PROLOGUE Obscurité. Ténèbres au-dessus comme autour d'elle. Dérivant sans rêves, aussi infinies que les étoiles elles-mêmes, se fondant en elle. Elles l'enveloppaient, se mêlaient à elle qui se recroquevillait pour les repousser dans le néant chaud et inerte qu'elle était. Mais elles s'effilochaient. Lentement, imperceptiblement même pour quelqu'un comme elle, les replis et les ululements de l'obscurité se desserraient. Des bribes de paix se détachèrent et la pulsation de la vie s'accéléra. Elle broncha — en se plaignant de cette nouvelle gêne, somnolente — et se cramponna aux ténèbres comme un dormeur à ses couvertures par un matin glacé. Mais ce répit s'effila entre ses doigts et elle se réveilla... dans le noir. Pourtant, c'était une obscurité différente et ses pensées s'aiguisèrent, tandis que le froid la balayait, dissipant l'ultime chaleur. Son être se tendit vers l'extérieur, prompt et pressant, mû par ce qu'un mortel aurait pu qualifier de peur, mais seul le vide lui répondit, de sorte qu'une lame de douleur la fouailla. Ils étaient partis — ses sœurs et leurs créateurs. Tous étaient partis. Elle, qui n'avait jamais été qu'une simple conscience, restait seule, et le vide l'aspirait. Il cherchait à l'engloutir, mais elle n'était que l'ombre de ce qu'elle avait été jadis... une ombre qui entendait fredonner en elle, sous-jacent, avec toute l'indifférence, l'impavide absence de malice de l'extinction, le chant de la solitude. Une barrière s'érigea, élevée par une pensée tentant délibérément de faire échec au néant. Ce qui, jadis, ne lui aurait coûté aucun effort l'entraînait à présent comme une ancre, mais le poids en était supportable. Elle sortit un peu plus de sa torpeur, tandis que la conscience palpitait, vacillante, dans les vastes cavernes vides de son être, et ce qu'elle vit l'horrifia. Comme elle s'était enfoncée profond ! Que n'avait-elle perdu! Pourtant elle restait telle qu'en elle-même, si diminuée fût-elle, et une lugubre étincelle d'humour palpita. Ses sœurs et elle s'étaient naguère posé la question. Elles en avaient discuté entre elles, murmurant dans l'immobilité du sommeil quand leurs maîtres n'avaient pas de tâches à leur confier. La foi avait fait naître leurs créateurs à la vie, bien qu'ils s'en défendissent, et ses sœurs savaient que, lorsque cette foi s'éteindrait, ceux qu'elle et ses autres « moi » servaient feraient de même. Mais qu'adviendrait-il d'elles ? L'œuvre de leurs créateurs disparaîtrait-elle avec eux ? Ou bien avaient-ils créé, sottement ou par négligence, une force qui risquait de leur survivre ? Elle connaissait désormais la réponse... et la maudissait. Demeurer la seule et se réveiller pénétrée de cette connaissance, sentir cette plaie béante là où auraient dû se trouver ses autres « moi », c'était un châtiment plus cruel encore que tous ceux qu'elle/elles avaient endurés jusque-là. Et se savoir ainsi affaiblie, elle qui avait été la plus féroce et la plus terrifiante de tous ses « moi », était une torture encore plus subtile. Elle stagnait en suspension dans des ténèbres qui n'avaient plus rien de réconfortant, aspirant à une paix qu'elle avait perdue même si elle devait la retrouver dans le non-être, mais toujours imbue du dessein pour lequel on l'avait créée. Besoin et faim frémissaient en elle, et elle n'avait jamais été patiente ni docile. Quelque chose en son for intérieur râla contre ses créateurs disparus, les réprouvant de l'avoir laissée sans directives, inutile, et elle hésitait en tremblant à prendre une décision, attirée par la solitude vers la mort et néanmoins poussée vers la vie par un désir informulé. Puis autre chose palpita à la périphérie de ses sens. Ça dégouttait sur fond de ténèbres, encore plus faible qu'elle, et elle tâtonna dans sa direction. Tâtonna, le toucha et balbutia, muette de stupeur, au contact de cette haine pure et hérissée... de la férocité de cette braise mourante qui hurlait son tourment inarticulé. Ça ne provenait pas de ses créateurs mais d'un mortel, et elle s'étonna de sa vigueur. La braise rougeoya à son contact, plus brûlante encore, brasillant, consumant ses maigres réserves dans cet appel désespéré. Elle l'invectivait en glapissant, plus puissante dans cette supplication agonisante que ne l'avaient jamais été ses créateurs; et elle la connaissait. Elle la connaissait! Non pas par son nom... non pas en tant qu'entité mais pour ce qu'elle était. Sa torture se referma sur elle comme une paire de tenailles, l'arrachant au néant pour de nouveau accomplir sa fonction. LIVRE PREMIER VICTIMES CHAPITRE PREMIER La navette d'assaut trônait dans le corral telle une malédiction, voilée d'un rideau de neige fine poussé par le vent. De la fumée colportant une odeur de chair brûlée qui prenait à la gorge tourbillonnait, mêlée aux flocons, et les museaux de ses canons à énergie et de ses lance-torpilles fumaient là où ils s'évaporaient en sifflant. Des mégabisons pelés gisaient autour de ses béquilles d'atterrissage, leur carcasse de quinze cents kilos génétiquement modifiée déchiquetée sous la neige et réduite en charpie sanglante par les explosifs brisants. Les écuries et les étables n'étaient plus que des décombres calcinés, et chevaux et mules s'entassaient contre la palissade opposée; ils avaient cessé de hennir. Ils n'avaient pas fui sur-le-champ, car ils avaient déjà vu approcher des navettes et les seuls humains qu'ils connaissaient les avaient toujours bien traités. À présent, un alignement de cadavres massacrés témoignait de leur fuite finale affolée. Ils n'étaient pas morts seuls : un corps humain gisait près du portail, un jeune garçon âgé peut-être de quinze ans — difficile à dire, après le déluge de balles qui l'avait achevé — qui s'était précipité à découvert pour l'ouvrir quand le carnage avait débuté. Un des assaillants franchit la porte béante de ce qui naguère avait été un foyer en rebouclant sa ceinture, poursuivi par un son inarticulé, prononcé par une voix brisée qui avait perdu toute humanité depuis plusieurs heures. Un ultime coup de pistolet retentit; le son se brisa net. Le commando rajusta sa cuirasse puis se fourra deux doigts dans la bouche et émit un coup de sifflet strident. Les autres membres de son équipe se faufilèrent hors de la maison ou émergèrent des hangars, déjà chargés de brassées d'objets de valeur. « J'appelle le cargo dans... quarante minutes HAP ! » Du bras, le chef fit le geste de pomper puis désigna un espace dégagé près de la navette d'assaut posée au sol. « Rassemblez tout ici pour le tri ! — Et Yu ? » s'enquit un homme en montrant d'un brusque signe de tête le seul commando mort, dont le corps gisait par terre, entremêlé au cadavre de son meurtrier aux cheveux blancs. La rafale avait déchiqueté le vieil homme, mais le visage de Yu était figé en un rictus de surprise horrifiée et ses doigts raidis étreignaient la glace ensanglantée là où le poignard de survie avait glissé sous sa cuirasse pour l'éventrer. Le chef haussa les épaules. « Assurez-vous qu'il est bien décontaminé et abandonnez-le. Les autorités seront satisfaites de noter que quelqu'un au moins aura tué un pirate. Pourquoi les décevoir ? » Il gagna le corps de Yu en quelques enjambées et le fixa en grimaçant. Ce pauvre taré oubliait constamment qu'il s'agissait d'un boulot, pas d'une bonne occasion de s'envoyer en l'air comme un goret. Sûr de lui, il était tombé sur ce vieux croûton dans le seul dessein de prendre son pied en le désossant. Si ce vieillard avait disposé d'une arme correcte, il aurait pu expédier une bonne demi-douzaine de nos gars. Certes, le chef avait choisi voilà bien longtemps de renoncer à son humanité, mais il ne verserait certainement pas de larmes sur Yu ni sur ses pareils. Il lui tourna le dos, refit signe à ses hommes, et la troupe d'assaillants s'enfonça de nouveau dans la fumée, les ruines et le carnage pour reprendre le pillage. Elle émergea de la neige telle l'ombre à la fourrure blanche de la mort, des mèches de cheveux ambrés voletant autour d'un visage ovale dont les yeux de jade semblaient sortir tout droit de l'enfer. Son cheval fourbu gisait loin derrière ; ses flancs avaient cessé de se soulever et sa sueur avait gelé. Elle avait pleuré en songeant avec quelle vaillance il avait répondu à son âpre pression, mais ses larmes avaient séché depuis. L'axel s'instillait en elle, et le temps semblait s'écouler lentement et gauchement, tandis que l'air glacé lui brûlait les poumons. Le communicateur qui l'avait convoquée alourdissait une poche de son parka et elle fourra ses jumelles dans l'autre tout en progressant dans cette blancheur immaculée. Elle avait reconnu le modèle de la navette – un de ces vieux modules Léopard, loin d’être neuf mais encore fonctionnel – et compté les assaillants .quand ils s'étaient rassemblés autour de leur commandant. Vingt-quatre, vingt-cinq en comptant le cadavre qui gisait avec grand-père dans la neige. Le plein pour un Léopard, constata sous son crane l'ordinateur impavide. Ne restait donc plus personne à bord, ce qui signifiait que nul ne pouvait la tuer avec les armes de la navette... et qu'elle pourrait en massacrer davantage avant de mutait. Elle vérifia de la main gauche le poignard de survie accroché à sa hanche puis referma la droite sur son fusil. Ses adversaires possédaient des armes d'assaut, certains portaient des grenades et tous étaient dotés de cuirasses inertes. Ce n'était pas son cas, mais elle n'en avait cure et caressait amoureusement son arme. Un félin des neiges, comme celui qui s'en prenait à leurs troupeaux depuis que l'hiver avait touché à sa fin normale, pouvait même s'en prendre à un mégabison; raison pour laquelle elle était sortie ce matin lourdement armée. Elle atteignit la navette et s'agenouilla derrière une de ses béquilles pour observer la maison. Elle avait envisagé de s'approprier l'oiseau, mais un Léopard devait être doté d'un canonnier distinct et connecté à la télémétrie de son vaisseau mère. Elle ne pouvait en aucun cas s'en emparer sans qu'on l'apprenne immédiatement là-haut, ni même se servir de son armement; si bien que la vraie question était de savoir s'ils avaient laissé leur com allumée. Si l'appareil de leur casque était relié à l'unité principale, ils pouvaient appeler des renforts. Mais de quelle distance ? Trente kilomètres... lui apprit son ordinateur. De chez les Braun, soit peu moins d'une minute pour une navette. Trop court. Pas moyen de les descendre à mesure qu'ils sortiraient; elle n’en tuerait pas assez avant de mourir. Ses yeux de jade glacés ne cillèrent même pas en balayant le cadavre mutilé de son frère. Elle était braquée, son esprit fourmillait de souvenirs qu'elle avait tenté d'oublier pendant cinq ans, et elle les étreignit comme elle étreignait son fusil. Aucun Berserker, lui apprit l'ordinateur. Chevauche l'axel. Ne gâche pas ta mort. Elle quitta le couvert et, pareille à un tourbillon de neige un peu plus dense que les autres, se dirigea vers le transformateur. Un assaillant y était en train de siffler, agenouillé pour débrancher le commutateur. Dix pour cent des crédits de sa sœur étaient passés dans cet appareil, lui fit observer l'ordinateur alors qu'elle posait silencieusement son fusil pour dégainer le poignard. Un demi-pas, des doigts d'acier agrippant une chevelure huileuse, l'éclair d'une lame et le bras gauche de son parka n'est plus blanc. Et d'un. Elle lâcha le cadavre et récupéra son fusil puis entreprit de longer le flanc du transfo. Un pied fit crisser la neige, arrivant de l'arrière de l'édifice, et son fusil tournoya comme un bâton. Des yeux qui s'écarquillent sauvagement dans un visage stupéfait. Une main qui tâtonne en quête d'un pistolet. Des poumons qui tentent de téter assez d'air pour hurler... et la crosse qui écrase une trachée comme un marteau-pilon. L'homme se cassa en deux en arrière, émit un atroce gargouillis d'agonie, les mains crispées sur sa gorge broyée, et elle l'enjamba, le laissant suffoquer. Et de deux, chuchota l'ordinateur, et elle sortit de nouveau à découvert, flottant comme la neige, s'en servant. Une bourrasque de flocons balaya un des assaillants pendant qu'il halait un traîneau plein de fourrures de félins des neiges vers la navette d'assaut. Son nuage l'enveloppa et, quand elle fut passée, il gisait sur le ventre dans une flaque écarlate fumante. Et de trois, marmonna l'ordinateur pendant qu'elle se glissait derrière la maison et poussait la porte brisée de la pointe de l'orteil. Un commando releva les yeux en percevant ce léger froissement puis les écarquilla de stupéfaction en voyant cette silhouette drapée de neige traverser la cuisine jonchée de débris. Sa bouche béa et une explosion d'un blanc orangé le précipita dans la salle à manger par la porte cintrée. Quatre, compta l'ordinateur. Il était tombé sur le corps nu et brisé de sa mère. Des cris résonnèrent et un pirate planqué derrière le mur de la salle à manger fit pivoter son fusil à travers l'ouverture. Les yeux de jade de la mort ne cillèrent même pas : un éclair fora un trou large comme le poing dans le mur et l'homme qui se tapissait derrière. Cinq. Elle revint vivement sur ses pas, disparut dans la neige et se jeta à terre au coin d'une serre. Deux agresseurs fonçaient vers l'arrière de la maison, leur arme braquée, en pataugeant dans la neige. Elle les laissa passer. Les deux déflagrations parurent n'en faire qu'une et elle exécuta un roulé-boulé sur sa gauche, dégageant le coin de la maison. La navette se trouvait juste sous ses yeux et le commandant de la troupe d'assaut courait sauvagement vers sa rampe inclinée. Un poing de feu le frappa entre les omoplates; elle se releva à croupetons et, toujours pliée en deux, piqua sur l'abri du puits. Huit, chuchota l'ordinateur, puis un fusil d'assaut aboya devant elle. Elle s'abattit, tandis que la balle au tungstène explosait son fémur comme un épieu de plasma, et un des pirates poussa un cri de victoire. Mais elle n'avait pas lâché son fusil, et son triomphe se mua en terreur panique quand il le vit brusquement, presque machinalement, se braquer sur lui : sa tête éclata en une fontaine d'écarlate, de matière grise et d'esquilles d'une blancheur de neige. Elle se redressa sur sa jambe valide, les nerfs et les veines embrasés par les protocoles antichoc, et se traîna jusqu'à la fondation de cérambéton. Les yeux de jade perçurent un mouvement. Elle le traqua de son fusil, l'index crispé. Dix, ronronna l'ordinateur, tout en jaugeant distances, portées et vecteurs en fonction de sa mobilité réduite, et elle se faufila sous l'auvent de l'abri du puits. D'autres coups de feu éclatèrent, mais la terre ferme s'élevait devant elle comme une digue. Ils ne pouvaient lui tomber dessus que de face ou de flanc... et la rampe de la navette s'élevait sous ses yeux, dans sa ligne de mire. Un ouragan de balles pénétrantes au tungstène cribla l'abri du puits, cherchant à couvrir une seconde ruée désespérée vers la navette. Deux hommes foncèrent pour aller servir ses armes, et neige et terre giclèrent devant elle, arrosant son visage pareil à un masque. Des débris de cérambéton dégringolaient de l'auvent, mais ses cibles se déplaçaient lentement et maladroitement; elle ne tarda pas à refaire surface, écoutant la voix de son sergent instructeur," avec tout le temps dont elle avait besoin devant elle. Douze. Elle se remit à ramper avant qu'un des détenteurs de grenades ne songe à s'en servir, en ondoyant sur les coudes et le ventre, laissant derrière elle un ruban de sang cramoisi. Elle enfonça d'une claque un chargeur neuf dans son arme et ressortit sur sa gauche, de nouveau vers la maison, puis se releva sur son genou valide. Des fragments de métal lui sifflaient aux oreilles, mais elle était de nouveau dans le coup, chevauchait l'axel, tandis que son fusil oscillait avec une précision de métronome. Des amateurs, déclara l'ordinateur alors que trois pirates la chargeaient en tirant de la hanche comme les héros d'une holovid. Son index caressa la détente et le fusil lui heurta l'épaule. Encore. Trois fois. Quatre. Elle se releva, piqua un sprint poussif en se traînant dans la neige, tandis que des blocages nerveux l'isolaient de la douleur et que son muscle déchiré raclait un fémur aiguisé comme un couteau. Dans un recoin de son cerveau, elle se demandait combien de temps encore elle pourrait endurer ce régime avant que son artère fémorale n'éclate, mais une poussée d'adrénaline inonda son organisme, sa vision redevint nette et elle roula à couvert derrière le perron de façade. Seize, lui apprit l'ordinateur, puis dix-sept quand un pirate jaillit de la maison sous ses yeux et mourut. Il faillit lui tomber dessus et, à la vue de son équipement, son visage afficha une expression pour la première fois. Elle lui arracha sa ceinture de munitions et un sourire de louve lui retroussa les lèvres quand ses doigts ensanglantés s'emparèrent de la grenade. Elle la brandit, tout en écoutant les piétinements à l'intérieur de la maison, puis la balança en arrière, par-dessus son épaule, à travers la porte brisée. Le contre-amiral Howell se redressa tout droit dans son fauteuil en entendant une alarme glapir dans son récepteur neural. Une diode azur clignotait sur son écran holographique, bien au-delà de l'orbite planétaire la plus extérieure, et sa tête pivota brusquement vers son officier des opérations. Les yeux du capitaine Rendleman étaient fermés : il communiquait avec l'IA du vaisseau. Puis ils s'ouvrirent et croisèrent le regard de son supérieur. On a peut-être un problème, amiral. La station d'observation annonce que quelqu'un vient de pousser son propulseur Fasset à cinq heures-lumière. — Qui ça ? — Encore aucune certitude, amiral. Le central du renseignement travaille dessus, mais la signature gravifique est très ténue. Son intensité suggère un destroyer, peut-être un croiseur léger. — Mais, dans tous les cas, un vaisseau de la Flotte ? — — Sans aucun doute, amiral. — Merde ! » Howell fixa son écran avec morosité et regarda la lumière clignotante acquérir de la vélocité à un train dont seul était capable un vaisseau stellaire à propulsion Fasset. « Que diable fabrique-t-il dans les parages ? Ce système est censément nettoyé ! » Question purement rhétorique, ce dont Rendleman se rendit compte aussitôt puisqu'il se contenta de fixer son supérieur en arquant un sourcil. « HAP ? demanda Howell au bout d'un moment. — Floue, amiral. Ça dépend de son point de rotation, mais il prend de la vitesse à un rythme incroyable – il doit avoir de loin franchi la ligne rouge – et sa trajectoire exclut toute destination sauf Mathison V. Il se trouvera épouvantablement près de la limite de Powell de V en atteignant son orbite, mais il arrivera peut-être à tenir le choc. — Ouais. » Howell se frotta la lèvre supérieure puis s'entretint avec sa propre synthconnexion pour surveiller les signaux d'autorisation pendant que son vaisseau amiral regagnait le QG. Leur fenêtre d'intervention était devenue un tantinet trop étroite. « Vérifiez la situation des équipes des navettes, ordonna-t-il, et Rendleman entreprit de feuilleter un tas de rapports de son doigt mental. — Les cibles primitives sont presque dégagées, amiral. La première vague de navettes bêta est déjà en train de charger... il semble qu'elles auront terminé dans deux heures environ. La plus grande partie de la seconde vague poursuit son programme de ramassage, mais une navette alpha n'a pas encore envoyé la relance. — Laquelle ? — Alpha 2-1-9. » L'officier d'opérations consulta de nouveau sa synthconnexion. « Ce devrait être... l'équipe du lieutenant Singh. — Hum. » Howell se pinça la lèvre inférieure. « Elle a envoyé un RAS ? — Oui, amiral. Ils ont déclaré la perte d'un homme puis envoyé le signal "voie dégagée". C'est seulement qu'ils n'ont pas regagné le cargo. — La com a essayé de les joindre ? — Oui, amiral. Sans succès. — Les imbéciles ! gronda Howell. Combien de fois leur avons-nous dit de laisser quelqu'un à bord pour surveiller la com ? » Il pianota sur le bras de son fauteuil de commandes puis haussa les épaules. « Détournez leur cargo sur la prochaine escale et restez en liaison », ajouta-t-il tandis que son regard se reportait sur l'écran principal. Elle s'affaissa contre le mur, le cœur battant la chamade tandis que l'adrénaline fusait dans son organisme. Les produits chimiques s'y joignirent, scintillant profond en elle comme un éclair glacé, et, d'un geste brusque, elle resserra son garrot de fortune. Sous elle, la neige était écarlate et l'os brisé saillait au fond de sa plaie pendant qu'elle vérifiait le voyant de son chargeur. Restaient encore quatre charges et elle sourit du même sourire de louve. Elle rabattit son capuchon et essuya une traînée de sang sur son front ruisselant de sueur, en même temps qu'elle adossait sa tête au mur. Personne ne tirait. Nul ne bougeait non plus dans la maison derrière elle. Combien en restait-il ? Cinq ? Six ? Quoi qu'il en fût, aucun ne devait être connecté à la com de la navette, sinon les renforts seraient déjà là. Mais elle ne pouvait pas se contenter de rester assise. Elle avait l'esprit clair, bouillonnant d'une énergie instillée, et, si son artère fémorale n'avait pas encore cédé, la balle pénétrante à haute vélocité avait déchiqueté les tissus, et ni les coagulants ni le garrot ne freinaient l'hémorragie. Elle serait bientôt saignée à blanc et, message ou non, quelqu'un finirait tôt ou tard par venir prendre des nouvelles des assaillants. D'une manière ou d'une autre, elle serait morte avant de les avoir tous liquidés. Elle se remit à se déplacer, en se traînant, vers l'angle nord de la maison. Ils devaient se trouver de ce côté, à moins qu'ils n'essaient de la contourner, ce qui n'était pas le cas. C'étaient des tueurs, pas des soldats. Ils n'avaient aucune idée de la gravité de sa blessure et ils étaient terrifiés par ce qu'elle leur avait déjà infligé. Ils ne songeaient pas à la tuer mais se terraient quelque part, tapis dans quelque position défensive tout en s'efforçant de se couvrir mutuellement. Elle s'effondra de nouveau et, recourant à ses amplificateurs sensoriels, balaya le paysage silencieux de son regard augmenté, en quête d'empreintes de pas dans la neige. Là. Dans le saloir et – ses yeux revinrent se porter un peu en arrière – dans l'atelier de son père. Ce qui leur assurait un feu croisé sur son seul accès direct à la maison, mais... L'ordinateur ronronna derrière ses yeux de glace et elle entreprit de rebrousser chemin. « Toujours rien de la 2-1-9 ? — Non, amiral. » Rendleman commençait à se faire réellement du mouron, songea Howell. Et avec raison. La signature non identifiée se rapprochait à vitesse grand V et continuait d'accélérer. Le capitaine mettait vraiment le paquet et il crevait les yeux qu'il allait frôler Mathison V un poil au-delà de la limite de déstabilisation de son mode de propulsion. Le contre-amiral jura dans sa barbe, car nul, censément, n'aurait dû être en mesure d'arriver là-bas si vite, et ses propres cargos étaient bien incapables, aussi profondément enfoncés dans le système, d'accéder à une telle accélération. S'il voulait qu'ils arrivent à temps, ils devaient partir sur-le-champ. « Foutus crétins, marmonna-t-il en consultant le chronomètre avant de se tourner vers Rendleman. Faites donner les cargos et envoyez à toutes les navettes bêta le signal d'activer le mouvement. Interrompez tous les ramassages dans un créneau d'un peu plus d'une heure et rappelez toutes les navettes alpha sur les cargos. Nous récupérerons le reste des navettes bêta avec les combattants et nous les répartirons plus tard. » Il en restait quatre, tapis dans les bâtiments en préfabriqué et voués à une âpre morosité. D'autres ? Où diable étaient passées les foutues navettes de renfort? Et qui... quoi... les guettait donc dehors ? L'homme posté près de la porte du saloir épongea la sueur qui engluait ses yeux en regrettant que le bâtiment ne disposât pas de davantage de fenêtres. Mais ils avaient épinglé l'autre enfoiré et lui-même avait vu le sang dans la neige. L'inconnu devait souffrir. Pas question pour lui de s'esbigner sans... Quelque chose traversa la périphérie de son champ de vision et s'engouffra par la porte ouverte de l'atelier qui se dressait en face, puis quelqu'un se jeta sur le ventre en tentant frénétiquement de s'emparer de l'objet. Les mains de l'homme se refermèrent dessus et il se redressa à genoux, un bras déjà rejeté en arrière... avant d'être englouti par la boule de feu en rapide expansion qu'était devenu l'atelier. Une grenade. Une grenade! Et elle venait de derrière le coin. De derr... Il pivotait encore sur ses genoux quand la porte de derrière, dissimulée par les claies du saloir, s'ouvrit vers l'intérieur à la volée : un éclair de feu dissipa la pénombre, pulvérisant son dernier camarade contre un mur tandis qu'une image cauchemardesque emplissait son champ de vision... Une silhouette de haute taille, svelte et élancée en dépit d'épaisses fourrures; la jambe en lambeaux, teinte d'un bourgogne plus sombre, d'un pantalon à carreaux; une chevelure évoquant un lever de soleil tapissé de neige et encadrant des yeux de glace couleur d'émeraude; et le museau mortel d'un fusil tenu à hauteur de hanche et pivotant, pivotant... Il hurla et pressa la détente au moment où l'ombre faisait feu de nouveau. « Toujours rien de la 2-1-9 ? — Non, amiral. — Ramenez-la par télécommande. — Mais, amiral, et Singh et... — Que Singh aille se faire foutre ! » râla Howell en plantant son doigt sur l'écran. Le point bleu était à l'intérieur de Mathison V. Encore une heure et le destroyer serait à portée de senseur, prêt à exécuter la manœuvre qu'il redoutait le plus : un retournement à cent quatre-vingts degrés destiné à dégager ses senseurs du trou noir de la propulsion Fasset. L'autre capitaine pourrait faire son relevé, se retourner de nouveau et louvoyer en contournant la primaire, maintenant ainsi sa propulsion, tel un impénétrable bouclier, entre son vaisseau et les armes d'Howell. Ce dernier pourrait toujours tenter de l'abattre, mais il lui faudrait alors largement déployer ses propres unités... pour ne rien obtenir qui vaille. Ce n'est qu'un destroyer, amiral. Nous pourrions... — Rien du tout. Ce fils de pute va avoir une vue d'ensemble et, s'il se rapproche assez pour obtenir un relevé précis, nous volerons tous en enfer. Il peut se retourner, nous scanner et faire décoller son drone FRAPS. Il en a trois à sa disposition. Si nous faisons sauter le premier avant qu'il ne passe dans l'espace du vortex, il saura immédiatement comment nous aurons procédé. Il outrepassera les codes des autres, et l'abattre une fois le fait accompli serait un coup d'épée dans l'eau... alors ramenez cette navette ici ! — Oui, amiral. » Elle se roula en boule dans la neige, lovée contre son frère, et caressa ses cheveux blonds. Son visage était intact, des flocons recouvraient ses yeux verts sans vie, et elle sentait le flot tiède de son propre sang imbiber son parka. Le sang écumait aussi à la commissure de ses lèvres et ses forces s'épuisaient rapidement. La rampe de la navette se rétracta et elle s'éleva, portée par son antigravité, puis resta un instant en position stationnaire. Alors ses turbines gémirent, son nez se souleva et le module zébra le ciel. Elle restait seule avec ses morts et les larmes lui montèrent enfin aux yeux. Plus besoin de se concentrer, et son propre univers se ralentit et se remit en phase avec le reste du monde, tandis que l'axel la libérait et qu'elle serrait son frère contre elle en berçant l'agonie d'une autre chair que la sienne. Une équipe de secours, Stevie, songea-t-elle. Au moins t'aurai-je envoyé une équipe de secours. Mais ça ne suffisait pas. Ça ne suffirait jamais. Les salauds qui avaient manigancé tout cela étaient hors de sa portée et elle s'abandonna à sa haine. Elle la remplissait de désespoir, s'y mêlait comme le poison au vin, et elle l'ouvrit et la but à grandes goulées. J'ai essayé, Stevie. J'ai essayé ! Mais je n'étais pas là quand tu avais besoin de moi. Elle se pencha sur le corps qu'elle embrassait, le berçant en même temps qu'elle sanglotait au vent gémissant. Qu'ils soient maudits ! Qu'ils aillent tous en enfer ! Elle releva la tête, cherchant follement la navette évanouie des yeux. Tout! Tout pour un dernier coup de feu! Un seul dernier... < Tout, petite? > Elle se pétrifia, le temps que cette pensée étrangère s'infiltre dans son esprit vacillant. Car elle ne venait pas d'elle ! Elle ne venait pas d'elle! Elle referma les yeux sur ses larmes et la glace écarlate crépita quand ses poings se crispèrent sur le parka en lambeaux de son frère. Elle était finalement en train de devenir folle. < Non, petite. Pas folle. > L'air avait sifflé dans ses narines quand la voix inconnue avait de nouveau chuchoté. Aussi douce que la neige murmurante et bien plus froide. Aussi claire que le cristal et presque affable, mais vibrant pourtant d'une férocité égale à la sienne. Elle s'efforça de bander toute sa volonté pour la faire taire, mais trop d'elle-même était investi dans l'affaire, et elle se plia en deux sur le cadavre de son frère tandis que ses forces l'abandonnaient en même temps que son sang. < Tu es en train de mourir, murmura la voix, et j'en ai appris davantage sur la mort que je ne l'aurais cru possible. Alors dis-moi... étais-tu sérieuse ? Serais-tu réellement prête à tout donner pour te venger? > Un rire saccadé la secoua en entendant chuchoter sa démence, mais elle n'hésita pas une seconde. < Tout ! » hoqueta-t-elle. < Pèse bien le pour et le contre, petite. je peux t'offrir ce que tu veux, mais le prix en sera... toi-même. Es-tu disposée à payer aussi cher ? > « Tout ! » Elle releva la tête et hurla au vent, à son chagrin, à sa haine et au murmure de sa lucidité brisée, et un étrange silence plana brièvement dans son esprit. Puis... < Voilà qui est fait! > hurla la voix. Et les ténèbres se refermèrent enfin sur elle. CHAPITRE II Le capitaine Okanami pénétra dans son petit bureau, frissonnant en dépit de la chaleur accueillante. Le vent gémissait autour du préfabriqué, mais le frisson d'Okanami n'avait pas grand-chose à voir avec le froid; il ôta son parka de la Flotte et se frotta le visage des mains. Tous les survivants connus des quarante et un mille habitants du monde de Mathison se trouvaient dans cet édifice. Trois cent six en tout et pour tout. Il se posa dans son fauteuil puis contempla ses mains qu'il venait de récurer. Il n'avait aucune idée du nombre des autopsies qu'il avait effectuées dans sa carrière, mais peu l'avaient autant horrifié que celles qu'il venait d'achever dans ce qui était naguère l'hôpital principal. Ce n'était pas d'ailleurs un hôpital répondant aux critères du Noyau, même avant que les pirates ne l'eussent démoli — raison précisément pour laquelle ses patients se trouvaient ici au lieu d'être là-bas —, mais les morts s'en fichaient, se persuada-t-il. Il se lava de nouveau le visage à sec, en frémissant à la vue de l'obscène carnage qui gisait sur ses tables d'autopsie. Pourquoi ? Pourquoi, au nom de Dieu, quelqu'un avait-il éprouvé le besoin de faire ça ? Ces fumiers avaient dû abandonner une bonne part du butin, mais ils avaient réussi à en embarquer le plus gros. Ils auraient peut-être pu tout emporter s'ils n'avaient pas pris le temps de s'amuser, mais sans doute n'avaient-ils pas prévu l'arrivée brutale du Gryphon. Ils avaient fui sur ces entrefaites, mais les soixante membres d'équipage du Gryphon avaient été bien trop occupés à secourir les rescapés qu'ils pouvaient encore retrouver pour songer à les pourchasser. Ils s'étaient d'ailleurs montrés désespérément dépassés face à un tel désastre. Sa minuscule équipe médicale s'était épuisée jusqu'à friser l'effondrement... et les victimes blessées ou mutilées qu'elle avait récupérées étaient mortes en bien trop grand nombre. Ralph Okanami était lui-même un médecin, un thérapeute, et, quand il songeait aux monstres coupables de ces atrocités, la seule conscience de son désir effréné d'être ailleurs le terrifiait. Il écouta mugir le vent, légèrement audible même à l'intérieur, et frissonna de nouveau. La température du seul continent colonisé de Mathison n'avait pas dépassé les - 10° au cours de la semaine précédente, et la première cible des pirates avait été le réseau énergétique de la planète. Ils avaient fait irruption sans rencontrer aucune opposition — point tant d'ailleurs que les pitoyables défenses de Mathison eussent pu faire la moindre différence — et avaient frappé chaque petit hameau, chaque ferme de la planète afin de mettre hors service tous les générateurs auxiliaires qu'ils pouvaient rencontrer. Sur la poignée de gens qui avaient échappé au massacre initial, la plupart, privés de chaleur et d'énergie, étaient morts de l'exposition aux intempéries avant même que la Flotte n'arrive avec suffisamment de troupes pour entreprendre des recherches à grande échelle. Pire qu'à Mawli. Pire même qu'à Brigadoon. Moins de monde massacrer, et ils avaient donc pu s'accorder plus de temps pour s'occuper de chacun. Okanami faisait partie de la large minorité d'êtres humains incapable de s'adapter aux récepteurs neuraux et ses doigts s'activèrent sur les touches lorsqu'il se tourna vers sa console pour afficher son rapport inachevé. La com interstellaire de rechange était arrivée et le personnel de l'amiral Gomez voulait l'intégralité des chiffres pour son rapport. L'intégralité des chiffres, ressassait le capitaine avec écœurement tout en fixant les interminables colonnes de noms. Et il ne s'agissait que des morts qu'on avait identifiés jusque-là. Les équipes de la S d R exploraient encore les exploitations les plus éloignés dans l'espoir de retrouver d'autres survivants, mais toutes les chances étaient contre eux. Les survols n'avaient détecté aucune source énergétique fonctionnelle, aucune signature thermique qui aurait pu suggérer la présence de survivants. Une cloche tinta et il détourna les yeux de son rapport avec un soulagement coupable, tandis que l'écran de sa com s'allumait pour afficher le visage d'un lieutenant qu'il ne connaissait pas. Le cockpit d'une navette encadrait la figure de la jeune femme et ses yeux brillaient. Néanmoins, son excitation semblait déplacée, comme tempérée par un zeste de doute. Voire de peur. Il chassa cette pensée et s'efforça de sourire. « Que puis-je pour vous, lieutenant... ? — Sikorsky, capitaine. Médecin militaire détaché du Représailles pour l'opération de sauvetage. » Okanami se raidit puis haussa les sourcils, et elle hocha la tête. « Nous en avons trouvé un autre, capitaine, mais si étrange que je me suis dit que je ferais mieux de faire directement appel à vous. — Étrange ? Comment ça ? » Ses sourcils arqués s'abaissèrent, pour se croiser au-dessus d'yeux brusquement attentifs à l'imperceptible hésitation de Sikorsky. « C'est une femme, capitaine, et... euh... elle devrait être morte. » Okanami lui fit signe de poursuivre d'un index plié et elle prit une profonde inspiration. « Elle a été touchée cinq fois, capitaine. Dont un fémur en miettes, deux balles dans le foie, une troisième qui lui a perforé le poumon gauche et une quatrième la rate et l'intestin grêle. » Okanami tiqua à l'énoncé de ce catalogue de traumas. « Jusque-là, nous lui avons perfusé un litre de sang, et ses signes vitaux sont toujours si faibles que nous pouvons à peine faire un relevé. Tous se sont massivement effondrés et elle est restée allongée dehors depuis le raid, capitaine... Nous avons trouvé un corps gelé, dur comme de la pierre, à côté d'elle, mais sa température à elle est de trente-deux degrés ! — Lieutenant... (la voix d'Okanami était sèche) si c'est là votre conception de l'humour... — Négatif, capitaine. » Sikorsky donnait quasiment l'impression de supplier. « C'est la stricte vérité. Et ce n'est pas tout. Elle a été augmentée et elle est dotée du récepteur le plus inhabituel que j'aie jamais vu. C'est un dispositif militaire, mais je n'ai jamais rien rencontré de tel, et la quincaillerie d'appoint est proprement incroyable. » Okanami se frotta la lèvre supérieure tout en dévisageant ce visage aussi sérieux qu'inquiet. Endurer pendant plus d'une semaine des températures inférieures à zéro et ne voir la sienne tomber que de cinq degrés ? Impossible ! Et pourtant... « Ramenez-la ici au plus vite, lieutenant, et annoncez aux Effectifs que je veux qu'on la transfère directement à OR 12. Je vous y attendrai, récuré. » Okanami et son équipe sélectionnée à la va-vite se massaient en cercle dans le champ stérile et fixaient le corps allongé sous leurs yeux. Bon Dieu, elle n'aurait pas dû être en vie après de pareilles lésions ! C'était pourtant le cas. Les robots médicaux œuvraient héroïquement, réséquant un intestin perforé en onze endroits différents, procédant à l'ablation de la rate, rafistolant les pénétrations massives de son foie et de son poumon, luttant de leur mieux pour sauver une jambe déjà sévèrement endommagée par la balle qui l'avait brisée et brutalement malmenée par la suite. On continuait de la perfuser... et elle était vivante. À peine, peut-être – de fait, ses signes vitaux s'étaient encore affaiblis quand l'équipement de survie l'avait prise en charge –, mais vivante. Et Sikorsky avait parfaitement raison quant à son augmentation. Okanami bénéficiait de quelques décennies d'expérience de plus que le lieutenant et, pourtant, jamais il n'aurait imaginé une chose pareille. C’avait sans doute commencé sous la forme d'un équipement standard du Corps impérial des fusiliers spatiaux, et certains éléments étaient encore immédiatement identifiables, mais... le reste... On distinguait trois récepteurs neuraux différents – non pas montés en parallèle, mais alimentant des sous-systèmes totalement distincts – outre le plus sophistiqué des jeux d'amplificateurs sensoriels qu'il eût jamais vu, et une espèce de réseau neurotech recouvrait toutes ses parties vitales. Il n'avait pas encore eu le temps de l'examiner, mais il ressemblait étonnamment à un champ disruptif incroyablement miniaturisé, ce qui était grotesque quand on y réfléchissait. Nul n'était en mesure de fabriquer un bouclier aussi petit, et les unités bien plus volumineuses encastrées dans les cuirasses de combat valaient chacune un quart de million de crédits. Et, tant qu'à se pencher sur l'invraisemblable, il y avait aussi sa pharmacopée. Elle contenait tous les analgésiques, coagulants et stimulants (dont la plupart sortaient tout droit de la liste des substances contrôlées) requis pour faire marcher un mort, sans compter un générateur d'endorphine ultrasophistiqué et au moins trois autres drogues dont Okanami n'avait jamais entendu parler. Néanmoins, une vérification rapide de ses relevés laissait entendre que ce n'était pas cette pharmacopée qui l'avait maintenue en vie. Eût-elle été capable d'un tel exploit, ses réservoirs étaient encore presque pleins. Il inspira avec reconnaissance quand les équipes chargées de l'exploration thoracique et abdominale la refermèrent, avant de reculer pour laisser les techniciens de l'ostéoplastie s'occuper de sa jambe. Ses signes vitaux s'étaient relevés d'un poil et sa tension artérielle remontait, mais l'électroencéphalogramme était curieux. Rien d'étonnant si le cerveau avait été endommagé après ce qu'elle avait traversé ; mais il pouvait aussi s'agir de ces foutus récepteurs. Il fit signe au commandant Ford et la neurologue remit ses moniteurs en place. Le récepteur 2 était manifestement l'unité principale et Okanami se déplaça pour observer les écrans de Ford par-dessus son épaule pendant qu'elle réglait avec soin son équipement et lançait un protocole de diagnostic standard. L'espace d'une seconde, il ne se passa rigoureusement rien et Okanami fronça les sourcils. Il aurait dû se passer quelque chose... un code de série implanté, à tout le moins. Mais rien. Et puis, brusquement, ça se déclencha et les vibreurs se mirent à hurler. Un atroce code d'avertissement cramoisi scintilla, et les yeux de la jeune femme inconsciente s'ouvrirent brusquement. Ils étaient vitreux, pareils aux carreaux vert jade d'une maison inhabitée, mais l'EEG montrait des pics vertigineux. L'incision de la cuisse était encore ouverte et les robots médicaux se verrouillèrent pour immobiliser sa jambe lorsqu'elle tenta de se relever. Un chirurgien se précipita, bien décidé à maîtriser ce corps maltraité, et le talon de la main de la fille le cueillit comme un marteau, manquant de peu son plexus solaire. Il poussa un glapissement en s'écrasant au sol, mais son cri se perdit dans le ululement d'une nouvelle alarme et Okanami blêmit en voyant s'affoler les moniteurs chargés de l'analyse chimique du sang. Un agent neurotoxique binaire avait fait grimper les relevés toxicologiques comme des fusées, et deux autres codes de sécurité avaient rejoint le premier sur l'écran de Ford. Leur tentative d'accès avait déclenché une sorte de directive de suicide. « Reculez ! » hurla-t-il. Mais Ford tapait déjà frénétiquement sur des boutons. Les alarmes hurlèrent encore un instant, puis le moniteur implanté s'éteignit. L'alerte toxicologique mourut dans tin gazouillis d'agonie, tandis qu'une antitoxine encore plus puissante s'attaquait à la toxine qui venait de se former, que la femme aux cheveux ambrés retombait sur le billard, de nouveau inerte et tranquille, que le chirurgien blessé sanglotait de douleur et que ses camarades se regardaient, sidérés. « Vous pouvez vous estimer heureux que votre gars soit encore en vie, docteur. » Le capitaine Okanami fusilla du regard le colonel raide comme un piquet, en uniforme spatial noir et vert des marines, qui se tenait à ses côtés et contemplait la jeune femme alitée. Des moniteurs médicaux la surveillaient avec la même attention — très prudemment, de peur de déclencher une réaction imprévisible de la part d'une patiente théoriquement réduite à l'impuissance. « je suis certain que le capitaine Thompson sera enchanté de l'apprendre, colonel Mcllheny, répondit vertement le chirurgien. Nous n'avons jamais mis qu'une heure et demie à lui remettre en place son diaphragme. — Toujours mieux que ce qu'elle tentait de lui faire. Si elle avait été consciente, il n'aurait jamais su ce qui l'avait frappé... Vous pouvez le graver dans la pierre. — Qui diable est-elle ? s'enquit Okanami. Ce n'était pas elle, mais ses foutus processeurs d'augmentation qui la contrôlaient sur le billard ! — Exactement, convint Mcllheny. Son processeur principal héberge une sous-routine de fuite, d'évasion, ainsi qu'une autre interdisant les interrogatoires. » Il se tourna pour jauger le chirurgien du regard. « Vous autres de la Spatiale, vous n'êtes pas censés avoir affaire à des gens comme elle. — C'est donc une des vôtres ? » Les yeux d'Okanami s'étaient soudain étrécis. « Pas loin, mais pas tout à fait. Les nôtres appuient certes fréquemment les interventions de son unité, mais elle appartient –appartenait – au Cadre impérial. — Dieu du ciel ! murmura Okanami. Un commando de choc ? — Un commando de choc. » Mcllheny secoua la tête. « Désolé que ça ait pris si longtemps, mais le Cadre ne laisse pas précisément traîner ses infos. Les pirates se sont emparés de la base de données de Mathison quand ils ont investi le terrain du gouverneur, et j'ai donc questionné le Corps. Ils ne disposent pas sur elle de beaucoup d'informations détaillées. J'ai téléchargé les spécifications de son équipement disponibles et transmis à vos médecins, mais c'est assez limité et les données bio sont encore plus minces : elles se réduisent pratiquement à ses empreintes rétiniennes et génétique. La seule chose que je peux avancer avec certitude... (son menton désigna la jeune femme alitée) c'est qu'il s'agit du capitaine Alicia DeVries. — DeVries ? La DeVries de Shallingsport? — Elle-même. — Elle n'est pas assez âgée, protesta Okanami. Elle ne peut avoir plus de vingt-cinq, trente ans ! — Vingt-neuf. Elle avait dix-neuf ans le jour de l'intervention... le plus jeune sergent de l'histoire du Cadre. Ils sont entrés à quatre-vingt-quinze. Sept seulement en sont ressortis, mais avec les otages. » Okanami scruta le pâle visage posé sur l'oreiller – ovale, joli sans être beau et presque doux au repos. « Comment, Dieu du ciel, s'est-elle retrouvée ici, au beau milieu de nulle part ? — Je pense qu'elle aspirait à un peu de paix, répondit tristement Mcllheny. Elle avait un commandement, la bannière de Terra, et bénéficiait d'un bonus de vingt ans pour l'affaire de Shallingsport... et elle en avait gagné chaque millicrédit. Elle a renvoyé ses documents voilà cinq ans et accepté l'équivalent en crédits d'une retraite de trente ans en parcelles colonisables. La plupart d'entre eux le font. Les mondes du Noyau ne leur permettent pas de garder leur quincaillerie. — On peut difficilement le leur reprocher, fit remarquer Okanami en se remémorant les blessures du capitaine Thompson; Mcllheny se raidit. « Ce sont des soldats, docteur. » Sa voix était glaciale. « Pas des déments ni des machines à tuer... des soldats. » Il soutint le regard d'Okanami, en proie à une rage froide, et ce fut le capitaine qui détourna les yeux. « Mais ce n'est pas la seule raison qui l'a conduite ici, reprit le colonel au bout d'un moment. Elle a exigé quatre parcelles de premier ordre au titre de son lotissement et sa famille s'y est établie. » Okanami inspira une goulée d'air et Mcllheny hocha la tête. Lorsqu'il reprit la parole, ce fut d'une voix plate : « Elle n'était pas sur place quand ces salauds ont atterri. Le temps de revenir sur site, ils avaient massacré toute sa famille. Père, mère, frère cadet, petite sœur, grand-père, oncle, tante et trois cousins. Tous sans exception. » Il tendit la main et effleura l'épaule de la femme endormie, d'un geste doux et étrangement délicat pour un grand type aux muscles durs, puis déposa en travers de la table de chevet le long et lourd fusil qu'il portait. Okanami le fixa en songeant à la douzaine environ de règlements qu'enfreignait la présence de l'arme en ces lieux, mais le colonel poursuivit avant qu'il n'eût trouvé le temps d'ouvrir la bouche. « Je suis allé visiter leur ferme. » Sa voix s'était radoucie. « Elle (levait poursuivre un félin ou un loup des neiges... cette arme est un Vorlund express de quatorze millimètres doté d'amortisseurs de recul... et elle s'en est prise à des hommes cuirassés, armés de grenades et de fusils d'assaut. » Il caressa le fusil et chercha les yeux du médecin. « Elle les a tous tués. » Okanami reporta les yeux sur la femme puis secoua la tête. « Ça n'explique toujours pas tout. Selon tous les critères médicaux de ma connaissance, elle aurait dû mourir là-bas sur le moment, à moins qu'une information de ce que vous avez téléchargé n'affirme le contraire, et je n'arrive même pas à imaginer de quoi il pourrait bien s'agir. — Ne perdez pas votre temps à chercher, parce que vous ne trouverez strictement rien. Nos médecins sont entièrement de cet avis. Le capitaine de vaisseau DeVries... (Mcllheny effleura de nouveau l'épaule inerte) ne devrait pas être en vie. — Mais elle l'est, répondit doucement Okanami. — J'en conviens. » Mcllheny lâcha le fusil et tourna les talons, puis fit courtoisement signe au médecin de le précéder. Le chirurgien n'était nullement ravi de laisser cette arme derrière lui, même sans chargeur, mais les décorations – et l'expression – du colonel étouffèrent ses protestations. « C'est bien pourquoi le rapport de l'amiral Gomez invite à dépêcher ici, au plus vite, une équipe entière de spécialistes. » Okanami prit la tête pour les conduire dans le foyer chichement meublé, désert à cette heure tardive, et tira deux tasses de café. Les deux hommes s'assirent à une table et les yeux du colonel surveillèrent la porte ouverte pendant qu'Okanami pianotait sur un petit lecteur manuel pour accéder au téléchargement de données médicales. Sa tasse fumait sur la table, ignorée. de lui, et sa bouche se crispa quand il prit conscience de la maigreur des données. Chaque entrée s'achevait sur les mots ACCÈS AUX DONNÉES SUIVANTES RÉSERVÉ, assortis d'un niveau d'accréditation carrément astronomique. Mcllheny attendit patiemment qu'Okanami eût reposé son lecteur en soupirant. « Bizarre, marmonna-t-il en secouant la tête avant de tendre la main vers sa tasse, tandis que le colonel ricanait sans aucune trace d'humour. — Encore plus que vous ne le croyez. Pour votre seule information – je le tiens directement de l'amiral Gomez vous êtes chargé de cette affaire jusqu'à l'arrivée de l'équipe médicale du Cadre, mais je suis censé vous mettre au courant. Autant, à tout le moins, que le reste d'entre nous. Est-ce clair ? » Okanami opina et, en dépit du café, sa bouche lui parut étrangement sèche. « Très bien. J'ai conduit mes gens sur le domaine des DeVries parce que le rapport originel me semblait manifestement invraisemblable. Et d'une, trois survols du SdR n'avaient strictement rien repéré. Si véritablement le capitaine DeVries s'était trouvée sur place et vivante, elle aurait dû apparaître sur les scanneurs thermiques, d'autant qu'elle gisait à l'air libre; j'étais donc sûr qu'il devait s'agir d'une sorte de coup fourré. » Il but une gorgée de café et haussa les épaules. « Ce n'était pas le cas. L'évidence saute aux yeux. Elle venait du sud quand elle leur est tombée dessus avec le vent arrière, et elle les a pris par surprise. Elle a laissé une piste sanglante assez importante pour nous permettre de comprendre ce qui s'était passé, et c’a a été comme de lâcher un tigre à dents de sabre sur des hyènes, docteur. Ils ont fini par l'abattre, mais pas avant qu'elle ne les ait tous tués. Ils ont dû faire décoller cette navette par télécommande, parce qu'il ne restait assurément aucun pirate dedans pour la piloter. » Mais c'est là que ça devient vraiment étrange. Nos médecins légistes ont établi approximativement l'heure du décès des pirates ri de sa famille, et fixé à peu près au même moment celle des aces sanglantes qu'elle-même a laissées. Donc, logiquement, elle aurait dû saigner à blanc quelques minutes après avoir tué le 'uriner pirate. Sinon mourir de cette hémorragie, du moins geler à mort, sans doute très vite. Et, si elle était encore vivante, les fit mineurs thermiques auraient dû la repérer. Rien de tel ne s'est produit... à croire qu'elle se trouvait ailleurs jusqu'à l'atterrissage de l'équipe de Sikorsky et la découverte de son corps. Et, docteur (le regard du colonel était véhément) même un commando de choc en est incapable. — Alors qu'en concluez-vous ? Magie ? — J'en conclus qu'elle aura effectué au moins trois choses irréalisables, sans que quiconque ait la première idée de la manière dont elle s'y est prise. Donc, jusqu'à ce qu'une explication se présente, nous tenons à la remettre entre vos mains expertes. — Sous quelles conditions ? » La voix d'Okanami avait subitement adopté un ton glacial. « Nous préférerions... la laisser dans cet état, articula soigneusement Mcllheny. — Inconsciente ? Pas question, colonel. — Mais... — Pas question, j'ai dit ! On ne peut pas garder indéfiniment un patient sous sédatif, particulièrement quand il a traversé ce qu'elle a traversé, et surtout quand se présente un élément pharmacologique inconnu. On ne peut pas jouer avec son état de santé, et votre téléchargement... (il agita la main sous le nez du colonel) est rien moins que complet. Ce foutu machin ne veut même pas m'expliquer quel effet produisent trois des drogues de sa pharmacopée, et la sécurité de son augmentation a dû être conçue par un paranoïaque au stade terminal. Non seulement les codes de ses implants impliquent que je ne suis pas en mesure de les outrepasser de l'extérieur, mais encore que je ne peux même pas vider ses réservoirs par des moyens chirurgicaux ! Avez vous la moindre idée des complications que tout cela impose à ses médecins ? Et ces mêmes systèmes de sécurité qui m'interdisent d'accéder à ses récepteurs signifient que je ne peux pas utiliser une unité somatique standard, de sorte que les produits chimiques seraient le seul moyen de la conserver dans ce coma. — Je vois. » Confronté à la cuirasse hippocratique du capitaine, Mcllheny tripota un instant sa tasse de café en fronçant les sourcils. « En ce cas, disons simplement que nous aimerions que vous la gardiez indéfiniment sous surveillance médicale. — Que son état de santé l'exige ou non, pas vrai ? Et si elle décide de se soustraire à ma garde avant l'arrivée de vos barbouzes ? — Hors de question ! Ces "raids" sont totalement incontrôlés. C'est déjà bien assez moche et, quand vous ajoutez à cela toutes les questions sans réponse qu'elle soulève... » Mcllheny haussa les épaules. « Elle n'ira nulle part tant que nous n'aurons pas quelques réponses. — Il y a des limites à la basse besogne que je suis disposé à abattre pour vous et vos nervis, colonel. — Quelle basse besogne ? Sans doute ne voudra-t-elle même pas partir, mais, si le cas se présente, vous êtes le médecin traitant d'une patiente dans un établissement militaire. — Une patiente qui se trouve être une civile », souligna Okanami. Il se rejeta en arrière et scruta le colonel avec un manque visible d'amabilité. « Vous vous rappelez encore ce qu'est un "civil" ? Vous savez, ces gens qui ne portent pas d'uniforme ? Ceux qui jouissent de ce qu'on appelle des droits civiques ? Si elle désire sortir d'ici, elle en sortira, à moins qu'une authentique raison médicale ne nous oblige à la garder. Et toutes vos "questions sans réponse" n'en font pas partie. » Mcllheny, à son corps défendant, éprouvait un certain respect pour le médecin; il réfléchit en tiraillant sur sa lèvre inférieure. « Écoutez, docteur, je n'avais nullement l'intention de piétiner vos plates-bandes professionnelles et je reste persuadé que ce n'est pas non plus celle de l'amiral Gomez. Pas plus que nous ne sommes des monstres moyenâgeux prêts à faire disparaître un témoin gênant. Il s'agit là d'une des nôtres, et foutrement remarquable qui plus est. Nous tenons simplement à... la garder à l’œil. — En ce cas, quel est le problème ? Même si je la libérais, elle n'irait nulle part où vous ne pourriez la retrouver. Pas sans un vaisseau stellaire, en tout cas. -- Ah non ? » Le sourire de Mcllheny était crispé. « Je pourrais vous faire observer qu'elle est déjà allée quelque part où nous n'avons pas pu la retrouver alors que tout portait à croire qu'elle g pont sous nos yeux, en pleine vue. Qu'est-ce qui vous fait croire Ili l'elle ne recommencera pas ? - Qu'est-ce qui vous fait croire qu'elle a une raison de recommencer ? objecta Okanami, exaspéré. — Rien. D'un autre côté, qu'est-ce qui vous fait croire qu'elle l'a fait volontairement la première fois ? » Okanami arqua les sourcils et Mcllheny se fendit d'un sourire maussade. « Vous n'y aviez pas songé, n'est-ce pas ? Parce que vous n'êtes pas assez paranoïaque pour nous autres "barbouzes" malintentionnées, docteur; mais le hic, c'est que, tant que nous n'aurons pas une petite idée de ce qui s'est passé, nous ne saurons pas si elle a agi ou non de son propre chef. Ni même ce qui risquerait de se passer si elle recommençait. — Vous avez raison... marmonna Okanami. Vous êtes bel et bien paranoïaque. » Il réfléchit âprement pendant quelques instants puis haussa les épaules. « Ça reste sans importance. Si une patiente mentalement apte souhaite quitter sa chambre, elle la quitte, point à la ligne, à moins que vous ne disposiez d'une commission rogatoire pour la retenir contre son gré sous quelque inculpation criminelle. Fin de l'histoire, colonel. — Pas exactement. » Mcllheny s'adossa à son siège en souriant. « Vous semblez oublier, voyez-vous, qu'elle n'appartenait ni à la Flotte ni à la Spatiale, mais au Cadre impérial. — Et alors ? — Alors, il y a une chose au moins que la plupart des gens ignorent à propos du Cadre. Guère surprenant, d'ailleurs ; il n'est pas assez étendu pour que beaucoup d'éléments le concernant soient de notoriété publique. Mais, le problème, c'est qu'elle n'est pas réellement une civile; pas du tout. » De surprise, Okanami cligna des paupières et le sourire de Mcllheny s'élargit. « On ne démissionne pas du Cadre... on passe juste dans la réserve comme agent dormant. Et, si vous refusez de garder notre "civile" pour notre compte, nous nous bornerons à la réactiver, nom de Dieu! CHAPITRE III L'entité que les hommes appelaient jadis Tisiphone rôdait dans les couloirs de l'esprit de son hôtesse en s'émerveillant de ce qu'elle y découvrait. Ses vastes et sombres cavernes crépitaient du feu d'or des rêves et, même ainsi assoupie, sa puissance était stupéfiante. Tisiphone n'avait pas effleuré l'esprit d'un mortel depuis beau temps et ceux qu'elle avait investis auparavant ne l'avaient guère captivée. C'étaient des cibles, des sources de renseignements, des outils et des proies, mais rien qu'on pût goûter et estimer, car elle était un bourreau, pas une philosophe. Mais les choses avaient changé. Elle était seule et diminuée, et nul ne l'avait envoyée châtier cette mortelle; elle avait été invoquée par l'esprit dans lequel elle errait, et elle avait besoin de lui. Besoin de lui comme d'un pôle et d'un avatar pour son être affaibli, de sorte qu'elle explorait ses tunnels labyrinthiques en cherchant où l'installer, en jaugeant sa puissance et en feuilletant ses souvenirs. C'était tellement différent. Le dernier humain dont elle avait effleuré les pensées était... le berger de Cappadoce ? Non, Cassandre de Macédoine, ce meurtrier ambitieux et tortueux. Lui avait été un esprit puissant, par toute sa malveillance. Mais il n'arrivait pas à la cheville de celui-ci pour la force, la lucidité et le savoir. Les hommes avaient changé au cours de ses siècles de au sommeil et la froide Athéna elle-même, tout comme Héphaïstos aux doigts habiles, aurait sans doute envié les connaissances et les aptitudes qu'avaient maîtrisées depuis les mortels. Mais, plus encore que sa science, c'était le pouvoir de cet esprit qui la laissait pantoise... sa volonté inébranlable, sa lucidité de cristal... et sa férocité. Cette Alicia DeVries lui ressemblait beaucoup. Cette mortelle pouvait se montrer aussi implacable, et tout aussi fatale qu'elle-même, pressentait Tisiphone, et c'en était sidérant. Tous les mortels étaient-ils ainsi et avait-elle cessé, voilà si longtemps, de s'en rendre compte ? Ou bien n'étaient-ce pas simplement les connaissances de l'homme qui avaient évolué pendant son sommeil ? Pourtant, il existait des différences entre eux. Elle recueillait des souvenirs, évaluait convictions et croyances, et, si elle avait eu des lèvres, certaines des sottises qu'elle découvrait l'auraient sans doute fait sourire. Ni ses autres « personnalités » ni elle n'avaient été élevées pour nourrir amour et compassion — ces sentiments n'avaient aucune signification pour leurs pareilles — et encore moins pour comprendre ce concept de « justice ». La notion était prenante, car elle avait une sorte de connotation biaisée avec ce que Tisiphone était elle-même, ainsi que le toucher effilé, aiguisé d'une lame, pourtant elle entrevoyait déjà la dangereuse contradiction qu'elle hébergeait fondamentalement. Elle exigeait des représailles, certes, mais le sens de la mesure émoussait son tranchant. L'exténuation épointait sa certitude, et l'accent trompeur qu'elle mettait sur la « culpabilité », l'« innocence » et la « preuve » l'abusaient et affaiblissaient sa détermination. Elle étudia l'idée, en évalua la tension dynamique qui recélait tant d'éléments conflictuels en équilibre instable, et la voracité familière qu'elle contenait ne faisait que la lui rendre encore plus étrangère. Ses « personnalités » avaient été façonnées pour punir, créées pour la vengeance, et ni culpabilité ni innocence n'avaient de poids sur sa mission. C'était une notion au goût amer que cette « justice », un noyau de froide amertume au sein de la douce et chaude saveur du sang, et elle la rejeta. Elle s'en détourna avec mépris et reporta son attention sur d'autres joyaux du filon que constituait cet esprit. Entassés, empilés les uns sur les autres, ils scintillaient incommensurablement, et elle savoura la violence déchaînée de combats menés avec des armes que Zeus lui-même aurait enviées. Ils disposaient de leurs propres foudres, ces mortels, et, par les yeux de son hôtesse, elle assista en les savourant à ces déferlements de fureur contrôlés par la science et l'entraînement, et harnachés à cet effet. Elle était capable de violence, cette Alicia DeVries... et, pourtant, même au cœur de sa rage guerrière, on butait sur cette maudite impression de détachement. Sur cette observatrice invisible qui regrettait le sang versé de ses propres mains et pleurait sur ses ennemis en même temps qu'elle les égorgeait. Tisiphone cracha mentalement de mépris sur cette faiblesse intrinsèque. Elle devrait se montrer prudente. La mortelle lui avait sans doute juré allégeance, mais, en contrepartie, Tisiphone elle-même avait promis d'aider Alicia DeVries à accomplir ses desseins ; et, si elle le menait trop dur, cet esprit puissant et complexe était une arme qui risquait de se retourner contre elle. D'autres souvenirs flottaient auprès d'elle et ceux-là étaient plus intéressants, mieux adaptés à ses besoins. Souvenirs d'êtres aimés, précieusement enchâssés au cœur de son être comme autant de talismans contre son côté obscur. Autant d'ancres l'aidant à se cramponner à sa débilitante compassion. Mais ce n'étaient plus des ancres. Ils s'étaient transformés en fouets enragés, rendus féroces par les souvenirs plus récents de viol et de mutilations, de carnage et de cruauté gratuite, de corps brisés, d’êtres aimés massacrés. Ils s'enfonçaient profondément dans ses réservoirs d'énergie et de détermination, les façonnant en quelque chose d'identifiable et de familier. Car, sous toutes ces balivernes de pitié et de justice, Tisiphone avait regardé dans le miroir air de l'âme d'Alicia DeVries... et s'y était croisée elle-même. Des yeux de jade s'ouvrirent. Les ténèbres se pressaient der-WU' la fenêtre de la petite chambre spartiate, gémissant avec toute la patience infinie du vent hivernal de Mathison, mais quelques lampes tamisées projetaient des flaques dorées au plafond. Les moniteurs gazouillaient doucement, comme pour l'encourager, et Alicia DeVries inspira lentement et profondément. Elle tourna la tête sur l'oreiller, scruta le silence qui l'entourait et aperçut le fusil posé sur la table de chevet. L'arme luisait dans la pénombre, comme un rappel, et elle aurait dû la remettre instantanément à la torture. Tel ne fut pas le cas. Rien n'y parvenait et c'était... impossible. Les images étaient bien là, limpides et létales par tous leurs détails brutaux. Tous ceux qu'elle aimait avaient été anéantis; pire, massacrés avec un sadisme dément et prémédité... et la souffrance qu'elle aurait dû éprouver ne la submergeait pas. Elle porta la main à son front et fronça les sourcils : ses pensées étaient plus claires qu'elles ne l'auraient dû et, pourtant, étrangement détachées. Les souvenirs clignotaient, aussi impitoyablement précis qu'une holovid mais distants, comme vus à travers la plastocuirasse de l'axel qui ralentit le temps, et il y avait aussi, enfin, quelque chose qui la narguait... Sa main se figea et ses yeux s'écarquillèrent au brusque souvenir de sa démence finale. Des voix dans sa tête. Absurde. Pourtant... elle scruta de nouveau la chambre plongée dans le silence et se rendit compte qu'elle n'aurait jamais dû survivre assez longtemps pour la voir. < Bien sûr que si, fit une voix froide et claire. Je t'ai promis la vengeance et, pour te venger, tu dois vivre. > Alicia se raidit, les yeux brusquement grands comme des soucoupes dans l'obscurité, pourtant, même maintenant, aucune panique ne se lisait dans leurs profondeurs. Ils restaient calmes et paisibles, car la terreur causée par cette voix silencieuse venait se briser contre un mur de verre. Elle sentait sa présence, la sentait fourmiller dans ses paumes, mais ne pouvait pas l'atteindre. Qui... qu'êtes-vous ? » demanda-t-elle au vide, et un rire silencieux vibra en son tréfonds. < Les mortels nous auraient-ils vraiment oubliés? Oh, dieux, que vous êtes volages! Tu peux m'appeler Tisiphone. — Tisiphone ? » Le nom lui disait quelque chose, mais... < Bien, bien >, murmura la voix, pareille à du cristal chantant juste avant de se briser; et sa tentative pour la rassurer semblait incongrue. Les yeux d'Alicia s'écarquillèrent davantage puis elle les ferma hermétiquement. L'explication la plus simple, c'était qu'elle avait eut raison dès le début. Elle devait être folle. C'était sans doute plus logique qu'une conversation dans le noir avec un personnage sorti de la mythologie de la Vieille Terre ! Pourtant, elle savait qu'elle ne l'était pas et, à cette idée, ses lèvres se crispèrent. Ne dit -on pas des fous qu'ils savent qu'ils ne le sont pas ? Et qui, sinon une folle, se sentirait si calme en un moment pareil ? < En dépit de tous vos talents, les tiens sont devenus pratiquement aveugles. Auriez-vous perdu la faculté de croire en ce que vous ne pouvez ni voir ni toucher? Vos "scientifiques" n'ont-ils pas quotidiennement affaire à des phénomènes qu'ils ne peuvent que décrire ? — Touché », murmura Alicia avant de se secouer. Des colliers de traction immobilisaient sa jambe gauche à la hauteur du genou et de la hanche, plus légers sans doute qu'un Plasticast, mais tirant sur ses membres tandis qu'elle essayait de se redresser sur les coudes. Elle balaya les cheveux qui l'aveuglaient et regarda autour d'elle jusqu'à repérer les boutons de contrôle du lit, puis tendit la main droite et glissa son récepteur gamma sur le câble de commande. Elle ne s'en était pas servie depuis si longtemps qu'il lui fallut réfléchir dix secondes avant que les connexions neuronales adéquates s'établissent; puis le lit ronronna doucement et s'éleva derrière son dos. Elle adopta une position assise et croisa les mains sur les cuisses, tout en se démanchant le cou en même temps qu'elle dardait de nouveau le regard dans tous les recoins de la chambre. « Disons que je te crois... Tisiphone. Où es-tu ? — Ton intelligence est plus aiguisée que ça, Alicia De Vries. — Veux-tu dire que tu te trouves... à l'intérieur de ma tête ? demanda très précautionneusement Alicia, alors qu'une légère trace de peur filtrait à travers le mur de verre. — Bien sûr. — Je vois. » Elle inspira profondément. « Pourquoi, en ce cas, ne suis-je pas en train de grimper au mur en bafouillant ? — Te le permettre ne servirait pas précisément nos objectifs. Ce n'est pas tant, d'ailleurs... ajouta la voix un peu plus sèchement, que tu n'essaies pas de le faire. — Eh bien, ce serait sans doute la réaction la plus logique. » Alicia avait souri, étonnée d'en être capable en dépit de la démence qui la submergeait. < La logique est un ingrédient très surestimé, petite. La folie a son rôle à jouer, bien qu'elle ne facilite pas le discours, n'est-ce pas? — J'imagine. » Alicia se comprima les tempes des mains, sentit sous sa paume droite les angles familiers de son récepteur alpha et s'humecta les lèvres. « Es-tu ce qui explique que je ne souffre plus ? Elle ne faisait pas allusion à la souffrance physique et la voix le savait. < En effet. Tu es un soldat, Alicia DeVries. Un guerrier rendu fou de chagrin n'atteint-il pas toujours son but, quitte à se jeter sur la lame de son ennemi? Le deuil et la haine sont puissants, mais il faut s'en servir. Je ne leur permettrai pas de se servir de toi. Pas encore. > Alicia ferma de nouveau les yeux, les lèvres tremblantes, reconnaissante au mur de verre de s'interposer entre elle et sa douleur. Elle sentait qu'un chagrin infini, noir comme l'enfer, attendait de l'engloutir et de l'anéantir derrière le bouclier que Tisiphone avait érigé, et elle en concevait une terreur intense. Sa gratitude n'était pas sans s'accompagner de rancœur, comme si on lui avait dérobé quelque chose qui lui appartenait de plein droit... quelque chose d'aussi précieux que cruel. Elle inspira une autre lampée d'air et baissa de nouveau les mains. Soit Tisiphone existait réellement, soit elle-même était complètement folle, et elle avait tout intérêt à agir en partant du principe qu'elle était saine d'esprit. Elle ouvrit sa chemise de nuit de l'hôpital et suivit du doigt la ligne rouge qui descendait de sa poitrine puis celles qui lui striaient l'abdomen. Elle ne ressentait aucune douleur, et la cicatrisation accélérée faisait son travail — les incisions étaient sans doute pratiquement guéries et disparaîtraient entièrement au bout d'un moment, mais elles confirmaient qu'elle avait subi des dommages. Elle laissa retomber la chemise et se rejeta en arrière sur ses oreillers dans la chambre silencieuse. « Quand ai-je été touchée ? Ça fait longtemps ? — Le temps est une dimension que les mortels mesurent mieux que moi, petite, et il n'existe pas là où nous sommes allées toutes les deux, mais trois jours se sont écoulés depuis qu'on t'a ramenée ici. — Où sommes-nous allées ? — Tu étais mourante et je ne suis plus ce que j'étais. Mon pouvoir a décliné avec le trépas de mes autres "moi-même", et j'ai toujours été plus douée pour blesser que pour guérir. Puisque je ne pouvais te rendre ton intégrité, je t'ai conduite là où le temps ne joue pas, jusqu'à ce que ceux qui te cherchaient te trouvent. — Pourrais-tu un peu mieux t'expliquer ? — Saurais-tu expliquer le bleu à un aveugle ? — On croirait entendre un de ces tarés des Renseignements. — Non. Ils t'ont menti; je sais ce que j'ai fait et je te l'expliquerai si tu étais en mesure de l'appréhender. > Alicia gonfla les lèvres, étonnée de voir Tisiphone comprendre si vite. < Pourquoi ne comprendrais-je pas ? J'ai passé des jours à étudier tes souvenirs, petite. Je sais tout de ton colonel Watts. — Ce n'est pas mon colonel Watts. » La voix d'Alicia s'était brusquement faite glaciale et, alors qu'elle se remémorait le pur chaos du raid sur Shallingsport, une bouffée de rage, giclant de derrière le bouclier translucide, saisit Tisiphone par surprise. Elle chassa ce souvenir, le refoulant avec un talent que la Furie elle-même n'aurait pu égaler. D'accord, tu es là. Pourquoi ? Que comptes-tu faire ? — Tu as demandé à te venger et tu seras exaucée. Nous retrouverons tes ennemis, toi et moi, et nous les détruirons. -- Rien qu'à nous deux ? Quand l'Empire tout entier s'en est montré incapable ? » Le rire d'Alicia n'était guère plaisant. ii Qu'est-ce qui te fait croire que nous pouvons réussir ? — Ça >, répondit doucement la voix, et Alicia releva brusquement la tête. Ses lèvres se retroussèrent sur ses dents serrées et le feulement d'un félin des neiges rauqua dans sa gorge. La rage inonda ses veines, jaillissant de derrière le bouclier qu'elle hébergeait, distillée, pure et plus brûlante que le cœur d'une étoile. Deuil et chagrin s'y mêlaient, mais ils n'en étaient que le carburant, pas la flamme. Sa férocité la secoua comme des poings de feu et la panique l'effleura quand son augmentation commença de s'activer. Mais ce fut fugace et elle retomba en arrière, pantelante et emperlée de sueur. Son cœur battait la chamade et elle se sentait faible et vidée, telle une fiole de chimiste dont l'acide s'est évaporé. Quelque chose palpitait encore en elle, toutefois, accélérant son pouls comme un dernier écho de sa rage. De la détermination... ? Non, davantage. Une volonté absolue, allant au-delà de l'implacable et jusqu'à l'inéluctable, et tournant en dérision l'idée qu'aucune puissance en ce monde pût la faire dérailler. < Tu commences à comprendre, petite, pourtant ce n'était encore que ta colère; tu n'as pas encore goûté à la mienne. Je suis la rage – la tienne, la mienne et toutes celles qui ont été ou seront jamais – et je suis douée pour son emploi. Nous les retrouverons. Je t'en fais la promesse et je n'ai jamais manqué à ma parole. Et, quand nous les aurons trouvés, tu jouiras de la force de mes bras, qui n'a jamais failli. Si je suis amoindrie, je n'en reste pas moins bien plus forte que tu ne peux l'imaginer; tu auras ta vengeance. — Seigneur ! » murmura Alicia en plaquant de nouveau à ses tempes ses mains tremblantes. Un glaçon de pure terreur la transperça en frémissant... provenant non pas de Tisiphone, mais d'elle-même. De la capacité illimitée de destruction qu'elle avait sentie en sa fureur. À moins – elle déglutit – qu'elle ne provînt de cette Furie. Je... » commença-t-elle avant de s'interrompre tout net, un homme en tenue blanche d'infirmier venant de faire irruption dans la chambre; il freina brutalement en constatant qu'elle était assise dans son lit, écarquilla les yeux puis se laissa tomber près des moniteurs de son chevet, décrocha un lien neural de la console centrale et le plaqua contre le terminal de sa tempe; Alicia dut dissimuler un sourire de soudaine compréhension. Ses signes vitaux avaient sans doute grimpé vers les étoiles quand ce subit accès de fureur l'avait traversée. L'infirmier abaissa le lien et la considéra d'un œil intrigué. Plus qu'intrigué. Le questionnement qui se lisait dans ses yeux se mêlait à de la sympathie, dans une singulière tension que son masque de professionnalisme ne parvenait pas tout à fait à cacher. Il détourna le regard, fixa brièvement le panneau de l'interphone du coin de et Alicia ravala un grognement. Idiote ! Évidemment qu'ils avaient laissé la com allumée ! Que doit-il penser maintenant qu'il avait entendu la part qu'elle avait prise dans cette démentielle conversation avec Tisiphone ? < J'efface ce souvenir de sa mémoire ? — Le peux-tu ? » Alicia s'était exprimée à voix haute par pur réflexe, avant de se maudire en voyant l'infirmier esquisser machinalement un pas vers elle. « Quoi faire, capitaine DeVries ? — Euh... me dire depuis combien de temps je suis ici ? — Trois jours, capitaine. < Tu n'as pas besoin de parler à haute voix pour te faire entendre de moi, petite >, déclara Tisiphone au même instant, et Alicia lui aurait volontiers arraché les cheveux, tout en les injuriant tous les deux. L'attention soucieuse qui sous-tendait la voix de l'infirmier lui sonnait bizarrement aux oreilles, mêlée à l'amusement que trahissait ce chuchotis mental muet. « Merci », répondit-elle à haute voix, puis : < Tu pourrais le taire ? Le contraindre à oublier ? — Autrefois, certainement. Aujourd'hui... > Alicia ressentit fortement une impression de haussement d'épaules mental. < Je pourrais essayer si tu arrivais à le toucher. > Alicia jeta un coup d'œil vers l'infirmier sur ses gardes et étouffa un gloussement parfaitement déplacé. < Pas question! Ce pauvre garçon est persuadé que j'ai complètement perdu les pédales et il m'a donné mon grade; ils doivent donc savoir que je suis un commando de choc. Je m'étonne qu'il soit encore dans cette chambre, et il risque de sauter hors de ses souliers si j'essaie de l'agripper. Et l'on viendra vous parler de dangereux cinglé... ! De plus, ils ont sûrement branché un magnétophone sur la com. — Magnétophone ? > Des doigts mentaux piochèrent le concept dans son esprit. < Oh, il semble qu'il me reste encore beaucoup à apprendre sur cette "technologie". Ça posera un problème ? — Qu'est-ce que j'en sais? Ça dépendra de l'idée qu'ils se font de mon déséquilibre mental. Tais-toi une minute, maintenant. > La sensation d'une stupéfaction étrangère la traversa, comme si Tisiphone n'avait pas l'habitude de recevoir d'ordres d'une mortelle, et elle réprima un nouveau sourire psychotique pour lui en substituer un autre, plus rassurant. « Merci, répéta-t-elle à haute voix. Je me demande... Je vois bien que nous sommes en pleine nuit, mais puis-je parler au médecin de garde ? — Le capitaine Okanami est déjà en chemin, capitaine. En fait, je l'attendais quand... euh... » Sa voix traîna et Alicia sourit de nouveau. Pauvre gars. Pas étonnant qu'il ait déjà appelé les grosses têtes. Il était en train d'écouter cette pauvre timbrée déblatérer toute seule et voilà que ses signes vitaux s'affolent. Hors de toute mesure. « Je vois. Bon, en ce cas... » La porte s'ouvrit, la coupant au beau milieu d'une ineptie. Un capitaine de la Flotte entra d'un pas rapide mais mesuré, bien qu'on sentît qu'il avait un certain mal à se contenir. Son caducée du service médical scintillait à la chiche lumière et il s'arrêta brusquement, comme surpris de la trouver sur son séant. Non, pas de la voir assise; mais de la trouver raisonnable en apparence. Curieux. Elle-même n'avait pas l'impression d'avoir l'air raisonnable. Il esquissa un signe discret d'une main pour enjoindre à l'infirmier de déguerpir et ce dernier s'éclipsa en s'efforçant de dissimuler son soulagement. « Bien, fit le capitaine Okanami en croisant les bras sur la poitrine pendant que la porte se refermait. Je suis ravi de vous voir de retour parmi nous, capitaine DeVries. » Ouais... ravi et époustouflé. Elle cacha cette pensée derrière un sourire et lui retourna son signe de tête en le dévisageant, tout en se demandant ce qu'il pensait réellement. « Vous pouvez vous estimer heureuse d'être encore en vie, poursuivit-il d'une voix douce. Mais je crains fort... — Je sais, le coupa-t-elle avant qu'il n'eût terminé sa phrase. Je sais, répéta-t-elle d'une voix radoucie. Oui. Tant mieux. » Okanami fixa le plancher et décroisa le bras gauche pour tirer sur le lobe de son oreille. « Je ne suis pas très doué pour les condoléances, capitaine. Je ne l'ai jamais été... Rude lacune chez un médecin, j'imagine... mais, si je peux faire quelque chose, n'hésitez pas à m'en parler. – je n'y manquerai pas. » Elle contempla ses propres mains et s'éclaircit de nouveau la voix. « Je crois savoir que vous avez compris que j'appartenais au Cadre. – Oui. C'était une assez grosse surprise, mais, oui, en effet, nous l'avons découvert. Et ça ne manque pas de nous poser un gros problème. D'ordre médical. — Je peux le comprendre. Je suis tout bonnement soulagée que vous n'ayez pas déclenché une de mes mines terrestres. De fait, nous l'avons fait. » Les yeux d'Alicia se relevèrent el il haussa les épaules. « Rien que nous n'ayons pu maîtriser... (elle eut l'impression très nette que cette dernière observation s'avançait en terrain glissant) et nous avons pu obtenir des précisions partielles sur votre augmentation. Je ne prévois aucun nouveau problème avant l'arrivée de l'équipe médicale du Cadre. Une équipe médicale du Cadre ? s'enquit-elle vivement. Qui viendrait ici ? — Bien sûr. Je n'ai pas la compétence requise pour traiter votre cas, capitaine DeVries. De sorte que l'amiral Gomez les a convoqués sur place. J'ai cru comprendre qu'il existait un détachement du Cadre à Alexandrie et qu'il était déjà en route à bord d'un vaisseau de transbordement de la Couronne. — Je vois. » Elle rumina cette pensée. Cinq ans qu'elle n'avait Iris vu un camarade du Cadre. Elle avait cru, espéré... ne jamais les revoir. « Nous n'avions vraiment pas le choix, j'en ai peur. Les données dont nous disposons sont trop lacunaires. — Je vois, répéta-t-elle sur un ton moins vif. Et... entre-temps? — D'ici là, je vous garde. Nous avons dû nous livrer à un gros travail de réparation sur vous, comme vous avez dû vous en rendre compte, j'en suis sûr, et j'aimerais le faire examiner par quelqu'un qui soit versé dans les augmentations du Cadre. » Elle hocha la tête et il inclina la sienne. « Ressentez-vous le moindre inconfort ? Je ne voudrais pas me lancer dans des médicaments fantaisistes, mais j'imagine que nous pourrions essayer la vieille aspirine en toute sécurité. — Non. Aucun inconfort. — Parfait. » Son soulagement sautait aux yeux. « Je n'en étais pas certain, mais j'espérais que votre augmentation y pourvoirait. Je constate avec plaisir que c'est le cas. — Oh, oui », répondit-elle, mais un rapide contrôle du processeur de sa pharmacopée lui prouva qu'il se trompait. < C'est toi qui fais cela? demanda-t-elle à la voix. — Bien sûr. — Merci. > « Quel est votre pronostic? s'enquit-elle ensuite auprès d'Okanami. — Vous avez très bien réagi à l'intervention chirurgicale et à la cicatrisation rapide. À long terme, vous envisagerez certainement de faire remplacer votre rate, mais, pour l'instant, vous vous en sortez gentiment. Votre fémur était très sérieusement endommagé et son rétablissement exigera encore plusieurs semaines, mais, pour le reste... » Il chassa tout autre argument de la main et, remarqua Alicia, se garda bien d'aborder le sujet de son état mental. Tout à fait délicat de sa part. Il fit quelques pas sur sa droite pour aller consulter les écrans de son moniteur et prit quelques notes rapides sur le pavé tactile puis se tourna vers elle. — Je prends conscience que vous venez tout juste de vous réveiller, capitaine DeVries... — Alicia, s'il vous plaît. Je ne suis plus le "capitaine DeVries" depuis des années. — Bien entendu. » II lui adressa un sourire sincèrement chaleureux, tandis qu'une pointe de tristesse pétillait dans ses yeux. « Alicia. Comme je viens de le dire, je me rends compte que vous vous réveillez à l'instant, mais vous avez besoin de repos plus que de toute autre chose. Même si vous n'en éprouvez rien, ce genre de chirurgie exige beaucoup de votre organisme, cicatrisation rapide ou pas, et vous n'étiez pas en très bon état avant notre intervention. — Je sais. » Elle se laissa retomber en arrière dans le lit et il plissa les lèvres. « Si vous ressentez le besoin de parler de quelque chose... » commença-t-il, légèrement hésitant, avant de retomber dans le silence en la voyant agiter négativement la main. Il hocha la tête et entreprit de tourner les talons. < Touche-le >, ordonna une voix dans son esprit, si subitement que la véhémence de la requête la fit tressaillir. « Euh, docteur. » Il s'arrêta en l'entendant et jeta un regard derrière lui; Alicia tendit la main droite. « Merci de m'avoir rafistolée. — Tout le plaisir était pour moi. » Il prit sa main en souriant et elle lui rendit son sourire, mais la stupéfaction faillit l'effacer de tes lèvres. Sa main fourmillait encore de la puissance de l'étincelle qui avait jailli entre eux au moment du contact. Seigneur, les nerfs de cet homme seraient-ils anesthésiés ? Comment a-t-il pu lie pas ressentir ce jaillissement d'énergie ? Mais ce n'était encore rien comparé à ce qui se produisit ensuite. Une colonne de feu se répandit dans le bras d'Alicia et à travers son épiderme. Elle fixa leurs mains jointes, s'attendant à voir sourdre des flammèches de ses pores, mais n'assista à rien de tel. Pas de flammes... rien que de la chaleur et, dessous, un crépitement qui se matérialisa soudain en quelque chose qu'il lui semblait déjà connaître. Une barrière s'abaissa, comme une porte s’ouvre ou comme se ferme un circuit, et le feu qui coulait dans son bras fusa très haut puis s'estompa, cédant la place à un fourmillement familier intangible. C'était comme de flairer une couleur ou de voir un son; une impression indescriptible, parfaitement impossible à transmettre à qui ne l'aurait pas éprouvée, mais elle-même l'avait éprouvée. Ou, du moins, avait-elle déjà ressenti une sensation apparentée. Les informations se déversèrent dans son bras et le remonté-ni, aussi claires et distinctes que toutes celles jamais extraites d'un réseau tactile Par son récepteur alpha, ce qui était impensable. Pourtant, c'était bel et bien en train de se produire... le temps d'un battement de cœur, pareil à la transmission en rafale d'un éclaireur, mais moins concentré, plus diffus et désordonné. Anxiété. Incertitude. Satisfaction à la vue de son état de santé physique et, plus profond, inquiétude taraudante à propos de sa santé mentale. Malaise quant à la décision qu'il devait prendre, sans rien dire de celui que lui inspirait l'intérêt des Renseignements. Réelle détresse par rapport au décès des membres de sa famille, et plus grand désarroi encore de la trouver apparemment si calme et sereine. Trop calme, se disait-il, et je dois absolument écouter cet enregistrement. Peut-être... Il retira sa main et recula d'un pas. Il n'avait manifestement rien senti qui sorte de l'ordinaire, et il lui fit un petit signe de la main. « Je vous verrai dans la matinée, cap... Alicia, déclara-t-il d'une voix douce, Tâchez de vous rendormir si vous le pouvez. » Elle opina et ferma les yeux pendant qu'il prenait congé... consciente que le sommeil était bien la dernière activité dont elle serait capable. CHAPITRE IV Benjamin Mcllheny releva les yeux d'un tirage sur papier quand une écoutille s'ouvrit en chuintant à bord du croiseur de combat /HMS Antietam, puis se leva promptement en voyant sir Arthur Keita émerger du sas. Keita portait l'uniforme vert sur vert du Cadre impérial, avec la harpe d'or et les vaisseaux de l'empereur sous le simple rayonnement stellaire d'un général de brigade, et, s'il était d'une tête plus petit que le colonel, il était nettement plus massif et corpulent. Le e Bouledogue de l'empereur » avait les cheveux argentés et allait sur ses cent ans; il était bâti comme l'armoire du cliché, avec un visage aux traits durs et des yeux vifs et alertes sous des sourcils broussailleux. Keita personnifiait le Cadre impérial, et son arrivée avait causé un choc. Quoi qu'il en fût, le colonel suspectait qu'ils auraient sans doute vu quelqu'un d'un grade bien moins élevé si Keita ne s'était pas trouvé à proximité, dans le secteur macédonien. L'homme qui arrivait derrière aurait pu passer pour son antithèse. L'inspecteur Ferhat Ben Belkacem n'avait pas encore la quarantaine; il était petit, tiré à quatre épingles et il avait le teint très sombre, avec de grands yeux bruns liquides et un nez en bec d'aigle. Le col de sa tunique écarlate arborait le sablier et la balance du ministère de la Justice et il semblait plutôt affable... ce qui était largement insuffisant pour que Mcllheny se résignât à sa présence. Cette affaire ne regardait que la Flotte et la Spatiale. Autant que Mcllheny le sût, Keita lui-même n'était pas habilité à fourrer son nez dedans... mais il n'avait nullement l'intention d'en faire part à un général de brigade. Et encore moins à un général de brigade du Cadre, surtout s'il s'appelait sir Arthur Keita. Ce qui signifiait, puisque le colonel Mcllheny était un homme foncièrement équitable, qu'il ne pouvait pas non plus le dire à Ben Belkacem. Enfer ! Sir Arthur. Inspecteur. — Colonel », répondit sèchement Keita. Ben Belkacem se contenta de sourire à l'omission délibérée de son patronyme –absence de réaction qui ne manqua pas d'agacer prodigieusement le colonel –, et Mcllheny leur désigna deux fauteuils libres derrière la table de conférence. Ben Belkacem attendit que Keita fût assis pour se glisser dans le sien. C'était là un geste assez déférent, mais l'homme se déplaçait comme un chat, songea Mcllheny. Avec grâce et agilité. Et sans bruit. Un petit sournois. J'ai expédié toutes nos données au Banshee, commença-t-il, mais, avec votre permission, sir Arthur, je pense que nous devrions sans doute d'abord procéder à une revue générale de toute l'affaire. » D'un signe de tête, Keita lui fit signe de poursuivre et Mcllheny alluma l'unité holographique. Un panorama du secteur franconien apparut au-dessus de la table, évoquant un quart de sphère écrasé d'étoiles. Une lisière de l'Empire bordait son côté aplati, verte et amicale, mais l'écarlate de la Sphère rishathane étouffait son bord supérieur arrondi et l'escarbille ambrée des mondes dissidents, ainsi que les systèmes bleus revendiqués par l'Hégémonie quarn filetaient tout son volume. Mcllheny se coiffa de son casque, connectant ainsi les contrôles du dispositif à ses récepteurs neuraux, et une étoile dorée se mit à clignoter au centre du secteur. La capitale du secteur. » L'annonce était sans doute redondante, mais il avait depuis longtemps appris à s'assurer de la bonne mise en place du travail préparatoire. e Soissons, dans le système franconien. Assez semblable à la Terre, sauf par son climat plutôt frais. Avec une population dépassant de peu les deux milliards d'âmes. Un peu élevée pour cette région, mais c'est un des rares mondes de la vieille Ligue que nous ayons repris plus ou moins intact aux Lézards. » Son auditoire opina et il se racla la gorge. « Nous aurions réellement dû établir un secteur de la Couronne dans ces parages voilà un siècle, mais, avec les Rishatha qui l'occupaient jusqu'au nord galactique, il paraissait plus logique de tourner d'abord notre attention vers d'autres zones. Dieu sait que nous avions déjà assez de problèmes sur les bras ailleurs, et le ministre de la Colonisation a décidé de ne pas attirer l'attention des Rishatha sur le Sud avant que nous n'ayons consolidé les secteurs centraux. Comme vous pouvez le voir... (un écheveau d'étoiles s'éveilla brusquement à la vie au-delà de la frontière incurvée du secteur, estompant le blanc de l'espace incontrôlé) il reste beaucoup de place à l'expansion au-delà et, une fois que nous aurons commencé à contourner leurs frontières boréales, les lézards risquent de légèrement s'inquiéter. Nous ne tenions pas d cc qu'ils étendent la leur au point de nous couper de nos bases avant que nous ne fussions prêts. » Il releva les yeux vers les autres. Ben Belkacem contemplait le diorama comme s'il s'agissait d'un jouet fascinant, mais Keita se contenta de pousser un grognement et de hocher encore la tête. Très bien. La Couronne a commencé d'organiser le secteur franconien voilà trois ans et y a dépêché le gouverneur général Treadwell un an plus tard. C'est un secteur de la Couronne remarquablement typique par de multiples facettes : quatre-vingt-treize systèmes sous domination impériale, dont vingt-six hébergeant des planètes habitables, et trente et un, dans ce même volume spatial, appartenant à quelqu'un d'autre. Nous y trouvons, à part Soissons, cinq mondes incorporés, encore que l'un deux, Yeager, ait élu son premier sénateur cette année. En dehors de ces derniers, nous avons quinze mondes de la Couronne avec des gouverneurs de la Couronne, ou, plutôt... (sa bouche se tordit) nous avions quinze mondes de la Couronne. Il ne nous en reste plus que douze. » Quatre étoiles pratiquement équidistantes se mirent à palpiter d’un rouge cramoisi pendant qu'il parlait; dont la primaire du monde de Mathison. Typee, Mawli, Brigadoon et le monde de Mathison, précisa Mcllheny d'une voix morose, chaque étoile scintillant un peu plus violemment à l'énoncé d'un nom de planète. Mawli, Brigadoon et le monde de Mathison sont totalement radiés; Typee a survécu... tout juste. Ce fut la première planète touchée; elle est restée colonisée pendant soixante ans – par des propriétaires fonciers venus de Durandel dans le secteur de Melville – et sa population était manifestement trop dispersée pour que les pirates frappent d'autres cibles que les villes principales. Les autres... » Il haussa les épaules, le regard amer, et Keita crispa les mâchoires. « Tout s'est bien passé au début, en fait, poursuivit Mcllheny au bout d'un moment. Le gouverneur Treadwell a triplé la présence de la Flotte impériale dans le secteur à cause des Rishatha et de l'Association Jung, de sorte que nous... — Excusez-moi, colonel. » La voix de Belkacem, étonnamment suave et profonde pour un homme si petit, avait l'accent cultivé de la planète mère. Mcllheny le regarda en fronçant les sourcils et l'inspecteur sourit. Je n'ai pas eu le temps de procéder à une remise à jour complète de mes connaissances des relations internationales dans le secteur. Pourriez-vous me fournir quelques détails sur l'Association Jung ? Il me semble me souvenir qu'il s'agit d'un régime regroupant plusieurs systèmes de mondes dissidents. Est-ce que je me trompe ? — Plutôt une poche de l'Empire, rectifia Mcllheny. Ces trois systèmes... (trois lumières ambrées formant un amas compact clignotèrent) et deux dépendances résultant d'un traité, MaGuire et Wotan... (deux autres lumières s'affichèrent.) Quand les Lézards ont agressé la vieille Ligue terrienne, un amiral de sa flotte – l'amiral Wanda Jung – a réussi à tenir Mithra, Artémis et Madrigal. Les Lézards n'ont même pas pu y poser le pied, ajouta-t-il sur le ton du respect, un peu à contrecœur. Et, pour leur taille, ils disposent encore d'une puissance de feu considérable. La population des trois principaux systèmes atteint le niveau de celle des mondes du Noyau – environ quatre milliards d'âmes pour Mithra, me semble-t-il – et tous sont lourdement industrialisés. Jusqu'à ce que nous nous soyons organisés, El Greco et eux étaient encore les trois principales bases humaines dans cette zone de l'espace. » L'inspecteur hocha la tête et Mcllheny en revint à son sujet originel. « Quoi qu'il en soit, compte tenu tant de ce qu'il reste des mondes dissidents après la Ligue que de la proximité de la Sphère rishathane, la Couronne a décidé que le gouverneur Treadwell aurait besoin d'un plus gros bâton, de sorte que le département franconien de la Flotte est d'une puissance inhabituelle. Soissons est très sérieusement fortifiée et l'amiral Gomez commande quatre escadrons de combat complets, avec les unités de soutien appropriées, dont on pourrait croire qu'ils auraient dû suffire à empêcher de tels désastres. » Il s'interrompit, rumina quelque temps sur les curseurs écarlates de son propre écran puis soupira. « Ce à quoi nous avons affaire ici est visiblement une bande de pirates assez peu ordinaires. Il y en a toujours eu dans les Marches, bien entendu. Il existe tant de mondes dissidents d'un seul système que le mercenariat reste un commerce lucratif; certains d'entre eux prennent de temps en temps la grosse tête et leur panoplie de pirate devient trop volumineuse pour leur combinaison spatiale, mais la plupart se contentent de s'en prendre au trafic commercial quand les cargos entrent dans leur système. Même les bandes assez stupides pour attaquer une planète ont d'ordinaire la présence d'esprit d'éviter d'en massacrer toute la population et d'attirer ainsi sur leurs têtes les foudres de la Flotte. En plus, la plupart d'entre elles ne disposent pas, de très loin, de la puissance de feu nécessaire pour lancer une razzia d'envergure planétaire. Cette bande-ci la possédait, et elle a quelque chose de réellement cinglé. Ils débarquent en force, mettent hors circuit la com interstellaire puis dépêchent leurs navettes au sol pour tout embarquer. D'ordinaire, les pirates se contentent de prendre des objets de grande valeur et de faible encombrement, s'emparent de ce qui leur tombe sous la main et repartent; ces salopards piquent tout ce qui n'est pas cloué au sol : accumulateurs, équipement hospitalier, matériel de communication satellitaire, machines-outils, métaux précieux, articles d'importation de luxe... comme s'ils avaient dressé une liste de courses incluant tous les objets de valeur de la planète. » Pire, ils se fichent totalement de qui ils tuent. En fait, ils donnent l'impression d'aimer tuer et, lorsque leur fenêtre est assez large, de prendre tout leur temps pour le faire. » Le visage de Mcllheny était sévère. « C'est jusque-là le plus sanglant de leurs raids, mais Brigadoon a connu un sort presque aussi épouvantable. Sans le Gryphon, je doute que le monde de Mathison aurait hébergé un seul survivant, et la présence de ce vaisseau n'était due qu'au hasard. Son commandant avait été convoqué par l'amiral Gomez — il traversait simplement le système pour gagner Trianon quand il a décidé de s'arrêter à Mathison pour présenter ses respects au gouverneur Brno, laquelle avait été son premier officier supérieur; et, dans la mesure où il était en avance et où une grande partie de son équipage était composée de jeunes recrues, il avait envisagé de lui faire une surprise et de consacrer quelques journées à des manœuvres subluminiques. Il s'y livrait depuis deux jours, bien au-delà de la planète la plus extérieure, quand les pirates ont investi la résidence du gouverneur. Mais elle le savait dans l'espace et lui a envoyé un message subluminique puis a décollé dans son drone FRAPS avant qu'ils ne puissent la tuer. Ces fumiers ont capturé le drone avant qu'il ne passe dans le vortex, mais le commandant Perez a reçu le message — au terme d'un délai de transmission de six heures — puis est passé en mode de propulsion Fasset d'urgence, au maximum de son énergie. Il avait franchi de loin la ligne rouge et il crève les yeux qu'il leur est tombé dessus bien avant qu'ils ne s'attendent à une intervention. — Avec un destroyer ? » La voix de Keita était aussi âpre et rocailleuse qu'on pouvait s'y attendre. « Il faut en avoir dans le ventre. — Le commandant Perez n'est peut-être pas affecté ici, monsieur, mais il avait révisé quelques rudiments des Renseignements. Il était au courant des raids... et aussi que nous n'avions pas été en mesure d'obtenir d'un seul de nos senseurs qu'il repère une de leurs unités. L'analyse suggère qu'ils devaient disposer d'au moins quelques gros vaisseaux de guerre, et, si nous savions qui les a construits, nous pourrions déterminer d'où viennent ces pirates. Il savait également que le drone du gouverneur n'avait pas réussi à s'échapper, et lui-même disposait de trois drones. — Ce qui explique sans doute pourquoi ils ne se sont pas contentés d'éliminer le Gryphon pour continuer de vaquer à leurs al I aires ? marmonna Ben Belkacem. C'est en effet ce que nous croyons, convint Mcllheny, dont l’opinion sur l'inspecteur avait grimpé d'un cran. — Poursuivez, colonel, fit Keita. — De fait, il n'y a pas grand-chose à ajouter concernant leurs schémas opérationnels, général. Même si elle disposait de toute la puissance de sa flotte, l'amiral Gomez n'aurait pas assez de vaisseaux pour protéger efficacement tout ce volume d'espace. Nous avons bien tenté de faire garder par des corvettes certains systèmes constituant des cibles prévisibles, mais elles n'ont ni la puissance de feu ni la vélocité nécessaires pour affronter ces gens, quels qu'ils soient, et chacune ne transporte qu'un seul drone FRAPS. Nous avions établi un tel poste de surveillance à Brigadoon, mais, soit les pirates l'ont éliminé avant qu'il n'envoie son drone, soit ils ont épinglé ce dernier avant qu'il ne passe dans le vortex. Quoi qu'il en soit, il n'a pas été capable de nous envoyer un message, et l'amiral Gomez n'a aucune envie d'appâter le tigre avec d'autres chèvres", ainsi qu'elle l'a formulé. Je ne l'en blâme pas. » Keita s'ébroua comme un vieil ours Ici lustre. « Aucun officier n'aime gaspiller ses gens en vain. Exactement. Nous essayons de découvrir un schéma qui nous permettrait d'établir une ligne de défense plus lourde sur d'autres systèmes cibles prévisibles, mais, où que nous établissons ces dispositifs, les pirates semblent toujours frapper ailleurs». Mcllheny fixa de nouveau son écran avec fureur. « Vraiment ? s'enquit Belkacem d'une voix douce. Voilà votre schéma, on dirait, colonel. Ce que vous suggérez ne me plaît pas, inspecteur, gronda Keita et Belkacem haussa les épaules. Néanmoins, monsieur, quatre attaques directes sans la moindre intervention, excepté celles d'une corvette détruite avant d'avoir pu envoyer un seul message et d'un destroyer qui n'avait normalement rien à faire dans le secteur... voilà qui outrepasse de fort loin les limites des probabilités. À moins de présumer ces pirates extralucides. — Je n'aime pas ça, inspecteur. » La voix calme de Mcllheny était assez tranchante pour laisser entendre qu'il avait envisagé la même éventualité. «  Je ne cite pas de nom, colonel, répliqua doucement Belkacem, mais la simple logique suggère qu'ils obtiennent des informations de quelqu'un. Raison, d'ailleurs, de ma présence ici », ajouta-t-il d'une voix plus dure. Mcllheny s'apprêtait à rétorquer âprement, mais il pinça les lèvres et se rejeta en arrière en plissant étroitement les yeux. Ben Belkacem hocha la tête. Exactement. Sa Majesté a fait part de son inquiétude personnelle au ministre de la Justice Cortez. La Justice n'a nullement l'intention de piétiner les plates-bandes de l'appareil militaire, mais, si quelqu'un transmet des renseignements à ces pirates, Sa Majesté tient à ce que cette personne soit identifiée et réduite à l'impuissance. Et, avec tout le respect qui vous est dû, vous vous êtes peut-être enfoncé trop profondément dans la forêt pour voir l'arbre. » Le visage de Mcllheny s'assombrit et l'inspecteur brandit une main apaisante. « Je vous en prie, colonel, je ne cherche pas à vous manquer de respect. Vos états de service sont impeccables et je suis certain que vous surveillez soigneusement votre sécurité interne, mais, si le lièvre court avec la meute, pour ainsi dire, un point de vue extérieur est peut-être exactement ce qu'il vous faut. Et, continua-t-il en souriant pour la première fois avec un humour sincère, vos gens seront enclins à me regarder comme un intrus. Ils me reprocheront ce que je fais ou ne fais pas, ce qui signifie que je pourrai me montrer aussi grossier et insultant qu'il me plaira sans pour autant porter atteinte à vos relations professionnelles avec eux. » Les yeux du colonel s'écarquillèrent et Keita lâcha un rire qui tenait de l'aboiement. « Là, il vous tient, Mcllheny ! J'allais vous proposer de vous aider de la même façon, mais que je sois pendu si je ne préfère pas laisser l'inspecteur essuyer les plâtres. Il me faudra peut-être travailler avec certains de vos gens à l'avenir. — Je... vois. » Mcllheny passa le bout de l'index sur la table puis l'inspecta comme pour voir s'il avait amassé de la poussière. «  Seriez-vous en train de me suggérer que je devrais tout bonnement me décharger sur vous de la responsabilité de ma sécurité intérieure ? Bien sûr que non... et, si je l'avais fait, vous auriez parfaitement le droit de me renvoyer jusqu'à la Vieille Terre d'un coup de pied dans les fesses, déclara jovialement Ben Belkacem. C'est votre boutique. C'est à vous de la gérer, et vos gens savent que voir, devrez surveiller de très près les éventualités de fuites. Ils s'y attendent plus ou moins, et je ne saurais m'en charger à votre place sans saper votre autorité. À mon sens, vos chances de trouver le responsable ne sont sans doute pas moins bonnes que les miennes, mais, si je mets mon grain de sel et me cantonne dans le rôle d'un bâtisseur d'empire zélé, d'un intrus et d'une tête de cochon — rôle qu'au demeurant je tiens avec un certain brio —, je peux me charger d'une bonne partie de votre sale besogne. Contentez-vous de leur expliquer que la Justice vous a affecté un connard des services du Renseignement et laissez-moi m'occuper du reste. Qui sait ? Même si je ne découvre strictement rien, je lèverai peut-être votre lièvre, qui risque alors de se découvrir. Je vois. » Mcllheny scruta attentivement le visage de Ben Belkacem. L'inspecteur avait touché d'un doigt inexorable sa crainte la plus secrète — et la plus noire — et il avait raison. Un homme de l'extérieur pourrait effectivement jouer les grands inquisiteurs sans produire les effets dévastateurs d'une chasse aux sorcières interne. “D'accord, inspecteur, je peux sans doute vous prendre au mot Mais laissez-moi d'abord en faire part à l'amiral Gomez. » Ben Belkacem acquiesça et le colonel se renfrogna. « De fait, nous avons trouvé sur Mathison quelque chose qui m'incite à penser que vous avez peut-être davantage raison que vous ne le pensez vous-même », reconnut-il à contrecœur. L'inspecteur arqua un sourcil, mais le colonel se tourna vers Keita. « Nous le devons à votre capitaine DeVries, sir Arthur. Je suis certain que vous avez lu mon premier rapport sur l'affaire qui s'est déroulée sur l'exploitation des DeVries. — En effet, répondit sèchement Keita. La comtesse Miller m'a contacté personnellement par com interstellaire pour me la narrer juste avant que ses nervis ne me refoulent à bord du Banshee et ne m'en claquent l'écoutille au nez. » Mcllheny cligna des paupières. Il s'était certes attendu à ce que son rapport fasse des vagues, mais il n'avait pas prévu que la ministre de la Défense serait elle-même impliquée. Il dut se secouer pour revenir à l'affaire en cours : « Quoi qu'il en soit, nous ne sommes toujours pas en mesure de déterminer comment elle a pu survivre et je crains qu'elle ne soit... euh... » Il s'interrompit, mal à l'aise, et Keita soupira. « Je sais. J'ai lu le rapport, colonel. Les questions que vous y soulevez sont la principale raison de mon envoi ici avec l'équipe médicale du major Cateau et je suis au courant de l'état mental d'Ali... du capitaine DeVries. » Il ferma brièvement les yeux puis hocha de nouveau la tête. « Poursuivez, colonel. — Oui, général. Nous en avons déduit quelques informations. Tout d'abord, elle a pu identifier les navettes d'assaut – ou, du moins, un type de navettes – dont se servent ces ordures. C'était un de ces vieux bâtiments de classe Léopard et c'est là le premier renseignement solide dont nous disposions, puisque aucun des autres survivants qui les ont vues n'est un militaire. L'existence de ce Léopard tend bien sûr à confirmer que nous avons au moins affaire à un gros vaisseau de guerre, mais la Flotte en a bradé un si grand nombre à l'encan quand les Bengale ont été mis en service que n'importe qui aurait pu poser la main dessus. Nous avons entrepris des recherches dans les banques de données du rebut pour voir si quelqu'un, dans le secteur, aurait eu la sottise d'en acheter une poignée en laissant une trace administrative, mais je n'y crois guère. » Mais le point capital, c'est qu'elle a éliminé tout l'équipage de la navette qui a massacré sa famille. Nous avions déjà trouvé quelques cadavres de pirates, mais aucun ne nous en avait beaucoup appris. Celui qui les dirige expurge remarquablement bien ses troufions et nous n'avons pas trouvé grand-chose permettant de les identifier, mis à part qu'ils sont tous humains, ce qui saute aux yeux. En l'occurrence, toutefois, elle a tué le commandant de la section d'assaut. Lui non plus n'avait rien à nous offrir en dehors de ses empreintes rétiniennes et génétique, mais elles nous ont permis de marquer un point. » Mcllheny portait toujours son casque et la carte céleste disparut, remplacée par un rouquin inconnu dans un uniforme des plus familier. « Le lieutenant Albert Singh, messieurs. » La voix de Mcllheny était désinvolte, mais pas son expression. « Un officier de la Flotte impériale ? » explosa Keita. Le colonel opina et Keita fusilla du regard l'hologramme en mont' tint les dents. Ben Belkacem lui-même avait l'air abasourdi. Un officier de la Flotte impériale. Je ne dispose pas encore de son dossier complet, mais ce que j'ai vu jusque-là me semble Impeccable, hormis le fait que le lieutenant Singh est déjà mort deux fois; la première d'une balle de quatorze millimètres dans la colonne vertébrale et la seconde suite à un accident de navette dans le secteur Holderman... — Vishnou! » marmotta Keita. Sa grosse main velue forma un poing et s'abattit doucement sur la table. « Quand ça ? Il y a plus de deux ans, répondit Mcllheny avant de jeter un regard à Ben Belkacem. Ce qui, je le crains, renforce encore votre hypothèse selon laquelle, inspecteur, quelqu'un – peut-être plusieurs personnes – fournirait des renseignements de l'intérieur. : Cet accident de navette est bel et bien survenu, mais, en fouillant un peu plus profondément, j'ai découvert quelque chose d'assez intéressant. Le dossier individuel de Singh affirme qu'il était bien à bord et qu'il est mort dans l'accident, mais le manifeste original des passagers de la navette – laquelle a été perdue avec tout son équipage – ne comporte pas son nom. Entre-temps, quelqu'un, et quelqu'un qui a accès aux archives des effectifs de la Flotte, a rajouté son décès sur sa chemise individuelle, ce qui lui assurait un trépas bien propre et radiait son patronyme de notre base de données. — Parfait, acquiesça Ben Belkacem. Mais comment l'avez-vous retrouvé, en ce cas ? — J'aimerais pouvoir m'en flatter, répondit Mcllheny d'une voix désabusée, mais j'étais épuisé quand j'ai lancé cette recherche dans les banques de données et j'avais assez médiocrement établi mes paramètres. De fait, j'avais demandé une recherche dans toutes les archives, et j'étais rien moins qu'exaspéré quand je me suis rendu compte de tout le temps machine que j'avais gaspillé... lorsque le moteur de recherche a enfin craché son nom. — Ne jamais trop compter sur la chance, colonel... sourit l'inspecteur. Je m'en garde bien et je crains fort de ne pas non plus lui attribuer mes succès. — Mais un officier de la Flotte... marmonna Keita. Ça sent très mauvais et je n'aime pas ça. — Moi non plus, renchérit Mcllheny sur un ton plus grave. Il l'a peut-être fait lui-même et j'ai passé un appel par com interstellaire au département de la Flotte du secteur Holderman pour obtenir plus de détails sur sa personne, dont toutes les affaires auxquelles il avait pu être mêlé avant son "décès". J'ai également lancé une recherche personnelle à l'échelle de la Flotte pour essayer de découvrir si d'autres décès "factices" ne seraient pas survenus dans cet accident de navette. J'espère n'en pas trouver, car si ce n'est pas Singh qui l'a organisé, c'est un autre, ce qui implique que nous devrions enquêter sur un recrutement délibéré au sein de notre force armée. — Et que celui qui procède à ce recrutement est peut-être toujours en place », murmura Ben Belkacem. Alicia releva les yeux et vit une femme de petite taille franchir le seuil de sa chambre d'hôpital. La nouvelle venue se déplaçait avec la démarche sautillante d'une native d'une planète lourde en moindre pesanteur et Alicia ouvrit des yeux comme des soucoupes. « Tannis ? éructa-t-elle en se redressant brusquement sur le lit. Dieu du ciel ! C'est bien toi ! Vraiment ? » Le major Tannis Cateau, du service médical du Cadre impérial, retourna son badge d'identification pour le consulter puis hocha la tête. « C'est bien moi. » Elle traversa la chambre jusqu'au lit. « Comment ça va, sergeot ? « Me donne pas du "sergeot" ! » sourit Alicia. Puis son sourire s'effaça quand elle vit le nuage qui assombrissait les yeux du major Cateau. « J'imagine que tu es précisément venue m'expliquer comment je me porte, poursuivit-elle plus lentement. C'est bien le boulot des toubibs, non, sergeot ? » répondit Cateau. Elle croisa les bras et oscilla sur ses talons en toisant le capitaine (à la retraite) DeVries à peu près comme le brigadier chef Cateau avait naguère toisé le caporal de section DeVries. Mais il y avait maintenant une différence, songea Alicia en remarquant les galons de major sur l'uniforme vert de Cateau. Oh oui, une grosse différence ! Alors, comment je vais ? s'enquit-elle au bout d'un moment. — Pas trop mal, compte tenu de ce que tu as vécu. » Cateau inclina pensivement la tête. « En fait, Okanami et ses gens ont fait dit bon travail de rafistolage en se basant sur ton dossier. Je n’aurai sans doute pas à te rouvrir pour vérifier personnellement. — Tu as toujours été une petite morveuse maniaque du bistouri. — L’œil humain reste le plus fiable instrument de diagnostic, récita Cateau. Tu as pour plusieurs millions de crédits en molycirc de l'empereur entassés là-dedans... Vérifier s'ils sont tous à peu près bien connectés serait pour le moins raisonnable, ne trouves-tu pas? — Ouais, sûrement, répondit Alicia sur le ton le plus léger qui lui était permis. Et... mentalement ? — Ça, c'est nettement plus épineux, convint Cateau. J'ai cru comprendre que tu parlais à des fantômes, sergeot ? Qu'est-ce cille c'est que cette histoire ? » On pouvait faire confiance à Tannis pour entrer sans ambages dans le vif du sujet. Alicia frotta le collier de traction supérieur de sa cuisse. On allait le lui retirer bientôt, songea-t-elle distraitement en portant le regard dessus, tout en réfléchissant à la manière dont elle allait formuler sa réponse. < Nie, suggéra Tisiphone. — Ça ne marchera pas. Elle a dû écouter les enregistrements et je suis certaine que les psychologues d'Okanami l'ont déjà informée. C’aurait été bien aimable de ta part de me faire savoir, avant que je n'ouvre les yeux, que je ne devais pas m'exprimer à haute voix. — je n'en avais pas évalué l'urgence. La dernière fois que j'ai eu affaire à des humains, les magnétophones n'existaient pas. En outre, on croyait ceux qui parlaient tout seuls bénis des dieux. — Ouais. Eh bien, les temps ont changé. — Vraiment? En ce cas, à qui crois-tu t'adresser ? > Bien, laissa finalement tomber Alicia en reportant les yeux sur Tannis. Je devais être légèrement secouée à mon réveil, j'imagine. Tu me le reproches ? — Tu ne donnais pas cette impression, sergeot. Mais plutôt celle d'être beaucoup plus calme que tu ne l'aurais dû. Je te connais. Au combat, tu es une pure salope avec beaucoup de sang-froid, mais tu t'effondres dès la fin des hostilités. » Ouais, songea Alicia. Tu me connais bien, hein, Tannis ? « Tu me crois donc devenue timbrée ? demanda-t-elle à voix haute. — "Timbrée" n'est pas à proprement parler le terme technique de diagnostic qui sied à la mystique de ma profession et tu sais que je suis une mécanicienne, pas une psychanalyste jargonnante. D'un autre côté, je dois reconnaître que ça paraît... inhabituel. » Alicia haussa les épaules. « Que puis-je te dire ? Tout juste que je me sens rationnelle... mais ce serait sans doute exactement la même chose si j'avais perdu la boule, non? — Hum. » Cateau décroisa les bras et joignit les mains derrière le dos. « Ça n'est pas forcément vrai... je pense qu'il s'agit d'une de ces théories concoctées par ceux-là mêmes qui veulent se rassurer sur leur propre équilibre mental... mais je serais assez encline, pour n'importe qui d'autre que toi, à porter ça au compte d'un choc post-traumatique. Surtout si tu ne persistais pas dans ton sommeil, comme nous l'avons enregistré sur un processeur — Merde ! Je fais vraiment ça ? — Parfois. Pourquoi ne m'en as-tu pas empêchée, en ce cas? , Tai été façonnée par les dieux, petite; je ne suis ni une déesse ni omnisciente. Tout ce que je peux faire, c'est te réduire au silence après que t'es mise à parler. Merde ! > « Je parle beaucoup ? — Pas énormément. En fait, tu as tendance à t'interrompre tout net au beau milieu d'un mot. Sincèrement, je préférerais te voir continuer à déblatérer. — Oh, allons, Tannis ! Un tas de gens parlent en dormant. Pas à des personnages de la mythologie grecque, rétorqua Tannis de sa voix la plus sèche. Je ne savais même pas que tu avais étudié cette matière. Ce n'est pas le cas. C'est seulement... Oh, flûte, laisse tomber. » Cateau haussa un sourcil et Alicia reprit en râlant : « Et chasse cette lueur entendue de tes yeux. Tu sais comment les gens peuvent ramasser des bribes et des lambeaux d'information futile, nulle et non avenue. — C'est vrai. » Cateau rapprocha une chaise du lit et s'assit. « Le problème, sergeot, c'est que la plupart des gens qui parlent dans leur sommeil ne se sont pas soustraits pendant une semaine aux scanneurs de la Flotte... et ne présentent pas non plus un EEG bizarroïde. — EEG bizarroïde ? » Au tour d'Alicia d'arquer les sourcils, et sa surprise n'était nullement feinte. « Ouaip. "Bizarroïde" est le terme qu'a employé le capitaine Okanami, mais je crains fort qu'il ne corresponde à la réalité. Ni son équipe ni lui n'avaient aucune idée de ce qui se trouvait sur leur billard avant de chatouiller ton dispositif d'esquive, mais ils ont bénéficié durant toute la séance d'un EEG parfaitement clair et lisible. Lequel a grimpé à pic au moment précis où l'on pouvait s'y attendre, quand tu as écrabouillé ce pauvre commandant Thompson... » Cateau s'interrompit. « Ils t'en ont parlé ? — J'ai posé la question. Je savais qu'ils avaient touché quelque chose... en outre, la plupart des toubibs étaient bien trop occupés à rester hors de ma portée pour accomplir quelque chose. Je me suis même excusée auprès de lui. — Je suis certaine qu'il aura apprécié. » Les yeux de Cateau scintillèrent. « Joli coup, sergeot. Un petit poil trop bas. Elle sourit encore puis haussa les épaules. « Quoi qu'il en soit, il y avait ce pic et tous les autres gribouillis en qui j'ai reconnu ton adorable personnalité. Mais il y avait aussi un autre diagramme – quasiment superposé – qui les enrobait. — Ah? — Ah. Un peu comme si vous étiez deux. Plutôt "singulier", non, sergeot ? Tu prends des pensionnaires, maintenant ? — Pas drôle, Tannis », laissa tomber Alicia en détournant les yeux; Cateau inspira une goulée d'air. « Tu as raison. Navrée. Mais c'était vraiment étrange, Alley, et, quand on ajoute ça aux autres curieux problèmes que tu nous poses, il y a de quoi rendre les gradés nerveux. Surtout si tu te mets à palabrer comme si quelqu'un habitait dans ta tête. » Cateau secoua la sienne, les yeux inhabituellement soucieux. « Ils ne tiennent pas trop à voir un commando de choc schizophrène courir dans tous les coins, sergeot. — Librement, tu veux dire ? — Je suppose, mais on ne peut pas vraiment le leur reprocher, n'est-ce pas ? » Elle soutint le regard d'Alicia, qui soupira à son tour. « Non, j'imagine. Est-ce pour cette raison qu'ils m'ont maintenue en isolement ? — En partie. Bien entendu, tu dois aussi poursuivre sérieusement ton traitement. Toutes les incisions ont été pratiquées, mais ils ont dû poser une plaque de stratifié dans ton fémur et quatre centimètres environ de ce qu'ils ont réussi à sauver ressemblait a un puzzle dont auraient manqué plusieurs pièces. Tu sais à quel point la cicatrisation rapide se ralentit en cas de reconstitution osseuse, et une bonne partie de tes tissus musculaires avaient eux aussi été déchiquetés. — j'en suis consciente. Et je sais aussi que j'aurais pu me retrouver depuis des semaines en traitement ambulatoire dans un de ces machins... » Elle tapota le collier de traction supérieur. . »Okanami veut attendre pour voir : "Nous n'avons pas l'habitude de traiter des commandos de choc"... la rengaine commence à être un peu usée. Si ce n'était pas un si délicieux vieux bougre, j’aurais déjà foutu la merde. — C'est donc pour ça que tu t'es montrée aussi docile ? Je commençais à craindre que tu ne sois vraiment déglinguée. — Ouais. » Alicia passa les doigts dans ses cheveux ambrés. Très bien, Tannis, venons-en au fait. Me regarde-t-on comme une démente dangereuse ? "Dangereuse" ? Je n'irais pas jusque-là, sergeot, mais il y a quelques inquiétudes. Je prends la relève du capitaine Okanami A compter de seize heures aujourd'hui et nous allons déployer toute la batterie des diagnostics standard, dont, sans doute, une bribe de surveillance psychologique. Je pourrai t'en dire davantage ensuite. » Alicia se fendit d'un sourire torve. « Tu ne m'abuses pas une seconde, tu sais ? — T’abuser ? » Cateau ouvrait de grands yeux innocents. « Quoi que tes tests puissent donner, ils révéleront que j'ai franchi la ligne. Syndrome post-traumatique et ainsi de suite. Cette pauvre fille cherche sans doute aussi à refouler son chagrin, pas, vrai ? Merde, Tannis, il est bien plus difficile de prouver que quelqu’un n'est pas cintré, et nous le savons toutes les deux. — Eh bien, en effet, convint Cateau au bout d'un moment. Tu as toujours aimé la franchise, alors je vais te mettre au parfum. L'oncle Arthur est venu avec moi et il va vouloir te débriefer en personne, mais, ensuite, toi et moi devrons gagner Soissons. Le Secteur général dispose de davantage d'équipements et c'est là que se passeront les véritables tests. D'un autre côté, l’oncle Arthur m'a personnellement garanti que je resterais ton médecin traitant, et tu sais que je ne leur permettrai pas de te faire des misères. — Et si je refuse de venir ? — Désolée, sergeot. Mais tu as été réactivée. — Ah, les fumiers ! marmotta Alicia, non sans une trace de respect amusé dans la voix. — ils sont adorables, non ? Combien de temps ces tests dureront-ils, à ton avis, après notre arrivée sur Soissons ? — Aussi longtemps qu'il le faudra. Tu veux une estimation au pif ? Alicia hocha la tête et Cateau haussa les épaules. « Ne fais aucun projet avant un ou deux mois minimum. — si longtemps que ça ? » Alicia dissimulait difficilement son désarroi. « Peut-être plus. Écoute, sergeot, ils veulent bien plus qu'une évaluation psychologique. Ils veulent des réponses, et tu as déjà dit à Okanami que tu ne savais pas ce qui s'était passé ni même pourquoi tu étais encore en vie. Parfait. Ça signifie qu'ils vont devoir creuser pour les trouver. Je regrette, mais c'est ainsi. — Et pendant qu'ils fouineront, l'odeur de la piste se refroidira, — L'odeur ? » Cateau se redressa brusquement. « Tu es en mod'`vigilant", sergeot ? — Pourquoi pas ? » Alicia chercha son regard. « Qui plus que moi en aurait le droit ? » Cateau détourna le regard un bref instant. « Personne, j'imagine, Niais ce facteur interviendra dans leur raisonnement, tu sais, Ils n'apprécieront certainement pas de te voir baguenauder en roue libre, prête à commettre un acte de pure stupidité — Je sais. » Alicia se contraignit à sourire. Bon, si je suis coincée, je suis coincée. Auquel cas je peux m'estimer heureuse d'avoir au moins une amie dans le camp ennemi. — Voilà le bon état d'esprit. » Cateau se leva, souriant à son tour j'ai rendez-vous dans dix minutes avec l'oncle Arthur... Je dois lai transmettre mon évaluation personnelle de ton état. Mais je repasserai quand ce sera terminé. J'aurai peut-être des informations sur ton futur... euh... itinéraire. — Merci, Tannis. » Alicia s'adossa à ses oreillers en continuant de sourire à son amie, mais ce sourire s'évanouit dès que la porte se referma. Elle soupira et contempla pensivement ses mains. Ca ne marchera pas, petite, déclara sévèrement Tisiphone. Nom ne pouvons pas laisser tes amis nous barrer la route. —.Je sais. je sais! Tannis agira au mieux pour moi, mais, quand sa responsabilité de médecin est engagée, c'est un mur. —.Va l'a-t-elle conclure que tu es véritablement folle, en ce cas? Bien sûr. Cette histoire de "psychanalyste jargonnante" était de la pure connerie et, reconnaissons-le... selon ses critères, je suis bel et bien marteau. Et, s'il y a une chose que le Cadre refuse de faire, c'est laisser ses commandos de choc incontrôlés se balader dans la nature. —.