tête, avec le précieux apport de la connaissance après coup et tout le temps du monde pour réfléchir aux décisions que vous n'avez eu que quelques minutes pour prendre à l'époque, et vous verrez exactement où vous vous êtes plantés et avez laissé mourir vos hommes. » Elle s'interrompit et, à côté d'elle, Kriangsak et le capitaine Garnison, principal programmeur de simulations du CPT, acquiescèrent, le visage figé comme celui d'Honor. « Acceptez-le dès maintenant, répéta-t-elle au bout d'un moment. Acceptez-le... ou trouvez un autre domaine d'activité. Et je vous préviens tous tout de suite, comme l'amiral Courvosier, mon propre mentor à l'École m'a prévenue, que si vous croyez comprendre exactement ce que je vous dis, vous découvrirez le moment venu que vous n'étiez pas préparés à la culpabilité. C'est impossible, pas tant qu'on n'a pas à en porter le poids. Mais ce sera le troisième soutien que vous trouverez au combat : la certitude que vos hommes périront en vain si vous vous plantez. Votre travail ne consiste pas à les maintenir en vie à tout prix. Votre travail consiste à vous assurer qu'ils ne meurent pas pour rien. Vous le leur devez, et c'est ce qu'ils attendent de vous, et ce besoin de tenir parole envers votre équipage est ce qui poussera votre cerveau à fonctionner et vous permettra de continuer à donner des ordres alors même que l'ennemi réduira votre bâtiment en pièces autour de vous. Et si vous ne croyez pas que ce soit le cas, alors votre place n'est pas dans le fauteuil de commandement sur le pont d'un vaisseau de Sa Majesté. » Le silence complet se fit dans la salle de jeu, et Honor le laissa planer plusieurs secondes. Puis elle se carra dans son fauteuil avec un petit sourire. « D'un autre côté, votre carrière ne sera pas faite que de batailles désespérées jusqu'à la mort. Je vous assure que vous trouverez de temps à autre un moment de détente, voire de plaisir, sous les couleurs de la FRM – ou celles de votre flotte nationale, ajouta-t-elle avec un signe de tête pour Hearns et Gillingham. Hélas, poursuivit-elle sur un drôle de ton, ce soir ne sera pas du nombre. » Un nouveau concert de rires lui répondit, et elle désigna Kriangsak du menton. « L'amiral Kriangsak, avec l'aide précieuse du capitaine Garnison, a très gentiment bâti un petit problème tactique à votre intention, messieurs dames », annonça-t-elle, et plusieurs regards inquiets se portèrent vers Kriangsak, qui se contenta de sourire avec douceur. « Nous allons nous diviser en trois équipes. L'amiral Kriangsak agira en tant que conseiller de l'une, le capitaine Garnison conseillera la seconde et le capitaine Thoma (elle hocha la tête en direction d'une femme rousse dont la tunique, comme celle d'Honor lorsqu'elle portait l'uniforme, arborait le ruban rouge sang de la Croix de Manticore) conseillera la troisième. Le capitaine Henke et le capitaine Jaruwalski joueront le rôle d'arbitres dans l'exercice. — Et vous, milady ? s'enquit Jaruwalski, aussi innocemment que si elle ne connaissait pas déjà la réponse. — Moi, capitaine, répondit Honor avec un plaisir non dissimulé, je commanderai la force ennemie. » L'un des aspirants gémit, et Honor leur adressa à tous un sourire malicieux. « Pour cet exercice, il n'y a pas de milieu : soit vous réussissez, soit vous échouez. S'il vous reste un vaisseau à la fin, vous avez réussi. Sinon... » Elle laissa sa phrase en suspens, l'air menaçant, puis leur accorda un nouveau sourire. « Et sur ces considérations, au boulot ! » dit-elle vivement. CHAPITRE VINGT-QUATRE « Eh bien, ça s'est beaucoup mieux passé ! En fait, dit justement Scotty Tremaine en contemplant les notes de la dernière inspection machines de l'escadre PBAL Trois, on pourrait même dire que ça s'est bien passé, n'est-ce pas, Sir Horace ? — On pourrait, grommela Sir Horace Harkness en réponse. J'imagine. En quelque sorte. » Contrairement au jeune capitaine de frégate, l'imposant major n'avait pas l'air content. En vérité, un observateur objectif à qui l'on aurait demandé de décrire son expression en un mot aurait eu bien du mal à choisir entre déçu, maussade ou simplement dégoûté. Un être moins charitable aurait même pu suggérer « irrité ». Le manuel avait beau dire que le premier ingénieur mécanicien d'une flottille de BAL était censément un officier, bon nombre d'entre eux, à l'échelle d'une escadre comme d'une flottille, étaient plutôt des officiers brevetés. On offrait normalement ce grade à des officiers mariniers émérites qui, parce qu'ils étaient particulièrement compétents ou parce qu'on avait besoin d'eux pour remplir des fonctions d'habitude occupées par un officier, devaient être placés sur un pied d'égalité avec au moins l'officier le moins gradé auquel ils avaient affaire. Les officiers brevetés se tenaient hors de la chaîne de commandement exécutive, et on pouvait les considérer comme l'équivalent hors cadre des officiers généraux. Même leur uniforme indiquait leur statut unique : leur veste était taillée comme celle des officiers mais ils portaient des insignes de manche similaires à ceux des officiers mariniers (argentés plutôt que dorés, toutefois) et des couronnes or ou argent au col, selon le grade. De plus, chaque OB portait la marque de sa spécialité au-dessus de l'insigne de manche. Un OB-5 équivalait à un enseigne de vaisseau de première classe dans une spécialité non combattante, alors qu'un officier breveté-chef de troisième classe ou OB-3 comme Horace Harkness valait un lieutenant de vaisseau. Un officier breveté-chef de première classe, ou OB-1, équivalait pour sa part à un capitaine de frégate et avait atteint la position la plus élevée qu'on pouvait occuper au sein de la Flotte sans avoir la charge d'officier. Vu la façon dont on les nommait, un OB était souvent un peu plus vieux que l'officier moyen de grade équivalent. D'un autre côté, les jeunes officiers qui se retrouvaient supérieurs légaux d'officiers brevetés savaient qu'ils étaient là parce qu'ils étaient vraiment très bons — c'est-à-dire bien meilleurs qu'une bleusaille présomptueuse tout juste sortie de Saganami ne pouvait espérer l'être, même si un jour peut-être elle pourrait se rapprocher de leurs compétences, à condition de travailler dur et d'écouter la voix de l'expérience quand elle daignait partager sa sagesse. Par conséquent, les officiers brevetés de la FRM avaient beaucoup plus de pouvoir que la plupart des observateurs civils ne l'auraient cru. Malgré tout, PersNav avait d'abord voulu trouver des officiers pour remplir tous les postes au-dessus de l'escadre individuelle de BAL. Mais PersNav avait été déçu, et ce désir n'avait jamais été qu'un vain espoir pour une raison toute simple : la soudaine expansion explosive de la force d'assaut léger de la Flotte royale manticorienne l'avait mis à court de mécaniciens navigants pour les BAL. Carrément à sec, même. Certes, les BAL permettaient d'énormes réductions de personnel par arme comparés aux classiques vaisseaux de guerre hypercapables. Du même coup, toutefois, ils avaient tendance à exiger une main-d’œuvre des plus spécialisées. S'occuper de l'une des nouvelles centrales à fission, par exemple, était un travail tout aussi complexe qu'entretenir une centrale à fusion bien plus grosse à bord d'un bâtiment hypercapable. Le mécanicien navigant chargé de cette tâche avait peut-être des instruments au moins aussi performants et beaucoup plus de commandes à distance (plus sophistiquées), mais ce n'était qu'un homme, qui ne disposait que d'un seul assistant humain pour gérer une centrale à fission tout entière, deux salles d'impulsion, une usine environnementale et non pas deux mais trois jeux de générateurs de barrières latérales — quatre, même, sur les BAL plus récents de classe Furet — tout en s'occupant de la répartition énergétique et des réparations (si besoin) pour au moins un lance-missiles de type revolver et son chargeur, les défenses actives, les capteurs, les contre-mesures électroniques et un énorme graser. L'officier tactique et le commandant écopaient eux aussi d'une charge de travail hors norme, et les commandes à distance et autres IA ne revenaient pas au même que d'avoir des assistants bien vivants pour aider à la répartir. Certes, leurs instruments et leur soutien informatique marquaient une nouvelle ère en termes de capacités et d'ergonomie, mais la charge demeurait très lourde à porter. Elle exigeait de plus des niveaux de compétence élevés et cohérents, car l'équipage des BAL était trop réduit pour compter qu'un de ses membres repère les erreurs des autres, et les besoins en main-d’œuvre de chaque unité étaient multipliés par plus de cent dans chaque flottille. Du coup, la Flotte avait découvert qu'il ne lui restait d'autre choix que de piocher dans les rangs des officiers-mariniers pour trouver le personnel compétent dont elle avait besoin. Au moins, PersNav avait jusque-là réussi à satisfaire la demande sans rabaisser le niveau de compétence, et la fermeture d'un grand nombre de forteresses devait beaucoup diminuer la pression sous peu. Mais elle restait encore forte, et les officiers-mariniers que PersNav choisissait pour ces nouveaux postes au rang d'officiers brevetés étant généralement plus vieux et plus expérimentés que les officiers assez peu gradés pour être affectés sur un BAL, ils offraient aussi un jugement chevronné bien utile pour serrer la bride à l'exubérance de la jeunesse, typique de la mentalité émergente des « cochers de BAL ». C'était positif, mais certains puristes parmi les officiers n'appréciaient guère la soudaine élévation massive de maîtres principaux, premiers maîtres et même quelques maîtres à des postes qui auraient logiquement dû revenir à des lieutenants ou capitaines de corvette. Une réaction stupide, à l'humble avis de Sir Horace Harkness. D'ailleurs, il ajoutait en général quelques adverbes pittoresques à cette opinion, ne serait-ce qu'intérieurement. Cela compliquait aussi l'acceptation des nouveaux BAL et de leurs vaisseaux mères — ou, du moins, l'idée que de « véritables » officiers devraient s'associer à la faune de parvenus qui en formait les équipages. Le corps des officiers de la FRM dans son ensemble figurait parmi les plus compétents de l'espace, mais cela ne l'empêchait pas d'abriter son lot de carriéristes. Et aux yeux de ces gens-là, rien d'aussi mineur qu'une guerre pour la survie de la nation ne devait interférer avec le déroulement du plan divin pour l'univers... autrement connu sous le nom de grille d'avancement. Ils haïssaient depuis toujours les officiers comme Honor Harrington pour leur carrière fulgurante et la façon dont ils grimpaient l'échelle en sautant des barreaux, passant devant les autres sur la seule base de leurs réussites et repoussant ainsi les promotions normales en fonction de l'ancienneté, sur lesquelles comptait tout bon carriériste. Mais ils avaient maintenant une source d'inquiétude pire encore : une situation dans laquelle de misérables non-cadres recevaient des brevets à tour de bras afin d'occuper des postes où des gens de valeur, plus méritants (et cadres, eux), auraient autrement pu accumuler l'ancienneté qui les mènerait aux promotions tant désirées. Pire encore, beaucoup de ces officiers brevetés anciens non-cadres finiraient presque à coup sûr par troquer les brevets qu'on n'aurait jamais dû leur offrir contre un statut d'officier classique. Non seulement cela, mais ces pauvres hères et leurs fichus porte-BAL allaient se trouver au cœur des nouvelles offensives, si le marc de café n'avait pas menti, ce qui signifiait que ce seraient eux qui récolteraient les médailles, seraient mentionnés dans les dépêches et bénéficieraient de tous ces autres éléments liés à l'expérience au combat qui font avancer une carrière. (Bien sûr, ils se feraient aussi tirer dessus — beaucoup, même — ce qui, à bien y réfléchir, compensait peut-être ce dernier point.) Parmi les usurpateurs qui, sur la seule base de leur avantage injuste en termes d'expérience, de formation et de compétence, avaient reçu un brevet, figurait toutefois un nombre surprenant d'hommes et de femmes tels que Horace Harkness. Des gens qui se seraient volontiers pendus plutôt que d'accepter un grade d'officier classique. Qui avaient vu le monde du mess des officiers de l'extérieur et préféraient largement un poste où ils pouvaient se salir les mains, bricoler le matériel qu'ils aimaient et éviter les niveaux croissants de responsabilité exécutive qui faisaient partie intégrante du parcours d'un officier. Ce n'était pas tant qu'ils craignaient les responsabilités en soi, mais ils préféraient en rester à celles qu'ils comprenaient et se tenir nettement à l'écart de la menace de commander un jour un vaisseau entier et se retrouver dans le fauteuil de commandement, responsable de centaines, voire de milliers d'autres vies, quand la situation tournerait mal. Sir Horace Harkness comptait beaucoup d'amis dans ce groupe précis d'individus, dont un certain Scooter Smith. L'OB-5 Smith n'était que maître avant la deuxième bataille de Hancock, mais il était aussi très doué pour son travail. C'était bien là le problème. Sa capacité à remuer ciel et terre en cas de difficulté et le fait qu'il n'y rechignait pas expliquaient l'affection que Harkness lui portait. Ces mêmes qualités, toutefois, contribuaient aussi à justifier que le degré d'alerte de la flottille du capitaine Ashford vienne de dépasser celui de Harkness de trois points de pourcentage exactement. Ce qui signifiait que l'Incube avait gagné la compétition organisée par Alice Truman pour déterminer quel porte-BAL serait le bâtiment principal de l'escadre PBAL-3. Le grade supérieur d'Ashford mettait son vaisseau en bonne position pour tenir ce rôle, mais le commandant de l'Hydre était plus ancien en grade de six mois T que celui de l'Incube. Si la flottille de l'Hydre – et donc celle de Horace Harkness – avait remporté la compétition, l'amiral Truman aurait très bien pu décider (comme les partisans outragés de la tradition insistaient qu'elle devait le faire) de se fonder sur le grade des commandants des PBAL plutôt que sur celui des commandants des flottilles de BAL. « Allez, chef ! » Encore une chose qui avait tendance à laisser perplexes les civils pour qui les coutumes inexplicables de la Flotte constituaient une langue étrangère. Il y avait des majors officiers-mariniers supérieurs et des majors officiers brevetés. Théoriquement, un major OB-3 était un officier breveté-chef de troisième classe et on l'appelait major, tout comme les officiers-mariniers chefs. Dans les faits, la Flotte avait tendance à se montrer beaucoup moins formaliste. Et puis Harkness serait toujours « le chef » pour Scotty Tremaine, et, bien que le capitaine de vaisseau Adib, commandant de l'Hydre, soit réputée tatillonne en matière d'étiquette, même elle n'aurait pas protesté dans ce cas très particulier. « Stewart et Scooter nous ont battus nettement et à la loyale... et nous avons battu tous les autres ! — La récompense est loin d'être la même pour le second, monsieur, grommela Harkness, et si ce noyau bêta sur le BAL 26 n'avait pas... » Il s'imposa de se taire et d'inspirer profondément, puis il sourit à son jeune supérieur. « D'accord, pacha. Je suppose que je me plaignais un peu trop. Mais ça m'a vraiment fait enrager de perdre à cause d'un composant qui a passé tous les tests de pré-inspection et qui était censé tenir encore trois mille heures ! Je vous jure, on croirait que Scooter a soudoyé cette saloperie pour qu'elle tombe en panne juste à ce moment-là. — C'est parce que vous êtes un individu sournois et peu scrupuleux, Sir Horace. Moi, d'un autre côté, qui suis du genre honnête, confiant et ouvert, je doute assez que monsieur Smith s'abaisse à ce point. Et même s'il l'avait fait – ce que, à bien y réfléchir, nous ne pouvons pas tout à fait exclure, reconnut Tremaine, l'air songeur –, je ne vois pas comment il s'y serait pris. Et puis nous sommes quand même le vaisseau principal de la division deux, et ce n'est pas négligeable ! — Non, monsieur, en effet. » Harkness contempla encore les résultats une seconde puis secoua la tête et se détourna d'un air décidé. « Et maintenant que c'est réglé, reprit-il plus vivement, que voulez-vous que je dise au capitaine Roden ? — Je ne sais pas. » Tremaine se frotta le nez d'un geste qui ressemblait à s'y méprendre à celui que Harkness avait vu Lady Harrington effectuer des dizaines de fois. « Je ne critique pas son enthousiasme, mais je ne suis pas sûr de ce que Dame Alice penserait de cette idée. Et est-ce vraiment le bon moment pour bricoler là-dessus ? — On ne le saura jamais si on ne pose pas la question, monsieur », fit remarquer Harkness avec la voix du bon sens. Puis il inclina la tête. « Vous voulez que je rédige une proposition ? » Tremaine haussa les sourcils. Harkness devait trouver l'idée de Roden vraiment très bonne s'il se portait volontaire pour rédiger une proposition dont il savait qu'elle finirait à coup sûr sur le bureau d'au moins un officier général. Une proposition qui, étant donné les circonstances, pourrait bien remonter toute la voie hiérarchique jusqu'au vice-amiral Adcock, quatrième Lord de la Spatiale et responsable d'ArmNav. Et il a peut-être raison, songea Tremaine. Et puis j'ai comme l'impression que je bavarde moi-même dans le vide à cause des sommets éthérés jusqu'où ce genre de suggestion risque fort de remonter. Il sourit à cette idée, puis croisa les bras et s'adossa contre la cloison tout en passant le concept en revue une fois de plus. À vingt-sept ans, le capitaine de corvette Robert Roden était encore plus jeune pour son grade que Scotty Tremaine. Et il n'avait pas franchement l'allure du guerrier courageux au regard d'acier tel que l'imaginent les scénaristes d'holovision. Assez grassouillet, il mesurait un peu moins d'un mètre soixante-seize et il portait ses cheveux blond sale un peu plus longs et hirsutes que ne le voulait le règlement de la Flotte. Ayant reçu un traitement prolong de troisième génération, il ressemblait à un adolescent de seize ans, et ses yeux candides comme son air innocent contribuaient à donner l'impression qu'il manquait d'assurance. Toutefois, les apparences peuvent être trompeuses, et le capitaine Roden était arrivé à la tête de l'escadre de BAL 1906, sixième de la flottille dix-neuf commandée par Tremaine. La structure de la nouvelle force de porte-BAL avait été conçue par Alice Truman et le capitaine Harmon, et sa nomenclature paraissait un peu étrange aux oreilles accoutumées aux désignations traditionnelles de la FRM. Le nombre qui désignait chaque flottille correspondait à celui de son vaisseau mère; ainsi, la flottille affectée au PBAL-I9, le HMS Hydre, était la dix-neuvième flottille. Ensuite, chaque escadre de BAL était numérotée de façon à indiquer à la fois son appartenance à une flottille particulière et sa place au sein de celle-ci. Du coup, l'escadre de Roden, la sixième des neuf qu'emportait l'Hydre, était désignée par le numéro 1906. Si carré que soit le système, il en résultait des numéros d'escadre absurdement élevés aux yeux de gens habitués à dénombrer des escadres de bâtiments interstellaires plutôt que de petits parasites incapables de passer la vitesse de la lumière. Mais le pire restait à venir, car le numéro de coque d'un BAL était basé sur sa place au sein de la flottille et non sur le numéro que lui attribuait le constructeur et grâce auquel ConstNav surveillait l'historique de ses opérations de maintenance, et il changeait donc dès que l'unité était réaffectée. Par exemple, l'Écorcheur-B de Tremaine était officiellement immatriculé BAL- 90 I, soit premier BAL de la dix-neuvième flottille. Le bâtiment de Roden, d'un autre côté, était le BAL-1964 et la dernière unité de l'escadre 1909 était le BAL 19108. Le système tournait un peu court sur la fin car les douze BAL de rechange à bord de chaque PBAL étaient bel et bien désignés sous le numéro du constructeur jusqu'à ce qu'ils prennent du service pour remplacer l'un des éléments des escadres régulières. À ce moment-là, ils adoptaient le numéro du BAL qu'ils remplaçaient. Le numéro complet d'un BAL était trop lourd (et, avec tant de chiffres, le risque était trop grand qu'on l'entende ou le comprenne mal dans le feu des combats), et l'on associait donc à chacun un indicatif : Hydre Un dans le cas du vaisseau de Tremaine puisqu'il était à la fois combal de l'Hydre et commandant de l'escadre 19o1; Hydre Six dans celui de Roden. Les autres unités héritaient de l'alphabet grec pour construire leur indicatif à l'intérieur de leur escadre, de sorte que le second bâtiment de l'escadre 1906 s'appelait Hydre Six Alpha pour les contrôleurs, le troisième Hydre Six Bêta, et ainsi de suite. Bien sûr, l'équipage des BAL se montrait un peu moins formaliste dans les noms officieux que chacun attribuait à son appareil. Dans le cas d'Hydre Un, la tentative de Harkness pour immortaliser sa femme, le major Iris Babcock, en le nommant Iris B n'avait pas abouti — malgré une campagne vigoureuse et un certain degré de persuasion quelque peu menaçante de sa part. Au lieu de cela, le nom proposé par l'enseigne de deuxième classe Audrey Pin l'avait emporté. L'enseigne Pin, l'officier tactique de Tremaine, était une romantique dans son genre, et une férue d'histoire. Elle avait creusé celle de la vieille Terre à la recherche de parallèles avec son nouveau poste. Comme Jacqueline Harmon, elle avait trouvé son inspiration auprès de ces appareils fragiles, démodés voire carrément vieillots qu'étaient les avions des deux derniers siècles avant la Diaspora, et c'était largement grâce à ses efforts si la dix-neuvième flottille avait lancé une nouvelle tradition qui se répandait déjà dans les autres flottilles (avec le soutien de l'amiral Truman, malgré la désapprobation de certains autres officiers supérieurs), celle d'embellir le nez de leurs BAL de « peintures de guerre ». Elle était également assez optimiste, et ses coéquipiers avaient décidé que le nom qu'elle proposait — le Bad Penny — était porteur de connotations pleines d'espoir qui devaient être encouragées. L'équipage du capitaine de corvette Roden, d'un autre côté, avait opté pour la suggestion plus pittoresque de son mécanicien navigant, le maître Bolgeo, et adopté le nom d'Assassin. À cet instant, toutefois, ce qui comptait plus que l'organisation interne de la force de BAL manticorienne, c'était l'idée qu'avaient eue Roden et Bolgeo. Les premiers BAL de classe Écorcheur souffraient du fait qu'ils étaient encore de conception expérimentale. La valeur fondamentale du concept avait été démontrée de manière convaincante lors de la seconde bataille de Hancock, et il aurait été remarquable si cette première bataille n'avait pas révélé un certain nombre de défauts. Leur pire faiblesse résidait dans l'absence de défenses actives en poupe. La capacité des missiles emportés par les nouveaux BAL à accepter des solutions à grand cône d'ouverture permettait en théorie aux antimissiles tirés depuis les lanceurs montés en proue de couvrir l'essentiel de l'arc de menace de poupe. Mais en théorie seulement, car les concepteurs avaient péché par excès de confiance. Ils étaient partis du principe que les Écorcheurs formeraient des cibles si difficiles qu'il serait impossible de les attaquer par l'arrière et, afin de gagner de la masse et du volume interne, ils n'avaient pas inclus de liens de contrôle antimissile pour guider les interceptions à longue portée, or les capteurs des projectiles étaient trop myopes pour assurer leur rôle en l'absence de ces liens. C'était déjà grave, mais il y avait pire encore, peut-être : on avait aussi omis d'installer des grappes laser en poupe pour la défense rapprochée... or l'hypothèse de départ s'était révélée beaucoup trop optimiste. La plupart des Écorcheurs perdus pendant Hancock-2 avaient en réalité péri sous l'effet de têtes laser agissant en poupe à courte portée — tout à fait le genre d'attaque que les concepteurs jugeaient impossible. Mais si les solutions de tir pour ce type d'attaque contre des appareils aussi petits et agiles que les Écorcheurs étaient en effet difficiles à générer, les chances de réussite étaient bien meilleures que les analyses avant combat ne le prédisaient, et il suffisait d'une pour détruire un BAL. La réponse d'ArmNav et de ConstNav avait été l'Écorcheur-B, qui troquait le hangar interne du premier Écorcheur (destiné à un petit cotre ou vaisseau de sauvetage) contre quatre lanceurs d'antimissiles supplémentaires, une demi-douzaine de liens de contrôle de tir et six grappes laser conçues pour couvrir ses arrières. De plus, le nombre total d'espaces dévolus au stockage d'antimissiles était passé de cinquante-deux à cent, également répartis entre proue et poupe. Contrairement à des bâtiments plus gros et hypercapables, les Écorcheurs-B étaient dépourvus de tubes de transfert, de sorte que chaque batterie de défense active possédait son propre chargeur, et les lanceurs de proue ne pouvaient pas se servir des projectiles des lanceurs de poupe — et vice versa. Il s'agissait néanmoins d'un inconvénient mineur, et toutes les simulations (dont les paramètres avaient été largement modifiés en fonction de l'expérience de combat réel de Hancock) indiquaient que les nouveaux BAL auraient beaucoup plus de chances de survie que les premiers Écorcheurs. De plus, ArmNav, sous la direction du vice-amiral Adcock, mettait enfin en pleine production toute la famille des missiles et drones du projet Cavalier fantôme. Ses composants avaient à l'origine été conçus pour n'être emportés que par des bâtiments hypercapables, et les ingénieurs d'ArmNav avaient donc dû relever un lourd défi pour faire tenir les mêmes capacités dans quelque chose qu'un BAL pouvait transporter, mais ils avaient réussi. Les missiles et drones spécialisés destinés aux BAL étaient moins performants que les versions plus lourdes, mais les BAL étaient aussi beaucoup plus difficiles à fixer pour le contrôle de feu ennemi et ces deux éléments se compensaient en termes d'efficacité. Le plus gros défaut des BAL, c'était leur faible capacité interne de stockage, tous types de missiles confondus, et chacun des projectiles embarqués équipé en matériel GE prenait la place d'un missile offensif. La solution de ConstNav, conçue en étroite coopération avec ArmNav, était le BAL de classe Furet. Les Furets renonçaient à tout armement offensif à énergie pour accorder un maximum de volume aux chargeurs de missiles et à un équipement GE encore plus puissant. La restriction énorme que le graser massif des Écorcheurs imposait à leur volume interne devenait évidente quand on comparait le nombre de missiles des Écorcheurs-B — vingt projectiles offensifs et cent antimissiles — à celui des Furets : cinquante-six offensifs et pas moins de cent cinquante antimissiles. Détail particulièrement impressionnant dans la mesure où les exigences en termes de volume des systèmes GE avaient augmenté de plus de douze pour cent dans le même temps. La doctrine voulait que les Furets opèrent en soutien des Écorcheurs-B lors des frappes initiales contre des bâtiments de guerre lourds. Face à des combattants légers ou à des vaisseaux marchands, les Furets seraient fatals bien avant la portée d'armes à énergie des Écorcheurs-B, mais les missiles destinés aux BAL seraient beaucoup moins efficaces contre toute unité plus grosse qu'un croiseur lourd. Face à des unités puissantes, le rôle des Furets consistait à accompagner les Écorcheurs-B afin de leur offrir un soutien GE et agir comme une escorte antimissile, ayant recours à leur stock fourni d'antimissiles pour des interceptions actives, et les chargeurs pleins de projectiles GE plutôt que de missiles. Chaque flottille de BAL en comprenait deux escadres et, malgré un certain scepticisme initial, les « caves à missiles « de ces escadres avaient bien vite gagné le respect de tous ceux qui s'exerçaient en leur compagnie. Ou contre eux. Mais les Furets comportaient également une autre innovation dont ne bénéficiaient pas les Écorcheurs-B. Parce qu'ils n'emportaient pas d'armement à énergie offensif, il aurait été stupide qu'ils accompagnent les BAL armés de grasers jusqu'au bout lors d'une frappe initiale ; la doctrine officielle voulait donc qu'ils rompent avant d'entrer à portée des armes à énergie de l'ennemi. Cela les protégeait de la fureur des lasers et grasers lourds embarqués auxquels ils ne pouvaient pas répliquer, mais cela signifiait aussi que les missiles ennemis risquaient beaucoup plus de toucher l'arrière béant de leurs bandes gravitiques lorsqu'ils changeaient de trajectoire pour s'éloigner. Du coup, ConstNav avait profité des dernières miettes de volume intérieur libéré par la suppression du Braser pour y caser un générateur de barrière latérale supplémentaire. Tout aussi puissante que la nouvelle « barrière de proue » qui fermait et protégeait l'avant des bandes gravitiques des Écorcheurs approchant à portée d'armes à énergie, la « barrière de poupe » des Furets en isolait l'arrière. Les exigences énergétiques et le principe physique des bandes gravitiques interdisaient que l'on ferme simultanément l'avant et l'arrière, mais un commandant de Furet disposait ainsi d'un éventail bien plus large de vecteurs d'éloignement. Ce que Roden et Bolgeo voulaient faire, c'était intégrer la même capacité aux Écorcheurs-B. ConstNav avait déjà envisagé cette éventualité et s'était prononcé contre car les concepteurs manquaient de volume interne avec lequel travailler. Ils ne pouvaient pas installer de générateur supplémentaire sans enlever autre chose, et ils n'avaient pas envie de commencer à supprimer les systèmes additionnels que ConstNav les avait forcés à inclure. Ils avaient sans doute raison sur ce point, mais Roden et Bolgeo avaient une idée personnelle. Ils étaient tous deux originaires de Liberté, sur Gryphon, et jusqu'à ce que Bolgeo s'engage dans la Flotte, dix avant que Roden n'intègre Saganami, le premier et le grand frère du second passaient le plus clair de leur temps libre dans l'atelier d'usinage du père de Bolgeo, un ingénieur. Ils avaient beaucoup bricolé sur du matériel spatial, et Bolgeo avait trouvé une solution intéressante aux objections de ConstNav. Si le générateur ne tenait pas à l'intérieur de la coque, pourquoi ne pas le monter à l'extérieur ? Pour sa part, Tremaine était un peu surpris que Roden et son équipage aient trouvé le temps de seulement envisager une approche aussi originale. Les nouvelles flottilles de BAL avaient déjà démontré une propension à attirer les personnalités excentriques ou pittoresques (lui-même mis à part, bien sûr), mais l'équipage de l'Assassin était plus excentrique que la moyenne. Bolgeo, par exemple, le mécanicien navigant, avait un dossier presque aussi remarquable que celui d'Horace Harkness à la grande époque. Puis il y avait le second-maître Mark Paulk, le timonier. Paulk avait une réputation bien méritée de pilote hors pair... et il avait autrefois été premier maître, avant un certain incident impliquant la pinasse d'un amiral, deux jeunes femmes de petite vertu et une caisse d'excellent scotch d'Hadrian. L'astrogateur, l'enseigne de vaisseau de première classe Kerry Gilley, était plus jeune que les autres, mais un vieux routier du péché dont les yeux s'efforçaient (souvent en vain) de paraître parfaitement innocents... comme après que le premier maître Paulk et lui eurent emmené la pinasse de l'amiral faire un tour sans autorisation. Il y avait les quartiers-maîtres Sam Smith et Gary Shelton, son grand copain, respectivement spécialiste GE et officier de com de l'Assassin. Ils avaient tous les deux passé l'essentiel de leur vie dans la Flotte — Smith avait plus de trente-six ans T d'ancienneté, et Shelton n'était pas loin derrière — et des rumeurs persistantes voulaient qu'avant la guerre ils aient rendu de grands services au commandement logistique en le débarrassant de composants électroniques superflus. Bien sûr, ComLog ignorait que ces composants étaient superflus, mais uniquement parce que Smith et Shelton n'avaient pas voulu ennuyer la Flotte en encombrant les canaux réglementaires de paperasse à leur Propos. Ou à propos du bénéfice qu'ils en tiraient. Le reste de l'équipage de l'Assassin était assez terne par comparaison. L'enseigne de vaisseau de première classe Olivia Cukor, officier de détection, et le lieutenant de vaisseau Kirios Steinbach, commandant en second, n'avaient même pas une tache à leur dossier. Pour combien de temps encore, vu les individus qu'ils fréquentaient désormais, c'était difficile à dire, bien sûr. Le quartier-maître de première classe Luc Thiele, assistant mécanicien, était une bleusaille bien trop fraîche pour s'être bâti la même réputation que ses collègues plus âgés, mais la façon dont il suivait Bolgeo partout avec une dévotion de jeune chiot n'augurait rien de bon pour l'avenir de son dossier. Quant au dernier membre de l'équipage, le lieutenant de vaisseau Joe Buckley, officier tactique, la question restait en suspens. Il était très doué à son poste et avait carrément fait preuve de génie pour bricoler et modifier le logiciel de son système d'armement, mais on jugeait dans l'escadre qu'il ne pouvait pas être aussi innocent que son visage et ses manières honnêtes paraissaient l'indiquer. Après tout, il était affecté sur l'Assassin, et tout le monde savait ce que cela voulait dire. En réalité, Tremaine reconnaissait intérieurement avec humour que Roden avait réussi à muer sa collection de marginaux en une équipe de « cochers de BAL » tels que les envisageait exactement le capitaine Harmon. Leurs résultats lors des simulations et des exercices surpassaient tous les autres, leur degré d'alerte machines était le deuxième meilleur de la flottille, et ils possédaient cette confiance fanfaronne confinant à l'arrogance qui était la marque d'un équipage d'élite dans le milieu des bâtiments légers. D'ailleurs, Tremaine était souvent stupéfait de leurs performances car ils ne paraissaient jamais avoir de temps à perdre avec des vétilles comme l'entraînement. Cela les aurait distraits de leur véritable passion : ils semblaient tous accros aux cartes, et plus particulièrement au vieux jeu de belote, qu'ils pratiquaient avec ferveur et férocité. En règle générale, on aurait dit que l'intrusion d'un événement aussi éphémère qu'une guerre interstellaire les contrariait au milieu d'activités vraiment importantes comme une enchère à capot, et Bolgeo et Paulk, qui avaient eu l'idée de placer le générateur à l'extérieur, étaient les pires du lot. Évidemment, il s'agissait d'une approche... excentrique, et on n'en attendait pas moins de ces deux-là. D'ailleurs, il n'était guère surprenant que les chercheurs plus orthodoxes de ConstNav n'aient jamais envisagé une option aussi inhabituelle, même si elle paraissait parfaitement logique une fois que quelqu'un l'avait suggérée. Les générateurs de barrières latérales étaient trop fragiles et précieux pour qu'on les expose aux avaries. Tout le monde savait qu'on devait les mettre sagement à l'abri derrière un blindage, où le risque serait moins grand qu'une frappe les détruise et ouvre une faille mortelle dans les défenses d'un bâtiment de guerre. Par conséquent, on les installait toujours à l'intérieur de la coque, le blindage se trouvant, par définition, à l'extérieur. Toutefois, comme Bolgeo, Paulk et Roden l'avaient fait remarquer, les BAL étaient dépourvus de blindage. Inutile de les en équiper puisqu'on ne pouvait pas blinder un vaisseau si petit contre des tirs d'armes lourdes tout en gardant un volume interne suffisant pour transporter un chargement d'armes valable. En l'absence de blindage derrière lequel planquer le générateur, il n'y avait donc aucune obligation logique de l'installer dans le vaisseau non plus. Harkness et Tremaine avaient vérifié leurs calculs, et il apparaissait manifestement que ces trois-là étaient sur une piste. Le problème de l'interférence avec les noyaux bêta de poupe demanderait des calculs soigneux, mais c'est la question de l'alimentation électrique qui risquait réellement de poser problème. Les centrales à fission des nouveaux BAL étaient bien belles, mais, vu leur capacité actuelle de production, elles ne pouvaient tout simplement pas fournir de l'énergie pour tout ce qui devait se faire dans le feu de l'action... surtout sur un Écorcheur ou un Écorcheur-B, avec leur affût de graser digne d'un croiseur de combat. La barrière de proue, comme le graser, était en fait alimentée par un gros condensateur supraconducteur, et l'un des rôles du mécanicien navigant consistait à veiller à ce que tout le courant produit par sa centrale qui ne servait à rien de particulier aille maintenir la charge des condensateurs. Pour faire fonctionner la barrière de poupe, il faudrait puiser dans l'un des condensateurs (au risque de le vider juste au moment où on en aurait besoin d'urgence dans son rôle d'origine) ou bien caser un autre condensateur dans (voire sur) une coque déjà pleine comme les boîtes de conserve des rations de survie. « Ils pensent vraiment avoir résolu le problème d'interférence au niveau du noyau et celui de la déformation des bandes gravitiques ? demanda enfin Tremaine. — Tim prétend que oui, répondit Harkness en haussant les épaules. C'est lui qui a l'expérience pratique. Le capitaine Roden est plus versé dans la théorie et l'enthousiasme, mais c'est Tim qui a dessiné les schémas de conception, et il se dit confiant. — Mmm. » Tremaine se frotta de nouveau le nez. « Et l'alimentation ? — Ils parlent d'installer deux dérivations, l'une depuis l'anneau destiné au graser et l'autre depuis celui dédié à la barrière de proue. De cette façon, ils pourraient siphonner du courant de l'un ou de l'autre et équilibrer la charge totale plutôt que d'avoir à choisir entre drainer totalement un autre système ou se passer de barrière de poupe. — Ou ils pourraient finir par drainer deux systèmes critiques. — Ouais. » Harkness acquiesça puis haussa les épaules. « Sinon, on peut aussi se dire que s'ils sont dans une merde telle qu'ils drainent les autres condensateurs rien que pour couvrir leurs fesses le temps de se tirer de là, il y a peu de chances qu'ils aient besoin d'énergie pour des actions offensives, non ? — Ce n'est peut-être pas faux, chef. » Tremaine réfléchit encore un moment puis haussa les épaules. « Très bien. Allez trouver Bolgeo et dites-lui de rassembler Roden et Paulk. Je veux leur parler à tous les trois et examiner leurs chiffres en personne. Ensuite je rédigerai le mémo et le ferai suivre au capitaine Adib et à l'amiral Truman. Entre-temps, je vous autorise, vous et Bolgeo, à commencer à fabriquer le système en question à partir des ressources de la flottille. — Parfait, répondit Harkness, manifestement satisfait, avant de sourire. Vous savez, monsieur, je crois que ce que je préfère dans ce boulot, c'est l'atelier d'usinage. J'ai de superbes joujoux tout neufs, et la Flotte me paye même pour m'amuser avec ! Difficile de trouver mieux, pacha. — Si vous êtes heureux, alors je le suis aussi, chef, fit Tremaine dans un accès de bonne humeur. Mais ne vous laissez pas trop emporter. Le monstre qu'ont imaginé Roden et Bolgeo ne sera pas économique et, s'il ne marche pas, je vais avoir beaucoup de mal à expliquer aux gars de ComLog où sont passées les pièces. — Ne vous en faites pas, monsieur. Si je fabrique ce machin, il fonctionnera, bon sang ! Sinon, je confisquerai moi-même le jeu de belote de Bolgeo jusqu'à ce qu'il le fasse marcher ! » CHAPITRE VINGT-CINQ « Et ça n'arrête pas depuis des mois, râlait la mince femme noire sur son afficheur. On se fait encore critiquer pour l'attaque contre Zanzibar. L'ambassadeur du calife était ici encore hier pour voir Dame Élaine et réclamer des "éclaircissements" sur le statut du détachement renforcé. En réalité, il voulait lui faire jurer sur sa tête de le laisser là ad vitam. Mais elle ne pouvait pas, évidemment. Il leur fallait s'adresser au comte, pas à l'un des sous-secrétaires permanents. Et même si Dame Élaine avait eu l'autorité suffisante pour prendre des engagements politiques officiels, le duc a bien fait comprendre à tous les membres de l'Alliance que ce genre de décision relevait du domaine militaire, ce qui signifie que l'ambassadeur Makarem devrait demander à l'un de ses attachés de sonder l'état-major de tes chefs à toi, du côté de la maison de l'Amirauté, plutôt que nous ! » Le contre-amiral Aristide Trikoupis, FSG (qui un peu plus de trois ans auparavant était simple capitaine de vaisseau dans la Flotte royale manticorienne), s'allongea un peu plus sur le canapé de la cabine de jour de l'amiral à bord du VFG Isaïe MacKenzie et remua les orteils dans une ambiance de luxe éhonté, tout en visionnant la lettre de sa femme. Mirdula Trikoupis était un haut fonctionnaire au sein du personnel permanent du ministère des Affaires étrangères, et son visage expressif avait l'air un peu écœuré. « Et puis certains individus que je ne nommerai pas ont commencé à faire pression sur nous pour obtenir des détails concernant les communications confidentielles entre le comte et les Graysoniens — en nous menaçant à mots couverts de terribles conséquences la prochaine fois que le gouvernement changera de main si nous ne crachions pas ce qu'ils voulaient ! » Elle grimaça avec plus qu'un soupçon de colère. « Je te jure, Aristide, certains jours j'ai envie de courir dans la rue et d'étrangler à mains nues les trois premiers hommes politiques que je rencontre ! » Trikoupis gloussa tout haut à cette déclaration. Non parce qu'il ne partageait pas son désir de se débarrasser définitivement de certains de ces individus sans nom — je me demande s'ils travaillaient pour Haute-Crête, Nouvelle-Kiev ou Descroix. C'était forcément l'un d'eux — mais parce qu'une image lui avait traversé l'esprit. Contrairement à la plupart des officiers manticoriens prêtés à la FSG, Trikoupis, du haut de son mètre soixante-dix, ne dominait pas les Graysoniens de ses équipages... mais il paraissait très grand à côté de sa toute petite femme. Mirdula mesurait quatorze centimètres de moins que lui, et l'idée qu'elle étrangle des hommes politiques — de préférence un de chaque main, simultanément, sans que leurs pieds touchent terre — lui plaisait énormément. À proprement parler, Mirdula n'avait pas à partager ce genre d'information avec quiconque hors de son bureau, mais elle avait veillé à utiliser leur code privé (fourni par le ministère des Affaires étrangères), et les lettres qu'elle lui envoyait ne voyageaient qu'à bord de courriers haute sécurité de la Flotte. De plus, il avait passé trois ans avant la guerre en tant qu'attaché spatial sur Havre, et ses habilitations délivrées par les Affaires étrangères et la DGSN restaient valides. Il se promit néanmoins de lui suggérer de limiter les informations classifiées dans sa prochaine lettre. « Je ne sais vraiment pas comment le comte supporte ça, même avec nous pour faire tampon, poursuivit Mirdula plus sérieusement. Je suppose qu'il doit avoir coutume de faire bonne figure même quand il a envie de tuer quelqu'un. Et il doit aussi avoir l'habitude qu'on lui tienne la jambe pour obtenir des services personnels. Après tout, c'est l'oncle de la reine. Mais on se croirait dans un asile d'aliénés, et Lord Alexander et lui prennent tout cela de plein fouet. » Trikoupis grogna, son humeur tournant au vinaigre alors qu'il réfléchissait à la justesse de la remarque de sa femme, une fois de plus. Son poste dans la Flotte de Grayson l'avait éloigné de la vie politique du Royaume stellaire, mais les observations perspicaces de Mirdula et l'examen attentif des journaux (ainsi que des analyses que les services de renseignement graysoniens faisaient parvenir aux officiers les plus gradés) le tenaient au courant des événements, et il n'aimait pas tout ce qu'il entendait. Trikoupis avait rencontré la comtesse de La Nouvelle-Kiev pendant son affectation aux Affaires étrangères et il n'avait guère apprécié l'expérience. Il voulait bien admettre qu'elle croyait sincèrement à ce qu'elle disait et il était assez honnête pour reconnaître avoir croisé des centristes et des loyalistes qui voulaient eux aussi se mêler de tout et se montraient aussi bruyants. Mais son immense foi en sa propre droiture était sublime au point de la porter à un statut unique. Sans doute cela lui paraissait-il encore pire du fait qu'il partageait si peu sa vision de l'univers, mais elle lui rappelait irrésistiblement les chasseurs de sorcières de la vieille Terre, qui traînaient leurs victimes hors de chez elles, les faisaient confesser sous la torture puis les brûlaient vives... pour le bien des âmes immortelles de ces pécheresses. La comtesse avait ce même côté zélé et elle était tout aussi déterminée à prendre les meilleures mesures pour les autres, que ceux-ci le veuillent ou non. Vu le tumulte qui avait suivi la reprise des offensives par les Havriens, il était sans doute inévitable que Nouvelle-Kiev et ses alliés gagnent en crédibilité auprès de l'électorat. Moins parce qu'ils avaient fait quoi que ce soit de bon en lien avec la guerre (car même le plus stupide des électeurs savait que ce n'était pas le cas), mais parce qu'ils menaient l'opposition au gouvernement quand la situation avait mal tourné. De manière prévisible, le désir tout humain de trouver un responsable en cas de catastrophe avait joué efficacement... en leur faveur. Le gros de la colère était retombé lorsque les Havriens avaient manqué de poursuivre avec d'autres raids en profondeur et que la duchesse Harrington s'était évadée de Cerbère. Mais l'opinion publique voulait que la Flotte fasse davantage que se contenter d'arrêter l'ennemi. Elle voulait que la Flotte reprenne l'offensive — sans prendre de risques, bien sûr, ni exposer d'autres systèmes centraux aux attaques — et repousse les Havriens chez eux afin que les Alliés puissent mettre fin à la guerre une bonne fois pour toutes. Pire, les budgets militaires commençaient à peser très lourd, et les contribuables qui supportaient ce poids ne comprenaient pas que l'augmentation de la pression fiscale était en réalité bon signe. Trikoupis éteignit l'afficheur, gonfla les joues et s'assit d'un mouvement leste. C'était la troisième fois qu'il parcourait la lettre de Mirdula, et il savait qu'il la visionnerait encore à plusieurs reprises avant d'enregistrer sa réponse. Pour l'instant, toutefois, la teneur de ses propres pensées avait gâché le plaisir qu'il en tirait, et il se leva pour faire les cent pas en chaussettes sur le tapis de sa cabine de jour. L'Isaïe MacKenzie (connu de l'équipage sous le nom d'Izzie quand il pensait qu'aucun espion de l'agence de construction spatiale ne pouvait l'entendre) concourait à la douleur du contribuable — même si, dans son cas, il s'agissait du contribuable graysonien plutôt que manticorien. Malgré une croissance exponentielle en termes de puissance de feu effective, l'Izzie emportait un équipage qui ne représentait que quarante pour cent de celui des bâtiments plus anciens, grâce à la sophistication de ses systèmes automatisés, et la même tendance à la réduction des équipages se vérifiait globalement dans toutes les nouvelles classes d'unités en cours de conception par ConstNav et l'agence de construction spatiale graysonienne. Trikoupis doutait que le civil manticorien moyen aurait compris ce que cela signifiait, même si le gouvernement avait pu partager une information aussi sensible avec quiconque. Mais ce qu'il savait des nouveaux bâtiments de la Flotte était assez simple pour être compris des électeurs : ils coûtaient une fortune. Mais ça ne se limitait pas à cela. Loin de là, même, et Trikoupis aurait voulu qu'il soit possible de dire à ceux qui payaient pour ces nouvelles unités à quel point ils en avaient pour leur argent. L'avantage le plus évident des nouvelles classes — notamment les supercuirassés porte-capsules ou SCPC, les nouveaux Harrington/Méduses — était une augmentation spectaculaire de la capacité offensive. Que les nouveaux systèmes défensifs progressent dans les mêmes proportions, cela restait à voir, mais tant que les Havriens ne possédaient pas de classes de bâtiments à l'armement équivalent, cela importait peu. À bord de l'Izzie, Trikoupis commandait la division de combat soixante-deux depuis plus d'un an T, et il avait effectué un nombre incalculable d'exercices impliquant l'Izzie et son compagnon de division, le VFG Édouard Esterhaus. Il savait donc exactement combien les Havriens les trouveraient destructeurs une fois que la nouvelle classe serait employée massivement. Plus important encore que l'augmentation de la capacité offensive, peut-être, il y avait eu une baisse considérable des exigences de personnel. À une exception près, le goulot d'étranglement qui freinait l'expansion de la FRM avait toujours été la main-d’œuvre plutôt que le coût des unités. L'exception, c'étaient les forteresses gardant le nœud du trou de ver dans le système binaire de Manticore même, car la présence d'un grand nombre d'unités était une nécessité stratégique, indépendamment du coût. Cet engagement avait bel et bien limité les fonds disponibles en temps de paix, et l'attribution de personnel aux forteresses n'avait fait que renforcer les problèmes de main-d’œuvre. Mais la prise de l'Étoile de Trévor avait allégé cette exigence précise, et les deux tiers des forteresses étaient passées de l'activité à un statut de réserve. Même avec la nécessité de fortifier les extrémités du trou de ver situées à Basilic et Trévor, cela avait libéré suffisamment de personnel pour armer cent cinquante des anciens supercuirassés. Vu le nouveau degré d'automatisation, cela fournissait à la Flotte de quoi en armer deux cent cinquante, soit un tiers de plus que l'effectif total de supercuirassés manticoriens avant-guerre. La diminution de l'activité des forteresses du nœud était la plus belle aubaine qu'ait jamais connue PersNav et, bien que les nouvelles flottilles de BAL sur lesquelles Trikoupis avait entendu des rumeurs sans fin aient semblé s'accaparer bon nombre d'officiers subalternes et officiers-mariniers supérieurs, l'immense majorité de ce bassin de main-d’œuvre demeurait intact. Ce qui signifiait que, pour la première fois depuis que Roger III avait commencé à renforcer sa flotte face à la menace havrienne, la FRM disposait d'autant d'équipages qu'elle pouvait construire de bâtiments. Or elle en construisait beaucoup. Nul n'avait vécu de véritable révolution en conception spatiale ou en armement depuis plus d'un demi-millénaire, et le coût insensé d'une telle révolution au milieu d'une guerre ouverte était de nature à faire chanceler le militariste le plus enthousiaste. D'après le dernier briefing secret de Trikoupis sur le sujet, la Flotte avait près de deux cents nouveaux vaisseaux du mur en construction simultanément. À raison d'environ trente-cinq milliards pièce, cela représentait la coquette somme de sept mille milliards de dollars manticoriens, et un énorme trou dans n'importe quel budget. Sans parler du prix de toutes les escortes dont auraient besoin ces vaisseaux, ou des nouveaux porte-BAL (et des BAL qui allaient avec), des nouveaux missiles et de la R & D qui sous-tendait le tout. Le gouvernement Cromarty avait beaucoup emprunté, et la croissance financière traditionnellement stable du Royaume stellaire, ajoutée aux très bonnes performances des flottes alliées jusqu'au raid contre Basilic, avait aidé à vendre beaucoup d'obligations, par exemple dans la Ligue solarienne. L'augmentation des tarifs de transit par le nœud avait également aidé, mais, en fin de compte, il n'avait pas eu d'autre choix que d'augmenter les impôts. Pire, pour la première fois dans l'histoire du Royaume stellaire, le parlement avait adopté avec beaucoup d'anxiété le principe d'un impôt sur le revenu progressif, en remplacement du taux d'imposition unique exigé par la Constitution. Le nouvel impôt expirerait automatiquement lors des prochaines élections législatives ou sous cinq ans, au premier des deux événements, mais le contribuable avait été stupéfait de sa promulgation, les marchés financiers et d'investissement avaient été secoués par une violente onde de choc, et des signes sinistres d'une inflation sans cesse croissante étaient apparus, le tout couplé à une rationalisation du secteur industriel beaucoup plus intense, sous la pression du gouvernement. Trikoupis pouvait difficilement reprocher leur consternation aux électeurs. Le Royaume stellaire s'en tirait sans ce genre de mesures depuis près de cinq siècles T, et y avoir recours maintenant leur faisait l'effet d'un retour à l'âge sombre des deux derniers siècles avant la Diaspora. Ou, pire encore, aux politiques ruineuses qui avaient transformé la République de Havre autrefois prospère en un ogre interstellaire jamais rassasié. Et Nouvelle-Kiev, Nord-Aven, Haute-Crête et Lady Des-croix avaient tous voté en faveur des nouveaux impôts par « sentiment patriotique ». Évidemment, ils ne l'avaient fait qu'en exprimant avec éloquence de profondes réserves personnelles, et uniquement parce que le gouvernement Cromarty leur avait assuré que cette mesure était essentielle à la victoire finale. Ils avaient veillé à ce que les électeurs sachent combien ils étaient réticents... et combien Lord Alexander, le ministre des Finances de Cromarty, leur avait forcé la main pour obtenir leur coopération. Ce qui était rusé de leur part, Trikoupis le reconnaissait. Pas agréable, mais efficace à n'en pas douter. Ils avaient non seulement engrangé les bénéfices liés au renoncement à leur programme personnel dans l'intérêt de la sécurité du Royaume stellaire en situation d'urgence, mais également réussi à rendre le gouvernement Cromarty pleinement responsable du fardeau si douloureux imposé aux électeurs. Et ils avaient pris grand soin, pendant tout ce temps, de ne jamais, au grand jamais, mentionner le fait que les nouveaux bâtiments sortant des chantiers gagneraient cette fichue guerre et soulageraient donc en fin de compte l'Alliance tout entière de son poids économique écrasant. En ce moment, les trois hommes les plus impopulaires du Royaume étaient sans doute Cromarty, William Alexander et le comte du Pic-d'Or. C'étaient les plus éminents membres du gouvernement et par conséquent les cibles inévitables du mécontentement et du ressentiment de l'opinion publique. Étant donné le soutien infaillible que la reine accordait à ses principaux ministres, l'opposition ne pouvait pas faire grand- chose à court terme pour capitaliser sur ces sentiments, et Trikoupis espérait ardemment que le virage attendu dans l'élan militaire du conflit se dépêcherait d'arriver. Une fois que les alliés remporteraient à nouveau des victoires... Sa réflexion s'interrompit comme son terminal de com résonnait du carillon bitonal strident caractéristique des messages d'urgence, et il atteignit le bouton de réception en deux foulées. — Oui ? dit-il vivement lorsque l'afficheur s'alluma. — Capteur Un signale des empreintes hyper non identifiées à dix-neuf minutes-lumière de Zelda, position un-un-sept par zéro-un-neuf exactement, amiral. » Le capitaine de vaisseau Jason Haskins, commandant de l'Isaïe MacKenzie, arborait une moue sombre, et son accent graysonien d'ordinaire doux était sec, voire saccadé. « L'amiral Malone a ordonné à la force d'intervention de se mettre en état d'alerte un. Les balises supraluminiques dénombrent au moins trente-cinq unités du mur, monsieur. — Je vois que ce n'est pas un simple raid cette fois, répondit Trikoupis avec plus de calme qu'il n'en ressentait. — Je pense qu'il s'agit sans doute d'une sage hypothèse, monsieur. » Les lèvres serrées de Haskins se détendirent en un sourire abrupt l'espace d'un instant. « Ils se dirigent désormais vers l'intérieur du système sous trois cent vingt gravités, ce qui suggère qu'ils traînent beaucoup de capsules. Leur vélocité actuelle est de trois mille cinq cents km/s, donc, en admettant qu'ils visent une interception zéro-zéro avec la planète, la trajectoire la plus courte durerait un peu plus de cinq heures et demie, avec renversement à deux virgule six heures – disons cent cinquante-six minutes. Sauf que je doute que ce soit ce qu'ils ont en tête. — Je partage vos doutes », fit Trikoupis d'un ton ironique, avec un petit sourire lui aussi. La planète Zelda était la seule planète plus ou moins habitable (et plutôt moins que plus) du système d'Elric. Elle était dotée d'une atmosphère parfaitement déplaisante : sombre, humide et au goût prononcé d'émissions volcaniques. Comme si cela ne suffisait pas, Zelda abritait une plante aérienne microscopique qui contribuait au flou des vues planétaires, ajoutait son propre arôme piquant au méthane, au soufre et autres odeurs désagréables issues des nombreux volcans de Zelda, et bouchait dans l'ensemble tous les filtres à air connus, le poumon humain compris. Et, pour couronner le tout, la planète présentait une inclinaison axiale plus extrême encore que Gryphon, ce dont il résultait un changement climatique saisonnier qu'il fallait voir pour le croire. Bref, c'était l'un des bouts de terre les moins dignes d'intérêt qu'Aristide Trikoupis avait vus de toute sa vie. Son unique valeur résidait dans le fait que son atmosphère à peine respirable en faisait le site logique pour établir le campement des ingénieurs du Royaume stellaire le temps qu'ils bâtissent (le plus vite possible, vu leur motivation) les habitats orbitaux beaucoup plus agréables qu'ils avaient rejoints dès qu'humainement possible. Et puisque leurs supérieurs avaient décidé qu'ils devaient utiliser Zelda pour base de soutien locale le temps de construire les habitats, ils avaient également choisi la planète pour ancre gravitationnelle de la présence alliée à Elric. Certains auraient pu remettre en cause cette décision, dans la mesure où elle plaçait les fonderies et les chantiers de réparation très loin de la ceinture d'astéroïdes qui fournissait les matières premières, mais c'était en réalité assez logique – sur le plan militaire, bien que pas nécessairement sur le plan économique. En installant leur base bien avant l'hyperlimite, les alliés s'assuraient de disposer de tout leur temps pour être avertis si quelqu'un se présentait avec des intentions hostiles. Dans ce cas, par exemple, le détachement disposait de cinq heures et demie de délai avant que les appareils non identifiés (quels qu'ils soient) atteignent la structure de la base. Et les installations de soutien logistique d'Elric n'étaient pas vraiment si importantes que ça, de toute façon. La FRM n'avait établi de base à cet endroit que pour combler un trou dans les positions défensives autour du chantier satellite bien plus crucial de Grendelsbane. Situé pile entre Treadway et Solway, deux des bases avancées que la FRM avait prises aux Havriens au début de la guerre, Elric aidait à couvrir les environs de Grendelsbane en abritant un détachement suffisamment nombreux pour représenter une menace pour l'arrière de toute force de raid. Mais trente-cinq vaisseaux du mur, voilà qui constituait un raid un peu plus musclé que ce que les planificateurs comptaient voir Elric repousser, même avec les Harrington de Trikoupis en soutien. Ce qui signifiait que l'Alliance s'apprêtait à perdre un système de plus au profit de Havre. Cette perspective, sans être plaisante, n'était pas vraiment inattendue. Personne ne prévoyait qu'Elric résiste à une attaque majeure, et Trikoupis savait que l'amiral Malone avait reçu des instructions très claires. Il se doutait même de la stratégie qui les dictait et, bien qu'il n'aimât pas plus qu'un autre céder du terrain, il approuvait assez ce qu'il soupçonnait Sir Thomas Caparelli et l'amiral Matthews d'avoir en tête. Mais c'était pour l'avenir. En attendant, on avait déjà dû lancer l'ordre d'évacuation, et les transporteurs maintenus à l'intérieur du système précisément dans cette éventualité devaient déjà se remplir pendant qu'on armait les charges de démolition. Dommage que tant d'investissements — en temps et en efforts plutôt qu'en argent — soient sur le point d'être réduits ' en miettes, mais les Havriens ne récolteraient rien de valable pour leur peine. Et, entre-temps, le détachement d'Elric et le contre-amiral Trikoupis avaient un petit quelque chose à leur montrer... — Réveillez la section tactique, Jason, dit-il à Haskins. Je serai sur le pont d'état-major dans quinze minutes. » Le citoyen amiral Groenewold se tenait à côté de l'afficheur principal sur le pont d'état-major du supercuirassé VFP Timoléon. La citoyenne commissaire O'Faolain était debout près de lui, les mains croisées derrière le dos, et le regardait examiner attentivement l'afficheur. Il n'y avait pas encore grand-chose à voir. Comme tout le monde au sein de la force d'intervention 12.3, O'Faolain savait que le réseau de capteurs longue portée des Manties devait les avoir détectés. D'ailleurs, sa capacité de transmission supraluminique signifiait que l'ennemi devait déjà disposer au moins d'une répartition par type pour les unités de la FI-12.3. En l'absence d'une technologie similaire, tout ce que le Timoléon pouvait s'attendre à détecter à cette distance, c'étaient des bandes gravifiques actives, et encore : celles-ci seraient invisibles si les Manticoriens choisissaient de brider leur accélération et se servaient correctement de leurs systèmes GE. Dans ces conditions, Groenewold ne pouvait en réalité pas apprendre beaucoup de cet examen attentif. Avec certains amiraux, O'Faolain aurait considéré cette concentration intense comme un effort pour impressionner son commissaire du peuple par la profondeur de sa réflexion, rien de plus, mais elle connaissait désormais trop bien Groenewold pour raisonner ainsi. L'amiral passionné au teint sombre n'était pas sournois pour un sou, et pas plus prudent sur le plan politique; il ne lui serait jamais venu à l'idée de se préoccuper d'impressionner son chien de garde SS. Du coup, il était très difficile de ne pas l'apprécier énormément, et O'Faolain devait sans cesse se répéter que son travail consistait à surveiller les officiers sous sa responsabilité plutôt qu'à les apprécier. Groenewold accorda un dernier regard à l'afficheur et prit note de l'avancée des drones de reconnaissance de la FI-12.3. À supposer qu'il ne leur arrive rien, ils commenceraient à s'approcher suffisamment de ce que la section tactique estimait être la position la plus probable des forces manticoriennes d'ici vingt minutes environ. Jusque-là, il avait sans doute déjà vu tout ce qu'il était susceptible de voir, et il se frotta le nez d'un air songeur tout en faisant demi-tour pour regagner son fauteuil de commandement. O'Faolain l'accompagna, mais il était à peine conscient de sa présence tandis qu'il envisageait la situation. Il ne lui vint pas à l'idée de la consulter sur la façon de procéder : c'était le rôle de l'amiral, et il avait juste besoin qu'elle reste hors de son chemin et qu'elle veille à ce que les autres commissaires à bord des vaisseaux de sa force d'intervention fassent de même. Aux yeux de BJ Groenewold, il s'agissait d'une répartition équitable des tâches, et il n'avait jamais réfléchi à sa chance d'avoir un commissaire prêt à reconnaître l'attention exclusive avec laquelle il se concentrait sur sa tâche plutôt qu'à prendre ombrage de se faire ignorer. Il fit signe aux capitaines de corvette Bhadressa et Okamura d'approcher et se carra dans son fauteuil. « Je ne vois pas le moindre signe de la présence de BAL là-dehors, Fujimori », murmura-t-il à son officier opérationnel. O'Faolain s'avança auprès d'Okamura, et Groenewold lui adressa un signe de bienvenue sans jamais détourner son attention de l'officier opérationnel. « Le contraire m'étonnerait, citoyen amiral. » Okamura s'exprimait d'une voix grave qui sortait en grondant d'une immense cage thoracique. En dépit des consonances asiatiques de son nom, le citoyen aux yeux bleus mesurait presque deux mètres, et sa barbe d'or lui donnait un air de Viking à la dérive dans le temps. Mais Okamura n'avait rien d'un combat tant viking fou furieux. En fait, Groenewold l'avait choisi pour ce poste essentiellement parce qu'il savait que sa propre nature agressive le prédisposait à l'imprudence. Okamura n'était pas un lâche, mais il possédait une personnalité beaucoup plus réfléchie. D'après le citoyen capitaine Diamato, ils n'ont rien vu à Hancock avant que les BAL n'ouvrent le feu à portée de Braser, poursuivit calmement Okamura. Nous maintenons la veille de détection la plus serrée possible, mais s'ils sont arrivés aussi près de la citoyenne amiral Kellet, je doute que nous les repérions de beaucoup plus loin, même en nous esquintant les yeux. En admettant que les souvenirs du citoyen capitaine Diamato soient exacts, bien sûr. — Bien sûr », acquiesça Groenewold, mais, en dépit de cette réserve, aucun doute ne subsistait dans son esprit. Lester Tourville lui avait glissé une copie du rapport de Diamato, et Groenewold l'avait aussitôt partagée avec son état-major et tous ses commandants d'unités. Et il n'avait pas laissé de doute planer dans les esprits quant à la foi qu'il comptait les voir ajouter au contenu de ce rapport. Il n'était pas plus capable qu'un autre d'expliquer comment on pouvait caser autant de puissance dans un si petit emballage, mais il ne mettait rien au-dessus des forces des ingénieurs en R & D de Manticore, qu'il ne maudirait jamais assez. Ces salopards trop malins avaient réservé à la Flotte populaire mauvaise surprise sur mauvaise surprise, et si BJ Groenewold n'était pas près de décider que tous les Manties faisaient trois mètres de haut, étaient couverts de poils bouclés et marchaient quotidiennement sur l'eau, il n'avait pas non plus l'intention de les sous-estimer. Les officiers généraux havriens qui le faisaient avaient une fâcheuse tendance à ne jamais rentrer à la maison. « Nos sources n'ont pas mentionné l'envoi de BAL vers l'un de ces systèmes, citoyen amiral », intervint Ellen Bhadressa, hésitante. Le chef d'état-major, une femme mince aux cheveux noisette, haussa les épaules. « Je ne dis pas qu'il est impossible qu'ils l'aient fait malgré tout, mais nos renseignements sont assez impressionnants sur cette opération. Et un BAL n'est pas une pinasse. Si des transporteurs suffisamment gros pour les amener en nombres intéressants s'étaient trouvés dans la région, nos amis auraient eu d'excellentes chances de les repérer. — Mmm. » Groenewold hocha la tête, mais plus en manière de ponctuation que d'approbation. Les renseignements concernant cette opération étaient détaillés – il le reconnaissait très volontiers – mais il n'avait pas l'intention de les qualifier d'impressionnants avant d'être au cœur de l'action et d'avoir eu l'occasion de constater à quel point les espions s'étaient approchés de la vérité cette fois-ci. Or l'expérience lui avait appris qu'il était en général plus sage de ne pas trop en attendre. Surtout dans la mesure où le gros des renseignements dans ce cas provenait de marchands neutres qui avaient traversé la région pour apporter de l'équipement à la Flotte d'Erewhon puis avaient vendu leurs informations aux agents SerSec présents sur place. Groenewold avait une idée assez claire de ce qui les avait poussés à se montrer si coopératifs. Après tout, s'il avait eu besoin de quelques crédits et connu l'identité du principal espion local, il aurait lui-même peut-être été tenté de faire affaire avec l'homme en question. Ce qui ne voulait pas dire qu'il lui aurait vendu des informations exactes... seulement qu'il en aurait vendu beaucoup à quelqu'un qui voulait manifestement tout ce qu'il pouvait trouver. C'était une réserve que Tourville et Giscard partageaient, il le savait, et, bien que les rapports soient issus de la section de renseignements spatiale de SerSec, la citoyenne commissaire O'Faolain avait clairement exprimé sa réticence à les prendre pour argent comptant. Mais c'étaient aussi les seules informations récentes dont ils disposaient. « Très bien, dit-il au bout d'un moment. Vous avez sans doute raison concernant le moment où nous pourrions voir quelque chose, Fujimori. Et ceux qui ne croient pas en l'existence des "super-BAL" n'ont peut-être pas tort non plus. Mais nous agirons en partant du principe qu'ils existent et qu'ils sont là. Compris ? — Compris, citoyen amiral. — Bien. À ce sujet, appelez la citoyenne capitaine Polanco. Si les BAL se pointent, je la veux prête à réagir aussitôt, sans attendre de m'avoir posé des questions. — À vos ordres, citoyen amiral. Je m'y mets de ce pas. » Okamura se dirigea vers son poste, et Groenewold s'enfonça un peu plus dans son fauteuil en faisant la moue. Le rapport de Diamato expliquait clairement que les nouveaux BAL formaient des cibles extrêmement difficiles. À moins de se trouver à bout portant, les armes à énergie étaient plus ou moins inutiles contre eux, laser et graser étant des armes de précision qui exigeaient un contrôle de tir fin parce qu'elles n'avaient pas la capacité d'attaque « de zone » d'une tête laser. Après mûre réflexion, Groenewold avait décidé que la manière la plus efficace de faire face à une menace telle que les BAL de Diamato, même si l'on était normalement à portée d'armes à énergie, consistait à utiliser des missiles lourds embarqués. S'il en avait l'occasion, il était tout à fait prêt à vider toutes ses capsules lance-missiles contre ces petits salauds fuyants, mais il doutait de pouvoir les repérer d'assez loin pour cela. Il était plus probable qu'il s'agisse d'un combat rapproché – très rapproché, comparé à la portée normale d'un missile – où chaque vaisseau ou division saisirait toutes les occasions de tirer, et il les y avait entraînés tout exprès. La citoyenne capitaine de vaisseau Bianca Polanco, commandant du Timoléon, s'était investie dans cet entraînement dès le début, et Groenewold avait pris la décision très inhabituelle de la nommer commandant tactique des défenses antiBAL de la FI-12.3. Elle était expressément autorisée à coordonner l'ensemble du tir de missiles de la force d'intervention dans le but de détruire des BAL, même si cela impliquait d'ignorer des unités hypercapables. Les bâtiments du mur avaient une priorité plus haute, mais rien d'autre. Okamura et Bhadressa avaient travaillé dur pour mettre ses idées en application, bien que Bhadressa comptât parmi ceux qui doutaient sérieusement que même les Manties puissent produire les BAL que Diamato prétendait avoir affrontés. Contre des BAL classiques, même les modèles manticoriens améliorés que les Renseignements connaissaient bien depuis la Silésie, les précautions de Groenewold étaient sans doute excessives, et il le savait. Mais si Diamato avait raison quant à ce que possédait réellement l'ennemi, la Flotte populaire allait avoir besoin d'une toute nouvelle doctrine défensive, et il ne voyait pas pourquoi il ne commencerait pas à la formuler immédiatement. Certains de ses collègues officiers d'état-major jugeraient sûrement qu'il avait peur de son ombre, mais Groenewold ne s'en préoccupait pas vraiment. D'ailleurs, il doutait lui-même que les super-BAL de Diamato soient capables de détruire des vaisseaux du mur correctement manœuvrés sans subir des pertes meurtrières et prohibitives. Mais il pouvait se tromper, et il supporterait volontiers quelques moqueries si c'était le prix à payer pour couvrir les arrières de ses équipages contre une menace dont les paramètres exacts restaient encore à déterminer. Quelle guigne que toutes ses louables précautions aient été dirigées contre la mauvaise cible ! CHAPITRE VINGT-SIX « Ils n'ont pas l'air très décidés à nous laisser monter une embuscade, hein, Aristide ? » Le vice-amiral des Rouges Frédéric Malone eut un sourire glacial sur l'écran de com de Trikoupis. « Non, monsieur, ils n'ont pas l'air », acquiesça-t-il. Celui qui commandait là-bas s'inquiétait manifestement de quelque chose, mais Trikoupis doutait qu'il s'agisse de l'Izzie et de l'Esterhaus, puisque les Havriens n'avaient aucun moyen de savoir qu'ils se trouvaient là, sans parler de ce dont ils étaient capables. Mais s'il n'avait pas peur de la DivCom 62, il ne voyait pas non plus quoi d'autre pouvait l'effrayer. « Ils redoutent peut-être que nous tentions de leur jouer le même tour que l'amiral Harrington à Cerbère, suggéra-t-il, et Malone renifla. — Je serai ravi de vous délester de votre argent si vous voulez parier là-dessus ! À moins que vous ne sous-entendiez que leurs services de renseignement ont une raison de mettre en doute ma santé mentale ? — Dieu nous en garde, monsieur. » Trikoupis souriait, mais l'instant d'humour passa et il haussa les épaules. « Il est logique qu'ils avancent prudemment, même avec un avantage numérique pareil, monsieur. Je doute qu'ils aient la moindre idée de ce dont nous disposons réellement pour les accueillir, mais ces zigzags compliquent sans conteste nos calculs d'interception. — Mmm. » Malone hocha la tête, mais son visage exprimait un certain mépris. « Je comprends. Enfin, j'imagine. Mais tous ces sauts de chat ne leur seraient pas d'un grand secours face à une force défensive digne de ce nom. Il faut encore qu'ils entrent à portée effective de Zelda... à moins qu'ils n'aiment vraiment traîner aux limites du système pendant que nous faisons ce que nous voulons à l'intérieur. Cela voudrait dire que nous n'avons qu'à rester là, en orbite, jusqu'à ce qu'ils soient contraints d'adopter leur vecteur d'approche définitif, pour nous élancer et leur rentrer dedans tête la première avant qu'ils n'arrivent à portée d'attaque de la base. — En effet. » Trikoupis acquiesça à son tour, mais il poursuivit sur un ton respectueux : « Toutefois, cela sous-entend que nous ayons la force nécessaire pour les affronter en combat rapproché. Et, au moins, ils nous ont déjà forcés à effectuer une demi-douzaine de changements de trajectoire et ont réussi à ralentir considérablement notre approche. Ce qui diminuera aussi notre vitesse d'éloignement, le moment venu. Et ils ont sorti leurs drones de reconnaissance, monsieur. Chaque changement de trajectoire qu'ils nous imposent et chaque minute qu'ils ajoutent à notre délai d'interception offre à leurs drones une chance de plus de nous détecter. — Je sais. » Malone soupira et se frotta les yeux. « Vous savez, j'aimais mieux mon boulot quand les choses étaient simples et directes. Je suis sûr que les nouveaux joujoux qu'on insiste pour nous confier ont leur place, mais chacun d'eux semble tout compliquer selon une sorte de progression géométrique. Pire, certains Havriens ont l'air de le comprendre. — Sans aucun doute, monsieur. » Trikoupis baissa les yeux vers un des afficheurs déployés autour de son fauteuil de commandement. Et ils deviennent aussi plus adroits dans leurs manœuvres. La DGSN avait raison : ça ressemble beaucoup plus à une formation alliée qu'à ce que j'attendrais de la part d'un ramassis de Havriens. Vise un peu comme ces salauds serrent les rangs. « Au moins, on dirait qu'ils sont enfin en train de stabiliser leur course pour l'approche finale, remarqua-t-il à voix haute. — Il fallait bien qu'ils s'y résolvent tôt ou tard, fit Malone d'une voix plus vive tandis qu'il observait ses propres afficheurs. Ma section tactique suggère que nous nous dirigions vers zéro-zéro-neuf par zéro-trois-un à deux cents gravités. Ça vous semble bon ? — Un instant, monsieur. » Il était inhabituel qu'un vice-amiral de la Flotte royale manticorienne demande conseil sur une interception à quelqu'un qui n'était même pas capitaine de la Liste dans la FRM, mais la force tout entière de Malone consistait en seulement cinq supercuirassés et un écran de croiseurs et croiseurs de combat, or trois de ces supercuirassés – l'Izzie et l'Esterhaus de la DivCom 62 ainsi que le HMS Bélisaire, l'un des Méduses de la FRM – se trouvaient sous le commandement de Trikoupis. Ils expliquaient aussi à eux seuls pourquoi Malone ne s'était pas déjà replié à toute vitesse. En effet, Adler, Basilic et Alizon avaient appris aux alliés à ne pas prendre les capsules lance-missiles havriennes à la légère, et il était évident, vu l'accélération relativement faible des intrus, qu'ils en traînaient une copieuse réserve. Mais les bâtiments de Trikoupis faisaient la différence. Ou du moins Malone et lui l'espéraient-ils. Par bien des côtés, le vaisseau amiral de Malone et son codivisionnaire n'étaient présents que pour étoffer les défenses antimissile pendant que l'Izzie, l'Esterhaus et le Bélisaire s'occupaient de combattre. « Zéro-zéro-neuf par zéro-trois-un, ça me semble bon, monsieur, annonça Trikoupis comme la projection des vecteurs apparaissait sur son répétiteur. En admettant que l'accélération demeure constante des deux côtés, cela nous mettrait à portée effective dans soixante-quinze minutes environ. — Vous ne croyez pas que cela nous mènera trop avant dans leur enveloppe de tir ? » s'enquit Malone. Le ton de l'amiral ne dénotait aucune hésitation, juste une question professionnelle. « Au pire, s'ils passent sous accélération maximale sur une trajectoire d'interception, ils pourraient nous garder à portée extrême de missiles pendant cinquante minutes à peu près, monsieur, répondit Trikoupis. S'ils s'éloignent immédiatement de nous en ligne droite et que nous faisons de même, leur fenêtre d'engagement tombe à dix minutes à peine. Et, franchement, quand ils verront ce qu'on leur réserve, je doute fort qu'ils aient envie de s'approcher de manière plus héroïque que nécessaire pour ne pas perdre la face dans leur rapport d'action. — Vous avez sans doute raison. » Malone contempla son afficheur encore quelques secondes puis hocha la tête. « Très bien, Aristide. Vous êtes l'élément de tête de cette attaque alors c'est vous qui dirigez l'approche. Le reste de la force d'intervention se conformera à vos mouvements. — Merci, monsieur, fit Trikoupis avant d'adresser un signe de tête à son officier opérationnel. Vous avez entendu le monsieur, Adam. Allons-y. » « Citoyen amiral, nous commençons à détecter quelque chose sur deux des drones », annonça le capitaine de corvette Okamura. Groenewold releva prestement la tête d'une discussion avec la citoyenne Bhadressa, et Okamura fronça les sourcils. « Nous ne sommes pas sûrs de ce dont il s'agit, citoyen amiral. Leur équipement GE joue manifestement des tours aux drones, et même leur positionnement n'est pas certain, mais on dirait qu'ils arrivent par tribord et au-dessus de nous. Si le relevé du centre d'opérations de combat est exact, ils approcheront jusqu'à six millions de kilomètres d'ici cinquante-deux minutes. À accélération constante, la distance recommencera d'augmenter presque aussitôt à partir de ce point. — Vous avez une idée de ce que ça pourrait être ? — D'après le CO, on dirait deux vaisseaux du mur, citoyen amiral. — Je vois. » Groenewold plissa le front en regardant son répétiteur alors que les icônes des nouveaux contacts apparaissaient – à supposer qu'il s'agisse de véritables contacts et non de rats bleus. Il sentit une présence à côté de lui et, levant les yeux, découvrit la citoyenne commissaire O'Faolain. « Que pensez-vous que ce soit, citoyen amiral ? demanda-t-elle tout bas. — Ça pourrait être beaucoup de choses, citoyenne commissaire, mais je ne crois pas que ce soient les BAL de Diamato. Si les vecteurs de Fujimori sont exacts, ces unités, quelles qu'elles soient, ne veulent manifestement pas avancer plus qu'à portée extrême de missiles, ce qui ne ressemble pas à des BAL dotés d'armes à énergie puissantes et dévastatrices : ils chercheraient plutôt à s'approcher, arriver à bout portant et nous frapper fort. — Les vaisseaux du mur pourraient-ils avoir l'intention de soutenir une attaque rapprochée des BAL à coups de missiles longue portée ? » s'enquit O'Faolain. Groenewold la regarda avec respect. « C'est tout à fait possible, madame. Mais, encore une fois, je ne pense pas que ce soit le cas. S'ils devaient s'engager dans une frappe menée par des BAL, cela indiquerait sans doute qu'ils comptent sérieusement défendre le système. Dans ce cas, leurs supercuirassés ne devraient pas se trouver sur un vecteur qui les empêche de rester à portée si nous rompons brusquement l'engagement. Ils essaieraient plutôt de les rapprocher des BAL et de les maintenir dans l'enveloppe d'engagement pour couvrir la frappe rapprochée. » Il secoua la tête. « Non, je crois que ce sont là des supercuirassés équipés de capsules lance-missiles. Si les renseignements ont vu juste quant aux effectifs manticoriens dans la région, il ne doit pas y en avoir plus de six ou huit, toutefois, et leurs capsules ne sont pas assez performantes pour compenser le plus grand nombre que nous remorquons. Si ces gars-là veulent entrer à portée de nos missiles, ils sont