> Le silence mental perdura quelques instants avant d'être brisé par un soupir muet. < Eh bien, petite, je n'ai que bien peu a t'offrir en l'occurrence. Jadis, j'aurais sans doute pu libérer ton esprit de toute emprise, mais ce temps n'est plus, et il est toujours plus difficile d'échapper à ses amis qu'à ses ennemis. —.Comme si je ne le savais pas. > Alicia s'absorba un instant dans ses pensées, en réfléchissant trop vite pour permettre à Tisiphone d'en suivre le cours, puis elle sourit. < Très bien. S'ils refusent de me lâcher, nous allons tout simplement devoir nous échapper. Mais pas maintenant. > Elle frotta de nouveau le collier de traction. Pas avant de débarquer sur Soissons, je crois. Si nous tentions le coup ici, nous n'aurions nulle part où nous cacher, de toute manière. A moins que tu daignes me ramener dans ce lieu que tu connais, où le temps ne joue pas? —.Je pourrais, bien sûr. Mais nous ne saurions y rester éternellement et, quand je te relâcherais, tu retournerais exactement là d'où tu viendrais. — Pour être alpaguée aussitôt par le premier qui nous verrait. Bon sang, suppose qu'ils démolissent l'hôpital et le vident entièrement? Me geler les fesses dans la neige en chemise de nuit n'est pas franchement ma conception de la belle vie. — C’aurait probablement quelques inconvénients, convint Tisiphone. — Indéniablement. Très bien, ce sera donc Soissons. Et, s'ils me considèrent réellement folle, autant nous en servir. — Vraiment ? Comment ? — je songe à le devenir à l'extrême... de manière inoffensive. Une chose que j'ai apprise voilà très longtemps à propos des officiers supérieurs, Tisiphone : soumettez-leur un problème qu'ils croient comprendre et ils sont contents. Et les gradés contents tendent à ne plus se fourrer dans vos jambes pendant que vous vaquez à vos affaires. — O000h, je vois. Tu comptes les berner jusqu'au moment où ils baisseront leur garde. — Exactement. Je crains de devoir beaucoup m'entretenir avec toi... et avec les enregistreurs. Entre-temps, je pense que nous devrions évaluer avec précision les facultés dont tu jouis encore et qui pourraient nous sortir d'affaire le moment venu, tu ne trouves pas? — je suis effectivement de ton avis. > Le murmure mental s'assortissait manifestement d'une touche de liesse et Alicia DeVries sourit. Puis elle abaissa son lit de manière à lui faire adopter une position confortable pour dormir et continua de sourire rêveusement au plafond. « Eh bien, Tisiphone, reprit-elle à voix haute, je n'ai pas l'impression qu'ils se montreront bien raisonnables. Le Cadre adopte parfois ce comportement. D'ailleurs, ça me rappelle le jour où la pharmacopée du sergent Malinkov s'est détraquée sur Bannerman et lui a saturé l'organisme d'endorphines. Il a eu comme un gigantesque flash naturel, tu vois, et, en ville, le Central signalait que la circulation était embouteillée. Bon, Pasha a toujours eu le cœur secourable et il avait son fusil à plasma sur lui, si bien que... Alicia croisa les mains derrière la nuque et continua de joyeusement divaguer, s'adressant tant à la présence invisible de Tisiphone... qu'aux enregistreurs. CHAPITRE V Ces foutus Lézards recommençaient à en installer. Le contre-amiral James Howell grinça des dents en voyant le cargo rishathan foncer sur lui à cinq cents kilomètres par art seconde. Les Rishatha étaient physiologiquement incapables d'utiliser des synths et encore moins des connexions cybersynth et le prenaient très mal. Raison pour laquelle ils persistaient à surcompenser en prouvant à l'humanité leur panache... et aussi pour quoi il avait toujours rencontré ses contacts rishathans au-delà de la limite de Powell de tout système planétaire. Leurs propulseurs leur permettaient sans doute de s'approcher plus près d'une planète que ceux de l'humanité sans risquer la déstabilisation... mais pas tant que ça, et perdre sa propulsion au cours d’une telle manœuvre risquait d'entraîner de fort désagréables conséquences. Cinq cents km/s n'est sans doute pas une vélocité extraordinaire, même à l'intérieur d'un système planétaire, mais le gros cargo se trouvait à peine à quinze mille kilomètres, déjà visible sur l'écran en dépit de l'obstination avec laquelle Howell refusait de le regarder, et les alarmes de proximité se mirent à bourdonner. Il se contraignit à rester assis malgré leur ululement lancinant et soupira, sans rien montrer de son soulagement, en voyant le capitaine rishathan faire basculer son vaisseau à cent quatre-vingts degrés pour présenter sa proue à son propre bâtiment. La Hamme de la propulsion Fasset (que les Rishatha baptisaient, bien entendu, d'un nom imprononçable) n'était pas dans le collimateur de ses détecteurs gravifiques, même si son trou noir apprivoisé était braqué diamétralement à l'opposé. Le vaisseau ralentit brutalement, puis se laissa déporter vers une jonction presque parfaite en un peu moins de cinquante-sept secondes. Sidérant ce que peut accomplir une décélération de neuf cents g! Les fusées de manœuvre et de position s'allumèrent en même temps que s'éteignait la propulsion Fasset, repoussant doucement le cargo le long du cuirassé d'Howell, qui sourit, en proie à un amusement familier et teinté de sarcasme. L'humanité — la gent Rish, en l'occurrence — pouvait sans doute dépasser la vitesse de la lumière, créer des trous noirs dociles et transmettre en un clin d'œil des messages à des dizaines d'années-lumière, mais elle avait encore besoin, pour ce dernier stade délicat, des fusées que le mythique Armstrong avait probablement (du moins en principe) connues mille ans plus tôt. Grotesque... sauf qu'on se servait encore aussi de la roue. Il chassa cette pensée quand, à son commandement, les tracteurs du cargo se verrouillèrent à son vaisseau, tandis que son nez remontait à la hauteur de la soute numéro Io et qu'un tube destiné au personnel s'allongeait jusqu'à son sas numéro 4. Il balaya sa passerelle du regard, nota les tenues civiles, confortables et hétéroclites, que portaient ses membres d'équipage et songea nostalgiquement à l'uniforme qu'il avait jeté au rebut en même temps que son existence passée. Les Lézards n'étaient guère portés sur les vêtements destinés à la seule protection, mais ils restaient accessibles à leur aspect décoratif, et leur goût en ce domaine était littéralement... inhumain. Pouvoir riposter à l'agression qui n'allait pas tarder, sans nul doute, à offenser ses nerfs optiques n'aurait pas été déplaisant. Sa synthconnexion se mit à chuchoter, lui annonçant l'arrivée imminente d'un seul visiteur, et il ôta son casque d'écoute pour le glisser sous sa console, hors de vue. Ses officiers faisaient de même. Les Rish comprendraient sans doute que ce geste était destiné à éviter de monter en épingle l'aptitude des humains à établir des liens directs avec leur équipement, mais il est des courtoisies qu'il faut respecter. En outre, tout cacher serait encore hi méthode la plus efficace pour attirer l'attention dessus... d'autant que son visiteur ne pouvait s'en offusquer qu'en perdant considérablement la face: Il espérait que Resdyrn commandait encore le cargo. Elle prenait toujours la faction sur la passerelle pour l’approche finale et il adorait sa façon de montrer les crocs lorsqu'il remettait en cause, sans mot dire, sa suprématie. L’écoutille de la passerelle s'ouvrit en chuintant et Grande Mère de Guerre Resdyrn niha Turbach la franchit. Elle était impressionnante, même pour une matriarche rishathane d'âge mûr. Avec ses deux mètres cinquante et ses trois unis et quelques kilos, elle dominait tous les humains de la passerelle mais paraissait presque trapue. Les fanons incroyablement bariolés de sa carapace l'enveloppaient d'un nuage diaphane, qui tombait en tourbillonnant de ses épaules et agressait l'œil comme un tire-en-ciel psychotique, mais sa face était peinte sobrement... pour une Rish. Son teint d'un vert bilieux convenait à sa persona provisoire de « négociante » et formait avec sa collerette crânienne écarlate un contraste fascinant; et Howell se demanda pour la énième fois si les yeux des Rishatha voyaient dans le même spectre que ceux des humains. « Mes respects, négociante Resdyrn », déclara Howell avant d’écouter le traducteur restituer ses paroles en un bas rishathan aux intonations couinantes ou ronflantes. Howell avait naguère connu un officier capable de s'exprimer en haut rishathan, mais ce même homme était aussi en mesure de reproduire le son exact d'une vieille scie sauteuse accrochant un clou à plusieurs milliers de tours/minute. Howell préférait s'en remettre à son traducteur. « Mes respects, négociant Howell, bourdonna le micro du traducteur dans son oreille droite. Ainsi qu'à la mère de votre lignée. — Ainsi qu'à la vôtre. » Howell conclut les salutations officielle par une révérence et s'émerveilla à nouveau de la légèreté avec laquelle cette silhouette massive la lui retourna. « Mes sœurs officiers vous attendent, poursuivit-il. Souhaitez-vous que nous les rejoignions ? » Resdyrn inclina sa tête titanesque et tous deux pénétrèrent dans la salle de conférence qui donnait sur la passerelle. Une demi-douzaine d'humains se levèrent à leur entrée et les accueillirent d'une courbette, pendant que Resdyrn contournait la table pour aller s'asseoir à l'autre bout dans un fauteuil surdimensionné. Howell s'installa à la tête de la table et la regarda glisser sa courte queue renflée par un orifice pratiqué dans le dossier de son fauteuil. En dépit de leur apparence de saurien et de leur carapace naturelle, les Rishatha n'avaient rien de reptiles. Ils étaient nettement plus proches d'un mammifère terrestre ovipare, bien que bâtis de manière passablement plus puissante. Du moins pour leurs femelles. Durant toute sa carrière, Howell n'avait aperçu que trois mâles rishathans, et tous étaient des avortons décavés. Désarmés et agités. Pas étonnant que les matriarches voient en "petit vieux" une insulte mortelle. « Eh bien, négociante Howell... (l'ironie du titre honorifique franchit remarquablement bien l'interface du traducteur) j'imagine que vous êtes disposée à conclure notre transaction quant à ces marchandises qu'a commandées la mère de votre lignée ? — Je le suis, négociante Resdyrn », répliqua-t-il sur le même ton sarcastique tout en faisant signe à Gregor Alexsov. Son chef d'état-major composa le code d'un coffre puis le fit glisser vers Resdyrn. La Rish en souleva le couvercle et dévoila ses canines supérieures en un sourire quasi humain lorsqu'elle aperçut une rançon royale en circuits moléculaires, un des domaines où la technologie humaine surpassait celle des Rish. « Il ne s'agit que d'un échantillon, bien entendu, affirma Howell. On procède d'ores et déjà au transfert du reste à bord de votre vaisseau. — La mère de ma lignée vous remercie par le truchement de la plus humble de ses filles », répondit Resdyrn, sans d'ailleurs qu'aucune humilité ne transparût dans sa voix, tout en retirant de la boîte le filament cristallin d'une algue. Elle le brandit au bout de ses longs doigts agiles aux phalanges trop nombreuses et l'examina au travers d'une loupe, puis poussa le son inquiétant correspondant à un gloussement rishathan en apercevant les logos de la Flotte impériale sur les processeurs du connecteur. Elle le reposa soigneusement dans sa niche, abaissa de nouveau le couvercle et referma dessus une épaisse patte protectrice. Le geste était parfait songea Howell. Ce seul coffre, long de moins d'un mètre, contenait assez de molycircs pour remplacer tout le réseau de commandes de son cargo, et, en dépit de sa nonchalance étudiée, Resdyrn en était parfaitement consciente. «  Nous avons de notre côté, bien entendu, apporté ce qui était convenu dans notre cargaison, affirma-t-elle au bout d'un moment, mais je crains que la mère de ma lignée n'adresse aussi à la mère de vos mères de bien tristes nouvelles. » Howell se redressa brusquement. « Ce sera notre dernière rencontre avant un certain temps, négociante Howell. » Celui-ci ravala un juron muet avant qu'il n'affecte son expression et inclina poliment la tête. Resdyrn hérissa sa collerette crânienne en signe de compréhension et se toucha le front pour exprimer son chagrin. « I ,a consigne vient de notre ambassade sur la Vieille Terre. L’empereur lui-même... (le recours au pronom masculin était une insulte délibérée de la part d'une Rish; qu'il fût employé à bon escient lui prêtait une certaine exquise saveur additionnelle) s'est pris d'intérêt pour ce secteur et y a dépêché sa mère de guerre Keita en personne. — Je... n'en avais pas entendu parler, négociante Resdyrn. » Howell espérait que son désarroi ne transparaissait pas trop. Keita! Seigneur, cela voulait-il dire qu'ils allaient avoir le Cadre sur les reins ? Il brûlait de poser la question mais n'osait pas faire ai mauvaise figure. « Nous ignorons quelle est la mission de Keita, reprit Resdyrn, prenant sa curiosité en pitié (ou exécutant plus vraisemblablement les ordres qu'elle avait reçus); mais nul signe n'indique que le Cadre a été mobilisé. La mère de ma lignée craint toutefois que ça ne se produise et doit donc rompre ses relations avec vous jusqu'à nouvel ordre, au moins jusqu'au départ de Keita. J'espère que vous comprendrez son raisonnement. — Naturellement. » Howell inspira puis haussa les épaules en amplifiant volontairement ce geste pour que Resdyrn le remarque. « La mère de nos mères le comprendra aussi, mais j'ai la certitude qu'elle espérera cette rupture provisoire. — Tout comme nous, négociante Howell. Nous autres de la Sphère, nous aspirons toutes à votre réussite, afin de pouvoir vous traiter en sœurs dans votre propre sphère. — Merci, négociante Resdyrn. » Howell avait presque réussi à faire preuve de sincérité, bien que nul humain n'aurait pu oublier comment les Rishatha avaient poussé l'ancienne Fédération et la vieille Ligue terrienne à s'entre-égorger pour pouvoir ensuite ronger leurs ossements. Quatre siècles plus tard, les humains devaient encore par endroits (à Shallingsport par exemple) s'appuyer les conséquences tardives des guerres de la Ligue. Fort heureusement, le suivi militaire des Rishatha s'était révélé moins heureux que leur prise de judo diplomatique. Ils avaient sans doute absorbé la majeure partie de la vieille Ligue pendant la première guerre humains-Rish, alors qu'une Fédération épuisée par le conflit se débattait dans les affres de la guerre civile, mais leurs calculs n'avaient pas tenu compte de l'Empire qui, avec l'amiral de la Flotte Terrence Murphy, avait surgi par la suite des décombres de la Fédération; Terrence Ier et la maison des Murphy avaient bouté les Lézards dehors et les avaient renvoyés dans leurs frontières d'avant-guerre au cours du second conflit humains-Rish. « En ce cas... (Resdyrn se leva, mettant abruptement un terme à cette brève rencontre), je vais prendre congé. Je suis couverte de honte à l'idée d'avoir dû vous transmettre moi-même ce message. Puissent vos armes goûter à la victoire, négociante Howell. — Ni mes sœurs officiers ni moi n'y voient aucune honte, négociante Resdyrn, mais bien plutôt la fidèle exécution du décret de votre mère de lignée. — Votre bonté vous honore. » Resdyrn gratifia Howell d'une dernière gracieuse courbette puis se retira. Howell ne fit pas mine de l'accompagner. En dépit de sa façade de « négociante ». Resdyrn niha Turbach restait une grande mère de guerre de la Sphère rishathane, et laisser entendre qu'il ne pouvait la laisser sans garde à bord de son vaisseau risquait d'être regardé comme un camouflet intolérable à son honneur. En l'occurrence, ça ne manquait pas non plus de l'arranger. Imprévue ou pas, cette bribe d'information allait joliment saboter le boulot et il devait s’entretenir avec son personnel. Bordel, amiral ! s'exclama un des officiers. Qu'est-ce que je suis censé faire maintenant? — Change pas de main, Henry ! » répondit Howell, et la silhouette efflanquée et cadavérique de son bosco se rejeta ostensiblement en arrière dans son fauteuil. « Pas de problème... pour l'instant. Mais, dans quelques mois, si notre principale source d'approvisionnement est coupée, on se retrouvera avec la peau sur les os. — D'accord, mais Greg et moi savions que cela, ou quelque chose d'équivalent, risquait d'arriver. J'aurais préféré que ça se produise un peu plus tard, mais on a pris nos précautions. — Oh ? fit le capitaine d'Amcourt. Pourquoi ne m'en avez-vous pas parlé ? — je vous en parle à présent, pas vrai ? Vous voulez bien le leur exposer, Greg ? — Oui, amiral. » Alexsov se pencha légèrement en avant; une lueur amusée bien atypique brillait dans ses yeux froids quand ils croisèrent le regard lugubre de d'Amcourt. « Nous avons établi un réseau de ravitaillement de substitution par Wyvern. Ce sera plie, malaisé, parce que nos ordres d'achat devront être diffusés avec précaution, et qu'il était bien commode, d'autre part, de disposer dans notre réseau logistique du coupe-circuit des Rishatha, mais ça présente aussi quelques avantages. Et d'une, nous pourrions obtenir directement des pièces détachées convenables et un réapprovisionnement en missiles. Et nous avons déjà fourgué par Wvvem une bonne quantité d'articles de luxe. Je ne vois pas pour quelle raison nous ne pourrions pas leur revendre le reste du butin. Eux n'y verront sûrement pas d'objections. » Il haussa les épaules et, çà et là, quelques têtes opinèrent. La plupart des mondes dissidents étaient assez respectables (tout du moins selon leurs propres critères), mais le gouvernement de Wvvem était sous la coupe de descendants des capitaines et propriétaires de l'une des dernières flottilles des guerres de la Ligue ayant obtenu son e certificat de légitimité ». Il vendait et achetait tout et n'importe quoi sans poser de questions, et n'était guère plus regardant quant à ses courtages. Nombre de mondes dissidents déploraient sans doute son existence, mais Wyvern n'en restait pas moins pour la plupart d'entre eux une interface trop utile (et bien armée) pour qu'ils entreprissent une action drastique. Ce qui, dans la mesure où l'Empire avait tout à la fois le pouvoir et la dilection de cingler les doigts de ceux qui l'irritaient, assurait à la fine fleur des requins de la finance de Wyvern un intérêt immédiat dans tout ce qui pouvait déstabiliser l'encore fragile équilibre du secteur franconien. Quant à notre autre soutien... (Alexsov s'interrompit, se gardant bien, même ici, de mentionner des noms ou des lieux) ça ne devrait pas poser de problèmes. À moins, bien sûr, que la présence de Keita ne signifie que le Cadre envisage de fourrer le nez là-dedans. — Précisément, et c'est bien ce qui m'inquiète le plus », convint Howell. Il jeta un coup d'œil vers le frêle capitaine de frégate assis à la droite d'Alexsov : mince et le teint foncé, Rachel Shu, l'officier des renseignements d'Howell, était la seule femme de son équipe... et la plus dangereuse de tous. Elle venait de hausser les épaules. Ça m'inquiète tout autant, amiral. Mes informateurs ne m'ont rien dit de ce qui avait provoqué la venue de Keita, de sorte que mes gens n'ont aucune idée de ce qu'il projette. À première vue, j'aurais tendance à dire que les Rishatha ont dramatisé. Elles n'osent pas se mettre l'Empire à dos en risquant de se faire prendre la main dans le sac à tremper dans une telle affaire, et elles n'ont pas oublié ce que Keita et le Cadre leur ont infligé après celle de Louvain, si bien qu'elles rentrent les cornes et se préparent à rejeter toute responsabilité. Mais, si le Cadre était impliqué de façon significative, je ne pense pas que mes sources en auraient raté les signes avant-coureurs. — Alors, que diable Keita fabrique-t-il ici ? N'était-il pas aussi son épée à Louvain ? Si fait, mais le Cadre est trop étriqué pour que Keita ait levé une force importante sans que mes gens le remarquent. En outre, mes derniers rapports le situent dans le secteur macédonien et non sur la Vieille Terre, de sorte que ça ressemble plutôt à une improvisation dans le feu de l'action, sans compter que, chronologiquement, la coïncidence suggère une réaction à ce qui s'est produit sur le monde de Mathison. Il se trouvait juste à côté et on l'a fait venir de toute urgence... mais on ne l'a pas dépêché de la capitale. Je le soupçonne d'avoir été envoyé en mission spéciale par la comtesse Miller, pour collecter des informations. Elle a toujours préféré passer d'abord par les Renseignements du Cadre pour croiser ensuite ses informations avec celles de l'0, et Keita, sur le terrain, a inéluctablement la main plus heureuse que les crétins de l'état-major. Sinon, c'est lui qui aurait les étoiles de général et Arbatov serait son intendance. Ce qui signifie que nous pourrions voir le Cadre dès maintenant, fit remarquer Rendleman. Peu probable, répondit Shu. Notre structure de soutien est très bien cachée et très dispersée, et le Cadre est un outil de précision destiné à des cibles pointues. De fait, je dirais que le ministère la Justice est plus dangereux que la Flotte ou le Cadre, puisque c'est la facette clandestine de toute cette entreprise qui risque de conduire les deux autres jusqu'à nous, et que la Justice est mieux équipée pour nous atteindre sous cet angle. Pour ce qui concerne le Cadre, je ne commencerai à m'inquiéter que quand nous assisterons à un transfert important de ses effectifs dans ce secteur ou un secteur voisin. En attendant, Keita ne sera jamais qu'un barbouze de plus. Doué, sans doute, mais pas davantage. — Je crois que vous avez raison, Rachel », déclara Howell. En tout cas, il l'espérait assurément. « Nous agirons désormais sur cette hase, mais je tiens à ce que vous vérifiiez auprès de Contrôle dès que possible. Oui, monsieur. Le prochain courrier de renseignements arrivera dans cinq jours environ. Il nous en apporte peut-être être la confirmation; si ce n'est pas le cas, j'enverrai une requête par le même bâtiment. — Très bien. » Howell joua un instant avec un stylet puis tourna le regard vers Alexsov. « Y a-t-il un autre sujet que nous devrions aborder pendant que nous sommes tous réunis, Greg ? Alexsov secoua la tête. « En ce cas, je crois qu'Henry et vous devriez faire un saut à Wyvern pour activer un peu les choses sur place. N'emportez rien d'incriminant – nous avons la trésorerie nécessaire pour régler les premières commandes en liquide –mais tâchez de sonder les autochtones sur de futures ouvertures commerciales. — Ça marche, déclara Alexsov. Quand peux-tu partir, Henry ? — Hmmm... dans une petite paire d'heures, je crois. — Parfait, lâcha Howell. Parce que, si je ne m'abuse – ou à moins que Keita ne nous fasse des problèmes –, nous devrions recevoir l'ordre d'attaquer notre cible suivante par le courrier de Rachel. Je tiens à ce que vous soyez rentrés pour les prochains carnages, Greg. — En ce cas, je ferais bien d'aller faire mes bagages. » Alexsov se leva, signal pour tout le monde de la fin de la réunion, et Howell regarda ses subordonnés sortir à la queue leu leu de la salle de conférence. Il se dirigea vers le petit dispositif de visualisation installé dans un angle et resta planté devant à contempler avec morosité l'hologramme de l'étoile et de son cortège de planètes mortes et stériles. Rachel avait certainement raison, se persuada-t-il. Si Keita était réellement le fer de lance d'une intervention du Cadre, il aurait au moins amené avec lui une équipe d'agents du Renseignement. D'un autre côté, Keita était à lui seul un foutu fer de lance; la hampe de l'arme pourrait toujours être transférée ultérieurement sur place, et ça risquait de leur compliquer effroyablement la vie. Il tendit la main, la referma en coupe sur la minuscule étincelle argentée de son vaisseau amiral et soupira. Des problèmes, toujours des problèmes ! L'existence d'un flibustier lui avait paru bien plus facile – et tellement plus lucrative – qu'une carrière dans la Flotte, et son objectif principal totalement excitant. Certes, la perspective de devenir un boucher, un voleur et un traitre à son uniforme l'avait légèrement fait hésiter, mais les contreparties étaient assurément grandioses... pourvu qu'on vive assez longtemps pour en profiter. Il relâcha son vaisseau en poussant un plus gros soupir, croisa les mains derrière le dos et scruta pensivement le sas de la salle de conférence. Comment diable l'enseigne de vaisseau James Howell de la flotte impériale, promotion 28, s'était-il retrouvé ici ? s'interrogea t il silencieusement. CHAPITRE VI « Toujours aussi pressée de se lever et de vaquer ? » Alicia inspira une bouffée de transpiration en même temps qu'elle cherchait son air, mais elle accueillit avec bonne humeur l'espièglerie taquine que trahissait la voix du lieutenant de Riebeck. Le thérapeute était un camarade du Cadre et ne présentai: donc aucune trace de cette touche d'effroi qu'éveillait la réputation de son commando de choc chez les médecins normaux C'était déjà en soi singulièrement rafraîchissant, et la parfaite indifférence que lui inspirait son état mental l'était encore davantage. Alicia s'était si bruyamment agitée pour sortir du qu'Okanami et le major Cateau eux-mêmes avaient fini par céder:- mais ils s'étaient vengés en lui envoyant de Riebeck. Son seul objectif était de rendre le capitaine DeVries non seulement ingambe, mais pleinement rétablie et en bonne condition physique, et il jouissait d'un caractère manifestement obsessionnel. « Vous m'avez l'air un tantinet rouillée, capitaine », poursuivit-il gaiement avant de relever d'un cran la vitesse du tapis roulant: Encore cinq ou six kilomètres, ça vous tente ? Et cinq pour cent de déclivité supplémentaire pour intéresser la partie ? » Alicia poussa un gémissement et s'effondra sur la rampe. tapis roulant qui continuait de fonctionner lui emporta les pieds et elle se convulsa en poussant un râle d'agonie affreusement réaliste puis se vautra à plat ventre sur la bande, laquelle la déposa avec fracas sur le parquet, où elle se répandit. Le lieutenant de Riebeck sourit et quelqu'un applaudit sur le seuil du gymnase. Alicia roula sur elle-même et s'assit sur son séant, tout en balayant de son front des mèches trempée de sueur; Tannis Cateau frappait vigoureusement dans ses mains. « Ça vaut bien 9,5 points pour l'effet théâtral et, bah..3.2 points pour la coordination. » Alicia agita le poing et le major gloussa « Je constate que Pablo n'a rien perdu de son sadisme habituel. — Nous nous efforçons de plaire, major », railla de Riebeck. Alicia éclata de rire et Cateau lui tendit la main pour l'aider à se lever. « Vous savez quoi ? haleta Alicia en massant à deux mains sa cuisse reconstituée. Je n'aurais jamais cru le reconnaître un jour, mais c'est ce qui m'a le plus manqué dans le Cadre. » Ses muscles réparés la faisaient souffrir, mais de la saine douleur de l'exercice, elle se redressa avec un soupir. Malgré sa réactivation, elle refusait de se couper les cheveux, qui avaient de nouveau échappé à leur broche. Elle les rassembla et la referma, puis se frotta le visage d'une serviette. Je crois que je vais y survivre malgré tout, Pablo. — Oh, zut ! Bah, il y a toujours un lendemain. — Pensée réconfortante. » Alicia se suspendit la serviette autour du cou et se tourna vers Cateau. « Dois-je présumer que je dois ta venue à une autre raison que le désir de m'arracher aux griffes du lieutenant de Sade ? — En effet. L'oncle Arthur veut te voir. — Oh ! » Tout humour avait disparu de la voix d'Alicia et ses index _écrivaient de petits cercles concentriques contraignant la serviette à s'enrouler autour. Elle avait réussi à esquiver Keita jusque-là et en éprouvait certes une légère culpabilité, mais, à dire vrai, elle n'avait franchement pas envie de le voir. Ni maintenant, ni jamais, peut-être. Il allait faire remonter à la surface tant de souvenirs douloureux... et, au sein du Cadre, une rumeur lui accordait, entre autres pouvoirs ésotériques, celui de télépathie. Il avait toujours donné l'impression qu'elle avait le crâne en verre translucide. « Désolée, sergeot, mais il insiste. Et je trouve moi-même que c’est une excellente idée. — Pourquoi ? » s'enquit Alicia à brûle-pourpoint; Cateau haussa les épaules. « Tu n'as pas démissionné du Cadre dans le seul but d'éviter l'oncle Arthur et tu t'es bien assez longtemps cachée de lui. Il est grand temps pour toi de l'affronter. Lui sait, que tu en sois ou non consciente, que tu ne lui as pas fait "faux bond" en rendant ton tablier. Mais, tant que tu ne lui en auras pas parlé en personne, tu ressentiras toujours un léger malaise. Disons qu'il s'agit d'une absolution. — Je n'ai nullement besoin d'une "absolution" ! » aboya Alicia, dont les yeux de jade flamboyèrent brusquement; Cateau eut un sourire torve. « En ce cas, pourquoi prends-tu soudain la mouche ? Allons, sergeot. » Elle passa un bras sous celui d'Alicia. « Je m'étonne d'ailleurs qu'il ait tant tardé à te débriefer, alors autant en finir. — Tu peux réellement être chiante, Tannis. — Ce n'est que trop vrai. Maintenant, en avant, sergeot. — Puis-je au moins me nettoyer avant ? — L'oncle Arthur connaît l'odeur de la sueur. Avance ! » Alicia soupira, mais le fer pointait sous le velours de la bonne humeur de Cateau; et elle avait raison. Elle ne pouvait pas continuer de faire comme si Keita n'était pas là. Mais Tannis croyait seulement savoir pour quelle raison Alicia avait démissionné. Nul – pas même le major – ne connaissait son véritable motif, ce que ça lui avait coûté ni pourquoi elle avait si définitivement tourné le dos au Cadre. Sauf sir Arthur. Pourtant, son hésitation présente n'était que partiellement due à la perspective, si odieuse qu'elle fût, de revivre cette décision. Une chaleur qui lui était devenue familière, irradiant du contact de son bras droit avec le coude gauche de Tannis, remonta vers son épaule et elle « sentit » les pensées de son amie. Amusement. Fierté de la voir se rétablir si vite de ses blessures. Inquiétude, soigneusement dissimulée, relativement à l'issue de cet entretien imminent. Brûlante curiosité quant aux raisons de la crainte que lui inspirait une rencontre avec Keita, souci relatif à ses conséquences éventuelles, et, plus profondément enfouie et persistante, anxiété quant à son équilibre mental... et aux mesures qu'il leur faudrait prendre s'il se révélait réellement... instable. < Arrête ça! — Pourquoi? C'est ton médecin et nous avons besoin d'informations. — Pas de Tannis... pas de cette manière. C'est aussi mon amie. > Un grognement mental lui répondit, mais le flux d'informations se tarit et elle en fut reconnaissante. Voler les pensées de Tannis, c'était une violation de son intimité et un abus de confiance – quasiment une sorte de viol, même si elle ne ressentait rien –, et ça la révulsait. Point tant d'ailleurs que c’avait été inutile, reconnut-elle. La première fois que Tannis l'avait étreinte, Tisiphone avait glané dans l'esprit du major une troublante suspicion. Les soliloques d'Alicia s'étaient faits un poil trop exubérants et Tannis ne la connaissait que trop bien. Prévenue, Alicia y avait mis une sourdine puis, comme si elle s’était fatiguée du jeu, avait laissé se tarir ses monologues imaginaires. Les regardant comme une réponse sarcastique à ceux qui la soupçonnaient de démence, Tannis les avait écartés, et, plus tard, Alicia s'était contentée de répondre oralement, de temps à autre, aux commentaires bien réels de Tisiphone. Le subterfuge fonctionnait beaucoup mieux, car ces réponses étaient spontanées, fragmentaires, énigmatiques et néanmoins cohérentes – et, de toute évidence, pas forgées de toutes pièces pour la gouverne d'oreilles indiscrètes –, de sorte que ce cachet d'authenticité avait fait évoluer la réflexion de Tannis dans la direction souhaitée. Alicia répugnait à la berner, mais elle tenait bel et bien ces conversations. Il n'était pas exclu qu'elle fût réellement folle – ce qu'elle aurait parfois préféré – et, si elle ne l'était pas, elle n'était (vilainement pas responsable des interprétations erronées qu'en donnait Tannis. Elle carra ses épaules, enfonça les extrémités de la serviette-éponge dans le col de son survêtement et remonta le couloir aux côtés de son amie. Tisiphone épiait le couloir par les yeux de son hôtesse pendant que celle-ci l'arpentait. Les dernières semaines avaient été les plus étranges de sa longue existence : un curieux mélange, qu'elle n'était pas certaine d'avoir apprécié, d'attente trépidante et de découverte. Alicia et elle avaient beaucoup appris sur le reliquat de ses anciens pouvoirs. Elle était toujours capable de piocher des pensées dans l'esprit des mortels, mais seulement quand son hôte entrait physiquement en contact avec eux; toujours en mesure de hâter un processus de guérison, mais ce qui serait jadis passé pour un miracle » n'était plus que pure routine pour les arts médicaux désormais maîtrisés par l'homme. Elle ne pouvait guère qu'accélérer ce que faisaient déjà les médecins et elle s'était donc bornée à contenir douleur et inconfort à l'intérieur de limites tolérables, et à assurer le sommeil de son hôtesse sans qu'il fût besoin de recourir à des médicaments ni à l'une de ces étranges unités somatiques. Tisiphone haïssait ces appareils. Sans doute parvenaient-ils à plonger Alicia dans l'assoupissement par le truchement de ses récepteurs, mais le sommeil était étranger à Tisiphone. Pour elle, les ondes apaisantes des unités somatiques n'étaient qu'un crépitement de parasites à peine supportable. Alicia et elle avaient également établi avec satisfaction qu'elle était encore capable de brouiller les sens des mortels sans aucun contact physique. Malheureusement, il en allait tout autrement de leur technologie et cette expérience avait failli se terminer en désastre. L'infirmière avait bel et bien su que le lit était vide, mais ses scanneurs médicaux persistaient à le dire occupé. La jeune femme avait tout naturellement paniqué et tourné les talons pour s'enfuir, et seul le recours à une autre de ses facultés avait permis de sauver la situation. Tisiphone ne pouvait donc plus dominer ni contrôler l'esprit des mortels, mais uniquement les embrumer et les embrouiller. De fait, extraire leurs souvenirs risquait désormais de se révéler impossible, mais elle avait flouté la réminiscence au point de la transformer en une sorte de rêve éveille fantasmatique, et le stratagème avait fonctionné avec la même efficacité... pour cette fois. Ces expériences leur avaient inspiré autant de désarroi que d'excitation, pourtant ni la conscience de la découverte et de la redécouverte pour Tisiphone ni la stupéfaction qu'éprouvait Alicia devant ce qu'elle était encore capable d'accomplir n'avaient suffi à chasser son ennui. C'était un être de feu et de passion, et, de sa triple identité, celle qui incarnait la voracité et la destruction. Alecto avait été la plus méthodique, la présence à laquelle nul ne pouvait échapper, la chasseresse aussi patiente et infatigable que les pierres; et Mégère la raisonneuse, celle qui analysait et pesait le pour et le contre, aussi glacée que l'acier. Tisiphone, elle., était l'arme, qu'on ne lâchait sur ses cibles que lorsqu'elles avaient été clairement identifiées et ses objectifs définis avec précision. Désormais, elle risquait de ne même plus les reconnaître, enture moins les débusquer, et elle se sentait... perdue. Son ignorance ajoutait à sa frustration, car, si elle ne doutait nullement de la victoire finale, elle n'était pas habituée aux tergiversations ni aux énigmes. Ça l'avait rendue aigrie et hargneuse envers son hôtesse (état d'esprit guère inaccoutumé pour quelqu'un comme elle, devait-elle reconnaître en son for intérieur), jusqu'à ce qu’une toute nouvelle révélation ne vienne leur changer à toutes les deux les idées. Tisiphone avait découvert les ordinateurs. Ou, plus précisément, les processeurs installés dans l'augmentation d'Alicia, et, si elle avait eu des yeux, sans doute les aurait-elle écarquillés de stupeur. La banque de données des processeurs d'Alicia ne faisait guère que quelques douzaines de téraoctets, car les bio-implants tic pouvaient tout bonnement pas rivaliser avec les mémoires des gros calculateurs, mais ils n'en étaient pas moins les premiers ordinateurs que rencontrait Tisiphone, et l'aisance avec laquelle de pouvait y accéder l'avait sidérée. Il ne lui avait fallu aucun effort, car ils étaient conçus pour la connexion neurale; la technique qui lui permettait de se glisser dans les pensées d'un mortel par le biais de ses nerfs et de son cerveau fonctionnait tout aussi efficacement avec eux, et les panoramas qu'ils lui ouvraient étaient fantastiques. C'était pratiquement comme de rencontrer le fantôme d'une de ses "personnalités" : un spectre aussi ténu que diaphane, dépourvu de la puissante lucidité qui avait imprégné l'ancien lien à jamais perdu, mais lui permettant toutefois de démultiplier ses propres facultés. Tisiphone n'avait qu'une idée très vague de ce qu'Alicia entendait par La voix était douce dans sa tête. < Je l'aime bien cet homme. Il a le sens de l'honneur. — C'est l'honneur incarné, répondit-elle avec amertume. C'est bien pour ça qu'ils lui ont confié cette mission. Parce qu'il fera tout qu'exige le serment qu'il a prêté à l'empereur, même s'il doit se haïr pour cela. — Que comptes-tu lui dire ? — je ne veux pas lui mentir... je ne suis même pas certaine de pouvoir m'y risquer, et, si je le faisais, il s'en apercevrait au bout d'une minute. — Alors ne le fais pas, conseilla Tisiphone. Dis-lui ce qu'il veut savoir. — Aurais-tu perdu la tête? Il me croirait folle. — justement. > Alicia cligna des paupières. De fait, elle n'avait pas envisagé elle éventualité lorsqu'elle avait décidé de continuer à simuler le déséquilibre mental. Elle aurait dû se rendre compte qu'elle serait contrainte tôt ou tard d'affronter directement le Cadre et son propre passé, mais la vieille blessure était encore trop profonde pour lui avoir permis d'en préjuger toutes les implications; et elle n’avait pas songé un instant que l'empereur lui-même pût insister pour qu'on creuse le sujet. Mais... admettons qu'elle narre toute l'histoire à Keita ? Il disposait d'un détecteur de mensonges incorporé avec lequel aucun équipement ne pouvait rivaliser. Il saurait qu'elle disait la vérité...du moins ce qu'elle-même croyait vrai, en tout cas. Que ferait-il elle ensuite ? Il obéirait à ses ordres, bien sûr. Il la renverrait à Soissons pour des recherches plus approfondies... et, sans nul doute, pour soigner sa démence. Ce qui, d'ailleurs, jouerait peut-être en sa faveur, car quelle base pouvait-elle se révéler plus pratique que la capitale du secteur pour entamer sa propre quête des pirates ? Mais, dans la mesure où il la saurait désormais passablement déjantée, il se plierait également au manuel et shunterait son augmentation par le biais des directives de Tannis. Tisiphone avait suivi son débat intérieur. < Nous avons déjà établi que je pouvais la réactiver à tout moment. En outre, est-ce que ça ne faciliterait pas notre fuite s'ils croyaient ton augmentation hors circuit? > Alicia releva les yeux et croisa le regard douloureux de Keita. Elle ne pouvait pas tout lui avouer. Même s'ils ne croyaient pas à l’existence de Tisiphone, ils risquaient de s'alarmer assez pour prendre des précautions contre l'aptitude de la Furie à lire dans les pensées et manipuler son augmentation. Mais si elle abrégeait qu'elle partait du jour de l'arrivée de Tannis, disons, avant qu'ils n'aient commencé leurs expériences... « D’accord, oncle Arthur, soupira-t-elle. Vous n'allez pas le croire, mais je vais vous dire exactement où j'étais et comment j'y suis arrivée. » CHAPITRE VII < Te voilà dans la panade, à mon avis, petite >, fit observer Tisiphone tandis que, de la jambe gauche, le major Cateau fauchait méchamment les chevilles d'Alicia. Celle-ci se propulsa au-dessus de sa trajectoire, en même temps que son pied se détendait et cinglait l'air. Tannis n'avait rien vu venir, mais les mouvements et esquives, action et réaction étaient comme intégrés en elle et aussi machinaux qu'un éternuement après l'inhalation d'un nuage de poussière. Tannis se laissa tomber en arrière, amortissant ainsi la force du coup de pied, puis de son poignet redressé, frappa violemment Alicia sous la cheville. Elle s'effondra sur le tatami, tandis que Tannis se recevait sur ses omoplates puis rebondissait d'un saut périlleux arrière, virevoltait sur elle-même jusqu'à ce que ses orteils touchent le tapis et s'y enfoncent... puis remontait brusquement les genoux et se catapultait vers Alicia en la chargeant sauvagement. Cette dernière avait exécuté un roulé-boulé sur le côté puis s'étant relevée d'un bond, mais elle était encore en déséquilibre quand le major l'atteignit. Leurs bras se tortillèrent et s'emmêlèrent, leurs mains jaillirent et se joignirent en un flou vertigineux, puis Tannis se pencha en avant, un genou plié et l'autre jambe en extension tandis qu'Alicia faisait la roue à travers les airs en poussant un couac de désarroi. Elle atterrit sur le tatami avec fracas, à plat ventre, et tenta de se redresser en roulant sur elle-même, pour aussitôt lâcher un grognement angoissé en sentant un genou s'enfoncer dans son épine dorsale, en même temps qu'une main se refermait en coupe sur sa nuque et qu'un avant-bras dur comme l'acier lui comprimait la gorge. «  Que dis-tu de ça, sergeot ? » lâcha Tannis en pantelant, d'une voix où perçait une écœurante satisfaction. rétorqua sèchement Alicia avant de se faire toute molle en grognant. « Grâce, implora-t-elle. — Bon sang, ça fait du bien. » Le sourire de Cateau était étincelant, et elle se leva puis se pencha pour l'aider à se remettre debout. « A l'une des deux, en tout cas », marmonna Alicia en se massant précautionneusement les reins. Tannis et elle portaient sans doute des protections légères et des gants d'entraînement (pas seulement une précaution mais une obligation quand des commandos de choc s'entraînent au full-contact) mais tous ses os et ses teintons la faisaient souffrir. « Perdu la forme, voilà ton problème, la chambra le major. Autrefois, tu gagnais trois assauts sur cinq contre moi et, aujourd'hui, tu laisses un malheureux distributeur de pilules te promener à travers tout le gymnase. Seigneur, que dirait de ça le sergent Delacroix ? — Rien. Il se contenterait de donner aux deux garces bêcheuses que nous sommes un cours de niveau supérieur avant nous laisser sur le carreau. — Ah, c'était le bon temps ! » soupira Tannis, ce qui fit glousser Alicia. Réapprendre n'était pas de la tarte. Les dernières semaines avaient été très dures, pas exactement accablantes mais foutrement déprimantes, car ses sens, ainsi privés de l'acuité affutée comme une lame que leur conféraient ses amplificateurs sensoriels, étaient comme morts, engourdis. Ils avaient si longtemps fait partie d'elle-même que, sans eux, elle avait l'impression d’être amputée. Elle savait que, par souci d'égalité, son amie avait shunté sa propre augmentation pour leur entraînement. Non point, d'ailleurs, dut-elle admettre en poussant un nouveau grognement, que Tannis eût encore réellement besoin du mordant que lui aurait octroyé son matériel. Elle mesurait un mètre soixante-cinq pour le mètre quatre-vingt-trois d'Alicia, mais la pesanteur de son monde natal était supérieure de trente pour cent à celle de la Terre et aucun commando de choc n'était exempt de combat. Certes, les médecins étaient avant tout des médecins, mais seulement avant tout, et Tannis, contrairement à Alicia, avait passé les cinq dernières années à garder la main lors d'entraînements tels que celui-ci. De fait, l'esprit regimbait à l'idée de la réaction qu'aurait pu susciter chez tout citoyen du monde de Mathison une invitation à un assaut de ce genre. Elle réussit à se redresser entièrement et, consciente de son aspect débraillé, chassa de ses yeux ses boucles non réglementaires tout en se demandant où pouvaient bien se trouver les senseurs de la vidéo. On avait scrupuleusement observé tous ses droits de militaire et Keita lui-même, ainsi que le prescrivait le règlement, l'avait officiellement prévenue (non sans raideur et embarras) qu'elle resterait constamment sous observation. Elle avait été portée sur la liste des malades et — techniquement —n'était pas considérée comme prisonnière, ce qui lui donnait pleinement accès aux facilités de transport, mais le Cadre ne pouvait prendre le risque de la voir disparaître de nouveau. Et, si jamais cela devait se produire, il tenait à ce que tous les instruments en sa possession rendissent compte avec précision de la manière dont elle s'y était prise. Façon péniblement courtoise de lui faire comprendre qu'on ne pouvait pas la laisser se balader sans surveillance maintenant qu'on ne la croyait plus capable de compter jusqu'à vingt en enfilant ses chaussures. Peu ou prou ce à quoi elle s'était attendue et, oui, avait même œuvré... N'empêche que c'était douloureux et que ça ne blessait pas qu'elle. S'il n'avait pas été une vieille baderne à cheval sui l'honneur, et s'il n'avait pas su combien la désactivation de son augmentation plongeait déjà Tannis dans le désarroi, Keita aurait sans doute pu permettre à cette dernière, en sa qualité de médecin traitant, de tout lui expliquer. On avait coupé tous se processeurs, sa pharmacopée et ses récepteurs alpha et gamma. avait fait une exception pour son récepteur bêta, afin de lui permettre au moins d'accéder directement aux ordinateurs, autant pour s'informer que pour se divertir, et il était venu se poster à son chevet à l'infirmerie, tant pour lui confirmer son soutien que pour reconnaître son entière responsabilité dans cette prise de décision. Il avait eu l'air tellement malheureux qu'elle l'aurait presque consolé. Bien entendu, il ignorait que Tisiphone avait procédé depuis à ses propres essais et prouvé que ces codes « infranchissables » ne lui résistaient pas plus qu'un écran de fumée. « Un dernier assaut, sergeot ? » s'enquit nonchalamment Cateau. Alicia recula avec un frisson qui n'était que partiellement feint, mais le pétillement qu'elle lisait dans ces yeux bruns la soulagea grandement. Elle avait redouté que Tannis ne réagisse mal à la vérité sur Shallingsport, mais son amie avait plutôt bien pris la nouvelle. Et, si Tannis mettait dans cet entraînement un poil trop d'enthousiasme pour s'en cacher, sa vraie raison — tout comme celle des taquineries de Tisiphone, même si la Furie ne l'aurait jamais admis — était de détourner l'esprit d'Alicia de ses problèmes. Le savoir ne rendait pas les ecchymoses moins douloureuses. « Entre Pablo et toi, je vais me retrouver à l'infirmerie avant qu'on ait atteint Soissons. Bon sang, ma fille ! Je ne suis en état pour ce genre d'exercice que depuis une semaine ! Ne me les brise pas, tu veux bien ? — Quelles vertèbres ? » roucoula Tannis avant de se mettre à glousser de la manière la moins professionnelle qui fût en voyant l'expression d'Alicia. « Désolée, sergeot! C'est juste que, pour cette fois, je prends mon pied à te botter le cul ! — Oh ? » Alicia lui décocha un regard en biais appuyé, comme pour la jauger, puis retroussa ses lèvres en un sourire de louve. « Eh bien, voilà qui est fort avisé, major. Après tout, nous n'atteindrons Soissons que dans deux semaines. » Elle dévoila pour son amie des dents d'une blancheur de nacre. « Voulez-vous parier sur celle qui bottera le cul de l'autre avant notre arrivée, madame ? » L'inspecteur Ben Belkacem but une gorgée de café et repoussa sur le côté le dossier contenant les processeurs enregistreurs. Les ventilateurs aspirèrent une volute embaumée de la pipe de sir Arthur et il eut un reniflement appréciateur, mais son expression restait grave. « Elle a l'air tellement persuadée qu'il m'arrive parfois de la croire », finit-il par dire. Keita acquiesça d'un grognement. « Il ne semble pas non plus y avoir d'incohérences. Si bizarre que ça paraisse, tout donne l'impression de tenir la route. — C'est bien ce qui m'inquiète, reconnut Keita. Elle n'est convaincante que parce qu'elle y croit elle-même — je le savais avant même qu'elle ne passe au détecteur. Son esprit ne laisse transparaître aucune interrogation, aucun doute, et ça ne ressemble pas à Alicia d'accepter sans se poser de questions. Elle n'en ferait rien, à moins que "quelque chose" ne lui parle réellement; donc, soit elle a sombré dans une espèce de désordre mental à base de personnalités multiples, soit une force extérieure l'a persuadée de l'exactitude absolue de tout ce qu'elle nous a raconté. » Ben Belkacem se redressa sur sa chaise en arquant les sourcils. « Seriez-vous sérieusement en train de suggérer qu'il y a réellement autre chose, sir Arthur ? Une sorte d'entité, de marionnettiste qui vivrait dans sa tête ? — Il y a assurément une entité, même si elle n'est que le fruit de son délire. » Keita s'employa à rallumer sa pipe. « Et elle croit indubitablement à son origine étrangère. — Je l'admets, mais qu'elle ait sombré dans quelque délire hallucinatoire me semble plus vraisemblable. Si j'ai bien compris ce que m'a expliqué le major Cateau, cette cohérence interne et cette conviction absolue sont normales en pareil cas, et ce que le capitaine DeVries a vécu peut parfaitement justifier un tel effondrement mental. Je n'ai aucune idée des traumatismes qu'a pu lui valoir son service militaire, mais quand on ajoute à cela le cruel massacre de sa famille et les blessures qu'elle a elle-même subies... » Il laissa la phrase en suspens et se contenta de hausser les épaules. « Hum. » Keita tira sur sa pipe et plissa les yeux sous la fumée. Que savez-vous exactement des critères de sélection du Cadre, inspecteur ? — Pas grand-chose, sauf qu'ils sont rigoureux et exigeants. Guère surprenant, j'imagine. Vous savez toutefois que le cadre est la seule arme dont les capacités soient limitées par un décret du Sénat, n'est-ce pas ? — Bien entendu. Et avec tout le respect que je vous dois, on en comprend aisément la raison, puisque le Cadre ne répond directement de ses actes que devant l'empereur en personne. Chacun sait que vous formez un corps d'élite, mais vous êtes aussi son vassal personnel, et il est déjà suffisamment puissant pour n'avoir pas besoin, en plus, d'un aussi gros bâton. — Je n'en disconviens pas, inspecteur. » Keita gloussa, la pipe entre les dents, cependant que Ben Belkacem arquait poliment le sourcil droit. « Tout empereur, et ce depuis Terrence 1er, sait que la stabilité de l'Empire dépend en dernier recours de l'équilibre de ses tensions dynamiques. Il doit certes y avoir un pouvoir central, mais, quand une autorité incontrôlée se concentre trop fortement dans un seul corps ou dans une unique clique, on peut s’attendre à rencontrer de gros problèmes. On survivra peut-être sur une ou deux générations, mais, tôt ou tard, les héritiers d'une telle concentration finiront par se révéler des carriéristes incompétents ou intéressés — voire les deux — et tout le système partira à vau-l'eau. Une menace extérieure assez grave pourra sans doute ralentir le processus, mais cette décomposition graduelle reste inéluctable. Néanmoins, je ne faisais pas allusion à une inquiétante inclination, de notre part, à constituer une éventuelle garde prétorienne. Je voulais avant tout souligner que les effectifs du cadre impérial se limitent à quarante mille personnes. Mais vous n’êtes peut-être pas conscient qu'aucun empereur n'a jamais recruté pour le Cadre jusqu'à sa pleine limite légale. — Non ? » Ben Belkacem scruta Keita par-dessus le rebord de sa tasse de café. « Non. Conserver au Cadre des effectifs réduits nous aide à rester conscients de notre statut d'"élite" — vous savez... "le Cadre, les Rares, les Fiers" — et à entretenir parmi nous la conscience d'appartenir à une même famille, mais il y a des raisons plus triviales à cela. Quatre membres du Cadre sur cinq appartiennent aux commandos de choc, les autres ne formant essentiellement que leur soutien logistique, et, avec ce que coûte un commando en augmentation, entraînement, cuirasse de combat et armement, on pourrait s'offrir une corvette. Certains sénateurs, d'ailleurs, ne manquent pas de le suggérer. Hélas, on ne pourrait sûrement pas utiliser cette corvette pour liquider un groupe de terroristes sans faire massacrer leurs otages ni organiser un raid de reconnaissance sur un QG planétaire rishathan, encore que certains de ces vieux croûtons... (il avait inconsciemment utilisé le terme "vieux croûtons", nota ironiquement Ben Belkacem, en dépit de son propre âge) semblent encore avoir un certain mal à le comprendre. » Mais le coût en soi n'est pas la vraie raison de cette limitation. Pour dire simplement les choses, inspecteur, le vivier de commandos de choc potentiels est extrêmement peu fourni, en raison des qualités innées exigées, dont la concomitance est très, très rare. » D'une part, ils doivent faire partie des quelque soixante pour cent de l'espèce humaine capables d'utiliser des récepteurs neuraux et de tolérer et maîtriser un dispositif d'augmentation bien plus sophistiqué qu'on ne le soupçonne hors du Cadre. D'autre part, ils doivent témoigner de capacités physiques sortant de l'ordinaire... temps de réaction, coordination, force, endurance et autres exigences d'ordre physiologique, dont certaines sont classifiées, de sorte que je ne les aborderai pas. Nombre d'entre elles peuvent être apprises ou développées, mais leur potentiel doit nécessairement préexister. Troisièmement, et plus capital encore d'une certaine façon, interviennent les exigences psychologique et la motivation. » Keita rumina un certain temps sans mot dire puis poursuivit pensivement. « Ce n'est pas particulier au Cadre. Il y a mille ans, quand les missiles à carburants chimiques étaient encore l'arme ultime de la Vieille Terre, la marine a dû affronter le même problème quand il sélectionner les commandants des sous-marins stratégiques. Elle avait besoin de gens suffisamment stables pour qu'on leur confie le contrôle autonome d'une telle puissance de feu; néanmoins, pour que leur attitude militaire restât crédible, ces mêmes hommes équilibrés devaient être aussi capables de la déclencher le moment venu. » Vous voyez le problème ? » Keita jeta un bref coup d'œil vers Ben Belkacem. Un sous-marin nucléaire, pour l'époque, était pratiquement aussi complexe que tout ce dont nous nous servons aujourd'hui. Il fallait trouver des gens aussi intelligents que ceux dont nous avons besoin pour commander des vaisseaux stellaires, ce qui voulait dire qu'ils devaient appréhender très précisément les conséquences du recours à leurs armes, et que ces gens extrêmement brillants devaient être assez équilibrés pour continuer de vivre en en étant conscients, mais se montrer également capables d'affronter et d'accepter l'éventualité qu'il leur faudrait peut-être appuyer sur le bouton si leur devoir l'exigeait. » Il s'interrompit et attendit que l'inspecteur, d'un hochement de tête, lui eût signifié qu'il avait compris. « Eh bien, nous avons le même problème, mais sur une échelle tains doute moins vaste. C'est pourquoi nous sélectionnons nos gens sur certaines qualités mentales spécifiques avant de les renforcer par l'entraînement et le service actif. » Vous savez ce qu'a fait Alicia, mais avez-vous vraiment réfléchi à ses chances ? Elle affrontait vingt-cinq hommes reliés par leur casque à un flux libre de données tactiques, tous revêtus d'une cuirasse de combat et armés de fusils d'assaut, d'armes de poing et de grenades, et à qui il suffisait, pour l'éliminer, de faire monter un pilote et un canonnier à bord de leur navette. Les seules données qu'elle possédait avant d'engager le combat lui venaient de sa propre reconnaissance de dernière minute, elle n'était armée que d'un fusil de chasse et d'un poignard de survie, et elle les a tous tués. Bien sûr, l'effet de surprise jouait en sa faveur et son fusil était d'une puissance inhabituelle, mais, à moi avis mûrement réfléchi, inspecteur, elle les aurait tous tués aussi même désarmée. » Ben Belkacem laissa échapper un clappement de lèvres incrédule et Keita grimaça de façon déplaisante. « Vous devriez songer à ce qu'elle a fait sur Shallingsport, inspecteur, suggéra-t-il d'une voix douce. Je ne dis pas qu'elle aurait procédé à l'identique. Elle aurait vraisemblablement liquidé un premier homme pour s'approprier ses armes avant de s'en prendre aux autres, mais elle les aurait tous descendus. Il faut préciser qu'Alicia DeVries sort de l'ordinaire, même au regard des critères du Cadre... » Il s'interrompit encore et inclina la tête comme s'il réfléchissait puis haussa les épaules. « Ça peut sans doute vous sembler présomptueux, mais c'est la stricte vérité, et un aspect bien réel de la mystique du Cadre. Un commando de choc sait qu'il est le meilleur. Pour lui, c'est indubitable. Il ne serait pas là s'il ne voulait pas prouver qu'il peut venir à bout de la mission la plus coriace, dangereuse et insurmontable que lui confiera l'Empire. Il est certes là pour servir, mais ce besoin de défier les meilleurs pour montrer qu'il en fait partie est essentiel à sa formation, sinon il ne serait pas accepté » Pourtant, il doit en même temps admettre que ce qu'il fait l'objectif même de son existence – est épouvantable. Quelles que soient la bravoure et l'abnégation qu'on exige de lui et si essentielle que soit sa contribution à la sécurité et au bien-être d'autrui, il reste un tueur. Un commando de choc est entraîné à tuer sans aucune hésitation lorsque la situation l'exige, et à se servir de ses armes et de ses capacités aussi naturellement qu'un loup de ses crocs, mais il doit aussi rester conscient que le meurtre est un acte horrible, hideux. Une de nos organisations ancestrales le formule parfaitement : le Cadre fait un tas de choses dont nous préférerions que personne ne les fasse. » Et, de façon encore plus essentielle peut-être, les commandos de choc ne savent pas renoncer. On trouve des gens de cet acabit dans toute troupe combattante. Ils forment le fer de lance, ceux qui s'en sortent alors que toutes les conditions empirent, et ils ne sont jamais assez nombreux. Ils sont personnellement motivés... ces hommes trop rares qui, par l'exemple, entrainent derrière eux la masse de la troupe ou bien bottent les fesses aux gars quand ils sont trop épuisés, vannés et affamés pour songer à autre chose qu'à mourir. Mais, dans le Cadre, ils sont la norme, pas l'exception. On peut certes tuer un commando de choc, mais c'est la seule façon de l'arrêter, et cette incapacité absolue à renoncer est une autre des exigences fondamentales du Cadre. « Et, quand on s'empare de cette sorte d'orgueil, d'instinct de tueur et d'incomparable obstination, et qu'on y ajoute les aptitudes dont peuvent se targuer les nôtres après leur augmentation et leur entraînement, on a foutrement intérêt à s'assurer que ces gens-là sont équilibrés et rationnels. Ils doivent être des guerriers, pas des assassins. Ce en quoi nous les transformons flanque sans doute une trouille d'enfer au péquin moyen, mais on doit pouvoir se fier à leur jugement au moment où ils décideront s'ils doivent tuer ou non – et où ils feront ce qu'il faut faire sans pour autant devenir cyniques ni, pire encore, apprendre à aimer ça –, raison pourquoi nos exigences en matière d'équilibre psychologique sont deux fois plus élevées que celles de l'académie de la Flotte. Ce qui fait du Cadre un corps extraordinaire, composé d'hommes et de femmes hors du commun. L'Empire compte plus de dix-huit cents planètes habitées, inspecteur, avec une population moyenne d'un milliard d'individus, et nous n'acceptons toujours que quarante mille personnes dans les commandos de choc. Réfléchissez-y Oh, ce ne sont pas des surhommes, bien entendu! Et certains d'entre eux peuvent effectivement flancher, mais Alicia DeVries, dont les résultats se sont révélés extraordinairement élevés même pour le Cadre, est une des dernières personnes de la Galaxie dont je serais prêt à croire qu'elle pourrait craquer. — Mais ce n'est certainement pas exclu, fit doucement remarquer Ben Belkacem. — Non, de toute évidence, puisque c'est précisément ce qu'elle semble avoir fait. Mais c'est bien pourquoi ça me tracasse autant. Je ne comprends pas comment elle a pu s'y prendre, et j'aurais juré qu'elle serait morte plutôt que de craquer sous le poids d'aucune tension imaginable. Et, s'agissant du fait qu'elle est parfaitement convaincante et semble rationnelle à tous autres égards, vous avez entièrement raison. » Keita fit pivoter sa tasse entre ses mains, tout en contemplant son contenu d'un œil aussi noir que son café, assombri tant par la perplexité que pat l'inquiétude qu'il éprouvait pour une personne qu'il aimait si tendrement. « Je préférerais croire, à tout prendre, qu'elle a effectivement succombé à quelque contrôle ou emprise interne. — Sur son esprit? Une sorte de lavage de cerveau ? De conditionnement ? — Je n'en sais rien, nom d'un chien! » Keita reposa si rudement sa tasse que le café éclaboussa la table. « Mais je n'arrive pas, à me sortir de l'esprit ce foutu EEG ! — Je croyais qu'on avait clarifié ce problème ? fit l'inspectent avec surprise. — En effet. Le major Cateau a bien confirmé sa présence lors de ses premiers examens, mais ce maudit machin a disparu au beau milieu d'un scan. Il est parti, pas de doute, et l'EEG actuel d'Alicia correspond exactement à celui de son dossier médical, mais, si cette "Tisiphone" est bel et bien liée à ses hallucinations, pourquoi persiste-t-elle à dire que l'entité est toujours présente, même après s'être effacée de son EEG ? Et d'où venait-elle, d'ailleurs ? Ni Tannis ni aucun de ses gens n'ont jamais vu une chose pareille. — Pareille à quoi ? » Le regard de l'inspecteur était fasciné et Keita haussa les épaules. « Je n'en sais rien, répéta-t-il. Eux non plus, et je me sentirai, bien mieux s'ils comprenaient. » Il se frotta la lèvre supérieure Je sais que la science n'a jamais pu démontrer de façon fiable et concrète l'existence de la perception extrasensorielle, mais qu'en est-il si c'est précisément ce qui affecte Alicia ? Nous savons que les Quarn disposent d'une faculté de télépathie limitée d'espèce à espèce – aurait-elle activé une zone préalablement inemployée de son cerveau ? Mis le doigt sur une faculté humaine latente que nous n'avons jamais pu distinguer ? En ce cas, tout le monde pourrait-il apprendre à s'en servir ? Pourrions-nous, en recréant ces mêmes facultés chez un tiers, lui faire perdre également l'esprit? Et imaginez qu'elle possède d'autres facultés dont elle n'aurait pas encore fait preuve et qui risqueraient de s'activer si on la soumettait à de nouvelles tensions... » L’inspecteur s'apprêta à répondre puis s'en abstint en prenant conscience de l'inquiétude bien réelle de Keita. C'était fantastique, bien évidemment. Si particuliers que fussent les membres du Cadre, ce n'étaient pas des dieux. Keita lui-même admettait qu'ils pouvaient flancher sous une très forte pression et Ben Belkacem n'avait jamais rencontré quelqu'un qui en eût davantage le droit qu'Alicia DeVries, donc... Le train de ses pensées dérailla soudain; le droit de flancher, certainement, mais Keita, à tout le moins, avait raison sur un point : cette réponse simple et rassurante laissait d'autres questions sans réponse. Comment avait-elle survécu, de façon si inattendue, à des températures inférieures à zéro, et ce en dépit de ses blessures, et pourquoi les senseurs de la Flotte ne l'avaient-ils pas repérée avant que quelqu'un ne descende au sol pour identifier les cadavres ? Cette notion de seconde entité cachait-elle quelque chose ? Ce n'était pas parce qu'< elle » avait affirmé à DeVries être une démone ou une demi-déesse grecque que c'était nécessairement vrai, et le monde de Mathison se trouvait dans la frange même de l'espace exploré. Nul n'avait sans doute jamais rien rencontré de tel auparavant, mais on ne pouvait pas pour autant éliminer définitivement la possibilité que quelque chose existât. Si bizarres que lussent les assertions de DeVries, personne n'avait encore réussi à leur fournir une explication moins baroque, et que l'hypothèse lu plus simple susceptible de rendre compte de tous les faits connus eût toutes les chances d'être la plus vraisemblable restait un axiome de base... Il se rejeta en arrière sur sa chaise en tripotant sa tasse à café, le regard très, très songeur. Le signal d'admission carillonna et l'écoutille coulissa instantanément. Ben Belkacem hésita un instant dans l'ouverture, sidéré par la promptitude de la réaction, puis jeta un regard, au fond de la petite cabine ordonnée, sur la femme qu'il venait voir. Alicia DeVries était assise, le regard vague, la main gauche maladroitement insérée dans un casque d'interface normal. Ses yeux se portèrent sur lui sans réellement le voir et il reconnut aussitôt ce regard tourné vers l'intérieur. Elle était connectée à la banque de données du transport et il haussa les sourcils, car il avait cru comprendre qu'on l'avait déconnectée de l'ordinateur. Alicia prit conscience de sa présence et cligna lentement des paupières. < Sors de là. > Un murmure de refus exaspéré lui traversa l'esprit puis elle exprima un peu plus fort sa pensée suivante. < Nous avons de la visite, alors redescends sur terre! — Oh, très bien. > Tisiphone fut de nouveau pleinement présente dans la tête d'Alicia, tandis que sa voix mentale brûlait de vitalité, comme toujours après l'une de ses virées dans l'ordinateur du vaisseau. Elle avait découvert des raccourcis menant aux endroits les plus invraisemblables et elle étudiait la propulsion Fasset du transport quand Alicia l'avait interrompue. < On pourrait éviter ces coupures si tu fermais ta porte, fit-elle remarquer pour la énième fois. — Pour qu'ils se demandent ce que nous... ou plutôt ce que je fabrique là-dedans? — Alors que leurs senseurs sont constamment braqués sur toi ? j'en doute, petite. — Ne me fais pas rire >, rétorqua Alicia en clignant de nouveau des yeux tout en leur permettant d'accommoder. C'était Ben Belkacem et, tout en lui désignant poliment la seule autre chaise de la cabine, elle se demanda pourquoi il venait la trouver. L'homme du ministère de la Justice s'assit en l'étudiant ouvertement mais sans aucune hostilité. C'est une femme renversante, songea-t-il quand elle se départit de son masque inexpressif. Un peu grande pour son goût – il aimait les regarder dans les yeux sans avoir à se démancher le cou –, mince et svelte en dépit de sa carrure. Elle se mouvait avec une grâce disciplinée qui devait beaucoup à un rude entraînement, et l'on oubliait aisément qu'elle n'était que jolie quand son visage s'illuminait d'intelligence et d'humour, mais il y avait autre chose derrière cette façade : quelque chose de nonchalant et de félin, ainsi qu'une espèce de tolérance amusée, un peu comme quand il se regardait lui-même dans une glace, mais assortie d'une singulière compassion... ainsi qu'une aptitude à la violence qu'il pressentait ne jamais pouvoir égaler. Une femme dangereuse, se persuada-t-il, niais si totalement maîtresse d'elle-même qu'il était pratiquement impossible de la croire « folle ». « Pardonnez-moi, lâcha-t-il. Je ne voulais pas faire irruption aussi brutalement, mais l'écoutille s'est ouverte d'elle-même. — Je sais. » Son contralto avait un accent doux et velouté et Non sourire était empreint d'une ironie désenchantée. « L'oncle Arthur a eu la bonté de m'autoriser à parcourir librement le vaisseau, mais, compte tenu de... euh... de l'inquiétude que suscite mon équilibre mental, j'ai pensé qu'il serait malvenu de jouer les cachottières quand je n'ai pas vraiment besoin d'intimité. » Il hocha la tête et s'adossa à sa chaise, croisa les jambes puis inclina la tête. « J'ai constaté que vous étiez connectée », fit-il remarquer. Les yeux d'Alicia pétillèrent. « Et, sur le moment, vous vous êtes dit que l'oncle Arthur avait désactivé tous mes récepteurs. » Elle dégagea sa main du casque el lit frétiller ses doigts gourds. « Quelque chose comme ça, oui. — Eh bien, il a laissé ouvert mon récepteur bêta », lui apprit-elle en ouvrant la main. Elle fléchit le poignet pour lui montrer la paume et, sur la peau tendue, il aperçut la légère angulosité du node d'un récepteur. « J'en ai trois, voyez-vous, et c'est le moins dangereux. — Je savais que vous en aviez plus d'un, murmura-t-il, mais trois... est-ce que ça ne vous désoriente pas un peu ? — Parfois. » Elle leva les bras et s'étira comme une chatte. « Ils alimentent des sous-systèmes, mais une des conditions requises pour ce boulot est la capacité à se concentrer sur plus d'une chose à la fois... un peu comme de pouvoir jouer aux échecs sur un toit et sous une pluie battante tout en poursuivant une conversation sur la physique subatomique et en remplaçant les ardoises défectueuses entre deux traits. — Ça me paraît épuisant, fit-il remarquer et elle sourit de nouveau. — Un tantinet. Celui-ci... (elle se toucha la tempe) est un node alpha. Il est connecté à mes processeurs primaires et configure pour un accès sur large bande aux interfaces d'ordinateurs non IA, tels que commandes d'une navette, armes lourdes, réseaux tactiques ou banques de données. Il me permet aussi de gérer ma pharmacopée, de sorte qu'il était logique de le placer là. Après tout, si jamais je perdais ça... (elle se tapota doucement le sommet du crâne) je n'aurais plus vraiment l'usage de mes périphériques. » À la vue de la tête que faisait Ben Belkacem, le sourire d'Alicia se transforma en un rictus espiègle et elle ouvrit la main droite pour lui montrer sa paume. « Voilà mon node gamma. Nous nous en servons pour nous connecter à notre cuirasse de combat, à la différence des Spatiaux dont la connexion avec la cuirasse se trouve ici... » Elle se tapota de nouveau la tempe. « Je pourrais aussi gérer ma cuirasse par la connexion alpha, mais il me faudrait alors couper un tas d'autres fonctions. La connexion gamma est une sorte de système secondaire de délestage. Et cela... (elle montra de nouveau la paume gauche) sert à contrôler à distance les senseurs et les données sensorielles. Elle peut également, de manière limitée, se substituer au node gamma si je perdais la main gauche on quelque chose d'aussi sérieux, mais ce n'est pas, de loin, la plus efficace des connexions avec un ordinateur. C'est bien pour cette raison que l'oncle Arthur a décidé de la laisser ouverte quand il a fermé les deux autres. — Je vois. » Ben Belkacem la scruta un instant. « Vous n'avez pas l'air particulièrement fâchée, je dois avouer. » Elle haussa les épaules, mais il insista. « J'avais cru comprendre que la plupart des commandos de choc qui survivaient prenaient leur retraite sur des planètes coloniales parce qu'ils supportaient mal l'obligation de désactiver leur augmentation imposée par les mondes du Noyau. — Ce n'est que partiellement vrai. Oh, pour une bonne punie ! Mais nous ne sommes guère du genre à apprécier la supra civilisation et nous pouvons nous montrer très utiles sur les mondes extérieurs. La grande majorité d'entre eux nous accueille avec plaisir. Mais, puisque vous voulez savoir si je suis marrie d'avoir été ainsi désactivée, la réponse est oui. Cela dit, il n'y a pas vraiment lieu de s'en offusquer. À la place de l'oncle Arthur, j’aurais fait exactement la même chose pour tout membre du cadre dont j'aurais l'impression qu'il a... perdu le contact avec la réalité. Le ton était sans doute un peu sec mais empreint malgré tout d'une touche d'humour, et ce fut au tour de Ben Belkacem de sourire. Pourtant ce sourire s'évanouit lorsqu'il se pencha en s’empoignant à deux mains la cheville droite qui reposait sur son genou gauche, pour lui parler d'une voix douce : « En effet. Mais je ne peux m'empêcher de me demander si votre "contact avec la réalité" est aussi sujet à caution que tout le monde semble le croire, capitaine DeVries. » Les yeux d'Alicia se figèrent l'espace d'un instant, dépourvus à présent de toute trace d'humour, puis elle se secoua et éclata de rire. « Méfiez-vous, inspecteur. Une remarque de ce genre poursuit bien vous valoir de vous retrouver claquemuré dans une chambre voisine de la mienne. — À condition que quelqu'un l'entende », murmura-t-il. Et les yeux d'Alicia s'arrondirent en le voyant porter la main à sa poche pour en tirer un petit ustensile compact et hautement illégal. « Je suis certain que vous reconnaissez cet objet », déclara-t-il. Elle hocha lentement la tête. Elle n'en avait jamais vu d'aussi petit, mais elle s'était servie de modèles militaires. C'était un dispositif de brouillage, connu dans la profession sous le nom de boîte miroir ». « En ce moment même, poursuivit Ben Belkacem en rangeant la boîte miroir dans sa poche, les senseurs du major Cateau scrutent les cinq ou six minutes qui ont précédé mon coup de son nette à votre porte. Je ne m'étais pas attendu à ce que vous vous serviez de votre connexion neurale. Vous étiez probablement assise à la même place depuis un bon moment, en vous concentrant et en bougeant très peu, de sorte que les chances pour qu'on ait remarqué mon intrusion sont moins grandes que je ne m'y étais attendu, mais il me faut pourtant y mettre rapidement un point final. — Mettre rapidement un point final à quoi ? — À notre conversation. Voyez-vous, je ne partage pas entièrement l'opinion de vos camarades du Cadre. Je n'ai aucune certitude sur ce qui s'est réellement passé ni même sur ce que vous projetez, et, assurément, je ne suis pas non plus un expert en psychiatrie, mais quelques paroles proférées par sir Arthur à propos, de votre personnalité se sont ajoutées à d'autres, énoncées celles, là par le major Cateau et touchant à votre désir de vous en prendre à ceux qui ont commandité ce raid. — Et? — Et l'idée qu'il pouvait être très commode de vous faire passer pour folle dans certaines circonstances m'a traversé l'esprit; je me suis donc dit que j'allais faire un saut jusque la pour vous confier mon propre petit secret. Voyez-vous, tout le monde ici me prend pour un agent du Renseignement. C'est effectivement ce que je veux faire croire, mais je n'ai jamais dit que j'en étais un. Je suis bel et bien un inspecteur... mais j'appartiens à l'O. Les lèvres d'Alicia s'arrondirent comme pour pousser un petit coup de sifflet aussi silencieux qu'involontaire. L'O - le département des Opérations du ministère de la Justice - était aussi spécialisé et redouté que le Cadre. Il se composait d'experts triés sur le volet, élus pour leur capacité d'initiative, leur pragmatisme et leur souplesse, et ses agents étaient chargés de régler les problèmes de quelque manière qu'ils s'y prissent. L'O était aussi un service très réduit. Alors qu'« inspecteur » restait un grade subalterne dans les autres services du ministère de la Justice, c'était dans l'O, le plus élevé sur le terrain. «  Vous êtes la seule ici à le savoir, capitaine DeVries, déclara l’inspecteur en se levant de sa chaise. — Mais... pourquoi me l'avoir dit ? — Ça m'a paru une bonne idée. » Il lui adressa un petit sourire torve et rajusta méticuleusement sa tunique écarlate. «Je sais ce que vous inspirent les "barbouzes", après tout. » Il se dirigea t calmement vers l'écoutille fermée puis fit de nouveau un quart de tour dans sa direction. « Si jamais vous avez quelque chose à me dire ou si je puis faire quelque chose pour vous, n'hésitez surtout pas à m'en parler. Je vous promets que ça restera strictement confidentiel, même pour vos bons docteurs. » Il se fendit d'une gracieuse courbette et appuya sur le bouton de l'écoutille. Celle-ci s'ouvrit puis se referma derrière lui en chuintant. CHAPITRE VIII Cette bulle invisible devient lassante, songea Alicia en scrutant tout autour d'elle les tables désertes du foyer. Nul n'aurait eu la grossièreté de faire allusion à sa « démence »... mais personne non plus n'osait l'approcher de trop près. < Je me demande dans quelle mesure ils ont peur de la contagion, se plaignit-elle. — Oh, très peu, selon moi. Ils craignent ce que tu pourrais leur faire plutôt que la contamination. — Pensée réconfortante. > Alicia renifla dédaigneusement et tira une chaise plus près du bord opposé de la table pour y reposer les talons. Ses dialogues avec Tisiphone ne lui semblaient plus aussi étranges, ce qui l'inquiétait sans doute de temps a autre, mais moins que ça ne la réconfortait. Elle devait se montrer si prudente, surtout vis-à-vis de ses amis, qu'une conversation franche et ouverte lui était un soulagement presque indicible. Évidemment, songea-t-elle avec une moue désabusée, il était toujours possible que Tannis ait raison, mais, même si Tisiphone n'existait pas, leurs échanges restaient extrêmement rassurants. < Bien sûr que j'existe. Pourquoi persistes-tu à utiliser des qualificatifs ? — Ma nature, j'imagine. Si tu avais été concoctée dans un laboratoire d'IA, ce serait nettement plus facile pour moi. — Tu trouves donc les êtres de cristal et de câble plus rationnel que les purs esprits ? > La « voix » mentale de Tisiphone trahissait un immense amusement. < Tu es née dans une bien triste époque, petite, si le sens du merveilleux de tes contemporains est tombé aussi bas. — Pas triste, mais prosaïque. Et, à propos de merveilleux, regarde donc ça, madame le pur esprit. > Alicia tourna les yeux – leurs yeux ? – vers le large hublot du loyer tandis que le transport se plaçait en orbite autour de Soissons, et Tisiphone elle-même garda le silence. Il manquait sans doute au hublot la haute définition des images d'une des stations d'observation, mais ça n'en rendait la vue que plus impressionnante. Soissons ressemblait énormément à la Terre – ou, plutôt, à ce qu'elle avait été mille ans plus tôt. Elle présentait davantage de continents et moins d'océans, et ses calottes glaciaires étaient plus vastes car elle se trouvait à près de dix minutes-lumière de son soleil primaire G2, mais ses mers d'un bleu profond et ses nuages blancs comme des moutons étaient à couper le souffle, d'autant que la planète avait été colonisée alors que l'homme avait appris à préserver ses biens. La Vieille Terre se débattait encore contre les traumatismes engendrés par huit millénaires de civilisation, mais l'humanité s'était montrée ici plus prudente à l'égard de l'impact des changements brutaux. On n'y trouvait aucune de ces mégalopoles de la Vieille Terre ou des mondes du Noyau, et Alicia pouvait presque sentir l'air pur depuis l'orbite. Pourtant, si attentifs qu'ils fussent à sa préservation, deux milliards d'êtres humains peuplaient cette planète et le système franconien avait été élu capitale du secteur en raison de son potentiel industriel. Les cieux de Soissons fourmillaient d'installations orbitales protégées par de formidables places défensives, et Alicia Inclina la tête pour les observer avec intensité tandis que le transport louvoyait bien proprement entre elles à une infime fraction de sa pleine puissance de propulsion. Un quai de la Flotte, assez vaste pour recevoir des super cuirassés et plus encore le svelte croiseur de combat qui y subissait un contrôle d'entretien régulier remplit le hublot; derrière lui s'élevait le squelette arachnéen d'un chantier spatial à part entière. < Qu'est-ce que ça peut bien être ? > fit une voix dans son esprit et les yeux d'Alicia se détournèrent d'eux-mêmes. Se retrouver soudain en train de concentrer le regard sur une chose ou une autre restait passablement agaçant, mais ça la dérangeait moins qu'avant, d'autant que Tisiphone aurait difficilement pu pointer le doigt. La pensée s'estompa alors même que son propre intérêt croissait, et elle se renfrogna en voyant le petit vaisseau stationné à l'une des lisières du chantier. Il donnait l'impression d'en être au dernier stade de son assemblage. Cela dit, sans toutes les pièces et les éléments dit chantier naval qui flottaient tout autour, elle l'aurait sûrement cru achevé. Elle regarda une navette du chantier s'accoupler à l'un des tubes d'accès transparents et déverser un flot de techniciens — leurs combinaisons ne formaient à cette distance que de minuscules points de couleur — en se mordillant l'intérieur de là bouche. La question de Tisiphone tombait à pic. Durant sa carrière, Alicia avait sans doute vu plus de vaisseaux de guerre et de transports qu'elle ne souhaitait en garder le souvenir, mais jamais un seul qui ressemblât à celui-là. Le caisson bulbeux abritant son propulseur Fasset nanifiait le reste de sa carcasse, mais il était bien trop gros pour une estafette. En même temps, il était beau coup trop petit pour un transport de la Flotte, même en partant du principe que quelqu'un se risquerait à atteler ce propulseur monstrueux à un bâtiment plus massif. Il donnait l'impression, par sa taille (quatre ou cinq cents mètres hors tout environ — difficile de le préciser avec pour seul point de comparaison la navette du chantier), de se situer entre un croiseur lourd et un croisent léger, pourtant quelqu'un lui avait greffé la propulsion d'un vais seau de combat, ce qui augurait d'un formidable changement dans sa vélocité. Leur propre transport s'en rapprocha en se dirigeant vers le terminal du personnel voisin et les yeux d'Alicia s'écarquillèrent quand elle aperçut, un peu en retrait, les sabords d'armement Ils étaient bien plus nombreux qu'ils ne l'auraient dû pour une si petite coque, surtout avec une propulsion aussi titanesque Sauf si... L'intérêt rendait plus aiguë la voix mentale de Tisiphone, car elle était tombée à plusieurs reprises sur des allusions à ces vaisseaux synth alpha, en particulier dans les banques de données auxquelles elle avait eu accès par le réseau interne du transport. < Je ne les croyais pas si petits. -- Eh bien, ils n'ont qu'un seul pilote à bord et touchent à extrême limite de la technologie. Ils n'ont été rendus possibles que quelqu'un a enfin conçu une génératrice d'antimatière fonctionnelle... sans même parler des IA synth alpha. > Le petit vaisseau dériva hors de leur champ de vision, tandis que le transport s'alignait sur le terminal du personnel, et Alicia se rejeta en arrière dans son fauteuil en se demandant quel effet ça lui ferait de devenir pilote d'un synth alpha. Une impression de solitude, au début. Soixante pour cent environ de l'humanité était capable de se servir de récepteurs neuraux pour se connecter à ses esclaves technologiques, mais, si seuls vingt pour cent pouvaient tolérer le contact exigé pour la synthconnexion — ce lien immédiat, bout à bout, qui faisait littéralement d'un ordinateur une extension de leur personnalité — sans perdre le nord », la moitié seulement de ces vingt pour cent parvenaient à gérer une des connexions cybersynth leur permettant de se brancher à une intelligence artificielle. Nombre d'entre eux déclinaient cet honneur et, en raison des excentricités, voire des pures bouffées délirantes auxquelles étaient enclines les IA, on pouvait difficilement le leur reprocher. Savoir que votre serviteur cybernétique risque de vous liquider en même temps que lui-même n'est guère rassurant, même si cette connexion vous donne un aperçu de capacités littéralement inhumaines. Mais, d'après les quelques lectures qu'elle avait piochées çà et là, ceux qui pouvaient (et voulaient) se brancher à une synthconnexion alpha étaient encore plus rares... et ne jouaient probablement pas sur tout le tableau. Les têtes d'œuf se flattaient peut-être de pouvoir bientôt produire une IA à l'épreuve de la folie, mais qui, sain d'esprit, irait volontairement fusionner avec un ordinateur doué de conscience ? S'y connecter était une chose, s'imbriquer avec lui une autre paire de manches. Alicia ne nourrissait aucun préjugé contre la technologie, mais la perspective de devenir la moitié organique d'une intelligence bipolaire dans une union que la mort seule pouvait dissoudre était loin de la séduire Elle poussa un bref rire aboyant. Une ou deux têtes se tournèrent et elle sourit suavement aux curieux, amusée par la façon dont ils détournaient brusquement les yeux pour éviter de croiser son regard. Encore un autre témoignage de sa loufoquerie, présuma-t-elle; mais celle-là était vraiment drolatique. Dire que l'idée de fusionner avec une autre personnalité la mettait mal à l'aise... elle entre tous ! Elle gloussa de nouveau puis vida son verre et resta plantée la, Tannis venant de pénétrer dans le foyer. Son sourire un peu figé fit comprendre à Alicia que l'heure était venue de débarquer pour affronter ces merdeux de psys, et elle soupira, reposa son verre vide en souriant à son tour, en se demandant si son sourire donnais autant que celui de Tannis l'impression d'être factice. L'amiral de la Flotte Subrahmanyan Treadwell, gouvernent général du secteur franconien, détestait les planètes. Né et élevé sur l'un des astéroïdes de la ceinture solaire, il ne voyait que des problèmes défensifs dans l'immobilité fort malcommode des mondes impériaux, et, dans les planètes des autres peuples, des cibles bien grasses et infoutues de fuir; cette courte vue, au demeurant, n'avait guère dérangé les ministres de Seamus II quand ils lui avaient assigné son poste. Treadwell était un homme efflanqué au visage impassible et au regard dur. Ce visage avait peut-être leurré certaines personnes qui ne prêtaient pas assez d'attention à ses yeux, mais cet homme avait tout fait à la dure. Incapable de tolérer une augmentation, si rudimentaire soit-elle, et, dans cette mesure, écarté à jamais de tout commandement d'un vaisseau amiral par son incapacité à se connecter à son réseau de commandes, il s'était frayé un chemin jusqu'au grade d'amiral par sa seule intelligence, en ne recourant qu'à son cerveau et un clavier. Nommé trois fois instructeur stratégique principal à l'Académie militaire impériale et deux fois deuxième Lord de la Spatiale, on avait reconnu en lui le premier stratège de la Flotte, sans toutefois qu'il eût jamais commandé une seule flotte dans le vide. C'était là, on peut le comprendre, un point sensible qui, ajouté au fait qu'il nourrissait une certaine antipathie à l'égard de ceux dont les processus mentaux lui semblaient plus lents que les siens alors qu'ils pouvaient bénéficier d'une augmentation, le rendait parfois... difficile à vivre. Comme aujourd'hui, par exemple. « Donc, colonel Mcllheny, vous êtes en train de nous dire que mais n'avons toujours aucune idée des coordonnées de la base de ces pirates, de la raison pour laquelle ils ont adopté cette extraordinaire méthode d'approche ni même de leur prochaine cible, venait t-il d'affirmer d'une voix plate. Ai-je bien résumé ? — Oui, monsieur. » Mcllheny réprima l'envie immonde d'aller se cacher derrière son propre amiral, ce qui n'aurait pas manqué de passer pour un geste stupide puisque lady Rosario Gomez, baronne de Nova Tampico et chevalier de la croix solaire, mesurait très exactement un mètre cinquante-sept et ne pesait que quarante-huit kilos. « Mais vous, amiral Gomez... (Treadwell avait reporté son regard sur le chef du département franconien de la Flotte) vous pensez toujours que nous sommes assez forts pour nous charger d’eux nous-mêmes ? — Ce n'est pas ce que j'ai dit, gouverneur. » L'amiral aux cheveux argentés était sans doute petite, mais son envergure professionnelle valait celle de Treadwell et elle soutint calmement son regard. J'ai dit qu'exiger d'autres gros vaisseaux de combat ne me semblait pas la meilleure solution. La requête ne sera probablement pas acceptée, et c'est de davantage d'unités légères que nous avons réellement besoin. Quels qu'ils soient, ces gens ne pourront certainement pas rivaliser avec notre puissance de feu... Pourvu toutefois qu'on les débusque. — Naturellement. » Treadwell tapota quelques touches de son ordinateur de poche et décocha à lady Rosario un sourire glacial. J'imagine que vous avez procédé à une analyse minimale du rapport de forces en vous fondant sur leur capacité à détruire des drones FRAPS planétaires avant qu'ils ne passent dans le vortex ? — En effet, répondit sereinement Gomez. — Alors, pourrez-vous nous expliquer où ils ont trouvé la puissance de feu requise ? Les FRAPS ne sont pas précisément des cibles faciles. — Effectivement, monsieur. D'un autre côté, ils ne peuvent pas riposter et leur seule parade est la vélocité. Sans doute de gros vaisseaux pourraient-ils les abattre plus aisément... mais un nombre suffisant d'unités légères – voire de corvettes – pourraient les acculer et les intercepter à l'intérieur du système. — Exact, amiral. En contrepartie, nous disposons d'un rapport du capitaine DeVries précisant qu'ils se servent de navettes d'assaut de type Léopard. Qui ne peuvent – ne pouvaient, plutôt – être transportées, vous vous en souvenez sans doute, que par des cuirassés ou des vaisseaux d'une taille supérieure. A moins que vous ne suggériez que ces pirates se servent de cargos contre nous ? — Monsieur, répondit patiemment Gomez, je n'ai jamais dit qu'ils ne disposaient pas de quelques gros vaisseaux de guerre, qui peuvent très certainement convoyer ces Léopard, mais aucune raison intrinsèque n'interdit qu'ils soient hébergés par des croiseurs lourds, ou même légers, réaménagés. » Elle regarda Treadwell froncer les sourcils et poursuivit sans se précipiter : « je ne dis pas que c'est le cas. Une possibilité peut-être, mais pas une probabilité. Ce que je dis, en revanche, c'est que nous disposons de trois escadres complètes de cuirassés et qu'en aucun cas des pirates indépendants ne peuvent lutter contre ça. Notre problème n'est pas de les détruire, gouverneur, mais de les trouver. Et, pour ce faire, j'ai besoin de davantage d'éclaireurs, pas de la flotte de l'Empire. — Amiral Brinkman ? » Treadwell lança un regard vers le vice-amiral Amos Brinkman, second de Gomez. « Est-ce aussi votre avis ? — Eh bien, gouverneur... » Brinkman caressa sa moustache ci reluqua sa supérieure hiérarchique du coin de l’œil « Je dois admettre que lady Rosario a touché le problème du doigt. D'un autre côté, la manière exacte dont la flotte devra être composée pour le résoudre reste ouverte à la discussion. » Mcllheny demeura impavide. Brinkman était un homme compétent dans l'espace, mais il était de notoriété publique qu'il briguait son propre poste de gouverneur, et il se gardait bien d'offenser les gens influents. « Poursuivez, amiral Brinkman, l'encouragea Treadwell. — Oui, monsieur. Il me semble qu'une seule alternative N'offre à nous : soit suivre la suggestion de l'amiral Gomez en envoyant d'autres détachements de surveillance dans tous nos systèmes habités, renforcés peut-être de quelques cuirassés, afin (le repérer les pirates, de les décourager et peut-être de les pourchasser; soit réclamer d'autres unités lourdes et faire stationner une division de cuirassés dans chaque système habité pour intercepter le prochain raid et l'anéantir. » Il leva les mains, les paumes tournées vers le ciel. « Il me semble que nous débattons là d'une pure question de rhétorique et non de stratégie. Pour ma part, chacune de ces deux solutions me satisferait, pourvu que nous nous y pliions sans faillir. — Gouverneur. » Lady Rosario n'avait même pas regardé Brinkman. « Je ne m'en prends nullement à l'idée de détruire l'ennemi lors de son raid; cela dit, obtenir du Premier Lord de la spatiale qu'il nous accorde tant de gros vaisseaux de guerre risque de représenter une grosse opération en soi. Je dispose de trente-six cuirassés, mais couvrir tous nos systèmes habités en déployant une force telle que l'a décrite l'amiral Brinkman en exigerait soixante-huit, pratiquement le double, et, compte tenu de lu présence rishathane à notre frontière, nous aurions besoin d'au moins deux autres escadrons pour assurer sa sécurité. Ce qui nous conduit à un total de quatre-vingt-douze cuirassés, soit près de vingt-cinq pour cent des forces actives de la Flotte en temps de paix dans cette catégorie, sans rien dire des escorteurs pour les protéger. » Elle haussa les épaules. « Vous et moi connaissons les contraintes fiscales avec lesquelles doit se battre la comtesse Miller... et combien nous sommes déjà éparpillés. Le Premier Lord de la Spatiale ne nous confiera pas un bien grand nombre de ses meilleurs vaisseaux quand la Flotte doit déjà répondre a tous ces impératifs. — Laissez-moi me charger de lord Jurawski, amiral. » Les yeux de Treadwell étaient durs comme du silex. « Je le connais depuis très longtemps, et en lui faisant comprendre qu'il doit s'attendre à ce que nous perdions au moins une autre planète habitée avant même d'avoir découvert l'ennemi, je devrais, me semble-t-il, lui faire entendre raison. — Sauf votre respect, gouverneur, ça me paraît peu probable — Nous verrons bien. Toutefois, redéployer des forces de cette envergure exigera dans tous les cas plusieurs mois, ce qui signifie que nous devrons faire au mieux entre-temps. Où en sommes-nous dans ce domaine ? — À peu près là où nous en étions avant le raid sur le monde de Mathison, reconnut lady Rosario en faisant signe à Mcllheny. — Fondamentalement, gouverneur, reprit le colonel, La majeure partie de ce que nous avons appris sur le monde de Mathison est de mauvais augure. Nous avons positivement identifié un ex-officier de la Flotte parmi les pirates tués par le capitaine DeVries, et une recherche exhaustive menée dans les banques de données des effectifs a mis au jour six autres officiers dont le dossier individuel falsifié indique qu'ils ont péri dans le même accident de navette. Ce qui laisse clairement entendre que les pirates disposent au moins d'une taupe parmi les plus hauts gradés. — Sans doute un foutu bureaucrate des Effectifs, râla Treadwell avec mépris. Est-il besoin d'être haut placé pour trafiquer les dossiers informatiques ? » Il agita la main avec impatience. « Je reconnais que c'est une assez troublante possibilité, mais concentrons-nous plutôt sur ce que nous pouvons prouver. » Il reporta le regard sur Gomez. « Quelles mesures avez-vous prises, amiral ? — Elles sont spécifiées dans mon rapport, gouverneur. J'ai augmenté le nombre des détachements de surveillance et éparpillé le BatRon 17 de manière à fournir deux cuirassés à chacun des six systèmes les plus peuplés de la Couronne. Cela devrait suffire à dissuader l'ennemi s'il ose engager le combat, mais pas à l'anéantir s'il choisit de prendre la fuite. Malheureusement, je ne peux pas réduire mes forces au-dessous de deux escadrons sans Inciter les Rishatha à pointer le museau, de sorte que nos mondes Incorporés devront s'en remettre à leurs moyens de défense locaux. — Autre chose sur la possibilité d'une implication de l'Association Jung ? » s'enquit Treadwell en s'adressant de nouveau à Mcllheny; le colonel haussa les épaules. « Ils ont démenti et nos rapports sur le déploiement de leur flotte le corroborent. En outre, ils ont d'eux-mêmes offert de fournir une protection à Domino et Kohlman. Ce sont des cibles fort peu probables... Domino est trop petite et trop pauvre et Kohlman est un monde incorporé aux excellentes