morts. » « Très bien, Adam. Commençons à larguer les capsules, fit le contre-amiral Trikoupis, et le capitaine de frégate Towson acquiesça. — Vous avez entendu l'amiral, dit-il avec un accent graysonien un peu plus sec que d'habitude en se tournant vers ses assistants. Plan Bravo Trois, exécution. » Les confirmations fusèrent, et Trikoupis regarda son répétiteur. Une rivière de diamants scintillante l'orna progressivement, chaque grappe de pierres correspondant à un groupe de capsules lance-missiles. Elles ne tiraient pas encore. Au lieu de cela, chaque grappe glissa vers l'arrière des bandes gravitiques des supercuirassés lanceurs pour être happée par les faisceaux tracteurs d'un ou plusieurs autres. Avec un Harrington dans ses effectifs, un commandant de force d'intervention pouvait produire son accélération maximale sans se préoccuper du fait que des capsules remorquées tiraient sur ses compensateurs, parce qu'il pouvait déployer toutes les capsules dont il avait besoin à partir du Harrington juste avant le début de l'action. Sous les yeux de Trikoupis, le HMS Bélisaire remplaça les drones GE. Il n'y en avait que quatre, qui faisaient tous mine d'être un supercuirassé essayant en vain de se cacher en mode furtif, et Trikoupis sourit en les regardant. On aurait pu croire que ces quatre faux supercuirassés étaient destinés à bluffer les Havriens pour les pousser à rompre, mais ils se trouvaient là dans un but tout autre, et il regrettait de ne pouvoir en déployer plus. Hélas, on ne pouvait pas en inclure plus de quatre dans la supercherie qu'ils mijotaient. Trikoupis regarda encore un instant les gerbes lumineuses afin de s'assurer que le destinataire théorique de chaque capsule les harponnait comme prévu de ses faisceaux capteurs puis il reporta son attention vers la formation havrienne. L'ennemi possédait manifestement un relevé de position définitif concernant certains éléments au moins du détachement et il modifiait sa trajectoire pour s'en rapprocher. Mais l'amiral Malone changeait lui aussi de course afin de maintenir la distance, et quelques minutes s'écouleraient encore avant que quiconque ne se trouve à portée effective dans le cadre d'un échange normal de missiles. Évidemment, les Havriens étaient déjà à portée des missiles de Trikoupis, mais il avait reçu l'ordre strict de ne pas faire la démonstration de l'énorme avantage des projectiles de Cavalier fantôme en termes de portée. Mais cela lui convenait. Les produits de Cavalier fantôme avec lesquels il avait le droit de jouer ce jour-là rendraient l'échange de missiles bien moins profitable pour les Havriens qu'ils ne pouvaient s'y attendre... à supposer qu'ils fonctionnent aussi bien en action que lors des exercices. Et vu ce qu'il pressentait de la stratégie mise au point par l'amiral Caparelli et l'amiral Matthews, perdre le contrôle d'Elric serait sans doute une bonne chose, à long terme... tant que les Havriens ne s'en tiraient pas à trop bon compte. Ce qui ne serait pas le cas, songea-t-il gravement. Il ignorait combien des bâtiments de Malone l'ennemi avait repérés, mais sa propre section tactique avait fermement verrouillé les supercuirassés havriens. Ceux que leurs capteurs embarqués ne voyaient pas avaient été découverts par les drones de reconnaissance améliorés, issus eux aussi de la corne d'abondance de Cavalier fantôme. Ces gens étaient tout nus face à son contrôle de feu, et cela faisait de leurs vaisseaux de guerre des cibles. Mmm... Plus il observait cette formation, plus elle lui semblait franchement manticorienne. C'était déplaisant. En se positionnant si près les unes des autres, les unités disposaient d'une enveloppe de manœuvre beaucoup plus réduite quand il s'agissait de rouler face à des tirs de missiles. Il y avait tout simplement moins de place – bien moins de place – entre les bords de leurs bandes gravitiques. Mais cela les rapprochait aussi sous leurs parapluies respectifs de défense active, et cette formation était suffisamment serrée pour que les bandes gravi-tiques forment une énorme barrière si l'ennemi parvenait à faire rouler ses unités simultanément. Quelques missiles pénétreraient dans les espaces entre elles, mais pas beaucoup. Même les bandes d'un missile seraient trop larges pour franchir ces ouvertures, à moins qu'il ne se présente pile sous le bon angle, ce qui relevait du pur coup de chance. Et toutes les bandes qui heurteraient celles beaucoup plus puissantes des cibles seraient aussitôt soufflées, vaporisant par la même occasion le missile qui les générait. Toutefois, ces intervalles avaient quelque chose de bizarre. Non, pas les intervalles. Plutôt la position relative des super-cuirassés au centre de la formation. « Avez-vous examiné de près les intervalles de leur mur, Adam ? demanda-t-il à Towson, et le capitaine de frégate graysonien le regarda en haussant les sourcils. — Qu'ont-ils de spécial, monsieur ? — Regardez la façon dont leurs unités sont échelonnées, suggéra Trikoupis en enfonçant des touches pour illuminer des unités précises. Vous voyez le centre du mur ? Il s'étire en réalité à tribord, presque comme un cône dont la pointe est à angle droit par rapport à nous. La séparation verticale est la même pour les bâtiments situés dans le cône que pour le reste de la formation, mais ils s'étirent nettement à la perpendiculaire de notre vecteur d'approche. — Je vois ce que vous voulez dire, monsieur, répondit Towson, l'air perplexe. En revanche, je ne comprends pas ce choix. Cela augmente peut-être un peu l'efficacité de leurs capteurs en éliminant l'interférence des bâtiments qui sont entre eux et nous, mais cela ne leur donnera aucun avantage une fois qu'ils se détourneront pour faire feu. En fait, cela diminue même leur flexibilité tactique, maintenant que j'y pense. Avec ces vaisseaux poussés vers leur bâbord et notre tribord de cette façon, ils n'ont pas d'autre choix que de virer à tribord pour lancer leurs bordées. Virer dans l'autre sens masquerait le feu de plusieurs unités du cône. — Je pense aussi, fit Trikoupis d'une voix songeuse. Mais cette formation est bien trop serrée pour qu'il s'agisse d'un accident ou d'une dérive des unités. Celui qui commande là-bas a donc une bonne raison pour l'imposer. — Mais laquelle, monsieur ? — Je ne sais pas, dit lentement Trikoupis avant de reprendre plus fermement : À moins que... » Il réfléchit encore quelques secondes puis hocha la tête. « Je crois qu'il pourrait bien s'agir du premier effort pour développer une nouvelle stratégie défensive contre les BAL. — Contre les BAL ? » Towson reporta son attention vers l'afficheur. « Je suppose que c'est possible, monsieur. — Franchement, j'ai été un peu surpris de ne pas voir ce genre de réaction plus tôt, fit Trikoupis. Après ce qui s'est passé à Hancock, je serais terrifié face à la nouvelle classe de BAL à leur place. Je pensais que l'absence apparente de précautions prises contre eux lors des engagements depuis Hancock signifiait qu'ils avaient subi des pertes si lourdes là-bas qu'ils ignoraient ce qui leur était arrivé. Mais maintenant... — Je vois quelques avantages à cette formation, si c'est bien le cas, acquiesça Towson. Cela libère les capteurs des bâtiments déplacés des interférences de proue et de poupe liées aux autres sur un côté du mur au moins. Et regardez leur écran, monsieur. » L'officier tactique enfonça une touche, et les croiseurs et croiseurs de combat havriens se mirent à clignoter. « Vous voyez comme il est dans l'ensemble plus étalé vers l'arrière et les côtés ? Écarter à ce point les unités écran doit nuire à leur capacité d'appui mutuel et réduit le soutien qu'elles peuvent apporter aux défenses actives du mur, mais regardez comme cela élargit aussi leur enveloppe de détection sur les flancs et vers l'arrière. Et cela étend leur enveloppe effective de missiles, en prime. Ils sont incapables d'obtenir autant de densité en un point donné, mais ils peuvent tirer au moins quelques missiles dans un volume bien plus vaste. Cela pourrait se tenir s'ils espéraient détecter des BAL assez tôt et faire feu sur eux pendant l'approche. L'officier tactique fronça les sourcils et se gratta le lobe de l'oreille d'un air méditatif. — À supposer que vous ayez vu juste et que ce soit une tentative de mise en place d'un écran antiBAL efficace, toutefois, monsieur, pourquoi ne faire pointer les vaisseaux lourds que sur un seul flanc de la formation ? Cela leur offre une meilleure couverture de détection et sans doute un tir de missiles plus efficace de ce côté-là du mur, mais rien du tout de l'autre. — Je ne sais pas, reconnut Trikoupis. Je dirais qu'ils ne sont pas encore suffisamment confiants en leurs compétences en matière de manœuvre des bâtiments. S'ils doivent remanier la formation sur un axe radicalement différent, une pointe d'un côté leur posera bien assez de problèmes. Alors déplacer le plan du mur des deux côtés à la fois ? » Il secoua la tête. « Je détesterais tenter cela avec des unités graysoniennes ou manticoriennes. Non, je crois que ça représente un compromis entre ce qu'ils aimeraient vraiment faire et ce qu'ils se savent honnêtement capables de faire. Ce qui force encore le respect pour celui qui a eu cette idée. Caser tous les raffinements possibles devait être tentant, et il s'est montré assez intelligent pour se contenter de ce qui fonctionnerait d'après lui plutôt que de risquer tout perdre en voulant en faire trop, trop vite. — Je vois ce que vous voulez dire. D'un autre côté, ça va leur nuire une fois que l'échange de missiles commencera. À moins qu'ils ne resserrent les rangs d'ici là, bien sûr. — Je ne crois pas qu'ils le feront. Si ce devait être le cas, ils auraient déjà... Regardez ! Ils virent à bâbord. » Towson acquiesça mais ne répondit pas directement à son amiral. Il était trop occupé à transmettre des instructions sur son réseau tactique, et Trikoupis le laissa faire. À ce stade, il y avait très peu qu'un amiral puisse faire pour influencer l'issue du combat. Les entraînements, la planification, les déploiements et les premières manœuvres étaient derrière eux, des options claires et simples s'offraient aux deux côtés, définies par la distance qui s'amenuisait et le nombre de missiles de chacun, et le contre-amiral Trikoupis et l'amiral Malone n'étaient guère plus que des spectateurs haut placés qui se fiaient à leurs subordonnés pour bien faire. Towson avait raison quant à la façon dont cette formation peu orthodoxe allait affecter les défenses actives ennemies, songea Trikoupis. Elle poussait les vaisseaux décalés vers la formation alliée tandis que les deux murs modifiaient leur trajectoire pour dégager les armements de flanc. Cela en faisait des cibles plus faciles tout en laissant aux défenses actives des bâtiments plus éloignés des angles de tir moins bons pour aider à les couvrir. Mais ce n'était qu'une différence minime; Trikoupis ressentit un nouvel accès de respect pour qui avait eu cette idée. Le moment idéal pour que des BAL attaquent un mur, c'était lorsque leurs propres vaisseaux du mur l'assaillaient de missiles. Les tirs en approche sèmeraient la confusion dans les données de détection ennemies et, plus important, ils forceraient les officiers tactiques à décider s'ils usaient de leurs armes défensives à courte portée contre les BAL ou les missiles. Ce qui signifiait qu'il était tout aussi important d'ouvrir l'œil pour repérer des BAL en mode furtif dès maintenant, et c'était précisément ce que faisaient les Havriens. « Nous arrivons sur trajectoire de tir, monsieur ! — Faites feu selon les instructions, capitaine », répondit Trikoupis sur un ton officiel pour les archives. « Leur accélération a cessé de chuter, citoyen amiral, annonça Okamura. Elle se stabilise à cinq cent dix g. Disons cinq km/s2. — Mmm. » Le citoyen vice-amiral Groenewold tira sur sa lèvre inférieure. Compte tenu de l'efficacité apparente des nouveaux compensateurs d'inertie manticoriens, cela correspondait à peu près à un supercuirassé traînant des capsules déployées hors de ses bandes gravitiques. Si les Manties diminuaient leur accélération maintenant, cela indiquait donc qu'ils étaient dans les faits en train de déployer leurs capsules. Mais cela signifiait aussi qu'aucune de leurs unités légères n'en avait un plein chargement – elles ne pouvaient pas car, à la différence des supercuirassés, elles n'avaient ni la capacité de traction ni la place d'en remorquer beaucoup entre leurs bandes gravitiques et n'auraient donc pas pu rester à hauteur des vaisseaux du mur. Et dans la mesure où la section tactique signalait que Groenewold avait presque trois fois plus d'unités du mur que les Manties, sachant que ses éléments écran remorquaient pour leur part une pleine charge de capsules, la situation paraissait sur le point de devenir désagréable pour le commandant ennemi. — Mais il doit le savoir aussi bien que moi, ce qui signifie soit que c'est un imbécile – ils ont prouvé que c'était possible, mais cela reste assez peu probable –, soit qu'il estime posséder un avantage qui compense son nombre inférieur de missiles. Les BAL de Diamato pourraient donc très bien sortir de mode furtif d'ici peu. « Passez le mot à l'écran. Je veux une veille de détection encore plus serrée. S'ils ont des "super-BAL", c'est maintenant que je les sortirais contre nous, à leur place. » « Passage en position de tir... Feu ! » aboya Adam Towson, et le détachement d'Elric vida ses capsules. Toutes ses capsules, y compris les pleines charges qui avaient été transmises à chaque unité écran par l' Isaïe MacKenzie, l'Édouard Esterhaus et le Bélisaire. À eux trois, les SCPC étaient aussi capables de déployer suffisamment de capsules supplémentaires pour représenter la charge des quatre faux supercuirassés qui apparaissaient sur les écrans de détection havriens, et leurs équipages firent rouler ces extras sur les rails internes avec joie. Les chefs d'état-major alliés avaient été fermes dans leurs instructions : les nouveaux bâtiments ne devaient pas parader en démontrant leur capacité à vomir des vagues de capsules depuis leurs soutes à munitions. Si les Havriens n'en savaient encore rien, ce n'était pas le moment de les mettre au courant de leur existence. Mais cela ne voulait pas dire qu'ils ne pouvaient pas confier ces capsules aux vaisseaux qui les accompagnaient. Les relevés des défenses actives ennemies démontreraient clairement que les tirs entrants étaient partis des unités qui remorquaient les capsules au moment du lancer. Ce qu'ils ne diraient pas, c'est que tous ces missiles obéissaient au contrôle de feu soigneusement aiguisé du VFG Isaïe MacKenzie, que ses deux codivisionnaires étaient prêts à aider si besoin. L'amiral Malone disposait de cinq supercuirassés, seize croiseurs de combat, dix croiseurs lourds, douze croiseurs légers, huit contre-torpilleurs... et quatre drones GE. Quand la DivCom 62 termina sa distribution de cadeaux, ces vaisseaux (et drones) réunissaient un total de quatre cent quatre capsules contenant chacune dix missiles. En y ajoutant les lanceurs internes, on parvenait à un nombre total de quatre mille neuf cents missiles dans cette première salve massive. Il aurait pu être plus élevé encore, mais les lanceurs internes de la DivCom 62 ne tiraient pas que des missiles : ils envoyaient d'autres drones GE, qui prirent position dans la formation et commencèrent à assaillir de leur brouillage les systèmes de visée ennemis ou revêtirent l'apparence de super-cuirassés, croiseurs de combat ou croiseurs lourds supplémentaires qui tous sollicitaient les capteurs havriens. On utilisait ces leurres depuis toujours, mais en nombres limités. L'énergie nécessaire pour maintenir une fausse signature de vaisseau de guerre convaincante à portée d'engagement était telle qu'un drone avait besoin d'un apport énergétique direct de la part du bâtiment qu'il protégeait. Par conséquent, la pratique habituelle consistait depuis toujours à ne déployer les leurres qu'en nombre réduit et à l'extrémité de faisceaux tracteurs. Mais la même technologie qui fournissait les centrales équipant les drones de reconnaissance supraluminiques de la FRM avait été appliquée au problème des leurres par les ingénieurs de R & D responsables du projet Cavalier fantôme, et le résultat — l'un des résultats — était une unité complètement indépendante dotée d'une endurance de vingt minutes sur ses réserves internes, selon la puissance de la signature à dupliquer. Et une unité que l'on pouvait lancer à partir des nouveaux tubes lance-missiles des unités du mur, en prime. Les lanceurs internes de la DivCom 62 passèrent donc en feu rapide, crachant des drones et multi pliant les cibles à chaque bordée — un désastre pour les Havriens. Le contre-amiral Aristide Trikoupis sentit ses lèvres se retrousser en un sourire froid de prédateur tandis que son répétiteur fleurissait de fausses cibles par vagues. Les Havriens n'allaient pas passer un bel après-midi à Elric, songea-t-il. « Oh mon Dieu! » souffla quelqu'un. BJ Groenewold ignorait de qui il s'agissait, mais celui-là avait quoi qu'il en soit très bien résumé son propre sentiment. Il était impossible que les Manties aient tiré tant de missiles, pas avec l'accélération d'approche que ses équipes tactiques avaient enregistrée ! C'était tout simplement impossible. Pourtant c'était arrivé, et il sentit un nœud glacé lui tordre l'estomac tandis que le déluge de feu s'avançait vers sa force. Okamura devait être aussi stupéfait que lui, mais l'officier tactique ne se laissait pas démonter et, malgré son incrédulité, Groenewold était heureux que le capitaine de frégate garde son sang-froid. Le contrôle de feu et les capteurs des missiles manticoriens étaient plus performants que ceux de la Flotte populaire et, pour compenser, Okamura retardait son propre lancer de manière à affiner ses solutions de tir jusqu'au dernier instant. Il devait faire feu avant que les missiles ennemis approchent suffisamment pour viser ses capsules ou les endommager par des frappes indirectes, mais chaque seconde d'attente améliorait ses pourcentages d'un petit cran qui ferait peut-être la différence. S'il avait eu le choix, Groenewold aurait tiré depuis l'entrée dans l'enveloppe effective de missiles, mais l'équipement GE manticorien était trop bon pour ça. Impossible d'obtenir un verrouillage définitif à cette distance et, après s'être enfoncés si loin dans l'enveloppe de l'ennemi, Okamura et Groenewold avaient bien l'intention de ne lancer qu'avec les meilleures solutions qu'ils pouvaient générer. Okamura jeta un dernier regard à ses afficheurs puis grommela de satisfaction. « Feu », dit-il, et les capsules de la FI-12.3 vomirent leurs missiles à leur tour. Ils s'éloignèrent pour charger sur leurs cibles peu nombreuses, et... L'image changea encore, et Groenewold serra les dents face à la soudaine augmentation absurde du nombre de cibles. Il jura en silence mais avec amertume et conviction, comme le flot de fausses signatures dansait et cabriolait. Il n'avait jamais vu si peu de vaisseaux produire autant de leurres et, sous ses yeux, l'image commença à perdre de sa netteté sous l'effet d'un brouillage aux impulsions bien plus puissantes et étalées que tout ce que Groenewold avait vu jusqu'alors. Les trente-cinq supercuirassés de la FI-12.3 et leurs escortes remorquaient plus de huit cents capsules, chargées chacune de douze missiles. La salve qu'ils avaient produite comptait plus de treize mille projectiles offensifs, près de trois fois la puissance de feu en approche, et elle aurait dû pouvoir obtenir une concentration plus lourde sur le nombre réduit de cibles qui lui faisaient face. Selon n'importe quel calcul rationnel d'avant combat, même en tenant compte de la supériorité reconnue des missiles et du contrôle de feu manticoriens, il aurait dû en découler l'extermination ou presque du détachement d'Elric. Mais c'était avant que la Flotte populaire rencontre le projet Cavalier fantôme, et BJ Groenewold – qui avait tout fait comme il fallait – était sur le point de découvrir à quel point ses calculs étaient faux. Les relevés initiaux ont l'air très bien, monsieur, déclara le capitaine de frégate Towson. Les données télémétriques en provenance des missiles indiquent que la moitié ont déjà un verrouillage interne. — Excellent, Adam ! » Trikoupis s'autorisa un franc sourire. Un autre cadeau de Cavalier fantôme était une augmentation de presque dix-huit pour cent de la sensibilité des têtes chercheuses des nouveaux missiles, ainsi qu'une augmentation comparable de la capacité de leur ordinateur embarqué à faire la différence entre vraie et fausse cible. La R & D travaillait encore à améliorer ces deux qualités – une nécessité pratique une fois que la Flotte serait autorisée à utiliser la portée complète des nouveaux missiles – mais ce qu'ils avaient maintenant payait déjà nettement. L'Izzie et ses codivisionnaires pouvaient basculer beaucoup plus tôt le contrôle de tir du vaisseau vers le missile, ce qui leur permettait de consacrer plus de temps aux solutions de visée les plus difficiles et devrait largement augmenter le pourcentage de coups au but. La distance au moment du lancer était de six millions et demi de kilomètres, avec une vitesse d'approche de trois cent vingt kilomètres par seconde, ce qui donnait aux missiles de la FI-12.3 un temps de vol nominal de cent soixante-douze secondes. Leur vélocité finale s'élèverait à un peu plus de soixante-quinze mille sept cents kilomètres par seconde, et les projectiles du citoyen vice-amiral Groenewold n'auraient plus que huit secondes de propulsion pour les manœuvres d'attaque terminales. À cette vitesse, huit secondes devaient suffire... à supposer que les défenses actives ne les détruisent pas tous avant qu'ils n'atteignent la limite d'efficacité de leurs têtes laser, soit trente mille kilomètres. Bien sûr, les missiles manticoriens possédaient une capacité d'accélération légèrement meilleure. Leur temps de vol serait plus court de dix secondes, ce qui leur accorderait plus de temps pour les manœuvres d'attaque et leur conférerait une vitesse terminale supérieure de plus de deux mille km/s, mais Groenewold n'avait pas d'autre choix que d'accepter ce désavantage. Ses commandants d'unités et lui l'ignoraient, mais, même ainsi, les performances des missiles du vice-amiral Malone avaient été délibérément dégradées. Les nouveaux missiles à propulsion multiple qu'avait produits le projet Cavalier fantôme auraient pu effectuer tout le trajet sous accélération de quatre-vingt-seize mille km/s2 plutôt que de se limiter à quarante-sept mille cinq cent vingt km/s2 comme maintenant. Sous cette accélération, ils auraient parcouru la distance en cent dix-huit secondes à peine et seraient arrivés avec une vitesse terminale supérieure à cent dix mille km/s... et de quoi manoeuvrer encore plus d'une minute. À cette vitesse et avec autant de marge de manœuvre, ils auraient assailli la FI-12.3 comme la foudre, mais le haut commandement de l'Alliance avait décidé que ces capacités devaient elles aussi être tenues secrètes. Enfin, ce que la FI-12.3 affrontait n'était déjà pas si mal. Un projectile sur cinq de cette salve nourrie était soit un brouilleur soit un leurre qui se faisait passer pour dix missiles à lui tout seul. Les deux côtés utilisaient des brouilleurs et des projectiles GE auparavant, bien sûr. C'était de la routine. Mais la Flotte populaire n'avait jamais imaginé de missiles GE avec tant d'énergie à consommer, et la férocité incroyable du brouillage ainsi que la puissance aveuglante des fausses signatures des leurres surpassaient tout ce à quoi Groenewold et Okamura s'attendaient. Leurs défenses actives furent moitié moins efficaces qu'elles n'auraient dû l'être, et les missiles entrants étaient équipés de têtes chercheuses bien plus performantes que tout ce que les Manties avaient utilisé jusque-là. Le détachement d'Elric avait lancé cinquante secondes avant la FI-12.3, et ses missiles atteignirent leurs cibles plus d'une minute avant que ceux de Groenewold n'amorcent leurs propres manœuvres d'attaque finales. Des antimissiles se précipitèrent désespérément à leur rencontre, et le vice-amiral havrien, incrédule, regarda ses antimissiles se faire détourner par les leurres ou aveugler par les brouilleurs, les uns après les autres. Les grappes laser de la dernière chance ouvrirent le feu, crachant des rayons de lumière cohérente sur les têtes laser en approche, mais elles aussi souffraient du brouillage et se concentrèrent beaucoup trop sur des leurres inoffensifs. À peine vingt pour cent des missiles entrants furent détruits par les antimissiles, et dix-huit autres seulement par les grappes laser. Puis deux mille quatre cents têtes laser alliées détonèrent à l'unisson, et une énorme vague de destruction balaya la force d'intervention 12.3. Seuls cinq vaisseaux étaient visés par tous ces missiles, et les victimes désignées trébuchèrent de douleur alors que près de cinq cents missiles assaillaient chacune d'elles. Un supercuirassé était solide à un point qui dépassait presque l'entendement. Même des missiles tirés par des bâtiments du mur étaient rarement capables de causer des dégâts vraiment graves face à leur blindage et leurs puissantes défenses actives et passives. On pouvait les abattre à coups de missiles, certes, mais en théorie seulement lors de longs affrontements douloureux au cours desquels on les réduisait littéralement en pièces centimètre par centimètre. La réintroduction des capsules lance-missiles et la dangerosité accrue de leurs missiles n'avaient pas changé ces calculs. Il fallait toujours des dizaines, voire des centaines de frappes isolées pour détruire un supercuirassé, mais les longs affrontements brutaux n'étaient plus nécessaires pour lancer ces missiles sur leur cible. On pouvait désormais y arriver en une seule bordée, et la force d'intervention 12.3 se tordit au cœur d'un tourbillon de lasers. Nul ne saurait jamais combien de centaines de rayons s'étaient écrasés en vain contre les bandes gravitiques impénétrables de leurs cibles, ni combien d'autres avaient été détournés à la dernière minute par les barrières latérales protégeant leurs flancs. D'ailleurs, nul ne saurait jamais non plus combien de rayons exactement avaient atteint la coque de leurs victimes. Et qu'importait? L'instant d'avant, la FI-12.3 possédait un solide noyau de trente-cinq unités du mur; l'instant d'après, elle n'en avait plus que trente. L'éclat terrible de vases de fusion défaillants illumina le cœur de la formation havrienne et la tombe de ce qui, quelques petites secondes plus tôt, était encore des supercuirassés de plusieurs millions de tonnes; il n'y eut aucun survivant parmi les cibles du contre-amiral Trikoupis. Vingt-cinq mille hommes et femmes moururent dans ces bûchers incandescents et, parmi eux, le citoyen vice-amiral BJ Groenewold, qui avait préparé sa force d'intervention à toutes les menaces qu'il pouvait concevoir, pour finalement en affronter une que seul un devin aurait pu anticiper. Aristide Trikoupis regarda ses victimes disparaître de son répétiteur, puis ce fut le tour des missiles havriens. Il y en avait beaucoup trop pour les défenses actives du détachement en infériorité numérique, mais les enfants du projet Cavalier fantôme les attendaient, et les yeux du contre-amiral brillèrent triomphalement tandis que chaque missile, l'un après l'autre, se détournait pour viser l'un des leurres, partait soudain de côté, aveuglé par le brouillage, ou passait simplement tout droit, incapable de voir sa cible désignée au milieu du brouillage issu des vaisseaux eux-mêmes et des plateformes distantes de Cavalier fantôme. Des treize mille missiles lancés contre le détachement, plus de dix mille se firent piéger ou aveugler. Deux ou trois mille de ceux-là s'efforcèrent de détruire les quatre drones GE qui se faisaient passer pour des supercuirassés supplémentaires, et les trois mille qui attaquèrent bel et bien de véritables cibles étaient répartis entre tous les vaisseaux du détachement. Étant donné le très grand nombre de missiles en approche, c'était logique, puisque cette puissance de feu devait forcément surcharger les défenses actives. Les Havriens n'avaient besoin que d'endommager les unités de l'amiral Malone, les laissant incapables d'accélérer suffisamment pour s'échapper et esquiver les attaques suivantes de la force d'intervention bien plus nombreuse, et la tâche aurait dû être relativement simple une fois les défenses actives battues. Mais les défenses actives étaient à la hauteur du défi qu'on leur lançait : des antimissiles s'élancèrent dans l'ouragan de projectiles entrants, puis les grappes laser entamèrent leur processus de détection et de tir avec l'efficacité froide de systèmes contrôlés par informatique. Le vice-amiral Malone et le contre-amiral Trikoupis, plissé, regardèrent les derniers survivants de la bordée havrienne continuer leur chemin puis, à la toute dernière minute, l'ordre jaillit du vaisseau amiral, et toutes les unités du détachement roulèrent en même temps pour ne présenter que leur bande gravitique ventrale aux assaillants. Certains missiles passèrent malgré tout. Il y en avait tout simplement trop pour qu'il en aille autrement, et l'Isaïe MacKenzie et l'Édouard Esterhaus frémirent et cahotèrent en encaissant les coups. Les barrières frontales des SCPC, copiées sur celles des nouveaux BAL, contribuèrent largement à réduire les dégâts, et le Bélisaire s'en tira sans une égratignure. Mais ce fut le seul supercuirassé à pouvoir s'en targuer, et les croiseurs de combat Amphitrite et Lysandre ruèrent de douleur tandis que des lasers perçaient leur coque bien plus fragile. L'Amphitrite ignora les coups et poursuivit sa course, perdant de l'atmosphère par ses flancs déchiquetés mais encore totalement opérationnel. Le Lysandre eut moins de chance. Trois frappes distinctes touchèrent son anneau d'impulsion de poupe, détruisant deux noyaux alpha et au moins quatre bêta, et d'autres déchirèrent sa section intermédiaire, éventrant le flanc tribord, détruisant le centre d'opérations de combat, le pont d'état-major (heureusement inoccupé) et deux de ses trois centrales à fusion. Un tiers de son équipage fut tué ou blessé, et il tituba, prenant du retard avec la chute de son accélération. Il était condamné, mais les Havriens avaient manifestement été sonnés par l'ampleur du coup qu'ils venaient de prendre. Leur propre accélération chuta soudain, et le Lysandre put continuer à s'éloigner lentement d'eux. Le vice-amiral Malone évalua très vite la situation. Il était impossible de faire quitter le système au Lysandre alors que sa voile Warshawski de poupe était inopérante, mais on pouvait au moins sauver son équipage. Ses supercuirassés, dont aucun n'était gravement endommagé, s'adaptèrent à la vitesse que le croiseur de combat mutilé pouvait soutenir et roulèrent pour dégager à nouveau leur flanc et répondre à l'ennemi, défiants, tandis que les compagnons d'escadre du Lysandre s'approchaient. C'était une décision risquée car, sans la pleine capacité des Harrington/Méduses en termes de capsules, l'équilibre des forces demeurait largement favorable aux Havriens, or il avait interdiction de faire usage de cette pleine capacité. Mais les Havriens avaient eu leur compte. C'était comme si la force qui les poussait avait disparu — et c'était peut-être le cas, songea férocement Trikoupis, car il avait concentré ses tirs sur le volume du mur ennemi qui devait abriter le vaisseau amiral havrien — et leur détermination initiale flancha. Ils laissèrent la distance continuer d'augmenter lentement, arrosant le détachement d'une averse décousue de missiles parfaitement inefficaces contre des cibles protégées par Cavalier fantôme, et Trikoupis comme Malone s'en contentaient volontiers. Ils achevèrent le sauvetage de tout le personnel du Lysandre puis continuèrent de battre en retraite, comme le stipulaient leurs ordres en provenance de Sir Thomas Caparelli et Wesley Matthews. Derrière eux, les survivants de la force d'intervention 12.3 les regardèrent partir et, moroses, prirent possession du système que — s'ils avaient su! — le haut commandement ennemi voulait les voir prendre. CHAPITRE VINGT-SEPT « Que je sois pendu : ça marche vraiment ! » Assis dans son fauteuil de commandement à bord du Bad Penny, le capitaine de frégate Scotty Tremaine secouait la tête. Sur l'afficheur devant lui, l'icône de l'Hydre Six pulsait du vert vif indiquant une unité protégée par une barrière active. Ce qui était fort intéressant puisque le Bad Penny se trouvait juste derrière le BAL du capitaine de corvette Roden. « Ouais. » Sir Horace Harkness entra une requête dans le terminal auxiliaire situé à gauche de son propre fauteuil dans la section machines. Il étudia les chiffres puis fronça les sourcils. « Restent encore quelques interférences avec les noyaux de poupe, annonça-t-il. Pas grand-chose, mais ça pourrait poser problème si une frappe arrivait pile au mauvais endroit. Il y a un tourbillon gravitique ici. » Il tapa un ordre sur le bloc tactile et transféra un schéma agrandi de la poupe de l'Assassin sur l'afficheur principal de Tremaine. Un curseur clignotait, pointé sur une zone ombrée où la barrière de poupe aurait dû rejoindre sans accroc la bande gravitique dorsale du BAL. — Vous le voyez, monsieur ? — Je le vois », répondit Tremaine. Il l'observa soigneusement puis tapa une requête à son tour. Les ordinateurs réfléchirent à son ordre et superposèrent docilement au schéma une grille fonction de la densité de la barrière de poupe. La zone ombrée signalée par Harkness grossit légèrement tandis que les chiffres s'affichaient, et le capitaine de frégate grommela. « On a une baisse de soixante-dix pour cent de la puissance de la barrière tout le long du tourbillon, et on tombe presque à zéro le long de la jointure. Pas bon, ça, chef. — Mais ce n'est pas si terrible que ça non plus, pacha, intervint l'enseigne Pin depuis la section tactique. Le tourbillon n'est pas si gros, fit-elle remarquer, et l'ennemi devrait frapper pile dessus et sous l'angle exact approprié pour passer au travers. Comparé à des bandes gravitiques béantes, c'est un sacré progrès à mon avis ! — Certes, Audrey. Mais si nous devons fabriquer ce truc, autant le faire bien. Et on sait que ça peut être fait parce que les Furets n'ont pas de faille dans ce genre. — Non, en effet, répondit Harkness. D'un autre côté, ConstNav avait toute une ribambelle d'ingénieurs et d'ordinateurs pour modéliser ça. Et ils pouvaient mettre le générateur dans la coque, en plus : ils avaient beaucoup plus de choix pour le placer. Je rechigne à le dire, mais je trouve que Bolgeo a fait un sacré boulot, tout bien considéré. — Pour l'amour du ciel, ne dites pas ça devant lui, chef ! intervint Pin. Smith, Paulk et lui se sont déjà à moitié saoulés hier soir chez Dempsey's, et ils ont bien failli se démettre l'épaule à force de se taper dans le dos pour se congratuler mutuellement. » Harkness éclata d'un rire grave, et l'équipage du Bad Penny se joignit à lui. La station spatiale de Sa Majesté Weyland, tout comme Héphaïstos et Vulcain, abritait son propre restaurant de la chaîne bien connue. Depuis que l'Amirauté avait décidé de transformer Manticore-B en terrain de jeu privé pour y tester ses derniers joujoux, le Weyland n'accueillait plus de bâtiments civils. Dempsey's avait largement compensé cette perte grâce à l'augmentation spectaculaire du nombre de militaires de la Flotte passant par la station spatiale, non sans un malheureux incident de temps en temps, clos par l'intervention de la police militaire. L'arrivée des flottilles de BAL de l'amiral Truman et de leur personnel turbulent avait démultiplié la fréquence de ces incidents. La décision des équipages de BAL de faire de Dempsey's leur repaire privé et leur bistrot – ce qui exigeait naturellement qu'ils expulsent manu militari tout intrus osant fourrer son nez dans leur tanière – n'avait pas aidé mais, au moins, cela leur offrait un endroit où parler boutique autour de copieuses quantités de bière. Tremaine espérait que la DGSN surveillait de près le personnel du restaurant car il n'y avait pas moyen d'éviter que soient abordés au cours de ces conversations des détails que les Havriens auraient adoré connaître. La bonne nouvelle, c'était que Nicolas Pakovic, le directeur, et ses employés paraissaient avoir adopté sans réserve les flottilles de BAL. Ils étaient aux petits soins pour eux, leur accordaient des ristournes et ne gonflaient même pas les (fréquentes) factures de réparations que Dempsey's leur présentait. Plus d'une fois, Tremaine avait également entendu Nicolas ou Miguel Williams, le barman, suggérer discrètement à un client qu'il abordait peut-être un sujet dont il ne devrait pas discuter en public. Néanmoins... « Ils en parlaient vraiment en public ? s'enquit-il, et Pin gloussa. — Oh, non, pacha! En fait, ils avaient obtenu des lieutenants Gilley et Shelton qu'ils embobinent un pauvre enseigne de la soixante et unième et le poussent à jouer à la belote avec eux. Pour cinquante centimes le point, pas moins. » Elle secoua la tête. « Et ils l'ont plumé comme un pigeon. Mais pendant tout ce temps, ils menaient une conversation en parallèle qui ne voulait rien dire pour ceux qui ne connaissent pas leur projet. En réalité ils n'ont pas dit un mot de ce sur quoi ils travaillaient, ils se sont seulement vantés de bien le faire. C'était cryptique à souhait, et ça a complètement dérouté leur victime, mais plus ils ingurgitaient de bière et plus ils étaient contents d'eux-mêmes. — À cause du jeu ou de la barrière de poupe ? demanda le lieutenant de vaisseau Hayman, l'officier du Bad Penny en charge de l'équipement GE. — Les deux, je pense. Difficile à dire avec ces énergumènes. Bolgeo surtout. Il est carrément insupportable dès qu'il fait chuter quelqu'un, et il s'est étranglé si bruyamment à propos d'une enchère à capot manquée par l'enseigne que j'ai cru qu'il allait se noyer dans sa bière. — Très bien, fit Tremaine. Dans ce cas, je suis d'accord avec vous, Audrey. Inutile de donner à la joyeuse équipe de Roden davantage de motifs d'autosatisfaction. En fait, chef, je voudrais que vous décriviez ce tourbillon en détail. Nous allons leur donner un problème à résoudre en même temps que nos félicitations, histoire de les empêcher de trop prendre la grosse tête. — Trop tard pour Bolgeo, soupira Harkness avant de se fendre d'un sourire. Enfin, j'imagine que je peux formuler ça de manière à leur inculquer un petit peu d'humilité, si j'y mets du mien. » « Eh bien, eh bien... » Le Premier Lord de la Spatiale Sir Thomas Caparelli était assis à son pupitre dans la « Fosse », le front plissé par la réflexion. Il venait de terminer la lecture du rapport d'action sur Elric rendu par le vice-amiral Malone et le contre-amiral Trikoupis. Il avait mis deux semaines standard à arriver par courrier, et il ressemblait beaucoup aux rapports qu'il avait reçus de Solway et Treadway. Le détachement de Solway, en l'absence de Méduses pour étoffer ses tirs de missiles, avait infligé des pertes moindres, mais les systèmes issus du projet Cavalier fantôme avaient réussi leur premier test complet haut la main lors de ces trois affrontements. Certains des nouveaux équipements avaient été testés isolément lors d'engagements précédents, mais c'était la première fois que des groupes d'intervention entiers avaient pu essayer simultanément toutes leurs applications défensives, et les pertes alliées avaient été ridiculement faibles. On n'avait perdu aucun vaisseau du mur et seulement trois croiseurs de combat. Le détachement de Treadway avait perdu cinq contre-torpilleurs d'une même escadre, mais c'était un coup de malchance. L'escadre effectuait des manœuvres indépendantes, et la force d'attaque havrienne tout entière avait effectué sa translation d'arrivée juste au-dessus d'elle. Le commandant de l'escadre avait fait preuve d'une grande présence d'esprit et de beaucoup de talent en réussissant à sortir de là quelques-uns de ses bâtiments, et Caparelli regrettait profondément que le sien n'ait pas fait partie du lot. Mais si douloureuses qu'aient été les pertes alliées, elles demeuraient bien plus faibles que celles de l'ennemi. Certes, celui-ci ne s'en rendait sans doute pas compte. Il apparaissait clairement dans le rapport d'Elric, par exemple, que le contrôle de feu havrien avait été complètement berné par les drones GE générant des signatures de supercuirassés. Étant donné la confusion qui était un élément constant de toute bataille, surtout quand elle était si brève et intense et se livrait dans un environnement GE si dense, la Flotte populaire croyait probablement que la disparition des drones marquait la destruction de véritables vaisseaux du mur. Un examen critique vraiment rapproché des données de détection pourrait la pousser à mettre en doute cette conclusion, mais Caparelli ne pensait pas qu'on irait y regarder de si près. Il était humain d'avoir besoin de croire qu'on avait marqué au moins quelques points contre un adversaire, surtout quand celui-ci avait détruit quatorze pour cent des bâtiments du mur qu'il affrontait. Si les Havriens croyaient bel et bien avoir détruit quatre ou cinq supercuirassés, toutefois, alors les pertes à Elric s'équilibraient presque, selon leur mode de calcul, alors que c'était là qu'ils avaient le plus souffert. Les Havriens étaient donc désormais en possession de trois systèmes importants (mais pas vitaux) sur le plan stratégique, à un coût qui n'était certainement pas extravagant vu l'étendue du terrain qu'ils avaient repris, et ils pensaient probablement avoir infligé des pertes d'unités à peu près équivalentes à l'Alliance. De plus, il apparaissait que Trikoupis et ses collègues avaient utilisé leur technologie issue du projet Cavalier fantôme et les capacités des Méduses aussi intelligemment que Caparelli pouvait le souhaiter, et il semblait peu probable que les Havriens aient une idée très claire de ce qu'on leur avait fait. Ils devaient savoir que les équipements GE des alliés étaient beaucoup plus performants que d'habitude, mais ils ne pouvaient pas savoir pourquoi à coup sûr. Pas encore. Tout cela signifiait que McQueen allait subir une très forte pression pour pousser hardiment de l'avant. D'ailleurs, il était possible qu'elle-même interprète l'issue de sa dernière opération comme le signe que les alliés étaient sur le point de s'effondrer. Il doutait qu'elle laisse son euphorie l'emporter sur son bon sens, mais elle n'opérait pas dans le vide, et Pierre devait avoir désespérément besoin de victoires militaires dans le sillage des dégâts que le témoignage d'Amos Parnell devant l'Assemblée solarienne causait aux relations diplomatiques de la République. Il était clair, d'après les rapports des sources de Patricia Givens au sein de la RPH, que l'accès havrien aux technologies solariennes avait beaucoup souffert et, apparemment, cela empirait très vite. La perte de cet accès technologique, voire une restriction modérée de son flux, ne pouvait qu'imposer une pression plus forte encore aux stratèges et planificateurs de la Flotte populaire. Et pas seulement parce qu'on devenait hystérique du côté des civils, d'ailleurs. À la place de McQueen, s'il avait disposé d'une poignée de rapports qui ne faisaient qu'esquisser les capacités de Cavalier fantôme, Caparelli aurait été proprement terrifié à la perspective de perdre son lien avec les ingénieurs de R & D militaire de la Ligue. Le besoin de pousser rapidement plus avant, alors que les alliés étaient encore sur la défensive et avant qu'ils ne puissent acheminer leurs nouveaux équipements, quels qu'ils soient, en nombre suffisant vers les escadres de front, se ferait encore plus pressant. Même s'il redoutait les pertes qu'il allait subir, il saurait qu'elles seraient encore plus élevées par la suite s'il tergiversait assez longtemps pour que l'ennemi déploie pleinement ses nouveaux systèmes, et sa réaction immédiate serait de charger vigoureusement. Et il le ferait, songeait-il en regardant la cuve holo, là où il avait déjà enfoncé la porte de l'Alliance, où la distance était la plus courte pour atteindre une base et un chantier alliés vraiment importants et où sa meilleure équipe de commandement était en place et prête à frapper. Il rassemblerait toutes les unités qu'il pouvait libérer de leurs autres tâches et les enverrait soutenir la Douzième Force havrienne, puis il foncerait droit sur Grendelsbane. De toutes les cibles à sa portée, c'était celle qui ferait le plus mal aux alliés, et exercer une pression dessus forcerait l'Alliance à redéployer ses effectifs pour contrer son attaque, lui permettant ainsi de conserver l'initiative. Le Premier Lord de la Spatiale fit basculer son dossier et siffla sans bruit entre ses lèvres pincées tout en regardant les icônes d'Elric, Treadway et Solway. Il était dangereux d'essayer de lire les pensées de l'ennemi. Si on voyait juste et qu'on agissait en conséquence, on pouvait remporter une immense victoire. Mais si on se trompait... Pire, il était terriblement aisé de se tromper, de décréter que l'ennemi allait faire quelque chose parce qu'on avait affreusement besoin qu'il décide de le faire. Ou de partir du principe qu'il voyait quelque chose aussi clairement que vous alors que ce n'était pas le cas, ou bien alors qu'il voyait en réalité un détail que vous n'aviez même pas aperçu, de l'autre côté du spectre stratégique. Pourtant, cette fois, Caparelli était prêt à suivre son intuition. Les Havriens allaient continuer à pousser depuis leurs dernières conquêtes et se diriger vers Grendelsbane. Il l'avait espéré, et il savait que cela le prédisposait sûrement à conclure qu'ils le feraient, mais il se sentait néanmoins parfaitement confiant. Seul problème, c'était trop tôt. Le délai de transmission des messages serait encore plus long pour l'ennemi : McQueen n'apprendrait pas la conquête d'Elric avant encore douze ou treize jours standard, par exemple, et il lui faudrait encore près d'un mois pour faire parvenir de nouveaux ordres à ses forces et commencer à envoyer des renforts dans la région. Mais cela ne réglait pas franchement son problème à lui. Il aurait voulu un mois de plus — deux ou trois, s'il avait pu les trouver — pour que les nouvelles flottilles de BAL terminent leur entraînement dans l'espace de Manticore-13. Les rapports d'Alice Truman étaient encourageants, et Caparelli commençait à penser que les nouveaux Écorcheurs-B et Furets pourraient finir par dépasser les prédictions de leurs plus ardents partisans, mais ils n'avaient manifestement pas encore atteint le plus haut degré de préparation. Certains étaient plus prêts pour le combat que d'autres, mais il voulait désespérément leur accorder au moins plusieurs semaines supplémentaires d'exercice. Hélas, ces semaines, il ne les avait pas. Ou plutôt, il ne les aurait peut-être pas... et il n'osait pas attendre de s'en assurer. Il faudrait au moins deux semaines pour préparer les porte-BAL les plus avancés à leur premier déploiement guerrier, et ils auraient encore besoin de deux ou trois semaines pour s'intégrer au sein des forces plus conventionnelles qui devraient opérer avec eux. Par conséquent, s'il souhaitait tirer parti des dernières attaques havriennes, il devait donner cet ordre presque immédiatement. Il fit pivoter son fauteuil de droite et de gauche, le regard plongé dans la cuve holo, à l'écoute de l'efficacité discrète de la Fosse, et le poids de ses responsabilités l'écrasa. Il aurait pu appeler ses collègues Lords de la Spatiale pour discuter la situation. Toutefois il savait aussi qu'au bout du compte la décision lui reviendrait. Ou plutôt qu'elle lui reviendrait ainsi qu'à la baronne de l'Anse du Levant. Mais le Premier Lord de l'Amirauté suivait toujours les conseils de son Premier Lord de la Spatiale; par conséquent, le choix lui appartenait, quoi qu'en disent les organigrammes officiels. Et c'était mieux ainsi. Il valait mieux que la responsabilité de cette décision soit clairement définie. Qu'on ne se demande pas qui l'avait prise ni pourquoi. Il fixa encore la cuve en silence pendant une poignée de secondes interminables, puis il hocha brusquement la tête et releva les yeux. Il héla un officier de communication, et la jeune femme se dirigea aussitôt vers lui. — Oui, Sir Thomas ? — Enregistrez un message pour le contre-amiral Truman, lui dit-il. — Bien, monsieur. » Le lieutenant de vaisseau enfonça des touches sur l'unité d'enregistrement qu'elle portait et changea légèrement de position pour s'assurer que la lentille et le micro étaient tous deux bien orientés vers Caparelli. ( Enregistrement, monsieur. — Amiral Truman, fit le Premier Lord de la Spatiale à l'adresse de la machine, vous devez considérer ce message comme le premier degré d'alerte pour l'opération Bouton-d'or. Veuillez placer vos commandants d'escadre et de vaisseaux en état d'alerte et vous préparer pour un redéploiement imminent. J'apprécierais de recevoir au plus tôt les derniers rapports concernant votre état de préparation, et je vous demande d'établir une liste de tous vos besoins pour LogCom dans les six heures qui suivront la réception de ce message. » Il marqua une pause puis sourit. u En ma qualité de Premier Lord de la Spatiale, je vous demande également de considérer ce message comme la notification officielle de votre promotion au rang de vice-amiral breveté. Personne n'est mieux placé pour commander votre composante de l'opération, et je ne souhaite pas rompre votre chaîne de commandement à cette date tardive. J'en aviserai l'amiral de Havre-Blanc, et la paperasse officielle de PersNav suivra dès que possible. » Il s'interrompit, et son sourire disparut. — Je me rends compte que cette activation de Bouton-d'or a lieu plus tôt qu'aucun de nous ne s'y attendait. Si mon estimation de la conduite que les Havriens vont adopter dans l'immédiat est exacte, toutefois, nous sommes face à une fenêtre d'opportunité qui a peu de chances de se représenter avant longtemps. Je pense obtenir le feu vert de la baronne de l'Anse du Levant pour cette opération sous vingt à trente heures. À supposer que nous ayons effectivement son feu vert, votre personnel et vous devrez supporter une lourde responsabilité avec moins d'entraînement et de préparation que l'Amirauté n'aurait espéré vous en accorder. Je le déplore, mais je sais pouvoir compter sur vous et vos hommes pour vous en tirer de toute façon. » Si Bouton-d'or est approuvé, je vous en informerai immédiatement. Bonne chance, amiral. » Il cessa de s'adresser aux instruments et fit signe de la tête au lieutenant de vaisseau. — Transmettez cela tout de suite, capitaine. Et prévenez-moi dès qu'on accuse réception. — À vos ordres, monsieur ! » Le lieutenant se mit brièvement au garde-à-vous puis fit demi-tour et se dirigea vers la section communication avec son message. Caparelli la regarda s'éloigner puis se carra dans son fauteuil et se frotta les yeux de sa main ouverte. Il aurait dû y avoir une musique d'ambiance menaçante, songea-t-il. De celles dont les producteurs d'holovision se servent pour informer le spectateur que des événements capitaux se préparent. Mais il n'y avait que le murmure tranquille de la Fosse et le battement régulier de son pouls dans ses oreilles. Comme c'est étrange. Comme tout est calme alors que je viens d'engager tant de milliers d'hommes et de femmes dans une nouvelle bataille... et d'en condamner bien trop à mort. Il baissa les mains et adressa un sourire en coin à la cuve holo, puis il se leva dans un effort et s'étira. Malgré le message qu'il venait d'enregistrer, il devait encore passer des appels et voir des gens, à commencer par Patricia Givens, puis les autres Lords de la Spatiale, pour finir par la baronne de l'Anse du Levant et (probablement) le Premier ministre. Dans la mesure où il proposait de ne pas renforcer au maximum les alentours de Grendelsbane, il pourrait même se trouver obligé d'expliquer à la reine en personne les risques qu'il prenait délibérément. Tout cela était terriblement officiel et efficace en apparence... alors que cela ne voulait rien dire. La décision était déjà prise. Tout le reste n'était que littérature, et Sir Thomas Caparelli se détourna et quitta lentement la Fosse, le dos droit comme une épée, tandis que le poids de l'effort de guerre de l'Alliance entière pesait sur ses épaules larges et solides. CHAPITRE VINGT-HUIT Crawford Buckeridge apparut comme par magie, passant la porte du bureau, digne et majestueux, et il s'arrêta avec un air interrogateur poli à l'adresse de son seigneur. — Oui, milord ? — Messieurs Baird et Kennedy s'en vont, Buckeridge. Veuillez les reconduire. — Bien sûr, milord. » L'intendant se tourna vers les deux hommes et s'inclina cérémonieusement. « Messieurs. — Je me réjouis à l'avance de notre prochaine entrevue, messieurs, dit Mueller en leur serrant la main tour à tour. Je devrais avoir réglé les détails de la manifestation de Sutherland d'ici là. — Ça me semble parfait, milord. » Baird, porte-parole du duo comme à son habitude, serra fermement la main de Mueller. Ni lui ni Kennedy ne mentionna la mallette bien remplie qu'ils avaient laissée sous le bureau du seigneur, ni l'épaisse liasse de rapports en provenance des sources de Mueller qu'ils avaient reçue en retour. À ce jour, celui-ci n'avait pas pu confirmer les soupçons de Baird concernant une proposition d'annexion, mais ils avaient tous décidé de la traiter comme une réalité tant qu'ils n'avaient pas de preuve du contraire. Il en était résulté un flux d'argent plus dense encore de la part de l'organisation de Baird, ainsi que quelques manifestations soigneusement orchestrées contre les réformes de Benjamin dans plusieurs villes de bonne taille. Mueller avait été légèrement déçu du peu de soutien que les amis de Baird avaient pu apporter à l'organisation de ces manifestations. Selon lui, un parti populaire correctement dirigé aurait dû être capable de fournir davantage de militants à ces occasions. D'un autre côté, toutes les manifestations avaient eu lieu sur le continent septentrional d'Alliance Nouvelle, où elles profitaient de la proximité géographique d'Austinville et du Palais du Protecteur, or Baird avait expliqué que son organisation était mieux implantée au sud et à l'ouest. « Bonsoir », conclut Mueller, et les deux hommes suivirent Buckeridge vers la sortie. L'intendant veillerait à ce qu'ils quittent le manoir discrètement, il le savait, et il resta un moment perdu dans ses pensées, à passer en revue les sujets abordés pendant leur entretien. C'était étrange, songea-t-il. Quelques mois plus tôt seulement, il ne connaissait même pas l'existence de Baird et Kennedy ni de leur organisation. Désormais, il les tenait fermement dans son réseau et les faisait marcher à la baguette comme tous les autres sous le parapluie de l'opposition. Et ils le payaient grassement pour rythmer leur marche. Il gloussa à cette idée puis se tourna vers l'homme d'armes qui avait monté la garde en silence juste devant la porte du bureau pendant toute la discussion. « Merci, Steve. Je crois que ce sera tout, et j'aurai besoin que vous soyez frais et dispos demain, alors allez vous coucher. — Merci, milord. J'y vais. » Le sergent Hughes salua son seigneur en s'inclinant et quitta le bureau. Ses talons claquaient sur le sol pavé tandis qu'il descendait le couloir vers la sortie est et le chemin menant aux baraquements des hommes d'armes, et nul n'aurait pu deviner à sa prestance militaire ou à son regard sévère les pensées qui lui traversaient l'esprit. De toute façon, personne sur le domaine Mueller n'y aurait cru un instant s'il en avait connu la teneur. Pas de la part du sergent Hughes, avec son conservatisme religieux de notoriété publique et son intolérance face à toutes les « réformes » du Protecteur Benjamin. Par moments, Hughes se sentait plus que mal à l'aise dans son rôle. Il s'était porté volontaire pour cette mission, et il y croyait. Mieux, il savait que quelqu'un devait s'y coller, et il était fier de répondre à l'appel de son Protecteur. Mais le serment d'un homme d'armes personnel était exigeant et inflexible et, quel que soit son devoir ou le besoin de jouer un rôle, Hughes avait prêté ce serment devant Samuel Mueller, ses collègues hommes d'armes et frère Tobin, l'aumônier du domaine. Trop souvent, tard le soir, comme aujourd'hui, l'idée de violer ce serment pesait lourdement sur son âme. Elle n'aurait pas dû. Mueller trahissait lui-même grossièrement le serment prêté au Protecteur, et la loi du Sabre comme celle de l'Église étaient claires quant à ce que cela signifiait. On n'était pas lié par un serinent fait à un parjure. En vertu de la loi de Dieu comme de celle des hommes, Steve Hughes ne devait nullement allégeance à Samuel Mueller. Mieux que cela, le frère Clément, aumônier du domaine Mayhew, avait emmené Hughes dans le bureau du diacre Anders, dans la cathédrale Mayhew, avant même qu'il se présente pour le poste. Là, avec l'approbation du révérend Sullivan, sous le sceau de la Sacristie et d'un arrêt du Sabre exécutoire par provision portant sur la possible trahison d'un seigneur, Anders lui avait accordé une dispense spéciale et l'avait absous à l'avance des termes de son serment à Mueller. Tout cela était vrai, mais Hughes n'était pas homme à prendre la parole donnée à la légère. Dans le cas contraire, il n'aurait jamais été choisi pour cette mission. Toutefois ces mêmes qualités le mettaient terriblement mal à l'aise à l'idée de mentir de manière si solennelle et sanctifiée à l'un des grands seigneurs féodaux de son monde natal. Mais pas au point de lui faire regretter de s'être porté volontaire. Il avait mis des années à s'approcher autant de Mueller, à gagner sa confiance, et ses efforts et son dévouement commençaient enfin à payer. Il devait se montrer prudent dans ses contacts avec ses supérieurs au sein de la Sécurité planétaire, mais il savait le colonel Thomason et le général de division Yanakov plus que satisfaits des renseignements qu'il avait accumulés et des preuves qu'il leur avait apportées. Les enregistrements qu'il avait faits des rencontres de Mueller avec Baird et Kennedy ainsi que les copies des différents transferts de fonds aveugles que Mueller lui avait ordonné d'organiser étaient accablants. Ses entorses à la loi sur le financement des campagnes électorales ne constituaient pas une haute trahison, loin de là, et elles n'atteignaient pas la gravité des crimes que la Sécurité planétaire était convaincue que Mueller avait déjà commis, mais c'était un début. De plus, Mueller les avait personnellement planifiées, il avait lui-même perçu les fonds illicites et ordonné à Hughes de les distribuer. Il n'y avait pas d'intermédiaires pour chuter à sa place ou pour le masquer quand il aurait rendez-vous avec la justice du Sabre. Et tandis que l'argent affluait en quantités sans cesse croissantes à travers la toile des transferts illégaux, de plus en plus d'amis du seigneur s'impliquaient en acceptant ses largesses illicites. Quand le piège se refermerait enfin, il prendrait dans ses filets un nombre ahurissant d'individus haut placés, et il se pouvait que l'un d'eux en sache suffisamment long sur les autres agissements de Mueller et soit assez désespéré pour devenir témoin de l'accusation et dire ce qu'il savait, de manière à jeter à bas une fois pour toutes le seigneur criminel. Et même si personne ne parle, nous pourrions l'avoir malgré tout, songea Hughes. Je n'aime pas du tout ce Baird. Kennedy ? Bah! Un poids plume qui n'est là que pour faire de la figuration et jouer les assistants de l'autre, mais ce Baird... Il sait rudement bien ce qu'il fait, et je n'aime pas les sommes colossales qu'il distribue. Bon sang, mais où est-ce qu'il trouve tout cet argent? Personne, absolument personne ne devrait être capable de déplacer des fonds d'un montant pareil sans que la Sécurité en ait vent. Mais on dirait que l'argent se matérialise dans ses mains juste avant qu'il n'en livre un nouveau sac. Qu'il ne laisse pas de trace parce que cet argent n'existait pas jusque-là. Ce qui est ridicule, mais que je sois pendu si je trouve une autre explication! Il eut un rire sans joie et s'arrêta sous un des lampadaires à l'ancienne qui illuminaient les jardins paysagers du manoir pour consulter son chrono. Il avait dit à Mueller qu'il allait dormir, et c'était précisément ce qu'il avait l'intention de faire, mais il avait d'abord une petite course à effectuer. Sa piété n'était pas du tout feinte, mais personne parmi ceux qui l'avaient fréquenté avant cette mission n'aurait reconnu la version étroite, intolérante et collet monté qu'il affichait ici, sur le domaine Mueller. Allié au personnage qu'il avait choisi d'incarner, cela lui fournissait une excuse sur laquelle il pouvait compter pour entrer en contact avec ses supérieurs quand il en avait besoin, et il se dirigea vers l'entrée publique principale du manoir. En coupant par les petites ruelles et allées, la cathédrale Mueller se trouvait à cinq pâtés de maisons à peine de la demeure du seigneur, et Hughes insistait pour se rendre à l'église au moins deux fois par semaine. Le frère Tobin n'était pas au fait de sa mission et, d'après ce que Hughes en avait vu, il était cent pour cent loyal à son seigneur, mais c'était aussi un homme bon et un véritable prêtre de l'Église. Hughes ne croyait pas un instant que Tobin sache ce que Mueller fomentait... et il était certain que le prêtre ignorait que Mueller était impliqué dans l'assassinat du révérend Hanks. Si l'aumônier l'avait soupçonné une seule seconde, il aurait démissionné de son poste et quitté le domaine si vite que l'onde de choc aurait aplati la moitié des bâtiments sur le chemin de son exil. Tobin était certes conservateur, mais c'était un homme trop bon pour laisser ses idées lui monter à la tête, et il avait souvent gentiment reproché à Hughes sa propre intolérance feinte. C'était aussi un excellent joueur d'échecs, et Hughes et lui se réjouissaient à l'avance de leurs parties bihebdomadaires ainsi que des lentes discussions théologiques sans but précis qui les agrémentaient. Et il se trouvait justement que la « boîte à lettres » dont Hughes se servait pour transmettre ses rapports à ses supérieurs était une librairie sur le chemin de la cathédrale. La sentinelle postée à l'entrée principale le reconnut et lui adressa un petit signe informel, et non le salut qu'elle aurait affiché si quelqu'un d'autre avait été présent ou s'il avait été plus tôt. « Te voilà dehors bien tard, Steve, fit remarquer le garde comme Hughes s'arrêtait auprès de sa guérite. Le frère Tobin sait que tu viens ? — Je l'ai prévenu que je serais en retard ce soir, répondit Hughes avec un petit sourire. Il m'a dit de venir dès que je serais libre – qu'il serait debout jusqu'à une heure tardive, de toute façon, pour travailler au sermon de dimanche, et que je pouvais donc aussi bien venir lui tenir compagnie. Personnellement, je pense que s'il se montre si guilleret quant à l'horaire, c'est en réalité parce qu'il pense me mettre échec et mat en trois mouvements. Hélas, il a tort. — Toi et tes échecs ! » Le garde secoua la tête. « Trop intellectuel pour moi, mon gars. Tout ce qui est plus compliqué qu'un jeu de cartes me donne mal à la tête. — Tu veux dire, rectifia Hughes avec un sourire plus large, que tous les jeux qui ne te donnent pas l'occasion de plumer sans pitié ton malheureux prochain ne payent pas suffisamment pour que tu en apprennes les règles. — Aïe ! » Le garde se mit à rire, mais un peu jaune car aucun des collègues de Hughes ne savait bien s'il plaisantait ou s'il était vraiment convaincu lorsqu'il condamnait les cartes et le jeu en général. L'Église n'avait rien à redire aux jeux de hasard, tant que celui qui pariait le choisissait librement, que les jeux étaient honnêtes et que les pertes d'un homme n'étaient pas de nature à priver sa famille des moyens de mener une vie décente. Tous les enfants de l'Église ne partageaient pas cette tolérance, toutefois, et le conservatisme qu'affichait Hughes poussait le garde à le soupçonner d'être de ceux-là. Mais Hughes se contenta de secouer la tête et de lui asséner une tape sur l'épaule. « Ne t'en fais pas, Al. Je ne dirai pas au frère Tobin qu'il a besoin d'orienter le sermon qu'il écrit contre tes travers de joueur. Je suis sûr qu'il a de plus gros pécheurs à réprimander. Et puis je sais que tu contribues plus au denier du culte que l'Église ne l'attend de nous. — Eh bien, j'essaye. Et je ne crache pas sur une bonne partie de poker... pour l'argent, reconnut Al. — Pas de raison de te priver, tant que tu ne te laisses pas emporter, lui assura Hughes. Et maintenant, il faut vraiment que j'y aille. Le frère Tobin a peut-être dit "à n'importe quelle heure", mais je doute qu'il serait vraiment ravi de me voir si je débarque après minuit ! — Bizarrement, j'en doute un peu aussi », répondit Al en lui faisant signe de passer la grille. Hughes s'avança sur le vieux trottoir dallé de pierre de la ville de Mueller. Le clair de lune rayait en diagonale les rues étroites et tortueuses, vieilles de près de mille ans, et baignait les artères plus larges percées dans la vieille ville à une époque plus récente. On y avait ajouté un éclairage moderne, mais Mueller était une ville de Grayson et non de Manticore. C'était un dédale de bâtiments bas, dont peu dépassaient les huit ou neuf étages et aucun les trente, qui s'étendait dans une confusion anachronique de rues, d'allées et d'avenues. La vieille ville, en particulier, n'avait pas été prévue pour un éclairage moderne, et ses rues et ruelles étroites et tortueuses abritaient des flaques d'obscurité inattendues à intervalles irréguliers. Mais c'était aussi un endroit où l'ordre régnait, comme la plupart des villes de la planète. Les crimes de rue n'étaient pas inconnus sur Grayson, mais rares à l'extrême comparés à la majorité des planètes urbanisées. Et puis Hughes était armé et portait son uniforme de la garde Mueller, il avançait donc sur le trottoir, confiant, coupant à travers le labyrinthe de ruelles vers la cathédrale – et la porte de service de la librairie – en sifflotant un air décousu. « C'est lui », souffla celui qui se faisait appeler Baird aux deux hommes qui le flanquaient dans la ruelle. Le plus grand tourna la tête et, l'œil froid et calculateur, regarda le sergent dégingandé passer en sifflant devant l'extrémité de l'allée. « Pas de problème, dit-il, mais Baird secoua la tête et le saisit par le bras. — Il faut que ce soit fait proprement, dit-il sans détour. Et n'oubliez pas ce que vous visez vraiment. — Pas de problème », répéta l'autre avant de lever le bras en un geste de ralliement. Trois autres hommes sortirent de l'obscurité et, d'un signe de la tête, il les envoya poursuivre sans bruit le sergent. On va le récupérer pour vous, assura-t-il. — Bien, mon frère. Bien, répondit Baird en relâchant son bras. Ce monde appartient à Dieu, dit-il avec formalisme, et inclina brièvement la tête. — Ce monde appartient à Dieu », répondit-il. Puis il quitta l'allée avec ses derniers compagnons, se hâtant pour rejoindre les autres. Baird les regarda partir puis fit demi-tour et s'éloigna presque aussi discrètement qu'eux. Hughes ignorait ce qui l'avait mis en alerte. C'était venu et reparti trop vite pour qu'il le définisse, et de toute façon il n'avait pas le temps de s'y attarder. Peut-être était-ce simplement de l'intuition, ou peut-être son subconscient bien entraîné avait-il décelé quelque chose que son esprit avait manqué, mais il se retournait déjà lorsque le premier couteau jaillit de la nuit. Il grogna de douleur quand l'acier acéré s'enfonça dans son dos au-dessus du rein droit. La lame racla une côte, puis son propre mouvement la dégagea de la chair. Il trébucha de côté, sentit jaillir le sang chaud, et l'homme qui l'avait poignardé montra les dents et approcha pour frapper à nouveau. Mais le capitaine Steve Hughes avait été choisi pour cette mission pour tout un ensemble de raisons, dont le fait qu'il était très, très dur et très bien formé. Sa main droite était allée à son pulseur alors qu'il se retournait et, malgré la souffrance causée par sa blessure, l'arme quitta son étui avec une rapidité et une souplesse fatales. L'homme écarquilla les yeux, soudain pris de panique car son élan lui plaquait le ventre contre la gueule du pulseur; puis Hughes pressa la détente. La volée de fléchettes supersoniques manqua déchirer son agresseur en deux. Le gémissement aigu du pulseur fut renvoyé par les bâtiments de pierre bordant la chaussée étroite, mais ses projectiles n'étaient pas propulsés par des explosifs chimiques comme c'était le cas dans les armes de poing à l'ancienne, et aucun coup de feu ne retentit. L'homme sur qui il avait tiré s'effondra sans un bruit, mort avant d'avoir eu le temps de penser à hurler. Hughes recula en trébuchant, nauséeux et les jambes soudain molles, alors que le choc de la blessure le frappait au milieu de la poussée d'adrénaline. Sa main tremblait, et il grinça des dents en réaction à la douleur brûlante qui le traversait. Il ne pouvait pas atteindre sa blessure sans lâcher son pulseur, mais il s'appuya lourdement contre la façade d'un bâtiment, s'efforçant de rester sur ses pieds tout en essayant de comprimer l'affreuse entaille ensanglantée à l'aide de son coude droit. L'effet combiné du choc et de la douleur agissait comme une matraque qui tentait de le mettre à genoux, et il secoua la tête obstinément. Tout s'était passé si vite qu'il n'avait pas eu le temps de réfléchir, d'essayer de comprendre ce qui lui arrivait, mais son instinct l'avertit que son agresseur n'était pas seul. Et il avait raison. Un autre homme quitta la noirceur de l'allée. Un peu de lumière qui se déversait d'une fenêtre loin au-dessus de leur tête joua doucement sur une lame d'acier, et il chargea sur Hughes en jurant, s'efforçant d'approcher avant que l'homme d'armes sonné ne réagisse. Il y parvint presque, mais une autre volée de fléchettes le heurta en pleine poitrine, et il s'étala sur le dos dans un bruit sourd. Hughes s'étrangla tandis que l'odeur du sang, des organes déchirés et des sphincters relâchés le submergeait, et son cerveau lui signala qu'il avait besoin d'aide, que la blessure subie était plus grave encore qu'il ne l'avait cru et qu'il pourrait bien mourir s'il ne recevait pas des soins médicaux immédiats. Même soutenu par le mur de l'allée, il lui était de plus en plus difficile de rester debout, et il leva sa main gauche, soudain maladroite, pour activer son bracelet de com. C'est alors que le troisième homme sortit de l'allée. Un autre couteau brilla, et Hughes grogna sous l'impact de la lame. Il parvint à intercepter le coup du bras gauche, et l'acier grinça sur l'os de son avant-bras. La douleur explosa de nouveau en lui, et il se sentit tomber, mais son bras blessé jaillit et attrapa son assaillant par la veste. Ses muscles lui semblaient mous et faibles, mais l'autre homme cria soudain, paniqué de se voir à moitié soulevé de terre et tiré vers celui qu'il était venu assassiner. Le bras qui tenait le couteau battit l'air, puis le tueur s'effondra dans un cri étranglé et liquide quand une demi-douzaine de fléchettes lui perforèrent la poitrine et les poumons. Hughes et lui tombèrent tous deux à genoux, l'un face à l'autre sur le trottoir ensanglanté, et l'homme d'armes vit dans les yeux affolés de son agresseur qu'il comprenait ce qui lui arrivait. Puis son regard n'exprima plus rien du tout, et il bascula sur le flanc. Hughes était seul, agenouillé sur le trottoir, le cerveau travaillant au ralenti. Trois. Il y en avait trois, et il les avait tous éliminés, mais... La détonation soudaine d'un vieux pistolet automatique claqua dans l'allée, et un flash aveuglant sortit de sa gueule comme un éclair empoisonné. Steve Hughes ne l'entendit pas et ne vit rien, car la balle issue de l'arme le frappa en plein front, le tuant sur le coup. Des gens qui n'avaient pas perçu le gémissement du pulseur de Hughes entendirent le bruit caractéristique de l'arme qui le tua, et des cris d'alerte retentirent. Des fenêtres s'ouvrirent violemment et on se tordit le cou pour inspecter l'obscurité. Il faisait trop noir et il régnait une trop grande confusion pour que quiconque comprenne encore ce qui s'était passé. Mais cela allait changer, et l'homme au regard froid qui avait reçu les ordres de Baird jura de rage en se précipitant aux côtés de l'homme d'armes mort. — Qui était donc ce type ? Attaqué par surprise par trois tueurs entraînés, il avait réussi à tous les éliminer avant de tomber à son tour ! L'homme au regard froid travaillait avec Baird depuis plus de deux ans T. Auparavant, il était officier haut placé dans la congrégation de l'Inquisition sur Masada, et ce n'était pas la première mort de pécheur qu'il supervisait, loin de là. Mais il était choqué de voir comment un assassinat discret et efficace avait si vite et si mal tourné, et la colère flamba dans ses yeux glacés. Il s'agenouilla dans la flaque chaude et gluante du sang de quatre hommes et il arracha de la main gauche le premier bouton de la tunique de Hughes, tout en restant prêt à tirer de l'autre main. Il fourra le bouton dans sa poche puis prit un instant pour vérifier le pouls de ses trois comparses. « Il faut qu'on se tire ! souffla son dernier acolyte survivant depuis l'ombre, et l'homme au regard froid hocha la tête d'un mouvement brusque et se releva avec effort. « Proprement », grogna-t-il, les yeux brûlant un instant d'une fureur nue. Il frappa sauvagement du pied l'homme d'armes mort. « Salopard ! siffla-t-il moins fort mais d'une voix plus mauvaise encore. — Viens ! fit l'autre homme. J'entends déjà les sirènes ! Il faut qu'on se tire tout de suite ! — Alors ferme-la et tire-toi, bon sang ! « aboya l'homme au regard froid en désignant d'un furieux signe de tête une allée perpendiculaire menant à l'endroit où les attendait leur voiture. L'autre n'hésita pas. Il partit à ce geste, se précipitant dans l'allée tout en tirant déjà frénétiquement les clés de sa poche. — Salopard ! » siffla encore une fois l'homme au regard froid avant d'inspirer profondément et de contempler encore un instant le corps de ses compagnons. « Ce monde appartient à Dieu «, leur dit-il en homme qui prête un serment solennel. Puis il disparut à son tour dans l'allée. CHAPITRE VINGT-NEUF « Bienvenue à l'Étoile de Trévor, dame Alice... Il était temps ! » Hamish Alexander aurait peut-être pu choisir une formule plus appropriée, mais il eut un large sourire en serrant fermement la main de sa blonde collègue. Ils se tenaient dans le hangar d'appontement du VFG Benjamin le Grand, et Alice Truman, en uniforme de contre-amiral mais portant l'insigne de col de vice-amiral, lui rendit son sourire et lui serra la main tout aussi fermement. — C'est bon d'être ici, milord. — Je suis heureux de vous l'entendre dire, parce que nous vous attendions en retenant notre souffle, en vérité », fit l'amiral de Havre-Blanc. Elle haussa le sourcil, et il se mit à rire. « Votre arrivée signifie que nous avons à peu près fini de jouer les tigres de papier à l'usage de Barnett, et nous nous réjouissions tous à l'avance de cette perspective. Si impatiente que soit l'opinion publique chez nous, je doute qu'elle nous arrive à la cheville sur ce plan. D'ailleurs, la plupart des gens, là-bas, ne se rendent sûrement même pas compte qu'à l'origine nous étions censés attaquer Barnett il y a près de trois ans T ! — Sans doute, répondit Truman. En fait, milord, bon nombre d'entre nous, dans la Flotte, ont du mal à réaliser pleinement depuis combien de temps vous patientez ici. Peut-être (elle sourit de nouveau, sans joie cette fois) parce que McQueen a réussi à rendre nos vies si... intéressantes que nous n'avons pas eu beaucoup le loisir d'y songer. — Eh bien, le loisir est une chose dont la Huitième Force n'a que trop profité, dit fermement Havre-Blanc, et je me réjouis de rendre les choses intéressantes pour McQueen, pour changer. » Il se retourna, fit signe à Truman de l'accompagner, et ils suivirent tous deux le lieutenant Robards vers les ascenseurs centraux du Benjamin. « Je crois que nous pouvons envisager avec confiance d'atteindre au moins ce but, milord, dit-elle. Je sais que mes gars et mes filles sont prêts à faire leur part du travail. J'espère seulement que la DGSN et le Premier Lord de la Spatiale ont correctement anticipé la réaction probable de McQueen. — Oh, je pense que oui. » Havre-Blanc l'invita du geste à entrer dans la cabine avant lui, puis il la rejoignit tandis que Robards tapait le code de destination sur le pavé. « Je suis de plus en plus impressionné par la lecture que le Premier Lord de la Spatiale fait de la posture opérationnelle des Havriens, surtout ces derniers mois, poursuivit-il. Certes, il a été pris au dépourvu comme nous tous par le raid sur Basilic mais, à eux deux, Patricia Givens et lui ont prévu quasiment tous les principaux mouvements ennemis avec une précision surprenante. Et le coup qu'il a réussi aux alentours de Grendelsbane relève carrément du génie. » Le comte secoua la tête. a Même s'ils ne lancent pas là-bas l'offensive qu'il espère, il les a néanmoins entraînés sur une position faussée. Ils doivent croire que nous ne sommes toujours pas prêts à un affrontement direct... et je suis persuadé qu'ils n'ont pas la moindre idée de ce que l'opération Bouton-d'or s'apprête à leur faire. — J'espère que vous avez raison, milord », fit Truman. Et, pour être honnête, elle se fiait à son jugement. Ce qui expliquait pourquoi elle consacrait tant de temps et d'efforts à essayer de prendre un peu de recul par rapport à l'atmosphère de confiance générale. Il fallait bien que quelqu'un surveille les pseudo-gators tapis dans les herbes pour leur croquer les fesses si Sir Thomas Caparelli et Hamish Alexander se trompaient, et apparemment ce rôle lui revenait. Et si je me le suis approprié, c'est aussi parce que je sais combien certains de mes hommes manquent encore d'expérience, se rappela-t-elle sévèrement. j'ai dit que nous pouvions faire notre part du travail, et c'est le cas, mais que n'aurais-je pas donné pour trois semaines supplémentaires d'entraînement! « Une autre raison pour laquelle votre présence aujourd'hui me réjouit, poursuivit Havre-Blanc d'un ton plus sérieux, c'est que le secret qui entoure l'ensemble du projet Anzio a tenu bien mieux que je ne m'y attendais. Tous mes officiers généraux et la plupart de mes capitaines de vaisseau ont reçu le briefing de niveau un, et beaucoup de rumeurs circulent dans toute la chaîne. Mais personne ne sait rien, en réalité, et les gens se montrent remarquablement prudents sur où, quand et avec qui ils discutent de ces rumeurs. C'est pourquoi j'ai programmé cette conférence pour le jour même de votre arrivée. Je sais que je vous presse un peu, mais je veux vraiment que mes officiers les plus gradés, au moins, entendent parler des nouveaux BAL par vous avant que les porte-BAL ne commencent à arriver. — Je comprends, milord. Et puis, je le reconnais, j'avais plus ou moins deviné que c'était ce que vous aviez en tête. C'est pourquoi j'ai amené ceci. » Elle leva la main gauche, et la chaîne qui reliait son poignet à la mallette qu'elle transportait brilla sous les lumières de l'ascenseur. « Et qu'est-ce donc ? s'enquit poliment Havre-Blanc. — Ceci est la présentation polo officielle que mon état-major a conçue pour l'amiral Adcock et ArmNav juste après nos derniers tests de préparation, milord. Je crois qu'elle mettra facilement vos hommes au courant et qu'elle leur offrira une appréciation réaliste des limites des BAL autant que de leur potentiel. — Excellent ! » Havre-Blanc lui adressa un sourire radieux. Je savais depuis cette histoire à Yeltsin que vous étiez un officier plein de ressources, dame Alice. Je suis heureux de constater que vous l'êtes restée. » L'ascenseur s'arrêta en douceur, et il regarda Robards. « Je vois que nous avons oublié une chose, toutefois, Nathan, dit-il. — Ah bon, milord ? » Robards fronça les sourcils, et Havre-Blanc gloussa. Ce n'est pas votre faute, bien sûr. Nous ne savions pas que l'amiral Truman ramenait ses vidéos personnelles. Je suis sûr que si nous avions été au courant, nous n'aurions pas oublié de fournir à tout le monde des montagnes de pop-corn. » Le capitaine de frégate Tremaine occupait le fauteuil qui lui était réservé à OpVol, aussi connu sous le nom de centre des opérations de vol. OpVol était le centre nerveux du contrôle des BAL au sein du HMS Hydre, et Tremaine laissa son regard glisser sur les longues rangées de témoins verts du panneau de contrôle principal. Chacun de ces témoins représentait un hangar et son BAL