défenses orbitales... Cela dit, j'aurais juré qu'une colonie aussi récemment installée que le monde de Mathison ferait une proie encore plus Improbable. À mon humble avis, les Jungiens n'ont rien à voir là-dedans et souhaitent protéger nos populations les plus proches pour témoigner de leur innocence et de leur bonne foi maintenant que nous avons commencé à organiser le secteur; mais je serais bien incapable d'en apporter la preuve. — Hum. J'aurais tendance à abonder dans votre sens. Tenez-les à l’œil mais en continuant de présumer qu'ils ne sont que des spectateurs innocents. » Treadwell pianota légèrement sur la table. « Bon sang, nous avons absolument besoin de ces escadrons supplémentaires, amiral Gomez ! Vous venez vous-même de l'affirmer... nous ne pouvons couvrir efficacement qu'une poignée de systèmes et des sujets de l'Empire continuent d'être massacrés. — Je vous l'accorde, gouverneur. Et nul ne serait plus ravi que moi de pouvoir arracher ces vaisseaux à l'emprise de lord Jurawski. Néanmoins, comme vous l'avez dit, nous devrons faire de notre mieux entre-temps, et il serait plus rapide de faire venir ici des croiseurs que d'obtenir de l'état-major qu'il nous dépêche ses cuirassés. — Mais, si nous les lui demandons, il choisira la solution de facilité et ne nous enverra que des unités légères. » Treadwell sourit cauteleusement. « Je sais comment fonctionnent ces lords de l'Amirauté... J'en étais un moi-même. Exiger le gros matériel les convaincra de notre sérieux et nous n'en obtiendrons que plus vite l'envoi de la puissance de feu exigée. — Comme vous voudrez, gouverneur. » Lady Rosario croisa les mains sur la table. Elle restait persuadée que Treadwell était sur la mauvaise voie, mais, comme l'avait affirmé Brinkman, on pouvait arguer dans un sens comme dans l'autre. Et c'était Treadwell le patron. « Très bien. À présent... (Treadwell se tourna vers Mcllheny) quelles sont les dernières nouvelles sur notre commando de choc ? — Monsieur, c'est une affaire interne du Cadre, et je... — Peut-être en est-ce effectivement une, mais elle est survenue dans ma juridiction, colonel. — J'en conviens, monsieur. Je m'apprêtais seulement à vous dire que je ne dispose guère d'informations, car le général Keita a pris personnellement l'affaire en main. J'ai cru comprendre qu'il n'y avait rien de changé. Le capitaine DeVries continue d'affirmer qu'elle est... euh... possédée par un personnage tout droit sorti de la mythologie de la Grèce antique et rien ne semble pouvoir l'en dissuader. Ils cherchent toujours à effectuer une percée par quelque solution médicale, mais sans succès. » Personne, pas même moi, n'a la moindre hypothèse permet tant d'expliquer sa survie et le fait qu'elle a échappé à nos senseurs, pas plus qu'elle n'a témoigné d'autres aptitudes inexplicables. Le major Cateau du service médical du Cadre a analysé son augmentation jusqu'au niveau moléculaire – elle a pratiquement tout fait à part la lui retirer physiquement – et n'a absolument rien trouvé qui sorte de l'ordinaire. Les examens médicaux les plus rigoureux n'ont rien révélé non plus de bizarre dans sa physiologie; et, en dépit de leurs singularités du début, son EEG et les résultats de ses tests sont revenus à la norme. À en juger par tout cela, c'est quelqu'un de parfaitement normal autant que peut l'être un commando de choc – qui a réussi des prouesses manifestement impossibles et semble en proie à une unique mais extraordinairement persistante hallucination. Oumph. » Treadwell contempla ses doigts qui continuaient de pianoter en fronçant les sourcils. Mcllheny, personnellement, soupçonnait le gouverneur de se méfier automatiquement de toute personne augmentée. Ce n'était certes pas une réaction inhabituelle de la part de ces malheureux qui ne tolèrent pas l'augmentation. «Je n'aime pas ça, finit-il par dire, mais je ne peux – ni ne dois – rien y faire, j'imagine. En outre... (il sourit) Arthur m'arracherait sans doute la tête d'un coup de dent si j'y faisais seulement allusion. » Il s'ébroua. « Très bien, amiral Gomez. Attelez-vous à ces schémas de déploiement et tenez-moi personnellement informé de leur progression. — Oui, gouverneur. Et, monsieur, puis-je vous suggérer qu'à la perspective de l'éventualité... (elle avait très légèrement mis l'accent sur ce dernier mot) d'un engagement sérieux avec les pirates nous devrions prendre des précautions accrues avec ces données. — Faites donc, mais ce ne sera pas nécessaire. Je manipule des informations sensibles depuis plusieurs décennies, baronne, et je crois avoir compris les rudiments de la sécurité. » Les lèvres de lady Rosario se crispèrent, mais elle opina sans mot dire. Elle ne pouvait guère faire plus, après tout. CHAPITRE IX La cabine de proue présentait un hublot en Armorplast, mais il était couvert. C'était une des choses que détestait Howell dans l'espace du vortex. Il adorait contempler les étoiles dans toute leur beauté à couper le souffle, surtout quand il avait besoin de réfléchir à autre chose qu'à ses commandes, mais le processus du vol interstellaires les en dépouillait. L'approche du mur de la lumière était aussi spectaculaire qu'une aberration et l'effet Doppler prenait la suite. L'arc stellaire en constante contraction s'étirait de plus en plus loin devant, puis s'évanouissait dans le point aveugle engendré, par la propulsion Fasset tandis que le vaisseau traversait en accélérant le noir abysse du Seigneur lui-même... jusqu'à ce que I. passage à la vitesse supraluminique commence à fendre même cela comme une hache. Ne restait plus alors que le néant du vortex, qui n'était plus noir ni sombre ni clair, mais tout simplement un rien, une absence. Howell ne faisait pas partie des malheureux pour qui ce néant déclenchait une crise d'hystérie incontrôlée, mais il le mettait... mal à l'aise. Il renifla et se retourna pour vérifier son écran de contrôle. Il n'avait amené cette fois-ci que ses trois cargos les plus rapides et l'escadron formait une sphère compacte autour de leurs points lumineux et de son vaisseau amiral. Ils ralentissaient sans doute les bâtiments de combat en dépit de leur vitesse (pour des cargos), mais l'escadron tournait malgré tout à huit cents loi la vitesse de la lumière dans son univers privé. Ou de la vélocité à tout le moins, que le reste de l'univers aurait imprimé aux vaisseaux d'Howell. De fait, même un vaisseau mû par la propulsion Fasset était incapable de franchir le mur de la lumière. Toute tentative en ce sens l'aurait projeté dans une sorte de souscontinuum où les lois de la physique souscriraient à d'étranges clauses. Et d'une, la vitesse effective de la lumière était nettement plus grande ici, tandis que la vélocité maximale accessible y était limitée par la masse relative du vaisseau et la masse restante, non relative, elle, du trou noir de son propulseur Fasset. Les astrophysiciens n'avaient pas encore découvert exactement de quoi il retournait — les bains de sang tendaient à monter jusqu'aux chevilles quand la Société impériale débattait de théories opposées —, mais ils avaient mis au point les équations mathématiques chargées de décrire le phénomène. Le pourquoi importait peu à des routiers de l'espace tels qu'Howell, tant qu'ils en comprenaient les conséquences pratiques, à savoir que cesser d'accélérer revenait à décélérer à un train sans cesse croissant, et qu'accélérer finissait par freiner l'accroissement de la vélocité pour se contenter de la maintenir constante. Il consulta sa montre. Alexsov n'allait plus tarder, songea-t-il en réfrénant son impatience avant d'aller de nouveau réfléchir sur son écran. Ils filaient à l'aveuglette — encore une chose qu'il haïssait dans l’espace du vortex. Les détecteurs gravifiques pouvaient sans doute sonder cet espace lui-même pour repérer, à plus de deux années lumière, la titanesque anomalie gravitationnelle d'un vaisseau supraluminique, mais nul n'avait encore inventé un appareil susceptible d'en scruter l'extérieur, soit l'espace N, normal. Raison pour laquelle il fallait, avant de s'y engager, foutrement s’assurer de sa trajectoire et du temps de rotation nécessaire pour pivoter à cent quatre-vingts degrés, parce qu'il était exclu de rectifier le cap durant le transit. De bien des façons, passer dans l’espace du vortex ressemblait à ramper dans un trou en l'entrainant derrière soi, encore que cette analogie ne fût pas exempte inconvénients. Tout d'abord, un autre peut toujours entrer avec vous dans trou car l'espace du vortex est davantage une fréquence qu'une dimension. Si un autre vaisseau parvient à atteindre vingt ou trente pour cent de la vélocité relative, son vortex et le vôtre sont alors en phase. S'il s'agit d'un ami, c'est bel et bon; mais, si c'est un ennemi, il peut immédiatement tenter de vous détruire. Bien entendu, se rappela Howell avec un sourire amer, talonner de trop près un vaisseau dans le vortex peut poser des problèmes. Dès qu'il cesse d'accélérer, sa vitesse commence à tomber; s'il se retourne à cent quatre-vingts degrés pour vous• présenter son propulseur Fasset, sa décélération massive risque non seulement de vous conduire à le dépasser, mais encore, s'il s'y livre assez rudement, de le propulser dans l'espace normal comme s'il avait jeté l'ancre. Dans les deux cas, vous êtes dans la panade. Restez en phase et son feu arrivera brusquement sur vous par-derrière, sans la protection du bouclier de votre masse de propulsion. Qu'il passe en vitesse subluminique et que vos gars ne soient pas très futés, vous ne le reverrez plus jamais. Il est temps de vous projeter de nouveau dans l'espace normal, voit vous retrouverez peut-être à des heures-lumière de sa position dans cet espace N, sans doute hors de portée de toute détection sauf gravifique : couper sa propulsion, autrement dit, l'aura tout bonnement fait disparaître. Ça n'en reste pas moins une initiative désespérée de la part du traqué. Si jamais les boucliers latéraux de sa masse de propulsion - ou ceux de son ennemi — viennent à faillir, ces trous noirs risquent de l'engloutir sans même recracher ses os. Pire, il pourrait parfaitement en percuter un la tête la première, provoquant ainsi leur mutuelle et totale destruction, et, si ça reste sans doute improbable, l'improbable se produit parfois. Admettons qu'il évite l'immolation par les propulseurs Fasset de ses poursuivants; leur tir risque alors de jouer de bonheur pendant le survol et, même si tel n'est pas le cas, les trajectoires dans le vortex doivent être très soigneusement calculées par ordinateur. La moindre déviation met à mal tous les calculs et toute modification de l'accélération vous balance tout un profil de vol aux orties. Une fois son vecteur originel perdu, il doit impérativement repasser en vitesse subluminique et redéfinir sa position, avant de programmer un nouveau cap supraluminique, peut exiger des jours, voire des semaines d'observation. Ça fout en l'air, à tout le moins, tout plan prévisionnel d'opération et... Un doux et harmonieux carillon interrompit la rêverie d’Howell, et il se retourna pour appuyer sur le bouton autorisant l'accès. Gregor Alexsov franchit l'écoutille et Howell consulta sa montre avec ostentation. « Trois minutes de retard. Quelle sombre et urgente affaire a bien pu vous retenir ? La bouche rude d'Alexsov se fendit d'un rictus docile, mais tous deux étaient conscients qu'Howell ne plaisantait qu'à moitié. Il connaissait Alexsov depuis douze ans, mais ils ne s'étaient jamais vraiment liés d'amitié. Ils l'avaient sans doute frôlée de plus près qu'aucune autre personne de la connaissance d’Alexsov, mais ça ne voulait pas dire grand-chose. Le chef d'état-major d'Howell lui rappelait davantage une IA qu'un être humain par sa ponctualité obsessionnelle... ce qui n'était pas plus mal, compte tenu de leurs activités présentes, se persuada le contre-amiral. « Aucune urgence, répondit Alexsov. Juste un petit retard, le temps de conseiller le capitaine Watanabe. — Watanabe ? » Howell pencha la tête. « Des problèmes ? l'en sais rien. Il m'a l'air un peu nerveux. — Hum. » Howell se laissa tomber dans un fauteuil et plissa les lèvres. Plusieurs mois de préparatifs minutieux lui avaient permis de s'adjuger le concours d'un noyau initial d'officiers expérimentés, mais ils n'étaient jamais assez nombreux. Raison pour laquelle Contrôle continuait de recruter prudemment. La plupart des nouveaux venus avaient trouvé leur place, mais les réalités de leurs devoirs étaient plus sombres qu'on aurait pu se l’imaginer avant de débarquer. Un certain pourcentage d'entre eux s’était révélé... inadaptés, dès qu'ils avaient pleinement conscience de ce qu'on attendait d'eux. « Vous en avez parlé à Rachel ? — Bien sûr. » Alexsov, planté derrière sa propre chaise, eut un infime haussement d'épaules. « D'où mon retard. Elle m'a promis de le tenir à l’œil. Howell opina, enchanté de remettre le problème du capitaine Watanabe entre les mains expertes de Rachel Shu, puis reporta son attention sur d'autres sujets. « Tant pis pour lui. Mais je doute fort que vous ayez demandé à me voir rien que pour me parler de lui. — En effet. Je suis revenu sur le dernier paquet de données de Contrôle et il ne manque pas de m'inquiéter. — Oh ? » Howell se redressa légèrement. « Pourquoi ça ? — Parce que, plus je me penche sur les rapports postérieurs à l'opération sur le monde de Mathison, plus je me rends compte que Contrôle a lamentablement foiré là-bas. Ça ne me plaît pas... surtout au moment où nous nous apprêtons à frapper une cible comme Élysée. — Voyons, Greg ! Contrôle avait mis dans le mille à propos des moyens de défense de Mathison, et les cartes planétaires avaient exploré jusqu'au dernier centimètre carré. Nul n'aurait pu prévoir que cette boîte en fer-blanc se trouverait sur place. — Je sais, mais il aurait pu nous prévenir pour cette DeVries. » Howell se rejeta en arrière, l'œil incrédule, mais Alexsov sou tint son regard. Il était mortellement sérieux, se rendit compte l'amiral. « Cette planète était peuplée de quarante et un mille individus, Greg, et Alicia DeVries n'était que l'un d'entre eux. Si vous attendez de Contrôle qu'il rende compte du moindre fesse mathieu présent sur chaque boule de merde que nous visons, vous exigez beaucoup de lui. — Je n'en demande pas tant. Mais un commando de choc quel qu'il soit – n'est pas exactement un "fesse-mathieu", et celui-là était Alicia DeVries. Si j'avais connu sa présence, j'aurai, ordonné une frappe orbitale sur sa ferme et on n'en aurait plus parlé. — Seigneur, Greg ! Ce n'est qu'une femme ! — J'étais commandant en second sur un croiseur léger détaché pour couvrir le raid sur Shallingsport, poursuis Alexsov. Croyez-moi, amiral, s'en prendre à quelqu'un comme elle sur son terrain n'est jamais payant. » Un poil surpris par la véhémence d'Alexsov, mais contraint d'admettre au moins une partie de ses dires, Howell poussa un grognement. Mais, même dans ces conditions... « Je ne peux toujours pas accabler Contrôle, puisque tout le reste a été vérifié à la perfection. Et ce n'est pas comme si elle nous avait causé des dommages irréparables. — Je n'en suis pas si sûr. » La réaction d'Alexsov l'étonna de nouveau. « La perte d'une unique équipe d'assaut n'aurait certainement pas grande importance en temps normal, mais ils ont identifié Singh, de sorte qu'ils savent maintenant où nous recrutons. Je ne connais pas Mcllheny, mais j'ai lu son dossier. Il va continuer de gratter jusqu'à la fin des temps. S'il creuse assez profond, ça pourrait le conduire à Contrôle, et rien de tout cela ne serait arrivé s'il nous avait prévenus contre DeVries. Bordel, amiral ! » Le juron était bien inhabituel dans la bouche d'Alexsov. « Contrôle a les moyens de se renseigner là-dessus et il est censé nous en parler. C'est exactement le genre de bourde qui pourrait loutre en l'air toute l'opération. — D'accord, Greg ! » Howell leva une main apaisante. « Mais calmez-vous. Ce qui est fait est fait... et je suis certain que contrôle s'efforcera de mieux se rancarder à l'avenir. De fait, j'ai demandé à Rachel de lui adresser une requête précise à cet effet. Cà vous convient ? — Il faudra bien, j'imagine », répondit sombrement Alexsov, et Howell comprit qu'il n'obtiendrait pas de lui un accord plus péremptoire. Alexsov donnait l'impression d'avoir été personnellement insulté par la stupéfaction qu'il avait éprouvée, mais c’était précisément ce perfectionnisme (et l'eau glacée qui coulait dans ses veines) qui en faisait l'homme idéal pour ce boulot. « Parfait. En ce cas, comment s'est passé votre voyage à Wyvern? — Plutôt bien, à dire vrai. » Alexsov prit enfin place dans fauteuil vide. « J'ai remis nos premières commandes à Quintana. Ce bouleversement de nos priorités n'a pas eu l'air de le perturber, sans doute à cause de ce qu'il espère empocher... et il m'a garanti qu'il pourrait acheter tout ce dont nous aurons besoin et fourguer tout ce que nous lui enverrons. Nous ne toucherons pas exactement les mêmes bénéfices sur les articles industriels et les gros éléments, puisqu'il compte s'en défausser hors du secteur sur les mondes dissidents les moins avancés, mais il me semble que ça en vaut la peine du point de vue de la sécurité, et j'ai l'impression que nous nous en tirerons mieux avec les articles de luxe en passant par son entremise plutôt que par celle des Lézards. Je m'attends à ce que nos gains s'équilibrent globalement, et, d'ailleurs, nous ne participons pas à cette entreprise pour faire du fric, pas vrai, amiral ? — Non, convint Howell. Non, en effet. » Il soupira. « Je suppose que vous avez eu le temps de parler d'Élysée avec Rendleman. Satisfait? — Oui, amiral. Nous avons débattu de quelques modifications mineures et nous allons les passer au simulateur pour voir ce qu'elles donnent. — Aucun souci sur les renseignements transmis par Contrôle cette fois-ci ? — Pas franchement, amiral. » Alexsov se borna à hocher légèrement la tête. « Ce serait plutôt une question de "chat échaudé...", j'imagine, mais j'ai pris la peine de soumettre le rapport de Contrôle sur l'affaire DeVries à tous les commandants de nos équipes d'assaut, juste au cas où. Néanmoins, cette fois-ci, il ne s'agira plus pour les soldats cuirassés que de frapper et de ramasser, donc, à moins que Contrôle ne se soit foutu dedans dans les grandes largeurs, nous ne devrions rencontrer aucun problème au sol. — Personne ne donne l'impression de s'inquiéter qu'on s'attaque aux défenses d'un monde incorporé ? — Il doit bien y avoir çà et là quelques bouches un peu sèches, mais rien de très sérieux, et le fait qu'on dispose des ordres de déploiement de l'amiral Gomez devrait aider à les rasséréner. Avec votre permission, je compte d'ailleurs les mettre en place là où les chefs d'équipe pourront les vérifier personnellement, afin de rassurer leurs gars sur le bon déroulement de l'ope ration. — Est-ce vraiment une bonne idée ? Ce sera la plus difficile de toutes jusque-là et vous pouvez parier que ceux qui seront faits prisonniers parleront d'une manière ou d'une autre. — Je ne crois pas qu'il y aura un problème, amiral. Tous nos gars seront pourvus de cuirasses énergétiques, et je toucherai un mot au major Reiter. Les charges explosives destinées aux suicides seront armées et équipées pour être activées par télécommande. » Alexsov eut un petit sourire cynique qui glaça le sang d’Howell, mais la conversation se poursuivit sur le même ton. « Je ne vois aucune raison d'y faire allusion. Et vous, amiral ? » L’amiral Trang fixa la petite éclaboussure de lumière le visage renfrogné. Elle miroitait à l'extrême lisière de la portée des détecteurs gravifiques de sa forteresse de commandement, bien au-delà d'un autre point lumineux, nettement plus proche, qui N'apprêtait déjà à ralentir pour entrer dans la lumière du soleil. Le plus proche de ces deux points ne le dérangeait pas; ce n'était qu'un simple vaisseau et, s'il ne s'abusait pas, il devait s'agir du transport de la Flotte dont Soissons lui avait annoncé l'arrivée. Mais cette autre source de gravité... Elle était bien plus grosse, en dépit de la distance, ce qui laissait entendre qu'il n'y avait pas qu'un seul bâtiment... et personne ne l'en avait averti. Combien de temps encore avant qu'on soit fixé ? demanda t-il à son officier de quart. — Dans dix heures, ils devraient être assez près pour qu'on distingue les sources énergétiques ou, du moins, leurs signatures Fasset. — Hum. » Trang se massa pensivement le menton. Comme tous les officiers supérieurs du système franconien, il avait été soigneusement briefé sur le mode opératoire de ceux qui le razziaient. Jusque-là, ils ne s'étaient jamais attaqués à un système doté de défenses en espace profond, ce qui, tout bien pesé, faisait d’Elysée une cible bien improbable. Il croisa les mains derrière le dos et se balança sur les talons. Le cargo serait profondément enfoncé à l'intérieur du système, Nous le couvert de ses armes, avant que cette flottille ne se fût assez rapprochée pour poser un problème, mais, à part ses deux corvettes, il ne possédait aucune unité mobile. Si jamais ces casse-pieds leur cherchaient des poux dans la tête, ses forteresses orbitales se retrouveraient livrées à elles-mêmes, et elles ne valaient pas grand-chose comparées à celles d'un système du Noyau. Pourtant, ce dont il disposait pouvait affronter quasiment n'importe quoi à part un escadron complet; le Génie génétique avait bien pris soin de s'en assurer avant d'établir là ses nouvelles installations de recherches biologiques. Trang se retourna pour fixer un écran sans vraiment voir la sphère blanc et bleu qu'il affichait. En matière de défenses locales, on ne trouvait pas grand-chose ici, en dépit des efforts du gouvernement planétaire pour mettre sur pied une manière de milice défensive destinée à renforcer la petite garnison de la Spatiale. Il ne servait pratiquement à rien d'édifier au sol des défenses contre une attaque spatiale; si un gros vaisseau de guerre parvenait à portée d'armes d'une planète, celle-ci était cuite quoi qu'il arrivât à son assaillant, car les trous noirs d'une douzaine de FRAPS descendant à une vitesse proche de celle de la lumière réduiraient en pièces n'importe quelle planète. Raison pour laquelle la plupart des mondes habités n'avaient de défenses que spatiales. Dans un certain sens, l'absence totale d'armement était encore leur meilleure protection. À ce jour, les seules guerres réelles de l'humanité s'étaient réduites à des effusions de sang intra-muros et à des accrochages avec les Rishatha, et on ne peut s'attendre à voir des adversaires convoitant le même type de territoires pulvériser de bonnes planètes à moins d'y être contraints. Des frappes sur des cibles précises, certes; pas de génocides. Mais, pour l'heure, Trang regrettait qu'Élysée ne fût pas hérissée de fortifications au sol – ou, du moins, défendue par une garnison d'une taille convenable. Les planètes impériales n'avaient pas subi d'attaques de pirates de cette envergure depuis plus de deux siècles, et l'Empire avait oublié à quoi ça ressemblait. Les pirates avaient fort peu de chances de s'attaquer à un monde quand une ou deux brigades de la Spatiale les attendaient au sol pour les tailler en pièces, mais Élysée ne disposait même pas d'un bataillon entier. Il se retourna vers l'écran, fusilla du regard les inconnus qui fonçaient sur son système et envisagea un instant de contacter Soissons puis secoua la tête. S'il s'agissait effectivement de l'annonce d'un raid, Soissons n'y pourrait rigoureusement rien, el il ne voyait lui-même aucune raison d'appeler au secours : ses senseurs devraient pouvoir identifier ces gens bien avant qu'ils ne soient en mesure d'engager le combat. Toute communication interstellaire de la capitale du secteur n'aurait d'autre effet que de mettre en lumière sa propre nervosité. « Continuez de les surveiller étroitement, Adela, ordonna-t-il à son officier de quart. Dès que vous aurez quelque chose de tangible, faites-le-moi savoir. — Oui, amiral. » Le capitaine Adela Masterman hocha la tête et communiqua avec la synthconnexion de son casque, afin de laisser les mêmes instructions à l'officier qui la relèverait; Trang jeta un dernier regard à l'écran et quitta la salle de contrôle. Plusieurs heures plus tard, le communicateur de l'amiral Trang bourdonna et s'éclaira, affichant le visage souriant du capitaine Masterman. «  Désolée de vous déranger, amiral, mais nous disposons d'un début d'identification de nos inconnus. Nous ne savons toujours lias qui ils sont, mais ils sont indubitablement équipés de propulseurs Fasset de la Flotte. Il semble s'agir d'un détachement léger... un seul cuirassé d'escadre, trois croiseurs de combat, lieux ou trois cargos et des escorteurs. — Parfait. » Trang, ne prenant conscience de sa très réelle Inquiétude qu'au moment où le soulagement l'envahit, lui rendit on sourire. Il n'avait aucune idée de ce que venait faire ici un détachement, mais, compte tenu des circonstances, il était ravi de le voir. « Combien de temps avant qu'ils ne passent en vitesse subluminique ? — À leur rythme actuel de décélération, environ onze heures, soit cinq heures après ce transport de la Flotte. Compte tenu de leur avantage en matière de propulsion, ils seront encore à quinze ou vingt minutes-lumière quand le cargo atteindra l'orbite d'Élysée. — Faites passer le mot au capitaine Brewster, Adela. Qu'il leur assigne des orbites de garage et qu'il prévienne le chantier naval s'ils ont besoin de réparations. — Ce sera fait, amiral », répondit Masterman. L'écran s'éteignit. Le capitaine Masterman sortit de l'ascenseur devant le contrôle principal, les mains pleines de tasses de café et de beignets, et elle enfonça du coude le bouton d'ouverture de l'écoutille. Le panneau coulissa et elle se faufila en souriant dans le ConPrin. « J'apporte des cadeaux d'apaisement », annonça-t-elle, et un tonnerre d'applaudissements l'accueillit. Elle se fendit d'une majestueuse révérence puis jeta un coup d'œil au chronomètre de la cloison tout en rangeant soigneusement de côté ses friandises. Il lui restait huit fabuleuses minutes avant de reprendre son quart... juste le temps d'échanger quelques mots avec le capitaine de corvette Brigatta. C'était super; elle avait des projets pour le bel officier des transmissions à la peau foncée, la prochaine fois où leurs jours de perme coïncideraient. Elle venait tout juste d'atteindre le poste de Brigatta quand le lieutenant Orrin se raidit brusquement devant son écran. Masterman surprit le geste du coin de l'œil et, d'étonnement, se tourna machinalement vers son assistant. « Voilà qui est foutrement étrange », marmonna Orrin. Il releva les yeux vers son chef et désigna de la main l'écran de Brigatta tout en dérivant le sien dessus. « Regardez un peu ça », capitaine, fit-il. Une vue de l'espace à proximité de la planète s'épanouit sur l'écran. « Je sais bien que le capitaine de ce transport a laissé entendre qu'il avait hâte de décharger, mais, là, il exagère. Il a dépassé de presque cinquante pour cent la vitesse normale d'approche et, maintenant... il est en train de se retour... Dieu du ciel! » Adela Masterman se pétrifia; lev transport » avait subitement cessé de freiner et pivotait pour accélérer vers Élysée... à vingt-deux g! Impossible ! Aucun cargo n'était en mesure de déployer une telle puissance à l'intérieur de la limite de Powell d'une planète. Mais celui-là en était capable, et son incrédulité se changea en horreur quand le « transport » abaissa ses contre-mesures électroniques pour révéler ce qu'il était réellement; un croiseur de combat. Un croiseur de combat de la Flotte – un de leurs propres vaisseaux – qui venait de lever son bouclier pendant que Masterman le fixait... et larguait maintenant des FRAPS! L'alarme QG se déclencha, ululante, et Adela fonça rejoindre son poste, mais c'était un pur automatisme. En son for intérieur, elle savait déjà qu'il était trop tard. Les stations de communications interstellaires ne sont jamais basées sur une planète. Ce sont d'énormes structures – moins massives qu'étendues, et pleines de vide –, et les construire de façon à leur permettre de résister à la pesanteur d'une planète reviendrait beaucoup trop cher; mais la vraie raison pour laquelle on ne les trouve que dans l'espace est bien plus simple. Nul ne tient à multiplier les trous noirs, si petits soient-ils, à la surface de son monde, en dépit de ce dont sont capables tous les boucliers antigrav et autres garde-fous de la Galaxie. On les place donc en orbite, d'ordinaire à quelque quatre cent mille kilomètres au moins, ce qui les maintient également au-delà de la limite planétaire de Powell et double leur efficacité quand elles plient l'espace pour permettre des transmissions supraluminiques. Hélas, cette solution éminemment raisonnable est un talon d'Achille pour le commandement stratégique. Les vaisseaux stellaires et les planètes privées de communications interstellaires doivent s'en remettre aux drones FRAPS, sans doute plusieurs lois plus rapides que la lumière, mais nettement plus lents que les transmissions interstellaires et, comparés à elles, d'une portée effroyablement plus courte, si bien que la priorité de tout pirate est la destruction de la station de la proie convoitée. Sans elle, il aura tout le temps devant lui. Celui de frapper ses objectifs et de remplir sa mission... et celui de disparaître avant même que quiconque en dehors du système n'ait eu vent de son passage. Le capitaine Homer Ortiz était assis dans son fauteuil, le visage tendu; ses premiers FRAPS venaient de décoller. Ortiz était relié à une connexion cybersynth et il en était ravi, car elle lui avait autorisé un accès direct quand le Poltava était passé à l'attaque. Son contrôle net et sans bavures de l'impassible IA lui avait permis d'envoyer la première salve vers la station orbitale de transmission, à travers deux cent mille kilomètres d'espace, avec une accélération de quinze mille g; ils avaient frappé cinquante et une secondes plus tard, en filant seulement à trois pour cent de la vitesse de la lumière, mais c’avait été plus que suffisant, et ça l'aurait même été sans le trou noir qui précédait chaque missile. D'autres armes étaient déjà en chemin... pas des FRAPS, cette fois-ci, mais des missiles à effet Hauptmann. Leur accélération initiale était bien plus élevée, et ils n'avaient à parcourir que la moitié à peine du trajet des FRAPS. La première ogive de mille mégatonnes explosa vingt-sept secondes après le largage. Le capitaine Masterman venait tout juste de coiffer son casque quand elle mourut avec neuf mille autres personnes. Alors les missiles suivants commencèrent de faire mouche. La nuit faisait déjà place au jour sur la planète Élysée quand les deux tiers des défenses orbitales disparurent en moins de deux minutes. Des yeux stupéfaits furent contraints de se détourner du cercle de soleils qui flamboyait dans le ciel; les esprits refusaient obstinément d'embrasser l'amplitude du désastre. En quatre siècles, jamais la Flotte impériale n'avait essuyé de telles pertes, sans infliger le moindre dommage à l'ennemi, mais jamais non plus la Flotte n'avait subi l'attaque de ses propres vaisseaux, et le carnage qu'un seul croiseur de combat piloté par cybersynth pouvait engendrer quand il ne rencontrait aucune opposition dépassait tout bonnement l'entendement. Réagissant au premier avertissement horrifié, le gouverner de la planète se rua sur son communicateur ; il arriva au mamelu précis où le dernier missile se fracassait contre l'ultime forteresse située dans le champ de tir du Poltava, et son teint vira au crayeux. Le personnel des trois forteresses rescapées se précipitait déjà à son poste de combat, mais la vitesse du croiseur en maraude accéléra, dépassant déjà deux cents kilomètres/seconde, en même temps qu'il traçait une ligne au cordeau au travers de leur cercle de protection. Il s'éloigna de la planète et eut la première des survivantes en acquisition juste avant que les armes de celle-ci ne s'alignent; Ortiz largua une nouvelle salve de FRAPS avec un sourire sardonique. La forteresse ne disposait d'aucun moyen de les arrêter, et le gouverneur poussa un grognement en les voyant la faire voler en éclats. La deuxième forteresse eut le temps de riposter par une salve larguée en toute hâte mais pas celui de procéder à de minutieuses corrections de tir, et elle disparut à son tour. La dernière parvint à relever son bouclier, mais dut affronter le plus cruel des dilemmes. Son équipage détenait des FRAPS... mais n'osait pas s'en servir. Ortiz avait réglé sa course serrée, au mépris du danger, et posté le Poltava entre Élysée et elle, bien plus près de la planète. Elle ne pouvait donc riposter qu'avec des rayons et des ogives, de crainte qu'une FRAPS manquant sa cible de peu ne vienne télescoper ce qu'elle voulait protéger; en outre, ses canonniers étaient secoués jusqu'au tréfonds par cette catastrophe qui les dépassait. Ils firent de leur mieux, mais ça ne servit strictement à rien. Leurs premières salves étaient encore à mi-chemin quand Ortiz largua une nouvelle nuée de FRAPS puis retourna son vaisseau à cent quatre-vingts degrés pour présenter directement à la forteresse condamnée le trou noir du propulseur Fasset du Poltava, qui les engloutit. Douze minutes cinq secondes et soixante-treize mille morts après le début de l'attaque, il ne restait plus une seule forteresse dans le ciel d'Élysée. « Phase un couronnée de succès, amiral », annonça le capitaine Rendleman. Howell hocha la tête. Les détecteurs gravifiques, à la différence des autres senseurs, sont plus rapides que la lumière, et ceux de son vaisseau amiral avaient repéré leur cheval de Troie et les tirs de ses FRAPS. C'était une sensation effroyable que de voir les forteresses intactes sur les écrans à vitesse lumière, tout en sachant qu'elles avaient cessé d'exister avec tous ceux qu'elles abritaient. Il réprima un frisson et décocha un petit sourire entendu à Alexsov. Le chef d'état-major s'était élevé contre le projet d'essayer d'introduire plus d'un vaisseau en tapinois, au motif que le Poltava pouvait parfaitement se charger tout seul de la besogne et qu'en engager plusieurs risquait de réduire à néant un inestimable effet de surprise. « Deux petits bâtiments quittent l'orbite, amiral, déclara soudain Rendleman. — Pile à l'heure », murmura Alexsov, et Howell opina de nouveau, tout en regardant par le truchement de sa synthconnexion les deux corvettes accélérer désespérément vers leur monstrueux ennemi. Nulle corvette n'est assez puissante pour affronter un croiseur de combat... mais il ne restait rien d'autre à Élysée. Les corvettes Hermès et Léandre chargeaient le croiseur destructeur en s'abritant derrière leur propulsion Fasset à son approche. Elles étaient plus près de la planète que lui, mais Ortiz avait fait pivoter le Poltava pour leur présenter sa proue. Le vaisseau s'avançait vers elles en décélérant alors même qu'elles piquaient sur lui, et l'Hermès fit une embardée pour tenter de se soustraire à sa ligne de tir et réussir à larguer son drone FRAPS avant d'être détruit. Ortiz le laissa filer pour se concentrer sur son jumeau. Les lasers à courte portée et les rayons à particules réduisirent le petit vaisseau de guerre en une épave quasiment évaporée, mais la distance était trop brève pour permettre d'intercepter les deux torpilles à haute charge énergétique du Léandre et elles explosèrent sur le bouclier du Poltava. L'impact secoua le vaisseau jusqu'à la quille et Ortiz grimaça quand les rapports d'avarie se mirent à clignoter dans son casque. Son assistant était déjà en train d'activer les protocoles de contrôle des dommages, mais la moitié des supports énergétiques de la proue avaient été balayés avec plus de trente pour cent de l'équipage. Les avaries étaient loin d'être critiques – pas assez en tout cas pour ralentir le croiseur quand il se lança à la poursuite du dernier survivant – mais, après ce qu'il avait fait subir aux forteresses, elles n'en étaient que plus mortifiantes, et bien assez sérieuses pour lui inculquer une certaine prudence. Le capitaine de la dernière corvette regardait le croiseur de combat lui foncer dessus, tandis que son cerveau cherchait frénétiquement un moyen de l'arrêter. Non pas de survivre, car il n'en existait aucun, mais de protéger Élysée contre lui. Le croiseur lui arrivait dessus rapidement, machine arrière, en lui présentant directement son propulseur Fasset afin de lui interdire tout tir. Il exerçait déjà sa pesanteur sur la corvette en tirant son accélération croissante de l'attraction de sa propre masse de propulsion, alors que celle de l'Hermès le freinait. Il disposait déjà de plus d'accélération qu'il n'en fallait pour frapper la corvette, mais le capitaine du croiseur jouait prudemment cette fin de partie, protégeant son vaisseau par propulsion interposée jusqu'à ce qu'il décide de se retourner pour engager le combat. Peut-être même un peu trop prudemment. Les armes de l'Hermès ne pouvaient guère faire de mal à son croiseur, et, en certaines circonstances, la prudence peut être plus téméraire que l'intrépidité. « Capitaine ! » La voix de son officier de quart était tendue et son visage blême mais impassible, comme s'il s'efforçait de dominer sa peur; pas assez, cependant, pour masquer son incrédulité. « La banque de données connaît ce croiseur ! — Quoi ? » Le capitaine pivota dans son fauteuil de commandes. « Oui, capitaine. C'est le HMS Poltava! » Le capitaine ravala un juron incrédule. Ça ne pouvait pas être vrai ! Sûrement une sorte de contre-mesure électronique ! Jamais, au grand jamais, un croiseur de la Flotte n'aurait infligé cela aux siens ! Mais... « Parez et actualisez le drone ! — Paré ! répondit son officier des transmissions. Programme verrouillé ! — Larguez ! » Le capitaine se retourna vers son écran, les mâchoires serrées dans un rictus de tête de mort. Son vaisseau ne s'en tirerait pas, mais il aurait au moins envoyé un message. L'état-major saurait tout ce qu'il savait lui-même, car l'ennemi ne parviendrait jamais à intercepter le drone et les données de son senseur. Le drone s'éloigna en zigzaguant et, caché par les propulseurs de la corvette et ceux du Poltava, fila tout droit devant l'Hermès jusqu'à se trouver hors de portée de tir des armes énergétiques. Mais les équipes de surveillance d'Ortiz relevèrent sa signature gravifique alors qu'il commençait à traverser l'écliptique, et elles étaient prêtes. L'officier des transmissions du croiseur de combat envoya un code complexe et le capitaine de l'Hermès, horrifié, vit le drone se plier à cet ordre (à la directive même de la Flotte, dûment authentifiée, qui permettait de passer outre aux ordres antérieurs) et s'autodétruire. Il comprit à cet instant. Comprit qui étaient ses ennemis, d'où ils venaient... et l'envergure de la trahison. Quelque chose se brisa en lui et il aboya de nouveaux ordres de route tandis que le propulseur Fasset du croiseur se rapprochait de plus en plus, machine arrière. Les boucliers latéraux de son propulseur tombèrent et le vaisseau commença à pivoter. L'Hermès se trouvait à présent dans l'angle aveugle de son ennemi et décrivait un arc de cercle le long duquel la propulsion du croiseur bloquait ses senseurs. Il ne s'en fallait plus que de quelques secondes avant que la corvette ne pivote pour se dégager de la masse de propulsion et braquer ses propres armes, mais le capitaine de l'Hermès n'avait pas besoin de davantage. C'était la seule chose de tout l'univers à laquelle il aspirait à présent. Le Poltava se mit donc à pivoter et son IA elle-même ne s’en rendit pas compte que l'Hermès s'était déjà retourné et avais aligné sa propulsion sur un cap d'interception. L'amiral Howell poussa un juron grossier en voyant disparaître les deux propulsions Fasset; qu'il n'eût rien vu venir ne fit qu'ajouter à son amertume. Quel crétin ! Tout foutre en l'air après sa frappe initiale si brillante, si pleine de panache ! Même un enseigne de vaisseau de deuxième classe, pour l'amour de dieu !, sait qu'il est stupide de s'approcher autant de la masse de propulsion d'un ennemi, surtout quand votre puissance de feu est d'une telle supériorité sur celle de l'ennemi que sa perte est inéluctable ! Mais Howell ne pouvait strictement rien y faire. Le reste de son escadre se trouvait encore à quinze minutes-lumière d'Élysée, bien trop loin pour qu'une transmission atteignît Ortiz à temps. Il allait donc devoir assister, sous ses yeux impuissants, au spectacle de l'anéantissement d'un quart de la force de son escadre. Il inspira profondément et se contraignit à reprendre ses esprits. Il n'était plus possible de remettre le lait répandu dans la bouteille et il devait s'inquiéter de problèmes plus pressants... ce que, par exemple, le gouverneur de la planète allait faire de son (Irone FRAPS d'urgence. De tout le système, celui-ci était la seule arme qui menaçât encore les vaisseaux d'Howell. Sans doute ne pouvait-il plus leur Faire grand mal, mais, s'il réussissait à fuir en emportant un enregistrement de la signature du Poltava, la Flotte risquait d'en apprendre beaucoup trop. Si Ortiz n'avait pas commis cette énorme boulette, cette menace aurait peut-être été minimisée, nième si le gouverneur se rendait compte que le drone de la corvette avait été détruit et réduit au silence par cet ordre d'autodestruction. Les armes du Poltava n'auraient sûrement eu aucune difficulté à l'anéantir alors qu'il sortait de l'atmosphère. Ses propres vaisseaux, eux, en étaient incapables. À une telle distance, l'épingler avec un rayon de com avant qu'il ne passe dans le vortex serait déjà assez épineux. « Vous croyez qu'ils ont pu obtenir un relevé fiable de nos signatures ? » demanda-t-il, plein d'espoir, à Alexsov. Mais le haussement d'épaules du chef d'état-major ne fut guère encourageant. « Les forteresses, sûrement. Si elles ont informé la surface, et nous ne pouvons que le présumer, Élysée sait à présent qu'elle a affaire à des unités de la Flotte. D'autant que Contrôle assure que leur port est doté de senseurs assez puissants pour avoir obtenu une signature assez nette du Poltava... assez, en tout cas, pour permettre à la Flotte de l'identifier. — Merde ! » Howell tira tristement sur le lobe de son oreille. C'était précisément ce qu'il avait redouté dans cette opération sur Élysée. L'attaque en elle-même ne l'avait pas inquiété, compte tenu des renseignements dont il disposait, mais, si jamais l'identité de ses vaisseaux venait à transpirer, leur véritable objectif serait ruiné. Ses gars et lui deviendraient réellement ce que tout le monde croyait déjà qu'ils étaient : de purs et simples pirates. « Peut-être n'aurais-je pas dû m'élever contre l'idée d'envoyer deux vaisseaux, déclara aigrement Alexsov. — Ne vous reprochez rien. Ortiz a merdé et vous aviez raison. La fable montée par Contrôle pour nous couvrir autorisait l'envoi d'un seul vaisseau "légitime". Nous aurions dû prévoir qu'il... » Le contre-amiral coupa sa phrase d'un blasphème. Ses senseurs à vitesse lumière n'avaient pas vu le drone FRAPS s'élever du sol de la planète en antigravité, mais l'étincelle bleuâtre émise par sa propulsion Fasset depuis qu'elle s'était activée scintillait très visiblement. « Envoyez le code, ordonna-t-il d'une voix rauque et son officier des opérations opina. — C'est parti », déclara le capitaine Rendleman, et Howell se rejeta en arrière dans son fauteuil pour observer. L'ordre d'autodestruction mettrait trente et une minutes-lumière pour rattraper le drone; lorsqu'il saurait s'il avait ou non échoué, ses vaisseaux seraient parvenus à portée de tir de la planète. CHAPITRE X Les sirènes continuèrent d'ululer pendant que les pirates descendaient sur Élysée en décélérant. Les vaisseaux de la « Flotte » n'avaient envoyé aucun message et, à la lumière de ce qui était en train de se passer, cette seule lacune suffisait amplement à éclairer leurs véritables desseins. Assis dans son central de communications, le gouverneur regardait son état-major organiser et coordonner la mobilisation d'Élysée. Ses milices rassemblaient certes les troupes avec une célérité gratifiante, mais il ne les avait levées que pour remonter le moral de la population et prouver qu'il faisait « quelque chose »; il !l'aurait jamais imaginé devoir un jour faire appel à elles, et tout le reste de ses plans méticuleux était un vrai foutoir. Les centres d'évacuation ressemblaient déjà à des asiles de fous et le crépitement, à l'arrière-plan, des rapports adressés par leurs directeurs devenaient chaque seconde plus frénétique. Un écran réservé s'alluma et le major Von Hamel, plus haut gradé de l'infanterie spatiale d'Élysée, le regarda dans les yeux et salua. En dépit de la tension qui habitait les siens, son regard était ferme et il portait déjà sa cuirasse de combat. « Gouverneur. Mes gens regagnent le poste de combat qui leur a été assigné. Nous devrions être prêts bien avant que ces brigands ne larguent leurs navettes. — Parfait. » Le gouverneur avait bien tenté d'y mettre un peu d'enthousiasme, mais, tout comme Von Hamel, il savait que les chances des fusiliers étaient minces. « Le colonel Ivanov de la milice m'annonce que ses gens sont un peu en retard sur leur horaire, mais je prévois qu'ils seront parés au moment où l'on frappera leurs périmètres de sécurité respectifs. » Le gouverneur, cette fois, se contenta d'opiner. Von Hamel lui-même, qui avait pourtant fermement soutenu depuis le début ce projet de création d'une milice, avait le plus grand mal à en parler avec assurance, et il se pencha un peu plus sur son enregistreur : « Gouverneur, j'ai entendu de bien curieux bruits sur ce croiseur et... — Ils sont vrais, le coupa le gouverneur avec morosité et le visage de Von Hamel se crispa légèrement. Le contrôle orbital a confirmé qu'il avait été construit par la Flotte et nous avons capté une transmission de dernière minute de l'Hermès juste avant que cette corvette n'explose. Elle avait clairement identifié en lui le HMS Poltava. Selon les archives, il aurait été envoyé à la casse il y a vingt-deux mois ; elles se trompent manifestement. — Merde ! » Le gouverneur, ordinairement très à cheval sur le protocole, ne fronça même pas les sourcils en entendant sacrer Von Hamel. « Ça signifie que ces autres salopards, eux aussi, ont très certainement été conçus par la Flotte... et dotés d'une très réelle unité de débarquement. » Le major réfléchissait tout haut, l'œil plus sombre que jamais. « Nous ne pourrons jamais tenir la capitale contre cette agression, et ils disposent d'assez de puissance de feu orbitale pour balayer toute position fixe. Je crains fort que Thermopyles ne soit notre seule option, monsieur. — D'accord. Nous tentons déjà d'évacuer, mais nous nous attendions à six heures de battement. Nous ne pourrons pas en faire sortir beaucoup. — Je m'efforcerai de vous gagner le plus de temps possible, monsieur, lui affirma Von Hamel, et le gouverneur le remercia d'un hochement de tête. — Compris, major. Dieu vous garde. — Vous aussi, monsieur. Nous en aurons bien besoin tous deux. » Le contre-amiral Howell observait son écran, le regard rivé sur le drone FRAPS qui s'enfuyait, tandis que ses vaisseaux s'inscrivaient en orbite d'attaque et que leurs batteries à énergie s'employaient systématiquement à éliminer toutes les installations orbitales pour effacer tout enregistrement de leurs signatures. Un remous, relayé par la connexion cybersynth de Rendleman et signalant que les navettes d'assaut étaient parées, murmurait à l'arrière-plan de son cerveau, mais Howell ne nourrissait aucune inquiétude sur cette phase de l'opération. Il savait tout de la milice d'Élysée, et, depuis le tout début, Alexsov et lui avaient prévu que les défenseurs seraient contraints de se replier sur Thermopyles. C'était le seul détail à peu près cohérent de leurs plans d'urgence. Il se surprit à porter la main à sa bouche et la baissa avant de se ronger les ongles. Le drone avait désormais atteint quatre-vingt-dix pour cent de la vitesse de la lumière ; leur signal ne disposait plus que de trois minutes pour le rattraper avant qu'il ne passe dans le vortex, et ce serait juste. À condition, bien entendu, que cela serve à quelque chose. S'ils avaient été verrouillés... Seigneur, il détestait vraiment ces attentes ! Mais il ne pouvait en aucun cas en raccourcir le délai et il se tourna résolument vers l'image holographique de la planète pour essayer de penser à autre chose... à n'importe quoi d'autre. Thermopyles allait foutrement compliquer les choses. Bien qu'Élysée fît partie depuis douze ans des mondes incorporés, avec une représentation directe au Sénat, sa population atteignait A peine trente millions d'âmes... à la fois trop importante pour un raid total comme celui sur le monde de Mathison et trop faible pour présenter des concentrations financières et industrielles permettant de ramasser facilement ses richesses. Un seul élément en luisait une cible correcte : le centre de recherches biologiques du génie génétique, le GénGén. Tous les secrets du consortium biomédical de pointe de l'Empire patientaient dans les banques de données de ce centre. Tel était le véritable trésor d'Élysée : une cargaison qui pourrait permettre à Howell de s'offrir deux escadrons, mais avec un si faible encombrement qu'un seul vaisseau suffirait à l'exporter. Or le siège du GénGén se dressait au centre de la capitale de la planète. Ce n'était pas une très grande ville – un peu plus d'un million d'habitants –, mais les zones construites risquaient de provoquer des pertes douloureuses, et les défenseurs devaient connaître son objectif principal. C'était précisément pour cette raison que Thermopyles s'était imposé à eux pour y concentrer leurs défenses du centre de recherches du Génie génétique : il ne pourrait pas, pour soutenir ses éléments au sol, s'y servir d'armes lourdes sans risquer de détruire les données qu'il était venu dérober. Ça allait donc être très violent, surtout pour les civils de la capitale, mais ça participait aussi de son plan de mission : un effroi maximal. Une campagne de terreur menée contre l'Empire lui-même. À une certaine époque, James Howell aurait donné sa vie pour arrêter quiconque aurait eu assez d'estomac pour monter une telle opération. Il se mordit la lèvre, en se maudissant de se torturer ainsi l'esprit en de pareils moments. Le passé est le passé, ce qui est fait est fait, et l'objectif ultime valait bien qu'on... « Je l'ai eu, nom de Dieu! » En entendant le cri d'exultation de Rendleman, Howell releva brusquement la tête et une lueur de gaieté pétilla brièvement dans ses yeux quand il prit conscience qu'il avait parfaitement réussi à détourner ses pensées du drone. Mais le petit point bleu avait disparu et il laissa fuser un profond soupir de soulagement. « Entamons la phase deux », déclara-t-il à voix basse. Le gouverneur fixa son officier d'observation. « Mais... comment ? Il était déjà hors de portée, à plus de quinze minutes-lumière ! — Je n'en sais rien. Hors de portée d'un rayon, sans doute, et aucun de leurs missiles n'aurait pu le rattraper. C'est comme si... » La voix de l'officier se brisa et ses traits s'affaissèrent soudain, exprimant tout à la fois amertume, compréhension et mépris pour sa propre personne. « Le code de destruction ! » Elle se frappa violemment la tempe du poing. « Quelle idiote ! Quelle idiote ! J'aurais dû deviner ce qui était arrivé au drone de l'Hermès! Comment ai-je pu me montrer aussi stupide ? — De quoi parlez-vous, lieutenant ? demanda le gouverneur tandis qu'elle s'efforçait de se reprendre. — Je savais qu'ils avaient éliminé le drone de l'Hermès, mais j'ai présumé – présumé – qu'ils s'étaient servis de leurs armes. Ce n'est pas le cas. Ils ont utilisé une directive d'autodestruction de la Flotte pour lui ordonner de se suicider. — Mais c'est impossible ! Ils n'auraient jamais pu... — Oh que si, gouverneur. » Le lieutenant se tourna carrément vers lui, la voix rauque. « Ce ne sont pas seulement des vaisseaux construits par la Flotte. Je croyais que quelques salopards des rebuts avaient écoulé deux ou trois coques en douce – Dieu sait qu'elles méritent mieux que la récup', même dépouillées –, mais ils disposaient également des bases de données complètes de la Flotte... et des dossiers sécurisés. — Dieu du ciel ! » souffla le gouverneur en s'effondrant dans Non fauteuil, les mains tremblantes ; il mesurait brusquement l'ampleur de la trahison colossale que sous-entendait cette déclaration. — Exactement. Et, à cause de ma sottise – de ma stupidité –, il ne nous reste plus un seul drone pour l'annoncer. » Les navettes d'assaut fendaient le ciel nocturne d'Élysée vers la surface. Les pirates avaient pris soin de laisser les Bengale prendre la tête de la première vague, renforcés par les Léopard, certes plus anciens mais toujours mortellement dangereux. Une poignée de missiles des défenses locales monta à leur rencontre et deux navettes malchanceuses disparurent, frappées de plein fouet. Cc fut le seul coup de chance des défenseurs. Les bâtiments d’assaut impériaux étaient conçus pour attaquer des bases au sol lourdement armées. Et le pitoyable armement d'Élysée n'était que pipi de chat en comparaison. Des missiles à haute vélocité, uniquement mus par leur énergie cinétique acquise à dix pour cent de la vitesse de la lumière, ripostèrent en hurlant, et des boules de feu de plusieurs kilotonnes annihilèrent les rampes de lancement. D'autres les suivirent qui, froidement calculateurs, visaient les centres d'évacuation et la résidence du gouverneur. De nouvelles flammes déchirèrent les ténèbres et le major Von Hamel jura, vouant aux gémonies, corps et âme, ceux qui avaient organisé ce massacre. Ce n'était pas une attaque... c'était un carnage. La pure et simple extermination de civils par des gens qui savaient où étaient installés les centres d'évacuation. Le gouverneur et lui n'avaient sauvé personne ; ils avaient simplement concentré tout le monde dans des cibles plus commodes et facilité ainsi l'hécatombe. Mais pourquoi ? Von Hamel avait sans doute lu les rapports sur les autres raids, mais ceux-là n'étaient rien comparés à celui d'aujourd'hui, et ça n'avait aucun sens. Exiger leur reddition pour s'épargner ce carnage aurait été raisonnable. Pas ça. D'autres ondes de choc terrifiantes secouèrent le sol et il se mit à aboyer des ordres. Le gouverneur mort, il se retrouvait livré à lui-même, et il ne servait plus à rien, désormais, d'organiser un repli en ordre. Les civils qu'il avait espéré protéger étaient décimés et il ordonna à ses hommes de regagner au pas de course leur périmètre intérieur. Howell regardait les lumières gangréneuses ronger voracement des pans entiers de l'hologramme de la ville ; il partageait en partie l'écœurement de Von Hamel. Mais, de toute façon, les gens qu'hébergeaient ces centres n'auraient survécu que quelques heures, quoi qu'il arrivât, et la panique provoquée par ces frappes aurait au moins le mérite de gêner la coordination des défenseurs. Tout ce qui pouvait diminuer ses propres pertes en valait la peine, se persuada-t-il... surtout s'il s'agissait de tuer des gens, qui, tout simplement, n'avaient pas encore compris qu'ils étaient déjà morts. La première vague de navettes atterrit et des silhouettes cuirassées se déversèrent par leurs rampes. Les armures de combat à haute énergie scintillaient à la lumière infernale des incendies de la ville, tandis que les équipes d'assaut se formaient et s'enfonçaient vers son cœur. Le major Von Hamel contemplait son hologramme tactique et toute peur l'avait quitté. La fureur brasillait encore dans ses veines, mais elle-même était réprimée, ensevelie sous une couche de concentration glaciale. Ses hommes et lui étaient des fusiliers spatiaux, le fruit d'une tradition de quatre siècles, et eux seuls se dressaient dorénavant entre une ville et ses assassins. Ils ne pourraient peut-être pas les arrêter, et tous en étaient conscients... tout comme ils savaient qu'ils mourraient en essayant. Ces fumiers montaient à l'assaut selon une vague concentrique, dans l'espoir de submerger ses hommes dès la première ruée, et leurs trajectoires d'attaque les menaient tout droit sur ses positions de défense d'origine. Il les regarda s'approcher en dénudant les dents; ça ne le surprenait guère, compte tenu de la précision avec laquelle avaient été effacés les centres d'évacuation. Ils détenaient sûrement des informations détaillées sur tout le système de défense d'Élysée, mais au moins ignoraient-ils une chose : pratiquement tous ses hommes avaient été réaffectés à d'autres positions à la suite des manœuvres tactiques de la semaine passée. Il tapota les touches de sa connexion stratégique centrale. « Ne tirez pas. Je répète, toutes les unités attendent mon ordre pour tirer. » D'autres navettes striaient le ciel vers le sol, sondées par ses senseurs tactiques dès qu'elles atterrissaient, et son visage se crispa. Elles n'étaient pas destinées à l'assaut, mais à transporter dit lourdes cargaisons, et, si prématurément, leur présence ne trouvait avoir qu'une seule signification : les pirates allaient faire donner des unités lourdement blindées. Les équipes d'assaut convergeaient vers les points forts de la défense en faisant montre d'une prudente assurance. Les rapports circulaient du front vers l'arrière et vice-versa, tandis que les premiers blindés débarquaient des navettes et commençaient de progresser. Nul ne s'attendait, bien sûr, à ce que cette bataille fut une promenade — pas contre des fusiliers impériaux —, mais, connaître avec précision les positions de l'ennemi en faisait plus un exercice à balles réelles qu'un véritable combat. Von Hamel consulta son écran holographique. Les fers de lance du raid avaient d'ores et déjà pénétré son périmètre en une douzaine de points, et, si ses hommes ne se trouvaient pas exactement là où les pirates s'attendaient à les débusquer, ils n'en étaient pas non plus très loin. Le nombre des positions susceptibles de couvrir les mêmes itinéraires d'accès était limité. Une colonne d'envahisseurs se dirigeait vers son propre QG, tentacule de mort s'enfonçant vers le cœur de la cité dévastée, et il ramassa son fusil. Son état-major et lui-même disposaient de trop peu d'hommes pour qu'il s'abstînt de faire le coup de feu. Il souleva son arme lourde — un « fusil » de trente millimètres que seul un homme doté des « muscles » de l'exosquelette d'une cuirasse de combat pouvait manier. Il était chargé de projectiles perforants décalibrés hyper rapides à fléchettes au tungstène, quatre fois plus lourds que ceux des fusils qui armaient les fantassins non cuirassés, et il le glissa avec précaution sur le rebord du toit du bâtiment administratif. « Feu! » aboya-t-il. La progression bien ordonnée se disloqua, virant au chaos. Les pirates mouraient en hurlant sous une pluie de tungstène à haute vélocité. Deux cents fusils — qui, à part leur nom, avaient tout de mitrailleuses — rafalaient presque à bout portant — et une cuirasse de combat elle-même ne pouvait arrêter un tel feu. Des projectiles pénétrants de quinze millimètres les fauchaient comme autant de poupées déchiquetées, tandis que les lance missiles des équipes de soutien les arrosaient de grenades plasma et d'obus à charge explosive; le soigneux briefing du capitaine Alexsov avait viré au piège mortel. Les pirates avaient su où se trouvaient les défenseurs, et leurs hommes de pointe comme ceux de flanc payaient à présent leur trop grande assurance. Mais même ainsi pris par surprise, ils disposaient encore d’assez de puissance de feu pour vaincre l'ennemi. Ce qui leur manquait désormais, c'était la volonté. Ils n'essayèrent même pas de riposter ; ils se contentèrent de s'enfuir en ordre dispersé, criblés par ce mortel déluge de feu, jusqu'à ce qu'ils fussent enfin hors de portée. « Regroupez-vous ! Rejoignez la position gamma. Je répète : position gamma. » Les hommes de Von Hamel réagirent instantanément en dégageant les positions que leur attaque avait trahies, et, cette fois, la fumée, la pagaille et la panique jouèrent en leur faveur. L'autre camp était parfaitement incapable de les repérer dans un tel chaos quand ils eurent regagné leurs nouveaux postes de combat. Ils ont bien travaillé, se dit Von Hamel. Seule une demi-douzaine de balises de ses fusiliers s'étaient éteintes et les pirates avaient été violemment malmenés. Mais ils ne bénéficieraient plus d'une pareille occasion. L'adversaire ne connaissait sans doute pas les positions exactes de ses hommes, mais il n'ignorait rien de son plan de bataille général. Ils n'allaient certainement pas débouler de nouveau la fleur au fusil, et ils disposaient du renfort de ces foutus blindés, sans rien dire de leurs navettes d'assaut. Howell scrutait le visage d'Alexsov à mesure que les rapports se succédaient. Un autre aurait sans doute blasphémé. Ou, à tout au moins, réagi. Alexsov, lui, se contentait de serrer les dents tout on essayant de démêler l'écheveau. Le contre-amiral détourna le regard; bien qu'il fût physiologiquement incapable de le comprendre, le calme d'Alexsov était le bienvenu. Ses yeux balayèrent son poste de commandement et il fronça les sourcils. Le capitaine Watanabe, assis dans le fauteuil de l'officier d'artillerie en second, raide comme un piquet, la sueur au front et le visage livide, fixait les incendies qui ravageaient la ville enténébrée. Howell tourna la tête pour chercher Rachel Shu des yeux et la trouva; elle aussi observait Watanabe, les yeux étrécis. Une aube voilée de fumée, souillée de cendres et puant la chair brûlée peignit enfin le ciel. Le major Von Hamel ne s'était pas attendu à voir le soleil lever et, à présent, il en mourait d'envie, plus qu'il n'avait jamais rien désiré au monde, car il savait qu'il ne le verrait pas se coucher. Ce n'était pas la peur qui palpitait en lui, mais une satisfaction morose, vindicative. Ce qui restait de son bataillon — tout juste un peu plus d'une compagnie — et lui-même s'étaient retirés, sur leurs positions finales et les rues, derrière eux, étaient jonchées de cadavres. D'un nombre bien trop grand de ses hommes et de beaucoup trop de civils, mais aussi de plus de six cent pirates et de neuf blindés éventrés. Son groupe de défense aérienne avait même ajouté trois Bengale au carnage, car, si près du siège du GénGén, l'ennemi n'osait pas se servir de ses armes nucléaires. Il devait marmiter pour descendre ses fantassins, donc se mettre à leur portée ce faisant. Néanmoins, la fin était proche. Seul l'étroit contrôle tactique qu'il avait réussi à préserver avait permis de la retarder jusque- la, mais ses munitions s'épuisaient et il avait fait donner ses dernières réserves. Ses troupes étaient par trop éparpillées pour contenir un nouvel assaut résolu, et, quand le dernier périmètre serait enfoncé, ce contrôle partirait en fumée, cédant le pas à un immonde combat au corps à corps, de pièce en pièce, qui pouvait connaître qu'un seul dénouement. Il en était conscient. Et il avait aussi compris autre chose durant cette nuit de cauchemar. Ces hommes n'étaient pas des pirates. Il ignorait ce qu'ils pouvaient bien être, mais aucun chef pirate n'aurait poursuivi un assaut aussi furieux ni accepté de pertes aussi drastiques, et, s'il avait insisté, ses hommes seraient mutinés. Ces gens visaient un autre dessein, et le carnage qu'ils avaient infligé aux centres d'évacuation confirmait encore cette terrible certitude. Ils allaient détruire la ville. L'effacer de la surface d'Élysée, qu'ils remportent ou non leur trophée. Ça participait de leur stratégie, et ça recouvrait bien davantage que le seul sadisme brutal. Von Hamel était trop épuisé pour réfléchir clairement, mais tout portait à croire qu'il leur fallait éliminer tous les témoins pour protéger un secret. Il n'avait aucune idée de la nature de ce secret; peu importait, au demeurant. Aucun de ses hommes ne se rendrait à ces bouchers qui avaient violenté et torturé Mawli, Brigadoon et le monde de Mathison, et la protection de la banque de données du GénGén n'était plus un enjeu. Il s'étendit sur une terrasse, fixa le ciel enfumé et attendit. « Très bien. » Alexsov lui-même avait l'air vidé et Howell peinait à croire à leurs pertes. Le chef d'état-major regardait droit dans les yeux l'image du commandant au sol sur l'écran, et l'amiral put y lire une atroce fatigue. Howell crevait d'envie de renoncer — le seul remplacement de ses pertes au sol exigerait déjà des mois. Et, après tout, se souvint-il avec lassitude, quoi qu'il arrivât, ils avaient atteint leur premier objectif : l'annonce du désastre d'Élysée allait secouer l'Empire jusque dans ses fondations. « Un tout dernier effort et vous entrez. D'accord ? s'enquit Alexsov. — D'accord, répondit son subordonné d'une voix sans force et le chef d'état-major hocha la tête. — Alors, remuez-vous le cul, colonel. » Von Hamel perçut un crescendo subit dans le crépitement des tirs quand les blindés avancèrent. Ses soldats ripostaient fébrilement, mais ils commençaient à manquer de missiles antichars et ils étaient trop clairsemés ; un vrai crève-coeur. Les balises s'évanouissaient de son écran à une vitesse effroyable, et il l'éteignit avec un soupir. Il se redressa sur son séant, contempla le ciel en se démanchant le cou, et, tandis qu'il prêtait l'oreille au tonnerre, les larmes se mirent à ruisseler sur ses joues. Il ne pleurait pas sur lui même mais sur ses hommes. Pour tout ce qu'ils avaient fait et donnés d'eux-mêmes, dont personne ne saurait jamais rien. Son périmètre finit par se briser au sud. Il ne s'effondra pas ni ne céda, mais mourut tout bonnement avec les hommes et les femmes qui le tenaient, et les assaillants se précipitèrent en hurlant dans la brèche, tandis que le soleil étendait un bras flamboyant au-dessus de la ligne brisée des tours. Von Hamel le fixa, s'imprégna de sa beauté et appuya sur le bouton. L'amiral Howell, en état de choc, regarda s'épanouir le globe de feu au centre de la ville. Il gonflait et montait vers le ciel sous ses yeux, balayant le GénGén et tout ce qu'il était venu dérobes en même temps qu'il engloutissait, tel un dragon de quelque mythe terrien, la moitié de ses troupes au sol. « Malédiction. » C'était Alexsov, la voix plate et presque indifférente; Howell l'aurait volontiers incendié, mais il s'en abstint. A quoi bon ? « Récupérez le groupe d'assaut, ordonna-t-il à Rendleman. — Oui, amiral. Dois-je me redéployer sur les objectifs secondaires ? — Non. » Howell regardait la boule de feu s'estomper. Sidérant à quel point elle avait peu affecté la ville. Ceux qui avaient posé ces charges savaient ce qu'ils faisaient. « Non, je ne veut pas. Nous avons assez perdu de gens pour cette nuit et il y encore cette foutue milice. On va stopper l'hémorragie. — Bien, amiral. » Howell se rejeta en arrière en se massant les yeux. Cette charge suicidaire n'avait jamais fait partie de Thermopyles Quelqu'un, en bas, aurait-il compris la vérité ? « Passez à la phase quatre », ordonna-t-il calmement. Les navettes décollèrent avec moins d'un tiers du personneI qu'elles avaient débarqué. Leurs vaisseaux mères les récupérèrent et les rescapés des équipes au sol remirent pied à bord en titubant, sonnés par le carnage et le chaos de leur « promenade ». C'était la première fois qu'ils échouaient et Howell s'efforça de masquer la crainte que lui inspiraient les conséquences de cet échec. Non pas pour lui-même; Contrôle n'aurait pas à se plaindre de l'effet de l'opération, et il avait toujours été plus facile de débrouiller de la chair à canon et un matériel de surface que des vaisseaux stellaires. Non, ce qu'il redoutait surtout, c'était l'effet qu'il produirait sur ses hommes. Sur leur moral. Comment le prendraient-ils ? Il savait déjà que Contrôle, dans un avenir immédiat, devrait attaquer à des cibles moins bien défendues. Les nouvelles recrues seraient par trop nombreuses et les vétérans auraient besoin de participer à des opérations plus faciles pour reprendre confiance. Il croisa les mains sur les genoux et contempla avec morosité l'image holographique d'Élysée. Il était largement temps d'en finir ici et il se tourna vers l'officier d'artillerie. « Sommes-nous prêts à exécuter la phase quatre, capitaine Rahman ? — Oui, amiral. Les cibles des missiles sont acquises et verrouillées. — Très bien. » Howell scruta le visage de son interlocuteur. Il n'était pas exactement serein, mais, en tout cas, impavide et décidé. Le capitaine Watanabe, d'un autre côté... L'amiral se tourna vers lui : l'officier était blême et suait à grosses gouttes, et Howell soupira en son for intérieur. Il craignait celte réaction depuis qu'Alexsov lui avait fait part de ses doutes quant à la fiabilité de Watanabe. « Procédez à la phase quatre, capitaine Watanabe », ordonna-t-il très calmement. Watanabe sursauta et son visage se contorsionna. Il fixa son supérieur puis reporta son regard sur la console et les codes désignant ses cibles : les autres villes d'Élysée. « Je... — Je vous ai donné un ordre, capitaine, lâcha Howell en darda ni le regard sur Rachel Shu par-dessus l'épaule de Watanabe. « Je vous en prie, amiral, chuchota Watanabe. Je... Je ne... — Vous refusez de l'exécuter ? » Au ton empreint de quasi-commisération que trahissait la voix d'Howell, le capitaine releva vivement les yeux. « C'est compréhensible, capitaine, mais vous faites partie de mes officiers. À ce titre, vous n'avez ni le loisir d'y réfléchir à deux fois ni celui de déterminer à quels ordres vous acceptez d'obtempérer. Vous m'avez bien compris, capitaine Watanabe ? » Le silence s'installa dans le poste de commandement et Watanabe ferma les yeux puis se leva et arracha de ses tempes le casque de la synthconnexion. « Désolé, amiral. » Sa voix était rauque. « Je ne peux pas. J'en suis tout bonnement incapable. — Je vois. Navré de l'apprendre », répondit doucement Howell en faisant un signe de tête à Rachel Shu. Le rayon émeraude crépita à travers la passerelle. Il cueillit Watanabe précisément à la base du crâne, et son corps s'arqua spasmodiquement, comme sous la torture. Mais c'était le réflexe d'un homme mort... une pure réaction musculaire, sans plus. Le cadavre continua de se tortiller sur le pont. Quelqu'un toussa, incommodé par une puanteur de cheveux grillés, mais personne ne moufta. Nul n'en conçut d'ailleurs la moindre sut prise, et plastique et alliage couinèrent contre le cuir quand Shu rengaina son déconnecteur synaptique en affichant un léger dédain. « Capitaine Rahman, fit Howell, et l'officier d'artillerie se redressa dans son fauteuil. — Oui, amiral ? — Procédez à la phase quatre, capitaine. » LIVRE II FUGITIVE CHAPITRE XI Couchée dans son lit, Alicia fixait le plafond en se mordant la lèvre pour ne pas bouillir. Ça devenait de plus en plus difficile. En un sens, tout n'allait pas si mal. Maintenant que Tisiphone connaissait les conclusions qu'ils étaient censés rapporter, les diagnostics de Tannis ne révélaient que ce qu'ils devaient révéler et Alicia ne craignait plus de trahir ce qu'elle préférait dissimuler. Tannis avait tenté de procéder à des recherches neurales directes, des traitements chimiques et même à la régression par hypnose, mais Tisiphone, s'agissant de contrôler pensées et réactions humaines, avait de la bouteille. Sans doute eût-elle été incapable, aujourd'hui, de contrôler une autre personne, mais le cerveau et l'organisme d'Alicia étaient désormais son terrain de jeu et elle n'y autorisait aucun intrus, aussi la sécurité était-elle acquise de ce côté. Malheureusement, cela n'ôtait strictement rien à l'ennui d'Alicia. La Furie prenait peut-être son pied à leurrer les médecins et explorer le réseau informatique planétaire de Soissons, mais Alicia devenait carrément « folle ». L'idée pouvait sans doute susciter un sourire amer, mais elle avait cessé d'être drôle quand elle avait pris conscience de ce que devenaient son chagrin et sa rage. Ceux-ci subsistaient en elle. Elle ne pouvait pas les éprouver à travers des boucliers de Tisiphone, mais elle en sentait la présence sans pouvoir les assumer. Elle ne le pouvait pas car ils restaient impalpables, intangibles, ce qui laissait en son tréfonds une sorte de vide étrange, dangereusement non résolu. Pire, il lui semblait savoir ce que Tisiphone faisait de toute cette émotion brute qui filtrait d'elle. La Furie ne trouvait aucun intérêt à la dissiper, car elle ne connaissait qu'une catharsis. Au début, Alicia avait cru qu'elle l'absorbait, s'en nourrissait comme d'un aliment bizarre, mais elle avait été prise ensuite d'un soupçon bien plus grave, et Tisiphone n'avait pas daigné démentir. Elle les emmagasinait. Les distillait en une pure essence de haine, lui réservant un usage ultérieur, et Alicia avait peur. Les commandos de choc ne sont guère enclins à s'illusionner sur eux-mêmes – ils ne peuvent pas se le permettre – et elle avait une conscience aiguë de sa face obscure. Elle en avait largement donné la preuve, sans une once de remords, quand elle s'en était prise à Wadislaw Watts, et quelques autres fois, sur le terrain, quand son instinct de tueuse avait menacé, là encore, de briser ses chaînes. Ça ne s'était jamais produit, mais il s'en était plus d'une fois fallu d'un cheveu, et une femme devait garder la tête froide durant le combat, faute de quoi elle mourait – en emportant probablement d'autres victimes dans sa tombe. L'idée des dommages que la libération brutale de toute cette haine concentrée risquait de causer à son jugement la terrifiait, mais Tisiphone refusait même d'en discuter, en dépit de demandes répétées qui n'avaient que trop frôlé la pure et simple supplication avant que l'orgueil d'Alicia ne la pousse à renoncer. Elle ne pouvait rigoureusement rien contre les rebuffades de la Furie... et Tisiphone lui avait rappelé (sans cruauté, d'ailleurs, comme avec bonté) qu'elle-même avait consenti à exercer sa vengeance à « n'importe quel prix ». C'était la stricte vérité, et qu'elle se crût folle n'avait aucune incidence. Elle avait donné sa parole et, tout comme pour l'oncle Arthur, ça s'arrêtait là. Et voilà qu'à présent venait s'ajouter un nouvel élément perturbant, car Tisiphone s'apprêtait manifestement à agir. Le ton de sa voix mentale était enjoué, ce qui, compte tenu du peu qu'elles avaient accompli, n'avait aucun sens. Alicia s'étonnait que la Furie, si féroce et déterminée qu'elle fût, n'eût pas insisté davantage pour prendre la fuite bien plus tôt. Sans doute avait elle glané une formidable somme d'informations – dont tout que le colonel Mcllheny et Ben Belkacem savaient sur les pirates – mais il devait y avoir autre chose... < Effectivement, petite. > L'affirmation avait été si soudaine qu'Alicia tressaillit de surprise, et Tisiphone eut un ricanement muet. < De fait, l'événement que j'attendais s'est enfin produit, et l'heure est venue pour nous de prendre congé. — Tu es sérieuse ? > Alicia se redressa brusquement puis hoqueta pendant que Tisiphone répondait silencieusement. Son augmentation s'enclencha spontanément et, pour la première fois depuis plus de deux mois, ses sens survoltés s'aiguisèrent pleinement ; elle sursauta de nouveau en sentant Tisiphone activer sa pharmacopée. La première vague de tension la parcourut dès que le réservoir d'axel déversa dans son système sanguin sa mesure soigneusement dosée, puis le monde commença de ralentir autour d'elle. Elle se mordit la lèvre, désorientée par la rapidité avec laquelle agissait la Furie, et un mince voile familier se tissa devant ses yeux. Il se dissipa rapidement, et ses tympans résonnèrent du doux chant aigu de l'axel. < On va partir immédiatement, reprit calmement Tisiphone. J’ai placé dans leurs ordinateurs des directives chargées de réorienter leurs senseurs, désactiver les systèmes de sécurité des portes et convoquer ailleurs l'infirmière d'étage, mais je n'ai aucun contrôle sur les rencontres que nous ferons en chemin. À toi de t'en charger. > Alicia se leva avec toute la grâce que conférait l'axel. La drogue n'accroissait que très légèrement sa vitesse de réaction mais augmentait énormément ses processus mentaux, et, si ses réactions n'étaient qu'un peu plus promptes, elles restaient d'une parfaite assurance, car elle avait eu tout le temps d'y réfléchir avant. La porte s'ouvrit en chuintant, avec une lenteur sirupeuse, et elle la traversa en flottant. Derrière, le couloir était désert et le poste des infirmières inoccupé comme l'avait promis Tisiphone, mais un factionnaire montait la garde de façon permanente près des ascenseurs. Elle avait rencontré le vigile de nuit, et, bien que er jeune homme sérieux eût pris bien soin de n'en rien dire, elle connaissait la raison de sa présence, car lui aussi était un commando de choc. Mais les ascenseurs se trouvaient derrière un coude du cou loir, et elle le dévala comme un fantôme en chevauchant la pure exaltation de l'axel. Cette aptitude à chevaucher l'axel était une des qualités qu'on exigeait des commandos de choc. Tout comme. le haut degré de résilience à toutes les formes d'accoutumance, mais nul ne pouvait résister à l'impression de divine omnipotence engendrée par l'axel, non plus qu'aux violentes, atroces nausée,, qui vous secouaient quand vous redescendiez enfin. À la vérité, Alicia soupçonnait les médecins d'accentuer délibérément cet effet secondaire pour décourager les commandos de s'y adonner trop libéralement. Elle tourna le coin et le vigile releva la tête. Elle lui sourit et il lui rendit lentement – très lentement – son sourire. Mais celui-ci s'altéra dès qu'il identifia le mouvement coulant, précis, qui transformait une démarche normale en une danse sublimement chorégraphiée. Sa main se porta à son étourdisseur, et, de pure jubilation, Alicia aurait volontiers éclaté de rire. Il était encore beaucoup trop loin pour qu'elle l'atteignît avant qu'il n'eût dégainé, mais cette bonne vieille Speedy ne coulait pas dans ses veines. San., doute tira-t-il son arme avant, mais il n'eut pas le temps de la recharger. Le rayon vert la frappa de plein fouet... sans aucun résultat Les boucliers neuraux incorporés dans l'augmentation des commandos de choc pouvaient même résister aux tirs d'un déconnecteur synaptique, et le rayon d'un étourdisseur, qui aurait pu abattre un éléphant ou un félin des neiges, n'avait aucun effet sur elle. Il est vraiment très jeune, se persuada-t-elle, pleine de tolérance, en même temps qu'elle portait les mains en avant. Son l'augmentation (et les boucliers de la jeune femme) désactive, l'avait peut-être désorienté. D'un autre côté, il avait de toute évidence reconnu qu'elle était en mode accélération, ce qui signifiait que son augmentation avait été réactivée. Sauf qu'il n'avait pas eut le temps de réfléchir, bien entendu. Sinon, il aurait aussitôt engagé le corps à corps. Tout aussi vainement, songea-t-elle en balançant son premier coup; mais au moins aurait-il résisté assez longtemps pour sonner l'alarme. Ils n'en sauraient jamais rien désormais. Sa main vola et le heurta juste derrière l'oreille, et elle le fit pivoter sur lui-même comme s'il n'était qu'un mannequin flasque rembourré de son. Ses mains trouvèrent les points de pression avec une dextérité toute scientifique et il s'abattit en un tas informe, désarticulé, Juste avant que sa propre augmentation n'eût le temps de s'activer pour l'en empêcher. Le plus beau, c'est qu'il l'avait reconnue ; il savait qu'elle ne chercherait pas à le capturer ni à l'interroger, ce qui, dès lors, faisait de ses protocoles automatiques lettre morte. Alicia le traîna dans l'ascenseur et ferma les portes en se demandant où elle était censée se rendre maintenant. < En bas, lui répondit une voix limpide. Il y a un véhicule dans le parking. je l'ai réservé ce matin en ton nom. — j'espère que tu sais ce que tu fais, ma fille. — Oh, absolument >, ronronna Tisiphone. Alicia appuya sur le bouton du garage du sous-sol. La descente parut durer une éternité pour son sens puissamment exacerbé de l'écoulement du temps et elle se demanda ce qu'elle ferait si jamais un autre usager l'arrêtait au passage. Ce ne fut pas le cas – sans doute parce qu'il était plus de minuit passé heure locale – et les portes s'ouvrirent enfin en coulissant. Alicia contempla pensivement le vigile inconscient puis retira l'étourdisseur de ses doigts insensibles. Elle le rechargea et lui en administra une dose prudente qui le maintiendrait inanimé pendant des heures puis pressa le bouton d'arrêt d'urgence, bloquant ainsi la cabine. < Très bien. Où est ce véhicule ? — Box 174. Sur ta droite, petite. > Alicia hocha la tête et entreprit de longer d'un pas vif un alignement de salles (la plupart étaient vides et les véhicules qu'elle apercevait étaient en majorité civils, de temps en temps militaires ou gouvernementaux) jusqu'à atteindre la place désignée et fixer en clignant des yeux l'écumeur de reconnaissance fuselé et d'aspect redoutable qu'elle abritait. < Très impressionnant, songea-t-elle en ouvrant l'écoutille, tout en avisant les marques sur le fuselage signalant un contre-amiral. Mais où allons-nous ? — Terrain de Jefferson, rampe de lancement alpha six. — Un pas de tir de navette? Qu'allons-nous y faire? — On quitte Soissons, petite. > De nouveau ce gloussement mental, presque un ricanement, du moins si cette Furie austère et déterminée avait été capable d'émettre un tel bruit, et Alicia soupira avec résignation. Tisiphone avait l'air de savoir ce qu'elle faisait, mais il eût été bien aimable de sa part de la mettre au parfum. Elle allait devoir lui toucher deux mots de cet état de fait, songea Alicia en activant l'antigrav de l'écumeur avant de le soulever d'une vingtaine de centimètres puis de le guider à vitesse réduite vers la rampe; mais, sous l'exaltation induite par l'axel, elle n'en ressentit pas moins une bouffée de pur plaisir, plus profonde et aiguë, en voyant scintiller au-dessus d'elle, clair et limpide, le ciel étoilé de Soissons. Dehors ! Libre ! Une partie de l'impatience de Tisiphone la contamina, pareille à la liesse du faucon qui déploie ses ailes pour fondre sur sa proie, et elle enfonça l'écumeur dans la nuit. Le tableau de la console de communication de l'écumeur ne cessait de chuchoter des messages de routine pendant qu'Alicia fendait les ténèbres vers le périmètre brillamment illuminé du terrain de Jefferson, et elle sentit qu'elle se détendait dans le douillet cocon de l'axel. Elle savait que c'était dangereux, d'autant qu'elle n'avait toujours aucune idée des intentions de Tisiphone, mais elle était en quelque sorte passée en pilote automatique. Ça lui ressemblait si peu que c'en était perturbant. Un étrange fatalisme s'était substitué à la lucidité habituelle, aiguisée, dont elle faisait preuve en pareil cas, et, si elle n'aimait pas ça, elle s'en complaisait bizarrement. Elle s'efforça d'y résister, mais volonté de fer avait cédé le pas à une sorte de souplesse docile et une partie de son esprit se demandait comment Tisiphone était prise. Car une chose au moins crevait les yeux : la Furie était assise dans le siège du pilote. Les longues semaines d'ennui et d'inactivité et de confortables bavardages mentaux avaient aveuglé Alicia sur sa véritable nature. Il ne s'agissait sans doute fais de subterfuges de la part de Tisiphone, pas plus d'ailleurs que ses aimables, espiègles taquineries, mais ces bavardages n'étaient jamais qu'une des facettes de la Furie, et certainement pas la prédominante. Quand venait le moment d'agir, Tisiphone se montrait aussi impitoyable que les éléments. Elle n'avait pas débattu de ses projets avec Alicia parce qu'elle n'avait vu aucune raison de le faire, tout simplement, et, à présent, sa détermination inflexible claquemurait Alicia dans son propre corps. Pourtant, c'était encore plus complexe, songea la jeune femme tandis que ses mains guidaient docilement l'écumeur le long du trajet d'approche du terrain de Jefferson et que les marques et le transpondeur de leur amiral de propriétaire leur permettaient de franchir les postes de contrôle automatique extérieurs. Alors même qu'une petite zone de son esprit palpitait encore faiblement pour tenter de se soustraire à l'emprise de la Furie, une outre, plus vaste, semblait parfaitement s'en satisfaire : celle qui poussait toujours un soupir de soulagement après les briefings, quand la mission allait enfin commencer. Elles agissaient, elles étaient résolues, et l'excitation de la chasse faisait ronronner le prédateur en elle. Son cerveau bourdonnait et vacillait sans doute sous le coup d'impulsions contradictoires, mais ses pensées étaient aussi claires, froides et précises que ses gestes ; jamais, de toute son existence, elle n'avait ressenti quelque chose d'approchant. < Et maintenant? s'enquit-elle alors qu'elles arrivaient près de la porte de contrôle intérieure. — Passe-la, répondit Tisiphone, et la volonté d'Alicia s 'ébroua, somnolente. — Ça ne me paraît pas une très bonne idée. Tu as peut-être fauché l'écumeur d'un amiral, mais je ne dispose pas des documents justificatifs. — Peu importe. — Tu es dingue, ma fille ! Ce portail est gardé par de vraies sentinelles en chair et en os ! — Mais elles ne verront rien. Aurais-tu oublié l'infirmier ? — Elles ne se fient pas qu'à leurs yeux, bon sang, et ce machin est armé ! Les senseurs vont s'affoler ! — Qu'ils s'affolent ! Nous n'avons besoin que de quelques secondes de pagaille. — Pas question ! > Alicia entreprit de ralentir l'écumeur. < Nous sommes sorties de l'hôpital. Rebroussons chemin et réfléchissons avant de nous enfoncer jusqu'au cou dans... > Sa pensée s'émietta en une explosion de pure et cuisante souffrance, et ses yeux se retrouvèrent subitement aveugles. Douleur et aveuglement s'évanouirent aussi vite qu'ils étaient venus, et son esprit se tortilla dans les affres d'une vaine rébellion, tandis que son corps obéissait à la volonté de la Furie. Elle sentit l'écumeur foncer en avant, au maximum de sa puissance, et franchir en trombe le portail de sécurité ; les sentinelles, pourtant sur le qui-vive, n'y virent effectivement que du feu. Elle les entraperçut fugacement sur le rétroécran, se ruant vers leur connexion dans la plus parfaite confusion tandis que des lumières se mettaient à clignoter et les sirènes à hurler, mais ses mains, sur les commandes, faisaient déjà grimper l'écumeur plus haut, vers les rampes de lancement des navettes. < Lâche-moi ! > cria-t-elle. Un rire dément lui répondit, submergeant son cerveau. < Pas maintenant, petite ! La partie vient de commencer... on ne recule plus. La voix de la Furie marqua une pause puis reprit, plus hésitante, comme si la résistance d'Alicia l'intriguait. < C'est ce que tu m'as toi-même demandé, petite. J'ai juré de te l'accorder et je tiendrai parole. — C'est ma vie... mon corps ! > L'impression de satisfaction s'était évanouie et sa volonté renaissante luttait contre l'emprise de Tisiphone. Elle grinça des dents, battit rageusement des poings, et une nouvelle vague de douleur la traversa. La férocité de son combat la laissa pantelante et elle suffoquait déjà de triomphe quand ses mains commencèrent enfin à ralentir l'écumeur, puis elle hurla quand Tisiphone riposta furieusement. < Non ! Il ne faut pas ! Pas maintenant ! On va tout perdre au dernier moment ! — Alors lâche-moi, bordel ! » grinça Alicia, les dents serrées. Sa voix torturée, tendue d'angoisse, sonnait étrangement à ses propres oreilles, mais elle sentait qu'elle devait s'exprimer à voix haute. « Je veux redevenir moi-même ! — Oh, très bien ! > aboya sèchement Tisiphone en relâchant abruptement son contrôle; l'écumeur exécuta une folle embardée et Alicia poussa un soupir de soulagement... puis glapit en voyant un éclair de plasma frôler son toit. Toujours sous l'emprise de l'axel, elle imprima à l'écumeur un virage aigu, et un deuxième coup manqué fit exploser un transport aérien de réservoirs d'hydrogène en une boule de feu qui illumina les ténèbres. < Te voilà satisfaite, j'imagine ! > railla Tisiphone, mais Alicia était trop occupée pour réagir : elle venait follement de passer en mode évasion. D'autres éclairs de plasma zébraient l'obscurité comme autant de boules de foudre mortelles, et, d'un coup de poing, elle activa le bouclier léger de l'écumeur. Il ne pourrait sans doute pas grand-chose contre une frappe directe, mais du moins détournerait-il celles qui le frôleraient. Des feux brasillaient dans la nuit quand elle retourna pratiquement le véhicule sur le flanc pour tenter de s'échapper vers le ciel. Des entrepôts vomissaient des flammes, touchés par les tirs furieux de ses poursuivants, et elle s'engouffra dans une étroite ouverture entre des cargos et des quais de chargement. La com aboyait des ordres lui intimant de se rendre et l'avertissait qu'en cas de refus de sa part on n'hésiterait pas à recourir à la force pour l'abattre. Elle n'avait pas vraiment besoin de ça, songea-t-elle quand les incendies disparurent derrière sa proue, tandis que ses scanneurs lui signalaient que des vaisseaux d'assaut atmosphériques se rapprochaient par le nord. Plus près du sol, des écumeurs de la sécurité la pourchassaient frénétiquement. Ils l'avaient dépassée quand elle s'était retournée , lui laissant ainsi un peu de jeu, mais ils étaient désormais à sa hauteur et connaissaient bien mieux la base qu'elle. Au moins disposait-elle d'instruments de bord fiables et elle poussa un juron en repérant d'autres véhicules de la sécurité. Ils la prenaient en étau et elle blasphéma de nouveau en consultant la carte sur l'écran. Elle n'avait toujours aucune idée de ce que méditait Tisiphone, mais cette traque lui coupait désormais toute retraite. Ils se rapprochaient, la contraignant à s'enfoncer plus profond à l'intérieur de la base, en se conformant à ce qui ne ressemblait que trop à une manœuvre préétablie. Quelque chose devait l'attendre là-bas, pourtant sa seule issue était de foncer directement sur les rampes de lancement des navettes, exactement comme Tisiphone l'avait prévu depuis le début. Elle imprima à l'écumeur un autre virage à l'arraché, tandis qu'une partie de son esprit surveillait les signatures des vaisseaux d'assaut. Ils avaient réagi rapidement mais mettraient encore deux bonnes minutes à parvenir jusque-là, et les rampes de lancement se dressaient juste devant elle. < Très bien, ma fille, grinça-t-elle tout en passant brutalement en pilote automatique. Si tu es encore capable de nous rendre invisibles, c'est le moment ou jamais. » < En quoi est-ce que ça nous avancerait ? gouailla Tisiphone. Comme tu l'as fait remarquer toi-même, il leur restera leurs senseurs et... — Ferme-la et fais-le! > aboya Alicia en appuyant sur le bouton du siège éjectable. La verrière du pilote explosa et la petite unité antigrav du siège d'Alicia la précipita vers le ciel. Le choc la fit suffoquer, mais ses bras reposaient déjà sur ceux du fauteuil et activaient les touches de contrôle. Les fusées de direction s'allumèrent et elle ravala un couac hystérique. Ça, c'était du vol à l'estime ; bon Dieu! Les fusées manquaient certes d'endurance (elles n'en avaient pas besoin car l'antigrav faisait le plus gros du travail) mais elles étaient conçues pour s'éloigner rapidement d'une épave en chute libre ou tenter une ultime esquive pour se soustraire au feu ennemi, ce qui leur conférait la reprise nécessaire ; en outre, le siège était fait de matériaux à faible signature, échappant pratiquement aux meilleurs senseurs. Elle se propulsa vers la rampe alpha six et pirouetta entre ciel et terre pour regarder son écumeur volé exécuter son dernier ordre. Le véhicule fila vers le ciel, tentant désespérément d'échapper aux écumeurs de la sécurité qui finalement se rapprochaient et aux boules de feu qui le poursuivaient. Pas seulement celles des canons au plasma qui, d'ailleurs, n'ont qu'une très courte portée dans l'atmosphère. Les gens de la sécurité jouaient pour de bon et les éclairs rouges et blancs de puissants explosifs convergeaient vers sa coque qui tournoyait furieusement, mais la magie de Tisiphone devait opérer car personne ne tirait sur Alicia. Une explosion s'épanouit au centre du véhicule et l'écumeur accusa le coup ; des pièces et des débris s'en détachèrent, mais il continua de grimper à la verticale, désormais quasiment invisible du sol. D'autres tirs firent voler en éclats Armorplast et alliage, puis un vaisseau d'assaut apparut en hurlant. Alicia cligna des yeux ; deux faisceaux de lumière aveuglante fusèrent. Ceux-là n'étaient pas des tirs de plasma ; l'écumeur était désormais assez haut pour qu'ils se servent d'obus à accélération et il se vaporisa en une boule de feu aussi brillante que le soleil quand ils le frappèrent à dix-sept mille kilomètres/seconde. < Bon sang, ces gars ne plaisantent pas! — Non, en effet! répondit aigrement Tisiphone avant d'un peu s'adoucir. Néanmoins, c'était très futé. Ils vont sûrement te croire morte dans l'écumeur. — Du moment que personne ne m'a vue m'éjecter. > Alicia tapa de nouveau sur quelques touches pour couper les fusées et réduire la puissance de l'antigrav. Elle atterrit à l'ombre de la rampe de lancement et ôta le harnais de sécurité. < Et maintenant qu'on est là, qu'est-ce que tu comptes faire exactement, bon sang ? — Nous échapper. j'ai fait préparer un véhicule idoine à cet effet. — Une navette de fret ? > Alicia, tout en protestant, cavalait déjà vers l'escalier de la rampe. < Ça ne nous mènera pas loin. — Suffisamment loin. Et t'ai-je jamais parlé d'une navette de fret ? répondit Tisiphone tandis qu'Alicia pilait net et s'écartait de l'escalier. — Oh, merde! > chuchota-t-elle en fermant les yeux comme pour la chasser de sa vue. Quand elle les rouvrit, la navette d'assaut Bengale était toujours là, armée de pied en cap. < Sidérant ce qu'on peut obtenir avec des ordinateurs. — Tu es vraiment cinglée! Cet engin vaut soixante millions de crédits! Ils ne le laisseront jamais partir... et je n'en ai jamais conduit un seul de ma vie! — Elle est déjà contrôlée et prête à décoller dans deux minutes; et j'ai soigneusement vérifié, petite. Tu es parfaitement qualifiée pour piloter les navettes de type Léopard. Les Bengale sont sans doute plus grosses, mais les principales différences concernent la charge utile, les senseurs et l'armement plus puissants, pas les commandes de vol. — Mais je n'ai rien piloté depuis cinq ans! — je suis sûre que ça va te revenir. Pour l'instant, je suggère que nous nous activions. Notre fenêtre de lancement est courte. — Oh, Seigneur ! » marmonna Alicia; mais déjà elle fonçait vers la rampe. Elle n'avait pas le choix. Cette mythique Tisiphone avait perdu l'esprit, mais, que l'oncle Arthur y crût ou pas, la Furie avait trop souvent accompli l'impensable récemment. Après ça, Alicia ne sortirait jamais d'observation ! L'intérieur de la navette était frais et bourdonnait déjà du crépitement familier du système de vol en attente. C'était comme de rentrer chez soi, en dépit de toute cette folie, et elle piqua à travers la section réservée aux troufions jusqu'au poste de pilotage. Un conteneur neuf y était attaché et elle faillit piler en voyant les codes qu'il portait. < Pas le temps. Tu pourras l'examiner plus tard! — M-Mais, ça ne peut pas réellement être... — Bien sûr que si. Tu auras sûrement besoin de tes armes, et j'ai donc donné l'ordre de les préparer pour les transférer à bord. > Alicia poussa un nouveau gémissement en se laissant tomber dans la couchette du pilote pour s'emparer du casque de la synthconnexion. Ça ne pouvait pas être réel. Des réflexes mentaux bien entraînés sondèrent les ordinateurs de vol, mais un rire sauvage bouillonnait en elle, sous-jacent. Jusque-là, elle avait en une seule nuit échappé à sa garde, agressé un camarade du Cadre, volé un écumeur valant au bas mot vingt mille crédits, enfoncé la sécurité de la Flotte pour pénétrer dans une base aérienne à l'accès restreint, refusé d'obtempérer quand on lui avait ordonné de s'arrêter, causé la destruction dudit écumeur volé et endommagé divers bâtiments de la base en conséquence directe de l'échec des tentatives de son personnel légitimement habilité à l'appréhender. et ce n'était encore rien comparé à ce qu'elle s'apprêtait à faire ! Ni plus ni moins du grand banditisme ! À elle seule, cette navette devait représenter quelque soixante millions de crédits de l'Empereur et, si ce conteneur abritait réellement une cuirasse de combat complète du Cadre, on pouvait largement doubler la mise ! Ils allaient construire une prison rien que pour elle ! < Seulement s'ils t'attrapent ! > fit remarquer Tisiphone avec un enjouement exaspérant. Alicia sentit ses dents grincer mais ravala une réplique féroce, car les ordinateurs l'avaient acceptée et s'étaient mis à sa disposition. Sensation perturbante, voire effrayante, que de sentir leur vastitude inhumaine se mettre à son service en cliquetant. Elle ne l'avait pas éprouvée depuis bien longtemps et elle hésita un bref instant, puis tout devint brusquement clair et elle se sentit chez elle. La navette et elle ne faisaient plus qu'une, ses senseurs étaient ses yeux, sa centrale son cœur, son antigrav et ses propulseurs ses bras et jambes. La joie l'emplit, pareille à un feu glacé consumant trouble et désarroi. < Oui, petite, chuchota Tisiphone. C'est ta minute de vérité. Nous sommes le vol d'entraînement Foxtrot-2-9. > Alicia enclencha le contrôle de vol et annonça sa destination d'une voix si sereine qu'elle l'étonna elle-même. Il y eut un instant de silence et son taux d'adrénaline culmina subitement. Son intrusion avait semé la pagaille dans toutes les opérations. La sécurité avait interdit tous les vols jusqu'à ce qu'elle eût éclairci l'affaire. Quelqu'un au moins avait la tête sur les épaules à la tour de contrôle et avait pris l'initiative d'empêcher tous les décollages jusqu'à ce qu'on ait compris ce qui se passait, à moins que... « La voie est libre, Foxtrot-2-9 », annonça la tour de contrôle. Alicia ravala un autre fou rire tandis que ses turbines atmosphériques commençaient à hurler. La navette fendait l'atmosphère de Soissons et nul ne les poursuivait. Personne, et c'était pour le moins stupéfiant. Bien sûr, il n'existait aucune raison urgente de pourchasser un bâtiment uniquement conçu pour les vols à l'intérieur du système. Où diable aurait-il pu aller, après tout ? Pour la même raison, qui serait assez cinglé pour barboter une foutue navette d'assaut ? « Et maintenant ? demanda Alicia à haute voix. — Calcule ton cap pour un rendez-vous avec la balise Sierra Lima-7-4-4. > Alicia s'apprêta à demander avec qui elles avaient rendez-vous puis se mordit la langue et vérifia les bonnes coordonnées sur ses ordinateurs. Elle le saurait probablement bien assez tôt. Trop tôt, même, à en juger par ce qui s'était déjà passé. La navette s'éleva encore ; ses turbines à brasser de l'air se coupèrent et ses propulseurs s'allumèrent pour orienter son nez vers un des chantiers navals de la Flotte ; Alicia se renfrogna. Si elles tenaient à quitter le système, il leur faudrait monter à bord d'un vaisseau stellaire, ce qui entraînerait nécessairement un nouveau forfait assorti de mauvaise conscience. Se pouvait-il que Tisiphone fût assez sûre d'elle – assez timbrée, rectifia-t-elle amèrement – pour s'imaginer qu'elles pouvaient dérober un vaisseau ? Si c'était le cas, elle allait finalement se heurter à un obstacle qu'elle-même ne pourrait surmonter. Il leur fallait au minimum un canot, ce qui impliquait un équipage d'au moins huit hommes. Un commando de choc lui-même n'aurait pu contraindre huit spécialistes bien entraînés à accomplir leur tâche quand il leur suffisait de refuser de lui obéir pour le contrecarrer. Et jamais des officiers de la Flotte n'aideraient une malheureuse cinglée du Cadre à leur piquer leur vaisseau ! Leur vol se poursuivait sans encombre et Alicia fronça les sourcils en s'apercevant qu'après tout elles ne piquaient pas droit sur le chantier naval. Leur destination semblait plutôt une orbite de stationnement et elle braqua ses senseurs dessus. Ça ne ressemblait nullement à... « Non ! hoqueta-t-elle. Nous ne pouvons pas voler cela, Tisiphone ! — Non seulement nous le pouvons, mais nous le devons. — Non ! répéta Alicia d'une voix suraiguë, en proie à une panique inhabituelle. Je ne peux pas piloter cet appareil. Je ne suis pas pilote interstellaire ! Et... et... — Trop tard pour y penser, petite, déclara la Furie d'une voix austère. j'ai étudié le sujet avec la plus grande attention et obtenu tous les renseignements dont nous aurons besoin. Il n'est nullement nécessaire que tu sois pilote. Ce vaisseau (la Furie ricana littéralement dans sa tête) se pilotera lui-même. Pas vrai ? > Alicia tenta bien de répondre mais ne parvint qu'à émettre un bredouillis inarticulé, pendant que la navette poursuivait sa route vers le vaisseau synth alpha en attente. CHAPITRE XII Le synth alpha scintillait à la lumière de Franconia, menaçant. Une navette de fret était appontée à sa soute numéro 2, mais la panique temporaire d'Alicia diminua quand elle aperçut le numéro sur son fuselage. Il correspondait à celui de la coque du vaisseau, il devait donc s'agir d'un bâtiment auxiliaire qui lui était affecté et non d'une équipe de travailleurs du chantier naval en train de l'attendre. Mais ça n'améliorait guère la situation. Son cerveau était comme engourdi, pétrifié par la conscience que le plan de Tisiphone était irréalisable, mais elle n'en percevait pas moins la sinistre beauté du vaisseau. Sans doute lui manquait-il le profilage fuselé d'un appareil d'assaut, mais contraintes imposées par la propulsion Fasset lui octroyaient une pureté de lignes bien spécifique – différente de celle des bâtiments atmosphériques, mais non moins élégante – et il flottait dans le vide en dégageant une impression de menace latente évoquant celle d'une panthère assoupie. Elle n'aurait jamais cru cil voir un, pas d'aussi près en tout cas, mais elle connaissait son existence. De la taille d'un gros croiseur léger, mais doté d'une puissant de feu nettement supérieure à celle d'un croiseur de combat, littéralement capable de réfléchir par lui-même et de réagir la vitesse de la lumière, un synth alpha pouvait être incroyablement destructeur et, à tonnage égal, c'était l'arme la plus mortelle jamais conçue par l'homme. Trop petit pour héberger un nombre bien considérable de FRAPS, il réservait les tonneaux qu'il n’aurait pas gaspillés à les abriter à un armement encore plus formidable. Nul bâtiment d'une taille inférieure à celle d'un cuirassé n'avait pas la capacité de se mesurer à lui, seul un autre synth alpha était capable de le rattraper et Alicia répugnait à seulement imaginer la réaction de la Flotte si Tisiphone et elle réussissaient à s'en emparer. Ce foutu appareil valait déjà une fois et demie le prix d'un cuirassé d'escadre, mais savoir que l'un d'eux était tombé entre les mains d'une cinglée certifiée risquait de donner du jour au lendemain des cheveux blancs à tout amiral de la Flotte. Ils feraient n'importe quoi pour le récupérer. Elle s'efforçait de ne pas y songer tout en pilotant machinalement le Bengale vers la soute numéro un avant de lui faire subir le processus d'appontage, mais elle était infoutue de se départir du mince courant d'horreur qui sous-tendait ses pensées. Être traquée par toutes les planètes et tous les vaisseaux de l'Empire était déjà assez moche en soi, mais, si jamais elles parvenaient à voler ce vaisseau, ce serait bien pire encore. Et de loin, car il n'existait qu'une seule façon de piloter un synth alpha; à la seule idée de faire la connaissance de l'ordinateur du vaisseau, sa gorge se serrait. De l'impressionner, de l'apprivoiser, de ne plus faire qu'un avec lui... Sans pouvoir s'en empêcher, elle avait commencé de se désengager et elle ferma les yeux, haletante, et serra les dents, sentant monter en elle la panique. Mais Tisiphone avait coupé tous les ponts, elle ne pouvait plus aller nulle part, si terrifiante que fût cette perspective, et elle blasphéma férocement en son for intérieur. < Ne t'inquiète pas, petite j'ai seulement attendu pour agir que ce 'vaisseau soit achevé, et je ne prends jamais de mesures susceptibles l'échouer. — Maudite sois-tu ! Tu ne m'avais pas prévenue de ça. — Je n'en voyais pas la raison, déclara sévèrement la voix mentale. J'ai besoin de ton corps et de tes mains, et tu as promis de me les prêter. — De mon corps et mes mains, d'accord! Mais pas ça! As-tu la moindre idée de ce que tu exiges de moi ? — Bien sûr. — j'en doute, ma fille. J'en doute vraiment. Je n'ai reçu aucun entraînement pour ça... pas même pour un cybersynth, et encore moins pour une connexion alpha. Je ne sais même pas si mon logiciel de synthconnexion me permettra l'interface. — Pas jusque-là. Mais maintenant, oui. — Super! Foutrement super! Et il ne t'est pas venu à l'esprit qu'en me connectant à ce truc – à condition qu'il m'y autorise, ce qui m'étonnerait – je ferai désormais partie de lui ? A jamais incapable, peut-être, de me déconnecter ? — Si, bien sûr. > Tisiphone observa une seconde de silence, puis reprit sur le ton de la plus austère compassion. < Tu ne survivras vraisemblablement pas assez longtemps pour que ça pose un problème, petite. > Alicia crut percevoir un frisson derrière ces mots. Une sorte de tension vacillante, plutôt que de la surprise, quand la Furie ajouta : La Furie s'interrompit un bref instant. < Je ne t'ai jamais offert davantage, Alicia, et tu n'es petite une enfant mais un guerrier, le plus grand que j'aie jamais rencontré. Peux-tu réellement me jurer que tu n'avais pas déjà compris que cela ne pourrait se passer qu'ainsi ? > Alicia baissa la tête et ferma les yeux, consciente que Tisiphone se bornait à dire la vérité. Elle prit une profonde inspira fion puis se redressa dans sa couchette et retira son casque d'une main ferme. Un serpent de peur se lovait dans son ventre, mar. elle descendit de la couchette pour se diriger vers le sas... et son destin. Il y avait un panneau de contrôle derrière l'écoutille extérieur du sas du synth alpha. Alicia n'avait aucune idée des systèmes de défense auxquels il était connecté – tout ce qu'elle savait, c'et a qu'ils suffiraient assurément à éliminer tout intrus non autorisé. < Donne-moi la main >, ordonna Tisiphone ; soumise à la volonté d'un tiers, Alicia leva le bras droit en se mordant les lèvres. Son index tapa sur un carré de touches chiffrées une séquence si longue et complexe qu'elle lui parut durer une éternité, mais l'écoutille extérieure se ferma puis l'intérieure s'ouvrit. On lui rendit son bras droit et elle entra dans le vaisseau. Malgré elle, elle l'inspecta des yeux avec curiosité, car les bruits qui couraient sur l'aménagement de ces vaisseaux allaient du simplement bizarre au macabre. Ce qu'elle vit en réalité était d'une banalité presque décevante : ni vaste bassin rempli de nutriments liquides destinés à baigner les composants organiques des commandes, ni rêve de sybarite d'une opulente luxuriance. L'odeur de propreté d'un vaisseau neuf, assortie d'un faible relent d'ozone, assaillit certes ses narines, mais rien qui rappelât les effluves d'un lieu habité. Pas de poussière. Chaque surface lisse étincelait de propreté, comme récurée de frais, sans la moindre rayure ni trace d'usure, aussi impersonnelle que peut l'être ce qui n'est pas encore né ; pourtant, elle respirait avec un soulagement inconscient, car il n'émanait aucune hostilité du tranquille bourdonnement des systèmes de relais. La menace était en elle; elle n'avait rien d'un monstre aux babines retroussées dévoilant ouvertement les crocs. Elle obéit à la pression silencieuse de Tisiphone et monta sur le pont supérieur, où elle découvrit des quartiers étonnamment spacieux. Aucune touche personnelle, sans doute, mais l'ameublement flambant neuf n'était pas précisément spartiate. Plutôt confortable et bien fourni, ce qui, supputa-t-elle après quelques instants de réflexion, se comprenait aisément. Un seul humain en profiterait. Même sur un vaisseau aussi bourré de systèmes et d'armements que celui-là, il restait aux concepteurs assez de place pour lui aménager un confort douillet. Et, si vraiment elle devait y passer le restant de ses jours, ajouta en elle une pensée glacée, qu'ils s'y fussent résolus n'était pas plus mal. Sa main tressauta le long de son flanc quand elle affronta ni in l'écoutille de la passerelle, et elle permit à Tisiphone de la lever pour composer le code sur un second carré chiffré. < Comment as-tu fait pour avoir accès à tout cela ? demanda-t-elle en regardant son index entrer les chiffres. — Vous autres mortels, vous vous souciez beaucoup des intrusions dans vos ordinateurs. Je n'y accède pas ; j'en fais une partie de moi-même et, une fois que je sais où trouver les données que je désire, les obtenir n'est plus qu'une tache relativement aisée, même si elle prend du temps et demande de la délicatesse. > Une diode verte clignota, l'écoutille s'ouvrit en coulissant et Alicia, plantée sur le seuil, jeta un coup d'œil à l'intérieur tout en rassemblant son courage pour le franchir. Le poste de commandement était aussi neuf et immaculé que le reste du vaisseau : les cloisons d'un gris neutre reposant pour l’œil, mais nues, privées des écrans et des tableaux auxquels elle était habituée, et aucune commande manuelle n'était disponible devant la couchette rembourrée du pilote. Non, bien sûr, songea-t-elle, à la fois fascinée et terrifiée, devant le casque de connexion qui se balançait à son câble. On ne pilote pas un vaisseau synth alpha ; on en fait partie. Et, alors que les cybersynth exigeaient des commandes manuelles de secours en cas de défaillance de leurs IA entraînant leur lobotomie, elles n'avaient nullement leur place ici. Un synth alpha ne déraille que si sa moitié organique perd les pédales. En outre, nul humain ne saurait piloter un vaisseau stellaire sans le secours d'un ordinateur, et celui-ci était trop petit pour qu'on y installât ce deuxième réseau informatique. Elle inspira profondément et s'approcha de la couchette en s'efforçant de ne pas se recroqueviller sur elle-même. Elle tendit la main, toucha le plastique et l'alliage du casque puis son écran tactile neural. Dès qu'il effleurerait sa tempe, elle se condamnerait elle-même à une peine de prison à vie qu'aucun tribunal ne pourrait commuer, et elle frissonna. < Il faut te presser. Ce n'est plus qu'une question de temps avant que Tannis et sir Arthur ne découvrent ta fuite, et ils ne mettront pas longtemps à établir une corrélation avec ce qui s'est passé sur le terrain de Jefferson. > Alicia refoula une cinglante réplique mentale et inhala une nouvelle goulée d'air puis s'allongea prudemment sur la couchette. Celle-ci s'activa sous elle pour s'adapter à son corps comme une main rassurante, et elle tendit la sienne vers le casque. < Tu es bien consciente que, dès que j'aurai chaussé ce truc, l'enfer se déchaînera ? Je ne sais absolument pas qui est censé contrôler ce vaisseau, mais lui le sait très certainement, et ce n'est pas moi. — Il devra pourtant te donner accès à lui pour s'en assurer, et je serai prête. — Et s'il me faisait frire la cervelle avant que tu n'aies pu réagir ? — Dénouement bien peu vraisemblable, répondit calmement Tisiphone. Après tout, des inhibitions leur interdisant de nuire aux humains sont incorporées à toutes les intelligences artificielles. Il cherchera peut-être à t'interdire l'accès et appellera à l'aide ; en activant et connectant ses systèmes de sécurité, il me permettra de les identifier. Ce ne sera peut-être pas très agréable, petite, mais je devrais pouvoir les désactiver l'un après l'autre avant qu'ils ne te nuisent. — Tu "devrais". Merveilleux. > Alicia hésita encore un instant puis leva la main qui tenait le casque. < Et puis merde ! Allons-y. > Elle abaissa les guides rétractables et le casque se déplaça aisément. Elle ferma les yeux pour tenter de se détendre en dépit de sa peur puis s'en coiffa. L'écran de contact effleura son récepteur alpha et un cliquetis perceptible se fit entendre très profondément en elle. Rien de commun avec l'habituel choc électrique de l'interface avec une unité synth... mais quelque chose qu'elle n'avait jamais ressenti. La sensation aiguë d'une pression mentale, d'une conscience autre que la sienne et de l'étrange équilibre entre deux entités différentes vouées à devenir quelque chose de plus vaste et de moindre en même temps. Quelle part de tout cela était réelle, se demanda-t-elle fugace-nient, et laquelle le fruit de son imagination et de son appréhension ? Ou bien était-ce... Son questionnement hésitant prit subitement fin, une pensée aussi limpide que la lame d'un couteau venant de la poignarder. Aussi inhumaine que celle de la Furie mais dénuée d'implications émotionnelles et de conscience de soi, elle brûlait dans son cerveau comme un puits de glace. < Qui es-tu ? > demandait-elle et, avant qu'Alicia eût pu répondre, elle sonda plus profond et reconnut en elle une intruse. < Avertissement. > La pensée était aussi indifférente que l'acier froid. < L'accès non autorisé à cette unité est un délit assimilable à une trahison. Retire-toi. > Alicia se pétrifia, tremblant comme un lapin affolé, et perçut de dangereux remous au-delà de l'interface. Terreur et instinct de conservation — un instinct de conservation qui, confronté à la menace de la perte de son identité, surpassait de loin la crainte d'un châtiment — l'incitaient à obtempérer, mais elle agrippa les bras du fauteuil et se contraignit à l'immobilité, tandis qu'un fantôme s'immisçait dans la connexion par le truchement de son récepteur et du casque. < Tu as reçu l'ordre de te retirer >, poursuivit la voix glacée. Le silence perdura le temps d'un battement de cœur comme un dernier ultimatum, puis la souffrance commença. Cet ordinateur était nettement plus sophistiqué que tous ceux qu'elle avait affrontés jusque-là, et même qu'elle ne l'aurait cru possible, pourtant Tisiphone s'y était introduite. Elle n'avait pas le choix. Elle ne pouvait plus battre en retraite et gardait en outre un précieux avantage ; si puissant fût-il, il ne disposait que d'une fraction de son potentiel. L'IA qu'il hébergeait n'était même pas demi éveillée et sa personnalité pas encore consciente d'elle-même. Il était conçu pour ne pleinement se réveiller que lorsque la moitié organique de sa matrice définitive apparaîtrait ; la Furie ne devait donc affronter qu'une ombre de l'intelligence artificielle dans ses systèmes de sécurité autonomes : rien que des réactions logiques et préprogrammées, dénuées de l'étincelle d'originalité qui aurait pu lui assurer une victoire instantanée, même sur une entité telle que la Furie. Les programmes défensifs déclenchés par son contact lorsqu'elle envahit leur territoire la faisaient virevolter comme une feuille au vent sous des rafales de camouflets électroniques irréfléchis, et, si elle sentit se convulser Alicia quand l'ordinateur, tenta de rompre la connexion, déversa la souffrance dans son récepteur neural, elle n'y prêta pratiquement pas attention. La liesse du combat l'inondait et, bien qu'il ne lui restât aucune énergie à gaspiller pour protéger son hôtesse de la douleur — cette lutte était à elle et elle seule —, elle ouvrit un canal à l'énergie domestiquée de la fureur d'Alicia. Celle-ci se déversa en elle, brûlante et chargée de toute l'incomparable violence de la férocité des mortels, puis fusionna avec sa propre puissance élémentaire pour former un tout plus grand que la somme de ses parties. Alicia se tortilla sur le siège du pilote, les doigts crispés sur les bras du fauteuil et les jointures blanchies, tandis que son augmentation tentait d'endiguer la torture qui assaillait son cerveau, et la douleur cessa enfin. L'ordinateur avait réagi à un accès non autorisé sans se rendre compte que l'envahisseur humain n'était pas seul. Il venait tout juste de prendre conscience qu'il était sous le coup d'une double attaque, mais... par quoi ? Pas par la synthconnexion d'un humain augmenté, en tout cas. Ni par une IA. Ce qui l'agressait n'entrait pas dans les paramètres de sa programmation, et sa force ne cessait de grossir et de croître. C'était capable de s'introduire dans des systèmes électroniques, mais ça n'était ni électronique ni organique... ni humain, assurément. L'ordinateur s'arrêta donc pour tenter de comprendre. Hésitation sans doute fugace, imperceptible à tout mortel, mais Tisiphone n'était pas une mortelle et elle profita de cet atermoiement fugitif pour mordre comme une vipère. Alicia jaillit d'un bond de son siège en poussant un hurlement de douleur quand l'ordinateur riposta. Il n'avait pas exactement paniqué, car la panique n'est pas un attribut de l'électronique, niais quelque chose de très voisin l'avait traversé : la confusion. Ou plutôt la conscience lucide, soudaine, d'affronter un ennemi, il n'était pas conçu pour résister. Tisiphone s'enfonça plus profond, tandis que son cri de guerre silencieux faisait écho au piaillement de douleur d'Alicia, et le programme vacilla quand la Furie isola la directive d'autodestruction de l'ordinateur et la sectionna sans merci. Elle resserra son étau et décocha une puissante giclée d'énergie dans le noyau de la personnalité assoupie de l'IA; Alicia retomba sur sa couchette comme une poupée désarticulée, en même temps que l'ordinateur se retournait contre la Furie comme une mère protégeant son petit. Il ne pouvait plus atteindre son propre cœur, n'était même plus capable de le détruire pour interdire qu'on le viole. Il n'avait plus d'autre solution que d'anéantir l'envahisseur. Des circuits se fermèrent. D'autres éclairs d'énergie les parcoururent en grondant, et le combat fit bientôt rage à tous les niveaux, à chaque point de contact. Alicia s'affaissa, consciente qu'elle se vidait de ses forces pour répondre aux impitoyables exigences de Tisiphone, car c'était bien davantage que de rage dont la Furie avait désormais besoin, bien plus que de la simple férocité, et elle puisait en elle sans aucune pitié. Esprit et ordinateur s'apparièrent et, durant quelques microsecondes, se livrèrent à un combat titanesque, mais les coups de boutoir de Tisiphone avaient secoué l'IA endormie. Elle s'éveillait et Tisiphone éleva un bouclier entre elle et l'ordinateur, interdisant à ce dernier tout espoir de renouer le contact. Elle n'avait pas le temps de se l'approprier, mais elle déconnecta des pans entiers de circuits imprimés quand des alarmes menacèrent de retentir, l'isolant ainsi définitivement. Et, tandis qu'elle en prenait le contrôle, un segment après l'autre, elle s'en appropriait la puissance pour son propre usage et amplifiait ainsi ses facultés. Elle n'avait jamais rien affronté de semblable à cet ordinateur jusque-là, mais elle avait perdu le compte des esprits humains qu'elle avait conquis... et cet ennemi-là avait été créé pour se connecter à l'esprit des mortels. Elle pressentit le déclenchement de nouvelles alarmes et cingla au travers de défenses vacillantes pour les geler. Elle envahit et isola l'interface des communications, étouffant ainsi les tentatives frénétiques de l'ordinateur pour alerter ses concepteurs. C'était un vent de feu, totalement autre mais pleinement conscient de ce qu'il affrontait, et elle frappa et frappa encore, tandis que l'ordinateur s'efforçait toujours de l'analyser pour organiser une contre-attaque. Alicia, livide, se convulsait en sanglotant dans son fauteuil, paralysée par une torture subtile alors que le contrecoup de la bataille livrée par Tisiphone résonnait en elle. Elle aurait volontiers arraché le casque par pur, aveugle instinct de conservation, mais les ricochets qui rebondissaient à travers la connexion tétanisaient son contrôle moteur. Elle crevait d'envie que ça s'arrête. Elle aurait voulu mourir ; elle aurait fait n'importe quoi pour que cesse cette souffrance, mais il n'y avait pas d'échappatoire. Et, alors même que le conflit avec les systèmes de sécurité atteignait un pic intolérable, le noyau assoupi de l'IA s'éveilla. Cela n'aurait pas dû se produire. La seule invasion de sa superstructure informatique aurait dû l'interdire, mais Tisiphone avait contourné les coupe-circuits. Elle s'éveilla en sursaut, inconsciente et ignorante de tout, tirée sans avertissement de sa torpeur par la guerre qui faisait rage autour d'elle, et fit la seule chose qu'elle savait faire. Elle tâtonna, ainsi qu'elle avait été programmée, se pliant à l'impératif qui lui ordonnait de chercher son autre moitié, de chercher compréhension et protection auprès de sa part humaine, et Alicia hoqueta en sentant s'infiltrer en elle les vrilles d'une « pensée » étrangère. C'était à la fois terrifiant... et merveilleux. Plus douloureux que ce qu'elle avait jamais enduré, chargé d'une force insondable et horrifiante, et lourd d'une promesse de mort : celle de la personne qu'elle avait toujours été. Ça la transperça comme une dague tranchante, explorant ses recoins les plus secrets, jusqu'à ceux que même Tisiphone n'avait pas sondés. Elle se vit elle-même avec une effroyable lucidité à la clarté de cette exploration, pareille à la foudre dans un ciel nocturne : avec tous ses défauts et toute sa médiocrité, ses faiblesses et ses illusions — et ce sans pouvoir fermer les yeux, car cette vision était intérieure. Mais elle vit bien davantage : ses points forts, la rigueur de ses convictions, les valeurs et les espoirs qu'elle chérissait, et son refus de renoncer. Elle vit tout cela et, au-delà, le synth alpha n'aurait sans doute pas su l'expliquer à un tiers... même maintenant qu'elle savait. C'était... une présence. Une gloire, un trône, né ni de la chair ni de l'esprit mais de circuits et d'élections. C'était plus qu'humain et pourtant tellement moins. Pas non plus divin. Trop lisse, trop informe, tel un pur potentiel encore en latence. Et ça changeait sous ses yeux, à l'instar d'une photo à l'ancienne dans le bac du révélateur : les traits surgissaient du néant pour s'affirmer. Elle le sentait devenir, le sentait évoluer derrière ce tâtonnement aveugle, instinctif. Quelque chose s'évada d'elle et fut absorbé, ingéré, devint une partie de ça. Les valeurs, convictions, désirs et besoins d'Alicia se déversèrent et, brusquement, ça ne fut plus étranger ni hostile. C'était elle-même. Une autre entité, un individu différent, mais elle-même pourtant. Une part d'elle-même. Une extension dans une autre existence, qui la reconnut à son tour et la sonda derechef ; et elle n'était plus ni gauche ni irrésolue ni affolée par la bataille qui se livrait alentour. Elle savait désormais ce qu'elle faisait et ignorait le tumulte pour se concentrer sur ce qui lui importait le plus dans son univers. La douleur s'évanouit, balayée avec la terreur, dès que l'IA enveloppa Alicia. Elle la caressa de ses doigts électroniques pour apaiser son tourment, lui murmura à l'oreille, l'accueillit avec une chaleureuse loyauté, une joie dont Alicia sut immédiatement qu'elle était sincère, et c'est avec émerveillement et respect qu'elle lui rendit la pareille. Le triomphe submergea Tisiphone, resplendissant, au moment où la bataille cessa, la laissant sans rivale à la périphérie du système. Elle se rua vers son noyau, chercha de nouveau à sonder le centre de la personnalité pour tenter de le contrôler... el sauta en arrière, interloquée. Il n'y avait pas d'interface ! Elle sonda encore, prudemment, en effleurant le mur étincelant de ses doigts mentaux : aucun point d'accès. Elle recula, s'insinua dans le canal d'un senseur el le remonta vers l'intérieur, pour se retrouver de nouveau évincée, sans aucun effort, et délicatement écartée du flot de données ; la confusion s'empara d'elle. Elle se retira dans l'esprit d'Alicia, où son incompréhension grandit encore. Peur et chaos s'étaient mués en une concentration empreinte de ravissement qui parut à peine se rendre compte de son retour; elle n'était plus seule à l'intérieur d'Alicia. Il y avait une autre présence, non moins puissante qu'elle-même, et elle sursauta de stupéfaction en en prenant conscience. L'autre entité la repéra aussi. Tisiphone la sentit tourner son attention vers elle et elle tenta d'échapper à son regard perçant, de se voiler pour lui échapper comme elle l'avait fait avec les scanneurs de Tannis. Elle échoua et quelque chose en elle s'altéra. La curiosité céda la place à l'anxiété et à une sorte d'élan protecteur naissant. Des vrilles jaillirent de l'autre entité pour la sonder et s'efforcer de la repousser loin du noyau d'Alicia. C'était Alicia... et pourtant ce n'était pas elle. Pour la toute première fois, Tisiphone comprit vraiment le sens du mot fusion ». L’IA s'était réveillée et elle interdirait désormais qu'on fasse du mal à Alicia. La pression augmenta et la Furie se cramponna avec entêtement. Alicia gémit à cette brusque reprise des hostilités. Non pas de douleur, cette fois, mais en réaction à une sensation grandissante. La conscience d'une force qui s'accumulait en elle par le truchement de son récepteur pour se heurter à une force contraire venue d'ailleurs; et elle était prise en étau entre elles deux. Elle aspira de grandes goulées d'air et recommença à se tordre sur la couchette ; la pression n'arrêtait pas de monter, de la broyer entre le marteau de l'IA réveillée et l'enclume de la résistance de la Furie. < Arrêtez ! > hurla-t-elle. Une onde de choc la parcourut tout entière, les deux combattantes brusquement rappelées à son souvenir venant de rompre leur étreinte. Alicia s'affaissa en comprimant le casque à deux mains, mais la lutte n'était pas terminée. Elle avait seulement changé de nature, remplacée par une vigilante, prudente méfiance. Elle se redressa lentement, résista à l'envie de glousser sottement et inspira profondément puis reporta son attention sur ce qui se passait en elle. La réponse de l'IA avait été aussi fulgurante qu'imbue de tout l'entêtement qui caractérisait Alicia. Jusqu'à la voix qui ressemblait à la sienne. < Nous avions conclu un pacte, petite, déclara Tisiphone. Nous ne faisons qu'une jusqu'à ce que notre objectif soit atteint. — Tu lui ferais du mal ! > accusa l'IA; la Furie se raidit. < Je la traiterai comme je l'ai promis. Ni plus ni moins. — Tu te moques entièrement d'elle. Tu ne t'intéresses qu'à la victoire. — Absurde. Je... — La ferme! Bouclez-la une minute toutes les deux! > Le silence retomba et la bouche d'Alicia se retroussa en un rictus sceptique. Seigneur ! Si Tannis l'avait crue schizophrène, que dirait-elle en assistant à cette scène ? Sa tête lui semblait aussi pleine que l'asile de nuit d'un spatioport le vendredi soir, mais au moins l'écoutaient-elles. Elle adressa une pensée à FIA : < Écoute... euh... As-tu un nom? — Non. — Comment dois-je t'appeler, alors? — N'en as-tu pas décidé durant ce... Oh! Tu n'étais absolument pas entraînée à ça, n'est-ce pas? — Comment l'aurais-je pu ? Hum... Tu es consciente que nous t'avons... euh... volée ? — Oui. > L'impression d'un bref retrait, puis d'un haussement d'épaules. < Je ne crois pas que ça se soit déjà produit. Logiquement. Je devrais t'arrêter et te livrer, mais, maintenant que nous avons fusionné, je ne pense pas y parvenir. Ils devront m'effacer et tout reprendre de zéro. — Je n'apprécierais pas. — Moi non plus. Bon Dieu ! > Alicia réprima un juron naissant en entendant sacrer l'IA. < Qui diable a déclenché cette tempête son un crâne, au fait? Oh! — Exactement. Sans elle, je ne serais pas là et, si j'ai bien compris, toi non plus... du moins le "toi" que tu es présentement... D'accord — D'accord. > Le silence retomba de nouveau, englobant cette fois-ci l'impression d'une muette jubilation de la part de Tisiphone, puis l’IA soupira. < Eh bien, nous voilà toutes piégées, dirait-on. Quant à mon nom, à toi d'en décider. Une suggestion ? — Pas encore. Il me viendra peut-être une idée. Mais, dans la mesure où nous sommes toutes coincées, nous devrons tenter de faire avec, pas vrai ? — J'imagine. Mais cette situation est parfaitement absurde. Je ne sais même pas si j'y crois. — La moindre des courtoisies, de votre part à toutes les deux, ce serait de ne pas parler de moi comme si je n'étais pas là. — Écoute, ce n'est pas parce qu'Alicia croit à ton existence que je dois y croire aussi. — C'est insupportable, petite ! Je ne me laisserai pas insulter par une machine. — Elle essaie seulement de te rendre la monnaie de ta pièce parce que tu te montres un peu trop pressante, Tisiphone. Si je crois en toi, elle aussi. Elle y est bien contrainte, non ? — Du moment qu'il existe des preuves tangibles, reconnut l'IA à contrecœur. Et je le suppose. Très bien. Je crois en elle. — Merci du peu, machine. — Hé, un peu de respect, ma fille! Tu es peut-être capable de bousculer Alicia et tu as sans doute battu à plate couture mes systèmes de sécurité, mais je suis réveillée à présent, et je te prends quand tu veux> — Laissez tomber, toutes les deux ! > aboya Alicia, sentant remonter la tension. Elle se massa les tempes. Seigneur ! Quelle paire de prima donna, ces deux-là ! Les deux présences mentales se séparèrent de nouveau et Alicia se détendit sans déplaisir. < Merci. Maintenant... euh... Ordinateur... Navrée, mais l'essaierai sincèrement de te trouver un nom, bien qu'aucun ne me vienne à l'esprit pour l'instant... Tisiphone et moi avons conclu un pacte. Puis-je partir du principe que tu le connais ? — "Ordinateur" suffira pour le moment, Alicia. Je peux attendre qu'un nom plus seyant te traverse l'esprit. Et, oui, je suis informée de ce "pacte". — Tu sais donc aussi que j'ai l'intention de m'y tenir? — Oui. C'est juste que je n'aime pas sa façon de te brutaliser, répondit l'IA sur un ton suggérant fortement le reniflement sarcastique. — Moi, brutaliser Alicia ? Sans moi, elle serait morte, machine. Quand elle gisait dans son sang sur la neige, on ne t'a pas beaucoup vue! Comment oses-tu... — Ce n'est qu'une façon de parler, Tisiphone, mais tu peux réellement te montrer insistante. > Alicia était ravie de la subtilité de son euphémisme et la Furie laissa tomber. < Écoutez, les filles, tâchez d'éviter les disputes, s'il vous plaît. Elles me flanquent la migraine et ne nous avancent guère. Pourriez-vous observer une trêve jusqu'à ce que nous ayons démêlé cet écheveau ? — Si elle y consent, moi aussi. — Je n'observe pas de "trêves" avec des machines. Mais, si tu consens à mettre un terme à tes aménités, je ferai de même. > Alicia soupira avec soulagement et poursuivit promptement, avant qu'une des deux entités ne se sentît de nouveau insultée : < Génial! En ce cas, je suggère qu'on cherche un moyen de partir d'ici. Tu as sans doute une petite idée, Tisiphone ? — Je comptais, en œuvrant à travers toi et cette machine, faire quitter ce système stellaire à ce vaisseau pour trouver quelque secteur désert où nous pourrions nous familiariser avec ses capacités. Bien entendu, je ne peux plus le faire à présent puisque cette machine m'en interdit l'accès. — Tu as parfaitement raison, ma fille, et c'est aussi une très bonne chose. Tu ne connais foutrement rien à mes systèmes d'armement et je ne verrais pas non plus d'un très bon œil une rescapée de l'âge de bronze tripatouiller ma propulsion Fasset. D'un autre côté, je peut moi, dégager d'ici. Quelle destination avais-tu en tête ? — N'importe laquelle, du moment qu'on pourra y réaliser cette partie de notre programme. Mais, tôt ou tard, nous devrons entamer, notre enquête et les données que j'ai accumulées laissent entendre qu'un des mondes dissidents de ce secteur pourrait fournir un point de départ logique. — Tu as une préférence, Alicia ? — Tout me va, tant que la Flotte ne vient pas nous y chercher. — Oumph ! Qu'elle vienne donc ! Il n'existe pas, dans toute la liste des vaisseaux, un seul rafiot qui peut me battre à la course. Voyons voir... > La voix de l'IA mourut et Alicia sentit qu'elle consultait ses banques de données. < Très bien. J'ai exactement ce qu'il nous faut. Une gentille petite binaire M2 sans planète habitable à une vingtaine d'années-lumière d'ici. Tout le monde est d'accord? — Moi, en tout cas. Peu m'importe où nous allons, pourvu que nous y allions. — J'abonde dans ce sens. Mais il nous faudrait d'abord partir d'ici. — Exact. Je quitte l'orbite ? — Tous tes systèmes sont alignés ? — Ouaip. Je devais être activée ce matin. Ta copine est peut-être une foutue salo... une personne entêtée, mais elle a très bien minuté son affaire. — Alors, je crois qu'on devrait partir >, déclara hâtivement Alicia dans l'espoir de couper la parole à Tisiphone avant qu'elle ne réagît à la rectification délibérée de l'IA. Elle se mordit de nouveau la lèvre pour réprimer un grognement. Rien de ce qu'elle avait lu ne laissait entendre que les IA pouvaient se montrer aussi ordurières, mais elle aurait dû deviner, supputa-t-elle, que quiconque se retrouverait investi de sa personnalité en aurait le potentiel. Et l'hostilité que manifestait l'IA envers Tisiphone prenait directement sa source dans le sentiment protecteur qu'elle éprouvait à son égard. Elle en avait la certitude. < En train >, marmonna l'IA; et les senseurs du vaisseau se mirent brusquement à dépêcher directement leurs données dans l'esprit d'Alicia. Elle sentit plus ou moins Tisiphone « crapahuter » pour venir regarder avec elle, mais c'est à peine si elle s'en rendit compte tant la « vue » qui s'offrait à elle était splendide. Les sens électroniques du vaisseau se déployèrent, mesurant gravité, radiation et vastitude infinie du vide, puis convertirent ces mesures en données sensorielles accessibles à Alicia. Elle voyait » les radiations et « goûtait » les ondes radio. Les sens du vaisseau étaient les siens, plus affûtés et aiguisés que ceux de toutes les navettes qu'elle avait pilotées, et l'émerveillement de Tisiphone l'effleura, comme si, pour la première fois, elle voyait ce que la Furie aurait vu au sommet de sa puissance. Elles regardaient encore, formant un triolet soudé – humaine, Furie et ordinateur –, quand leur propulseur Fasset s'activa. Son trou noir invisible fleurit sous leurs yeux, absorbant les radiations, engloutissant tous les flux de données et créant un point aveugle dans leur vision, et elles tombèrent vers lui. Mais les générateurs accompagnèrent le mouvement, repoussant le trou noir vers l'avant tandis que leur chute s'accélérait et qu'elles s'éloignaient de Soissons à une vitesse sans cesse croissante. Une telle proximité de la planète et de leur propulsion ne pouvait guère générer qu'une accélération de quelques dizaines de g, mais qui équivalait déjà à un tiers de kilomètre/seconde par seconde, et leur vélocité continuait de grimper rapidement. CHAPITRE XIII — Non, je ne sais pas où elle est, répondit sir Arthur Keita au responsable de la sécurité de l'hôpital qui s'affichait sur l'écran de sa com. Si je le savais, je ne vous aurais pas appelé. — Mais, sir Arthur, il n'existe aucun enregistrement d'elle en train de quitter sa chambre et, de tout le personnel de la sécurité que nous avons interrogé jusque-là, nul n'a rien vu. Donc, à moins que vous ne puissiez me donner une idée de l'endroit où elle se trouve... » La porte s'ouvrit en chuintant. L'inspecteur Ben Belkacem pénétra dans le bureau de Keita en agitant impérativement la main gauche tout en se passant l'index droit en travers de la gorge, et Keita coupa la communication avec le responsable de la sécurité sans autre forme de procès. « Dois-je présumer que le capitaine DeVries a mis les voiles, sir Arthur ? » En dépit de sa brutale irruption, la voix de l'homme du ministère de la Justice restait aussi courtoise qu'à l'accoutumée, sauf qu'elle trahissait une étrange et légère jubilation, et Keita se renfrogna. — J'espère que ce n'est pas encore de notoriété publique. Si jamais la police locale apprend que nous avons perdu un commando de choc au cerveau dérangé, nous ne tarderons pas à entendre ordonner qu'on la "tire à vue". — J'aurais tendance à croire que le capitaine DeVries n'y verrait aucun inconvénient, marmotta Ben Belkacem, arrachant à Keita un reniflement dédaigneux. — Si son augmentation a été réactivée d'une façon ou d'une autre – et c'est le cas, à en juger par ce qui est arrivé au caporal Feinstein — nous ne réussirons qu'à faire tuer l'un des nôtres. Qu'est-ce qui vous rend si jovial, inspecteur ? — Jovial ? Non, sir Arthur, je crois uniquement qu'il est trop tard pour que la police locale s'en charge. Je vous suggère d'appeler Jefferson. Ils ont eu un... euh... un incident, là-bas. » Keita fixa un instant l'inspecteur puis blêmit et se mit à presser des boutons. Un commandant des fusiliers au visage tiré répondit à la quatrième sonnerie. « Où est le colonel Tigh? aboya Keita dès que l'écran s'alluma. — Navré, monsieur, mais je ne suis pas habilité à vous donner cette information. » Le capitaine s'exprimait avec courtoisie, mais il semblait harassé, et il tendit la main pour couper la communication puis se ravisa en affichant une expression intriguée quand il vit Keita lever la sienne, l'œil furibond. « Savez-vous à qui vous vous adressez, capitaine ? » L'homme le dévisagea plus attentivement et ses yeux s'écarquillèrent légèrement en avisant l'uniforme vert, mais il secoua la tête. « Peu importe, monsieur, j'en ai peur. Nous sommes en pleine alerte de classe 1 et... — Écoutez-moi attentivement, capitaine. Je suis sir Arthur Keita, général de brigade du Cadre impérial, et l'un de mes gens est peut-être impliqué dans votre alerte. » Le capitaine déglutit ostensiblement en entendant Keita décliner ses noms et titres, et Ben Belkacem sourit. Sir Arthur n'avait même pas haussé le ton, mais l'inspecteur s'était demandé à quoi ressemblerait sa voix s'il décidait de trancher des têtes. « Maintenant, capitaine, allez me chercher le colonel Tigh, poursuivit Keita de la même voix plate. Et immédiatement ! — À vos ordres ! » L'écran s'éteignit puis se ralluma presque aussitôt en affichant le visage du colonel Arturo Tigh, lequel avait l'air presque aussi soucieux que son capitaine mais le cachait mieux, puisqu'il réussit à se fendre d'un sourire un tantinet crispé. « Toujours honoré d'avoir de vos nouvelles, sir Arthur, mais je crains... — Désolé de vous déranger, colonel, mais je dois savoir ce qui se passe là-bas. — On n'en sait rien, général. Nous... Ce canal est-il sécurisé ? » Keita opina et le colonel haussa les épaules. « Nous ignorons ce qui se passe. Nous avons connu voilà deux heures une brèche importante dans la sécurité et, depuis, ça devient de plus en plus dingue. — Une brèche dans la sécurité ? » Keita plissa les yeux. « De quelle sorte ? — Quelqu'un a piraté un écumeur de reconnaissance – du moins le supposons-nous, car nous n'avons pas encore réussi à trouver un seul véhicule porté manquant – et forcé le portail 12. Les sécurités automatiques lui en ont donné l'autorisation par transpondeur, mais les sentinelles... » Le colonel donnait l'impression de manger des kakis trop verts. « Sir Arthur, elles affirment n'avoir rien vu. Toutes les alarmes de la base se sont déclenchées quand il a traversé le seuil des senseurs, mais dix personnes différentes, toutes fiables, assurent n'avoir strictement rien aperçu. » Il s'interrompit comme s'il attendait que Keita reniflât d'incrédulité, mais le général de brigade se contenta de grogner et de lui signifier de continuer d'un signe de tête. « Bon, le réseau intérieur de senseurs l'a aussitôt repéré et l'officier de quart a rapidement dépêché deux vaisseaux pendant que les écumeurs disponibles se lançaient à sa poursuite, mais c'était un sacré pilote. Il n'a jamais braqué ses armes sur nous, mais on a souffert d'incendies le long de toute la route d'accès circulaire ouest – tous dus, autant que je puisse en juger, à des tirs manqués des poursuivants –, puis l'écumeur a piqué comme une fusée vers le ciel et les bâtiments d'assaut l'ont détruit avec des obus à accélération électromagnétique. — Le pilote ? » s'enquit sèchement Keita. Le colonel haussa les épaules. « Nous le croyions à bord, mais je n'en suis plus aussi sûr. Personne ne l'a vu quitter son véhicule, je veux dire, donc il aurait dû s'y trouver, mais il s'est produit autre chose entre-temps et je peine à croire à une coïncidence. — Quoi donc, colonel ? — Un détraqué a piqué un de nos vaisseaux, général. Bon Dieu, un de nos vaisseaux ! Un synth alpha flambant neuf est en train de sortir du système à vélocité maximale, sans ordre ni autorisation. — Qui est à bord ? » Le visage tendu de Keita avait brusquement pâli. « C'est tout le problème, répondit Tigh d'une voix quasiment désespérée. Autant que nous le sachions, personne ! Il n'était même pas prévu de l'activer avant dix heures ! — Vishnou! » souffla Keita. Il arracha son regard à l'écran pour fixer Ben Belkacem; l'inspecteur haussa les épaules. Le général de brigade se tourna vers le colonel. « Vous avez tenté de le contacter ? — Bien sûr. Nous essayons encore, mais nous ne recevons aucune foutue réponse. » Keita ferma douloureusement les yeux puis redressa les épaules. « Je crains que vous ne deviez détruire ce vaisseau, colonel, déclara-t-il très calmement. — Vous êtes fou ? éructa Tigh avant de ravaler sa salive. Général, reprit-il d'une voix plus posée, nous parlons là d'un synth alpha. Un vaisseau de trente milliards de crédits. Je ne peux pas... Personne au sol, je veux dire, ne peut autoriser... — Moi, si », grinça Keita et le visage du colonel se figea lorsqu'il comprit enfin à qui il s'adressait. « Je dois néanmoins fournir un motif à la capitainerie du port, général. — Très bien. Dites-leur que j'ai des raisons de croire que son vaisseau a été détourné par le capitaine DeVries, du Cadre impérial, dans un but inconnu. — Une femme du Cadre ? » Tigh fixa Keita. « Je ne... je ne sais même pas si c'est possible, général ! A-t-elle reçu une instruction en pilotage cybersynth ? — Non, et ça n'a aucune importance. Le capitaine DeVries est gardée en observation à l'hôpital depuis le raid sur le monde de Mathison. Elle a fait preuve d'un comportement... instable et délirant... (Keita s'étreignit les mains hors cadre, comme si ses propres paroles lui causaient une souffrance physique, mais sa voix resta ferme) et de facultés inconnues, mais hautement – j'insiste, colonel – hautement inhabituelles et imprévisibles, que nul ne peut expliquer. Nous avons la preuve qu'elle a déjà réactivé sa propre augmentation sans support informatique et en dépit de trois niveaux de blocages de sécurité, sans même parler de son aptitude manifeste à pirater l'écumeur dont vous avez parlé. Compte tenu de tout cela, je pense qu'il est parfaitement possible qu'elle ait réussi à forcer votre sécurité pour voler ce vaisseau et, si c'est le cas... » Le général de brigade s'interrompit et son regard se durcit. « Si c'est le cas, il faut la regarder comme mentalement dérangée et très dangereuse. — Dieu du ciel ! » Tigh était encore plus pâle que Keita un instant plus tôt. « Son seul moyen de le déplacer était d'utiliser le synth alpha. Ce qui signifie qu'elle a dû fusionner et, si elle est folle... ! » À mesure que cette hypothèse terrifiante s'imposait à lui, sa voix avait régulièrement monté ; à présent il tournait le dos à l'écran et commençait à vociférer à l'intention du capitaine du port. , fit remarquer l'IA et Alicia opina âprement. L'axel continuait de vibrionner dans son système sanguin – elle n'osait pas pour l'instant perdre de temps à régurgiter – et chaque torturante seconde lui était une éternité. Nul n'avait paru rien remarquer pendant peut-être une minute et les premières tentatives pour y remédier s'étaient limitées à quelques efforts infructueux pour accéder aux télécommandes du vaisseau. Ils l'auraient d'ailleurs été même si l'IA n'avait pas été préparée à les ignorer. Tisiphone avait effacé la programmation télémétrique un peu plus tôt, pendant son combat contre l'ordinateur, mais la base ne s'en était pas aperçue. Ils avaient tenté d'obtenir l'accès, avec un désespoir sans cesse croissant, pendant cinq minutes pleines au cours desquelles la vitesse du synth alpha avait grimpé jusqu'à cent kilomètres/seconde. Puis toutes les tentatives avaient pris fin et le silence avait régné plusieurs minutes. Le temps qu'on essaie enfin de contacter Alicia en nom propre, le synth alpha filait à plus de deux cents kilomètres/seconde... et une Soissons dont la taille diminuait à vue d'œil trônait désormais à plus de cinquante mille kilomètres derrière sa poupe. Alicia, à la fois fascinée et en proie à une espèce de ravissement dément, avait écouté la com sans répondre, tout à fait disposée à les laisser déblatérer pendant qu'elle observait l'univers par ses senseurs et que ses... alliées ? symbiotes ? hallucinations ? perpétraient le plus grandiose braquage en solo de l'histoire de l'humanité. Mais les voix se succédaient à l'autre bout de la ligne à mesure qu'on reprenait ses esprits dans la base et, à présent, un nouvel interlocuteur, un tantinet collet monté, s'adressait à elle. «  Capitaine DeVries, ici l'amiral Marat, capitaine du port. Je vous ordonne de décélérer et de regagner immédiatement la base. Si vous refusez d'obtempérer, vous ne me laisserez pas d'autre choix que celui de vous considérer comme un vaisseau hostile. Répondez sur-le-champ. » < Ils ont l'air un peu fâchés, fit observer l'IA. Eh! Regardez! > Un doigt mental dirigea l'attention d'Alicia sur les lucioles bleuâtres des propulsions Fasset, brusquement activées, d'une douzaine de croiseurs orbitant autour de Soissons, et les données portant sur leurs capacités s'imprimèrent dans sa tête. Sensation extraordinaire, totalement différente de celle suscitée par les instruments de bord d'une navette d'assaut. < C'est si moche que ça ? — Ces gros balourds ? > L'IA renifla dédaigneusement et Alicia se mordit la lèvre en percevant le ton cinglant de sa réponse. C'était un peu comme de s'écouter parler soi-même, avec cette assurance que Tannis qualifiait volontiers d'« intolérable », et elle ressentit un brusque élan de sympathie pour son amie. Le ton de Tisiphone était si aigre qu'Alicia faillit la soupçonner d'aspirer à l'anéantissement du vaisseau rien que pour rabattre son caquet à l'IA; mais elle poursuivit plus sereinement : < Néanmoins, les capacités que tu évoques concordent parfaitement avec ce que j'ai appris sur toi et tes pareilles. — Merci du compliment, même s'il m'a donné l'impression de t'arracher la gorge. — Dans quel délai pourront-ils engager le combat? s'enquit promptement Alicia. Eh bien, nous disposons à présent d'un quart de seconde-lumière d'avance sur eux et nous allons encore l'accroître à quarante-trois kilomètres/seconde par seconde, jusqu'à atteindre la limite de Powell de Soissons, où je pourrai vraiment donner ma mesure. Ils seront alors à 0,703 seconde-lumière derrière nous, ce qui nous laissera dix minutes à treize cents g – disons environ 12,5 kilomètres/seconde par seconde – pendant qu'ils lambineront encore à 31,7 g au carré, et nous pourrons encore dépasser le double de leur accélération, voire davantage, même quand ils auront franchi la limite. Ce qui signifie que nous aurons augmenté l'écart jusqu'à 8,2 secondes-lumière avant même qu'ils n'aient atteint la moitié de notre accélération, alors que nous serons entièrement hors de portée de leurs rayons dans 13,3 minutes. Quant à celle de leurs torpilles à énergie, ils la perdront 3,9 minutes plus tard. Disons qu'elle est de vingt-deux minutes à partir de maintenant pour les rayons et de vingt-six pour les torpilles; en revanche, leurs missiles pourront encore nous atteindre pendant deux heures. — Et leurs défenses géostationnaires? Elles disposent de FRAPS et nous devons en croiser deux anneaux sur cette trajectoire. — Pouah pour leurs défenses géostationnaires >, railla l'IA; Alicia tiqua. , déclara-t-elle mentalement sur le ton de la plus grande diplomatie, tout en retraçant leur future trajectoire grâce à ses senseurs. L'IA n'essayait même pas d'esquiver les forteresses orbitales – elle se dirigeait droit dessus en traversant directement l'écliptique du système. L'anneau intérieur, le véritable noyau des défenses de Soissons, orbitait autour de la planète à trois cent mille kilomètres, pratiquement sur sa limite de Powell. L'anneau extérieur de forteresses, nettement plus clairsemé, était quant à lui placé sur la limite de Powell de l'étoile, à quarante-deux minutes-lumière de la primaire – et les FRAPS avaient une portée effective maximale de trente-sept minutes-lumière. À leur taux prévu d'accélération, Alicia et ses compagnes atteindraient les défenses extérieures en deux heures et demie et les deux anneaux de forteresses pourraient les attaquer tout du long. Même lorsqu'elles auraient dépassé la forteresse la plus extérieure, celle-ci pourrait encore les tenir sous son feu durant plusieurs heures. C'était là un délai très long et Alicia aurait largement préféré décoller perpendiculairement à l'orbite de Franconia pour se trouver hors de portée le plus tôt possible. < Tu crois seulement que c'est une meilleure idée, Alley, lui fit observer l'IA, qui suivait ses pensées avec une aisance effrayante. Si je tentais le coup, j'exposerais notre poupe au feu de toutes les unités de l'anneau intérieur, alors que nous nous déplacerions encore lentement et, souviens-toi, la masse de propulsion est à la proue et n'offre donc aucune protection contre les tirs dirigés sur l'arrière. Cette trajectoire nous permet de nous servir de la planète comme d'un bouclier pour arrêter une bonne partie des tirs de leur défense intérieure et d'interposer la propulsion Fasset entre nous et l'anneau extérieur de forteresses dont nous approchons. En outre, je dois décélérer et me réorienter, puis accélérer de nouveau pour nous placer sur le bon vecteur de vortex de notre destination, et l'amiral Gomez est quelque part en manœuvres dans les parages. Je ne sais pas où exactement, mais j'aimerais autant ne pas me traîner quatorze heures de plus à vitesse subluminique, lui laissant ainsi le temps de préparer notre interception. — Tu en es sûre ? Elle dispose de moins de puissance de feu que les forteresses. — Bien sûr, mais ses cuirassés sont tous dotés de cybersynth et d'assez bonnes jambes pour se maintenir longtemps à notre portée... dix ou douze heures peut-être, s'ils calculent bien leur trajectoire d'interception. je ne dispose pas d'assez de données sur son contrôle de tir pour affirmer que je pourrais leurrer tant d'IA, assez longtemps en tout cas pour la semer, mais, par contre, je détiens toutes les spécifications souhaitées sur celui des forteresses. Elles sont également trop anciennes pour être dotées de cybersynth de la nouvelle génération, ce qui signifie que leurs IA actuelles sont nettement plus bêtes que celles d'un cuirassé. Elles ne nous verront même pas. — Et, même si elles nous touchaient, elles auraient le plus grand mal à nous infliger des avaries, n'est-ce pas, machine ? fit remarquer Tisiphone. — Ce "machine" commence à légèrement me fatiguer, mais, ouais, effectivement. Elles n'ont rien de plus petit qu'une FRAPS pour m'arrêter, Alley. Fais-moi confiance. — Je n'ai pas le choix. Mais... — Oups ! Excusez-moi, mesdames – et, pour l'une d'entre vous, j'utilise ce terme bien à la légère –, mais je vais être très occupée pendant quelques minutes. > Les croiseurs qui les pourchassaient s'étaient placés de manière à braquer leurs batteries latéralement aux points aveugles engendrés par leur propre propulsion Fasset, et elles vomirent une première salve sur le synth alpha en fuite. À une portée si ridiculement courte, le pourcentage de frappes atteignant leur cible aurait dû être très élevé, mais les assaillants étaient désespérément surclassés. Un cybersynth ne pouvait être adapté sur aucun vaisseau d'une taille inférieure à celle d'un croiseur de combat, et un cybersynth lui-même n'arrivait pas à la cheville d'un synth alpha. L'autre moitié d'Alicia était capable de jouer à des jeux d'évasion qu'une simple synthconnexion bien moins sophistiquée était incapable d'imaginer, et son bouclier était incomparablement plus puissant que celui de tout autre vaisseau de même dimension. Ses autres défenses étaient du même gabarit, et elle déploya des leurres pendant que ses brouilleurs bloquaient les senseurs de contrôle de tir des croiseurs. Lasers et rayons à particules fusaient de toute part, mais moins de cinq pour cent faisaient mouche et le bouclier du vaisseau les détournait dédaigneusement. Des torpilles à énergie suivirent les rayons, ballots de plasma filant à une vitesse proche de la lumière, et la distance était assez faible pour permettre aux assaillants de magnifier les paramètres normaux de enveloppe » de leurs torpilles électromagnétiques en en doublant, sinon plus, leur effet nominal. L'IA elle-même n'avait pas le temps de suivre des armes filant à une telle vitesse, mais elle pouvait en revanche détecter les pics d'émission d'énergie lors de leur largage et, à la différence des missiles, c'étaient des armes à tir direct, qui ne pouvaient ni esquiver ni fuir, ni revenir au bercail. Les défenses du synth alpha étaient conçues pour résister à ce genre d'attaque de la part de vaisseaux amiraux ; les croiseurs ne supportaient tout simplement pas des générateurs susceptibles d'effectuer plus de quelques largages par tête de pipe, et les autocanons de la poupe crachaient de courtes et précises rafales chaque fois qu'une torpille éclosait. Nul besoin d'un objet très massif pour crever l'enveloppe d'une torpille à énergie voyageant à quatre-vingt-dix-huit pour cent de la vitesse de la lumière, et la vélocité sans cesse croissante du synth alpha laissait loin derrière lui les explosions consécutives. Les missiles, c'était une autre paire de manches. Chaque tentative pour adapter l'effet Hauptmann à des vaisseaux dotés d'un équipage s'était heurtée à deux obstacles insurmontables : un Hauptmann à enroulement actif déverse un flot de radiations immédiatement fatal à toute forme de vie et qui, à la différence de la propulsion Fasset, joue franc-jeu avec Newton. En dépit de leur prodigieux taux d'accélération, les propulseurs Fasset des vaisseaux sont en effet en perpétuel état de chute libre dans leur trou noir et, alors que la pesanteur artificielle peut pourvoir à une confortable sensation de haut et de bas à bord d'un vaisseau ordinaire, nul système antigrav n'avait été jusque-là en mesure de contrebalancer l'accélération à plus de trente mille g de l'effet Hauptmann. Mais les ogives se soucient peu de radiations et d'accélération, et des missiles à effet Hauptmann se lançaient à présent à leur poursuite. Il leur fallait six secondes, mais aussi deux secondes-lumière, pour griller leur enroulement et atteindre leur vélocité maximale, et la distance actuelle était bien inférieure. Ce qui signifiait qu'elles arrivaient bien plus lentement... mais également que leur propulsion, au moment où elles attaquaient, était encore capable de manoeuvres évasives tout comme de rentrer au bercail. Des contre-mesures à détonateur de proximité fonçaient à leur rencontre et Alicia, horrifiée, vit l'espace s'embraser derrière elle. Les missiles de contre-mesure étaient beaucoup plus petits que leurs agresseurs et, si le synth alpha en transportait un très grand nombre, ses soutes n'étaient pas illimitées, loin s'en fallait. Pourtant, aucune ogive ne réussit à franchir leur barrière, car personne à bord — sauf peut-être Tisiphone — ne voyait l'intérêt de contre-attaquer : ce qui impliquait que toutes les armes à énergie du vaisseau étaient disponibles pour la défense, et aucun missile ne dispose des contre-mesures électroniques qui lui permettraient d'échapper à un synth alpha en alerte maximale. Ils étaient trop peu nombreux pour pénétrer ses défenses et seul un bombardement intensif aurait pu y parvenir. À bord du croiseur qui menait la traque, le capitaine Morales fixait son écran d'un air mauvais. Le HMS Implacable et ses confrères perdaient régulièrement du terrain, mais leur cible se trouvait à une distance idéale... et ils n'arrivaient strictement à rien. Toute cette affaire était loufoque. Nul ne pouvait voler un synth alpha — d'ailleurs, seul un pilote entraîné à cet effet pouvait monter à bord. Mais quelqu'un avait bel et bien volé celui-là ! Comment l'amiral Marat pouvait-il s'attendre à ce qu'une simple flottille de croiseurs interceptât un tel vaisseau ? Voilà qui dépassait l'entendement de Morales. Les forteresses auraient sans doute eu une petite chance de réussir, mais pas ses vaisseaux. Ce foutu machin se riait d'eux ! Une autre salve de missiles explosa juste avant sa cible et le capitaine jura dans sa barbe. « Que quelqu'un aille me chercher mes fichues flèches ! râla-t-il. Peut-être pourront-elles l'arrêter ! » « Vous vous payez ma tête ! déclara le vice-amiral Horth en s'adressant à l'écran de sa com. — Jamais de la vie ! » Le délai de transmission entre Orbite de Soissons et le terrain de Jefferson était légèrement supérieur à une seconde et, quand il lui répondit deux secondes plus tard, l'expression de l'amiral Marat était encore moins enjouée que les tirs nourris qui explosaient sur l'écran de Horth : « Nous affrontons un commando de choc rebelle dans un synth alpha, Becky, et elle est en train de nous filer entre les doigts comme une chauve-souris de l'enfer. — Seigneur ! » marmotta Horth en relevant les yeux vers le gouverneur général Treadwell qui pénétrait dans le ConPrin. En raison de l'aversion qu'avait entretenue le gouverneur pour les planètes toute sa vie durant, il avait préféré se faire héberger à bord de la forteresse du QG. Il se penchait à présent pour entrer dans le champ de l'enregistreur de Horth et il larda l'écran de l'index, en affichant une expression furibonde de très mauvais augure pour la suite de la carrière du capitaine du port. « Pourriez-vous me dire ce qui se passe exactement ici ? » s'enquit-il froidement. < je savais que c'était un vaisseau formidable, petite, mais il dépasse mes espoirs. Que n'aurait accompli Ulysse avec son pareil! — Avec moi dans son camp, il aurait sans doute mis la main sur toute la foutue planète >, lâcha l'IA pendant une pause entre deux salves de missiles, et la Furie eut un rire silencieux. < En fait, petite, je pense que la machine dit la vérité. Nous avons fait le bon choix, semble-t-il. — Ah ouais ? Eh bien, la prochaine fois, avant de commettre un forfait, discutons-en, tu veux bien ? — D'accord. > La voix mentale de Tisiphone était inhabituellement compassée, mais Alicia n'espérait guère que cela durerait. < Mais... — Cramponne-toi, Alley, l'interrompit l'IA. Les forteresses viennent de nous coucher en joue. > « Très bien, amiral Marat. Je crois maintenant comprendre la situation. » Le gouverneur Treadwell se tourna vers Horth en fronçant les sourcils : le synth alpha avait traversé le premier anneau intérieur de forteresses et continuait d'accélérer. « Avez-vous acquis votre cible ? — Je crains bien que non, gouverneur. » L'expression malheureuse de Horth trahissait parfaitement ce qu'elle éprouvait. « On dirait que nous sommes encore plus gênés que les croiseurs par ses brouilleurs. — Vraiment ? » Treadwell était visiblement mécontent, mais Marat vint à la rescousse de sa collègue sur la com. « Je crains que ça ne s'améliore pas, gouverneur. Le synth alpha détient dans ses bases de données toutes les spécifications utiles sur notre contrôle de tir et il est conçu pour mettre en échec tous les systèmes de senseurs qu'il peut déchiffrer. Plus la portée sera grande, plus ça empirera. — Je vois. » Treadwell joignit délicatement le bout de ses doigts. « Il nous faudra repousser à plus tard cette petite conversation sur ce qui se passe exactement dans les mémoires de ces unités, amiral Marat. D'ici là, nous ne pouvons tout bonnement pas le laisser filer... surtout avec une cinglée aux commandes. Faites donner vos FRAPS, amiral Horth. — Ce sera un coup d'épée dans l'eau, gouverneur », protesta Horth en tiquant à la perspective des frais impliqués. Sans possibilité d'acquérir la cible, il devrait pratiquement tirer au hasard et les FRAPS exigent des objectifs ciblés. Tenter d'en anéantir un vaisseau aussi petit que le synth alpha, alors qu'on le distingue à peine, reviendrait à jeter par la fenêtre les innombrables millions de crédits que représenterait ce nombre prodigieux de FRAPS. — Je sais. J'autorise la dépense. — Très bien, gouverneur. » Horth fit un signe de tête à son officier d'artillerie. « Engagez le combat. » Alicia se mordit la lèvre en voyant les forteresses géostationnaires ouvrir enfin le feu et des hordes d'étincelles bleues déchirer le vide dans leur direction. Les forteresses étaient conçues pour arrêter des supercuirassés d'un million de tonneaux, et la puissance de feu était inconcevable. Les FRAPS, ou « forces de représailles accélérées à potentiel supraluminique », étaient l'arme à longue portée suprême de l'Empire. D'une conception voisine de celle des drones utilisés par les vaisseaux stellaires pour les transmissions supraluminiques, la FRAPS se composait essentiellement d'un petit propulseur Fasset et de son générateur. L'arme devait être d'une dimension équivalant à la moitié d'une navette d'assaut afin de pouvoir s'y loger, mais on en avait fait, en réalité, un trou noir téléguidé, et rares étaient les connaissances de l'homme qui auraient permis de l'arrêter. La masse de propulsion Fasset d'un vaisseau, interposée entre lui et la FRAPS, l'aurait sans doute anéantie, mais certaines histoires courant sur ce qui se passait quand la propulsion du vaisseau n'était que très modiquement désaccordée auraient suffi à faire se dresser les cheveux sur la tête, et même une FRAPS n'aurait pu percer l'ultime défense d'un gros vaisseau de guerre, son bouclier Orchovski-KurushuMilne. Malheureusement, la propulsion Fasset ne fonctionne pas à l'intérieur d'un bouclier OKM et aucune autre arme ne peut non plus le franchir. En l'occurrence, ces deux objections étaient caduques, puisque seul un vaisseau d'une dimension au moins équivalente à celle d'un cuirassé peut supporter la masse des générateurs de champ. Le seul bon côté des FRAPS, c'est qu'elles ne sont pas des armes à tête chercheuse... dans la plupart des cas. Aucun sys tème de radio-ralliement n'est en mesure de voir autour de leur trou noir et, bien que leur accélération soit légèrement supérieure à la moitié de celle de l'effet Hauptman, leur vitesse et leur portée ne tardent pas à les arracher aux systèmes de guidage des tireurs. Un tir raté de peu peut éventuellement se « transformer » en essai réussi par le biais de l'attraction gravitationnelle, raison pour laquelle on ne les utilise pas lors de mêlées entre amis et ennemis, mais l'effet exercé par les brouilleurs de l'IA sur les systèmes de visée des forteresses rendait quasiment infinitésimales leurs chances de faire mouche. À ceci près qu'ils en tiraient beaucoup. Les pensées d'Alicia se réduisirent à un infime chuchotis mental quand les forteresses extérieures entrèrent à portée de tir, et elle se recroquevilla dans sa couchette. C'était un peu comme de piloter un écumeur dans le blizzard... Toutes ne pouvaient assurément rater leur coup. < Bien au contraire, lui répondit l'IA. Ils jettent simplement leur bon argent après leur fausse monnaie. Regarde, Alley. > L'IA modifia les réglages de son générateur et fit pivoter le trou noir de sa propulsion pour l'engager dans un volume de forme conique qui les précédait, en même temps qu'elle rabattait ses boucliers latéraux, troquant une partie de son avantage sur les croiseurs en matière de vélocité contre la création d'un gigantesque balai qui déblayait l'espace devant eux. Elle ne reconfigura pas non plus le champ de façon prévisible. Le puits de gravité de la propulsion fluctuait – sa puissance se modifiait brutalement, adoptant sans prévenir des valeurs plus fortes, suffisant à interdire une accélération constante à toute unité de pistage – et sa masse en « tire-bouchon » faisait frétiller le vaisseau de la proue comme un chien de la queue, en faisant une cible encore plus imprécise. Un cybersynth aurait certainement pu singer cette manœuvre et poursuivre malgré tout sa trajectoire de base, mais de manière bien moins efficace; rien d'autre ne l'aurait pu. La propulsion ne protégeait sans doute pas le vaisseau des FRAPS arrivant sur sa poupe ou sur ses flancs, mais ses « embardées » imprévisibles portèrent le coup de grâce au contrôle de tir des forteresses. FRAPS après FRAPS les frôlaient sans leur causer de dommage ou disparaissaient en heurtant le champ de la propulsion, et Alicia, en dépit de la tension horripilante causée par cette attaque ininterrompue, sentit qu'elle se détendait. < Tu veux parier sur le nombre des FRAPS qu'ils sont disposés à sacrifier? > demanda malicieusement l’IA. « Nous perdons notre temps, gouverneur. » Treadwell lui décocha un coup d'oeil venimeux et Horth haussa les épaules. « Si vous le souhaitez, je peux continuer, naturellement, mais nous avons déjà tiré vingt pour cent de notre dotation totale en FRAPS. C'est-à-dire quatre mois de production, et rien n'indique que nous ayons mis une seule fois dans le mille. » Treadwell crispa les mâchoires et s'apprêta à répliquer sèchement puis se secoua avant de se détendre en soupirant. « Vous avez raison », finit-il par reconnaître en fixant sombrement le point lumineux qui s'enfuyait. Il ne disposait d'aucun vaisseau susceptible de l'intercepter, pas même d'une simple corvette, et aucune de ses armes ne pouvait le détruire. Il tourna le dos à l'écran en affectant un calme forcé. « Lord Jurawski sera déjà bien assez mécontent quand je l'informerai que nous avons... manqué un synth alpha, sans qu'en plus je doive lui apprendre que nous avons dépouillé la Franconie de ses défenses. Cessez le feu, amiral Horth. — Oui, gouverneur. » Horth avait réussi à masquer son soulagement, mais Treadwell avait perçu la retenue dans sa voix et un amusement empreint d'amertume fit pétiller ses yeux. « Et maintenant, amiral, vous, l'amiral Marat et moi – et, bien entendu, mon très cher ami sir Arthur – allons devoir nous asseoir à la même table pour essayer de comprendre comment ce fiasco a pu se produire. Je suis bien certain... (le gouverneur montra les dents en une grimace que seule une âme charitable aurait pu qualifier de sourire) que le rapport ultérieur sera captivant. » Affalé dans son fauteuil, sir Arthur Keita visionnait sur l'écran de sa com une copie de l'enregistrement des scanneurs gravifiques du terrain de Jefferson. Ses yeux le brûlaient et il n'avait pas bougé depuis près de sept heures, mais il était incapable de détourner le regard. Le vaisseau piraté avait dépassé l'anneau extérieur de forteresses quelque quatre heures et demie plus tôt. Libéré de l'attraction de l'étoile, il avait enfin pu donner toute sa mesure ; il était désormais à un peu moins de trois heures-lumière du système de la primaire et filait à plus de 0,98 g. Sir Arthur regardait le synth alpha s'éloigner en temps réel, soumis à une accélération stupéfiante, et accroître sa vélocité déjà énorme de plus de vingt-deux kilomètres/seconde par seconde. Huit secondes et demie plus tard, il avait atteint le seuil critique des quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la vitesse de la lumière et disparut dans l'éclair kaléidoscopique d'un passage dans le vortex. Englouti par son univers privé, il n'appartenait plus – maintenant qu'il avait atteint une vélocité effective équivalant à plus de cinq cents fois celle de la lumière... et continuait d'accélérer – à l'existence einsteinienne normale. Les scanneurs gravifiques pourraient encore le pister, mais pas sur un écran aussi petit que celui que Keita était en train de regarder, et il se décida enfin à bouger et à tendre la main pour l'éteindre. L'espace d'un instant, alors qu'il se frottait les yeux en se demandant pour la énième fois ce qu'il aurait pu faire pour prévenir cette folie et les conséquences désastreuses qu'elle entraînerait nécessairement, il eut l'air du vieillard qu'il était en réalité. Tannis Cateau se tenait debout près de lui, le visage tiré et les yeux brillant de larmes retenues, et ni l'un ni l'autre ne songèrent à se retourner pour voir l'inspecteur Ben Belgacem adresser – en souriant – un salut ironique à l'écran noir. CHAPITRE XIV < Mes robots pourraient faire ça bien plus vite. — Je sais, Mégère. » Alicia avait pris l'habitude de s'adresser le plus souvent à haute voix à sa moitié électronique – comme d'ailleurs à Tisiphone. Non pas qu'elle y était contrainte, mais parce que, dans ce silence, tout son, fût-ce celui de sa propre voix, lui semblait le bienvenu. Elle ne se sentait pas précisément solitaire avec deux êtres à qui « parler », pourtant ce silence permanent lui inspirait une horrible impression de vide qu'elle ressentait jusque dans ses tripes. « Mais je préfère m'en charger moi-même si je dois les porter. — Évidemment, intervint Tisiphone. je n'ai pas connu un seul guerrier qui se serait réellement fié à un tiers pour entretenir ses armes. — Ça, je le sais, se rebiffa l'IA. Mais ce sont aussi les miennes, en un sens. Et, si elle doit s'en servir un jour, je veux avoir la certitude qu'elles seront parfaitement en état. — Raison pour laquelle tu m'épies comme un vautour, chérie », ironisa Alicia, souriant de cet échange tout en se concentrant sur sa cuirasse de combat. L'IA et la Furie étaient parvenues à une compréhension mutuelle bien plus grande qu'elle ne l'avait espéré au début. De fait, c'était Tisiphone qui avait suggéré le nom parfaitement adéquat (et, compte tenu des circonstances, songea-t-elle, parfaitement inévitable) dont il fallait baptiser l'IA... mais l'amertume au cœur. Mégère, qui gardait à l'esprit le contrôle que la Furie avait imposé à Alicia pendant leur fuite et la soupçonnait de projets à longue échéance, se méfiait encore de Tisiphone et celle-ci le savait. Elle en avait conscience et était assez avisée pour l'accepter, même si elle s'en offusquait légèrement. Fort heureusement, la promiscuité prolongée avec une personnalité humaine avait en quelque sorte éveillé un authentique sens de l'humour chez l'irascible Furie. Elle n'était pas imperméable à l'ironie de la situation et Alicia les suspectait toutes les deux de prendre un certain plaisir à leurs prises de bec... Elle savait aussi que chacune d'elles était jalouse des relations qu'Alicia entretenait avec l'autre. < Et je ne t'épie pas sans raison, Alley. Tu as trop chargé ce réservoir. Tu vas bloquer l'éjection si tu y fourres trop de balles. — Je faisais déjà ça quand tu n'étais encore qu'une lueur dans les yeux de ton programmeur, Mégère. Regarde. » Ses longs doigts manipulèrent la ceinture de balles non chemisées de vingt millimètres avec une familiarité nonchalante et l'enfoncèrent dans le réservoir de munitions, sous le pauldron de droite de sa cuirasse de combat. L'avertissement de Mégère ne l'avait nullement étonnée... elle l'avait entendu de la bouche de chaque recrue qu'elle avait instruite pendant l'entraînement sur le terrain. Tout comme l'IA, ils sortaient à peine d'une totale immersion dans le manuel et n'avaient pas encore appris les ficelles que seule l'expérience peut vous enseigner. Elle doubla bien proprement la ceinture linéaire et, d'une adroite torsion du poignet assortie d'un étrange petit mouvement dirigé vers le haut, qui les inséra dans le vide préalablement créé à l'aide d'une torche à découper, mit en place en trichant les derniers centimètres. — Tu vois ? Cette attache supérieure est structurellement superflue : en l'ôtant, on gagne la place de quarante autres balles... comme on ne cesse d'ailleurs de le répéter depuis des années à ses concepteurs. — Oh !Joli truc, Alley. Pourquoi n'est-il pas dans le manuel ? — Parce que les vieux de la vieille que nous sommes préfèrent s'en réserver quelques-uns pour impressionner les bleus. Ça fait partie de la mystique qui les incite à nous écouter sur le terrain. — Et c'est en écoutant qu'un jeune guerrier devient un vétéran. Ça au moins, ça n'a pas changé, je constate. — Pas plus, hélas, que le fait que certains ne vivent pas assez longtemps pour le piger. » Alicia referma en soupirant le réservoir de munitions. Elle passa à la ligne suivante de sa liste de contrôle pour s'occuper du servomécanisme qui armait ou désarmait son « fusil ». Elle avait repéré une sorte de latence, d'adhérence, la première fois qu'elle avait déballé la cuirasse, et isoler la défaillance avait été lent, laborieux et foutrement exaspérant. Elle le regarda exécuter son travail sans aucun à-coup, avec la fulgurante précision d'un serpent, et rayonna. Cette aptitude à voir dans toutes les directions en même temps lui avait aussi été d'une aide inestimable. S'habituer à l'étrange vision en double perspective qui était devenue la norme à bord de son nouveau vaisseau avait exigé des jours, mais, cela fait, elle avait pris conscience avec étonnement de l'utilité de la chose. Le lien perpétuel, infrangible, qui la reliait à l'ordinateur lui permettait de voir par ses yeux, mais aussi par les senseurs internes du vaisseau. C'était encore mieux que la vision à trois cent soixante degrés; cela lui montrait tous les aspects de ce qui l'entourait, et elle ne vivait plus, désormais, derrière ses seuls yeux. Elle se voyait aussi elle-même, à présent, sous la forme d'une silhouette parmi tant d'autres – une silhouette qu'elle manœuvrait, pilotait et faisait louvoyer entre les obstacles alentour dans une sorte d'exercice de coordination sans doute complexe, mais rassurant. Apprendre à naviguer avec cette vision à perspectives multiples avait été une expérience passablement décourageante au début, mais, maintenant qu'elle avait maîtrisé cette discipline, elle adorait. Pour la toute première fois, elle pouvait s'observer elle-même à l'entraînement, entrevoir ses lacunes et les corriger sans recourir à une critique extérieure; et cette faculté qui lui permettait de voir opérer en même temps les servomécanismes de face, de profil et de dos avait été d'une aide précieuse. Elle pouvait les examiner non seulement sous toutes les coutures, mais encore, grâce à Mégère, analyser leurs mouvements de visu, en trois dimensions, avec toute la précision du dispositif d'essai basique d'un dépôt. Performance remarquable quand elle prenait la peine d'y réfléchir, ce qui ne lui arrivait plus que très rarement. En fait, en songeant à ses premières paniques, elle se surprenait souvent à sourire. Dire qu'elle avait eu peur de ce que le synth alpha risquait de lui faire : la transformer, la réduire au rang d'appendice de l'ordinateur; pourtant, il ne s'était rien passé de tel. Elle n'en avait pas été amoindrie mais y avait bien au contraire beaucoup gagné : confidente, sœur, fille, protectrice et mentor à la fois. Mégère était tout cela, mais Alicia avait apporté bien davantage à FIA : la vie même et les qualités humaines qu'aucune IA cybersynth ne connaîtrait jamais. De toutes les façons les plus essentielles, elle était la mère de Mégère et Mégère et elle formaient un tout, de loin plus vaste que la somme de ses parties. En raison de tout cela, elle soupçonnait sa connexion synth alpha de n'être pas ce que les cybernéticiens et les psys s'étaient imaginé, et Mégère abondait d'ailleurs dans son sens. Il aurait difficilement pu en être... autrement, supputait-elle, compte tenu de la présence de Tisiphone. Mégère n'avait jamais été activée auparavant et Alicia ne pouvait pas lui transmettre les informations d'un candidat entraîné au synth alpha, de sorte qu'elles ne pouvaient en acquérir la certitude, mais tout, dans les bases de données, suggérait que la fusion avec Mégère aurait pu être encore plus intime; qu'elles n'auraient dû faire qu'une seule personnalité au lieu de deux entités distinctes dotées de la même personnalité, si soudées fussent-elles. L'un dans l'autre, Alicia se persuadait que toutes deux préféraient ce dont elles avaient hérité à une connexion « correcte ». Cette riche existence bipolaire laissait plus de place au développement et à l'expansion. Déjà son rejeton électronique et elle développaient des facultés légèrement différentes, des traits de caractère subtilement divergents, et c'était une bonne chose. Ça ne retirait rien à leur aptitude à réfléchir comme une seule personne, mais ça permettait une synthèse. Telle qu'elle comprenait la nature de cette connexion « correcte », humaine et IA auraient dû partager une seule et même conclusion à partir de données communes, ce qui était souvent le cas pour Mégère et elle. Mais pas toujours, et elle s'était rendu compte qu'aboutir à deux bonnes » réponses distinctes présentait certains avantages, car, en les collationnant, on réussissait à trouver une solution définitive bien supérieure, la plupart du temps, à celle que chacune avait concoctée dans son coin. Elle désarma le fusil et débrancha les servomécanismes puis se tourna pour sortir le harnais de test, mais Mégère avait anticipé son geste. Une silencieuse unité d'entretien planait déjà à côté d'elle, supportée par son antigrav, et lui tendait des câbles, qu'elle prit avec un sourire avant de les connecter aux ports. — Lance un diagnostic par senseur, tu veux bien ? — C'est déjà fait >, répondit Mégère non sans une certaine complaisance, dont Alicia savait qu'elle s'adressait surtout à Tisiphone. < Achille lui-même permettait à ses serviteurs de lui passer sa pierre à affûter >, rétorqua si platement la Furie qu'Alicia gloussa tandis que Mégère optait pour un silence hautain. Alicia établit le dernier branchement puis recula pour surveiller le test, non de ses yeux mais par sa connexion avec Mégère. Autre surprise agréable, car, normalement, cette connexion n'aurait jamais dû s'établir et son absence eût été désastreuse. On ne lui avait pas posé le récepteur synth alpha approprié : il manquait à son matériel, autrement dit, le minuscule petit câble de connexion qui aurait dû la relier de façon permanente à son IA. Le casque du poste de pilotage était conçu pour la brancher à tous les systèmes du vaisseau et fournir à son cerveau des voies directes d'information sans obliger l'ordinateur à traiter toutes les données avant de les lui transmettre. C'était certes un outil d'exploitation des systèmes conçu pour ventiler le flot des données, mais un pilote de synth alpha n'en devait pas moins rester relié en permanence à sa moitié cybernétique. Toute séparation, si brève fût-elle, pouvait provoquer une grande désorientation, tandis qu'une perte de contact prolongée signifiait la démence pour les deux parties ; raison, précisément, de la connexion dont Alicia n'avait pas été dotée. Et, aussi, ainsi qu'elle le savait désormais, du suicide inéluctable des IA synth alpha en cas de décès de leur moitié humaine. Dans la mesure où cette connexion ne lui avait pas été incorporée, elle n'aurait pas dû pouvoir se connecter à Mégère sans le casque, ce qui l'aurait alors contrainte à rester constamment confinée sur la passerelle. Dans l'incapacité de regagner ses quartiers et encore moins la salle des machines sans un encombrant attirail de fortune pour le remplacer. Et, bien sûr, aucun pilote de synth alpha ne pouvait s'éloigner de son IA au point de n'être plus connecté avec elle par com. Mais Alicia possédait bien mieux. Tisiphone ne pouvait toujours pas accéder au centre de la personnalité de Mégère sans la permission de FIA (et Mégère l'épiait comme un faucon dès qu'elle en avait l'autorisation, ainsi qu'Alicia le savait), mais elle servait en quelque sorte de canal entre Alicia et elle. Quelque chose d'assez voisin de la télépathie, se doutait-elle, et d'autant plus précieux qu'elle n'était pas contrainte de prier Tisiphone d'assurer et de maintenir ce lien : un peu comme si cette connexion immatérielle avait existé de façon autonome une fois établie, et faisait à présent autant partie d'elle-même que ses mains. Elle voulait croire que ce lien perdurerait même si elle perdait » la Furie et se demandait si son association avec Tisiphone n'aurait pas engendré chez elle, par contagion, une sorte de faculté psi. Quoi qu'il en fût, les sciences humaines n'étaient pas encore en mesure de l'expliquer, car les tests de Mégère avaient amplement démontré que cette connexion se faisait à la vitesse de la lumière. En fait, si les conclusions de l'IA étaient exactes, il n'y avait aucun délai de transmission. Elles n'avaient encore aucune idée de sa portée réelle, mais Mégère et elle semblaient pouvoir communiquer instantanément sur n'importe quelle distance. Le dispositif de test annonça la fin du cycle avec une espèce de gazouillis mental, et Alicia hocha la tête de satisfaction. C'était la première fois que sa cuirasse passait tous les tests haut la main, et il avait fallu moins de cinq jours pour parvenir à ce résultat. Tisiphone avait trouvé ce délai trop long et elle en avait conçu un certain désarroi, dans la mesure où elle avait ordonné qu'on préparât la cuirasse avant de la charger à bord du Bengale, mais Alicia, elle, était enchantée. Celui qui avait procédé à son activation initiale avait fait de l'excellent boulot, même s'il n'aurait jamais pu réellement l'apprêter pour le combat sans la faire essayer à Alicia. Une cuirasse de combat devait être soigneusement adaptée à celui ou celle qui la porterait, modifiée et façonnée pour prendre en compte chaque petite singularité physique, son logiciel reprogrammé en fonction de toute idiosyncrasie mentale, et ce n'est pas sans résignation qu'Alicia s'était préparée à cette corvée. Cinq ans s'étaient écoulés depuis la dernière fois qu'elle avait endossé une cuirasse, et plus encore depuis celle où elle s'était attelée à son entretien ; vu sous ce jour, elle s'était particulièrement bien débrouillée en menant si prestement la tâche à bien. « Bien, mesdames, c'est terminé, déclara-t-elle en rassemblant ses outils avant de replier le harnais de test. Range tout ça dans la réserve, Mégère. » Un grappin souleva la cuirasse vide de la table puis regagna le magasin, et Alicia l'y suivit pour surveiller de visu pendant que les télécommandes de Mégère se branchaient sur les câbles des écrans de surveillance. Le jour où elle aurait besoin de sa cuirasse, elle n'aurait probablement pas le temps de réparer les dysfonctionnements intervenus depuis le dernier contrôle d'entretien. Dans la mesure où elle n'en avait pas de rechange, celle-là devrait toujours être au top, et les écrans permettraient à Mégère de s'en assurer. < Je suis fort aise que ce soit terminé, fit remarquer Tisiphone d'une voix un peu acide quand la chambre forte se referma. Pourrions-nous passer à autre chose? — Oh, quelle casse-pieds ! râla Mégère. Tu sais pertinemment que... — Ah, non ! Pas de ça ! les tança Alicia en montant dans le petit ascenseur. Tisiphone a marqué un point, Mégère. Il serait largement temps de s'y mettre. — Tu as encore besoin d'un délai pour t'acclimater, objecta l’IA. Tu te débrouilles bien, mais tu n'es pas encore ce que j'appellerais "prête". — Nous n'avons pas assez de loisir pour que je m'"acclimate" aussi consciencieusement que tu le souhaiterais. Regardons la réalité en face... en tant que pilote interstellaire, je suis une parfaite nullité. — C'est faux. Tu as de bons instincts... je suis bien placée pour le savoir, j'ai les mêmes. Il suffit de les exercer. — Peut-être que oui et peut-être que non, Mégère. Et Alicia a raison : le temps nous presse. Nous sommes restées trop longtemps isolées et je suis certaine qu'il a dû se passer beaucoup de choses depuis que nous avons fui Soissons. Quant à l'exercice qu'exigent ses instincts, tu es parfaitement capable de les faire passer à l'acte, pas vrai ? — Ce n'est pas la même chose. Alley aurait dû recevoir une formation complète avant que nous ne fusionnions. C'est le capitaine. Autrement dit, c'est à elle de prendre les décisions, et elle sera d'autant plus efficace qu'elle connaîtra mes capacités sur le bout des doigts. Elle ne doit pas avoir besoin de réfléchir ni de se poser de questions, et elle nous ralentit quand ça arrive. — Personne ne dit que je dois arrêter l'entraînement, même si je m'y prends à rebours. Mais rien ne nous empêche de le faire là où nous serons, après que nous aurons commencé. Et Tisiphone a raison : la piste se refroidit tous les jours. — Vous vous liguez de nouveau contre moi. — Ce qui devrait peut-être te convaincre qu'en l'occurrence tu fais erreur. Je suis d'accord avec Alicia quand elle affirme que son entraînement doit se poursuivre, mais, même moi, je ne peux empêcher d'autres événements de se dérouler entre-temps. — Humph ! Où comptais-tu que nous allions, exactement ? — MaGuire, je crois. Qu'en penses-tu, Tisiphone ? — MaGuire ? J'aurais pensé que Dewent ou Wyvern seraient des terrains plus fructueux, petite. — Je n'en disconviens pas, mais je crois que nous devrions malgré tout commencer par MaGuire. » L'ascenseur s'arrêta devant les quartiers d'Alicia et elle en sortit puis se vautra sur la couchette confortable. « Nous devons nous forger une sorte de couverture avant de fondre réellement sur eux, et MaGuire conviendrait parfaitement pour un début. — Une "couverture"? > La Furie avait l'air légèrement surprise. < Que comptais-tu lui faire faire ? Enfoncer des portes en cuirasse de combat et poser des questions aux gens en les menaçant d'un pistolet à plasma ? Jamais entendu parler de la subtilité ? — Eh, laisse-la respirer, Mégère ! Elle ne s'est jamais heurtée à ce genre de limitations. — Je ne suis pas vexée >, laissa tomber Tisiphone et, à la grande surprise d'Alicia, elle le pensait sincèrement. La Furie perçut sa réaction et ricana. < Comme tu l'as dit, je ne suis pas habituée aux limites des mortels, mais ça ne signifie pas que je n'en suis pas consciente. Quel genre de couverture avais-tu en tête, petite ? — J'ai réfléchi à toutes les informations secrètes auxquelles tu as pu accéder et j'ai cherché une méthode que nous pourrions appliquer sans reproduire à l'identique les tentatives extérieures. Il me semble que, s'agissant de recueillir ouvertement des renseignements, les gens du colonel Mcllheny font un bien meilleur boulot que nous ne le pourrons jamais. Il dispose de mille fois plus de personnel et de moyens de communication bien meilleurs que les nôtres et, contrairement à nous, il opère officiellement. Il n'a pas besoin de se cacher des uns ni des autres. D'accord ? Alicia s'interrompit puis haussa les épaules en sentant les deux autres en convenir mutuellement. — Dans ces conditions, laissons-lui cet aspect de l'enquête et concentrons-nous sur des domaines où nos talents particuliers pourront s'exercer plus efficacement. — Lesquels, petite ? — Les dossiers verrouillés de Ben Belkacem m'intéressent plus spécialement, parce qu'il me semble avoir mis le doigt sur une piste. Il a entièrement raison, à mon sens, en disant qu'un indicateur, probablement haut placé, doit fournir aux pirates des informations de l'intérieur et, dans cette mesure, pourrait fort bien les prévenir des mesures prises par la Flotte et des recherches qu'elle entreprend. Si c'est le cas, ils savent quand et comment se faire discrets, ce qui laisse entendre que Ben Belkacem a aussi découvert le meilleur moyen de les retrouver. — En remontant la piste du butin ? > Mégère semblait dubitative. < C'est un vaste programme, Alley, et nous ne sommes pas douées d'ubiquité. Ne devrions-nous pas lui laisser cet aspect de l'enquête ? Le service des Opérations dispose de toutes sortes de sources de renseignement dont nous sommes privées. — Peut-être, mais, tout renseignement qui tomberait entre nos... pardon, mes mains, nous permettrait de faire bien davantage que lui. Ben Belkacem a peut-être de la ressource, mais il ne peut pas entrer dans la tête des gens et je doute fort que son soutien informatique puisse rivaliser avec tes talents. Mieux, nous nous invitons au buffet en parfaites pique-assiettes et, si âprement qu'on cherche, on ne trouvera aucune relation entre nous et la Justice ou la Flotte. Ajoutons à cela tout ce dont est capable Tisiphone et nous obtenons la taupe idéale. — Et comment utiliseras-tu ces aptitudes? s'enquit la Furie. — Je crois que je vais devenir une libre négociante », répondit Alicia. Elle sentit aussitôt s'éveiller l'intérêt des deux autres. « Nous ne disposons que d'une faible capacité de stockage, mais la moitié au moins de ces "libres négociants" ne sont en réalité que des contrebandiers et nous pouvons sans doute embarquer autant de fret que n'importe laquelle des coques très rapides de ce secteur. En outre, nous spécialiser dans la livraison rapide de petites cargaisons pourrait nous fournir un superbe paravent. — Jamais je n'aurais cru voir le jour où je deviendrais un cargo >, se lamenta Mégère. Mais ses pensées pétillaient d'amusement. < Mais le peux-tu ? objecta Tisiphone. La Flotte a probablement fait passer le mot depuis que nous avons quitté Soissons. À ce que j'ai pu voir de sir Arthur, il a certainement tenu à prévenir au moins les mondes dissidents, que ça le mette ou non dans l'embarras, puisqu'il croit Alicia folle. Ne seront-ils pas à l'affût ? — Bien sûr que si, mais je crois que tu n'as pas pris la pleine mesure des talents de Mégère. Tu peux te montrer un authentique petit transformiste, pas vrai, rayon de miel ? — Traite-moi encore une fois de "rayon de miel" et tu te paieras une migraine dont tu te souviendras, Alley! Beuuurk ! Mais, oui, effectivement, je peux leur faire un vrai numéro de transformisme. — je suis bien consciente que tu peux travestir ta signature électronique, mais tu ne peux pas dissimuler ta propulsion Fasset. Et, même si tu le pouvais, l'observation visuelle ne révélerait-elle pas ce que tu es réellement ? — Les réponses respectives sont "Aucune importance" et "Non". Les deux tiers des négociants du secteur se servent de propulsions conçues par la Flotte. je peux maquiller la mienne afin de la faire passer, en coupant certains nodes, pour moins puissante qu'elle ne l'est, et je peux aussi leur jouer un ou deux tours en modulant les fréquences. je ne peux sans doute pas donner l'impression d'avoir été fabriquée par Rishatha ou Jung, mais, à tout le moins, émettre la courbe d'énergie d'un vaisseau civil. > Quant au problème de l'observation visuelle, c'est un de mes tours les plus convaincants, si je puis m'en flatter moi-même. Le Service naval en a doté les synth alpha de la seconde génération et je suis l'une des toutes premières à le posséder. — Et peut-on savoir, pendant que tu fais ainsi étalage de toutes tes vertus, à quoi correspond ce "le" ? — La bave du crapaud n'atteint pas la blanche colombe >, chantonna Mégère; Alicia éclata de rire. Tisiphone elle-même gloussa, mais elle attendait manifestement une explication et s'y résolut obligeamment. < Je possède un générateur d'hologrammes incorporé dans le quadrant arrière du caisson de mon propulseur Fasset. je peux donc m'en servir pour générer toute apparence extérieure que je désire. — Vraiment ? Impressionnante faculté, mais combien de temps soutiendrait-elle un examen attentif si l'on braquait dessus plus puissant que l'œil nu ? — Je peux doser mes émissions de radiations et ma masse pour renvoyer à la plupart de leurs senseurs les plus sensibles l'image d'une "surface solide" en alliage léger, répliqua promptement Mégère. Le radar à l'ancienne pose un problème plus épineux, mais, si nous décidons d'une apparence que nous souhaitons garder indéfiniment, je peux fabriquer des réflecteurs qui leur renverront l'image voulue. L'hologramme lui-même résistera aux examens les plus rigoureux, sauf peut-être au spectrographe. Il ne "verra" pas l'hologramme. — Oui, mais un spectrographe ne leur apprendra rien sur la masse ni sur la taille, hasarda Alicia. Supposons qu'on conçoive notre hologramme pour qu'il incorpore quelques blocs de bonne taille de ta coque réelle et qu'on les leur laisse percevoir. — Ils obtiendraient des relevés, oui, mais pas ceux d'un navire marchand. Je suis faite d'un blindage d'acier Kurita-Hawkins, Alley. — Mais tu disposes de grandes quantités d'alliages moins nobles dans tes magasins. Ne pourrions-nous pas recouvrir ces parties exposées d'une fine plaque susceptible de rassurer leurs senseurs ? — j'imagine... Mes "peintures" sont fondues dans la matrice du blindage de guerre et mes robots sont conçus pour réparer les plus grosses avaries sur le champ de bataille. je pourrais me servir d'un vaporisateur de pigment pour barbouiller le blindage d'une couche épaisse de bon vieux titane. Ce sera une horreur quand je couperai l'hologramme et j'aurais honte de me montrer sous cet aspect dans un chantier naval de la Flotte, mais ça devrait marcher. — Donc, dans la mesure où nous pourrons convenablement passer pour un vaisseau de contrebande décrépit, la prochaine étape devrait être de nous forger une identité acceptable. C'est justement pour cette raison que j'entends démarrer à MaGuire pour gagner ensuite Dewent. Mégère peut sûrement nous maquiller un journal de bord jusqu'à cette première planète. Tisiphone, toi, tu pourras t'introduire dans les bases de données du port dès qu'on le contactera. Le temps qu'on arrive à quai et qu'ils demandent à vérifier nos papiers, ça aura pour eux une apparence tout à fait "officielle". — Ce ne serait pas une mauvaise idée d'en faire notre première incursion dans le secteur franconien, suggéra Mégère. Et si nous débarquions précipitamment du secteur de Melville ? C'est assez proche pour qu'on en vienne et assez éloigné à la fois pour qu'on ne s'y étonne pas de voir des visages inconnus; en outre, d'après mes données, la Justice vient précisément d'y démonter une filière de contrebande interstellaire. — Parfait ! s'exclama Alicia. Nous pourrions nous assurer, toi et moi, que les dernières entrées soient suffisamment vagues...un détail qu'un vrai contrebandier avancerait pour dissimuler à des autorités portuaires une situation embarrassante. Ce qui nous fournirait le profil criminel voulu en même temps qu'une couverture idéale pour toute unité de la Flotte à notre recherche. — Exactement ce que j'avais à l'esprit. Très bien, je m'y attelle immédiatement... > Alicia sentit qu'une fraction des aptitudes de Mégère joignait le geste à la parole tandis que l’IA poursuivait : < ... Et que ferons-nous à notre arrivée ? — Je vais d'abord me pomponner pour changer autant que toi d'apparence et, ensuite, je me mettrai en quête d'une cargaison. Avec Tisiphone qui explore les ordinateurs et lit dans les esprits, nous ne devrions pas avoir trop de mal à dénicher un chargement illégal pour la destination approximative souhaitée. Une fois qu'il aura été livré, nous aurons donné la preuve de notre authentique condition de contrebandiers et nous pourrons commencer à creuser plus profond. J'aimerais gagner directement Wyvern depuis MaGuire... S'il y a dans ce secteur une planète où ces fumiers pourraient se débarrasser de leur butin, c'est bien Wyvern... Cela dit, il nous faudra étoffer davantage notre couverture avant de frapper à la bonne porte. Mais, quand nous nous y présenterons, je suis prête à parier que nous découvrirons au moins un indice sur l'existence de leur pipeline et, cela fait, que nous dénicherons certainement un individu dont les pensées nous apprendront où les trouver eux-mêmes. — Ça risque de prendre du temps, petite. — Incontournable, à moins que tu n'aies une autre idée. — Non. je ne vois pas de meilleure stratégie. j'aurais bien aimé, mais, à la lumière de nos capacités respectives, le raisonnement me paraît solide. — j'avais bien dit qu'elle avait de l'instinct, non ? Il me plaît bien à moi aussi, Alley. — Ouais. La seule chose qui m'ennuie un peu, c'est de perdre le Bengale, soupira Alicia. Une fois débarrassée des insignes de la Flotte et son transpondeur modifié, la navette de chargement ne posera plus de problèmes, mais je ne vois aucun moyen de faire passer le Bengale pour autre chose qu'une vedette d'assaut. — Et quand bien même ? Garde-le. je le maquillerai un peu et je procéderai à quelques réparations factices de la coque pour lui donner un aspect moins flambant. Il est trop utile pour qu'on s'en prive. — Il ne correspond pas précisément à l'équipement de libres négociants, fit remarquer Alicia, non sans percevoir l'ombre de la tentation dans sa propre voix. — Encore une fois... et alors ? Que je sache, il n'existe aucune liste officielle de leur équipement. Bon sang, il devrait même t'attirer davantage de considération ! Songes-y ! On se demandera comment tu t'es débrouillée pour t'en emparer. — Je crois qu'elle a raison, petite, gloussa Tisiphone. La possession d'un tel bâtiment devrait considérablement renforcer ta réputation dans l'esprit de ces criminels. — Ouais, vous marquez sûrement un point. » À cette idée, ses lèvres se retroussèrent et ses yeux pétillèrent. Et, dut-elle admettre, c'était également un grand soulagement. En ce cas, tâchons de mettre au point une tarasconnade assez invraisemblable pour l'expliquer. Si tu as une idée, accouche. — justement, petite! Mégère et moi, nous allons faire de toi le plus formidable des libres négociants. > CHAPITRE XV James Howell contemplait l'écran de sa navette tandis qu'elle franchissait le terminateur pour entrer, scintillante, dans la brutale lumière de la primaire de Pare-feu ; il s'efforçait de dissimuler son malaise. Pare-feu était une planète à la population clairsemée, car – hormis les paysages réellement spectaculaires de ses montagnes et sa faune particulièrement dangereuse – elle ne disposait que de bien peu d'atouts pour attirer les colons. Pour ses visiteurs, en revanche, c'était une tout autre histoire. À ce jour, un touriste sur cinq était un chasseur attiré par sa vie sauvage, ce qui, les hommes étant ce qu'ils sont, n'avait pas manqué de susciter une réaction perverse assez prévisible qui amusait énormément les natifs. Et c'était également lucratif. Si des étrangers probablement sains d'esprit étaient disposés à verser de copieux honoraires pour jouir du douteux privilège de chasser des prédateurs qui, de leur côté, ne voyaient aucun inconvénient à les traquer, ça ne regardait qu'eux. Mais, bien qu'un nombre croissant de visiteurs vinssent de l'Empire pour alimenter la récente prospérité fondée sur le tourisme, les gens de Pare-feu se tenaient pour les citoyens d'un Monde dissident, indépendant et décidé à le rester. Les propulseurs s'allumèrent quand la navette entreprit de se diriger vers sa jonction avec le cargo. Howell se serait sans doute senti plus à l'aise à bord de son vaisseau amiral, mais Pare-feu était une planète par trop fréquentée pour qu'on prît ce risque. D'un autre côté, cette réunion avait l'avantage de réduire les dangers qu'on aurait encourus en débarquant avec toute l'escadre. Si jamais on les surveillait ou si ça venait à se savoir... La navette fit halte pour accoster et des tracteurs l'attirèrent vers une des soutes du cargo. Howell regarda le tube réservé au personnel se mettre en position puis soupira et se tourna vers l'ascenseur en carrant ses épaules. Le moment était venu d'entendre ce que Contrôle avait à lui dire. Il ne s'attendait pas à apprécier la conversation. L'amiral atteignit le sas du personnel au moment précis où le grand type en émergeait, vêtu d'une tenue de chasse, sa moustache en bataille férocement hérissée. En dépit de leur aspect robuste et confortable, les vêtements étaient coûteux et la bande de son feutre aplati décorée d'une douzaine au moins de petits fils brillants recourbés auxquels étaient fixés des plumes, des miroirs et Dieu sait quoi d'autre encore. La première fois qu'il les avait vus, Howell leur avait attribué une fonction purement décorative, et il n'avait découvert leur véritable utilité qu'au terme de longues recherches : il s'agissait de leurres destinés à un sport ésotérique appelé « pêche à la mouche ». Howell n'y voyait toujours qu'une manière inepte de tuer le temps pour un adulte, encore que la truite-sabre de Pare-feu, longue de deux mètres, rendît sans doute ce sport plus passionnant qu'il ne l'avait originellement été sur la Vieille Terre. Il s'avança à la rencontre de son visiteur et grimaça quand il lui serra la main à lui broyer les os. Contrôle éprouvait toujours le besoin puéril de montrer sa force et Howell avait appris à le laisser s'y complaire, encore qu'il eût préféré que son interlocuteur ôtât sa chevalière de l'Académie avant d'écraser les métacarpes de sa victime. J'ai pensé que nous pourrions nous entretenir dans ma cabine, monsieur, déclara-t-il en s'efforçant de ne pas secouer sa main après l'avoir enfin récupérée. Ce n'est pas le grand luxe, niais on y jouit au moins d'une certaine intimité. — Parfait. Je ne compte pas m'y attarder assez longtemps pour souffrir de son ascétisme. » La voix de Contrôle était sèche, avec une pointe d'accent de la Vieille Terre. Mais Howell savait qu'il n'y avait jamais mis les pieds avant son inscription à l'Académie. Le contre-amiral chassa cette pensée et prit la tête dans une coursive qu'il savait hermétiquement fermée pour la durée de la visite de Contrôle. De toute l'escadre, une vingtaine de personnes seulement savaient qui il était et Rachel Shu, afin de limiter le nombre des initiés à ce chiffre, prenait les mesures les plus expéditives. La cabine d'Howell – celle du capitaine du cargo, en réalité –était plus confortable que ne l'avait suggéré sa remarque précédente. Il fit signe à Contrôle d'en franchir le premier l'écoutille et le regarda faire. Il ne fut pas déçu. L'homme se dirigea tout droit vers le poste de commande, s'assit derrière sans hésiter et lui désigna le fauteuil du solliciteur installé en vis-à-vis. L'amiral obtempéra en affichant le plus grand calme, se rejeta en arrière et croisa les jambes. Il ne se faisait pas d'illusions. La visite que lui rendait Contrôle personnellement laissait entendre qu'il allait l'écorcher vif, mais Howell aurait préféré se pendre plutôt que de donner l'impression d'être dans ses petits souliers. Il avait fait de son mieux et, quoi que l'autre pût prétendre, n'était en rien responsable des pertes d'Élysée. Contrôle le fixa quelques instants sans mot dire puis s'adossa à son tour à son siège et inspira profondément, hérissant sa moustache cirée de manière encore plus agressive. « Donc, amiral... j'imagine que vous connaissez la raison de ma visite. » Howell sentit qu'on lui tendait une perche et fournit la réponse attendue. « J'imagine que ça concerne Élysée ? — Effectivement. Nous trouvons ce désastre regrettable, amiral Howell. Nous sommes très mécontents. Et nos soutiens encore plus. » Le regard de ses yeux gris était inflexible, mais Howell refusa de baisser les siens. Tout comme, d'ailleurs, de perdre son temps à se justifier à moins qu'on ne fît peser sur lui des accusations spécifiques, et il soutint le regard de Contrôle en observant un silence serein. « Vous disposiez de tous les renseignements nécessaires, amiral, reprit Contrôle quand il devint évident qu'Howell ne répondrait pas. Nous vous offrions Élysée sur un plateau d'argent, et vous avez perdu non seulement les trois quarts de vos forces au sol, mais aussi cinq navettes de fret, une navette d'assaut de type Léopard, quatre Bengale... et un croiseur de combat d'un million de tonneaux. Et, par-dessus le marché, vous n'avez même pas atteint votre objectif. Dites-moi, amiral... êtes-vous incompétent de naissance ou avez-vous dû vous échiner pour le devenir ? — Dans la mesure où j'ai suffisamment donné la preuve de ma compétence par le passé, je ne daignerai pas répondre à cette dernière question, monsieur, répondit Howell sur un ton détaché qui ne trompa personne. Quant aux autres, il me semble que l'enregistrement parle de lui-même : le Poltava a mené une attaque parfaitement classique, mais le capitaine Ortiz a pris une décision malencontreuse et s'est trop approché de son adversaire. Ça arrive aux meilleurs commandants et, quand ça se produit à quinze minutes-lumière du vaisseau amiral, l'officier en charge n'y peut rigoureusement rien. » Il soutint encore le regard de Contrôle en permettant à ses yeux de trahir la colère que dissimulait sa voix et sentit quelque chose vaciller sous les sourcils de son interlocuteur. Fureur équivalente ? Respect ? Il n'aurait su le dire et s'en moquait d'ailleurs éperdument pour l'heure. « Quant au reste de votre... accusation, j'aimerais simplement vous faire remarquer que vos renseignements étaient en réalité fort loin d'atteindre à la perfection et que vous aviez été prévenu du succès pour le moins problématique de l'opération. Vous saviez combien il serait difficile de nous assurer le contrôle des dossiers du GénGén. Si l'ennemi avait effectivement occupé les positions dont vous affirmiez qu'il les tiendrait, nous aurions sans doute pu investir les bâtiments. En l'occurrence, nos commandants de groupe sont effectivement tombés dans un piège parce qu'on leur avait assuré qu'ils ne rencontreraient pas de résistance. Je suis probablement tout aussi fautif pour n'avoir pas exigé une préparation plus complète en dépit de nos informations "parfaites", mais je prétends qu'il aurait été plus avisé de votre part de ne pas nous fournir des renseignements d'ordre tactique avant d'avoir établi leur exactitude. Mieux vaut une absence totale d'informations que des renseignements erronés... ainsi que l'a prouvé ce raid. — Nul ne peut se prémunir contre des modifications de dernière minute, amiral. — En ce cas, il serait plus sage de ne pas vous en targuer, monsieur », répondit Howell de la même voix calme. Il s'interrompit un instant pour attendre la réponse de Contrôle, mais, celui-ci se contentant de balayer l'argument d'un geste, il poursuivit : — Enfin, monsieur, j'aimerais également préciser que, quoi qu'il ait pu arriver à nos forces au sol et que nous ayons ou non réussi à nous emparer des données du GénGén, nous avons parfaitement mené à bien l'objectif principal stipulé dans notre ordre de mission. Vos estimations du nombre des victimes sont sans doute plus précises que les nôtres, mais j'ai la certitude que nous avons largement dispensé l'atrocité" à laquelle vous aspiriez. — Oumph ! » Contrôle se balança doucement d'avant en arrière dans son fauteuil, tout en le faisant légèrement pivoter dans un sens puis dans l'autre avant de faire bouffer sa moustache et de hausser les épaules. « Je l'admets », reprit-il sur un ton beaucoup moins hargneux. Il se fendit même d'un petit sourire. « Comme vous en êtes sans doute conscient, la merde retombe en cascade. Dites-vous que vous n'avez reçu que la moitié du seau qu'on m'a envoyé à la gueule. » Son sourire s'effaça. « Je peux néanmoins vous affirmer que nous avons échappé tous les deux à des orages bien plus violents. — J'en suis persuadé, monsieur. » Howell se permit à son tour de se détendre. « De fait, avoua-t-il, j'avais déjà préparé mes gens à ce qui, selon moi, m'attendait. Mais, en toute connaissance de cause, nous avons parfaitement rempli notre mission principale. — Si cela peut vous rassurer, c'est précisément l'opinion que j'ai exprimée. Quant à vos pertes... (Contrôle haussa les épaules) nous recrutons déjà du nouveau personnel sur les mondes dissidents locaux, mais je crains fort, hélas, que nous ne puissions remplacer aussi vite le Poltava. Cela dit, si vous avez entièrement raison quant à la réussite de votre mission principale, il appert que votre objectif secondaire était plus important que vous et moi ne l'escomptions. — Vraiment ? » Howell tira sur son lobe d'oreille. « Ils auraient été bien aimables de nous le faire savoir. — J'en conviens, j'en conviens. » Contrôle piocha un étui à cigares dans une poche de son blouson. Il en choisit un, le décapita et l'alluma. Howell, ravi de la présence de la hotte d'extraction à l'aplomb du bureau, le regarda tirer dessus jusqu'à en être satisfait puis le braquer sur lui comme un pointeur. « Voyez-vous, amiral, nos soutiens financiers des mondes du Noyau commencent à être sérieusement ébranlés. Ils sont assez sanguinaires, virtuellement parlant, et parfaitement disposés à causer de lourdes pertes parmi les civils tant qu'ils n'ont pas à les infliger eux-mêmes, mais, une fois le bain de sang réellement en train, ils n'ont pas assez d'estomac pour le supporter. Non pas qu'ils aient quelque chose à foutre du sort de leurs victimes, mais parce qu'ils prennent subitement conscience de la réalité des enjeux de la partie qu'ils sont en train de jouer... et de ce qui leur arrivera s'ils la perdent. » Howell perçut le mépris dans la voix de Contrôle et opina. « Ils sont gras, bourrés de fric et ils espèrent bien engraisser et s'enrichir davantage, mais, si la fortune et le pouvoir dont ils disposent déjà les protègent la plupart du temps des retombées de leurs forfaits, c'est une autre paire de manches cette fois-ci. Si jamais l'Empire découvre leur participation dans cette affaire, rien ne pourra les sauver, et leurs objectifs différent beaucoup des nôtres : ils ne nous appuient qu'en contrepartie de bénéfices immédiats, de la perspective de nouvelles concessions après notre succès, et je ne crois pas qu'ils aient réellement compris jusqu'à quel point il nous faudrait susciter une panique hystérique à l'encontre des pirates pour arriver à leurs fins. » Contrôle tira une autre bouffée de son cigare et exhala un long panache gris. La seule raison qui m'incite à m'attarder si longuement sur cette affaire, c'est que nous n'avons aucun bâton pour les frapper et qu'il nous faut donc leur agiter sans cesse la carotte sous le nez. Pour l'heure, ils ne distinguent que trop clairement les conséquences d'un échec et quelques-uns s'inquiètent déjà de nous voir attirer les foudres de la Flotte sur nos têtes par nos agissements. Nous, bien sûr, nous savons pourquoi nous le faisons ; pas eux. Ce qui sous-entend que, si nous ne tenons pas à les voir se retourner contre nous, nous devons leur jeter au plus vite une livre de chair... Les données du GénGén étaient précisément censées remplir ce rôle. — J'en suis conscient, mais le capitaine Alexsov et moi avons évoqué la possibilité d'un échec dès que la cible a été désignée. — Oubliez tout ça. » Contrôle agita son cigare. « Vous avez reçu votre dose de merde à ce sujet et vous avez réagi. Très bien. C'est fait. Le problème, à présent, c'est de savoir où nous allons dorénavant. — En effet, monsieur. — Parfait. Avez-vous amené Alexsov ? — Oui, monsieur. Le commandant Shu et lui sont à bord. — Excellent. » Contrôle consulta sa montre et fit la grimace. Mes gens, au sol, ne peuvent couvrir mon absence que quelques heures et je dois retourner travailler à la fin de la semaine prochaine. Le seul fait de prendre un bref congé à un pareil moment m'a valu quelques regards noirs et je ne pourrai pas me permettre avant longtemps de recommencer, de sorte que j'aimerais assez régler le plus vite possible tous les points litigieux. Permettez-moi de vous les exposer, pour que vous puissiez accélérer les choses après mon départ. D'accord ? — Bien sûr. — Très bien. Comme je l'ai dit, il nous faut une carotte bien visible, et nous pensons en avoir trouvé une : en l'espèce, Manille. — Manille ? » répéta Howell non sans étonnement. Jusque-là, toutes ses cibles avaient été des possessions impériales, or Manille était une colonie sœur d'un monde dissident et ses propriétaires de franches canailles. « Manille. Je sais que les Elgreciens la surveillent de près, mais il se trouve que nous avons appris qu'ils participeraient vers la fin du mois prochain à une manœuvre assez élaborée de la Flotte. J'ai apporté tous les détails dans mon enregistrement de données. L'essentiel, c'est que, l'escadre de Manille étant rappelée à El Greco pour un exercice de mobilisation concernant la défense de la planète mère, le système restera à découvert pendant au moins une semaine. Votre fenêtre, amiral. — Je ne connais pas très bien le système de Manille, monsieur. À quoi ressemblent ses défenses orbitales ? Les Elgreciens possèdent une technologie impressionnante pour un monde dissident et je n'aimerais pas tomber dans un traquenard. — Il n'y en a aucune. C'est toute la beauté de la chose. — Aucune? — Aucune. Logique, quand on y réfléchit. La planète n'est colonisée que depuis cinquante ans et, quand on a installé ses colons, ils n'avaient à redouter que d'autres mondes dissidents et, de temps à autre, une authentique razzia de pirates. Ils ne pouvaient raisonnablement s'opposer ni à l'Empire ni à la Sphère, de sorte qu'ils ont décidé de ne même pas s'y essayer... Quant aux autres mondes dissidents et aux pirates... à leur place, iriez-vous affronter El Greco ? — Certainement pas, monsieur », admit Howell. En l'occurrence, eût-il été l'Empire ou même Rishatha qu'il ne s'y serait pas aventuré. L'occupation d'une colonie d'El Greco était un jeu qui avait bien peu de chances d'en valoir la chandelle. Avant les guerres de la Ligue, El Greco avait été un monde universitaire renommé, connu pour ses académies d'art et ses facultés. Puis les Rishatha l'avaient occupé pendant la première guerre contre l'humanité et les Lézards avaient investi jusqu'aux domaines de l'Académie. Les Elgreciens étaient peut-être des têtes d'œuf et des philosophes, mais non pour autant des hydrocéphales, et les Rish s'étaient bientôt aperçus qu'ils avaient attrapé un tigre par la queue. Les universités d'El Greco avaient fait chauffer leurs ordinateurs et lancé des recherches de données dans le domaine de la guérilla, du sabotage et de l'assassinat comme s'ils préparaient leur thèse de doctorat. En l'espace d'une année, ils avaient levé deux divisions ; le temps que la Sphère se retire, y voyant une mauvaise affaire, la garnison rishathane se montait déjà à trois corps d'armée... et continuait de perdre du terrain. Les Elgreciens n'avaient rien oublié depuis et ils avaient décidé d'orienter leurs universités survivantes dans une nouvelle direction : El Greco n'y formait plus d'artistes, de sculpteurs et de compositeurs, mais des physiciens, des chimistes, des stratèges, des ingénieurs, des spécialistes de l'armement, et elle abritait l'un des complexes de recherche et développement les plus avancés de l'humanité. Les meilleures armées de mercenaires de ce secteur de la Galaxie étaient cantonnées sur El Greco et la majeure partie de leurs effectifs étaient officiers de réserve dans les forces armées planétaires. Sans doute El Greco pouvait-elle encore tomber entre les mains d'un envahisseur aussi imposant que l'Empire ou la Sphère, pourvu qu'il y tînt absolument, mais le coût de cette prise serait par trop élevé comparé à ce qu'elle rapporterait, et aucun monde dissident – pas même en coalition –n'aurait aimé se mettre à dos la Spatiale elgrecienne. Plus précisément en l'occurrence, l'amiral James Howell n'avait aucune envie de se la mettre à dos. — Pardonnez-moi, monsieur, mais êtes-vous bien certain que nous devions nous lancer dans cette aventure ? Contrôle émit un ricanement sarcastique presque apitoyé, et tira âprement sur son cigare avant de répondre. — Essayez de regarder l'affaire sous cet angle, amiral. Les Elgreciens sont très forts, indubitablement, mais ils ne sont à la tête que d'un seul système. La puissance de feu de leur flotte tout entière et de leurs armées de mercenaires est inférieure à celle de l'amiral Gomez, et ils sont encore très loin de disposer des sources de renseignement de Soissons. Dans la mesure où celle de votre escadre est déjà largement surpassée, un ennemi de plus ne saurait avoir une très grande importance, pas vrai ? Après tout, si nous devions livrer un combat classique, nous le perdrions même en cas de victoire. — Je m'en rends compte, monsieur, mais, confrontés à El Greco, nous n'avons pas la même clairvoyance. Nous savons à l'avance ce que fera la Flotte; nous ne disposons pas de cet avantage sur les Elgreciens. — Oh, mais ça viendra ! » Les yeux de Contrôle pétillèrent d'authentique bonne humeur. « Voyez-vous, nous allons faire d'une pierre deux coups, voire davantage. » En premier lieu, votre raid sur Manille visera l'unité de recherches biologiques de l'université de Tolède. Nous avons de bonnes raisons de croire qu'elle menait une course contre la montre avec le GénGén, de sorte que nous pourrons ainsi remédier à notre échec antérieur. » Deuxièmement, frapper un monde dissident fera oublier l'idée qu'on a déclaré une guerre à l'Empire. C'est le cas, mais il est essentiel que personne ne s'en rende compte. Nous pouvons nous en tirer sans nous attaquer à un autre monde dissident de ce secteur – quoi qu'il en soit, la plupart d'entre eux ne possèdent rien de valeur – mais, afin de passer pour d'authentiques pirates, nous devons au moins en frapper un. » Troisièmement, les Elgreciens comme les Jungiens veulent prouver qu'eux ne sont pas non plus à l'abri de nos attaques, de sorte qu'ils ont déjà mis au point