niché dans les bras d'arrimage, prêt à s'élancer. Qu'un seul hangar ait été inopérant ou le BAL qu'il abritait moins que prêt pour un déploiement immédiat, le témoin correspondant aurait viré au rouge furieux. Mais il n'y avait pas un éclat rouge sur le panneau, et il s'autorisa un bel accès de fierté bien mérité tandis que le gros porte-BAL tenait sa place dans la file de transit. Il détourna son attention du panneau de contrôle principal et regarda le répétiteur déployé depuis le bras de son fauteuil de commandement. À sa façon, ce répétiteur était encore plus impressionnant que le panneau de contrôle. Il comportait presque autant de points verts, même si les lignes bien droites qu'ils dessinaient étaient plus étalées, et que les vaisseaux que chaque point représentait étaient beaucoup plus gros qu'un BAL. Surtout le chapelet de perles vertes clignotantes qui s'étirait devant et derrière l'Hydre lui-même. Dix-sept. C'était le nombre de porte-BAL – et leurs flottilles – que l'amiral Truman avait réussi à former. Chacun d'eux était de la taille d'un supercuirassé et, à eux tous, ils emportaient presque deux mille BAL. Bon nombre de ces appareils légers auraient avantageusement profité de quelques semaines supplémentaires – voire un ou deux mois – d'entraînement, mais cela aurait été vrai quel que soit le moment où l'Amirauté aurait décidé de repartir à l'attaque, se dit-il. Après tout, il y aurait toujours eu des petits nouveaux dans le circuit, et puis on avait prévu de consacrer près d'un mois à intégrer les nouvelles unités à la Huitième Force. L'essentiel de ce mois bénéficierait à la Huitième Force, mais ils en tireraient eux aussi un peu plus d'entraînement. Et, quelle que soit l'issue, il était plus que temps d'engager les porte-BAL et leurs couvées. Plus que temps de rejeter les Havriens sur la défensive. Et cette fois-ci, on va achever ces salauds, songea-t-il férocement. En tant que commandant de la dix-neuvième flottille d'assaut, il faisait partie du public quand l'état-major de l'amiral Truman les avait briefés sur l'opération Bouton-d'or. Il persistait à trouver ce nom de code stupide – un peu comme le surnom qu'on donnerait à un cochon domestique – mais il avait été impressionné de l'ampleur du projet imaginé par l'amiral Caparelli. Bouton-d'or allait pour ainsi dire doubler le nombre total de coques hypercapables affectées à la Huitième Force de l'amiral de Havre-Blanc. C'était déjà imposant, sachant combien l'Amirauté avait d'abord dû racler les fonds de tiroir pour réunir l'ordre de bataille de Havre-Blanc. Mais la puissance de combat réelle de la Huitième Force était sur le point de connaître une croissance exponentielle et non arithmétique. En plus des dix-sept porte-BAL de Truman et de six autres à suivre dans les deux prochains mois, elle allait recevoir vingt-quatre unités supplémentaires de classe Harrington/Méduse. Havre-Blanc en aurait donc trente et une, et il serait le premier amiral autorisé à faire usage de leur pleine capacité lors d'une opération offensive. Avec des hordes de BAL pour couvrir leurs flancs et faire le ménage parmi les vaisseaux plus légers ou endommagés, ces unités allaient jouer les faucheuses dans les rangs de toute force havrienne suffisamment stupide pour se mettre en travers de leur chemin. Tremaine fit basculer le dossier de son fauteuil tout en regardant les perles situées devant l'Hydre disparaître par le nœud vers l'Étoile de Trévor avec une précision de métronome. C'était vraiment bizarre de voir combien les missiles étaient devenus importants pour les bâtiments du mur alors que les BAL se transformaient en combattants rapprochés. Cela représentait une inversion de toute la doctrine classique car, les anciens BAL étant incapables d'embarquer et d'alimenter une arme telle que le puissant graser autour duquel l'Écorcheur-B était bâti, les concepteurs n'avaient pas d'autre choix que de se reposer sur des missiles. Pas de très bons missiles, d'ailleurs, mais il s'agissait du seul armement qu'un vaisseau de cette taille pouvait espérer emporter, et, en théorie, même des armes pathétiques valaient mieux que rien. Les cuirassés et supercuirassés, d'un autre côté, avaient toujours (à quelques exceptions expérimentales près) mis l'accent sur les armes à énergie lourdes et lésiné sur les missiles. En partie parce qu'une unité coincée dans une formation comme un mur de bataille ne disposait que d'un arc de tir très limité. Ses capteurs et son contrôle de feu ne voyaient qu'une part relativement réduite de la formation ennemie à un instant T, et il en allait de même pour les têtes chercheuses de ses missiles. Pire, les bandes gravitiques de chaque bordée de missiles aveuglaient les capteurs de son vaisseau mère et des missiles suivants, au moins jusqu'à se trouver suffisamment loin pour dégager la vue. La largeur des bandes d'un missile impliquait que, même avec les puissants guides gravitiques incorporés dans les lanceurs, ceux-ci devaient être espacés, sinon l'action fratricide des bandes aurait détruit la bordée issue d'un vaisseau. Cela limitait le nombre total de lanceurs présents sur un flanc, car la longueur de coque sur laquelle on pouvait les répartir n'était pas infinie. Les concepteurs essayaient depuis des siècles de trouver un moyen de contourner cette contrainte, en vain. Pendant des années, les lancers échelonnés avaient paru la meilleure solution, mais l'interférence des bandes gravitiques avec les capteurs de contrôle de feu était l'équivalent spatial des murs de fumée opaque que produisait le tir d'obus depuis les bâtiments de la marine, sur la vieille Terre. Le délai entre deux bordées devait être suffisamment long pour que les missiles déjà tirés dégagent la vue... ce qui aurait étiré les intervalles au point qu'il devenait presque impossible d'obtenir la densité de feu susceptible de saturer les défenses actives d'un vaisseau du mur adverse. Plutôt qu'un filet constant de missiles arrivant par groupes de deux ou trois sur leur cible, les concepteurs avaient opté pour le plus grand nombre de tubes qu'ils pouvaient caser dans une coque en tenant compte des interférences mutuelles, afin de lancer des bordées qui, au moins, seraient assez denses pour représenter un défi pour les défenses actives. Dans le cas de combattants plus légers, qui tiraient moins de missiles et dont la capacité de manœuvre n'était pas limitée par le besoin de tenir une position stricte au sein d'un mur de bataille, les missiles devenaient une arme bien plus séduisante. Leur arc de tir était plus large, et ils pouvaient manoeuvrer aussi radicalement qu'ils le souhaitaient afin de dégager cet arc plus vite quand une bordée était lancée. Non seulement cela, mais, vu leur coque plus courte et le nombre moindre de lanceurs qu'ils pouvaient de toute façon embarquer, leurs missiles s'écartaient bien plus vite de leur arc de tir et permettaient l'utilisation de lanceurs au cycle plus court, augmentant ainsi davantage leur taux de tir effectif. Et, bien sûr, il y avait une autre raison pour laquelle les vaisseaux du mur étaient légers en missiles. Un bâtiment de ce type était des plus difficiles à détruire à coups de missiles. Les CME, leurres et brouilleurs rendaient n'importe quelle unité plus dure à frapper, or un vaisseau du mur pouvait en larguer davantage de chaque sorte que toute autre unité spatiale. Les antimissiles, grappes laser et même les armes à énergie de flanc pouvaient éliminer les missiles en approche avant qu'ils représentent une menace, or les vaisseaux du mur emportaient plus de lanceurs, grappes laser et affût d'armes à énergie que toute autre unité. Les barrières latérales déviaient et atténuaient les attaques énergétiques de tout type, y compris les hérissons mortels de lasers à rayons X générés par les têtes laser à détonateur, or les vaisseaux du mur possédaient des barrières latérales et des boucliers antiradiation et antiparticule plus performants que n'importe quelle autre unité. Si tout le reste échouait, le blindage pouvait encore limiter les dégâts causés par tout ce qui parvenait à frapper un bâtiment... et les vaisseaux du mur étaient équipés d'un blindage plus épais (et d'une coque plus grosse pour absorber les dommages) que toute autre unité. Et quand on en prenait deux escadres pour former un mur, avec des réseaux de détection et de défense active entremêlés, avec des unités écran sur leur flanc pour étoffer les tirs antimissile (avant de courir se cacher quand 1. distance diminuait et qu'on passait à portée d'armes à énergie), aucune bordée de missiles lancée par un supercuirassé même l'un des Seydlitz andermiens — ne pouvait espéré détruire un supercuirassé adverse. Pour autant, les missiles avaient toujours joué un rôle majeur. Ils étaient l'arme longue distance dont un amiral s: servait pour sonder les dispositions défensives et les CME d: l'ennemi. Et aucun amiral sain d'esprit n'engageait les unité de son mur en un duel un contre un avec celles de son adversaire. Une division ou une escadre entière de ses bâtiments verrouillait sa visée sur une seule unité du mur ennemi et lu. balançait tous les missiles dont elle disposait, en espérant souvent avec au moins un peu de succès — saturer localement les défenses et réussir à placer quelques coups. Et puis il y avait toujours la possibilité de se prendre une u balle perdue », car même le supercuirassé le plus puissant pouvait avoir un coup de déveine fatal quand le laser arrivait depuis la tête laser. La perte de noyaux alpha ou bêta était l'exemple le plus classique de frappe accidentelle, mais il y en avait d'autres, et on avait même vu des cas très rares où des cuirassés ou supercuirassés explosaient carrément après deux ou trois frappes. Aucun stratège réaliste ne se reposerait même en rêve sur une chance sur un million, mais cela s'était déjà produit et il était donc toujours opportun de lancer quelques missiles contre le mur adverse en s'approchant. Mais le véritable tombeur de vaisseaux du mur avait toujours été le duel énergétique à courte portée, ce qui expliquait pourquoi, avant la guerre actuelle, si peu de bâtiments du mur avaient été détruits au cours des derniers siècles. Pour véritablement achever une flotte ennemie, le mur devait s'approcher en traversant son enveloppe de missiles et parvenir à portée d'armes à énergie embarquées. Aucun antimissile ne pouvait arrêter un rayon graser ou laser de vaisseau du mur. Aucune grappe laser ne pouvait le détruire et, en deçà de quatre cent mille kilomètres, aucune barrière latérale ne pouvait le détourner. Et nulle arme dans l'univers ne pouvait égaler la puissance de destruction des batteries d'armes à énergie d'un vaisseau du mur, capables de pulvériser le blindage et fracasser les coques. Pour cette raison, pas un amiral raisonnablement intelligent ne restait dans les parages s'il pouvait l'éviter quand un mur plus puissant que le sien s'approchait. Or il se trouvait en général qu'il pouvait l'éviter. Tous les amiraux savaient quand rompre l'engagement et fuir et, en faisant rouler son mur sur le flanc par rapport à l'attaquant, il pouvait complètement neutraliser les armes à énergie de l'ennemi pendant sa fuite. Par conséquent, tout dépendait une fois de plus des missiles, et l'avantage revenait de manière décisive à celui qui se dérobait. D'ailleurs, c'était précisément le fait qu'un amiral savait quand s'enfuir qui avait fait du massacre de la quatrième bataille de Yeltsin (où les supercuirassés de Lady Harrington étaient parvenus à portée d'armes à énergie des vaisseaux havriens) un tel choc pour la communauté spatiale. Mais il s'agissait d'un cas particulier. Contre un adversaire qui se savait opposé à des bâtiments du mur — chose que les Havriens ignoraient à Yeltsin-4 —, le truc consistait à choisir une cible qu'il devait absolument défendre. Si on en trouvait une pour laquelle il était obligé de rester sur place et se battre, il était dans les faits coincé le temps qu'on traverse son enveloppe de tir, qu'on s'approche et qu'on l'achève grâce à des tirs énergétiques à bout portant. Le hic, c'était que ce genre de cible ne courait pas les rues, surtout dans une guerre contre une nation aussi étendue que la République populaire de Havre. Ce qui expliquait pourquoi les combats spatiaux n'étaient depuis si longtemps qu'une longue épreuve d'usure lassante. Mais les capsules lance-missiles changeaient la donne. Par définition, les capsules lançant depuis une position extérieure aux bandes gravitiques de leur vaisseau mère, leurs salves n'aveuglaient donc jamais les capteurs et ne coupaient jamais les liens télémétriques du contrôle de tir des bâtiments. Cela permettait de mettre un nombre bien plus élevé de missiles dans l'espace simultanément, et les SCPC au cœur <4 creux » pouvaient les lancer sans cesse en nombres énormes. Le volume de feu produit submergerait à coup sûr les défenses de tout mur à l'ancienne, et un équipement GE moins performant que celui issu de Cavalier fantôme n'aurait qu'une efficacité limitée contre des bordées aussi volumineuses et destructrices. Et si un missile isolé ou une poignée de missiles ne représentaient pas une menace pour un vaisseau du mur, deux ou trois cents têtes laser étaient une tout autre histoire. Toutefois, au moment même où les bâtiments du mur redécouvraient les joies des duels de missiles à longue distance, les Écorcheurs-B étaient conçus pour attaquer l'ennemi au plus près. Leurs grasers pouvaient être arrêtés ou du moins largement émoussés par le blindage d'un cuirassé ou d'un super-cuirassé, mais rien de plus léger ne pouvait les stopper. Il aurait été suicidaire d'amener un bâtiment si petit et léger aussi près d'un vaisseau du mur intact, mais il en allait tout autrement si le vaisseau en question était endommagé ou s'il jaugeait moins. C'est pourquoi la Huitième Force s'apprêtait à montrer aux Havriens de quel bois elle se chauffait, songea Tremaine avec une impatience froide et vengeresse, alors que le moment était venu pour l'Hydre d'emprunter le nœud. Beaucoup de BAL allaient sans doute périr en chemin. Certains des siens seraient du lot, et peut-être le Bad Penny lui-même. Mais avec les bancs de piranhas de l'amiral Truman pour balayer à l'avant du mur de la Huitième Force et un noyau solide de plus de trente SCPC pour écraser tout ce que les BAL ne pouvaient pas gérer, rien dans l'effectif de la Flotte populaire ne pouvait les arrêter. Et les Havriens ne se doutaient absolument pas de ce qui les attendait. CHAPITRE TRENTE « Très bien, Oscar. » Robert Pierre soupira avec une pointe d'humour résigné. e Je sais pourquoi vous êtes là, alors autant que vous en veniez au fait. — Je suis vraiment si prévisible ? fit Oscar Saint-Just avec ironie, et le président du comité de salut public hocha la tête. — Pour moi, en tout cas. D'un autre côté, je vous connais un peu mieux que la plupart des gens. Et cela fait partie de votre boulot d'insister sur les sujets que vous pensez sincèrement devoir porter à mon attention. Alors, attaque, MacDuff. » Saint-Just haussa le sourcil droit comme la dernière référence lui passait au-dessus de la tête. Mais les allusions shakespeariennes ne figuraient pas en tête de ses centres d'intérêt, et il écarta ce bref éclair de curiosité pour se consacrer à ce qui l'amenait. « Sans vouloir insister lourdement, Robert, je crois que les rapports préliminaires en provenance de la Douzième Force confirment que McQueen se montre... trop prudente, disons, en ce qui concerne les Mannes et leurs nouvelles armes. — Peut-être, répondit Pierre, qui sourit en voyant Saint-Just lever discrètement les yeux au ciel. D'accord, Oscar. j'aurais tendance à penser comme vous. Mais cela ne signifie pas nécessairement que sa prudence naît de sinistres desseins à notre encontre. — Ça ne le prouve pas, reconnut Saint-Just en insistant sur le verbe choisi, mais son excès de prudence paraît assez évident, non ? — On dirait bien, mais comme vous venez de le souligner vous-même, nous n'avons pour l'instant que les rapports préliminaires. Et le fait que nous avons perdu cinq unités du mur, dont le vaisseau amiral d'une force d'intervention – ainsi que son amiral et son commissaire –, à Elric en une seule bordée de missiles manticoriens est quand même un peu inquiétant. — Les rapports de Giscard et Tourville sont préliminaires, répliqua Saint-Just. Pas ceux que j'ai reçus des officiers supérieurs SS affectés à leurs forces d'intervention. Ils ont exposé très clairement leurs propres conclusions, avec des preuves convaincantes à l'appui selon moi. — Et les commissaires de la Douzième Force ? Ont-ils exprimé des réserves concernant les rapports de Giscard et Tourville ? — Pas encore, admit Saint-Just. Mais ils font partie de la structure de commandement. Honeker, le commissaire de Tourville, est devenu beaucoup plus réticent dans ses rapports depuis l'opération Icare. Non (il secoua la tête face au regard soudain acéré de Pierre), je ne crois pas qu'il couvre une activité ouvertement traîtresse de la part de Tourville. Si je le pensais, je le ramènerais ici en un clin d'œil. En revanche, je crois qu'ayant été directement associé à Tourville dans son heure de gloire, il a vu combien l'homme est efficace au combat. Ce que je crains, c'est que cela le rende moins sceptique qu'il ne devrait face aux analyses de Tourville. Il apparaît assez clairement – dans ce qu'il tait plus encore que dans ce qu'il dit – que Honeker admire et respecte Tourville, et qu'il respecte également son jugement militaire. Ce qui pourrait à son tour expliquer pourquoi il réserve son propre jugement tant qu'il a l'impression que Tourville n'a pas eu le temps de bien réfléchir aux résultats de Scylla. — Et Pritchart? » Pierre observait soigneusement Saint-Just : Héloïse Pritchart était la chouchoute d'Oscar depuis des années, et il savait à quel point le chef de SerSec respectait son instinct. — Je crois que ce raisonnement s'applique aussi dans son cas, bien que pour des raisons un peu différentes. Comme je l'ai déjà dit, Héloïse n'a jamais apprécié Giscard, et cela semble encore plus prononcé depuis un an T environ. Mais elle a toujours respecté ses capacités militaires, et ça aussi, c'est de plus en plus prononcé. Dans l'ensemble, je trouve positif qu'elle puisse surmonter son aversion personnelle pour envisager avec sérénité ses décisions de commandement mais, dans le cas présent, je crois qu'elle s'est donné un peu trop de mal pour tenter de lui rendre justice. — Et il est aussi possible que ce soit vous qui refusiez de prendre cette peine à cause de votre méfiance envers McQueen », souligna Pierre. Saint-Just le regarda un moment puis acquiesça. Très bien. Tant que nous gardons tous les deux cette éventualité à l'esprit, allez-y, racontez-moi ce que les commandants de vos supercuirassés ont à dire. — Ils sont plutôt d'accord avec Giscard, en fait. Sauf sur la nécessité d'une analyse plus approfondie qu'il rabâche sans cesse. Les Mandes ont montré une amélioration de leurs capacités de guerre électronique et une amélioration plus marginale des aptitudes de détection de leurs missiles. Giscard semble avoir raison lorsqu'il suggère qu'un pourcentage de missiles ennemis supérieur à la normale ont réussi à verrouiller leur cible, mais il est peut-être trop pessimiste sur le chiffre exact. Mes commandants ont été plus impressionnés par les progrès des CME et des équipements GE défensifs de l'ennemi. Leurres et brouilleurs ont manifestement beaucoup mieux fonctionné qu'ils n'auraient dû, et mes analystes pensent, comme Giscard et Tourville, que ces progrès risquent d'avoir des conséquences déplaisantes lors des échanges de missiles à venir. » En même temps, toutefois, les rapports de mes commandants indiquent que les équipements GE améliorés des Manticoriens n'ont pas suffi à renverser l'avantage en termes de puissance de feu que la Douzième Force a su obtenir. Rien qu'à Elric, nous avons détruit au moins quatre supercuirassés manties. Étant donné la différence de taille des deux forces, c'était décisif, et l'ennemi n'avait pas d'autre choix que de rompre l'engagement et fuir. La même chose s'est produite à Treadway et Solway, si ce n'est que les Manties ont fui plus tôt, nous ont infligé des pertes moindres et en ont moins subi eux aussi. Cela sous-entend manifestement qu'ils sont toujours plus sensibles que nous aux pertes d'unités, sans doute parce que leur effectif absolu demeure beaucoup plus limité que le nôtre et parce que les opérations précédentes de McQueen les ont poussés à redéployer leurs vaisseaux du mur. Si nous les attaquons en force et que nous leur imposons le combat, nous allons subir des pertes plus lourdes qu'eux. C'est une certitude depuis le début. Mais je crois qu'Elric prouve aussi que, tant que nous trouvons un équilibre entre leur avantage technologique et nos effectifs supérieurs, nous pouvons les repousser avec un rapport de pertes acceptable. C'est d'ailleurs exactement l'argument que McQueen a avancé quand elle a mis sur pied l'opération Icare. — Ce qui suggère bel et bien qu'elle devrait au moins comprendre ce que vous voulez dire », reconnut Pierre. Sur quoi Saint-Just hocha vigoureusement la tête. — Tout à fait. C'est elle qui a ressorti ce vieux proverbe sur les œufs et les omelettes, Robert, et elle avait raison. Ce qui me donne furieusement à réfléchir quand elle se met soudain à tenir le même discours que celui de Kline avant que nous ne fassions appel à elle pour le remplacer. » Mais, plus important, on n'a pas vu le moindre signe de ses "super-BAL" et, bien que les missiles manties aient peut-être été un peu plus précis que d'habitude, aucun signe non plus d'une portée énormément étendue. Ce sont les deux éléments qu'elle redoute le plus, officiellement du moins, et nos unités n'en ont rien vu. Et ce, je vous le rappelle, dans un ensemble d'affrontements qui nous ont permis de percer le front ennemi pour nous approcher à moins de soixante années-lumière de Grendelsbane. S'ils avaient disposé de nouvelles armes, ils s'en seraient sûrement servis pour protéger les approches d'un système aussi critique. — Vous pensez donc que cela prouve qu'ils n'ont pas de nouvelles armes et que l'argument d'Esther selon lequel ils les gardent peut-être simplement pour le bon moment n'est pas fondé. — En gros, oui. Les rapports n'infirment pas totalement ses arguments, ils ne les invalident pas. Mais là encore, à part une reddition de l'ennemi, rien ne les infirmera jamais absolument. En réalité, je ne crois pas que nous puissions nous permettre de laisser des "si" et des "peut-être" nous paralyser. Si les Manticoriens sont en difficulté, même si ce n'est que temporaire, il faut que nous leur rentrions dedans plus violemment que jamais, et McQueen est sans nul doute suffisamment bon stratège pour le savoir. Donc, si elle persiste à refuser d'accélérer la cadence, je pense que nous devrions sérieusement envisager d'imaginer le pire quant à sa motivation et ses intentions finales. » La citoyenne ministre de la Guerre Esther McQueen s'adossa et esquissa une moue irritée tandis que le citoyen amiral Ivan Bukato terminait la lecture du mémo envoyé par Robert Pierre. L'homme qui avait hérité de tous les aspects les moins prestigieux du poste d'Amos Parnell parvint à la fin du document, renifla avec humeur, éteignit le bloc mémo et se pencha pour le reposer sur le bureau de la ministre. « Clair et concis, pour le moins. — En effet, répondit McQueen. Je ne suis toujours pas convaincue qu'activer l'opération Bagration soit la bonne décision, mais les ordres sont les ordres. En fin de compte, je ne peux que conseiller le comité : la décision effective lui appartient, ajouta-t-elle à l'usage des micros de SerSec. Notre boulot consiste à faire ce qu'on nous dit, donc je suppose que notre priorité immédiate est de commencer à chercher des renforts que nous pouvons envoyer à la Douzième Force. — Je suis d'accord. » Bukato se carra dans son fauteuil et croisa les jambes. « Mais nous devons aussi veiller à faire monter au front plus de bâtiments de soutien mobile. Si nous comptons accélérer le rythme des opérations, Giscard aura besoin d'être capable d'effectuer plus de réparations temporaires sur place sur des unités faiblement endommagées. — Très juste. » McQueen acquiesça et fronça les sourcils d'un air songeur. « Il va aussi falloir que nous engagions plus d'appareils de ravitaillement en missiles. Je n'aime pas les premières estimations des progrès GE de l'ennemi. J'ai l'impression qu'il faudra plus de missiles que jamais pour saturer leurs défenses, et si leur tir devient encore plus précis qu'il ne l'est déjà, nous allons avoir grandement besoin de cette saturation. — Je pense que nous pouvons y arriver, madame. Je suis plus inquiet en ce qui concerne les vaisseaux du mur. — J'imagine que nous allons devoir les prendre chez Thomas Theisman, soupira McQueen. Je déteste cette idée, mais on dirait que c'est la seule véritable option. » Bukato acquiesça sans joie. Son supérieur comme lui choisirent de ne pas commenter devant les micros la raison pour laquelle réduire les forces mobiles défendant le système de Barnett était la seule option, mais la réponse était assez simple. Si la Flotte populaire avait manifestement l'initiative, les mêmes hommes politiques qui exigeaient qu'on profite de la situation n'étaient pas prêts à découvrir une seule de leurs régions vitales. La flotte capitale, dans le système de Havre, par exemple, comptait plus de soixante-dix vaisseaux du mur. McQueen aurait beaucoup aimé réduire ce nombre du tiers. Si on l'avait autorisée à agir ainsi pour la flotte capitale et seulement deux ou trois autres couvrant des systèmes principaux, elle aurait plus que doublé l'effectif de la Douzième Force en supercuirassés. Et ce sans retirer d'autre bâtiment de Barnett, le système qui risquait le plus d'attirer une attaque si les Manticoriens lançaient soudain une offensive contre elle. « Theisman ne va pas aimer, fit Bukato au bout d'un moment, et McQueen se surprit à éclater d'un petit rire bref. — Non, pour sûr. D'ailleurs, je n'aimerais pas beaucoup non plus à sa place. Et, bon sang, je ne suis pas à sa place mais je n'aime pas ça pour autant! Mais tout ce que nous avons vu suggère que l'ennemi a plus ou moins transformé la Huitième Force en épouvantail. Je crois que les renseignements ont raison : Havre-Blanc et ses unités servent de réserve stratégique, et l'ennemi peut se le permettre parce qu'il tient le nœud. — Mais leur position pourrait changer, et c'est ce qui va inquiéter Theisman. — Et moi aussi, reconnut franchement McQueen. Mais le citoyen président a raison au moins sur un point. Si nous devons continuer l'offensive, il va falloir prendre des risques quelque part. Et, soyons honnêtes, Ivan. Barnett comptait surtout parce que Ransom en a fait une sorte de "bastion du peuple" pour le moral de l'opinion publique. La base est grande, et la perdre nous ferait mal, mais elle avait été conçue comme un tremplin pour des opérations offensives contre le cœur de l'Alliance. Si nous les contournons par le flanc à la place, la base DuQuesne ne va pas nous être très utile, et sa perte ne nous handicaperait guère à ce stade. — Je sais. » Bukato grimaça à son tour. « Combien pensiez-vous lui en prendre ? — Au moins deux escadres du mur supplémentaires, fit McQueen, et la mine du citoyen amiral s'allongea. Je n'aime pas ça non plus, mais presque toutes ses défenses fixes sont de nouveau opérationnelles, et nous lui avons renvoyé plus de trois cents BAL. Ils ne sont peut-être pas dévastateurs par rapport aux BAL ennemis (Bukato et elle s'entre-regardèrent avec le même sourire sans joie), mais c'est mieux que rien pour défendre l'intérieur du système. Et, très franchement, j'ai été impressionnée par ce qu'il a réussi à faire avec les mines et les capsules. — Moi aussi », répondit Bukato, et il le pensait. Les champs de mines faisaient partie de presque tous les plans de défense de zone, mais les mines traditionnelles n'étaient guère plus que des balises équipées de lasers à détonateur destinées à flotter discrètement jusqu'à ce qu'un malheureux entre à leur portée. Theisman les avait améliorées en se servant du chantier local de Barnett pour modifier les mines en fixant les balises sur le nez de drones de reconnaissance furtifs. Le résultat n'était ni très rapide ni très précis, mais il avait une grande endurance et serait difficile à détecter. McQueen n'était pas persuadée que les mines réussiraient à se glisser à portée d'attaque, mais la chance existait, et c'était une de ces adaptations innovantes dont la Flotte populaire avait cruellement besoin. Les missiles à longue portée, déployés en orbite autour de planètes clés, constituaient également une forme de défense classique. Ces missiles étaient vulnérables aux frappes indirectes et possédaient toujours une portée effective légèrement plus courte que ceux lancés par de véritables tubes embarqués, et leur procurer un contrôle de tir avait toujours posé problème, toutefois ils représentaient un complément bienvenu par rapport aux forteresses orbitales et aux lanceurs installés sur des lunes ou des astéroïdes. Mais Theisman avait opéré des changements là aussi, en réussissant à reproduire ce que les renseignements de la Flotte (ou du moins ce qu'en contrôlait McQueen) pensaient que Havre-Blanc avait dû faire à Basilic. Cela n'avait pas été facile, vu le caractère globalement plus fruste du contrôle de feu et des équipements cybernétiques havriens, mais ses techniciens avaient trouvé le moyen de déployer des dizaines de capsules lance-missiles sous le contrôle de chaque forteresse orbitale. Les lanceurs internes des capsules surmontaient sans peine le léger handicap de distance des missiles orbitaux à l'ancienne, ce qui n'était pas négligeable. Mais ce qui l'était encore moins, c'est que les techniciens avaient mis au point une hiérarchie de visée en cascade où une capsule était désignée pour mener une vague comprenant jusqu'à six autres capsules pour une seule salve. En pratique, cela signifiait que le contrôle de feu des forteresses ne dirigeait qu'une seule capsule contre chaque cible. La capsule en question transmettait ensuite exactement les mêmes données de visée aux six qui lui étaient subordonnées, et les sept s'attaquaient à la même victime avec plus de quatre-vingts missiles, tout en n'occupant qu'une seule plage de la capacité de visée d'une forteresse donnée. Aucune ne disposerait d'une solution de tir tout à fait aussi bonne que le fort n'en aurait obtenu si ses systèmes de visée avaient été directement reliés à chaque capsule pour lui fournir une solution individualisée, mais la dégradation était acceptable. En fait, vu le volume de feu que cela générerait, la dégradation était bien plus que simplement « acceptable ». « Je ne crois pas qu'il pourrait tenir indéfiniment si les Manties l'attaquaient pour de bon, reprit McQueen au bout d'un moment, mais il pourrait certainement leur faire très mal. Surtout lors des premières salves, avant qu'ils ne comprennent ce que le contrôle de feu de ses capsules peut leur faire. Et, comme je le disais, il faut bien trouver les vaisseaux quelque part, Ivan. — Vous avez raison, bien sûr. Mais même si nous le privons de deux escadres, nous allons devoir en prendre ailleurs. Groenewold a perdu cinq unités du mur, et deux autres sont endommagées au point de nécessiter un retour au chantier. Giscard en a perdu une à Treadway, et deux autres ont pris le chemin du chantier. Tourville n'a pas subi de perte directe à Solway, mais au moins un de ses bâtiments va devoir retourner au radoub quand même et, d'après ce que j'ai compris de son rapport initial, trois autres pourraient être concernés dans son groupe, une fois qu'il aura eu l'occasion de procéder à l'évaluation complète des dommages. Ce qui nous fait six unités détruites, entre cinq et huit immobilisées pour réparations, soit un total minimum de onze unités hors course, qui pourrait grimper jusqu'à quatorze. Donc, même si nous enlevons deux escadres entières à Theisman, l'ordre de bataille de la Douzième Force sera juste de retour à son état d'avant Scylla, or nous avons besoin de plus si Bagration doit être une offensive sérieuse. — Je sais, je sais. » McQueen appuya la tête contre son dossier et se pinça l'arête du nez. « Nous pouvons sûrement prélever encore une ou deux escadres sur des régions en arrière du front si nous prenons un vaisseau par-ci par-là, mais ce seront des unités isolées plutôt que des escadres cohérentes. » Elle réfléchit sérieusement pendant quelques secondes puis soupira. « Déplacer des unités supplémentaires venues de tout le territoire de la République vers Treadway prendrait trop de temps, Ivan. Le citoyen président veut que l'opération démarre au plus vite – il s'est montré suffisamment clair sur ce point – mais si c'est ce qu'il veut vraiment, il va devoir m'accorder un peu plus de liberté dans les déploiements. — C'est-à-dire, citoyenne ministre ? » s'enquit Bukato. Il affichait une expression beaucoup plus prudente qu'il ne le laissait transparaître dans sa voix, et McQueen lui adressa un petit sourire rassurant. « Nous avons besoin de faire parvenir des renforts concentrés sur le front le plus vite possible pour nous conformer à cette directive, dit-elle en désignant du doigt le bloc-mémo posé sur le coin de son bureau. Le moyen le plus rapide consisterait à les prélever sur la flotte capitale. Nous pouvons les envoyer directement depuis la capitale, sans avoir à expédier des courriers aux quatre coins de la République pour annoncer aux bâtiments réaffectés qu'ils doivent se mettre en mouvement, ce qui nous ferait gagner des semaines sur le délai de déploiement total. Et nous pouvons envoyer des escadres expérimentées qui ont eu des mois et des années pour s'exercer ensemble, plutôt que des solitaires ou des duos d'un peu partout, que Giscard devra tester, intégrer et entraîner. Je sais que cela va à l'encontre des politiques actuelles, mais nous devons faire quelques choix difficiles pour réussir cette opération, et nous pouvons nous permettre de rester sans couverture ici pendant deux semaines. Je vois bien quatre ou cinq systèmes centraux où il serait facile de récupérer une escadre de supercuirassés à la fois et leur ordonner de gagner la capitale... et ils seraient tous là presque aussi vite que les unités détachées de la flotte capitale atteindraient Tourville. — Vous pensez que le comité acceptera ? demanda Bukato, et elle haussa les épaules. — Les arguments militaires sont persuasifs, et je sais ce que le citoyen président vient de m'ordonner. L'un dans l'autre, oui, je pense que le comité acceptera. Peut-être pas de gaieté de cœur, mais je crois que nous aurons le feu vert. » ... crois que nous aurons le feu vert. » Oscar Saint-Just arrêta l'enregistrement, le front plissé par la réflexion. Il n'aimait pas beaucoup ce qu'il venait d'entendre. Certes, McQueen et Bukato disaient ce qu'il fallait, en apparence du moins, sur la primauté du contrôle civil et la nécessité d'obéir aux ordres. Mais il n'aimait pas leur ton. Il pouvait difficilement le qualifier de conspirateur, mais il n'arrivait pas non plus à se défaire du soupçon que ces deux-là avaient leurs plans personnels. Sans doute Robert lui rappellerait-il, probablement à raison, que toute équipe de commandement qui fonctionnait bien devait développer une tournure d'esprit commune et un sentiment de solidarité. Le problème, c'était que McQueen et Bukato savaient tous les deux qu'ils parlaient à ses micros, et par conséquent ils disaient forcément tout ce qu'il fallait. Toutefois cela ne signifiait pas qu'ils le pensaient forcément, et leur soumission docile à l'autorité civile sonnait beaucoup trop comme un paravent pour autre chose à son oreille soupçonneuse et entraînée. Et il n'aimait pas non plus cette idée de transférer des unités de la flotte capitale. Certes, c'était logique au sens militaire étroit. C'était bien le problème : tout ce que suggérait McQueen était logique ou se justifiait du moins en termes militaires. Mais il avait jeté un œil à la liste préliminaire des mouvements d'unités qu'elle proposait, et il lui paraissait... intéressant que les amiraux commandant les escadres qu'elle voulait envoyer à Tourville incluent un pourcentage aussi élevé d'officiers politiquement fiables. Évidemment, tous les commandants de la flotte capitale avaient prouvé leur fiabilité, ou ils se seraient trouvés ailleurs. Pourtant, aux yeux peut-être trop méfiants de Saint-Just, elle avait l'air de s'être concentrée sur les plus éprouvés d'entre eux. Les escadres qu'elle voulait rapatrier dans le système de Havre, en revanche, semblaient compter un pourcentage remarquablement élevé d'officiers qui se seraient manifestement sentis mieux dans une structure de commandement militaire plus traditionnelle. C'est-à-dire sans commissaire du peuple pour regarder par-dessus leur épaule. Le hic, c'était que, les mouvements étant si logiques d'un point de vue militaire et McQueen les justifiant par le fait qu'elle obéissait à un ordre direct de Robert Pierre, Saint-Just pouvait difficilement y trouver à redire. Il avait eu gain de cause sur l'accélération du tempo opérationnel. S'il commençait à se plaindre de la façon dont McQueen faisait ce qu'il voulait qu'elle fasse depuis le début, cela ne pourrait être interprété que comme un signe possible de paranoïa de sa part, ce qui minerait sa crédibilité auprès de Pierre au sujet de McQueen à l'avenir. Mais si elle se servait bel et bien de ses nouveaux ordres pour restructurer la flotte capitale et en faire un instrument plus... réactif à ses projets, alors le rôle de Saint-Just consistait à veiller à ce qu'elle y échoue. Il fit basculer son dossier et tambourina de la main droite sur le bras du fauteuil tout en le faisant pivoter de droite et de gauche en petits arcs pensifs. Ce qu'il lui fallait, décida-t-il, c'était un moyen de neutraliser les plans qu'elle pouvait dresser tout en justifiant ses propres actes aussi efficacement et logiquement qu'elle justifiait les siens. Mais comment ? Il réfléchit encore quelques secondes puis cessa de tambouriner sur le bras du fauteuil, et une lueur attentive brilla dans son regard. Theisman, songea-t-il. Ce type est aussi politisé qu'un bloc de pierre, il fait bien son boulot et la Flotte le respecte. Mieux, il est coincé à Barnett depuis que McQueen est ministre de la Guerre. Quoi qu'elle mijote avec Bukato et ses acolytes de l'Octogone, elle n'a pas eu l'occasion d'y impliquer Theisman, et s'il se retrouve aux commandes de la flotte capitale, elle sera au moins bloquée jusqu'à ce qu'elle puisse l'embarquer dans sa petite conspiration. Et puisqu'elle dépouille elle-même Barnett en partant du principe que nous pouvons nous permettre de perdre le système, elle peut difficilement objecter à ce transfert en arguant que nous avons besoin de le laisser sur un poste aussi important. Il pesa cette idée un moment encore, la retournant dans son esprit pour l'examiner sous toutes les coutures. Ce n'était pas parfait, décida-t-il, mais ce serait toujours un pas dans la bonne direction. Et puis McQueen comprendrait pourquoi il l'avait fait, et cela lui déplairait souverainement... ce qui en soi valait mille fois la peine. CHAPITRE TRENTE ET UN Honor parcourut du regard le petit bureau et soupira. Un soupir qui venait du fond du cœur, mais même elle n'aurait su dire s'il exprimait soulagement ou tristesse. À n'en pas douter, il comportait au moins une part de soulagement, car les derniers mois avaient été beaucoup plus épuisants qu'ils n'auraient dû en « service restreint pour convalescence ». C'était d'ailleurs essentiellement sa faute. Elle aurait dû refuser au moins une des demandes de Sir Thomas, mais c'était aussi impossible que de survoler les Murailles de cuivre sans son aile delta. Cela lui avait toutefois imposé de prendre quelques décisions difficiles. L'une d'elles avait été de plus ou moins abandonner le projet d'enseignement de la langue des signes au docteur Arif et à Miranda. Enfin, elles deux et James MacGuiness. Renoncer à participer aux « cours » de Nimitz et Samantha était une des choses les plus difficiles auxquelles elle ait dû se résoudre depuis son évasion de Cerbère, surtout alors que, même à distance, elle captait la frustration de son compagnon aux premiers jours du projet. Mais elle s'était imposé d'apprendre cette leçon des années auparavant : elle devait absolument lâcher prise quand elle déléguait des responsabilités car, à regarder constamment par-dessus l'épaule de la personne à qui on confie une tâche, on cumule les inconvénients. Elle finissait par y passer presque autant de temps que si elle s'en était chargée dès le début, et celui à qui elle déléguait risquait d'avoir l'impression qu'elle n'avait pas entièrement confiance en ses capacités. Sans compter qu'on n'apprend réellement qu'en faisant, et qu'ôter tous les obstacles du chemin de quelqu'un ne lui rend pas service, quoi qu'on en pense sur le coup. Au mieux, cela le prive d'une occasion d'apprendre de ses erreurs. Au pire, cela ne fait que repousser le moment où il rencontrera un problème qu'il ne sait pas gérer, tout en lui procurant une assurance fatale parce qu'il croit savoir. Il s'agissait d'une chose qu'elle avait appris à faire longtemps auparavant dans le cas d'officiers subalternes — ses lèvres esquissèrent un petit sourire au souvenir d'un Rafael Cardons terriblement jeune et d'une volée de drones de reconnaissance mal programmés — mais c'était parce qu'elle avait compris qu'il lui incombait de les former. Il était infiniment plus difficile de confier une tâche qui, à ses yeux, aurait dû lui revenir à une personne tout aussi capable de s'en charger parce que cela lui donnait le sentiment d'être fainéante. De se défiler. Ce qui expliquait en partie pourquoi elle avait eu l'impression de ne jamais vraiment consacrer assez de temps à aucune de ses tâches pendant la dernière année T. Toutefois, si elle n'avait pas réussi à passer autant d'heures dans ce bureau qu'elle aurait dû à son sens, elle en avait passé suffisamment pour découvrir une chose qu'elle ignorait. Et qu'elle abandonnerait en même temps... ce qui expliquait pourquoi son soupir exprimait aussi beaucoup de tristesse. Elle adorait enseigner. Cela n'aurait sans doute pas dû l'étonner. Après tout, l'un des aspects de sa carrière qu'elle avait le plus apprécié, c'était de solliciter le cerveau des officiers subalternes, de partager avec eux la joie qu'elle avait trouvée à maîtriser leur profession commune. Et, en toute honnêteté, elle tirait beaucoup plus de plaisir du spectacle de ces hommes et femmes qu'elle avait regardés s'épanouir et réaliser le potentiel qu'elle avait identifié en eux dès le début que de toutes ses médailles, titres et récompenses. L'avenir, c'était eux; il leur reviendrait de se battre et de mourir pour que le Royaume stellaire ait un avenir, et elle n'envisageait guère de vocations plus nobles que de leur enseigner ce qu'ils pouvaient accomplir. Elle s'était donc sentie dans son élément sur l'île de Saganami. Non seulement cela, mais le sens empathique qu'elle avait développé lui avait fait un cadeau inestimable : elle savait. Elle savait que ses étudiants voyaient qu'ils comptaient à ses yeux et qu'elle était fière d'eux. La salle Ellen d'Orville lui manquerait. Tout ce qui faisait Saganami lui manquerait, même si ce n'était plus tout à fait l'École de ses souvenirs. Elle était beaucoup plus grande, beaucoup plus agitée. La réalité d'une guerre qui, à son époque, n'était qu'une menace à l'horizon s'était abattue sur l'École comme un glissement de terrain, la transformant en une institution plus rapide, au rythme plus furieux, où l'on affichait un zèle différent, plus dur. À plus d'un titre, hélas, l'École en temps de guerre était devenue une extension des lignes de front, ce qui était positif sur certains points, songea-t-elle. Elle avait insisté auprès de ses étudiants sur le fait qu'ils allaient passer tout droit de la salle de classe au cœur d'une guerre déclarée, et il était important qu'ils le comprennent. Pourtant, ce qu'il lui fallait sans doute appeler « l'expérience Saganami » avait perdu quelque chose en chemin. Ni l'innocence ni le manque de sommeil, certes. Plutôt une certaine forme... d'assimilation. Quelque chose dans la façon dont les jeunes hommes et femmes devenaient lentement une part de la Flotte, et dans la façon dont la Flotte acceptait cette transformation des civils pour la rejoindre. Non, ce n'était pas cela non plus. En fait, elle n'arrivait pas à bien décrire ce phénomène, et elle doutait d'en être jamais capable. Peut-être les mots n'existaient-ils pas ? Et peut-être ce que je me rappelle n'est-il en réalité que l'aura dorée des choses qui n'ont jamais existé, cette aura qui semble nimber tous nos souvenirs d'un passé « plus heureux », se dit-elle avec un reniflement ironique, et Nimitz émit un blic discret depuis son perchoir à côté de la porte. « D'accord. D'accord, boule de poils ! J'ai fini de ressasser », lui dit-elle avant de fermer le tiroir de son bureau d'un geste volontaire. Ses papiers et puces de données avaient déjà disparu, et elle vérifia une dernière fois qu'il ne restait ni poussière ni objets oubliés, puis elle tendit les bras au chat sylvestre. Il s'élança de son perchoir avec toute l'assurance d'antan, et elle se mit à rire en goûtant et partageant son plaisir d'atterrir précisément dans ses bras et de se couler jusqu'à son épaule. Il ajusta soigneusement sa position, accrochant ses mains intermédiaires – les deux, qui fonctionnaient enfin à la perfection – dans l'épaulette de sa tunique tandis que les griffes de ses pieds s'enfonçaient doucement sous son omoplate. Il parvint à l'équilibre, une main posée sur la tête d'Honor, et elle prit une profonde inspiration qui lui remplit les poumons. Sa carrière spatiale lui avait entre autres appris que rien ne restait jamais figé. Des portes s'ouvraient et se fermaient à mesure que les affectations et les responsabilités changeaient, se rappela-t-elle en passant celle-ci. Elle la referma doucement derrière elle, puis marqua une pause pour recevoir le salut de deux aspirants de troisième année qui restaient apparemment sur le campus pendant les grandes vacances. Ils descendirent le couloir qui renvoyait l'écho de leurs pas, et elle observa leur dos un moment avec un sourire puis se retourna vers l'homme en uniforme vert qui l'avait attendue patiemment devant le bureau. C'est bon, Andrew. On peut y aller. — Vous êtes sûre, milady ? » Dans son regard perçaient l'amusement bon enfant et la compréhension qu'elle décelait dans ses émotions, et elle lui pressa l'épaule. « Oui, j'en suis sûre », répondit-elle. Puis elle se retourna pour descendre le couloir derrière les aspirants. « Eh bien, milady, je dois avouer que nous en avons eu pour notre argent le temps de votre séjour sur Manticore. » Sir Thomas Caparelli et Honor étaient assis sur le balcon à l'extérieur du bureau du Premier Lord. La maison de l'Amirauté était une structure modeste d'à peine plus de cent étages, mais le Premier Lord de la Spatiale travaillait au soixante-treizième, ce qui transformait les gens sur les trottoirs et avenues sous leurs pieds en taches de couleurs vives, et le parasol à l'ancienne qui abritait la table de cristoplast battait de temps en temps, lorsqu'un aérodyne passait un peu plus vite que le code des airs ne le permettait réellement à si faible altitude. Honor, Nimitz et LaFollet étaient arrivés en avance, et elle s'était amusée à faire passer son nouvel œil par tout l'éventail de ses capacités, de la vision normale à l'agrandissement télescopique maximal et retour, pendant qu'elle observait les piétons. Cela lui donnait un peu le vertige, mais c'était aussi fascinant. Un peu comme jouer avec un de ces kaléidoscopes que les enfants de Grayson aimaient tant. Et cela lui semblait aussi approprié, en un sens. Comme si elle y trouvait la preuve formelle que les « réparations » physiques qui l'avaient si longtemps retenue ici étaient enfin terminées pour de bon. Bien sûr, elles n'étaient pas vraiment terminées. Elle maîtrisait la variété des mouvements les plus courants de son nouveau bras, mais ses doigts l'irritaient à force de maladresse. Il lui semblait parfois qu'il aurait presque mieux valu n'avoir qu'une main plutôt qu'une et demie. Surtout une « demie » maladroite à laquelle elle ne pouvait pas se fier. Mais ce n'était qu'une question de pratique. Elle se le répétait sans cesse et s'efforçait d'utiliser ses deux mains pour les tâches qui en exigeaient deux en théorie, plutôt que de bloquer la prothèse et de les accomplir à une seule main, comme elle avait été contrainte d'apprendre à le faire. Elle se tourna et sourit à Caparelli, de l'autre côté de la table. Je suis heureuse que vous soyez de cet avis, monsieur. Je dois reconnaître que j'ai parfois eu l'impression que vous m'aviez donné trop de balles avec lesquelles jongler simultanément. Aujourd'hui encore, je regrette un peu que vous ne vous soyez pas contenté de me demander de ne porter qu'une casquette. De cette façon, j'aurais vraiment pu me concentrer sur un seul rôle. En l'occurrence, je ne peux pas m'empêcher de penser que j'aurais pu faire mieux dans n'importe lequel si je ne m'étais pas autant dispersée. — Faites-moi confiance, milady. La Flotte est plus que satisfaite... et le docteur Montoya avait on ne peut plus raison quant à votre conception d'une convalescence tranquille ! Si j'avais su combien vous alliez vous investir dans toutes les tâches que je vous ai demandé d'assumer, je me serais senti terriblement coupable. Pourtant je vous l'aurais demandé quand même, je le crains, parce que nous avions vraiment besoin de vous. » Honor balaya sa remarque de la main – la main gauche, cette fois – mais il secoua la tête à son adresse. — Non, milady. Vous ne pouvez pas le négliger. Vous avez fait de l'excellent travail dans vos cours, malgré les nombreux autres charges qui pesaient sur votre temps, et vos dîners dépassaient largement le cadre strict de votre devoir. Je ne crois pas qu'on avait déjà vu des aspirants se battre pour être invités en présence d'un amiral. Mieux, quatorze des quinze meilleures moyennes – et trente-sept des cinquante meilleures – en première année du cours de tactique appartiennent à vos étudiants. — C'est eux qui ont fait le travail, monsieur. Je leur ai juste indiqué la bonne direction », répondit Honor, un peu gênée. Il se mit à rire. — Ce n'est sans doute pas totalement faux. Mais ils ont réussi en partie parce que vous leur aviez si bien indiqué la voie... et parce qu'ils étaient très motivés. À la fois avant que vous les approchiez – nous avons établi un nouveau record du nombre d'aspirants demandant un même instructeur – et après que vous leur avez apposé votre empreinte. » Il rit à nouveau. J'ai cru comprendre que vous n'aimiez pas beaucoup ce surnom, mais quand les étudiants ont su que "la Salamandre" allait donner des cours, le bureau de la scolarité a été submergé de demandes de transfert de la part de ceux qui essayaient de rentrer dans vos sections. — Les journaux ont bien plus à voir avec ce genre d'adulation qu'aucun de mes actes, insista Honor. — Peut-être. » Caparelli lui laissa le dernier mot sur la question et but une gorgée de son verre réfrigéré. Honor but dans le sien, puis le posa et offrit à Nimitz une branche de céleri. Il s'en saisit et y croqua joyeusement, puis elle se tourna de nouveau vers Caparelli comme le Premier Lord reposait son verre couvert de buée sur un sous-verre. — Plus encore que l'École spatiale, toutefois, je voulais vous remercier du travail que vous avez fait au CPT, dit-il plus gravement. Pour deux choses, en réalité. D'abord, la nature des changements que vous avez apportés au broyeur. Ensuite, d'avoir saisi cette occasion pour sauver la carrière du capitaine Jaruwalski. J'aurais dû y veiller moi-même. — Vous êtes le Premier Lord de la Flotte de Sa Majesté tout entière, monsieur. Vous avez largement assez de pain sur la planche sans vous occuper de chaque petit capitaine de frégate. Il se trouve que moi, en revanche, j'ai servi sous les ordres de Santino au début de sa carrière. Je savais quel imbécile vindicatif c'était, et cela m'a fourni un motif personnel pour examiner de plus près que la plupart les événements de Seaford. Mais je suis heureuse qu'Andréa ait su rétablir sa carrière. Elle est douée, Sir Thomas. Très douée, même. Ce n'est que mon avis, mais je crois que PersNav devrait sérieusement étudier l'idée d'une promotion exceptionnelle au grade de capitaine de vaisseau. — Je crois que vous pouvez sans risque considérer qu'on y veille. Jackson Kriangsak en a déjà parlé à Lucien, et il me semble qu'elle va figurer sur la prochaine liste de promotions. — Bien », répondit fermement Honor tout en étouffant une certaine ironie devant sa propre attitude. Elle avait toujours détesté la façon dont certains officiers se livraient au jeu du parrainage, convaincue qu'un tel système était par nature susceptible de produire de graves dérapages. Elvis Santino et Pavel Young en étaient des exemples parlants. Mais, bien sûr, elle n'avait jamais envisagé qu'elle aurait assez de pouvoir pour s'y livrer elle-même et maintenant, dans la plus grande tradition des raisonneurs de toute la Galaxie, elle y voyait quelques avantages. La carrière d'Andréa Jaruwalski était destinée aux oubliettes, et son renflouage, qui constituait sans nul doute un plus pour la Flotte, résultait entièrement du premier investissement qu'Honor avait effectué dans le système du parrainage. Peut-être ceux qui s'en servaient à la façon d'Hamish Alexander (elle remarqua à peine le pincement familier que ce nom évoquait en elle) avaient-ils raison depuis le début. Prendre soin d'un officier subalterne non parce qu'il s'agit d'un parent – ou du fils d'amis ou de parents, ou de quelqu'un qui pourrait vous remercier en vous rendant service à son tour – mais parce qu'il s'agit d'un excellent officier, voilà qui constituait une véritable façon de payer sa dette. Non pas envers un individu quelconque, ni envers celui qu'on prenait sous son aile. Il s'agissait de payer sa dette à la Flotte et au Royaume stellaire tout entier. — Je dois admettre, toutefois, continua Caparelli, que je ne m'attendais pas à ce que vous avez fait au CPT. J'aurais dû, sans doute, vu votre histoire et votre parcours, mais je ne m'y attendais pas. Peut-être que nous souffrions tous un peu trop du syndrome "pas-de-chez-nous" pour identifier bon nombre de choses à faire. — Je n'irais pas jusque-là, monsieur. Je crois effectivement que la FRM a un petit problème d'oeillères, disons. Elle entretient un net sentiment de supériorité, ce qui se justifie, j'imagine, quand on se compare aux Havriens ou aux brutes que nous ne cessons de croiser en Silésie. Nous sommes bel et bien meilleurs qu'eux. Et, d'ailleurs, nous avons plus d'expérience qu'aucun de nos alliés en tant que force spatiale interstellaire. Mais je crois en effet que le service doit prendre conscience du fait qu'il existe plusieurs façons – certaines meilleures, d'autres pires – de faire une même chose. — Je suis tout à fait d'accord. Et c'est d'autant plus vrai maintenant que nous faisons passer tant d'officiers non manticoriens par le broyeur. Nous devons non seulement être conscients que nous pourrions apprendre à leur contact, mais aussi nous assurer de ne pas les froisser en les prenant de haut. Il y aura sans doute toujours une certaine pointe inévitable d'arrogance institutionnelle, pour ainsi dire. C'est sans doute une saine réaction, et j'imagine que la plupart de nos alliés le comprennent et l'acceptent de la part du principal membre de l'Alliance. Mais solliciter des officiers généraux alliés pour aider à concevoir les programmes de formation était un trait de génie, milady. Et bâtir des scénarios qui exigent que des officiers manticoriens suivent une doctrine de combat étrangère et opèrent sur du matériel produit par Zanzibar, Grayson ou Alizon en était un autre. J'ai cru comprendre que plusieurs de nos futurs commandants ont trouvé l'expérience mortifiante, et les forcer à se rendre compte qu'une bonne part de la prétendue supériorité de nos officiers repose en fait sur la supériorité de notre matériel était une très bonne chose. Qui plus est, nous avons déjà appris plusieurs choses utiles auprès des Graysoniens. Je serais très étonné que nous n'en apprenions pas encore quelques-unes auprès de nos autres alliés... maintenant que vous nous avez poussés à les écouter. — Je l'espère, Sir Thomas, répondit très sérieusement Honor. Ils ont réellement des choses à nous apprendre, et le reconnaître – devant eux autant que pour nous-mêmes – me paraît l'une des meilleures façons de les motiver afin qu'ils apprennent aussi de nous. — Je vous l'accorde, milady. Je vous l'accorde. » Caparelli hocha vigoureusement la tête, puis se carra dans son fauteuil et survola du regard la capitale baignée par le soleil de l'après-midi. « Je crois que vous retournez sous peu à Grayson, dit-il, et Honor acquiesça au changement de sujet. — Je suis ici depuis près d'un an, monsieur. Il est temps que je retourne à mes responsabilités en tant que seigneur Harrington. Et puis Willard Neufsteiler a tout un tas de papiers à me faire signer. — Je comprends bien, milady. Mais il me semble également qu'une nouvelle session du Conclave des seigneurs commencera quelques semaines après votre retour. — C'est une autre raison pour laquelle je dois rentrer à la maison, fit Honor avant de s'interrompre, un sourire ironique aux lèvres. La maison, répéta-t-elle doucement. Vous savez, ce mot-là est devenu un petit peu compliqué pour moi ces dernières années. — C'est le moins qu'on puisse dire, je crois, répondit Capa-relui. Mais si je vous posais la question, c'est parce que je me demandais quels étaient vos projets. Plus précisément, vos projets concernant un retour au service actif. — Mes projets ? » Honor haussa le sourcil. « Je pensais que cela dépendait plutôt du bureau du personnel, monsieur », fit-elle. Il haussa les épaules. « Milady, vous êtes amiral dans la Flotte de Sa Majesté et duchesse. Vous êtes également amiral dans la Flotte de Grayson et seigneur. Cela signifie que Grayson et le Royaume stellaire peuvent tous deux légitimement prétendre à vos services, et nous sommes tous assez intelligents pour avoir envie de les obtenir. Mais étant donné votre statut, il vous appartient en réalité de décider quelle flotte vous rejoindrez, alors je me suis dit que j'allais prendre un peu d'avance en vous proposant de revenir. — Sir Thomas, je... commença-t-elle, mais il l'interrompit d'un geste de la main. — Je n'essaye pas de vous imposer une quelconque pression pour l'instant. Ne serait-ce que parce que j'ai parlé à MedNav, et je sais que l'amiral Mannock ne vous laisserait même pas reprendre du service actif à temps plein sous nos couleurs avant trois ou quatre mois. Je veux juste que vous y réfléchissiez. Et je voulais aussi m'assurer que vous vous rendiez compte que vous êtes à un stade de votre carrière qui vous offre un degré de contrôle sur votre avenir et vos futures affectations largement supérieur à ce que vous croyez. Vous devez être prête à y faire face. — Je... » Honor s'interrompit une fois de plus puis haussa les épaules. « J'imagine que vous avez raison, Sir Thomas. Et vous avez vu juste : il ne m'était pas venu à l'idée de considérer les choses sous cet angle. — Bah, je pense que vous en preniez la direction, et à juste titre. Je me disais simplement que j'allais vous en parler pour que vous y réfléchissiez plus particulièrement. » Il marqua une pause à son tour, et Honor se tourna vers lui pour le regarder plus franchement en décelant un changement dans ses émotions. Elles s'étaient soudain faites pensives, pourtant elles se teintaient d'une pointe d'enthousiasme, d'attente, et peut-être d'une petite touche de crainte. Il tourna la tête pour contempler la ville une fois de plus puis prit une profonde inspiration. « Outre les points que nous avons déjà abordés, milady, il y a autre chose que je souhaitais vous dire quand je vous ai demandé de passer cet après-midi. » Il se retourna vers elle, et elle haussa les sourcils d'un air poliment interrogateur. « J'ai activé l'opération Bouton-d'or hier », annonça-t-il, et elle se sentit se redresser dans son fauteuil. Elle connaissait l'opération Bouton-d'or. Alice Truman et elle avaient conçu plusieurs stratégies différentes à son intention en utilisant le simulateur tactique principal du CPT, et le plan opérationnel final était couvert des empreintes d'Honor. « Alice Truman part pour l'Étoile de Trévor la semaine prochaine, poursuivit doucement Caparelli. Le temps que vous rentriez à Grayson, la Huitième Force devrait être prête à se mettre en mouvement. Pour l'instant, il semble que les Havriens soient fortement engagés dans une offensive contre Grendelsbane, et j'ai été contraint d'y envoyer quelques SCPC pour renforcer les défenses locales. Mais nous sommes parvenus à atteindre les effectifs minimaux spécifiés dans le plan opérationnel final. Certaines flottilles de BAL manquent encore beaucoup trop d'expérience à mon goût, mais... » Il haussa imperceptiblement les épaules, et ses émotions se teintaient du regret que ressent tout bon commandant à envoyer ses troupes au-devant du danger. « Je comprends, monsieur », répondit Honor sur le même ton, et elle songea à certains des hommes et femmes qu'elle connaissait à bord des vaisseaux engagés dans l'opération Bouton-d'or. Scotty Tremaine et Horace Harkness. Alice Truman. Rafael Cardones, qui commandait l'un des porte-BAL d'Alice, et le contre-amiral des Rouges Alistair McKeon, l'un de ses commandants de division. Il y en avait des dizaines d'autres encore, et elle ressentit une pointe passagère de crainte, un écho de cette conscience viscérale que des gens meurent au combat. « Merci de me l'avoir dit, fit-elle au bout d'un moment en se forçant à sourire. Je ne m'étais jamais rendu compte à quel point il est plus difficile d'envoyer des gens se battre quand on ne peut pas y aller avec eux. — L'une des leçons les plus dures à assimiler... ou à accepter, du moins, acquiesça-t-il en contemplant de nouveau la ville. Je suis assis là, par un bel après-midi d'été, et là-haut (il désigna de la tête le bleu profond du ciel) des centaines de milliers d'hommes et de femmes se rendent au combat parce que je le leur ai ordonné. En fin de compte, ce qui leur arrivera sera ma responsabilité... et il n'y a rien dans l'univers que je puisse faire à partir de maintenant pour changer ce qui leur arrivera. — Si cher que vous soyez payé, monsieur, ce n'est pas assez, lui dit Honor, et il se tourna vers elle avec un sourire ironique. — Milady, aucun de nous n'est assez payé, mais "si tu supportes pas la plaisanterie, fallait pas t'engager". » Le vieux proverbe de mécano surprit beaucoup Honor venant de lui, et elle gloussa. Elle ne put s'en empêcher, et le sourire ravi qu'il afficha en provoquant chez elle cette réaction d'écolière ne fit qu'empirer les choses. Il lui fallut plusieurs secondes pour se reprendre, et elle lui adressa un regard sévère quand ce fut fait. « Je vois encore un ou deux clichés qu'on pourrait facilement vous appliquer, Sir Thomas. Ni l'un ni l'autre flatteur, pour l'instant, je le crains. — Eh bien, je suppose que je ne devrais pas être surpris. Et j'ai l'habitude qu'on me rudoie, maintenant. Très peu de gens semblent voir quel homme raffiné et vigoureux je suis en réalité. — "Raffiné" et "vigoureux" ne sont pas les deux adjectifs qui me viennent immédiatement à l'esprit quand je pense à vous, monsieur, dit-elle sévèrement, et il se mit à rire. Toutefois, je voulais saisir cette occasion pour vous inviter à une petite sauterie que Miranda et ma mère organisent le mois prochain. J'ai cru comprendre qu'il s'agirait d'une soirée très simple – pas plus de deux ou trois cents invités – pour clôturer notre séjour dans le Royaume avant de rentrer sur Grayson. Sa Majesté a accepté d'y assister, et j'espère que vous viendrez aussi. — J'en serai honoré, milady, répondit-il sérieusement. — Bien. Parce que d'ici là, je vais demander à Nimitz, Farragut et Samantha de concevoir un accueil digne d'un homme raffiné et vigoureux tel que vous. » Elle lui adressa un sourire angélique. « Et connaissant ces trois-là, Sir Thomas, vous risquez de découvrir que vous auriez été mieux loti dans la première vague de l'opération Bouton-d'or ! CHAPITRE TRENTE-DEUX « Que diriez-vous de faire quelques pas avec moi, Denis ? Le commissaire du peuple Denis LePic leva prestement les yeux. La voix du citoyen amiral Thomas Theisman n'aurait pas pu être plus normale, mais LePic connaissait Theisman depuis des années et, dans cet intervalle, il en était venu à comprendre l'amiral aussi bien que ses supérieurs de SerSec auraient pu le souhaiter. En fait, il avait appris à le connaître un peu trop au goût de ses supérieurs... s'ils avaient su. Mais LePic s'était donné du mal pour s'assurer qu'ils n'en aient pas vent, surtout ces trois dernières années. Ce n'avait pas été une décision aisée, car il croyait passionnément en la nécessité de réformer l'ancien système. Pourtant, malgré cela, elle lui avait moins coûté qu'elle n'aurait dû. Il avait commencé par avoir de légers doutes, si légers qu'il avait presque réussi à se les cacher à lui-même, bien avant que Cordélia Ransom ne condamne à mort Honor Harrington avec jubilation et ne profite de l'occasion pour exprimer tout le mépris qu'elle vouait au personnel en uniforme de la Flotte. Et à la plus élémentaire décence. Les deux années suivantes avaient été particulièrement difficiles pour LePic et sa conscience. Il avait essayé de se répéter que Ransom était une aberration, que le reste du comité ne lui ressemblait pas et, dans une certaine mesure, c'était vrai. Ransom était une sadique qui nourrissait pour ainsi dire son vice en humiliant et brisant ses victimes avant de les faire exécuter. Robert Pierre et Oscar Saint-Just n'étaient pas comme ça. Mais Ransom avait forcé LePic à véritablement se pencher sur tous les meneurs du nouvel ordre politique, pas seulement elle, et, à les observer d'un œil alerte, il avait découvert que le citoyen ministre Saint-Just le terrifiait encore plus que Ransom. Parce que Saint-Just n'agissait pas par haine personnelle ou par dépit. Il n'élevait même jamais la voix. Toutefois, au regard des milliers d'hommes et de femmes — et parfois d'enfants — qu'il avait sereinement balayés de l'univers, Cordé-lia Ransom avait l'air d'un enfant gâté qui s'en prend par caprice à ses camarades de classe parce qu'ils ne lui donnent pas leurs jouets. Denis LePic avait étudié ce qui passait pour l'âme de la République populaire de Robert Pierre et découvert un monstre. Un monstre que lui-même servait de son plein gré, voire avec zèle, depuis le jour où la Flotte de l'ancien régime avait tenté de prendre le pouvoir. Et les gens qu'il avait surveillés pour le compte du monstre avaient trop souvent été des hommes et des femmes comme Thomas Theisman. Des gens bien, aussi dévoués à la République et à la dignité humaine que Denis LePic l'avait toujours été, mais plus honnêtes que lui. Plus clairvoyants. Des gens qui avaient identifié le monstre avant lui, et dont le discernement les mettait en péril mortel si celui-ci se rendait un jour compte qu'ils avaient percé son déguisement à jour. Confronté à cette découverte, LePic avait eu envie de démissionner et de retourner à sa vie privée. Mais ses supérieurs à SerSec se seraient demandé pourquoi il voulait partir. Ils auraient exigé des réponses, et la seule réponse qu'il ne pouvait absolument pas leur donner était la vraie, car s'ils étaient féroces envers leurs ennemis, ils se montraient sans merci quand les leurs sombraient dans l'apostasie. D'ailleurs, même s'il avait pu démissionner et continuer à vivre, ça aurait été la solution de facilité. Une façon de fuir les conséquences de ses propres actes, comme Pilate autrefois, se lavant les mains et proclamant son innocence personnelle. Non, il n'y avait qu'une seule chose à faire dans ces circonstances pour un honnête homme — ce qu'il avait toujours espéré être. Il était resté à sa place et avait envoyé ses rapports en temps et en heure. Et au fil des semaines et des mois, petit à petit, il avait prudemment changé l'accent de ces rapports pour protéger ceux qu'il aurait dû dénoncer. Il savait, par exemple, que la répugnance que le citoyen amiral Theisman avait toujours ressentie envers le comité et ses excès s'était muée en une haine glaciale quand il avait autorisé Ransom à décréter le meurtre légal d'Harrington. Le citoyen amiral et la Manticorienne avaient un passé commun, et Theisman pensait avoir envers elle une dette d'honneur pour la façon dont elle les avait traités, ses hommes et lui, quand ils étaient ses prisonniers. Il s'agissait d'une dette qu'il n'avait pas été capable de rembourser, et cela l'avait rendu furieux et honteux, mais, si amère qu'ait dû être l'expérience pour un homme comme lui, même cela n'expliquait pas la profondeur implacable de sa haine. C'était la haine d'un homme droit envers un système si tordu qu'il permettait à une Cordélia Ransom — ou un Oscar Saint-Just — de pratiquer la boucherie. Un système qui abattait ses propres officiers et leur famille pour n'avoir pas su exécuter des ordres dont les auteurs savaient en les donnant qu'ils étaient impossibles. Qui poussait des hommes tels que Lester Tourville à deux doigts de la révolte ouverte et en détruisait d'autres comme Warner Caslet simplement parce qu'ils étaient honorables et décents, et représentaient donc un danger pour l'« ordre nouveau ». Tourville avait survécu, mais uniquement parce que Ransom était morte avant de pouvoir le faire « purger ». Et Warner Caslet avait survécu lui aussi... mais seulement après que le monstre eut conduit un homme qui aurait dû être (et s'y était désespérément efforcé) l'un des défenseurs les plus compétents et loyaux de la République à passer à l'ennemi. LePic savait que la défection de Caslet avait profondément blessé Theisman, mais pas parce qu'il blâmait le capitaine de frégate. Elle l'avait blessé parce qu'il comprenait exactement pourquoi Caslet avait fait ce choix, même en sachant que cela impliquait de brûler tous les ponts derrière lui. Que, même si le comité finissait par chuter, il ne pourrait jamais rentrer chez lui. Et puis il y avait eu cette révélation stupéfiante : Harrington était vivante. Elle avait en fait réussi à s'échapper de Cerbère avec un demi-million d'autres prisonniers, dont Warner Cas-let... et l'amiral Amos Parnell. Ca avait été la goutte d'eau. À l'image de tout le corps des officiers de la Spatiale d'avant le coup d'État, Theisman respectait beaucoup Amos Parnell. Presque autant qu'il respectait le capitaine de vaisseau Alfredo Yu. Pourtant la loyauté de Theisman envers la République avait réussi à survivre à la défection de Yu en faveur de la Flotte spatiale graysonienne, essentiellement parce que c'étaient les Législaturistes — et non le comité — qui avaient poussé Yu à l'exil en cherchant un bouc émissaire suite au fiasco de l'opération masadienne. Elle n'avait en revanche pas survécu aux révélations de Parnell sur qui avait réellement assassiné le président héréditaire Harris. Qui l'avait fait en une manœuvre de sang-froid soigneusement planifiée pour faire passer la Flotte — la Flotte de Thomas Theisman — pour une bande de traîtres afin de la discréditer et de la paralyser pendant qu'ils prenaient le pouvoir à leurs propres fins. Qui avait de manière délibérée et préméditée créé le règne de terreur qui s'était abattu sur le monde de Theisman, avait détruit tant de gens qu'il appréciait et l'avait dépouillé de son honneur et de sa dignité. Mais personne sur Havre n'était au courant, car Denis LePic n'en avait rien dit. Ca avait été une décision terrifiante, car il savait ce qui arriverait si SerSec avait des informateurs dont il ignorait la présence sur la planète Enki. Il aurait suffi d'un seul en dehors de son propre réseau, effectuant des rapports isolés à SerSec, pour révéler qu'il n'était qu'un traître bon à fusiller au même titre que son amiral qui entretenait sans doute des rêves de trahison. Hélas, il n'avait pas eu d'autre choix que de prendre cette décision, et s'il avait été glacé jusqu'à la moelle par les risques qu'elle lui faisait courir, il ne l'avait jamais vraiment regrettée. Jusqu'à maintenant. Theisman devait savoir que LePic le couvrait. Il ne pouvait pas l'ignorer, c'était impossible vu certains propos qui lui avaient échappé devant le commissaire ou qu'il lui avait directement tenus depuis la mort de Cordélia Ransom. Mais son regard et le ton de sa voix étaient différents aujourd'hui, de même que l'invitation à « faire quelques pas ». L'heure était venue, comprit-il. L'heure où Theisman l'inviterait à franchir l'étape suivante, de la dissimulation passive à la collaboration active, et accepter cette invitation serait un acte de folie. Il était parfaitement impossible que Theisman réussisse à opposer une résistance active à la mécanique impitoyable de SerSec. Toute tentative de cette nature était vouée à l'échec, de même que tous ceux qui le suivraient sur cette voie. Le citoyen commissaire le savait, et son cœur s'emballa tandis qu'il fixait le visage ridiculement calme de Theisman. Il déglutit puis inspira profondément. «Mais certainement, citoyen amiral, répondit-il. Laissez-moi juste prendre ma veste. » À l'extérieur du bâtiment administratif principal de DuQuesne Central, le vent était froid et vif. L'ensemble irrégulier de casernes, hangars, armureries, zones d'atterrissage, usines et bureaux s'étendait aussi loin que portait le regard dans toutes les directions, pourtant il ne s'agissait que d'un seul élément – et pas le plus grand – de ce qui était connu sous l'appellation collective de « base DuQuesne ». Avant la guerre actuelle, DuQuesne était la troisième base la plus importante de la République populaire, conçue, dessinée et bâtie après la conquête de la République de Saint-Martin comme un tremplin pour la prochaine vague de conquêtes de la RPH. En dehors de la base, le système de Barnett tout entier n'avait pas de véritable valeur intrinsèque. En fait, c'était devenu un net handicap stratégique. Il se trouvait beaucoup trop près de l'Étoile de Trévor et, bien sûr, demeurait idéalement placé pour des opérations dirigées contre la base. Hélas, la plupart des opérations alentour avaient eu pour origine l'espace manticorien et pour cible l'espace républicain, ce qui faisait de Barnett un gigantesque trophée pour l'ennemi : un système exposé où stationnaient de façon permanente plus d'un million de fusiliers et de spatiaux de la Flotte, sans parler du personnel civil d'appui, six ou sept fois plus nombreux, et de l'équipage de toutes les unités mobiles détachées pour sa défense. La mesure logique à prendre aurait consisté à évacuer ces personnels, fermer les installations qui n'étaient pas utiles dans le cadre d'opérations purement défensives et réduire les forces mobiles à un détachement qui pourrait prendre la fuite quand l'attaque inéluctable se produirait. Ou suffisamment restreint pour que la République puisse en supporter la perte, au moins, s'il n'avait pas l'occasion de fuir. Au lieu de cela, on avait consacré davantage de forces encore à défendre le système, en faisant une cible d'autant plus séduisante pour les Manticoriens. Le répit que les offensives d'Esther McQueen avaient valu à la Flotte populaire avait aidé, songea LePic en relevant le col de sa veste, mais il n'avait pas changé l'équation fondamentale. Et les ordres plus récents transférant des vaisseaux du mur hors de Barnett ne rendaient la sécurité de la base que plus précaire encore. Toutefois il avait la désagréable certitude que Thomas Theisman ne l'avait pas invité dehors en cette soirée froide et venteuse pour en discuter. Il marchait péniblement aux côtés du citoyen amiral et attendait. Pas vraiment avec patience, non; plutôt un certain sentiment de résignation. Pour être honnête, LePic n'avait pas réellement envie d'entendre ce que Theisman avait à dire. Il savait seulement qu'il n'avait pas d'autre choix que d'écouter... à supposer qu'il veuille pouvoir se regarder dans le miroir le lendemain matin. Splendide. je serai capable de me regarder dans le miroir demain. Et le lendemain. Et peut-être encore le surlendemain. Mais quelqu'un sur Havre finira bien par entendre parler de tout ça et, ce jour-là, je n'aurai plus jamais l'occasion de me regarder dans un foutu miroir. « Merci de m'avoir accompagné, Denis », dit enfin Theisman. Sa voix grave et basse se perdit presque dans celle plus forte du vent. « Je ne sais pas si vous avez raison de me remercier de quoi que ce soit... pour l'instant, répondit LePic, acerbe. Je suis sûr que nous ne devrions pas avoir cette conversation. Et autant vous prévenir que je ne suis pas prêt à vous assurer qu'elle ne remontera pas plus haut que vous et moi, citoyen amiral. — On dirait que vous supposez automatiquement que je veux discuter de "trahison contre le peuple", fit remarquer Theisman, et le commissaire renifla. — Bien sûr que non ! Vous vouliez simplement me faire part de votre loyauté indéfectible envers le citoyen président Pierre et le citoyen ministre Saint-Just, qui sont selon vous les deux plus grands gouvernants de l'histoire de l'humanité. Mais vous ne vouliez pas les embarrasser avec vos compliments excessifs. C'est pour ça que vous m'avez attiré ici en cette belle soirée plutôt que dans votre bureau, où les micros auraient pu en enregistrer le moindre mot pour les archives ! » Theisman écarquilla les yeux, pris au dépourvu par cette amertume craintive. Puis l'amiral gloussa. « Touché, citoyen commissaire ! Mais, si je puis me permettre, si vous pensez que j'ai des intentions perfides, pourquoi m'avoir suivi ? À moins que vous n'ayez amené votre petit enregistreur de poche, bien pratique pour me prendre sur le fait. — Si j'avais voulu, j'aurais pu le faire à n'importe quel moment ces trois dernières années, et vous le savez », fit LePic en détournant les yeux, gêné. Theisman observa son profil et comprit l'embarras du commissaire. À plus d'un titre, c'était le reflet de son propre sentiment, car défier l'autorité civile n'était pas une idée qui leur venait spontanément ni à l'un ni à l'autre. « Je le sais, en effet, j'imagine, dit-il après quelques instants de silence. En fait, c'est pour cela que je vous ai convié à cette petite promenade. » Il s'arrêta, et LePic marqua une pause par réflexe, se tournant pour lui faire face. « Ce que je veux savoir, citoyen commissaire LePic, dit-il sereinement, c'est ce que vous allez faire quand nous rentrerons à La Nouvelle-Paris. — Quand quoi ? » Le cœur de LePic se remit à battre la chamade. Rentrer à la capitale ? Ses supérieurs s'étaient-ils rendu compte qu'il couvrait Theisman et ses semblables sur Enki ? L'amiral et lui étaient-ils rappelés pour servir d'exemples horribles ? « Vous ne saviez pas ? » Theisman paraissait surpris. « Savoir quoi ? — Je suis désolé, Denis. » Theisman semblait sincèrement contrit. « Les ordres venaient de l'Octogone, mais je pensais que vous en aviez déjà entendu parler. » LePic sentit ses muscles frémir tant il avait envie de secouer son interlocuteur pour en tirer une réponse claire, mais le citoyen amiral poursuivit aussitôt. « Je... Nous sommes rappelés dans le système de Havre pour que je prenne le commandement de la flotte capitale, avec vous pour commissaire. — Alors vous... » LePic le regarda fixement. La flotte capitale ? Ils voulaient que Thomas Theisman commande la flotte capitale ? Ils devaient être cinglés ! Il s'agissait du poste le plus sensible de la Flotte populaire, l'unique commandement spatial perpétuellement suspendu au-dessus de la tête du comité de salut public comme une épée de Damoclès d'une mégatonne. Celui qui en héritait devait avoir la confiance totale du comité, et Theisman était... Puis ses pensées se figèrent soudain. Oui, Theisman en était venu à haïr le comité. Mais celui-ci l'ignorait. Oscar Saint-Just et SerSec l'ignoraient... parce qu'un certain Denis LePic avait mis un point d'honneur à ne pas le leur dire. Sa stupeur s'atténua légèrement, et un sentiment proche de l'effroi la remplaça. Mon Dieu, songea-t-il. Ils mettent un pulseur chargé entre les mains d'un de leurs pires ennemis, ils lui tournent le dos, et ils ne le savent même pas! Puis une autre pensée lui vint. Il s'était fait à l'idée depuis des mois que le jour viendrait où Theisman serait découvert et, par voie de conséquence, lui-même. Et ce jour-là, ils mourraient tous les deux. Mais s'ils étaient à la tête de la flotte capitale... « Vous voulez savoir ce que moi je vais faire ? dit-il enfin. Bon sang, mais c'est moi qui devrais vous poser cette question ! C'est vous qui vous muez lentement mais sûrement en tête brûlée depuis deux ou trois ans ! — Si j'étais une tête brûlée, j'aurais déjà fait quelque chose de stupide, répondit Theisman d'un air raisonnable. Auquel cas nous ne serions pas en train de nous geler les fesses ici. Quant à ce que j'ai l'intention de faire, je ne peux honnêtement pas vous le dire. Je n'ai pas plus envie de mourir qu'un autre, Denis, et l'amiral que je suis est très contrarié à l'idée de périr sans rien accomplir par la même occasion, or c'est exactement ce qui se passerait si je – si nous agissions prématurément. Mais comme vous l'avez manifestement compris, je ne suis pas tout à fait d'humeur à continuer d'obéir aux ordres comme un gentil petit garçon. — C'est-à-dire ? s'enquit nerveusement LePic. — C'est-à-dire que si une occasion se présente, ou s'il est possible d'en créer une, je pourrais bien la saisir », répondit carrément Theisman. LePic grimaça, et l'amiral leva la main. « Je n'ai encore rien fait. Je n'en ai pas soufflé mot à un autre que vous. Mais il faut que vous sachiez de quelle façon j'appréhende tout ceci. Vous méritez de savoir, parce que je me rends compte que vous me couvrez... et je sais ce que cela impliquera pour vous, et peut-être votre famille, si je tente quelque chose et que je me plante. Mais, plus que cela, j'ai besoin de vous. J'ai besoin que vous continuiez à me couvrir et, s'ils me percent à jour, j'aurai besoin de vous à mes côtés. » Il s'interrompit, les yeux plantés dans ceux du commissaire, et il reprit d'une voix très calme : « Je ne vais pas vous mentir, Denis. Même si je suis aux commandes de la flotte capitale, nous risquons fort de ne pas accomplir grand-chose si ce n'est nous faire tuer, nous et pas mal d'autres. L'issue la plus probable serait que SerSec nous attrape et nous fusille dès le début. La deuxième plus probable serait que nous tentions quelque chose et manquions notre coup, auquel cas soit nous nous faisons tuer pendant les combats, soit nous nous faisons arrêter et fusiller ensuite, ou bien nous provoquons une guerre civile qui laisse la République tout entière grande ouverte aux Manticoriens. L'issue la moins probable serait que nous éliminions bel et bien le comité. D'un autre côté, les chances d'y parvenir depuis la capitale sont largement plus grandes que d'ici, et si nous y arrivons... II laissa sa phrase en suspens, et Denis LePic croisa son regard dans l'obscurité froide et venteuse. Le croisa et le soutint... avant d'acquiescer très lentement. CHAPITRE TRENTE-TROIS « Le citoyen général Fontein est là, monsieur. Oscar Saint-Just releva les yeux comme Sean Caminetti, son secrétaire privé, faisait entrer dans le bureau un petit homme ratatiné et insipide. Impossible de ressembler moins à la vision populaire d'un agent de sécurité brillant et impitoyable qu'Érasme Fontein. À l'exception, peut-être, de Saint-Just lui-même. « Merci, Sean. « D'un signe de tête, il autorisa le secrétaire à se retirer puis il reporta toute son attention vers son visiteur. À la différence de la plupart des gens convoqués dans le sanctuaire personnel de Saint-Just, Fontein gagna calmement son fauteuil préféré, s'y installa sans hésitation ni le moindre signe d'agitation, attendit que la surface du siège s'ajuste à ses formes puis inclina la tête face à son chef. « Vous désiriez me voir ? » fit-il. Saint-Just renifla. « Je ne le dirais pas comme ça. Certes, vos visites me réjouissent toujours, bien sûr, ajouta-t-il. Nous avons si peu l'occasion de passer de bons moments ensemble. » Fontein eut un petit sourire à cet humour que Saint-Just ne laissait voir qu'à une poignée de gens, mais son sourire s'évanouit quand le citoyen ministre du Service de sécurité poursuivit sur un ton beaucoup plus sérieux : « En fait, comme vous vous en doutez sûrement, je vous ai appelé pour parler de McQueen. — Je m'en doutais. Ce n'était pas compliqué, surtout vu son mécontentement d'avoir à lancer l'opération Bagration. — C'est parce que vous êtes un homme intelligent et perspicace qui sait combien son patron s'inquiète et ce qui l'inquiète. — Oui, je le sais, répondit Fontein en se penchant légèrement. Et parce que je le sais, je m'efforce de ne pas laisser les soupçons que vous entretenez me pousser à lire dans ses actes ce qui n'y est pas. — Et? invita Saint-Just comme il s'arrêtait. — Et je ne sais pas. » Fontein fit la moue, l'air incertain, contrairement à son habitude. Saint-Just inclina la tête à son tour, lui intimant sans un mot de s'expliquer, et le citoyen général soupira. « J'ai assisté à presque toutes ses discussions stratégiques à l'Octogone, et les rares pour lesquelles je n'étais pas physiquement présent, je les ai écoutées sur puce. Je sais que cette femme est une comédienne diabolique, capable de feindre et d'intriguer comme les meilleurs. Dieu sait que je ne suis pas près d'oublier la façon dont elle m'a roulé avant l'affaire des niveleurs ! Mais malgré tout cela, je pense que son inquiétude concernant la possibilité de nouvelles armes manticoriennes est sincère, Oscar. Elle est trop cohérente dans ses arguments pour que ce soit feint. » Il secoua la tête. « Elle s'inquiète. Et beaucoup plus, je crois, qu'elle ne le laisse paraître lors des réunions du comité, où elle est consciente de devoir se donner l'air confiant. Et je crois, ajouta-t-il sans joie, que, du fait de sa réelle inquiétude, elle est également très fâchée contre vous pour l'avoir autant poussée à agir à l'encontre de son jugement. — Mmm. » Saint-Just se frotta le menton, l'air pensif. Fontein était, à l'exception possible d'Héloïse Pritchart, le plus perspicace des commissaires de SerSec. Il n'en avait pas l'air, et c'était l'une des meilleures armes de son arsenal, mais il possédait un esprit froid et profondément logique et, à sa façon, il était tout aussi impitoyable qu'Oscar Saint-Just. Et puis c'était le chien de garde affecté à Esther McQueen depuis près de huit ans. Elle l'avait roulé une fois, mais il connaissait ses passes mieux que quiconque et il était difficile à rouler deux fois. Ce qui signifiait que Saint-Just devait écouter tout ce qu'il avait à dire. Mais même ainsi... « Ce n'est pas parce qu'elle est sincèrement inquiète qu'elle a raison », dit-il avec humeur, et Fontein prit bien soin de ne pas trahir sa surprise au ton acide de son supérieur. Cela ne ressemblait pas à Saint-Just de montrer ce genre d'irritation, et le général eut soudain froid dans le dos. L'une des qualités qui rendaient Saint-Just si efficace, c'était précisément sa capacité à réfléchir froidement et sans passion à un problème. Si une rancœur personnelle commençait à corroder son impassibilité dans le cas d'Esther McQueen, il lui restait peut-être beaucoup moins de temps qu'elle ne le croyait. Pire, Fontein n'était pas du tout persuadé d'être lui-même prêt à négliger ses inquiétudes, quoi qu'en pense Saint-Just. Il avait eu trop souvent l'occasion de la voir en action, il savait à quel point elle était lucide. Et, il l'admettait, il avait constaté son courage moral et physique de beaucoup trop près à son goût pendant la révolte des niveleurs. Il ne lui faisait peut-être pas confiance et il ne l'aimait pas, certes, mais il la respectait. Et si ses craintes étaient fondées, alors la situation avait beau paraître encourageante en ce moment, la République populaire pourrait bien découvrir dans les prochains mois qu'elle avait plus besoin de son ministre de la Guerre que jamais. « Je n'ai pas dit qu'elle avait raison, Oscar. » Fontein veillait à s'exprimer d'une voix égale. « J'ai seulement dit que, selon moi, son inquiétude est sincère dans l'ensemble. Vous m'avez demandé si je la soupçonne, et je réponds entre autres que, à mes yeux, sa répugnance à lancer Bagration n'était pas feinte. — D'accord. » Saint-Just souffla entre ses lèvres puis se secoua. « D'accord, dit-il plus naturellement. J'ai compris. Continuez. — À part son inquiétude apparemment sincère concernant ses ordres, je ne peux pas dire qu'elle m'ait donné beaucoup de grain à moudre, répondit franchement Fontein. Elle a revendiqué l'autorité dans les affaires purement militaires le jour où elle a pris le contrôle de l'Octogone, et elle impose à son personnel et à elle-même un tel rythme de travail que même moi je n'arrive pas à assister à toutes les réunions qu'elle organise avec les planificateurs, les analystes, les gars de la logistique et les spécialistes de la communication. C'est en face-à-face qu'elle travaille le mieux, et personne ne peut lui reprocher de mettre trop peu d'énergie dans son travail, mais elle tient sans nul doute le côté militaire de sa boutique d'une main ferme. Vous le savez probablement encore mieux que moi. » Puisque c'est vous qui m'avez dit que je devais la laisser le prendre fermement en main, s'abstint-il d'ajouter à voix haute. « Je n'aime pas ça et je n'ai jamais aimé ça. Et je n'ai jamais caché à quel point cela me déplaisait. En même temps, elle a raison sur la nécessité d'une source unique d'autorité dans une chaîne de commandement militaire, et les résultats qu'elle a obtenus semblent indubitablement justifier la décision de la nommer. » Je ne crois pas qu'elle ait réussi à me cacher quoi que ce soit, mais je ne peux pas l'exclure. Comme je le disais, personne ne peut humainement tenir un rythme aussi frénétique que le sien. Elle a sans doute eu l'occasion de discuter en aparté sans que j'en sache rien... et, en fin de compte, je n'ai toujours pas compris comment elle avait pris ses premiers contacts avant l'affaire des niveleurs. J'ai quelques soupçons mais, même en sachant où chercher – à supposer que j'aie raison et que je creuse au bon endroit –, je n'ai pas déniché de preuves solides. Du coup, je ne suis pas en position d'affirmer avec certitude qu'elle n'a pas réussi à tisser la même trame à l'Octogone. — Et soyons réalistes, Oscar, elle est terriblement charismatique. Je l'observe en action depuis des années maintenant, et je ne comprends toujours pas davantage qu'au début comment elle fait. On croirait qu'elle recourt à la magie noire. Ou peut-être s'agit-il d'un type de charisme spécial qui ne marche que sur les militaires. Mais ça marche. Elle a fait sortir Bukato de sa coquille dans les semaines qui ont suivi sa prise de fonction, et le reste des plus haut gradés de l'Octogone a suivi. Et elle a réussi à envoyer Giscard et Tourville affronter des pseudo-grizzlis à mains nues, alors que vous et moi savons, d'après les rapports d'Héloïse, que Giscard se méfiait terriblement de sa réputation d'ambition personnelle. Si quelqu'un est capable de pousser l'un de ses subordonnés à me contourner pour mettre en place une ligne de communication clandestine, c'est bien elle. Je n'en ai vu aucun signe, sinon je me serais déjà précipité ici pour vous en parler, mais nous ne pouvons pas nous permettre de tenir quoi que ce soit pour acquis avec une femme comme elle. — Je sais. » Saint-Just soupira et fit basculer le dossier de son fauteuil. « Je n'ai jamais apprécié l'idée de la nommer et de lui laisser autant de liberté, mais, bon sang, Robert avait raison. Nous avions besoin d'elle et, si dangereuse soit-elle, elle a obtenu des résultats. Indéniablement. Mais maintenant... » Il s'interrompit en se pinçant l'arête du nez, et, pour Fontein, l'intensité de sa réflexion était palpable. À la différence de presque tout le monde au sein de SerSec, Fontein avait lu le dossier trafiqué que Saint-Just avait mis au point à la nomination de McQueen. Il savait exactement comment ce dossier avait été poli afin de faire passer McQueen pour le plus grand traître depuis Amos Parnell – en faisant même un partenaire jusque-là non identifié du « complot Parnell » –, au cas où il deviendrait nécessaire de se débarrasser d'elle. Hélas, Parnell était de retour parmi les vivants et il s'était mis à table devant la commission des droits de l'homme de l'Assemblée solarienne et... Le rythme des pensées de Fontein se brisa lorsqu'une idée le frappa soudain. Parnell. Son évasion de Cerbère jouait-elle un rôle plus grand encore qu'il ne le croyait jusqu'alors dans les soupçons renouvelés de Saint-Just envers McQueen ? Le retour à la vie de l'ex-chef d'état-major de la Spatiale avait sans conteste secoué beaucoup de membres de l'ancien corps officier. Ils avaient été prudents dans leurs commentaires et ceux devant qui ils les faisaient, mais c'était manifeste. Or, après les victoires remportées par la Douzième Force, et malgré la prudence qu'avait d'abord adoptée la Flotte face à son ambition, McQueen était presque aussi populaire auprès de ses officiers que Parnell en son temps, et certainement autant respectée. Elle devait ressembler à une espèce de fantôme de Parnell aux yeux de Saint-Just, et la neutralisation de son dossier bidonné lui avait porté un coup. Quelle ironie, vraiment ! Quand on avait placé ces bombes à retardement dans son dossier, il ne s'agissait guère que de sauver les apparences. Il n'était pas véritablement nécessaire de justifier son élimination alors que SerSec exécutait des amiraux à la chaîne depuis des années, car nul au sein de la Flotte n'aurait osé élever la moindre objection. Il s'agissait simplement de fournir aux propagandistes de Cordélia Ransom de quoi habiller la décision et s'assurer que l'opinion publique regardait dans la bonne direction. Mais maintenant que McQueen était devenue très populaire auprès du public comme de la Flotte, ce genre de justification pour l'éliminer devenait réellement vital. Et, pile à ce moment-là, Parnell s'échappait de Cerbère et discréditait tous les éléments de son dossier. Saint-Just était privé de son arme au moment où il craignait le plus d'en avoir besoin, et cela autant que sa frustration de la voir refuser de tomber d'accord avec ses analystes contribuait peut-être à expliquer que son sang-froid habituel se soit effiloché dans son cas. « Elle a obtenu des résultats, poursuivit enfin Saint-Just, mais je crois qu'elle est devenue trop dangereuse pour que nous la gardions par ici. Quelqu'un d'autre – comme Theisman – peut continuer sur cette voie maintenant qu'elle a relancé la Flotte. Et nous n'aurons pas à nous soucier qu'un homme tel que Theisman tente de renverser le comité. — Cela signifie-t-il que le citoyen président et vous avez décidé de l'éliminer ? s'enquit prudemment Fontein. — Non, répondit Saint-Just. Robert est moins convaincu que moi du danger qu'elle représente. Ou plutôt, il est moins convaincu que nous puissions nous permettre de nous débarrasser d'elle à cause du danger qu'elle représente. Il a peut-être même raison et, quoi qu'il en soit, c'est encore lui le président du comité... et mon patron. Alors, s'il dit qu'on attend jusqu'à être sûrs de ne plus avoir besoin d'elle ou jusqu'à trouver une preuve manifeste qu'elle complote activement, eh bien, on attend. Surtout que Bukato devra être éliminé en même temps qu'elle. Et sans doute la plupart de ses officiers d'état-major les plus gradés, aussi, ce qui nous impose d'être absolument certains que les Manties sont vraiment en déroute avant de disloquer si complètement notre structure de commandement. Mais je m'attends à ce que Bagration reprenne là où Scylla s'est arrêtée et, dans ce cas, je pense que nous tiendrons la preuve qu'il est inutile de nous accrocher à une épée si acérée qu'elle risque de nous couper la tête. Surtout alors que nous m'attends à ce que Robert donne le feu vert pour son élimination. — Je vois. » Malgré lui, Fontein avait des scrupules. En dépit de toutes ses réserves à l'encontre de McQueen, il travaillait à ses côtés depuis si longtemps que la nouvelle de sa mort programmée, d'une façon ou d'une autre, dans les mois à venir le frappa de plein fouet. « Je ne veux pas tout chambouler, reprit Saint-Just. Pas maintenant, alors que Bagration commence tout juste, et certainement pas avant que Theisman n'arrive et que nous ayons une personne fiable à qui confier la flotte capitale. Et, par-dessus tout, je ne veux rien faire qui lui donne à penser que son temps est compté. Mais je crois le moment venu de commencer à bâtir un dossier en remplacement de celui que nous ne pouvons plus utiliser. Je veux un bel échafaudage bien convaincant qui prouve que c'était une traîtresse avant qu'elle ne se fasse descendre parce qu'elle résistait à son arrestation, et nous ne pouvons pas élaborer ce dossier au tout dernier moment. Je souhaite donc que vous rencontriez le citoyen colonel Cleary et que vous commenciez à y travailler dès maintenant. — Bien sûr. » Fontein hocha la tête. Il n'y avait aucun risque que Saint-Just agisse ouvertement contre McQueen tant que Pierre ne l'y autoriserait pas. L'esprit du commandant de SerSec ne fonctionnait simplement pas de cette façon. Mais anticiper et jeter les bases du travail à l'avance, voilà qui lui ressemblait beaucoup. L'effondrement de la « preuve » originelle de sa « trahison envers le peuple » ne faisait que renforcer sa détermination habituelle. « Gardez bien à l'esprit que ceci n'est que préliminaire, dit fermement Saint-Just, faisant écho sans le savoir aux pensées du commissaire. Robert ne m'a pas autorisé à agir, et cela veut dire que vous n'êtes pas autorisé à faire autre chose que rassembler des informations et commencer à monter un dossier. Je ne veux pas d'erreurs ni d'enthousiasme excessif sans autorisation, Érasme ! — Évidemment, Oscar », répondit Fontein un peu froidement. Saint-Just lui adressa un petit signe de tête en réponse, avec une légère nuance d'excuse. L'une des raisons – entre autres – pour lesquelles Fontein avait été choisi pour ce poste, c'était qu'il n'agirait pas plus contre McQueen sans ordre spécifique de la part de Saint-Just, sauf cas d'extrême urgence, que celui-ci n'aurait fait arrêter ou fusiller l'amiral sans l'autorisation de Pierre. « Je sais que je peux compter sur vous, Érasme, dit-il, et cela importe plus à mes yeux et à ceux de Pierre en ce moment que jamais auparavant. Simplement, attendre qu'il se passe quelque chose avec McQueen a mis ma patience à plus rude épreuve que cela n'aurait dû. Je dois sans cesse me contrôler en ce qui la concerne, et vous venez d'en faire les frais. — Je comprends, Oscar. Ne vous en faites pas. Cleary et moi allons monter exactement le dossier qu'il vous faut, et c'est tout ce que nous ferons jusqu'à contrordre de votre part. — Bien », fit Saint-Just plus gaiement avant de s'extraire de son fauteuil en souriant. Il contourna son bureau pour raccompagner son visiteur et, en une rare démonstration d'affection, passa un bras autour des maigres épaules de Fontein. « Robert et moi n'oublierons pas tout ça, Érasme », dit-il alors que la porte de son bureau s'ouvrait sur l'antichambre et que Caminetti relevait les yeux de son propre bureau. Le secrétaire fit mine de se lever, mais Saint-Just lui fit signe de se rasseoir et escorta personnellement Fontein jusqu'à la porte. « Rappelez-vous, dit-il en s'arrêtant pour un dernier mot avant que le commissaire ne quitte l'antichambre pour rejoindre le couloir public. Il faut que ce soit solide, Érasme. Quand on fusille quelqu'un comme McQueen, on ne peut pas se per mettre de laisser place au hasard. Pas cette fois. Pas alors que nous allons devoir faire un tel ménage à l'Octogone par la même occasion. — Je comprends, Oscar, répondit tranquillement Fontein. Ne vous en faites pas. Je m'en occupe. » Esther McQueen travaillait tard – une fois de plus – quand le carillon d'entrée sonna. Elle jeta un regard à l'affichage date-heure de son bureau et eut un sourire ironique. Aussi tard dans la soirée, ce devait être Bukato. Personne d'autre ne faisait autant d'heures qu'elle, et parmi ceux susceptibles d'être encore au travail à cette heure, tous les autres seraient passés par son aide de camp. Alors de quoi Ivan voudrait-il discuter avec elle ce soir ? se demanda-t-elle. Sans doute quelque chose concernant Bagration. Ou peut-être l'arrivée imminente de Thomas Theisman à la tête de la flotte capitale réorganisée. Elle enfonça le bouton d'admission et haussa les sourcils lorsque la porte s'ouvrit : ce n'était pas Bukato. En réalité, il s'agissait de son officier de corn le moins gradé, un simple lieutenant de vaisseau. Les commodores et amiraux étaient légion dans l'Octogone. Personne ne faisait très attention à tous les galons dorés et aux étoiles qu'on croisait dans les couloirs, et un malheureux lieutenant était carrément invisible. « Excusez-moi, citoyenne ministre, dit le jeune homme. Je viens de terminer les messages que le citoyen commodore Justin m'a confiés cet après-midi. Je me dirigeais vers son bureau quand je me suis rendu compte que vous étiez encore là, et je me suis dit que vous voudriez peut-être y jeter un coup d'œil avant que je les remette à son aide de camp. — Eh bien, merci, Kevin. » McQueen s'exprimait d'une voix parfaitement calme, sans un soupçon de surprise, mais ses yeux verts s'étrécirent tandis qu'elle tendait la main vers le bloc-mémo du lieutenant. Malgré le ton naturel qu'il avait lui-même adopté, le jeune homme eut les traits tirés l'espace de quelques secondes quand leurs regards se croisèrent, et McQueen retint son souffle un bref instant à la vue du petit bout de papier qu'il lui passait en même temps que le bloc. Elle hocha la tête, posa le bloc sur son bureau, en alluma l'afficheur et se pencha dessus. Quiconque serait passé devant son bureau à ce moment-là n'aurait vu que la ministre de la Guerre examinant les messages que son subordonné lui amenait. Il n'aurait pas remarqué le bout de papier qui glissa du panneau tactile du bloc à son sous-main et resta caché derrière l'holo de l'afficheur. Et parce qu'il ne l'aurait pas remarqué, il n'aurait jamais lu la phrase laconique qu'il portait. « S dit que SJ a autorisé EF à agir. » Rien de plus. Mais Esther McQueen eut l'impression qu'une fléchette de pulseur venait de la frapper dans les tripes. Elle savait que ça approchait. Il était évident depuis des mois que les soupçons de Saint-Just avaient pris le dessus sur sa conviction qu'ils avaient besoin de ses compétences, mais elle croyait Pierre plus raisonnable que cela... du moins en ce qui concernait la situation militaire. Mais j'avais peut-être besoin de le croire uniquement parce que je n'étais pas prête. Cette idée lui vint avec un calme surnaturel. Il me fallait plus de temps, car nous ne sommes toujours pas prêts. juste deux semaines supplémentaires, un mois tout au plus, ça aurait suffi. Mais on dirait qu'attendre est un luxe que je ne peux plus me permettre. Elle prit une profonde inspiration tout en appuyant sur la touche SUIVANT, et son regard sembla parcourir l'afficheur. De sa main libre elle ramassa le bout de papier et le réduisit à une minuscule boulette; puis elle leva la main pour se frotter le menton... et enfourna la boulette. Elle avala la preuve et enfonça de nouveau le bouton SUIVANT. Trente pour cent. C'était son estimation actuelle des chances de succès. Si elle avait eu le choix, elle n'aurait pas spontanément risqué sa vie ni demandé à d'autres de risquer la leur avec elle à trois contre un. Mais si Saint-Just avait autorisé Fontein à agir, elle n'avait plus le choix, et trente pour cent valaient mieux que pas une chance. Or c'était ce qu'elle obtiendrait si elle attendait qu'eux appuient sur la gâchette. Elle parcourut le dernier message du bloc puis hocha la tête et le tendit au citoyen lieutenant. Si incomplets que soient ses plans, elle avait veillé à concevoir chaque étape indépendamment des suivantes. Et elle pouvait activer toute sa stratégie —en l'état et pour ce qu'elle valait à ce stade — d'un seul appel. Elle n'aurait même rien à dire, car la combinaison qu'elle taperait sur son communicateur ne différait du numéro de la boîte vocale d'Ivan Bukato que par l'inversion de deux chiffres. Il s'agissait d'une combinaison qu'elle n'avait jamais utilisée auparavant et qu'elle n'utiliserait plus jamais, mais la personne à qui elle s'adresserait reconnaîtrait son visage. Elle n'avait qu'à présenter ses excuses pour avoir appelé un inconnu par erreur si tard le soir, et l'ordre d'activation serait transmis. « Merci, Kevin, dit-elle encore. Tout ça me semble très bien. Je suis certaine que le citoyen commodore Justin voudra les examiner lui aussi, bien sûr, mais ces messages me semblent couvrir tout ce qui me souciait. J'apprécie. » Son ton restait banal, mais l'éclat de ses yeux verts ne l'était pas du tout lorsqu'ils croisèrent sans ciller ceux de l'officier de com. De rien, madame », fit le lieutenant de vaisseau Kevin Caminetti. Le frère cadet du secrétaire personnel d'Oscar Saint-Just glissa le bloc-mémo sous son bras, salua avec précision et quitta le bureau d'Esther McQueen. Derrière lui, elle tendit une main ferme vers le panneau tactile de son communicateur. CHAPITRE TRENTE-QUATRE « Excusez-moi, milady », glissa discrètement Andrew LaFollet à l'oreille d'Honor. Elle interrompit sa conversation et adressa au comte de Sydon un petit sourire contrit. Sydon était un homme jovial et bien nourri en qui certains, se fiant aux apparences, étaient assez stupides pour ne voir qu'un parasite grégaire qui considérait sa position à la Chambre des Lords comme un héritage ennuyeux. Honor, toutefois, avait accès aux émotions de cet esprit acéré derrière son visage perpétuellement joyeux, et elle ne s'y méprenait pas. En fait, c'était un des plus ardents soutiens du duc de Cromarty et, s'il était bel et bien le bon vivant que le reste du monde connaissait, c'était aussi un politicien très rusé qui trouvait avantageux que les opposants au gouvernement le prennent à la légère. Et qui savait reconnaître une nouvelle duchesse qui se tenait aussi fermement que lui derrière le gouvernement Cromarty. — Vous voulez bien m'excuser, milord ? demanda-t-elle, et il gloussa. — Milady, je discute avec vous depuis au moins (il jeta un coup d'œil à son chrono) six minutes et onze secondes. Mes pairs en grincent déjà sûrement des dents, et il ne faudrait pas que la jalousie mette en péril la santé bucco-dentaire d'un seul d'entre eux. Je vous en prie, consacrez-vous à ce qui requiert votre attention. — Merci, dit-elle avant de se retourner vers LaFollet. — Simon vient de me biper, milady, fit l'homme d'armes en effleurant du doigt une oreillette quasi invisible. La sécurité du Palais annonce que l'aérodyne de la reine se trouve à trois minutes. — Bien. » Honor parcourut du regard la salle de bal bondée de son hôtel particulier sur la côte est. La liste des invités était plus courte qu'elle ne l'avait annoncé à l'amiral Caparelli, mais pas de beaucoup. Et à cet instant tous ses hôtes – à l'exception du plus important – semblaient rassemblés dans cette unique pièce. Il s'agissait de la première soirée officielle qu'elle donnait depuis son retour. Elle n'avait pas pu éviter de se rendre à bon nombre de réceptions organisées par d'autres, et elle en avait même apprécié quelques-unes malgré le temps qu'elles lui faisaient perdre et qu'elle aurait pu consacrer à d'autres choses. Comme travailler au CPT, ou à l'École spatiale, ou avec Maxwell pour l'organisation de son duché. Ou passer du temps avec sa mère avant que celle-ci ne retourne sur Grayson. Ou sa thérapie physique. Ou discuter de la livraison de son runabout avec Silverman & Fils. Ou encore... Elle coupa court à cette énumération silencieuse. Il y avait toujours autre chose qu'elle aurait dû faire, et un ou deux des galas auxquels on l'avait traînée avaient été tout sauf gais pour elle. Des journalistes l'avaient surprise au bal de Lady Gifford, et cet âne bâté de Jérémie Crichton, le prétendu ( analyste militaire » de la fondation Palmer, l'avait coincée chez le duc de Waltham et s'était donné un mal fou pour la pousser à trahir le secret-défense sur les nouvelles flottilles de BAL. Il avait réellement eu l'air de croire qu'elle appréciait la Tacon dont les journalistes tournaient autour d'elle comme des vautours, et il avait paru stupéfait quand, au lieu de saisir l'occasion de jouer la femme « dans le secret », elle avait exprimé son opinion (avec plus de vigueur et de netteté que de tact) sur son compte, ses « analyses » et le ramassis d'attardés mentaux à l'éthique défaillante, affublés d'oeillères idéologiques et frappés de myopie intellectuelle pour lesquels il produisait sa version taillée sur mesure des événements liés à la guerre. Sa mine déconfite était un souvenir qu'elle chérirait toujours, mais elle pouvait difficilement prétendre avoir apprécié sa soirée. Dans l'ensemble, toutefois, elle devait reconnaître que la plupart avaient été au moins supportables, et certaines franchement agréables. Et elle savait que MacGuiness et plus encore Miranda avaient été terriblement déçus qu'elle ne rende pas la pareille en organisant ses propres réceptions. Contrairement à eux, toutefois, Honor avait toujours détesté les mondanités, et elle honnissait encore plus la surenchère impitoyable qui semblait indissociable de la compétition entre les personnalités les plus en vue de la bonne société. Mais elle savait combien Miranda adorait ça. Sa « femme de chambre » avait même l'air de prendre plaisir à la planification et aux corvées inhérentes à la coordination de ces événements insensés, et, en tant que plus récente duchesse du Royaume stellaire, elle savait qu'elle ne pourrait pas s'en tirer sans organiser elle aussi au moins un gueuleton. Lâche qu'elle était, elle avait repoussé l'échéance jusqu'à son départ pour Grayson et, puisque Miranda aimait organiser ce genre de festivités, elle avait avec joie « autorisé » sa femme de chambre et MacGuiness à en supporter tout le poids. Enfin, presque tout le poids. LaFollet et Simon Mattingly s'étaient chargés de la coordination avec le service des gardes du Palais et le régiment de la reine pour assurer la sécurité de la plus illustre invitée, et Honor s'était fait un devoir de viser leurs plans en détail. « Nous devrions aller à sa rencontre », dit-elle à LaFollet, et ils se frayèrent discrètement un chemin jusqu'à une issue ouvrant sur la plateforme d'atterrissage privée du domaine. Honor portait son costume officiel graysonien pour la soirée. L'ample drapé de sa robe — qui n'était pas blanche, cette fois, mais plutôt d'un ton crème satiné — et le court gilet en daim sombre vert émeraude associés à sa haute taille la faisaient ressortir comme un cygne terrien au milieu d'un troupeau de pseudo-geais manticoriens, des oiseaux bavards au gai plumage, et Nimitz trônait sur son épaule, nimbé d'une aura d'autosatisfaction quasi palpable. À la différence de sa compagne humaine, il appréciait autant les événements mondains que Miranda et MacGuiness réunis; mais Samantha était perchée sur l'épaule de LaFollet — logique, puisqu'il allait forcément partout où Nimitz et elle se rendaient — et Honor capta son amusement gentiment moqueur. Samantha était de toute évidence plus proche d'Honor dans sa vision des réunions mondaines. Les deux chats sylvestres se comportaient toutefois de façon exemplaire depuis le début de la soirée, de même que Farragut, qui se trouvait à cet instant près du bol de punch avec Miranda, et elle perçut leur plaisir commun à la perspective de revoir Ariel. Le compagnon sylvestre de la reine Élisabeth était du même âge que Samantha, et les deux chats d'Honor s'étaient liés avec lui d'une amitié sincère. Cela ne prenait pas longtemps chez les chats sylvestres, et ils avaient vu Ariel et Monroe, le compagnon à six pattes du prince consort Justin, plus souvent que la plupart de leurs congénères n'en avaient l'occasion car Honor avait beaucoup fréquenté le Palais du Montroyal le temps que la question de son nouveau titre et de son domaine soit réglée. Mais ils n'avaient pas eu l'occasion de le voir depuis quelques mois, et leur impatience ne se limitait pas au seul plaisir de le retrouver. Quelqu'un d'autre traversait la foule dans leur direction, et Honor regarda de ce côté pour découvrir sans surprise que Miranda avait abandonné le bol de punch pour rejoindre son seigneur et son frère. « Je constate qu'on vous a passé le mot, à vous aussi, fit remarquer Honor comme la Graysonienne parvenait à leur hauteur. Est-ce votre oreillette ou une certaine mauvaise graine à six pattes ? — Un peu des deux, milady, dit Miranda avant de sourire. Mais plutôt la mauvaise graine que l'oreillette, en vérité. » Le chat sylvestre qu'elle avait dans les bras — elle n'était ni assez grande ni assez forte pour porter un individu de la taille de Farragut sur l'épaule — ronronna joyeusement en guise de confirmation, et Samantha émit un blic rieur résigné. Honor n'y avait jamais réfléchi mais, en regardant Farragut et en comparant son attitude et ses émotions à celles de Nimitz, elle eut soudain des soupçons. Les chats sylvestres mâles avaient une fourrure beaucoup plus distinctive que celle des femelles, et c'étaient eux qui accomplissaient au sein de leur clan les activités risquées et susceptibles de retenir l'attention. Peut-être était-il dès lors inévitable qu'ils fassent plus volontiers la fête quand l'occasion s'en présentait? D'ailleurs, que faisaient donc les chats sylvestres dans ces cas-là ? Elle eut soudain l'image de Nimitz officiant lors d'un concert de rock sylvestre psychédélique et sentit le rire secouer tout le corps de son compagnon sur son épaule en la partageant avec elle. « Bien, maintenant que nous sommes tous là, observa-t-elle, ne faisons pas attendre Sa Majesté. » Ils passèrent tous trois la porte discrètement mais efficacement gardée par deux agents de la garde du Palais en civil et gagnèrent la nuit fraîche. Un vent fort se levait sur la baie, et le lointain murmure du ressac leur parvenait distinctement depuis les plages. Un bel aérodyne de luxe dont les lignes fluides ne masquaient pas le blindage lourd aux yeux d'un connaisseur se posait tout juste sur la plateforme d'atterrissage, flanqué de deux chasseurs aux couleurs du régiment de la reine. Un troisième chasseur planait en silence au-dessus de leurs têtes, générateurs antigrav enclenchés, et Honor savait que la police de la ville d'Arrivée et le régiment de la reine, en étroite coopération avec ses propres hommes armés jusqu'aux dents, avaient établi autour de chez elle un périmètre qu'un bataillon de fusiliers aurait eu du mal à pénétrer. À une époque, Honor Harrington aurait trouvé ces mesures de sécurité ostentatoires assez comiques à leur façon paranoïaque et exagérée. Aujourd'hui, elle contemplait simplement l'efficacité discrète et la compétence manifeste de ceux qui veillaient sur la vie de sa souveraine, et elle approuvait. Le sas de l'aérodyne s'ouvrit, et Élisabeth III en sortit avec Ariel. Les lumières de la plateforme l'éclairaient, et Honor entendit Miranda rire de ravissement à ses côtés en apercevant la tenue d'Élisabeth. Apparemment, Honor et sa femme de chambre n'étaient plus les seules en costume traditionnel graysonien ce soir, et Honor se sentit glousser sans tendresse en imaginant l'effet qu'aurait la robe de la reine sur les membres de l'élite sociale du Royaume stellaire qui l'avaient méprisée pour ne pas avoir adopté le pantalon, la queue-de-pie et la chemise à jabot plissé typiques de la cour manticorienne lors de ses visites au Montroyal. Elle ne refusait pas de les porter parce qu'elle n'aimait pas leur allure. En fait, les lignes élégantes et sévères de ce costume auraient bien mieux convenu à sa longue et mince silhouette qu'à de malheureux grassouillets comme le comte de Sydon ou la pauvre Lady Zidaru. Non, elle avait choisi la robe graysonienne afin de souligner son appartenance à deux mondes et, contrairement aux coupeurs de cheveux en quatre, Élisabeth l'avait très bien compris. Et voilà qu'elle avait choisi d'assister à la petite fête d'Honor, sur les terres de ce qui était aussi l'ambassade du domaine Harrington et donc légalement sol graysonien, en costume graysonien elle aussi. Sa robe et son gilet étaient bleu sombre et argent, couleurs de la maison de Winton, et ils lui allaient très bien, remarqua Honor, approbatrice. « Honor ! » Élisabeth descendit prestement les marches de la plateforme et lui tendit la main. « Votre Majesté », murmura Honor en lui serrant la main tout en effectuant une révérence à la mode de Grayson. Miranda, à côté d'elle, fit une révérence beaucoup plus profonde tandis que LaFollet adoptait un garde-à-vous respectueux, et Élisabeth se mit à rire. « Très joli, Honor, mais j'espère que vous me pardonnerez si je ne vous rends pas la pareille. Miranda et vous faites paraître ce geste aussi simple qu'élégant, mais je ne suis pas assez habituée à ce style particulier de tenue habillée. Je suppose qu'il n'est guère étonnant que je n'aie jamais appris à faire la révérence, néanmoins, car je me doute que j'aurais l'air assez stupide à m'entraîner en pantalon. — Croyez-moi, le résultat est bien pire qu'assez stupide" en pantalon, assura Honor. Évidemment, c'est encore plus laid en robe tant qu'on n'a pas bien l'habitude. Mais Miranda a un avantage déloyal : elle a pratiqué ce geste contre nature toute son enfance. — Uniquement parce qu'aucune Graysonienne bien élevée ne perdrait de vue les bienséances au point de porter un pantalon, milady », fit modestement Miranda, et Honor comme Élisabeth éclatèrent de rire. Puis la reine se tourna vers Honor et esquissa une grimace. « J'ai cru jusqu'au bout que Justin finirait par pouvoir venir, Honor, mais l'un de nous devait absolument se rendre à cette inauguration sur Gryphon, et Roger a choisi hier, comme par hasard, pour attraper la grippe ! » Elle leva les yeux au ciel. « On pourrait croire qu'à son âge il en a fini avec les maladies infantiles qui sortent d'on ne sait où, mais non ! — En réalité, Votre Majesté, murmura le colonel en uniforme de l'armée qui l'avait suivie hors de l'aérodyne, je soupçonne son intérêt pour mademoiselle Rosenfeld de ne pas être étranger à la façon dont ce vilain microbe l'a terrassé. Vous avez dû remarquer comme elle est vite arrivée au pied de son lit pour lui tenir la main, s'assurer qu'il buvait beaucoup et poser avec tendresse des compresses humides sur son front, non ? — Oh, mon Dieu! » Élisabeth se tourna vers le colonel. « Je savais qu'elle viendrait lui rendre visite, Ellen, mais elle a vraiment donné dans le mélo à ce point ? — Je le crains, Votre Majesté. » Les yeux bleus du colonel Ellen Shemais étincelèrent tandis qu'elle secouait la tête. « Je pense qu'ils en surmonteront bientôt les aspects les plus flagrants, mais ça ressemble beaucoup à l'adoration mutuelle que peuvent se vouer deux adolescents, dans toute son excessive splendeur. — Ça me réjouit d'avance. » Élisabeth soupira. Puis elle redevint sérieuse. « Vous croyez que ça pourrait vraiment durer, Ellen ? » Le colonel la regarda en haussant le sourcil, et Élisabeth agita la main. « Pas de cet air innocent avec moi, madame ! Vous êtes à la tête de mon détachement de sécurité personnel depuis plus de trente ans et vous connaissez les membres de ma famille au moins aussi bien que moi. Sûrement mieux, même, parce que vous n'êtes pas affligée de myopie maternelle face à ma progéniture ! Je sais qu'Ariel aime beaucoup Rivka, mais je dois avouer que je n'avais jamais vraiment songé à elle comme une compagne possible pour Roger. — Il pourrait tomber beaucoup plus mal, et le Royaume aussi, Votre Majesté, répondit Shemais au bout d'un moment. — C'est une gentille fille, mais même si leur sentimentalité réciproque les transforme, Roger et elle, en une insupportable bouillie adolescente en ce moment, elle a la tête sur les épaules, elle est intelligente et pleine d'assurance. Sa famille n'est pas très riche, mais suffisamment aisée pour lui permettre d'accéder à l'Université de la reine sans avoir besoin d'une bourse, donc je ne pense pas qu'elle serait complètement étourdie par la vie au Palais. — La fortune est bien la dernière chose dont je me préoccupe, fit brutalement Élisabeth. Vous avez l'air d'oublier comment on surnommait maman quand elle a épousé mon père : "la petite mendiante", vous vous souvenez ? » Une amertume inhabituelle teinta la voix de la reine l'espace d'un instant puis disparut aussitôt comme elle poursuivait : « Et Rivka satisferait aussi l'exigence constitutionnelle que Roger épouse une roturière. Je devrais peut-être encourager cette relation, même s'il est un peu tôt pour qu'ils s'engagent officiellement, l'un comme l'autre. Je ne veux surtout pas qu'il finisse comme certains héritiers qui sont tombés amoureux de quelqu'un de leur classe sociale et ont dû ensuite épouser quelqu'un d'autre pour se conformer à la loi ! Et puis (elle sourit à ce souvenir) il me semble m'en rappeler une autre qui a rencontré son futur époux sur un campus universitaire. — Comme il est étrange que vous en parliez, Votre Majesté, murmura Shemais. Il me semble avoir le même souvenir. — C'est bien ce que je me disais. » Élisabeth sourit un instant à son équivalent d'Andrew LaFollet puis se reprit et se retourna vers Honor. « Pardonnez-moi, Honor. Je suis votre invitée ce soir. Je devrais me concentrer là-dessus au lieu de jacasser sur mes soucis domestiques. — Bêtises, répondit fermement Honor. Vous devriez entendre certaines des conversations que j'ai eues avec Benjamin et ses femmes. Vous savez que leur avant-dernière – enfin, c'était encore l'avant-dernière quand j'ai quitté Grayson, mais j'ai cru comprendre que Katherine s'apprête à changer la donne – est ma filleule ? — Je l'ai entendu dire », fit Élisabeth, prenant le coude d'Honor en une rare manifestation publique d'intimité, tandis qu'elles remontaient le chemin menant à la maison. « J'ai aussi entendu dire que c'est une enfant adorable. — C'est le cas, reconnut Honor avec une belle modestie. En fait, elle ne va même pas souffrir d'une période "vilain petit canard" comme moi, grâce au prolong. — Vous aussi ? » Élisabeth eut un rire ravi. « Faites-moi penser un jour à vous raconter la vie atroce que j'ai menée aux chargés de communication du Palais pendant à peu près quinze ans, en insistant pour qu'ils trouvent un angle sous lequel je n'aurais pas l'air d'un mannequin androgyne, sans seins ni hanches, à l'écran. J'ai cru que mes seins ne pousseraient jamais ! » Elle secoua la tête et gloussa encore. « Je crois qu'Ariel a bien failli sombrer dans l'alcool à un moment. Heureusement, il n'avait aucun moyen de me passer le savon royal – pardonnez-moi l'expression – que je devais sûrement mériter à ses yeux ! » Le chat sylvestre perché sur son épaule émit un blic en écho à son rire, et Honor le partagea, bien que l'ombre de souvenirs douloureux planât sur son amusement personnel. Puis elle s'arrêta au milieu de l'allée, et Élisabeth fit de même à ses côtés par réflexe, levant les yeux vers elle d'un air interrogateur. « Pardonnez-moi, Votre Majesté, fit Honor sur un ton beaucoup plus sérieux. J'avais l'intention d'attendre, mais votre commentaire sur Ariel est une ouverture trop parfaite pour que je la laisse passer. — Une ouverture? » Élisabeth paraissait perplexe, et Honor acquiesça. « Nimitz et Samantha ont une surprise pour Ariel et vous, Votre Majesté. Quelque chose à quoi ils travaillent avec Mac et Miranda ainsi qu'un certain docteur Arif depuis plusieurs mois. » La reine eut l'air parfaitement déconcertée par ce détail, et Honor sourit puis tourna la tête vers le chat sur son épaule. «Tu voulais dire quelque chose à Sa Majesté, boule de poils ? » Nimitz lança un blic approbateur et hocha vigoureusement la tête. « Eh bien, je suis sûre que Miranda serait ravie de te donner un coup de main, lui dit Honor avant de se tourner vers sa femme de chambre. Miranda ? — Bien sûr, milady », répondit l'intéressée, mais ses yeux étaient rivés sur Nimitz et non sur Honor, et le chat sylvestre se redressa sur l'épaule de sa compagne. Élisabeth suivit le regard de Miranda, et elle écarquilla les yeux lorsque les mains de Nimitz s'agitèrent. Il posa la main droite à plat sur sa poitrine puis ramena ses deux mains devant lui. De la main droite il fit mine de pincer l'équivalent de l'annulaire humain sur sa main gauche. « Ma femme », commença Miranda, concentrée sur le chat sylvestre. De la main droite, Nimitz forma un V qu'il porta à sa poitrine. ... et moi », fit Miranda. De nouveau, les mains du chat se mirent en mouvement : il les ouvrit, paumes tournées vers le ciel, et les baissa tout en repliant les doigts comme pour saisir quelque chose. « ... voulons... » Ses mains bougèrent à nouveau sous le regard ébahi et incrédule d'Élisabeth Winton. Cette fois, Nimitz porta la main gauche en forme de pince à son front et, fermant la pince, lui fit rejoindre la main droite déjà fermée à deux reprises, puis il pointa l'index de la main droite vers la reine. « ... vous apprendre à vous... » Les deux mains l'une au-dessus de l'autre, il fit mine cette lois d'attraper un objet. ... et Attrape... » Il pinça le pouce et l'index de chaque main et les joignit devant lui, puis éloigna la main droite de la gauche en lui faisant dessiner une feuille. « les feuilles... » Il ouvrit ensuite les deux mains face à face et leur fit décrire des cercles décalés. « ... à parler... » Le pouce et l'index de sa main droite formèrent alors un L qu'il fit basculer plusieurs fois d'avant en arrière. ... ensemble... » Les deux poings fermés devant lui, index pointés vers l'avant, il les fit se heurter doucement à plusieurs reprises. ... comme... » De l'index droit, il décrivit enfin un cercle qui l'incluait. « ... nous. » Miranda hocha la tête et inspira profondément puis regarda la reine en face et répéta calmement sa traduction : « Il a dit : "Ma femme et moi voulons vous apprendre, à vous et à Attrape-les-feuilles, comment parler ensemble comme nous", Votre Majesté. » Le regard d'Élisabeth passa lentement de Nimitz à la rousse Graysonienne, et elle leva une main légèrement tremblante vers le chat immobile sur son épaule. « "Attrape-les-feuilles" ? dit-elle si bas que sa voix était presque inaudible. Est-ce le véritable nom d'Ariel ? — Pas tout à fait, Votre Majesté. » Honor parlait presque aussi bas. Les yeux de la reine se tournèrent vers elle, et elle sourit. « Nous avons eu quelques discussions avec Nimitz, Samantha et Farragut ces dernières semaines. D'après leurs explications, tous les chats adoptés ont deux noms : l'un donné par le clan, un descripteur qui change plusieurs fois au cours de sa vie, et l'autre donné par son compagnon humain, qui est immuable. Ils ont l'air d'estimer le changement de nom lourd de sens, comme s'il s'agissait d'une reconnaissance officielle du lien d'adoption, et il est très important pour eux. » Élisabeth acquiesça comme dans un rêve, et son regard se reporta sur Nimitz. Il avait cessé de bouger les mains, et ses yeux brillaient comme des émeraudes dans les lumières de la plateforme d'atterrissage tandis qu'il soutenait son regard fixe. Élisabeth était immobile, comme transformée en pierre, et Ariel paraissait encore plus sonné qu'elle. « Honor... » dit-elle enfin. Mais cet unique mot fut prononcé d'une voix basse et rauque, et elle marqua une pause pour s'éclaircir la gorge. « Honor, reprit-elle sur un ton plus naturel, vous voulez vraiment dire que vous avez appris ce que je crois à Nimitz et Samantha ? — En réalité, c'est le docteur Arif qui a fait l'essentiel du travail, reconnut Honor. J'étais tellement occupée à l'École et au CPT que je n'avais tout simplement pas le temps de le faire moi-même. À supposer que mon aile malade m'aurait permis de m'y prendre correctement. » Elle fit décrire un petit arc de cercle à son bras gauche artificiel. « En fait, si Miranda s'est chargée de la traduction à l'instant, c'est parce qu'elle a passé les heures nécessaires à acquérir une maîtrise des signes bien plus complète que la mienne. Heureusement pour Nimitz et moi, la plupart des signes sont assez intuitifs; nous sommes ensemble depuis si longtemps et notre lien est tellement plus fort que la moyenne que j'arrive à "déchiffrer" ses signes sans les avoir tous consciemment appris, rien qu'en me concentrant sur le sentiment qui les accompagne. Mais, oui, Votre Majesté. Nimitz et Samantha ont appris à signer, et ils nous assurent qu'ils seront capables – ou du moins Samantha le sera, puisque son "transmetteur" fonctionne – de l'enseigner à n'importe quel autre chat en quelques heures. En fait, c'est nous, humains limités que nous sommes, qui ralentissons réellement le processus. — Mon Dieu », souffla Élisabeth, impressionnée; ses yeux marron brillaient presque autant que ceux de Nimitz. « Vous voulez dire qu'après toutes ces années Ariel et moi allons effectivement pouvoir nous parler ? Monroe et Justin aussi ? — C'est exactement ce que je veux dire, fit doucement Honor. Ce n'est pas de l'anglais standard. Ça relève plus du créole par bien des côtés, mais il semble que tout cela s'assouplira à mesure que nos mains s'habitueront. Mais je vous jure que Miranda et Nimitz n'ont pas répété leur démonstration. Elle ignorait ce qu'il avait à dire mais, comme vous l'avez sûrement constaté d'après la traduction, ça marche vraiment. — Mon Dieu. » Les larmes d'Élisabeth étincelaient sous les lumières. « Au bout de quatre cents ans, vous avez enfin prouvé une fois pour toutes que les chats sylvestres sont tout aussi intelligents que nous ! — Voilà bien une chose dont vous ne m'attribuerez pas le mérite, Votre Majesté ! répondit Honor presque férocement. Tout ce que j'ai à y voir, c'est que je suis celle dont l'ami a été privé de sa voix mentale, dont la mère a été assez brillante pour trouver l'idée, et dont la fortune lui a permis de trouver et d'embaucher la linguiste tout aussi brillante qui a fait le succès de l'opération. Si vous voulez être reconnaissante envers quelqu'un, que ce soit envers ma mère et le docteur Arif, mais laissez-moi en dehors de ça ! » Élisabeth écarquilla les yeux face à sa véhémence puis lui adressa un sourire ironique. « Bien, chef », murmura-t-elle modestement, et Honor entendit Andrew LaFollet et Ellen Shemais étouffer un même rire dans leur dos. « Vous vous rendez bien compte que, malgré tout, poursuivit Élisabeth, quoi que je fasse ou pense, les journalistes vont nous faire crouler sous les titres du type "Harrington fait une percée dans la communication inter-espèces" ou "La Salamandre a encore frappé", n'est-ce pas ? — Oh non, sûrement pas, dit-elle sans ménagement. Pas cette fois ! Et la raison pour laquelle ils ne le feront pas, Votre Majesté, c'est que, conformément à la requête sincère de l'un de vos plus loyaux sujets, vous allez demander au docteur Arif d'annoncer sa découverte depuis le Palais du Montroyal, et c'est Ariel qui offrira à la presse une démonstration de sa loquacité toute neuve. — Quoi ? » Élisabeth secoua aussitôt la tête. « Je ne peux pas m'attribuer le mérite d'une chose pareille, Honor ! Pas avec ce que cela va représenter pour tous les adoptés ! — Vous ne le ferez pas. Le docteur Arif et ma mère en retireront tout le mérite. Je suis sûre que mon nom sera mentionné quelque part en petits caractères dans les premières monographies du docteur Arif sur la question, mais ce sera plus tard, quand l'enthousiasme du début sera retombé. Tout ce que je veux, c'est que vous procédiez à la première annonce et que vous me donniez le temps de quitter le Royaume avant que les journalistes trouvent leur rythme. Et, très franchement, Votre Majesté, il s'agit d'une excellente occasion de rembourser un peu de cette dette que, selon vous, le Royaume stellaire a envers moi. Je persiste à penser que vous avez tort sur ce point, vous comprenez, mais je suis prête à profiter sans vergogne de votre obstination dans le cas présent. — Je vois. » Élisabeth la regarda un long moment puis sourit lentement. « Eh bien, vu la taille du bâton avec lequel il m'a fallu vous battre pour que vous acceptiez quoi que ce soit venant de moi, je ne vois pas comment je pourrais refuser si cela vous tient à cœur au point que vous êtes prête à réclamer le service qu'on vous doit. — Tant mieux », répondit Honor avant de reprendre le chemin de la salle de bal et de ses autres invités. « Vous savez, continua Élisabeth sur un ton pensif comme elles remontaient le chemin côte à côte, maintenant que j'y pense, il y a une chose que j'aurais dû faire avant. Pas précisément pour vous, mais peut-être pour le seigneur Harrington et tous les autres seigneurs de Grayson. — Je vous demande pardon ? » Honor baissa les yeux vers elle, perplexe. — Grayson est notre allié le plus important, le plus loyal et le plus courageux depuis le début de la guerre, fit la reine sans qu'aucun humour perce dans son ton cette fois. Ils ont commencé avec beaucoup moins qu'Erewhon et, très franchement, ils ont accompli bien plus. Et si, comme je m'y attends, nous commençons à recevoir des rapports annonçant le succès de l'opération Bouton-d'or ces prochaines semaines, nous devrons une grande part de notre réussite à Grayson, à la fois pour les pistes qu'ils nous ont ouvertes en R & D et pour la façon dont leur flotte combat aux côtés de la nôtre. » Elle marqua une pause, et Honor acquiesça. « Je ne peux rien contester de tout cela, Votre Majesté, dit-elle simplement, incapable de dissimuler la fierté que lui inspirait son monde adoptif. Les Graysoniens sont des gens remarquables. — Oui, en effet, et j'apprécierais que vous transmettiez un message de ma part au Protecteur Benjamin quand vous rentrerez là-bas. — Un message ? — Oui. Informez, s'il vous plaît, le Protecteur que je serais très honorée s'il avait la courtoisie de lancer une invitation du Sabre de Grayson à la Couronne de Manticore pour une visite officielle sur sa planète. » Quelqu'un inspira brusquement derrière elles – le colonel Shemais, songea Honor – et elle-même faillit trébucher de surprise. La dernière visite officielle d'un monarque manticorien régnant sur une planète étrangère était celle de Roger III à Saint-Martin, huit années T avant que les Havriens ne s'emparent de l'Étoile de Trévor. La reine de Manticore était tout simplement trop occupée, et trop importante pour l'Alliance, pour se permettre des voyages loin de la sécurité de sa capitale et du centre nerveux de son réseau de communication. « Vous en êtes sûre, Votre Majesté ? demanda Honor. En tant que seigneur Harrington, je trouve l'idée splendide. En tant que duchesse Harrington, toutefois, je me demande si vous faites bien de quitter Manticore si longtemps. Le voyage à lui seul prendra plus d'une semaine standard aller-retour. Et Grayson va perdre la tête avec votre visite. Je serais fort étonnée qu'ils acceptent de vous laisser partir avant deux semaines, vous seriez donc absente de la capitale pendant presque un mois standard, juste au moment où nous allons tous découvrir si l'amiral de Havre-Blanc et Alice Truman parviennent oui ou non à conserver leur élan après les premières frappes de Bouton-d'or. — J'en suis consciente, répondit Élisabeth. Mais je pense que le moment en fait une idée encore meilleure. Ce que je voudrais vraiment, c'est arriver après le début du Conclave des seigneurs. Il serait logique que j'effectue ma visite pendant que les Clefs siègent, et ma présence là-bas, où Benjamin et moi pouvons publier des communiqués communs à mesure que des rapports de nouvelles victoires nous parviendront de la Huitième Force, nous permettrait d'en tirer le plus grand bénéfice en termes de relations publiques. Cela m'offrirait également l'occasion de prouver personnellement et directement la profonde gratitude du Royaume stellaire envers nos alliés graysoniens. D'ailleurs, ce signe de confiance – je suis prête à m'éloigner de Manticore pendant des opérations militaires aussi cruciales – serait très rassurant pour notre propre opinion publique et tous nos alliés. » Elle secoua la tête. « Non, Honor. Si Benjamin est d'accord, je pense que ce pourrait être le meilleur moment pour ce voyage. Et puis j'aimerais beaucoup le rencontrer en personne, et si j'emmène Allen et oncle Anson, nous pourrions examiner face à face plusieurs questions intergouvernementales pressantes et sans doute les régler en une fraction du temps nécessaire pour arriver au même résultat par les canaux classiques. — Si vous êtes sûre de le vouloir, je serai ravie de transmettre le message. — Bien. » Élisabeth glissa de nouveau sa main dans le creux du coude de son hôtesse et lança la jambe en avant pour faire tourner sa robe. « Et maintenant que nous avons réglé ce petit détail sans importance, duchesse Harrington, vous et moi – et Miranda bien sûr – allons montrer à ces snobinards manticoriens à la traîne ce que les vrais amateurs de mode portent cette saison ! » CHAPITRE TRENTE-CINQ « Paré à opérer la translation... Translation ! » Le capitaine de vaisseau Jonathan Yerensky annonça le retour en espace normal, et Hamish Alexander grimaça quand se déchaînèrent en lui la désorientation et l'inconfort familiers. C'était un des avantages de son statut d'amiral, songea-t-il. Le temps d'acquérir autant d'ancienneté, on n'avait plus à se soucier d'impressionner des subalternes arrogants par son stoïcisme. Si on avait envie de vomir en passant le mur alpha, on pouvait l'admettre franchement sans que personne ose en rire. Il sourit à cette idée, mais son regard se portait déjà vers son répétiteur sur le pont d'état-major du Benjamin le Grand. À cet instant, le CO lui communiquait un schéma du système stellaire tout entier. Ce qui ne lui apprenait rien, bien sûr. Dès que les équipes de détection auraient autre chose que des projections classiques de l'astrographie locale à lui montrer, le CO le passerait sur son afficheur. Il écouta une litanie de rapports à voix basse autour de lui sans vraiment les entendre. Son état-major travaillait avec lui depuis plus de trois ans T. Ils avaient peut-être passé bien trop de ce temps en orbite autour de l'Étoile de Trévor, mais cela leur en avait offert largement assez pour s'entraîner, d'exercices en simulations. Ils savaient désormais exactement ce qu'il avait besoin de savoir immédiatement et ce qu'il s'attendait à les voir gérer par eux-mêmes, et il avait pour sa part conscience de pouvoir se fier à eux pour s'y conformer. Ce qui laissait à Hamish Alexander tout loisir d'étudier son répétiteur vide d'informations et de s'inquiéter. Enfin, vide d'informations concernant l'ennemi, corrigea-t-il, car des icônes alliées brillaient sur l'afficheur. Il y avait tout d'abord les soixante-treize supercuirassés et onze cuirassés de son mur de bataille. Venaient ensuite les éléments écran traditionnels, qui s'égaillaient déjà pour assumer leur position défensive antimissile. Et enfin les dix-sept PBAL du groupe d'intervention d'Alice Truman et leurs escortes — croiseurs de combat et croiseurs lourds, plus quatre cuirassés pour leur donner un peu de poids supplémentaire — à l'arrière de la formation principale. Une tempête de petits diamants émergea des PBAL sous ses yeux, et il sourit férocement tandis qu'ils se mettaient progressivement en formation tout en accélérant pour gagner l'avant du corps principal. Le CO les avait verrouillés au moment du largage, mais leurs systèmes GE étaient déjà opérants et, au bout de quelques minutes, même les capteurs du Benjamin le Grand commencèrent à les perdre. Une autre tempête, presque aussi dense, se précipitait sous des accélérations que même un BAL ne pourrait jamais espérer atteindre, et Hamish Alexander se carra dans son fauteuil de commandement tandis que les drones de reconnaissance supraluminiques s'élançaient vers l'intérieur du système. Je me sens presque aussi calme que je m'efforce de le paraître, songea-t-il, un peu surpris. Évidemment, c'est parce que je peux raisonnablement considérer que les Havriens n'ont pas la moindre idée de ce qui vient à leur rencontre. Que ce soit ou non le cas la prochaine fois — et que cela change ou non quelque chose si ce n'est pas le cas — est une autre question, bien sûr. Il regarda les drones accélérer régulièrement vers l'intérieur du système et sourit. Le citoyen amiral Alec Dimitri et la citoyenne commissaire Sandra Connors se trouvaient dans la salle de guerre de la base DuQuesne pour un briefing de routine quand une alarme résonna. Le grand amiral trapu se retourna aussitôt, cherchant d'un regard entraîné le tableau des indicateurs d'état, et la commissaire fit presque aussi vite. Ni Dimitri ni elle n'avaient envisagé, même dans leurs pires cauchemars, de se retrouver soudain responsables du système de Barnett, mais ils avaient servi de doublures à Thomas Theisman et Denis LePic pendant près de quatre ans T. Ils prenaient tous deux leur devoir au sérieux et, même sinon, Theisman et LePic se seraient assurés que ces deux-là possèdent une connaissance très approfondie du système et de ses défenses. Par conséquent, Connors mit à peine plus de temps que Dimitri à trouver les nouvelles données sur le grand tableau, et elle plissa le front comme lui. Vingt-deux minutes-lumière de la primaire ? murmura-t-elle, et Dimitri tourna la tête pour lui adresser un sourire pincé. — Ça semble en effet... excessivement prudent de leur part. Surtout sur une trajectoire aussi large depuis Enki », fit-il en se demandant ce que les Mandes pouvaient bien mijoter. Barnett n'était qu'une étoile Gg, dotée d'une hyperlimite à peine supérieure à dix-huit minutes-lumière, alors pourquoi arrivaient-ils quatre bonnes minutes-lumière plus loin que nécessaire ? Et sur une trajectoire depuis la primaire qui rajoutait quatre minutes-lumière inutiles à la distance les séparant de leur seul objectif possible ? Le citoyen amiral croisa les mains dans son dos et fit lentement, délibérément, le tour du balcon de commandement perché au-dessus de l'immense salle de guerre. Son enveloppe de détection portait au plus loin jusqu'à dix-sept minutes-lumière de la primaire, sagement à l'intérieur de l'hyperlimite de façon à rendre difficiles les raids éclairs sur les plateformes, mais suffisamment loin du centre gravitationnel de Barnett pour offrir aux énormes installations de détection passive une portée de presque deux semaines-lumière et demie, sur laquelle ils pouvaient s'attendre à détecter le transit de tout bâtiment plus gros qu'un courrier. Cette portée les mettait à neuf minutes-lumière de la planète Enki, et la distance à la plateforme la plus proche des Mandes était de treize minutes-lumière environ. Ce qui signifiait qu'il se passerait encore – il vérifia l'heure –dix minutes et vingt-six secondes avant qu'il n'obtienne un rapport envoyé à la vitesse de la lumière par les capteurs ayant la meilleure vue sur ce qui approchait de lui. D'un autre côté, les installations situées à l'intérieur du système possédaient une portée amplement suffisante pour au moins détecter une translation aussi massive. Elles avaient perçu la ride supraluminique qui avait parcouru le mur alpha lors du transit des Manticoriens, et elles détectaient désormais une grappe confuse de signatures d'impulsion. Mais elles se trouvaient trop loin pour voir autre chose, ce qui signifiait que les rapports de la détection allaient rester vagues à pleurer jusqu'à ce que l'ennemi avance beaucoup plus loin dans le système. Hélas, la détection en avait déjà vu suffisamment pour que Dimitri ait la certitude que l'ennemi avancerait encore beaucoup. L'estimation qui clignotait sur le tableau principal annonçait plus de soixante-dix vaisseaux du mur se dirigeant vers Enki, et il ne s'agissait pas d'une force de raid. — C'est Havre-Blanc, grinça-t-il. Il s'agit forcément de la huitième Force. Peut-être accompagnée de la troisième, à en juger par les premiers chiffres. Ce qui signifie sans doute que nous sommes foutus, citoyenne commissaire. » Le visage de Connors se fit désapprobateur, mais cela ne dura pas. Et sa réprobation n'était pas vraiment dirigée contre Dimitri. Elle n'aimait pas le défaitisme, mais cela ne changeait pas ce qui allait se passer, et elle savait que le citoyen amiral avait raison. Leur propre force avait été réduite à seulement vingt-deux vaisseaux du mur. Même avec le nouveau déploiement que Theisman avait imaginé pour les mines et les capsules lance-missiles, plus les forteresses et les BAL, ils avaient très peu de chances d'arrêter soixante-dix ou quatre-vingts supercuirassés et cuirassés manticoriens. Et puis, se rappela-t-elle, les premières estimations à pareille distance étaient presque toujours basses, même si l'ennemi ne se servait pas de son équipement GE pour dissimuler encore plus d'unités. D'un autre côté... « Nous pouvons quand même leur opposer une résistance, citoyen amiral, dit-elle, et il acquiesça. — Oh, certes, nous pouvons, madame, et j'ai bien l'intention de le leur montrer, d'ailleurs. Je voudrais juste savoir pourquoi ils ont effectué leur translation si loin... et pourquoi ils approchent si lentement. Je n'ai rien contre le fait que l'ennemi me donne le temps de rassembler toutes mes forces pour l'affronter, mais je me demande quand même pourquoi il se montre si obligeant. — Je me pose la même question », murmura Connors, et ils se retournèrent comme un seul homme pour observer la réplique lumineuse du système de Barnett qui flottait au-dessus de la cuve holo. Les taches rouge vif signalant une flotte hostile y étaient suspendues à vingt-six virgule trois minutes-lumière d'Enki et avançaient vers la planète à un petit six mille km/s sous accélération de seulement trois cents gravités. Des solutions d'interception préliminaires apparaissaient déjà sur un afficheur formant une barre sur le côté, offrant à Dimitri tout son éventail de choix. Non qu'il ait l'intention de se servir de ceux qui impliquaient l'envoi de ses unités mobiles à la rencontre du marteau en approche. Ses unités, surpassées en nombre, détruiraient sûrement quelques bâtiments ennemis s'il était assez stupide pour choisir cette option, mais aucune ne survivrait, et ses fortifications fixes ainsi que ses BAL seraient des proies faciles pour un mur de bataille intact. Il n'avait pas non plus l'intention de gâcher ses mines à longue portée. Elles attendraient qu'il puisse coordonner leur attaque avec celle des missiles embarqués dans les unités mobiles. Ce qui limitait les chiffres auxquels il avait vraiment besoin de réfléchir à ceux qui montraient ce que les Mamies pouvaient lui faire. A supposer qu'ils maintiennent leur accélération actuelle pendant toute l'approche et optent pour un affrontement au passage avec les défenses rapprochées d'Enki, ils pouvaient être sur lui dans cinq heures à peine. Mais ils le dépasseraient dans ce cas en filant à plus de cinquante-trois mille km/s. Ils pouvaient opter pour cette solution, mais Dimitri en doutait. Cela les mènerait à lui un peu plus tôt, mais ce n'était manifestement pas un facteur décisif dans leur réflexion, sinon ils auraient effectué leur translation plus près et adopté une accélération beaucoup plus soutenue. Les combats seraient terminés, dans un sens ou dans l'autre, le temps qu'ils atteignent l'orbite d'Enki et, s'ils dépassaient la planète, il leur faudrait simplement décélérer pour revenir occuper les ruines. Non, vu la façon dont ils approchaient, ils visaient une interception zéro/zéro tranquille mais traditionnelle. Par conséquent, à supposer qu'ils conservent leur accélération ridiculement faible, ils seraient à l'arrêt par rapport à Enki (et prêts à larguer leurs fusiliers) dans six heures et demie... délai sous lequel toutes ses unités ne seraient plus que des épaves à la dérive. Mais ces épaves-là allaient avoir de la compagnie manticorienne, songea-t-il férocement. C'était tout ce qu'il pouvait espérer, et s'il arrivait à causer suffisamment de dommages à ces salopards lents et trop sûrs d'eux, ils pourraient bien se retrouver fatalement affaiblis quand l'opération Bagration serait lancée, qu'elle leur prendrait Grendelsbane et les ferait reculer depuis le sud-est. Il consulta un autre afficheur et eut un grognement approbateur. Celui-là montrait ses unités mobiles quittant en toute hâte leurs positions de patrouille éparpillées pour se mettre en formation par rapport aux forteresses. Un autre indiquait le statut de ses BAL : escadre après escadre passait de l'ambre au vert, de la veille à l'alerte, et il hocha vigoureusement la tête. Il aurait tout le temps de rassembler et préparer ses forces, et ces salauds ignoraient tout des nouvelles dispositions concernant les mines et les capsules dont il allait leur faire la démonstration. Il retroussa la lèvre supérieure, montrant un instant des dents blanches, et il se retourna vers le tableau principal, attendant patiemment qu'apparaissent des identifications fermes des unités ennemies. « Voici les premières informations, milord. » L'amiral de Havre-Blanc releva la tête d'une conversation discrète avec son chef d'état-major, le capitaine de vaisseau Lady Allyson Granston-Henley, comme les nouvelles données arrivaient en clignotant sur son répétiteur. « Je les vois, Trévor. » Havre-Blanc et Granston-Henley se dirigèrent vers le capitaine de frégate Trévor Haggerston, l'officier opérationnel de la Huitième Force. Cheveux noirs, trapu, l'officier d'Erewhon était séduisant à sa façon un peu brute, et Havre-Blanc se demandait si Granston-Henley et lui n'étaient pas en passe de devenir un peu plus proches qu'une interprétation étroite du règlement ne le permettait. Mais le comte n'avait pas l'intention de rien découvrir qui lui imposerait de prendre officiellement note de leur relation. Ils étaient beaucoup trop précieux à l'équipe de commandement de la Huitième Force pour qu'il s'inquiète de ce genre de bêtises. Le chef d'état-major et lui s'arrêtèrent à côté de Haggerston et regardèrent avec lui les premiers rapports des drones supraluminiques. Il n'y eut d'abord qu'un léger crépitement d'icônes supplémentaires, mais la brume initiale se transforma bientôt en un brouillard de témoins lumineux plus étendu, plus dense et plus brillant, et Havre-Blanc fit la moue comme le CO entamait l'analyse des données. À moins que les Havriens n'essayent de se montrer plus sournois qu'à l'habitude, ils disposaient de beaucoup moins de vaisseaux du mur que prévu. Cela indiquait sans doute que les efforts de diversion de Caparelli autour de Grendelsbane avaient produit leur effet, se dit Havre-Blanc avec un hochement de tête respectueux pour le Premier Lord de la Spatiale. Évidemment, il y avait un inconvénient au succès de Caparelli. Dans des circonstances normales, moins de vaisseaux signifiait moins d'adversaires, ce qui aurait été une excellente chose. En l'occurrence, toutefois, moins de vaisseaux signifiait simplement moins de cibles. « Qu'est-ce qu'on voit pour l'instant, Trévor ? demanda-t-il au bout d'un moment. — Le CO parle de vingt-deux vaisseaux du mur, dix bombardiers – il pourrait y en avoir encore un ou deux cachés par le fouillis des bandes gravitiques –, vingt ou trente croiseurs de combat, quarante-six croiseurs de tous types et trente à quarante contre-torpilleurs. On dirait que quarante à quarante-cinq de leurs forteresses sont également en ligne, et il y a un sacré paquet de BAL qui barbotent dans tout ce fatras. Le CO en compte au moins sept cents. Mmm. » Havre-Blanc se frotta le menton. Sept cents, ça faisait effectivement beaucoup de BAL... pour une Flotte qui n'avait ni Écorcheurs ni Furets. Les BAL à l'ancienne n'étaient tout simplement pas assez efficaces pour qu'on en construise en grand nombre, et McQueen devait avoir raclé tous les fonds de tiroir pour en rassembler autant dans un seul système. À moins, bien sûr, que la Flotte populaire n'ait elle aussi recommencé à en produire. Ils seraient dans l'ensemble inutiles contre des vaisseaux de guerre hypercapables, mais, en nombre suffisant, ils pouvaient encore infliger des pertes sévères aux nouveaux BAL. Le taux de perte serait très nettement en faveur des Écorcheurs et des Furets, mais McQueen avait déjà prouvé sa capacité à jouer la guerre d'usure quand c'était sa seule option. Enfin, sept cents vieux BAL – et même le double – ne poseraient guère de problèmes aux troupes d'Alice Truman. À supposer qu'ils aient à les combattre tout court. — Distance par rapport à leurs forces ? — Nous avançons depuis trente-sept minutes, monsieur. La distance avant interception zéro/zéro est d'environ quatre cent soixante-six millions de kilomètres – disons vingt-six minutes-lumière – et notre vitesse s'élève à un peu plus de soixante-douze km/s. Encore beaucoup trop loin, même pour Cavalier fantôme, monsieur. — Je vous l'accorde, en effet. » Havre-Blanc se frotta de nouveau le menton. La version finale – ou du moins la dernière à ce jour – des missiles longue portée pouvait atteindre une accélération de quatre-vingt-seize mille gravités, soit quatre fois plus que ceux qu'Alice Truman avait déployés à Basilic. Cela leur conférait une portée effective à l'arrêt de près de cinquante et une secondes-lumière sous accélération maximale. En limitant les impulseurs à 48 000 g, on pouvait toutefois tripler l'endurance, ce qui faisait passer la portée effective à plus de trois minutes-lumière et demie pour une vélocité terminale de o,83 c. Cela poussait néanmoins dans ses derniers retranchements la technologie de contrôle de tir de la FRM elle-même. Mais dans la mesure où la distance maximale d'engagement à l'arrêt pour l'ennemi, même sous faible accélération, était de l'ordre de moins de trente secondes-lumière, les choses se préparaient à très mal tourner pour les Havriens. « Je crois que ces gars-là vont se faire enfler, pacha », fit remarquer Sir Horace Harkness d'un air de profonde satisfaction tandis que le bâtiment d'assaut léger de Sa Majesté Bad Penny emmenait la dix-neuvième flottille de BAL vers l'ennemi. « Exact, malgré une formulation qui manque d'élégance, major », fit l'enseigne Pin, et Scotty Tremaine acquiesça de la tête. Ses capteurs actifs étaient complètement coupés, mais le Bad Penny enregistrait directement l'information en provenance des drones de reconnaissance. Son afficheur tactique n'autorisait pas la même résolution ni les mêmes détails que dans le centre d'opérations de combat du Benjamin le Grand, mais il en voyait assez pour savoir que Harkness avait raison: Contre une force alliée dotée d'armes habituelles, les Havriens auraient pu opposer une résistance digne de ce nom, songea-t-il. Ils auraient perdu toutes leurs unités, mais ils auraient aussi causé d'énormes dommages à leurs assaillants. Mais cela supposait que les assaillants en question soient obligés d'entrer à leur portée... or ce n'était pas le cas de la Huitième Force. Ou du moins de ses vaisseaux interstellaires. C'était une autre histoire pour les BAL, mais ceux-ci n'interviendraient qu'à la suite des frappes de missiles, et Tremaine doutait fort qu'il reste grand-chose, sinon des vaisseaux mutilés attendant le coup de grâce et les épaves de bâtiments déjà défunts. Il était un tout petit peu inquiet du nombre de BAL qu'il voyait là-dehors, mais pas suffisamment pour que cela l'empêche de dormir. Selon son estimation la plus pessimiste, ils en avaient moitié moins que l'amiral Truman, or tous les siens étaient des Écorcheurs-B et des Furets. Et tous les Écorcheurs-B de la dix-neuvième flottille étaient équipés de la nouvelle barrière de poupe améliorée et plus efficace que jamais, signée Bolgeo-Roden-Paulk, pour les rendre plus dangereux encore. Le citoyen amiral Dimitri accepta une nouvelle tasse de café apportée par un aide de camp spécialité communication. Un bon café, préparé exactement comme il l'aimait, mais qui lui faisait l'effet d'un nettoyant industriel corrosif. Guère surprenant, sans doute. Cinq heures et trente-huit minutes s'étaient écoulées depuis la translation des Manticoriens, et ces salopards avaient parcouru près de quatre cent soixante millions de kilomètres dans ce délai. Ils se trouvaient à quinze millions de kilomètres à peine d'Enki et décéléraient maintenant, de sorte que leur vitesse était retombée à un peu plus de neuf mille trois cents km/s. Il ne comprenait toujours pas leur trajectoire d'approche, et son cerveau persistait à examiner ce manque apparent de logique comme la langue s'acharne sur une dent douloureuse. Ils arrivaient probablement chargés de capsules — lui, en tout cas, l'aurait fait à leur place — mais les supercuirassés mandes pouvaient supporter bien davantage que trois cents g, même avec un plein chargement de capsules en remorque. Alors pourquoi avaient-ils perdu tant de temps ? Et pourquoi n'avaient-ils pas opté pour une trajectoire courte sous l'accélération de leur choix ? Logiquement, ils auraient dû effectuer leur translation en n-espace sur une course qui aurait mis Enki entre eux et Barnett. En l'occurrence, ils étaient non seulement arrivés trop loin et trop lentement, mais ils approchaient aussi la position d'Enki pour interception selon un angle fermé. Pour le moment, leurs icônes et celles des unités mobiles placées pour les intercepter n'étaient même pas alignées — et de loin — avec le point bleu qui marquait la position de la planète. Tout cela paraissait terriblement peu orthodoxe, ce qui suffisait à rendre Dimitri instantanément méfiant, surtout sachant que, s'il s'agissait là de la Huitième Force, il faisait face Havre-Blanc, qui avait systématiquement botté les fesses de tous les commandants havriens qu'il avait affrontés. Ce qui suggérait donc qu'il devait y avoir une raison à l'approche apparemment maladroite et inepte de l'ennemi; sauf que, malgré tous ses efforts, Dimitri n'en trouvait aucune qui semblât un tant soit peu logique. On aurait pu croire que Havre-Blanc s'assurait volontairement que les défenseurs disposaient du temps nécessaire pour concentrer toutes leurs forces face à lui, mais c'était une idée ridicule. Certes, le matériel de l'ennemi était plus performant, mais tout a des limites. Même des Manticoriens n'auraient pas le cran de renoncer délibérément à l'occasion de le frapper avant qu'il ait pu concentrer ses bâtiments. N'importe quel officier général digne de ses galons réfléchissait furieusement à un moyen d'attraper les défenseurs alors que leurs unités étaient encore éparpillées, de façon à pouvoir engager le combat contre elles et les écraser une par une plutôt que de les affronter toutes en même temps. Pourtant c'était précisément ce que Havre-Blanc s'abstenait de faire, songea Dimitri, irrité, avant de hausser les épaules. Dans douze minutes, ce que le commandant ennemi avait en tête ne compterait plus, parce que la distance tomberait à six millions de kilomètres. Étant donné la géométrie du vecteur d'approche des Manties, ils se trouveraient alors (techniquement) à portée effective de ses missiles depuis au moins deux minutes mais, contre les systèmes GE manticoriens, même six millions de kilomètres face à un ennemi en approche étaient peut-être une distance optimiste. Ce qui signifiait que ses hommes et lui allaient devoir prendre des coups de la part des Manticoriens avant qu'un seul de leurs projectiles arrive à destination. Mais il enverrait les drones porteurs de mines d'ici quatre minutes et, au moins, il devrait être capable de vider toutes ses capsules avant qu'aucun missile ennemi n'arrive et... Une alarme stridente déchira le silence tendu de la salle de guerre comme du papier. « On approche des quinze millions de kilomètres, monsieur, fit tout bas Trévor Haggerston, et Havre-Blanc hocha la tête. — Davantage d'informations sur ces échos non identifiés ? s'enquit-il. — Nous ne pouvons toujours pas être affirmatifs, mais on dirait que la plupart sont des capsules lance-missiles, monsieur. Nous sommes un peu plus perplexes face à certains autres, toutefois. Ils sont plus petits que des capsules, mais ils semblent plus gros que des missiles isolés. À peu près la taille d'un drone de reconnaissance éloignée, en fait. — Je vois. » Le comte fronça les sourcils puis haussa les épaules. Missiles ou drones, un schéma de saturation fondé sur des ogives lourdes devrait les détruire de manière indirecte assez facilement... et avant qu'ils puissent causer des dégâts. Les Havriens l'ignoraient manifestement, mais ils se trouvaient à portée effective de ses missiles depuis plus d'une heure – s'il avait été prêt à adopter un réglage faible des impulseurs, mais, même avec ses drones de reconnaissance postés juste hors de portée des armes ennemies, les solutions de visée auraient été très médiocres à soixante-cinq millions de kilomètres... sans compter que le temps de vol aurait approché les neuf minutes. Cela suffisait amplement à un commandant alerte pour faire rouler son vaisseau