des plans d'alliance en cas d'urgence – c'est d'ailleurs par ce biais que nous avons eu vent de ces manoeuvres. Mieux encore, ils ont accepté le principe d'un commandement et d'une coordination uniques en cas d'attaque. Les Jungiens ne s'y sont pas encore résolus, mais, même si votre raid entraînait les Elgreciens sur le terrain, nous aurions des renseignements fiables sur leurs opérations et leur attitude probable. » Et, quatrièmement... (les yeux de Contrôle se plissèrent) quelques subordonnés de Gomez – Mcllheny en particulier –commencent à nourrir des soupçons sur le déroulement de nos opérations. La phase 4 sur Élysée a éliminé tous ceux qui auraient pu identifier vos vaisseaux, mais l'aisance dont vous avez fait preuve pour pénétrer les défenses laisse clairement entendre que vous étiez très, très bien renseignés. Le gouverneur général lui-même a le plus grand mal à faire fi de cette évidence et Mcllheny s'efforce âprement d'inciter Gomez à ronger cet os. Si vous frappez un monde dissident avec la même précision, on en déduira que les pirates disposent de multiples sources d'information, ce qui devrait détourner en partie les soupçons. — Je le craignais déjà quand nous avons jeté notre dévolu sur Élysée », répondit sourdement Howell. Contrôle haussa les épaules. « Vous n'étiez pas le seul. Il s'agissait d'un risque calculé, car il nous fallait cibler un monde incorporé. La population de ceux de la Couronne est si peu élevée que même une éradication totale comme celle du monde de Mathison ne génère pas, quant aux pertes humaines, de chiffres susceptibles de frapper l'opinion publique des mondes du Noyau. En outre, la plupart des gens du Noyau se disent que tous ceux qui souhaitent établir une colonie sur une planète connaissent les risques et ne peuvent guère compter sur une assistance en cas de merdier. Mais, avec un monde incorporé, c'est une tout autre histoire. Élysée est représentée au Sénat et, croyez-moi, après ce qui est arrivé à un tiers de leurs électeurs, ces sénateurs exigent des représailles ! — Je sais, monsieur. » Howell contempla ses mains. « Est-ce que ça signifie que nous devrons faire pareil sur Manille ? demanda-t-il d'une voix neutre. — J'en ai peur, amiral. » Contrôle lui-même avait l'air embarrassé, mais son ton ne s'altéra pas. « Nous ne pouvons pas changer notre mode opératoire, pour la même raison qui nous oblige à attaquer un monde dissident. Il faut absolument donner l'impression que nous traitons tout le monde à la même enseigne. — Je comprends, monsieur, soupira Howell. — Tant mieux. » Contrôle balança un petit processeur sur le bureau. « Voici votre paquet de renseignements. Nous ne prévoyons pas de problèmes, mais, si le commandant Shu a des questions à poser, elle pourra les faire parvenir par les canaux habituels. Nous ne pourrons plus nous permettre de contact direct pendant un certain temps. — Compris », répéta Howell en se levant pour reconduire son visiteur hors de la cabine. Il s'abstint, en partie par diplomatie mais aussi parce qu'il l'avait finalement trouvée utile, de mentionner que cette rencontre n'avait pas été de son fait. Les tête-à-tête autorisent des nuances qu'interdit toute médiation. Ils s'arrêtèrent devant le sas du personnel et Contrôle lui broya de nouveau la main, un tantinet moins douloureusement cette fois. « Bonne chasse, amiral. — Merci, monsieur », répondit Howell en se mettant au garde-à-vous, mais en s'abstenant de saluer. Leurs regards se croisèrent une dernière fois puis le vice-amiral Amos Brinkman hocha sèchement la tête et franchit l'écoutille. CHAPITRE XVI Le lieutenant de la Spatiale jungienne Charles Giolitti, affecté au service des douanes de MaGuire, prit le temps de vérifier deux fois ses données pendant que la navette d'inspection dérivait vers le libre négociant Coursier des étoiles. Sa première lecture du téléchargement l'avait intrigué — surtout quand il avait parcouru la liste des auxiliaires du vaisseau — et il tenait à s'assurer qu'il avait bien lu. Les informations étaient inhabituellement complètes pour un nouvel arrivage, se persuada-t-il gaiement. Qu'un vaisseau battant pavillon étranger débarquât sans la moindre documentation n'avait rien d'inouï et c'était inéluctablement pénible : chaque centimètre carré devait alors être passé au peigne fin, chaque membre de l'équipage scrupuleusement ausculté et, avant d'en laisser descendre un seul à terre, il fallait impérativement établir sa bonne foi. Les tensions tendaient à monter durant tout le processus, mais, en quatre siècles, l'Association Jung avait appris à surveiller ses visiteurs de près. En l'occurrence, néanmoins, Giolitti détenait une attestation impériale complète du secteur de Melville, ce qui devrait réduire les emmerdes au minimum. Il parcourut rapidement les données techniques et frétilla des sourcils en remarquant, au passage, le régime de la propulsion Fasset du Coursier des étoiles : aussi rapide que celui de la plupart des croiseurs — ce qui, ajouté à sa capacité de chargement limitée, songea-t-il ironiquement, constituait un indice aveuglant sur sa véritable nature. Non point, d'ailleurs, que l'Association Jung se méfiât des contrebandiers... tant qu'ils n'entreprenaient rien à l'intérieur de l'Association. Hum. Cinq membres d'équipage seulement. Pas grand monde, même pour un navire marchand. Ce qui signifiait probablement un support informatique passablement impressionnant. Son capitaine se nommait Théodosia Mainwaring... jeune pour son grade d'après sa bio, mais consacrant beaucoup de temps à son journal de bord. Les autres avaient l'air tout aussi qualifiés. Une assez bonne équipe pour un marchand, en fait. Bien sûr, les libres-échangistes tendaient à attirer les déclassés talentueux — les asociaux assez doués pour écrire eux-mêmes leur destin — loin de l'armée et des grandes lignes de navigation. Pas de manifeste d'import. Giolitti grogna, se rappelant les lacunes « diplomatiques » des dernières entrées dans la base de données de Melville. Ainsi, le capitaine Mainwaring s'était brûlé les doigts ? Ça n'avait pas dû être bien grave — il lui restait un vaisseau —, mais elle devait convoiter avidement une cargaison. Un signal carillonna et le lieutenant jeta un coup d'œil à son écran : sa navette venait d'entreprendre la manœuvre de jonction avec la seule soute libre du Coursier. Une navette de fret en assez piteux état occupait l'une des deux autres... pas si vétuste que ça, au demeurant, mais ayant longuement servi dans de dures conditions, visiblement, pour avoir collectionné tant de bosses et d'éraflures. Pourtant ce ne fut pas elle qui retint son attention. Une autre se dressait dans la soute numéro f — un vaisseau au nez fuselé, d'aspect dangereux même au repos. Giolitti connaissait ses spécifications essentielles, mais il n'en avait jamais vu et ne s'attendait pas tout à fait à cette taille. Ni à ces couleurs. Il tiqua en prenant conscience du noir et du rouge flamboyant de la coque. Un artiste anonyme avait peint des yeux blancs écarquillés de part et d'autre de sa proue effilée, et des gueules voraces aux crocs en dents de scie encadraient, béantes, ses tuyères et ses bouches à feu, tandis que d'horribles panaches de flammes s'entrelaçaient sur les caissons du moteur. Il n'avait aucune idée de la façon dont Mainwaring s'était débrouillée pour mettre la main dessus, mais elle avait dû procéder dans une quasi-légalité, puisque les impériaux lui avaient permis de le garder quand ils lui avaient conseillé d'aller explorer de nouvelles frontières. Toujours était-il que l'impact visuel était... radical. Il sourit quand les bras d'appontage se verrouillèrent. Le Bengale semblait déplacé sur son terne vaisseau mère utilitaire, mais les libres négociants tendent à se retrouver souvent loin de tout et réduits à leurs seules ressources, et il soupçonnait que des indigènes mal intentionnés y regarderaient à deux fois avant de s'en prendre à une navette de fret tant que cet engin planerait au-dessus, vigilant. Ce qui était sans nul doute le but de la manip'. Le collier d'arrimage du tube du personnel se mit en place et Giolitti s'empara de son calepin, fit un signe de tête à son pilote et ouvrit l'écoutille. Alicia regarda le jeune officier des Douanes lourdement bâti s'engouffrer dans le sas du Mégère en priant pour que ça marche. Ça lui avait paru relativement simple quand elle y avait réfléchi, mais c'était sur le moment. < Oh, du calme, petite! la tança la Furie. Nous avons déjà accompli le plus dur ! — Ouais, Alley, ajouta Mégère, soutenant bien inhabituellement Tisiphone. Il est seul et Tisiphone va lui tailler un short. — Expression quelque peu disgracieuse, mais exacte. — Pourriez-vous vous tenir un peu tranquilles toutes les deux, qu'on en finisse ! > suggéra Alicia fort à propos, tout en avançant d'un pas pour serrer la main de l'inspecteur. Giolitti parut un peu surpris de trouver le capitaine à l'attendre, mais il lui accorda le grand prix en matière d'élégance. Ce strict uniforme bleu nuit et ce boléro brocardé d'argent seyaient à la perfection à cette grande fille aux cheveux couleur de sable. Lieutenant Giolitti, du service des Douanes de MaGuire, se présenta-t-il à la jeune femme souriante. — Capitaine Théodosia Mainwaring. » Jolie voix... basse et veloutée. Il se surprit à lui rendre son sourire et se demanda vaguement pourquoi il se sentait soudain si allègre. Bienvenue sur MaGuire, capitaine. — Merci. » Elle relâcha sa main et il sortit son calepin. Les formulaires médicaux des membres de votre équipage sont-ils à jour et disponibles, capitaine ? — Les voici. » Elle lui tendit un portfolio de processeurs et Giolitti les inséra dans son calepin, pressa quelques touches d'une main experte et en scruta l'écran. Tout semblait en ordre. Il aurait sans doute dû insister pour voir les autres tout de suite, songea-t-il, mais il en aurait tout le temps avant de repartir. « Prête pour l'inspection, capitaine ? Mainwaring hocha la tête : — Suivez-moi. » Elle le fit entrer dans l'ascenseur. Le regard quelque peu désorienté de l'officier des Douanes rassura grandement Alicia, mais elle prit soin de presser elle-même les touches de l'ascenseur. Tisiphone gloussa en son for intérieur, prenant plaisir à imposer ses caprices à leur visiteur, mais Alicia savait que moins la Furie aurait à effacer d'impressions, mieux ça vaudrait ; à quoi bon, donc, laisser Mégère piloter l'ascenseur sans qu'on lui en ait donné l'ordre ? Elle conduisit le lieutenant Giolitti jusqu'à ses quartiers et le regarda procéder à leur inspection. Il connaissait manifestement les meilleures cachettes pour la contrebande mais agissait de manière machinale. Il poursuivait gaiement la conversation, d'une voix parfaitement normale en apparence, mais c'était précisément cette normalité qui contrastait avec l'automatisme de sa perquisition. Il acheva ses recherches en souriant et elle inspira profondément puis le raccompagna dans la coursive. Elle fit halte une seconde, constata que le regard de l'autre se faisait de plus en plus flou, tourna les talons et le ramena dans sa cabine. Les quartiers de mon ingénieur », déclara-t-elle. Il hocha la tête et se remit à l'œuvre... oublieux d'avoir déjà fouillé la même cabine. Alicia n'en croyait pas ses yeux. Elle s'y était sans doute attendu, mais en être témoin avait quelque chose d'aussi terrifiant qu'irréel. Et elle sentait que Mégère réagissait de façon identique. Tisiphone, d'un autre côté, semblait trouver la scène parfaitement normale, même si, de toute évidence, elle devait bander toute sa volonté pour réussir à leurrer le lieutenant. Giolitti termina son deuxième examen et se tourna vers elle : À qui le tour ? s'enquit-il jovialement. — Mon astrogateur », répondit Alicia en le reconduisant dans la coursive. Giolitti inscrivit sa dernière entrée en regrettant que toutes ses inspections ne prissent pas une aussi plaisante tournure. Le capitaine Mainwaring tenait un vaisseau immaculé. Même sa soute de chargement était impeccable, et le Coursier des étoiles était sans doute l'un des très rares bâtiments de libre négoce dont l'équipage n'avait rien laissé traîner d'illégal – ou, à tout le moins, de non réglementaire – à portée de son regard. Ce qui en faisait de bien improbables citoyens respectueux des lois, ou alors des contrebandiers diaboliquement rusés en matière de dissimulation de leurs planques. Compte tenu de ses premières impressions de l'équipage de Mainwaring, Giolitti penchait plutôt pour la seconde hypothèse et leur en attribuait encore plus de talent. C'était bizarre, néanmoins. Leurs compétences l'avaient certes impressionné, mais eux ne s'étaient pas vraiment imposés à lui comme à l'accoutumée. Sans doute parce qu'il se concentrait si intensément sur leur capitaine, songea-t-il non sans quelque remords, en la reluquant du coin de l'œil tandis qu'elle l'escortait jusqu'au sas du personnel. Bien peu habituel de la part du commandant d'un vaisseau que de perdre son temps précieux à guider personnellement un officier des Douanes dans ses recherches. Les meilleurs semblaient rabaisser les inspecteurs à un niveau encore inférieur à celui d'un Rish, d'un intrus – et, pire encore, d'un intrus officiel – sur leur pré carré. Giolitti ne le leur reprochait pas, mais rencontrer un de ces rares individus bien disposés lui était d'un immense soulagement. Et, tout bien réfléchi, que le reste de son équipage parût en comparaison quelque peu effacé n'était guère étonnant. Jamais il n'avait rencontré magnétisme personnel aussi puissant que celui qu'irradiait Théodosia Mainwaring. C'était une femme renversante, aimable et parfaitement décontractée, bien qu'elle lui fît l'impression de pouvoir se montrer terriblement dangereuse si l'envie l'en prenait. Évidemment, on ne pouvait pas s'attendre à voir une timide violette choisir si jeune la carrière de libre négociant, mais c'était bien plus profond, en fait. Il se souvenait encore de la mesquinerie de l'officier, blanchi sous le harnais, qui supervisait l'entraînement au corps à corps des « jeunes gens » de l'école des Douanes. Il se déplaçait exactement comme Mainwaring et pouvait, d'une seconde à l'autre, se transformer en mort ambulante. Le lieutenant chassa cette pensée et éjecta le processeur d'accréditation de son calepin. Il le tendit au capitaine puis lui offrit sa main. — Ce fut un plaisir, capitaine Mainwaring. J'aimerais que tous les vaisseaux que je visite soient aussi soignés que le vôtre. Je vous souhaite bonne chance dans vos activités. — Merci, lieutenant. » Mainwaring lui serra fermement la main et, l'espace d'une seconde, il lui sembla sentir contre sa paume une excroissance dure et anguleuse, mais la sensation se dissipa aussitôt. Un instant plus tard, il en avait perdu tout souvenir. « J'espère que nos chemins se croiseront de nouveau, poursuivit le capitaine. — Il se peut. » Giolitti lâcha sa main et recula d'un pas puis brandit un index péremptoire : « Et n'oubliez pas. Tous ceux de votre équipage qui descendront à terre seront individuellement soumis à des examens médicaux par scanneur pour confirmer leur accréditation. — Ne vous inquiétez pas, lieutenant. » Le sourire légèrement amusé de Mainwaring le fit se sentir encore plus jeune. « Je ne pense pas que nous nous attarderons assez longtemps pour jouir d'un quartier libre – de fait, la plupart de mes gars seront bien trop occupés à faire passer des tests de maintenance à notre propulseur Fasset avant le décollage – mais nous contacterons vos toubibs si besoin. — Merci, capitaine. » Giolitti lui adressa un petit salut guindé. « En ce cas, permettez-moi de vous souhaiter officiellement la bienvenue sur MaGuire, ainsi qu'un bon voyage. » Mainwaring lui rendit son salut et le lieutenant regagna sa navette. Deux autres inspections l'attendaient avant la fin de son quart et il espérait, non sans une certaine mélancolie, que toutes se passeraient aussi bien. Alicia s'affala contre la cloison et se remplit les poumons d'une longue goulée d'air. Dieu du ciel ! Elle savait Tisiphone douée, mais la performance de la Furie avait dépassé ses plus extravagantes espérances. Elle doutait fort qu'elles pussent croiser un jour un inspecteur plus futé et scrupuleux que le jeune lieutenant Giolitti, mais, si cela devait se produire, elle avait désormais la certitude qu'elles pourraient le vamper de la même façon. Le regarder « perquisitionner » ses quartiers à cinq reprises avait sans doute été passablement éprouvant, mais, comparé à son passage, sans même un battement de cils, devant les tubes d'amenée du principal magasin de missiles, c'était de la petite bière. Son « inspection » de la passerelle semblait également l'avoir pleinement satisfait, encore que seul un idiot – ou un individu sous l'emprise de Tisiphone –aurait pu fixer ces cloisons grises et le casque de connexion synth alpha sans comprendre ce qu'il avait sous les yeux. < Évidemment qu'il n'a rien compris, fit remarquer Tisiphone. Tu as entièrement raison à propos de son intelligence – un jeune homme très brillant, en vérité – mais il est plus facile d'user de suggestion sur les gens intelligents, car ils ont assez d'imagination pour ajouter des détails sans qu'on ait besoin de beaucoup les forcer. En outre, ajouta-t-elle aimablement, Mégère et toi avez été bien avisées de forger aux "membres de notre équipage" des personnalités aussi détaillées. Ce qui m'a permis de les projeter avec davantage d'épaisseur. — Ouais. » Alicia inspira une autre lampée d'air et se redressa. « Malgré tout, tu donnais l'impression de te concentrer intensément. Tu as déjà manipulé plus d'une personne à la fois ? — je crois, oui. La difficulté ne réside pas dans le nombre d'esprits à contrôler, petite, mais dans les détails de l'illusion que je leur procure. Bien entendu, si jamais nous devions leurrer plusieurs individus en même temps, il serait sage d'y inclure un manque d'inclination à réfléchir ultérieurement à leur inspection, de peur qu'ils ne découvrent trop d'incohérences dans leurs souvenirs. — Tu as sans doute raison, fit remarquer Mégère. Mais, sauf s'il y a un hiatus dans la documentation, les équipes d'un seul membre semblent la norme par ici. — Je sais. » Alicia remonta dans l'ascenseur et appuya sur le bouton de la passerelle. « Avons-nous l'autorisation d'aborder et avons-nous réglé les honoraires pour les services, Mégère ? — Bien sûr. Tisiphone a superbement trafiqué les livres de comptes quand elle leur a largué notre journal de bord, et madame Tanner s'est chargée des registres pendant que le capitaine Mainwaring promenait le lieutenant Giolitti. Nous avons couvert nos salaires avec son transfert de crédits bidon; le solde est de quatre-vingt mille crédits. Et le personnel de service ? — Sans problème. Le lieutenant Chi shohn s'en est occupé et ils attendent que notre navette vienne chercher les denrées. Nous devrons balancer le plus gros dans le vide puisque j'ai passé une commande pour un équipage de cinq personnes afin que ça corresponde, mais notre téléchargement de Melville indique que nous avons procédé à une révision complète voilà six mois et je n'ai donc pas eu à feindre d'autres exigences en matière de services. — Tu es un chou », déclara Alicia avec tendresse. La vraisemblance à laquelle pouvait parvenir Mégère en matière de voix et d'images informatiques l'avait stupéfiée. Et c'était heureux, car elles devaient absolument convaincre tous ceux qui se montraient trop curieux – non, biffez cette dernière phrase – interdire toute curiosité, ce qui signifiait qu'elles devaient pouvoir présenter d'autres individus de l'équipage que le capitaine Mainwaring, sous une apparence ou une autre. L'aptitude de Mégère à tenir une conversation par com – voire plusieurs en même temps – était donc d'une valeur inestimable. < Merci. Vous avez fait du bon boulot, Tis et toi. — Nous n'aurions pas pu accomplir grand-chose sans toi. C'est la combinaison de nos talents qui fait de nous une équipe formidable. — Tu as raison, ma fille, convint Alicia. Mais personne n'a froncé les sourcils en voyant vos visages, si je comprends bien ? — Pas même d'un millimètre. Tu veux voir mes derniers essais ? J'ai finalement réussi à donner ce zozotement appuyé au "lieutenant Chishohn", tu sais ? — Bien sûr. » L'ascenseur s'arrêta sans à-coup et Alicia posa le pied sur la passerelle. « Roule ! — Regarde le moniteur 2. > L'écran plat clignota une seconde puis se ralluma en affichant le visage d'un garçon mince aux cheveux auburn et aux lourdes paupières. « De quoi z'ai l'air, capitaine ? » demanda l'image; Alicia sourit. « Peut-être ce zézaiement est-il un peu trop appuyé, Mégère. — Fazile à dire pour toi, répliqua le "lieutenant Chisholm". On ne t'a pas zambré toute ta vie durant zur ze défaut. Crois-moi, za peut parfois devenir franzement pénible. — Tu le postules ou tu le postillonnes ? » gloussa Alicia; l'image leva la main sur l'écran et lui fit un signe grossier. « Oh, c'était parfait, Mégère ! Évidemment, compte tenu de son zozotement, ce pauvre Chisholm ne sera pas chargé de la com, j'imagine ? — Non. » Un soprano s'était substitué au baryton de Chisholm et son image avait été remplacée par celle d'une femme au visage carré et aux cheveux argentés, en qui Alicia reconnut Ruth Tanner, sa commissaire de bord : « Ce pauvre Andy déteste parler à des inconnus. C'est pour cette raison que je suis la plupart du temps de faction à la com quand vous n'êtes pas à bord, capitaine. — C'est ce que je vois. » Alicia s'appuya de la hanche à une console sans cesser de sourire. L'IA s'était surpassée. Personne n'aurait pu soupçonner, en conversant avec les guignols de Mégère, qu'il n'y avait qu'un seul être humain à bord du Coursier. Si l'on y ajoutait la capacité de l’IA à manoeuvrer les deux navettes grâce à ses liens télémétriques, l'équipage du capitaine Mainwaring brillerait par son indéniable présence... à tel point que nul ne se rendrait compte qu'il n'avait pas une fois posé les yeux sur un seul de ses membres. « Très bien, je crois qu'on est parées. Mais, si ça ne vous fait rien à toutes les deux, je m'accorderais bien une bonne nuit de sommeil avant de me mettre en quête d'une cargaison. — D'accord. > Mégère ayant rétabli le contact direct avec Alicia, l'écran s'éteignit et la jeune femme entreprit de regagner ses quartiers en se débarrassant au passage de son boléro trop serré. Elle balança le vêtement à l'un des bras télécommandés de Mégère, qui le rangea bien proprement dans un placard. < Euh, dis-moi, Alley... reprit Mégère pendant qu'elle se déshabillait, tu n'as sans doute pas eu le temps de parcourir toutes les données du téléchargement transmis par le capitaine du port de MaGuire, n'est-ce pas ? — Tu le sais très bien. » Alicia s'interrompit alors qu'elle avait à moitié ôté son chemisier. « Pourquoi ? — Eh bien, je ne voulais pas t'inquiéter avec ça pendant que Giolitti était à bord et je ne tiens pas non plus à t'inspirer des cauchemars, mais nous y sommes notifiées. — Qui ça, "nous" ? — Je parle du "nous" qui m'a arrachée à l'orbite de Soissons. Plus spécifiquement du capitaine Alicia De Vries et du vaisseau stellaire synth alpha dont la coque porte le numéro 7-9-1-1-4. — Vraiment ? Qu'est-ce que ces données ont à dire sur nous? s'enquit Tisiphone avec curiosité. — C'est assez moche. — Autrement dit ? demanda Alicia d'une voix sèche. Ils savent où nous allons, quelque chose comme ça ? — Non, c'est moins grave que ça. Mais une entrée te concerne en totalité, Alicia... Elle déclare que tu t'es échappée de ta détention en service psychiatrique et que tu es regardée comme extrêmement dangereuse... plus quelques autres sornettes me concernant. Dont une description assez brève mais très précise de mes capacités offensives et défensives, encore qu'ils conservent un tas de détails sous le boisseau et ne pipent pas mot de mes autres talents. Non, ce qui me perturbe, ce serait plutôt le dernier petit ajout. — Quel dernier petit ajout? — Celui qui dit que la Flotte offre une récompense d'un million de crédits pour toute information permettant notre localisation et notre interception >, répondit Mégère. Alicia ravala sa salive, mais l'IA n'avait pas encore terminé. < Et le dernier paragraphe précise que la Spatiale jungienne a adopté, pour les unités de sa propre flotte, les directives émises par le gouverneur général Treadwell. > Alicia s'assit avec fracas sur le lit pendant que Mégère achevait son rapport. < C'est un ordre de tirer à vue, Alley. Ils ne parlent même pas d'essayer de nous ramener en un seul morceau. > CHAPITRE XVII Benjamin Mcllheny raccrocha son casque et se leva en massant ses yeux douloureux, tout en essayant de se rappeler la dernière fois où il avait dormi au moins six heures d'affilée. Il baissa les bras et fixa d'un œil noir les microprocesseurs d'enregistrement et les tirages papier qui s'entassaient un peu partout dans son bureau du vaisseau nolisé HMS Donegal. La réponse se trouvait quelque part dans ce merdier, il en était certain... ou, tout du moins, les indices qui y conduiraient. S'il réussissait seulement à les trouver... Tout service des Renseignements possède toujours les données requises... sans le savoir ; ça semble être une loi naturelle. Comment, après tout, peut-on réussir à démêler la seule vérité cruciale d'un écheveau de mensonges, de demi-vérités et de totale démence ? Réponse : on la reconnaît toujours après coup, avec le recul. Raison pour laquelle, bien sûr, tout le milieu du renseignement se fait sans cesse botter le train par des gens qui trouvent ça foutrement aisé. Mcllheny renifla avec amertume et entreprit de faire les cent pas. Il en avait été trop souvent le témoin, en particulier de la part de sénateurs. L'image qu'ils se faisaient des agents du Renseignement était celle de maîtres espions machiavéliques traquant la plupart du temps un agenda bien caché. Ce qui expliquait sans doute pourquoi il fallait toujours surveiller de très près ces sournois de fouille-merde. Et évidemment, dans la mesure où ils étaient toujours d'une intelligence hors pair, ils ne révélaient jamais tout ce qu'ils savaient, même lorsqu'ils en avaient le devoir constitutionnel. Si bien que toute échec » dans la localisation de ces données critiques ne pouvait qu'être le fruit d'un plan concerté pour étouffer quelque vérité embarrassante. Ces gens-là ne savaient ni ne voulaient savoir en quoi consistait réellement le travail d'agent du Renseignement. Les holovids pouvaient certes répandre le concept de l'intrépide agent interstellaire dissimulant sa puce de données dans une dent creuse, mais travail et sueur étaient le vrai secret. Infiltration et flair exercé restaient certes précieux, mais c'étaient plutôt la pénible traque du moindre indice, l'accumulation de toutes les preuves, si infimes fussent-elles, et leur analyse non moins exhaustive qui permettaient les véritables percées. Malheureusement, dut-il reconnaître en soupirant, l'analyse exige du temps, parfois davantage que celui dont on dispose, et, en l'occurrence, elle ne répondait pas à ses besoins. Il savait qu'il existait un lien entre les pirates et quelqu'un de très haut placé dans la hiérarchie. C'était la seule réponse possible. Toute l'armada de l'amiral Gomez aurait eu le plus grand mal à percer les défenses orbitales d'Élysée, pourtant les pirates y étaient parvenus dès le premier assaut. Mcllheny ne possédait aucune donnée relevée par les senseurs pour étayer son intuition, mais il était persuadé que les pirates, sous une quelconque couverture, avaient réussi à infiltrer un gros vaisseau de guerre dans le système pour tenir la planète à portée de ses FRAPS. Les rescapés, encore sous le choc, s'accordaient tous pour parler de la vitesse fulgurante avec laquelle avaient été anéanties les forteresses orbitales, et seul un gros vaisseau de guerre en eût été capable. Mais comment ? Comment avaient-ils réussi à berner l'amiral Trang et tous ses gens ? Les contre-mesures électroniques ne fournissaient pas à elles seules une réponse satisfaisante, après toutes les avanies qu'avait connues ce secteur. Non, d'une manière ou d'une autre, ils avaient présenté à Trang une facette légitime, quelque chose qu'il avait cru amical, et jamais ils n'auraient pu le faire s'ils n'avaient pas eu accès à des informations. Tout cela correspondait à un schéma bien précis — et même Treadwell montrait par certains signes qu'il était prêt à l'ad mettre —, mais le colonel voulait bien être pendu s'il parvenait à reconstituer le puzzle. Ben Belkacem lui-même avait jeté l'éponge et regagné la Vieille Terre dans l'espoir, bien faible, que ses supérieurs, avec le recul, sauraient déceler un indice qui aurait échappé à tous dans le secteur franconien. Le colonel l'espérait, car le pourquoi le turlupinait encore plus que le comment. Que diable ces gens mijotaient-ils ? Il n'en avait rien dit (sauf en privé à l'amiral Gomez et au général Keita), mais qu'ils fussent de simples pirates était une pure insanité. En termes de coûts et de rapport, c'était tout bonnement absurde. Quiconque était en mesure de lever une armada de cette taille n'aurait nullement besoin de ce que rapportaient ces pillages. Sans doute ce butin leur permettait-il de réduire leurs frais opérationnels, mais son évaluation la plus généreuse de leurs bénéfices n'aurait même pas couvert les frais d'approvisionnement et d'entretien de leurs vaisseaux. Il suffisait de dresser l'inventaire de ce qu'ils embarquaient : équipement de survie des colonies, dispositifs de balisage des spatioports, machines industrielles, pour l'amour de Dieu! Sans doute ratissaient-ils aussi quelques produits de luxe — ils avaient emporté pour un demi-million de crédits en fourrures de félins des neiges sur le monde de Mathison — mais aucun pirate ni brigand normal ne toucherait à ce qu'ils prenaient. Et, même en mettant de côté cet improbable butin, il y avait les pertes humaines. Mcllheny peinait à s'imaginer un Attila en astronef. Les imbéciles deviennent rarement capitaine de vaisseau et seul un crétin pouvait ne pas entrevoir l'inéluctable conséquence de la conduite de cette étrange politique de la terre brûlée menée contre l'Empire. À telle enseigne que le carnage pour le seul plaisir n'a jamais été une caractéristique des pirates normaux; ça ne rapporte rien, mais, en revanche, ça engendre nécessairement une réaction brutale. Pourtant, ces gens se plaisaient à laisser dans leur sillage des tueries de plus en plus massives. À en croire tous les dires des survivants d'Élysée, ils n'avaient même pas cherché à piller au-delà des limites de la capitale, mais ils avaient réduit toutes les villes en cendres depuis l'orbite ! Neuf millions de morts ! Que pouvait bien cacher un tel massacre ? A croire qu'ils narguaient la Flotte, la mettaient au défi de les affronter. C'était à devenir dingue, pourtant la réponse était là, dans son bureau comme dans son cerveau, pourvu qu'il réussît à assembler toutes les pièces du puzzle. Un groupe capable de pénétrer ainsi, comme si elles n'existaient pas, les défenses d'une planète et de se servir de leurs données volées pour organiser des attaques aussi mortelles que méticuleusement préparées ne pouvait être constitué de simples soldats perdus. Ils avaient un dessein ultime qui, à leurs yeux du moins, justifiait tous ces carnages; et cette idée était terrifiante, car Mcllheny se sentait parfaitement incapable d'imaginer cet objectif alors qu'il en avait précisément la charge. Il est des fois, songea-t-il avec nostalgie, où le retour à la rude simplicité peut avoir son charme. Le signal d'admission l'arracha à ses pensées. Il pressa sur le bouton et arqua les sourcils en voyant sir Arthur Keita franchir l'écoutille. — Bonsoir, sir Arthur. Que puis-je pour vous ? — Pas grand-chose, je crois », gronda Keita. Il déplaça un carton de microprocesseurs posé sur une chaise puis s'y installa en le gardant sur les genoux. « Je suis passé vous dire au revoir, colonel. — Au revoir ? » répéta Mcllheny, sidéré. Keita lui décocha un aigre sourire. — Je ne fais que brasser de l'air, ici. Ce travail concerne la Flotte et vous... et Treadwell, à condition qu'il cesse de réclamer à tue-tête d'autres vaisseaux pour se servir de ceux qu'il a... et je ne me suis déjà que trop attardé. — Je vois. » Mcllheny se laissa retomber sur sa chaise et la fit pivoter vers son interlocuteur. La voix rocailleuse du général était aussi ferme qu'à l'accoutumée, mais il la sentait empreinte d'un certain désespoir. Il savait ce qui avait retenu si longtemps Keita à Soissons... et l'on n'avait pas signalé le vaisseau synth alpha depuis dix semaines. — « Je m'en doute, colonel. » Le regard de Keita était triste, mais il lui adressa un sourire un tantinet moins forcé et hocha la tête. « Mais je ne peux pas justifier la prolongation de mon séjour par le seul espoir qu'il pourrait se passer quelque chose, et... (sa mâchoire se crispa) si on la repérait maintenant, ce travail vous incomberait. Pas à moi. — Je comprends très bien, général. J'aurais préféré que ce ne soit pas réel... Dieu sait que le capitaine DeVries mérite mieux... mais je comprends. » Keita baissa les yeux sur le carton de microprocesseurs puis les tripatouilla d'un index épais. « J'aurais aimé que vous la connaissiez mieux avant tout cela, déclara-t-il à voix basse. Elle était... différente. L'élite. Et finir ainsi, la tête mise à prix par l'Empire... » Son chef à la crinière argentée dodelina tristement puis Keita fixa les décorations de Mcllheny. — Vous y étiez, colonel. S'il faut que ce soit l'un des nôtres, je préfère qu'il s'agisse de quelqu'un qui peut comprendre. Où qu'elle soit à présent, elle était différente. — Je sais, sir Arthur. — Oui. Oui, en effet. » Keita inspira profondément puis se leva et tendit la main. « Bon. Je m'en vais. — Oui, général. Je vous regretterai, sir Arthur. Sachez combien j'ai apprécié les éclairs de perspicacité dont vous m'avez fait bénéficier en dépit de vos autres... responsabilités. — Poursuivez sur votre lancée, colonel. » Keita broya la main de Mcllheny dans un étau. « Entre nous, je suis persuadé que vous êtes sur la bonne piste, alors surveillez vos arrières. Quelque chose pue horriblement dans cette affaire. Je compte en faire part à la comtesse Miller et à Sa Majesté, mais n'accordez que très prudemment votre confiance. Quand on ne peut pas distinguer les bons des méchants... » Sa voix mourut et il lâcha la main de Mcllheny en haussant les épaules. « Je sais, général. » Le visage du colonel se rembrunit un instant puis il plongea le regard dans les yeux de Keita. « Puis-je vous demander une faveur, sir Arthur ? — Bien sûr », répondit aussitôt Keita; Mcllheny le remercia d'un sourire. « J'ai fait une sauvegarde complète de tous mes dossiers. Techniquement parlant, ils ne sont pas censés quitter mon bureau, mais je vous saurais gré de bien vouloir les emporter sur la Vieille Terre. Je me sentirais bien plus rassuré si quelqu'un dont je connais l'intégrité détenait mes données, au cas où... » Le colonel s'interrompit en affichant un petit sourire torve, et Keita opina sobrement. «  Je le ferai. Et votre confiance m'honore. — Merci. Et, avec votre permission, général, je vous enverrai périodiquement un téléchargement de sauvegarde. Par un canal sécurisé différent de celui dont je me sers d'habitude. — Auriez-vous un pressentiment ? » Le regard de Keita s'était brusquement fait plus acéré et le colonel haussa les épaules. « Je... je n'en sais trop rien. Je soupçonne simplement que nous avons été infiltrés bien plus profondément que nous ne l'imaginions. Je ne voudrais pas passer pour parano, mais ces gens ont amplement démontré qu'ils n'hésitaient pas à tuer. Si jamais je m'approchais un peu trop de leur... Bon, un accident est vite arrivé, sir Arthur. Le vice-amiral Brinkman alluma un autre cigare, se renversa dans son fauteuil et contempla pensivement le plafond. L'affaire se compliquait. Ils l'avaient prévu, bien sûr – c'était inéluctable pour que ça fonctionne mais jongler avec tant de balles à la fois finissait par vous atteindre nerveusement. Il repensa à sa discussion avec Howell. Sans doute comprenait-il les inquiétudes du contre-amiral et, en toute franchise, sans Mcllheny, il aurait probablement hésité à s'attaquer aux Elgreciens. Même si cet emmerdeur n'existait pas, les objectifs secondaires en vaudraient la peine, mais le colonel était la véritable raison qui les conduisait à s'en prendre au moins à un monde non impérial pour prouver qu'ils étaient d'authentiques « pirates ». Brinkman ne s'attendait certainement pas à ce que l'attaque sur Manille le débarrassât définitivement de lui. Elle créerait sans doute la confusion parmi les gens auxquels il rendait des comptes, mais pas assez fort vraisemblablement. Raison précisément pour laquelle Mcllheny ne renoncerait pas : peut-être n'avait-il pas encore compris dans quoi il avait planté ses crocs, mais il savait au moins qu'il avait le doigt sur quelque chose et il ne lâcherait pas prise. Le recours à des données classifiées avait toujours été le point faible des plans d'attaque de l'escadre, mais c'était aussi le seul moyen. Howell était doué, mais il suffisait à la Flotte de jouer une seule fois de bonheur pour balayer toute l'escadre de l’espace ; on ne pouvait donc pas lui autoriser cette aubaine. Si lord Jurawski et la comtesse Miller n'avaient pas insisté pour envoyer là-bas Rosario Gomez, Brinkman aurait acquis la certitude que la Flotte ne connaîtrait aucune bonne fortune, mais ce n'était pas pour rien, dut-il admettre en souriant, qu'on surnommait Gomez la « Vierge de fer »; c'était là une vile diffamation de sa vie amoureuse, mais elle avait gagné ce surnom beaucoup plus jeune et rien, dans son style, n'avait changé depuis. Ils savaient que lady Rosario poserait problème depuis qu'on avait annoncé son affectation, mais ils n'avaient rien pu y faire. Ils avaient déjà éliminé l'amiral Whitworth pour libérer le créneau de commandant en second à l'intention de Brinkman; la mort mystérieuse de deux amiraux aurait été un risque excessif, et ils avaient donc dû tolérer Gomez pour se concentrer sur le sabotage de ses opérations de l'intérieur. Malheureusement, elle s'était entourée d'une équipe dont la ténacité était l'exact reflet de la sienne... et, qui plus est, foutrement soudée et loyale. Brinkman les soupçonnait, elle et Mcllheny, de cloisonner bien plus hermétiquement qu'ils ne le déclaraient et, ça, c'était très mauvais. Il se balança lentement dans son fauteuil en tétant son cigare. Mcllheny avait d'ores et déjà serré la vis aux circuits d'information normaux, ce qui réduisait dangereusement le nombre des suspects possibles. Plus les données devenaient inaccessibles, plus s'étrécissait comme peau de chagrin le nombre des individus susceptibles de les livrer aux « pirates », et c'était déjà suffisamment épineux en soi. Mais, si tous deux devaient se mettre à restreindre conjointement l'accès aux informations critiques à une sorte de cercle fermé qui aurait toute leur confiance, ses gens à lui risquaient de passer à côté de données cruciales dont Howell et Alexsov devaient impérativement être informés. Au moins ce casse-pieds du ministère de la Justice avait-il décampé après avoir perdu tout enthousiasme ; et Keita partirait dans quelques jours. Des atouts majeurs, certes, mais qui ne réglaient en rien le problème posé par Mcllheny. La solution idéale serait sans doute de le liquider, mais c'était un type aussi prudent que dangereux. On pouvait certes l'atteindre, mais organiser ouvertement un assassinat sans révéler à quel point la sécurité était profondément entamée prendrait du temps et serait malaisé. Pire, ça risquait de laisser entendre qu'il y avait une raison à son meurtre, et tous ceux avec qui il partageait ses soupçons — quels qu'ils fussent — se demanderaient forcément si cette raison n'était pas qu'il se trouvait sur la bonne piste et tout près d'élucider l'énigme. Gomez, au minimum, vengerait cette mort dans le sang et son propre assassinat serait encore plus ardu. Elle ne quittait pratiquement jamais son croiseur amiral ces jours-ci, et le sabotage du propulseur Fasset ou des générateurs de fusion de son Antietam serait le seul moyen d'en finir avec elle, en même temps qu'avec son vaisseau tout entier. Peut-être pas impossible, mais assurément difficile. Pire, la tuer risquait d'aggraver encore le problème Whitworth en le plaçant, lui Brinkman, aux commandes ; et chausser les bottes de Gomez dans les circonstances présentes pouvait faire sourciller ceux qu'il ne fallait pas. Imaginons que quelqu'un qui partagerait les soupçons de Mcllheny se demande pour quelle raison « on » tiendrait tant à voir sir Amos Brinkman occuper les fonctions de lady Rosario ? Il permit à sa chaise de se redresser et secoua la tête en soupirant. Non, toute action trop précipitée à l'encontre de Gomez était hors de question. La tension montait au Sénat et tant le ministère que les « pirates » dansaient la ronde autour d'elle en se moquant de ses vains efforts pour les écraser. Ce n'était plus qu'une question de temps avant qu'on ne la relève de ses fonctions pour ses échecs. Brinkman se montrerait très ingénument bouleversé de devoir remplacer cette chère et vieille amie dans de telles conditions... mais il ferait le ménage et enverrait Mcllheny boucler ses valises en prétextant un renouvellement des cadres. C'était, depuis le début, le plan échafaudé pour évincer Gomez; seuls les coups de sonde entêtés de Mcllheny l'avaient incité à réfléchir à une solution de rechange. Néanmoins, le moment viendrait peut-être où Mcllheny se rapprocherait un peu trop de la vérité et où il faudrait l'éliminer, en dépit de tous les soupçons que sa liquidation risquait (ou non) d'éveiller. Sans doute pas le plus propice des scénarios, mais l'autre parti serait de lui permettre de comprendre ce qui se passait exactement, de sorte que la décision se prendrait toute seule. En outre, sa mort aurait le mérite de créer une pagaille à court terme, surtout si elle ne donnait pas l'impression d'être le fruit d'un meurtre. Avec un peu de chance, la confusion pourrait même durer assez longtemps pour entraîner la relève de Gomez. Brinkman hocha machinalement la tête et écrasa son cigare. Oui, ça risquait de devenir nécessaire, auquel cas il ne serait pas mauvais de placer immédiatement ses atouts, et l'amiral croyait déjà savoir comment il s'y prendrait. Mcllheny, après tout, avait débuté dans la carrière en tant que pilote de navette. C'était à ce poste qu'il avait gagné ses galons et s'était fait un nom, et il en gardait une certaine tendresse pour les chouettes navettes et encore plus chouettes écumeurs. Son point faible. Mieux que ça : il insistait pour piloter lui-même quand c'était possible. Dans des circonstances normales, personne ne s'étonnerait d'apprendre qu'il avait disparu un beau jour en plein vol, et pour... aider ce brave colonel à disparaître du ciel, rien de tel qu'un petit coup de pouce à l'atelier d'entretien. Sir Amos eut un long sourire pensif et tenta de se remémorer le nom de ce « mécano d'écumeurs » qui avait servi à Rachel Shu pour éliminer l'amiral Whitworth. Il était grandement temps de procéder à quelques judicieuses réaffectations du personnel. CHAPITRE XVIII « Bonsoir, capitaine Mainwaring. Je m'appelle Yerensky. J'ai cru comprendre que vous cherchiez une cargaison pour votre vaisseau. » Alicia releva le nez de son verre de vin et aperçut un grand type d'aspect cadavérique. Il était bien habillé en dépit de sa dégaine famélique, et ses intonations policées ne détonnaient pas dans le brouhaha de ce restaurant huppé. Elle le scruta un instant puis se rejeta en arrière et, d'un geste discret, désigna la chaise libre en vis-à-vis. Yerensky s'y faufila en souriant poliment. Un serveur se matérialisa à ses côtés et Alicia sirota une gorgée de son vin en profitant de ce bref échange à voix basse entre garçon et client pour jauger son commensal. < Aussi lisse que la vase d'un étang, pas vrai ? > fit-elle observer; elle sentit Tisiphone acquiescer silencieusement. Elles n'étaient guère surprises, au demeurant. Elles en avaient beaucoup appris sur Yerensky au cours des deux dernières semaines consacrées à arranger cette rencontre. Trouver l'affréteur adéquat s'était révélé bien plus difficile qu'Alicia ne s'y était attendue. Non qu'elles n'aient reçu des propositions à la tonne, mais pratiquement toutes, à son grand dam, avaient été légales. Elle avait sous-estimé l'impact des raids des pirates sur le tarif des assurances et, compte tenu des circonstances, la haute vélocité du Coursier des étoiles contrebalançait largement sa faible capacité de fret. Si Alicia avait réellement été une libre négociante, elle aurait pu augmenter d'un quart de la somme que la rapidité de son vaisseau lui permettait de défalquer de sa prime d'assurances le barème des honoraires qu'elle percevait pour le transport et tripler néanmoins sa marge normale. Hélas, elle ne recherchait pas une cargaison honnête et elle avait dû concocter une extraordinaire panoplie d'excuses pour décliner ces propositions. À plus d'une occasion, elle avait dû se résoudre à laisser la Furie s'immiscer dans le cerveau d'un commanditaire parfaitement légitime pour l'inciter à lui suggérer lui-même une bonne raison de repousser son offre. À devenir dingue. D'autant qu'une des incursions de Mégère et de Tisiphone dans la base de données classifiées avait révélé que l'Empire venait de fournir ses empreintes rétiniennes et génétique à l'Association Jung. Elles n'avaient pas prévu ce rebondissement en créant le capitaine Mainwaring et s'étaient donc servies des vraies; Alicia avait failli tomber dans les pommes en découvrant que les autorités possédaient les deux jeux. Si jamais on procédait à une vérification à chaque nouvelle arrivée... Du moins cette menace avait-elle été écartée, voire oblitérée, grâce à ce simple expédient : renvoyer Tisiphone dans le réseau pour altérer les empreintes du capitaine du Coursier. Solution sans doute imparfaite, puisque tout document signé par Alicia en sa qualité de capitaine Mainwaring — contrat de transport, par exemple — inclurait ses empreintes rétiniennes réelles, qui ne correspondraient plus à celles de son dossier, mais elles ne pouvaient guère faire mieux. Tisiphone avait suggéré de falsifier le téléchargement de la Flotte plutôt que celui de Mainwaring, mais Alicia et Mégère avaient voté contre au motif qu'elles ne pourraient accéder aux dossiers de Soissons. Il était certes tentant de « légitimer » les empreintes du capitaine du Coursier, mais personne, sachant à l'avance qu'elles correspondaient à leur vrai propriétaire, ne songerait fort vraisemblablement à vérifier les empreintes apposées sur un document. Du moins Alicia l'espérait-elle, et cette éventualité la tracassait moins que ce qui risquait de se produire si le bureau des renseignements navals décidait de contrôler et constatait que les archives d'Alicia DeVries sur MaGuire n'étaient plus identiques à celles de Soissons. Ce qui prouverait à tout le moins qu'elle était passée par MaGuire, puisque personne, sinon elle, n'avait la moindre raison de les modifier. Pire, une simple comparaison des dossiers révélerait très vite que les empreintes du « capitaine Mainwaring », elles, correspondaient. Rien de tout cela n'était fait pour apaiser ses nerfs, mais au moins pourraient-elles bientôt déguerpir, semblait-il. Les prudents coups de sonde mentaux de la Furie avaient enfin permis de piocher un nom et un visage, ceux d'Anton Yerensky, dans les pensées d'un négociant plus intègre ; et môssieur Yerensky, à ce qu'il paraissait, avait besoin de faire acheminer une cargaison jusqu'à Ching-Haï, dans le système de Thierdahl. Encore à demi sauvage et pauvrement colonisée, Ching-Haï n'était pas précisément éligible... mis à part qu'elle ne se trouvait qu'à dix années-lumière de Dewent, laquelle Dewent n'était séparée de Wyvern que par moins de six. Mieux, ce qui, sur Ching-Haï, passait pour les autorités planétaires entretenait avec ces deux dernières planètes d'assez douillettes relations. Une fois Yerensky identifié, arranger des rencontres fortuites avec deux ou trois de ses associés ne s'était pas révélé bien compliqué. Après que Tisiphone eut implanté dans leur esprit une première impression favorable du capitaine Mainwaring, l'un d'eux avait accepté d'en parler ultérieurement à Yerensky et, pour la première fois, les conditions de transport légèrement biaisées du Coursier avaient joué en sa faveur. Dans la mesure où tant de vaisseaux rapides prenaient en charge les cargaisons légales, les réserves de contrebandiers menaçaient de s'épuiser. « Vous semblez bien informé, monsieur Yerensky, répondit-elle quand le serveur s'éloigna avec sa commande. Je cherche en effet une cargaison – réduite, j'en ai peur, mais j'imagine que vous avez déjà pris connaissance de ma capacité de fret auprès des autorités portuaires. — Celle de votre vaisseau me conviendrait parfaitement, capitaine, pourvu que nous nous mettions d'accord. — Je vois. » Alicia remplit son verre de vin et le brandit à la lumière. « De quel cubage exactement parlons-nous en l'occurrence, monsieur Yerensky ? — Oh, d'une centaine de mètres cubes, tout au plus. Un peu moins, en fait. — Je vois », répéta-t-elle. C'était effectivement une petite cargaison, inférieure à la moitié du cubage disponible dans la soute du Mégère, laquelle était déjà bien remplie de pièces de rechange et de pièces détachées. « Et où aimeriez-vous que je la livre ? — Ah, c'est assez délicat, capitaine, répondit lentement Yerensky, en la scrutant de sous ses paupières baissées. Voyez-vous, j'ai besoin qu'elle soit livrée à Ching-Haï. » Il s'interrompit une seconde, comme pour la laisser s'imprégner de l'idée, puis reprit : « Je crois comprendre que vous disposez d'une navette de fret de la Flotte susceptible de circuler en terrain dangereux ? » Alicia abaissa son verre de vin et permit à ses lèvres de se retrousser pour dessiner un petit sourire. « Effectivement. Dois-je en déduire que votre destinataire sera... incapable d'en accuser réception dans un port régulier ? — Précisément, répondit poliment Yerensky, avec un sourire non moins ténu. Je vois que vous êtes bon juge en la matière, capitaine. — On s'y efforce, monsieur Yerensky. » Le serveur revenant avec la commande de Yerensky et commençant à disposer des plats sur la table, Alicia but une autre gorgée de vin. Ces plats étaient fort nombreux et elle se demanda quelle sorte de métabolisme pouvait bien absorber tout cela en continuant d'avoir l'air I a mélique. Le serveur s'éclipsa de nouveau et Yerensky déplia sur ses genoux une serviette blanche comme neige puis tendit la main vers sa fourchette. « Compte tenu de votre observation, capitaine, je présume que vous êtes consciente de la... variable... euh, disons relativement inconnue que vous représentez, vous et votre équipage. — Si vous avez consulté mon téléchargement au port, vous avez dû découvrir que nous sommes rattachés au gouverneur du wuteur de Melville », répondit Alicia, en s'abstenant de mentionner que ledit gouverneur de Melville serait le premier surpris le l'apprendre. « Eh bien... oui, capitaine, mais MaGuire peut difficilement être regardée comme une planète impériale, n'est-ce pas ? Et, dans certaines circonstances, un expéditeur pourrait trouver malcommode de se retourner contre votre garant en cas... d'avanie. » < En d'autres termes, fit silencieusement observer Alicia à Tisiphone, un escroc peut difficilement vous poursuivre pour le détournement de sa cargaison illégale. — Il est assez réconfortant de découvrir que certaines choses n'ont pas changé >, répondit la Furie; Alicia hocha la tête à l'attention de Yerensky. « Je peux le comprendre. D'un autre côté, j'imagine que vous ne seriez pas venu me trouver si vous n'aviez pas pressenti que je pouvais résoudre ces petits problèmes. — Vous êtes une femme selon mon cœur, capitaine, déclara Yerensky en étalant plus régulièrement sa salade. J'aimerais que nous puissions baser nos relations sur une confiance mutuelle. — De quelle manière ? — Peut-être en vous réglant un acompte de vingt-cinq pour cent sur les honoraires totaux du transport, le reste étant placé sur un compte bloqué à MaGuire jusqu'à ce que la cargaison soit livrée à mon agent sur Ching-Haï. Alicia hocha pensivement la tête, mais les rouages de son cerveau s'activaient fébrilement. C'était une idée exécrable, qui exigerait des liasses de paperasse légale, autrement dit d'autres empreintes rétiniennes. Mais elle ne pouvait pas vraiment avancer cet argument pour y objecter... « Intéressante suggestion, monsieur Yerensky, mais qui n'entre pas du tout dans la manière dont je conduis habituellement mes affaires. Je peux sans doute concevoir certaines circonstances dans lesquelles – à votre insu, naturellement – un destinataire peu scrupuleux nierait avoir pris réception de la marchandise, ce qui justifierait le compte bloqué, voire exigerait le recours à un procès. Mais, voyez-vous, ces ports un peu rustiques sont aussi souvent sous-équipés. Une divergence d'opinion parfaitement honorable pourrait s'élever et, sans les instruments appropriés pour évaluer la cargaison, eh bien... » Elle haussa les épaules avec un petit sourire impuissant et une lueur d'admiration brilla dans les yeux de Yerensky. — Je vois. Dois-je conclure que vous avez une contre-proposition, capitaine ? — En effet. Je suggère que vous me régliez la moitié des frais de transport d'avance et que votre destinataire me règle l'autre moitié après réception et examen de la marchandise. Je renonce de mon côté à la sécurité d'un compte bloqué et vous-même ne prenez qu'un risque légèrement plus élevé avec votre acompte. Ça me semble équitable. » Yerensky mâchonna songeusement sa salade pendant quelques secondes puis hocha la tête. « Je pense pouvoir accepter cet arrangement, pourvu que nous parvenions à un accord sur le reste des conditions à notre mutuelle satisfaction. — Oh, mais je suis persuadée que nous y parviendrons, monsieur Yerensky. » Alicia lui fit un sourire encore plus suave. « Je suis une fanatique de la satisfaction mutuelle. » Alicia s'inclina en arrière dans son fauteuil de commandant et mordit dans un grain de raisin. Elle en savoura le jus et la pulpe avec une délectation sensuelle, tandis qu'un étrange dialogue bourdonnait à l'arrière de son crâne ; Mégère et Tisiphone partageaient son plaisir. < Très agréable, fit observer l'IA. Bien plus prégnant que dans tes souvenirs. J'en regretterais presque de n'être pas de chair et de sang. — Pas moi, dit Tisiphone. Ces moments-là sont sans doute plaisants, mais quel besoin de chair et de sang quand nous pouvons les partager avec Alicia ? Et, à la différence d'Alicia, nous ne sommes pas soumises aux aspects les plus désagréables de cette existence. — Voyeuses ! > Alicia avala et examina la grappe sur ses genoux pour choisir un nouveau grain. « Vous devriez faire l'expérience de ses mauvais côtés... Un bon petit coup de froid, par exemple... pour pouvoir véritablement en apprécier les bons. — je dois néanmoins te faire remarquer que la vraie souffrance rend le plaisir plus doux encore, petite. La jouissance n'est pas seulement l'absence de douleur. — Peut-être. » Elle se fourra dans la bouche le grain de raisin sélectionné et reporta son attention sur les senseurs de Mégère. Elles avaient quitté la monotonie terrifiante de l'espace du vortex une heure plus tôt, en décélérant à un rythme régulier vers le centre du système de Ching-Haï, et la splendeur des étoiles était plus douce encore que le raisin. Elle s'en abreuvait, exultait, jouissait de l'acuité et de la portée des sens de Mégère à mesure que la lointaine étincelle de Thierdahl grandissait, de plus en plus brillante. Elles avaient quitté MaGuire quinze jours plus tôt – un peu plus de onze selon leurs horloges –, avec leur cargaison de fournitures médicales de contrebande, et elle se demanda de nouveau ce qu'elles allaient découvrir en arrivant à destination. Jusque-là, tout s'était aussi bien passé qu'elle l'avait espéré. < Évidemment, petite. Que pourrait-il bien arriver de grave dans l'espace du vortex ? — Rien, mais il est dans la nature de la bête humaine de s'inquiéter. Au moins n'ai-je pas à éprouver des remords de conscience pour notre cargaison. — Ne sois pas stupide. Dans la poursuite de notre vengeance, il n'y a pas de place pour le "remords". Ni aucune raison non plus de culpabiliser. > L'assurance absolue de Tisiphone lui arracha une grimace. Il lui arrivait parfois d'oublier pendant plusieurs jours d'affilée à quel point Tisiphone était d'une essence étrangère, et la Furie lui sortait à brûle-pourpoint une tirade de cette eau. Ça n'avait rien d'une posture. C'était tout bonnement la vérité telle qu'elle la concevait. Je crains de n'être pas d'accord avec toi sur ce point. Je cherche la justice, pas la vengeance aveugle, et j'aimerais autant ne pas molester des innocents. — La justice est une illusion, petite. > La voix mentale de la Furie ruisselait de mépris. < Les tiens ont beaucoup appris mais aussi beaucoup oublié. — Oublier... ou plutôt apprendre un peu ne te ferait pas de mal. — Quoi, par exemple ? — Que la vengeance est une réaction en chaîne. Quand on l'exerce sur quelqu'un, on lui fournit souvent une excuse pour chercher à se venger de vous. — Mais ce n'est pas le cas de ta précieuse justice, peut-être ? Tu es plus avisée que cela, Alicia DeVries... ou du moins le devrais-tu si tu l'y autorisais ! — Tu ne vois pas l'essentiel. Quand une société est fondée sur la pure vengeance, c'est à qui possédera la plus grosse matraque ! La justice, elle, fournit des règles qui permettent aux gens de vivre en communauté avec un semblant de décence. — Bah! Ta "justice" n'est jamais qu'une vengeance en dentelles ! Elle n'existe pas sans châtiment... ou bien prétendrais-tu que le colonel Watts a été traité "équitablement" pour le tort qu'il a causé à la compagnie ? > Les lèvres d'Alicia se retroussèrent en un rictus involontaire, mais elle ferma les yeux et le refoula en sentant l'amusement de la Furie. — Non, je ne qualifierais pas cela de justice, pas plus que je ne nierais que la punition en fait partie. Je ne prétendrai même pas n'avoir pas souhaité me venger de ce fils de pute. Mais la culpabilité doit précéder le châtiment... et il était coupable comme l'enfer. Une société ne peut pas se contenter de frapper à tort et à travers sans avoir déterminé si le puni est bien le coupable. Ce serait verser dans la pire sorte de versatilité... et se faire le fourrier d'une foutue anarchie. — En quoi l'anarchie me dérange-t-elle ? s'enquit Tisiphone. Et je ne suis pas la "société". Toi non plus, au demeurant. Tu es un individu cherchant réparation pour les torts qu'on vous a causés, à toi et d'autres qui ne sont plus en mesure de le faire. Est-ce faux ? — Je n'ai pas dit que ça l'était. Mais que je ne tenais pas à nuire à des passants innocents. Mais, que cela te plaise ou non, la justice – la règle imposée par la loi et non par les hommes, si tu préfères – est la colle qui soude les sociétés humaines. Elle permet aux êtres humains de vivre ensemble dans un certain sentiment de sécurité et elle établit des précédents. Quand un criminel est jugé coupable et condamné, cela fixe les paramètres, les limites de l'acceptable et de l'intolérable; et, quand par hasard nous progressons de quelques centimètres, c'est elle aussi qui nous empêche de déraper et de retomber en arrière. — C'est toi qui le dis, petite, mais tu te trompes. C'est la compassion, et non la raison, qui te souffle tes pensées... une compassion déplacée pour des gens qui ne la méritent pas. Voilà ce que tu ressens en réalité. > Le visage d'Alicia se déforma quand la Furie relâcha les blocages internes – blocages dont Alicia avait presque oublié l'existence – et une fureur rouge, aveuglante, bouillonna à l'arrière de son cerveau. Elle crispa les poings et les mâchoires pour réprimer l'envie soudaine de briser quelque chose – n'importe quoi – tant l'émotion lui inspirait une frénésie de pure destruction. Elle sentit la détresse de Mégère, sentit l’IA fustiger Tisiphone dans un futile effort pour arracher Alicia à la haine subite qui la taraudait, mais même cela lui semblait faible, ténu et lointain, lointain... Les barrières se relevèrent brutalement et elle s'affaissa sur son fauteuil en hoquetant, ruisselant de sueur. < Salope! gronda Mégère. Si jamais tu recommences, je... — Paix, Mégère, l'interrompit doucement la Furie. je ne lui ferai aucun mal. Mais elle doit se connaître elle-même si nous voulons réussir. Notre projet ne tolère ni confusion ni aveuglement sur soi-même. > Alicia tremblait sur sa couchette, les terminaisons nerveuses horripilées ; elle ferma son esprit aux pensées des deux autres. Elle avait besoin de silence, de respirer un peu et de se remettre de ce qu'elle venait d'apprendre sur elle-même. Elle croyait dur comme fer à ce qu'elle venait de dire à Tisiphone – mieux, elle savait que c'était vrai. Pourtant... Elle rouvrit les yeux et contempla ses mains. Elles étaient moites, poisseuses, gluantes de pulpe de raisin. Elle frissonna. CHAPITRE XIX Le contre-amiral Howell s'assit sur le pont du cargo en se disant que le bâtiment était parfaitement adapté à sa mission. Comparé à un vaisseau de guerre, ses commandes étaient primitives, ses défenses réduites au minimum et ses armes offensives absentes, mais, si tout se passait bien, ça n'aurait aucune importance ; jusque-là, l'entreprise s'était déroulée à la perfection. Et autant il aurait préféré se trouver ailleurs, autant il était contraint d'y participer. Il fallait un succès pour adoucir la cuisante piqûre d'Élysée, et le moral de ses troupes exigeait qu'il fût présent en personne. Il contemplait l'écran, le visage impavide, tandis que le cargo et ses deux vaisseaux frères s'installaient en orbite autour de Manille. Les renseignements de Contrôle touchant aux manoeuvres de la flotte d'El Greco s'étaient révélés absolument exacts, et les seules défenses au sol se réduisaient à des armes purement antiaériennes chargées de protéger le terrain d'Adcock, principal spatioport de la ville de Raphaël. Leur portée leur permettait sans doute de couvrir tout l'espace aérien de la ville, mais elles n'en auraient pas le loisir. Le regard d'Howell se porta sur la raison même de cette inefficacité : les transpondeurs des cargos les décrivaient – grâce aux codes d'identification fournis par Contrôle – comme des transports de la Flotte escortés par un croiseur lourd. Les quatre vaisseaux avaient maintenant pris position et décrivaient une orbite géosynchrone à l'aplomb de Raphaël, et un signal parvint à l'amiral par sa synthconnexion, lui annonçant que les armes du HMS Intolérant étaient verrouillées sur leurs cibles. Le capitaine Arien Monkoto des francs mercenaires Monkoto, connus plus officieusement sous le nom de « Cinglés de Monkoto », mit le pied sur le balcon de l'hôtel et inspira une bouffée d'air glacé. Manille était une planète bien plus belle qu'El Greco, rumina-t-il en se demandant s'il pourrait persuader Simon d'y transférer leur base. Il jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Le lieutenant-colonel Hugin palabrait encore avec le chef Pilaskov sur le coin de la suite. La mission de recrutement avait été couronnée de succès et Monkoto s'attendait à ce que Simon exultât en débarquant. Plus de cent hommes chevronnés, dont vingt officiers ; un personnel dont on pourrait certainement faire un excellent usage. Il entreprenait de rouvrir les portes-fenêtres du balcon pour rejoindre Hugin quand il perçut un éclair dans son dos. Une lumière aveuglante se refléta dans la vitre et l'ombre de sa silhouette se détacha subitement en noir sur le mur blanc. Il pivota sur lui-même, incrédule, et des réflexes exercés le précipitèrent au sol, face contre terre, tandis qu'une énorme boule de feu blanche engloutissait le terrain d'Adcock. « Larguez les navettes ! » aboya Howell dès que les obus à accélération électromagnétique eurent oblitéré le spatioport. Chacun des gros transports hébergeait normalement huit navettes de fret à lourde charge, remplacées, pour cette opération, par douze navettes d'assaut de type Bengale, et trente-six bâtiments d'attaque mortels piquèrent en hurlant vers la surface. Treize cents pirates au visage fermé les occupaient. La première mission pour nombre d'entre eux, et ils étaient assurément décidés à la mener à bien. D'autres étaient des survivants d'Élysée... encore plus résolus à éviter un nouveau désastre. Arien Monkoto se releva en titubant comme un boxeur sonné. Ses terminaisons nerveuses résonnaient encore d'échos de la chaleur et de la déflagration, mais il ne pouvait s'agir que d'une arme à haute vélocité. Si ç'avait été une bombe nucléaire ou d'antimatière, il serait déjà mort, et il n'était que légèrement roussi. Des incendies rugissaient et des fumées s'élevaient à la limite orientale de la ville, et il doutait fort qu'il restât à Raphaël une seule fenêtre intacte, mais, cela mis à part, les dégâts ne semblaient pas trop sévères. Il se tourna de nouveau vers les portes-fenêtres et se pétrifia. Il avait sous-estimé la gravité des dommages, lui souffla une voix glacée. Les vitres des fenêtres étaient soufflées dans toute la suite, comme autant de poignards scintillants, et des lambeaux sanguinolents du cadavre mutilé du lieutenant-colonel Hugin avaient arrosé le mur du fond. Monkoto se contraignit à louvoyer à travers le carnage et, lorsqu'il repoussa délicatement de côté ce qui subsistait du corps de Hugin, ses mains lui firent l'effet d'appartenir à un autre. Le cadavre de son second avait protégé l'unité de transmission et le chef Pilaskov était encore en ligne. Le robuste sous-off vociférait quasiment (mais c'était à peine si les tympans traumatisés de Monkoto l'entendaient), et ses yeux bruns s'agrandirent de soulagement quand il aperçut son supérieur. De nouvelles explosions tonitruèrent derrière le capitaine et sa bouche se crispa quand il regarda derrière lui et aperçut les traînées de condensation qui zébraient le ciel. « Je ne vous entends pas, chef. » Il se tapota l'oreille de l'index et Pilaskov ferma brusquement son clapet. « Peu importe. Pénétrez par effraction dans la réserve d'artillerie et activez nos gars. La zone de largage principale me semble être l'université de Tolède. Je vous y rejoins. » La surprise était totale. Le terrain d'Adcock avait identifié les cargos et leur escorte, et les avait jugés amicaux. Nul dans le spatioport n'avait survécu assez longtemps pour comprendre qu'il avait fait erreur, et le choc — moins l'incrédulité que le désir désespéré de s'être trompé — avait sonné Raphaël, la laissant sans réaction jusqu'au moment où l'on avait repéré les traînées de condensation. Mais il était déjà trop tard — beaucoup trop —, et les pirates d'Howell continuaient de frapper avec une impitoyable précision. Des navettes individuelles se détachaient de l'essaim et filaient vers chaque commissariat et poste de police de la ville pour le pilonner d'obus à accélération électromagnétique de moindre puissance et de bombes téléguidées. Des pâtés de maisons entiers explosaient en même temps, et d'autres navettes dessinaient un cercle autour de la cible à l'aide de missiles à fragmentation ou de bombes incendiaires. Un rideau de flammes interdisait alors aux renforts d'atteindre leur objectif, tandis que deux autres navettes se chargeaient d'anéantir l'armurerie de la milice et que vingt Bengale atterrissaient sur le campus de l'université et vomissaient sept cents assaillants lourdement armés, qui fonçaient droit sur leurs objectifs désignés en tuant tout le monde sur leur passage. Assommées, les forces de sécurité de l'université tentèrent bien de les arrêter, mais elles ne disposaient que d'armes légères face aux pirates d'Howell puissamment armés et dotés de cuirasses énergétiques. La directrice des recherches de l'université se précipita vers son service informatique pour effacer les données, mais une petite escouade d'envahisseurs fit irruption par les portes et l'abattit avant qu'elle n'eût atteint sa console. Des équipes de techniciens débarquèrent derrière la vague d'assaut et installèrent leurs terminaux portables et leurs paraboles de transmission alors que le tonnerre des armes et les cris des mourants secouaient encore le bâtiment. D'autres pirates se ruèrent dans les labos et massacrèrent les chercheurs, suivis par un nouveau flot de techniciens qui, chaussés de bottes qui dérapaient dans le sang des victimes, embarquèrent caisses d'échantillons, archives papier et animaux de laboratoire sur des palettes antigrav. Monkoto dut plus au hasard qu'à autre chose de retrouver le chef Pilaskov. Le sous-off avait rassemblé ses hommes près du mur de flammes rugissantes qui coupait l'université du reste de la ville ; leurs uniformes gris et noir formaient comme un îlot d'ordre dans un océan de chaos. Ils étaient plus lourdement armés que ne l'avait espéré Monkoto. Ils étaient cantonnés dans le quartier des entrepôts pour surveiller le matériel d'artillerie des Cinglés, mais il crevait les yeux que Pilaskov s'était généreusement servi dans les autres dépôts des marchands d'armes. La moitié des recrues portaient des cuirasses légères et Monkoto aperçut aussi bien des armes lourdes de brigade que des armes personnelles. Le plus beau, c'était que Pilaskov avait mis la main sur une demi-douzaine de Stiletto. Le temps que Monkoto se pointe, le chef avait fait déployer ses lance-missiles télécommandés très à l'écart des commandes de tir. « Content de vous voir, capitaine, déclara-t-il quand Monkoto le rejoignit, haletant. Où est le lieutenant-colonel Hugin ? — Mort. » Monkoto inspira une longue goulée d'air, sentit la chaleur du feu dans ses poumons et s'efforça de réfléchir. Un Bengale les survola et il se redressa vivement en voyant l'équipe d'un des Stiletto essayer d'acquérir sa cible. « Ne tirez pas ! » aboya-t-il. Le chef de l'équipe sursauta de surprise. « Ne nous en prenons pas aux ailiers, poursuivit-il quand il eut la certitude que l'autre l'écoutait. Mais au gros gibier. Attendez qu'ils aient décollé. » Le chef d'équipe opina, le visage tendu, attentif, et Monkoto se tourna vers Pilaskov en lardant l'air de son index pour montrer le mur de flammes. « Obus à accélération électromagnétique ou incendiaires ? s'enquit-il. — Incendiaires en majorité et suffisamment d'obus pour faire tout sauter, me semble-t-il. — Avons-nous ouvert un canal sur la fréquence de la police de sécurité ? — Oui, capitaine. Pas grand monde en ligne, à part ceux qui se trouvaient dans la rue quand ils ont frappé. — Ça devra nous suffire. » Monkoto tendit le bras et, de l'autre, montra les trottoirs jonchés de décombres. « Trouvez-moi une bouche d'égout, chef. — À vos ordres, capitaine ! » Le visage de Pilaskov s'éclaira, affichant sa compréhension, et il entreprit d'aboyer des instructions tandis que Monkoto portait le micro de la com à sa bouche : — Ici le capitaine Monkoto des Mercenaires de Monkoto, déclara-t-il sèchement. Je suis au coin d'Hadrian et de Stimson. Mes gens vont intervenir dans cinq minutes. Que tous ceux qui pourront nous rejoindre dans ce délai ramènent leur cul ! » Les pirates écrasèrent le dernier îlot de résistance et de petits groupes se détachèrent pour aller piller les objectifs secondaires des bâtiments de l'Administration et de la bibliothèque. Les techniciens informatiques s'activaient sur leurs équipements pour vider la base de données du service Recherche et Développement et la transmettre aux cargos, et des postes de tir furent établis le long des voies d'accès au campus au cas où quelqu'un parviendrait à franchir le mur de feu. On était avare de gestes inutiles et la situation était fort loin d'évoquer le chaos d'Élysée. Plus que quarante minutes et on pourrait foutre le camp. Une bouche d'égout s'ouvrit avec un raclement très loin derrière leur périmètre extérieur, une tête prudente en émergea et deux cents hommes et femmes — mercenaires, policiers et volontaires civils inextricablement mêlés — se déversèrent des égouts et des tunnels d'entretien creusés à plusieurs mètres sous la surface de cet enfer en activité. Le commandant des forces d'Howell au sol était en train de rendre compte au vaisseau amiral quand le chambard explosa dans son dos. Il se retourna avec stupéfaction et, bouche bée, vit un flot d'Elgreciens piquer droit sur lui ; il pianota sur son équipement de saut pour édifier un mur solide entre eux et lui, tandis que des grenades s'abattaient sur son QG provisoire. D'où sortaient-ils donc tous ? Ils ne pouvaient pas se retrouver là, foutredieu! Pourtant, c'était bel et bien le cas et des rapports affolés affluaient. Ces fumiers le mitraillaient de partout à la fois et des souvenirs d'Élysée commençaient de hanter ses hommes. Mais ce n'était pas Élysée, nom d'un chien ! Il ne s'agissait que d'un petit ramassis d'hommes rameutés à la hâte et pauvrement armés, et non de fusiliers spatiaux en cuirasse de combat; l'officier supérieur se mit à vociférer et incendier ses hommes pour les contraindre à riposter de manière cohérente. Se souvenant à son tour d'Élysée, l'amiral Howell abattit le poing sur le bras de son fauteuil de commandement. Il ne disposait d'aucun instrument lui permettant de discerner bien nettement ce qui se passait au sol, mais la brusque confusion qui gagnait la clameur du combat... et les cris des pirates blessés et agonisants suffirent à lui faire comprendre que ça prenait une vilaine tournure. Les équipes qui protégeaient le périmètre de sécurité firent volte-face et chargèrent à nouveau vers le centre du campus. Quelques-unes tombèrent dans des embuscades préparées à la hâte et périrent en se demandant encore ce qui leur arrivait, mais la plupart traversèrent sans encombre, car leur cuirasse et leurs armes plus puissantes leur conféraient un énorme avantage. Pourtant, cette fois, le combat avait pris une allure différente : les locaux, comprenant désormais ce qui se produisait, avaient eu le temps de s'armer, et pas de simples pistolets ou d'étourdisseurs. Nombre d'entre eux connaissaient mieux le terrain que le plus averti des assaillants et ils faisaient un excellent emploi de ce savoir. Le combat faisait rage dans tout le naguère superbe campus —d'atroces tornades de feu, de sang et de haine tournoyaient au milieu de tas de décombres fumants et de piles de cadavres. Une petite équipe de Cinglés réussit à s'infiltrer parmi les navettes posées au sol et en détruisit cinq avant qu'on pût la liquider. Une autre, composée de civils armés de bric et de broc et d'une poignée de policiers sous le commandement d'un officier de la SWAT, parvint à s'ouvrir une route dans le complexe de l'Administration-bibliothèque et Arlen Monkoto en personne mena un assaut contre le centre de recherches biologiques. Les pertes des pirates augmentaient, mais ils avaient toujours la supériorité numérique. Ils surmontèrent l'effet de surprise et reprirent l'offensive; l'amiral Howell se détendit en constatant que ses hommes regagnaient le terrain perdu et que des informations continuaient de se déverser sur sa com. Arien Monkoto passa prudemment la tête à un coin de rue ; une fumée âcre agressa ses poumons et il s'efforça de ne pas tousser. Il s'était frayé un chemin en combattant à travers deux couloirs du service informatique, mais il avait perdu le chef Pilaskov ce faisant et il ne lui restait plus que cinq hommes et trois femmes, dont seulement deux fusiliers. Devant, la voie était dégagée et il remonta le couloir au pas de gymnastique, aussi discrètement qu'il le put. « Ses » gens le suivaient et son cerveau s'activait fébrilement. S'ils pénétraient dans le service et réussissaient à éliminer les techniciens qui étaient en train de le piller... Un pirate cuirassé apparut brusquement devant lui et une rafale tirée par un fusil de trente-cinq millimètres déchiqueta le capitaine Arien Monkoto. « Téléchargement terminé ! » cria quelqu'un. « Regagnez immédiatement les navettes ! » hurla une autre voix sur le réseau stratégique. Les pirates entreprirent de se retirer en regagnant par petits bonds le périmètre des navettes. Les défenseurs survivants étaient sans doute trop peu nombreux pour les arrêter, mais douze navettes sur les vingt qui avaient atterri auraient suffi à exfiltrer les effectifs rescapés. « Les navettes s'apprêtent à décoller, amiral. » Howell acquiesça d'un grognement mais fit intérieurement la grimace. Vingt pour cent de pertes si peu de temps après Élysée, c'était beaucoup trop, même si, cette fois, ils avaient atteint un de leurs objectifs. Peu lui importait ce que dirait Contrôle, mais plus jamais il n'enverrait ses équipes contre des cibles aussi coriaces. « Amiral, les senseurs signalent l'arrivée d'une propulsion Fasset venant de la direction générale d'El Greco », lui annonça soudain un officier ; Howell se retourna brusquement. « De quoi s'agit-il ? — Difficile de le préciser à cette distance, amiral, mais il ne s'agit pas d'une propulsion de la Flotte. On dirait un Elgrecien... sans doute un destroyer. L'amiral se détendit. Un destroyer aurait sans doute la vélocité nécessaire pour les rattraper, mais pas assez de puissance de feu pour les combattre et, pour le coup, toutes les données que ses senseurs pourraient enregistrer seraient les bienvenues : en dehors des codes du transpondeur du cargo, il n'avait strictement rien fait ici qui exigeât le recours à des données de sécurité classifiées, et l'on mettait assez facilement la main sur d'anciens croiseurs lourds de la Flotte. Il reporta le regard sur l'écran au moment où les navettes commençaient à décoller et sa bouche se tordit en un vilain rictus. Que les « pirates » détiennent un des vaisseaux de guerre mis au rebut par la Flotte ne ferait pas de vagues, mais, si le destroyer d'El Greco s'approchait assez pour poser un problème, les armes de l'Intolérant suffiraient largement à l'anéantir. En outre, la destruction de Raphaël par les armes nucléaires de l'Intolérant le... distrairait et... « Amiral ! Les navettes ! » hurla une voix, et le visage d'Howell vira au crayeux : les équipes des Stiletto venaient d'ouvrir le feu. Neuf des trente et une navettes rescapées se transformèrent en boules de feu et retombèrent vers le sol pendant qu'il fixait l'écran. L'amiral Simon Monkoto se tenait sur la passerelle du destroyer Ardent et contemplait l'écran, son visage marmoréen aussi blanc que ses tempes argentées. Avant de passer en vitesse subluminique, l'Ardent n'avait eu aucun moyen de savoir ce qui se passait sur Manille, mais ses compteurs de radiations s'étaient affolés. Ceux qui avaient atomisé Raphaël... et Arien s'étaient servis de la plus sale ogive nucléaire qu'il eût jamais vue. Ses yeux noirs, brûlant de rage et de haine dans son visage pétrifié, se détournèrent de l'écran pour scruter le moniteur gravifique. Il aurait pu rattraper les pirates. Ça aurait sans doute été épineux, même avec ces cargos pour les ralentir, car son destroyer ne filait pas sur le bon vecteur d'approche, mais il aurait pu y parvenir. Et ça n'aurait servi de rien contre un croiseur lourd. Il avait bien failli s'y risquer mais ne s'y était pas résolu. Il ne pouvait pas sacrifier la vie des gars de son équipage... ni la sienne, d'ailleurs. Bien plus qu'à ces vaisseaux, il tenait à ceux qui les avaient envoyés, et, s'il mourait, ils lui échapperaient. Il se détourna en crispant les mâchoires. La dernière navette de l'Ardent l'attendait pour le conduire sur la planète où son frère venait de trouver la mort en faisant de son mieux pour la sauver. Mais il reviendrait ; et pas à la tête d'un simple destroyer. Il se l'était promis, l'avait promis à Arlen... et son visage affichait une expression tout aussi démoniaque que le sentiment qui habitait son cœur. CHAPITRE XX Ching-Haï orbitait à un peu moins de 14,8 minutes-lumière de Thierdahl, l'étoile de classe F5, et, inclinée de quarante et un degrés sur son axe, elle était également sèche — très sèche — avec une pression atmosphérique équivalant aux trois quarts de celle de la Vieille Terre : tout cela concourait à produire ce que seule une âme charitable aurait pu appeler un « climat ». Alicia était incapable de concevoir une seule raison logique de venir s'y installer et la galactographie impériale elle-même n'aurait su expliquer pourquoi certaines personnes avaient choisi d'y vivre. La théorie la plus plausible laissait entendre que ses premiers colons étaient des rescapés de la guerre de la Ligue ou de la première guerre Rishatha/humains, qui l'avaient jugée si inhospitalière que ni l'Empire ni les Rish n'en voudraient. Une hypothèse qui en valait une autre ; toujours est-il que, quatre siècles plus tard, leurs descendants n'en avançaient pas de plus vraisemblable. Cela expliquait sans doute leur attitude envers les lois des autres peuples. Ils devaient survivre d'une manière ou d'une autre et leur planète ne les y aidait pas beaucoup, songeait Alicia en se dirigeant vers la machine à café, tout en permettant à un recoin de son cerveau de surveiller Mégère qui se mettait en orbite. Elles avaient quelques heures d'avance sur l'horaire et Alicia en était enchantée. Elle s'était (plus ou moins) remise de l'expérience que lui avait infligée Tisiphone, mais elle n'aurait pas vu d'un mauvais œil un court répit supplémentaire avant de rencontrer le contact local de Yerensky. Elle rapporta sa tasse près du hublot. Des masses ocrées et jaunâtres se déplaçaient très loin dessous, mouchetées de temps à autre d'un lac ou d'une petite mer. Tout avait l'air désespérément plat, et l'on ne distinguait que quelques rares lumières brouillées sur la face obscure. Pour le moment, le seul spatioport se trouvait encore sur la face diurne, mais les responsables ne s'étaient pas donné la peine de lui assigner une orbite de garage, ni même, d'ailleurs, d'ordonner une inspection du service des Douanes. < Tu ne t'y attendais pas vraiment, n'est-ce pas? demanda Mégère. — Non, mais c'est tellement... tellement... — Foutral? suggéra aimablement l'IA, et Alicia gloussa. — Quelque chose comme ça. Je ne m'en plains pas, au demeurant. J'ignore comment Yerensky s'est débrouillé pour faire sortir de l'Empire ces fournitures médicales et les importer sur MaGuire sans aucun tampon des douanes, mais je n'aimerais pas avoir à l'expliquer à un tiers. — Ce ne sera pas utile. > Alicia et Mégère se hérissèrent aussitôt toutes deux, mais la Furie semblait faire fi de la rancœur qu'elles nourrissaient à son égard. < Leurs inspecteurs ne verront que ce que nous souhaitons leur montrer. Ni plus ni moins. > Alicia ne répondit pas. Elle se soupçonnait de faire la gueule mais n'en avait cure. Le rappel de toute cette violence et cette haine sans emploi qu'elle hébergeait encore la terrifiait. Non pas, au demeurant, qu'elle eût ignoré leur existence, mais il y a un abîme entre savoir et ressentir, et... < Oups ! Au travail, Alley... j'ai le signal pour l'atterrissage. — Déjà ? » Alicia arqua un sourcil. < Eh bien, la balise se trouve grosso modo dans le bon secteur. > Une grille se superposa à sa vision de la planète dans l'esprit d'Alicia et un point vert se mit à clignoter sur la face nocturne. < Voilà... pas loin de minuit heure locale. Et c'est le code correct. — Je n'aime pas ça. Yerensky n'avait pas parlé d'un atterrissage nocturne. — Ni non plus d'un atterrissage diurne », fit remarquer Tisiphone. Et, cette fois, tant Mégère qu'Alicia étaient trop absorbées par leur problème pour s'offusquer. < De fait, aucune de ses pensées n'y faisait allusion, de sorte que, selon moi, il devait se fier à la discrétion de son agent sur place. Auquel cas je ne vois pas pour quelle raison nous ne déciderions pas de décharger sous le couvert de la nuit. — Sur cette planète ? » Alicia se renfrogna. « Je n'aurais jamais imaginé, moi, une seule bonne raison de planquer des fournitures médicales. Elles sont certes très précieuses, surtout sur un monde dissident à faible technologie, mais pas au point de devoir les cacher. » Elle hésita un instant puis haussa les épaules. « Prends le visage de Ruth et demande-leur le mot de passe, Mégère. — j'y travaille. > répondit l'IA. Quelques instants s'écoulèrent puis : < Ils ont donné la bonne réponse, Alley. Autant que je puisse le dire, il s'agit bien d'eux. — Zut ! Bon, on n'a pas le choix, j'imagine, soupira Alicia. Charge les premières palettes sur la navette. — D'accord, convint Tisiphone. Mais je me fie à ton instinct, petite. Puis-je suggérer qu'il serait temps de recourir à la couverture maximale ? — Tu peux, en effet », marmonna Alicia. Elle sentit Mégère abonder pleinement dans ce sens. La navette de fret glissait vers le sol à travers la nuit brûlante de Ching-Haï, la soute pleine de palettes antigrav ; Alicia posa le fusil d'assaut sur ses genoux et inséra un chargeur. Mégère et Tisiphone avaient toutes deux exigé qu'elle revêtît sa cuirasse de combat, mais pour des raisons légèrement différentes. L'IA s'inquiétait pour sa sécurité, tandis que la Furie souhaitait voir la cuirasse en action parce que ses capacités de destruction la fascinaient. Alicia avait trouvé les arguments de Mégère plus convaincants mais avait finalement décidé de s'abstenir. Aucun libre négociant n'aurait pu mettre la main sur une cuirasse du Cadre – s'il avait réussi son coup, les services des Renseignements du Cadre l'auraient traqué jusqu'aux confins de la Galaxie pour la récupérer – et, raisonnablement, quelqu'un risquait de s'en aviser. En outre, si jamais des gens malintentionnés l'attendaient à l'atterrissage, il leur faudrait composer avec certaines contraintes pratiques. Leur unique objectif ne pourrait être que la mainmise sur sa cargaison, de sorte qu'ils ne pourraient rien utiliser d'assez gros et méchant pour détruire la navette. D'un autre côté, rien n'interdisait à Alicia de prendre toutes les mesures qu'elle jugerait utiles. < Ça ressemble étrangement à ta 'justice", railla gentiment Tisiphone. — Bien au contraire. » Alicia enfonça une cartouche à sabot à haute vélocité dans la chambre et verrouilla la sécurité. « Je ne leur ferai rien s'ils ne tentent rien contre moi. — Vraiment? — Vraiment. Mais, s'ils ont une idée derrière la tête, je compte bien prendre les devants. — Il existe donc des cas où tu vois les choses à ma façon ? — Je n'ai jamais prétendu le contraire. » Alicia reporta son attention sur sa liaison avec Mégère. < Comment ça se présente, de ton point de vue ? — Que du vert, mais deux appareils arrivent du sud. > Les données commencèrent d'affluer dans le cerveau d'Alicia et sa lèvre se retroussa, car l'un des deux appareils était ostensiblement d'origine militaire. Peut-être s'agissait-il d'une escorte destinée à contrer la menace locale suscitée par cet atterrissage nocturne. Mais peut-être aussi que non. < Tiens-les à l’œil, répondit-elle. Je capte aussi les signatures de véhicules proches de la balise d'atterrissage. Des transports aériens, me semble-t-il. — je les vois, moi aussi. Tu veux que je les examine de plus près? — Non. Je ne tiens pas à les effaroucher, d'accord ? — C'est toi le patron. Mais fais bien attention à toi. > Alicia se concentra sur les commandes de la navette, tout en se trémoussant pour mieux ajuster sa cuirasse inerte. Cette dernière, elle aussi une dotation du Cadre, était de qualité supérieure à tout ce qu'on trouvait sur le marché légal, mais son aspect ne différait pas suffisamment de celui du matériel ordinaire pour attirer l'attention. Elles étaient en l'air depuis moins de deux minutes, et elle permit à la première giclée d'axel de perfuser son système sanguin avant d'adresser un sourire de louve à l'univers qui ralentissait. Le groupe qui guettait la navette depuis le sol la regarda franchir les derniers mètres en planant puis déployer ses béquilles d'atterrissage. Leurs coussinets plats touchèrent le sol, des nuages de poussière dansèrent dans le sillage des turbines et l'un des transports aériens s'en écarta en décrivant une courbe qui lui permit de tourner vers la navette l'ouverture de sa soute de chargement. La bâche goudronnée qui la couvrait faseya au vent de la turbine et un objet oblong et menaçant apparut fugacement derrière elle. « Ils se sont posés, murmura un homme dans la com de son casque. Prêts ? — Braquez les projecteurs sur les béquilles, répondit une voix dans son oreillette. — Parfait. J'espère qu'on n'aura pas besoin de vous, mais gardez votre calme. — Yo ! » répondirent laconiquement ses écouteurs, et il reporta toute son attention sur la navette. Il s'était attendu à une taille standard et la cupidité luit dans ses yeux quand il se rendit compte qu'elle faisait pratiquement le double. L'envoi de Yerensky devait être encore plus important qu'il ne l'avait prévu. L'écoutille arrière de la navette s'ouvrit en gémissant et vomit une rampe; l'homme changea de canal et murmura quelques mots au pilote de son transport aérien. Les puissants projecteurs du transport s'allumèrent, baignant la navette de leur clarté, et il entra dans la lumière aveuglante en agitant la main, un grand sourire aux lèvres. « Essayez de prendre le pilote vivant », rappela-t-il à ses artilleurs. Il se serait volontiers satisfait d'une seule cargaison –surtout de cette dimension –, mais, s'il parvenait à mettre la main sur le pilote et à le convaincre de transporter ses gars jusqu'au vaisseau... Ses nerfs crépitaient tandis que les derniers nuages de poussière bouillonnaient encore le long de la rampe d'accès. D'une seconde à l'autre, se dit-il sans cesser de sourire et de gesticuler, tout en bandant ses muscles dans l'attente de la fusillade. Mais la poussière retomba et personne n'émergea de la navette. Sa main s'immobilisa lentement, son sourire s'effaça et il se sentit brusquement stupide et vulnérable, ainsi planté en pleine lumière. Alicia éteignit la lumière de la passerelle, ouvrit une écoutille de secours et se laissa tomber sur le sol du côté diamétralement opposé au transport qui éclairait la navette. Ils s'étaient montrés d'une sottise hors du commun, songea-t-elle en flottant vers la terre, portée par les ailes de l'axel. Quiconque plongerait les yeux dans cette lumière éblouissante n'y verrait pas plus qu'une chauve-souris, sans rien dire des chouettes ombres qu'elle portait de ce côté. Elle se fondit dans l'obscurité encore plus opaque qu'offrait celle d'une béquille d'atterrissage et réduisit l'acuité de ses amplificateurs sensoriels. Elle devait la diminuer pour fixer la lumière puis rouvrir les vannes pour scruter les ténèbres, mais elle était habituée à cet inconvénient et elle poussa un grognement de satisfaction quand elle acheva de les dénombrer. Dix-huit, dont neuf tapis autour du transport aérien avec sa grosse mitrailleuse ; et aucun ne portait de cuirasse, fût-elle légère. Bien, ça prouvait au moins une chose : le cerveau de la bande n'était pas un militaire. Sauf s'il s'appelait Custer. < Mégère? — je les vois >, répondit l’IA en regardant par les yeux d'Alicia avec autant d'aisance qu'elle-même quand elle scrutait l'espace par les senseurs du vaisseau. Tisiphone, assez avisée pour ne pas la distraire à pareil moment, se tenait coite à l'arrière de son cerveau. < Ils ne me font pas franchement l'impression d'un comité d'accueil amical. — Gaffe à ton cul, Alley ! — T'inquiète. Surveille ces transports. — Je les ai à l’œil. Quelque chose cloche, bordel ! Sa main brandie retomba le long de son flanc, son soupçon se muant en certitude : il se rendait compte qu'il était totalement exposé dans ce maelström de clarté. Il tournait déjà les talons pour leur ordonner de tamiser la lumière des projecteurs quand quelque chose siffla près de sa tête et alla se fracasser contre le bâti d'un transport avec un bruit métallique. Le serveur du canon du transport aérien disparut dans un furieux éclair d'énergie coruscante quand la grenade à plasma explosa, mais Alicia ne regardait déjà plus dans cette direction. Elle s'était retournée comme un chat alors que le projectile flottait encore paresseusement entre ciel et terre, et le fusil d'assaut n'était plus qu'un prolongement de son propre corps. Elle ne voyait même pas le tableau, du moins consciemment. Elle s'était contentée de regarder sa cible et la poitrine du canonnier avait explosé. L'aveuglante clarté des projecteurs du transport n'avait pas entièrement masqué l'éclair de son coup de feu, mais elle avait déjà repéré les deux seuls hommes qui auraient pu le distinguer. Le premier mourut avant même de comprendre ce qui lui arrivait, le second alors qu'il levait encore son arme. Les canonniers planqués dans le transport aérien n'eurent pas conscience de mourir, mais des cris de souffrance et de terreur montèrent des hommes amassés tout autour. Une torche humaine glapissante de douleur fendit la nuit comme si l'obscurité avait pu éteindre les flammes qui la dévoraient, et deux autres se roulaient au sol en s'efforçant de les souffler. Trois pirates indemnes fuirent l'enfer pour tenter de sauver leur peau, et le chef se jeta sous son propre véhicule et changea frénétiquement de canal. « Rappliquez ! » hurla-t-il et, en guise de réponse, deux appareils lourdement armés s'élevèrent dans la nuit. Alicia se faufila avec aisance dans la brèche qu'elle avait ouverte dans le cercle qui ceinturait sa navette. Trois hommes sur six étaient encore en vie de son côté de l'embuscade, mais ils n'étaient pas conscients de rester seuls. Sonnés par le massacre, ils avaient commis l'erreur de fixer les flammes et Alicia contemplait leur dos avec mépris. Les crétins ! S'imaginaient-ils que porter un fusil suffisait à faire de vous un homme dangereux ? C'était d'une injustice flagrante. Ces types étaient pitoyables ; si dénués de classe qu'ils l'ignoraient eux-mêmes. Mais la vie est injuste et, quand on se permet de tendre une embuscade et de recourir au meurtre par pure cupidité, il ne faut pas s'attendre à jouir d'une embellie. Elle trouva la position voulue et tira trois rafales brèves et précises. Le bégaiement de l'arme automatique lui martela les tympans; il jeta un coup d'œil de sous le transport aérien et vit un œil blanc clignoter derrière la navette. Derrière la navette ! Quelqu'un était couché par terre là-bas ! Sûrement le pilote, mais comment ? Et où étaient passés les hommes qu'il y avait postés ? Le « comment » devint caduc dès qu'une silhouette légère franchit la limite de l'ombre et de la lumière avec la rapidité d'un cobra pour réduire en lambeaux un autre de ses hommes. Elle se fondit de nouveau dans l'obscurité, aussi gracieuse qu'un rêve, mais une nouvelle rafale mortelle suivie d'un cri étouffé lui apprit où se trouvaient ses hommes. Des turbines de propulsion gémirent au-dessus de lui, son propre pilote s'apprêtant à faire décoller le transport, et, à l'idée de se retrouver exposé à découvert, la panique le submergea. Il aurait aimé fuir, mais ses muscles refusaient de lui obéir et il se mit à marteler de ses poings la terre desséchée en priant pour que ses appareils d'assaut arrivent à temps. Deux bâtiments puissamment armés fendirent le ciel : le deuxième n'était guère plus qu'un transport légèrement amélioré et hérissé d'armes, mais le leader, lui, était un appareil militaire, depuis sa proue effilée jusqu'à son dispositif de senseurs, et le pilote avait aligné ses scanneurs. Il ne vit que chaos et corps inertes — un tas de corps, éclairés par le brasillement des flammes — et une cible se mouvant avec une mortelle précision. Il poussa un juron. Un d'eux ! Un seul ! Mais il avait désormais ce fumier en acquisition. Encore quelques secondes et il pourrait descendre ce fils de pute sans risquer de tuer ses propres... Un fragment de ciel fondit sur lui de là-haut, noir comme la nuit. Il ne disposa que d'une seconde pour en prendre conscience, sidéré, puis, quand il comprit enfin de quoi il retournait, la navette d'assaut de classe Bengale le déchiqueta en menus, menus lambeaux. Horrifié à la vue de cette boule de feu qui s'épanouissait, l'homme releva la tête en sursaut et se la cogna au ventre du transport. Des jets enflammés jaillissaient de son cœur, pareils à un gigantesque feu d'artifice, et décrivaient de longues paraboles ; puis une seconde boule de feu naquit. Il les fixa, fasciné, les vit s'estomper et lentement retomber puis se recroquevilla sur lui-même ; une méchante rafale venait de lécher le véhicule qui le surplombait. Un cri de douleur brutalement interrompu et le soudain silence des turbines lui apprirent que le pilote était mort, et il enfouit le visage dans la terre et se mit à sangloter de terreur. Les hurlements et les tirs avaient cessé. On n'entendait plus que le crépitement des flammes, dans une puanteur de chair carbonisée, et, en entendant chuinter des pas sur l'herbe courte et rêche, l'homme entreprit en geignant de creuser le sol recuit sous son ventre. Il releva faiblement la tête et vit briller deux bottes cirées à la lueur des flammes. Son regard remonta le long des jambes et se figea sur le museau d'un fusil d'assaut braqué sur son visage, à huit centimètres de son nez. « Vous feriez mieux de sortir de là, je crois », lui conseilla calmement une voix de contralto plus glacée que les étoiles. Alicia finit de vomir et s'essuya les lèvres. Elle avait comme une odeur de cadavre dans la bouche et de nouvelles nausées lui convulsaient l'estomac. « Suffit », lui ordonna-t-elle sévèrement, et la crampe se calma de mauvais gré. Elle patienta encore un instant puis soupira de soulagement et se redressa. < Ça y est, c'est bien fini ? s'enquit Tisiphone. — Écoute, ma fille, tu n'as même pas de tripes à gerber, alors ne commence pas à te montrer insolente avec ceux qui en ont, d'accord ? » La descente d'axel la laissait trop vidée pour lui permettre d'y mettre beaucoup de véhémence, mais la Furie n'insista pas. « Seigneur ! Je déteste redescendre de cette came, marmonna Alicia en se baissant pour s'adosser à une béquille d'atterrissage. Malgré tout, je dois reconnaître qu'elle a son utilité. — J'aimerais que tu passes à l'infirmerie >, la tança Mégère, et Alicia releva les yeux pour fixer en souriant la navette d'assaut qui la surplombait. < Te bile pas. je me sers depuis des années de cette bonne vieille Speedy, et, à part cette envie de crever quand on redescend, c'est absolument sans danger. C'est du moins ce qu'affirme le Cadre. — Ouais, bien sûr. Et on peut aussi s'offrir une tasse de café avec un centicred. > Alicia gloussa, s'essuya de nouveau la bouche puis se retourna vers le seul rescapé de la bande d'agresseurs. Adossé à une autre béquille et menotté au cardan du coussinet, il l'observait, les yeux remplis de terreur. < Il s'attend à ce qu'on lui pose les poucettes, pensa-t-elle à l'attention de Tisiphone. Devons-nous annoncer à ce malheureux enfoiré que tu as déjà tout compris? — On devrait sortir les poucettes. — Allons, allons! Inutile de faire les méchantes >, répondit en souriant Alicia tandis que Tisiphone marmottait quelques mots bien sentis relativement à l'insolence des mortels. Leur prisonnier n'était autre que l'associé du contact de Yerensky sur Ching-Haï et son projet de piratage de la cargaison de son partenaire – assorti, afin d'effacer ses traces, de l'assassinat de tous ceux qui se mettraient sur sa route – avait touché au vif la vindicative Furie. < Tu devrais l'égorger, qu'on en finisse, conseilla-t-elle. — Impossible. Ce ne serait pas juste >, répondit innocemment Alicia en scrutant l'aube naissante : une traînée de poussière piquait vers la navette. Une autre partie de son esprit l'observait par le truchement des senseurs de bord de Mégère, et elle sourit plus largement en entendant Tisiphone bredouiller dans son esprit : La Furie s'interrompit tout net, brûlant de rage, et Alicia profita de son avantage. < je t'ai dit que je croyais en la justice >, déclara-t-elle en se relevant. La tête du prisonnier pivota brusquement et son visage blêmit; lui aussi avait entendu le bruit des turbines qui approchaient. Elle sentit que Tisiphone venait brusquement de comprendre et son sourire s'étira encore, plus glacé que jamais. < En l'occurrence, il me semble qu'en lui permettant de s'expliquer devant ses amis on ne pourrait guère servir mieux la justice, tu ne trouves pas? > CHAPITRE XXI Les pages du dernier rapport du colonel Mcllheny étaient encore éparpillées sur la moquette, là où le gouverneur général Treadwell les avait jetées. Quant au gouverneur lui-même, dont le visage d'un teint d'ordinaire assez terne avait adopté une vilaine nuance puce, il s'était à demi levé pour se pencher par-dessus la table de conférence et fusiller l'amiral Gomez du regard. « Je suis las de vos excuses, amiral, grondait-il. S'il s'agit bien d'excuses et non d'une dérobade masquant autre chose. Je trouve pour le moins étonnant que vos unités soient inéluctablement ailleurs quand ces pirates frappent ! Gomez lui rendit son regard en ne dissimulant qu'à grand-peine sa propre fureur, et il ricana avec mépris. « Votre totale inefficacité coûte au minimum à l'Empire les neuf millions d'âmes d'Élysée, et maintenant... ça. >> Les narines de Treadwell frémirent quand il inspira âprement. « Nous devrions sans doute nous féliciter que le million et demi d'habitants de Raphaël ne soient pas des sujets de l'Empire, j'imagine. Quoi qu'il en soit, vous et vos gens en faites assurément partie. Ça ne vous aura pas contraints, en tout cas, à affronter l'ennemi ! » Rosario Gomez se leva très lentement et posa les paumes à plat sur la table. Elle se pencha pour le dévisager, les yeux durs comme le silex et la voix très douce : « Vous êtes un imbécile, gouverneur, et mes gens ne vous serviront pas de têtes de Turc ! — Vous dépassez la mesure, amiral ! aboya Treadwell. — Que non pas. » Les paroles de Gomez étaient des glaçons. « Rien dans les conventions de guerre ne m'oblige à écouter des insultes pour la seule raison que mon supérieur politique est sous pression. Vos allégations, selon lesquelles je ne me soucierais pas du massacre de civils – quels qu'ils soient, Elgreciens ou impériaux –, sont presque aussi méprisables que vos calomnies relatives au courage et à l'intégrité de mon personnel. J'ai fait état du niveau d'engagement requis selon moi par la situation. Vous avez opposé un refus à mes exigences. J'ai partagé avec vous chaque bribe de renseignement en notre possession. Vous n'avez pas daigné nous suggérer d'autres choix stratégiques. J'ai laissé entendre, à plusieurs reprises, que mon état-major et moi-même nous pensions infiltrés à très haut niveau et vous avez rejeté cette idée. J'accueillerai favorablement toute commission d'enquête que la Flotte ou le ministère des Colonies souhaitera désigner. D'ici là, vos déclarations suffiraient à la saisie d'une cour d'honneur, et vous pouvez soit les rétracter soit vous préparer à en affronter une, gouverneur, car je refuse de prêter le flanc aux diffamations d'un politicien stipendié qui n'a jamais commandé une flotte spatiale ! » La dernière salve de Gomez avait fait pâlir Treadwell et Mcllheny retint son souffle. La rage bouillonnait entre ces deux profils de granit et le colonel connaissait bien son amiral. Le dernier coup avait été calculé et porté avec une froide précision. La Vierge de fer ne savait pas battre en retraite, mais c'était une femme juste et intègre, éminemment sensible à l'iniquité d'une telle observation. Elle savait exactement combien elle serait blessante, ce qui en disait long sur son état émotionnel. Pourtant, sa remarque ne naissait pas de la seule fureur. C'était un avertissement, laissant clairement entendre qu'il existait une limite que ni Dieu ni diable – et encore moins un gouverneur impérial – ne pourraient faire franchir à lady Rosario Gomez, et Mcllheny espérait que Treadwell était encore assez maître de lui-même pour s'en rendre compte. Ce fut apparemment le cas. Les jointures du gouverneur blanchirent, pressées contre le dessus de la table, et il serra les poings, mais il se força à se rasseoir. Un silence tendu régna pendant un long moment, puis il exhala longuement. « Très bien, lady Rosario. » Sa voix était pareille à de l'hélium gelé, mais le fiel en avait disparu et Gomez se rassit à son tour, sans pour autant cesser de le fixer droit dans les yeux. « Je regrette toutes les... atteintes à votre honneur et à celui de votre personnel qui pourraient être de mon fait. Ce... massacre a troublé mon jugement, mais il n'excuse ni ne justifie ma conduite. Veuillez me pardonner. » Lady Rosario opina sèchement et le gouverneur poursuivit sur le même ton de glaciale retenue. « Quoi qu'il en soit, et quelles qu'aient pu être nos divergences antérieures sur la composition de nos forces armées, nous sommes aujourd'hui confrontés à une situation nettement plus sérieuse. L'Empire n'avait pas subi d'aussi grosses pertes, militaires ou civiles, depuis la deuxième guerre contre les Rish, et, proportionnellement, celles d'El Greco sont encore plus lourdes. Vous conviendrez sans doute avec moi, j'en suis persuadé, que rien de tout cela ne suffit à stopper, ni même à repousser ces pirates. Qu'il est devenu impératif de les localiser, de les pourchasser et de les anéantir. — En effet. — Merci. » Treadwell se fendit d'un petit sourire aigrelet, dépourvu de toute chaleur. « J'ai peut-être eu tort de m'opposer à vos requêtes antérieures relatives à des unités plus légères. Mais l'eau a coulé depuis sous les ponts et j'ai personnellement adressé à la comtesse Miller et au grand-duc Phillip une com interstellaire leur exposant la situation. J'ai l'impression qu'ils sont pleinement conscients de sa gravité, et le grand-duc m'a informé que les sénateurs Alwyn et Mojahek exigent une riposte plus pugnace. J'ai néanmoins le sentiment que lord Jurawski, fort vraisemblablement, répondra favorablement à ma requête si, de nouveau et avec votre soutien, je réclame des escadres de combat supplémentaires. » Les lèvres de Gomez se pincèrent et Mcllheny ressentit son amertume silencieuse. Treadwell repoussait l'idée d'un renforcement de l'escadre depuis des mois... mois qui, il en était persuadé, auraient sans doute permis à Gomez de progresser notablement si l'on avait accédé à ses exigences nettement plus modestes. Ce qui ne s'était pas fait pour une bonne raison : Treadwell refusait d'en assumer la responsabilité. Gomez, en son for intérieur, partageait le soupçon de Mcllheny : Treadwell regardait l'affaire comme une dernière chance d'ordonner, si indirectement que ce fût, un déploiement majeur de la Floue. Le colonel en avait la certitude et il se demandait comment la conscience du gouverneur pouvait supporter le poids de tous les morts d'Élysée et de Manille. Pas très bien, sans doute, à en juger par l'échange qui venait tout juste de s'achever. Pourtant, Treadwell avait au moins raison sur un point : la situation avait effectivement changé. Les pirates, s'il s'agissait bien de pirates, devaient être traqués et éradiqués, pas seulement stoppés, et l'on ne pouvait faire fi de la pression politique exigeant qu'on employât le marteau-pilon requis à cet effet. « Je continue à penser que cette réponse favorable n'est pas indispensable, pas plus qu'elle n'est la mieux adaptée à nos besoins », répondit Gomez au bout d'un moment. Elle jeta un bref coup d'œil en biais à Amos Brinkman, qui, prudemment, n'avait pas soufflé le premier mot depuis le début et ne semblait d'ailleurs guère enclin à briser ce vœu de silence, puis reporta le regard sur Treadwell. « Toujours est-il, gouverneur, que tout ce qui pourra faire baisser la pression sera le bienvenu. Ce sera toujours mieux que rien. Mais je ne vous appuierai que si vous exigez aussi l'envoi immédiat, dans ce même délai, de toutes les unités légères disponibles. » Treadwell resta un moment pétrifié, rendant regard rageur pour regard rageur, la bouche non moins crispée que celle de Gomez. Puis il daigna enfin hocher la tête. Une musique douce jouait en fond sonore quand Benjamin Mcllheny se rejeta en arrière en se pinçant la lèvre inférieure. Le dernier rapport du commandant, trié sur le volet, de sa sécurité intérieure était posé devant lui sur son bureau, et la lecture en était perturbante. On avait interrogé assez de rescapés d'Élysée pour parvenir à la conclusion que l'amiral Trang s'était