et essuyer le gros du feu sur sa bande gravitique ventrale et, même avec les équipements GE de Cavalier fantôme pour les accompagner, cela mirait pu donner aux défenseurs le temps de trouver des solutions de défense active efficaces. Et puis c'était une manœuvre inutile. Il lui restait encore douze minutes avant d'entrer dans l'enveloppe effective des Havriens, et chacun de ses Harrington/Méduses pouvait lancer des salves de soixante-six capsules dans l'intervalle. Ce qui Faisait plus de cent onze mille missiles issus des seuls SCPC, or ils n'étaient pas seuls. Il consulta son répétiteur une dernière fois. Entre les informations fournies par ses drones et l'ample délai dont ses officiers de contrôle de feu avaient bénéficié pour affiner leurs données, ses bâtiments avaient verrouillé la plupart des vaisseaux du mur ennemis. Évidemment, « verrouiller » à cette distance ne signifiait pas la même chose qu'à plus courte portée, et la précision en pâtirait en conséquence. D'un autre côté, les Havriens n'avaient pas encore déployé de leurres, et leurs brouilleurs arrivaient seulement en ligne. Ce qui était logique, s'ils voulaient éviter d'user prématurément leurs équipements GE. Hélas, cette fois, ça allait leur être fatal. « Très bien, capitaine Haggerston, dit-il sur un ton officiel. Vous pouvez faire feu. » La tasse du citoyen amiral Dimitri heurta le sol et se brisa, mais il ne s'en rendit pas compte. Il ne remarqua ni le bruit de la porcelaine ni la soudaine flaque de café fumant, même inconsciemment, car il ne pouvait pas voir ce qu'il avait vu. Mais capteurs et ordinateurs se moquent de ce que pensent leurs maîtres humains. Ils insistaient pour présenter malgré tout ces données ridicules, et Dimitri entendit d'autres voix, plus d'une rendue aiguë par la panique grandissante, tandis que la discipline normale de la salle de guerre se brisait aussi complètement que sa tasse. C'était inexcusable. Il s'agissait de militaires de formation, hommes et femmes, qui géraient le centre nerveux de toute la structure défensive du système. Leur devoir consistait avant tout à rester calmes et maîtres d'eux-mêmes pour exercer sur leurs unités combattantes le contrôle dont tout espoir de victoire dépendait. Mais Dimitri ne pouvait pas leur en vouloir; d'ailleurs, qu'importait? Aucune réaction calme imaginable n'aurait pu affecter l'issue de cette bataille. Nul dans l'histoire des luttes interstellaires n'avait jamais rien vu de tel que la salve massive qui approchait de ses vaisseaux. Ces missiles produisaient une accélération d'au moins quatre-vingt-seize gravités, lancés depuis des capsules et des tubes embarqués qui se déplaçaient eux-mêmes à plus de neuf mille kilomètres par seconde, et cela ne tenait pas compte de la vélocité initiale impartie aux projectiles par les guides gravi-tiques des lanceurs. Dans un coin de son esprit, Dimitri avait envie de croire que les Manties étaient soudain devenus fous et qu'ils avaient lancé leur première salve tout entière à une distance depuis laquelle ils ne pourraient pas toucher leurs cibles. Que l'accélération incroyable que ces missiles produisaient signifiait qu'ils ne pouvaient sûrement pas avoir plus d'une minute d'endurance. Qu'ils seraient morts, incapables de manoeuvrer face à ses unités qui les éviteraient lorsqu'ils atteindraient la fin de leur course. Mais le comte de Havre-Blanc était tout sauf fou. S'il avait lancé à cette distance, alors ses missiles possédaient la portée nécessaire pour attaquer efficacement... et ce n'était le cas d'aucun de ceux de Dimitri. Il regarda sans réaction les missiles se jeter sur son mur de bataille. Tout l'avant de la salve était une paroi solide de brouillage et de leurres, et il serra les dents en imaginant la panique et la terreur qui saisissaient les hommes et femmes sur ces vaisseaux. Ses troupes. Il les avait postés là en s'attendant raisonnablement à ce que leurs bâtiments soient détruits et que bon nombre d'entre eux — la plupart — périssent. Mais il pensait au moins qu'ils seraient capables de répondre avant de mourir. Et voilà que leurs défenses actives ne pouvaient même pas voir les missiles qui approchaient pour les tuer. Cela sembla durer une éternité, et il entendit quelqu'un gémir derrière lui comme le mur manticorien vomissait une seconde salve, tout aussi dense que la première. Ce qui était également impossible. Il s'agissait forcément de la puissance de feu d'un plein chargement de capsules pour chacun des vaisseaux dans le mur de Havre-Blanc. Impossible qu'il en ait encore d'autres en remorque ! Mais, apparemment, personne n'avait dit aux Manticoriens ce qu'ils pouvaient faire ou non, et une troisième salve suivit. La première vague de missiles s'écrasa sur son mur, et son cerveau engourdi remarqua un autre écart par rapport à la norme. Les réalités tactiques des capsules remorquées imposaient à chaque flotte d'engager tout le poids de ses capsules dans la première salve, car toutes celles qui ne faisaient pas feu lors du premier échange étaient à peu près sûres de succomber à une frappe ennemie indirecte. Leurs projectiles se concentraient en général sur les bâtiments ennemis pour lesquels on disposait des meilleures solutions de tir, car quand on tirait du plus loin possible plutôt que d'attendre que l'ennemi ait fait un sort à vos armes, même les meilleures solutions n'étaient pas si bonnes. Le tout avait pour effet une concentration excessive du feu sur un nombre de cibles relativement faible, mais ce n'était pas le cas cette fois. Non, cette fois-ci, les Manties avaient réparti leur feu avec une précision dévastatrice. La première vague comptait plus de trois mille projectiles. Beaucoup étaient des brouilleurs ou des leurres, mais beaucoup n'en étaient pas, et le plan de tir d'Hamish Alexander avait attribué cent cinquante têtes laser à chaque vaisseau du mur havrien. Les défenses désespérément brouillées et déroutées ne stoppèrent pas plus de dix pour cent du feu en approche, et les vaisseaux du mur havriens frémirent et gémirent, vomissant atmosphère, débris et vapeur d'eau sous les coups de puissants lasers à détonateur. Les coques crachèrent des éclats incandescents quand les épais blindages cédèrent, et de nouveaux flashs terribles parsemèrent le mur de l'amiral Dimitri lorsque des vases de fusion commencèrent à lâcher. Mais alors que les cuirassés et supercuirassés chancelaient et mouraient sous les coups, une seconde vague de projectiles tout aussi dense était en route. Celle-ci ignora les unités du mur survivantes, mutilées. Ces missiles s'attaquèrent aux bombardiers et croiseurs de combat de Dimitri, plus légers, plus fragiles, et même aux croiseurs lourds et légers. Ils étaient moins nombreux sur chaque cible, mais même un bombardier ne pouvait supporter plus d'une poignée de frappes de têtes laser si lourdes... et aucun n'arrivait à la cheville d'un vaisseau du mur en capacité de défense active. La troisième salve évita franchement les unités mobiles pour fondre sur les défenses orbitales d'Enki. Ces projectiles ignorèrent les forteresses, mais leurs ogives nucléaires conventionnelles détonèrent pour former un mur de plasma et de fureur aveuglant et méticuleusement précis, qui détruisit tous les satellites, capsules lance-missiles et drones sans protection en orbite autour de la planète. Alors, comme un point d'orgue à cette folie, un raz-de-marée de BAL — plus de mille cinq cents — surgit, abandonnant le mode furtif, déjà à portée d'armes à énergie de la flotte désormais réduite à l'état d'épaves. Ils s'abattirent sur les unités du mur de Dimitri en tirant sauvagement, et en un seul passage les réduisirent toutes à des coques à la dérive. Les BAL se trouvaient suffisamment près, au moins, pour que ses forteresses puissent les viser, mais leur équipement GE était presque aussi performant que celui des bâtiments du mur, et ils déployaient eux-mêmes des chapelets de brouilleurs et de leurres. Même les missiles qui les atteignaient paraissaient détoner sans effet. Comme si les bandes gravifiques de ces impossibles petits vaisseaux n'étaient béantes ni en proue ni en poupe ! Les BAL avaient de toute évidence très soigneusement préparé leur manœuvre d'approche. Leur vélocité par rapport à leurs victimes était très faible, pas plus de mille cinq cents km/s, et leur vecteur avait été conçu pour croiser la trajectoire du mur de Dimitri sous un angle qui les éloignait de ses forteresses et de ses propres BAL. Quelques escadres parmi ces derniers se trouvaient en position de tenter une interception en dernier recours, mais ceux qui le firent disparurent dans de terribles boules de feu tandis que des ouragans de missiles plus légers mais néanmoins mortels se déchaînaient autour d'eux. Puis les BAL manties — les « super-BAL » tant raillés d'Esther McQueen, songea Dimitri, l'esprit engourdi — disparurent à nouveau, invisibles grâce à leurs systèmes furtifs. Et pour s'assurer qu'ils s'en tireraient sans encombre, cet incroyable mur de bataille manticorien recouvrit la zone des combats d'un cône solide de leurres et de brouilleurs qui empêchait tout défenseur survivant de verrouiller ces petites cibles rapides et insaisissables. Alec Dimitri, horrifié, contemplait l'afficheur dont tous les vaisseaux de son effectif jusqu'au dernier avaient été balayés sans réussir à tirer un seul coup. Pas un seul. Et tandis qu'il fixait la moisson grandissante de capsules de survie, quelqu'un lui toucha l'épaule. Il se déroba puis se retourna prestement, et son officier de com recula devant ce qu'elle vit dans son regard. Mais il s'arrêta, s'imposa d'inspirer profondément et força les muscles crispés de sa mâchoire à se détendre. Il n'y avait plus de cris ni d'exclamations incrédules dans la salle de guerre. Rien que le silence absolu, et sa voix parut anormalement forte à ses propres oreilles lorsqu'il parvint à articuler : « Qu'y a-t-il, Jendra ? — Je... » La citoyenne capitaine de frégate déglutit. « Un message de la part des Manties, citoyen amiral, dit-elle alors. Il était adressé au citoyen amiral Theisman. J'imagine qu'ils ignorent qu'il ne se trouve pas ici. » Elle se dispersait, et elle serra les dents en reprenant le contrôle de ses nerfs. « Il vient de leur commandant, citoyen amiral. — Havre-Blanc ? » La question paraissait indifférente, pourtant ce n'était pas du tout son sentiment, et ses yeux s'étrécirent comme elle acquiesçait. « Quel genre de message ? — Il est arrivé en clair, citoyen amiral », dit-elle en lui tendant un bloc-message. Il le lui prit et enfonça le bouton de lecture. Un homme portant le noir et l'or d'un amiral manticorien le regardait depuis l'afficheur holographique. Il avait les cheveux noirs, les épaules larges... et ses yeux durs étaient du bleu le plus froid qu'Alec Dimitri avait jamais vu. « Amiral Theisman, commença sans détour le Manticorien. Je vous invite à m'offrir immédiatement la reddition de ce système et de vos unités survivantes. Nous venons de prouver que nous pouvons détruire toutes les unités armées, vaisseaux ou forteresses de ce système, sans exposer nos propres bâtiments à leur feu en retour. Je ne prends aucun plaisir à massacrer des hommes et des femmes qui ne peuvent pas réagir. Toutefois, cela ne m'empêchera pas de le faire si vous refusez de vous rendre, car je n'ai pas l'intention d'exposer mes hommes à des pertes inutiles. Vous avez cinq minutes pour accepter mes conditions et signifier votre reddition. Si vous ne l'avez pas fait d'ici la fin de ce délai, mes unités reprendront le feu... et nous savons tous les deux quel sera le résultat. J'attends votre réponse. Havre-Blanc, terminé. » L'afficheur se vida. Dimitri le fixa quelques secondes, son corps trapu s'affaissant sur son squelette. Puis il rendit le bloc à l'officier de com, carra les épaules, se tourna vers Sandra Connors et se força à dire l'impensable. « Madame, fit-il d'une voix calme qui trancha le silence comme une lame, je ne vois pas d'autre choix. » Il inspira profondément puis poursuivit : « Je vous demande la permission d'offrir la reddition de mon commandement à l'ennemi. » CHAPITRE TRENTE-SIX « Citoyen amiral Theisman, présentez-vous sur le pont ! Citoyen amiral Theisman, présentez-vous sur le pont immédiatement! » Thomas Theisman releva brusquement les yeux de son liseur tandis que la voix du lieutenant de vaisseau Jackson se déversait par les haut-parleurs. Theisman n'avait pas été franchement séduit par Jackson en montant à bord de son vaisseau la première fois. Non qu'il jugeât l'homme incapable de remplir son devoir actuel. En fait, Jackson était par bien des côtés ce que Theisman considérait comme le parfait commandant de courrier : flegmatique, prévisible et totalement dépourvu de curiosité. Les hommes tels que lui n'étaient jamais tentés de fureter parmi les documents sensibles présents dans leurs ordinateurs ou d'y toucher. Sur le plan de la sécurité, c'était splendide, mais cela ne les recommandait guère pour d'autres postes que celui de facteur. Pourtant la voix qui vibrait sur l'intercom était tout sauf flegmatique, et Theisman ne songea même pas à hésiter. À bord d'un bâtiment de cette taille, se rendre sur le pont allait presque aussi vite que l'appeler; il lâcha le liseur et eut passé le sas de sa cabine pour se précipiter dans la coursive avant qu'il ne tombe par terre. Bon sang, mais quel peut bien être son problème ? La question résonnait dans l'esprit de Theisman qui avançait vers l'échelle. Le passage depuis Barnett est tellement routinier que Denis et moi avons failli mourir d'ennui, et sa translation de retour en espace normal était manifestement nominale. Alors, bon Dieu, qu'est-ce qui se passe ? Il bondit de l'échelle sur le pont, et son regard se porta par réflexe vers l'écran principal. Il était en mode tactique, et son sang se figea lorsqu'il vit les deux croiseurs de combat. Ils se trouvaient à trois millions de kilomètres à peine, et leurs icônes pulsaient des rayons féroces de radars et de lidars tandis qu'un signal d'alerte retentissait. Mon Dieu, se dit-il presque sereinement, ils nous ont verrouillés pour un tir de missile! Il perçut la présence du lieutenant Jackson dans son dos et regarda par-dessus son épaule. Le commandant du courrier était blême, couvert de sueur, et ses mains tremblaient visiblement. « Qu'y a-t-il, citoyen commandant? » Theisman s'exprimait d'une voix aussi grave et calme que possible, en regrettant de ne pouvoir projeter ce calme tout droit dans le cerveau de Jackson sans s'encombrer de l'interface maladroite du langage. « Je... je ne sais pas, ci-ci-citoyen amiral », bégaya le lieutenant. Puis sa poitrine se souleva et il prit une énorme inspiration. Lorsqu'il expira, on aurait dit qu'un peu du calme que Theisman avait voulu lui communiquer était passé, et il s'éclaircit la gorge. « Tout ce que je sais, c'est que nous avons effectué notre transit comme d'habitude et tout avait l'air d'aller très bien, jusqu'à ce que ces deux-là (il désigna de l'index les croiseurs de combat à l'écran) nous bombardent soudain d'ondes radar et lidar et m'ordonnent de couper immédiatement mon accélération sous peine de destruction. Alors je me suis exécuté, fit-il avec un sourire pincé qui étonna Theisman, et puis ils m'ont redemandé mon identifiant. Je le leur ai envoyé et ils... ils ont dit qu'ils ne l'acceptaient pas, citoyen amiral ! Ils m'ont ordonné de quitter le système ! Mais je leur ai répondu que je ne pouvais pas. Que le citoyen commissaire LePic et vous étiez à bord et que j'étais censé vous amener à la capitale. Mais ils ont argué que personne ne passait – enfin, aucun vaisseau de la Flotte régulière – et, quand j'ai insisté en disant que mes instructions venaient directement de l'Octogone et du comité, ils m'ont ordonné de vous passer en personne sur le communicateur et... et... » Il laissa sa phrase en suspens et leva les deux mains en un geste d'impuissance. Ce n'était pas vraiment l'image même d'un commandant résolu, mais si son histoire était à moitié exacte, Theisman pouvait difficilement le lui reprocher. Le citoyen amiral sentit la sueur perler à la naissance de ses cheveux, mais il s'imposa de hocher calmement la tête avant de se retourner et de faire signe à l'officier de com de quitter son siège. Elle se hâta d'obéir, se levant avec précipitation comme pour mettre un maximum de distance entre elle et sa station de com, et Theisman prit sa place. Cela faisait des années qu'il n'avait pas personnellement entré une requête de communication de vaisseau à vaisseau, mais il n'avait pas oublié comment on faisait, et ses doigts volaient sur la console tandis qu'il essayait d'imaginer ce qui avait bien pu se passer. C'était apparemment extrême – un mot qui terrifiait quiconque avait vécu les bouleversements spectaculaires des dix dernières années au sein de la République populaire. Cette partie de lui qui s'inquiétait de questions mineures telles que la survie n'avait pas du tout envie d'appeler les croiseurs de combat en attente. Elle n'avait qu'une envie : dire à Jackson de faire demi-tour et de se tirer, exactement comme on le lui avait ordonné; et, tout en s'affairant, il apparut à Thomas Theisman que c'était sans doute le moment idéal pour un ancien officier spatial d'envisager de longues vacances sur une planète comme Beowulf ou la vieille 'Verre. Mais il était amiral de la République, et peu importait comment il avait atterri là. Cela lui donnait des responsabilités auxquelles il ne pouvait tout simplement pas tourner le dos, et il attendit donc que le lien com s'établisse et se stabilise. Malgré lui, les lèvres de Theisman se pincèrent en voyant la femme à l'autre bout du lien. Elle portait le rouge et noir du Service de sécurité, et son visage étroit était froid et dur. Même à travers le vide de l'espace, Theisman percevait sa haine et son désir de faire feu. Pas à cause de ce qu'avait dit Jackson ni de l'identité de Thomas Theisman, à son avis. Elle voulait juste une excuse pour faire sauter quelque chose, n'importe quoi, et une nouvelle onde de tension lui parcourut les tripes. « Je suis le citoyen amiral Thomas Theisman, dit-il à ce visage haineux avec tout le calme dont il était capable. Et vous êtes ?... » À trois millions de kilomètres de distance, il fallut plus de dix secondes pour que sa transmission à la vitesse de la lumière arrive jusqu'à elle... et dix autres pour que lui parvienne sa réponse. Le délai de transmission ne semblait d'ailleurs pas l'avoir améliorée. « Citoyenne capitaine de vaisseau Elisa Shumate, Service de sécurité, aboya-t-elle. Qu'est-ce que vous venez faire sur Havre, Theisman ? — C'est entre moi et... le comité, citoyenne capitaine », répondit Theisman. Il ne savait pas bien pourquoi il était passé de « la citoyenne ministre McQueen » à « le comité » au dernier moment, mais quand son instinct hurlait si fort, il se faisait un devoir de l'écouter. « Le comité. » À la façon dont Shumate le disait, il ne s'agissait pas d'une question, et la haine dans ses yeux brûla un peu plus fort. Mais Theisman ne cilla pas, et une lueur de respect glissa malgré elle sur le visage du capitaine comme il soutenait son regard noir sans rien céder. « Oui, le comité. Le citoyen commissaire LePic et moi avons ordre de nous présenter directement devant le citoyen président Pierre à notre arrivée. » Quelque chose changea encore dans le regard de Shumate –un éclat qui n'était ni de la haine ni du soupçon, même si Theisman n'était pas prêt à hasarder une interprétation. Elle le fixa peut-être l'espace de trois battements de cœur encore, puis expira dans un grognement dur et chargé de colère. « Le citoyen président Pierre est mort », répondit-elle carrément. Theisman entendit inspirer bruyamment derrière lui, et il sut que son propre visage s'était figé. Il n'aimait pas Pierre. En fait, il avait appris à honnir tout ce que cet homme représentait. Mais Robert Pierre était le titan qui se profilait derrière les pygmées servant avec lui au sein du comité de salut public. C'était sa main qui guidait la République populaire depuis le coup d'État, et plus encore depuis que la mort de Cordélia Ransom avait levé le seul véritable obstacle à son pouvoir à l'intérieur du comité lui-même. Il ne pouvait pas être mort ! Et pourtant si, et Theisman ressentit un nouvel accès de peur lorsqu'il associa cette nouvelle à l'attitude instable de Shumate... et son apparente haine envers les officiers de la Flotte populaire. «Je suis désolé de l'entendre, citoyenne capitaine, dit-il calmement et, à sa surprise, il le pensait, bien que pour des raisons différentes de celles de Shumate. — Je n'en doute pas. » Elle n'avait pas du tout l'air convaincue mais elle prononça néanmoins les mots, et ses épaules tendues se relâchèrent légèrement. Theisman sentit quelqu'un avancer jusqu'à ses côtés et se rendit compte qu'il s'agissait de LePic. Le commissaire était manifestement arrivé à temps pour entendre l'annonce de Shumate, car il était blême. Il se plaça dans le champ de la caméra et s'adressa au capitaine SS. « Citoyenne capitaine Shumate, je suis Denis LePic, le commissaire du citoyen amiral Theisman. C'est une terrible nouvelle ! Comment le citoyen président est-il mort? — Il n'est pas simplement "mort", citoyen commissaire. Il a été assassiné. Abattu comme un animal par l'un des collaborateurs de cette salope de McQueen à l'Octogone. Toute la haine qui avait quitté son visage et sa voix était de retour, redoublée, et Theisman réprima l'envie d'essuyer la sueur sur son front. Pas étonnant que Shumate soit si belliqueuse. Il allait parler, mais la main de LePic pressa son épaule, et il s'imposa de rester assis en silence, laissant la conversation aux soins du commissaire qui était devenu son ami. « Cela semble terrible, citoyenne capitaine, fit LePic. Toutefois, le fait que vous et vos bâtiments patrouillez ici me donne à penser que la situation reste au moins marginalement sous contrôle. Pouvez-vous m'en dire plus ? — Je n'ai pas tous les détails, monsieur, reconnut Shumate. À ma connaissance, personne ne les a encore. Mais apparemment, cette sal... » Elle s'arrêta et prit une inspiration profonde. « Apparemment, McQueen complotait avec ses officiers les plus gradés à l'Octogone depuis un certain temps, reprit-elle après un instant. Nul ne sait pourquoi ils ont agi à ce moment-là. Il est évident que leurs plans n'étaient pas tout à fait aboutis – et c'est sans doute ce qui a sauvé la situation. Mais ils avaient quand même réussi à monter une sacrée opération. — Que voulez-vous dire ? — Il y avait au moins une demi-douzaine d'équipes d'assaut. Chacune était composée de fusiliers, et McQueen s'était assurée qu'ils aient accès à des armes lourdes. La plupart portaient des armures de combat, et ils ont passé les forces de sécurité de réaction rapide comme une tornade, à commencer par celle du citoyen président. L'une de leurs équipes a balayé un peloton de la police, écrasé trois escouades de la garde présidentielle et éliminé tout son détachement de protection SS en moins de trois minutes, et le citoyen président a été tué pendant les combats. Nous pensons qu'il s'agissait d'un accident. Certains éléments indiquent que McQueen voulait le prendre vivant, lui et autant de membres du comité qu'elle arriverait à capturer, ne serait-ce que pour le forcer à la nommer comme son "successeur". Mais, quoi qu'il en soit, il était mort dans les cinq premières minutes. Les citoyennes ministres Downey et Farley ainsi que le citoyen ministre DuPré ont également été tués ou pris par les insurgés dans la première demi-heure. D'après ce que nous avons compris, le citoyen ministre Turner s'était rangé du côté de McQueen. Apparemment, ils comptaient former le noyau d'un comité restreint qu'ils auraient pu dominer tout en donnant l'impression qu'il s'agissait toujours d'un organe démocratique. » Shumate ne cilla pas en prononçant sa dernière phrase, et Theisman dut soigneusement contrôler son visage. « Organe démocratique » n'était pas une expression qu'il aurait associée au comité de salut public, mais peut-être la croyait-elle sincèrement adaptée. Et, de toute façon, ce n'était pas le moment de l'irriter en la défiant sur ce point. « La seule de leurs cibles initiales qu'ils n'aient pas atteinte, c'est le citoyen ministre Saint-Just », poursuivit-elle, et cette fois sa voix exprimait la satisfaction morbide que son propre chef ait échappé au filet de McQueen. « Je ne pense pas qu'ils se rendaient compte de la qualité de sa sécurité, mais ça a été une sacrée fusillade. Son détachement de protection a subi quatre-vingt-dix pour cent de pertes, mais il a tenu jusqu'à ce qu'un bataillon d'intervention lourde prenne les assaillants par-derrière. — Mon Dieu, fit tout bas LePic avant de se secouer. Et la flotte capitale ? — Elle n'a pas bougé le petit doigt, globalement », répondit Shumate. Devoir le reconnaître lui déplaisait manifestement, et elle poursuivit : « Deux supercuirassés avaient l'air sur le point d'intervenir en faveur de McQueen, mais le citoyen commodore Helft et son escadre SS les ont rayés de l'espace avant qu'ils aient pu lever leurs bandes gravitiques. » Elle sourit avec férocité. « Et ça, ça a coupé l'envie d'aider les traîtres à tous les autres salopards qui auraient pu être tentés de le faire ! » Et d'après ce récit, cet enfant de salaud à la gâchette facile, ce meurtrier les a tués alors que ce n'était absolument pas nécessaire, songea Theisman, écœuré. Neuf ou dix mille hommes et femmes, balayés comme s'ils n'étaient rien du tout, alors que ce salaud n'avait qu'à leur ordonner de se mettre au repos – s'ils envisageaient réellement de soutenir McQueen pour commencer! S'il les avait attrapés bandes gravitiques baissées, ils n'auraient pas pu faire grand-chose à part lui obéir. Et s'ils avaient été stupides au point de refuser ses ordres, alors il aurait pu les détruire. Mais ce n'est pas ce qui s'est passé, n'est-ce pas, citoyenne capitaine Shumate ? « La situation était bloquée à La Nouvelle-Paris pendant ce temps, poursuivit Shumate moins vivement. Le citoyen président était mort, et McQueen avait le contrôle de l'Octogone. Cinq ou six mille fusiliers et réguliers de la Flotte à peu près étaient à ses côtés, et Bukato et elle avaient pris le contrôle de la grille défensive des lieux. Pire, ils retenaient au moins une demi-douzaine de membres du comité là-dedans avec eux, où ils étaient de fait des otages. Nous avons essayé de leur envoyer des unités d'intervention, et la grille les a réduits en miettes. — Même chose pour les frappes aériennes que nous avons tentées. Et pendant tout ce temps, McQueen était en communication avec le reste des unités spatiales et fusiliers dans le système et prétendait agir en état de légitime défense contre un complot du président et du citoyen ministre Saint-Just pour les faire arrêter et fusiller, son état-major et elle. Certains commençaient à l'écouter. — Alors que s'est-il passé ? s'enquit LePic comme elle marquait une nouvelle pause. — Alors le citoyen ministre Saint-Just a fait ce qu'il avait à faire, monsieur, dit-elle froidement. McQueen et Bukato s'étaient peut-être emparés de la grille défensive, mais ils ignoraient la précaution ultime qu'avait prise le citoyen ministre. Quand il est devenu évident qu'il allait nous falloir des jours pour nous frayer un chemin dans le bâtiment et vu les rapports signalant que de plus en plus d'unités des fusiliers et de la Flotte commençaient à s'agiter, il a appuyé sur le bouton. — Le bouton ? » La citoyenne hocha la tête, et LePic fronça les sourcils. « Quel bouton ? demanda-t-il durement. — Celui qui commandait la bombe d'une kilotonne située dans le sous-sol de l'Octogone, monsieur, répondit Shumate sans détour, et le ventre de Theisman se noua. Elle a détruit la structure complète ainsi que trois des tours adjacentes, et tué McQueen et tous ses traîtres jusqu'au dernier. — Et les victimes civiles ? » Theisman ne put se retenir de le demander mais, au dernier instant, il parvint à n'en faire qu'une simple question. « Lourdes, reconnut Shumate. Nous ne pouvions pas évacuer les tours sans trahir ce qui se préparait, et il fallait arrêter les traîtres. La dernière estimation que j'ai entendue donnait un total autour d'un million trois cent mille. » Denis LePic déglutit. Le nombre de victimes avait été pire encore lors du soulèvement des niveleurs, il le savait, mais encore un million de civils ? Tués uniquement parce qu'ils se trouvaient trop près d'un bâtiment dont Saint-Just avait décidé qu'il devait être détruit... et que les prévenir aurait pu avertir McQueen de ce qui se préparait? « Alors que reste-t-il du comité, citoyenne capitaine ? s'entendit-il demander, et Shumate le regarda avec une certaine surprise. — Je m'excuse, monsieur. Je pensais l'avoir exprimé clairement. Le seul membre survivant du comité est le citoyen ministre – enfin, le président maintenant, bien sûr – Saint-Just. » Quelques heures plus tard, un major de SerSec, muet, le visage dur, introduisit Thomas Theisman et Denis LePic dans un bureau de La Nouvelle-Paris. Le major n'appréciait manifestement pas leur présence, et les regards assassins qu'il ne cessait de lancer à Theisman auraient logiquement dû tuer le citoyen amiral. Et il n'était pas le seul à adopter cette attitude. Des yeux hostiles, haineux, d'agents de SerSec l'avaient suivi depuis son aérodyne jusqu'à ce bureau, et une puissance de feu menaçante s'affichait de manière ostentatoire, des pulseurs aux carabines à plasma. Et ils ont tous envie de m'arracher la tête pour me pisser dans le cou, songea Theisman, caustique. Difficile de leur en vouloir, en plus. le suis un gradé de la Spatiale, et ils viennent de faire sauter l'essentiel de la structure de commandement de la Flotte et des fusiliers. Ils doivent se demander de quel côté j'aurais été pendant les combats. Ou d'ailleurs de quel côté je suis maintenant. Le major ouvrit la porte et s'effaça avec un dernier coup d'œil méfiant à Theisman et un signe de tête brutal pour LePic. Ils l'ignorèrent tous les deux, entrèrent, et Theisman regarda le petit homme assis derrière le bureau se lever. C'est marrant. J'étais surpris que Ransom soit beaucoup plus petite que sur les images holo, et voici Saint-Just„ presque aussi petit qu'elle. S'agirait-il de compenser un complexe ? « Citoyen commissaire. Citoyen amiral. » La voix de Saint-Just était lasse, comme on pouvait s'y attendre, et de nouvelles rides profondes marquaient son visage. Malgré cela, toutefois, . c'était toujours le même homme apparemment inoffensif... avec autant de sentiment qu'un cobra. Je vous en prie, dit-il en désignant deux sièges, asseyez-vous. — Merci, monsieur. » Comme ils l'avaient décidé par avance, LePic prit l'initiative, jouant les porte-parole. Ni l'un ni l'autre ne souhaitait montrer de manière trop flagrante qu'il essayait de protéger Theisman, mais il semblait plus sage d'éviter d'éventuelles confrontations dans la mesure du possible. Les deux visiteurs prirent place, et Saint-Just s'assit sur un coin de son bureau. Remarquable, songea Theisman. Ce type a commencé en tant que numéro deux de la Sécurité intérieure et trahi les Législaturistes au profit de Pierre en l'aidant à les balayer. Il a ensuite joué les seconds violons auprès de Pierre pendant plus d'une décennie... et maintenant il incarne le « comité » de salut public à lui tout seul. Et il n'a eu qu'à éliminer le reste du comité en même temps qu'Esther McQueen. Quel sacrifice! ironisa-t-il in petto. Quelqu'un sur la vieille Terre n'avait-il pas dit un jour : « Nous avons dû détruire ce village pour le sauver » ou une remarque approchante ? Ça lui va comme un gant, à ce petit salopard au sang froid, non ? « Nous avons été stupéfaits d'apprendre ce qui s'était passé, monsieur, commença LePic. Évidemment, nous avions entendu des rumeurs concernant les ambitions de McQueen, mais nous n'aurions jamais pensé qu'elle tenterait un coup pareil ! — Pour être honnête, je ne m'y attendais pas non plus », fit Saint-Just et, à la surprise de Theisman, il paraissait sincère, voire un peu abasourdi. « Pas sans signe avant-coureur. Je ne lui faisais pas confiance, bien sûr. Je ne lui ai jamais fait confiance. Mais nous avions besoin de ses compétences, et elle avait retourné la situation militaire. Dans ces conditions, j'étais prêt à prendre quelques précautions de routine, mais ni le citoyen président ni moi n'avions l'intention d'agir contre elle sans un motif bien plus solide que son "ambition", et j'étais persuadé qu'elle le savait. Il est désormais évident qu'elle complotait depuis le début. Ses plans n'étaient manifestement pas aboutis, mais elle a manqué réussir de peu. En fait, si Robert n'avait pas été tué, je ne sais pas si j'aurais pu... » Il s'interrompit et agita la main, détournant le regard; la surprise de Theisman s'accrut, car Saint-Just était manifestement peiné de la mort de Pierre. Thomas Theisman s'attendait à ce que le chef du Service de sécurité ait beaucoup de qualités, mais non pas celle de tisser des amitiés sincères. — En tout cas, reprit Saint-Just au bout d'un moment, elle a agi. Nous ne saurons peut-être jamais ce qui l'y a poussée. Il est assez évident, je crois, qu'elle n'était pas encore prête, et c'est sans doute tant mieux. Si elle l'avait été, j'aurais probablement été tué ou capturé tout comme Robert, et ensuite elle aurait sûrement gagné. En l'occurrence... » Il haussa les épaules, et LePic acquiesça. «  Ce qui nous amène à la raison pour laquelle je voulais vous voir tous les deux », fit plus vivement l'homme qui était désormais le dictateur de la République populaire, et le regard qu'il adressa à Theisman n'avait rien de très encourageant. » Vous savez tous les deux que McQueen avait accepté de vous rappeler pour prendre les commandes de la flotte capitale. Ce dont vous n'avez peut-être pas conscience, c'est qu'elle ne l'a fait qu'à ma demande pressante. » Theisman sentit ses sourcils grimper sur son front, et Saint-Just renifla. « Ne croyez pas que je l'aie fait parce que je vous prends pour un ardent partisan du nouvel ordre politique, citoyen amiral, dit-il de but en blanc. Ce n'est pas le cas. Toutefois, je ne pense pas non plus que vous soyez un deuxième McQueen. Si je pensais que vous aviez la même ambition, vous ne seriez pas assis dans ce bureau : vous seriez mort. Je pense en revanche que vous êtes un officier professionnel qui n'a jamais appris à jouer le jeu de la politique. Je ne crois pas que vous aimiez le comité, et je m'en fiche tant que vous vous contentez d'être loyal envers le gouvernement et la République. En êtes-vous capable ? — Je pense l'être, monsieur. Oui », répondit Theisman. À moitié en tout cas. Je suis loyal envers la République, c'est sûr. « Je l'espère, fit Saint-Just d'une voix glaciale, parce que j'ai besoin de vous. Et parce que je n'hésiterai pas à vous faire fusiller si j'en viens à soupçonner votre déloyauté, citoyen amiral. » Theisman regarda dans ses yeux vides d'émotion et frissonna. « Si cela sonne comme une menace, c'est sans doute parce que c'en est une, mais il n'y a là rien de personnel. Je ne peux tout simplement pas me permettre de prendre davantage de risques, et la conspiration de McQueen s'est construite chez les militaires. De toute évidence, je vais surveiller d'encore plus près les officiers de la Flotte et des fusiliers. — De toute évidence », acquiesça Theisman. Il vit alors ce qui ressemblait à une lueur d'approbation passer sur le visage de Saint-Just. « Je ne dirais pas que je suis heureux de l'effet que cela ne manquera pas d'avoir sur l'efficacité militaire mais, franchement, monsieur, je serais étonné que vous agissiez autrement. J'en ferais autant à votre place. — Je me réjouis que vous le compreniez. Cela me donne bon espoir quant à notre capacité à travailler ensemble. Toute fois, j'espère également que vous comprenez pourquoi, dans ces conditions, je n'ai pas l'intention de confier à un officier de la Flotte régulière le pouvoir d'imiter McQueen. Je compte occuper moi-même le poste de ministre de la Guerre, ainsi que la direction de SerSec et la présidence du comité. Dieu sait que je n'ai jamais convoité la première place, notamment parce que j'ai vu ce que cela coûtait à ceux qui l'occupaient, mais elle est à moi désormais, et je ferai le boulot, je finirai ce que Robert a commencé, si longtemps que cela prenne. » Mais vous devez comprendre dès maintenant que l'Octogone est détruit et que, par la même occasion, nous avons perdu les deux tiers des équipes de planification, presque toutes les archives centrales et beaucoup des officiers les plus gradés de la Flotte. Plus encore ont été tués dans les combats avant cela, dont plusieurs parce qu'ils soutenaient McQueen. Heureusement que les Manties sont dans les cordes pour l'instant et que l'opération Bagration devrait les y maintenir, parce que notre structure de commandement a été pour ainsi dire pulvérisée, et je n'ose pas la rebâtir à partir d'officiers réguliers avant d'avoir eu le temps de m'assurer de leur loyauté. Je vous le dis non parce que je suis certain de la vôtre, mais de façon que vous compreniez ce qui se passe et pourquoi. » Il marqua une pause jusqu'à ce que Theisman acquiesce, puis il reprit : — Comme je le disais, je vais conserver le poste de ministre de la Guerre. Je vais également créer un nouvel état-major, dont les membres seront essentiellement issus de SerSec. Je me rends compte qu'ils n'ont qu'une expérience limitée du combat. Hélas, ce sont les seuls que je sache dignes de confiance, et ce sera une considération primordiale, au moins jusqu'à ce que nous soyons sûrs d'avoir vaincu les Manties. » Mais je ne suis pas stupide au point de croire pouvoir trouver des commandants de flotte parmi mes officiers SS. — Nous avons largement constaté dans la première année de la guerre combien une formation "sur le tas" à ce poste peut coûter. Je serai donc contraint de me reposer sur des réguliers, comme vous-même, pour ce boulot, mais en restaurant les pouvoirs "pré-McQueen" de leurs commissaires, voire sans doute en les augmentant. Comme vous le disiez, cela nous coûtera peut-être en efficacité militaire, mais je crains de ne pas avoir le choix. — Et de tous les commandements de flotte, celui qui importe le plus pour la sécurité de l'État, c'est celui de la flotte capitale. Ce qui me ramène à vous et au citoyen commissaire LePic. Votre premier travail consistera à restaurer un semblant d'ordre et de moral. Il y a beaucoup de mécontentement suite à la destruction du Souveraineté du peuple et de l'Égalité. C'est sans doute compréhensible, mais il faut que cela cesse. Et cette flotte doit se remettre en condition de recevoir et exécuter des ordres qui descendront la chaîne de commandement – la nouvelle chaîne de commandement – et émaneront de moi. De plus, la flotte capitale doit être préparée à l'éventualité que McQueen ait suborné des commandants de flottilles ou de forces d'intervention hors du système de Havre. Des commandants qui pourraient se diriger vers la capitale en ce moment même, avec tout ou partie de leurs unités, pour la soutenir. Ce qui serait stupide de leur part, mais cela ne veut pas dire que ça n'arrivera pas, et j'ai besoin que la flotte capitale soit capable de s'occuper de tout renégat de ce genre. Bref, il vous appartiendra de transformer une formation actuellement en plein désarroi en une force disciplinée qui deviendra la clef de la stabilité et de la pérennité de l'État au lieu d'être une menace pour lui. Vous comprenez, citoyen amiral ? — Oui, monsieur, répondit Theisman, pour une fois complètement d'accord avec Saint-Just. — Et en êtes-vous capable ? pressa le nouveau président du comité. — Oui, monsieur, fit Theisman sans détour. Je pense – non, je sais que je peux faire de la flotte capitale une formation qui protégera de nouveau la République. Avec votre soutien, bien sûr. Le soleil était couché depuis longtemps quand Oscar Saint-Just signa le dernier document officiel d'une pile sans fin, dont un quart d'arrêts de mort, qui défilait chaque jour sur son bureau avec une persistance macabre depuis le chaos et la terreur du coup d'État manqué de McQueen. Il bascula le dossier de son fauteuil et posa la tête sur l'appui-tête moulé tout en se pinçant l'arête du nez avec lassitude. — J'avais dit à Robert que je ne voulais surtout pas de son boulot. Maintenant que je l'ai, je crois que je mourrai probablement d'une tendinite aiguë au poignet. Ses lèvres frémirent à cette idée. Bien qu'ironique et amer, c'était le premier trait d'humour qui lui venait depuis que l'Octogone avait disparu sous un champignon de lumière et de fureur. Il avait détesté ça. Mais, comme il l'avait dit à Theisman et LePic, il avait fait ce qu'il avait à faire, sans ciller, comme il continuerait à le faire. Il n'avait pas le choix, car il ne restait que lui du comité. Il n'avait ni assistants, ni collègues ni soutien, personne à qui réellement déléguer son autorité ou se fier pour surveiller ses arrières, et sa légitimité laissait beaucoup à désirer. En faisant exploser l'Octogone, il avait aussi tué ses collègues membres du comité, et il doutait qu'on manquerait de le remarquer en se demandant s'il n'avait pas, peut-être, détruit l'Octogone autant pour se dégager la voie jusqu'au pouvoir suprême que pour écraser la révolte de McQueen. Par conséquent, nul n'aurait de scrupules à se lancer après lui. Et la Flotte – cette satanée Flotte – constituait la plus sérieuse de toutes les menaces. Elle était organisée, armée et présente partout, et ses officiers pouvaient sans doute se convaincre qu'ils étaient les véritables gardiens de l'État... dont le devoir consistait à le préserver d'un homme qui avait fait sauter ses rivaux pour en prendre le contrôle. Ajoutez à cela la version qu'Amos Parnell donnait de l'assassinat de Harris puis la popularité que McQueen avait acquise en tant que cerveau des opérations Icare, Scylla et Bagration quand elle serait lancée, et la Flotte représentait sans doute à cet instant un danger bien plus considérable pour lui que les Manticoriens. Ses pensées revinrent à Theisman et LePic. Il avait lui-même choisi l'amiral pour ce poste... mais c'était avant que McQueen soit prise de cette folle impulsion qui l'avait poussée à agir si précipitamment. En l'occurrence, Theisman pouvait être fiable ou non, et il reviendrait à LePic de garder un œil sur lui. Le dossier de LePic était exemplaire, et Saint-Just avait confiance en lui pour être aussi vigilant et préparé que possible, toutefois il ne pouvait s'empêcher de regretter qu'Érasme Fontein n'ait pas survécu au putsch de McQueen. Il ignorait si l'amiral l'avait tué ou si le commissaire avait simplement été fait prisonnier et avait péri quand Saint-Just avait fait sauter l'Octogone, mais peu importait. Ce qui comptait, c'était que son expertise lui manquait cruellement, ainsi que son œil militaire de connaisseur. Il avait même envisagé de rappeler Héloïse Pritchart pour surveiller Theisman, mais il avait fini par décider qu'il ne pouvait pas courir ce risque. Si cruciale que soit la flotte capitale, la Douzième Force était tout aussi importante, du moins dans l'immédiat. Saint-Just était confiant dans sa capacité et celle de SerSec à désamorcer la menace interne que représentait la Flotte mais, pour ce faire, il avait besoin que la guerre prenne fin. Giscard, Tourville et leurs états-majors devraient être éliminés dès la fin du conflit, évidemment. Impossible qu'il en aille autrement, vu leur probable loyauté envers McQueen. Mais il ne pouvait pas le faire avant Bagration, et cela voulait dire qu'il lui était impossible de rappeler Pritchart à la capitale. Pas alors qu'il avait besoin d'elle pile là où elle se trouvait. D'ailleurs, même s'il savait qu'Érasme allait lui manquer, il devait sans cesse se répéter que la force capitale était juste là, à moins d'une heure de son propre bureau, et qu'il pouvait y recourir rapidement en cas d'urgence. Si LePic en avait besoin, il pouvait faire appel à tout le poids de SerSec, et Theisman paraissait suffisamment effrayé. Non, pas « effrayé », reconnut Saint-Just. Ce type a trop de cran pour être effrayé. Mais il sait où se trouve la limite... et que je n'hésiterai pas à le fusiller s'il la dépasse ne serait-ce que d'un orteil. Et je le crois quand il se dit loyal envers la République, tout comme je crois LePic quand il estime que le bonhomme ne vise pas le pouvoir politique. Vu les circonstances, je n'obtiendrai pas mieux. Il esquissa un nouveau sourire et croisa les mains sur ses genoux tout en faisant doucement basculer son fauteuil d'avant en arrière et d'arrière en avant. Il avait fait tout ce qu'il pouvait, décida-t-il. Idéal ou non, Theisman demeurait le meilleur choix pour son poste, et Héloïse garderait l'œil sur Giscard. Et pendant ce temps, les officiers SS qui prenaient la relève de McQueen et de ses acolytes bâtiraient un nouvel état-major, que Saint-Just saurait loyal à sa personne. En attendant, d'autres officiers SS avaient imposé la loi martiale et rétabli un contrôle de fer sur le système de la capitale. Dès que possible, il étendrait cette même fermeté à tous les autres systèmes centraux de la République. Et, en parallèle, il mettrait fin à cette foutue guerre et trouverait le temps de s'occuper de la menace grandissante de la Flotte. Bagration ferait sans doute l'affaire, exactement comme il l'avait dit à McQueen. Mais il avait plus d'un tour dans son sac, et il montra la pointe de ses dents en un sourire féroce. Son premier geste après la destruction de l'Octogone, avant même d'envoyer des courriers vers les autres systèmes centraux afin d'avertir leurs garnisons SerSec, avait consisté à envoyer d'autres courriers, porteurs de l'ordre d'activation de l'opération Hassan. Ses chances de succès étaient peut-être minces, mais Hassan venait de gagner encore en importance. S'il pouvait semer dans le camp allié un peu du chaos intérieur que lui-même devait gérer, cela devrait avoir un impact extrêmement bénéfique sur le cours de la guerre. Et si Hassan échouait, il ne perdait rien d'important. CHAPITRE TRENTE-SEPT Un nouvel éclat de rire résonna depuis la pelouse. Honor tourna la tête, cherchant des yeux la source du rire, et elle eut un large sourire en voyant Rachel Mayhew bondir dans les airs pour un rattraper spectaculaire. Elle retomba en tenant le frisbee à deux mains, et Nimitz comme Hipper se mirent à sauter sur leurs membres inférieurs, main tendue, en lui adressant force blics. Elle le regarda en inclinant la tête puis tira la langue — à Hipper, se dit Honor, bien qu'il fût difficile d'en être certain — et elle lança un élégant revers à Samantha. La compagne de Nimitz se jeta sur le disque volant de ses quatre u mains ». Elle retomba avec le frisbee et releva la tête alors qu'Artémis et Farragut la chargeaient, suivis de Jason et Achille. Ses fils émettaient des blics joyeux en fonçant droit devant — la passe à dix était un sport de contact chez les chats sylvestres — mais Samantha évita Artémis, bondit pardessus la tête de Farragut et lança le frisbee à Jeannette, la sœur de Rachel, juste avant que Jason et Achille ne se jettent sur elle. Le frisbee se dirigeait droit vers Jeannette mais, juste avant que ses doigts ne se referment dessus, un tourbillon gris et crème passa devant elle. Togo lui prit le frisbee des mains et s'éloigna précipitamment dans un blic triomphal, avec six enfants (deux humains et quatre sylvestres) et trois chats adultes aux trousses. Des cris de plaisir humains se mêlaient aux blics sonores et rieurs des chats, et Honor entendit l'un de ses invités glousser. Elle se retourna pour voir Benjamin Mayhew secouer la tête en la regardant. « Tout ça est votre faute, vous savez », dit-il en désignant de la tête le tumulte qui régnait sur la pelouse du manoir Harrington et semait le désordre dans les parterres de fleurs. « Pourquoi ? Pour avoir ramené les chats sylvestres avec moi ? — Ça, certainement. Mais ce satané frisbee ne vaut guère mieux, grommela Mayhew. Et ça ne concerne pas que nos filles, en plus. Ce machin est en train de conquérir la planète entière. On risque sa vie à traverser le principal parc d'Austin-ville après l'école ces jours-ci ! — Reprochez-le à Nimitz, pas à moi ! C'est lui le fanatique du frisbee. — Ah bon ? Alors qui ai-je vu se démener pour apprendre à Rachel, Jeannette, Thérésa et Honor comment lancer ce truc ? Je crois que c'était juste avant que vous ne retourniez sur Manticore. Une femme qui n'avait qu'un bras... assez grande, si je me souviens bien. Et qui cette année est revenue juste à temps pour Noël et leur a donné à chacune leur propre frisbee ! — Je ne vois pas du tout à qui vous pouvez faire allusion, répondit dignement Honor. Vous faites sans doute erreur, de toute façon, maintenant que j'y pense. À ma connaissance, il n'y a pas de grandes parmi les Graysoniennes. — J'en vois au moins une, et elle crée des problèmes depuis le premier jour. Ceci... (le Protecteur désigna de nouveau la pelouse au moment où ses deux aînées coinçaient enfin Togo, pour finalement le voir lancer le frisbee à Farragut juste avant qu'elles ne l'atteignent) ceci causerait une crise d'apoplexie à plus d'un conservateur. Que dis-je, si Lord Mueller était présent, l'indignation lui vaudrait sans doute une mort prématurée, ajouta-t-il, et plusieurs autres invités gloussèrent. » C'est bien beau pour vous, infidèles éhontés, leur dit Benjamin. Moi, d'un autre côté, en tant que Protecteur et suzerain de Lord Mueller, je suis tenu par mon devoir et par la tradition de regretter son décès potentiellement imminent. Hélas. » Sa voix perdit beaucoup de son humour sur le dernier mot, ci Honor vit un ou deux visages grimacer. Et elle ne le leur reprochait pas, songea-t-elle en se retournant de nouveau vers la pelouse. Katherine et Élaine Mayhew étaient assises près d'une table à l'ombre, et Katherine nourrissait le premier fils Mayhew, Bernard Raoul (qui avait finalement supplanté le frère de Benjamin, Michaël, en tant qu'héritier du Protectorat, au grand soulagement de Michaël), tandis qu'Élaine faisait la lecture à Honor et Alexandra Mayhew. À vingt et un mois, Alexandra se satisfaisait parfaitement de rester allongée dans sa nacelle à écouter la voix de ses mères, mais la filleule d'Honor venait de fêter son septième anniversaire et aurait manifestement préféré pour sa part rejoindre le groupe qui jouait au frisbee. Hélas, elle suivait les traces de son aînée, et son bras en écharpe la mettait fermement sur la touche. C'était une fracture franche, et la capacité de récupération de la jeunesse associée au réparaccel en aurait raison d'ici une semaine, mais les conservateurs de Grayson avaient été atterrés d'apprendre que la benjamine du Protecteur s'était cassé le bras en grimpant à l'arbre le plus haut du jardin du Palais du Protecteur. Encore un terrible écart de conduite à inscrire au passif de ma mauvaise influence, songea-t-elle, peu amène, en se rappelant le mal que Mueller s'était donné et l'ingéniosité qu'il avait déployée pour faire passer cette idée sans jamais la formuler explicitement. Elle fronça légèrement les sourcils à ce souvenir et jeta un regard pensif à Benjamin. Elle sentait quelque chose le travailler dès que le nom de Mueller surgissait dans la conversation. Quelque chose de plus grave et beaucoup plus sombre que sa façon de parler du seigneur conservateur ne le laissait penser. Mais, quoi qu'il en soit, il était déterminé à ne pas en parler. Ou, plus précisément, il avait résolu de ne pas le faire avec elle, et elle ne pouvait s'empêcher de se demander pourquoi. « Nous sommes peut-être des infidèles éhontés, monsieur, mais nous avons vu suffisamment de Grayson pour savoir que Mueller ne parle pas au nom de la plupart de ses habitants, fit le contre-amiral Harriet Benson-Dessouix, FSG, et on hocha la tête autour de la table installée sur la terrasse. — Non, en effet, admit Benjamin. Mais il représente néanmoins un nombre hélas non négligeable d'entre nous, à en juger d'après les sondages. — Si vous voulez bien excuser l'intervention d'un "infidèle", Votre Grâce, je pense qu'accorder trop de valeur à ces sondages serait une erreur », dit le vice-amiral Alfredo Yu. L'ancien Havrien, qui avait été le premier capitaine de pavillon d'Honor, était désormais commandant en second de l'escadre personnelle du Protecteur. Puisque Honor en était le commandant officiel, cela faisait de lui le véritable commandant de l'escadre, un poste qui devenait plus important encore qu'elle ne s'y attendait à l'origine. En plus des vaisseaux de la Flotte spatiale élyséenne, Benjamin et Wesley Matthews avaient affecté une escadre entière des nouveaux SCPC au commandement de Yu. Les trois premiers bâtiments avaient déjà passé les essais de qualification et s'exerçaient en ce moment même, deux autres devaient être livrés par le chantier d'ici une semaine environ, et les « éléments écran appropriés » dont Mayhew et Matthews avaient parlé commençaient à se rassembler. Non seulement cela, mais les deux premiers PBAL étaient aussi en commande auprès des chantiers du Royaume stellaire. « Je ne sais pas, Alfredo, fit le commodore Cynthia Gonsalves. On dirait que l'opposition va améliorer sa représenta-non à la Chambre basse de... combien ? Je crois que les Journaux parlaient de douze sièges la semaine dernière. — Quatorze, selon la dernière estimation, rectifia le capitaine de vaisseau Warner Caslet. Je pense que c'est sans doute un peu élevé, toutefois. C'est le chiffre du sondage Cantor de mercredi, et Mueller les a dans la poche, même s'ils ne veulent Lias le reconnaître. Ils se montrent drôlement optimistes – mais est-ce le bon mot? – concernant les chances de l'opposition depuis le début. — Beaucoup plus optimistes que les faits ne le démontreront, si vous voulez mon avis, renifla le capitaine Susan Phillips. Personnellement, je pense qu'ils ont des ordres pour maintenir les chiffres favorables. Mais je n'ai pas encore réussi à déterminer s'ils essayent d'encourager leurs partisans ou de décourager leurs opposants au point qu'ils restent à la maison le jour du vote. — Vous m'avez l'air de prêter énormément d'attention à la politique locale, commenta Benjamin en observant d'un air songeur les officiers rassemblés, et Yu haussa les épaules. — La plupart d'entre nous ont soit regardé le gouvernement de leur monde natal sombrer du jour au lendemain, soit grandi en voyant les gérants d'allocation et les Législaturistes organiser des "élections honnêtes" au résultat parfaitement prévisible, Votre Grâce. Ce genre d'expérience vous donne un vif intérêt pour le processus politique. Ceux d'entre nous dont le pays natal n'existe plus sont déterminés à ne pas voir la même chose se reproduire, et ceux qui ont grandi en République populaire sont peut-être encore plus attachés qu'eux à la véritable liberté d'expression et à des élections libres. — Alors il est malheureux que la plupart d'entre vous ne puissent encore voter, fit Mayhew, parce que c'est précisément cette attitude qui préserve la liberté. » Sa sincérité était évidente, et il sourit. « Et je me réjouis donc à l'avance du jour où vous tous, et non le seul amiral Yu, aurez le droit de vote ici, sur Grayson. — Eh ! Je l'ai, moi, protesta Honor. — Certes, fit Mayhew. Mais tout le monde sait que j'ai "l'étrangère" si bien dans ma poche – ou qu'elle m'a dans la sienne, selon – que vous n'avez absolument aucun intérêt pour un authentique débat sur les mérites de mes réformes. Donc les gens qui sont d'accord avec vous écoutent déjà ce que vous dites, et ceux qui soutiennent Mueller vous ignorent simplement. Ou, pire encore, écoutent de manière sélective et ne gardent de vos propos que ce qui conforte leur bigoterie. » Il parlait avec légèreté, mais ses émotions avaient un arrière-goût amer et Honor haussa le sourcil. L'amertume était intensifiée par ce qu'il était résolu à ne pas discuter avec elle, mais elle n'avait pas coutume de ressentir une telle tension chez lui. « Vous vous attendez vraiment à beaucoup reculer à la Chambre basse ? demanda-t-elle doucement, et il haussa les épaules. — Je ne sais pas. À reculer un peu, certainement. Et peut-être plus qu'un peu si la tendance actuelle se confirme. — Je ne pense pas que ce sera le cas, monsieur, fit Yu avant de renifler, ironique, lorsque Benjamin le regarda d'un air interrogateur. Ce que vous voyez dans les sondages en ce moment n'est pas un changement authentique et fondamental de l'attitude du public, Votre Grâce. Il s'agit du résultat de l'intense campagne médiatique de l'opposition, et elle ne peut pas continuer à dépenser à ce rythme ad vitam eternam. » Les yeux d'Honor s'étrécirent au soudain pic de rage qui parcourut Mayhew à la dernière phrase de Yu. Sa rage ne visait pas le vice-amiral, et Benjamin la réprima aussitôt, mais elle la sentit faire écho à cette chose qu'il refusait de mentionner. Et plus elle goûtait ses émotions, plus elle se rendait compte que c'était à elle en particulier qu'il évitait d'en parler plutôt qu'aux autres membres de son cercle intime. Maintenant qu'elle y repensait, elle avait perçu un écho fort similaire de la part de sa mère dès qu'on mentionnait Mueller. Elle sentit Andrew LaFollet derrière elle, debout au bord de la terrasse avec le major Rice, et en prit note intérieurement. Si quelqu'un pouvait découvrir pourquoi sa mère et le Protecteur de Grayson avaient tous deux décidé de lui cacher quelque chose, c'était bien Andrew, et il était temps qu'elle le lance sur ce problème. D'autant qu'elle décelait une forte nuance de « c'est pour son bien » de la part de Benjamin. Un peu comme si le Protecteur redoutait qu'elle puisse agir... hâtivement s'il partageait cette information avec elle. — J'espère que vous avez raison sur ce point, amiral. Je suppose que même les poches de l'opposition doivent avoir un fond un jour, répondit Mayhew avec une certaine aigreur. — Je pense que l'amiral Yu a sans doute raison, monsieur, intervint le maréchal de camp Henri Benson-Dessouix. Et je sais que Harriet a raison. » Comme toujours, il était assis à côté de sa femme, et il passa le bras autour d'elle en parlant. « Ce sont les plus conservateurs qui ont le plus à perdre si le système change, et s'ils sont assez aisés pour se soucier de ce qu'ils pourraient perdre, ils le sont aussi suffisamment pour contribuer à des campagnes politiques. Mais il y a des limites aux sommes qu'ils sont prêts à cracher. Je ne crois pas que Mueller puisse maintenir indéfiniment ce niveau de dépenses, et même s'il en est capable, la hausse qu'il génère dans les sondages est sûrement trompeuse. À mesure que les élections se rapprocheront, je m'attends à ce que la force apparente de l'opposition s'atténue. Honor hocha la tête, mais elle eut toutes les peines du monde à dissimuler un sourire. Le défaut d'élocution dont Harriet et Henri souffraient sur l'Enfer avait complètement disparu grâce au traitement médical commencé par Fritz Montoya et conclu par la clinique neurologique Harrington. Ils avaient tous deux été ravis de retrouver une élocution claire, mais cela avait pris plus de temps pour Henri. Il s'était rattrapé depuis en devenant franchement loquace, et Honor avait du mal à concilier cela avec son image mentale du maréchal de camp. Il parlait rarement sur l'Enfer, et elle se trouvait loin de Grayson lorsque cela avait changé. Mais cela n'invalidait rien de ce qu'il venait de dire. «Je pense qu'Henri a raison, Benjamin, dit-elle, et plus particulièrement vu la façon dont la guerre tourne. Mueller ne doit pas être un homme très heureux aujourd'hui. Juste au moment où les sondages montrent qu'il gagne du terrain à la Chambre basse, l'opération Bouton-d'or se met à saper l'un des thèmes centraux de l'opposition. Il aura beaucoup de mal à continuer son refrain sur le thème de "notre flotte incomparable est dirigée par des amirautés étrangères incompétentes" maintenant que la Huitième Force a réduit Barnett en miettes. — Et qu'est-ce qui vous fait croire ça, Honor ? s'enquit Benjamin, qui ne plaisantait qu'à moitié. Comme vous venez plus ou moins de le dire vous-même, ce type est déjà capable de se référer à "notre flotte incomparable" sans ciller, comme si nous avions bâti la base technologique de cette flotte ou formé suffisamment d'officiers pour l'encadrer sur nos propres ressources. Ce que la présente assemblée semblerait vaguement démentir », ajouta-t-il avec un coup d'œil ironique autour de la table. Dans la mesure où c'était lui le seul Graysonien de naissance en dehors de Rice et LaFollet sur la terrasse à ce moment précis, Honor dut lui concéder cet argument. « Mais ce genre d'approche qui nie les faits fonctionne mieux quand on s'adresse à des gens qui sont déjà d'accord avec vous et choisissent de porter les mêmes oeillères, fit remarquer le contre-amiral Mercedes Brigham. — Tout à fait, renchérit Caslet. Ceux qu'il a vraiment besoin de convaincre vont se montrer beaucoup plus sceptiques que ses fidèles, Votre Grâce. — S'il vous plaît, capitaine Caslet, gloussa encore Benjamin. Ici, sur Grayson, nous réservons ce terme particulier à ces imbéciles de Masadiens ! Nos propres réactionnaires intolérants, bigots, décervelés et doctrinaires sont normalement désignés sous le nom de "penseurs conservateurs". — Désolé, Votre Grâce. » Caslet sourit. « J'imagine qu'il s'agit d'une de ces subtiles distinctions culturelles auxquelles nous autres étrangers avons du mal à nous faire. — Ne vous excusez pas, capitaine. C'est une distinction subtile dont ceux d'entre nous qui ne sont pas des réactions que des pairs intolérants adoreraient se débarrasser. — Sérieusement, monsieur, l'occasion pourrait bien se présenter, fit Henri. Il est clair, d'après ce qui s'est passé à Barnett, que Bouton-d'or a pris les Havriens complètement par surprise. Et les nouveaux systèmes ont été encore plus efficaces que quiconque n'aurait pu le prévoir. Moi, en tout cas, je ne m'attendais pas à ce qu'ils se révèlent si décisifs, mais il faut dire que les informations dont la plupart d'entre nous disposaient sur ces équipements étaient assez limitées avant le début de l'offensive. — Parle pour toi, baudet, lui dit Harriet. Vous, les fusiliers, n'aviez pas besoin d'être mis au courant du projet Cavalier fantôme. D'ailleurs, il est difficile d'imaginer qu'un fusilier ait réellement besoin de connaître rien de plus complexe qu'une matraque, bande d'arpenteurs de poussière conservateurs que vous êtes. Nous, les officiers spatiaux, d'un autre côté, avons reçu un briefing complet sur Cavalier fantôme, et nous avions aussi des détails assez précis concernant les nouveaux BAL. — "Rien de plus complexe qu'une matraque", hein ? murmura Henri en inclinant la tête face à sa grande et blonde épouse. Peut-être qu'à notre retour à la maison ma matraque pas complexe et moi aurons quelque chose à dire de ton attitude irrespectueuse. — Tu crois, hein ? » Harriet eut un doux. sourire. « Dans ce cas, je pense qu'il serait sage de ta part d'indiquer au Protecteur où tu souhaites être enterré avant que nous ne partions, mon chéri. — Menaces de violences conjugales à part, fit Yu, je pense qu'Henri a raison, Votre Grâce. Je ne veux pas paraître trop optimiste – la dernière chose dont nous ayons besoin c'est de succomber à un excès de confiance – mais je crois sincèrement que les nouveaux BAL et missiles vont gagner cette guerre pour de bon. Et sans doute beaucoup plus vite qu'on n'aurait pu le croire des deux côtés. Et si cela se produit, Mueller aura l'air sacrément stupide s'il persiste à prétendre que Grayson a commis une grave erreur en rejoignant l'Alliance. — Peut-être, répondit Mayhew. D'un autre côté, mon travail consiste aussi à m'inquiéter de ce qui arrivera après la guerre, en admettant que vous ayez raison et que nous la gagnions. Il est clair que le besoin de faire face à un ennemi commun et de renforcer notre capacité militaire de concert avec le reste de l'Alliance a contribué à encourager au moins quelques Graysoniens à accepter les programmes de réformes. Ils n'aimaient peut-être pas les changements sur le plan intérieur, mais ils n'étaient pas prêts à tout faire chavirer au beau milieu d'une guerre. Alors si la pression des combats se relâche, qu'advient-il de leur soutien ? — Vous perdrez sans doute un peu de votre marge majoritaire à la Chambre basse, et j'imagine que le chancelier Prestwick sera également abandonné par au moins quelques-uns des seigneurs, reconnut Honor. Mais je doute fort que vous perdiez suffisamment de sièges pour qu'on revienne en arrière non que cela ralentisse beaucoup le rythme du changement. Et il pense qu'il existe davantage de soutien intérieur pour la "relation spéciale" entre Grayson et le Royaume stellaire que Mueller ne le croit. Regardez la réaction enthousiaste de la plupart des Graysoniens à l'annonce de la visite officielle de la reine! — Oui, c'était encourageant, n'est-ce pas ? » Mayhew s'épanouit. «Je trouve que c'était une idée splendide de la part d'Élisabeth, et Henry a hâte d'avoir l'occasion de s'asseoir à la même table que le duc de Cromarty. Nous avons accompli énormément de choses quand Lord Alexander est venu il y a trois ans, et l'équipe d'Henry se lèche les babines à la perspective d'une visite du Premier ministre soi-même. — J'en suis heureuse, dit Honor. C'est exactement ce qu'elle avait en tête, et le moment paraît encore mieux choisi à la lumière des premiers succès de Bouton-d'or. En fait, je pense que... — Et moi, je pense que c'est assez parler boutique », coupa une autre voix, et Honor se retourna dans un sourire comme Allison Harrington arrivait sur la terrasse, suivie de Miranda et Jennifer LaFollet. « Ceci est officiellement une réunion mondaine, poursuivit sévèrement Allison. J'avais .des doutes quand tu m'as expliqué que tu voulais inviter ces gens, dit-elle en désignant de la main les officiers supérieurs de l'escadre personnelle du Protecteur, mais je me suis dit, "non, c'est une adulte responsable, elle sait qu'on ne reste pas assis sur une terrasse tout l'après-midi à parler boutique avec ses vieux copains pendant que ses autres invités se languissent, ignorés, sans qu'on les apprécie à leur juste valeur". — Tu ne devrais pas faire référence au Protecteur comme mon "vieux copain", maman. Imagine ce qui arriverait si un espion de l'opposition t'entendait. — Bah ! Les espions de l'opposition devraient d'abord passer une horde de chats sylvestres, sans parler d'un bataillon complet de gardes. Enfin, ça te ressemble bien de lancer des arguments spécieux pour éviter ma juste colère ! — Je n'évite rien du tout, répondit dignement Honor. Je me contente de soulever une objection parfaitement acceptable. — C'est ta version et tu t'y tiens, j'imagine, fit sa mère avant de croiser les bras. En attendant, toutefois, Mac nous a envoyées vous annoncer que maîtresse Thorn va tout casser si on laisse son déjeuner refroidir. Pire : elle dit qu'elle ne te préparera plus de caramels ni de cookies cette semaine si tu laisses un désastre pareil se produire. — Oh, mon Dieu, maman ! Pourquoi n'as-tu pas commencé par ça ? » Honor se leva et se tourna vers ses invités, l'œil brillant. « Debout, tout le monde ! Voilà un ultimatum que je n'ai pas l'intention de rejeter ! » CHAPITRE TRENTE-HUIT « Monsieur Baird. » La voix de Lord Mueller était un peu plus froide qu'à l'habitude lorsque Buckeridge fit entrer Baird et Kennedy. L’établissement de communications plus serrées avec Baird était son idée et, dans l'ensemble, elle avait bien fonctionné. Mais, cette fois-ci, Baird avait insisté pour être reçu, et le seigneur n'avait pas apprécié. L'homme et son organisation avaient certes été très utiles, mais Samuel Mueller demeurait un seigneur, et aucun vulgaire sujet n'avait à lui signifier ses exigences, si poliment tournées fussent-elles. « Milord. Merci d'avoir accepté de nous voir si vite. Je me rends compte que ça n'a pas dû être pratique, mais je crains que ce ne soit important », fit Baird. Mueller acquiesça d'un geste brusque, mais il ressentit une pointe de méfiance. Les mots employés étaient tout à fait courtois, mais quelque chose dans le ton de la voix le dérangeait. Une assurance qui mit l'esprit de Mueller en alerte, et il regretta le sergent Hughes encore plus que d'habitude. Le meurtre de Hughes avait secoué toute la garde Mueller. Ses collègues hommes d'armes avaient tiré une fierté morbide du fait qu'il avait réussi à éliminer trois de ses agresseurs alors que l'attaque l'avait manifestement pris par surprise. Mais nul n'avait la moindre idée du mobile de ce meurtre. Officiellement, on l'avait classé comme une tentative de vol qui avait mal tourné, bien que personne n'y crût réellement. Il y avait peu de crimes de rue sur Grayson, et aucun petit voyou sain d'esprit n'aurait choisi de s'en prendre à un homme d'armes bien entraîné et armé alors qu'il devait y avoir des proies moins dangereuses à saisir. Hélas, on n'avait pas trouvé d'autre explication. Mueller soupçonnait pour sa part que Hughes avait découvert quelque chose par hasard et s'était fait tuer avant de pouvoir agir en conséquence ou avertir son seigneur et ses supérieurs. Il se montrait sans doute trop méfiant, il le savait. Après tout, c'était un des risques du métier de conspirateur dans toute la Galaxie. Mais quand même... « Que puis-je pour vous, monsieur Baird ? » demanda-t-il au bout d'un moment, le ton un peu moins brusque et un peu plus prudent, avant de jeter un coup d'œil au caporal Higgins. Il l'avait choisi pour remplacer Hughes lors de ces entretiens à cause de la loyauté canine du caporal, mais il regretta soudain de ne pas avoir opté pour quelqu'un d'un peu plus malin. Non qu'il s'attendît vraiment à une soudaine menace physique, mais parce que... Il ne savait pas vraiment pourquoi, reconnut-il au bout d'un moment. C'était purement instinctif, et il essaya en vain d'ordonner à son instinct de lui foutre la paix. « Mon organisation s'inquiète de plus en plus de notre incapacité à trouver la preuve dont nous avons besoin concernant le projet du Protecteur de demander l'annexion de Grayson par les Manticoriens, fit Baird, apparemment inconscient de la gêne de Mueller. — Peut-être parce que cette preuve n'existe pas, fit remarquer le seigneur. Mes hommes ont cherché aussi activement que les vôtres, et ils n'ont rien trouvé. Prestwick et Benjamin sont sûrement capables de monter un plan pareil, mais il se pourrait qu'en l'occurrence nos soupçons soient mal placés. — Ce n'est pas notre avis, milord », fit Baird sans détour, et Mueller se hérissa. Il n'avait pas l'habitude qu'on le contredise de manière si cavalière. « Nous avons entendu trop de "rumeurs" issues de trop de sources distinctes. Et nous trouvons très suspecte cette visite officielle de la reine Élisabeth. Regardez comment l'opinion publique réagit déjà à la nouvelle ! Quelle meilleure occasion pour que le Sabre propose une telle annexion, surtout que celle de Saint-Martin se passe sans problème. Le Sabre et elle pourraient bien se trouver en position de capitaliser sur la récente victoire à Barnett et l'hystérie du public en réaction à sa visite pour forcer le passage d'une proposition d'annexion à la Chambre haute. À tout le moins, ils pourraient utiliser cet avantage comme tremplin pour ménager un accueil favorable à leur idée s'ils décidaient de la rendre publique et de la présenter en des termes suffisamment flatteurs. — Je vous l'accorde, répondit Mueller. J'ai seulement dit qu'il ne semble pas y avoir de preuve pour étayer le soupçon qu'ils envisagent rien de la sorte. — Uniquement parce que nous n'avons pas cherché au bon endroit... ou avec la détermination nécessaire. » Cette fois, Mueller se hérissa pour de bon. La voix de Baird se teintait d'une nouvelle nuance. Il ne s'agissait pas simplement d'assurance, mais de triomphe. « Nous avons cherché autant que nous pouvions », fit le seigneur à voix haute, et la colère flamba en lui lorsqu'il entendit la note apaisante de sa propre voix. « Non, milord. Pas encore, contra Baird, plus direct encore. Mais nous le ferons. C'est pour cette raison que j'ai demandé à vous voir. — Que voulez-vous dire ? s'enquit Mueller sur un ton si brusque que le caporal Higgins changea de position derrière lui et porta la main à son pulseur. — Je veux dire, milord, que nous avons besoin de votre aide pour obtenir cette preuve. — Mais j'ai déjà eu recours à tous les canaux et sources dont je dispose ! — Nous en sommes conscients. Mais nous avons le moyen d'ouvrir un tout nouveau canal. Avec votre aide, en fait, — Quel genre de canal ? » Mueller regarda tour à tour Baird et Kennedy et fut tenté de leur ordonner de partir. Il se dit que c'était à cause de leur attitude irrespectueuse, mais il y avait un sentiment plus sombre et plus menaçant derrière son ressentiment. Une pointe de peur, même s'il refusait de le reconnaître. Mais c'était ridicule. Il était seigneur, et eux n'étaient que des invités sous son toit, présents uniquement par un effet de sa tolérance. — Notre plan est très simple, milord. Et par une certaine ironie du sort, c'est la visite de la reine Élisabeth qui le rend applicable. — Venez-en au fait, je vous prie, fit Mueller avec humeur, et Baird haussa les épaules. — Certainement. Notre raisonnement est simple. À supposer, comme nous le faisons, que le Sabre a bien l'intention de suggérer que nous fusionnions avec le Royaume stellaire, qui nous absorberait, cette visite serait le moment idéal pour que Prestwick et le Protecteur discutent de leur projet avec Élisabeth et le duc de Cromarty – en personne, sans intermédiaires qui pourraient révéler des détails concernant la véritable nature de leurs discussions. Le fait qu'elle amène également son ministre des Affaires étrangères renforce encore nos soupçons, car le comte du Pic-d'Or serait profondément impliqué dans toute négociation portant sur ce point. Partagez-vous cette analyse jusque-là ? » Il haussa poliment les sourcils, et le seigneur lui répondit d'un signe de tête haché. Il était parvenu à la conclusion que Prestwick et Mayhew n'envisageaient rien de tel, mais si ça avait été le cas, Baird avait manifestement raison : cette visite serait l'occasion idéale de finaliser leur stratégie dans cette optique. — Nous croyons également, poursuivit Baird, comme vous et moi en avons discuté plusieurs fois, que tout ce plan d'annexion n'est qu'une ruse, une couverture pour le véritable but du Sabre, qui consiste à accélérer encore les "réformes", briser le pouvoir des Clefs et des vrais fidèles parmi les sujets de Grayson, et nous transformer en un reflet de Manticore. Si c'est bel et bien le cas, alors ils vont certainement aborder leurs véritables mobiles lors de leurs discussions privées. Et si nous arrivions à enregistrer ces discussions, cela nous fournirait la preuve flagrante que nous cherchons depuis si longtemps, et nous la tiendrions de leur bouche. — Enregistrer leurs discussions ? » Mueller se redressa dans son fauteuil, les yeux rivés sur Baird, et éclata d'un rire dur. — Eh bien, je suis sûr que l'enregistrement des conversations privées du Protecteur avec la reine de Manticore nous fournirait une mine d'informations utiles. Je n'en ai aucun doute ! Mais il n'y a pas moyen d'installer aucun micro pour capter ces conversations ! — Vous vous trompez, milord, fit doucement Baird. Il existe un moyen... et nous avons besoin de votre aide pour le mettre en œuvre. — De quoi parlez-vous ? demanda brusquement Mueller. — Élisabeth et Cromarty vont être conviés à une session des Clefs à leur arrivée sur Grayson. » Baird ne paraissait pas remarquer l'impatience grandissante de Mueller. « Il y aura sans doute toute sorte de discours fleuris et d'opportunités en termes de communication; et, bien sûr, vous serez présent en tant que meneur reconnu de l'opposition loyale. Nous avons simplement besoin que vous offriez à Élisabeth et Cromarty une pierre de mémoire chacun. — Une pierre de mémoire ? » Mueller ouvrit de grands yeux, pris au dépourvu par le tour que prenait soudain la conversation. Les pierres de mémoire étaient une très vieille tradition. Malgré la base technologique assez fruste de Grayson avant l'Alliance, la planète maintenait une présence spatiale depuis plus longtemps que le Royaume stellaire n'existait. L'exploitation systématique et sans cesse croissante des ressources extra-planétaires de leur système était tout ce qui avait permis aux Graysoniens de soutenir leur population et leur industrie, et les énormes investissements qu'ils avaient effectués dans une infrastructure assez grossière leur avaient permis d'améliorer très rapidement leur base technologique et industrielle, une fois alliés à Manticore. Mais cet effort avait toujours eu un prix. Mueller n'avait aucune idée du nombre de Graysoniens morts dans l'espace, que ce soit dans des accidents industriels ou lors des guerres contre Masada, mais il devait être élevé. Il le savait, et Grayson avait créé ses propres traditions et coutumes pour honorer leur mémoire. Les pierres de mémoire étaient des éclats de roche ou de fer non raffinés provenant d'un astéroïde, que celui qui souhaitait honorer le souvenir des morts dans l'espace portait constamment sur lui pendant six jours. Chaque jour, le porteur de la pierre priait brièvement et méditait sur la dette qu'avaient les vivants envers tous ceux qui avaient péri dans l'espace. Le septième jour, celui où le Seigneur s'était reposé, la pierre était elle aussi mise au repos, pour ainsi dire : elle était lâchée dans l'espace sur une trajectoire qui la mènerait au cœur de la primaire du système. Elle n'atteindrait jamais vraiment l'étoile de Yeltsin, évidemment, car l'énergie qui en rayonnait la consumerait et en soufflerait les particules, de la même façon que l'âme des enfants du Seigneur s'élevait à jamais et était illuminée pour l'éternité par la présence vivante de Dieu. Il s'agissait d'une coutume religieuse que tous sur Grayson, du plus conservateur au plus libéral, honoraient et respectaient, et elle ivait pris davantage de sens encore à leurs yeux depuis que les inerties de la guerre actuelle commençaient à s'accumuler. Mais quel rapport exactement des pierres de mémoire pouvaient bien entretenir avec les discussions privées du Sabre, Samuel Mueller ne voyait pas... Sa réflexion s'interrompit, et il écarquilla les yeux. Non ! Ils ne pouvaient pas envisager ça ! « J'espère, dit-il très prudemment, que vous ne proposez pas ce à quoi je pense. Je ne doute pas un instant que vous puissiez fournir un appareil d'écoute à distance suffisamment petit pour tenir dans une pierre de mémoire, mais la Sécurité planétaire ou les Manticoriens repéreraient une transmission depuis un objet pareil en un clin d'œil. — Il n'y aura pas de transmission, milord. Les pierres de mémoire contiendront bel et bien des micros – vous avez raison sur ce point – mais il s'agira de simples enregistreurs. Le cadeau public de pierres de mémoire à Élisabeth et Cromarty ne leur laissera pas d'autre choix que d'honorer nos coutumes. Cela signifie qu'ils accepteront les pierres et les porteront sur eux, comme l'exige la tradition, et les journalistes ne laisseraient jamais passer le moment où les pierres seront lâchées dans l'espace. Vous savez tout comme moi qu'il leur faudra du Temps pour parcourir la distance entre l'orbite de Grayson et notre soleil, ce qui nous suffira amplement pour les intercepter quand tout le monde aura le dos tourné. — Les intercepter ? » Mueller ne cachait pas son incrédulité, et Baird haussa les épaules. « Si nous savons où et quand elles ont été lancées, générer une solution d'interception ne sera pas difficile. Et bien qu'elles ne transmettront rien tant qu'elles enregistreront des données, chacune sera équipée d'une balise de localisation que nous pouvons activer à une distance de quelques milliers de kilomètres; les récupérer ne devrait donc pas poser de gros problèmes. — Vous êtes bien plus optimiste que moi sur ce point. » Mueller renifla, regrettant une fois de plus l'absence de Hughes. L'expertise technologique du sergent lui aurait été bien utile pour détourner ce plan insensé. « Nos hommes m'assurent que c'est faisable, répondit Baird. Je ne dis pas que ce sera aisé, mais le principe est simple. Toutefois, pour que cela fonctionne, les pierres doivent être offertes aussi publiquement que possible, et par une personne suffisamment en vue, de sorte que les journalistes ne puissent ignorer l'événement. En tant que meneur reconnu de l'opposition, vous possédez la stature requise, et la visite des Manticoriens au Conclave vous offrira l'occasion. — Je refuse, fit Mueller. Je ne partage pas votre confiance en votre capacité à récupérer les