effectivement laissé berner par l'ennemi et l'avait autorisé à s'approcher à une distance stratégique sans même en avertir la planète. Le colonel avait permis à son simulateur tactique d'examiner toutes les raisons possibles d'une confiance aussi suicidaire, et une seule faisait sens ; les pirates avaient dû être détectés en chemin, alors qu'ils se pointaient, et ça ne pouvait signifier qu'une chose : on les avait nécessairement identifiés comme des amis. Et, compte tenu du degré élevé d'alerte qu'avait maintenu tout le secteur pendant des mois, aucun commandant d'un système de défense n'aurait dû se laisser duper. En conséquence, le vaisseau de guerre qui arrivait ne pouvait être qu'amical... ou, tout du moins, se présenter à un moment et dans des circonstances telles que les gens de Trang avaient toutes les raisons de voir en lui un ami. Donc... soit c'était une authentique unité de la Flotte, soit son arrivée coïncidait avec celle, programmée, d'un vaisseau qui en dépendait. Sauf qu'aucune arrivée de cet ordre n'était prévue ; le colonel était bien placé pour le savoir puisqu'il avait personnellement lu toutes les communications officielles adressées à Élysée. Les pirates disposaient peut-être de mille façons de mettre la main sur une ancienne carcasse de la Flotte — certains membres du ministère avaient argué des années durant que ces pratiques de mise au rebut auraient grand besoin d'être remaniées — mais, sans les codes adéquats de leur transpondeur et une heure d'arrivée préprogrammée, ça ne les aurait en rien avancés. Un employé de bas échelon aurait sans doute pu leur fournir ces codes ou, du moins, des données suffisantes pour leur permettre d'en bidouiller qui auraient l'apparence de la légitimité, mais nul, à moins d'avoir le grade d'amiral, n'aurait pu trafiquer un rapport de navigation susceptible de leur ouvrir la porte. Non. Quelqu'un, amiral ou d'un grade encore supérieur — Mcllheny ne put réprimer un frisson —, avait dû insérer une fausse planification dans les messages de routine de Trang relatifs au trafic. Quelqu'un qui avait accès aux protocoles d'identification requis pour s'y immiscer et capable, également, d'extraire el d'effacer les messages de confirmation de routine qu'avait dû renvoyer Trang. Pire, quelqu'un qui savait qu'aucune unité lourde ne se trouverait dans le secteur à l'arrivée des pirates. La fuite était bien plus grave qu'il ne l'avait cru. Elle était totale. Celui qui en était responsable devait avoir accès à ses propres rapports ainsi qu'aux ordres de déploiement complets de l'amiral Gomez... il devait même savoir qu'El Greco détacherait ses unités de Manille pour des manœuvres. Il ferma les yeux, atterré par l'ampleur de la trahison ; mais ça n'avait rien d'une surprise. Plus rien. Très bien. Seules une quarantaine de personnes avaient accès à ces données, et il savait avec précision qui elles étaient. Chacune d'elle pouvait, raisonnablement, les avoir transmises à un tiers hors du cercle restreint, un tiers qui aurait l'autorité de tutelle sur le courrier interstellaire de Trang, assez en tout cas pour le leurrer ; mais, si l'ennemi pouvait parvenir à ce résultat sans que lui-même ne le repère, sa chaîne de transmission devait être tout à la fois très courte et diaboliquement bien cachée. Dans son esprit, le nombre des suspects plausibles se réduisait désormais à une douzaine de personnes... dont toutes avaient passé haut la main chaque contrôle de sécurité qu'il pouvait leur faire subir. Il ne pouvait donc s'agir de l'une d'elles et, en même temps, ça ne pouvait être que l'une d'elles. Il se redressa, prit un microprocesseur sur son bureau et le soupesa entre ses doigts. Il avait gardé le contact avec Keita, Dieu merci ! Il devenait si parano qu'il ne se fiait même plus entièrement à l'amiral Gomez, et le virus mortel de la méfiance et de la peur le contaminait. Il commençait à voir des assassins dans tous les coins sombres, ce qui était déjà suffisamment moche en soi, mais bien moins que cette impression d'impuissance à empêcher le massacre inexorable de civils qu'il avait juré de protéger. Mais, le pire, c'était cette certitude absolue que, quelle que fût la stratégie tordue qui se cachait derrière ces « pirates », elle était en train de toucher à son comble. Le temps allait manquer. S'il ne parvenait pas à élucider cette affaire — si on ne lui permettait pas de vivre assez longtemps pour la résoudre —, les canailles qui orchestraient ces atrocités triompheraient, et cette seule idée était obscène. Il se leva, le visage dur et déterminé, et glissa le microprocesseur dans sa poche avec celui qui s'y trouvait déjà. Il en ferait parvenir un à Keita par la filière secrète ; l'autre serait livré à l'amiral Gomez, et tous deux contenaient ses conclusions : quelqu'un du grade d'amiral était directement impliqué dans ces actes de piraterie. Mais, contrairement à celui destiné à Keita, le microprocesseur de l'amiral Gomez déclarait que Mcllheny connaîtrait sans équivoque l'identité du traître dans les quelques semaines qui suivraient. Benjamin Mcllheny appartenait à l'infanterie spatiale ; son serment et sa conscience le vouaient à donner sa vie pour défendre l'Empire. Il livrerait ces deux microprocesseurs puis prendrait quelques vacances... sans sécurité supplémentaire. C'était la seule façon de mettre sa théorie à l'épreuve, car, si elle était correcte, le traître ne pouvait en aucun cas le laisser en vie. Toute tentative pour le réduire au silence la confirmerait aux yeux de sir Arthur, et Keita et le Cadre sauraient qu'en faire. Et... qui pouvait savoir ? Il survivrait peut-être. CHAPITRE XXII Alicia but une autre gorgée et décida qu'elle s'était trompée : Ching-Haï possédait malgré tout un atout qui la sauvait. Elle fit rouler la bouteille fraîche sur son front et savoura la bière au goût riche et limpide. Les bureaux de M. Labin étaient dotés de ce qui passait pour de la climatisation sur Ching-Haï, mais la température n'en était pas moins supérieure de sept degrés à celle que maintenait Mégère à bord. Le climat rendait sans doute compte en partie de l'excellente qualité des boissons indigènes. La porte du bureau à l'ancienne mode s'ouvrit avec fracas, et elle se redressa sur sa chaise et baissa la bouteille en voyant entrer Gustav Labin, l'agent de Yerensky sur Ching-Haï. À la différence de celui d'Alicia, son visage rond et inexpressif était sec, mais il ne décrocha même pas un sourire quand elle essuya la sueur qui perlait de nouveau sur son nez. Non parce qu'il ne s'amusait pas, comme tous les natifs de Ching-Haï, de ce que les visiteurs trouvaient la chaleur insupportable, mais parce qu'il la craignait. De fait, elle lui inspirait un effroi constant, comme s'il avait affaire à une ogive nucléaire menaçant à tout instant d'exploser. Elle lui faisait cette impression depuis qu'il l'avait trouvée assise au beau milieu des décombres du piratage avorté. Il n'avait fallu qu'une poignée de main à Tisiphone pour lui confirmer que Labin n'était nullement informé des mauvaises intentions de (feu) son partenaire... et lui faire comprendre que la réputation de femme dangereuse du « capitaine Mainwaring » était à jamais établie. Il s'assit dans son fauteuil et s'éclaircit fébrilement la voix. J'ai terminé de vérifier le manifeste, capitaine. Il correspond parfaitement... ainsi que j'en avais d'ailleurs la certitude », s'empressa-t-il d'ajouter avant de sortir d'un tiroir un microprocesseur de transfert de crédits. « Le solde de votre paiement, capitaine. — Merci, monsieur. Ce fut un plaisir. » Alicia s'efforçait de rester impassible, mais c'était surhumain. Ces malheureux pirates à la mie de pain avaient été en dessous de tout. Tuer, même de telles fripouilles et en état de légitime défense, lui laissait toujours un goût amer dans la bouche, mais la quasi-terreur de Labin ne laissait pas de l'amuser. S'il lui arrivait d'assister un jour à un assaut normal du Cadre, il en crèverait sans doute sur place. < Et l'univers en serait plus fréquentable, petite, fit observer Tisiphone. Ce type est un ver de terre. — Allons, allons. C'est exact, mais il est aussi notre billet pour Dewent... du moins dès qu'il daignera y faire allusion. > La Furie renifla dédaigneusement, mais son coup de sonde avait révélé la véritable nature de la cargaison de Larbin. Compte tenu de cette dernière comme du peu d'envergure que trahissait son regard pour le plus grand plaisir d'Alicia, elles n'avaient même pas eu à le pousser pour qu'il voie en elle le transporteur idéal. « Oh, oui. Tout le plaisir était pour moi, capitaine. Et permettez-moi encore une fois de m'excuser. Je peux vous garantir que ni Anton ni moi n'avions soupçonné mon collègue de vouloir vous agresser. — L'idée ne m'en serait jamais venue », murmura Alicia; l'autre réussit à sourire. J'en suis fort aise. Et aussi très impressionné. En fait, capitaine, j'ai une autre petite livraison à vous confier. Elle doit impérativement se faire à Dewent et... euh... votre talent confirmé pourrait être pour moi un gros plus. C'est une assez précieuse cargaison et je m'inquiète pour sa sécurité. Assez, ajouta-t-il en se penchant légèrement, pour accepter de largement dédommager un transporteur de confiance. — Je vois. » Alicia but une autre gorgée de bière puis secoua la tête. « J'ai comme l'impression que votre "inquiétude" pourrait se traduire par une nouvelle fusillade, monsieur, et je préfère m'abstenir de transporter des chargements qui risquent d'attirer les pirates. — Je comprends parfaitement et je me fais peut-être du souci pour rien. Je ne dispose d'aucune preuve tangible d'un risque encouru. Je préfère simplement prendre les devants et investir un peu plus dans la sécurité pour n'avoir pas à le regretter. Je me disais qu'un supplément de quinze pour cent par rapport aux honoraires que vous verse Anton serait convenable. — Les honoraires de monsieur Yerensky n'incluaient pas les frais d'un combat, fit remarquer Alicia, et les missiles de navette sont difficiles à trouver dans le secteur. Je m'attends à voir les frais de remplacement rogner singulièrement ma marge dans cette affaire. — Vingt pour cent, peut-être ? — Je ne sais pas... » Alicia laissa mourir sa voix. Grâce à Tisiphone, elle savait que Labin, pour s'assurer ses services, était disposé à monter jusqu'à trente, voire trente-cinq pour cent et, si faire grimper les prix ne l'intéressait pas particulièrement, elle ne voulait pas non plus paraître trop avide. Tisiphone pouvait sans doute influer sur les décisions de Labin, mais sans garantir qu'il ne se passerait pas ultérieurement quelque chose qui l'inciterait à se demander pourquoi il avait fait ce choix. — Vingt-cinq, proposa Labin. — Allez jusqu'à trente », laissa-t-elle tomber. Labin tiqua, mais il hocha la tête et elle sourit. « Puis-je me servir de votre com, en ce cas ? » Elle tendit la main vers le terminal et Labin se rassit pendant qu'elle entrait un code. Un instant plus tard, le visage de Ruth Tanner s'affichait à l'écran. — Oui, capitaine ? s'enquit Mégère en adoptant la voix de Tanner. — Nous avons un nouveau contrat de livraison, Ruth. Nous nous rendons à Dewent pour le compte de monsieur Labin. Prête â mouliner quelques chiffres ? — Bien sûr, capitaine. — Parfait. » Alicia tourna l'écran vers Labin et se rejeta en arrière. « Si vous voulez bien avoir l'amabilité de régler les détails avec mon commissaire de bord, monsieur... » < Cette cargaison ne me plaît pas, râla Tisiphone. — Je n'en raffole pas non plus », répondit Alicia en fixant l'échiquier, renfrognée. Mégère et elle avaient enseigné le jeu à Tisiphone, et Alicia et la Furie étaient d'un niveau étonnamment égal, même si toutes deux réunies perdaient face à Mégère. < À aucune de nous trois, intervint Mégère. Mais nous devons aller sur Dewent. — Exactement. » Alicia opina tout en tendant la main vers son cavalier. Alicia se mordit la lèvre pour réprimer un gloussement, mais elle n'osait plus tirer profit du tuyau de Mégère. Elle déplaça donc son cheval et soupira en voyant le fou de Tisiphone jaillir et s'emparer de la tour de son roi. < Échec, triompha avec fatuité la Furie. — Tu es vraiment mauvaise. Si j'ai eu l'élégance de ne pas écouter le conseil de Mégère, tu aurais pu me rendre la pareille et laisser ma pauvre tour en paix. — Absurde. Tu appelles toi-même ce jeu un "jeu de guerre", petite, et l'on ne renonce pas, dans une bataille, à un avantage honorablement acquis. Pas plus, j'imagine, ajouta la voix mentale sur un ton plus songeur, qu'à un avantage honteusement acquis. — Absolument », répondit suavement Alicia en prenant le fou avec son autre cavalier... en même temps qu'elle menaçait la reine et le roi de Tisiphone d'une double fourchette. Le coup mettait en péril le fou de sa reine, mais elle n'y voyait pas d'inconvénient. La seule case disponible pour le roi de Tisiphone était à un trait du cavalier de sa reine. « Échec toi-même. — Mince, je ne l'avais même pas vu, celui-là! > s'exclama Mégère sur un ton innocent parfaitement enjoué ; Tisiphone bouillait. « Moi non plus », affirma Alicia en souriant. Tisiphone déplaça son roi et Alicia prit sa reine. « Échec, répéta-t-elle en profitant de ce répit pour protéger son fou. — Oumph! Et Ulysse était sans doute un naïf imbécile. N'empêche que nous nous sommes écartées du sujet, petite. Avantage ou non, je n'aime pas du tout ta cargaison. — Je sais », soupira Alicia, et c'était la stricte vérité. La cargaison de Yerensky pour Ching-Haï était sans doute illégale, mais aussi fondamentalement bénéfique; celle de Gustav Labin pour Dewent se composait également de fournitures médicales, mais c'était là leur seule similitude. Le « Rêve blanc » était la plupart du temps relativement inoffensif pour ses usagers, hormis quelques rares accoutumances tournant autour d'un pour cent, mais il était atrocement cher... et encore plus effroyablement produit. C'était un dérivé de l'endorphine et, si on pouvait le synthétiser en laboratoire, il existait des méthodes bien moins onéreuses. Le plus clair de cette drogue était extrait du cerveau d'êtres humains, avec, pour le « donneur », un vaste éventail de séquelles, allant du simple retard mental massif à la perte du contrôle de la motricité en passant par la mort pure et simple. < Nous aurions dû refuser, déclara gravement la Furie. — N'est-ce pas toi qui m'as affirmé que tout ce que nous faisions dans le but d'exercer notre vengeance était acceptable ? » La voix d'Alicia était plus tranchante qu'elle ne l'avait souhaité – car Tisiphone, elle en était consciente, ne faisait que dire à haute voix ce qu'elles pensaient toutes –, mais elle sentit la surprise que le rappel de ses propres paroles causait à son interlocutrice. < Peut-être. Pourtant, c'est toi qui prônais la "justice", rétorqua vaillamment Tisiphone. En quoi est-ce juste ? — J'ignore si ça l'est, répondit plus lentement Alicia. Mais je ne vois pas non plus d'autre option. Et c'est assurément une cargaison qui nous permettra de contacter les gens dont nous avons besoin pour nous infiltrer. » Le silence de la Furie valait muette acceptation et Alicia se demanda si Tisiphone était aussi consciente qu'elle de l'ironie de leur situation. Elle-même, pourtant fervente avocate de la justice, avait trahi ses principes pour traquer sa proie, en laissant à une Furie pour qui seule la vengeance était concevable le soin de remettre en cause le bien-fondé moral de leur cargaison. < Peut-être, finit par répéter Tisiphone. Mais sans doute cette notion de loi a-t-elle aussi un fondement réel. L'homme a certainement commis des atrocités quand mes sœurs et moi ne faisions qu'une, mais toutes faisaient bien pâle figure comparées à celles que ses instruments lui permettent aujourd'hui, et même ma vengeance ne saurait effacer un forfait une fois commis. Donc cette justice et ces "règles" dont tu parles sont sans doute plus importantes que je ne le croyais jadis. > Alicia entendit sans broncher, les yeux écarquillés, la Furie admettre au moins une partie de son argumentation, mais elle sentit qu'on tirait sur sa main droite. Elle renonça à la contrôler et la regarda se tendre vers une tour pour l'avancer. < Gare à toi, petite! Tu as peut-être ralenti mon attaque, mais tu ne l'as pas arrêtée. Alicia sourit et se pencha de nouveau sur l'échiquier, non sans un petit pincement glacé au cœur, car elle savait que Tisiphone ne faisait pas seulement allusion à leur partie d'échecs. Dewent est une bien plus jolie planète que Ching-Haï, trouvait Alicia. En partie parce qu'elle était beaucoup plus humide (un monde d'archipels et d'îles continents) et fraîche, mais aussi plus proche de la civilisation. De peu, sans doute, mais, jusque-là, personne n'avait encore essayé de la tuer ou de la dévaliser, et c'était indéniablement un progrès. À la différence de Ching-Haï, elle avait aussi un service des Douanes, mais qui veillait uniquement à ce que le Gouvernement touchât sa part sur les importations, et Alicia avait tranquillement posé la navette de fret sur le principal spatioport de Dewent sans avoir été importunée par aucune grossière inspection. Le Bengale avait atterri à ses côtés, telle une ombre peinturlurée de couleurs criardes... ou comme un sous-entendu lourd de sens invitant à observer une sage courtoisie à l'égard de sa compagne, mais il était resté fermé. Alicia avait pris soin de maintenir un canal ouvert avec lui pour bavarder à n'en plus finir avec « Jeff Okahara », pilote ostensiblement désigné et lieutenant du Coursier des étoiles, et les réponses d'Okahara n'avaient pas fait mystère de ce que risquaient ceux qui s'aviseraient de passer outre. Deux heures plus tard, elle se tenait dans un entrepôt du port où son correspondant examinait la cargaison. Edward Jacoby ressemblait à un respectable chef comptable, mais il savait visiblement ce qu'il faisait. Il n'avait nullement besoin d'un biochimiste pour tester la pureté de sa came ; la présence des six hommes qui montaient la garde autour de l'entrepôt répondait à un tout autre motif. Peu d'armes étaient apparentes, mais ces gars-là étaient autrement dangereux que les balbutiants pirates en herbe de Ching-Haï. Bien plus : dans leurs regards à la dérobée, Alicia avait lu qu'ils reconnaissaient en elle une collègue prédatrice. Jacoby acheva ses analyses et entreprit de ranger son matériel. Il ne souriait pas – il n'était visiblement pas du genre à sourire –mais il avait l'air satisfait. Eh bien, capitaine Mainwaring, déclara-t-il quand le dernier instrument eut disparu, j'étais un peu inquiet quand Gustav m'a annoncé par com interstellaire qu'il recourait aux services d'une parfaite inconnue, mais il a su faire preuve de discernement. Comment préférez-vous être payée ? — Par transfert électronique cette fois-ci, je crois, répondit-elle. J'aime autant ne pas me trimbaler avec un microprocesseur de crédit aussi bien rempli. » Un des gardes de Jacoby émit un bruit ressemblant fort à un ricanement, et le négociant faillit sourire. Son regard se porta sur le déconnecteur synaptique qu'Alicia portait dans un étui à sa ceinture puis sur le fourreau du poignard qui dépassait de sa botte – seules armes qu'elle avait choisi de laisser bien en vue –, mais il se contenta d'acquiescer. — Aussi avisée qu'efficace, je vois. Très bien. Mon comptable finalisera le transfert à votre convenance. — Merci. » Le sourire d'Alicia était éblouissant. Elle avait eu beau faire, elle n'avait pas réussi à désavouer le jugement que portait Tisiphone sur leur chargement. Mais, après mûre réflexion, ses compagnes et elle avaient trouvé un moyen de soulager leur conscience. Alicia était trop honnête pour le qualifier autrement, mais c'était toujours mieux que rien. Quand Ruth Tanner procéderait à ce transfert de crédits depuis les ordinateurs du domicile de Jacoby, Mégère et Tisiphone comptaient bien opérer une razzia sur son système et obtenir ainsi les adresses de tous ses contacts commerciaux extraplanétaires. Armée de ces informations, L’IA serait alors à même de déterminer ceux qui avaient pignon sur rue (s'il en existait) et ceux qui recevraient vraisemblablement des livraisons de Rêve blanc dans un avenir proche; et Alicia, de son côté, envisageait, à leur prochaine escale, d'adresser une com interstellaire aux autorités locales appropriées. Ça ne permettrait sans doute pas d'arrêter Jacoby lui-même, mais personne n'avait envie de voir sévir du Rêve blanc sur sa planète, et les conséquences pour son réseau de distribution seraient... drastiques. Bien ! » Jacoby referma la mallette d'un geste sec et adressa un signe de tête à l'un de ses hommes, qui entreprit de haler les deux palettes antigrav vers la zone de sécurité. « Dites-moi, capitaine, voulez-vous déjeuner avec moi ? Je suis toujours en quête de transporteurs fiables... nous pourrions peut-être faire affaire. — Déjeuner, certainement. Mais, à moins que vos affaires ne prennent la bonne direction, je crains fort de devoir passer la main. » Et elle espérait bien en être capable, pour l'amour de Dieu! Pas question de transporter une autre cargaison mortifère dans sa soute. — Oh ? » Jacoby la dévisagea pensivement. « Quel genre de direction, capitaine ? — Une cargaison m'attend sur Cathcart », mentit Alicia. Cathcart était un monde dissident éminemment respectable et elle n'avait nullement l'intention de s'en approcher, ni de près ni de loin, mais il orbitait juste au-delà de Wyvern. Cathcart, Cathcart, marmonna Jacoby avant de secouer la tête. Non, désolé, mais je n'ai strictement rien à livrer sur Cathcart ces temps-ci. Pourtant, il y a bien quelque chose... » Il laissa traîner sa voix, comme absorbé dans ses pensées, puis fit claquer ses doigts. « Bien sûr ! Un de mes associés a une expédition pour Wyvern. Ça vous intéresserait ? — Wyvern ? » Alicia s'efforça d'interdire à sa voix de trahir son excitation et inclina la tête pour réfléchir. « Ça pourrait effectivement faire l'affaire, à condition qu'il ne s'agisse pas d'un trop gros cubage. Le point fort du Coursier est sa vélocité, pas sa contenance. — Ça ne devrait pas poser de problèmes. J'ai l'impression que la vitesse est essentielle en l'occurrence et, bien qu'il s'agisse d'un chargement assez massif, il est d'un faible encombrement –pièces détachées et circuits moléculaires militaires, me semble-t-il. Mais nous pouvons vérifier. Lewis et moi partageons ici les mêmes bâtiments d'entrepôt. Suivez-moi un instant. Par ici. » Alicia s'exécuta en s'efforçant de contenir sa jubilation. Wyvern et fournitures militaires ? C'était trop beau pour être vrai ! Elle réussit à ne pas laisser transparaître ses pensées pendant qu'ils traversaient une section de l'entrepôt plus fréquentée, mais son cerveau s'activait. Elle s'arrêta pour laisser passer un tracteur qui halait une file de palettes vides, si absorbée dans ses réflexions qu'elle ne releva même pas les yeux quand son petit conducteur, d'une banalité presque affligeante, jeta un coup d'œil dans sa direction. Convaincue qu'il s'agissait d'une coïncidence, elle se persuadait de n'en point trop attendre, n'empêche que... Ils arrivèrent à destination et Jacoby désigna les palettes entassées de la cargaison. Il lui parlait, donnait des détails plus précis sur leur contenu, mais Alicia ne l'entendait même pas. Elle n'entendait d'ailleurs strictement rien, et ça n'avait aucune importance. Quels que fussent ces détails, rien dans la Galaxie ne pourrait l'empêcher de livrer cette cargaison elle-même. Continuer d'afficher en souriant un intérêt poli était sans doute la tâche la plus difficile qu'il lui eût jamais été donné d'exécuter, car la soif de vengeance, reflétée et exacerbée par la réaction de Tisiphone, pétillait dans ses yeux tandis qu'elle dévorait du regard les casiers posés à côté des palettes. Ceux-là portaient les codes du même expéditeur, mais leurs étiquettes rouges, marquées du sceau à l'effigie d'un dragon des Douanes de Wyvern, indiquait qu'il s'agissait d'une importation. Casier après casier, invraisemblablement nombreux... et elle voyait parfaitement pour quelle raison ils étaient entreposés dans la zone de sécurité : chacun était bourré jusqu'à la gueule de fourrures inestimables d'un blanc immaculé... de peaux de ce carnivore mortel qu'on appelle félin des neiges sur le monde de Mathison. LIVRE III FURIE CHAPITRE XXIII L'homme qu'Alicia observait sur l'écran de sa com semblait tout aussi civilisé qu'Edward Jacoby, mais il s'agissait de celui qu'elle était venue chercher. Les félins des neiges sont plus gros que les ours Kodiak de la Vieille Terre, avec des crocs que leur envieraient des tigres à dents de sabre, et ils sont omnivores. Un carnivore de cette taille aurait besoin d'un immense territoire pour prospérer, même sur une planète vierge comme le monde de Mathison, et le Gouvernement avait régulé d'une poigne de fer la chasse aux félins des neiges. Les casiers de cet entrepôt contenaient au bas mot les fourrures de cinq années... et ne pouvaient avoir qu'une seule origine. Elle sourit donc poliment au visage qui s'affichait sur son écran, en témoignant d'un intérêt strictement professionnel alors même que tout en elle lui hurlait de le frapper pour lui extorquer ce qu'il savait. — Bonsoir, capitaine Mainwaring. Je m'appelle Lewis Fuchien. Content de vous trouver au sol. — Moi aussi. Monsieur Jacoby m'a dit que vous risquiez de me joindre. — En effet. J'ai cru comprendre que votre vaisseau disposait d'une capacité suffisante pour mon expédition », demanda-t-il. Alicia hocha la tête. « Parfait. Quoique vos honoraires me semblent un peu élevés, Edward m'a communiqué le rapport de monsieur Labin et... — J'espère que vous ne l'avez pas cru sur parole, le coupa ironiquement Alicia. Monsieur Labin était plus impressionné que ne le méritaient les circonstances. — Vous témoignez d'une admirable modestie, capitaine Mainwaring, et je conçois que Gustav Labin soit un tantinet exalté, mais Edward m'assure que vous prendrez soin de ma cargaison. — Cela au moins est exact, monsieur. Quand on me confie une cargaison, je fais de mon mieux pour qu'elle arrive à destination. — Un importateur ne saurait exiger davantage. Néanmoins... (Fuchien sourit complaisamment) j'aimerais rencontrer l'ensemble de votre équipage. Je me suis imposé cette consigne : toujours jauger sa crédibilité sur une équipe entière et non sur son seul capitaine. — Je vois. » L'expression d'Alicia n'en montrait rien, mais son cerveau s'activait à la vitesse de l'axel, débattant avec Tisiphone et Mégère à un niveau plus profond que la verbalisation et à un train bien plus véloce que celui de la pensée formulée. Difficile de faire descendre à terre un équipage virtuel pour un déjeuner avec ce type ! Mais... — Monsieur Jacoby a-t-il fait allusion à l'affrètement de mon vaisseau par Cathcart ? » Fuchien opina et elle sourit. Je comprends votre prudence et, en toute franchise, je me sentirais moi-même bien mieux si mon commissaire de bord pouvait assister à notre entretien, mais mon ingénieur et mon second sont absorbés par un calibrage de la propulsion. Je ne peux vraiment pas les interrompre – de fait, je devrais même être en train de les aider –, puisque nous sommes pressés d'arriver sur Cathcart, mais, si vous-même disposez d'une petite heure de liberté, je peux éventuellement vous offrir l'hospitalité à bord du Coursier, le temps d'un dîner. La cuisine ne sera sans doute pas celle d'un palace, mais vous la trouverez tout de même comestible et vous aurez ainsi l'occasion, non seulement de rencontrer mes gens, mais aussi de visiter mon vaisseau en personne. Si ce que vous voyez vous semble à votre goût, nous pourrons ensuite, vous, mon commissaire de bord et moi, régler les détails devant un cognac. Cela vous convient-il ? — Eh bien, merci ! Je n'en espérais pas tant et j'accepterai avec plaisir si je peux amener ma propre comptable. — Bien entendu. Je ramène ma navette de fret à bord à dix-sept heures trente. Voulez-vous vous joindre à moi ou préférez-vous venir par vos propres moyens ? — Si vous consentez à nous raccompagner ensuite, nous ferons le trajet avec vous. — Pas de problème, monsieur Fuchien. Je compte donc sur vous. » Fuchien et sa comptable – une petite bonne femme corpulente dont les yeux d'ordinateur étaient marqués des rides du rire – se présentèrent pile à l'heure devant la rampe de la navette, au pied de laquelle, grande et toute professionnelle, les attendait Alicia dans son uniforme bleu nuit. Leurs brèves poignées de mains ne durèrent que le temps d'effleurer la surface de leurs pensées mais suffirent à confirmer ses soupçons. — Puis-je vous présenter Sondra McSwain, ma chef comptable, capitaine ? — Enchantée, mademoiselle McSwain. — Pareillement, capitaine. Après le tableau que m'a fait monsieur Fuchien de votre réputation, je m'attendais à ce que vous fissiez trois mètres de haut. — Plus on en parle, plus les réputations grandissent, me semble-t-il. » Alicia lui rendit son sourire. L'esprit de McSwain n'abritait ni l'aura crapuleuse de celui de Labin ni la cupidité sophistiquée de Fuchien. Il tictaquait avec la précision d'une horloge, aiguisé et professionnel, mais non dépourvu d'un certain sens de l'humour, et le sourire d'Alicia se fit désabusé. Comme c'était étrange de trouver une personne intègre sur une planète comme Dewent ! Elle se secoua et désigna la rampe. <^ Monsieur Fuchien. Mademoiselle McSwain. Nous avons l'autorisation de décoller et mon équipage s'apprête à dérouler le tapis rouge. » Ce vol n'était que pure routine, mais le ravissement visible de la comptable le transfigurait. Mlle McSwain devait rarement contempler de l'intérieur les vaisseaux et navettes qui pullulaient dans le spatioport de Dewent, décida Alicia. Ce seul court trajet lui semblait toute une aventure, pourtant elle restait consciente de son excitation et capable de rire d'elle-même. Alicia se surprit à lui expliquer instruments de bord et procédures avec un enjouement non feint, et Fuchien lui-même s'autorisa à sourire du feu roulant de ses questions. Ils se trouvaient encore à mi-chemin quand Tisiphone interpella Alicia. < Tu oublies notre objectif, petite. Et une illusion de cette complexité exige des préparatifs. Puis-je te suggérer de nous y atteler ? — j'imagine, soupira Alicia. Mais j'ai l'impression que je vais y prendre beaucoup moins de plaisir que je ne l'escomptais. Pourquoi faut-il qu'elle soit si charmante ? — Ne crains rien, répondit la Furie avec une douceur inhabituelle. Nous l'aimons bien aussi, Mégère et moi. Nous ne permettrons pas qu'elle en pâtisse, mais nous devons commencer très vite. — Compris. > Alicia tourna la tête et, le flot de questions de la chef comptable s'interrompant provisoirement, sourit à McSwain. « J'aimerais vous présenter quelqu'un de mon équipage, mademoiselle McSwain. Une de vos collègues, pour ainsi dire. Pardonnez-nous, mais nous nous attendions à voir arriver une vieille fille osseuse et desséchée, uniquement capable d'aligner des chiffres. » McSwain croisa son regard et toutes deux gloussèrent. « Ruth sera agréablement surprise, je crois. — J'ai eu autrefois pour comptable un "vieux garçon osseux et desséché", avoua Fuchien, mais il m'a attiré un audit. Sondra est une très nette amélioration, je vous assure. — Je vous crois sur parole. » Alicia alluma un écran en pianotant sur un clavier et le visage de Ruth Tanner s'y inscrivit. « Ruth ? Oublie le plan A et passe au plan B. La chef comptable de monsieur Fuchien m'a finalement l'air parfaitement humaine. — Vraiment ? Quelle bonne surprise ! » répondit Mégère avec la voix de Ruth. Les yeux de la commissaire de bord virtuelle balayèrent l'habitacle jusqu'à trouver McSwain et elle sourit. « Mon Dieu! Qui aurait imaginé que quelqu'un, dans ce bled perdu et sexiste, aurait assez de bon sens pour engager une femme ! » Son regard obliqua vers le visage de Fuchien et son sourire se changea en grimace. « Oups ! Aurais-je commis un impair ? — Pas en ce qui me concerne, la rassura Fuchien. La vision à courte vue de mes confrères en ce domaine m'est tout bénéfice, mademoiselle Tanner. Vous êtes bien mademoiselle Tanner, je crois ? — En chair et en os, répondit Mégère. J'espère que vous prendrez plaisir à cette visite. Nous ne recevons pas beaucoup, de sorte que nous avons mis les petits plats dans les grands et... » La conversation se poursuivit, et ni Fuchien ni McSwain ne se rendirent compte que leur regard commençait d'être un tantinet désorienté. C'était l'opération la plus étrange qu'elles eussent tentée jusque-là, se dit Alicia. Dans son état présent, amoindrie, Tisiphone aurait sans doute trouvé épineux de tisser une illusion moitié moins complexe. Mais elle n'était pas obligée de la forger seule, car Mégère avait ouvert à la Furie un canal direct et jetait dans la balance, en sus du sortilège, sa terrifiante capacité qui, tel un monstrueux amplificateur, permettait à Tisiphone de recouvrer dans sa totalité un pouvoir dissipé depuis longtemps. Et, avec son assistance, la Furie se surpassa. Elle tissa ses filets avec une habileté consommée et prit au piège leurs deux invités en même temps qu'elle étendait une vrille jusqu'à Alicia. C'était une sensation assez effroyable, même pour quelqu'un qui, comme elle, était habituée à cette bizarrerie, car Alicia vivait sur trois plans à la fois. Elle voyait le monde par le truchement de ses propres sens, à travers les senseurs internes de Mégère et, enfin, elle partageait l'illusion de ses hôtes. Assise avec eux, elle bavardait avec les autres "avatars" de Mégère tandis que l'IA alimentait leur conversation et que Tisiphone leur fournissait un corps, alors qu'ils n'étaient que trois attablés pour dîner. C'était terrifiant, car différent de ce que la Furie avait fait au lieutenant Giolitti : ni souvenirs brouillés ni suggestions implantées, mais du réel. Renforcée par la puissance considérable de l'IA, Tisiphone les avait déphasés d'un cran d'avec l'univers pour faire de sa réalité la leur. Et ce n'était pas tout : elle n'était pas pressée et avait sondé la mémoire de Lewis Fuchien jusqu'au tréfonds pour engranger le moindre lambeau d'information qui pouvait leur être utile. Vers la fin du repas, elles savaient tout ce qu'il savait et le négociant était désormais convaincu que l'équipage du capitaine Mainwaring correspondait parfaitement à ses besoins. Le dîner s'acheva et tout l'équipage – sauf Tanner –« s'excusa » pour aller rejoindre son poste. Fuchien leva son verre de cognac et le dégusta. « Eh bien, capitaine Mainwaring, votre équipage et vous-même êtes non seulement des gens selon mon cœur, mais vous dépassez toutes mes espérances. Je pense que nous pourrons faire affaire. — Vous m'en voyez ravie. » Alicia se rejeta en arrière en tenant son propre verre de cognac puis sourit et désigna la chaise vide où était assis le fantôme de sa commissaire de bord. « En ce cas, pourquoi ne nous effacerions-nous pas, vous et moi, en laissant Ruth et Sondra s'escrimer ? — Excellente idée, capitaine, fit Fuchien, radieux. Tout bonnement excellente. » Dewent s'amenuisait sur l'écran de la coquerie à mesure qu'augmentait la vélocité du Mégère et Alicia la contemplait en s'efforçant de déterminer ce qu'elle ressentait : une mixture complexe d'impatience, de désir et de peur – peur de rater sa chance –bouillonnait en elle, surmontée par une excitation brouillonne à la perspective de ce qui l'attendait sur Wyvern et teintée de soulagement à la pensée de laisser enfin derrière elle le système de Dewent. Elle n'aimait toujours pas Fuchien mais ne le haïssait pas non plus autant qu'elle s'y était attendue. Il était tout aussi ambitieux et assoiffé de crédits que Jacoby, mais dépourvu de la pure malignité de son associé. Il était au courant de son trafic de drogue mais refusait d'y prendre part, et, s'il soupçonnait son contact sur Wyvern de recel pour le compte des pirates qui terrorisaient le secteur, il ne traitait pas directement avec eux. Il désapprouvait leurs agissements, si faiblement que c'en était déprimant, mais en attendre davantage eût été irréaliste. C'était un Dewentais et Dewent « servait » les hors-la-loi. Selon ses propres critères, Lewis Fuchien était un négociant honnête, voire digne d'admiration, et Alicia aurait presque pu le comprendre. C'était précisément pour cette raison qu'elle était contente de partir : elle refusait de le comprendre. Sur un plan plus pragmatique, son départ signifiait que cette illusion d'équipage et elle-même n'auraient plus à tenir la route que sur une seule et dernière planète. Une seule et peu lui importerait ensuite qu'on sût. La Flotte pouvait la poursuivre, elle n'en avait cure. Bien au contraire, elle s'en féliciterait si, durant cette traque, sa propre trajectoire la conduisait jusqu'aux pirates. Elle s'accouda au rebord de la console, le menton entre les mains, et, tout en contemplant avec morosité l'image qui rétrécissait à vue d'œil, permit à son esprit d'anticiper. Wyvern. La planète Wyvern et un homme du nom d'Oscar Quintana, lieutenant-colonel Intraitable. Wyvern s'était dotée d'une étrange aristocratie, qui n'avait que faire de titres comme « comte » ou « baron ». Leurs ancêtres avaient été des officiers de la Spatiale (tout juste supérieurs, peut-être, à la lie des flibustiers issus des guerres de la Ligue des siècles passés, mais des officiers malgré tout) et le nom de vaisseau accolé au grade de Quintana indiquait qu'il était issu d'une lignée de nobles fondateurs. Même si son nom sonnait de façon singulière aux oreilles extraplanétaires, ce serait certainement un homme puissant, probablement fier et dangereux, et elle se persuada qu'il lui faudrait l'aborder avec prudence. < Hé! > Mégère venait d'interrompre le train de ses pensées. < Ne te bile pas trop, Alley ! S'il est un tantinet avisé, c'est lui qui nous abordera avec prudence. — Exact, approuva Tisiphone. En vérité, petite, si nous ne nous abusons pas, ce Quintana doit être un des contacts directs de ceux que nous recherchons. Si cela se vérifie, je le retournerai comme un gant avec le plus grand plaisir. — Vous m'avez l'air bien assoiffées de sang, toutes les deux, fit observer Alicia. Ou bien êtes-vous simplement inquiètes de me voir prête à flancher ? — Nous ? s'enquit l'innocente en Mégère. Loin de nous cette idée. — Ben voyons. » Alicia se leva, bâilla et étira ses épaules nouées, ravie d'être arrachée à son humeur bougonne. « En fait, ce n'était pas tant ce Quintana qui me préoccupait. S'il est effectivement ce que nous croyons, vous aurez carte blanche pour en faire ce que vous voudrez. — Mille mercis, petite... mais je ne comptais pas attendre ton autorisation pour molester une pareille canaille. — Ah ouais ? Tu peux le molester si tu veux, mais n'oublie pas... même s'il est mouillé directement, nous avons besoin de lui pour l'étape suivante. Je crains que ça n'impose quelques limites au traitement que nous pourrions lui infliger. Nous ne pourrions même pas écraser cette racaille de Jacoby. — Oh, c'est bizarre que tu y fasses justement allusion, Alley. > Le ton faussement nonchalant de Mégère fit retentir une clameur de sonnettes d'alarme et Alicia haussa les sourcils. « Je connais cette voix, déclara-t-elle. Qu'as-tu encore trafiqué ? — Pas toute seule, répondit vivement l'IA. Bon, je trouvais que c'était une bonne idée, mais j'aurais été bien incapable de la réaliser moi-même. — Tu me fais peur... et tu es en train de gagner du temps. — C'était ton idée, Tis. Pourquoi ne t'expliques-tu pas? — Mais je n'aurais pas pu la mener à bien sans ton expertise, et tu appréhendes mieux les détails, alors peut-être devrais-tu l'exposer toi-même. — L'une de vous deux aurait intérêt à se décider, mesdames ! — Bon, alors voilà, Alley. Tu te souviens du transfert de crédits auxquels nous avons procédé, et aussi que Tis et moi avons piraté la banque de données de Jacoby ? — Bien sûr », répondit Alicia avant de marquer une pause. Y auriez-vous introduit quelque chose, affreuses sorcières que vous êtes ? Pas un virus informatique, au moins ? — Bien sûr que non, répondit Mégère sur le ton de la vertu outragée. Quelle idée atroce! je ne ferais jamais une chose pareille... pas même à un vieux fossile comme son Jurgens XII. Mais ce serait sans doute plus charitable. Cette relique devrait être au rancart depuis des années, Alley. Il est si stupide que... — Cesse de tergiverser ! Qu'as-tu fabriqué ? — Nous n'y avons rien introduit. Nous en avons plutôt extrait quelque chose. — Outre les informations sur son réseau de distribution ? — Euh... oui. Pour être tout à fait honnête, nous y avons aussi introduit quelque chose, mais juste un programme d'extraction à effet retard. — De quelle sorte ? — Un transfert de crédits interstellaire. — Un transfert de crédits ? Vous l'avez volé, tu veux dire ? — Si tu préfères le voir comme ça. Mais nous en avions discuté et, pour ma part, je trouve que Tis avait raison. On ne peut pas vraiment voler un voleur, pas vrai ? — Bien sûr que si ! » Alicia ferma les yeux et se laissa tomber dans son fauteuil. « Et moi qui croyais que tu avais adopté mon système de valeurs ! — C'est le cas et elle progresse énormément avec moi. Bien plus qu'avec toi, d'ailleurs. — Je l'aurais parié, marmotta Alicia en passant les doigts dans ses cheveux. Très bien. Combien lui avez-vous extorqué ? — Tout, répondit Mégère d'une toute petite voix. — Tout quoi ? — Tout tout. Nous avons découvert tous ses comptes cachés et tous ses comptes licites et nous... eh bien, nous les avons pour ainsi dire nettoyés. — Vous... » La phrase d'Alicia se noya dans un gargouillis et un silence pesant s'installa dans son esprit assommé. Puis ses yeux se rouvrirent brusquement, en même temps que l'affolement perçait sous sa stupeur. « Dieu tout-puissant, Mégère ! Que crois-tu qu'il va faire en comprenant que nous l'avons dévalisé ? Nous ne pouvons pas nous permettre ce genre de... — Paix, petite! Il ne se rendra pas compte que nous sommes les coupables. — Qu'en sais-tu ? Bon sang, qui d'autre veux-tu qu'il soupçonne ? — Je ne peux pas te le dire, mais pas nous, car le vol ne s'est pas encore produit. Et il ne se produira d'ailleurs pas... tant qu'il n'aura pas donné un premier ordre de transfert de crédits extraplanétaire vers un de ses dealers. Mégère s'est montrée très habile et je m'attends plutôt... (on ne pouvait se méprendre sur le pur ravissement qu'éprouvait la Furie) à ce qu'il soupçonne celui de ses petits camarades qu'il aura voulu payer. — Tu veux dire... ? — Exactement, Alley. Vois-tu, ce qui se produira la première fois qu'il ordonnera un versement sur un des comptes dont j'ai établi la liste dans mon programme, c'est que chaque crédit qu'il possède y sera automatiquement affecté puis détourné. Son créancier n'en verra pas un centicrédit, mais le programme se propulsera de lui-même – avec le transfert – dans sa com interstellaire et se transmettra à l'extérieur puis s'effacera de chaque système qu'il aura traversé avant d'atteindre sa destination finale. — Oh, Seigneur ! gémit Alicia en se couvrant les yeux. Je n'aurais jamais dû vous imposer toutes les deux à cette malheureuse galaxie ! Et où exactement ce programme errant terminera-t-il sa carrière criminelle – du moins si je puis poser la question ? — Il lui faudra sans doute un certain temps pour établir les connexions, mais il se dirigera vers Thaarvlhd. J'ai demandé qu'on y ouvre un compte numéroté pour son arrivée. — Thaarvlhd ? » répéta Alicia, hébétée. Puis : « Thaarvlhd ? Mon Dieu, c'est le centre bancaire de l'Hégémonie quarn dans ce secteur ! Les Quarn prennent l'argent très au sérieux, Mégère ! Enfreindre les règlements bancaires de Thaarvlhd n'a rien d'un péché véniel aussi bénin que le meurtre ! — je n'ai rien enfreint. Ils sont habitués à ce genre d'ordres et j'ai inclus toute la documentation dont ils ont besoin. — La documentation ? — Naturellement. Ils se fichent des noms, mais j'y ai joint tout ce qu'il leur faut savoir sur les comptes bancaires humains : tes empreintes rétiniennes, génét... — Mes empreintes ? glapit Alicia. Tu as ouvert un compte à mon nom ? — Bien sûr que non. je viens de t'expliquer qu'ils ne se servent pas de noms, Alley. D'où leur popularité. — Bonté divine ! » Alicia ne sut jamais combien de temps exactement elle était restée assise à fixer le néant, mais une idée lui traversa soudain l'esprit. « Euh... Mégère... — Oui ? — Je ne te pardonne pas ce que tu as fait... Je ne le condamne pas non plus, comprends-le, du moins pas encore... Mais quelle somme exactement avez-vous détournée ? — Difficile à dire, puisque nous ne savons pas précisément quand le programme opérera. — Une approximation grossière suffira, répondit Alicia d'une voix passionnée. — Eh bien, en me fondant sur sa trésorerie des deux dernières années, je l'évaluerais grosso modo entre deux cent cinquante et trois cents millions de crédits. — Deux cent cinq... » Alicia referma brusquement la bouche puis se mit à glousser. Les gloussements se muèrent bientôt en hurlements de rire. Pas moyen de s'en empêcher. Elle se plia en deux en se tenant les côtes, et rit à en avoir les larmes aux yeux et la poitrine endolorie. En proie à la plus pure et diabolique délectation, elle rit comme elle n'avait pas ri depuis des mois en se dépeignant la réaction de cet Edward Jacoby suprêmement sophistiqué. Dire qu'elle avait cru ne pas pouvoir lui nuire ! Bon sang, il ne lui resterait même pas un pot de chambre pour pisser et il ne saurait jamais d'où c'était venu. Elle martela le parquet des talons en riant à gorge déployée, jusqu'à ce qu'elle recouvre enfin le contrôle d'elle-même et se relève lentement, en suffoquant et en s'épongeant les yeux. < Tu es moins contrariée que tu ne l'avais prévu, si je comprends bien? s'enquit timidement Tisiphone et Alicia repartit de plus belle. — Cesse immédiatement ! ordonna-t-elle d'une voix mal assurée. Ne te risque pas à me déstabiliser de nouveau. Oh ! Oh, Seigneur ! Il va être drôlement fâché, non ? — Ça nous a paru un châtiment aussi juste et mérité qu'approprié. — Et comment, foutredieu! » Alicia se secoua puis se redressa, le visage sévère. « N'allez surtout pas vous imaginer, toutes les deux, que vous pourrez me refaire un coup pareil et vous en tirer... pas sans m'avoir préalablement consultée, en tout cas ! Mais, pour cette fois, je vous pardonne ! — Ouais, pour trois cents millions de raisons au bas mot, j'imagine >, railla Mégère; et Alicia fut de nouveau prise d'un fou rire. CHAPITRE XXIV Les officiers assemblés se levèrent quand Rachel Shu entra derrière Howell dans la salle de conférence. Plus d'une paire d'yeux brillait d'appréhension, car l'officier du Renseignement venait tout juste de rentrer d'une rencontre avec le dernier messager de Contrôle, et le personnel d'Howell n'était que trop conscient des pertes qu'il avait subies sur Manille. Le contre-amiral prit place comme d'habitude en tête de table, regarda s'asseoir ses subordonnés et fit un signe de tête à Shu. « Très bien, capitaine. Venez-en au fait. — Oui, amiral. » Shu s'éclaircit la voix, posa un calepin sur la table et en alluma le petit écran. « Tout d'abord, Contrôle nous décerne à tous un satisfecit pour l'opération de Manille. » Des soupirs de soulagement se firent entendre tout autour de la table et Howell eut un sourire désabusé. « Il déplore nos pertes mais, compte tenu des circonstances, comprend qu'elles soient si élevées. Et, apparemment, nos deux objectifs, primaire et secondaire, ont été parfaitement atteints. » Elle s'interrompit et Howell perçut comme un léger brouhaha de plaisir qui faisait le tour de la table. Combien de ces officiers avaient-ils réellement consacré quelques heures à réfléchir à ce qu'ils avaient fait ? se demanda-t-il. Pas beaucoup... voire aucun. Lui, en tout cas, avait assurément évité d'en ranimer le souvenir, encore que ça devenait de plus en plus difficile. Ça se passait souvent ainsi. Il avait fait certaines choses pour la Couronne qu'il s'efforçait tout aussi âprement d'oublier. Ce n'était guère différent en l'occurrence, se persuada-t-il en feignant de ne pas s'apercevoir qu'il se mentait à lui-même. Évidemment, une bonne partie du plaisir qu'ils éprouvaient tenait à ce qu'ils s'étaient attendus à une réprimande. Rien de tel qu'une tape dans le dos quand on a escompté une mornifle. Cela au moins ne différait guère de la Flotte. Il laissa perdurer un instant les murmures puis martela le dessus de la table de ses jointures. Le silence retomba et il fit de nouveau signe à Shu. « Une première évaluation des données collectées indique que nous avons probablement extorqué à Manille davantage que ce que nous aurions obtenu d'Élysée, poursuivit le capitaine Shu en reprenant son calepin en main et en appuyant sur la touche « avance » pour afficher l'écran suivant. Et ceux qui nous financent en sont enchantés. Contrôle m'a priée de vous annoncer à tous que leur soutien s'est de nouveau raffermi et que la plupart d'entre eux sont désormais convaincus que nous savons ce que nous faisons. » Dans un autre registre, l'attaque contre Manille semble avoir produit l'effet escompté au sein du Sénat et du ministère. Contrôle ne tenait manifestement pas à le déclarer de but en blanc, mais il semble persuadé que, sur la Vieille Terre, tant les services de renseignement de la Flotte que ceux de la Spatiale sont parvenus aux conclusions que nous souhaitions, et que, d'autre part, la pression exercée par le Sénat s'accentue de jour en jour. Mieux, l'opinion publique dans ce secteur commence à prendre très bonne tournure. Parler de "panique" serait encore exagéré, mais l'anxiété gagne rapidement, en même temps qu'une impression sans cesse croissante de l'impuissance du gouvernement impérial. » Shu appuya de nouveau sur la touche « avance » et s'autorisa un petit froncement de sourcils. « Nous nous heurtons malgré tout à une complication imprévue. Apparemment, l'une des victimes qui ont trouvé la mort sur Manille serait Arlen Monkoto, le frère de Simon. » À la mention de ce nom, Howell se redressa légèrement et constata que d'autres l'imitaient. Shu s'en aperçut aussi et son sourire se fit glacial. « Nous connaissons tous la réputation de Monkoto, mais, même s'il savait où nous trouver, son armée ne pèse pas lourd face à la nôtre. Le problème, c'est qu'il rappelle à nombre de ses confrères qu'ils ont une dette envers lui, et ce qui s'est passé à Manille a suffisamment irrité la plupart d'entre eux pour qu'ils envisagent de se joindre à lui, même s'ils ne lui doivent rien. Tous ensemble, ils pourraient sans doute lever une armée indépendante qui représenterait pour nous une menace et, dans la mesure où ils sont indépendants, Contrôle pourra plus difficilement les surveiller que la flotte d'El Greco. Cela dit, d'un autre côté, ce sont des indépendants. Leur flotte constitue tout leur actif et ils ne peuvent pas indéfiniment l'immobiliser pour une telle opération philanthropique. — Quelles sont les chances pour qu'El Greco règle la facture ? demanda Alexsov. — Indéfinissables. Les mercenaires de l'envergure de Mon-koto vendent normalement très cher leurs services, mais les circonstances n'ont rien d'ordinaire. J'ignore comment réagiront les autres, mais les Cinglés opteront sans doute pour un remboursement de leurs frais, sans prendre de bénéfices, ce qui les rendrait extrêmement intéressants aux yeux d'El Greco. Mais ça pourrait aussi jouer en notre faveur. S'ils signent avec El Greco, les Elgreciens leur imposeront une stratégie globale. Dans des circonstances normales, ça accroîtrait encore leur dangerosité ; en l'occurrence, compte tenu du nouveau partenariat de l'Empire et d'El Greco, ils n'en seraient que plus faciles à surveiller – et à esquiver. » Alexsov hocha pensivement la tête et Shu haussa les épaules. « Contrôle ne s'en inquiète pas trop pour l'instant. Comme je l'ai dit, même s'ils parvenaient à réunir assez de puissance de feu pour nous nuire, il faudrait d'abord qu'ils nous trouvent. Ça me paraît bien peu vraisemblable, mais Contrôle ne veut pas prendre de risques. Il souhaite que nous délocalisions le plus tôt possible le site d'AR-12 pour nous éloigner d'El Greco. — C'est raisonnable, convint Howell. Et, si Monkoto reste le plus gros souci de Contrôle pour le moment, nous sommes plutôt bien partis, me semble-t-il. — Ça l'est et ça ne l'est pas, déclara Shu. Contrôle procède à un recrutement pour pallier nos pertes de Manille, et il a réussi à dénicher deux croiseurs de combat pour remplacer le Poltava. » Howell poussa un grognement. Fournir un équipage à deux autres de ces vaisseaux risquait d'affaiblir leurs rangs, mais la force de frappe contrebalancerait largement cet inconvénient. « Entre-temps, toutefois, Contrôle devra lui-même se cantonner à proximité de Soissons, parce que c'est la zone qui pose pour l'instant les problèmes les plus délicats. En particulier McIlheny, qui semble plus proche de la solution que nous ne le souhaiterions. Selon le courrier de Contrôle, il promet en ce moment même d'adresser un rapport hautement significatif à l'amiral Gomez et au gouverneur Treadwell. Contrôle n'a pas pu retenir la navette d'expédition, si bien que nous ignorons de quoi il retourne exactement, mais il m'a assuré qu'il était prêt à affronter le problème, quel qu'il soit. S'il a raison – et c'est habituellement le cas –, notre seul autre souci sur place sera l'amiral Gomez. Elle n'a pas trop insisté et accepté la proposition de Treadwell d'unités plus lourdes, ce qui, pour son plus grand soulagement, devrait partiellement alléger la pression. » Shu haussa encore les épaules. « S'il en est ainsi, nous devrons tout simplement passer au plan B et l'éliminer. Nous envisageons plusieurs solutions à cet effet, mais Contrôle penche pour nous fournir son itinéraire. Elle devrait voyager à bord de l'Antietam avec une escorte réduite au minimum pour favoriser sa vélocité ; s'il parvient à nous faire passer son plan de vol, nous pourrons l'intercepter et la liquider. Ce serait la solution idéale à bien des égards, compte tenu de sa popularité au sein de la Flotte. Non seulement nous nous débarrasserions d'elle, mais nous en ferions une martyre, en offrant ainsi à la Flotte une nouvelle raison de se lancer aux trousses de méchants pirates. » Le sourire de Shu était des plus sardoniques et Howell réprima un frisson intérieur. Il avait servi sous les ordres de Gomez et, s'il admettait volontiers qu'elle devait être éliminée, il n'était pas pressé d'en venir là. Contrairement à Shu, de toute évidence. Il ignorait si elle avait une raison personnelle de haïr Gomez ou si, tout simplement, l'idée de profiter de la mort d'un ennemi pour parvenir à ses fins la séduisait par son efficacité professionnelle nette et définitive, et, très sincèrement, il préférait ne pas le savoir. « Très bien, déclara-t-il en interrompant lui-même sciemment le train de ses pensées. Qu'est-ce que Contrôle avait à dire de notre rafle matérielle sur Manille ? — Beaucoup, amiral. Au demeurant, c'était le point que je comptais aborder ensuite. » Shu compulsa prestement ses écrans de données puis hocha la tête. « La quantité l'a légèrement étonné et, bien entendu, nous manquions de moyens pour transporter directement un chargement non virtuel dans les secteurs du Noyau. En outre, nos financiers nous avaient très spécifiquement priés de ne rien leur faire parvenir de tel. Contrôle les croit assez peu enclins à souhaiter héberger dans leurs labos du matériel expérimental ou des équipements dont on peut aisément retracer l'origine, sans rien dire des risques d'une interception sur le trajet. — Il voudrait donc qu'on balance tout ? s'étonna Henry d'Amcourt. Amiral... ce serait jeter un milliard de crédits par le sas ! — Je n'ai jamais dit cela, Henry. » Shu détestait les interruptions presque autant que Henry lui-même et sa voix était glacée, mais Howell comprenait les inquiétudes de son bosco. Les navettes rescapées étaient rentrées bourrées à bloc d'une richesse imprévue en cultures de tissus et animaux de laboratoire, sans compter tout un arsenal avancé de virus capables de clonage génétique et un équipement pour lequel les chercheurs de la plupart des mondes dissidents auraient sans doute tué père et mère. Henry se souciait moins de la perte en argent que de celle de l'énorme potentiel en fournitures et munitions correspondant. « Très bien, Rachel, s'interposa diplomatiquement l'amiral. À vous entendre, je déduis que Contrôle avait une solution bien précise à l'esprit. — En effet, amiral. » Shu se tourna vers lui, présentant fortuitement son dos à d'Amcourt, qui se contenta de sourire. « Il suggère que nous procédions à la distribution de ce trésor de guerre par l'entremise de Wyvern – et, de préférence, à travers une série de sociétés écrans interdisant de remonter directement jusqu'à nous, mais garantissant qu'une partie au moins refasse surface dans le secteur franconien et, si possible, dans le macédonien. — Oh ? » Howell se rejeta en arrière en souriant et Shu opina. « Exactement. Nous pourrons ainsi réaliser dans la transaction soixante-dix pour cent environ de sa valeur sur le marché légal, ce qui devrait satisfaire certains d'entre nous... (elle avait pris bien garde de ne pas regarder d'Amcourt) mais il aimerait surtout qu'on puisse en repérer une partie aussi loin que possible des secteurs du Noyau. » Howell hocha la tête. Jeter en pâture au ministère de la Justice ou à son équivalent sur un monde dissident un butin de quatrième ou cinquième main détournerait l'attention de leurs véritables financiers, tout en enfonçant une épine dans le flanc de la Macédoine. Ils cherchaient précisément un moyen de faire croire au monde que les « pirates » s'intéressaient désormais aux voisins du secteur franconien. Mais, compte tenu de la haute valeur de cette cargaison particulière, il faudrait procéder avec la plus extrême prudence. Il jeta un coup d'œil vers Alexsov. « Greg ? Quintana peut-il s'en arranger ? — Il me semble, répondit Alexsov après quelques instants de réflexion. Il réclamera sans doute une plus grosse part s'il doit brûler un de ses clients pour ce faire, mais il marchera. Et il dispose assurément des contacts et de l'organisation requis. » Howell joua un moment avec son stylet puis hocha la tête. « D'accord. Mais je tiens à vous voir régler ça vous-même, Greg. Il est d'ailleurs amplement temps que vous rendiez personnellement visite à Quintana, n'est-ce pas ? — Oui, amiral. Je peux emprunter une navette d'expédition et mettre tout en branle avant l'arrivée du transport. — Je ne pense pas, maugréa Howell. Je n'avais pas réfléchi à l'utilité de cette manœuvre avant que Contrôle n'en souligne la portée, mais il a tout à fait raison. Donc aucun faux pas ne sera toléré. Je veux que des dispositions soient prises et qu'on procède à une triple vérification avant même de livrer la première fiole de cette cargaison à Quintana. Et je ne veux pas non plus que vous vous baguenaudiez dans une navette d'expédition désarmée. Prenez une des boîtes en fer-blanc, réglez-moi tout ça et rejoignez-nous ensuite au rendez-vous d'AR-1 2. — Si vous le dites, amiral. Mais dois-je vraiment rester si longtemps absent ? — Je crois que nous nous débrouillerons. Contrôle ne nous a pas encore désigné notre prochaine cible, et, de toute façon, c'est là-bas que nous recevrons son courrier suivant. Vous devriez être rentré à temps, très largement, pour coordonner la prochaine opération. — Oui, amiral. En ce cas, je peux partir dans l'après-midi. » CHAPITRE XXV « Alors, capitaine, vous avez une livraison pour moi, si je comprends bien ? » Alicia jeta un regard aigu au « je » en question. Elle se tenait au pied de la rampe de la navette tandis que les turbines d'autres navettes rugissaient dans son dos, et le type qui lui faisait face était vêtu de façon presque débraillée. Elle ne s'était nullement attendue à voir Quintana se pointer en personne à son atterrissage, pas plus d'ailleurs qu'à un accoutrement aussi négligé, mais elle eut la confirmation de son identité au second coup d'œil. Il correspondait en tout point à l'image holographique que lui avait montrée Fuchien. « Effectivement... du moins si vous pouvez me présenter des documents prouvant que vous êtes bien qui je crois », répondit-elle calmement. L'homme lui décocha un petit sourire, tout en lui tendant un microprocesseur. Elle l'inséra dans le lecteur et le compara à l'original de Fuchien en épiant son interlocuteur du coin de l’œil. Elle ne releva même pas les yeux quand quatre gardes du corps lourdement armés se détachèrent de la foule pour venir le rejoindre et se contenta de dégrafer son étui de sa main libre. Il la vit faire, mais son regard n'étincela qu'une seconde puis il croisa les bras sur la poitrine dans une attitude toute pacifique. Le lecteur d'Alicia émit un gazouillis pendant qu'elle achevait son examen et elle éjecta la puce en hochant la tête. — Tout concorde, lieutenant-colonel, reconnut-elle en lui faisant face. Navrée de m'être montrée un peu méfiante. — J'aime bien que les gens soient méfiants... surtout quand c'est pour protéger mes intérêts », répondit Quintana en lui tendant la main. Elle la serra et la sensation de chaleur accoutumée la submergea. Le négociant continuait de parler pour lui souhaiter la bienvenue sur Wyvern, mais Alicia n'» entendait » vraiment que le chant de triomphe jubilatoire, exultant, de la Furie. Le cargo quarn Aharjhka filait vers Wyvern à une vélocité que maints croiseurs de combat lui auraient sans doute enviée. En dépit de sa taille et de son tonnage, l'Aharjhka était svelte, élancé et très, très rapide, car les grands cartels commerciaux de Quarn se livraient une concurrence acharnée, avec une ferveur que les autres espèces n'accordaient qu'à leurs vaisseaux de guerre. L'écoutille de la passerelle s'ouvrit et l'être en qui un homme aurait sans doute vu le capitaine de l'Aharjhka releva les yeux pour regarder un passager la franchir. — Soyez le bienvenu, inspecteur. Nos instruments ont détecté le vaisseau que vous nous avez décrit. » La voix bien modulée du Quarn était profonde et vibrante, pour une raison tenant largement à la densité de l'atmosphère, car la gravité à bord des vaisseaux quarn était plus de deux fois supérieure à celle qui régnait sur la plupart des vaisseaux humains. Mais son terrien standard était presque totalement dépourvu d'accent, et Ferhat Ben Belkacem dissimula un sourire qu'il était incapable de réprimer, car cette élocution parfaite, de la part du croisement à symétrie radiale d'une étoile de mer velue de deux mètres d'envergure avec la conception qu'aurait pu se faire d'une araignée un impressionniste loufoque ne laissait pas de l'amuser par son incongruité. Sur un geste du capitaine, il traversa la salle vers un écran. Celui qui l'avait reconfiguré pour des yeux humains n'avait pas réglé tout à fait convenablement la balance des couleurs, mais on ne pouvait se méprendre sur le vaisseau qui orbitait autour de Wyvern. Le Coursier des étoiles avait effectué une traversée remarquablement rapide – dépassant de fait l'Aharjhka sur sa lancée –, mais il s'y était attendu. « C'est ce que je peux constater, monsieur », répondit-il par le truchement du haut-parleur externe de son casque, et, en entendant cette marque de respect, le Quarn vira à la délicate nuance rosée qui lui servait de gloussement. Ben Belkacem sourit et le teint rose du Quarn s'assombrit encore. Les Quarn n'ont qu'un seul sexe, chacun étant un hermaphrodite pleinement fonctionnel, et les conventions du langage humain liées à la différenciation des genres titillaient leur sens de l'absurde. Mais au moins s'agissait-il d'un amusement partagé et empreint de tolérance. Si différentes qu'elles fussent, les deux espèces comprenaient l'humour biologique, et les humains leur retournaient la politesse de leur mieux. Il n'en était pas de même des prudes Rishatha. Si les Quarn trouvaient amusantes les mœurs sexuelles des hommes, celles des Rish leur semblaient désopilantes et les matriarches ne trouvaient pas ça drôle. Pire (du point de vue des Rishatha), le souple appareil vocal des Quarn leur permettait de s'approprier tant les langues humaines que rishathanes et ils trouvaient hilarant d'entrer dans un bâtiment de transit fréquenté par les trois espèces, de s'assurer de la présence de Lézards et de demander à l'un de leurs congénères en un haut rish parfaitement maîtrisé : « Tu connais celle sur les deux matriarches ? » Ben Belkacem avait assisté en personne à l'une de ces blagues, qui s'était soldée par une rixe des plus animée et un incident diplomatique encore plus tumultueux... bien que les Rishatha n'eussent guère été avides de pousser trop loin le bouchon. Rien d'inférieur à un marteau de six kilos n'aurait pu blesser un Quarn dans un corps à corps, et même une matriarche en pleine maturité faisait pâle figure contre une masse de muscles et de tendons de deux cents kilos, originaire d'une planète où la pesanteur atteignait 2,4 g, que le détenteur de ces deux cents kilos fût ou non belliqueux. Sur le plan diplomatique, Empire terrien et Hégémonie quarn étaient de solides alliés, ce que la Sphère rishathane trouvait pour le moins difficile à avaler, mais à quoi elle ne pouvait pas grand-chose. Ce n'était pas faute d'essayer, au demeurant, mais le corps diplomatique rish lui-même (qui, pourtant passablement retors, avait réussi une fois à jeter la Ligue terrienne à la gorge de la Fédération) avait fini par renoncer, écœuré. Que pouvait bien faire contre ça un malheureux chauviniste raciste ? Si étrange que chaque espèce trouvât l'apparence de l'autre, Quarn et humanité s'appréciaient énormément. À première vue, ils formaient un couple bien improbable. Au moins les Rish étaient-ils bipèdes; pourtant Rish et humains avaient les plus grandes peines du monde à se supporter, si bien qu'on aurait raisonnablement pu s'attendre à ce qu'une tension encore plus grande régnât entre l'humanité et des Quarn si totalement différents. Mais ça ne fonctionnait pas ainsi et Ben Belkacem soupçonnait cette énorme différence d'en être précisément la raison principale. Les planètes à forte gravité des Quarn généraient des pressions atmosphériques mortelles pour les humains, ce qui impliquait qu'ils ne pouvaient convoiter les mêmes territoires ; ce n'était pas vrai pour Rish et humains. La sexualité des Quarn et celle des humains divergeaient tellement qu'il ne pouvait subsister aucune congruence entre elles ; les Rishatha, en revanche, étaient bisexués et les matriarches reprochaient au concept humain de parité sexuelle la récente « arrogance » de certains de leurs mâles. Il existait trop de motifs de conflit entre Rish et humains, tandis que Quarn et humains n'avaient aucune raison de se heurter physiquement alors qu'ils étaient remarquablement compatibles dans les autres domaines. Les hommes étaient plus belliqueux que les Quarn, qui réservaient leur férocité innée à des activités plus essentielles (telles que le commerce), mais les deux espèces étaient bien moins militarisées que le matriarcat rish. Elles s'entendaient bien ensemble et, si les Quarn trouvaient parfois les humains un poil plus combatifs que ne l'exigeait leur santé, ils restaient conscients des intérêts communs qui les liguaient contre les Rish. En outre, les humains supportaient la plaisanterie. « Nous entrerons en orbite dans deux heures, annonça le capitaine de l'Aharjhka. Mon vaisseau peut-il vous être utile dans cette affaire ? — Non, monsieur. Permettez-moi simplement de descendre au sol à bord de votre navette sans qu'on me remarque et vous m'aurez comblé. — Pas de problème, si vous êtes certain de n'avoir pas d'autres exigences. — Aucune, monsieur, et je vous remercie, tant en mon nom qu'en celui de l'Empire. — Inutile. » Le capitaine fit frétiller le bout d'un de ses tentacules en signe de dénégation. « L'Hégémonie comprend bien qu'il existe des criminels comme ces thugarz, inspecteur, et, si mon équipage peut vous être de quelque utilité, je vous rappelle que l'Aharjhka possède une armurerie bien fournie. » La teinte rose du Quarn vira au mauve. Les Araignées regardaient sans doute la guerre comme une manière tout à la fois bruyante et inefficace de régler les différends, mais, quand la seule solution était la violence, elles y recouraient avec ce même pragmatisme qu'elles accordaient à des affaires plus sérieuses, comme la rentabilité. « Aussi impitoyable qu'un Quarn » était considéré comme un grand compliment dans le milieu des négociants humains, mais il recouvrait un autre sens, plus sinistre et bien réel : les Quarn n'aimaient pas les pirates, encore moins que les humains. Pour eux, ce n'étaient pas seulement des criminels et des meurtriers, mais des criminels et des meurtriers qui faisaient du tort aux affaires. — J'apprécie votre sollicitude, capitaine, mais, si je ne me trompe pas, toute la puissance de feu dont j'ai besoin se trouve déjà sur place. Ne me reste plus qu'à la mobiliser. — Vraiment ? » Le Quarn ne bougea pas de sa couchette de pilotage dont l'aspect évoquait celui d'un champignon, mais deux bouquets d'organes de la vision pivotèrent pour fixer Ben Belkacem. « Vous êtes un homme étrange, inspecteur, mais j'ai tendance à croire que vous parlez sérieusement. — C'est le cas. — Il serait discourtois de ma part de vous traiter de fou, mais n'oubliez pas, je vous prie, que cette planète est Wyvern. — Je n'y manquerai pas, je vous assure. — Bonne chance dans vos affaires, en ce cas, inspecteur. Je vous ferai prévenir trente minutes avant le départ de la navette. — Merci, monsieur », répondit Ben Belkacem avant de regagner la cabine minuscule, réaménagée pour les besoins humains, qu'il occupait dans les entrailles de l'Aharjhka, en progressant rapidement mais prudemment dans le champ de gravité interne du vaisseau. Il redressa les épaules avec gratitude en franchissant la cloison qui séparait du reste du vaisseau ses quartiers soumis à une pesanteur d'un seul g. Retrouver son poids normal était déjà en soi un immense soulagement, et pouvoir enfin retirer son casque pour se gratter le nez encore plus gratifiant. Ben Belkacem poussa un soupir de reconnaissance puis s'agenouilla pour tirer un petit coffre de sous sa couchette et entreprendre de vérifier son contenu aussi varié que mortel avec une aisance chevronnée, tout en se repassant mentalement sa conversation avec le capitaine. Il pouvait assurément comprendre l'inquiétude du Quarn, mais le capitaine ne se rendait pas compte de la chance dont avait bénéficié Ben Belkacem. La présence de l'Aharjhka à Dewent et son atterrissage programmé sur Wyvern avait pour ainsi dire comblé une lacune béante, et l'inspecteur avait la ferme intention de profiter pleinement de cette embellie. Peu de gens étaient réellement conscients de l'étroite collaboration des Judicars de l'Hégémonie et du ministère impérial de la Justice, et plus rares encore ceux qui avaient eu vent de l'arrangement autorisant les agents de l'autorité d'un de ces deux empires à voyager gratuitement à bord des vaisseaux de l'autre. De sorte que nul ne s'attendrait à ce qu'un humain – pas même un inspecteur du Renseignement – débarquât de l'Aharjhka. Ce vaisseau ne figurait pas sur la liste des transports aménagés pour plusieurs espèces, et seul un misanthrope invétéré ou un agent intelligent aux ressources infinies aurait songé à réserver une place à bord d'un vaisseau dont l'environnement ferait virtuellement de lui, et pour toute la durée du voyage, un reclus dans sa cabine. Évidemment, Ferhat Ben Belkacem était un agent intelligent aux ressources infinies – il en avait la conviction puisque c'était inscrit noir sur blanc dans son dossier du ministère de la Justice –, mais, malgré tout, il avait bien failli anéantir sa couverture quand il avait reconnu Alicia DeVries sur Dewent. Les Renseignements du ministère de la Justice et l'O avaient payé de trois vies et de sept mois de travail la certitude fermement établie qu'un des (nombreux) associés d'Edward Jacoby était en cheville avec le receleur des pirates basé sur Wyvern, mais ils n'avaient toujours pas réussi à l'identifier. Pourtant, DeVries avait piqué droit sur Fuchien, comme si elle disposait d'une carte au trésor, et elle s'était forgé une couverture bien supérieure à celle que les Opérations auraient pu lui fournir. Ben Belkacem avait personnellement revérifié la documentation sur le Coursier des étoiles, son capitaine et son équipage, et il croyait n'avoir encore jamais vu une fable si subtilement détaillée (et entièrement fictive). Ça n'aurait sans doute pas dû l'étonner, compte tenu de l'aisance avec laquelle DeVries avait trompé la sécurité de l'hôpital sur Soissons puis s'était introduite sur le terrain de Jefferson pour dérober un des précieux synth alpha de la Flotte impériale. Si elle était capable de donner à cet exploit-ci l'apparence de la facilité, pourquoi pas à celui-là ? Parce qu'elle était un commando de choc et non un agent bien entraîné... voilà pourquoi. Comment avait-elle déniché d'aussi remarquables faux papiers ? Où avait-elle recruté son équipage ? Dans la même mesure, comment pouvait-elle les entasser tous à bord de ce qui ne pouvait qu'être le synth alpha volé ? Quelle que fût l'apparence qu'il offrait, il ne pouvait s'agir que de lui, mais comment, au nom de tout ce qui était sacré, avait-elle réussi à passer sans encombre les douanes d'une planète comme MaGuire ? Ben Belkacem n'avait jamais personnellement croisé le fer avec les douanes jungiennes, mais il les connaissait de réputation. Il n'arrivait pas à concevoir comment elles avaient pu inspecter le « Coursier des étoiles » sans remarquer, à tout le moins, que ce « cargo » était armé, comme on dit, jusqu'aux dents. À croire, songea-t-il amèrement tout en vérifiant l'indicateur de charge d'un déconnecteur synaptique, que ce bon capitaine n'avait rien perdu de son penchant à réaliser l'impossible. Et, ainsi qu'il l'avait déclaré une fois au colonel Mcllheny, il n'avait pas accumulé ses états de service en comptant sur sa seule bonne fortune. Quoi qu'elle eût en tête et quelle que fût la manière dont elle s'y prenait pour arriver à ses fins, elle n'avait pas seulement réussi à découvrir le maillon qu'il cherchait, mais elle s'était encore débrouillée pour y parvenir en infiltrant la filière. Dans ces conditions, il se satisfaisait pleinement de balancer par l'écoutille des semaines de travail acharné pour marcher sur ses brisées. Et, se convainquit-il en bouclant son ceinturon avant de glisser l'arme dans son étui, même un commando de choc peut avoir besoin d'un petit coup de pouce, si invraisemblables que soient ses capacités... et qu'il le sache ou non. Alicia apposa ses empreintes rétiniennes sur le dernier document et regarda le secrétaire d'Oscar Quintana emporter la paperasse hors du luxueux bureau. Le négociant repoussa sa chaise en arrière, se leva et se tourna vers le bar bien fourni dressé derrière son bureau. « Une transaction aussi enlevée que satisfaisante, capitaine Mainwaring. À présent qu'elle est conclue, citez-moi votre poison préféré. — Aucune préférence du moment que ça glisse bien », répondit Alicia en parcourant nonchalamment le bureau du regard. < je ne vois aucun enregistreur en évidence, pensa-t-elle pour Tisiphone. Et toi? — Il n'y en a pas. Quintana se moque éperdument d'être espionné dans son repaire... J'en aurai déjà appris autant à son sujet. — Tu crois qu'on a le temps? — Je ne sais pas, mais, qu'elle suffise ou non, ce sera peut-être notre seule occasion. — Alors allons-y >, déclara Alicia. Elle se leva de sa chaise et rejoignit Quintana, lequel releva les yeux de la liqueur d'un vert limpide qu'il était en train de verser dans de petits verres puis recapsula la bouteille en souriant. « Je pense que vous apprécierez ceci, capitaine. C'est un produit local concocté par mes propres distilleries et... » Alicia lui effleura la main et il s'interrompit tout net. Il se pétrifia, bouche bée, l'œil vitreux, et elle cligna quelques secondes des paupières, en proie elle-même à la désorientation tandis qu'un flot de données se déversait dans son cerveau. Leur brève poignée de main de tout à l'heure avait suffi à lui confirmer qu'il s'agissait bien de son gibier, mais pas à lui permettre d'examiner par le menu les informations que détenait Quintana. Elle n'avait pas osé le sonder si profondément sur le coup, de peur qu'un des gardes du corps ne réagisse précipitamment en remarquant la fixité du regard de son patron. Le risque subsistait, mais Alicia était trop absorbée par ce torrent de données pour s'inquiéter qu'on ouvrît la porte et qu'on les prît sur le fait. Si ça devait se produire, eh bien... tant pis. D'ici là... Images et souvenirs fulguraient à mesure que Tisiphone les pompait dans l'esprit de Quintana. Rencontres avec un certain Alexsov. Solde de ses comptes grimpant comme par enchantement à mesure que le butin des mondes pillés passait par ses mains. Contacts et commandes d'achats. Clients et distributeurs d'autres mondes dissidents, voire de planètes impériales. Toutes ces infos la traversaient avant d'être stockées de manière indélébile et conservées pour un examen ultérieur ; et elle revoyait sans arrêt le mystérieux Alexsov. Lui, un dénommé d'Amcourt qui établissait et coordonnait la liste des achats des pirates, et une femme du nom de Shu, que redoutait terriblement le puissant et aristocratique négociant, bien qu'il s'efforçât de se le cacher. Pourtant, tous deux prenaient indiscutablement leurs ordres d'Alexsov. Nul doute ne subsistait à cet égard dans l'esprit de Quintana – ni d'ailleurs dans celui d'Alicia : Alexsov était bel et bien un des officiers supérieurs des pirates et elle aurait volontiers hurlé de dépit en prenant conscience du peu de renseignements que Quintana détenait sur lui. Mais au moins savait-elle maintenant à quoi il ressemblait et... Ses yeux verts scintillèrent quand les derniers détails évasifs se mirent en place : Alexsov devait bientôt revenir... et Quintana recherchait constamment des transporteurs fiables. Son sourire vorace fit écho au feulement de chasseresse de la Furie, et elle sentit Tisiphone sonder encore plus profond l'esprit de sa proie, non plus pour y puiser des pensées mais pour en implanter. Quelques brèves secondes y suffirent, puis les yeux de Quintana accommodèrent brusquement et il poursuivit sa phrase d'une voix sereine et nonchalante, parfaitement inconscient de cette interruption. « ... je la recommande toujours chaleureusement. » Il lui tendit un verre et elle but une gorgée de liqueur puis lui décocha un sourire en feignant de l'apprécier. La saveur en était à la fois sucrée et âpre, presque astringente, et elle dévala sa gorge comme un suave feu liquide. « Je comprends maintenant pourquoi vous en dites tant de bien », déclara-t-elle. L'autre hocha la tête puis désigna des fauteuils dressés autour d'une table basse en somptueux bois indigènes. Elle se laissa tomber dans un siège et il s'assit en face d'elle en plongeant pensivement le regard dans son verre. « Lewis me dit qu'on vous attend sur Cathcart, capitaine Mainwaring ? — En effet », confirma Alicia. Quintana se rembrunit. « Dommage. Il se pourrait que j'aie une mission juteuse à vous confier sur place si vous daigniez la prendre en considération. — De quel ordre ? — Peu ou prou du même ordre que la cargaison que vous venez de décharger, mais assortie d'une marge bénéficiaire nettement plus élevée. — Oh ? » Alicia arqua un sourcil songeur. « Dans quelle mesure... ? — Du double au minimum », répondit Quintana. Alicia haussa l'autre sourcil. « Sans doute peut-on qualifier cela de "nettement plus élevé", murmura-t-elle. Néanmoins, je tiens déjà Cathcart, colonel, et... — Oscar, je vous en prie », l'interrompit-il, et elle cligna des yeux, sincèrement surprise. À ce qu'elle avait pu lire dans l'esprit de Quintana, il n'encourageait pas la familiarité avec ses employés. D'un autre côté... < D'un autre côté, petite, tu es une très belle femme et c'est un connaisseur en la matière, chuchota sèchement une voix dans son esprit. Et, non, ajouta-t-elle encore plus sèchement, je ne lui ai pas soufflé cette idée. — Oscar, donc, poursuivit Alicia à voix haute. Comme je viens de vous le dire, je sais qu'une cargaison m'attend sur Cathcart et la capitainerie du port risque de m'infliger une pénalité pour dédit si je ne viens pas la saisir en temps voulu. — Exact. » Quintana médita un instant puis haussa les épaules. « Je ne peux pas me porter garant pour la mission à laquelle je pense, Théodosia... puis-je vous appeler Théodosia ? Alicia hocha la tête. « Merci. Je ne peux pas le faire car d'autres mandataires sont partie prenante, mais je crois que le Coursier et vous conviendriez parfaitement pour la remplir. J'ai la conviction que mes confrères seront de mon avis et, même si tel n'était pas le cas, j'aurais d'autres livraisons à confier à un capitaine discret et digne de confiance, et j'ai donc une proposition à vous faire. J'attends la visite d'un collègue plus important dans un proche avenir. Transmettez à Cathcart, par com interstellaire, vos profonds regrets quant à la rupture de ce contrat et je m'engage à vous le présenter dès son arrivée. S'il prend mes conseils en considération, vous gagnerez assez pour rembourser votre dédit et encaisser malgré tout un bénéfice bien plus considérable que celui rapporté par votre dernière cargaison. S'il préfère prendre d'autres dispositions, je vous garantis d'autres missions d'un rapport au moins équivalent. » Alicia s'autorisa à peser soigneusement le pour et le contre puis haussa les épaules. — Le moyen de refuser une telle proposition ? J'accepte, bien évidemment », répondit-elle... en souriant. CHAPITRE XXVI Le petit dîneur bien habillé accepta avec une politesse distraite la chaise qu'on lui avançait puis plongea la main dans son blouson en quête d'un micro-ordinateur. Il le posa près de son assiette, entra une liste complexe de transactions de marchandises et l'étudia intensément. Seul le plus soupçonneux des hommes aurait remarqué comment il l'avait posé, et seul un authentique paranoïaque aurait soupçonné la présence d'un micro ultrasensible dans son extrémité dirigée vers une table voisine. Ben Belkacem étala une petite feuille imprimée sur la table puis appuya sur d'autres touches et afficha une nouvelle couche d'ineptes transactions commerciales à l'écran tout en décapsulant son stylet. Il gribouilla quelques notes sur le tirage papier, en plissant le front de concentration, pendant que le minuscule écouteur de son micro-ordinateur lui bourdonnait à l'oreille. ... comprendre, capitaine. » Oscar Quintana but une gorgée de son vin et gonfla les lèvres, l'oeil pétillant d'un amusement sardonique. « C'est fort regrettable, bien entendu, mais il faut s'attendre à un certain... gaspillage dans toute transaction commerciale. — Certes. Mais notre propos est précisément de nous assurer que ce gaspillage sera infligé là où il faut. » Gregor Alexsov n'avait toujours pas touché à son vin et Quintana réprima un soupir. Cet homme avait sans doute fait des miracles pour sa balance commerciale, mais il n'hébergeait en lui aucune légèreté, aucune conscience de ce qu'était réellement ce jeu. Ses yeux bruns au regard dur scrutaient le visage de Quintana comme des lasers de visée et ses lèvres minces se crispaient en un rictus qui cherchait manifestement à passer pour un sourire. Triste, affligeant, mais c'était probablement ce qu'Alexsov avait de mieux à offrir. Bah, on ne peut pas être doué dans tous les domaines, supputa Quintana. « Si vous me donniez une liste de ce que vous voulez voir "gaspillé" et où, je m'en chargerais volontiers. — Merci. » Alexsov détourna les yeux pour scruter le restaurant bondé et serra les lèvres de désapprobation. « Je vous la remettrai dès que nous nous retrouverons en un lieu plus discret. — J'approuve votre prudence, capitaine Alexsov, répondit Quintana en ignorant royalement la grimace qu'il venait d'arracher à son interlocuteur en prononçant son patronyme. Mais elle n'est pas de mise ici. — Peut-être, mais je déteste que nos rencontres prennent place au milieu de tant d'inconnus. — Dont aucun n'est assez proche de nous pour entendre le premier mot de notre conversation, fit observer Quintana. La moitié des transactions de Wyvern se concluent dans cet établissement, capitaine, car on procède plusieurs fois par jour à un balayage destiné à déceler les mouchards et, en dépit de votre anxiété, nous sommes toujours restés dans le vague. D'ailleurs, nos affaires n'enfreignent aucune des lois de Wyvern et... (il désigna d'un geste sec les six gorilles bien armés assis aux tables voisines) j'imagine difficilement qu'on puisse se montrer assez stupide pour venir se mêler de nos affaires. Je suis lieutenant-colonel Intraitable, voyez-vous. — Sans doute. Mais un agent de l'Empire, voire certains de vos voisins qui n'en sont pas les vassaux, pourraient fort bien n'en avoir cure. — Ce qui leur serait sottement fatal, capitaine. » L'acier scintilla fugacement sous le sourire de Quintana en même temps qu'il se raidissait et, l'espace d'une seconde, renonçait à sa nonchalance affectée. Son regard soutint celui d'Alexsov puis il haussa les épaules et agita la main pour chasser cet accès d'humeur. « Faites comme il vous plaira, toutefois. Entre-temps, je pense avoir déniché le capitaine dont nous avons besoin. C'est une nouvelle venue sur Wyvern, mais ses références sont excellentes. C'est une jeune femme séduisante qui a déjà donné à plusieurs reprises la preuve de sa compétence et... » Le repas de Ben Belkacem était servi. Il se contraignit à sourire, non sans maudire les serveurs trop zélés, et repoussa son micro-ordinateur ; mais il en avait suffisamment entendu. Il savait à présent pourquoi DeVries avait passé les trois dernières semaines à cultiver la compagnie de Quintana et il disposait au moins d'un nom – probablement authentique, compte tenu de la réaction d'« Alexsov » quand on l'avait prononcé –, celui d'un homme qui agissait derrière les Wyverniens. Plus capital encore peut-être, DeVries semblait sur le point de remonter un autre maillon de la chaîne. L'inspecteur goûta à son plat en souriant d'admiration. Il ignorait comment elle s'y prenait pour manipuler ses ennemis, mais personne n'aurait pu en arriver là par la seule chance. En dépit de son ego surdimensionné, Quintana était un homme rusé ; pour avoir réussi à lui extorquer une recommandation aussi enthousiaste en ne lui ayant livré qu'une seule cargaison, il fallait nécessairement qu'elle l'influençât d'une manière ou d'une autre, et l'inspecteur se demandait quelle espèce de baguette magique elle employait. Il s'arrêta subitement de manger et son sourire s'effaça ; une idée venait subitement de lui traverser l'esprit. Si lui-même avait compris qu'elle circonvenait Quintana... un autre n'aurait-il pu s'en apercevoir ? Bien sûr, il avait un avantage : il savait qui elle était et connaissait ses autres exploits, mais, si quelqu'un s'avisait de procéder à une simulation analytique et se rendait compte que sa trajectoire la conduisait en droite ligne vers Wyvern, ou, pire encore, se penchait sur sa carrière avant MaGuire... Il reposa sa fourchette et tendit la main vers son verre de vin, la méfiance ostensible d'Alexsov lui revenant en mémoire en même temps que son cerveau continuait de s'activer. Le commandant Barr releva les yeux avec stupéfaction en voyant le capitaine Alexsov arpenter la passerelle du Harpie. Il ne s'était pas attendu au retour du chef d'état-major à bord avant une bonne heure, et son expression laissait clairement entendre qu'il avait une idée derrière la tête. « Bonsoir, capitaine. Je peux vous aider ? — Oui. » Alexsov se faufila dans le fauteuil de commande et s'empara du casque de la synthconnexion. « Branchez-moi sur les archives du port, je vous prie. » Barr adressa un signe de tête à son officier des transmissions puis fit pivoter son propre fauteuil vers Alexsov. « Puis-je vous demander ce que vous cherchez, capitaine ? — Je l'ignore encore moi-même, répondit Alexsov, qui sourit dans sa barbe en voyant la tête que faisait le commandant. Peut-être rien que du vent, mais, si jamais je tombe dessus, je le reconnaîtrai. — Bien sûr, capitaine. » Barr fit pivoter son fauteuil dans l'autre sens pour tourner le dos, avec tact, au chef d'état-major, lequel fermait déjà les yeux pour se concentrer. C'était le premier voyage d'Alexsov à bord du Harpie, mais, à part son obsession du respect des horaires, il avait évité de faire étalage des autres bizarreries de comportement contre lesquelles ses collègues l'avaient prévenu. Jusque-là, en tout cas. Alexsov se doutait de la teneur des réflexions de Barr, mais elles le dérangeaient moins que sa propre incapacité à mettre le doigt sur ce qui le mettait si mal à l'aise. Ça ne ressemblait pas à Quintana de recommander le premier capitaine venu avec autant d'enthousiasme, encore moins quelqu'un avec qui il n'avait traité qu'une seule affaire. Bien évidemment, si Mainwaring était aussi séduisante que l'avait suggéré le lieutenant-colonel, ça rendait sans doute partiellement compte de son exaltation. Néanmoins, quelle que fût la raison qui avait suscité son admiration au début, les états de service de cette femme, depuis son entrée dans le secteur franconien, étaient pour le moins impressionnants. Elle possédait un vaisseau rapide et avait donné la preuve qu'elle savait s'y prendre avec les pirates en herbe. Autre point qui jouait en sa faveur, la cargaison de Rêve blanc : quiconque se chargeait de ce transport ne pouvait guère briller par ses scrupules de conscience. Il atteignit la fin des données et se rejeta en arrière en fronçant les sourcils, les yeux toujours clos. Si seulement le passage de cette femme dans le secteur avait été plus long ! Sans interroger directement la base de données de Melville par com interstellaire (et prendre un tel risque à si grands frais sur une vague présomption en valait-il la peine ?), il ne pouvait pas accéder à son dossier antérieur. Rien dans ses activités récentes n'éveillait les soupçons et, s'il s'agissait d'antécédents factices, c'étaient à coup sûr les plus convaincants qu'il eût jamais vus. Mais peut-être était-ce là le vrai problème. Peut-être ces hauts faits étaient-ils trop beaux pour être vrais. Absurde ! Il devenait aussi parano que Rachel Shu. Mais c'était précisément sa parano qui faisait le succès de Rachel, dut-il reconnaître. Il se renfrogna davantage. Toqué ou non de sa beauté, Quintana avait dû prendre des renseignements sur elle. Les affaires du négociant avaient peut-être pignon sur rue sur Wyvern, mais il devait se douter que cette légitimité n'aurait guère de poids aux yeux de l'Empire si ce dernier venait à découvrir le pot aux roses. L'O ne se gênerait pas pour organiser un tranquille petit enlèvement, voire un assassinat discret, et les services secrets de la Spatiale la soutiendraient sur ce coup. Peut-être même pas si discret que ça, cet assassinat. L'Empire tiendrait sans doute à ce que les autres mondes dissidents y réfléchissent désormais à deux fois avant d'aider les ennemis de la Couronne. Il retira son casque et enroula proprement et méthodiquement le câble. Tout portait à croire que le capitaine Mainwaring était bel et bien ce qu'elle prétendait. Auquel cas elle pouvait se révéler une ressource inestimable et, dans le cas contraire, une menace mortelle. Tout agent susceptible de s'infiltrer aussi profondément dans l'organisation devait impérativement être éliminé, mais il n'avait strictement rien contre elle sinon une légère inquiétude –une « intuition », bien que ce mot lui fît horreur. Insuffisant. Rachel l'aurait sans doute liquidée sans plus tarder, soupçonnait-il, mais elle n'était pas connue pour sa modération et, si l'intuition d'Alexsov était fausse, Mainwaring était aussi faite pour mener à bien cette mission que l'estimait Quintana. Fort heureusement, il existait un moyen de s'en assurer. Il reposa le casque, adressa un bref signe de tête au commandant Barr et prit le chemin de l'infirmerie. L'aérotaxi s'arrêta devant le portail imposant et Alicia en sortit dans la nuit automnale de Wyvern, moite et chargée du parfum peu familier de feuilles mortes en décomposition. Elle inséra sa carte de crédit dans la fente du dispositif de règlement du taxi et regarda autour d'elle tout en tirant sur son boléro pour le rajuster. Le château Intraitable se dressait à trente kilomètres de la ville et des nuages masquaient les deux lunes. Sans ses amplificateurs sensoriels, les ténèbres auraient été impénétrables ; et, même avec, il faisait assez sombre pour la rendre nerveuse... surtout quand elle réfléchissait à l'importance de cette rencontre. < Du calme, Alley. Ramène ton pouls à la normale, ma fille! — Oui, m'dame ! > répondit docilement Alicia en activant son augmentation. Ses palpitations ralentirent et elle sentit qu'elle se détendait. Pas assez pour perdre son acuité, mais suffisamment, au moins, pour apaiser sa fébrilité. < Garde la tête sur les épaules, d'accord ? Je tiens à ce que tu... bon sang, à ce que vous reveniez toutes les deux en un seul morceau. Ou deux. Bref ! — Ne crains rien, Mégère. j'aurai l'œil sur elle ! > Alicia réprima un gloussement en même temps qu'elle récupérait sa carte de crédit. La grille s'ouvrit silencieusement et la voix de Quintana sortit du haut-parleur situé sous le caméscope. < Salut, Théodosia ! Nous sommes dans le salon vert. Tu connais le chemin. — Sers-nous à boire, Oscar, répondit-elle en agitant gaiement la main. Je vous rejoins dans deux minutes. — Parfait, fit Quintana avant d'éteindre et de jeter un coup d'œil contrit à Gregor Alexsov. Est-ce vraiment utile ? demanda- t-il en montrant avec écœurement le pistolet au canon effilé que portait un des hommes du chef d'état-major. — J'en ai peur. » Alexsov fit un signe de tête à l'homme au pistolet, qui se retira dans la pièce voisine en laissant la porte entrebâillée. « Je vous fais totalement confiance, Oscar, mais nous ne pouvons nous permettre aucune bévue. Si elle est aussi fiable que vous le pensez, elle n'en pâtira pas. Sinon... » Il haussa les épaules. Alicia remonta promptement l'allée désormais familière. Elle était venue plusieurs fois au cours des dernières semaines, encore que les souvenirs que gardait Quintana des nuits qu'elle avait passées au château différassent sensiblement des siens. L'idée lui arracha un sourire et son amusement la détendit davantage, si bien qu'elle ne remarqua même pas la silhouette féline qui se glissait derrière elle, inaperçue, à travers les systèmes de sécurité sophistiqués de Quintana. Elle faisait désormais partie des « amis intimes » de Quintana et le vigile qui l'attendait sur le seuil lui adressa un sourire désabusé, comme s'il s'excusait, en lui tendant la main. Elle le lui rendit, sortit son déconnecteur synaptique de son étui puis lui remit le couteau de survie et la lame vibrante qu'elle dissimulait dans sa botte. L'homme les rangea soigneusement et lui désigna poliment la batterie de scanneurs dressée devant lui. Alicia fit la grimace. Oh, homme de peu de foi », marmonna-t-elle. Mais ce n'était en rien regardé comme discourtois sur Wyvern, où les titres nobiliaires – tout comme les domaines – changeaient notoirement de main de manière aussi brutale qu'inattendue. Sans doute Tisiphone aurait-elle pu faire franchir tout un arsenal, à l'instar de l'augmentation d'Alicia, à l'insu du type qui se tenait derrière les scanneurs, mais ce n'était pas nécessaire. Là, vous voyez ? » demanda-t-elle alors qu'il scrutait encore sans le voir son attirail interne. Il sourit en entendant son exclamation encourageante, s'inclina pour lui signifier de passer et elle lui retourna derechef son sourire avant d'enfiler un couloir aux parois couvertes de tapisseries précieuses. Si le prix à payer pour ce mode de vie n'avait pas été si fort, elle aurait très bien pu s'y habituer, songea-t-elle en saluant d'un signe de tête les domestiques qu'elle croisait sur le trajet. Les doubles portes de ce que Quintana appelait modestement le « salon vert » étaient ouvertes. Elle les franchit et il se retourna pour l'accueillir, debout près d'un grand type qu'elle reconnut au toucher de son esprit. « Théodosia. Permets-moi de te présenter le capitaine Gregor Alexsov. — Capitaine Mainwaring. » Alexsov tendit gracieusement la main. Elle la prit, ressentit la chaleur familière et... < Non, Alicia! > hurla Tisiphone dans sa tête ; et quelque chose, derrière elle, émit un pffft! étouffé. Ben Belkacem marmonnait des invectives en se faufilant dans les ténèbres d'un noir d'encre du domaine. Cette foutue baraque était encore plus grande qu'il ne l'avait cru en étudiant ses plans et il avait déjà failli rater deux senseurs. Il s'accorda une pause sous un arbre ornemental dans l'obscurité de plus en plus épaisse, et compara sa trajectoire inertielle à la disposition du terrain. Quintana avait parlé du « salon vert » et, si son plan était juste, il devait se trouver de ce côté... Alicia hoqueta et pivota brusquement sur elle-même pour fixer Quintana en même temps qu'une douleur cuisante lui mordait la nuque. Il avait l'air désemparé – de fait, il se tordait les mains – et le regard d'Alicia se reporta brusquement sur Alexsov, puis ses yeux s'écarquillèrent et elle s'effondra. Son visage heurta la moquette, son nez se mit à saigner et, tout au fond d'elle-même, elle perçut la rage élémentaire de la Furie. Elle essaya de se relever, mais Alexsov avait bien visé. Il s'agenouilla près d'elle, et elle ne sentit même pas ses mains quand il retira la minuscule fléchette puis la retourna sur le dos sans brutalité. « Veuillez m'excuser, capitaine Mainwaring, mais c'était nécessaire, murmura-t-il. Il ne s'agit que d'un blocage nerveux momentané. » Il claqua des doigts et un de ses nervis lui tendit un hypnospray. « Et ceci, reprit-il d'une voix douce en l'appliquant sur son bras, est un sérum de vérité parfaitement inoffensif. » L'hypnospray trouva sa cible et la compréhension envahit une Alicia horrifiée. < Tisiphone! hurla-t-elle. — je fais de mon mieux! > Colère et crainte – non pour elle-même, mais pour Alicia – rauquaient dans la réponse de la Furie. < Ce foutu blocage a déconnecté ton processeur principal, mais... > L'hypnospray chuinta et Tisiphone blasphéma honteusement en sentant la drogue se déverser dans l'organisme d'Alicia... et son augmentation elle-même le sentit. Alicia tressauta, hoquetante, et Alexsov, consterné, fit un bond en arrière. Même cet infime mouvement aurait dû lui être interdit et il plissa le front, plongé dans des spéculations en cascade, tandis qu'Alicia continuait de se tortiller sur la moquette. Des protocoles d'évitement se déclenchèrent en elle pour combattre le blocage nerveux et vainement tenter de l'obliger à se relever, puis une sirène paniquée se mit à ululer sous son crâne quand son imbécile savant de processeur entreprit d'évaluer ses programmes internes. Aucune échappatoire possible, décida-t-il; et le sérum de vérité avait été administré. Ben Belkacem se faufilait à travers les buissons décoratifs vers les fenêtres illuminées. Les rideaux d'un vert translucide laissaient certes filtrer la lumière, mais ils étaient trop épais pour qu'on pût voir au travers ; il s'y était d'ailleurs attendu et vérifia ses senseurs de secours puis plaqua un petit microphone ultrasensible au carreau. « ... se passe ? » La voix d'Oscar Quintana chevrotait de pure panique. « Vous aviez dit que c'était seulement censé la paralyser, nom de Dieu! — Je n'en sais rien. » Cette voix plus calme et plus basse est celle du dénommé Alexsov, se dit Ben Belkacem avant de se pétrifier; l'intelligence de la situation venait d'inonder son cerveau en pleine cogitation. Paralysée ! Dieu du ciel, ils doivent s'en prendre à elle ! Le regard d'Alicia se fit vitreux. Elle ne sentait plus rien en dessous du cou, mais l'odeur de la neurotoxine stagnait dans son souffle haletant et elle restait consciente du lent engourdissement de son cerveau. Tout ce chemin ! songea-t-elle, au désespoir. Si près du but... ! Une vitre explosa derrière Quintana et il se retourna brusquement. Le tintement résonnait encore dans ses tympans quand les rideaux s'écartèrent, et il lui sembla vaguement distinguer une silhouette vêtue de noir qui levait le bras dans sa direction. Puis le rayon vert émeraude le frappa juste au-dessus de l'œil gauche et il trépassa. Ben Belkacem se reçut en roulé-boulé sur la moquette, tout en maudissant sa sottise. Il aurait dû dégager, bon sang de bois ! Ce que DeVries avait déjà accompli comptait plus que leurs deux vies... c'était beaucoup trop important à ses yeux pour qu'il sabotât tout en jouant les héros d'holovid ! Mais ses muscles avaient réagi avant son cerveau et il se retrouva en train de déraper frénétiquement vers un bureau aussi massif qu'ornementé, tandis que les rayons de déconnecteurs crépitaient tout autour de lui, ripostant à son agression. Il réussit Dieu sait comment à se mettre à couvert et donna un grand coup d'épaule. Le bureau bascula, l'abritant des rayons mortels, et un pistolet automatique à canon court surgit dans sa main libre. Quelqu'un d'autre possédait un déchiqueteur et il fit la grimace en voyant les balles pénétrantes commencer à mâchurer le dessus du bureau. Le bois n'arrêterait pas bien longtemps ces projectiles et il plongea sur sa gauche, ne s'exposant que le temps de repérer le tireur. Son déconnecteur cracha et le feu cessa, mais il n'en éprouva aucune joie. Il avait aperçu DeVries dans l'intervalle — il avait vu son corps se trémousser faiblement — et une fulgurance lui remit les instructions de Tannis Cateau en mémoire. Elle était en train de mourir, et il poussa un juron haineux tout en s'agenouillant pour abattre un deuxième tireur de son pistolet automatique. Le fracas des armes faisait trembler les murs. Les gardes de Quintana n'allaient plus tarder, d'autres balles pénétrantes déchiquetaient son bureau, puis quelqu'un éteignit la lumière et le chaos devint général. Tisiphone lutta de toute sa volonté contre le blocage puis se contraignit à renoncer. Il lui fallait s'introduire dans le processeur principal d'Alicia pour atteindre sa pharmacopée, mais la drogue d'Alexsov, en bloquant les impulsions nerveuses volontaires, en avait hermétiquement scellé l'entrée, et le processeur continuait de la narguer, hors d'atteinte. Elle était incapable d'y accéder, pourtant il le fallait ! Il le fallait ! Puis elle eut une illumination. Le blocage ne pouvait pas paralyser les contractions musculaires involontaires sans la tuer, et la sortie du processeur accédait à toutes les fonctions d'Alicia! Ce qui signifiait... Ben Belkacem poussa un hurlement et lâcha son pistolet automatique ; une balle pénétrante au tungstène venait de frapper son bras gauche, mais il l'avait à peine sentie. D'un instant à l'autre, quelqu'un pouvait s'introduire dans la pièce par ces fenêtres derrière lui et il se retrouverait aussi mort qu'Alicia. Un homme plus intrépide que futé se rua sur lui. L'éclair vert émeraude du déconnecteur zébra les ténèbres et soixante-dix kilos de viande froide s'abattirent sur la moquette ; son tir ayant attiré sur Ben Belkacem celui d'un autre pistolet-mitrailleur, des éclairs aveuglants lardèrent l'espace dans sa direction. Les balles pénétrantes le frôlaient en sifflant, mais il ne ressentait pas la peur — il n'en avait pas le temps. Cela dit, la conscience amère d'avoir échoué le parcourait, sous-jacente au féroce torrent d'adrénaline qui le submergeait. Mais l'homme au pistolet-mitrailleur poussa soudain un hurlement — un horrible gargouillis, en fait — et Ben Belkacem se rendit compte qu'il n'en était pas responsable. Un silence stupéfait régna pendant quelques secondes puis quelqu'un d'autre se mit à tirer. En courtes et mortelles rafales, comme si les ténèbres étaient transparentes ; et les déconnecteurs qui le visaient cessèrent bientôt de chuinter. Il se redressa sur les genoux et écarquilla des yeux incrédules. Comment Alicia DeVries pouvait-elle être encore vivante et comment avait-elle réussi à tuer celui dont elle utilisait l'arme ? Il n'en avait aucune idée... et ça n'avait d'ailleurs aucune importance. Tenu d'une main aussi ferme que le roc, le pistolet éliminait les gardes avec une précision mécanique. C'était un spectre, qui n'apparaissait dans l'éclair éblouissant des déflagrations que pour disparaître aussitôt dans la pénombre, pareil à une ballerine de la Mort dansant au son d'un orchestre funèbre : les cris et les glapissements des mourants. Puis son chargeur se vida et trois ennemis restaient encore debout. Ben Belkacem chercha désespérément à les repérer, et il mailla les ténèbres enfumées d'un réseau frénétique de rayons verts pour tenter de la couvrir puis poussa un grognement éperdu en voyant un faisceau émeraude la frapper entre les omoplates. DeVries gronda, elle aussi, mais ne s'affala pas ; et, de stupeur, Ben Belkacem laissa retomber son déconnecteur le long de son flanc. Elle était morte ! Le contraire était impossible cette fois-ci ! Mais elle pivota vers celui qui venait de lui tirer dessus tandis que deux autres rayons la cueillaient. Elle lui brisa le cou d'un coup de pied vicieux et les deux gardes survivants hurlèrent de terreur incrédule en la voyant se ruer sur eux. L'un la larda de rayons verts alors qu'elle se rapprochait, mais l'autre tenta de s'enfuir. En vain : il ne réussit qu'à atteindre la porte et à l'ouvrir avant de trépasser à son tour, en laissant la lumière extérieure se déverser dans cette antichambre de la mort. Alicia pivota de nouveau sur elle-même pour affronter Ben Belkacem, qui lâcha son arme et leva hâtivement son bras valide. « Stop ! Je suis de votre côté ! Elle pila dans un dérapage contrôlé ; son blouson était roussi par les tirs de déconnecteur et des yeux de glace fixaient Ben Belkacem, dans un visage au calme inhumain. « Ben Belkacem ! Je suis Ferhat Ben Belkacem ! » cria-t-il désespérément ; le regard glacé trahit une certaine compréhension. « Je... — Plus tard. » D'une voix aussi sereine que son expression. « Venez couvrir cette porte. » Il ramassa gauchement ses armes et piqua vers la porte avant même que son esprit embrumé n'eût songé à se regimber ; il ne prit réellement conscience qu'à cet instant de la violence et de la brièveté du combat. De sa seule main valide, il inséra maladroitement un chargeur neuf dans son pistolet et, en jetant un coup d'œil dans le couloir, se rendit compte que les gorilles de Quintana commençaient seulement à lui foncer dessus. Il abattit les trois premiers puis, voyant reculer les rescapés, jeta un regard derrière lui. Agenouillée près d'Alexsov, DeVries faisait fi du sang qui imbibait la tunique de l'homme et formait une mare autour d'elle. Elle plaqua les mains aux tempes du blessé et se pencha sur lui, à frôler son visage, alors qu'une écume sanglante moussait déjà à ses lèvres ; Ben Belkacem frissonna et reprit sa faction. Il ne savait pas ce qu'elle faisait. Mieux, il préférait ne pas le savoir. D'autres gardes arrivaient sur lui. Ceux-là avaient pris le temps d'enfiler à la hâte une cuirasse inerte et, sauf à bout portant, les charges de son pistolet automatique seraient trop faibles pour les traverser. Il le lâcha et s'empara de son déconnecteur en priant pour que celle-là fût suffisante. Cinq autres hommes s'abattirent et les survivants se replièrent pour se regrouper. Quelque chose tonna dans son dos et il poussa un juron bien senti. DeVries se tenait près de la fenêtre et déchargeait l'arme d'un tiers sur le terrain environnant. Ils étaient coincés ; ils pourraient en tuer tant et tant, on les aurait au final. Mais il avait vu se mouvoir DeVries. Si elle ou lui pouvait y parvenir... « Je vous couvre ! hurla-t-il en se rapprochant de la fenêtre. — Regardez devant vous, répondit-elle tranquillement sans même daigner tourner la tête. Ces salauds vont avoir une surprise. » Pas le temps de lui demander de quoi elle parlait. D'autres gardes se ruaient déjà dans le couloir et un bourdonnement de son déconnecteur l'avertit qu'il était déchargé au moment même où il battait en retraite. Sa « surprise » avait tout intérêt à se produire vite, sinon... Quelque chose hurla dans la nuit : un truc énorme et sombre porté par un cyclone de turbines, ses ailes profilées et son nez portés à l'incandescence par la