enregistreurs, pour commencer. Et, ensuite, je ne peux pas risquer de me trouver pris dans un tel complot. Comme vous dites, je suis en effet le meneur de l'opposition. Ne voyez-vous pas combien ce serait désastreux – pas seulement pour moi, mais pour nous tous qui nous opposons à la destruction systématique de notre mode de vie –si la Sécurité planétaire devait trouver des micros dissimulés dans des "cadeaux" que j'aurais personnellement offerts à la reine de Manticore et son Premier ministre ? Seigneur ! Cela détruirait ma crédibilité, et celle de l'opposition tout entière avec ! » Il secoua fermement la tête. « Non. Pas pour quelque chose d'aussi improbable que des plans éventuels qui pourraient être suggérés au Protecteur par le Chancelier. — Le risque de détection est minime, milord, répondit Baird, apparemment indifférent à sa véhémence. Les micros ont été conçus à partir des meilleurs circuits moléculaires et, puisqu'ils seront parfaitement passifs, en dehors des balises de localisation qui doivent être activées par un signal externe rodé, il n'y aura pas d'émissions susceptibles d'attirer l'attention sur eux. Et puis les pierres de mémoire sont des objets religieux. Même des infidèles comme les Manticoriens seront forcés de les traiter avec respect de peur de provoquer la colère de ceux-là mêmes qu'ils veulent pousser à rejoindre leur Royaume stellaire. Et ce seront des cadeaux offerts par l'un Mes seigneurs les plus en vue et les plus respectés de Grayson. Pourquoi donc soupçonneraient-ils un tel présent pour commencer ? — Non, je vous dis non ! Le bénéfice potentiel ne justifie en rien le risque que vous me demandez de courir. — Je suis désolé que vous le preniez ainsi, milord. Toutefois, je crains de devoir insister. — Insister ? » Mueller se leva à demi, et Higgins s'avança derrière lui, mais ni Baird ni Kennedy ne cillèrent. « Oui, insister, répéta Baird sur un ton calme mais inflexible. — Cette conversation est terminée, grinça Mueller. Et si vous persistez à présenter des requêtes aussi absurdes, notre relation l'est aussi ! Je n'ai pas l'habitude qu'on me dicte ma conduite, et je ne risquerai pas ce que je m'efforce d'accomplir depuis des années sur votre... votre lubie ! — Ce n'est pas une lubie. Et vous n'avez pas le choix, milord. — Sortez ! » aboya Mueller en faisant signe à Higgins. Le caporal avança puis s'arrêta, de surprise plutôt que de peur, comme Kennedy sortait un petit pulseur et le braquait sur sa poitrine. « Est-ce que vous êtes fous ? s'écria Mueller, aussi ébahi que son homme d'armes et bien trop furieux pour avoir peur. Vous ne connaissez donc pas la sanction pour avoir introduit une arme en présence d'un seigneur ? — Bien sûr que si, répondit Baird. Nous refusons néanmoins de nous laisser assassiner comme Steve Hughes l'a été. — Quoi ? » Mueller écarquilla les yeux à ce manque de logique apparent. « Bien joué, milord, mais votre étonnement feint ne nous trompe pas. Nous savons que vous avez fait assassiner Hughes, et nous savons pourquoi. Je vous avouerai que nous avons été surpris que vous vous y preniez de manière si maladroite. Vous saviez sûrement que nous ne serions pas dupes d'une "tentative de vol" ratée ! Mais ce n'était pas totalement inattendu. — De quoi parlez-vous ? demanda Mueller. C'était mon homme d'armes personnel ! Pourquoi, au nom du ciel, aurais-je voulu le faire tuer ? — Ce serait bien plus simple si vous cessiez de faire semblant, que nous puissions en revenir à ce qui nous préoccupe, milord, fit Baird avec lassitude. Nous n'avions aucune illusion quant à votre fiabilité, sinon nous n'aurions pas placé Hughes à votre service. Et bien que certains parmi nous aient été outrés de son assassinat, les autres envisageaient cette éventualité depuis le début. Comme lui-même quand il s'est porté volontaire. Mais cela ne veut pas dire que nous ne pouvons plus travailler ensemble... tant que vous gardez à l'esprit que nous savons exactement à quel genre d'homme nous avons affaire. — Vous avez placé Hughes à mon service ? » Mueller fixa Baird un instant puis secoua la tête. « C'est un mensonge ! Une ruse maladroite ! Et même sinon, je n'ai jamais ordonné à personne de le tuer, espèce de cinglé ! — Milord, vous êtes le seul qui pouvait avoir un mobile, répondit Baird avec un air de patience lasse. — Quel mobile ? rugit Mueller, et Baird soupira. — Quand vous avez découvert qu'il enregistrait secrètement toutes nos conversations avec vous, vous avez dû com prendre pour qui il travaillait. » Il secoua la tête. « Quels que soient vos défauts, vous êtes un homme intelligent, milord. Dois-je vraiment vous dresser un tableau détaillé de votre raisonnement ? — Il enregistrait? » répéta Mueller. Le calme et l'assurance de son interlocuteur minaient l'armure rageuse du seigneur, et il s'affaissa dans son fauteuil tout en fixant les hommes qu'il avait si bien cru pouvoir dominer. « Bien sûr. » Baird laissa une certaine irritation pointer dans sa voix pour la première fois. « Vraiment, milord ! Pourquoi persistez-vous à nier ainsi ? » Il secoua de nouveau la tête puis haussa les épaules. « Mais si vous insistez, nous allons vous fournir une preuve. Brian ? Kennedy plongea la main dans sa veste une fois de plus, sans jamais laisser la gueule de son pulseur s'éloigner de Higgins, et il lança à Baird un minuscule projecteur holo. L'autre le posa dans sa main et enfonça le bouton LECTURE, et Mueller déglutit en voyant l'intérieur de son bureau, ici même, dans le manoir Mueller, pendant que Baird et lui discutaient contributions illégales et citaient le nom de ceux par qui elles pouvaient transiter. Baird le laissa tourner quelques secondes, puis l'éteignit à nouveau et le glissa dans sa poche. « Vous avez trop attendu pour l'assassiner, milord. Nous possédons ses enregistrements de toutes nos précédentes rencontres avec vous. Je suis sûr que le Sabre serait plus qu'intéressé par une preuve de vos activités illégales. « Vous n'oseriez pas ! » lança Mueller, mais son esprit chancelait. Il n'avait aucune idée de qui avait réellement tué Hughes, et l'énormité de la trahison du sergent défunt le laissait sonné, mais l'enregistrement constituait la preuve manifeste que l'homme d'armes travaillait bel et bien pour l'organisation de Baird depuis le tout début. « Pourquoi pas ? fit calmement Baird. — Parce que vous êtes tout aussi coupable de ce crime que moi ! — Pour commencer, milord, répondit Baird avec netteté, cela suppose que ce crime soit le seul dont nous ayons la preuve. Il se trouve que ce n'est pas le cas, et Hughes n'est pas le seul agent que nous ayons placé à des points... stratégiques, dirons-nous. » Mueller déglutit, et Baird eut un petit sourire. « Nous gardons un œil sur vous depuis un certain temps. Nous sommes au fait de vos activités et alliances – toutes, milord, depuis le début de votre résistance à la "restauration Mayhew". Je suis sûr que vous me pardonnerez si je ne fournis pas les preuves idoines à l'instant, toutefois. Dans le cas présent (il tapota la poche qui contenait le projecteur), vous avez déjà manifestement identifié et assassiné notre agent. Nous n'avons pas l'intention de vous donner le moindre élément qui pourrait vous suggérer l'identité de nos autres agents auprès de vous. Mais nous n'aurions aucun scrupule à partager cette information avec le Sabre si vous nous forciez la main. » Ensuite, vous imaginez que nous serions effrayés d'admettre notre propre complicité dans le financement illégal de vos campagnes. » Baird s'autorisa un petit sourire froid. « Ce délit est le moindre de vos soucis, milord... et le plus grand des nôtres. Nous avons beaucoup moins à perdre que vous, même si nous sommes arrêtés en même temps. Chose que, soit dit en passant, le Sabre aurait beaucoup plus de mal à réussir que vous ne paraissez le penser. Vous devez sûrement vous rendre compte que monsieur Kennedy et moi nous sommes bâti de solides couvertures plutôt que de vous rencontrer sous nos véritables identités. De plus, aucun de nous deux n'est jamais apparu dans les fichiers de la Sécurité planétaire. Nous n'avons pas de dossier, et la Sécurité ne sait pas où commencer pour nous trouver. Vous, en revanche, vous êtes un peu trop en vue pour échapper à leur filet, à mon avis. Et enfin, milord, contrairement à vous, nous sommes véritablement prêts à faire face à une arrestation, un procès et même une condamnation. Si ce doit être notre épreuve au service de Dieu, alors ainsi soit-il. » Mueller déglutit à nouveau, plus lentement. Depuis combien de temps l'espionnaient-ils ? Vu la confiance absolue qu'affichait Baird, cela devait faire longtemps. Assez peut-être pour qu'ils aient relevé des lambeaux de preuves le liant à Burdette et au meurtre du révérend Hanks. Cela semblait être ce que Baird sous-entendait, et cela justifierait son assurance et sa confiance manifestes. S'il y avait ne fût-ce qu'une infime possibilité qu'ils puissent le connecter à la trahison de Burdette... « Je n'ai pas fait tuer Hughes, dit-il fermement. Quant au reste, tous les crimes que je pourrais avoir ou non commis étaient au nom de Grayson et de Dieu lui-même. — Je n'ai pas dit le contraire, milord, fit doucement Baird. L'honnêteté m'impose de dire que l'ambition a selon moi joué un rôle dans vos actes, mais Dieu seul connaît véritablement le cœur d'un homme, et je pourrais très bien me tromper. Mais le fait demeure que, si justifiés soient vos actes aux yeux de Dieu, ce sont des crimes aux yeux du Sabre. Des crimes graves, je le crains, auxquels sont associées des sanctions graves. — Vous êtes fou. Réfléchissez à ce que vous faites, mon bonhomme ! Vous êtes vraiment prêt à renoncer ainsi à tout ce que nous avons déjà accompli ? — Nous n'avons pas envie de renoncer à quoi que ce soit, répondit Baird, toujours sur le même ton. Nous ne voyons pas pourquoi nous ne pourrions pas continuer à coopérer à l'avenir comme par le passé, à moins que vous ne nous forciez bêtement à livrer nos informations au Sabre. Et avant que vous ne posiez la question, milord, oui, nous pensons bel et bien que nous procurer la preuve des plans d'annexion du Protecteur justifie de risquer que vous nous forciez à le faire. Et puis, ajouta-t-il avec un sourire pincé, certains d'entre nous pensent que le tollé qui suivrait la révélation de nos preuves nous fournirait la tribune dont nous avons besoin pour forcer les sujets de Grayson à voir les véritables intentions du Sabre. Auquel cas (il haussa les épaules), nous en accomplirions autant que nous pouvons l'espérer avec les enregistrements que votre aide nous permettrait d'obtenir. » Mueller était assis, immobile, et fixait l'autre homme, le cœur figé. Baird pensait ce qu'il disait, comprit-il, écœuré. Ses alliés et lui étaient sincèrement prêts à tout bazarder, y compris la vie et l'avenir de Samuel Mueller, en misant sur la faible probabilité que leurs micros puissent être passés discrètement, sous le nez de la Sécurité planétaire et des Manticoriens, qu'ils enregistrent des propos coupables et qu'ils soient récupérés par la suite lors d'une interception en espace lointain. Ils étaient cinglés de seulement envisager une telle opération, mais cela importait peu : ils possédaient des preuves pour le faire chanter et le contraindre à marcher avec eux. Au moins, il ne s'agit que d'enregistreurs, se dit-il en s'efforçant d'ignorer qu'il se raccrochait à des brins d'herbe. Même si on les trouve et qu'on fait le lien avec moi, le Sabre n'aura qu'une tentative d'obtention d'informations confidentielles. C'est grave, mais rien à côté d'une preuve de complicité de meurtre ! Et je suis un seigneur. Ainsi que le meneur de l'opposition. Dans ces conditions, ils ne voudront sans doute même pas rendre ces accusations publiques. L'homme qui se faisait appeler Anthony Baird regarda dans les yeux de Samuel Mueller et vit toute nuance de défi s'en évaporer. « Dieu merci, il est tombé dans le panneau. — Allons, "Brian", fit James Shackleton d'un ton gentiment moqueur. Comment as-tu pu douter de moi ? — Je ne doutais pas de toi, James. J'avais simplement du mal à croire qu'il céderait alors que nous avions si peu de preuves que nous savions des choses sur lui. » Angus Stone, que Samuel Mueller connaissait sous le nom de Brian Kennedy, secoua la tête. « "Le coupable s'enfuit quand nul ne le poursuit", répondit Shackleton en citant la Bible. La seule véritable question consistait à savoir si, oui ou non, Hughes travaillait pour lui. C'était une possibilité... jusqu'à ce que nous mettions la main sur cette caméra-bouton. Hughes devait être en chemin pour la livrer à quelqu'un. S'il avait travaillé pour Mueller, il l'aurait rendue avant de quitter le manoir ce soir-là. Et nous avons eu de la chance que plusieurs jours d'imagerie soient stockés sur la puce. Si Mueller avait insisté pour voir davantage de preuves, nous aurions pu lui montrer quelques-unes de ces images sans qu'il se demande pourquoi les seules dont nous disposions avaient été enregistrées la nuit où Hughes était mort. » Shackleton haussa les épaules. « Une fois convaincu que nous possédions une preuve quelconque, sa réaction était parfaitement prévisible, Angus. Après tout, il devait bien être coupable de méfaits dont nous ignorions tout. — Mmm. » Stone se carra dans le siège passager de l'aérodyne et regarda le ciel nocturne, le front plissé. « Je voudrais bien savoir pour qui Hughes travaillait. — Si ce n'était ni pour nous ni pour Mueller, alors c'est presque à coup sûr la Sécurité planétaire,' fit Baird, serein. Quoique cela pourrait sans doute être un de ses pairs. D'après ce que j'ai entendu, Harrington serait sûrement capable de prendre des mesures directes contre lui si elle soupçonnait ce qu'il envisageait contre elle ou Benjamin. De toute façon, ce n'est pas très important. Le type est mort depuis des mois. Si celui pour qui il travaillait pensait posséder suffisamment de preuves pour épingler Mueller, il aurait certainement déjà agi. Et s'il n'en a pas assez pour l'accuser, alors il n'a pas d'autre choix que de faire comme si rien ne s'était passé. — Et tu penses vraiment que ça va marcher ? demanda plus calmement Stone. — Oui, répondit Shackleton, les yeux sur sa console de pilotage. Je n'étais pas très confiant au début. Cette opération me paraissait avoir si peu de chances de succès que j'avais peur de m'autoriser trop d'espoir. Mais quels que soient les soupçons qu'on puisse avoir sur le compte de Mueller, la sécurité du Palais n'irait jamais imaginer qu'un membre si éminent des Clefs prendrait le risque d'essayer de placer des dispositifs électroniques sur les invités du Protecteur. Et s'ils y pensent... (il haussa les épaules) nous ne perdons que Mueller. — Et l'occasion de frapper. — Et cette occasion de frapper, rectifia Shackleton. Et je ne crois pas que nous la perdrons. Quand Donizetti nous a fourni les armes, j'ai commencé à me dire que cela pourrait réussir. Et quand il a apporté en prime les circuits moléculaires pour les pierres de mémoire... » Il haussa encore une fois les épaules. « Je regrette simplement que nous dépendions à ce point de Donizetti. » Stone soupira. « C'est un infidèle et un mercenaire, fit Shackleton, et je suis sûr qu'il s'est attribué une plus grosse commission qu'il ne le prétend. Mais il est parvenu à trouver tout ce dont nous avions besoin. Pas aussi vite que je l'aurais souhaité, surtout pour les pierres de mémoire, mais il a fini par tout obtenir, et nous n'aurions pas pu réussir sans lui. Et, de toute façon, Angus, nous devons garder à l'esprit que nous accomplissons l'œuvre (le Dieu. Il ne nous laissera pas lui faillir tant que nous nous I ferons à son aide et sa protection. — Je sais. » Stone inspira profondément et hocha la tête. Ce monde appartient à Dieu, dit-il tout bas, et Shackleton acquiesça en retour. — Ce monde appartient à Dieu », promit-il. CHAPITRE TRENTE-NEUF « Nous avons un verrouillage solide, pacha », annonça Audrey Pin, et Scotty Tremaine acquiesça. D'après la DGSN, le système de MacGrégor n'était pas pourvu des énormes équipements passifs capables de détecter des hypertransits à des jours-lumière de distance, voire plus. C'est pourquoi les PBAL avaient effectué leur translation à un jour-lumière de la limite, et pourquoi le Bad Penny et le reste de sa couvée silencieuse se frayaient un chemin vers l'intérieur du système depuis plus de deux jours. Leur accélération avait été limitée à un train de sénateur de quatre cent cinquante gravités afin d'aider l'efficacité de leurs systèmes furtifs. À ce rythme, il leur avait fallu plus de seize heures pour atteindre les quatre-vingts pour cent de la vitesse de la lumière que leur écran antiparticule pouvait supporter. Une fois cette vitesse atteinte, ils avaient baissé leurs bandes gravitiques et continué sur leur lancée pendant vingt et une heures. Ils avaient émergé de l'obscurité extérieure à près de deux cent quarante mille kilomètres par seconde et passé les plateformes de détection du périmètre extérieur comme des fantômes hypervéloces. Les dispositifs à mi-système avaient été un peu plus difficiles à tromper, et l'écran de contre-torpilleurs davantage encore, car ils avaient dû commencer à décélérer avant d'y parvenir et, même à seulement quatre mille cent vingt-sept km/s2, il avait fallu faire attention aux systèmes GE. Leurs équipements de détection active avaient coupés pour la même raison, mais les équipes de Cavalier fantôme avaient fourni aux BAL leurs propres drones de reconnaissance supraluminiques. Leur propulsion avait une es faible endurance comparée aux drones classiques, mais Tremaine les avait déployés depuis des heures, laissant leur accélération de base les emporter vers l'intérieur du système sans du tout mettre en marche leur propulsion. Ils s'étaient approchés encore plus discrètement que les BAL eux-mêmes, et leurs transmissions gravitiques directionnelles très faibles avaient dit aux capteurs du Bad Penny exactement où regarder. « Tous les bâtiments ont-ils confirmé la réception des données, Eugène ? » demanda Trémaine. Le lieutenant de vaisseau Nordbrandt, officier de com du Bad Penny, hocha la tête. « Oui, pacha. Toutes les unités ont verrouillé leur cible et sont prêtes à faire feu. — Très bien, dit-il en acquiesçant à son tour. Passez Audrey en audio. — Moi, pacha ? » Pin semblait surprise, et Tremaine eut un sourire. « Vous êtes l'officier tactique qui a planifié l'opération, enseigne. Le signal de départ vous revient. — Euh... bien, monsieur. Merci, monsieur ! — Vous me remercierez si ça marche, conseilla Tremaine avant de se retourner vers Nordbrandt. Prêt, Eugène ? — Micro ouvert, pacha », confirma l'officier de com, et Tremaine adressa un signe de la main à Pin, qui prit une profonde inspiration. « À toutes les Hydres, ici Hydre Un, annonça-t-elle sur un ton professionnel devant le micro. Tango. Je répète : tango, tango, tango ! La citoyenne commodore Gianna Ryan était assise dans son fauteuil de commandement, dossier basculé en arrière, sur le pont d'état-major du VFP René d'Aiguillon. Jambes croisées, elle dégustait lentement son café. Le système de MacGrégor était assez important pour la RPH. Il servait depuis longtemps de sentinelle sur le flanc nord-est de Barnett, mais il se targuait également d'une économie robuste. La population du système s'élevait à plus de deux milliards d'habitants et, malgré des décennies de gestion bureaucratique, il s'agissait de l'un des rares systèmes de la République qui continuait à générer un flux de revenus positif tous les ans. Pourtant MacGrégor n'avait jamais reçu d'authentique réseau de détection en espace lointain (la RPH, financièrement aux aguets, n'en distribuait qu'au compte-gouttes), et son détachement avait été régulièrement réduit ces dernières années. La longue impasse sur le front de Barnett après la chute de l'Étoile de Trévor contribuait beaucoup à l'expliquer, de même que la décision de la citoyenne ministre McQueen de renforcer si lourdement Barnett. Les effectifs qu'avait reçus le citoyen amiral Theisman permettaient une défense nodale flexible, et le rôle de Ryan ne consistait pas à tenter de tenir en respect les hordes alliées à elle seule. Elle devait repousser les escadres de raid et servir de poste d'alerte avancé. Si les Man-nies l'assaillaient en force, elle était censée éviter l'action mais demeurer à l'intérieur du système pour suivre et harceler les intrus, si possible, et surtout ne pas s'engager dans un combat sérieux, le temps d'appeler Barnett à l'aide. Hélas, songea-t-elle en sirotant son café, cela supposait que Theisman soit autorisé à conserver ses renforts. Un simple commodore n'était bien sûr pas au fait des délibérations internes à l'Octogone, mais Ryan doutait que la citoyenne ministre McQueen se réjouisse franchement d'avoir à reprendre autant des unités qu'elle avait réunies tant bien que mal pour Barnett. Si la rumeur disait vrai concernant les succès de la Douzième Force sur le flanc sud, il y avait peu de chances que l'ennemi ait envie de faire preuve d'une soudaine activité sur le front de Barnett. Même ainsi, dégarnir les effectifs de Theisman était risqué. Les systèmes de MacGrégor, Owens, Mylar et Slocum représentaient une précieuse petite grappe de trophées, et Barnett, au centre du carré grossier qu'ils formaient, était le pilier de leur survie commune. Ryan ne doutait pas que la RPH puisse survivre même en les perdant tous les quatre; néanmoins, comme l'avait fait remarquer un officier de renseignement d'état-major l'autre jour, « Un système par-ci, un système par-là... continuez comme ça assez longtemps, et ça fait vite un gros bout de terrain, citoyenne commodore ». Toutefois, on n'avait pas vu signe de... Des alarmes hurlèrent soudain violemment, et Gianna Ryan jeta sa tasse de côté tout en quittant précipitamment son fauteuil de commandement. C'était l'alerte de proximité ! Elle se tourna vers l'afficheur principal du supercuirassé et eut le sentiment que son cœur s'arrêtait lorsqu'elle aperçut l'éruption d'icônes rouge furieux. Il y en avait des centaines... et ces unités se trouvaient à moins de huit millions de kilomètres, en approche à vingt-cinq mille km/s ! Au nom du ciel, comment même des Manties s'étaient-ils approchés à ce point sans qu'un seul de ses scanners ou de ses bâtiments ne les repère ? Impossible de répondre à cette question. Elle s'appuya sur la rambarde courant autour de l'afficheur principal, les articulations blanchies tant elle la serrait, et regarda le désastre s'abattre sur son commandement. Seule son escadre de croiseurs de combat et les trois escadres de contre-torpilleurs de surveillance que les Manties avaient passées on ne sait comment avaient des noyaux d'impulsion chauds. Tous les autres étaient froids, car elle était sûre qu'aucune force suffisamment puissante pour représenter une menace sérieuse ne pouvait échapper à son filet de détection, même équipée de systèmes furtifs manticoriens. Mais ces unités-là avaient réussi et, à cette vitesse, elles se trouveraient juste au-dessus de ses deux escadres de cuirassés et de bombardiers en cinq minutes... et elles étaient déjà à portée de missiles — depuis une minute pleine au moins, et... « Lancer hostile ! Lancers hostiles multiples ! » aboya quelqu'un. La dix-neuvième flottille de Tremaine menait l'assaut, et il regarda ses Furets lancer leurs missiles antivaisseau. Un essaim mortel de projectiles fila vers les cibles immobiles de la principale force havrienne, et la crête de cette vague de destruction était semée de nombreux « éblouisseurs » et « dents de dragon », deux autres nouveautés des équipements issus de Cavalier fantôme intégrées à l'arsenal des BAL. Les versions moins volumineuses que l'on pouvait installer dans la tête d'un missile embarqué par un BAL étaient beaucoup moins efficaces individuellement que celles emportées par les missiles du mur, mais elles étaient plus dangereuses que tout ce qu'un BAL pouvait déployer jusqu'alors. Les éblouisseurs étaient des brouilleurs agressifs qui cramaient les capteurs avec une puissance sans précédent. Ils émettaient par saccades (aucun missile de BAL ne pouvait soutenir de telles charges énergétiques plus de quelques secondes), mais avant que leur ogive GE n'épuise sa charge, ils produisaient de féroces impulsions de brouillage. Ils se déclenchaient comme une cascade de fusées éclairantes au magnésium à l'ère préspatiale, réduisant à l'impuissance le contrôle de feu des vaisseaux havriens qui parviendraient à mettre leurs capteurs en ligne. Les dents de dragon venaient ensuite, et Tremaine eut un rire mauvais lorsqu'elles s'allumèrent. Pour lui, il s'agissait sans doute du système GE offensif le plus dangereux accordé aux BAL, car chaque projectile agissait comme un leurre puis en se dirigeant vers l'ennemi, il se faisait passer pour la bordée complète d'un Furet qui s'avançait en une salve concentrée et devait forcément attirer un feu nourri d'anti-missiles. Par conséquent, bien sûr, ces mêmes antimissiles ne pouvaient pas poursuivre les véritables missiles antivaisseau. Mais éblouisseurs et dents de dragon ne seraient pas réellement nécessaires cette fois, comprit-il. Seule une escadre de croiseurs de combat paraissait avoir des défenses actives en ligne, et il semblait que deux de ses unités étaient suffisamment éloignées et alertes pour lever leurs bandes gravitiques et barrières latérales avant l'arrivée des missiles. Le reste du détachement havrien avait été pris presque autant au dépourvu que le commodore Yeargin à Adler. Et c'était bien plus légitime, songea Tremaine en repensant aux contre-torpilleurs en faction que sa force d'assaut avait dépassés en chemin. Rien de plus gros qu'un BAL, et aucun BAL dépourvu des équipements GE des Écorcheurs et des Furets, d'ailleurs, n'aurait pu pénétrer cet écran sans se faire repérer, et il s'autorisa un instant de sympathie pour le commandant havrien. Mais un instant seulement, car il avait sous son commandement la seizième, la dix-septième et la dix-neuvième flottille, et ses missiles étaient en phase d'acquisition finale. L'ennemi avait stoppé moins de trois pour cent de sa première salve, et les explosions débutèrent quand deux mille sept cents antivaisseaux harponnèrent leur formation. Le citoyen commissaire Halket arriva sur le pont d'état-major à l'approche des premiers missiles, mais Ryan ne le remarqua même pas. Son attention était rivée sur l'afficheur, et elle entendit l'un de ses officiers d'état-major geindre d'horreur lorsque les missiles commencèrent à exploser. Ils étaient petits — des missiles qui auraient pu venir de contre-torpilleurs ou de croiseurs légers, et Ryan comprit avec amertume dans un coin de son esprit : des BAL. Ce devaient être les « super-BAL » manticoriens dont SerSec jurait ses grands dieux qu'ils ne pouvaient exister. Eh bien, ils existaient pourtant, et ils se préparaient à faire la peau à son commandement. Dans des circonstances normales, des têtes laser si légères n'auraient pas constitué une menace pour des cuirassés. Elles auraient pu endommager des bombardiers, même s'il y avait peu de chance qu'elles les détruisent d'entrée, et, en nombre suffisant, elles auraient assez facilement pu mutiler un croiseur de combat. Mais les cuirassés étaient en réalité des supercuirassés à plus petite échelle, pourvus du même blindage massif et de systèmes de défense actifs et passifs similaires. Ces missiles n'auraient dû être que des insectes pour ces bâtiments. Mais les Mannes fondaient sur l'équivalent en espace lointain d'une flotte à l'ancrage. Ses vaisseaux ne pouvaient pas manoeuvrer, les systèmes d'armement n'étaient pas allumés, et l'absence de bandes gravitiques et de barrières latérales était fatale. La perte des barrières latérales était déjà grave, pourtant ce n'était rien par rapport aux conséquences de noyaux d'impulsion froids, car les bandes qui auraient dû protéger leur dos et leur ventre n'existaient pas. Or le dos et le ventre d'un vaisseau du mur étaient complètement dépourvus de blindage, car rien ne pouvait normalement les atteindre pour leur infliger des dégâts... tant que les bandes gravitiques étaient levées. Ce qui signifiait que les concepteurs pouvaient utiliser toute la masse dévolue à son prodigieux blindage sur ses flancs vulnérables et ses extrémités en tête de marteau plus exposées encore. Et pas un seul de ces missiles manticoriens ne montra le moindre intérêt pour le flanc ni les extrémités des vaisseaux de Ryan. Les missiles de Tremaine passèrent sous les léviathans havriens impuissants à des distances aussi réduites que cinq cents kilomètres et, ce faisant, ils détonèrent. Leurs lasers nappèrent avec une précision fatale, plongeant comme des lames dans des coques qui auraient aussi bien pu ne pas être blindées du tout, et de fines couches d'acier de bataille se brisèrent sous le transfert énergétique. Des nuages d'atmosphère et de vapeur d'eau quittèrent ces horribles déchirures, et Tremaine serra les dents en imaginant le carnage à bord de ses cibles. De toute évidence, on ne les avait pas vus approcher, et cela signifiait que l'ennemi n'avait pas eu le temps de sonner le branle-bas de combat, d'évacuer l'atmosphère des segments de coque extérieurs, d'assurer l'intégrité de la coque intérieure... ou d'enfiler une combinaison souple. Un front de flammes parcourut la formation havrienne en déchirant ses bâtiments. Trois cuirassés, cinq bombardiers et au moins une douzaine de croiseurs et croiseurs de combat périrent sous ses coups. L'un des vaisseaux du mur disparut complètement lorsqu'un vase de fusion lâcha, et les autres furent transformés en épaves. Des capsules de survie jaillirent de leurs flancs, mais elles n'étaient pas nombreuses, nota Tremaine, morbide. Toutefois, il avait peu d'attention à leur consacrer. Ses Furets avaient lancé leur lot de missiles offensifs. Dans des circonstances normales, il aurait été temps pour eux de rompre l'engagement et de s'éloigner des Havriens. Cette fois, pourtant, ils restèrent en rangs serrés, chaque escadre de Furets passant à l'arrière pour former la pointe d'un cône renversé derrière trois escadres d'Écorcheurs-B, tandis que la formation tout entière percutait la principale force ennemie. C'était maintenant le tour des Écorcheurs. Ils embarquaient moins de missiles que les Furets, mais ils étaient beaucoup plus nombreux, et ils avaient délibérément retenu leur feu quand les Furets avaient tiré. Des ordres fusèrent sur les réseaux de commandement des flottilles, donnés par Audrey Pin et Eugène Nordbrandt, et de nouvelles salves partirent. Elles étaient plus éparses que le premier assaut nourri, mais elles visaient précisément et sans pitié les survivants mutilés de la première frappe, et la confusion des Havriens était désormais complète. Gianna Ryan se remit laborieusement debout. Il y avait de la poussière en suspension dans l'air ainsi qu'une odeur d'isolant en feu, et elle passa le dos de sa main sur ses lèvres. Elle l'en retira maculé du sang qui coulait de sa bouche et de son nez, mais elle s'en rendit à peine compte. Son attention était tout entière sur la catastrophe que révélait son afficheur. Elle n'avait pas d'énergie à perdre à se demander comment le CO du René d'Aiguillon avait su maintenir l'image après le pilonnage que son vaisseau amiral venait de subir, mais il y était parvenu. Il y avait malgré tout des pans aveugles, mais peu importait. Elle sentit le d'Aiguillon ruer, frémir encore et encore comme davantage de lasers s'enfonçaient dans les organes vitaux du gros bâtiment, et le reste de ses vaisseaux du mur était dans un état pire encore. Trois des croiseurs de combat de réaction rapide, de l'autre côté de sa formation par rapport aux BAL attaquants, avaient réussi à lever leurs bandes gravitiques et leurs barrières, et même à rouler avant qu'aucun missile ne les atteigne. Ces trois-là ainsi que les unités de son écran de contre-torpilleurs, qui pour l'instant n'étaient pas visées, étaient les seuls bâtiments relativement intacts qui lui restaient, et elle regarda les croiseurs de combat quitter leur position en accélérant. Pourtant cela n'allait guère les aider. Même sous puissance militaire maximale, ils ne pouvaient espérer rester au contact des Mannes – pas avec l'énorme avantage de vélocité avec lequel les BAL étaient arrivés. Mais au moins ils accéléraient à la rencontre de l'ennemi, songea-t-elle avec une fierté teintée de tristesse, plutôt que de paniquer et de tenter de s'enfuir. « Com ! Ordonnez aux contre-torpilleurs de se tirer d'ici ! s'entendit-elle lancer. Dites-leur qu'ils doivent avertir le reste de la Flotte concernant ces nouveaux BAL ! — À vos ordres, citoyenne commodore ! » Elle ne tourna pas la tête. Elle se contenta de regarder l'afficheur en se demandant si sa section communication aurait le temps de transmettre l'ordre avant que l'ennemi ne les tue tous. « Hydre Six, occupez-vous du croiseur de combat de tête. Trois et cinq, chargez-vous des derniers. Toutes les autres escadres attaquent comme prévu! » Le capitaine de corvette Roden et les commandants des troisième et cinquième escadres de Tremaine confirmèrent réception de leurs ordres et s'écartèrent légèrement de l'axe principal de l'attaque. Il les avait choisis parce qu'il s'agissait de ses escadres les plus expérimentées... et parce que leurs appareils étaient équipés depuis plus longtemps que tous les autres de la barrière de poupe conçue par l'équipage de Roden. Ils avaient eu plus de temps pour s'entraîner avec, or c'étaient eux les plus susceptibles d'essuyer des tirs de la part d'ennemis survivants tandis que le groupe survolerait la formation havrienne. Trois cent vingt-quatre BAL, dont deux cent cinquante-deux Écorcheurs-B, s'abattirent sur l'ennemi comme le marteau de Thor. C'était une aubaine unique pour un BAL : un passage à portée d'arme à énergie quasiment sans opposition contre des vaisseaux du mur qui n'avaient toujours pas levé leurs bandes gravitiques ni leurs barrières latérales, et les grasers des Écorcheurs ouvrirent le feu. Les cuirassés qui avaient survécu à la tempête de missiles trébuchèrent lorsque ces rayons impossibles les percutèrent. Au moins la moitié des BAL purent viser leur ventre et leur dos dépourvus de blindage, tout comme les missiles l'avaient fait... et avec un effet terriblement plus dévastateur. D'autres BAL se retrouvèrent poussés sur les côtés par le nombre. Privés de cibles aussi prestigieuses, ils passèrent leur fureur sur des croiseurs de combat, croiseurs et contre-torpilleurs, et des rayons capables d'éviscérer un cuirassé réduisirent en pièces ces unités plus légères. Ce fut un massacre, un tourbillon cauchemardesque de bâtiments déchirés par de puissants spasmes de destruction qui semèrent le ciel nocturne de la planète MacGrégor de leurs bûchers aveuglants, et les Écorcheurs et Furets cinglaient dans le cœur de cet enfer comme des démons. Mais ce ne fut pas tout à fait à sens unique, et Scotty Tremaine jura avec amertume en regardant des icônes clignoter sur son répétiteur. Certains des bâtiments qui n'avaient pas été capables de lever leurs bandes gravitiques avaient réussi à mettre au moins quelques armes en ligne. Elles étaient sans doute gérées en contrôle local et alimentées uniquement par les anneaux de condensateurs, mais elles répondirent et les défièrent avec le courage du désespoir. Ici et là, un graser ou un laser avait un coup de chance et se frayait un passage à travers la barrière latérale ou la barrière frontale d'un BAL. L'un réussit même à frapper la béance arrière d'un Furet qui avait levé sa barrière frontale plutôt que sa barrière de poupe. Deux unités de la force de frappe manticorienne périrent; puis une troisième; une quatrième. Trois autres se mirent à clignoter en orange, signalant des avaries graves, mais elles avaient dépassé la formation ennemie et s'en éloignaient sans risquer plus de dégâts tandis que leurs équipages se démenaient pour effectuer les réparations d'urgence. Les escadres que Tremaine avaient envoyées après les croiseurs de combat fondirent sur leurs puissants adversaires en tirant férocement. La fureur de leur attaque tête la première paraissait leur conférer l'invulnérabilité, et deux des bâtiments havriens explosèrent en une spectaculaire boule de lumière lorsque des tirs de graser plongèrent à l'avant de leurs bandes gravitiques et suivirent leur axe long. Le troisième survécut, terriblement endommagé, brisé, sans doute mourant, mais toujours en action, et son commandant le retourna, faisant rouler son flanc le moins abîmé vers ses assaillants qui le dépassaient et s'enfonçaient rapidement dans l'immensité de l'espace. Son feu se déchaîna contre eux, et les barrières de poupe que Roden et son équipage avaient conçues prouvèrent leur valeur en se tordant pour détourner la poignée de tirs qui les atteignirent. Mais alors que le soulagement envahissait Tremaine, cet unique croiseur de combat havrien lança une ultime bordée... et un graser frappa exactement sur le tourbillon gravifique que Horace Harkness avait repéré si longtemps auparavant. Le- bâtiment d'assaut léger de Sa Majesté Assassin explosa aussi violemment que toutes ses victimes, se déversant dans le vide comme une nova fugace, seul martyr des trois escadres lancées sur les croiseurs de combat. Il n'y eut pas de survivant. CHAPITRE QUARANTE « Vous feriez mieux de lui parler, Thomas. Il faut que quelqu'un le fasse, et je ne peux pas prendre le risque d'éveiller ses soupçons. — Je vois. » Thomas Theisman adressa un long regard froid à son commissaire du peuple par-dessus la table de conférence. « Alors, comme on ne peut pas risquer d'éveiller ses soupçons vous concernant, il faut continuer à les alimenter sur mon compte ? — Eh bien, oui. » Denis LePic eut un sourire ironique. Il avait pris aussi peu de repos que Theisman depuis leur retour à la capitale, mais les rides sur son visage étaient moins profondes, et il y avait même une lueur d'humour authentique dans son regard. « Regardez les choses en face, Thomas. Vous êtes un officier régulier. Cela signifie qu'il se méfie automatiquement de vos suggestions comme de la peste. En même temps, vous êtes l'homme qu'il a choisi pour commander la flotte capitale, et il n'est pas revenu sur ce choix, ce qui sous-entend qu'il se méfie moins de vous que de la plupart des officiers réguliers. Que vous vous soyez montré si réaliste en reconnaissant qu'il a des raisons de se sentir méfiant joue sans doute en votre faveur, et je crois qu'il vous respecte même pour lui avoir tenu tête à propos de Graveson et MacAfee. Mais s'il est une chose que nous ne pouvons pas nous permettre, c'est qu'il décide qu'il doit me remplacer par un commissaire qui serait moins... disposé à protéger vos secrets. — Mmm. » Theisman hocha la tête, mais il paraissait amer. Le problème, c'est que Denis avait raison, et il le savait. Ce qui voulait dire qu'il n'avait vraiment pas d'autre choix que d'aller une fois de plus fourrer sa tête dans la gueule du lion pour lui examiner les molaires. Il soupira et se frotta les yeux du gras de la main, regrettant encore une fois qu'Esther McQueen et Robert Pierre ne soient pas vivants pour qu'il puisse les étrangler tous les deux à mains nues. Au nom du ciel, qu'est-ce que ces deux imbéciles croyaient donc accomplir ? S'éliminer mutuellement et faire sombrer toute la structure de commandement civile et militaire de la RPH dans le chaos à un moment pareil ? Il baissa les mains et s'imposa de prendre du recul face à cette rage inutile. Non seulement McQueen et Pierre étaient hors de sa portée, mais il était injuste de leur reprocher le moment exact du conflit entre leurs ambitions mutuellement homicides. Ils n'avaient aucun moyen de savoir à l'avance que les Manticoriens se préparaient à effectuer un bond quantique dans le matériel de guerre interstellaire. Et, à vrai dire, le timing n'aurait probablement aucune incidence en fin de compte. Si les rapports en provenance de MacGrégor, Mylar, Slocum, Owens et tout particulièrement Barnett étaient exacts, rien n'aurait aucune incidence, parce que la Flotte était foutue. Et la République avec. Il serra les dents. Il rechignait à l'admettre. Son estomac se nouait chaque fois qu'il pensait à l'impuissance de la Flotte. Mais inutile de faire semblant. Les nouveaux missiles des Manticoriens portaient beaucoup plus loin que ses unités ne pouvaient répliquer. En prime, il était désormais manifeste que les rapports sur leur nouveau matériel GE, rédigés lors de l'opération Scylla, en avaient en réalité sous-estimé les capacités. Et le pire de tout, ou le plus démoralisant du moins, c'était que toutes les craintes d'Esther McQueen concernant les « super-BAL » tant raillés se révélaient parfaitement justifiées. Pour sa part, Theisman pensait que les BAL étaient sans doute le système que la Flotte populaire avait un espoir de maîtriser, ou au moins de compenser. Mais les rapports préliminaires indiquaient que la plupart des survivants avaient en fait trouvé les BAL plus ravageurs psychologiquement que les nouveaux missiles. Leur maniabilité, leur forte accélération, leur puissant armement à courte portée et leur apparente quasi-invulnérabilité au feu défensif constituaient des innovations radicales. Les duels de missiles à longue portée avaient toujours fait partie du lot des spatiaux, surtout ces dernières années, alors que les deux camps déployaient la technologie améliorée des capsules. Le personnel de la Flotte avait eu le temps de s'habituer à ce fait et, même s'il savait intellectuellement quelle menace l'avantage de portée de l'ennemi représentait, cela ne l'avait pas autant pris par surprise, pour ainsi dire. Les BAL si, et le récit du massacre du détachement de la citoyenne commodore Ryan avait fait frémir de terreur le reste de la Flotte. Et, Theisman voulait bien le reconnaître, l'idée de simples BAL capables de détruire des vaisseaux du mur était terrifiante, nonobstant les circonstances bizarres qui l'avaient permis. Des bâtiments aussi minuscules et relativement économiques pouvaient être construits en nombres faramineux, et certains pensaient que la bataille de MacGrégor démontrait que les vaisseaux du mur étaient devenus obsolètes du jour au lendemain. Ce n'était pas l'avis de Theisman. Ryan avait été surprise alors qu'elle n'était pas du tout préparée à cette attaque. Ce n'était pas sa faute, et Theisman était suffisamment honnête pour admettre que la même chose lui serait probablement arrivée dans les mêmes circonstances. Le plan défensif qu'Alec Dimitri avait vu échouer à Barnett était sans conteste le produit des sessions de planification de Theisman, bien que ce détail (heureusement, peut-être) semblait avoir échappé à Oscar Saint-Just. Mais chat échaudé craignant l'eau froide, il y avait peu de chances que les Manties parviennent à répéter l'attaque dévastatrice et rapprochée de MacGrégor contre des vaisseaux du mur aux noyaux d'impulsion froids. Ce qui signifiait qu'ils ne pourraient plus bénéficier de ces tirs parfaits et fatals contre les zones de la coque de leurs cibles qui n'étaient pas blindées. Par conséquent, les cuirassés et supercuirassés seraient aussi difficiles à détruire à l'avenir qu'ils auraient dû l'être à MacGrégor. De plus, si impressionnants que soient ces nouveaux BAL, des BAL à l'ancienne en nombres suffisants opérant en mode purement défensif devaient pouvoir limiter considérablement leur efficacité. Ils ne pouvaient sûrement pas être aussi solides que les analystes les plus alarmistes le suggéraient. Theisman était prêt à admettre qu'ils avaient manifestement quelque chose de nouveau en guise de barrières en plus de leurs systèmes GE, mais il était aussi évident qu'il était possible à l'occasion de percer leurs défenses... et qu'ils n'étaient pas plus résistants que d'autres BAL quand on les frappait pour de bon. Alors, s'il pouvait les noyer sous un flot de vieux BAL et générer une multitude d'angles de tir, il devait pouvoir les éliminer. Ou au moins les forcer à opérer avec davantage de prudence, ce qui serait presque aussi bien. Mais rien de ce que possédait la Flotte ne compenserait l'énorme avantage de portée des nouveaux missiles manticoriens. Ou leur nouvelle densité de tir. Theisman ignorait peut-être encore comment l'ennemi avait effectué un tel bond en termes de portée mais, contrairement à bon nombre de ses collègues officiers, il avait aussitôt compris comment il avait dû réussir à produire un tel volume de feu. Évidemment, il avait eu l'avantage de longues discussions avec Warner Caslet sur le séjour du capitaine de frégate à bord du croiseur marchand armé d'Honor Harrington en Silésie. Caslet avait depuis longtemps deviné comment le HMS Voyageur avait dû être modifié pour produire le feu nourri de missiles qu'il avait observé. Hélas, Shannon Foraker et lui avaient été presque complètement ignorés par les services de renseignement de la RPH à leur retour; enfin, c'était sans doute inévitable, vu les soupçons que l'on nourrissait à leur égard suite à la perte de leur bâtiment et au fait qu'ils étaient, après tout, des prisonniers de guerre. Mais si les Mandes pouvaient installer un système de distribution de capsules à l'intérieur d'un transporteur, pourquoi n'auraient-ils pas fait de même avec un supercuirassé ? Et si quelqu'un avait pris la peine d'écouter Caslet et Foraker, la Hotte populaire aurait peut-être compris comment les imiter. Il doutait que ça ait été simple, et il frémit à l'idée de toutes les études de conception et re-conception qui avaient dû être nécessaires pour restructurer si totalement l'anatomie interne d'un vaisseau du mur. Mais difficile n'était pas impossible, et leurs efforts avaient pour le moins payé. Non seulement leurs vaisseaux possédaient une portée spectaculaire, très supérieure à celle des bâtiments havriens, mais leur densité de tir était elle aussi supérieure à un point dévastateur. Ce qui signifiait qu'aucun commandant républicain n'allait survivre pour parvenir à portée effective d'une flotte manticorienne, quoi qu'il fasse. Il soupira et regarda une fois de plus LePic. La guerre était perdue. Il paraissait évident que les Manties ne disposaient pas de leur nouvelle classe d'unités en grands nombres, mais la raison de leur passivité était devenue douloureusement claire à l'instant où ils s'étaient déchaînés contre Alec Dimitri. McQueen avait vu juste – une fois de plus. Ils attendaient d'avoir cumulé une puissance décisive, et ils avaient réussi. Ils s'étaient sûrement montrés assez prudents, car ils ne pouvaient pas se permettre de subir de lourdes pertes parmi leurs nouvelles unités, mais ils en avaient suffisamment, concentrées en un lieu, ou du moins sur un front, pour écraser tout ce que la Flotte populaire mettrait en travers de leur route. La seule chose susceptible de les empêcher de se tailler un chemin jusqu'au système de Havre lui-même – et ce en quelques mois plutôt qu'en plusieurs années – serait la contrainte des munitions. Les nouvelles armes ne devaient exister qu'en quantités limitées, tout comme les bâtiments équipés pour les lancer, mais Theisman doutait qu'un homme tel que Havre-Blanc ait été stupide au point de déclencher son offensive sans une ample réserve des nouveaux missiles. Et même s'il n'aimait pas le reconnaître, ils utilisaient en réalité moins de ces nouveaux projectiles que des anciens. Leur portée plus grande diminuait probablement leur précision, mais les nouveaux missiles et drones GE compensaient largement en aveuglant les défenses actives. Ce qui signifiait que le nombre de coups au but par missile était bien plus élevé. « On est foutus, Denis, dit-il alors calmement, reconnaissant à voix haute ce qu'ils savaient déjà tous les deux. Je pense toutefois que vous n'attendez pas de moi que je le dise tout à fait en ces termes au citoyen président. — Je crois que ce serait... déraisonnable, confirma LePic avec un autre sourire las. Nous pouvons peut-être le persuader d'accepter cette idée d'ici un mois environ, à supposer que les Manties ne le démontrent pas clairement à notre place d'ici là en débarquant ici, dans le système capitale. Mais, pour l'instant, je crois que nous allons devoir nous concentrer sur des questions moindres. Peut-être que, si nous arrivons à lui faire entendre raison sur des problèmes mineurs, il nous écoutera plus attentivement quand viendra le moment d'en aborder de plus graves. — "Si nous arrivons à lui faire entendre raison", répéta Theisman avant de rire, fatigué. D'accord, Denis. Je vais voir ce que je peux faire promit-il. Oscar Saint-Just regarda le citoyen amiral Theisman entrer dans son bureau d'un œil qui commençait à trahir sa fatigue un peu trop clairement à son goût. Il était conscient, à son grand dam, de s'enfermer dans une mentalité d'assiégé, pliant l'échine tandis que la Galaxie tout entière se préparait à lui tomber dessus. Il y avait beaucoup trop de désespoir dans sa réflexion ces derniers temps, et il savait que cela le poussait à des réactions toujours plus excessives, mais il ne pouvait pas s'en empêcher. Ce qui aggravait encore la situation. Ce sentiment de s'enfoncer, impuissant, dans des sables mouvants pouvait paralyser un homme ou le pousser à un effort insensé pour se venger de l'univers, même si c'était inutile, avant qu'il ne le tue. Et la fatigue qu'il accumulait à s'efforcer de tracer une trajectoire entre ces deux extrêmes minait sa stabilité. Mais il prit du recul par rapport à son désespoir l'espace d'un instant, alors que Theisman traversait la pièce vers lui. Il soupçonnait le citoyen amiral de ne pas apprécier la fouille obligatoire en quête d'une arme qui était devenue le lot de tout officier régulier pénétrant en sa présence mais, si c'était le cas, Theisman veillait à ne pas le montrer. Et Saint-Just était un peu étonné du réconfort qu'il trouvait auprès de cet homme. Il n'était pas ennuyeux ni flegmatique, mais il se refusait obstinément le droit de paniquer et, plutôt que de pester contre les difficultés rencontrées, il inspirait profondément et s'attachait à les surmonter. L'aura de compétence qu'il projetait était presque aussi intense que celle de McQueen, mais sans les pointes acérées de l'ambition. À cet instant précis, c'était plus important aux yeux de Saint-Just qu'il n'était prêt à l'admettre devant âme qui vive. « Bonjour, citoyen amiral, dit-il en indiquant un siège à son visiteur. Que puis-je pour vous ? » Le citoyen amiral prit une profonde inspiration puis croisa franchement son regard. « Monsieur, je suis venu vous demander de reconsidérer votre intention de rappeler le citoyen amiral Giscard et le citoyen vice-amiral Tourville. » Les narines de Saint-Just s'évasèrent légèrement – l'équivalent pour lui d'une crise de nerfs – mais il s'imposa de rester assis, immobile, et de réfléchir réellement à ce que Theisman venait de dire. Il se demandait comment le citoyen amiral avait appris ses intentions. Bien sûr, il était possible qu'il n'ait rien appris » l'affiliation de Giscard et Tourville à McQueen devait pousser bon nombre de gens à se demander quand il les rappellerait à la capitale pour s'en débarrasser. Surtout maintenant, alors qu'il était évident pour tout officier régulier que McQueen – et, par extension, Tourville et Giscard – avait vu juste pour les nouvelles armes manticoriennes alors que lui s'était complètement planté. Que Theisman l'ait appris d'une source quelconque ou simplement compris par lui-même, toutefois, importait moins que le fait qu'il jugeait la question suffisamment importante pour venir en discuter. Il devait savoir que, si Giscard et Tourville étaient mal vus, le déplaisir du citoyen président pourrait bien s'étendre également à quiconque essaierait de les défendre. — Pourquoi ? demanda-t-il sans détour, et Theisman haussa les épaules. — Je suis aux commandes de la flotte capitale, monsieur. Comme vous me l'avez dit vous-même, ma responsabilité première consiste à réorganiser cette formation pour en faire une force combattante cohérente dont je puisse garantir la loyauté envers la République. En ce moment, je ne suis pas persuadé – loin de là – d'être capable d'y parvenir si vous deviez rappeler Giscard et Tourville et qu'il leur arrive quelque chose. — Je vous demande pardon ? » Le ton de Saint-Just était glacial. Theisman l'avait déjà dissuadé d'exécuter la citoyenne amiral Amanda Graveson et le citoyen amiral Lawrence MacAfee, l'ancien commandant de la flotte capitale et son second. Certains de ses officiers SS les plus gradés l'avaient pressé de fusiller les deux officiers généraux à titre d'exemple pour tous les autres gradés qui n'avaient pas déclaré leur loyauté envers le comité aussitôt le coup d'État de McQueen lancé. Mais, comme l'avait souligné Theisman, ni Graveson ni MacAfee n'avaient bougé en soutien à McQueen non plus, et un sentiment d'intense confusion émanait de la capitale, où les ordres personnels de leur supérieur direct, le ministre de la Guerre, avaient été annulés par le ministre du Service de sécurité (qui ne faisait pas partie de leur chaîne de commandement officielle), et personne n'avait pu joindre le citoyen président pour obtenir confirmation du nom de celui qu'il fallait écouter. Dans ces conditions, arguait Theisman, la seule attitude prudente pour un officier général consistait à tenter de comprendre qui de McQueen ou Saint-Just avait réellement lancé un coup d'État avant d'agir. Il s'agissait d'un argument spécieux à plus d'un titre, aux yeux de Saint-Just. Mais il contenait au moins une pointe de vérité, et Theisman avait raison de souligner que les exécuter ne pouvait que pousser le reste des officiers de la flotte capitale à se demander qui serait le suivant. Ce qui, comme le citoyen amiral l'avait fait remarquer sans ambages, ne risquait pas de contribuer à un état d'esprit calme et serein. Ou, comme il s'était soigneusement abstenu de le dire, à leur loyauté envers l'homme qui avait convoqué le peloton d'exécution. Saint-Just avait été impressionné malgré lui à la fois par le ton raisonnable de Theisman et par le courage qu'il lui avait fallu pour prendre la défense de ses deux subordonnées alors qu'une telle soif de sang flottait dans l'atmosphère. Et en réfléchissant aux arguments de l'amiral, le nouveau citoyen président était parvenu à la conclusion qu'il pourrait bien avoir raison. Même sinon, chacun savait que Saint-Just avait très sérieusement envisagé de fusiller Graveson et MacAfee et en conclurait que tout manque de loyauté à venir serait fatal, tandis que sa clémence les convaincrait peut-être que le nouveau maître de la RPH n'était pas un fou sanguinaire après tout. Mais, cette fois, c'était différent. — J'espère que cet aveu n'était pas une menace voilée, citoyen amiral, dit-il froidement. Même dans ce cas, toutefois, je crois que vous devriez savoir que certaines preuves reliant Tourville au moins, et peut-être aussi Giscard, au complot de McQueen ont été portées à mon attention. — Je n'en doute pas. » Theisman parvint à conserver le visage et la voix calmes, en espérant que Saint-Just ne devinerait pas combien cela lui était difficile. « Néanmoins, j'aimerais souligner deux points en retour, monsieur. Tout d'abord, je ne doute pas que beaucoup de gens qui sont en réalité loyaux envers la République et le comité ont fait ou dit des choses qui pourraient être interprétées comme déloyales ou relevant de la trahison dans le sillage du coup d'État de McQueen. Je ne dis pas que c'est le cas ici, ajouta-t-il sans hâte comme Saint-Just fronçait légèrement les yeux. Je ne sais pas de quoi il retourne dans le cas présent. Je voulais simplement faire remarquer que c'était possible... et que, quoi qu'il en soit, d'autres vont se demander si cela ne le serait pas. » Ce qui m'amène à mon second argument, monsieur. Si Tourville et Giscard sont rappelés et... "destitués", l'essentiel du travail de consolidation que j'ai effectué sur la flotte capitale sera fichu. Que ça nous plaise ou non, la Douzième Force et son équipe de commandement sont considérées comme le seul point positif à l'horizon, surtout maintenant que les nouvelles armes de l'ennemi font de tels ravages. Pour cette raison, Tourville et Giscard ont beaucoup de valeur pour le moral de la Flotte. Les destituer en l'absence de preuves claires et convaincantes de leur complicité dans la trahison de McQueen ferait beaucoup de mal à ce moral. D'ailleurs, les destituer même s'ils sont coupables au dernier degré causerait également des dégâts. Certains officiers qui sont en train de retrouver leur calme pourraient y voir le signe qu'on ne se fiera plus jamais à un officier régulier, ce qui pourrait les pousser à des actes que vous et moi regretterions tous les deux. Je ne dis pas qu'ils ne sont pas coupables, citoyen président. Je ne prétends même pas que leur destitution – et, oui, leur exécution – ne sont pas pleinement justifiables. Je dis simplement qu'y procéder maintenant, en ce moment, alors que tout le monde est plus qu'à moitié paniqué par les nouvelles armes ennemies et encore... déstabilisé par les événements qui se sont produits ici, dans la capitale, pourrait avoir des conséquences bien pires que l'attente. Si nous surmontons l'instabilité actuelle et que nous parvenons à ralentir les Manticoriens, je pourrais bien changer d'avis. Pour l'instant, toutefois, je manquerais à mon devoir si je ne vous prévenais pas que leur exécution pourrait avoir de graves répercussions sur la loyauté et la fiabilité de la flotte capitale. » Il s'arrêta et se carra dans son fauteuil, et la braise menaçante du regard de Saint-Just s'atténua lentement tandis que le citoyen président pesait ce qu'il venait de dire. Saint-Just soupçonnait Theisman d'être plus opposé à l'exécution de Giscard et Tourville à un niveau personnel qu'il ne le sous-entendait, mais cela n'invalidait pas forcément son analyse de la réaction possible de la flotte capitale. « Alors qu'est-ce que vous en feriez ? » Saint-Just comptait poser sa question avec dureté. Au lieu de cela, à sa propre sur prise, il s'agissait d'une interrogation sincère, et Theisman haussa les épaules. « Si cela dépendait de moi, monsieur, je les laisserais aussi loin que possible du système de Havre. La capitale a toujours constitué la véritable clé du contrôle de la République. Quelles que soient leurs ambitions, ils ne peuvent pas accomplir grand-chose contre le comité sans prendre d'abord le contrôle de La Nouvelle-Paris. Ce qui leur est impossible s'ils se trouvent quelque part du côté de Grendelsbane ou ailleurs sur le front. Et puis ils ont bel et bien démontré qu'ils formaient l'une de nos équipes de commandement les plus efficaces. Dans ces conditions, mon choix consisterait à les désigner pour ralentir la nouvelle offensive manticorienne. Je ne suis pas certain de la manière la plus efficace de procéder – vaudrait-il mieux leur demander de redoubler d'efforts dans Bagration pour essayer d'attirer de nouveau l'ennemi vers Grendelsbane ou prendre le temps de leur faire quitter la région pour les transférer là où ils pourront affronter Havre-Blanc tête la première ? – mais c'est sûrement la tâche la plus appropriée à leur cas. — Et s'ils réussissent, ils auront plus de prestige encore qu'avant. — Certes, reconnut Theisman, relativement soulagé par le ton mesuré du citoyen président. D'un autre côté, si personne ne ralentit Havre-Blanc, leurs ambitions importeront peu en réalité; non ? » Saint-Just fronça les sourcils, et Theisman haussa les épaules. « Je sais que je ne commande que la flotte capitale, monsieur, ce qui limite mes informations sur le conflit dans sa globalité, selon les nouveaux dispositifs de sécurité; mais si j'ai bien compris, les Manticoriens balayent tout ce qui se dresse sur leur chemin. Si j'ai ne fût-ce que partiellement raison (en fait, il avait totalement raison, grâce à Denis LePic, mais ce n'était pas le moment d'en parler), rien de ce que nous avons en ce moment entre eux et Havre ne saura les arrêter. La Douzième Force, d'un autre côté, est notre formation la plus puissante, la mieux entraînée et la mieux équipée. Si elle n'arrive pas à stopper Havre-Blanc, alors rien d'autre dans nos effectifs ne le fera non plus, et si les Manties prennent la capitale, nous perdons la guerre. » Il retint son souffle en le disant, mais Saint-Just se contenta d'acquiescer lentement. « De plus, monsieur, poursuivit Theisman, encouragé par sa réaction (ou son manque de réaction), je crois qu'il y a autre chose à prendre en considération. Jusque-là, la Douzième Force a perdu deux commandants de force d'intervention en action. Il n'y a pas de raison qu'elle ne puisse pas en perdre un troisième... voire un commandant en chef. Surtout avec les nouvelles armes de l'ennemi. » Saint-Just écarquilla légèrement les yeux et regarda Theisman en silence pendant plusieurs secondes. « J'espère que vous me pardonnerez, citoyen amiral, répondit-il enfin, si je vous dis que je trouve cette dernière remarque un peu suspecte. Mon évaluation de votre personnalité n'inclut pas ce genre de sournoiserie, ce qui me pousse à me demander pourquoi vous faites une telle suggestion. — Je ne suis peut-être pas sournois, citoyen président, répondit calmement Theisman, mais j'espère que vous me pardonnerez si je dis que tout le monde sait que vous l'êtes. » Il eut un mince sourire comme Saint-Just lui adressait un regard acéré. « Je ne l'entends pas comme une insulte, monsieur. Juste comme une observation des faits. Et la sournoiserie peut être un talent très utile, même pour un tacticien de la Flotte, mais plus encore pour quelqu'un qui doit se frayer un chemin au milieu des factions que j'ai observées ici, sur Havre. Je reconnais toutefois que j'ai intentionnellement flatté votre penchant. Pour ma part, je dirais simplement que, dans une situation aussi désespérée que la nôtre, je suis enclin à tirer le maximum de toutes nos ressources. Et si cela crée une situation où une menace potentielle à l'encontre de l'État s'élimine d'elle-même ou est éliminée par l'ennemi, alors nous faisons simplement d'une pierre deux coups. C'est une chose que j'ai toujours préféré faire à chaque fois que c'était possible, et si cela me permet également de gagner du temps pour remettre à plat la flotte capitale et la rasséréner, tant mieux. — Mmm. » Saint-Just observa le citoyen amiral quelques secondes. « Vous avez exposé quelques arguments convaincants, citoyen amiral, dit-il enfin. Et quelles que soient mes réserves concernant Tourville et Giscard, j'ai au moins un commissaire hors pair pour les surveiller. Qui plus est, je dois l'admettre un peu malgré moi, les "preuves" contre eux restent circonstancielles à ce stade. Je ne m'excuserai pas de ressentir le besoin de les éliminer juste par mesure de sécurité. Pas après ce qui s'est passé ici, à La Nouvelle-Paris... et ce qui pourrait encore se passer si nous n'avons pas de chance. Mais vous avez raison pour ce qui est d'agir trop vite. Et sur leur valeur potentielle dans notre situation actuelle. D'ailleurs, mes conseillers et moi n'avions pas suffisamment envisagé l'effet que leur destitution pourrait avoir sur la loyauté des officiers de la flotte capitale. » Autant de sages réflexions, et j'apprécie votre courage de les avoir exposées. Je ne prétends pas que vous m'avez totalement convaincu, ce n'est pas le cas. Mais vous m'avez donné beaucoup à penser avant de prendre ma décision. — C'est tout ce que je voulais, monsieur », répondit Theisman en se levant en même temps que Saint-Just, qui contourna son bureau. Le citoyen président lui tendit une main que Theisman serra fermement. Puis Saint-Just le raccompagna à la porte. « J'espère que vous n'allez pas vous permettre de prendre l'habitude de discuter mes ordres, citoyen amiral, fit-il avec un humour glacial qui ne masquait pas vraiment l'avertissement implicite. En l'occurrence, toutefois... merci. » C'était dit sans enthousiasme, et Theisman s'autorisa un sourire. « De rien, monsieur. Et faites-moi confiance, je n'ai pas l'intention de discuter avec vous continuellement. Sans parler du fait que vous êtes certainement le légitime successeur du citoyen président Pierre, je ne suis pas stupide au point d'agir d'une façon qui pourrait me faire passer pour une menace. Vous avez eu l'honnêteté de m'avertir que mon poste et ma bonne santé dépendaient de la qualité de mon travail et de votre confiance en ma loyauté envers la République. Je comprends votre attitude et j'apprécie votre franchise. Et la franchise m'impose également de dire que je suis assez terrifié pour faire très attention à mes fréquentations et à mes suggestions. Je ferai de mon mieux pour vous dire la vérité telle que je la vois, je ferai aussi attention à mes propos et je resterai le plus loin possible de tout ce qui pourrait vous pousser à voir en moi une nouvelle Esther McQueen. — Une déclaration très directe », fit remarquer Saint-Just, et peut-être y avait-il même une petite étincelle dans son regard quand il ouvrit la porte à Theisman. « Je vois que vous êtes plus complexe que je ne le croyais, citoyen amiral. C'est bien. Je ne suis pas bête au point de m'attendre à ce que tout le monde me soit loyal pour mes beaux yeux, et il est rafraîchissant de rencontrer un homme assez honnête pour admettre qu'il a peur de se rendre suspect à mes yeux. — Je préfère largement être franc et direct, fit Theisman, reprenant délibérément l'adjectif utilisé par le citoyen président. Toute autre attitude invite le malentendu, et aucun de nous ne peut se le permettre en ce moment. — C'est vrai, citoyen amiral. Tout à fait vrai », répondit Saint-Just en lui serrant de nouveau la main, et Theisman passa dans l'antichambre. La nouvelle secrétaire du citoyen président leva vers lui un œil curieux puis se replongea dans ses paperasses, et l'amiral s'autorisa une longue inspiration à pleins poumons avant de franchir la porte de l'antichambre pour gagner le couloir. — Oh, oui, citoyen ministre. Franc et direct – ce qui ne revient pas forcément au même que loyal et honnête. Mais j'espère bien que vous ne le comprendrez pas avant qu'il ne soit trop tard. Il se dirigea vers les ascenseurs et la pinasse qui attendait pour le ramener à son vaisseau amiral en orbite et, tout en marchant, il laissa son esprit se tendre un instant vers Javier Giscard et Lester Tourville. — j'ai fait ce que j'ai pu, leur dit-il. Pour l'amour du ciel, tâchez de rester en vie un peu plus longtemps. Nous allons avoir besoin de vous – tous les deux – très bientôt... même si ce n'est pas tout à fait pour les raisons auxquelles songe Saint-Just. CHAPITRE QUARANTE ET UN Hamish Alexander se tenait sur le pont d'état-major du Benjamin le Grand, les mains derrière le dos, et s'efforçait de ne pas céder à un sentiment de toute-puissance divine. À cet instant, son afficheur était en configuration astrographique et lui montrait les étoiles entre l'Étoile de Trévor et le système de Lovat. Des systèmes tenus par les Havriens s'étalaient de l'un à l'autre comme une lèpre rouge. Cela ne changeait pas. Mais quelques modifications étaient intervenues ces deux derniers mois, et il eut une moue pensive en y réfléchissant. Lovat était situé près du centre du volume sphérique de la RPH. Distant de la capitale de seulement quarante-neuf années-lumière, il s'agissait d'un noyau industriel majeur, ce qui en faisait une cible importante en soi. C'était aussi l'un des systèmes principaux de la République — une colonie fille plutôt que l'une de ses conquêtes agitées —, dont le gouvernement local avait été l'un des premiers à se déclarer en faveur du comité de salut public suite à l'assassinat de Harris. Toutefois, malgré son importance, il se trouvait si loin derrière les frontières qu'aucun stratège d'avant-guerre n'avait jamais sérieusement envisagé l'éventualité d'une attaque d'envergure contre lui. Mais tout change et, ces quatre ou cinq dernières années T, la plupart des stratèges, alliés comme havriens, en étaient venus à considérer Lovat comme l'avant-dernière étape de toute avancée vers La Nouvelle-Paris. Bien fortifié depuis toujours, le système se hérissait désormais de défenses presque aussi solides que celles qui protégeaient le système mère, sans parler d'une flottille de défense locale bâtie autour de plusieurs escadres de vaisseaux du mur. L'un dans l'autre, Lovat constituait un obstacle militaire impressionnant et, après onze ans de guerre, il avait fini par paraître désespérément éloigné. Certains disaient en plaisantant qu'il servait à leur faire apprécier les mérites du prolong, puisqu'ils lui devaient leur seule chance de vivre assez vieux pour le voir pris. Mais maintenant, alors que Havre-Blanc regardait l'afficheur, un solide cône d'étoiles vertes brillait au milieu des entrelacs écarlates marquant l'espace tenu par les Havriens. La base de ce cône reposait sur les systèmes de Sun-Yat au nord-ouest et Welladay au sud-est, et son sommet était le système de Tequila — qui pointait tout droit vers Lovat à trois virgule soixante-quinze années-lumière à peine. Incroyable, songea-t-il en repensant à la campagne militaire qu'il avait menée pour atteindre ce stade. Elle n'avait absolument rien de commun avec l'affrontement difficile, brutal et usant pour la conquête de l'Étoile de Trévor. En fait, elle ne ressemblait à aucune campagne menée par aucun amiral en plus de sept cents ans, et Havre-Blanc était suffisamment honnête pour reconnaître que cela n'avait été possible que grâce aux nouvelles classes de vaisseaux qu'il avait autrefois méprisées avec tant d'arrogance. Mais il avait compris la leçon, se dit-il. D'abord quand Honor — ses lèvres esquissèrent un petit sourire secret — l'avait rappelé à l'ordre, et maintenant, surtout, après que les flottilles de BAL d'Alice Truman avaient joué les fers de lance de l'opération Bouton-d'or avec tant de puissance et de panache. Les Havriens sont foutus, songea-t-il avec étonnement. Terminés. Ils n'ont pas même une prière pour contrer notre nouveau matériel, et nos gars apprennent à s'en servir plus efficacement chaque jour. Ses pensées revinrent sur la série d'actions fiévreuses au rythme furieux qui les avaient menés là. Sûr de sa supériorité technologique et tactique, il avait fait sien le concept opérationnel que Truman et Honor avaient conçu pour Bouton-d'or en divisant la Huitième Force en forces d'intervention indépendantes, rapides et puissantes. Le corps principal, la FI-81, bâti autour d'un solide noyau de Harrington/Méduses, s'était abattu violemment au centre, écrasant les défenses d'un système fortifié après l'autre sous une pluie de missiles à laquelle l'ennemi ne pouvait pas répondre. Dans le même temps, des forces plus légères, chacune formée autour de trois ou quatre PBAL et leur escorte, accompagnés d'un ou deux SCPC pour garder un œil sur la situation, s'étaient écartées de l'axe d'avancée principal. Elles s'étaient ruées sur des systèmes moins défendus, ravageant les détachements qui couvraient les flancs des forces d'intervention que la FI-81 avait réduites à l'état d'épaves. Même quand l'ennemi détectait les BAL pendant leur approche, les petits bâtiments maniables et dangereux parvenaient invariablement à accomplir leur mission. En partie parce que celle-ci était soigneusement préparée, mais aussi grâce à la ténacité et aux compétences des équipages des BAL. Ils avaient subi des pertes en chemin — beaucoup plus lourdes que celles de la FI-81, d'ailleurs — mais si douloureuses soient ces pertes au sein des petites communautés soudées qu'étaient les flottilles de BAL, elles étaient ridicules par rapport au coût qu'une avancée traditionnelle à travers tant de systèmes aurait représenté. Pourtant, malgré sa supériorité tactique, Havre-Blanc savait qu'il avait accepté de prendre de gros risques pour maintenir la vitesse et la fureur de sa progression. Caparelli et les chefs d'état-major alliés travaillaient dur pour trouver les forces conventionnelles capables de tenir ce qu'il avait pris, mais les Havriens se montraient plus ambitieux à mesure qu'il s'enfonçait dans la RPH. Ils ne pouvaient pas combattre directement la Huitième Force, mais ils s'efforçaient de la contourner par le flanc afin de menacer ses arrières et de couper son ravitaillement. Il disposait des nouvelles unités en nombre trop restreint pour en détacher une seule afin d'assurer la sécurité de l'arrière, et ils pouvaient donc au moins espérer tomber sur des vaisseaux du mur conventionnels. D'un autre côté, ces bâtiments « conventionnels » étaient largement équipés de capsules pleines à ras bord de missiles issus de Cavalier fantôme, ce qui signifiait que même les attaques menées sur les flancs causaient des pertes catastrophiques aux Havriens. Néanmoins, il était mathématiquement impossible pour l'Alliance de poster des détachements adaptés et des garnisons dans tous les systèmes dont la Huitième Force avait détruit les défenses. En effet, les alliés ne possédaient pas suffisamment de troupes d'infanterie pour occuper ou même recevoir la reddition officielle de toutes les planètes habitées dans les systèmes où la Huitième Force s'était déchaînée. Mais cela ne posait pas problème. Les unités de Havre-Blanc avaient détruit les défenses et les infrastructures orbitales de tous les systèmes qu'elles n'étaient pas prêtes à occuper avant de poursuivre, les laissant mutilés et impuissants derrière elles. Ils pouvaient encore servir de base de soutien pour des escadres de raid essayant d'opérer contre ses arrières, mais c'était tout, et l'Alliance finirait par se décider à les rassembler de manière nette et ordonnée. Il s'agissait d'un mode de combat sans contrainte, libre, qui vous montait franchement à la tête, et il avait dû mesurer son enthousiasme plus d'une fois. Il avait une tendance à l'arrogance. Il le savait et le reconnaissait, et cette arrogance acceptait avec enthousiasme la division de sa flotte. En fait, il aurait voulu la partager en forces plus réduites encore, qui affronteraient leurs ennemis dans un état d'infériorité numérique qu'aucun commandant en chef sain d'esprit des sept derniers siècles n'aurait envisagé, même dans un rêve d'opium, et certains de ses commandants d'escadre et de groupe d'intervention étaient encore plus ivres de victoire que lui. Ça se passe trop bien, se disait-il. Il doit y avoir un piège quelque part. Et tout en se le disant, il n'y croyait pas. Ce n'était rien d'autre que le réflexe d'un professionnel qui guettait automatiquement l'inattendu. Mais si enivrant soit le moment, l'heure était finalement venue où il n'avait plus d'autre choix que d'ordonner une pause. Pas bien longue. Pas plus de quelques semaines — un mois et demi, deux au grand maximum le temps que ses vaisseaux de soutien mobiles s'occupent d'une litanie de réparations mineures et d'opérations de maintenance repoussées. Le temps que les missiliers arrivent de l'Étoile de Trévor pour recharger les capsules de ses SCPC. Le temps que d'autres transporteurs arrivent avec de nouveaux BAL pour ses PBAL... et, trop souvent, de nouveaux équipages. Les BAL avaient été durement sollicités, et il se réjouissait de cette occasion de leur faire quitter l'état d'alerte pour prendre un peu de repos bien mérité. Et il était déterminé à ne pas pousser ses cycles de maintenance trop loin dans le rouge cette fois-ci. Cette fois, il s'assurerait de ne pas avoir besoin de s'arrêter pour renvoyer un tiers de son effectif au radoub ! Mais ce ne serait pas une longue pause, se promit-il. Et quand la Huitième Force avancerait à nouveau, ce serait comme une seule force concentrée qui réduirait en miettes les défenses de Lovat. Et de là, songea-t-il, encore abasourdi d'oser seulement envisager cette éventualité, Havre et La Nouvelle-Paris. Et nous voilà », fit le citoyen amiral Giscard, un océan d'amertume dans la voix. Il était assis dans une salle de briefing attenante au pont d'état-major du VFP Salamine, en compagnie restreinte. En effet, en dehors du capitaine de vaisseau McIntyre, son chef d'état-major, du capitaine de frégate Tyler et du lieutenant Thaddeus, respectivement astrogatrice d'état-major et officier de renseignement, les seules autres personnes dans la salle de briefing étaient Lester Tourville et le commissaire Évrard Honeker. Et, bien sûr, la citoyenne commissaire Héloïse Pritchart. Il était dangereux pour eux de se trouver là, et ils le savaient tous. La mort d'Esther McQueen, la destruction de l'Octogone, la dissolution de l'état-major de la Flotte et l'arrestation de tous ses membres survivants, l'émergence d'Oscar Saint-Just comme dictateur de la RPH et le remplacement de l'état-major spatial et de l'état-major général des armées par des officiers de SerSec — ces événements avaient complètement chamboulé leur univers. Aucun d'eux ne s'était douté que des bouleversements aussi cataclysmiques se profilaient. Même s'ils l'avaient deviné, ils n'auraient rien pu faire pour s'y préparer, et Giscard et Tourville avaient aussitôt compris que leur vie et celle de leurs officiers d'état-major ne tenaient qu'à un fil. En fait, les deux amiraux avaient été stupéfaits de ne pas être sommairement rappelés à la capitale dans les jours suivant le coup d'État raté de McQueen pour être supprimés par mesure de précaution. Ils ne devaient la vie qu'à deux choses. L'une était la soudaine offensive manticorienne qui avait semé sur le front un chaos tout aussi spectaculaire que celui régnant à La Nouvelle-Paris. Et l'autre, à leur immense surprise, était Thomas Theisman. Giscard et Tourville le connaissaient bien tous les deux, pourtant ni l'un ni l'autre ne se serait attendu à le voir choisi pour remplacer Amanda Graveson à la tête de la flotte capitale.., et se montrer si adroit avec Saint-Just. Mais c'était le cas, et Tourville soupçonnait Denis LePic d'être l'une des principales raisons de sa réussite. Le vice-amiral connaissait LePic depuis presque aussi longtemps que Tourville, et le commissaire lui avait toujours paru trop honnête pour un espion de SerSec. Un peu, songea-t-il avec ironie, comme les commissaires dans cette salle de briefing. De toutes les surprises qu'il avait connues depuis la mort de McQueen, peu avaient eu un impact comparable à la découverte de la véritable relation qu'entretenaient Giscard et Pritchart. Tourville nourrissait déjà quelques soupçons sur le compte de Pritchart, moins à cause de bévues qu'elle aurait faites ou dites car elle jouait son rôle à la perfection, que parce que Giscard avait montré un petit peu trop d'indépendance et de liberté de manœuvre dans son exercice de l'autorité de commandement. Mais même lui n'avait pas envisagé en rêve qu'ils soient amants. Il pensait qu'il s'agissait d'autre chose, comme sa propre relation d'avant Cerbère avec Honeker. Le fait que ces deux-là étaient en réalité des partenaires travaillant conjointement à tromper les autres espions de SerSec lui avait fait un choc... et expliqué beaucoup de choses. Mais cela ne paraissait pas devoir faire une grosse différence à long terme. Sinon, il doutait que Giscard et Pritchart les auraient mis au courant de leur secret, lui et son commissaire du peuple. En l'occurrence, il ne leur restait manifestement pas grand-chose à perdre, et il était inutile de se donner du mal pour maintenir, des apparences qui n'importaient plus. Surtout si tous ces efforts étaient susceptibles de gêner l'accomplissement de quelque chose qui pourrait éventuellement leur donner une chance de survie. Sauf pour Pritchart, bien sûr, songea le citoyen vice-amiral, et son regard s'adoucit en se posant sur cette femme magnifique aux cheveux platine. Saint-Just ne la soupçonne manifestement toujours pas. Sinon, il ne lui aurait jamais rapporté sa conversation avec Theisman... et il ne lui aurait pas non plus dit qu'il compte encore tous nous exécuter par la suite. Mais s'il lui fait réellement encore confiance, ,davier et elle n'avaient qu'à continuer de se taire, et elle au moins aurait pu s'en tirer vivante. Mais rien n'indiquait que Giscard et Pritchart aient seulement envisagé cette solution. Tourville doutait que Giscard en soit ravi, mais il était clair qu'elle avait fait son propre choix. Morts ou vifs, Giscard et elle se battraient ensemble jusqu'au dernier instant. « Et nous voilà, répéta le citoyen vice-amiral en souriant d'un air lugubre à son commandant en chef. Vous savez, je me rends compte que Thomas a fait de son mieux pour nous vu les circonstances, mais, à cet instant, j'ai un tout petit peu de mal à être franchement reconnaissant. — Ah oui ? » Giscard se fendit d'un sourire à son tour. « Eh bien, Lester, moi je vois ça sous cet angle : même si les Manties détruisent le Salamine sous nos pieds, il reste encore les capsules de survie. Et très honnêtement, la perspective d'être ramassé après la bataille me paraît beaucoup plus séduisante que l'idée de la gagner je ne sais comment et de rentrer à la maison affronter Saint-Just ! S'il est nerveux en ce moment, imaginez sa contrariété de voir "les hommes qui ont arrêté l'ennemi" entrer dans La Nouvelle-Paris sur leurs chevaux blancs ! — Un résumé malheureux mais sûrement exact, reconnut Tourville. — Au moins, ils ont l'air de ralentir pour l'instant, intervint Honeker. — Seulement pour reprendre leur souffle, Évrard, fit Tourville. Ils réparent et refont le plein de munitions avant le prochain assaut... et devinez qui se trouve au beau milieu de ce qui doit être leur cible principale. » Plusieurs autour de la table se surprirent à rire avec lassitude, et tous les yeux se tournèrent vers la carte stellaire flottant au-dessus de la table de conférence. Le système de Lovat s'étendait devant eux dans toute sa splendeur. L'espace autour de son étoile centrale brillait des icônes de chantiers militaires et civils, usines de traitement, manufactures spatiales, forteresses, champs de mines, BAL à l'ancienne, capsules lance-missiles et escadres compactes de la Douzième Force. Face à n'importe quel ennemi, une concentration de puissance aussi massive aurait été imprenable. Contre ce qui allait leur tomber dessus, probablement dans un mois ou deux au plus, elle risquait seulement d'alourdir le bilan des pertes humaines. « J'aimerais, dit Tourville tout bas, même ici, devant des gens à qui il confiait sa propre vie, que nous puissions simplement offrir la reddition de ce fichu système à Havre-Blanc. Des regards se tournèrent vers lui, et il haussa les épaules, embarrassé. « Je sais. Ça va à l'encontre de nos aspirations naturelles. Mais, bon sang ! Je ne parle pas seulement de ce qui nous attend sur Havre. Pensez à tous nos hommes, coincés ici dans des vaisseaux que les Manties viennent de transformer en vulgaires cibles. Combien de milliers vont se faire tuer pour la simple raison que Saint-Just est trop borné – ou trop bête –pour comprendre que c'est fini et qu'il faut nous rendre ? — Vous avez peut-être raison, Lester, répondit Giscard. Non, vous avez raison. Hélas, il n'y a pas moyen d'y arriver avec les nouveaux "renforts" que nous a collés Saint-Just. » Son sourire était une grimace amère, et Tourville hocha la tête. La Douzième Force pouvait désormais se targuer de la présence de deux escadres complètes de supercuirassés SS qui ne faisaient même plus semblant d'être là pour autre chose que surveiller les vaisseaux amiraux de Giscard et Tourville. « Même si nous n'avions pas à nous soucier de Heemskerk et Salzner, nous ne pourrions pas réussir à offrir notre reddition sans en discuter au moins avec nos commandants d'escadre et les responsables des défenses locales. Et il suffirait qu'un seul d'entre eux désapprouve nos intentions... » Il haussa les épaules. « Je sais, soupira Tourville en fixant l'afficheur. Je sais. Simplement, ça m'irrite beaucoup de mourir si bêtement. Et même pas du fait de ma propre bêtise ! — Moi aussi », reconnut Giscard. Lui aussi plongea son regard dans l'afficheur, puis il inspira. « Évrard et vous avez décidé d'en parler à votre état-major ? — Nous ne pensons pas le faire, répondit Tourville avec difficulté. Il y a toujours une chance que Saint-Just décide qu'ils ne sont pas assez gradés pour mériter une fléchette de pulseur, et je sais que Thomas fera son possible pour eux –surtout Shannon. Qui plus est, je redoute ce qui pourrait arriver si je le leur disais. Je suis à peu près sûr que Youri a compris, en tout cas, mais Shannon me fait peur ces temps-ci. Si elle s'en rendait compte, elle pourrait décider d'y faire quelque chose. Je suis persuadé que ce serait spectaculaire, et cela infligerait sûrement toutes sortes de dégâts, mais cela ne changerait rien en fin de compte. À part garantir qu'elle se fasse fusiller elle aussi. » Il sourit à McIntyre, Tyler et Thaddeus. « J'ai cru comprendre que vous trois aviez deviné et insisté pour vous en mêler. Je le respecte, mais j'essaye de toutes mes forces d'en sortir au moins quelques-uns de mes hommes vivants. — On ne vous le reproche pas, monsieur, répondit André McIntyre. J'ai tenté d'en faire autant pour France (il désigna Tyler de la tête), mais elle est à peu près aussi têtue que Shannon. — Si ça ne vous dérange pas, intervint Pritchart, j'aimerais bien qu'on se concentre pour essayer de tous nous tirer de là en un seul morceau. — On aimerait tous bien, fit gentiment Honeker. Le problème, c'est qu'aucun de nous ne voit le moyen d'y parvenir. — Je ne vois pas non plus de grande et glorieuse idée qui nous sauverait, dit Pritchart, mais j'aimerais au moins que nous procédions à un peu de planification en cas d'urgence. Par exemple, imaginez qu'il arrive quelque chose à Saint-Just, à la maison ? S'il disparaît de l'équation, alors toutes les options sont ouvertes. Plus important, si celui qui prend sa suite – à supposer que quelqu'un le fasse et que la République tout entière ne se dissolve pas dans une grande foire d'empoigne entre les successeurs potentiels -- nous envoie de nouveaux ordres, que faisons-nous ? D'ailleurs, que faisons-nous si Havre-Blanc décide d'ignorer Lovat et de foncer droit sur Havre ? » Son sourire était tendu mais sincère. « Peut-être que je cherche à m'occuper pour éviter de m'appesantir sur nos chances, mais faites-moi plaisir. Réfléchissons un peu à ce genre de questions... et voyons si quelques idées brillantes tombent sur la table. — Pourquoi pas ? » Le sourire de Tourville était presque aussi féroce qu'autrefois. « Il y a une chose que j'ai déjà décidée, de mon côté, c'est qu'ils ne me ramèneront pas sur Havre en état d'être exécuté à mon arrivée. Et si je peux trouver un moyen de leur causer plus de tort qu'une fusillade avec des sbires de SerSec dans mes quartiers, je suis partant! » CHAPITRE QUARANTE-DEUX La statue était tout aussi embarrassante que dans le souvenir d'Honor. Elle dominait la large volée de marches montant de la place ainsi que le portail néoclassique de la Chambre du Conclave et, cette fois-ci, Honor ne pouvait pas l'éviter. C'était elle le champion de Benjamin Mayhew. Par conséquent, elle était tenue de rester à ses côtés dans l'ombre de cette chose ridicule, le Sabre de l'État en main, tout en ayant l'air grave et impressionnante à souhait tandis que les Clefs de Grayson accueillaient la reine de Manticore. Bizarrement, elle doutait d'avoir l'air tout à fait aussi impressionnante que son immense double de bronze. La bonne nouvelle, c'était que les Graysoniens, d'habitude si réservés, s'enthousiasmaient à tel point que personne ne lui prêtait attention. La mauvaise nouvelle, que tout ce remue-ménage devait générer suffisamment de tension chez les professionnels de la sécurité des deux nations pour provoquer une cascade de crises cardiaques. Elle savait combien Andrew LaFollet avait été contrarié que le protocole lui refuse sa place légitime dans son dos, et elle imaginait à peine comment le major Rice supportait sa propre absence forcée du côté de Benjamin Mayhew. Et puis il y avait le colonel Shemais. Elle ne devait guère se réjouir d'être exclue des rangs des diplomates et conseillers – sans parler du maire et des conseillers municipaux d'Austinville — regroupés autour d'Élisabeth tandis qu'elle se frayait un chemin depuis sa voiture officielle jusqu'en haut des marches jonchées de fleurs, au milieu d'un tonnerre de hourras. Évidemment, les responsables de la sécurité avaient trouvé des moyens de compenser leur exclusion, songea-t-elle en levant les yeux vers les bâtiments qui donnaient sur la place des seigneurs. Même les tours de la cathédrale Saint-Austin avaient été investies par les équipes d'intervention de la Sécurité planétaire, et il y avait au moins un garde armé d'un pulseur, un autre d'une carabine à plasma et un troisième d'un lance-missiles portatif sur chaque toit offrant une ligne de visée vers la place. Sans parler des chasseurs qui montaient la garde au-dessus de leurs têtes ni des hommes qui attendaient hors de vue, en armure de combat et bardés d'armes lourdes. Tout cela était fort impressionnant, pourtant Honor soupçonnait aussi ces mesures d'être inutiles. Non qu'elle eût songé une seconde à y objecter. L'assassinat était une pratique qui choquait l'âme graysonienne, comme l'avait démontré la réaction de l'opinion publique à la tentative de Lord Burdette pour l'assassiner elle, sans compter la révulsion et l'horreur planétaires suscitées par la mort du révérend Hanks. Mais ces tentatives de meurtre prouvaient également que ce n'était pas non plus une pratique inouïe, et tout ce qui protégeait les chefs d'État de ses deux patries était une très bonne chose aux yeux d'Honor Harrington. Toutefois, l'idée que quiconque sur Grayson puisse vouloir assassiner Benjamin ou Élisabeth à cet instant lui paraissait risible tandis qu'elle observait la foule qui occupait l'immense place avec force cris, applaudissements et signes de la main. Il devait y avoir quarante ou cinquante mille personnes là-devant, serrées les unes contre les autres pour voir de leurs yeux le Protecteur et son alliée étrangère alors qu'elles auraient pu rester confortablement chez elles à regarder la scène en holo. Et ces gens étaient présents parce que Grayson avait toujours eu le sentiment d'être particulièrement redevable à Élisabeth — à elle personnellement, et pas juste à son gouvernement — pour les vaisseaux de guerre qui les avaient sauvés de la conquête par Masada. Ainsi que pour les prêts et l'assistance technologique qui avaient transformé leur système et leur monde. Et désormais, plus particulièrement, pour le long enchaînement de victoires qui avait enfin brisé l'échine de la Flotte populaire. La guerre était pour ainsi dire gagnée. Pour une fois, c'était autant le verdict des professionnels que celui des experts... et c'était également celui de l'opinion publique alliée. D'ailleurs, c'était aussi celui d'Honor, et elle ressentait une pointe de fierté particulière en pensant au rôle qu'Alice Truman, ses équipages de BAL et l'opération Bouton-d'or avaient joué dans ce processus. Et, elle le reconnaissait, en pensant à celui qui commandait la Huitième Force pendant sa progression irrésistible. Elle regrettait avec ferveur de ne pas avoir pu s'y trouver elle-même mais, si c'était impossible, savoir que cette campagne reposait entre les mains d'Alice et Hamish Alexander, sans parler d'Alistair McKeon et tous ces autres qu'elle connaissait si bien dans les escadres des PBAL la réconfortait. Et rester coincée ici, sur Grayson, signifiait aussi que, contrairement à ceux qui se battaient, elle pouvait constater de première main la réaction du public, au fil des événements. Élisabeth et ceux qui l'accompagnaient abordèrent la dernière volée de marches, et Honor reporta son attention sur le moment présent. Elle aurait tout le temps de rêvasser à la Huitième Force. Pour l'instant, elle avait d'autres obligations, et elle s'avança avec le Sabre de l'État pour saluer son monarque au nom de son suzerain. « Mon Dieu, je suis content que ce soit terminé », grommela Benjamin Mayhew en s'effondrant dans un fauteuil. À la différence d'Élisabeth, il avait quitté sa robe officielle parfaitement inconfortable dès que possible et portait désormais pantalon et polo, sans cet anachronisme ridicule qu'était la « cravate ». Élisabeth était venue en habit de cour manticorien, et c'était la première fois dans l'histoire de la planète qu'une femme apparaissait en pantalon dans l'enceinte sacrée de la Chambre du Conclave. Cela avait sûrement choqué les âmes les plus fragiles parmi les Clefs, mais cela avait aussi l'avantage d'être plutôt confortable. Elle avait ôté sa queue-de-pie, mais c'était tout, et elle souriait maintenant alors qu'Henry Prestwick lui tendait une grande boisson fraîche. « Votre peuple semble effectivement très... enthousiaste, remarqua-t-elle, et Benjamin se mit à rire. — Vous voulez dire que ce sont des fous furieux ! » Il secoua la tête. « Quand je pense à tous les papiers de SH sur "le peuple digne et réservé de Grayson", je me demande quelle planète les journalistes couvraient réellement! — Difficile de le leur reprocher en ce moment », intervint Honor depuis son fauteuil. Lord Prestwick et elle étaient les seuls seigneurs de cette petite réunion, et ni l'un ni l'autre n'était présent en sa qualité de seigneur. Elle était là en tant que champion de Benjamin (et, à la demande d'Élisabeth, en tant que duchesse Harrington), et Prestwick en tant que Chancelier, de même qu'Allen Summervale se trouvait là en tant que Premier ministre d'Élisabeth. Benjamin leva le sourcil à son adresse, et elle haussa les épaules. « SH vient de sortir un nouveau reportage sur le chaos qui règne à La Nouvelle-Paris, dit-elle en grimaçant. Je ne dirais pas que je me réjouis de voir un boucher comme Saint-Just diriger seul la RPH, et je doute que le public dans son ensemble réagisse différemment, s'il y réfléchit bien. Mais les gens se disent aussi que la façon dont il est arrivé au pouvoir indique qu'il y a davantage d'opposition au comité qu'on ne le pensait... et qu'un effondrement général des Havriens serait peut-être la façon la plus rapide de mettre fin à la guerre. Qui plus est, le même programme a diffusé les parties déclassifiées des derniers courriers du comte de Havre-Blanc. — Vous voulez dire que, selon vous, ce n'est pas entièrement dû à mes discours éloquents et à la force de ma personnalité ? » s'enquit Élisabeth d'un ton plaintif, et tous (à l'exception des hommes d'armes et du colonel Shemais) éclatèrent de rire. « En fait, je pense que ces deux facteurs ont bel et bien joué un rôle, répondit Benjamin un instant plus tard, l'air plus sérieux. Cette visite était une idée brillante, Élisabeth, si vous me permettez. Certains sur Grayson avaient réussi à se convaincre – ou peut-être devrais-je dire à se conforter dans leur opinion – que vous n'étiez qu'un porte-parole. Que le Royaume stellaire n'était pas véritablement dirigé par quelqu'un d'aussi bête et frivole qu'une femme ! Ces gens-là s'imaginent qu'en réalité un groupe secret d'hommes se cache derrière votre trône et tire les ficelles. Maintenant que nous avons tous eu l'occasion de vous voir en personne, cette idée est si manifestement ridicule que quiconque la suggérera ouvertement sera la risée de tous et devra renoncer à la vie politique. — Et le moment est idéal, Votre Majesté, ajouta Prestwick. Votre arrivée est associée dans les esprits avec le retournement soudain du cours de la guerre. Personne n'est bête au point de l'attribuer à votre visite. Du moins pas consciemment. Mais l'impact émotionnel vous associe définitivement à ces victoires dans le cœur de nos sujets. Et dans celui de quelques-uns de nos seigneurs, je pense. — Et c'est un clou supplémentaire dans le cercueil de cette idée que les femmes n'ont pas à se mêler d'affaires "sérieuses", fit Benjamin en souriant. Katherine et Élaine me l'ont fait remarquer – une fois de plus – au petit-déjeuner. Je me dis parfois qu'elles aimeraient que je sois un bon vieux machiste pour pouvoir jubiler face à ma déconfiture. Heureusement, elles peuvent toujours jubiler de la déconfiture de tous les autres devant moi, et c'est presque aussi bien. — J'imagine », répondit Élisabeth en riant. Les épouses du Protecteur et elle s'étaient tout de suite appréciées, et Rachel Mayhew avait été très impressionnée de découvrir que le compagnon sylvestre de la reine de Manticore était considérablement plus jeune que son propre Hipper. Et plus doué pour la langue des signes. Comme Honor, les Mayhew s'habituaient encore à l'émergence soudaine de la conversation des chats sylvestres à la table du dîner. Mais, au moins, il n'y avait qu'un seul chat au Palais du Protecteur, songea-t-elle avec envie. Enfin, deux maintenant qu'Élisabeth et Ariel en étaient les invités. Avec Nimitz et Samantha à la maison, il y en avait treize au manoir Harrington, et chacun d'eux, les chatons y compris, signait comme un fou. Elle ne pensait pas se lasser un jour de la joie intense de pouvoir converser véritablement avec ses amis à six pattes, mais regarder autant de chats sylvestres signer simultanément (et avec des degrés de maîtrise très divers) lui faisait l'effet d'être prisonnière dans un vieux moteur à pistons ! Depuis le dossier de son fauteuil, Nimitz émit un discret blic rieur en percevant ses émotions, et elle goûta sa caresse mentale affectueuse. — Je suis sûr que vous vous représentez parfaitement la scène, dit Benjamin. Toutefois, Henry a raison. Vous avez fait battre en retraite les conservateurs. 01 sourit avec une intense satisfaction. « Même la campagne médiatique de Mueller ne les a pas empêchés de prendre une dérouillée dans les sondages. Et sa mine quand il vous a offert ainsi qu'au duc ces pierres de mémoire valait tout l'or du monde ! — Je sais. » Le sourire d'Élisabeth était moins satisfait que celui de Benjamin, et il la regarda d'un air interrogateur. Elle soutint un instant son regard puis haussa les épaules. « C'est juste que... il y a quelque chose chez lui qui me déplaît. Et à Ariel », ajouta-t-elle, et tous les yeux se tournèrent vers le chat sylvestre sur ses genoux. Ariel leva une tête aux oreilles pointues, rendit les regards de ses yeux vert d'herbe, et Shemais s'éclaircit la gorge. — Pardonnez-moi, Votre Majesté, mais que voulez-vous dire par "il me déplaît, et à Ariel" ? » La reine regarda la responsable de son équipe de sécurité, et le colonel fronça les sourcils. « Le régiment personnel de la reine sait depuis longtemps qu'il faut prendre les "sentiments" des chats sylvestres au sérieux, Votre Majesté. Si quelque chose devait nous déplaire, j'aimerais être au courant. — Je ne pense pas que ça doive vous déplaire, fit lentement Élisabeth. Si j'avais été sûre dans un sens ou dans l'autre, je vous l'aurais dit plus tôt. Il y a juste... quelque chose. Ariel et moi en avons discuté pendant que Benjamin se changeait, et il n'arrive pas à le définir mieux que ça. Évidemment, nous apprenons seulement à signer, mais je ne crois pas que ce soit le problème. D'après lui, dit-elle en lui caressant doucement le dos, Mueller a beaucoup de choses en tête en ce moment. Il est nerveux et en colère, franchement effrayé par quelque chose, et il ne m'aime pas du tout. Mais ce qui l'effraie ou le met en colère n'est pas lié à moi. Du moins pas directement. J'y suis associée quelque part, mais davantage comme un élément supplémentaire dont il doit avoir peur qu'à cause d'une menace qu'il représenterait pour moi. » Elle haussa les épaules et eut un sourire en coin. « Ça remet les choses un peu en perspective de découvrir que les chats sylvestres n'en savent pas autant que certains d'entre nous l'imaginaient. Ariel perçoit beaucoup de nuances dans les émotions d'autres gens, mais il ne peut pas établir de lien direct entre ces émotions et des individus ou des idées précis à moins que ce lien ne soit vraiment très fort... et au premier plan de l'esprit de l'autre personne, en plus. » Elle regarda Honor, qui haussa les épaules à son tour. « C'est à peu près pareil pour Nimitz et moi », fit-elle, mais elle fronça les sourcils en le disant. Elle ne s'en était pas vraiment aperçue auparavant, mais maintenant qu'elle y songeait, il était frappant que Mueller se fût donné de la peine pour l'éviter. Comme s'il restait délibérément loin d'elle et de Nimitz, et elle se demanda soudain à quel point il était informé concernant les chats sylvestres en général... et Nimitz et elle en particulier. « C'est un peu plus fin et spécifique dans notre cas, je pense », poursuivit-elle, et on hocha la tête. Tout le monde dans cette pièce avait été mis au courant de son lien avec Nimitz. « Mais vous avez raison : à moins qu'il y ait un lien très fort et que l'autre personne y songe à ce moment-là, il est difficile de procéder à des associations précises. — Mmm. » Benjamin se carra dans son fauteuil et se frotta la lèvre supérieure tout en réfléchissant, puis il haussa les épaules. « Je vois bien quelques raisons pour lesquelles Mueller pourrait se sentir... mal à l'aise en votre présence, Élisabeth. Ou la vôtre, Honor. Je ne m'explique pas qu'il ait peur, en revanche. À moins que ce ne soit à cause de la menace que votre visite représente pour ses plans ? Vous avez bel et bien jeté à bas beaucoup d'intrigues et réduit un énorme investissement financier presque à néant en moins d'une semaine. — Je ne sais pas. » Élisabeth soupira. « J'imagine qu'on pourrait l'analyser ainsi, mais Ariel dit qu'il se sentait effrayé et pas seulement mal à l'aise, frustré ou fâché. — Pardonnez-moi, Votre Majesté, intervint le major Rice, hésitant, mais il se peut qu'il ait réussi à faire ch... » Rice s'interrompit brutalement et lança un regard d'excuse à Élisabeth, Honor et Shemais tout en virant au rouge écarlate. « Pardonnez-moi, je vous prie », répéta-t-il, dans un autre sens cette fois, puis il inspira profondément tandis que Shemais dissimulait un sourire derrière sa main. « Ce que je voulais dire, poursuivit-il avec obstination, c'est que nous (un doigt pointé vers son uniforme révéla la nature de ce "nous") le surveillons pour un tas de raisons, et il se pourrait que certains de ses associés se révèlent un peu plus dangereux qu'il ne le pensait. » Il jeta un coup d'œil au Protecteur, puis se retourna vers Élisabeth après que Benjamin lui eut adressé un signe imperceptible. « Je comptais en informer le Premier ministre et le colonel Shemais plus tard dans la soirée, Votre Majesté, mais, puisque vous abordez le sujet, il vaut peut-être mieux continuer et vous mettre au courant également. Nous avons plusieurs inquiétudes internes concernant Mueller, et certaines de ses activités font en ce moment l'objet d'une enquête. » Honor écarquilla les yeux. Contrairement aux Manticoriens en visite, elle savait ce qu'impliquait une enquête sur l'une des Clefs de Grayson. Ce n'était pas quelque chose que le Sabre lançait à la légère, autant à cause de la solidité des preuves requises pour initier une telle mesure que des risques politiques si cela venait à se savoir. Mais si Benjamin avait prononcé un arrêt de probable haute trahison de la part d'une Clef, seul fondement légal pour une enquête « discrète » sur un seigneur, alors peut-être ces sinistres pointes haineuses qu'elle avait décelées de sa part dès qu'on mentionnait le nom de Mueller étaient-elles justifiées. « Nous enquêtons entre autres sur les énormes sommes d'argent qu'il dépense, continua Rice. Nous possédons des preuves convaincantes qu'il fait parvenir des contributions illégales à des candidats de l'opposition aux prochaines élections. C'est un délit grave, mais qui ne rentre pas dans la définition constitutionnelle de la trahison. Le Sabre peut destituer préventivement un seigneur pour trahison, à moins que les deux tiers des Clefs ne s'y opposent. Mais pour les infractions et délits que nous pouvons réellement prouver, il faudrait une audience de mise en accusation où un vote des deux tiers des Clefs serait nécessaire pour le destituer avant qu'il puisse répondre de ses crimes. Nous aimerions l'éviter, et nous avons donc exploré plusieurs autres pistes, mais je suis sûr que nous nous contenterons finalement d'une mise en accusation s'il le faut. » Toutefois, malgré les progrès que nous avons faits, nous n'avons toujours pas été capables d'identifier certains de ceux qui lui font passer des fonds. De toute évidence, ils représentent une grande et riche organisation, et je crois que le seigneur Mueller vient de découvrir qu'il ne les contrôle pas aussi complètement qu'il le pensait. Nous n'avons pas de preuve concrète en ce sens, et notre meilleur canal d'information s'est fermé de manière permanente il y a quelques mois, mais j'ai l'impression depuis le début qu'ils sont beaucoup plus dangereux qu'il ne le croyait. Et si eux sont contrariés de l'effet que produit votre visite, ils pourraient bien avoir décidé de lui mettre la pression. Il pourrait même bien les voir comme une menace physique. En tout cas, j'aime à le penser. Croyez-vous que cela pourrait expliquer ce que votre ami a décelé chez lui ? » Élisabeth baissa les yeux vers Ariel, et le chat sylvestre se redressa sur ses genoux pour lui adresser une brève série de signes énergiques. Elle se mit à rire et hocha la tête, puis reporta son attention vers Rice. Ariel dit qu'il a "peur comme une sauterelle sylvestre un jour de chasse", major. — Comme c'est triste, murmura Rice avec un sourire béat. — Je dois dire, toutefois, intervint Cromarty tout en caressant le morceau de ferronickel placé dans une cage en filigrane d'or magnifiquement ouvragée pendue à sa ceinture, que cette coutume de la pierre de mémoire est très belle, Votre Grâce. j'aimerais que nous en ayons une équivalente chez nous, bien que nous soyons sans doute trop désespérément laïcs pour cela. Quoi qu'il en soit, je suis reconnaissant au seigneur Mueller de m'y avoir initié. — Même Samuel Mueller a ses bons moments, j'imagine, concéda Benjamin. Et vous avez raison. Il s'agit d'un rituel lourd de signification pour nous et, quoi que je pense de lui, je suis redevable à Mueller de me l'avoir rappelé à moi aussi. Il est temps que je lance une pierre de mémoire dans les étoiles, je crois. Surtout maintenant, alors qu'il est si approprié de se souvenir de tous ceux qui ont donné leur vie pendant cette guerre. — Tout à fait, dit Élisabeth en caressant la pierre de mémoire identique à sa ceinture. Tout à fait. » CHAPITRE QUARANTE-TROIS «Bue!» Honor se détourna de son visuel tête haute et sourit à la protestation de Nimitz. Le chat sylvestre était lové dans sa propre couchette de vol sur mesure installée à côté de celle d'Honor sur le pont du j'amie Candless, et ses oreilles s'aplatissaient tandis que les échos plaintifs de l'une des chansons favorites du mécanicien navigant se déversaient par les haut-parleurs du runabout. « Ô mères, écoutez-moi, ne laissez jamais vos garçons... devenir des spatiaux... » Elle écouta un instant puis renvoya une vague d'approbation au chat sylvestre. Wayne Alexander s'était très bien intégré sur Grayson. Mieux par certains côtés qu'Honor ne l'aurait cru, en fait. Il paraissait fasciné par les principes de l'Église de l'Humanité sans chaînes, et elle soupçonnait qu'il pourrait bien se convertir à la foi graysonienne dans un proche avenir. Il gardait pourtant une certaine rudesse. Son caractère intraitable et l'honnêteté intellectuelle forcenée qui lui avaient valu d'être envoyé sur Hadès faisaient encore partie intégrante de sa personnalité, et il adorait les débats animés. Les Graysoniens trouvaient tout cela très bien, car c'était également une part fondamentale de leur nature, dans la façon dont ils appliquaient la doctrine de l'épreuve divine à leur vie. Ce qui rendait dingues certains de ses nouveaux voisins, en revanche, c'était sa capacité à argumenter dans les deux sens quel que soit le sujet, souvent dans le même débat et avec bonne humeur, juste pour maintenir une conversation suffisamment vivante. Mais un aspect de la culture graysonienne qu'il avait adopté avec enthousiasme, c'était sa musique classique, fondée sur un genre de la vieille Terre qu'on appelait autrefois « musique country ». Honor avait été assez surprise par ces mélodies au premier contact, et il lui avait fallu des années pour vraiment les apprécier. Elle aimait désormais beaucoup certains compositeurs, mais Alexander ne jurait que par l'école primitive, qu'elle-même n'avait jamais affectionnée. « les spatiaux aiment les bars enfumés et la clarté cristalline du vide... » « Désolée, boule de poils, dit-elle tout bas à Nimitz, mais je lui ai dit qu'il pouvait programmer les banques de données musicales. » Le chat sylvestre lui adressa un regard chagrin, et elle sourit. « D'accord, d'accord ! Je lui en parlerai. Promis ! Nimitz renifla et se lissa les moustaches en la regardant, et elle gloussa avant de se retourner vers sa console. Le Jamie Candless avait comblé toutes ses espérances, bien qu'elle ait eu trop peu de temps à consacrer à son nouveau jouet. Malgré ses onze mille deux cents tonnes, le Candless était presque aussi maniable qu'une pinasse, et Silverman avait obtenu la permission de la Flotte pour y intégrer un compensateur militaire d'avant-dernière génération. Il ne l'aurait jamais eue s'il avait construit ce vaisseau pour quelqu'un d'autre, mais cette fois Honor avait décidé de ne pas se gêner pour jouer de son nom, et le résultat était un bâtiment qui pouvait supporter près de sept cents gravités. En l'absence d'une pile à fission très légère comme celles utilisées dans les nouveaux BAL, le Candless n'avait pas de volume interne en trop et était conçu pour embarquer au plus huit personnes, mais il était aussi équipé des dernières IA de gestion des systèmes. En cas d'urgence, Honor aurait pu manier le runabout tout entier à elle seule depuis le pont de vol, mais c'était un officier trop expérimenté pour s'y risquer autrement qu'en cas d'urgence. Qui plus est, Alexander aurait eu une attaque si elle avait essayé de le priver de son » vaisseau! Elle gloussa encore, puis se carra dans son fauteuil et observa l'image d'éternité semée de joyaux à travers la bulle plastoblindée. Il s'agissait d'un élément contre lequel Silverman — et Andrew LaFollet — avaient protesté. Silverman voulait que le pont de vol soit à sa place u traditionnelle », ce qui signifiait à peu près au centre de gravité, parce que les concepteurs étaient des partisans de la tradition et que c'était l'emplacement normal du pont de vol. LaFollet, de son côté, voulait le voir au même endroit parce que le cockpit beaucoup plus petit sur lequel Honor insistait était trop étroit pour y caser un fauteuil pour quiconque à part elle-même et Nimitz. Ce qui signifiait, bien sûr, qu'il lui serait impossible de surveiller les arrières de son seigneur quand elle serait assise aux commandes. Honor compatissait davantage avec son homme d'armes qu'avec les ingénieurs de Silverman, mais elle s'était montrée inflexible. Comme elle l'avait fait remarquer à Andrew, sa présence pouvait difficilement affecter ce qui risquait de la menacer depuis l'intérieur du cockpit, il était donc inutile qu'il monte la garde à ses côtés pendant le vol. Et même si elle avait beaucoup compati, elle avait aussi souligné assez sévèrement qu'un pont de vol traditionnel aurait limité sa vision aux afficheurs, qui étaient son lot quotidien à bord d'un vaisseau. Or le Candless était destiné à la distraire, à lui permettre de s'échapper de ce quotidien, et si serrés que soient les quartiers des passagers dans le runabout, il y avait largement assez de place pour qu'Andrew accompagne Wayne. Elle avait donc exigé cette modification de type pinasse, et elle était heureuse de l'avoir fait, même si Andrew avait ensuite boudé pendant des jours. La bande gravitique supérieure du Candless, clairement visible, s'étendait au-dessus et devant elle ainsi que sur des kilomètres de chaque côté, et Honor regardait les étoiles changer brusquement de position et de couleur lorsque l'avant de la bande passait devant elles. La gravité concentrée des bandes gravifiques engluait les photons avec une force de près de cent mille m/s2, et les étoiles viraient au rouge quand elle s'interposait entre elles et Honor. Elle avait vu cela un nombre de fois incalculable, mais elle ne s'en lassait jamais et avait donc insisté pour que le Candless lui offre une place aux premières loges. Elle vérifia une nouvelle fois ses instruments. Pour elle, ce voyage était un divertissement, un cadeau qu'elle avait décidé de se faire parce qu'elle l'avait mérité, mais, pour d'autres, c'était tout sauf des vacances, et elle regarda les deux icônes dorées sur son petit répétiteur. Elles n'étaient éloignées du Candless que de quelques centaines de kilomètres, mais il n'y avait rien d'autre alentour, et une sphère d'Écorcheurs-B veillait sur eux à deux cent mille kilomètres pour s'assurer que rien ne pouvait approcher. La reine Élisabeth avait annoncé son intention de visiter le chantier de Merle avant même de partir pour l'Étoile de Yeltsin. Elle avait un tas de raisons d'effectuer ce voyage, politiques pour la plupart, personnelles pour quelques-unes. Merle était le site de la bataille au cours de laquelle la petite escadre d'Honor avait balayé la flotte masadienne onze ans plus tôt, ce qui en faisait une étape logique pour la reine de Manticore. C'était aussi l'endroit où les survivants de l'équipage du HMS Madrigal avaient été systématiquement violés et assassinés par leurs geôliers masadiens, et cela en faisait un lieu qu'Élisabeth Winton, en tant que femme, se sentait personnellement tenue de voir. Et le chantier lui-même était une entreprise coopérative encouragée par le statut de nation la plus favorisée que la Couronne avait accordé à Grayson. Y participaient le cartel Hauptman, les Dômes aériens de Gray-son et l'agence du Sabre pour le développement financier, ce qui en faisait un parfait symbole de tout ce que l'Alliance avait accompli. De plus, Élisabeth avait beaucoup entendu parler du chantier de Merle par William Alexander et elle voulait le voir elle-même. À l'origine, elle devait effectuer le trajet avec Benjamin Mayhew à bord du HMS Reine Adrienne, le yacht dans lequel elle avait voyagé jusqu'à l'Étoile de Yeltsin. Ce plan avait toutefois été modifié car les rencontres au niveau ministériel se déroulaient on ne peut mieux. Cromarty et Prestwick avaient souvent correspondu, mais c'était la première fois qu'ils se rencontraient, et ils avaient rapidement noué des liens de sympathie. Le comte du Pic-d'Or avait établi une relation presque aussi bonne avec Lawrence Hodges, le conseiller en Affaires interstellaires de Benjamin, et tous les quatre étaient restés enfermés avec leurs équipes quasiment sans interruption depuis l'arrivée des Manticoriens. Élisabeth était heureuse d'avoir insisté pour que Cromarty et son oncle amènent leur personnel au complet, même s'il avait fallu pour cela recourir à toute la capacité d'accueil du Reine Adrienne. Le Premier ministre avait d'abord protesté. Peu de gens, même à l'Amirauté, avaient prévu que la Huitième Force enfoncerait si rapidement et si complètement le front havrien et que Havre-Blanc parviendrait si loin. Et même la poignée d'optimistes qui auraient pu prédire une telle issue ne s'attendaient pas au coup d'État (si c'en était un) qui avait porté Oscar Saint-Just au pouvoir absolu. Ce qui signifiait que nul n'avait compté sur le nombre de décisions de politique étrangère et militaire que l'Alliance allait devoir prendre très, très bientôt. On ne pouvait pas laisser passer sans l'exploiter le timing fortuit qui avait amené les deux dirigeants universellement considérés comme le cœur et l'âme de l'Alliance en contact direct, face à face, à ce moment précis, et cela avait transformé les « vacances » de Cromarty et de Pic-d'Or en une épuisante litanie de réunions, conférences et séances de planification. En fait, il était évident qu'ils n'allaient pas pouvoir aborder tous les sujets qui réclamaient leur attention dans le cadre temporel de la visite d'Élisabeth, malgré tout le mal qu'ils se donnaient, et, comme Prestwick et Hodges, tout ce qui les détournait de leur travail les contrariait. Les deux Manticoriens devaient toutefois accompagner Élisabeth et Benjamin à Merle, et la reine était déterminée à ce qu'ils s'offrent au moins une petite pause. Certains auraient peut-être eu l'audace de protester, mais le duc de Cromarty était trop sage pour cela, et on avait donc trouvé un compromis. Prestwick, Hodges, Pic-d'Or et lui ainsi que leurs équipes effectueraient le voyage à bord du Reine Adrienne, ce qui leur permettrait de s'entretenir tout leur soûl en chemin puis de s'interrompre quelques heures pour visiter le chantier. Cela satisferait plus ou moins tout le monde. Hélas, cela remplirait aussi le Reine Adrienne à ras bord, et Benjamin avait donc convié Élisabeth à faire le voyage en invitée à bord du Grayson Un. Le bâtiment graysonien était plus petit que le yacht royal et un peu moins grandiose, mais il ne manquait pas de dorures aux toilettes. Et, malgré sa petite taille, on y aurait plus de place puisqu'il ne serait pas encombré de secrétaires, secrétaires adjoints, sous-secrétaires adjoints et adjoints particuliers aux secrétaires adjoints. Élisabeth et sa tante Caitrin, qui accompagnait son mari pour le voyage, avaient accepté l'invitation. Bien que la duchesse Winton-Henke ait autrefois été le régent d'Élisabeth et qu'elle demeurât un membre important de son cercle intime de conseillers, elle n'occupait plus de poste officiel et avait saisi avec une reconnaissance fervente l'occasion d'échapper au travail écrasant des ministres pour un après-midi au moins. À cet instant, Honor en était sûre, Benjamin et ses invitées étaient confortablement installés dans l'un des luxueux salons du Grayson Un et s'amusaient beaucoup. Ce n'était hélas pas le cas du cousin d'Élisabeth, Calvin, car il était coincé à bord du Reine Adrienne en tant que secrétaire confidentiel de son père. Honor avait elle aussi été conviée à bord du Grayson Un, et elle avait été tentée d'accepter. Elle connaissait Caitrin et Anson Winton-Henke depuis des décennies, car Mike Henke l'avait invitée chez elle quand elles étaient à l'École spatiale, et elle ne les avait pas revus autant qu'elle l'aurait voulu depuis. Mais elle avait fini par décliner l'offre. Elle avait le Candless depuis moins de deux mois et n'avait pas su renoncer à l'occasion d'effectuer le trajet à son bord. Un ou deux membres du personnel de Benjamin avaient été un peu irrités de cette (^ insulte au Protecteur », mais Benjamin s'était contenté de rire et de la renvoyer avec l'ordre suivant : Allez faire mumuse avec votre jouet et faites-vous plaisir. Mais ne soyez pas en retard pour la visite du chantier ! Elle sourit à ce souvenir. Elle avait agi exactement comme il le lui avait ordonné, en bon vassal, notamment en se faisant plaisir. Le Candless était encore plus réactif qu'elle ne l'avait espéré, avec ses commandes de vol essentielles toutes situées sur le manche à balai de style militaire. Il s'agissait d'une configuration que les pilotes d'appareils légers de la Flotte connaissaient intimement mais qui permettait aussi à une femme dont le bras gauche ignorait encore parfois les ordres de piloter son bâtiment de sa seule main naturelle (et fiable !). C'était aussi une configuration qui suppliait tout bonnement son pilote d'exécuter les mêmes manœuvres que celles régulièrement pratiquées par les pinasses et, au grand ravissement d'Honor, le Candless se rapprochait beaucoup de l'agilité de ces appareils bien plus petits. Elle ne doutait pas que les équipages de pont du Reine Adrienne et du Grayson Un avaient observé ses cabrioles avec amusement — et une jalousie à crever, songea-t-elle avec satisfaction — tandis qu'elle dansait et caracolait autour de leur trajectoire de base. Mais ils approchaient désormais de Merle. Il lui restait le temps d'un dernier tango avec les étoiles avant de devoir ralentir et se calmer, et elle regarda les compteurs grimper sur le VTH holographique comme elle alimentait une nouvelle fois les noyaux. Le capitaine de vaisseau Gavin Bledsoe, assis dans son fauteuil de commandement, regardait les icônes sur son répétiteur s'approcher régulièrement, et une étrange terreur euphorique le saisit. Lui aussi voyait la sphère de bâtiments d'assaut légers qui maintenaient une veille prudente sur le Grayson Un et le Reine Adrienne, et il en avait suffisamment entendu sur ces appareils récemment déclassifiés pour savoir combien ils étaient dangereux. Il ne connaissait pas les détails de leur armement, leur centrale ni leurs systèmes électroniques —l'Alliance n'avait pas l'habitude de diffuser ce genre d'information au beau milieu d'une guerre. Mais il savait que son minéralier ne pourrait pas leur échapper s'ils le prenaient en chasse. Or il était fort probable qu'ils se lancent effectivement à sa poursuite très bientôt. C'était cette perspective qui éveillait sa terreur, mais la raison pour laquelle on le poursuivrait était la source de son euphorie. Il n'était pas donné à beaucoup d'hommes de savoir, absolument et sans le moindre doute, qu'ils allaient mourir au nom de Dieu. Bledsoe et son équipage de trois hommes possédaient cette certitude. Ils s'étaient consacrés aux desseins de Dieu douze ans plus tôt, quand leur monde natal avait été conquis, la véritable Foi abandonnée, et que l'abomination de la Désolation avait gagné leur planète et leur peuple. La putain de Satan avait triomphé des enfants de Dieu, mais elle et l'apostat de Grayson, sa marionnette, arrivaient enfin à portée de Bledsoe — à portée de Dieu — et, si ses camarades et lui devaient mourir pour éliminer les dirigeants de l'alliance corrompue qui avait perverti tout ce qui aurait dû être bon et saint, ainsi soit-il. Mourir au service de Dieu, en renversant le temple sur ses ennemis à l'image de Samson, était un don précieux que ces frêles pécheurs ne pouvaient recevoir que par la grâce de Dieu, car leurs propres actes n'auraient jamais valu une fin si glorieuse à leur existence mortelle. D'une certaine façon, Bledsoe était irrité que ses collègues et lui soient forcés, même indirectement, de partager cet instant suprême avec des infidèles, mais ils n'avaient guère eu le choix. Les oppresseurs manticoriens de Masada avaient clamé leur intention d'apporter à leurs victimes la « bénédiction » d'une technologie plus avancée. Leurs flatteries séduisantes en avaient poussé beaucoup à abandonner la résistance glaciale avec laquelle les véritables Fidèles affrontaient leurs conquérants et, dans ses moments charitables, Bledsoe devait reconnaître qu'on pouvait difficilement reprocher à ces âmes plus faibles de céder. Les serviteurs de la putain étaient patients et prenaient soin d'agiter leurs appâts devant les plus vulnérables. Une meilleure science médicale pour les vieux et les malades. L'abomination de leurs traitements « prolong » pour rallonger la vie de plusieurs siècles au-delà du délai naturel accordé par Dieu à ses enfants. De nouvelles écoles pour apprendre les merveilles de leur technologie propre à détruire l'âme et laver le cerveau de la prochaine génération pour qu'elle accepte leur univers malfaisant et sécularisé. Ils juraient que personne ne serait contraint d'accepter leurs « cadeaux », mais ils mentaient. Certes, ils ne vous mettaient pas le pistolet sur la tempe pour vous forcer à participer, mais même les meilleurs sont faibles sans le bâton de la discipline divine. Les Manticoriens et leurs marionnettes graysoniennes savaient que le véritable moyen de provoquer la destruction finale des Fidèles ne résidait pas dans la force des armes, qui ne ferait que créer des martyrs et fortifier des faibles au service de Dieu, mais dans la tentation. Dans l'érosion lente et progressive. Des hommes bons, des hommes qui auraient dû être des piliers de la Foi pouvaient être tentés par la proposition de médicaments pour guérir une épouse malade, ou la promesse de siècles de vie pour un enfant. Mais à chaque pas qu'un individu faisait sur le chemin du péché, c'est tous les Fidèles qui étaient affaiblis. Bledsoe et ses collègues le savaient. S'ils avaient pu, ils auraient craché au visage des infidèles et rejeté leurs cadeaux diaboliques. Toutefois, cela n'avait pas été possible. D'ailleurs, certains parmi les plus acharnés des Fidèles avaient même été forcés par les circonstances et leur devoir envers Dieu de faire semblant d'accepter l'abomination. L'occupation de Masada n'avait jamais été aussi complète que les occupants l'auraient sûrement voulu. On ne pouvait tout simplement pas envoyer suffisamment de troupes pour patrouiller une planète de cinq ou six milliards d'habitants et y tenir garnison, ce qui contribuait sans doute à expliquer la stratégie de séduction de l'occupant. Des bases orbitales brillant dans le ciel nocturne de Masada, hérissées d'armes cinétiques et pleines de fusiliers en armure de combat qui pouvaient être directement transférés depuis l'orbite afin de détruire quiconque se lançait dans l'opposition ouverte — voilà qui n'était pas franchement la même chose que le contact quotidien avec leurs victimes soumises. Les déchus parmi les Fidèles, ceux qui avaient de plein gré collaboré avec leurs conquérants à la désacralisation systématique du mode de vie imposé par Dieu, étaient une autre affaire. Ils étaient assez nombreux, et ils connaissaient assez bien leur monde natal pour établir une force de police planétaire efficace, mais ils avaient été lents à se manifester... du moins au début. Le temps qu'ils vendent leur âme en nombre suffisant à la putain, le vrai noyau de la force des Fidèles avait disparu dans la clandestinité, là où même des traîtres ne pouvaient le trouver. Beaucoup des archives les plus cruciales du conseil des Anciens avaient été détruites avant que les Manticoriens ne puissent se les approprier, et des hommes tels que Shackleton, qui avait bien servi le Saint-Office de l'Inquisition et les services de renseignement du conseil, avaient simplement disparu. Ces hommes, comme Bledsoe et son équipage, étaient le Sabre de Dieu reforgé. Il s'agissait d'un Sabre différent, qui devait être manié de façon plus furtive, mais son tranchant était plus acéré encore, car les scories du précédent avaient été éliminées dans l'holocauste de la conquête. Mais il devait y avoir d'autres hommes derrière le Sabre, ceux qui fournissaient les muscles dont il tirait son efficacité, et ces hommes-là avaient dû faire mine d'accepter la corruption. Ils avaient tiré parti des nouveaux partenariats industriels » que les occupants et leur gouvernement fantoche de collabos avaient offerts pour séduire les imprudents. Dans bien des cas, ils avaient financé leur part de ces s partenariats » à l'aide de minuscules portions de l'immense richesse que le conseil des Anciens avait amassée pendant des siècles, et ni les apostats ni leurs alliés étrangers n'avaient deviné leur véritable but. Bledsoe ignorait qui avait été à l'origine de la stratégie initiale. Ce devait être l'actuel conseil des Anciens, pensait-il. Bien que contraints à la clandestinité et obligés de dissimuler leur identité, les Anciens demeuraient le gouvernement légitime de Masada et les gardiens des Fidèles. Ils contrôlaient également le trésor de guerre secret que le conseil précédent avait recueilli, et ils avaient intelligemment utilisé ces fonds pour établir de véritables fils de la Foi à des positions clés du nouveau complexe industriel masadien. Aucun n'était susceptible d'avoir accès à des armes modernes car les occupants étaient trop malins pour autoriser la production d'armes dans le système d'Endicott. Mais ils pouvaient nouer d'autres contacts utiles. Comme avec Randal Donizetti. Bledsoe n'avait jamais aimé Donizetti. Ce type était un infidèle irritant, fort en gueule et insolent, qui ne faisait même pas semblant de respecter la Foi. Mais c'était aussi un citoyen de la Ligue solarienne et un marchand interstellaire établi (un contrebandier en réalité, Bledsoe en était à peu près persuadé), aux intérêts commerciaux légitimes sur Masada et dans la Ligue. Malgré son aversion pour lui, Bledsoe savait que seul Donizetti leur avait permis d'exécuter le plan final, car c'était lui qui avait réussi à leur procurer le matériel solarien nécessaire. D'une certaine façon, Bledsoe regrettait qu'ils n'aient pas pu se servir d'un équipement havrien ou manticorien, car il aurait trouvé une intense satisfaction à utiliser la technologie des puissances infidèles dont l'affrontement avait mis à mal les Fidèles. Et puis les délais inhérents à la livraison vers le système d'Endicott auraient été plus courts, puisque Donizetti aurait eu beaucoup moins de distance à parcourir. Hélas, ses fournisseurs se trouvaient tous en Ligue solarienne, et cela valait probablement mieux. Ca avait peut-être été lent, mais la livraison indirecte et laborieuse des outils nécessaires avait échappé à l'attention des services de renseignement de l'apostat comme des infidèles. Et maintenant tout était prêt. L'insistance de l'occupant à jeter des ponts » entre Endicott et l'Étoile de Yeltsin y avait énormément contribué. Interdits de production militaire, les chantiers en orbite autour de Masada construisaient des produits commerciaux, y compris les nouvelles usines d'extraction de minerai astéroïde et les cargos pour l'Étoile de Yeltsin et l'industrie spatiale naissante d'Endicott. Le bâtiment de Bledsoe était de ceux-là : un gros et lent minéralier qui n'avait rien de la finesse racée d'un vaisseau de guerre. Mais qui n'était pas dépourvu d'armement. Gavin Bledsoe caressa du bout des doigts le clavier alphanumérique incorporé au bras de son fauteuil de commandement. Son vaisseau n'était effectivement pas armé à son arrivée dans l'espace de Grayson... en pièces détachées. Il aurait fallu des années à ce bâtiment subluminique pour effectuer le voyage d'Endicott à Yeltsin par ses propres moyens, et ses composants avaient donc été expédiés dans le système à bord de cargos hypercapables pour assemblage sur site. Ce n'était pas le moyen le plus économique de procéder, mais les chantiers locaux croulaient sous les constructions militaires, et l'opération tout entière avait été conçue comme un stratagème financé par Manticore pour encourager les entreprises industrielles masadiennes à établir des relations de travail avec des firmes graysoniennes. Mais le conseil savait que les pièces du vaisseau seraient soumises à un examen poussé, surtout vu le chantier qui les avait produites, et elles correspondaient donc exactement au cahier des charges d'un minéralier, ni plus ni moins. Mais son équipage était une autre affaire. Engagés par l'intermédiaire de l'un des Fidèles de Grayson qui, comme Angus Stone, le partenaire de Shackleton, avaient par miracle échappé à l'effondrement du réseau des Macchabées, ils possédaient des papiers graysoniens en règle. Et ils avaient veillé à ne pas attirer l'attention sur leur personne. Bledsoe et son équipage avaient travaillé dur ici, à Yeltsin, pendant plus de trois ans T, jusqu'à se fondre parfaitement dans le décor. Leur bâtiment et eux étaient une vision familière, et Bledsoe lui-même était connu de nom et de visage par la plupart des officiers de la FSG affectés à la régulation de la circulation commerciale dans le système. Mais aucun de ces officiers n'était au courant du vaisseau de soutien mobile que Donizetti avait loué pour les Fidèles. Il n'avait pas été très difficile de trouver un prétexte pour que le bâtiment de Bledsoe s'arrête une semaine ou deux, et Bledsoe n'avait eu aucun mal à gagner discrètement les confins du système de Yeltsin pour rejoindre ce vaisseau de soutien tout aussi discret. Le faire venir jusque-là avait coûté une fortune en honoraires et prime de risques, mais ses techniciens solariens avaient bien fait leur boulot et, quand il avait repris du service, il aurait été impossible de tenir rigueur à quiconque aurait manqué de voir qu'il emportait désormais deux missiles antivaisseau dans des lanceurs dissimulés derrière son revêtement externe. Il ne s'agissait pas de missiles classiques. D'une part, on n'aurait pas su dissimuler un tube lance-missiles normal et ses guides gravitiques. Et on n'aurait pas davantage su déguiser un contrôle de feu militaire et ses capteurs. Mais c'était prévu, et les missiles en question tenaient en réalité plus du drone de reconnaissance que du missile conventionnel. Ils étaient relativement lents (bien que dotés d'une capacité d'accélération largement supérieure à celle d'un vaisseau habité), mais ils étaient aussi très furtifs et emportaient un système de tête chercheuse très sensible. Leur propulsion similaire à celle d'un drone avait beaucoup plus d'endurance que celle des missiles classiques, ce qui leur offrait une enveloppe d'attaque très large. Bien sûr, malgré leur furtivité et leur tête chercheuse, ils auraient été à peu près inutiles contre un vaisseau de guerre raisonnablement alerte. Mais ils n'étaient pas conçus pour attaquer des vaisseaux de guerre alertes, et ils devraient se révéler tout à fait adaptés à leur véritable usage. Le retard final dans la livraison du dernier élément matériel avait été rageant, et Bledsoe soupçonnait Donizetti d'avoir délibérément fait traîner l'affaire — et exagéré les difficultés à surmonter — pour négocier une révision de ses honoraires, mais il l'avait enfin reçu. Et le vaisseau de Donizetti avait connu un « accident » en quittant l'orbite de Masada. Bledsoe avait été un peu surpris que le conseil se débarrasse si vite et sans pitié de son outil infidèle mais, rétrospectivement, cela semblait logique. Cela leur coupait l'accès à la technologie solarienne pour l'avenir, mais si cette opération réussissait, cela importerait peu, et l'élimination de leur intermédiaire infidèle simplifierait grandement les questions de sécurité suite à l'opération. La seule chose qui causait réellement des soucis à Bledsoe à cet instant, c'est que la putain et son Premier ministre se trouvaient sur des vaisseaux différents. Personne ne l'avait prévu, et il n'était pas certain de ce qu'il devait faire. Les balises situées dans les pierres de mémoire que Shackleton et Stone avaient forcé le seigneur apostat à remettre aux cibles étaient conçues pour émettre sur des fréquences que personne n'utilisait et à très faible intensité, ce qui devrait éviter qu'on les remarque avant qu'il ne soit trop tard. Les signaux qu'elles généraient n'étaient toutefois pas identiques, et chaque missile avait été programmé pour s'associer à une balise différente. L'idée était d'assurer une redondance, avec un couple missile-balise prêt à prendre le relais de l'autre en cas de défaillance en un point du système. L'étude des images HV de la cérémonie de présentation aux Clefs avait appris à Bledsoe quelle balise avait été offerte à la putain et laquelle à son Premier ministre, et il avait été tenté de reprogrammer les deux projectiles pour les associer à la balise de la putain... surtout que Dieu, dans son infinie sagesse, avait jugé utile de placer la putain et Mayhew l'apostat à bord d'un même bâtiment. Les Fidèles ne pouvaient pas frapper coup plus glorieux qu'en éliminant ces deux cibles ! Mais tant qu'il n'aurait pas envoyé les codes d'activation aux balises, il ne pouvait même pas être sûr que les deux allaient fonctionner, et, même ainsi, la géométrie de l'approche des yachts vers Merle pouvait en masquer une — ou, dans le pire des cas, les deux — aux yeux des têtes chercheuses à l'instant critique. Finalement, il avait décidé de ne pas modifier la programmation d'origine. Il valait mieux avoir une chance de toucher chaque cible que de se concentrer sur une cible unique qui pourrait ou non être accessible au moment du tir. Il consulta une dernière fois son afficheur, l'œil rivé sur les codes lumineux de sa proie, et adressa un signe de tête à l'officier de com. « Envoyez le code d'activation », dit-il sans détacher son regard des icônes. CHAPITRE QUARANTE-QUATRE « C'est bizarre. — Quoi donc ? » Le lieutenant de vaisseau Judson Hines, FSG, fit pivoter son fauteuil de commandement vers la section tactique du pont de vol du VFG Intrépide tandis que le BAL avançait doucement, gardant une position précise par rapport au Grayson Un. Le trajet depuis Grayson avait été un mélange d'ennui et de concentration pour Hines et son équipage. Leur allure lente avait paru étirer les heures, toutefois la conscience de leurs responsabilités les avait tenus collés à leurs instruments. « J'ignore "quoi", répondit l'enseigne de première classe Willis, son officier tactique, l'air très sérieux. Si je savais ce que c'était, ce ne serait pas bizarre. — Je vois. » Hines regarda fixement Willis et, au bout de quelques secondes, soupira. « Laissez-moi reformuler ça avec des mots simples, Alfred : qu'est-ce que... vous... avez... vu ? — Un rat bleu, je crois. —Où ça ? — Juste là. » Willis transmit des données de l'afficheur principal sur le répétiteur de Hines. Une petite icône y tremblait, alternant le rouge et l'orange pour indiquer un contact possible, et le lieutenant fronça les sourcils. Le code lumineux était très proche d'une pointe verte plus grosse représentant un vaisseau civil, et il tapa une question sur le répétiteur. Un instant plus tard, une courte file de caractères apparut à côté de la pointe verte, l'identifiant comme l'un des minéraliers de Merle. « Ça ressemblait à quoi ? demanda-t-il sur un ton plus sec, et Willis répondit beaucoup plus sérieusement que la fois précédente. — Difficile à dire, pacha. Ce n'était pas grand-chose. Juste un frémissement, comme une surtension dans les bandes gravitiques du minéralier. Je ne l'aurais même pas remarqué si ça n'était pas arrivé deux fois. — Deux fois ? » Hines sentit l'un de ses sourcils grimper sur son front. « Oui, monsieur. Comme un double flash. — Mmm. » Hines se frotta le menton. Son unité était la plus proche du minéralier et, d'après ce que disait Willis, il était peu probable qu'une autre se soit trouvée en position d'observer ce que les capteurs gravitiques de l'Intrépide avaient décelé. Pourtant... « Ce n'était sûrement qu'une ride sur ses bandes gravitiques, dit-il. Dieu sait qu'ils poussent suffisamment ces bâtiments pour que les noyaux subissent une surcharge à l'occasion. Mais, juste au cas où, mettez-nous sur un vecteur d'approche pour jeter un coup d'œil de plus près. Et pendant qu'Alfred s'en occupe, Bob, fit-il en se tournant vers l'officier de coin, transmettez son rapport et une copie de ses données au commandant de l'écran. » Honor Harrington fronça les sourcils. Son communicateur était relié au réseau des unités écran, et son oreillette lui transmit le message de routine de l'Intrépide. Elle approuvait l'attention que le lieutenant Hines prêtait aux détails, même si ses capteurs n'avaient apparemment pas décelé grand-chose. Toutefois, ce rapport la préoccupait. Elle n'aurait pas su dire pourquoi, à moins, peut-être, que ce ne soit parce qu'elle n'avait eu que le rapport verbal. Son runabout n'était pas relié au réseau tactique de l'écran, ce qui signifiait qu'elle n'avait pas vu les données de Willis. Elle sourit à ses propres automatismes, mais en vérité elle serait toujours un officier tactique au fond de son cœur. Dès qu'elle pouvait les obtenir, elle voulait les données brutes, de façon à en tirer ses propres conclusions. Eh bien, pourquoi pas ? Le Candless n'était pas un vaisseau de guerre, et le runabout dépourvu d'armement n'avait pas besoin de contrôle de feu, mais il possédait un excellent équipement de détection. Un équipement largement meilleur, en fait, que celui d'aucun « bâtiment civil de plaisance » auparavant, et Honor tapa une commande sur sa console principale. L'ordinateur central du Candless y réfléchit une fraction de seconde, puis une nouvelle fenêtre de données s'ouvrit sur le VTH d'Honor tandis que ses propres capteurs recherchaient le rat bleu de l'Intrépide. Honor remarqua le minéralier et acquiesça. Hines avait sûrement raison concernant la ride sur la bande gravitique de ce vaisseau, et... Elle se figea, les yeux rivés sur le VTH, tandis qu'une autre icône y brillait brièvement. Non, pas une icône. Il y en avait deux... et elles se trouvaient beaucoup plus près que le premier « rat » de Willis. Elle cligna des yeux et plissa le front en s'efforçant de trouver une explication rationnelle, mais il n'y en avait pas. Elle entra d'autres commandes, et son front se plissa davantage à l'apparition du vecteur inversé. Il clignotait rapidement, indiquant que l'ordinateur le considérait encore comme provisoire, mais il connectait les échos qu'elle venait de voir avec ceux signalés par Willis, et ses yeux s'étrécirent quand elle vit l'accélération indiquée par l'afficheur. S'il y avait bel et bien un objet là-dehors, il devait avancer sous forte accélération pour justifier un tel déplacement. Mais le chiffre était beaucoup trop faible pour un missile. Et puis, à une distance aussi réduite, la propulsion d'un missile se serait vue comme une fusée éclairante en espace lointain. Il ne pouvait donc pas... L'image vacilla de nouveau. Les échos n'étaient pas plus forts qu'avant, mais ils avaient poursuivi leur approche, et Honor Harrington inspira en frémissant comme l'intuition tactique qu'elle n'avait jamais été capable d'expliquer à quiconque lui révélait ce qu'elle voyait. Sa main droite se déplaça sur le manche à balai : de l'index elle enfonça le bouton d'accès au canal des unités écran, et sa voix résonna sur tous les haut-parleurs du pont et dans les oreillettes des officiers de corn à bord de chaque unité écran et des deux yachts. « Vampire ! Vampire ! Deux missiles en approche, position zéro-trois-zéro par zéro-zéro-deux par rapport à Grayson Un! » Gavin Bledsoe jura tout bas lorsque le BAL le plus proche modifia sa trajectoire. La projection de son vecteur montrait que la nouvelle course du vaisseau de guerre l'amènerait à seulement quarante mille kilomètres du minéralier, pourtant ce n'était pas ce qui provoquait le juron de Bledsoe. Son équipage et lui avaient depuis le début accepté l'idée que l'écran comprendrait après coup d'où les missiles étaient venus, et ils n'avaient jamais entretenu le moindre espoir d'échapper à la rétribution des apostats. Mais s'il changeait de trajectoire si tôt, cela signifiait que le BAL avait dû détecter le lancer, et la faible accélération des missiles donnerait aux unités écran beaucoup trop de temps pour les éliminer. Toutefois, il ne pouvait rien y faire, et il ferma les yeux en demandant pardon à Dieu d'avoir juré, avant de lui offrir une prière muette pour lui dédier son geste... et pour la victoire. L'avertissement d'Honor fit l'effet d'un coup de tonnerre aux équipages des unités écran et des yachts. S'il était venu de n'importe qui d'autre, bon nombre des officiers concernés auraient ignoré cette alerte absurde. Même en sachant qui l'avait donnée, l'incrédulité les retint tous pendant de précieuses secondes. Puis des réactions nées de l'entraînement secouèrent la paralysie, et les officiers tactiques à bord des BAL braquèrent leurs propres capteurs dans la direction indiquée, cherchant frénétiquement un écho tandis que les systèmes de défense active passaient de veille en alerte. Mais ils n'arrivaient pas à voir les cibles ! Il n'y avait rien là... si ce n'était... « Eh bien, Alfred ? aboya le lieutenant Hines, et l'officier tactique haussa les épaules. — Pacha, je ne trouve pas ces salauds, s'exclama Willis, désespéré. Je... Attendez ! » Il enfonça une touche puis jura vertement. « J'ai cru l'avoir l'espace d'une seconde, pacha, mais le signal est trop faible : rien qu'un putain de fantôme ! Je n'arrive pas à obtenir de détection assez solide pour un verrouillage ! — Merde ! » Hines lança un regard noir à son répétiteur puis se tourna vers le timonier. « Approchez-vous de l'enfant de salaud qui les a lancés, Allen », grinça-t-il entre ses dents. Honor fit pivoter l'avant du Candless pour braquer ses capteurs de proue sur les missiles sans l'interférence d'une bande gravitique, et son visage volontaire se figea : son répétiteur ne voulait pas les garder. Elle n'avait jamais rien vu de tel. Jamais rien imaginé de tel. Pas dans ce qui était manifestement un projectile d'attaque quelconque. Ils approchaient très lentement, sous une accélération un peu supérieure à ce qu'on peut attendre d'un drone de reconnaissance à forte endurance, et ils possédaient de toute évidence de fortes capa cités furtives pour dissimuler leurs bandes gravitiques faiblement alimentées. Ses capteurs avaient sûrement une meilleure vue sur eux que ceux des BAL de l'écran car elle se trouvait à seulement quelques centaines de kilomètres sur le flanc des bandes gravitiques du Grayson Un, et les projectiles en approche visaient manifestement l'un des yachts, voire les deux. Mais même en regardant droit vers eux, avec ses capteurs de proue face à la portion la plus longue et la plus facilement détectable de leurs bandes, elle ne parvenait toujours pas à obtenir un verrouillage ferme comme celui nécessaire aux défenses actives. Elle enfonça d'autres touches et dériva les données de ses capteurs vers le bâtiment qui commandait l'écran, le cerveau en ébullition. Ce devaient être des drones spécialement configurés. Rien d'autre n'était aussi lent avec une telle portée. Mais d'où venaient-ils ? L'Alliance n'avait rien de ce type, et les Havriens non plus, alors qui les avait produits ? Et qu'est-ce qu'ils faisaient là ? Elle secoua la tête avec impatience, écartant les questions sans pertinence. Ce qui comptait, c'était leur nature et la façon de les arrêter, pas leur origine. Leur taux d'accélération était faible comparé à celui de missiles conventionnels, mais il demeurait trop élevé pour qu'un vaisseau habité leur échappe. Pire, ils arrivaient en silence, sans émissions de visée actives. Cela signifiait qu'ils étaient guidés, sans doute depuis l'instant du lancer, mais comment pouvaient-ils faire ? Ils avaient été lancés hors de la sphère des BAL, et leur trajectoire les avait fait passer à moins de cinq cents kilomètres de l'un des collègues de l'Intrépide, alors pourquoi leurs têtes chercheuses ne s'étaient-elles pas verrouillées sur le BAL plutôt que les yachts ? Un BAL n'avait pas grand-chose de commun avec le Grayson Un ou le Reine Adrienne mais, à distance si réduite, sa signature d'impulsion aurait dû complètement éclipser celle des yachts. À tout le moins, les projectiles auraient dû temporairement perdre leur verrouillage et être contraints de le récupérer, mais cela ne s'était manifestement pas produit. Et leur approche silencieuse augmentait de façon exponentielle la difficulté quand il s'agissait de les arrêter. Ils étaient beaucoup plus furtifs qu'un missile ne devrait l'être, et leur absence de capteur actif privait les officiers de défense antimissile d'émissions à rechercher. Ils ne voyaient les missiles que par intermittence : ils apparaissaient brièvement avant que leurs CME redoutablement efficaces ne les cachent de nouveau, et cela ne suffisait pas. Pas contre une cible aussi dure à éliminer qu'un missile ou un drone protégé par sa propre bande gravitique. Les antimissiles s'élancèrent, mais cela compliqua seulement le problème. Ces projectiles terriblement suralimentés étaient encore moins efficaces que leur vaisseau mère. Pire, leurs bandes gravitiques et leurs émissions étaient détectables... et effaçaient même les faibles signaux qu'Honor avait réussi à capter. Elle allait aboyer un ordre, mais le commandant de l'écran avait déjà fait la même constatation qu'elle, et il la prit de vitesse. Les antimissiles disparurent de son répétiteur comme les BAL qui les avaient lancés leur envoyaient l'ordre d'autodestruction, et elle soupira de soulagement en parvenant à localiser les missiles à nouveau. Ils étaient plus proches, et sa bouche s'asséchait à mesure que le compte à rebours avant portée d'attaque s'égrenait sur son VTH. Certains BAL faisaient donner leurs propres grappes de défense active bien que la distance soit longue pour ces armes, et même leurs grasers là où ils pensaient que les missiles devaient se trouver, mais ils n'avaient presque aucune chance de les toucher. Le Grayson Un et le Reine Adrienne réagissaient eux aussi, se détournant de la menace et roulant dans un effort pour interposer leurs bandes gravitiques. Aucun des deux yachts n'était armé, mais ils étaient tous deux équipés de systèmes GE complets, et leurs défenses électroniques s'éveillèrent brusquement. Toutefois contre quoi pouvaient-elles se défendre ? Les projectiles qui les poursuivaient en silence ne possédaient pas de systèmes de visée actifs susceptibles d'être brouillés, et ils paraissaient complètement ignorer les leurres déployés pour les détourner. Le major Francis Ney releva soudain la tête lorsque l'avertissement de la duchesse Harrington résonna sur son oreillette, et il tapa aussitôt un code sur son communicateur personnel pour brancher cette oreillette sur les circuits du pont. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre ce qui se passait. Quand ce fut fait, il blêmit, mais il se retournait déjà pour ouvrir le sas de la cabine de réunion tout en lançant des ordres à son équipe et aux ministres stupéfaits. Cromarty et Hodges paraissaient perplexes, mais Prestwick et le comte du Pic-d'Or comprirent beaucoup plus vite. La peur trembla dans leurs yeux, mais ils refusèrent de céder à la panique, et le Chancelier ainsi que le ministre des Affaires étrangères se saisirent de leurs collègues et entreprirent de les pousser en toute hâte dans la coursive. Ney attrapa Calvin Henke, le fils du comte, par le col et le traîna derrière eux en passant le sas. Henke lui résista un instant, s'efforçant de lui échapper pour faire sortir le reste du personnel de la cabine, mais Ney était beaucoup plus fort — et plus dangereux — que Lord Henke. Trois doigts enfoncés dans le plexus solaire firent l'affaire, et il chargea sur son épaule le jeune aristocrate soudain paralysé, tout en descendant la coursive au pas de course à la suite des ministres. Le sas des capsules de survie s'ouvrit comme les ministres passaient le dernier coude, et deux des assistants de Ney les attendaient. Ils poussèrent leurs protégés dans les capsules, verrouillèrent les sas et armèrent la séquence d'éjection, puis restèrent simplement plantés là, le regard rivé sur Ney, tandis que leur poitrine se soulevait rapidement sous l'effort. Il les fixa en retour, le cerveau en action. Au fond de lui, il avait envie de lancer les capsules immédiatement, mais s'il s'agissait de têtes laser et que leurs expéditeurs avaient prévu cette manœuvre, les lentes capsules seraient des cibles faciles malgré leur blindage. Il valait mieux les laisser où elles étaient. Une tête laser déchirerait le yacht dépourvu de blindage comme du tissu, mais les petites capsules bien protégées auraient une excellente chance de s'en tirer. Ney et ses hommes, dont aucun n'était en combinaison souple, n'en réchapperaient pas, mais c'était la seule chance qu'avaient les hommes qu'ils avaient juré de protéger. Toutefois, s'il s'agissait d'une bonne vieille ogive nucléaire de contact... Si c'est une tête laser, ils ont une chance, songea Ney. S'il vous plaît, mon Dieu, s'il vous plaît, faites que ce soit une tête laser, pria-t-il avant d'incliner la tête, dans l'attente. Les armes qui poursuivaient les yachts étaient ce qu'on pouvait s'offrir de mieux en matériel solarien, mais il s'agissait d'appareils à usage spécifique, destinés à des embuscades, plutôt que d'armes de guerre conventionnelles. Ceux qui les avaient conçus pour la flotte de la Ligue solarienne s'étaient laissés aller à la poésie concernant les possibilités qu'ils lui offriraient. Toutefois la division armement de la FLS leur avait jeté un coup d'œil en bâillant et passé son tour, car ils n'avaient d'utilité qu'en tant qu'armes d'embuscade contre un ennemi non averti. Pire, leur lenteur en faisait des proies faciles quand leur tête chercheuse était contrainte de passer en mode actif sur la dernière partie de leur trajectoire d'attaque. Cependant, le refus de la FLS avait laissé la firme conceptrice avec une grosse facture de R & D sur les bras et aucun moyen légal de l'amortir. Comme ces armes incluaient les dernières technologies furtives de la FLS, leur vente à quiconque en dehors de celle-ci constituait un acte de trahison, mais nul ne s'en souciait réellement. Les entreprises qui produisaient et équipaient les bâtiments de guerre avaient pris l'habitude, des siècles auparavant, d'ignorer les clauses de leurs contrats interdisant les transferts de technologie, et personne n'avait jamais écopé de plus qu'une sanction symbolique pour cela. Alors, quand les représentants SS d'Oscar Saint-Just sur la vieille Terre avaient fait leurs courses, un vendeur aimable les avait tout de suite orientés vers les armes refusées. SerSec s'était montré intéressé... et n'avait pas partagé l'information avec la Flotte populaire. Son personnel s'était dit que, dans l'éventualité d'un affrontement final avec la Flotte, il serait utile de posséder une arme furtive dont les officiers réguliers ignoraient tout. Quelques frappes préventives contre des bâtiments problématiques les débarrasseraient très à propos des officiers susceptibles de poser problème. Mais Saint-Just s'y était intéressé pour d'autres raisons également. La plus grande faiblesse de cette arme était, comme l'admettait le fabricant, son extrême vulnérabilité face aux défenses actives durant la dernière partie de sa trajectoire d'attaque. Ses capteurs passifs étaient tout à fait capables de détecter les bandes d'une cible désignée et de se laisser guider par elles, et elle possédait la vitesse et l'endurance nécessaires pour suivre des manœuvres d'évitement bien plus efficacement (et plus longtemps) qu'un missile standard. Mais pour la fin du trajet, il lui fallait des données plus précises de manière à attaquer selon l'angle adapté contre une cible mobile protégée par ses bandes gravitiques, et sa tête chercheuse devait donc passer en mode actif. Et une fois que les capteurs d'une cible militaire pouvaient la voir, sa lenteur en faisait une proie facile pour des grappes laser. SerSec avait identifié le problème et y avait trouvé une solution. Des balises de guidage avaient été discrètement placées à bord de chaque vaisseau du mur de la Flotte populaire pendant les opérations de maintenance. Elles étaient soigneusement dissimulées et ne faisaient rien du tout... jusqu'à réception de l'ordre d'activation. Une fois activées, elles émettaient une signature cible que le projectile pouvait suivre passivement, sans jamais passer en mode de détection active. Par conséquent, il pouvait être lancé même depuis un bâtiment qui ne voyait pas sa cible et ne rester qu'un rat bleu jusqu'à l'instant de la détonation. Et ce qui fonctionnerait contre des unités rebelles de la Flotte populaire marcherait tout aussi bien contre une cible manticorienne si seulement on trouvait un moyen d'y embarquer une balise équivalente. Aucun matériel de la RPH n'était capable de détecter ces nouvelles armes à moins que leur tête chercheuse ne soit active. Les spécialistes de Saint-Just estimaient que les Mannes pourraient probablement les détecter, mais même la technologie manticorienne n'arriverait pas à les localiser assez précisément pour générer une solution de visée tant qu'elles resteraient muettes. Saint-Just avait donc fait appel à Randal Donizetti. Donizetti n'était pas ce que SerSec aurait qualifié de fiable, loin de là, mais la somme d'argent que Saint-Just avait autorisé ses agents à lui offrir était irrésistible, surtout que le Solarien serait aussi payé par les Fidèles. Le réseau local de Saint-Just n'avait eu qu'à orienter Donizetti vers le contact voulu pour joindre les Fidèles, ces fanatiques, puis prendre du recul. Du point de vue de Saint-Just, l'arrangement était idéal. Il avait contrôlé les Fidèles en imposant à Donizetti de limiter le rythme auquel il livrait le matériel nécessaire, et le fait que Donizetti était un trafiquant d'armes reconnu dissimulait proprement l'implication de SerSec. Il avait simplement fallu faire sauter le vaisseau du Solarien une fois sa mission accomplie, et cela s'était passé aussi bien que le reste de l'opération Hassan. Si, comme Saint-Just s'y attendait, les Manties parvenaient à remonter la piste des assassins jusqu'à Masada, ils ne trouveraient que les Fidèles, qui avaient procédé à leur cuisine personnelle avec un criminel solarien bien connu... avant de le tuer pour dissimuler leurs liens. Il s'agissait d'un plan tortueux à souhait, qui fourmillait d'occasions d'échouer. Mais il offrait aussi au moins la possibilité de réussir sans risquer d'impliquer la République populaire de Havre. Plus important encore, il avait marché, et les ogives d'Oscar Saint-Just se précipitaient désormais vers leurs cibles comme des précurseurs de leur ruine. Honor regardait fixement les icônes en approche, et la sueur lui perlait au front. Impossible d'en être sûre, mais il semblait que les tirs défensifs des BAL ne les inquiétaient pas une seconde et, même avec leur vitesse limitée, ils n'étaient qu'à quelques minutes de l'impact. Les yachts étaient en train de rouler sur le flanc et, à l'insu de tous, Manticoriens comme Graysoniens, leur manœuvre avait effectivement coupé les projectiles de leurs balises en interposant leurs bandes gravi-tiques entre eux. Mais cela n'avait plus d'importance. Les capteurs passifs avaient désormais un verrouillage ferme sur les bandes gravitiques mêmes de leurs cibles, et ils avançaient comme des flèches, infléchissant leur trajectoire et s'écartant légèrement comme ils se positionnaient pour une attaque en chandelle sur les flancs des bandes de leurs cibles. Honor regarda encore une fraction de seconde les icônes indistinctes presque perdues au milieu de l'ouragan futile du feu des BAL, et elle prit sa décision. « Grayson Un, maintenez votre direction et votre orientation, dit-elle sur le communicateur. Ne modifiez plus votre trajectoire, je répète, ne modifiez plus votre trajectoire et ne roulez pas davantage ! » « Bon Dieu, qu'est-ce que... » Alfred Willis s'interrompit au milieu de sa phrase et sa bouche déjà sèche s'assécha un peu plus à la vue du pic de puissance sur les impulseurs du Jamie Candless. « Qu'est-ce qui se passe, Alfred ? aboya Hines. Répondez-moi, bon sang ! — C'est... c'est Lady Harrington, pacha, répondit Willis d'une voix rauque. Elle va détourner le missile de Grayson Un en kamikaze ! — Quoi ? » « Doux Seigneur », murmura le capitaine de vaisseau Léonard Sullivan, commandant du Grayson Un, en regardant son afficheur avec un mélange d'horreur et d'espoir insensé. Le runabout de Lady Harrington accélérait comme un fou, à un rythme que même les nouveaux BAL n'auraient pas pu soutenir, et remontait précipitamment le flanc du Grayson Un. Le petit vaisseau agile roula en approchant, tournant le plan de ses bandes gravitiques à la perpendiculaire de celles du Gray-son Un, et il comprit ce qu'elle voulait faire. Elle transformait son propre vaisseau en la barrière latérale dont le Grayson était dépourvu et se mettait délibérément en position de subir elle-même l'attaque du missile. S'il s'agissait d'une ogive nucléaire de contact, elle y survivrait probablement, car ses bandes gravitiques, bien que beau coup plus petites que celles du yacht, étaient tout aussi impénétrables. Mais si l'arme était une tête laser et détonait un tout petit peu au-dessus ou en dessous de son bâtiment, elle était presque assurée de la tuer. Mais, dans les deux cas, le Grayson Un survivrait, et Sullivan ferma les yeux pour prier pour le seigneur Harrington. — Grayson Un, je suis en position, annonça Honor dans le communicateur d'une voix claire de soprano. À mon signal, virez de quatre-vingt-dix degrés à tribord sur le même plan. Bien reçu ? — À vos ordres, milady. Bien reçu », lui répondit une voix. Et puis, un instant plus tard : « Dieu vous bénisse, milady. » Elle ne donna pas de réponse, les yeux sur le répétiteur et la main légère sur le manche. Elle sentait Nimitz dans un coin de son esprit, son amour et son courage qui lui restaient fidèles, la soutenaient sans jamais remettre ses décisions en cause. Et, derrière lui, elle percevait la terreur et la détermination équivalente de Wayne Alexander à sa console des machines et d'Andrew LaFollet, seul dans le compartiment passagers. Les BAL continuaient à tirer, et elle esquissa un sourire sans humour. Quelle ironie amère si l'un d'eux frappait et détruisait accidentellement le Candless avant que le missile ne l'atteigne, mais elle n'envisagea pas un instant de leur ordonner d'arrêter. Même si elle avait eu l'autorité nécessaire, elle n'était en position de protéger – d'essayer de protéger, rectifia-t-elle, lugubre – qu'un seul vaisseau. Le Reine Adrienne était seul, car aucune unité écran ne se trouvait suffisamment près pour tenter la manœuvre insensée d'Honor. Le bâtiment manticorien n'avait donc qu'une seule chance : que l'un des BAL ait de la réussite contre les missiles. Mais ceux-ci approchaient maintenant, s'élevant plus haut et dépassant légèrement leurs cibles, ce qui signifiait qu'ils visaient la gueule béante des bandes gravitiques, or ils avaient déjà passé le seuil de détonation des têtes laser et cela voulait donc dire... La tête chercheuse du missile en approche s'activa soudain, et il vira. « Rompez, Grayson Un! Rompez maintenant ! » lança-t-elle, et le yacht vira brutalement à tribord. Le Jamie Candless s'accrocha au flanc du vaisseau de Benjamin Mayhew comme un crampon. Le temps avait manqué pour calculer à l'avance ou répéter la manœuvre. Honor l'effectua « à l'oreille », tenant sa position, regardant le missile se précipiter et le voyant enfin disparaître pour ses capteurs comme sa bande gravitique ventrale s'interposait entre elle et lui. Il disparut, et elle retint son souffle dans l'attente d'une chandelle au dernier moment, puis... Une ogive de deux cents mégatonnes détona à moins de cinquante kilomètres de son appareil. L'espace d'un bref instant, le Jamie Candless fut pris au cœur même d'une étoile, et la bulle d'Honor noircit avec la polarisation du plastoblinde. Mais au milieu de son propre accès viscéral de terreur, elle exultait intérieurement, car il s'agissait d'une ogive nucléaire standard et non d'une tête laser. Et il y avait donc une chance, si seulement... L'onde de plasma suivit juste après le flash, coupant la trajectoire du Grayson Un. Mais Honor l'avait anticipé. Son ordre de virer à tribord avait écarté la gueule béante vulnérable des bandes gravifiques du yacht — et celle du Candless — du cœur de la détonation. La fureur de l'explosion s'épuisa sur la bande de contrainte ventrale du runabout. Seule son extrémité dépassa les bandes gravitiques, et les générateurs hurlèrent de douleur tandis que les écrans antiradiation et antiparticule protégeant la gueule de toutes bandes gravitiques encaissaient le choc. Ces générateurs étaient conçus pour protéger les vaisseaux des particules et débris spatiaux normaux à une vitesse s'élevant jusqu'à quatre-vingts pour cent de la vitesse de la lumière. Le Grayson et le Candless avançaient beaucoup plus lentement que cela, à peine neuf mille km/s, mais leurs écrans n'avaient pas été prévus pour faire face à l'holocauste qui barra soudain leur trajectoire de base; le hurlement démoniaque des générateurs et la sirène des signaux d'alerte emplirent l'univers. Honor tira sur le manche, éloignant le Candless de ce qui était encore, elle l'espérait, la direction du Grayson, et son pont de vol assombri ressemblait à un piège, une poche de l'enfer au mouvement affolé, tandis qu'elle descendait les rapides de la destruction nucléaire. Ils ne s'en sortiraient pas. Elle le savait. Et puis, soudain, les générateurs cessèrent de hurler. Elle braqua les yeux sur le VTH et prit une inspiration profonde et tremblante. L'un de ses générateurs antiparticule était mort et l'autre endommagé — elle regagnerait Grayson à toute petite vitesse — mais elle était vivante, et le Grayson Un aussi ! Elle fixa l'icône du yacht du Protecteur et regarda ses bandes gravitiques vaciller puis s'éteindre. Le Grayson était abîmé, mais son lien com avec le pont de vol du yacht était encore ouvert, et les rapports hachés de l'équipage de pont lui apprirent tout ce qu'elle avait besoin de savoir : le vaisseau avait peut-être souffert, mais il était sauf... et ses passagers avec. Puis, dans le sillage de l'euphorie, elle reçut comme un coup de poing : il n'y avait qu'une seule icône dorée sur son VTH. CHAPITRE QUARANTE-CINQ « Donc, dès que les dernières capsules lance-missiles seront à bord du Nicator et du Nestor, nous serons prêts à reprendre les opérations, annonça le capitaine de vaisseau Granston-Henley aux officiers généraux réunis de la Huitième Force. L'amiral de Havre-Blanc (elle désigna Hamish Alexander, assis à l'extrémité de la table de conférence) a décidé d'agir sur la base de Sheridan Un. Comme vous le savez tous, ce plan opérationnel exige... » Elle s'interrompit au milieu de sa phrase car le capitaine de frégate McTierney, l'officier de com de Havre-Blanc, s'était brusquement redressée dans son fauteuil. Le mouvement fut si soudain, si inattendu qu'il attira tous les regards, mais McTierney ne s'en rendit pas compte. Elle couvrit simplement de la main l'oreillette qu'elle gardait en permanence connectée au centre de communication d'état-major, et son public ahuri la vit perdre ses couleurs. Elle ferma les yeux un instant puis enfonça un bouton sur sa console. « Répétez ça en entier ! » dit-elle sèchement. Les amiraux et commodores présents regardèrent ses épaules s'affaisser tandis qu'elle écoutait une fois de plus son oreillette. Puis elle secoua la tête, et, quand elle la releva vers Havre-Blanc, le comte fut stupéfait de lui voir les larmes aux yeux. « Qu'y a-t-il, Cindy ? demanda-t-il aussitôt, et elle se passa la langue sur les lèvres. — Un message ultraprioritaire de la part de l'Amirauté via l'Étoile de Trévor, milord. Le courrier vient d'arriver et de le balancer au centre de com d'état-major. Il dit... Monsieur, il dit que le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères sont morts ! — Ouoi? » Malgré lui, Hamish Alexander se releva à demi, et McTierney acquiesça d'un air malheureux. « Ils ont envoyé le message avant d'avoir toutes les informations, monsieur. Mais d'après ce qu'ils savaient, on dirait que c'est un coup des Fidèles masadiens. Ils ont mis la main on ne sait comment sur deux armes modernes – un genre de missile ou de drone furtif, ArmNav s'efforce encore de le déterminer – et les ont fait passer clandestinement à portée du Grayson Un et du Reine Adrienne. » Les officiers graysoniens présents, déjà aussi choqués que leurs collègues alliés, se raidirent comme un seul homme, mais McTierney continua de s'adresser au comte. « C'étaient des ogives nucléaires de contact, monsieur. D'une façon ou d'une autre, les projectiles ont réussi à se guider vers leurs cibles, mais la duchesse Harrington a intercepté celui qui se dirigeait vers le Grayson avec la bande gravitique de son runabout. » Nul ne remarqua la soudaine pointe d'inquiétude très personnelle qui trembla dans les yeux d'Hamish Alexander. « Elle a arrêté celui-là, mais l'autre est passé. Il n'y a eu aucun survivant. » McTierney déglutit et prit une profonde inspiration. « Le Chancelier Prestwick et le conseiller Hodges se trouvaient à bord du Reine Adrienne avec le Premier ministre et le comte du Pic-d'Or, monsieur, ajouta-t-elle doucement. Mais la reine et le Protecteur Benjamin étaient tous deux à bord du Grayson Un. Si la duchesse Harrington n'avait pas... » Elle s'interrompit, et Havre-Blanc acquiesça d'un air lugubre. « Et la duchesse ? » s'enquit-il, conscient qu'il essayait en vain de s'exprimer d'une voix naturelle et espérant que personne d'autre ne le remarquerait sous l'effet de la surprise. « Elle a pris le missile sur sa bande gravitique ventrale, monsieur. Elle a survécu. » Un murmure agité traversa le compartiment figé comme plus d'un officier étouffait un hourra. « Son runabout a subi de graves dégâts, mais l'Amirauté dit qu'elle va bien. — Dieu merci », soupira Judas Yanakov, et Havre-Blanc hocha encore la tête d'un mouvement saccadé. L'euphorie l'envahit à l'idée qu'Honor avait survécu, le disputant au choc glacé de la nouvelle complètement inattendue, et il ferma les yeux tout en s'imposant de prendre du recul et de réfléchir avec un semblant de calme. Un murmure sourd de conversations démarra autour de lui, mais personne ne s'adressa directement à lui, et il se demanda s'il en était content. Ils attendent, songea-t-il. Ils attendent que, en tant que commandant de la Huitième Force, je leur dise ce que tout cela signifie... et quelle direction nous prenons à partir d'ici. Mais, mon Dieu... qu'est-ce que ça signifie vraiment? Son cerveau se mit au travail à un rythme proche de sa vitesse coutumière une fois le premier choc passé. De tous les officiers présents dans le compartiment, c'était sans conteste lui le mieux informé des forces et faiblesses du gouvernement Cromarty puisque son frère était ministre des Finances. Or une tradition de longue date voulait que celui qui détenait ce poste soit non seulement le numéro deux du gouvernement mais aussi celui qui prenait la relève du Premier ministre s'il lui arrivait quelque chose. Mais cela valait dans des circonstances normales, or celles-ci ne l'étaient pas du tout. Et si ce que William lui avait dit de l'équilibre à la Chambre des Lords était aussi exact que ses analyses habituelles, alors... Hamish Alexander regarda droit dans l'abîme de l'avenir, et ce qu'il y vit l'effraya. « Votre Majesté, la comtesse de La Nouvelle-Kiev, Lady Descroix et le baron de Haute-Crête sont là. » Élisabeth III hocha la tête à l'adresse du valet de pied qui avait fait entrer les principaux meneurs de l'opposition dans son bureau comme si leur visite au Palais du Montroyal était une affaire de routine. Mais ce n'était pas le cas, et les yeux marron qui accueillirent ses visiteurs étaient plus durs que l'acier. Des cernes sombres se dessinaient sous ces yeux, gravés par un chagrin personnel pour un oncle chéri, un cousin et un Premier ministre qui, par bien des côtés, était devenu un second père. Mais il y avait plus que du chagrin dans ces cernes. Il y avait la certitude du chaos que la mort d'Allen Summervale créait dans la politique intérieure manticorienne... et la raison pour laquelle ses « invités » étaient là. Souviens-t'en, se dit-elle. Souviens-toi que ce sont les conséquences qui comptent, et, quoi que tu fasses, ne te mets pas en colère ! Elle grinça des dents intérieurement, s'accrochant fermement à sa résolution, et elle se força à sourire tandis que les personnalités politiques étaient introduites. Elle avait délibérément choisi un cadre informel pour cet entretien, même si elle savait qu'aucun des participants n'était dupe de son importance capitale, et elle observa soigneusement ses « invités », s'imposant de regarder chacun d'eux comme s'ils ne s'étaient jamais rencontrés. Ou d'essayer, en tout cas. Michael Janvier, baron de Haute-Crête, était un homme grand et maigre, aux petits yeux froids dont le sourire évoquait toujours à Élisabeth un vautour ou autre carnassier. Elle savait que beaucoup de son aversion pour le personnage venait de son dégoût face à ses opinions isolationnistes et réactionnaires ainsi que sa quête de pouvoir, et elle s'efforçait en général de l'aborder dans un esprit équitable. Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui, elle sentait Ariel trembler sur son épaule, pris entre le chagrin qu'il avait enduré avec le deuil de sa compagne et l'exultation dont débordait le meneur cadavérique de l'association des conservateurs, et elle n'avait qu'une envie : l'étrangler de ses mains. Les femmes qui l'accompagnaient étaient complètement différentes – du moins physiquement. Lady Élaine Descroix, qui, avec son cousin le comte de Grismont, dirigeait le parti progressiste, était une petite femme d'un mètre cinquante à peine, cheveux et yeux noirs, et doux visage souriant. En les rencontrant pour la première fois, son cousin et elle, les gens avaient tendance à croire que Grismont était le partenaire dominant, mais les observateurs politiques subtils savaient qui commandait vraiment chez les progressistes. Bon nombre de ces observateurs avaient aussi le sentiment que Descroix était plus amorale encore que Haute-Crête, et elle avait sombré dans un désespoir croissant à mesure que la guerre s'éternisait et que la position des progressistes à la Chambre des communes poursuivait sa lente érosion. Cela n'avait jamais été un problème pour Haute-Crête, bien sûr, puisque l'association des conservateurs n'était pas représentée aux Communes. Marisa Turner, comtesse de La Nouvelle-Kiev, était presque aussi grande que Haute-Crête, mais c'était une femme mince et bien proportionnée, dont les longs cheveux noisette étaient soigneusement sculptés dans un style « balayé par le vent ». Ses yeux bleus brûlaient aussi ardemment que ceux de Haute-Crête, et Élisabeth n'avait pas besoin des facultés empathiques d'Honor Harrington pour percevoir son enthousiasme, mais au moins La Nouvelle-Kiev ne dégageait pas cette aura d'impatience indécente que Haute-Crête et Descroix projetaient si fortement. Cela n'arrangeait pas les choses toutefois car, ce qu'il lui manquait en ambition personnelle, la comtesse le rattrapait largement en ferveur idéologique. Élisabeth ne voyait guère de gens avec qui La Nouvelle-Kiev avait moins en commun que Haute-Crête, mais la dernière décennie les avait fermement réunis. Ils se détestaient peut-être, et leurs buts ultimes étaient très divergents, mais ils haïssaient plus encore les centristes d'Allen Summervale, et ses visiteurs étaient tous douloureusement conscients du désastre dans lequel leurs partis respectifs s'étaient enfoncés depuis le début de la guerre. Élisabeth savait qu'ils s'étaient déjà entendus sur la façon dont ils répartiraient les ministères au cas où ils accéderaient un jour au pouvoir, quelles sphères les politiques de chaque parti seraient autorisées à dominer. Cela ne durerait pas, bien sûr. Ils étaient trop fondamentalement opposés sur trop de questions pour que leur alliance dure plus d'un an ou deux, mais cela n'avait pas d'importance à cet instant. — Votre Majesté, murmura Haute-Crête en prenant la main qu'elle lui tendait. Au nom de l'association des conservateurs, dit-il d'un ton mielleux, permettez-moi de vous exprimer notre profond chagrin face au deuil que vous – et le Royaume stellaire tout entier – avez souffert. — Merci, milord. » Élisabeth tenta de paraître sincère puis tendit la main à Descroix. Un terrible événement, Votre Majesté, fit Descroix. Absolument terrible. » Elle tapota la main qu'elle tenait et gratifia la reine de l'un de ses fameux sourires, joliment teinté d'une pointe de tristesse et de la détermination à être courageuse. Élisabeth hocha la tête en retour avant de tendre la main à La Nouvelle-Kiev. « Votre Majesté. » Le soprano de la comtesse était plus frais et grave que la voix de ses alliés, et ses yeux s'assombrirent d'un chagrin sincère l'espace d'un instant. « Le parti libéral me demande également de vous exprimer notre douleur, tout particulièrement pour le comte du Pic-d'Or. Lui et moi nous opposions sur de nombreux points idéologiques, mais c'était un homme honnête et honorable, et je le considérais comme un ami. Je le regretterai beaucoup. — Merci », fit Élisabeth en parvenant à sourire. Mais elle ajouta également : « Le Royaume stellaire regrettera à la fois mon oncle et le duc de Cromarty. — J'en suis sûre, Votre Majesté, acquiesça La Nouvelle-Kiev, mais ses lèvres se pincèrent et la tristesse céda la place à un éclat coléreux dans ses yeux à la mention de Cromarty. — Je suis certaine que vous savez pourquoi je vous ai convoqués, poursuivit Élisabeth au bout d'un moment, en désignant des sièges à ses visiteurs. — Je pense, en effet, Votre Majesté », répondit Haute-Crête. Descroix hocha fermement la tête, mais Élisabeth l'avait prévu, et c'est la comtesse qu'elle observait. Mais celle-ci regarda simplement le baron puis acquiesça à son tour, et le cœur d'Élisabeth se serra. S'ils avaient décidé de laisser la parole au baron, son fragile espoir de leur faire entendre raison venait de s'amenuiser un peu plus. « Je suppose, continua-t-il, que vous souhaitiez discuter de la formation d'un nouveau gouvernement. — C'est précisément ce dont je veux parler. » Élisabeth le regarda un instant puis décida de prendre le taureau par les cornes. « Je veux en particulier aborder la situation à la Chambre des Lords en lien avec la formation d'un nouveau gouvernement. — Je vois. » Haute-Crête s'adossa et croisa les jambes, posant les coudes sur les bras de son fauteuil pour placer ses doigts en pointe sous son menton de façon à pouvoir acquiescer avec la gravité voulue. Mais il ne fit pas l'effort d'aller à la rencontre de la reine, et les yeux d'Élisabeth se durcirent un peu plus en se posant sur son visage. Ton sale caractère, se répéta-t-elle. Surveille ton fichu sale caractère! Tu n'as plus Allen pour veiller à ce que tu le maîtrises. « Comme vous en êtes tous conscients, j'en suis certaine, reprit-elle au bout d'un moment, les centristes et les loyalistes ne bénéficiaient pas d'une majorité absolue à la Chambre des Lords. Le gouvernement possédait une majorité de travail, mais celle-ci résultait du soutien de vingt-quatre pairs non alignés. — Oui, en effet », acquiesça Haute-Crête quand elle s'interrompit, et il inclina la tête comme pour demander où elle voulait en venir. Élisabeth ravala un soudain accès de colère. Elle savait depuis toujours que Haute-Crête était un homme mesquin malgré tous ses discours sur la noblesse de sa naissance. Elle savait même qu'il était insensible, quelqu'un pour qui personne d'autre ne comptait particulièrement ou n'était vraiment réel. Mais elle ne s'était jamais rendu compte que c'était aussi un imbécile... Pourtant seul un imbécile aurait délibérément contrarié la reine de Manticore. « Venons-en directement au fait, milord, lui dit-elle d'une voix monocorde. Avec la mort d'Allen Summervale, ce gouvernement a perdu sa majorité aux Lords. Vous le savez et je le sais. Le soutien des pairs non alignés était en grande partie assuré par ses relations personnelles avec eux. Lord Alexander, le successeur logique du Premier ministre, ne dispose pas des mêmes alliances et, en leur absence, il ne peut pas former de gouvernement comme l'exige la Constitution. — En effet, Votre Majesté », murmura Haute-Crête, et Élisabeth sentit un grognement subsonique hargneux agiter le corps long et fin sur son épaule comme Ariel percevait les émotions du baron. « Le moment est mal choisi pour que le Royaume stellaire soit paralysé par une lutte pour le pouvoir, milord, dit-elle sans détour. Je vous ai invités, Lady Descroix, la comtesse de La Nouvelle-Kiev et vous, en tant que meneurs reconnus de l'opposition, pour vous demander votre soutien. En tant que votre souveraine, je vous demande de considérer les graves défis – et opportunités – issus du récent retournement de la situation militaire. J'aimerais que vous acceptiez de former un gouvernement de coalition avec Lord Alexander pour Premier ministre, pour la durée du conflit. — Votre Majesté, commença Haute-Crête un tout petit peu trop vite pour qu'il s'agisse d'une réaction spontanée à sa requête, je suis vraiment désolé, mais... — Cela ne durera pas longtemps, l'interrompit Élisabeth, les yeux rivés sur la comtesse. L'Amirauté et mes analystes civils jugent tous qu'au rythme opérationnel actuel et au vu de l'avantage technologique décisif dont jouissent en ce moment nos forces, la guerre sera terminée d'ici six mois, neuf tout au plus. Je vous demande seulement de soutenir le gouvernement actuel et sa politique assez longtemps pour que ce royaume et son peuple saisissent la victoire qui est à leur portée. — Votre Majesté, répondit fermement Haute-Crête, comme un tuteur reprenant la parole à un élève têtu, je suis vraiment désolé, mais cela ne sera pas possible. Il y a eu beaucoup trop de désaccords fondamentaux, à la fois de politique et de principe, entre l'opposition et le gouvernement Cromarty, et Lord Alexander a été trop associé à ces désaccords. Si je devais proposer un tel arrangement au parti, la moitié de mes collègues le refuseraient sans discuter. — Milord, fit Élisabeth en montrant les dents en ce que seules les âmes les plus charitables auraient pu appeler un sourire, j'ai toute confiance en votre force de persuasion. Je suis sûre que, si vous le vouliez vraiment, vous pourriez... convaincre l'association de vous soutenir. » Haute-Crête cilla légèrement comme son ton acéré perçait son armure. La discipline de vote de l'association des conservateurs était légendaire, et tout le monde savait que ses membres voteraient exactement comme il le leur demanderait, mais il ne paraissait pas s'attendre à ce que la reine fasse allusion à sa dérobade, même indirectement. Toutefois son hésitation fut brève – s'il s'agissait bien d'une hésitation – et il leva les mains en un petit geste de regret. — Je suis désolé, Votre Majesté, mais il serait impossible à l'association des conservateurs, pour une question de principe, de soutenir un gouvernement de coalition dirigé par Lord Alexander. — Je vois. » Élisabeth s'exprimait d'une voix dure et glaciale. Elle le regarda un long moment en silence, puis reporta les yeux sur Lady Descroix. « Et les progressistes, milady ? — Oh, mon Dieu. » Descroix soupira puis secoua la tête d'un air contrit. « J'aimerais vraiment pouvoir vous rendre service, Votre Majesté, mais je crains que ce ne soit impossible. Tout simplement impossible. » Élisabeth se contenta de hocher la tête et posa les yeux sur la comtesse. Celle-ci grimaça, mais elle leva le menton et soutint franchement le regard de la reine. « Votre Majesté, je crains que le parti libéral ne juge tout aussi impossible de soutenir Lord Alexander en tant que Premier ministre. » Élisabeth s'enfonça dans son fauteuil, et la température sembla chuter perceptiblement dans la pièce confortable. La Nouvelle-Kiev s'agitait légèrement, mais Haute-Crête restait immobile, comme parfaitement calme, sous le regard noir de la reine, et Lady Descroix se tordait seulement les mains sur les genoux en s'efforçant de paraître petite et impuissante. « Je vous ai demandé, comme c'est mon droit en tant que monarque, d'accéder à mes vœux dans l'intérêt de la sécurité du Royaume stellaire, dit froidement Élisabeth. Je ne vous ai pas demandé de renoncer à vos principes. Je ne vous ai pas demandé d'adopter ou faire mine d'adopter une idéologie qui vous indispose, vous ou les membres de votre parti. Mon seul souci est la continuité au sommet nécessaire pour remporter la guerre et établir une paix durable. Je vous demande de vous élever au-dessus de la politique partisane – quel que soit le parti, et pas seulement le vôtre – et de vous montrer dignes de ce moment de notre histoire. » Elle marqua une pause et attendit, mais ils se contentèrent de la regarder en retour. Le visage de la comtesse était tendu, ses yeux troublés, mais elle ne paraissait pas vouloir reculer; Haute-Crête avait l'air poliment attentif, sans plus, tandis que Descroix semblait soucieuse mais résolue. Élisabeth sentit sa colère lutter contre les chaînes dont elle l'avait entourée et se répéta une fois de plus qu'il était de son devoir d'amener ces gens à accepter un compromis. « Très bien, dit-elle. Posons toutes les cartes sur la table, voulez-vous ? Je me rends parfaitement compte que l'association des conservateurs, le parti progressiste et le parti libéral à eux trois détiennent suffisamment de voix à la Chambre haute, en l'absence des pairs non alignés, pour former un gouvernement. Je me rends également compte qu'à vous trois vous contrôlez suffisamment de voix pour empêcher Lord Alexander de former un gouvernement, bien que les centristes et les loyalistes détiennent une majorité de plus de vingt pour cent à la Chambre des communes. Et je connais vos raisons – vos véritables raisons – de refuser de former un gouvernement de coalition. » Elle s'interrompit, les mettant au défi de protester contre son affirmation implicite que leur discours sur les « principes » n'était qu'un tissu de mensonges, mais aucun d'eux ne semblait prêt à relever ce défi précis, et sa lèvre se retroussa imperceptiblement. « Je suis parfaitement au fait des réalités de la politique partisane ici, dans le Royaume stellaire. J'avais espéré que vous vous montreriez capables de vous élever au-dessus de cette réalité, même brièvement, à ce moment critique, parce qu'à cet instant je ne peux pas vous forcer à le faire, et vous le savez. Une lutte prolongée entre la Couronne et une opposition possédant la majorité à la Chambre des Lords pourrait avoir des conséquences désastreuses sur la guerre et, contrairement à vous, je ne peux pas choisir de négliger mes responsabilités envers ce royaume et son peuple pour jouer à des jeux politiques mesquins, ambitieux, myopes et imbéciles. Son mépris était cinglant, et la comtesse s'empourpra, mais elle ne fit pas mine de lâcher ses alliés. « Je vous l'assure, continua Élisabeth, si unis que vous soyez en ce moment, vos politiques et principes fondamentaux sont trop opposés pour que cette unité perdure. Vous pouvez, si vous le choisissez, vous en servir en cet instant pour ignorer mes souhaits, mais vous agissez ainsi à vos risques et périls, car votre unité prendra fin... et la Couronne sera toujours là. » Un silence de mort plana un instant, et même Haute-Crête paraissait un peu ébranlé quand il le rompit. « Est-ce une menace, Votre Majesté ? demanda-t-il, incrédule. — C'est un rappel, milord. Un rappel que la maison de Winton sait reconnaître ses amis... et aussi ceux qui ne le sont pas. Nous avons la mémoire longue, baron. Si vous voulez vraiment m'avoir pour ennemie, cela peut certainement s'arranger, mais je vous conjure de bien y réfléchir auparavant. — Votre Majesté, vous ne pouvez tout simplement pas menacer et intimider des pairs du Royaume ! » La voix de Haute-Crête était passionnée tandis que le masque tombait pour la première fois. « Nous aussi, nous avons un rôle légitime et une fonction dans le gouvernement du Royaume stellaire, et notre opinion collective a au moins autant de poids que celui d'un unique individu, quel qu'il soit. Vous êtes notre reine. En tant que vos sujets, nous sommes tenus de vous écouter et de peser vos avis, mais vous n'êtes pas un dictateur et nous ne sommes pas des esclaves ! Nous agirons en fonction de ce que nous pensons être le mieux, en accord avec notre interprétation de la situation intérieure et étrangère, et toute rupture entre nous et la Couronne ne sera pas de notre fait. — L'entretien est terminé », fit Élisabeth en se levant, tremblant de rage, trop furieuse pour remarquer l'incrédulité dans les yeux de ses invités alors qu'elle violait tout le protocole solennel de la rencontre. « Je ne peux pas vous empêcher de former un gouvernement. Envoyez-moi votre liste de ministres. Je la veux avant demain midi. J'agirai immédiatement en fonction. Mais... (elle les assassina chacun leur tour du regard) souvenez-vous de ce jour. Vous avez raison, milord. Je ne suis pas un dictateur, et je refuse de me comporter comme tel simplement à cause de votre bêtise et de votre arrogance. Mais je n'ai pas besoin de cela pour m'occuper de gens comme vous, et le moment viendra où vous tous sans exception vous repentirez. » Et sur ces mots, elle tourna les talons et quitta le salon avec colère. CHAPITRE QUARANTE-SIX « Ils ont refusé, n'est-ce pas ? » fit William Alexander avec lassitude comme Élisabeth III entrait d'un pas rapide. Le regard noir qu'elle lui lança était plus éloquent qu'un discours, et il haussa les épaules, épuisé. « Nous savions qu'ils refuseraient, Votre Majesté. De leur point de vue, ils n'avaient pas le choix. — Et pourquoi pas ? » Alexander se tourna vers celle qui avait parlé. Selon les règles du protocole, Honor Harrington n'avait rien à faire dans cette pièce à ce moment précis. Duchesse ou non, elle n'avait jamais fait partie du gouvernement Cromarty et n'avait aucun rôle officiel dans la formation du suivant. Mais Élisabeth avait souhaité sa présence, de même que Benjamin Mayhew, qui était aussi conscient que tous les Manticoriens de l'importance capitale de ce moment. Sa propre situation sur Grayson était beaucoup* plus simple, puisque sa Constitution l'autorisait à choisir qui il voulait pour Chancelier, et même les Clefs ne pouvaient pas s'y opposer. Élisabeth, hélas, ne jouissait pas de la même autorité. Son Premier ministre était légalement tenu de contrôler une majorité de voix à la Chambre des Lords. Cela faisait partie des restrictions que les premiers colons avaient établies afin de protéger le contrôle qu'ils exerçaient sur le Royaume stellaire (et celui de leurs enfants plus tard) et, contrairement à bon nombre d'autres restrictions, celle-ci avait survécu intacte. Il y avait eu des occasions par le passé où un monarque manticorien avait été forcé d'accepter un Premier ministre qu'il n'avait pas choisi, mais elles n'avaient pas été heureuses. La Couronne était trop intimement impliquée dans la gestion quotidienne du Royaume pour qu'un affrontement entre le monarque et le Premier ministre soit autre chose qu'un désastre en puissance. En règle générale, la dynastie Winton avait considéré que le temps travaillait pour elle et s'était attachée à minimiser les conflits avec des Premiers ministres peu appréciés, en partant du principe que la Couronne durerait plus longtemps que n'importe quelle majorité, mais dans certains cas cela s'était avéré impossible, et un conflit ouvert entre la Cour et le cabinet avait bloqué le processus de gouvernement. Or c'était précisément ce que personne ne pouvait se permettre en ce moment. « Pourquoi n'ont-ils pas le choix, demanda Honor. S'il est entendu dès le début que l'arrangement est temporaire, qu'il ne s'agit que d'un compromis momentané, le temps de finir la guerre, ils peuvent sûrement céder au moins un peu de terrain ! » Élisabeth éclata d'un rire brusque et laid, et Honor la dévisagea. « Excusez-moi, Honor, dit la reine au bout d'un moment. Je ne me moquais pas de vous. Mais s'attendre à ce que ces imbéciles cèdent du terrain sur une question de principe revient à... attendre d'un chat sylvestre qu'il refuse une branche de céleri ! — Je ne le dirais pas comme ça », fit Alexander avant de marquer une pause pour soigneusement peser ses mots. Il lui manquait la faculté d'Honor à percevoir la fureur de la reine qui palpitait comme une fournaise, mais il la connaissait depuis des années. Il n'avait pas besoin d'un don empathique particulier pour constater combien elle maîtrisait mal sa colère, et il redoutait par-dessus tout qu'elle en perde le contrôle. « Et comment le diriez-vous, alors ? » s'enquit la reine. Il haussa les épaules. » De leur point de vue, ils doivent saisir cette occasion qui –en ce qui les concerne – représente un exercice parfaitement légitime de leur pouvoir politique, pour reprendre le contrôle aux centristes et aux loyalistes. Ils n'ont pas le choix s'ils veulent réparer les dégâts qu'a soufferts leur soutien populaire. » Honor haussa un sourcil interrogateur, et il soupira. « L'opposition s'est fourvoyée à plusieurs reprises. En s'opposant avant-guerre au renforcement de notre flotte et à l'extension de l'Alliance. En refusant de voter une déclaration de guerre officielle après l'affaire de Hancock. Dans sa façon de vous traiter, milady. Et dans sa façon de réagir aux offensives de McQueen. » Il eut un rire amer à son tour. « J'en étais presque désolé pour eux pendant que nous faisions les derniers préparatifs pour l'offensive d'Hamish, parce que je savais qu'ils commettaient un suicide politique en intensifiant leurs critiques de notre gestion militaire au moment où nous nous apprêtions à appuyer sur la gâchette. Bref, ils ont adopté tout un ensemble de positions qui se sont révélées erronées. Ou que les électeurs ont considérées comme telles, en tout cas. Je doute que des gens tels que La Nouvelle-Kiev ou Haute-Crête admettraient qu'ils avaient vraiment tort, même maintenant. » Ce que cela signifie pour eux, poursuivit-il, c'est que nous, centristes, avons récolté les avantages d'avoir eu raison alors qu'eux passaient pour des imbéciles. Nous détenons une majorité de vingt pour cent aux Communes en ce moment. Si des élections avaient lieu demain, nous pourrions facilement doubler ce chiffre, voire faire mieux encore, et c'est ce qui flanque une trouille bleue à l'opposition – et même à certains des pairs non alignés qui soutenaient Allen. — Pardon ? » Honor inclina la tête, et il eut un sourire en coin. — Songez-y, milady. Les centristes et les loyalistes, les deux partis qui ont toujours le plus soutenu la Couronne, ont su mener la guerre malgré l'obstruction systématique de l'opposition, qui prédisait en chœur qu'une guerre contre Havre ne pouvait se conclure que par un désastre. Aujourd'hui, après avoir persévéré en dépit de leur obstruction, nous sommes sur le point d'obtenir une victoire militaire totale. Et de la même façon que nous avons essuyé des critiques pour notre "manque de préparation" quand McQueen a lancé ses offensives, le mérite d'avoir gagné la guerre "impossible" va nous revenir. » Depuis qu'Hamish a démarré l'opération Bouton-d'or, l'opposition est terrifiée à l'idée qu'Allen organise des élections législatives dès la reddition de la RPH. Ils se disent, à juste titre, que leur représentation à la Chambre des communes serait balayée aux urnes. Et ils se disent aussi qu'avec une majorité écrasante aux Communes, plus le soutien inconditionnel de la Couronne, plus le prestige de s'être révélé un grand dirigeant politique en temps de guerre, Allen serait en position de mettre en déroute toute opposition à la Chambre des Lords également. Les libéraux craignent que leurs demandes de réformes sociales soient enterrées, et progressistes et conservateurs redoutent qu'Élisabeth et Allen réussissent ce que tous les Winton depuis Élisabeth Ire espèrent accomplir : briser le monopole de la Chambre des Lords sur l'introduction des lois de finances et son droit de regard sur les nominations par la Couronne. Par conséquent, même si en réalité ils ne peuvent pas se sentir, les partis d'opposition ne voient pas d'autre option que de coopérer et de s'assurer qu'il n'y ait pas un centriste ni un loyaliste près de l'accord de paix quand les Havriens se rendront bel et bien. De cette façon, c'est à eux que reviendra le mérite d'avoir gagné la guerre, pas à nous. Non seulement cela, mais ils pourront décider eux-mêmes quand organiser les prochaines élections législatives, et vous pouvez être sûre qu'ils passeront d'abord un an ou deux à réparer les pots cassés en agitant des carottes de politique intérieure sous le nez des électeurs. — Je vois. » Le ton d'Honor était dépourvu d'expression, et Élisabeth lui adressa un sourire lugubre. « Bienvenue dans la réalité de la politique partisane à la mode de Manticore, fit la reine. D'après certains propos de Benjamin avant que je ne rentre, je suis sûre qu'il avait une idée assez précise de la direction que prenait notre vie politique, et je ne lui reproche pas d'avoir été inquiet. En ce qui me concerne, je ne me fierais pas à l'opposition pour organiser une dégustation d'alcool dans une distillerie, mais on dirait qu'il n'y a pas moyen de les empêcher de former le prochain gouvernement. Ce qui signifie que ces crétins vont formuler la politique du Royaume stellaire, soit en réalité celle de l'Alliance tout entière, à moins que je ne m'oppose publiquement à eux en provoquant une crise constitutionnelle qui pourrait se révéler encore plus dangereuse que de laisser gouverner ce ramassis d'incompétents finis, égoïstes et assoiffés de pouvoir, qui ne pensent qu'à servir leurs propres intérêts ! » Honor grimaça à la rage à peine contenue que trahissait le ton d'Élisabeth, mais il y avait autre chose là-dessous – une fureur brute, impérieuse, nourrie par une souffrance personnelle et qui devait venir d'une autre source que la perspective de voir sa volonté contrecarrée ou même d'un dégoût face à la conduite partisane de l'opposition. « Pardonnez-moi, Votre Majesté, s'entendit-elle dire avec beaucoup de douceur, mais il y a plus que cela. Pour vous, en tout cas. » Élisabeth haussa les sourcils, puis son regard se porta vers le perchoir que Nimitz partageait avec Ariel. « Oui. Oui, vous devez le sentir, n'est-ce pas ? » murmura-t-elle, et Honor acquiesça. Elle avait du mal à croire qu'elle en avait pipé mot, car elle n'avait pas à se mêler des affaires privées de sa reine, mais quelque chose dans la douleur d'Élisabeth ne lui laissait pas le choix. Elle ne pouvait pas déceler autant de souffrance sans essayer d'intervenir. « II n'y a pas que ça », dit Élisabeth en se détournant des deux humains. Elle se leva et tendit les mains vers Ariel pour prendre le chat sylvestre dans ses bras et enfouir son visage dans sa fourrure. Il ronronna bruyamment pour elle, lui caressant la joue de sa main préhensile, et elle prit une profonde inspiration avant de se retourner vers Honor et Alexander. « Très peu de gens sont au courant, leur dit-elle, et, en tant que votre reine, je dois avoir votre parole que nul n'en entendra parler par vous - sauf peut-être Benjamin lui-même, dans votre cas, Honor. » Ses invités s'entre-regardèrent puis hochèrent la tête et se tournèrent à nouveau vers elle, qui carra les épaules. « Vous savez tous deux que mon père est mort dans un accident de grav-ski. Ce que vous ignorez, c'est qu'il ne s'agissait absolument pas d'un accident. Il a été assassiné. » Honor inspira violemment, avec l'impression qu'on venait de lui donner un coup de poing dans le ventre. « Il a en réalité été assassiné par certains hommes politiques manticoriens opposés à ses décisions militaires... et dans les faits à la solde de la République populaire de Havre, poursuivit Élisabeth, lugubre. Ils espéraient installer une héritière adolescente - moi - sur le trône et contrôler le choix de mon régent afin de... détourner la politique manticorienne pour que nous cessions de nous préparer à résister à l'agression havrienne. Voilà pour le but à long terme. Quant à l'objectif à court terme... (elle sourit sans joie) vous vous souvenez sans doute que c'est juste après la mort de mon père que les Havriens ont attaqué l'Étoile de Trévor. Je suis persuadée qu'ils comptaient sur la confusion engendrée par la mort de papa pour paralyser toute tentative éventuelle de notre part pour les empêcher de s'approprier l'un des terminus du trou de ver. — Mon Dieu, Élisabeth ! » Alexander était si ébranlé qu'il en oublia le titre qu'il veillait toujours à utiliser dans sa relation officielle avec la reine. « Si vous saviez tout cela, pourquoi ne l'avez-vous dit à personne ? — Je ne pouvais pas, répondit Élisabeth d'une voix plus lugubre que jamais, déchirée et fragilisée par une vieille douleur. Nous n'étions pas prêts pour une guerre ouverte, or accuser les Législaturistes d'avoir orchestré le meurtre de papa aurait bien pu y mener. Et dans le cas contraire, la preuve que des agents havriens avaient pénétré au plus haut niveau de notre gouvernement et assassiné le roi n'aurait pu mener qu'à des chasses aux sorcières massives, qui nous auraient handicapés sur le plan intérieur alors que nous devions être forts et unis pour soutenir la consolidation militaire. Et cette atmosphère de soupçon mutuel amer et de dénonciations aurait facilité la tâche à de futurs agents havriens prêts à dénoncer les "traîtres" plus fort que tous les autres, afin de se hisser dans des positions de pouvoir ici, chez nous. » Elle ferma brièvement les yeux, l'air épuisé et hanté par ses souvenirs, et ses narines s'évasèrent. « Je .voulais leur peau. Bon sang, comme j'ai pu vouloir leur peau! Mais Allen et tante Caitrin -. surtout tante Caitrin m'ont convaincue que je ne pouvais pas les faire arrêter et juger. J'ai même voulu les défier en duel et les tuer de mes mains puisque je ne pouvais pas les faire juger. » Elle eut un sourire en coin à la soudaine lueur de compréhension sur le visage d'Honor, et elle hocha la tête. « C'est pourquoi j'ai tant compati avec vous concernant ce salopard de Nord-Aven, Honor, reconnut-elle. Mais ces mêmes contraintes qui m'interdisaient de les traduire en justice rendaient un duel encore moins envisageable, et j'ai donc dû les laisser tranquilles. J'ai dû laisser vivre les hommes et femmes qui avaient assassiné mon père par pure ambition personnelle. » Elle se détourna et, sans le voir, regarda par la fenêtre le magnifique spectacle de lumière des jardins du Palais touchés par la nuit. Honor secoua la tête : les Havriens avaient assassiné le roi Roger pour installer une « adolescente » faible et aisément manipulable sur le trône ? Si ça avait été possible, elle aurait eu pitié de ces gens qui avaient écopé d'Élisabeth III en lieu et place. « Et maintenant ceci, dit enfin la reine, à voix si basse qu'on l'entendait à peine : on ne le prouvera peut-être jamais, mais je suis convaincue — je sais — que les Havriens sont derrière ce qui s'est passé à Yeltsin. Les Fidèles peuvent avoir pressé la détente, mais ce sont les Havriens qui leur ont fourni les armes... et qui leur ont probablement suggéré de "convaincre" Mueller de faire passer les balises de guidage à bord en nous les donnant, à Allen et moi. » Et Mueller l'avait payé, songea Honor avec férocité. Le seigneur avait été mis en accusation, jugé et condamné à mort en une semaine à peine, et la sentence avait été aussitôt exécutée. Nul ne contestait qu'il avait offert les pierres de mémoire à Élisabeth et Cromarty, et son sort était scellé à l'instant où l'on avait découvert la balise dans la pierre d'Élisabeth. Elle fut rappelée de cette brève digression quand Élisabeth se détourna de la fenêtre. « Et certains analystes se demandent pourquoi je déteste autant la République populaire, dit-elle d'une voix monocorde. La réponse est simple, non ? Les Législaturistes et Séclnt ont assassiné mon père il y a trente-quatre ans. Maintenant le comité de salut public et SerSec ont assassiné mon Premier ministre, mon oncle, mon cousin et leur personnel tout entier, plus tous leurs gardes et l'équipage de mon yacht au complet. Des gens que je connais depuis des années. Des amis ! Ils ont aussi essayé de me tuer, moi, ma tante et Benjamin Mayhew, et n'y ont échoué que grâce à vous, Honor. Rien ne change avec les Havriens. Et ces gens — ces imbéciles — pérorent devant moi depuis dix ans T en parlant de "retenue", de "réaction mesurée" et de "résolution pacifique du conflit" pendant qu'Allen et moi menons cette guerre malgré eux, et maintenant ils veulent même lui retirer tout le mérite de ce qu'il a accompli ? » Elle montra les dents, secoua la tête, et, quand elle reprit la parole, sa voix exprimait une fermeté inflexible. « Je ne suis peut-être pas capable de les empêcher de former un gouvernement partisan et de vous en exclure, William. Pas maintenant. Mais je vous promets une chose : le jour viendra où ces gens se rappelleront l'avertissement que je viens de leur donner. » CHAPITRE QUARANTE-SEPT Oscar Saint-Just ferma le fichier et s'adossa dans son fauteuil. Il n'y avait personne d'autre, et aucun œil ne vit donc ce que beaucoup auraient juré impossible : un infime tremblement parcourant les doigts de ses deux mains avant qu'il ne les serre fermement pour le calmer. Il regarda dans le vide pendant quelques secondes infinies, et un grand calme régnait dans son cœur. Pour la première fois depuis la mort de Robert Pierre, il sentait l'espoir grandir au fond de lui, et il prit une profonde inspiration, la retint puis expira bruyamment. Il ne s'attendait pas vraiment à ce que Hassan réussisse. Il le reconnaissait désormais, bien qu'il n'en eût pas été capable plus tôt. Pas alors qu'il était si essentiel que ce plan marche. La décapitation de l'Alliance restait son seul espoir puisque la situation militaire s'effritait, et il s'était donc forcé à croire au succès de Hassan, croire qu'il n'avait qu'à tenir encore un peu. Et cela avait bel et bien fini par marcher. Pas aussi pleinement qu'il l'avait espéré, certes, mais ça avait marché. Il avait été amèrement déçu lorsque les rapports préliminaires avaient révélé que Benjamin Mayhew et Élisabeth III en avaient tous deux réchappé, et il avait grincé des dents en découvrant à qui ils le devaient. Rares étaient les questions sur lesquelles Oscar Saint-Just et la peu regrettée Cordélia Ransom s'accordaient parfaitement, mais Honor Harrington en faisait partie. La seule différence entre Saint-Just et Ransom était que celui-ci l'aurait fait exécuter discrètement et ensevelir dans une tombe anonyme sans jamais admettre l'avoir vue. Mais à mesure que les premiers rapports fragmentaires sur la réaction intérieure manticorienne à l'événement lui parvenaient, Saint-Just avait commencé à comprendre que cela valait peut-être mieux ainsi. S'il avait eu Élisabeth et Benjamin mais pas Cromarty, le fils d'Élisabeth serait simplement monté sur le trône en conservant le même gouvernement. Au mieux, cela aurait seulement retardé l'inévitable sans l'empêcher. Quand les meneurs de l'opposition manticorienne avaient annoncé leur décision de former un gouvernement excluant les centristes de Cromarty et les loyalistes, une formidable occasion s'était offerte à Oscar Saint-Just, et il ne comptait surtout pas la laisser passer. Il enfonça un bouton sur son intercom. — Oui, citoyen président, répondit aussitôt sa secrétaire. — Trouvez-moi le citoyen ministre Kersaint et la citoyenne ministre Mosley, lui ordonna Saint-Just. Dites-leur que j'ai besoin de les voir immédiatement. — Tout de suite, citoyen président ! » Saint-Just s'enfonça une fois de plus dans son fauteuil, croisa les mains et leva les yeux vers le plafond tout en attendant le nouveau ministre des Affaires étrangères de la RPH et la femme qui avait remplacé Léonard Boardman à l'Information publique. Leurs prédécesseurs respectifs se trouvaient dans l'Octogone – otages ou traîtres, nul ne le savait réellement – quand Saint-Just avait ordonné qu'on appuie sur le bouton, et ils manquaient indéniablement d'expérience dans leur nouveau poste. D'un autre côté, ils étaient tous les deux terrifiés face à Oscar Saint-Just, et il était sûr qu'ils parviendraient à faire exactement ce qu'il attendait d'eux. « C'est bon, Allyson, fit Havre-Blanc en frottant ses yeux ensommeillés. Je suis réveillé. » Il consulta son chrono de chevet et grimaça. Le Benjamin le Grand vivait sur un cycle standard de vingt-quatre heures plutôt que sur celui de vingt-deux heures spécifique à Manticore, et il était trois heures du matin juste passé. Il n'était couché que depuis trois heures, et il devait assister dans cinq heures seulement au briefing final des amiraux avant de lancer l'assaut contre Lovat. Ça a intérêt à être important, songea-t-il avant d'enfoncer des boutons sur son communicateur. Le terminal s'alluma sur le visage du capitaine de vaisseau Granston-Henley. Il s'agissait d'un lien visuel à sens unique –Havre-Blanc n'avait pas l'intention de laisser quiconque le voir épuisé et à peine sorti du sommeil – mais il y songea à peine en remarquant l'expression de son visage. « Qu'y a-t-il ? » Son ton était moins caustique que prévu, et Granston-Henley reprit ses esprits avec un effort visible. « Nous venons de recevoir un bâtiment courrier, milord. De la part des Havriens. — Des Havriens? répéta lentement Havre-Blanc, et elle hocha la tête. — Oui, monsieur. Il a passé le mur hyper il y a vingt-six minutes. Nous avons capté sa transmission il y a cinq minutes et... (elle consulta son chrono) trente secondes. Elle était en clair, monsieur. — Et que disait-elle ? s'enquit-il alors que Granston-Henley marquait une pause comme si elle hésitait sur la démarche à suivre. — C'est un message de Saint-Just à Sa Majesté, milord, répondit-elle. Il veut... Monsieur, il dit qu'il veut lancer des pourparlers de paix ! » « Non! » Élisabeth III se leva d'un mouvement souple, et son poing s'abattit comme un marteau sur la table de la salle de conférence. Plus d'un se crispa autour d'elle, mais le Premier ministre Haute-Crête et la ministre des Affaires étrangères Descroix restèrent impassibles. « Votre Majesté, nous devons envisager longuement et sérieusement cette offre, dit Haute-Crête dans le silence assourdissant. — Non », répéta Élisabeth à voix plus basse mais avec davantage de ferveur encore, et elle braqua ses yeux marron sur le Premier ministre comme la batterie principale d'un vaisseau du mur. « C'est une ruse. Une décision désespérée. — Quoi qu'il en soit, et indépendamment des motivations du président Saint-Just, intervint Descroix sur un ton doux et raisonnable qu'Élisabeth haïssait désormais avec passion, le fait est que cela nous offre une chance de faire cesser les combats. Et les pertes humaines, Votre Majesté. Pas seulement du côté de la RPH, mais du nôtre aussi. — Si nous laissons Saint-Just s'en tirer maintenant, alors que nous avons le pouvoir de l'écraser, lui et son régime avec, ce sera une trahison de tous les hommes et femmes qui sont morts pour nous amener où nous en sommes, répondit Élisabeth sans détour. Et ce sera aussi une trahison de nos partenaires" au sein de l'Alliance, qui comptent sur notre soutien et notre direction pour leur survie ! Il n'y a qu'un seul moyen de s'assurer la paix avec la République populaire la vaincre, réduire à néant ses capacités militaires et faire en sorte qu'elles restent ainsi ! — Votre Majesté, la violence n'a jamais rien réglé », intervint le ministre de l'Intérieur, la comtesse de La Nouvelle-Kiev. Elle paraissait embarrassée sous le regard méprisant que la reine lui lança, mais elle secoua obstinément la tête. « Mon opposition à cette guerre a toujours été fondée sur la certitude que la résolution pacifique des conflits est largement préférable au recours à la violence. Si le gouvernement précédent l'avait compris et avait laissé une chance à la paix à la suite de l'assassinat du président Harris, nous aurions peut-être mis fin aux combats il y a dix ans. Je me rends compte que vous n'y croyez pas, mais nous sommes nombreux dans cette salle à en être convaincus. Vous aviez peut-être raison à l'époque et nous tort, mais nous ne le saurons jamais parce que l'occasion a été rejetée. Mais cette fois-ci nous avons une offre claire de la part de l'autre camp, une proposition précise pour mettre fin à la tuerie, et je crois que nous avons une responsabilité morale impérative d'examiner sérieusement tout ce qui peut nous le permettre. — Une "proposition précise" ? répéta Élisabeth en désignant d'un index méprisant le bloc-mémo devant elle. Tout ce qu'il propose, c'est un cessez-le-feu sur nos positions – ce qui lui évite la perte de Lovat ainsi que celle de son système capitale – pour offrir un "moment de répit" propice aux négociations ! Quant à ces conneries hypocrites sur le thème de "nous partageons votre douleur face à l'assassinat de vos dirigeants car il nous est arrivé la même chose"... » Elle fit la moue comme si elle s'apprêtait à cracher. « La situation n'est certes pas tout à fait similaire, mais nos deux nations ont bel et bien vécu des changements majeurs de gouvernement, fit remarquer Haute-Crête d'une voix calme et suave. Tout le monde regrette évidemment beaucoup la mort du duc de Cromarty et du comte du Pic-d'Or, mais il se peut que le changement des réalités et des perceptions politiques résultant de cette tragédie ait finalement des résultats positifs. Je m'imagine mal Pierre nous envoyant une offre comme celle-ci, mais Saint-Just est de toute évidence un homme plus pragmatique. C'est sans doute le changement de gouvernement qui l'a amené à penser que nous pourrions sérieusement envisager l'idée d'un règlement négocié. Et si c'est le cas, alors l'accord de paix final deviendrait d'une certaine façon un monument à la mémoire du duc de Cromarty et de votre oncle, Votre Majesté. — Si vous me parlez encore une fois de mon oncle, je vous fais personnellement passer la tête à travers le plateau de la table », lui répondit Élisabeth d'un ton monocorde assassin, et le baron s'écarta physiquement d'elle. Il fit mine de répondre aussitôt, mais s'arrêta quand un sifflement plus assassin encore échappa au chat sylvestre perché sur son épaule. Haute-Crête passa la langue sur ses lèvres, les yeux rivés sur Ariel qui montrait des crocs blancs comme de l'os, puis il déglutit bruyamment. — Je... vous présente mes excuses, Votre Majesté, dit-il enfin au milieu d'un silence stupéfait. Je ne voulais pas manquer de respect à votre... Je veux dire, j'essayais simplement d'expliquer que les changements des deux côtés de la ligne de front, pour regrettables que soient certains, ont aussi pu créer un climat dans lequel de véritables négociations et la fin des combats deviennent possibles. Et comme le dit la comtesse de La Nouvelle-Kiev, nous portons la responsabilité morale d'explorer toutes les voies susceptibles de mettre un terme aux énormes pertes en vies humaines et en biens matériels qu'a entraînées cette guerre. » Élisabeth le regarda avec mépris, puis ferma les yeux et s'imposa de reprendre sa place. Son sale caractère. Son fichu sale caractère ! Si elle avait le moindre espoir de faire cesser cette folie, elle devait convaincre au moins une minorité des collègues de Haute-Crête de la soutenir, et ses colères ne l'y aideraient pas. « Milord, dit-elle enfin d'une voix redevenue presque normale, le problème c'est qu'il n'y a pas réellement eu de changement dans leur camp. N'avez-vous pas écouté ce que disait Amos Parnell ? Pierre et Saint-Just sont la force motrice derrière tous les événements en RPH depuis qu'ils ont assassiné le président Harris et son gouvernement tout entier. Cet homme est un boucher – le boucher de la République populaire. Il se fiche du nombre de morts, tout ce qui l'intéresse, c'est la victoire et le pouvoir de la nation. Sa nation. Ce qui signifie que toutes les "propositions de paix" qu'il peut faire ne sont que des ruses destinées à gagner du temps pendant qu'il s'efforce de se remettre d'une situation militaire désespérée. Et si nous acceptons de négocier, nous lui donnons ce temps ! — J'ai envisagé cette possibilité, Votre Majesté. » Haute-Crête était encore vert de peur et la sueur perlait sur son front, mais lui aussi fit un effort pour parler normalement. « En fait, j'en ai discuté avec l'amiral Janacek. » Il désigna de la tête le nouveau Premier Lord de l'Amirauté, Sir Édouard Janacek, et le responsable civil de la Flotte se redressa dans son fauteuil. « J'ai étudié la situation militaire en détail, Votre Majesté », dit-il avec l'air condescendant d'un professionnel, bien que son dernier commandement spatial remontât à plus de trente ans. « Il est certainement possible que le mobile de Saint-Just soit au moins en partie de s'offrir un répit militaire. Mais cela ne lui servira à rien. Notre supériorité qualitative est trop grande. Rien de ce qu'il a ne peut se mesurer aux nouveaux systèmes développés à partir du travail de l'amiral Hemphill. » Il rayonnait, et Élisabeth serra les dents. Sonja Hemphill était la cousine de Janacek... et le Premier Lord agissait comme si toutes ses idées venaient en fait de lui. « Certes, ils n'ont pas su résister au comte de Havre-Blanc jusqu'à maintenant », reconnut Élisabeth, prenant plaisir à voir Janacek grimacer à la mention de Havre-Blanc. L'animosité entre les deux amiraux remontait à des décennies, et elle était aussi amère qu'implacable. « Mais qui peut dire ce qu'ils pourraient inventer si nous leur donnons le temps de reprendre leur souffle et d'y réfléchir ? — Votre Majesté, il s'agit de mon domaine de compétence, répondit Janacek. Nos nouveaux systèmes sont le produit d'années de recherche intensive par des ingénieurs en R & D incomparablement mieux formés et équipés que ceux de la République populaire. Il est impossible que la RPH les reproduise en moins de quatre ou cinq ans T. Cela devrait sûrement suffire pour nous permettre de conclure un accord de paix raisonnable ou de prouver que Saint-Just n'a pas l'intention de négocier sérieusement. Et en attendant, je vous l'assure, la Flotte les surveillera de très près pour déceler tout signe de menace à venir. — Vous voyez, Votre Majesté, intervint Haute-Crête, mielleux. Les risques de notre côté sont mineurs, mais le bénéfice potentiel – la fin d'une guerre financièrement ruineuse et meurtrière contre un adversaire dont nous n'avons pas envie de conquérir les planètes – est énorme. Comme le dit la comtesse de La Nouvelle-Kiev, il est temps que nous laissions une chance à la paix. » Élisabeth soutint son regard en silence puis parcourut la table de conférence. Une ou deux personnes détournèrent les yeux; la plupart lui rendirent son regard avec une nuance plus ou moins affirmée d'assurance... ou de défi. « Et si nos alliés ne sont pas d'accord avec vous, milord ? s'enquit-elle enfin. — Ce serait regrettable, Votre Majesté, admit Haute-Crête avant de se fendre d'un petit sourire. C'est toutefois le Royaume stellaire qui a – et de loin – payé le plus gros de l'addition pour cette guerre, à la fois économiquement et en termes de vies perdues. Nous avons le droit d'explorer toute piste permettant de mettre fin au conflit. — Même de manière unilatérale et sans l'approbation de nos partenaires par traité ? — J'ai soigneusement examiné les traités en question, Votre Majesté. Ils ne comportent aucune interdiction particulière concernant des négociations unilatérales entre l'un des signataires et la République populaire. — Peut-être parce qu'il n'est jamais venu à l'idée des négociateurs qui ont rédigé ces traités que l'un de leurs alliés les trahirait si complètement et de sang-froid », suggéra Élisabeth sur le ton de la conversation. Elle vit Haute-Crête s'empourprer. « C'est une façon de voir les choses, Votre Majesté, dit-il. Une autre consiste à souligner que si nous parvenons à négocier la paix entre le Royaume stellaire et la République populaire, la paix entre la RPH et nos alliés devra également suivre. Auquel cas il ne s'agit pas de trahison mais plutôt d'atteindre le véritable but de ces traités : la paix, des frontières sûres et la fin de la menace militaire que représente la République populaire. » Il avait réponse à tout, comprit Élisabeth, et elle n'avait pas besoin de signes de la part d'Ariel pour savoir que presque tous les membres du gouvernement étaient d'accord avec lui. Et, elle le reconnaissait avec une honnêteté amère, sa propre attitude n'avait pas aidé. Elle aurait pu se taire, contrôler son mauvais caractère et attendre son heure; au lieu de cela, elle s'était dévoilée trop tôt. Tous les collègues de Haute-Crête au gouvernement savaient qu'elle était devenue leur ennemie mortelle, et cela avait produit un effet auquel elle ne s'attendait pas. La menace qu'elle représentait pour eux – la vengeance qu'elle exercerait dès que l'occasion se présenterait, ils le savaient tous – les avait rapprochés. Les différences naturelles qui auraient dû les séparer avaient été englouties par la nécessité de réagir au danger plus grand qu'elle incarnait, et aucun d'eux ne se désolidariserait des autres pour la soutenir contre Haute-Crête, La Nouvelle-Kiev et Descroix. Et sans un allié au sein du gouvernement, même la reine de Manticore ne pouvait pas rejeter les recommandations unanimes de son Premier ministre, son ministre des Affaires étrangères, son ministre de l'Intérieur et du Premier Lord de l'Amirauté. « Très bien, milord, s'imposa-t-elle de dire. Nous allons essayer à votre façon. Et j'espère, pour notre bien à tous, que vous avez raison et que j'ai tort. » CHAPITRE QUARANTE-HUIT « Je n'arrive pas à y croire », murmura d'un air lugubre Michelle Henke, comtesse du Pic-d'Or, en contemplant d'un œil noir la baie de Jason depuis la fenêtre de sa suite au troisième étage de l'hôtel particulier d'Honor sur la côte est. « Bon sang, mais qu'est-ce qu'elle croit, Élisabeth ? — Qu'elle n'a pas le choix », répondit sombrement Honor dans son dos. Elle avait prolongé son séjour sur Manticore à la requête de la reine et partageait son temps entre son hôtel particulier, le Palais du Montroyal et l'ambassade de Grayson. Son statut unique de dignitaire des deux nations lui donnait aussi une perspective unique et, même si presque tous les membres du gouvernement Haute-Crête la détestaient – et réciproquement, elle le reconnaissait –, elle était un intermédiaire trop précieux pour qu'on s'en passe d'un côté ou de l'autre. Benjamin savait qu'elle avait l'oreille d'Élisabeth, Élisabeth que Benjamin lui faisait implicitement confiance, et même Haute-Crête savait que, s'il voulait entendre ce que Benjamin pensait réellement d'une idée, c'était elle la meilleure source disponible. Ce qui signifiait qu'on lui avait offert un point d'observation bien meilleur qu'elle ne l'aurait voulu, d'où elle était témoin de l'un des épisodes les plus honteux de l'histoire du Royaume stellaire de Manticore. Enfin, elle avait vu des tas de choses dernièrement qu'elle n'aurait jamais voulu voir, songea-t-elle avant de se tourner vers Henke. Michelle Henke était devenue comtesse du Pic-d'Or suite à la mort de son père et de son frère aîné, mais son vaisseau était alors affecté à la Huitième Force. Celle-ci ne pouvait pas se passer de l'Édouard Saganami, et le voyage de retour aurait pris si longtemps qu'elle aurait forcément raté les funérailles. Elle était donc restée sur le front et avait noyé sa peine dans l'exercice de son devoir, jusqu'à ce que Havre-Blanc la choisisse pour rapporter la proposition de trêve de Saint-Just à Manticore. Caitrin Winton-Henke était parfaitement capable de diriger le comté qui venait d'échoir à Michelle, et Honor savait que les deux femmes voyaient dans la foule de leurs responsabilités leur seul réconfort face au chagrin. Mais Michelle n'était rentrée que depuis quelques heures. C'était la première fois qu'Honor et elle se retrouvaient seules, en dehors de LaFollet et Nimitz, et Honor prit une profonde inspiration. « Mike, je suis désolée », dit-elle tout bas. Michelle se raidit et se détourna en hâte de la fenêtre en entendant la douleur qui perçait dans sa voix de soprano. « Désolée ? » Elle haussa les sourcils, surprise, et Honor acquiesça. Je *ne pouvais arrêter qu'un seul missile, dit-elle. Je devais faire un choix, et... » Elle s'interrompit, le visage tendu, incapable de finir sa phrase, et l'expression de Henke s'adoucit. Elle resta figée le temps de deux ou trois respirations, les yeux brillants tandis qu'elle refoulait ses larmes, mais quand elle se força à parler, son contralto rauque paraissait presque normal. « Ce n'est pas ta faute, Honor. Dieu sait que j'aurais pris la même décision à ta place. Ça fait mal – mon Dieu, ça fait terriblement mal de savoir que je ne reverrai plus jamais papa ni Calvin, mais grâce à toi ma mère est encore en vie. Et ma cousine. Et le Protecteur Benjamin. » Elle attrapa Honor par les deux bras puis secoua vigoureusement la tête. « Personne n'aurait pu faire plus que tu n'en as fait, Horion Personne. N'en doute jamais ! » Honor plongea un instant son regard dans les yeux de Henke, goûtant leur sincérité, puis elle soupira et hocha la tête. Intellectuellement, elle savait depuis le début que Henke avait raison, mais elle avait eu affreusement peur que son amie ne le voie pas ainsi. Et, elle le reconnaissait, tant qu'elle n'avait pas su que Henke ne lui reprochait pas la mort de son père et de son frère, elle n'avait pas tout à fait réussi à ne pas s'en vouloir. Mais elle pouvait désormais les laisser reposer, et elle inspira profondément et hocha de nouveau la tête. « Merci de ta compréhension, fit-elle doucement, et Henke claqua la langue en signe d'exaspération. — Honor Harrington, tu es sûrement la seule personne dans l'univers qui ait eu peur que je ne comprenne pas ! » Elle secoua doucement son amie plus grande, puis recula et reporta son regard sur les eaux bleu cobalt de la baie de Jason. « Et maintenant que cette question est réglée, que voulais-tu dire au juste, "Élisabeth n'a pas le choix" ? — C'est le cas, fit Honor, acceptant ce retour à un sujet moins douloureux. Le gouvernement tout entier est uni. Sa seule alternative est d'accepter leur politique ou de rejeter les recommandations unanimes de tous ses ministres nommés de manière constitutionnelle. En théorie, elle a le pouvoir de le faire. Dans les faits, ce serait catastrophique. Au mieux, cela entraînerait une crise constitutionnelle prolongée au moment précis où nous pouvons le moins nous le permettre. Et une fois qu'on s'engage sur ce terrain, qui sait où cela s'arrête ? Il est toujours effrayant de créer des précédents constitutionnels, et il n'existe aucun moyen sûr de prévoir si le nouveau précédent favoriserait la Couronne ou le gouvernement... et donc les Lords. — Mon Dieu, Honor ! Je croyais que tu n'aimais pas la politique », s'exclama Henke qui ne plaisantait qu'à moitié. Honor haussa les épaules. « En effet. Mais depuis qu'Élisabeth est revenue sur Manticore, je me retrouve coincée dans un rôle de conseil, en quelque sorte. Je ne m'y sens pas à l'aise, et je ne pense pas être très douée, mais quand elle a insisté en disant qu'elle avait besoin de moi, je pouvais difficilement refuser. Pas après tout ce qui s'est passé. Et puis... (sa bouche esquissa un sourire dépourvu d'humour) au moins, de cette façon, Benjamin dispose de quelqu'un de confiance pour le rassurer sur le fait qu'Élisabeth, elle, n'a pas perdu la tête, quoi que mijote le gouvernement. — Ils vont donc vraiment accepter cette trêve ? Alors que nous sommes presque aux portes de la capitale ? » Henke paraissait toujours incapable d'y croire, et Honor ne le lui reprochait pas. Mais... « C'est exactement ce qu'ils vont faire », répondit-elle calmement. Oscar Saint-Just leva les yeux vers le citoyen ministre Jeffery Kersaint et fit une chose que le ministre aurait jurée impossible : il sourit. Son immense sourire semblait parfaitement déplacé sur ce visage toujours impassible. Mais, vu les circonstances, Kersaint le comprenait tout à fait, car le citoyen président – avec l'aide de son ministre – venait de réussir l'impossible. « Ils ont mordu ? demanda le dictateur de la RPH comme s'il n'avait pas vraiment cru Kersaint la première fois. Ils ont approuvé ? Tout approuvé ? — Oui, citoyen président. Ils ont accepté un cessez-le-feu sur nos positions. Les deux camps conservent les systèmes qu'ils occupent actuellement, dans l'attente de négociations complètes pour mettre fin à la guerre. Ils demandent... (il jeta un coup d'œil à son bloc-mémo) que nous envoyions immédiatement une délégation pour confirmer les détails de la trêve et que nous commencions les pourparlers officiels sous deux mois standard. — Bien. Bien ! Nous pouvons les occuper des mois avec des pourparlers. Des années s'il le faut! » Saint-Just se frotta les mains, comme un homme qui vient de voir sa vie prolongée... ou du moins son exécution temporairement ajournée. « Au moins des années, monsieur. Et nous pourrions même parvenir à négocier un véritable traité. — Ah ah ! Je ne le croirai que quand je le verrai, fit Saint-Just, sceptique. Mais ça me convient, Jeffery. Je n'ai réellement besoin que d'un peu de temps pour mettre de l'ordre dans ma maison et trouver comment réagir face à leurs nouvelles armes, et le citoyen amiral Theisman a déjà fait quelques suggestions intéressantes de ce côté. Bien joué. Très bien joué, même ! — Merci, monsieur, répondit Kersaint. — Voyez Mosley et ébauchez un communiqué. Je veux un texte aussi optimiste que possible. Et dites à Mosley d'organiser un entretien avec Joan Huertes au plus vite. — Oui, monsieur. Je m'en occupe tout de suite », fit Kersaint avant de quitter d'un pas vif le bureau de Saint-Just. Le citoyen président resta assis à fixer dans le vide un point que lui seul voyait, et cette fois il sourit légèrement à ce qu'il trouvait là. Puis il se secoua. Le temps de mettre de l'ordre dans sa maison, avait-il dit à Kersaint. Il l'avait maintenant, et il appuya sur une touche de l'intercom. « Oui, citoyen président ? — Trouvez-moi le citoyen amiral Stéphanopoulos. Et réquisitionnez un courrier de SerSec pour Lovat. » « Citoyen amiral, j'ai une requête de com de la part du citoyen amiral Heemskerk », annonça le lieutenant de vaisseau Frasier, et Lester Tourville releva les yeux de l'exercice tactique sur le répétiteur de Shannon Foraker avec un frisson soudain. Levant la main, il interrompit sa conversation avec Foraker et Youri Bogdanovitch et se tourna vers l'officier de com. « Le citoyen amiral a-t-il dit ce qu'il voulait ? demanda-t-il d'une voix dont le calme apparent le surprenait. — Non, citoyen amiral, répondit Frasier avant de s'éclaircir la gorge. Mais un courrier de SerSec est entré dans le système il y a environ quarante-cinq minutes. — Je vois. Merci. » Tourville hocha la tête à l'adresse de Frasier et se retourna vers Bogdanovitch et Foraker. « Je vais devoir prendre cet appel, je le crains, dit-il. Nous reviendrons à ceci plus tard. — Bien sûr, citoyen amiral », répondit calmement Bogdanovitch, et Foraker acquiesça. Mais l'officier tactique prit soudain une brusque inspiration, et Tourville reporta son regard vers elle. « L'Alphand vient de lever ses barrières latérales, citoyen amiral, dit-elle. De même que le Duchesnois et le Lavalette. En fait, on dirait que l'escadre tout entière du citoyen amiral Heemskerk vient d'être autorisée à l'action. — Je vois, répéta Tourville, qui réussit à sourire. Il semblerait que le message du citoyen amiral soit plus urgent que je ne m'y attendais. » Il regarda Évrard Honeker de l'autre côté du pont et vit une prise de conscience similaire dans les yeux de son commissaire du peuple, mais Honeker resta muet. Après tout, il n'y avait rien à dire. Foraker enfonçait des touches sur sa console, affinant sans doute ses données, comme si cela allait faire la moindre différence. Même si Tourville avait été tenté de résister à l'ordre qu'il savait Heemskerk sur le point de lui donner, ça aurait été futile. Avec l'escadre SS déjà prête au combat, il aurait été suicidaire de seulement amorcer la levée des barrières latérales de son vaisseau amiral ou d'activer ses systèmes d'armement. « Je vais le prendre à mon fauteuil de commandement, Harrison », dit-il à l'officier de com. Après tout, inutile d'essayer de dissimuler la mauvaise nouvelle à quiconque dans son état-major. « À vos ordres, citoyen amiral », répondit calmement Frasier. Tourville gagna son fauteuil d'amiral, s'y installa puis enfonça le bouton de com situé sur son bras. L'afficheur devant lui s'alluma sur le visage sévère et flasque du citoyen contre-amiral Alasdair Heemskerk, Forces spatiales du Service de sécurité, et Tourville s'imposa de sourire. « Bonjour, citoyen amiral. Que puis-je pour vous ? — Citoyen amiral Tourville, répondit Heemskerk d'une voix monocorde et officielle, je dois vous demander de me rejoindre immédiatement à bord de mon vaisseau amiral, conformément aux ordres du citoyen président Saint-Just. — Nous allons quelque part ? » Le cœur de Tourville battait la chamade, et il découvrit que ses mains suaient abondamment. Bizarre. La terreur des combats ne l'avait jamais frappé si fort. « Nous rentrons à La Nouvelle-Paris, répondit Heemskerk, inébranlable, pour y étudier votre degré de complicité avec la citoyenne ministre McQ... » Le son et l'image s'interrompirent, et Tourville écarquilla les yeux. Mais que... « Mon Dieu ! » s'écria quelqu'un, et Tourville fit pivoter son fauteuil dans la direction du cri pour se figer, incrédule, devant l'afficheur visuel principal. Douze sphères d'un éclat insupportable déchiraient la noirceur veloutée de l'espace. Elles étaient immenses et si formidablement lumineuses qu'il était douloureux de les regarder malgré les filtres automatiques de l'afficheur. Et tout en les fixant, il vit une autre vague de lumière éblouissante, beaucoup plus lointaine. Impossible de discerner les détails de cette seconde éruption, mais elle semblait avoir eu lieu dans le secteur du vaisseau amiral de Javier Giscard... et de l'escadre SS affectée à sa surveillance. Lester Tourville reporta son regard sur les boules de plasma mourantes qui étaient quelques instants plus tôt l'escadre du citoyen contre-amiral Heemskerk. Un silence complet régnait sur le pont d'état-major, semblable à celui qu'un micro peut enregistrer dans le vide, et il déglutit. Puis le charme se brisa comme Shannon Foraker relevait la tête de la console d'où elle venait d'envoyer un code informatique d'allure parfaitement innocente sur le réseau tactique, à destination de l'un des innombrables plans opérationnels qu'elle avait transmis aux unités de la Douzième Force ces trente-deux derniers mois T. « Oups », dit-elle. Oscar Saint-Just termina un énième rapport, gribouilla une signature électronique et appuya son pouce sur le scanner. Une matinée productive, songea-t-il en consultant l'heure au coin de son afficheur, et pas seulement pour lui. Kersaint faisait des merveilles sur le front diplomatique. Il avait convaincu les Manticoriens d'organiser le premier volet des négociations ici, sur Havre, et il avait embourbé les imbéciles envoyés par Haute-Crête et Descroix dans des discussions sans fin sur la forme de la fichue table de conférence ! Le citoyen président s'autorisa un petit rire bien rare et secoua la tête. À ce rythme, il faudrait six mois pour approcher un tant soit peu d'une question importante, et cela lui convenait. Parfaitement. La République était pour l'essentiel dans un état de choc après l'interruption brutale des hostilités, et certains seraient sans doute furieux, dans un premier temps, de la reddition de la RPH, puisque c'était ainsi que les Manties et les services d'information interstellaires semblaient tous voir les événements. Mais ces individus furieux allaient très bientôt découvrir que ce qui se passait en réalité, c'est que les Manties ne se taillaient plus des parts à volonté dans le territoire de la République. Et pendant ce temps la Flotte populaire — ou plutôt les services armés unifiés qui allaient absorber et supplanter tous les services réguliers sous commandement SS — avançait déjà dans sa quête d'une façon de contrer les nouvelles armes ennemies. Ou du moins de limiter leur efficacité. D'ailleurs, l'amiral Theisman ne devrait pas tarder pour la conférence habituelle du mercredi, et Saint-Just s'autorisa un bref accès d'autosatisfaction. Theisman s'était avéré un choix inspiré pour commander la flotte capitale. Il avait rassuré les officiers réguliers, son absence manifeste d'ambitions politiques avait calmé les spéculations effrénées sur une autre tentative de coup d'État, et il comprenait parfaitement qu'il ne resterait à la tête de la flotte capitale, et en vie, que tant qu'il satisferait Saint-Just. Une fois que le président aurait rapatrié Giscard et Tourville et réglé leur sort, il pourrait s'occuper d'un grand nettoyage général chez les militaires, et... L'univers se souleva follement. Cela ne ressemblait à rien de ce que Saint-Just connaissait jusque-là. L'instant d'avant, il était assis dans son fauteuil derrière son bureau; l'instant d'après, il était sous le bureau, sans le moindre souvenir de comment il y était arrivé. Puis le rugissement de l'explosion s'abattit sur lui, lui déchirant les tympans même dans cette pièce insonorisée, et l'univers se souleva encore. Et encore. Chaque fois dans une cacophonie assourdissante. Il se releva laborieusement, s'accrochant à son bureau pour ne pas retomber, et une série de chocs moindres le secouèrent. Ils semblaient s'éloigner, et le président se mit à tousser dans le nuage de poussière en suspension dans son bureau. Elle devait venir du tapis, songea-t-il, ébahi que son cerveau fonctionne assez clairement pour le comprendre. Et il y avait un second nuage de poussière, plus haut, qui devait venir du plafond. Fascinant. Il regarda descendre lentement le nuage supérieur qui allait rejoindre l'autre. Il ignorait depuis combien de temps il se tenait là quand une nouvelle perturbation soudaine le tira de sa demi-stupeur. Quelque chose heurta le flanc du bâtiment et secoua encore une fois la structure. Cette secousse-ci était beaucoup plus faible que les autres, mais elle se répéta encore et encore, au moins une dizaine de fois, puis il entendit le gémissement de carabines à plasma et le rugissement sifflant et mortel de triples canons, et il comprit quelle était la source des secousses les plus faibles. Des navettes d'assaut. Des navettes d'assaut perçant des brèches dans les murs extérieurs de la tour avant de se glisser dans le trou pour vomir leurs troupes. Il se tourna vers le bureau, ouvrit brutalement un tiroir et en sortit le pulseur qu'il gardait là en cas d'urgence, puis il fit demi-tour et se précipita vers la porte. Il n'avait aucune idée de ce qui se passait, mais il devait sortir de là avant... La porte disparut dans une pluie d'éclats avant qu'il ne l'atteigne. La force de l'explosion le projeta en arrière, l'allongeant à terre, et le pulseur lui échappa quand il desserra sa poigne. L'arme heurta le mur et tomba sur le tapis, près de la porte. Saint-Just secoua la tête et, dans un effort, se mit à quatre pattes. Son visage était couvert de sang qui perlait des innombrables petites coupures et égratignures que les fragments de la porte lui avaient infligées, mais il n'avait pas le temps de s'en préoccuper. Il commença d'avancer résolument vers le pulseur. Son univers tout entier se limitait à cette arme qu'il fallait atteindre avant de se relever puis, de là, fuir par le couloir devant le bureau de sa secrétaire jusqu'à l'ascenseur secret vers le hangar du toit. Un pied s'abattit devant lui, et il se figea, car c'était un pied en armure de combat. Il resta accroupi, à fixer ce pied, puis, malgré lui, son regard remonta une jambe noire de suie en alliage synthétique. Il atteignit un point à vingt-cinq centimètres au-dessus de sa tête et s'arrêta là, rivé sur la gueule d'une carabine à impulsion militaire. Il s'agenouilla devant le pied sans comprendre ce qui se passait, et d'autres pieds crissèrent en passant les vestiges de sa porte. De la fumée lui parvenait depuis l'antichambre, et il entendait des cris et hurlements lointains étouffés par le bruit reconnaissable entre tous de tirs d'artillerie lourde et légère, mais le bruit de ces pieds semblait parvenir directement à son cerveau avec une clarté parfaite, cristalline, sans même passer par ses oreilles. Les paires de pieds étaient plus nombreuses cette fois : trois en armure de combat et une en bottes réglementaires de la Flotte. Un exosquelette gémit, et une main en armure passa dans le col de Saint-Just pour le soulever sans effort et le remettre debout, avec vigueur mais sans brutalité. Le président essuya le sang sur son visage et écarquilla les yeux dans un effort pour éclaircir sa vision. Il lui fallut quelques secondes, mais il finit par y arriver, et sa bouche se pinça lorsque son regard croisa celui de Thomas Theisman. L'amiral était flanqué de quatre immenses fusiliers en armure de combat, et les yeux de Saint-Just s'étrécirent quand il vit le pulseur dans la main de Theisman. C'était l'arme qu'il avait laissée tomber, et ses doigts se plièrent comme pour serrer la crosse qu'il ne tenait plus. « Citoyen président, fit calmement Theisman, et Saint-Just découvrit les dents en une grimace sanglante. — Citoyen amiral, articula-t-il en réponse. — Vous avez commis deux erreurs, fit Theisman. Enfin, plutôt trois. La première a été de me choisir pour commander la flotte capitale sans affecter un nouveau commissaire pour garder l'œil sur moi. La deuxième a été de ne pas faire complètement effacer la base de données de l'amiral Graveson. Il m'a fallu un moment pour trouver le fichier qu'elle y avait dissimulé. J'ignore ce qui s'est passé quand McQueen a tenté sa chance. Peut-être Graveson a-t-elle paniqué et eu peur d'agir en voyant que McQueen ne vous avait pas attrapé en même temps que Pierre dans son premier coup de filet. Mais, quoi qu'il en soit, le fichier qu'elle a laissé m'a appris qui contacter au sein de la flotte capitale quand j'ai décidé de reprendre là où McQueen s'était arrêtée. » Il s'interrompit, et Saint-Just le fixa une seconde puis rejeta la tête en arrière. « Vous avez parlé de trois erreurs, dit-il. Quelle était la troisième ? — Mettre fin aux hostilités et rappeler Giscard et Tourville, répondit Theisman sans détour. Je ne sais pas ce qui s'est passé à Lovat, mais je doute fort que l'un comme l'autre se soient allongés sur le dos en faisant le mort pour vos sbires de SerSec, et j'imagine que vous avez essuyé quelques pertes vous aussi. Mais, plus important encore, en donnant ces ordres, vous avez signalé à tous les officiers réguliers que les purges s'apprêtaient à recommencer... et, cette fois, nous ne le tolérerons pas, citoyen président. — Alors vous me remplacez, c'est ça ? » Saint-Just éclata d'un rire dur. « Vous êtes vraiment fou au point de vouloir ce boulot ? — Je n'en veux pas, et je ferai mon possible pour l'éviter. Mais ce qui compte, c'est que les hommes et les femmes honnêtes de la République ne peuvent plus laisser quelqu'un comme vous occuper plus longtemps ce poste. — Et maintenant? s'enquit Saint-Just. Un grand procès spectacle avant l'exécution ? La preuve de mes "crimes" pour les proles et les journalistes ? — Non, fit plus bas le citoyen amiral. Je pense que nous avons vu suffisamment de ces procès. » Sa main se leva, armée du pulseur de Saint-Just, et le citoyen président écarquilla les yeux tandis que la gueule du pulseur s'alignait avec son front à un mètre de distance. « Au revoir, citoyen président. »