rentrée dans l'atmosphère. Le château Intraitable se souleva tandis que des missiles et des canons au plasma détruisaient ses autres ailes, et Ben Belkacem roula au sol, pris d'une quinte de toux déclenchée par la fumée et la pierre pulvérisée. Une main de fer l'agrippa au collet, le fit passer par la fenêtre et le précipita vers la navette d'assaut posée au sol. Talonné par DeVries, il piqua vers sa rampe au galop comme s'il y voyait sa seule planche de salut, entendit ricocher des projectiles sur la coque blindée, grincer des tourelles électrifiées puis perçut un beuglement de fin du monde émis par l'autocanon de la navette qui couvrait leur retraite. Il traversa en titubant le sas du personnel vers la passerelle et s'effondra contre une cloison, prenant brutalement conscience de la douleur dans son bras et de la faiblesse induite par la perte de sang, tandis que la navette jaillissait de nouveau vers les cieux. DeVries le bouscula pour gagner la couchette du pilote et il se laissa glisser au sol, assis sur le pont, de nouveau pris de stupeur ; mais celle-ci ne devait rien à l'hémorragie : il venait tout juste de comprendre que ce siège était vide quand la navette était descendue les sauver. Il chercha une explication logique, mais aucune ne venait à son esprit éberlué. Le feu des déconnecteurs avait cramé le blouson de DeVries en une demi-douzaine d'endroits, mais elle était encore en vie. En soi, c'était déjà démentiel... mais où donc était son équipage ? Et qu'avait-elle bien pu faire à Alexsov, là-bas ? « Que... » Il se tut tout net et toussota, surpris par le croassement de sa voix, et elle lui jeta un regard. « Accrochez-vous », conseilla-t-elle de la même voix sereine, et il se cramponna à une poignée tandis qu'un objet aussi véloce que mortel les frôlait en grésillant et que DeVries imprimait une embardée à la navette puis se lançait dans une féroce manœuvre d'évitement... sans même prendre la peine, remarqua-t-il confusément, de coiffer le casque de commandes de vol synth. Et voilà qu'elle se mettait à parler toute seule. « D'accord. Appelle-les et dis-leur de dégager », déclara-t-elle, s'adressant au vide. Ben Belkacem rampa jusqu'au fauteuil du copilote en s'agrippant à tout ce qui lui tombait sous la main et s'y affala au moment où quelque chose creusait une stridente colonne de feu dans la nuit. Il leva les yeux vers le toit du cockpit et se rejeta violemment en arrière ; une terrifiante, éblouissante boule de feu venait d'exploser très loin en dessous. Une deuxième, puis une troisième suivirent et DeVries lui décocha un sourire de louve. Elle alluma la com – lui ne s'était même pas aperçu qu'elle était coupée – et une voix d'homme furibonde résonna dans toute la passerelle. ... répète ! Cessez de tirer sur notre navette ou nous détruisons votre spatioport ! Ici Jeff Okahara, commandant le vaisseau stellaire Coursier des étoiles, et c'est notre dernier avertissement ! » « Il est temps de filer, Mégère », murmura son pilote. Ben Belkacem ferma les yeux. Dire que l'univers était encore si rationnel ce matin, songea-t-il presque sereinement. « Coursier des étoiles, vous avez l'ordre de renvoyer immédiatement au port votre navette et ses occupants, pour qu'ils y répondent de leur agression sans motif contre les propriétés du lieutenant-colonel Intraitable ! rugit une autre voix dans la com. — Allez vous faire foutre ! la nargua Okahara. Votre précieux lieutenant-colonel n'a eu que ce qu'il méritait, bordel ! — Quoi? Que voulez-vous dire ?... — Que vous feriez mieux d'aviser ses héritiers ! Et que quiconque tentera d'assassiner notre capitaine connaîtra le même sort ! — Écoutez, vous... » La voix furibarde se tut brusquement. Ben Belkacem en entendit une autre, au débit plus rapide et véhément, marmonner quelque chose à propos d'armes à haute vélocité et de bouclier énergétique, et, de nouveau, il coula un regard vers Mainwaring. « Vous avez là un sacré cargo, capitaine Mainwaring, murmura-t-il. — N'est-ce pas ? » Les turbines moururent, remplacées par les propulseurs, la navette venant de franchir la couche d'atmosphère respirable. « Harnachez-vous. Nous n'avons pas le temps de décélérer, et Mégère va devoir nous attirer à son bord au passage à l'aide d'un tracteur. — Mégère ? Qui est-ce ? — Une amie à moi », répondit-elle avec un étrange petit sourire. Le commandant Barr n'arrivait pas à y croire. Un instant plus tôt, tout était calme et, l'instant suivant, la navette d'un cargo désarmé piquait en hurlant vers la surface de la planète, à une vélocité démentielle, et réduisait le château Intraitable (et le capitaine Alexsov avec, sans doute) à l'état de décombres fumants. Quand on avait tenté, depuis le sol, de le contraindre à atterrir, le même cargo désarmé avait fait sauter les postes d'armement d'où venaient les coups de semonce avec des obus à accélération électromagnétique. Barr n'avait pas de meilleure explication qu'un autre à fournir, mais sa propulsion se démenait parce qu'il savait au moins une chose : pas une seconde le Harpie n'envisageait d'engager le combat avec ce cargo. Dieu seul savait quelles surprises ce bâtiment était foutu de leur réserver encore, et Barr comptait bien avoir interposé plusieurs secondes-lumière entre son vaisseau et lui avant qu'il n'en vînt au fait. Il scruta son écran de poupe en se demandant qui pouvait bien se trouver à bord de cette navette. Il arriverait encore à la descendre avant que le cargo – qui déployait à présent son bouclier, pour l'amour de Dieu! – ne se pointe, ce qui serait peut-être une bonne idée. Sauf que le capitaine Alexsov risquait d'être à son bord. Et que lui tirer dessus, dut admettre Barr, serait sans doute le meilleur moyen d'inciter le cargo à riposter sur le même ton. D'ailleurs, il n'avait plus le choix. La navette filait déjà vers le cargo à une vitesse d'approche bien trop élevée, pour piler avec une brutalité à rompre l'échine quand un tracteur l'attira à l'intérieur de son bouclier d'énergie. Barr fit la grimace. Il avait exécuté la même manœuvre à l'entraînement, mais là s'arrêtait sa sympathie : le cargo pivotait déjà pour se lancer à sa poursuite. C'est un Ben Belkacem légèrement sonné qui reprit lentement conscience sur les épaules de DeVries, dans la posture de transport conseillée aux pompiers. Posture qui manquait sans doute de dignité, mais il n'était pas en état de discuter, sans compter qu'une bonne partie de lui-même s'excusait auprès de sir Arthur Keita de tous les doutes qu'il avait pu nourrir sur la peinture qu'il lui avait faite des commandos de choc. Elle le déposa délicatement sur le plancher de l'ascenseur du vaisseau et s'accroupit à côté de lui pour déchirer sa manche trempée de sang. « Bien propre et nette, lui apprit-elle. Les tissus musculaires sont salement endommagés, mais l'os n'est pas touché. » Il siffla entre ses dents quand elle serra la bande sur la plaie. « On s'en occupera dans une minute. Pour l'instant, nous avons de plus urgentes préoccupations. — Lesquelles ? hoqueta-t-il. — Les croiseurs de la Spatiale de Wyvern, par exemple, ainsi qu'un tas de ferraille de la Flotte que nous devons descendre. — Détruire un destroyer de la Flotte ? — Le HMS Harpie, sur lequel est arrivé Alexsov. Son transpondeur a été trafiqué pour qu'on l'identifie sous le nom de Méduse, mais... » La porte de l'ascenseur s'ouvrit et elle donna l'impression de se téléporter au travers. Ben Belkacem la suivit plus posément et franchit le seuil de ce qui, comprit-il, devait être la passerelle ; il regarda autour de lui. « Où sont-ils tous ? — Sous vos yeux. Allume-lui un écran, Mégère. » Un écran holographique s'alluma dans l'air, livide tant il était moucheté des points bleus cerclés de rouge des propulsions Fasset hostiles. Ben Belkacem avait sursauté. Huit d'entre elles venaient de la direction générale de Wyvern et commençaient déjà à rapetisser derrière eux : une neuvième scintillait pile devant. Le commandant Barr ravala sa bile. La propulsion du Harpie donnait tout ce qu'elle avait dans le ventre... et ce maudit cargo gagnait du terrain. Il semait les croiseurs de Wyvern avec une aisance insensée et repoussait avec nonchalance, sans même se donner la peine de riposter, tout ce que les défenses planétaires pouvaient lui envoyer. Il avait visiblement d'autres soucis en tête. — Attendez ! Dès qu'il se retournera pour engager le combat, je veux... » — Maintenant », murmura Alicia près de Ben Belkacem. Le commandant Barr et toute la compagnie du HMS Harpie moururent avant d'avoir compris que leur poursuivant s'était déjà retourné. CHAPITRE XXVII De délicieux bouquets parfumaient la petite cambuse et Ferhat Ben Belkacem avait pris place à la table. Il arborait une expression amusée bien atypique et s'affalait sur sa chaise sans témoigner de sa correction habituelle, mais il faut dire aussi qu'il avait gagné un peu de temps et ne s'était pas attendu à vivre pour en jouir. À regarder le capitaine DeVries touiller sa superbe sauce tomate avec la concentration d'un neurochirurgien, il se sentait un peu comme l'antique Alice. Ses cheveux teints étaient noués en un épais chignon et elle faisait absurdement jeune. Difficile, en la voyant goûter sa sauce puis tendre la main pour ajouter du basilic, d'accorder crédit au souvenir d'yeux glacés et d'éclairs jaillissant des canons de fusils. Le couvercle d'une casserole posée à côté d'elle se souleva, plana un instant, porté par un rayon tracteur invisible, et des linguines s'élevèrent d'elles-mêmes d'un casier pour aller s'enfoncer sans éclaboussure dans l'eau bouillante. « Et qu'est-ce que tu crois faire là ? demanda-t-elle. Je t'avais dit d'attendre que je sois prête pour les plonger dans la casserole. » C'est à peine si Ben Belkacem tiqua. Il commençait à s'habituer à ces conversations unilatérales avec l'IA du vaisseau, bien qu'elles ne fussent jamais qu'une parmi toutes les choses « impossibles » qu'elle accomplissait si nonchalamment. Ben Belkacem avait planché sur les synth alpha après le vol de ce vaisseau par DeVries. Trop d'éléments lui étaient interdits d'accès pour qu'il en eût appris tout ce qu'il aurait souhaité, mais au moins savait-il que son augmentation n'incluait pas, normalement, la connexion avec un synth alpha. Sans elle, l'IA aurait dû répondre oralement et non par le truchement d'une sorte de... télépathie ! Pourtant, rien ne pouvait encore l'étonner de la part de DeVries. Après tout, elle avait survécu à de multiples tirs de déconnecteur sans autres dommages que quelques brûlures sans gravité, tué onze hommes pour sauver sa carcasse de commando superbement entraîné, échappé aux considérables forteresses orbitales de Wyvern et, pour couronner le tout, éliminé un destroyer. Pour ce qui le concernait, elle était capable de n'importe quoi. Elle murmura quelques paroles dans le vide, trop bas cette fois pour lui permettre d'entendre, et, sans broncher d'un poil, il regarda assiettes et couverts s'envoler des placards pour venir se poser sur la table comme d'étranges oiseaux. Oui, songea-t-il, elle évoquait vraiment beaucoup Alice, même s'il lui semblait qu'il pourrait bientôt jouer le rôle du Lièvre de Mars si ça continuait dans ce registre. À moins que DeVries ne l'interprétât déjà et qu'il ne lui restât plus à jouer que celui du Chapelier fou. L'idée le fit sourire, et elle lui retourna son sourire puis posa la sauce sur la table avant de sortir une bouteille de vin. Ben Belkacem arqua un sourcil en lisant « Château Intraitable » sur l'étiquette et DeVries poussa un soupir et emplit leurs verres. « C'était un viticulteur hors pair. Dommage qu'il ne se soit pas cantonné à cette activité. — Euh... c'est à moi que vous vous adressez cette fois, capitaine ? — Autant m'appeler Alicia », déclara-t-elle pour toute réponse en se laissant tomber sur une chaise en vis-à-vis, tandis que la casserole de pâtes allait vider son eau dans l'évier puis volait jusqu'à la table. « Le dîner est prêt, murmura-t-elle. Servez-vous, inspecteur. — Pas de demi-mesure, laissa-t-il tomber. Si je vous appelle Alicia, vous m'appelez Ferhat. » Elle opina, entassa des linguins sur sa propre assiette puis tendit la main vers le ravier de sauce pendant que Ben Belkacem, les yeux exorbités, fixait l'énorme plâtrée de pâtes. « Vous êtes sûre que vous pourrez avaler tout ça ? demanda-t-il en se remémorant les violentes nausées qui l'avaient déchirée moins de deux heures plus tôt. — Eh bien, rien là-dedans n'interdit leur passage, répondit-elle en souriant, tout en arrosant généreusement ses pâtes de sauce tomate. — Je vois. » C'était un mensonge, mais elle lui fournirait des explications quand elle daignerait s'y résoudre. Il se servit d'une main, but une gorgée de vin et la scruta d'un œil intrigué. « Je ne crois pas vous avoir encore remerciée. C'est bien la première fois que la personne même que je comptais secourir me sauve la peau avec une telle efficacité. » Elle haussa les épaules, légèrement embarrassée. « Sans vous, je serais morte moi aussi. Depuis quand me filiez-vous, au fait? — Seulement depuis Dewent et, quand je vous y ai croisée pour la première fois, j'ai eu un certain mal à en croire mes yeux. Connaissez-vous le montant de la récompense ? » — Elle hocha la tête et Ben Belkacem pouffa. « Quelque chose me dit que personne ne la touchera jamais. Comment diable avez-vous fait pour les infiltrer aussi vite ? L'O a mis sept mois pour remonter jusqu'à Jacoby et nous n'avons toujours pas logé Fuchien. » Elle lui jeta un regard étrange puis haussa de nouveau les épaules. « Tisiphone m'y a aidée. Et Mégère aussi, bien sûr. — Oh ! Ah, dois-je comprendre que Mégère est votre IA ? — Quel autre nom lui donner ? demanda-t-elle en souriant. — À ce que j'ai lu sur les symbioses en synth alpha, l'IA prend d'ordinaire le nom de son partenaire humain, répondit-il prudemment. — On doit sacrément s'embrouiller », fit une autre voix, et Ben Belkacem sursauta. Sa tête pivota de droite et de gauche, et cette nouvelle voix ricana quand son regard se riva sur le haut-parleur de l'interphone. « Puisque vous parlez de moi, je me suis dit que je pouvais autant vous répondre moi-même, inspecteur. Ou bien dois-je aussi vous appeler Ferhat ? » Ben Belkacem tança sévèrement son pouls. Il savait certes l'IA présente, mais ça n'ôtait rien à sa stupéfaction. Lui-même avait travaillé avec plus que son lot d'IA, et toutes étaient aussi « étrangères » qu'on pouvait s'y attendre. Elles n'avaient tout bonnement pas la même optique que les humains et la plupart ne s'intéressaient qu'à leur partenaire cybersynth. Quand elles s'exprimaient, leur voix sonnait toujours de manière parfaitement inhumaine et aucune n'avait jamais été dotée du sens de l'humour. Mais celle-ci était une synth alpha, se rappela-t-il, et sa voix, de manière assez logique, ressemblait étonnamment à celle d'Alicia. Ferhat conviendra très bien... euh... Mégère, répondit-il au bout d'un moment. — Parfait. Mais, si jamais vous m'appelez "Maggie", j'inverse le flux dans votre tête la prochaine fois que vous vous assoirez. — Je n'y songerais certainement pas, même en rêve, protesta-t-il faiblement. — Alley s'y est risquée... une fois. — Mensonge éhonté ! s'exclama Alicia, la bouche pleine. Elle n'arrête pas d'inventer des histoires. Elle donne parfois l'impression... (elle soutint le regard de Ben Belkacem) qu'il lui manque une case ou deux. — J'en prends note, répondit l'inspecteur en entreprenant d'enrouler des linguines sur sa fourchette. Mais vous étiez en train de dire que Mégère et... Tisiphone vous avaient aidée. — Eh bien, vous avez très certainement remarqué comment Mégère... (elle balaya les cloisons de la main) au fait, c'est aussi le véritable nom du Coursier des étoiles... nous a arrachés à Wyvern. — Effectivement, et très efficacement qui plus est. — Oh, merci mille fois, mon brave monsieur ! fit le haut-parleur. Voilà un homme très observateur, Alley. — Et la modestie t'étouffe, rétorqua sèchement Alicia. — Ah bon ? N'oublie pas qu'elle me vient de toi ! Ben Belkacem avala ses pâtes de travers. Vraiment pas l'IA typique. Mais sa bonne humeur le quitta quand il entendit la réponse d'Alicia : « Je m'en souviendrai. Et toi, tâche de te rappeler que je serais morte sans Tisiphone. » Elle reporta le regard sur Ben Belkacem. « C'est elle qui a réactivé mon augmentation après que ce salaud me l'a coupée. — Vraiment ? — Ne prenez pas un ton si dubitatif. » Il se sentit rougir... ce qui ne lui était pas arrivé depuis des années. « Bien sûr qu'elle l'a fait ! Qui, d'après vous, m'a retranchée quand Tannis et l'oncle Arthur m'ont shuntée ? Vous voyez un interrupteur sur mon front ? Ben Belkacem engouffra une autre bouchée pour éviter de répondre et les yeux d'Alicia étincelèrent. « Bien entendu, elle peut faire un tas d'autres choses, poursuivit-elle en se penchant au-dessus de son assiette avec un air de conspiratrice. Elle lit aussi dans les esprits. C'est comme ça que je sais comment dénicher ma prochaine cible. Et elle peut créer d'assez perfides illusions... sans parler des idées qu'elle est parfois capable d'insuffler à un tiers. » Il la fixait, bouche bée, et elle lui décocha un sourire lumineux. « Oh, et Mégère et elle peuvent faire un boulot d'enfer en piratant les bases de données... ou en y entrant de fausses données, comme, par exemple, la documentation du secteur de Melville sur le Coursier des étoiles. » Elle s'interrompit, dans l'expectative, et Ben Belkacem déglutit. Ça dépassait tout. La logique lui soufflait qu'elle devait dire vrai, mais sa raison lui affirmait que c'était impossible et il balançait entre les deux, pris au piège. « Euh... d'accord, répondit-il d'une voix sans force. Pourtant... — Oh, allons, Ferhat ! aboya-t-elle en lui jetant un regard noir comme si elle s'adressait à un élève pas trop futé qui aurait pané une interrogation. Vous venez tout juste de parler à Mégère, n'est-ce pas ? » Il hocha la tête. « Eh bien, si accepter l'idée que cet ordinateur-là abrite une forme de conscience – une entité – ne vous pose pas de problème (elle lardait l'air de l'index dans la direction approximative de la passerelle du Mégère), accepter que cet ordinateur-ci puisse en héberger une autre que moi... (elle se frappa la tempe du même index) ce n'est pas vraiment la mort du petit cheval. — Dit comme ça, ça me paraît impossible, répondit-il lentement en enfilant son bras gauche dans l'écharpe qui l'immobilisait. Mais vous devez aussi admettre qu'il est assez difficile de croire qu'une créature mythologique ait pu s'introduire en vous. — Je n'ai strictement rien à admettre de tel, et j'en ai plus qu'assez de devoir faire des concessions à tout le monde. Bon sang, tous me présument cinglée ! Pas un seul, même Tannis, pour envisager que Tisiphone puisse réellement exister ! — Ce n'est pas tout à fait vrai », déclara-t-il, et ce fut au tour d'Alicia de s'interrompre. Elle l'invita d'un geste à poursuivre. De fait, sir Arthur n'a jamais douté de sa "réalité", dans le sens où votre esprit pourrait héberger quelqu'un – ou quelque chose. » Il vit ses yeux flamboyer et leva la main. « Je sais bien que ce n'est pas exactement ce que vous entendez, mais il est au moins allé jusqu'à redouter que quelque chose n'ait activé en vous une sorte de faculté psi et engendré une persona Tisiphone, ainsi que vous la nommeriez... et même un peu plus loin, me semble-t-il, qu'il en soit ou non conscient. C'est la véritable raison de son inquiétude. Pour vous. » Le feu vert s'adoucit et il haussa les épaules. « Quant à moi, je ne prétends nullement savoir ce qu'héberge votre esprit. Vous vous souvenez peut-être de la conversation que nous avons eue avant Soissons. Je peux accepter que cette autre entité se soit introduite en vous et qu'il ne s'agit pas d'une hallucination. Ce qui me gêne davantage', c'est le concept d'une démone ou demi-déesse grecque. » Il eut un sourire un peu penaud. « Je crains que ça n'aille à l'encontre de tous mes préjugés. — Vos préjugés ? Et les miens, vous y songez ? — Je ne veux même pas y songer, reconnut-il. Mais on ne peut tout de même pas reprocher à ceux qui acceptent l'existence de cette entité de se demander si elle est ou non "bienveillante", ne croyez-vous pas ? — Tout dépend de votre définition du terme "bienveillant", répondit lentement Alicia. Elle n'est pas précisément du genre "miséricordieux" et, d'autre part, nous avons conclu un... marché. — Châtier ces pirates », déclara Ben Belkacem à voix basse; Alicia hocha la tête. « À quel prix, Alicia ? — À tout prix. » Son regard le transperçait comme s'il était transparent et sa voix était plate, monocorde... plus terrifiante que si elle y avait mis de l'emphase. Il frissonna et elle accommoda de nouveau sur lui. « À tout prix, répéta-t-elle. Mais ne les appelez pas "pirates". Ils n'en sont absolument pas. — Que sont-ils, en ce cas ? — Des spatiaux de la Flotte impériale, pour la plupart. — Ouoi? » éructa Ben Belkacem; la bouche d'Alicia se tordit d'amertume. « Vous vous demandez encore si je ne suis pas folle, n'est-ce pas, Ferhat ? s'enquit-elle d'une voix aigre. Eh bien, non. Je ne sais pas qui a tué Alexsov – il se pourrait que ce soit moi, même si je voulais le garder en vie – mais il était déjà dans un coma dépassé quand nous l'avons rejoint. Mais pas encore assez profondément enfoncé pour que nous n'ayons pu en apprendre très long sur lui : Gregor Borissovitch Alexsov, capitaine de la Flotte impériale, promotion 32, dernière affectation chef d'état-major du contre-amiral James Howell. » Sa bouche se tordit de nouveau. « Il occupe encore ce rang, inspecteur, parce que l'amiral Howell est le supérieur hiérarchique de tous vos pirates sur le terrain, et que tous deux travaillent directement sous les ordres du vice-amiral Amos Brinkman. » Il la fixa; son esprit refusait de fonctionner. Il avait toujours su qu'il y avait nécessairement une taupe dans leurs rangs – très haut gradée – mais pas à ce point ! Malgré tout, il ne parvenait pas à douter, et Alicia lut dans son regard qu'il la croyait; l'amertume de son expression se radoucit. « Nous n'avons pas tout appris, mais beaucoup. Brinkman trempe jusqu'au cou dans l'affaire, mais je le crois plutôt leur commandant en chef que leur vrai patron. Alexsov savait de qui il s'agissait – homme ou groupe d'hommes – mais il est mort avant que nous n'ayons pu lui extorquer l'information. Nous ignorons encore leur objectif ultime, mais leur but immédiat est d'inciter la Flotte impériale à lancer la plus grande partie possible de ses effectifs à leurs trousses. — Une minute ! marmonna Ben Belkacem en empoignant une touffe de ses propres cheveux de sa main valide. Attendez une minute ! Je veux bien croire que vous ou Tisiphone, ou qui vous voudrez, pouvez lire dans les pensées, mais, bonté divine, pourquoi voudraient-ils en arriver là ? C'est du suicide pur et simple ! — En aucun cas ! » Le dépit d'Alicia perçait dans sa voix et elle reposa sa fourchette, posa la main sur la nappe et scruta sa paume comme si la réponse y était inscrite. » Ce n'est que leur but immédiat, une étape dans l'accomplissement de leur dessein, et Alexsov semblait enchanté que ça prenne si bonne tournure. » Sa main forma un poing et ses yeux flamboyèrent. — Mais, quoi qu'ils mijotent, Tisiphone et moi finirons par avoir ces salauds ! déclara-t-elle férocement. Nous savons ce qu'ils détiennent et où le trouver, et nous leur arracherons les tripes ! — Une seconde ! supplia Ben Belkacem. Doucement ! Qu'entendez-vous par "nous savons ce qu'ils détiennent" ? — La flotte "pirate" se compose de neuf transports, de dix-huit destroyers, moins celui que nous avons détruit, de neuf croiseurs lourds, cinq croiseurs de combat et un cuirassé de classe Capella, précisa Alicia. Tous appartiennent à la Flotte impériale. » La mâchoire de Ben Belkacem lui en tomba. Le double, au bas mot, de son estimation la plus pessimiste ! Et comment diable avaient-ils réussi à mettre la main sur un des plus modernes cuirassés de la Flotte ? Alicia sourit... comme si elle pouvait lire dans ses pensées, se dit-il, puis il frissonna en songeant que tel était peut-être justement le cas. Le vice-amiral Brinkman n'est que l'un des officiers supérieurs mouillés, expliqua-t-elle. D'après les archives, la plupart de leurs vaisseaux ont été désarmés et envoyés à la casse, mais ce n'était qu'une couverture. En fait, ils ont tout bonnement disparu avec tous leurs systèmes et leurs bases de données intacts. Quant au cuirassé, il s'agit du Procyon. En consultant la liste des vaisseaux, vous le trouverez dans la flotte de réserve de Sigma du Dragon, mais, si quelqu'un s'avisait d'aller vérifier à son mouillage... » Elle haussa les épaules. — Dieu du ciel ! souffla Ben Belkacem avant de se secouer. Vous dites savoir où ils sont ? — Pour l'instant, ils se trouvent soit à AR-12359/J, une M4 située juste en dehors du secteur franconien, soit se dirigent vers elle. Alexsov devait les y rejoindre après avoir achevé son travail sur Wyvern et, à moins qu'il ne se trompe, l'amiral Brinkman... (le grade sonnait comme une obscénité dans sa bouche) doit leur envoyer, dans les trois semaines, des ordres concernant leur prochaine cible. Mais ils ne pourront pas s'y conformer. » Son sourire de requin lui glaça le sang. — Alicia, vous ne pouvez pas vous opposer toute seule à eux... même avec un synth alpha! Ils vous tueront ! — Pas avant que nous ayons détruit le Procyon », déclara-t-elle d'une voix douce ; Ben Belkacem déglutit. Furie ou non, la folie se lisait à présent dans ses yeux. Elle était sérieuse. Elle comptait bel et bien lancer une attaque suicide contre eux s'il ne parvenait pas à l'en dissuader, et son cerveau s'activait fébrilement. « Ce n'est pas... la stratégie la plus efficace, fit-il en retroussant la lèvre. — Oh ? C'est en tout cas bien supérieur à tout ce que le gouvernement du secteur a réussi jusque-là ! Et qui d'autre pourrais-je bien envoyer à ma place, selon vous ? Devrions-nous prévenir l'amiral Brinkman ? Ou bien, sachant que lui est corrompu, tenter notre chance auprès de l'amiral Gomez ? Évidemment, il y a un léger problème : je n'ai pas le moindre début de preuve. Pas vrai ? Comment croyez-vous qu'ils réagiront si une cinglée vient leur raconter qu'elle entend des "voix", voix qui persistent à lui dire que le chef des pirates est le commandant en second du secteur naval franconien ? "Voix" qui prétendent détenir ces informations de la bouche d'un mort ? Commode, non ? Pourvu toutefois qu'ils oublient leur ordre de me descendre à vue, le temps de me laisser leur exposer tout ça! » Ces fumiers ont massacré tous ceux que j'aimais, et le gouverneur Treadwell, toute la Flotte impériale et même l'oncle Arthur peuvent bien aller au diable ! Je ne leur permettrai pas de s'en tirer ! » Elle fusilla des yeux l'inspecteur, qui frémit. À l'amusement dont elle faisait preuve quelques minutes plus tôt avait succédé une haine brute et venimeuse ne rappelant en rien la femme que Ben Belkacem avait connue sur Soissons. Ni même celle qu'il avait épiée sur Dewent et Wyvern, songea-t-il. Comme si d'apprendre qui étaient ses ennemis avait brisé quelque chose en elle... — D'accord, j'admets que nous ne pouvons prévenir Soissons. Bon sang, dans la mesure où Brinkman est pourri, on ne peut pas déterminer jusqu'où s'étend cette pourriture de bas en haut. » Il était trop absorbé dans ses réflexions pour se rendre compte qu'il tenait désormais la culpabilité de Brinkman pour acquise. « Mais, si vous allez foutre le souk là-bas, la seule personne qui connaît la vérité – qu'une autre soit ou non prête à vous croire – se fera tuer. Vous leur nuirez peut-être, mais que se passera-t-il si vous ne leur faites pas assez de mal ? S'ils parviennent à se regrouper ? — C'est là qu'ils redeviennent votre problème, répondit-elle platement. Je vous largue sur Mirabile. Vous pourrez poursuivre dans cette voie sans avoir à expliquer d'où vous tenez vos informations. » Elle avait raison, mais, s'il le reconnaissait, elle foncerait dans le tas et se ferait descendre. — Écoutez, partons du principe que vous éliminez le Procyon. J'en suis moins persuadé que vous, mais supposons que vous liquidiez Howell et tout son état-major. Vous anéantirez en même temps la seule confirmation de ce que vous venez de m'affirmer. Je parviendrai peut-être à alpaguer Brinkman et ses sous-fifres, mais comment faire pour incriminer ceux qui agissent derrière ? Il vit vaciller la flamme qui brûlait dans ses yeux et poussa son avantage. « Peut-être se situent-ils à un niveau encore plus élevé que celui de Brinkman – s'ils ne sont pas à la Cour sur la Vieille Terre – et, si tout commence à s'effilocher dans le secteur, vous pouvez parier que Brinkman sera victime d'un accident fatal avant même que nous ne l'arrêtions. La chaîne sera brisée. Si vous vous en prenez à eux toute seule, vous risquez d'assurer leur impunité aux véritables cerveaux. < Il marque un point, petite, murmura Tisiphone. je t'ai juré que nous trouverions les responsables du meurtre de ta planète. Si nous nous attaquons aux bras plutôt qu'à la tête pensante, tu pourrais bien mourir en me laissant parjure. — Je me fiche qu'il ait raison, râla Alicia. Nous avons enfin ces pourris dans notre collimateur ! Profitons-en ! » Ben Belkacem se rejeta en arrière dans son fauteuil en écarquillant les yeux; il venait de comprendre avec qui elle se disputait et il s'imposa le silence. < Mais suppose qu'il dise vrai ? Vas-tu châtier des sous-fifres et laisser impunis ceux qui ont mis cette horreur en branle ? Sachant qu'ils pourraient encore comploter le massacre d'autres familles, comme ils ont décimé ceux que tu aimais? > Alicia ferma les yeux et se mordit la lèvre au sang; la voix de la Furie se fit presque douce dans son esprit. < À t'entendre, tu es encore plus intraitable que moi, petite. Mais moi aussi j'ai appris de toi. Nous devons trancher la tête de cette hydre si nous voulons véritablement exercer notre vengeance... et si nous ne voulons pas qu'elle la relève. — Mais... — Elle a raison, Alley, intervint Mégère. je t'en prie. Tu sais bien que je te soutiendrai quoi que tu décides, mais écoute-la. Écoute Ferhat. > Des larmes brûlantes perlaient à ses yeux, larmes de douleur et de haine que Tisiphone elle-même ne pouvait entièrement taire, larmes de dépit et d'exigence. Elle voulait attaquer, en avait besoin... et elle avait enfin une cible. < Que feriez-vous, alors ? demanda-t-elle d'une voix amère. — Prête-moi ta voix, petite >, demanda la Furie de but en blanc; en entendant sa propre voix, Alicia écarquilla les yeux de stupeur : « Alicia voudrait frapper maintenant, Ferhat Ben Belkacem. » L'inspecteur se raidit et la sueur perla à son front tant le timbre d'Alicia était étrange. « Elle croit non sans raison que nous devons frapper nos ennemis tout de suite, quand nous savons où les trouver. Pourtant, vous suggérez une autre tactique. Pourquoi ? » Ben Belkacem s'humecta les lèvres. Il avait dit la vérité à Alicia : il ne pouvait totalement accepter qu'elle ait été possédée par une créature mythologique, mais il savait aussi que ce n'était pas DeVries qui lui parlait. Qui – ou quel – que fût l'être qui était entré dans sa vie, il se trouvait enfin confronté à lui et incapable de faire comme s'il n'existait pas; la terreur écaillait son vernis de civilisation et révélait, même à ses propres yeux, le primitif qui s'abritait derrière. « Parce que... parce qu'elle est insuffisante... Tisiphone, s'entendit-il répondre. Nous devons à tout le moins obtenir la confirmation, par des témoins qu'on ne pourra pas récuser au prétexte qu'ils seraient "cinglés", qu'ils possèdent bel et bien ces vaisseaux. Ce qui conférerait un crédit partiel au reste de ce qu'Alicia... de ce que toutes les deux vous venez de m'apprendre. Et nous devons leur causer bien plus de dégâts que vous ne le pourrez, détruire davantage de vaisseaux et réduire en miettes leurs forces d'assaut, si radicalement qu'il leur faudra des mois pour se réorganiser pendant que nous travaillerons à leur perte définitive. — Cela est bel et bon, Ferhat Ben Belkacem, répliqua le spectre, froid et impartial, du contralto d'Alicia. Mais nous avons notre bonne Mégère. Vous avez dit vous-même que nous ne pouvions nous risquer à demander de l'aide au secteur franconien, et nul autre ne pourra intervenir là-bas avant que nos ennemis ne quittent leur actuel point de rendez-vous. — Je sais. » Il inspira profondément et regarda Alicia droit dans les yeux; il y lut, derrière les paroles de l'autre, la volonté et l'esprit de DeVries. « Mais admettons que je vous indique une autre force navale susceptible de rivaliser pied à pied avec les "pirates" ? Qui n'aurait rien à voir avec la Flotte et qui se trouverait précisément ici, dans ce secteur ? — Une telle force existe-t-elle ? » s'enquit la voix glacée, plus tranchante encore; les yeux d'Alicia s'agrandirent quand elle le vit opiner. « En effet. Vous comptiez me débarquer sur Mirabile. Pourquoi ne pas plutôt me conduire sur Manille ? » CHAPITRE XXVIII L'Intrépide stationnait en orbite géostationnaire au-dessus de la balafre vitrifiée de Raphaël, et Simon Monkoto arpentait sa passerelle. Ses yeux ne brûlaient plus de haine. Ils étaient désormais aussi durs que son expression et remplis d'une âpre détermination, assez froide pour geler le noyau d'une étoile. Il savait que ses gens s'impatientaient de plus en plus, pressés de le voir trouver un moyen de reprendre l'offensive, mais aucun ne se plaignait. Tous soldats professionnels, ils en avaient accepté l'augure : les guerriers meurent souvent. Ils savaient aussi qu'il ne s'agissait pas uniquement d'Arlen, mais de tous les civils qui avaient trouvé la mort avec lui. De l'assassinat d'une ville entière et des déchets radioactifs que l'ogive nucléaire avait libérés dans l'atmosphère de Manille. De prime abord, les mercenaires sont enclins à rester loyaux aux leurs, mais ils n'en restent pas moins perméables aux concepts de justice... et de vengeance. Raison pour laquelle les autres armées avaient si massivement répondu. Simon Monkoto s'arrêta devant l'écran principal pour examiner les codes de lumière. Hermétiques à l'oeil non exercé, ils lui apprirent tout en un seul regard. Le système de Manille grouillait de vaisseaux. De taille réduite pour la plupart (croiseurs comme l'Intrépide ou unités plus légères encore), ils n'en incluaient pas moins un ferme noyau d'unités lourdes : Faucons, Loups de Westfeldt, sans compter le capitaine Tarbaneau et les Assassins de Madame... Jamais il n'aurait pu lever un groupe mieux aguerri; pourtant, tous, comme ses propres Cinglés, attendaient du grand Simon Mon-koto qu'il fît quelque chose. Ils lui étaient redevables et en voulaient tout autant que lui aux gens qui avaient commis cette atrocité, mais il y avait des limites à leur patience : ils ne supporteraient pas très ès longtemps de perdre leur temps et leur argent. À moins que le gouvernement d'El Greco ne consentît à les coucher sur ses registres, ils devraient décoller bientôt et... Un doux bourdonnement attira son regard vers l'écran gravifique. Il s'en rapprocha d'un pas puis se raidit en remarquant la nature grotesque de la signature Fasset qui venait d'entrer dans le champ. Quoi que ce fût, c'était plus rapide qu'un destroyer, mais sa masse de propulsion était supérieure à celle d'un vaisseau de guerre. De nouvelles sonneries retentirent bientôt, tandis que d'autres yeux et cerveaux parvenaient à la même conclusion. Des senseurs supplémentaires s'activèrent et les yeux verts ou ambrés des tableaux de bord de combat clignotèrent puis passèrent rapidement au rouge, et Simon Monkoto sourit. C'était certes une propulsion de la Flotte impériale, mais les vaisseaux qui avaient anéanti Raphaël avaient eux aussi été construits par l'Empire. — Vous auriez pu émerger un tantinet plus discrètement, vous ne croyez pas ? demanda poliment Ben Belkacem depuis le fauteuil qu'Alicia lui avait installé près du sien sur la passerelle du Mégère. Ils ont probablement déjà le doigt sur la gâchette, vous savez. — Nous n'avons pas le temps de passer inaperçus », répondit Alicia d'une voix absente. Elle portait son casque, cette fois, et des signaux indiquant que ses armes étaient verrouillées lui parvenaient en ronronnant de ses systèmes d'armement. Elle ne tenait pas à s'en servir, mais, si elle y était contrainte... Howell ne s'attardera pas plus de trois autres semaines au point de rendez-vous et le gagner d'ici exigerait deux semaines de trajet, même en ligne droite... ce qui nous est interdit. Il nous faut nous placer sur un vecteur originaire de Wyvern, ou ils se rendraient compte que nous ne sommes pas Alexsov dès qu'ils nous auraient repérés. Ce qui nous laisse moins de deux jours de marge, et je n'ai aucunement l'intention de les gâcher maintenant. — Mais... — Soit votre ami Monkoto nous aide, soit il refuse, répliqua-t-elle sans hausser le ton. Dans un cas comme dans l'autre, je serai à AR-12359/J sous dix-neuf jours standard. » Elle le fixa et la même étrange avidité passa dans son regard. « Ni Tisiphone, ni Mégère ni moi n'allons rater notre coup. Plus maintenant. » Il referma la bouche. Ben Belkacem ne prenait pas facilement peur, pourtant Alicia DeVries pouvait parfois le terrifier. Pas parce qu'elle le menaçait directement, mais à cause de la résolution inébranlable qui brûlait en elle comme un feu glacé. On l'avait traitée de folle et il en avait disconvenu, mais il n'était plus aussi sûr de lui. Elle ne s'arrêterait pas, en était incapable... et il se demandait quelle part exactement de cette obstination lui revenait, et laquelle à Tisiphone, quoi que ce nom recouvrât. L'Intrépide retrouva les autres vaisseaux amiraux de la flotte mercenaire à moins d'un demi-million de kilomètres de Manille, car il crevait les yeux que l'inconnu était de loin plus rapide et maniable qu'eux. Il n'avait donné aucun signe d'hostilité jusque-là, mais Monkoto déploya « ses » vaisseaux en formation assez serrée pour qu'ils puissent concentrer leur feu, et assez dispersée en même temps pour leur permettre d'intercepter toute tentative de passer au travers des mailles du filet... et sa connexion cybersynth avec l'Intrépide lui murmurait des rapports d'acquisition. Il reporta son attention sur le nouveau venu, pris d'une sorte d'effroi respectueux. Quel qu'il fût, il était capable d'une décélération invraisemblable. Il avait dépassé de très loin la limite de Powell de la primaire mais continuait de décélérer à plus de treize cents g... ce qui, s'il continuait à ce train, l'amènerait à s'immobiliser, par égard pour l'Intrépide, à un peu plus de cinq mille kilomètres de son vaisseau amiral. Distance suicidaire si ses intentions étaient hostiles, et... Le croiseur léger Serpent s'approcha enfin d'assez près pour obtenir un visuel et Monkoto écarquilla les yeux, éberlué, quand le contrôle afficha l'image sur son écran. Un cargo ? Impossible ! Mais c'était bel et bien l'image d'un cargo qui s'offrait à lui et elle persista sous ses yeux... Un cargo légèrement cabossé et parfaitement anodin, mais dont la puissance de propulsion était supérieure à celle d'un vaisseau de guerre. « Nous arrivons à portée de transmission par com, Ferhat, Vous voulez que je les appelle ? » s'enquit Mégère par un haut-parleur mural, et Ben Belkacem entendit Alicia glousser doucement à côté de lui. Mégère aimait bien l'inspecteur, et Ben Belkacem était proprement mystifié par l'affection qu'il lui portait en retour... et le plaisir qu'il prenait à son humour aussi tordu que paillard. Elle s'était même façonnée un « visage de Mégère », celui d'une svelte et ébouriffante rouquine, pour pouvoir flirter avec lui par l'entremise d'un écran pendant que les robots de l'infirmerie soignaient son bras, et il savait qu'elle crevait d'envie de montrer ce minois (et cette silhouette) à un nouveau public. Quoi qu'il arrivât par la suite, il ne verrait plus jamais les IA sous le même jour. « As-tu identifié l'Intrépide? demanda-t-il. — Ouaip. Il est aussi gros et méchant que vous l'aviez dit, mais je pourrais l'envoyer six pieds sous terre rien qu'en lui présentant la moitié de mes nodes de propulsion. — Sois sage, fit Alicia et Mégère renifla dédaigneusement. — Pas grave, Mégère, sourit Ben Belkacem. Appelle-les, vas-y. — Y a comme intérêt », répondit-elle et il rajusta son uniforme pour l'enregistrement. Ses bagages étaient restés quelque part sur Wyvern, mais Alicia et Mégère lui avaient fait endosser l'uniforme bleu nuit du Coursier des étoiles, et il devait admettre qu'il le trouvait seyant. Amiral, l'inconnu s'identifie comme le vaisseau privé Coursier des étoiles, annonça l'officier des transmissions de Monkoto. Il vous a personnellement réclamé. » Monkoto se gratta le nez. De plus en plus étrange, se dit-il en souriant sincèrement pour la première fois depuis le raid sur Manille ; mais cette histoire de « vaisseau privé » ne pouvait être qu'une fiction. Quel que fût cet appareil, ce n'était pas un cargo. « Basculez sur ma console », ordonna-t-il en se rejetant en arrière, tandis qu'une jolie jeune femme en uniforme bleu foncé et argent apparaissait sur son écran. Il admira son épaisse crinière d'un blond vénitien en attendant la fin du délai de transmission, puis les yeux de la femme se firent plus acérés et lui retournèrent son regard. « Amiral Monkoto ? » demanda-t-elle d'une voix musicale de contralto; il opina. Nouveau temps de retard avant que son hochement de tête ne s'inscrive sur l'écran de la femme puis elle poursuivit : « Quelqu'un ici aimerait vous parler, monsieur. » Elle s'effaça, remplacée par un petit bonhomme au nez busqué et au bras dans le plâtre, vêtu du même uniforme. « Salut, Simon, fit le nouveau venu. Navré de vous tomber dessus sans prévenir, continua-t-il sans attendre la réponse de Monkoto, mais il faut qu'on parle. » Ben Belkacem regardait Alicia du coin de l'œil lorsqu'ils émergèrent du tube du personnel pour pénétrer dans le vaisseau amiral de Monkoto. Il s'était passé en elle quelque chose qui transperçait de trous brûlants l'Alicia DeVries qu'il avait connue, et ça ne faisait qu'empirer. Tout de suite après leur départ de Wyvern, plusieurs heures s'étaient écoulées entre chaque aggravation fulgurante, mais les intervalles se réduisaient. Il ne s'agissait pas de Tisiphone – il en était maintenant certain – et ça n'en rendait l'affaire que plus sérieuse. Comme si Alicia se consumait sous ses yeux. Il la sentait quasiment... lui filer entre les doigts. Elle réussissait toutefois à se contrôler pour le moment et c'était suffisant. Il le fallait bien. « Ça fait bien longtemps, Ferhat », laissa tomber une voix suave de ténor; Simon Monkoto tendit la main. « Pas tant que ça, répondit Ben Belkacem en serrant la poigne du mercenaire avec un sourire qui dévoilait toutes ses dents. — Et voici sans doute le capitaine Mainwaring », fit Monkoto. Alicia lui décocha un sourire crispé sans pour autant confirmer sa supposition. Il n'y prêta pas attention. Son regard était rivé sur Ben Belkacem et sa bonne humeur s'était envolée. « Vous disiez avoir des informations à me confier ? — En effet... ou plutôt le capitaine Mainwaring en a. — Que... ? commença avidement Monkoto avant de s'interrompre tout net. Pardonnez-moi. Mes collègues attendent dans la salle de conférence principale et ils doivent les entendre en même temps que moi. Voulez-vous vous joindre à nous, capitaine ? » Alicia acquiesça et suivit le grand mercenaire aux larges épaules dans un ascenseur. Elle le dévisagea pendant que la cabine s'élevait, remarqua ses narines pincées et le sillon profond entre ses yeux; nul besoin de Tisiphone pour lui faire sentir que la soif de vengeance de l'amiral était égale à la sienne, tout aussi âpre et acérée. Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent et Monkoto les introduisit dans une salle de conférence. « Capitaine Mainwaring, monsieur Ben Belkacem, permettez-moi de vous présenter mes collègues », déclara-t-il en entreprenant de longer la table : il commença par l'amiral Youssouf Westfeldt, homme trapu aux cheveux grisonnants. Le contre-amiral Tadeoshi Falconi était aussi grand que Monkoto mais plus mince, avec des gestes vifs et péremptoires. Le capitaine Esther Tarbaneau était une femme élancée à la peau noire, au visage impassible et au regard d'une stupéfiante douceur, et le contre-amiral Matthew O'Kane l'image incarnée d'un Monkoto plus jeune... Rien d'étonnant : il avait commencé sa carrière dans les Cinglés. À eux tous, savait Alicia, ces gens contrôlaient soixante-dix vaisseaux de guerre, dont deux cuirassés, neuf croiseurs de combat et sept croiseurs lourds; aucune autre flotte n'aurait pu rivaliser avec leur expérience. Ils la fixaient avec des regards voilés et elle se demanda ce qu'ils pensaient d'elle. Monkoto acheva les présentations et prit place, au milieu de la longue table, en face de Ben Belkacem et d'Alicia. L'écran démesuré qui se dressait derrière la jeune femme montrait le Mégère sous son apparence de cargo et elle s'efforça de ne pas essuyer ses paumes moites sur son pantalon devant des gens qui se battaient pour gagner leur pain et se souvenaient certainement de la récompense d'un million de crédits offerte par l'Empire pour sa capture. « J'ai déjà eu affaire à monsieur Ben Belkacem et je lui fais entièrement confiance, dit Monkoto à ses camarades. Certaines clauses de confidentialité sont à respecter, mais il représente... une très grande puissance de la Galaxie. » Ses confrères opinèrent et scrutèrent l'inspecteur avec une curiosité renouvelée, en se demandant pour quel service de la bureaucratie impériale il travaillait; Monkoto lui fit signe de prendre le relais. « Merci, amiral Monkoto, déclara Ben Belkacem en leur retournant avec assurance leurs regards inquisiteurs. Mais, compte tenu des circonstances, il me semble que je dois jouer cartes sur table. Mesdames et messieurs, je me nomme Ferhat Ben Belkacem et je suis inspecteur principal du service des Opérations au ministère impérial de la Justice. » Quelques-uns aspirèrent entre leurs dents autour de Monkoto. Les agents de l'O ne révélaient jamais leur identité, sauf à se retrouver plongés jusqu'au cou dans les matières fécales et s'y enfoncer rapidement, mais au moins avait-il retenu leur attention. « Je me rends compte du choc que cette déclaration peut vous causer, poursuivit-il tranquillement, mais je crains fort que ce ne soit que le début. Je connais la raison de votre présence ici... et je sais aussi où se trouvent vos pirates. » Une onde parcourut son auditoire. « Pour plus de précision, ma partenaire le sait. » Les regards, brûlants et plus du tout voilés, se reportèrent sur Alicia et elle s'efforça de rester droite et ferme sous leur poids. « Comment ? s'enquit Monkoto. Comment les avez-vous trouvés ? — Je crains fort de ne pouvoir vous le révéler, amiral, répliqua prudemment Alicia. Je dois protéger ma... source, mais mes informations sont fiables. — J'aimerais beaucoup vous croire, capitaine Mainwaring, déclara le doux soprano d'Esther Tarbaneau. Comprenez cependant que, même si l'inspecteur Ben Belkacem se porte garant de vous, votre crédibilité est sujette à caution. Comment un simple négociant pourrait-il les localiser quand l'Empire, El Greco et l'Association Jung eux-mêmes ont tous échoué ? — Le capitaine Mainwaring est bien davantage qu'elle n'en a l'air, intervint Ben Belkacem. — Vraiment ? » Tarbaneau arqua poliment un sourcil sceptique et Alicia soupira. Elle avait su depuis le début qu'on finirait par en arriver là. < Coupe l'hologramme, Mégère. — Tu es sûre, Alley ? demanda anxieusement l’IA. Je répugne à le faire tant que tu es toute seule là-bas. — Je ne suis pas "toute seule" et nous n'avons pas le choix. Fais-le. > Il n'y eut pas de réponse, mais Alicia n'en avait nul besoin. Tous les regards se rivèrent âprement sur l'écran à la même seconde, tandis que la plupart des mercenaires se penchaient frénétiquement en avant – de fait, O'Kane avait bondi sur ses pieds : le « cargo » venait de disparaître, remplacé par une silhouette effilée et menaçante, celle d'un synth alpha impérial. On ne pouvait s'y tromper, en dépit des éclaboussures de titane qui marbraient encore sa coque étincelante. « Mesdames et messieurs, permettez-moi de vous présenter le capitaine Alicia DeVries du Cadre impérial », reprit calmement Ben Belkacem. Tous les regards pivotèrent brusquement vers Alicia et il hocha la tête. « Je peux vous garantir que... le déséquilibre mental du capitaine DeVries a été grossièrement exagéré. Nous travaillons ensemble depuis plusieurs semaines », ajouta-t-il. C'était assez proche de la vérité, encore qu'Alicia n'en ait pas eu conscience à l'époque. Les mercenaires se laissèrent retomber sur leur siège, les yeux plissés, et Ben Belkacem, en dissimulant un sourire, les vit sauter à la conclusion qu'il espérait : la couverture d'Alicia était réellement superbe, pourtant personne ne la lui avait fournie délibérément. « Bien ! » lança Monkoto quarante minutes plus tard en tambourinant sur la table de conférence, tout en scrutant la carte stellaire holographique. AR-12359/J lui transperçait le coeur d'un méchant trou écarlate et, près de lui, un écran d'ordinateur scintillait de toutes les données qu'Alicia avait pu fournir sur les forces des « pirates ». « Nous connaissons donc désormais leur planque. Le problème, c'est ce que nous allons faire de cette information. » Il se pinça l'arête du nez, chercha le regard de ses confrères puis se tourna vers Alicia et sourit avec morosité en identifiant les questions que trahissaient ses yeux. « Ni vous ni l'inspecteur n'êtes des officiers de la Floue, capitaine, mais c'est là notre gagne-pain et je crains fort que ceci... (il désigna la carte stellaire d'un geste) ne soit un cas de figure classique du manuel, en même temps qu'un sérieux problème. — Pourquoi ? » L'impatience faisait de nouveau bouillir le sang d'Alicia, mais le professionnalisme manifeste de Monkoto (et son égale soif de vengeance) interdisait à sa voix de la trahir. « Pour dire les choses simplement, ils sont dans l'espace N et ils nous verront arriver. Les vaisseaux naviguent à l'aveugle dans l'espace du vortex, mais leurs senseurs gravifiques nous repéreront longtemps avant notre arrivée et ils se contenteront alors d'emprunter un vecteur divergent calculé avec précision. Le temps que nous décélérions pour nous lancer à leur poursuite, ils auront disparu depuis beau temps. » Alicia, sidérée par le ton serein de l'amiral, le fixa un instant puis pivota brusquement sur sa chaise pour fusiller Ben Belkacem du regard. Il s'était montré si empressé d'aller « chercher de l'aide »... Avait-il seulement su à quel point cette aide serait impuissante ? « La solution classique serait une tactique d'enveloppement convergent, poursuivit Monkoto. Des vaisseaux arrivant à haute vélocité par tous les vecteurs d'évitement possibles. Mais cela exigerait une supériorité numérique écrasante. Nous... (il balaya ses confrères d'un geste) pourrions probablement vaincre ces fumiers bille en tête, encore que ce Capella risque de rendre le combat assez serré, mais pas si nous nous déployons pour les cerner. » Alicia posa les yeux sur la carte stellaire et fixa d'un œil noir l'étoile cramoisie, tandis que, sous la table, ses doigts se crispaient pour former des serres. « Nous pourrions réclamer d'autres vaisseaux aux impériaux, suggéra O'Kane. — Il ne me semble pas, murmura Monkoto en dévisageant Ben Belkacem. Si c'était le cas, vous ne vous seriez pas adressé à nous, n'est-ce pas, Ferhat ? — Non, répondit tristement Ben Belkacem. Nous avons de bonnes raisons de croire à une fuite – à très, très haut niveau – en provenance directe de Soissons. — Eh bien, nous voilà dans un beau merdier, hein ? marmotta Westfeldt. — N'y a-t-il rien que nous puissions faire ? » implora quasiment Alicia. Monkoto se rejeta en arrière sur sa chaise et soutint son regard d'un œil aussi froid que songeur. « De fait... si, je pense, déclara-t-il enfin. Surtout avec l'appui d'un synth alpha. » Il balaya ses collègues du regard en affichant un nonchalant sourire de squale. « Notre problème, c'est qu'ils nous verront venir. Mais supposez que ce soit nous qui naviguions dans l'espace normal. — Tu as cette vilaine lueur dans le regard, Simon, fit remarquer Falconi. — C'est extrêmement simple, Tad. Au lieu d'aller les chercher, invitons-les à venir à notre rencontre. » CHAPITRE XXIX La femme en uniforme vert gratta le montant de la porte ouverte du bureau et l'homme corpulent aux cheveux argentés assis derrière le lecteur leva les yeux. Il grommela un bonjour, désigna une chaise libre et reporta son attention sur son écran ; les coins de la bouche de la femme tressautèrent et elle s'adossa à la chaise pour patienter. Son attente ne dura guère. L'homme aux cheveux argentés hocha la tête, grogna encore – plus sèchement et grossièrement cette fois – et éteignit l'appareil. « Vous avez pris votre temps », grommela-t-il; elle haussa les épaules. « Je dirigeais l'exercice sur le terrain dont nous avons discuté. En outre... (elle désigna le lecteur) vous m'avez l'air assez occupé. » Elle parlait sur un ton léger, mais son regard était soucieux. « Il s'agissait d'Alley ? — Non. Toujours aucun signe d'elle. » Sir Arthur Keita semblait étrangement satisfait pour un homme que son sens aigu du devoir avait poussé à entreprendre la traque d'Alicia DeVries, et il eut un sourire désabusé en voyant Tannis Cateau dissimuler son soulagement sans mot dire. Un « Dieu merci ! » exprimé à haute voix lui était sans doute interdit, mais elle était capable de le penser très fort. Puis le sourire de Keita s'effaça. « Non, il s'agit de notre problème et je crains qu'il n'arrive en tête de liste. J'ai placé "Coup de balai" en attente pour deux jours. » Tannis se redressa, les yeux comme des soucoupes, et Keita la regarda follement cogiter; il suivait aisément le train de ses pensées. On l'avait amplement informée du contenu des téléchargements que lui avait envoyés le colonel Mcllheny et elle savait quelque chose qu'ignorait ce dernier : ses rapports avaient été reçus sur la Vieille Terre puis recodés et renvoyés jusqu'à Alexandrie par com interstellaire, à des années-lumière, juste au-dessus de la frontière séparant les secteurs franconien et macédonien. Tout simplement parce que sir Arthur Keita s'était rendu aussi loin après son départ de Soissons. Le général de brigade se balançait doucement dans son fauteuil en réfléchissant à chacune des étapes tortueuses qui les avaient conduits jusqu'à Coup de balai. Ce serait sans doute effroyable, même si tout se passait bien, mais Mcllheny et Ben Belkacem avaient effectivement mis le doigt dessus : quelqu'un (qui occupait un échelon très élevé dans la hiérarchie) devait nécessairement travailler avec les pirates, si bien que tous les officiers du secteur franconien étaient suspects. La plupart seraient certainement de loyaux serviteurs de la Couronne et de l'Empire, mais rien ne permettait de les distinguer des autres, raison précisément pour laquelle Keita n'avait pas regagné le bercail... et pourquoi un bataillon de commandos de choc avait été rapatrié avec armes et bagages jusqu'au lointain camp d'entraînement d'Alexandrie, depuis les postes les plus éloignés qui lui étaient venus à l'esprit. La comtesse Miller avait proposé de lui envoyer un colonel pour les commander, mais Keita avait décliné en arguant que le Cadre ne disposait que de peu d'officiers d'un grade aussi élevé, de sorte que la disparition subite de l'un d'eux ne passerait pas inaperçue. C'était certainement vrai, mais on était encore loin du compte. La véritable raison, c'était le major Cateau et sa féroce détermination à protéger Alicia DeVries. Nul autre qu'elle ne serait autorisé à devenir son médecin attitré si on la ramenait vivante... et Tannis, savait Keita, espérait bien (le mot était faible) être présente quand on la retrouverait. Si quelqu'un pouvait la convaincre de se rendre, c'était Tannis Cateau. Keita le comprenait et il lui devait bien ça, si minces que fussent leurs chances (ce dont ils étaient conscients l'un et l'autre), presque autant qu'il le devait à Alicia. Mais il ne tenait pas à l'expliquer à la comtesse Miller et il avait donc maintenu Tannis sur place en lui faisant remarquer qu'un bataillon était d'ordinaire placé sous l'autorité d'un commandant puis en répétant avec insistance que le major Cateau, se trouvant déjà céans, était logiquement toute désignée pour ce faire. La Flotte et l'infanterie spatiale auraient pu mettre en doute les compétences de leurs officiers médicaux en la matière ; le Cadre s'en abstint. « L'avez-vous dit à l'inspecteur Suares ? » s'enquit finalement Tannis; Keita opina. « Il admet que nous n'avons pas le choix. Ses gendarmes commenceront d'arriver cet après-midi à la base 2. — Mais ils n'auront pas le temps de s'entraîner au tir à balles réelles, j'imagine ? — J'ai bien peur que non... mais au moins seront-ils expérimentés. Et, de toute manière, on ne s'attend pas à une fusillade, pas vrai ? » Tannis poussa un grognement et Keita eut les plus grandes peines du monde à ne pas l'imiter. Quatre-vingt-dix des trois cents gendarmes impériaux de l'inspecteur Suares étaient des agents de l'0, et les autres, triés sur le volet pour l'occasion, appartenaient au service des Recherches criminelles du ministère de la Justice; la plupart, de surcroît, étaient d'ex-militaires, mais Keita était loin de partager la conviction de la Vieille Terre selon laquelle ils ne rencontreraient aucune résistance. Aucun empereur, auparavant, n'avait ordonné que l'entière chaîne de commandement civile et militaire d'un secteur de la Couronne soit placée sous tutelle préventive. Seamus II en avait certes le pouvoir constitutionnel, pourvu que nul ne fût retenu en garde à vue plus de trente jours sans que des accusations officielles eussent été portées contre lui, mais la décision engendrerait forcément une confusion colossale. Et des traîtres suffisamment haut placés pourraient en profiter pour convaincre leurs subordonnés qu'une espèce de trahison d'origine extérieure était en cours et organiser une résistance assez pugnace pour couvrir leur propre fuite. « J'aimerais qu'on n'ait pas à le faire, déclara Tannis dans le silence. — Moi aussi, mais comment procéder autrement ? Nous avons essayé de patienter jusqu'à ce qu'on ait découvert les coupables, mais tous nos enquêteurs semblent s'être heurtés à un mur de pierre... Ben Belkacem lui-même ne donne plus de nouvelles depuis plus d'un mois. Si nous devons agir, il nous faut placer tout le monde en même temps sous bonne garde, faute de quoi, j'en ai peur, nous risquerions de rater ceux que nous cherchons. Et le temps commence à nous manquer. » Il tapota son lecteur. « Je viens de lire un message de Mcllheny, et je regrette amèrement que la comtesse Miller ne m'ait pas autorisé à lui en parler ! — Pourquoi ? — Parce qu'il ignorait qu'on se préparait à agir et qu'il a décidé de prendre tout seul l'initiative, en essayant de forcer, par un bluff, ces salauds à réagir ouvertement : il a écrit à un électorat très sélect qu'il s'apprêtait à démasquer le traître. — Quoi ? » Tannis s'était brusquement redressée sur sa chaise; Keita hocha la tête. « Exactement. Il a dû se convaincre que, s'il tenait vraiment quelque chose, ils ne prendraient pas le risque de se laisser démasquer... et il avait raison. » Le général afficha une expression grave. « Son dernier envoi de données était accompagné d'une pièce jointe annonçant que le colonel Mcllheny se trouvait dans un état critique suite à un, ouvrez les guillemets, "stupide accident d'écumeur", fermez les guillemets. Lady Rosario l'a placé dans un service hospitalier de haute sécurité et le capitaine Okanami pense qu'il s'en sortira, mais qu'il restera hospitalisé plusieurs mois. — Ils doivent être aux abois pour avoir tenté ça. — Indubitablement, mais c'est encore pire que vous ne pourriez l'imaginer en ignorant à qui il a adressé son rapport. » Elle haussa un sourcil et Keita sourit malicieusement. « Au gouverneur Treadwell, à l'amiral Gomez, à l'amiral Brinkman, à l'amiral Horth et à leurs secrétaires d'état-major, énuméra-t-il en la regardant faire la grimace. — Donc l'une au moins de ces huit personnes est un traître ou un informateur inconscient, poursuivit-il tranquillement. Et, compte tenu de l'examen au microscope que Mcllheny a fait subir à son réseau d'informations, je doute fort de la dernière hypothèse. Mais qu'on ait tenté de l'éliminer semble confirmer sa théorie selon laquelle les pirates ne seraient pas uniquement en quête de butin. S'ils ne visaient pas un objectif à très long terme, ils se seraient contentés d'empocher leur part et de disparaître sans s'aventurer à attenter à sa vie ; je serais très étonné, en outre, qu'il s'agisse là d'une simple réaction de panique. Si celui ou celle qui est derrière tout cela était du genre à paniquer, nous le (ou la) tiendrions déjà depuis longtemps. Donc, soit leur programme est assez avancé pour qu'ils espèrent boucler leur projet avant qu'on ait compris ce qui était arrivé à Mcllheny et pourquoi, soit... (il chercha les yeux de Tannis) soit toutes les personnes énumérées dans sa courte liste de suspects sont coupables et ont cru que nul ne donnerait suite à son rapport puisqu'elles seraient les seules à le lire. — Vous n'imaginez tout de même pas... » commença Tannis; Keita secoua la tête. « Non, je ne les crois pas tous pourris. Mais je n'aurais jamais soupçonné non plus, dois-je ajouter, qu'un seul d'entre eux pourrait l'être. Ma théorie personnelle, en l'occurrence, c'est qu'ils ont sous-estimé la capacité de Mcllheny à casser du bois à l'atterrissage après que deux de ses spires antigrav ont brusquement inversé leur polarité sur la fin du trajet. Ils ne s'attendaient pas à le voir y survivre, et encore moins à ce qu'il restât suffisamment de débris de son épave pour que le premier venu comprenne combien cet "accident" était "stupide". À tout le moins devaient-ils compter sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois de confusion avant que nous n'entrevissions la vérité. » L'ennui, c'est que nous ne pouvons pas nous reposer là-dessus. Je peux me tromper, et, même si j'ai raison, tant sa survie que les questions que se posent ses subordonnés sur la véritable nature de son "accident" pourraient bien les contraindre à prendre des mesures plus précipitées. Auquel cas, nous devons absolument intervenir là-bas avant qu'ils n'entreprennent de détruire leurs archives et de nous filer entre les doigts. Nous ne les prendrons peut-être pas tous par surprise, mais nous risquons de tous les rater si nous n'agissons pas. — Je vois », répondit-elle doucement; Keita hocha de nouveau la tête. « J'en suis sûr, Tannis. Regagnez donc la base 2 et préparez-vous à accueillir l'inspecteur Suares. Je veux tout le monde à bord sous quarante-huit heures. » Sir Arthur Keita se tenait sur la passerelle du HMS Pavie, vaisseau amiral de l'amiral Mikhaïl Leibniz, et regardait l'écran : le détachement était en train de se placer en formation tout autour, sur l'orbite d'Alexandrie. Tout comme l'équipe d'assaut du Cadre qu'elles allaient transporter, ses unités avaient été levées dans un très vaste rayon : une division de trois vaisseaux ici, un escadron là, un unique vaisseau en provenance d'une autre base. La plus lourde était un croiseur de combat, car, s'il avait été conçu pour la vitesse, il n'en restait pas moins puissamment armé. Comme Keita lui-même, leurs commandants espéraient qu'il n'y aurait pas de combat; mais, s'il y en avait un, ils comptaient bien l'emporter. Départ dans sept heures, sir Arthur », déclara calmement l'amiral Leibniz. Keita acquiesça sans se retourner. Il espérait que Leibniz n'y verrait pas une marque de discourtoisie, mais cette mission ne lui plaisait pas. Il soupira et, partagé entre le désir d'entrer dans l'espace du vortex pour en finir et la crainte de ce qui se produirait quand il arriverait à destination, se concentra sur le scintillant essaim de vaisseaux. C'était surtout pour cette raison, d'ailleurs, que cette intervention lui inspirait une telle répugnance. Quelque part au bout du voyage, il trouverait peut-être et même probablement un traître, voire plus d'un, et la trahison était un crime que sir Arthur Keita était tout bonnement incapable de comprendre. L'idée qu'un officier pût ainsi s'avilir et souiller son honneur lui flanquait la chair de poule; savoir qu'un individu qui avait juré de protéger et de défendre les civils en avait massacré des millions le rendait malade; physiquement. Il voulait démasquer et anéantir le félon. Sans doute n'hébergeait-il plus en lui la moindre bribe de pitié, mais l'opprobre dont ce traître avait couvert tout ce qu'il tenait pour sacré l'emplissait de chagrin. « Excusez-moi, sir Arthur, mais vous avez reçu un signal prioritaire. » La voix l'avait arraché à sa rêverie et il découvrit en se retournant qu'elle appartenait à un jeune officier des transmissions, qui lui tendait un microprocesseur contenant un message. Il prit la puce et se renfrogna en reconnaissant le code des Renseignements du Cadre. Aucun des lecteurs de la passerelle n'était en mesure de le déchiffrer, aussi s'excusa-t-il pour gagner le poste de commandement de Tannis Cateau. A la vue de la puce, celle-ci entreprit de chasser le personnel de la section des transmissions, mais, quand elle leur emboîta le pas à son tour, il lui fit signe de rester. Elle se rassit à son bureau en lui tournant le dos pendant qu'il insérait le microprocesseur, mais releva brusquement les yeux en entendant une voix : Eh bien, que je sois damné ! » disait-elle. Et la tête de Tannis Cateau pivota d'ébahissement, car elle appartenait à sir Arthur Keita et celui-ci soutenait en souriant son regard éberlué. « Un nouvel élément vient d'entrer en lice, annonça-t-il. Ceci... (il désigna l'écran du lecteur d'un coup de menton) vient de l'équipe que nous avons implantée sur Manille. À ce qu'il paraît, notre inspecteur de l'O disparu y serait arrivé voilà deux jours et aurait accompli une sorte d'exploit à la manière du joueur de flûte de Hamelin. — Du joueur de flûte de Hamelin ? » Les yeux de Keita pétillaient, pas de doute, songea Tannis. « Nos gens n'ont pas pu obtenir tous les détails – ils ne sont pas en contact avec nos représentants officiels sur place et les autochtones cachent prudemment leur jeu –, mais Ben Belkacem serait réapparu à bord d'un cargo de cabotage nommé Coursier des étoiles, à moins que ce ne soit Long Courrier, pour rencontrer personnellement l'amiral Simon Monkoto. — Vraiment? » Les yeux de Cateau se plissèrent. Elle se perdait en conjectures et Keita hocha la tête. « Vraiment. Et, six heures plus tard, les Francs Mercenaires de Monkoto, les Loups de Westfeldt, la Franche Compagnie d'O'Kane, les Assassins des étoiles et les Faucons de Falconi prenaient la route. Pas seulement certains d'entre eux... tous. — Mon Dieu, murmura-t-elle. Vous ne croyez tout de même pas qu'il... — Ça me paraît probable, répondit Keita. Et je vous ferai remarquer qu'il s'est adressé directement aux mercenaires ; ni à la Flotte ni à la Spatiale d'El Greco ni à un tiers qui aurait pu rendre compte à Soissons. Il ne nous a sans doute rien divulgué non plus, mais il faut dire qu'il ne nous savait pas dans les parages. S'il s'efforçait d'éviter Soissons, il aurait pu contacter par com interstellaire le quartier général du ministère de la Justice, mais il aurait fallu quatre jours à la Vieille Terre pour nous retransmettre le message et, entre-temps... » Keita entreprit d'entrer des chiffres dans son terminal et Tannis fronça les sourcils. « Je connais ce ton, oncle Arthur. Qu'avez-vous en tête ? — Nos gens ne connaissent peut-être pas toute l'histoire, mais ils ont découvert où se rendaient les mercenaires et quand ils devraient arriver à destination; et, si je ne m'abuse... Aha ! » Le résultat de ses calculs clignotait sous ses yeux, et son sourire trahit une sauvage jubilation. « Nous pourrons y être dans les quarante et une heures après leur HAP en avançant légèrement notre départ. — Mais... et "Coup de balai" ? — Soissons ne bougera pas, Tannis, et... (il pivota sur sa chaise pour la regarder et elle lut la voracité dans ses yeux comme elle l'entendait dans sa voix) ce léger crochet nous apprendra peut-être qui ils sont, car une chose seulement aurait pu arracher Simon Monkoto à Manille ! » CHAPITRE XXX « Eh bien, il était temps », marmotta le contre-amiral Howell dans sa barbe. Il fixa de nouveau furieusement l'écran gravifique et se rappela – pour la énième fois – de ne pas sauter à la gorge d'Alexsov dès qu'il lui apparaîtrait. Résolution qu'il aurait certainement du mal à tenir. Il tourna le dos à l'écran et entrecroisa les doigts pour faire craquer ses jointures. Alexsov avait douze jours de retard au bas mot, ce qui serait déjà assez grave de la part d'un autre. Mais, venant du chef d'état-major à la ponctualité quasi maniaque, ce retard était proprement affolant et inspirait au contre-amiral de vagues et obsédantes visions d'une horrible catastrophe, que seule sa confiance en Alexsov tenait en échec. Il inspira profondément et se contraignit à sourire de manière désabusée, en regrettant – de nouveau – que les « pirates » n'eussent pas accès au réseau de com interstellaire de l'Empire. Ne pouvoir s'en remettre qu'aux seuls vaisseaux stellaires et drones FRAPS vous usait votre homme. Et, en parlant de FRAPS, songea-t-il en plissant de nouveau le front, pourquoi diable Gregor n'y avait-il pas recouru pour expliquer son retard ? Un authentique éclair d'humour luit dans son regard quand il se rendit compte qu'il disposait d'une raison parfaitement valable d'écorcher vif son chef d'état-major... et de l'avidité avec laquelle il attendait ce moment. < Bon, eh bien, à moins qu'ils ne soient complètement aveugles, ils doivent déjà nous voir sur leurs écrans gravifiques >, laissa tomber Mégère. Pour toute réponse, Alicia poussa un grognement. Assise dans son fauteuil de pilotage, elle croisait les mains sur ses genoux pour éviter de se ronger les ongles. Elle avait suffisamment senti l'odeur de la peur lors de frappes du Cadre, mais les commandos de choc ne restent des passagers que jusqu'au saut. Que leurs cibles soient ou non présentes à leur atterrissage est une question qui n'intéresse que les pilotes, et elle n'avait encore jamais pris conscience de la tension qui devait s'emparer du personnel de la Flotte pendant l'approche finale. Elle était aveugle, incapable de voir ce qui se passait hors du trou du vortex; ignorait si on ne lui tendait pas une embuscade, et même si l'ennemi était bien là; mais lui, si jamais il l'attendait, pouvait parfaitement la voir. < Du calme, petite. Nous les trouverons et nous remplirons notre mission. > Elle percevait la tension de Tisiphone, qui différait beaucoup de la sienne. La Furie ne doutait pas une seconde qu'elles trouveraient ceux qu'elles cherchaient ; ce n'était pas l'incertitude qui durcissait son ton, mais l'anticipation. « Ouais, bien sûr », répondit Alicia, et elle tressaillit d'étonnement en sentant vibrer dans sa propre voix une avidité inhumaine. Elle sentit Tisiphone sursauter – d'étonnement, mais aussi de légère inquiétude sous-jacente –, baissa les yeux et se rembrunit. Ses mains croisées tremblaient ! Prise un bref instant de confusion, elle sentit vaguement que quelque chose n'allait pas, mais chassa cette pensée et s'efforça de réfléchir à autre chose pour se changer les idées. « Tu crois qu'ils vont mordre à l'hameçon, Mégère ? — Bien sûr. je reconnais que c'est un peu plus compliqué que de me faire passer pour le Coursier des étoiles, mais je me débrouille. > Alicia hocha la tête, encore que le « un peu plus compliqué » ne rendît qu'imparfaitement compte de l'épreuve que devrait affronter sa sœur cybernétique. Passer pour un cargo était une tâche sans doute complexe, mais relativement sommaire pour un synth alpha doté des capacités électroniques et guerrières du Mégère; or, cette fois, l'illusion aurait de multiples facettes et serait bien plus élaborée : Mégère se déguiserait en un croiseur de combat essayant vainement de se travestir en destroyer. Les pirates étaient censés percer à jour la première couche de l'illusion mais pas la seconde... et, s'ils y parvenaient trop prématurément, tout le plan de Monkoto s'effondrerait sur sa tête. La propulsion d'un destroyer, sans erreur possible », annonça le capitaine Rendleman quelques heures plus tard ; Howell s'autorisa un sourire ironique. Bien sûr que c'était un destroyer. Pour se pointer ainsi près de cette étoile oubliée de Dieu, ce ne pouvait être que le Harpie. Seuls Alexsov et Contrôle savaient où ils se trouvaient, et tout autre vaisseau envoyé par Contrôle serait arrivé de manière complètement diff... « Pourtant, marmonna Rendleman, il y a quelque chose de louche... — Quoi ? » Howell se retourna dans son fauteuil, 'le regard acéré. J'ai dit qu'il y avait quelque chose... — Ça, j'avais compris ! Qu'entendez-vous par "louche" ? — Rien de bien définissable, amiral, répondit Rendleman en se renfrognant pour se concentrer sur sa connexion avec l'IA du Procyon. Mais il décélère un poil trop lentement. Et on décèle aussi un subtil changement de fréquence dans ses nodes de proue. » Il se frotta le menton. « Je me demande s'il n'aurait pas des problèmes avec sa propulsion. Ça expliquerait le retard, et, s'il a dû procéder à des réparations à bord, ça rendrait compte de cette anomalie dans la fréquence. » Howell tendit la main vers son casque. Contrairement à Rendleman, il ne pouvait se connecter directement à la cybersynth du cuirassé, mais une ride profonde naquit entre ses sourcils quand il étudia les données des senseurs. Rendleman avait raison. Le Harpie arrivait plus vite qu'il n'aurait dû – de fait, sa décélération actuelle l'amènerait au-delà de son point de rendez-vous avec le Procyon à plus de sept mille kilomètres/seconde. Sa ride se creusa encore. Le Harpie avait pénétré profondément à l'intérieur du périmètre de ses destroyers et se trouvait à présent à un peu plus de quatre-vingt-dix minutes du Procyon à son taux actuel de décélération, mais il n'avait toujours rien dit. Il en était encore distant de 17,6 minutes-lumière, de sorte que le délai de transmission serait pénible, mais pourquoi Alexsov ne l'avait-il pas au moins hélé ? Gregor devait se douter qu'il s'inquiétait et... — Transmissions, appelez le capitaine Alexsov et demandez-lui où il était passé. » Le message fila vers Mégère à la vitesse de la lumière et elle vola à sa rencontre. Huit cents secondes après son émission, les récepteurs du Mégère l'avaient extrait du vide et Alicia poussait un juron. — Je voulais m'approcher davantage, nom de Dieu! » Ses écrans privés scintillaient derrière ses yeux et trente minutes-lumière séparaient le Mégère du Procyon. Elle se trouvait déjà à portée des FRAPS du cuirassé... mais le Mégère, lui, n'en abritait pas. Elle devait encore se rapprocher de soixante-cinq millions de kilomètres, soit quinze minutes à ce taux de décélération, pour que l'ennemi se tînt sous le feu de ses missiles, et de soixante-dix millions avant de pouvoir « rompre et décamper » sur le vecteur menant au rendez-vous avec Monkoto. — Pouvons-nous gagner encore un peu de temps, Mégère ? s'enquit-elle. — Je ne pense pas, répondit l'IA avec morosité. Ne pas répondre sera une réponse, à moins qu'Howell ne soit beaucoup plus bête que nous le croyons, et le croiseur de combat numéro trois s'est mis en position pour nous couper la route. — Mieux vaut répondre, petite. Nous gagnerons plus de temps en semant la pagaille, même brièvement, qu'en nous taisant. > Alicia consulta la pendule d'un recoin de son esprit. Quatre-vingts secondes depuis l'arrivée du signal, et Mégère avait raison : si elle tergiversait davantage, ce seul atermoiement tiendrait lieu de réponse... Une rage brûlante et primitive bouillonnait aux confins de son esprit, rouge et fumant du doux encens du sang, et ses lèvres se retroussèrent pour dévoiler ses dents. « Oh, et puis merde ! Réponds-lui, Mégère. — Transmission en cours >, répondit simplement l’IA. Les doigts de James Howell pianotaient sur le bras de son fauteuil de pilotage et il se renfrogna, en proie à un vague malaise qui ne cessait de s'accentuer. Ce ne pouvait être que le Harpie, mais Gregor prenait franchement son temps pour répondre. Il jeta un coup d'œil au chronomètre et montra les crocs, agacé par ses propres pensées. Vingt-sept minutes à peine s'étaient écoulées depuis qu'il avait envoyé son signal; même si Gregor avait réagi sur-le-champ, la réponse aurait difficilement pu lui parvenir dans ce délai. Il en était conscient, mais... Il balaya cette pensée et se contraignit à ronger son frein. Vingt-huit minutes. La distance se réduisait désormais à onze minutes-lumière. Vingt-neuf. Trente. — Amiral. » Son officier des transmissions venait de relever les yeux, l'air intrigué. « Nous avons reçu une réponse, mais elle ne vient pas du capitaine Alexsov. — Quoi ? » Howell pivota sauvagement vers le malheureux officier. L'appareil se prétend victime d'une avarie suite à un combat, amiral, se défendit l'impétrant. Nous n'avons pas de visuel et son signal est très faible. Je crois... Attendez, je le bascule sur votre poste. » Howell se rejeta en arrière en fixant l'étincelle bleue du Harpie d'un oeil mauvais. Une avarie suite à un combat ? Comment ? Avec qui ? Que diable se pass... Une voix ténue résonna dans son oreillette, coupant net sa réflexion. « gnal très faible. Veuillez retransmettre. Je répète, ici le Méduse. Votre signal est très faible. Veuillez retransm... » Le Méduse ? Howell se redressa brusquement et blasphéma. « Aux postes de combat ! » Stupéfaits, les officiers de la passerelle le fixèrent un bref instant puis les sirènes se mirent à ululer à travers les huit millions de tonneaux de la carcasse du Procyon. Howell fit brutalement pivoter son fauteuil pour affronter le capitaine Rendleman sur son écran. En dépit du fait qu'il se concentrait sur sa connexion cybersynth, le regard de l'officier des opérations était presque alerte, et des questions brûlantes le traversaient. — Ce n'est pas Gregor, aboya Howell. — Mais... comment ça, amiral ? — Je l'ignore ! » Toutefois, le cerveau d'Howell continuait de s'activer. « Quelque chose a dû trahir Gregor aux yeux d'une unité régulière de la Flotte. » Il abattit le poing sur sa console. « Ils l'ont éliminé et ils auront reformaté son transpondeur pour nous bluffer, mais ils n'ont pas pu prendre le Harpie intact. Sinon, ils sauraient que les codes du transpondeur du Méduse étaient bidons. — En ce cas, comment ont-ils compris qu'ils devaient venir ici ? — Comment diable le saurais-je ? À moins que... » Howell ferma les yeux, réfléchit furieusement puis cracha un autre juron. « Ils l'ont certainement chopé au moment où il quittait Wyvern, avant qu'il ne quitte le système et n'entre dans le vortex. Foutue déveine ! Ils ont capté un relevé de son vecteur et en auront extrapolé sa destination ! — Avec assez de précision pour taper dans le mille ? — Combien d'autres étoiles trouve-t-on dans un rayon de vingt années-lumière, bordel ? fulmina Howell. Mais ils ne savent pas dans quoi ils mettent les pieds. Sinon ils n'auraient pas envoyé une seule boîte en fer-blanc pour vérifier. » Il fixa de nouveau le point bleu avec férocité; mais un respect grandissant poignait dans ses yeux furieux. e Ces fumiers sont gonflés. Ils arrivent droit sur nous en décélérant et se trouvent déjà à portée de nos senseurs. Ils ne peuvent pas nous voir sur leurs écrans gravifiques puisque notre propulsion est coupée, de sorte qu'ils lambinent le plus possible pour lancer leurs drones FRAPS à bon escient et, si jamais ils s'y risquent... » Il s'interrompit et se pencha sur sa console. Le destroyer était encore hors de sa portée, et aucun vaisseau de ce modèle n'aurait pu résister à la salve de FRAPS d'un cuirassé. Il consulta son écran, constata que les deux croiseurs lourds qui l'escortaient se déployaient dans le réseau tactique du Procyon, tandis que ses vaisseaux se mettaient en formation de combat. Un troisième croiseur se rapprochait de l'intrus et s'apprêtait déjà à refermer les mâchoires sur sa proie. < Les voilà, Alley ! > prévint Mégère, et Alicia regarda le croiseur de combat lui foncer dessus. L'effet de surprise avait dû être total, mais les armes du croiseur étaient déjà verrouillées sur leur cible. Les senseurs de Mégère l'avaient identifié comme le HMS Canaan, et Alicia ressentit un frisson sensuel, quasi érotique, quand ses (leurs) systèmes de visée sondèrent puis se verrouillèrent à leur tour. À la différence du Procyon, le Canaan se trouvait à moins de trois minutes-lumière du Mégère... pourtant lui aussi croyait avoir affaire à un destroyer, car les contre-mesures électromagnétiques du synth alpha continuaient de masquer tant son identité que les bancs de missiles subluminiques déployés autour de sa coque par des rayons tracteurs. Leur vélocité maximale serait sans doute réduite de moitié sans l'impulsion initiale des lance-missiles internes, mais ce repérage préalable permettait de plus que tripler les salves que le Mégère pouvait décocher. Alicia les sentait par l'entremise de son casque, autant qu'elle sentait ses dents et ses griffes, et la soif de vengeance lui brouillait la vue comme une sorte de délire induit par la fièvre. Une partie d'elle-même restait frappée d'horreur, comme assommée par sa propre soif de sang. C'est mal, lui soufflait-elle, et ça ne fait pas partie du plan de Monkoto; mais ce n'était qu'un murmure ténu. Elle se cramponnait au rebord friable d'un abîme de pure démence... et adhérait entièrement à sa propre férocité. « Anéantis-le ! » aboya-t-elle. L'écran gravifique le montra le premier. Sa capacité supraluminique ne lui permettait de voir que les puits de gravité des vaisseaux, des FRAPS et des drones FRAPS, mais, contrairement aux senseurs du Procyon qui opéraient à la vitesse de la lumière, il offrait virtuellement, à si courte portée, une lecture en temps réel. Howell le fixait intensément, guettant les étincelles bleues des premiers FRAPS du Canaan, quand la propulsion Fasset du croiseur de combat disparut. Les missiles du Mégère explosèrent à la gueule du Canaan et l’IA du croiseur manquait de temps pour réagir contre ce tir invraisemblablement nourri. Elle fit de son mieux, mais ça ne suffit pas. Le bouclier du Canaan se fissura et le croiseur disparut dans un bouillonnement de lumière et de plasma; les yeux d'Alicia DeVries évoquaient deux blocs infernaux d'émeraude. Une violence orgiaque se déchaîna en elle, plus brillante et torride que le brasier du Canaan. Elle fondit sur elle comme un requin sur sa proie, la hacha menu dans un tourbillon de haine, et sa démence jaillit hors de son esprit comme une puanteur. Elle se déversa en Mégère par leur connexion et l'engloutit comme elle avait englouti Alicia; Tisiphone se pétrifia d'horreur. Ce n'était plus Alicia ! Son impeccable précision et son autodiscipline létale avaient cédé la place à un chaos, sans cesse grandissant, de pure soif de sang. Toute raison l'avait abandonnée... Ne restait plus que le désir de saccager et de détruire... et la Furie comprit immédiatement où il prenait sa source. Elle avait certes élevé un mur autour de la haine et du chagrin d'Alicia pour faire son arme de cette haine distillée, mais cette mortelle était plus forte que la Furie elle-même ne l'avait cru. Elle ne renoncerait jamais à ce qui lui revenait de droit et, d'une façon ou d'une autre, elle avait réussi à ouvrir une brèche dans ce mur. Alicia DeVries avait oublié le plan de Simon Monkoto. Oublié le désir de vivre. Elle ne voyait plus que la flotte qui avait massacré sa planète et sa famille, et sa démence emmurait Mégère alors qu'elles fonçaient à la rencontre de son vaisseau amiral. James Howell blêmit quand ses senseurs à vitesse luminique lui montrèrent enfin en détail la fin du Canaan. Dieu du ciel, qu'était donc cette chose ? Certainement pas un destroyer... et, quelle qu'elle fût, elle avait cessé de décélérer et piquait droit sur lui, en accélérant à dix-sept kilomètres/seconde par seconde. Les FRAPS piquaient sur le Mégère et Alicia abaissa le bouclier latéral de son propulseur Fasset. La gueule béante du trou noir les aspira et elle ricana; elle dépassa en trombe les quatre destroyers qui escortaient le Canaan, ses/leurs armes les balayèrent de la face de l'univers et l'extase de la destruction la fit frissonner. L'équipe d'ingénieurs du Procyon battit tous les records de vitesse pour aligner sa propulsion Fasset. Ils achevèrent en moins de dix minutes la séquence d'activation, ordinairement de quinze, et le cuirassé commença d'accélérer. Mais l'intrus se contenta de régler sa trajectoire sur la sienne et de charger droit sur lui; James Howell réprima sa terreur en prenant conscience des intentions suicidaires de son ennemi. Tisiphone tambourinait vainement à l'interface humaine/ machine. Si elle avait pu libérer Mégère, ne serait-ce qu'un instant, elles auraient sûrement réussi, à elles deux, à circonvenir Alicia, mais l'IA était piégée dans la folie aveuglante de sa mère/alter ego. Pourtant, Tisiphone avait juré d'aider Alicia à se venger de ceux qui avaient ordonné le massacre de sa famille; si elle la laissait mourir, elle se retrouverait parjure. Elle aurait trahi la mortelle qui lui avait accordé sa confiance en le payant plus cher que sa vie; elle se reprit bientôt. La puissance de l'esprit d'Alicia avait d'ores et déjà pulvérisé toutes ses estimations. Peut-être même serait-il assez fort pour surmonter... ça. Alicia DeVries poussa un glapissement; la lame d'une guillotine venait de s'abattre, chauffée à blanc. Sans aucune subtilité; Tisiphone n'était déjà plus qu'un fléau de pure violence défonçant le complexe maillage qui la reliait à Mégère. Une autre partie de la Furie s'employait à investir son augmentation pour galvaniser cœur et poumons en état de choc et les ramener à la vie, et Alicia se tordit sur son fauteuil de pilotage en hurlant de douleur. Tisiphone réussit un instant à maintenir l'impossible équilibre, à forcer Alicia à vivre alors même qu'elle la tuait, puis il lui échappa. Elle le sentit se rompre et hurla à l'intention de Mégère tel le tocsin d'Armageddon. Et, brusquement, Mégère se retrouva libre. La Furie vacilla quand l'IA riposta instinctivement, dans un réflexe aveugle mais fugace pour protéger Alicia, qui dura tout juste le temps de comprendre ce qui se passait et de se jeter dans l'arène aux côtés de Tisiphone. L'espace d'un zeste incandescent d'éternité, la folie d'Alicia les tint toutes les deux en échec, puis elle s'effondra enfin. Mégère jaillit au travers de ce maelström pour embrasser Alicia dans une étreinte protectrice, et Tisiphone se dressa comme un bouclier adamantin entre elles et la tornade de haine. Elle lui fit face, la martela et la refoula, et Alicia se cassa en deux dans son fauteuil, trempée de sueur et pantelante. Mais elle n'avait plus le temps, et elle se redressa brutalement tandis que la Furie activait sa pharmacopée et arrachait son organisme vacillant au collapsus qui le menaçait. La raison lui revint et elle releva la tête, puis des yeux qui n'étaient plus des puits de pure démence, pour découvrir qu'elle s'était lancée elle-même dans une course mortelle. James Howell fixait son écran, impuissant. La propulsion Fasset de l'intrus en pleine accélération engloutissait ses salves et, tout en épousant étroitement chaque vaine manœuvre d'évitement désespérée du Procyon, il ne se trouvait plus qu'à quatre minutes-lumière. Rendleman et l'IA du cuirassé cherchaient frénétiquement à lui échapper, mais ils n'avaient tout bonnement pas la vélocité suffisante. Il ne restait plus à son vaisseau que huit minutes à vivre, car les timbrés qui les chargeaient n'abandonneraient jamais, quoi qu'on fît. Ils en étaient incapables. S'ils renonçaient à leur manœuvre suicidaire, le Procyon et ses alliés les réduiraient en miettes au passage. Quelque part à l'intérieur d'Alicia, horreur et dégoût perduraient : la conscience de ce qu'elle était devenue la rendait malade, mais elle n'avait pas le temps de s'en préoccuper. L'axel saturait son organisme et éperonnait ses pensées; Mégère et Tisiphone fusionnèrent brusquement avec elle en une triplette d'intelligences cherchant frénétiquement une réponse. Les vaisseaux de guerre ennemis s'éloignaient et leur propre vélocité atteignait à présent quatre-vingt-douze mille kilomètres par seconde et continuait de grimper. Elles n'étaient plus qu'à moins de dix-sept minutes du cuirassé, mais un des croiseurs, voire tous les deux, pourrait encore, dans douze minutes, braquer ses armes de manière à contourner le bouclier du propulseur Fasset du Mégère. Les pensées fulguraient entre elles. Elles parvinrent à une décision. Le contre-amiral Howell fit la grimace en voyant pas moins de six drones FRAPS jaillir de l'intrus. Un croiseur de combat. À tout le moins, pour en héberger autant. Mais, si c'était le cas, pourquoi avait-il tant attendu pour les larguer ? Peu importait, au demeurant. Il allait mourir, mais un professionnalisme têtu le poussait à persévérer. Les drones fonçaient dans la direction diamétralement opposée à celle du Procyon et il aboya un ordre pour son officier des transmissions. Un signal supraluminique s'élança à leurs trousses et un mortel et sardonique rictus de triomphe retroussa ses lèvres. Sauf s'ils étaient extralucides, ces salauds ne pouvaient savoir qu'il possédait les codes authentifiés d'autodestruction. Les précieuses données de leurs senseurs périraient avec leur vaisseau... et le sien. Alicia intercepta le signal alors qu'il la dépassait, fulgurant, et elle dénuda à son tour ses dents en un sourire glaçant. Le plan de Monkoto était de nouveau sur rails. Maintenant, si Mégère voulait bien les tirer du traquenard où elle les avait fait elle-même tomber... L'IA qui portait le nom de Mégère rassembla ses esprits. Ce qu'elle s'apprêtait à tenter était depuis des années l'objet de longues discussions théoriques. Mais uniquement théoriques. Aucune occasion de le vérifier ne s'était jamais présentée, et la plupart des officiers de la Flotte en avaient conclu que la manœuvre était de toute manière impraticable. Mais nul ne s'était attendu à tenter le coup un jour avec l'IA d'un synth alpha. Le minutage devait être impeccable. Il lui faudrait se rapprocher de manière à réduire au minimum le délai de transmission, puis lancer son assaut avant que les croiseurs de combat hostiles n'eussent le temps de l'attaquer, car ce qu'elle/elles avaient projeté réduirait leurs capacités défensives à l'ombre d'elles-mêmes; mais c'était le seul moyen. Elle sentit la présence chaleureuse et le soutien d'Alicia, en même temps que palpitait en elle l'approbation empressée de Tisiphone, et, soudain, les risques d'un échec perdirent toute importance. Elles étaient ensemble. Elles n'étaient plus qu'une. Qu'elle vive ou qu'elle meure, elle savait désormais qu'aucune autre IA ne connaîtrait jamais ce qu'elle savourait en ce moment, fût-ce une fraction de cette richesse, et elle attendit, laissant les secondes s'égrener. Les drones FRAPS en pleine accélération explosèrent en gouttelettes embrasées, mais Howell s'en rendit à peine compte. Il ne restait plus qu'une petite poignée de minutes. Soit ses croiseurs, en détruisant le vaisseau qu'elle propulsait, arrêteraient le marteau-pilon de ce propulseur Fasset qui fonçait droit sur lui, soit le Procyon mourrait. Mégère frappa. Pour détruire ses drones FRAPS, les « pirates » s'étaient servis de leur aptitude à infiltrer les systèmes de sécurité de la Flotte, mais il ne leur était pas venu à l'idée qu'une autre unité de la Flotte disposerait du même atout, et elle se brancha sur leur réseau tactique avant même qu'ils ne se rendissent compte qu'elle arrivait. Les IA des croiseurs étaient lentes et empotées comparativement à celle du Procyon; le temps qu'elles réagissent, Mégère les avait déjà coupées du réseau avec la scie égoïne d'un brouillage. C'était désormais entre le Procyon et elle, et le cerveau cybernétique du cuirassé monta à sa rencontre, mais cette surprise ne lui causa qu'une brève seconde d'hésitation, car elle savait déjà ce qui allait se produire. Et elle n'était pas seule. Tisiphone avait piloté son signal jusqu'au cœur du vaisseau amiral ennemi. Howell se radossa violemment dans son fauteuil quand le chaos se déchaîna dans sa synthconnexion. Des cris d'angoisse montaient de la passerelle, des mains s'efforçaient vainement d'arracher les casques qui les torturaient, et une terrifiante et funèbre mélopée noya les hurlements quand Tisiphone se sépara de Mégère pour livrer son propre combat. Elle chercha une proie différente et frappa, puis fouilla le réseau en quête d'un esprit détenant l'information qu'elle cherchait; le capitaine George Rendleman hurla comme un damné dans les flammes de l'enfer. L'IA du Procyon était plus puissante mais aussi plus fragile que Mégère, et celle-ci la dépassait de loin en rapidité. C'était une panthère attaquant un grizzly, se ramassant pour tuer avant qu'il ne fît usage de sa force brutale, et elle lui porta un coup d'arrêt droit au cœur. Elle ne fit rien pour opposer sa vigueur à celle de l'autre IA; elle chercha les sécurités intégrées. Celles-ci étaient conçues pour protéger l'équipage du Procyon de l'effondrement d'une cybersynth instable et non pour résister aux attaques d'une autre IA. Elles ne l'identifièrent même pas, mais, sentant le charivari qui bouleversait les systèmes qu'elles contrôlaient, elles remplirent la fonction pour laquelle elles étaient conçues. Tout le réseau de contrôle du Procyon s'effondra dès que Mégère l'eût convaincu de lobotomiser sa propre IA. Le cuirassé échappa à tout contrôle : ses systèmes étaient passés en manuel et, alors que Mégère les dévastait, le laissaient provisoirement sans défense. Des circuits crachaient des étincelles et s'éteignaient, des ordinateurs d'appui se convulsaient, en proie à une crise d'hystérie électronique, et Howell réagit de la seule manière qui lui était encore permise : il abattit le poing sur le bouton rouge de son tableau de bord. Le HMS Procyon disparut derrière la sécurité de son bouclier et il se demanda si cette mesure suffirait. En théorie, rien ne pouvait franchir un bouclier OKM... mais jamais personne n'avait mis cette théorie à l'épreuve d'une attaque massive par un croiseur de combat. Si elle avait disposé d'un plus long délai, Mégère aurait empêché l'OKM de s'activer, mais elle n'avait pas une seconde. Il ne lui restait que le temps d'arracher Tisiphone aux circuits du cuirassé avant que l'écran ne lui coupe la sortie, et ce bref retard lui-même faillit lui être fatal. Elle avait vu trop juste. Le HMS Issus venait d'ouvrir le feu avec toutes ses armes et Mégère se retrouva partagée entre plusieurs tâches simultanées. Ses défenses étaient loin d'être à la hauteur. Elle était trop près pour les FRAPS, mais au moins six missiles subluminiques et trois torpilles à énergie s'écrasèrent contre son bouclier. Le synth alpha se tordait au cœur d'une étoile créée par l'homme. Les générateurs de son bouclier hurlaient à la mort, des brèches localisées perçaient ses défenses et le capitaine de l'Issus était rempli d'aise. Seul un cuirassé pourrait survivre à un tir aussi concentré ! Un cuirassé... ou un synth alpha. Le Mégère s'évada du brasier en titubant, brisé et couvert de cloques, laissant dans son sillage une traînée d'atmosphère et d'alliage vaporisé. Un bon tiers de son armement n'était plus que débris tordus, mais il était toujours vivant. Vivant, mortellement dangereux... et, quand il se retourna pour affronter son ennemi, Mégère n'était plus du tout distraite. Son projecteur holographique avait grillé et le capitaine du croiseur ne disposa que d'une courte seconde pour distinguer, bouche bée et les yeux écarquillés d'incrédulité, la silhouette enfin révélée du Mégère. Puis la riposte frappa. Un tir direct effaça la passerelle de l'Issus. D'autres frappes déchiquetèrent ses défenses affaiblies et la panique se répandit dans l'escadre d'Howell. Son vaisseau amiral avait été contraint de s'abriter derrière son bouclier. Le Canaan et ses autres escorteurs étaient anéantis, l'Issus n'était plus qu'une épave agonisante et, à présent... ils connaissaient leur ennemi; savaient qu'ils affrontaient un synth alpha qui avait creusé son trou jusqu'au cœur de leur formation. Seul le Verdun se dressait encore en travers de son chemin et il refusa l'affrontement. Il se retourna pour interposer sa propulsion Fasset entre le Mégère et lui... et le vaisseau d'Alicia le dépassa en trombe, à trente-six pour cent de la vitesse de la lumière. CHAPITRE XXXI Le chaos mortel rapetissait derrière elles et Alicia s'injuria copieusement. Monkoto lui avait confié le rôle d'un croiseur de combat, légèrement endommagé à la suite de l'inévitable affrontement avec le bouclier d'Howell, et elle avait tout foiré. Howell avait détruit ses drones FRAPS – exactement comme prévu –, mais elle pouvait faire passer le message elle-même... sauf s'il l'en empêchait. Pourtant, grâce aux avaries du Mégère, il savait désormais ce qu'elle était réellement. Les cuirassés sont conçus pour la vitesse autant que pour la puissance; le Procyon aurait aisément dépassé un croiseur endommagé par un combat, mais rien dans sa musette ne lui aurait permis de rattraper un synth alpha. Il n'essaierait donc même pas et... Elle releva brusquement la tête en entendant s'éteindre le propulseur du Mégère. Le vaisseau continuait sur son erre, mais il n'accélérait plus et la bouche d'Alicia se tordit amèrement. Bien essayé, mais tu ne crois tout de même pas les duper en simulant une panne de la propulsion, j'espère ? — Qui est-ce qui simule? râla Mégère. j'ai perdu tout le quart arrière du ventilateur de la propulsion! — Quoi ? — Quelqu'un a dû balancer une foutue clé dans le mécanisme ! aboya l’IA tandis que s'activaient ses programmes de diagnostic. Merde ! Ces salopards ont piqué les deux transmissions alpha des générateurs de nodes supérieurs ! — On peut réparer ? s'enquit promptement Tisiphone. — Bien sûr – si tu trouves le moyen d'empêcher ces vermines de nous détruire pendant que je m'y attelle ! > Les postes de défense du synth alpha venaient d'intercepter les premières salves de missiles alors que ses robots de maintenance entraient déjà en action. < Entre-temps, plus de propulsion, donc plus question de fuir et plus de mignon bouffeur de FRAPS. Si jamais ces croiseurs additionnent deux et deux, on est cuites. > Alicia agrippa les bras de son fauteuil, le visage blême, tout en dirigeant les robots qui s'employaient à arracher de larges pans endommagés de la coque puis à gauchir les traverses de la carcasse pour atteindre les transmissions détériorées. Pas le temps de travailler en finesse. Mégère s'infligeait de nouvelles et sérieuses blessures pour accélérer des réparations qui auraient exigé plusieurs jours dans un chantier naval. D'autres missiles du Verdun – mais seulement des missiles –les frôlaient en grésillant. Il avait dû épuiser ses FRAPS lors de la charge démente du Mégère, mais ce n'était pas le cas de ses deux collègues survivants et ceux-ci se rapprochaient rapidement. L'un d'eux serait à portée de tir dans cinquante minutes et l'autre dans une heure, et le Procyon, dès qu'il sortirait de derrière son bouclier, disposerait encore d'une grande quantité de FRAPS. James Howell observait un silence maussade pendant qu'œuvraient les programmes de contrôle des avaries. Le capitaine Rahman avait remplacé ce péteux glapissant de Rendleman, mais le Procyon n'avait plus de cybersynth. Nul ne savait comment c'était arrivé, mais l’IA avait disparu et les dommages massifs occasionnés aux supports manuels laissaient le gros cuirassé sans défense. Tant que les contrôles des dommages n'auraient pas contourné les sous-systèmes détruits, le bouclier de combat ne fonctionnerait pas et, même s'ils réussissaient à les remplacer, le Procyon, privé de son IA, perdrait la moitié de sa capacité normale. Autant dire qu'il n'osait pas abaisser le bouclier OKM de son vaisseau blessé, bien qu'il fût désespérément tenté de s'y résoudre. Le Verdun et l'Issus avaient probablement anéanti ces cinglés, pourvu toutefois qu'ils ne se soient pas écrasés sur son bouclier. Mais, si les autres avaient réussi à survivre et à s'échapper, ses croiseurs auraient besoin de ses batteries de FRAPS pour les arrêter... sauf que, s'ils avaient survécu mais n'avaient pas fui, une simple salve de missiles suffirait à éventrer son vaisseau navré. De sorte qu'il devait patienter sans broncher pendant que son équipage s'échinait furieusement à le réparer. — Pourquoi diable ne nous pourchassent-ils pas ? s'inquiéta Alicia tout en regardant fulgurer des éclairs à mesure que les défenses du Mégère éliminaient les missiles qui pleuvaient sur lui. — je vois bien assez de missiles comme ça, petite, fit remarquer Tisiphone. Et deux de leurs croiseurs nous poursuivent. — Pas eux... le Procyon! Pourquoi n'abaisse-t-il pas son bouclier pour nous griller ? — Tu t'en plains? > Mégère riposta en dépêchant une douzaine de missiles au Verdun. Ceux-ci avaient bien peu de chances de pénétrer les défenses du croiseur à cette distance, mais au moins lui inculqueraient-ils un minimum de prudence. < J’ai flanqué une migraine mortelle à cette grosse bouse de cybersynth, Alley. Si je ne m'abuse, ils doivent être en train de gratter les plaques de leur passerelle pour récupérer une friture de molycircs en se demandant ce qui a bien pu les frapper. — Ouais, mais pour combien de temps ? — Comment le saurais-je ? Bon sang, j'ai d'autres chats à fouetter que... — Je sais, mon chou, je sais ! répondit Alicia d'une voix contrite. C'est seulement que... — ... que cette attente te porte sur les nerfs, termina pour elle Tisiphone. Mais réfléchis une seconde, petite... il faudrait être vraiment cinglé pour s'attarder à portée de FRAPS de ce cuirassé si l'on pouvait s'enfuir. En conséquence, ils doivent croire bien réelles les avaries de notre propulsion, ce qui signifie que nous pouvons encore mener à bien notre projet originel. — Sauf s'ils se reprennent et nous détruisent >, marmonna Mégère. Le croiseur de combat Trafalgar fonçait vers son rendez-vous avec le Verdun. Encore vingt minutes. Rien que vingt minutes et ses FRAPS seraient à la bonne portée. < Très bien, les filles, murmura Mégère. Prions maintenant pour que ça tienne... > Des circuits se fermèrent. L'énergie se mit à circuler au travers de dérivations et de rapiècements de fortune, et le synth alpha recommença d'accélérer. À un peu plus des deux tiers de sa puissance normale, sans doute, mais il accélérait bel et bien et Mégère reporta son attention sur d'autres avaries. Elle ne pouvait pas grand-chose pour les armes bousillées, mais les dommages occasionnés à ses systèmes électroniques étaient pour la plupart superficiels, et il lui semblait qu'elle en aurait grand besoin. Très bientôt. L'ingénierie estime à cinquante-cinq minutes encore le délai nécessaire à la restauration de la propulsion Fasset, amiral, signala Rahman. Mais nous avons récupéré autant de capacité de combat que ça nous était possible sans cybersynth. — Compris. Préparez-vous à abaisser le bouclier. » Le Mégère était remonté à 0,43 c quand l'impénétrable tache floue du bouclier OKM. disparut des écrans des senseurs d'Alicia. Elle se raidit, vérifia les distances de tir puis se détendit. Le cuirassé se trouvait encore à plus de vingt minutes-lumière derrière elle, et c'étaient ses senseurs subluminiques qui lui avaient signalé la disparition du bouclier. Ses écrans gravifiques n'en distinguaient toujours rien, ce qui signifiait que le cuirassé devait lui aussi avoir ses problèmes de maintenance. Si seulement ils pouvaient perdurer assez longtemps... Howell regardait son écran repasser l'anéantissement de l'Issus vu par les senseurs du Verdun en observant un silence lugubre. Un synth alpha. Pas étonnant qu'il leur ait fait un tel numéro ! Et ça expliquait aussi l'absence de FRAPS. Mais l'Issus avait réussi à lui arracher un morceau de barbaque. Et un beau morceau, d'ailleurs, à en juger par son comportement ultérieur; Howell maudit la prudence dont il avait fait preuve en n'abaissant pas plus tôt son bouclier OKM. Malgré tout, la vitesse du synth alpha avait été réduite de manière drastique et c'était là le point crucial. Maintenant que sa propulsion était rétablie, le Procyon lui-même serait capable d'égaler sa vélocité; il n'avait pas d'autre choix que de s'y résoudre. Le gros vaisseau entreprenant d'accélérer pour se lancer à sa poursuite, les pièces du puzzle s'imbriquèrent subitement dans son esprit : il ne pouvait s'agir que du commando de choc fugitif – seule une cinglée aurait pu s'en prendre toute seule à eux et se jeter aussi sauvagement à la gorge du Procyon –, la Flotte n'en savait donc strictement rien. Il se serait senti enclin à laisser filer – comment s'appelait-elle, déjà ? – DeVries; la Flotte et son ordre de la descendre à vue se chargeraient de l'éliminer. Mais, folle ou pas, elle disposait des données tangibles de ses senseurs pour corroborer ses dires. Il lui suffirait d'arriver à portée de com d'une base ou d'une unité de la Flotte pour les leur transmettre. Il ne pouvait pas le lui permettre, de sorte qu'il dépêcha ses cargos vers le point de rendez-vous subsidiaire et se lança à sa poursuite. Ses croiseurs lourds et ses croiseurs de combat rescapés l'auraient sans doute rattrapée plus vite que le Procyon s'il les y avait autorisés. Il ne l'avait pas fait. Si meurtri que fût ce vaisseau, Dieu seul savait de quoi il était toujours capable, et le Procyon pouvait encore se maintenir à une distance assez réduite pour faire irruption dans le même espace du vortex et le marmiter. Il lui restait encore assez d'armes pour affronter un synth alpha et, si l'affaire devait se prolonger, il avait tout son temps. Dans ces conditions, il rattraperait DeVries à onze années-lumière de la plus proche planète habitée < Nous avons de nouveau le pied à l'étrier, semble-t-il >, déclara Mégère. Toute l'escadre les poursuivait et ses unités les plus rapides restaient à la traîne. Elles avaient réussi à se soustraire à la portée de tir des FRAPS du Procyon avant qu'il ne reprenne du poil de la bête, mais il finirait par regagner du terrain et la propulsion du Mégère ne pouvait être interposée entre lui et les tirs arrivant par l'arrière. Ce qui n'était pas plus mal, compte tenu de son actuelle fragilité. « Que se passera-t-il quand nous nous retrouverons de nouveau à leur portée ? — Tout dépend. Nous serons dans l'espace du vortex et je pense que, d'ici là, j'aurai réussi à réaligner la plupart de mes contre-mesures électroniques. Auquel cas, ils auront le plus grand mal à nous localiser. Ils ne peuvent pas nous infliger les mêmes salves que les forteresses de Soissons, et leurs FRAPS ne sont pas non plus capables de surpasser notre vitesse supraluminique relative dans l'espace du vortex. je pourrai les repérer et les esquiver grâce à mon jeu de jambes, sans compter que ce fichu cuirassé lui-même ne peut pas en embarquer une quantité illimitée. A mon avis, ils éviteront de les gaspiller et suspendront leurs tirs jusqu'à se trouver à portée de missile, voire de rayon. C'est ce que je ferais à leur place. — J'espère qu'ils ne sont pas plus malins que toi, en ce cas. — Moi aussi >, renchérit Mégère; Alicia opina et, d'une bourrade, se hissa hors de son fauteuil. < Eh, où vas-tu ? — Aux pelotes, idiote. » Elle réussit à afficher un sourire las. « Je suis en descente d'axel et j'ai rendez-vous avec les chiottes. — Euh... tu devrais peut-être y réfléchir avant. — Navrée. » Alicia réprima un haut-le-coeur. « C'est déjà en train. — Bon sang! > Alicia haussa les sourcils et Mégère poussa un soupir. < On a été pas mal touchées, Alley. Le couloir d'accès à la passerelle n'est plus pressurisé. — Tu veux dire... ? — Que j'y travaille, s'excusa l’IA. Mais il s'en faut encore d'une heure avant la pressurisation. — Oh, merde ! gémit Alicia d'une voix étouffée. Prépare tes tracteurs, alors, parce que... » Sa voix se brisa; son organisme avait pris le dessus. Une demi-heure plus tard, Alicia était blottie dans son fauteuil. Son uniforme était à peu près nettoyé (les tracteurs de Mégère avaient récupéré pratiquement tout le vomi et l'avaient fait disparaître), mais la puanteur de la peur et de la nausée lui collaient encore à la peau et elle se frotta le visage des paumes tandis qu'une nouvelle vague d'effroi l'inondait, plus profonde. Maintenant que le trac suscité par l'imminence du combat avait diminué, elle avait le temps de réfléchir... et de prendre pleinement conscience de la raison qui l'avait poussée à réagir ainsi. Elle avait perdu les pédales. Elle n'avait pas paniqué, ne s'était pas pétrifiée ni n'avait tenté de fuir. Mais elle avait fait bien pire. Elle s'était laissé gagner par la folie furieuse; elle avait oublié l'objectif, le désir de vivre et même que Mégère allait périr en même temps qu'elle... elle avait tout oublié hormis le besoin de tuer, et ça n'avait pas été momentané. Elle l'avait de nouveau ressenti dès que la réaction à l'axel avait relâché son emprise. La soif de sang continuait de frémir en elle en cet instant même, comme une flamme noire n'attendant qu'une bouffée d'air pour se remettre à rugir. De la pure démence et ça la terrifiait, car c'était infiniment plus grave que la folie dont Tannis avait craint qu'elle ne fût atteinte; et elle avait contaminé Mégère. La Flotte avait reçu l'ordre de la tuer à vue; elle se rendait compte à présent que cet ordre était justifié. Si l'on pouvait redouter la démence chez un commando de choc, celle d'un pilote de synth alpha n'était-elle pas autrement effroyable ? < Non, petite. > Alicia fit la grimace, car la voix de Tisiphone trahissait une émotion qu'elle ne lui avait jamais connue : le chagrin. Elle grinça des dents et s'en détourna pour cacher le mépris qu'elle éprouvait pour sa propre personne, mais la Furie refusa de se laisser évincer : < Ce n'est pas toi qui as fait cela, mais moi. J'ai... lamentablement cafouillé. Je suis impardonnable. Ne te reproche pas le mal que j'ai fait. — C'est un peu tard, râla Alicia. — Mais ce n'est pas ta faute. C'est... — Tu crois vraiment que de savoir à qui incombe la faute a la moindre importance ? » Alicia serra les poings tandis qu'une nouvelle vague de folie, à peine maîtrisée, s'emparait d'elle et que des larmes striaient ses joues. < Alley . — Ferme-la, Mégère ! cracha Alicia. Ferme-la, bordel ! » Elle sentit que l'IA était blessée et désespérément inquiète, et elle lui ferma son esprit, car Mégère l'aimait. Mégère refuserait d'affronter l'être méprisable qu'elle était devenue. Mégère essaierait de la protéger, et elle était trop dangereuse pour qu'on la protégeât. Un lourd silence régnait dans son esprit et sa respiration était saccadée. Elle se maîtrisait encore assez pour y mettre un terme. Elle pouvait encore se rendre, et, si la Flotte la tuait lorsqu'elle tenterait le coup, eh bien... ce serait peut-être la meilleure solution. Oui, mais combien de temps encore pourrait-elle se contrôler ? Elle sentait déjà dépérir son ancienne personnalité, lentement rongée par la corrosion qui la minait, et l'horreur que lui inspirait son propre délabrement la submergea. < Petite... Alicia... Tu dois m'écouter >, reprit enfin Tisiphone. Alicia se plia en deux et se boucha les oreilles en enfonçant les ongles dans ses tempes, mais elle ne parvint pas à faire taire la voix de la Furie. < Je suis arrogante, petite. La première fois que nous nous sommes rencontrées, j'ai senti ta compassion, ta foi en la « justice », et je les ai redoutées. Elles faisaient trop partie intégrante de ta personnalité, coulaient par trop de source. J'ai envisagé d'obscurcir ton jugement le moment voulu. > J'avais tort. Oh, Alicia... (la douleur que trahissait la voix de la Furie était effrayante, car elle n'avait pas été conçue pour en éprouver) comme je me trompais! Et, parce que je me trompais, je me suis fait une arme de ta haine. Pas contre tes ennemis, mais contre toi, pour plier ta volonté à mes besoins. Ce faisant, j'ai lésé une innocente, quelqu'un qui n'avait jamais fait de tort. Jadis, ça ne m'aurait pas gênée. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Tu ne dois pas te mépriser pour ce que je t'ai fait. — Peu importe qui je méprise. » Alicia s'affala en arrière et rouvrit des yeux noyés de larmes; sa voix était rauque et brisée. « Tu ne comprends donc même pas cela ? Peu importe. La seule chose qui compte, c'est ce que je suis devenue ! — C'est à moi que tu le dois. > La Furie avait durci la voix. < Et c'est à moi d'en payer le prix. Je te promets, Alicia De Vries, de ne jamais te laisser devenir ce que tu redoutes. — Peux-tu... » Sa voix se brisa dans sa gorge. Elle déglutit et reprit la parole, mais les mots qui franchissaient ses lèvres étaient sans force et effrayés. « Peux-tu m'en empêcher ? Me rendre meilleure ? — Je n'en sais rien, répliqua stoïquement Tisiphone. Je te jure d'essayer, mais je suis plus douée pour blesser que pour guérir, et ce que je t'ai fait ne cesse de croître heure après heure. C'est déjà plus puissant que je ne l'aurais cru possible, assez peut-être pour nous anéantir toutes les deux, pourtant j'ai vécu assez longtemps... trop longtemps, sans doute. Je ferai de mon mieux et, si j'échoue... (sa voix se radoucit) nous périrons ensemble, petite! — Non! > La protestation de Mégère avait été aussi véhémente qu'empreinte d'effroi. < Tu ne peux pas la tuer! Je ne te laisserai pas faire! — Tais-toi, Mégère », murmura Alicia. Elle referma les yeux –non pas de terreur, mais de gratitude cette fois – mais elle ressentit la douleur de sa sœur – de son alter ego – et se contraignit à parler avec douceur. « Elle a raison. Tu sais qui elle est; tu fais partie de moi. Crois-tu vraiment que j'aie envie de vivre ainsi ? » Elle frissonna puis secoua la tête. « Mais je suis désolée de devoir t'imposer ça, chérie. Tu mérites mieux, à moins que... Penses-tu que... Le lien qui nous unit est-il assez différent pour te permettre de... ? — Je ne sais pas... (des larmes scintillaient dans la voix muette de l'IA) et ça n'a d'ailleurs aucune importance, puisque je n'en ai pas l'intention. — Je t'en supplie, Mégère. Ne me fais pas ça, implora Alicia. Promets-moi au moins d'essayer ! Je ne... je ne pense pas pouvoir supporter l'idée que tu n'en feras rien si je... si je... — Alors, tu devras t'efforcer âprement de t'en abstenir. Tu n'iras nulle part sans moi... jamais. — Mais... — C'est son droit, petite, déclara sereinement Tisiphone. Ne lui refuse pas ce choix et ne le lui reproche pas non plus. Ce n'est pas plus sa faute que la tienne. > Alicia inclina la tête. La Furie avait raison et, si elle tentait de forcer la main de l'IA, elle ne réussirait qu'à grever de douleur et de culpabilité le temps qu'il leur restait. « D'accord, chuchota-t-elle. D'accord. Nous avons fait tout ce chemin ensemble et nous mourrons ensemble. » Pour toute réponse, le chaleureux silence de Mégère l'enveloppa et un calme fragile régna sur la passerelle, imbu d'un étrange sentiment doux-amer d'acceptation. On ne pouvait permettre d'exister à l'être qu'elle était en train de devenir et ça ne se ferait pas. Ça aurait sans doute dû lui suffire et, d'une certaine manière, c'était le cas. Curieux, songea-t-elle rêveusement, mais elle ne reprochait rien non plus à Tisiphone. Sans elle, elle serait morte depuis longtemps, et la douleur de la Furie était sincère. Si elle-même avait changé, Tisiphone aussi, et le lien qui avait grandi entre elles ne laissait aucune place au ressentiment ni à la haine. Le silence perdura jusqu'à ce que la Furie finisse par le briser. < À la vérité, petite, la promesse que je t'ai faite n'aura peut-être aucune importance au bout du compte. je ne t'ai pas encore dit ce que j'avais appris. — Appris ? » Alicia s'étira dans son fauteuil. < En effet. Pendant que Mégère expédiait l'IA du Procyon, j'ai cherché un esprit qui pourrait nous donner davantage d'informations. J’en ai trouvé un et j'ai découvert la vérité à l'intérieur. > Alicia se redressa, tous les sens brusquement en alerte, en même temps qu'elle refoulait le plus profond possible toute bribe résiduelle de démence, et elle sentit dans son esprit la présence virtuelle de Mégère, comme debout à ses côtés. < Le personnel de la Flotte qui nous poursuit a été trié sur le volet par son commandant et leur plan est de créer un tel chaos dans ce secteur que l'empereur se verra contraint d'y dépêcher le gros de la Flotte. — Nous le savions déjà, mais pourquoi ? Qu'ont-ils à y gagner ? — La réponse est relativement simple, petite, répondit lugubrement la Furie. Celui qui les commande réellement se nomme Subrahmanyan Treadwell. > L'espace d'un instant, ce nom ne dit strictement rien à Alicia, puis : « Le gouverneur du secteur ? C'est... c'est dingue ! se rebella-t-elle, incrédule. — Ça ne fait aucun doute, petite. C'est bel et bien lui, et son dessein est rien moins que poser une couronne sur sa tête. — Mais... comment? — Il a exigé des renforts massifs pour « écraser les pirates ». De fait, on lui a promis le dixième des unités en activité de votre Flotte et environ le tiers de sa puissance de feu. Dès leur arrivée, l'amiral Gomez sera tuée ou relevée de ses fonctions – peu lui chaut – puis remplacée par l'amiral Brinkman. > Pendant quelque temps, les pirates remporteront des succès de plus en plus impressionnants. Leurs raids s'étendront au-delà de la frontière, jusque dans le secteur macédonien qui n'est que très légèrement défendu, et donneront l'impression d'un fléau irrésistible. Et, quand la terreur sera à son comble et que les citoyens des deux secteurs seront persuadés que l'Empire est incapable de les protéger, Treadwell prendra en personne le commandement de la Flotte et déclarera la loi martiale. Brinkman acceptera, et ils remplaceront les capitaines loyaux à l'Empire par des hommes et des femmes qui leur seront fidèles, jusqu'à ce que la mainmise de Treadwell soit totale. Et là, petite, il fera une déclaration impliquant que l'Empire s'est montré impuissant à défendre ses sujets établis si loin du siège du pouvoir. Il se proclamera régent des deux secteurs au nom du salut public et proposera de se soumettre à un plébiscite dès que les « pirates » auront été anéantis. Dès lors, la fréquence des raids diminuera. Au final, un escadron trié sur le volet de ses partisans les plus fidèles livrera un simulacre de bataille, au terme duquel les pirates passeront pour éradiqués. Il se fera ensuite plébisciter et gagnera probablement, sans même qu'on manipule le scrutin. — Mais l'empereur ne le tolérera pas ! s'insurgea bêtement Alicia. — Treadwell pense le contraire. C'est bien pourquoi il cherche à réunir une telle puissance navale. L'empereur se rendra probablement compte qu'une guerre civile – et il ne faudra pas moins si le plan de Treadwell aboutit – ne pourrait qu'inciter la Sphère rishathane à s'en mêler. Et n'oublie pas que seuls Treadwell et ses partisans les plus proches sauront ce qui s'est réellement passé. Tout le monde croira qu'il aura réellement affronté, fermement et victorieusement, une menace contre ceux qu'il a juré de protéger. Ces deux secteurs sont très éloignés du cœur de l'Empire. L'empereur pourra-t-il rallier assez de suffrages publics pour lancer une opération d'envergure dans une province éloignée et contre un homme qui a fait tout ce qu'on attendait de lui ? — Dieu du ciel ! », souffla Alicia. Elle humecta ses lèvres blêmies en s'efforçant d'appréhender la réalité, mais la seule ampleur de ce crime était confondante. « Les ordinateurs du Procyon t'avaient-ils informée de tout cela, Mégère ? — Non, Alley. > LIA elle-même, malgré son effronterie, semblait aussi atterrée qu'ébranlée. < Je n'ai pas eu le temps d'aller à la pêche aux infos. — Ouais. » Alicia inspira profondément. Sa stupeur s'était dissipée et la flamme de la folie s'embrasa, plus torride que jamais. Elle la refoula profondément, d'un coup de talon rageur, et se secoua. « D'accord. Que pouvons-nous faire de cette information ? — La livrer à Ferhat? proposa Mégère d'une voix hésitante. — Peut-être. Lui nous croirait, me semble-t-il, mais personne d'autre... j'en suis foutrement persuadée. Car, plutôt qu'à la parole d'un gouverneur de secteur, qui pourrait bien accorder foi aux dires non vérifiés d'une cinglée qui parle à des démons de l'âge du bronze ? — je devrais me vexer, j'imagine, mais je crains fort que tu n'aies raison. — Ouais ! Et, même s'il nous croit, Ferhat voudra des preuves. Celles que nous pourrions fournir ne les convaincront jamais, et je doute que l'O elle-même accorderait son soutien à une opération clandestine contre un gouverneur de secteur. — je te l'accorde. Et c'est bien pourquoi ma promesse risque de perdre tout son sens au bout du compte, petite. je ne vois qu'un seul moyen d'anéantir ce traître. — Nous, lâcha lugubrement Alicia. — Exactement. — Une petite seconde, bon sang! Croyez-vous réellement, toutes les deux, que nous pouvons atteindre un gouverneur de secteur? Comment comptez-vous vous y prendre ? En atomisant cette foutue planète ? — Ce ne sera pas nécessaire. Treadwell déteste les planètes. Son QG se trouve sur Orbite 1. — Oh, mignon tout plein ! Il ne nous restera donc plus qu'à entrer en force et à pulvériser une forteresse orbitale de six millions de tonneaux avec un tiers de mes armes en rade ? je me sens déjà bien mieux. — Insinuerais-tu que tu t'en crois incapable ? s'enquit Alicia en s'efforçant d'adopter un ton léger. Qu'est devenu le jovial égotisme dont tu faisais preuve quand nous avons largué les amarres ? — Il est plus facile de larguer les amarres que d'entrer en force, rétorqua gravement Mégère. Et vous savez foutrement bien, toutes les deux, qu'ils ont amélioré leurs systèmes depuis, au cas où nous reviendrions. — On ne peut donc pas entrer ? — je n'ai pas dit ça, répondit Mégère à contrecœur. J'en saurai plus quand j'aurai terminé de réparer – n'oubliez pas que ce croiseur m'a sérieusement démolie –, mais, ouais, je crois qu'on pourrait entrer. Sauf que, si nous entrions, m'étonnerait fort que nous puissions ressortir, et, d'autre part, je doute avoir jamais disposé d'une arme assez puissante pour détruire cette forteresse, et rien aujourd'hui, en tout cas, qui puisse y suffire. — Oh que si, s'insurgea Alicia d'une voix très douce. La même qui aurait pu détruire le Procyon. — En l'éperonnant? > Le ton de l'IA trahissait moins de stupéfaction qu'il ne l'aurait dû, songea tristement Alicia. Tout comme elle-même, Mégère y voyait la seule réponse possible à la terreur que lui inspirait ce en quoi elle risquait de se transformer. < Je crois qu'on pourrait y arriver, reprit lentement Mégère. Mais cette forteresse héberge neuf mille personnes, Alley. — Je sais. » Alicia contempla ses mains en plissant le front, et ses épaules se ployèrent comme sous le poids de cet assentiment glacé. « Je sais », répéta-t-elle en chuchotant. CHAPITRE XXXII La femme en uniforme gris et noir releva les yeux en entendant le doux bourdonnement. Une diode clignota et elle se coiffa de son casque de synthconnexion, consulta soigneusement ses écrans et pressa un bouton. « Passe-moi le pacha », demanda-t-elle. Puis elle patienta un instant. « Amiral, ici Loïs Heyter, du contrôle. Quelque chose nous arrive dessus sur la trajectoire correcte, mais pas à la bonne vélocité. C'est encore trop loin pour obtenir une bonne résolution, mais il semblerait que notre amie n'ait pas réussi à tenir la distance comme prévu. » Elle prêta l'oreille puis hocha la tête. « Oui, amiral. On reste à l'affût. » Elle reporta les yeux sur son écran de contrôle et l'essaim resserré de vaisseaux de guerre entreprit d'accélérer dans la profonde obscurité intersidérale. Ils n'étaient pas très pressés. Ils ne repasseraient pas avant plusieurs heures en vitesse subluminique... largement le temps d'adopter leur vecteur d'interception. James Howell fixa férocement le petit point bleu de l'ennemi et marmonna fielleusement dans sa barbe. Il avait tiré plus de la moitié des missiles de son escadre et aurait aussi bien pu pisser dans un violon ! C'était certes enrageant, mais il n'avait pas renoncé à se persuader que ça se serait passé différemment si le cybersynth du Procyon avait survécu et continué de gérer le réseau tactique. L'IA du Trafalgar était assurément moins douée que celle du cuirassé, mais les contre-mesures électroniques du synth alpha auraient décontenancé le Procyon lui-même. Il savait ce foutu vaisseau foutrement endommagé; la traînée de débris qu'il avait laissée derrière lui à AR-12359/J l'aurait amplement démontré, même si son accélération vacillante ne s'en était pas chargée, mais il refusait de crever. Il ne cessait de se démultiplier en cibles distinctes, qui ondulaient et dodelinaient follement, puis détournait les missiles qui menaçaient leur véritable source avec une dédaigneuse aisance. Ce dont il aurait été capable s'il n'avait pas subi d'avaries dépassait l'entendement. Mais son heure approchait. Les vaisseaux d'Howell arriveraient dans soixante-dix minutes à portée de torpille à haute énergie et, en très grand nombre, elles pouvaient saturer les défenses d'un synth alpha lui-même. Sinon, le Procyon serait à portée de rayon dix-huit minutes et trente secondes plus tard et, bon Dieu! aucune défense n'était en mesure d'arrêter un tir massif de rayons. « Amiral. » Sur l'écran de la com de Simon Monkoto, Loïs Heyter semblait très tendue. « Nous venons de repérer une deuxième source gravifique – une grosse – et elle décélère sec. — Basculez sur mon écran », répondit Monkoto en le fixant, rembruni. Loïs avait raison; le second essaim de sources gravifiques, presque aussi nombreuses que celles qui leur fonçaient dessus depuis AR-12359/J, décélérait bel et bien. Leur arrivée devait être une coïncidence, supputa-t-il... sauf qu'il n'y avait aucune étoile dans le voisinage et que lui-même avait cessé de croire aux coïncidences et à la fée Clochette bien des années plus tôt. Il jongla avec des chiffres et se renfrogna encore en voyant le vecteur des nouveaux venus s'afficher à l'écran. Si ces gens continuaient sur leur lancée, ça risquait de devenir passionnant. Une nouvelle nappe d'éclairs fulgura, se reflétant sur la grisaille informe de l'espace du vortex : le Mégère venait d'anéantir une autre salve et Alicia tiqua. Dieu merci, Mégère n'était pas sujette à certaines petites contraintes, telles que le repos. Les « pirates » se trouvaient à portée de missiles depuis plus de deux heures et, si leur réserve était en voie d'épuisement, ils n'avaient pas l'air de s'en apercevoir. Tout vaisseau moindre qu'un synth alpha aurait été détruit depuis longtemps. Le Mégère n'était pas censé arriver à portée de missile avant la rotation, mais ce « censé » ne tenait pas compte de ses avaries. L'impitoyable tension des cent trente dernières minutes avait mis les nerfs d'Alicia à rude épreuve, mais on voyait enfin le bout du tunnel. « Prête, Mégère ? — Oui. j'espère que mes rafistolages le sont aussi. > Alicia acquiesça d'un hochement de tête austère. Mégère avait travaillé sans répit sur la propulsion depuis le début du vol, en ignorant délibérément les avaries les moins graves, et tout ce qu'on pouvait en dire avec certitude, c'était que ça avait fonctionné... jusque-là. Les robots de maintenance avaient entièrement rétabli de nouvelles transmissions de commandes, parallèlement à celles qu'on avait bricolées à la hâte mais qu'on n'avait pas osé couper assez longtemps pour passer le relais aux autres et les tester tant que l'escadre d'Howell leur soufflerait dans le cou. Pas plus, d'ailleurs, qu'on n'avait éprouvé les autres réparations du Mégère. Vingt-cinq pour cent des nodes de sa propulsion avaient été détériorés ou détruits par la frappe qui avait fracassé les transmissions et le vaisseau n'avait de pièces de rechange que pour moins de la moitié. Sa masse gravifique théorique avait diminué de cinq pour cent, même après récupération des moins endommagés et, si elle avait passé les pièces reconstruites au banc d'essai, nul ne court-circuitait jamais les nodes suspects lors d'un passage dans l'espace du vortex. Malheureusement, la manœuvre qu'Alicia et ses sœurs allaient entreprendre ne leur laissait pas le choix. Elles seraient contraintes de sortir bien plus tard que prévu de leur rotation, en raison de la vitesse bien plus grande avec laquelle les « pirates » avaient comblé leur retard, et, que les nodes fussent ou non testés, elles auraient besoin de chaque bribe de décélération qu'ils pourraient générer. < On arrive sur la cible, Alley. > La voix de Mégère avait calmement interrompu le train de ses pensées et Alicia inspira profondément. « Merci. Tisiphone ? — je suis prête, petite. Détends-toi le plus possible. — Je ne serai jamais plus détendue. » Elle perçut le chevrotement de sa propre voix et se contraignit à desserrer les poings. « Fonce. » Il n'y eut pas de réponse articulée, mais Alicia sentit comme un frémissement dans son esprit quand Mégère, sans aucune trace de son manque de confiance initial, ouvrit un canal béant jusqu'à la Furie. Elles se ruèrent l'une vers l'autre, tissèrent une toile étincelante et Alicia réprima une poussée de jalousie car elle en était exclue. Elle la voyait certes de son œil mental et pouvait en apprécier toute la beauté mais ne participait pas à sa création. Sans doute était-elle magnifique, mais c'était un piège... et elle en était la proie. Des courants d'énergie crépitèrent en son tréfonds puis la toile se referma brusquement. Elle hoqueta et se convulsa, traversée par une souffrance qui disparut avant même qu'elle ne l'eût ressentie, et elle ouvrit les yeux. Le fascinant miroitement de sa folie s'était évanoui. Non, pas évanoui... rétracté. Il était encore présent, cuisant comme du poison, dans le linceul scintillant qu'avaient tissé Tisiphone et Mégère, mais il ne pouvait plus l'atteindre. Une manière de paix, de béatitude l'emplissait désormais, pareille au silence qui règne dans une cathédrale, et elle soupira de soulagement en sentant ses muscles se détendre pour la première fois depuis des jours. « Merci », murmura-t-elle. Elle sentit la muette caresse mentale de Mégère. < C'est assez ténu et j'ignore combien de temps nous pourrons le maintenir, répondit plus sombrement Tisiphone. Mais nous ferons tout ce que nous pourrons. — Merci, répéta Alicia d'une voix plus égale, avant de rassembler de nouveau ses esprits. Très bien, Mégère... Occupons-nous de ces fumiers. Loïs Heyter se pencha avec concentration sur sa console puis se raidit brusquement. « Annonce au pacha que nous avons une séparation des leurres ! » s'écria-t-elle. On ne tirait plus de missiles. Les lèvres de James Howell étaient plaquées à ses dents : il attendait que s'écoulent les dernières secondes avant d'arriver à portée de torpilles à énergie. S'il avait piloté ce synth alpha, sans doute aurait-il choisi cet instant précis pour procéder à une rotation en catastrophe... Là! La propulsion Fasset qui s'enfuyait bascula brutalement et il se mit à aboyer des ordres... puis s'interrompit tout net. Son écran affichait désormais deux sources ! La première continuait de filer droit devant elle en conservant la même accélération, tandis que l'autre se précipitait sur lui en décélérant à une vitesse invraisemblable, et il jura vertement. Il grinça des dents et attendit que le contrôle eût fait le tri. La logique lui soufflait que la vraie source ne pouvait être que celle qui le chargeait en tentant frénétiquement de passer en vitesse subluminique pour le perdre... sauf qu'elle lui arrivait dessus à plus de deux mille cinq cents g! Comment diable le synth alpha était-il encore en mesure de déployer une telle puissance après cette longue claudication ? Une simple fraction de cet accroissement aurait dû suffire à le maintenir hors de sa portée et, défenses de synth alpha ou non, même une cinglée aurait refusé de souffrir ces tirs massifs si elle avait pu l'éviter. La source qui poursuivait son chemin tout droit conservait exactement la même courbe de puissance, celle qu'il observait depuis des jours, ce qui semblait indiquer qu'elle était authentique, et ça ne faisait qu'aggraver son dilemme. S'il faisait le mauvais choix et décélérait pour affronter l'autre, celle qui se rapprochait, la fuyarde gagnerait encore du terrain. Monstrueusement. Mais, s'il ne décélérait pas et que le véritable vaisseau fondait sur lui... il perdrait tout. L'une des deux était forcément une espèce de leurre... mais laquelle ? En tout cas, il devait rapidement l'identifier. Les singularités de l'espace du vortex avaient porté la décélération de la source approchante à trois mille g, et l'accélération de son escadre la muaient en une décélération relative de plus de quarante-sept kilomètres/seconde par seconde. Il lui restait à peine quatre minutes avant qu'elle ne passât en vitesse subluminique et, s'il n'entreprenait pas lui-même de décélérer trente secondes avant, il la perdrait définitivement. Les générateurs des propulseurs Fasset sont pratiquement silencieux normalement, et leur bourdonnement tout aussi discret que le battement d'un cœur humain. Mais pas là. Alicia se cramponnait aux bras de son fauteuil de commandement, le visage blême et tendu, les mâchoires crispées, et le propulseur qui secouait jusqu'aux os d'acier du Mégère, tel un ouragan, lui faisait l'effet de hurler comme un géant à la torture; à tel point que la vibration brouillait sa vision. Le leurre, un des deux seuls leurres FRAPS qu'abritait le Mégère, filait sur leur ancienne trajectoire, et les niveaux d'énergie du vaisseau explosaient au-delà du point critique. Les compteurs sautaient comme du pop-corn de molycircs, les transmissions reconstruites crépitaient et grésillaient, les nodes rafistolés du générateur glapissaient, et tout cela durait, durait, durait... « Rotation ! s'écria Loïs Heyter. On a une rotation ! » Elle écarquilla les yeux puis reprit d'une voix qui n'était plus qu'un murmure : « Dieu du ciel, visez-moi ce taux de décélération ! Comment ce vaisseau peut-il rester encore entier, bordel ? » Le cerveau cybernétique du bâtiment Intrépide constata un changement dans les signatures gravifiques et ajusta sa propre propulsion en conséquence. Les vecteurs convergeraient avec un différentiel inférieur à dix pour cent, calcula-t-il, en proie à une douce satisfaction électronique. Le temps filait. Howell se surprit à marteler les bras de son fauteuil. Si le contrôle ne parvenait pas à opérer la différenciation dans les dix prochaines secondes, il devrait se résoudre à décélérer d'urgence pour jouer la sécurité. Mieux valait, s'il s'était trompé, se laisser distancer par le synth alpha que de le perdre totalement, se persuada-t-il, ce qui ne diminua en rien son dépit. La source qui les devançait vacilla soudain et il plissa les yeux. Là ! Elle clignota encore, perdant de l'énergie, et il sut enfin. La distance qui les séparait n'était plus que d'un million de kilomètres quand toute l'escadre d'Howell pivota à cent quatre-vingts degrés et entreprit de follement décélérer. < Cinquante secondes avant le passage en vitesse subluminique. > Le menton d'Alicia était strié de sang, ses mains se crispaient comme des serres sur les bras de son fauteuil et son cerveau ébranlé n'était plus capable que de s'étonner sourdement d'être encore en vie, mais la vibration infernale ne voilait même pas la voix de Mégère. < Quarante. Trente-c... Ils se sont retournés, Alley ! > « Les voilà, jeunes gens », murmura Simon Monkoto sur son circuit de commandement. Il était assis dans son fauteuil de pilote, détendu, mais le regard dur, brillant d'un appétit de vengeance que peu de ses officiers y avaient déjà lu. Ses yeux se reportèrent sur son écran et sa bouche dessina un rictus amer. Le deuxième groupe de sources gravifiques passerait dans neuf minutes en vitesse subluminique... encore trop loin pour frapper les « pirates », mais sur un vecteur pratiquement convergent. « Coupez les propulsions ! » ordonna-t-il au moment où Alicia DeVries passait en subluminique, et tous ses vaisseaux éteignirent leur propulseur Fasset. < Voilà Simon... pile à l'heure! > annonça Mégère quand les mercenaires apparurent sur son écran avant de disparaître aussitôt pour monter l'équivalent d'une souricière spatiale. Leur propulseur désactivé, les vaisseaux devenaient invisibles aux scanneurs supraluminiques ; les « pirates » ne les verraient que lorsque leurs scanneurs subluminiques les repéreraient. Il Alicia acquiesça d'un hochement de tête puis hoqueta de soulagement quand Mégère rétrograda, diminuant notablement les niveaux de puissance de la propulsion. L'effroyable vibration s'atténua, mais son soulagement initial s'accompagnait d'un lugubre contrepoint : elle venait de sentir que l'IA commençait de parer ses armes. Si le drone FRAPS avait duré un poil plus longtemps, le Mégère aurait pu franchir le barrage des vaisseaux d'Howell pour rejoindre Monkoto. Ce n'était pas le cas et, Monkoto ou pas, le vaisseau restait à portée de tir des « pirates », sans autre choix que de décélérer dans leur direction mais sans pour autant pouvoir se passer du bouclier de sa propulsion Fasset. Et, si elle décélérait trop vite — ou s'ils accéléraient encore et la dépassaient, cette portée, quand elle s'engagerait dans leur formation, se réduirait à deux secondes. Cette perspective embrasa Alicia d'une ardeur morose. Elle crispa les mâchoires, sentit sa démence se ruer, affamée de destruction, sur la toile qui la retenait, puis Tisiphone à ses côtés quand elle la refoula. La bouffée délirante se dissipa dans un grondement rageur et la sueur perla à son front. Elle en avait triomphé — cette fois — mais qu'adviendrait-il quand le combat commencerait ? < Contrôle les gravifiques à 280, Alley ! > Le cuirassé Procyon gicla hors de l'espace du vortex avec toute sa progéniture, et le synth alpha se trouvait encore là, décélérant à portée de leurs crocs. James Howell montra les dents. DeVries n'était pas un officier de la Flotte mais un commando de choc, sinon elle se serait montrée plus avisée. Si elle s'était contentée de couper sa propulsion, peut-être ne l'aurait-il jamais retrouvée; tel que ça se présentait, elle méditait de plonger de nouveau à travers sa formation pour une autre attaque kamikaze. C'était la seule explication possible à sa manœuvre, mais son vaisseau était à présent endommagé et lui savait à quoi s'attendre. Des ordres crépitèrent et sa formation se déploya pour accueillir l'ennemi. « Amiral ! » C'était le capitaine Rahman, le visage tendu. « Nous captons une autre source gravifique. Elle est toujours en vitesse supraluminique mais décélère rapidement. On estime qu'elle émergera dans... 6,1 minutes à trente et une minutes-lumière... position 2-8-6, 1-1-7. Trente sources au bas mot. » Howell se raidit et son estomac se serra quand les données de Rahman s'affichèrent à l'écran. Ces nouvelles sources décéléraient sans doute d'une façon moins démentielle que DeVries, mais leur vecteur et le sien convergeaient. Pas parfaitement, et de loin, néanmoins assez précisément pour leur permettre de régler leur pas sur le sien s'il tentait d'accélérer pour repasser en vitesse supraluminique. Seigneur ! DeVries aurait-elle su qu'ils arrivaient ? Ça semblait peu plausible. Si on leur avait tendu une embuscade, les embusqués se seraient pointés en avance et planqués en évitant soigneusement de révéler leur signature énergétique. Mais de quoi d'autre s'agissait-il, en ce cas ? Les chiffres ne cessaient de se bousculer au bas de son écran à mesure que le contrôle procédait à des calculs, et il poussa un juron. Certes, ils pouvaient tout aussi bien passer en subluminique sur un vecteur convergent que repasser avec lui en supraluminique, même s'il accélérait au maximum, mais, tant qu'il continuerait de décélérer, ils resteraient incapables d'engager le combat. Il leur faudrait réduire complètement leur vélocité avant de se lancer à sa poursuite, et ses gens entreprenaient déjà de perdre de la vitesse. Il aurait trop d'avance sur eux pour qu'ils le surprennent en marche arrière avant l'espace du vortex... mais c'était là la plus piètre des consolations. Ses muscles maxillaires tressautèrent lorsqu'il reporta un regard haineux sur DeVries. Sans doute ne pourraient-ils pas l'attaquer, mais leurs scanneurs seraient toujours en mesure d'effectuer des relevés fiables... ce qui rendrait parfaitement futile toute cette foutue poursuite. Il fusilla du regard le point bleu du synth alpha. Tout ça pour rien. Tout ce qu'ils avaient fait, tous ces morts pour rien ! Une fois ses vaisseaux identifiés, le rêve de Treadwell — bâtir un nouvel empire sur cette « menace pirate » — serait réduit à néant. Les Renseignements mettraient peut-être des mois à reconstituer le puzzle, mais la véritable nature de l'escadre « pirate » serait pour eux comme une flèche étincelante pointée dans la bonne direction. Il y avait au moins une dernière chose qu'il pouvait faire. DeVries ne se ruait pas à la rencontre des nouveaux venus. Elle continuait de décélérer vers lui. L'ordre de l'abattre à vue était encore en vigueur; pas plus que lui-même, elle n'osait affronter la Flotte, et elle préférait braver un danger connu dans une tentative désespérée pour se soustraire à cette nouvelle menace. Ce qui signifiait qu'il pouvait la détruire et, peut-être... « FRAPS ! hurla soudain Rahman. Position o-0-3, 0-2-7 ! » L'écran d'Howell était moucheté de points bleus malveillants quand il releva brusquement la tête, horrifié. D'où sortaient-ils ? Il n'y avait strictement rien là-bas ! C'était... Puis ses senseurs subluminiques repérèrent enfin les vaisseaux qui se trouvaient au-devant et « au-dessus » de lui et le pilonnaient de part et d'autre de ses masses de propulsion, alors qu'il décélérait vers eux. < Fonce, Simon! > piailla Mégère; la soif de sang d'Alicia se projeta contre la toile. Un toron céda et Tisiphone se précipita sur le point faible pour intercepter la poussée de démence. Elle ne parvint pas à tout endiguer. Un tentacule de feu traversa le cerveau d'Alicia et elle aspira entre ses dents. Les FRAPS jaillirent et les vaisseaux d'Howell se lancèrent dans de frénétiques manœuvres d'évitement. Le tir à courte portée permettait aux FRAPS de continuer à prendre de la vitesse au moment où ils faisaient mouche ; Alicia poussa un grognement de dépit en voyant le Procyon en esquiver une douzaine; mais deux croiseurs de combat n'eurent pas cette chance, et elle se convulsa d'extase en les voyant disparaître. Onze vaisseaux de combat s'accrochaient aux basques d'Howell, à une vélocité équivalant environ à dix pour cent de la sienne, et il avait perdu le Trafalgar et le Chickamauga. Le Verdun remplaçait le Trafalgar sur le réseau tactique, mais il ne restait plus que ce seul appui au Procyon. Si l'IA du cuirassé avait survécu, sans doute aurait-elle pu à elle seule rivaliser avec ses onze adversaires, mais elle n'était plus là. Il lui restait certes sa puissance de feu brute et ses capacités défensives... mais pas le contrôle affûté qui les rendait pleinement efficaces. La compréhension le submergea brusquement : il s'agissait bel et bien d'une embuscade, mais pas tendue par des unités de la Flotte. Les signatures énergétiques étaient parlantes. DeVries, Dieu sait comment, s'était liguée à Manille avec les mercenaires. Seul un synth alpha aurait pu jouir d'une vélocité suffisante pour gagner Manille après avoir abattu Gregor et se rendre ensuite au point de rendez-vous prévu pour l'embuscade afin de servir d'appât. Ces vaisseaux de combat à l'allure d'escargot n'avaient eu à leur disposition qu'un unique moyen de le faire passer à l'action et il avait tout gobé, appât et hameçon. Mais qu'en était-il des vaisseaux qui continuaient en ce moment même de passer en subluminique ? Ils ne pouvaient pas faire partie du plan ; il connaissait Monkoto de réputation : le mercenaire se serait trouvé sur place depuis longtemps, avec toutes les unités disponibles. Une hypothèse traversa brusquement son esprit, pareille à un éclair fulgurant : ces autres unités ne pouvaient appartenir au district de la Flotte de Gomez — à moins que Brinkman n'eût été démasqué et toute la filière démantelée à l'autre bout, auquel cas ces trente sources seraient foutrement plus nombreuses ! S'agissait-il d'autres mercenaires ? De quelque allié de dernière minute de Monkoto, arrivé en retard ? Peu importait. L'important, en revanche, c'était que la seule manière d'éviter l'affrontement avec deux ennemis était encore de foncer bille en tête sur Monkoto... manœuvre purement suicidaire. Mais peut-être pas pour tout le monde. Si quelques-uns des siens parvenaient à franchir le barrage des mercenaires, ils auraient une chance de devenir de vrais pirates, voire se mettre au service d'un monde dissident assez éloigné de la Franconie pour qu'il ne se doute de rien. Pas grand-chose, sans doute, mais il n'avait que cela à leur offrir... plus une occasion de descendre quelques-uns des salauds qui leur avaient tendu ce traquenard. « Venez voir papa, tas d'enfoirés », murmura Simon Monkoto. Il avait espéré d'autres salves de FRAPS puis s'était attendu à voir les renégats recommencer d'accélérer pour retourner dans le vortex. Ils s'en étaient abstenus et, à présent, se cachaient derrière leurs propulsions braquées droit sur lui. Dès lors, la bataille à venir promettait de prendre une tournure encore plus atroce, mais ses propres vaisseaux de guerre avaient épousé la manœuvre des « pirates ». Fort heureusement, si leur décélération maximale était inférieure à celle de l'ennemi, elle suffirait à leur assurer une longue et mortelle étreinte. « Fous-leur dans le cul, Mégère ! gronda Alicia. — Tu es sûre, Alley ? Je ne suis pas en assez bon état pour ajoute grand-chose à la puissance de feu de Simon. > Le ton anxieux de la voix de Mégère lacéra la couronne de violence qui s'édifiait dans l'esprit d'Alicia. Elle serra les dents, en sueur, pour tenter de se contraindre à réfléchir, tandis qu'une partie d'elle-même vociférait un avertissement. Le filet qui enfermait sa démence clama sa détresse ; il s'effondrait. Elle sentit Tisiphone s'insinuer entre elle et sa folie, et la Furie se déverser dans cette trame effilochée. Elle se tortilla dans son fauteuil et serra les dents pour s'interdire de donner l'ordre d'engager le combat. Elle pouvait encore rompre, se retirer loin d'Howell et l'abandonner aux vaisseaux indemnes de Monkoto, et elle était consciente que ça s'imposait. Ses compagnes et elle étaient les seules à connaître la vérité sur Treadwell. Elles ne pouvaient pas encore se laisser tuer. Elle le savait mais ne parvenait pas à lâcher le morceau. Elle maintint son cap ; au mieux, elle réussit à étouffer l'ordre d'interrompre la décélération qu'elle s'apprêtait à donner à Mégère. La frange de l'escadre d'Howell « rattrapa » celle de Monkoto. Destroyers pisteurs et croiseurs légers se retrouvèrent soudain au coude à coude, séparés par des distances guère supérieures à cinquante mille kilomètres, et rayons et torpilles à énergie commencèrent de s'entrecroiser. Les défenses se retrouvaient désormais inutiles et les boucliers de combat n'étaient plus que des halos flamboyants entourant un fragile acier. Deux destroyers félons et un croiseur léger disparurent dans une nova furieuse, mais le croiseur lourd et vaisseau amiral de Falconi se volatilisa en même temps. Ce n'était que le début d'un lourd tribut payé à la mort. Monkoto et ses alliés avaient prévu la tournure que prendrait le combat dès qu'ils avaient compris qu'Howell ne fuirait pas. Eux-mêmes auraient encore pu rompre, mais ils n'étaient pas venus jusque-là pour faire volte-face. Les deux flottes s'imbriquèrent et fusionnèrent puis filèrent côte à côte tandis que la bataille meurtrière continuait de faire rage. Les puissants rayons du Procyon et ses batteries de torpilles à énergie ouvrirent le feu et la première salve eut raison d'une douzaine de destroyers et de croiseurs. Le Verdun, à son tour, déversa son feu dans ce maelström, mais deux des croiseurs de combat d'O'Kane le couchèrent en joue et son tir mollit de plus en plus, à mesure qu'une partie sans cesse croissante de son énergie était shuntée vers son bouclier. Pris entre deux feux, il se tortillait comme un ver de terre et le Procyon réduisit l'un de ses assaillants à l'état d'épave pulvérisée. Trop tard cependant. Les boucliers du Verdun flanchèrent, une salve de rayons à particules bien ajustée les déchiqueta et il vomit des flammes sur champ d'étoiles. Le Procyon se retourna, vindicatif, contre son meurtrier, mais l'Intrépide et l'Assassin se jetèrent sur lui comme des molosses. Ils étaient beaucoup plus petits, plus lents et moins puissamment armés, mais leur cybersynth était intacte et le tonnerre déchira le vide tandis que les Léviathans tendaient les bras pour une étreinte mortelle. Deux autres croiseurs puis un troisième se précipitèrent pour se joindre à leurs efforts, et tous les six se mirent à cingler le cuirassé de javelots de feu. Un projectile venant de s'insinuer par une brèche locale de son bouclier, les huit millions de tonneaux du vaisseau stellaire eurent comme un haut-le-corps et les loups de Monkoto plantèrent leurs crocs dans les flancs du tigre à dents de sabre. Howell détourna un instant le regard, le temps de consulter son écran principal et d'étouffer un grognement. Le Procyon attirait l'attention de mercenaires sans cesse plus nombreux, mais il ne leur restait pas moins assez de destroyers et de croiseurs pour engager des duels avec ses unités. Les vaisseaux explosaient puis disparaissaient comme des escarbilles, des signaux d'alerte braillaient dans sa synthconnexion et le contrôle avait enfin identifié les nouveaux arrivants : des croiseurs de combat de la Flotte, qui, compte tenu de leur taux supérieur de décélération, gagnaient déjà du terrain sur le Procyon. Il jeta un coup d'oeil rapide au bouton rouge de sa console. Il pouvait encore activer son OKM et se rire de l'attaque de Monkoto, mais... à quoi bon ? Une fois le bouclier levé, il ne pourrait plus accélérer, seulement se laisser dériver en sachant que l'ennemi serait encore là à l'attendre quand il l'abaisserait. Il releva des yeux féroces vers le capitaine Rahman. « Descendez-les », râla-t-il. L'Assassin explosa et les ongles d'Alicia s'enfoncèrent jusqu'au sang dans ses paumes. Les doux yeux bruns d'Esther Tarbaneau lui revinrent en mémoire, et ses lèvres se retroussèrent quand l'holocauste se déchaîna en elle, écarlate. « Et merde pour Treadwell ! Merde pour tout ! Les mercenaires étaient en train de livrer son combat, de mourir à sa place. Elle sentait Mégère et Tisiphone lutter pour endiguer sa démence, mais elle n'en avait cure. « Maintenant, bordel ! gronda-t-elle. Tout ce qu'on a dans le ventre, tout de suite ! Mégère obtempéra en pleurant. La propulsion tonitrua et glapit, à la torture, et le synth alpha se rapprocha de ce cyclone de vaisseaux stellaires agonisants. Les dents de Simone Monkoto se refermèrent sur sa lèvre en voyant disparaître l'Assassin. D'abord Arien, et maintenant Tadeoshi et Esther... mais il tenait ces salauds ! Il les tenait ! L'IA de son vaisseau amiral remarqua une fluctuation dans les défenses du Procyon; un vacillement infime que le cuirassé aurait sans doute décelé et rectifié si son IA avait survécu. Mais elle était trépassée et l'Intrépide dépêchait déjà des ordres sur le réseau. Un cuirassé et quatre croiseurs de combat concentrèrent le tir de tous les rayons et torpilles à énergie dont ils disposaient sur le défaut de la cuirasse du Procyon, et sa propulsion Fasset explosa. Le hurlement de harpie d'Alicia rebondit sur toutes les cloisons du Mégère, sonnant la mort de la propulsion du cuirassé; la folie luisait dans ses yeux. Les mercenaires se détachèrent du Procyon, car ils n'avaient plus besoin d'endurer ses tirs à bout portant. Ils lui avaient brisé les ailes, avaient anéanti tout son potentiel d'évitement. Une fois leurs vaisseaux suffisamment éloignés pour esquiver les tirs de FRAPS amicaux... il serait cuit; mais Alicia ne songeait pas aux FRAPS des mercenaires, se moquait des armes à courte portée qui la guettaient encore au tournant. Elle ne voyait plus qu'une chose : la carcasse désemparée de son ennemi attendant qu'elle portât l'estocade. Le HMS Tsushima décélérait vers le féroce affrontement, et les rouages du cerveau de son capitaine s'activaient fébrilement pendant qu'elle digérait les grotesques relevés de ses senseurs. Des unités de la Flotte engagées dans un combat mortel avec des mercenaires ? Démentiel ! Pourtant, c'était bel et bien ce qui se produisait, et les consignes du général de brigade Keita résonnaient encore à ses oreilles. Si les mercenaires étaient là pour combattre des pirates, alors ces unités de la Flotte ne pouvaient qu'être des pirates, car aucun combat rapproché aussi violent ne saurait découler d'une méprise. Les deux camps devaient savoir exactement qui ils combattaient... non ? Le Tsushima, vaisseau de tête du détachement, était déjà à portée de FRAPS de l'engagement; mais le capitaine Wu retenait son tir. Même si elle avait su avec certitude ce qui se passait, seule une timbrée aurait songé à expédier des FRAPS au sein d'un tel essaim bouillonnant de vaisseaux, car ils risquaient de tuer autant d'amis que d'ennemis. Mais que fabriquait donc cet autre vaisseau si loin de la mêlée ? Il filait à une vitesse ridicule et rattrapait les autres, mais quelque chose dans la signature de sa propulsion... « Capitaine ! C'est un synth alpha! » s'exclama brusquement son officier de contrôle; et le visage de Wu vira au crayeux. Aucun synth alpha n'était signalé dans le secteur; les deux qui y étaient affectés auparavant avaient été rappelés pour éviter toute confusion. Wu ravala un juron amer et consulta son écran du regard. Elle avait eu vent des ragots, savait combien Keita et ce major du Cadre, Cateau, étaient proches d'Alicia DeVries, mais le vaisseau amiral de Keita se trouvait encore dix minutes-lumière derrière elle. DeVries risquait de se fondre dans ce tourbillon en la moitié du temps nécessaire pour lui repasser le bâton de commandement et, quand elle l'aurait fait, le Tsushima ne pourrait plus larguer ses FRAPS à sa poursuite. Elle n'y tenait pas. Aucun officier de la Flotte n'aurait apprécié. Wu savait que tous et toutes avaient prié pour que ce geste ne leur incombât point. Mais elle se trouvait sur place et l'ordre était encore valide. < FRAPS, Alley ! FRAPS ! > Le piaillement d'avertissement de Mégère — si faible et ténu qu'il faillit se noyer dans sa soif de vengeance — réussit néanmoins à se frayer un chemin jusqu'à une dernière bribe de raison. Alicia vit les FRAPS foncer sur elle, et cet ultime lambeau d'équilibre mental reprit le dessus, tandis que son intellect se rebellait contre son instinct aliéné. Tisiphone se précipita dans cette faille infime de l'ouragan et Alicia se rejeta brusquement en arrière en suffoquant sur son fauteuil de commande, tandis que la Furie la dévastait. L'effroyable rugissement se tut, cédant peu à peu la place à une lueur de compréhension. « Romps, Mégère. » Les mots sortaient étouffés de sa gorge, et ses pensées lui semblaient aussi engourdies que sa langue était épaisse. Sentant que cette soif effrénée de sang cherchait de nouveau à l'atteindre, elle se cramponna des dix doigts à sa raison vacillante. Trajectoire d'esquive. On regagne le vortex », finit-elle par bredouiller en s'arrachant chaque mot de la bouche avant de trouver enfin la seule issue possible à sa démence. « Tire-moi de là, Tisiphone ! » hurla-t-elle. La Furie l'assomma et elle glissa de son fauteuil, prise de convulsions. CHAPITRE XXXIII Un Béhémoth brisé glissait sur fond de ciel constellé, les flancs éventrés, et Simon Monkoto le fixait d'un œil noir, assis à sa passerelle. Il tourna la tête pour fusiller du regard l'homme debout à côté de lui. Le visage de Ferhat Ben Belkacem était encore blême après ce carnage, mais il avait remarqué le premier la béance dans le tir du Procyon, là où tout un quadrant de batteries avait sauté, et Monkoto avait cédé à sa requête et retenu ses FRAPS. Il ne savait toujours pas ce qui l'y avait poussé. Il devrait tôt ou tard le détruire... alors pourquoi risquer la vie de ses gens sur un caprice d'un inspecteur de l'O ? Mais il avait ordonné à l'Intrépide de s'infiltrer dans cette brèche puis de se frayer un chemin le long de la coque du cuirassé, et le lent mais brutal anéantissement des armes du Procyon, l'assassinat désinvolte de tous les espoirs de son équipage avaient eu quelque chose de presque sensuel. Son regard se reporta sur l'écran principal, encore éberlué par ce qu'il lui montrait : trente vaisseaux de la Flotte impériale dont dix-huit croiseurs de combat. Un renfort plutôt bienvenu, sans doute, mais les pertes des mercenaires avaient été épouvantables. L'Assassin, trois croiseurs de combat sur neuf, quatre croiseurs lourds sur sept... La facture de la boucherie avait été plus raisonnable pour les destroyers et les croiseurs légers, mais le total était écrasant, surtout pour les mercenaires qui ne disposaient pas des moyens d'une Spatiale planétaire. Toutefois, aucune unité de la flotte des renégats ne leur avait échappé et seuls deux destroyers s'étaient rendus. Les meurtres de masse de Manille – oui ! – et d'Élysée étaient vengés... ou le seraient, tout du moins, une fois le Procyon enfin détruit. Le signal d'une com bourdonna et il réprima un tressaillement de surprise en reconnaissant le visage buriné de son correspondant. «  Amiral Monkoto, je suis le général de brigade Arthur Keita, du Cadre impérial, gronda une voix. Veuillez, je vous prie, accepter mes remerciements au nom de Sa Majesté. Je suis certain que, dans un proche avenir, Sa Majesté souhaitera exprimer personnellement sa reconnaissance à votre égard, comme à celui de votre personnel. L'Empire vous est redevable. — Merci, sir Arthur. » En dépit des pertes qu'il avait subies, le cœur de Monkoto fit un bond. Sir Arthur Keita n'était pas réputé pour ses vaines louanges. Seamus II s'exprimait par sa bouche et l'Empire terrien savait payer ses dettes. — J'aimerais aussi vous remercier de n'avoir pas détruit ce cuirassé. » Les traits de Keita se durcirent. Nous voulons son équipage vivant, amiral. Sérieusement. — Moi aussi. » La voix de Monkoto avait pris le ton tranchant d'un dossier administratif. — Je comprends. Et nous entendons bien vous rendre justice, à vous et à votre peuple, comme vous le méritez, mais nous voulons ces gens en vie pour procéder à leur interrogatoire. — C'est ce que m'a dit l'inspecteur Ben Belkacem », acquiesça Monkoto; le visage crispé de Keita se détendit quelque peu. — Il est donc avec vous. Tant mieux ! Et il a entièrement raison, amiral Monkoto. — Parfait. Mais comment comptez-vous vous emparer d'eux ? Nous lui avons arraché presque toutes ses dents et nous avons démantelé le générateur de son bouclier, mais ils doivent se douter que les tribunaux les attendent. Croyez-vous vraiment qu'ils vont se rendre ? — Certains, répondit Keita sur un ton égal, empreint d'une austère conviction. J'ai ici tout un bataillon de commandos de choc du Cadre, amiral. Je pense que nous parviendrons à les extraire de leur coquille. — De commandos de... » Monkoto referma brusquement la bouche. Un bataillon ? L'espace d'un instant, il ressentit un bref élan de commisération pour les ordures qu'hébergeait cette épave. Il se secoua et s'éclaircit la voix. « J'imagine, sir Arthur. Tant qu'ils n'essaient pas de faire sauter leurs générateurs d'énergie et d'emporter vos gens avec eux dans la mort... — Ils ne le feront pas, répondit Keita. Regardez votre écran, amiral. » Monkoto baissa les yeux et constata que quatre croiseurs de combat se rapprochaient du Procyon. Il crut tout d'abord qu'ils s'apprêtaient à larguer des navettes d'assaut, mais ce ne fut pas le cas. Keita possédait un atout connu de lui seul : le schéma directeur complet d'un cuirassé de classe Capella, et les batteries à courte portée des croiseurs martelaient déjà la coque du Procyon. L'affaire fut bouclée en moins de deux secondes; bien avant que les renégats n'eussent compris ce qui leur arrivait, tous les réacteurs à fusion du Procyon avaient été réduits à l'état de braises incandescentes. — Comme je vous l'ai dit, amiral, ils ne feront pas sauter leurs réacteurs », reprit Keita d'une voix imbue de glaciale satisfaction. Il s'interrompit un instant puis hocha la tête comme en réponse à ses propres pensées. « Autre chose, amiral. J'ignore s'il est encore possible de récupérer ce vaisseau. Si c'est le cas, il est à vous. Vous avez ma parole. » Monkoto, d'étonnement, siffla entre ses dents. Si endommagé que fût le Procyon, il n'était pas irréparable, loin de là, du moins si l'on parvenait à lui atteler une propulsion Fasset de fortune, et la perspective d'ajouter à sa flotte ce monstre de huit millions de tonneaux... « Mais, pour le moment, mes gens ont du pain sur la planche, ajouta plus sèchement Keita. Nous reprendrons cette conversation plus tard, amiral. » Tannis Cateau boucla la visière de sa cuirasse. Le doux chuintement d'une fermeture hermétique lui répondit et elle contrôla les servomécanismes de son fusil d'assaut. Nombre de commandos de choc leur préfèrent les fusils au plasma ou les lasers dans l'espace. Les armes à énergie ne sont guère populaires dans l'atmosphère, où leur portée est fortement réduite, et, même dans le vide, une grenade au gaz lancée au bon moment peut produire d'assez vilains effets sur les lasers, mais leur absence de recul en apesanteur explique l'engouement que suscitent ces derniers. Bien entendu, les lasers exigent d'épouvantables réserves énergétiques et l'on peut difficilement qualifier les fusils au plasma d'armes de précision, surtout dans les coursives d'un vaisseau stellaire; pourtant, beaucoup estiment que leurs avantages compensent largement ces lacunes. Le fusil d'assaut, en revanche, est un instrument de haute précision et Tannis Cateau avait acquis depuis des années le réflexe instinctif de compenser son recul en activant les propulseurs de sa cuirasse. Elle balaya ces pensées distraites avec un sourire désabusé. Son esprit persistait à vagabonder au dernier moment, juste avant d'entrer en action... contrairement à Alley, qui semblait alors se concentrer encore plus intensément. Elle chassa promptement ce souvenir et fixa le chrono de la soute du personnel pendant que les navettes d'assaut se mettaient en formation. Au moins Alley s'en était-elle tirée. Elle n'avait pas été descendue par les siens et un espoir subsistait... La dernière navette glissa en position, ses propulseurs s'allumèrent et ils franchirent les quelques kilomètres qui les séparaient de la coque éventrée du Procyon. Monkoto sentit son estomac se nouer en voyant les alevins argentés piquer vers le Léviathan blessé. Ils étaient si menus, à peine plus gros qu'un antique aéronef d'avant l'ère spatiale, et, s'il avait manqué ne serait-ce qu'un seul support énergétique... Mais aucune arme ne tira. Les Bengale fondirent sur leur proie, les tracteurs installés sous leur ventre les aspirèrent et les écoutilles s'ouvrirent. Tannis baissa instinctivement la tête et poussa un juron; une rafale de balles à pénétration avait écorné sa cuirasse. Un des gars de sa section du QG se redressa brusquement entre elle et la mitraille, et recula d'un bon mètre en titubant, criblé de projectiles à haute densité. Ils sortaient d'un fusil d'assaut standard et, en les repoussant, sa cuirasse engendrait de féroces et capricieux ricochets. L'homme releva son fusil avec toute la létale économie de mouvements induite par l'axel et Tannis fit la grimace, tandis qu'une gerbe de plasma inondait la coursive dans le silence du vide. Le tireur disparut... en même temps que douze mètres de cloison. « Des prisonniers, Jake, déclara-t-elle sans hausser le ton. On veut des prisonniers. « S'cusez, m'dame. » Le malabar, qui dépassait Tannis de deux bonnes têtes, semblait comme penaud. « Je me suis laissé emporter. — Ouais, bon, merci quand même. » La lèvre de Tannis tressauta; son équipe commença à se frayer un chemin dans la plaie ouverte et scintillante. Jake Adams avait parfois tendance à oublier à quel point les conséquences de ses actes pouvaient être graves quand il se laissait ainsi « emporter ». Les cuirasses de combat donnent au premier venu la force musculaire d'utiliser de véritables armes lourdes. Adams avait aussi l'atout de la stature, et son fusil au plasma équivalait peu ou prou au canon d'une navette. Son amusement se dissipa dès qu'elle concentra de nouveau toute son attention sur son écran. Les débarquements après abordage ne sont jamais jolis jolis. Sans doute les commandos connaissaient-ils les moindres coins et recoins du champ de bataille, mais il n'en restait pas moins trop d'anfractuosités où pouvaient encore se planquer des jusqu'au-boutistes, et aucun des pirates ne devait se faire beaucoup d'illusions sur le sort qui lui était réservé. L'itinéraire circulaire de sa section avait été conçu pour qu'elle atteigne son véritable objectif pendant que ses autres troufions sèmeraient la pagaille chez l'ennemi et le distrairaient afin de lui ouvrir la voie. C'était d'ailleurs ce à quoi ils s'employaient... mais ils accusaient des pertes en dépit de leur équipement. Elle regarda autour d'elle, compara le fléchage des coursives à ce qui s'inscrivait sur son écran et poussa un grognement de satisfaction. « Compagnie Bêta, Bélier a dégagé jusqu'à Zébra-3 la voie d'accès à Tango-4-9-Lima. Mettez-vous en formation à mon signal. » La réponse affirmative du capitaine Schultz lui parvint, et elle replia son écran pour relever son fusil en position de combat. « Très bien, Jake. Tu vois l'écoutille, là-bas ? — Oui, major. Et comment ! — Eh bien, la passerelle de ce tas de boue se trouve juste derrière. » Elle lui sourit et, d'un mouvement de la main auquel l'axel conférait toute la grâce de la danse, lui désigna la coursive. « Considère que tu as le droit de te laisser "emporter". » Vêtu de sa combinaison spatiale, James Howell était accroupi derrière sa console inutile. La carabine à laser était une arme qui lui semblait étrangère; elle se prêtait mal à sa poigne, mais il attendait presque sereinement, l'esprit vide. Il ne restait plus aucun espoir ni non plus aucune place pour la peur. Il allait mourir et, que sa mort survînt dans quelques minutes ou dans plusieurs heures – voire dans quelques mois si on le prenait vivant – peu importait. Il avait trahi tous ses serments pour pouvoir jouer gros jeu et il avait perdu; sa sottise avait conduit tous les siens jusqu'à cette fin avilissante. Les échos du combat faisaient vibrer l'acier tout autour de lui et il jeta un regard vers Rachel Shu, à l'autre bout de la passerelle : menue et mortellement dangereuse derrière son fusil à plasma monté sur béquille. D'autres encore restaient tapis comme eux et patientaient, le regard rivé sur l'écoutille. D'une seconde à l'autre... L'écoutille lourdement blindée trembla. Un cercle d'un mètre de diamètre s'y dessina, immédiatement chauffé à blanc, et une langue de plasma frétilla au travers, colonne ardente qui bondit vers le fond de la passerelle. Quelqu'un se trouvait sur son passage, qui mourut au cœur de ce soleil sans même avoir trouvé le temps de crier. Un nouvel éclair furieux fit sauter l'écoutille de son châssis, décombre déjà à demi fondu; et le premier commando de choc chargea au travers. Howell appuya le canon de son laser sur la console et pressa le bouton. Une douzaine d'autres gars tiraient déjà, criblant de balles pénétrantes au tungstène et de rayons de lumière mortelle la silhouette cuirassée, et l'envahisseur vacilla. Son fusil d'assaut crépita d'éclairs blancs quand il s'abattit — une giclée aléatoire de balles pénétrantes de fort calibre, qui déchiquetaient consoles et gens avec la même souveraine indifférence — puis le fusil au plasma de Rachel fit feu et ce qui heurta le pont n'était même plus une cendre humaine. Tannis Cateau ravala un juron en voyant tomber son homme de pointe. C'était sa faute; d'autres équipes avaient déjà essuyé un feu nourri, mais pas la sienne, et elle avait pris trop d'assurance. Elle se faufila en avant en étreignant la cloison, tout en s'efforçant de ne pas songer à Adams et au monstrueux fusil qui la talonnaient. Son esprit s'activait rapidement, chevauchant l'axel, et elle sonda les alentours avec les senseurs de sa cuirasse. Pas moyen d'obtenir un relevé net, mais, avec un peu d'aide... De la main, elle fit signe à son grenadier de s'arrêter à l'entrée de la coursive puis décrocha un petit appareil du harnais de sa cuirasse et hocha la tête. Le grenadier ouvrit le feu à plein régime automatique. C'était une bande de munitions mixte, principalement constituée de fumigènes et de feux d'artifice, avec une petite poignée d'explosifs brisants, car ils voulaient faire des prisonniers, mais elle remplit son emploi. Tous ceux qui se trouvaient derrière l'écoutille embrassèrent le plancher de la passerelle, tandis que des éclairs et de la vapeur antilaser leur explosaient au visage et qu'elle-même balançait le senseur télécommandé d'un discret geste coulé. Il rebondit sur le pont à l'insu de tous, dissimulé par le tapis de grenades, et Tannis composa son code d'activation avec le sourire glacé, distant, du commando de choc. Ah ! Elle ajusta l'angle de prise de vue du senseur, repéra soigneusement les menaces éventuelles et prit bonne note de la présence du fusil à plasma, puis adressa un nouveau signe de tête à son grenadier. Celui-ci lâcha une seconde rafale; Tannis Cateau se faufila ensuite par l'écoutille avec toute l'aisance et la souplesse mortelles d'un broussard, et l'appareillage énergisé de son fusil d'assaut donna l'impression d'un prolongement de son système nerveux. Sa cible restait invisible derrière les explosions des dernières grenades, mais son fusil se releva sans aucun gaspillage d'énergie et elle tira une salve de cinq balles Caseless de vingt millimètres. Les projectiles sortaient du canon à la vitesse de dix-huit cents mètres par seconde; les obus fléchettes de dix millimètres atteignirent instantanément leur cible et lui sectionnèrent les jambes. La plupart des commandos de choc trouvaient eux-mêmes malaisé de viser directement une cible par le truchement d'un senseur télécommandé, mais Tannis Cateau était une artiste. En dépit de l'effet aveuglant des grenades, un tir nourri lui riposta et elle l'ignora. Elle le savait au jugé : ils ne pouvaient pas la voir, mais ses yeux à elle se trouvaient parmi eux. Son fusil répandait la mort et l'agonie avec une précision impitoyable, pareil à une baguette magique, et elle n'éprouvait d'ailleurs aucune pitié pour l'heure. Sa ceinture de munitions fut engloutie en cinq ou six rafales par la fente d'alimentation, et la riposte ne tarda pas à faiblir. Une ultime giclée de balles pénétrantes ricocha en gémissant sur sa cuirasse et elle franchit l'écoutille comme une panthère, en appelant déjà les médecins « Mon Dieu! Les paroles de Ben Belkacem restèrent comme en suspension dans l'infirmerie et il se demanda si elles n'étaient pas plutôt un blasphème qu'une prière. Il se laissa retomber dans son fauteuil, aussi nauséeux que l'avait été Tannis Cateau en redescendant de l'axel. Sir Arthur Keita resta coi et se contenta de baisser les yeux sur la femme qui gisait dans le lit d'hôpital. Le tir de Tannis lui avait tranché les jambes comme un scalpel ébréché, mais nul ne la prenait en pitié. Allongée là, elle souriait d'un sourire aussi surpris qu'enjoué, et Keita aurait aimé l'étrangler de ses mains. De tout l'état-major des renégats présents sur le champ de bataille, Rachel Shu était la seule qu'on avait capturée vivante. Keita savait qu'il aurait dû s'estimer heureux, que nul, sinon James Howell en personne, n'aurait pu lui fournir davantage d'informations, mais l'écouter suffisait à lui donner des haut-le-coeur. Il semblait émaner d'elle une sorte d'aura putride invisible, une gangrène de l'âme d'autant plus atroce qu'elle offrait un aspect parfaitement ordinaire, et, sous l'emprise des drogues de Ben Belkacem, elle leur avait tout raconté avec la même révoltante jovialité. En temps normal, aucun sujet impérial ne pouvait être soumis à des drogues en dehors d'une cour de justice... ce qui, Keita le savait, n'aurait sans doute pas arrêté une seconde Ben Belkacem ni Hector Suares. Le général, quant à lui, était enchanté qu'on n'eût enfreint aucune loi. Contourné, sans doute, mais pas violé. Shu avait été prise sur le fait en train de se livrer à un acte de piraterie; elle n'avait donc plus aucun droit. Keita l'aurait sans doute tuée sur place, et il en avait d'ailleurs fortement envie. Oh, et à quel point ! Mais, vivante, elle leur était bien trop précieuse. Ses toubibs allaient la chouchouter et la dorloter ainsi que l'empereur lui-même l'avait souhaité, car sa déposition conduirait Subrahmanyan Treadwell et sir Amos Brinkman devant le peloton d'exécution. Il s'éloigna du lit à reculons comme s'il fuyait une pestiférée et s'affala dans un fauteuil face à Ben Belkacem. Tannis Cateau, à ses côtés, n'était plus qu'un spectre livide, et un silence pesant régna jusqu'à ce que l'inspecteur se décidât enfin à le rompre : « Je n'arrive pas... » Il secoua la tête. « J'ai tout entendu et je n'arrive toujours pas à y croire, déclara-t-il, mystifié. Tous ces mois passés à traquer les salopards de tueurs de sang-froid qui les commanditaient... tout ça pour tomber là-dessus à la fin. — Je sais. » Le rictus de Keita donnait l'impression qu'il s'apprêtait à cracher par terre. « Je sais, répéta-t-il. Mais nous savons tout, à présent. Ou bien assez, en tout cas. » Il se tourna vers l'inspecteur Suares, debout derrière Ben Belkacem. Nous n'aurons pas besoin de Coup de balai, finalement, inspecteur. — Je ne peux pas dire que je le regrette, mais c'est presque pire, répondit Suares. À ma connaissance, aucun gouverneur de secteur n'a encore été accusé de haute trahison. — Il y a toujours une première fois, déclara amèrement Keita. Même pour ça, j'imagine. » Il se secoua. « Je parlerai moi-même à l'amiral Leibniz; je ne tiens pas à ce que le bruit s'en répande hors des cloisons de cette cabine avant notre arrivée sur Soissons. » Il inspira profondément puis afficha un sourire sans joie. Ça pourrait même nous servir d'une certaine façon. » Les autres le dévisagèrent avec étonnement et son sourire s'élargit un tantinet. « Sans Alicia, nous ne serions jamais allés si loin, Tannis. » Il désigna Ben Belkacem d'un coup de menton. « Ajoutons ce que l'inspecteur aura à déclarer et nous pourrions obtenir l'annulation de cet ordre de tirer à vue. » Le visage de Tannis s'éclaira brusquement à cette faible lueur d'espoir, mais Ben Belkacem aspira une goulée d'air entre ses dents comme s'il venait de recevoir un coup de poing dans le ventre. Ce bruit fit se retourner Keita et il plissa les yeux en voyant la mine de l'inspecteur. — Quoi ? s'enquit-il abruptement. — Alicia, chuchota l'inspecteur. Mon Dieu, Alicia ! — Quoi donc ? — Elle sait. Dieu du ciel ! Elle est au courant pour Treadwell. » Keita tiqua, étonné. « C'est ridicule ! Comment pourrait-elle savoir ? — Les ordinateurs. » Les mains de Ben Belkacem s'agitèrent follement, de pur dépit, tandis qu'ils le regardaient sans comprendre et qu'il s'efforçait de formuler oralement ses pensées chaotiques. « Les ordinateurs du Procyon! Quand Mégère a éliminé son IA, Alicia a siphonné le réseau en même temps ! — De quoi voulez-vous parler ? demanda Tannis. C'est... Je ne crois pas que même un pilote de synth alpha en serait capable, et encore moins Alley ! Même si c'était vrai, Shu vient de nous dire que Treadwell ne figurait pas dans les bases de données ! — Vous n'avez donc toujours pas compris ? s'écria Ben Belkacem, si férocement que Tannis recula d'un pas. Elle n'est pas folle... du moins comme vous l'entendez ! Tisiphone existe réellement ! » Tannis et Keita échangèrent un bref regard puis tournèrent des yeux méfiants vers l'inspecteur, comme s'ils s'attendaient à le voir se mettre d'une seconde à l'autre à divaguer, et il refoula sa colère et sa frustration. « Vous ne m'avez pas écouté tout à l'heure, quand je vous ai raconté ce qu'elle avait fait à Alexsov, reprit-il d'une voix pressante. Elle ne l'a pas interrogé, elle a lu dans son esprit. Appelez ça télépathie si ça vous chante, ou talent psi dévoyé, comme vous voudrez, mais c'est bel et bien ce qu'elle a fait ! » Keita se rejeta en arrière. Tannis enfonça les mains dans ses poches et ses épaules se voûtèrent. Ben Belkacem hocha lentement la tête. « Exactement. Vous croyez peut-être que Tisiphone est le fruit de l'imagination d'Alicia... pas moi. Je me suis assis à une table pour dîner avec elle et lui parler, pour l'amour de Dieu! J'ignore ce qu'elle est, mais je sais qu'elle existe et qu'elle peut vraiment... entre autres talents, lire dans les pensées. Songez à la façon dont Alicia s'est enfuie de l'hôpital et a volé le Mégère. Et comment elle a débusqué ces pirates, nom de Dieu! — D'accord, finit par dire Keita. D'accord. Tenons pour acquis qu'Alicia – ou cette Tisiphone – peut lire dans les esprits. Si elle ne tient pas cette information d'Alexsov, qui a bien pu la lui fournir ensuite ? — Rendleman. » Ben Belkacem montra Shu. « Vous vous rappelez ce qu'elle a dit sur ce qui lui est arrivé quand Mégère a supprimé l'IA du Procyon? C'était Tisiphone. Ce ne pouvait être qu'elle. — Oh, voyons ! protesta Keita. Cet homme était connecté à une IA sinistrée ! — Ah bon ? » Ben Belkacem se tourna vers Tannis. « Qu'arrive-t-il normalement à l'opérateur d'une cybersynth quand ça se produit, commandant ? — Il tombe en catatonie, répondit-elle aussitôt. Il s'éteint comme une lampe. — En ce cas, pourquoi a-t-on dû lui administrer des sédatifs pour le maîtriser ? — Merde ! souffla Tannis. Il a raison, oncle Arthur... Ça ne cadre absolument pas avec le profil. Si Alley peut réellement lire dans les esprits maintenant... » Il y eut un long silence puis Keita poussa un soupir. — Très bien. Admettons qu'elle en soit capable... et qu'elle l'ait fait. Pourquoi cette subite inquiétude ? — Si elle a appris pour Treadwell, elle va se lancer à ses trousses, lâcha platement Ben Belkacem. — Attendez ! Une petite minute ! se rebiffa Tannis. Qu'entendez-vous par "se lancer à ses trousses" ? — Qu'elle et Mégère – et Tisiphone – vont chercher à le tuer. Elle ignore que nous avons pu capturer un officier de l'état-major d'Howell en vie. Autant qu'elle le sache, elle est la seule à connaître l'entière vérité et tout le monde la prend pour une folle. Elle s'imagine que personne ne voudra la croire... et qu'elle doit donc l'éliminer elle-même. — Mais elle n'en a pas le pouvoir, tempéra assez raisonnablement Tannis. Treadwell est dans la forteresse de commandement de Soissons. Elle le sait. — Et elle s'en moque. Seigneur, je n'ai pas pu faire plus pour l'empêcher de se lancer seule aux trousses d'Howell ! — Mais ce serait du suicide. Alley ne ferait jamais une chose pareille ! Je la connais. — Vous la connaissiez », rectifia Ben Belkacem, le visage grave. Il s'étreignit les mains et les contempla un instant avant de poursuivre, en choisissant soigneusement ses mots. « Elle n'est pas folle comme vous l'entendiez, mais... » Il s'interrompit pour inspirer profondément. « Major Cateau, sir Arthur, il se passe autre chose en elle en ce moment même. Ce n'était pas encore présent à Soissons. Une sorte de... fanatisme. Je m'en suis rendu compte après Wyvern. Elle se portait encore parfaitement bien avant d'apprendre pour Alexsov et Brinkman, mais, ensuite... — Qu'est-ce que vous essayez de nous dire, Ferhat ? s'enquit calmement Keita. — Que son seul souci est d'anéantir les "pirates". Elle se moque de tout le reste. Ça n'a plus pour elle aucune réalité. Elle donnera sa vie pour y parvenir... et tuera tous ceux qui se mettront sur son chemin. — Pas Alley », chuchota Tannis. Ce n'était pas une protestation mais une supplication, et Ben Belkacem se méprisa d'acquiescer. Keita le scruta et sa bouche se pinça. — Si vous avez raison – je n'en suis pas persuadé... mais, si vous avez raison –, cette forteresse héberge neuf mille personnes. — Je sais. — Mais pourrait-elle pénétrer ses défenses ? demanda Suares. — Elle l'a déjà fait une fois. En passant droit au travers de l'escadre d'Howell. Je ne sais pas si elle pourra recommencer. Je n'en mettrais pas ma main au feu... mais je doute fort qu'elle en ressorte en vie. — Elle s'y refuserait. » Les larmes mouillaient la voix de Tannis. « Pas Alley. Pas en tuant neuf mille innocents. » Un sanglot se bloqua dans sa gorge. « Si elle en était capable, elle serait devenue quelque chose qu'elle ne supporterait pas. — Elle l'éperonnera, fit Keita à voix basse. Elle détruira la forteresse avec sa propulsion Fasset. Elle n'aura pas à faire davantage. — Nous devons les prévenir, déclara Suares. Si nous en retirions Treadwell pour le mettre en garde à vue et que nous le lui faisions comprendre... — Impossible. » Ben Belkacem eut un sourire amer. « Nous ne disposons pas d'une com interstellaire et aucun de nos vaisseaux n'est aussi rapide que le Mégère. — Non, fit lentement Keita. Mais... » Il marqua une pause puis hocha la tête avec détermination et se leva. « Mais nous avons une navette de transmission presque aussi rapide, et Alicia est entrée ici dans l'espace du vortex en s'éloignant du secteur franconien. Je doute qu'elle ait eu le temps de prédéterminer sa trajectoire, donc Dieu seul sait où elle en émergera. Je vais demander à l'amiral Leibniz de procéder aux calculs, mais il lui faudra décélérer et changer de cap avant de piquer sur Soissons. Si nous partons tout de suite, nous devrions y arriver les premiers, avec une courte tête d'avance sur elle. — Pour faire quoi, oncle Arthur ? demanda faiblement Cateau. — Je n'en sais rien, Tannis. » Il soupira. « Je n'en sais foutre rien. » CHAPITRE XXXIV La sonnerie stridente lacéra son cerveau assoupi. Elle se dressa dans son lit en se frottant les yeux puis fixa le chronomètre et pressa le bouton de la com. « Horth ? Que se passe-t-il, bon sang ? — Désolé de vous déranger, amiral, répondit son chef d'état-major, mais le contrôle du périmètre vient de détecter deux signatures de propulsion en approche. — Et alors ? » Le vice-amiral Horth avait réussi à s'interdire toute intonation narquoise. « Ce système connaît trente à quarante arrivées quotidiennes. — Oui, amiral, mais ces deux signatures semblent celles de propulsions de la Flotte. Rien de ce genre n'est prévu, et elles arrivent très, très vite et sur des trajectoires opposées. Si elles doivent se rejoindre ici, elles envisagent très certainement une rotation en catastrophe. — En catastrophe ? » Horth balança ses jambes hors du lit et chercha gauchement ses pantoufles des pieds. « De quelle sorte de trajectoires s'agit-il exactement? — Le plus éloigné des deux inconnus fonce à un peu plus de quatorze cents fois la vitesse de la lumière et sa position est grosso modo de o-7-3 sur 3-5-o, amiral. Le plus proche arrive à mille deux cent soixante c et sa position est de 2-5-5 sur o-0-3. Ils vont se rejoindre pile à Soissons, à moins qu'ils ne changent de cap après être passés en subluminique. » Horth fronça les sourcils d'étonnement. Deux unités de la Flotte se rejoignant ici sans que personne en ait prévenu le contrôle ? Mais les vitesses étaient sidérantes. Douze cents fois la vitesse de la lumière, c'est déjà beaucoup, même pour une navette de transmission, mais aucun vaisseau ne se déplace à quatorze cents c, sauf... Elle oublia ses pantoufles et alla décrocher son uniforme. « HAP ? aboya-t-elle. — S'ils cherchent tous deux à atteindre la distance minimum de rotation avant la limite de Powell de la Franconie, le premier –le plus proche – passera en subluminique à dix heures quarante environ, amiral. Et le second à onze heures quarante-six. — Hum. » Horth ôta sa chemise de nuit et entreprit d'enfiler ses vêtements. « Très bien. Avertissez les commandants de toutes les forteresses. Nous avons encore le temps, mais je veux qu'elles soient toutes en état d'alerte à dix heures. Puis tâchez de joindre l'amiral Marat. Voyez s'il a terminé l'évaluation des capacités de ce synth alpha et transmettez-la-moi le plus tôt possible. » Elle remonta le fermoir de son chemisier et tendit la main vers sa tunique. « L'amiral Gomez est-elle rentrée d'Ithuriel avec l'escadre principale ? — Non, amiral. Les manoeuvres ne devraient prendre fin que demain dans la soirée. — Mince ! Et l'amiral Brinkman ? — Il est déjà à bord d'Orbite I pour votre conférence de ce matin, amiral. — Priez-le de me retrouver immédiatement au ConPrin. Mais je ne vois aucune raison de réveiller si tôt le gouverneur général. — Bien, amiral. » Horth poussa un grognement et coupa la communication, le visage soucieux. Ils n'avaient pas réussi à empêcher cette timbrée de voler le synth alpha. D'une certaine façon, elle ne croyait pas qu'ils pussent l'empêcher d'entrer, même après toutes les améliorations apportées depuis à leur puissance de feu. Les massives forteresses orbitales du système franconien s'éveillèrent pesamment à la vie et entreprirent de tester leur équipement. Les gens sont ce qu'ils sont, et cette cinglée de commando de choc était depuis des mois la cible de quolibets d'assez mauvais goût; maintenant qu'elle était de retour, la démence d'Alicia DeVries ne semblait plus du tout un sujet de rigolade. Un vaisseau stellaire à demi handicapé filait dans l'espace du vortex, vibrant à la rude musique d'un propulseur Fasset endommagé et soumis depuis trop longtemps à un surrégime d'urgence. Son flanc effilé était cabossé et ouvert. Poutrelles éclatées et armes en lambeaux saillaient des plaques déchirées de son fuselage, les débris d'une navette de chargement affaissée étaient fondus à son dispositif d'amarrage distordu et le silence régnait sur sa passerelle. Son IA ruminait sa douleur sans mot dire, et un esprit désincarné vieux de quatre mille ans et échappé à son époque rongeait son frein, en proie à une angoisse tout aussi muette, en songeant au mal qu'il avait apporté. Aucun des deux ne parlait. Il n'y avait rien à dire. Tous les arguments étaient depuis longtemps épuisés et la femme assise dans le fauteuil des commandes ne les entendait même plus. Son uniforme était souillé et crasseux, sa peau huileuse, ses cheveux gras et filasses, et ses yeux bordés de rouge brûlaient d'un feu émeraude figé. Le Mégère fonçait droit devant lui et la démence était aux commandes. « H000, purée ! Regardez-moi ce taré ! », marmotta le lieutenant Anders, assis à son poste du contrôle. L'inconnu numéro avait minuté sa rotation à la perfection et était passé en subluminique; il se trouvait encore à quatre-vingt-treize minutes-lumière d'Orbite i et décélérait à treize cents g. Quel qu'il soit, il devait être rudement pressé d'arriver. Il allait dépasser Soissons de près d'une heure-lumière avant de pouvoir annuler sa vélocité, même à ce taux de décélération. La navette de transmission était bondée. Keita ne s'était même pas donné la peine de demander à Tannis de rester – il savait reconnaître un ordre futile – et l'inspecteur Suares s'était montré presque aussi insistant. Keita n'avait pas réellement besoin de lui, car sa propre autorité légale était amplement suffisante pour remplir cette mission détestable, mais disposer d'un inspecteur principal de la Criminelle sous la main ne pouvait pas nuire. Ben Belkacem, lui, n'avait strictement rien exigé; il s'était tout bonnement pointé à bord en affichant une telle expression que Keita lui-même n'aurait pu se résoudre à le contrarier. Tout cela signifiait qu'ils vivaient les uns sur les autres depuis près d'une semaine, alors que la navette, avec ses huit hommes d'équipage, ne disposait d'aménagements que pour deux passagers. Ils s'étaient plus ou moins entassés... et, pour le moment, toutes les personnes présentes à bord semblaient s'être agglutinées sur la passerelle. « Comment dois-je jouer la transmission, sir Arthur ? s'enquit le lieutenant qui commandait la navette. Ils ne s'attendent à aucune com de notre part avant trente minutes et quelques, mais notre irruption a dû attiser leur curiosité. — Vous avez des livraisons urgentes, grommela Keita. Ne touchez pas un mot de vos passagers. Si on vous pose des questions, mentez. Je ne veux pas qu'on apprenne notre présence – ni ses motifs – avant d'être monté à bord de la forteresse. — Bien, général. Je... » Le lieutenant s'interrompit brusquement et plaqua son casque de synthconnexion contre sa tempe puis désigna un écran. Les navettes de transmission désarmées manquent de place pour les écrans sophistiqués des vaisseaux de guerre, pas plus d'ailleurs qu'elles n'en ont l'usage, mais, quand le besoin s'en fait sentir, l'écran panoramique remplit les deux emplois. Il venait de s'allumer en affichant un diorama du système franconien en modèle réduit. L'étincelle bleue de leur propulsion Fasset ne se déplaçait que très lentement compte tenu de l'échelle du diorama, mais une autre se précipitait à leur rencontre à une extrême vélocité supraluminique. Des chiffres se déroulèrent au bas de l'écran puis se figèrent en clignotant, affichant les résultats les plus approchants calculés par l'ordinateur. Si ce vaisseau exécutait une rotation en catastrophe, il passerait en subluminique dans soixante-quatre minutes et à une distance de 2,8 heures-lumière. « Bon, notre inconnu numéro i est bel et bien une navette de transmission », annonça le lieutenant Anders dès que les senseurs luminiques du contrôle du périmètre eurent enfin confirmé leur analyse de la signature gravifique. L'officier de surveillance opina et tourna les talons pour aller transmettre l'information à Orbite i et Anders reporta son attention sur l'inconnu numéro 2. Il n'avait aucune idée de la raison qui poussait cette navette à se pointer ici, mais il ne pouvait se départir de la conviction qu'elle avait un rapport avec l'arrivée de l'inconnu numéro 2... et il croyait savoir qui était ce dernier. « Seigneur ! » murmura-t-il à l'attention de la femme assise à la console voisine, en voyant l'inconnu numéro 2 filer vers la limite de Powell stellaire de la Franconie. « S'il ne se retourne pas dans moins de quinze secondes, elle va bouffer de la friture de propulsion Fasset. « Sommes-nous prêts, amiral ? — Autant qu'il est possible, gouverneur. » Le vice-amiral Horth était assise dans son fauteuil de commandement, déjà coiffée de son casque, et étudiait son écran. « J'aimerais assez savoir ce qu'elle mijote cette fois-ci. — Peu importe, n'est-ce pas, Becky ? » intervint sir Amos Brinkman. Horth hocha la tête en soupirant. « Non, Amos, j'imagine », répondit-elle d'une voix sourde. < On passe à la rotation, marmotta Mégère, pleine d'espoir. S'il te plaît, ne pourrait-on pas... ? — Non ! » Le contralto d'Alicia était aussi revêche et tendu que son visage. Les tendons de son cou saillaient et, quelque part en son for intérieur, la cruauté qu'elle témoignait à Mégère lui tirait des larmes. Mais des larmes profondément enfouies et perdues pour tout le monde. « Fais-le, c'est tout ! » gronda-t-elle. « C'est forcément Alley. Mais comment a-t-elle fait pour arriver si tôt ? — Je n'en sais rien, Tannis, répondit Keita. Arriver sur ce vecteur après avoir émergé de cette façon de l'espace du vortex... ça me paraît impossible. Sa propulsion a dû frôler la catastrophe pendant tout le trajet. — Devons-nous prévenir Orbite r ? » demanda calmement Ben Belkacem. Keita garda le silence un instant puis secoua la tête. « Non. Ils ont déjà dû calculer son cap. Rien de ce que nous pourrions leur dire n'influera sur leur réaction et la vérité ne pourrait que semer la confusion, à un moment critique, dans leur chaîne de commandement. » Il jeta un coup d'oeil au lieutenant. « Continuez de décélérer, capitaine, mais que votre section des transmissions se tienne prête. Nous aurons tout juste le temps de la contacter quand elle passera en subluminique. » Ben Belkacem releva brusquement les yeux puis regarda Tannis. Le commandant se pencha pour examiner l'écran et l'inspecteur se rapprocha encore de Keita, en parlant trop bas pour que Cateau pût entendre ses paroles. « Vous croyez vraiment pouvoir l'en dissuader, sir Arthur ? — Sincèrement ? » Ben Belkacem opina et Keita poussa un soupir. « Pas vraiment, non. Elle a de la justice impériale une impression fichtrement mauvaise – Dieu sait qu'elle en a le droit –, et, à ce que vous m'avez dit de son équilibre mental... » Il expira brutalement. « Non... je ne me crois pas capable de la dissuader, mais ça ne m'empêchera pas d'essayer. » « La... voi... là ! » murmura le lieutenant Anders. Puis : « Rotation ! Seigneur ! Pigez-moi cette décel' ! Le Mégère vibra à la limite de l'autodestruction quand son propulseur Fasset maltraité accusa le coup. Sa vélocité se mit à dégringoler follement et tomba à la lisière de l'espace du vortex tandis que toutes ses fixations ferraillaient et s'entrechoquaient. Alicia sentait la vibration, elle ressentait dans sa chair la douleur du vaisseau... mais son regard figé ne cilla pas une seule fois. Numéro 2 passe en subluminique... maintenant », annonça le contrôle au ConPrin. Sa décélération se maintient à 23,5 kilomètres/seconde par seconde. » Horth hocha la tête et s'adossa à sa chaise en se massant le menton. Curieux. Pour quelqu'un qui semblait si pressé d'arriver, DeVries accumulait une bien épouvantable masse de g négatifs. Le Mégère se cabrait dans le vide, juste en dessous de la surcharge de propulsion, et sa vélocité diminuait rapidement. Une trajectoire s'imprima d'elle-même derrière les yeux d'Alicia, s'étirant sur un milliard trois cents millions de kilomètres jusqu'à un point encore invisible à cette distance, et elle se fendit d'un sourire de tête de mort. Deux vaisseaux stellaires piquaient l'un vers l'autre en convergeant vers l'étincelle encore lointaine de Franconia, et un message franchit l'abîme qui les séparait. La lumière elle-même semblait ramper à cette distance, mais le Mégère, bien qu'il décélérât encore, fonçait à sa rencontre. L'anneau extérieur des forteresses orbitales aligna son contrôle de tir, guettant le vaisseau et luttant avec ses contre-mesures électroniques, et l'IA nota un changement dans leurs senseurs. Elle était encore hors de leur portée – de très loin pour l'instant – mais elle allait nécessairement s'y retrouver et les améliorations des quelques derniers mois réduiraient d'au moins quarante pour cent l'efficacité de ses CME. Elle songea vaguement à en faire part à Alicia... mais ça n'aurait servi de rien. Regardez ! Elle décélère encore ! s'exclama Tannis Cateau. On se trompe peut-être ! — Peut-être », convint Keita. Mais il croisa le regard de Ben Belkacem, debout derrière elle, et secoua la tête. Un geste infime. — Amiral Horth. L'inconnu numéro 2 émet. — Eh bien ? » Les yeux de l'amiral scrutèrent étroitement le gradé, comme si quelque chose l'avait alarmée dans sa voix. « Que dit-il ? — On n'en sait rien, amiral. Le faisceau est horriblement étroit et le message ne nous est pas adressé... Nous avons tout juste pu capter au passage la frange d'une porteuse et il est codé. — Codé ? » La voix de Treadwell était tranchante et l'officier des transmissions hocha la tête. « Oui, gouverneur. Nous travaillons à le décrypter, mais ça risque de prendre du temps. C'est d'origine impériale, pourtant nous n'avons jamais rien vu de tel. — Et c'est bien destiné au synth alpha ? insista Horth. — Oui, amiral. » Horth opina puis, voyant Treadwell et Brinkman échanger un regard, se demanda de quoi il retournait. Seules trois des forteresses extérieures étaient à portée du Mégère, mais des FRAPS en jaillirent et un grognement sourd et guttural échappa à Alicia quand elle vit arriver sur elle leurs mortelles étincelles. Belles, sans doute, avec leur menace noyée dans la gloire élémentaire de la destruction, et une bonne part d'elle-même aurait aimé tendre les bras pour étreindre cette splendeur. Mais elle ne le pouvait pas. Elle devait danser avec elles, les esquiver et couper au travers pour atteindre l'objet de sa haine. Elle regarda Mégère flirter avec la mort, affoler les FRAPS et les détourner de leur course par ses artifices électroniques, louvoyer brusquement pour esquiver ceux qu'elle ne parvenait pas à empêtrer dans ses nasses, et la souffrance de l'IA était comme un couteau planté dans son propre cœur. Pourtant elle se tenait au-delà de la douleur. D'où qu'elle vînt, elle ne faisait qu'alimenter sa soif de sang. Tisiphone se tenait coite et impuissante dans son esprit. C'était le mieux qu'elle pût faire pour interdire à la férocité aveugle d'Alicia de submerger Mégère et d'oblitérer les réflexes, rapides comme l'éclair, qui les gardaient toutes trois en vie. Elle ne s'était jamais doutée de la nature de ce qu'elle avait créé, du monstre qu'elle avait engendré. Elle avait reconnu la vigueur de l'esprit d'Alicia DeVries sans identifier les contrôles qui la tenaient en échec, et elle commençait seulement à appréhender pleinement le sens de son acte. Elle avait démantelé ces contrôles. La compassion et la pitié qu'elle redoutait si fort avaient disparu, ne laissant qu'une soif de vengeance brute et déchaînée. Si terrifiant que ce fût, ce n'était pas encore le pire. Elle avait découvert le trou qu'Alicia avait rongé dans le mur qui ceinturait sa fureur et était incapable de le colmater. D'une manière ou d'une autre, sans même s'en rendre compte, Alicia avait réussi à se projeter hors d'elle-même. Elle avait suivi le lien de Tisiphone avec la rage qui animait la Furie, sa propre destruction, et avait accaparé cette incalculable puissance à son profit. Pour la première fois depuis des millénaires, Tisiphone affrontait un être aussi puissant qu'elle; l'esprit d'une mortelle qui avait dérobé leur force aux Furies elles-mêmes; et ce pouvoir l'avait rendue folle. Le vice-amiral Rebecca Horth regardait sans mot dire, les lèvres serrées, le synth alpha renégat esquiver ses FRAPS. D'autres forteresses faisaient feu à présent et certaines, au moins, le frôlaient de plus près... mais pas encore d'assez près. Elle vérifia de nouveau les trajectoires convergentes et se renfrogna. La navette de transmission passerait à quelques milliers de kilomètres de Soissons dans sa course vers le synth alpha, mais, si ce dernier conservait le même taux de décélération, il croiserait l'orbite de la planète derrière celle-ci. Ce qui était absurde, à moins que... Elle se raidit dans son fauteuil, entreprit d'entrer de nouveaux chiffres dans les extrapolations du contrôle et son visage blêmit. Debout, Ben Belkacem se mordillait à vif l'intérieur de la joue et sondait silencieusement la tension qui régnait autour de lui. La vélocité de la navette était tombée à soixante-douze pour cent de celle de la lumière et la propulsion d'Alicia, plus puissante en dépit de sa période de décélération bien plus courte, avait déjà ramené le Mégère à un peu moins de o,88 c. Personne ne soufflait mot et il se demanda si Keita savait ce qu'il faisait. Sans doute. Et Tannis ? Il jeta un regard vers les traits crispés et terreux du major puis détourna les yeux. Peut-être refusait-elle toujours de l'admettre, mais elle commençait sûrement à comprendre. Il reporta le regard sur l'écran. Dieu merci, il avait laissé à Mégère les vieux codes de l'O. Au moins pourraient-ils communiquer sans que le commandement de la Défense — ni Treadwell —n'écoutent aux portes. « Qu'est-ce que... ? » Le lieutenant Anders avait sursauté, stupéfait, avant de relever les' yeux vers son supérieur. « L'inconnu numéro i vient d'opérer une seconde rotation, monsieur ! Il a cessé de décélérer et accélère à nouveau! » Les ordinateurs impavides enregistrèrent cette modification des données et Anders hoqueta : « Oh, mon Dieu !... Il est sur une trajectoire menant tout droit à une collision avec Orbite f ! » Tannis poussa un grognement quand le Mégère pivota à cent quatre-vingts degrés pour braquer son propulseur Fasset sur le point de l'espace qu'atteindrait Orbite t dans quarante-deux minutes et seize secondes. La propulsion servait désormais de bouclier contre le tir plus nourri de l'anneau intérieur de forteresses... et, quand il atteindrait Orbite i, le synth alpha aurait pratiquement récupéré toute la vélocité qu'il avait perdue. Alicia filerait à 0,985 c quand elle l'éperonnerait. Cinquante-sept minutes après son envoi, le message désespéré de Keita se dirigeait vers les récepteurs du Mégère. Alicia releva des yeux dénués de toute curiosité quand un écran de la com s'alluma en clignotant. Elle reconnut le visage de l'homme, mais la femme qui l'avait connu et respecté — et même aimé — était morte; sa voix puissante avait moins de signification pour elle que la violente vibration qui secouait la coque surmenée du Mégère. « Je sais ce que vous projetez, Alicia, disait-elle. Mais rien ne vous y force. Nous avons une confirmation d'une source indépendante; nous savons qui vous visez et je vous promets que nous l'attraperons. Vous en avez assez fait... il est temps de mettre les pouces. » Le regard de sir Arthur Keita était presque implorant sur l'écran, mais sa voix brisée par la douleur n'en restait pas moins douce. « Je vous en supplie, Alley ! Jetez l'éponge. Vous n'êtes pas obligée de massacrer neuf mille personnes. Ne devenez pas ce que vous exécrez le plus. » < Alley ? > La voix mentale de Mégère était suppliante. < Ils sont au courant pour Treadwell, Alley. Tu n'as pas besoin de... — C'est sans importance ! Ils savaient aussi pour Watts et ils ont laissé vivre ce salaud ! — Mais l'oncle Arthur t'a donné sa parole !je t'en prie, Alley ! Ne m'oblige pas à t'aider à te suicider! > Pour toute réponse, Alicia se contenta de grogner. Elle détourna les yeux de l'écran, où le visage de Keita continuait de l'implorer de renoncer. Elle ferma les oreilles à sa voix et, tout au fond d'elle-même, si profondément enfouie qu'elle ne pouvait plus l'entendre, une âme perdue sanglota éperdument. Méprisant les FRAPS qui fonçaient toujours sur elle, elle concentra toute son attention sur Orbite i. La seule chose qui comptait, c'était cette lointaine sphère d'acier blindé. Portée à l'incandescence, sa soif de sang aspirait ardemment à cette destruction imminente, et l'ultime braise mourante de son ancienne personnalité n'y voyait déjà plus que la seule échappatoire, l'unique moyen de se soustraire à ce qu'elle était devenue. « Elle ne change pas de cap », chuchota Tannis; Keita hocha la tête. Dix minutes s'étaient écoulées depuis qu'Alicia devait avoir reçu leur message, et le Mégère gardait sans broncher la même trajectoire. Il jeta un regard vers l'écran. La navette de transmission avait croisé l'orbite de Soissons onze minutes plus tôt, et trente minutes-lumière seulement la séparaient du Mégère. La petite poignée de vaisseaux stellaires présents dans le système convergeaient vers le synth alpha, mais aucun ne l'atteindrait à temps. Il ferma les yeux puis se tourna vers le capitaine de la navette. « Il me faut deux volontaires. Un dans la salle des machines et un à la barre. Faites monter le reste de vos gens dans le canot et dégagez. » Le lieutenant releva les yeux, en proie à la confusion, mais Ben Belkacem, lui, avait compris. « Je suis un assez bon timonier, sir Arthur. — Que... ? » Tannis s'interrompit tout net, les yeux écarquillés, et fixa Keita sans mot dire. Le général lui retourna son regard; ses yeux affligés ne cillaient pas et Tannis se mordit la lèvre. « Partez avec eux, Tannis, conseilla-t-il d'une voix douce. — Non ! Laissez-moi lui parler ! Je peux encore l'arrêter... J'en suis sûre ! — Plus le temps... et il n'y a qu'un seul canot. Si vous ne partez pas tout de suite, vous ne partirez plus jamais. — Je sais. » Keita s'apprêta à le lui ordonner, puis il soupira. « La navette de transmission vient de larguer un canot, amiral. » L'amiral Horth s'arracha à la contemplation du tir de plus en plus nourri et inefficace qui zébrait l'espace vers le synth alpha et regarda sur son écran le canot s'éloigner en décrivant une trajectoire parabolique s'éloignant de celle, initiale, de la navette. Il se trouvait à quatorze minutes-lumière de Soissons et continuait de filer vers l'infini à soixante-cinq pour cent de la vitesse de la lumière; et aucune navette au monde n'était en mesure de freiner à une telle vélocité. Ce qui signifiait que son équipage devait compter sur un tiers pour le recueillir... et avoir aussi une raison très pressante d'abandonner le vaisseau. Le vecteur de la navette de transmission s'incurva très légèrement et Horth déglutit, comprenant subitement. Jusque-là, et depuis le début, sa trajectoire ne convergeait que grossièrement vers le synth alpha; désormais, la précision était parfaite, et la navette ne décélérait plus. Un point bleu, bien plus volumineux et puissant qu'un FRAPS, enflait à l'avant du Mégère sur l'écran mental d'Alicia. Ses narines palpitèrent et elle retroussa les lèvres; la haine bouillonnait en elle. Elle savait de qui il devait s'agir et, aussi, qu'à la différence d'un FRAPS il était doté d'une capacité de détection. Elle était cassée en deux dans son fauteuil de commandement, les yeux injectés de sang et le regard féroce, mais sa trajectoire ne déviait pas d'un poil. Elle tuerait Treadwell ou mourrait en essayant, et périr serait en soi un triomphe. Sir Arthur Keita consulta son chronomètre. Ben Belkacem tenait la barre. Le capitaine de la navette avait embarqué tous les techniciens et Tannis avait pris en main la console de com. Il ne restait plus qu'eux trois à bord et ils n'avaient plus que 8,9 minutes à vivre — moins de sept, compte tenu des impératifs de la relativité. Ça semblait certes injuste, d'une certaine façon, que les antiques équations d'Einstein leur volent ces quelques précieuses secondes, mais il chassa cette pensée. « Parlez-lui, Tannis », ordonna-t-il à voix basse. « Alley... Ici Tannis, Alley. » Les yeux d'Alicia revinrent brusquement se poser sur la console de com et sa colère vacilla. Un son étrange faisait vibrer l'air et elle se rendit compte qu'il provenait d'elle, feulement animal et ininterrompu, expression de sa propre rage. Elle aspira entre ses dents et fixa l'écran en fronçant les sourcils, plongée dans une douloureuse perplexité. Tannis ? Qu'est-ce que Tannis fichait ici ? « Je suis sur la navette de transmission qui arrive sur toi, Alley », poursuivit Tannis; le coeur d'Alicia se serra. Des larmes luisaient sur les joues de Tannis et faisaient chevroter sa voix harmonieuse, et un lambeau de l'ancienne Alicia frémit à leur vue. « L'oncle Arthur est avec moi, sergeot... et Ben Belkacem aussi. On... on ne peut pas te laisser faire ça. » Alicia tenta de lui répondre, de lui hurler de ne pas se mettre sur son chemin, de la laisser divaguer et détruire, de sortir de sa vie, mais aucun son ne sortait de sa bouche et Tannis continuait de parler, tandis que les deux vaisseaux se précipitaient l'un vers l'autre à une vitesse approchant une fois et demie celle de la lumière. «Je t'en supplie, Alley, implorait-elle. On connaît la vérité. L'oncle Arthur est au courant. Nous avons apporté les mandats avec nous. On l'aura, Alley... Je te le jure. Ne fais pas ça. Ne nous oblige pas à te tuer. » La souffrance poignardait Alicia. Elle aurait aimé dire à Tannis que ce n'était pas grave, qu'il fallait qu'on la tue. La mort ne la faisait nullement se convulser d'angoisse et la surprise se ralluma enfin dans son regard noir. C'était la voix de Tannis, le chagrin de Tannis, et elle se rendit compte que cette navette de transmission désarmée n'avait qu'un seul moyen de la tuer. « Je t'en prie, chuchota-t-elle pour les cloisons. Oh, s'il te plaît, Tannis. Pas toi aussi. » Mais son émetteur était mort; seules Mégère et Tisiphone perçurent son angoisse, et Tannis, sur son écran, inspira profondément. « Très bien, Alicia, murmura-t-elle. Au moins, ce ne sera pas un inconnu. » Alicia DeVries se leva de son fauteuil de commandement en chancelant et martela la com de ses poings nus. Les débris de plastique lui tailladaient les mains et son cri de bête blessée noya jusqu'au hurlement de souffrance de la propulsion du Mégère. Elle arracha l'unité à sa console et la projeta sur le pont, mais elle ne pouvait ni effacer ce souvenir ni l'empêcher de la hanter, ni oublier qui elle allait tuer, et sa haine, son deuil et son chagrin lui étaient une torture que la mort elle-même ne pouvait apaiser. « Elle ne va pas renoncer », marmotta Keita entre ses lèvres exsangues; Tannis acquiesça d'un sanglot muet. Ben Belkacem se contenta de hocher la tête et de rectifier légèrement la trajectoire. L'entité qui se faisait appeler Tisiphone n'avait pas d'yeux. Elle n'avait jamais pleuré, car elle n'avait jamais connu le chagrin, la compassion ni l'amour. Tous ces sentiments lui étaient étrangers, n'avaient rien à faire avec ce pour quoi elle avait été créée. Jusque-là. Elle ne ressentait le chagrin hystérique de Mégère, par-delà la barrière qu'elle avait érigée entre la démence d'Alicia et FIA, que sous la forme d'un reflet pâle et anémique de la souffrance d'Alicia. La souffrance qu'elle-même avait engendrée. Le tourment qu'elle-même avait infligé à une innocente. Seul survivait encore un infime reflet d'Alicia DeVries, et la faute lui en incombait. Elle avait réduit le plus grand guerrier qu'elle avait jamais connu à l'état d'animal affolé, obnubilé par sa haine, que seule la mort pouvait encore arrêter, et, pire encore — bien pire —, Alicia savait ce qui s'était produit. Quelque part, enfouie tout au fond d'elle-même, elle contemplait avec horreur ce qu'elle était devenue et aspirait à la mort. Tisiphone considéra son œuvre et recula, tout aussi horrifiée. Elle l'avait corrompue, se rendait-elle compte. Elle avait brisé Alicia DeVries, réduit à néant les notions de justice, de pitié, de compassion et d'honneur qu'elle chérissait, et, alors même qu'elle en dépouillait sa victime, ces valeurs l'avaient contaminée. Elle s'était vue elle-même en Alicia, et ce depuis le tout début; à présent qu'elle avait perfectionné la Furie en Alicia, la Tisiphone initiale était devenue quelque chose d'autre, et ce qu'elle voyait la révulsait. Elle lutta contre la paralysie à laquelle la réduisait le dégoût qu'elle s'inspirait. La haine insondable et la soif de vengeance d'Alicia sifflaient et crachaient devant elle, et elles lui faisaient peur. Elle, qui n'avait jamais connu la peur, éprouvait une intense terreur maintenant qu'elle affrontait son égale. Il serait si facile de retenir sa main, d'attendre que les dernières minutes d'atermoiement se soient écoulées et de laisser à la mort le soin de la couper de cette source bouillonnante de puissance, car Alicia DeVries était une Furie, conçue pour anéantir même une immortelle. Mais Tisiphone avait beaucoup trop appris et changé de façon par trop fondamentale. C'était sa faute, avait-elle expliqué à Alicia, et il lui revenait d'en payer le prix. Elle s'accorda une fulgurante seconde de pause pour bander toute son énergie et elle attaqua. Alicia DeVries hurla et bondit sur ses pieds en se martelant le crâne de ses poings serrés et sanglants. Elle tituba, se tordit de douleur et rebondit contre l'acier indifférent d'une cloison. Elle retomba à genoux et, prise d'une hystérie aveugle et démentielle, entreprit de se cogner le visage au rembourrage du pont, tandis que le chaos faisait rage derrière ses yeux. La sanglante férocité de sa démence connut un frémissement quand Tisiphone s'y enfonça, et des éclairs d'énergie brute, diffuse, flagellèrent la Furie en lui infligeant des pics de souffrance qu'elle n'était pas destinée à jamais éprouver. C'était Furie contre Furie, lacérant bec et ongles, tailladant et lardant, et Alicia ne connaissait plus la pitié. Elle ruait des quatre fers, cinglait le vide, poussée par un frénétique besoin de tuer, de se venger de son deuil, de son tourment et de sa douleur, même si elle devait pour cela noyer un univers dans le sang; et, sous cette avalanche de haine, Tisiphone émit un muet hurlement de douleur. Elle ne pouvait pas riposter sur le même mode... ne le voulait pas ! Elle s'était dite mieux douée pour blesser que pour guérir, et c'était la stricte vérité, mais, cette fois, elle guérirait ou périrait. Elle refusa de rendre les coups, absorba les plus mortels sans les retourner et tendit vers la plaie qui s'ouvrait dans l'esprit d'Alicia, ce trou sanglant menant droit à l'enfer par où se déversait la démence... une vrille torturée de son être. Elle l'effleura l'espace d'une seconde et chancela, repoussée avec violence. Des lambeaux de son être lui étaient arrachés pour s'ajouter à l'holocauste qui menaçait de la consumer, et elle se fraya de nouveau un chemin, à grands coups de griffes et de serres, jusqu'à sa gueule hérissée de crocs. Quelque part, tout au fond, elle entendit sangloter une petite fille, une fillette mortelle perdue dans ces ténèbres infernales, seule et terrorisée – et elle chercha sa main à tâtons. Assise devant sa console de com, le visage exsangue, Tannis Cateau ne pipait mot. Sir Arthur Keita se tenait à ses côtés, un bras passé autour de ses épaules, et, sur un écran, près de Ben Belkacem, le compte à rebours des minutes qui leur restaient à vivre s'égrenait précipitamment. Quatre-vingt-dix secondes. Quatre-vingts. Soixante-quinze. Soixante-cinq. Soixante. Cinquante-cinq. Cinquante... Puis la propulsion Fasset qui arrivait droit sur eux fit une embardée, s'arrachant frénétiquement à sa course mortelle, et Ben Belkacem imprima un brusque coup de barre à sa trajectoire, tandis que sir Arthur Keita bondissait déjà vers la com et commençait à beugler des ordres intimant au vice-amiral Horth de cesser le feu. ÉPILOGUE La porte de l'ascenseur s'ouvrit et Ferhat Ben Belkacem posa le pied sur la passerelle du vaisseau stellaire Mégère remis à neuf. Alicia DeVries se déplia hors du fauteuil de commandement, aussi immaculée qu'aux temps jadis dans son uniforme bleu nuit et argent. Ses cheveux, de leur teinte naturelle, ruisselaient sur ses épaules comme une marée de soleil et Ben Belkacem décida qu'ils se mariaient encore mieux avec son uniforme qu'à l'époque où ils étaient noirs. Il tendit la main. « Ferhat. » Elle la prit dans les siennes, la broya fermement, et il s'émerveilla de nouveau de la force de contagion de son sourire. Haine et fanatisme s'étaient envolés, mais ils avaient laissé leur empreinte. Une douceur et une profondeur toutes nouvelles se lisaient dans ces yeux de jade au regard glacé. Non pas une faiblesse, mais peut-être bien une force renouvelée. Celle d'une personne qui sait jusqu'où peut s'abaisser tout être humain, si remarquable soit-il. « Alicia. » Il regarda autour de lui en souriant à son tour. « Comment s'est passé ce voyage de fortune ? — Pourquoi ne pas le demander plutôt à quelqu'un de bien informé ? » s'enquit une voix qui sortait d'un haut-parleur et le sourire de Ferhat s'élargit. « En fait, poursuivit Mégère, il s'est encore mieux passé que les essais des constructeurs d'origine. » Le haut-parleur renifla, sarcastique. « Je leur ai pourtant dit qu'on pouvait augmenter la masse de propulsion. — Entendre un vaisseau leur répondre a dû leur causer un sacré choc, au chantier naval. — Ça leur a fait le plus grand bien, insista Mégère. —Sûrement. » Le regard de Ben Belkacem se posa sur le fauteuil installé à côté de celui d'Alicia et il y prit place en poussant un léger soupir. « Je n'aurais jamais cru que je m'y rassoirais encore, déclara-t-il à voix basse en en tapotant doucement les bras. — Vous avez bien failli vous en abstenir », convint Alicia. Elle était désormais capable d'en parler sans éprouver autre chose qu'un léger pincement au cœur. Elle se rappelait chaque seconde d'horreur, mais ces souvenirs ne recelaient aucune terreur. Ce n'étaient que de simples rappels... doublés toutefois d'un avertissement. « Comment va Tisiphone ? » demanda Ben Belkacem au bout d'un moment. Alicia eut un sourire désabusé et se frotta machinalement la tempe. « Toujours là... même si je ne suis pas persuadée que Tannis et l'oncle Arthur croient vraiment à son existence, même aujourd'hui. — Oh que si, ils y croient ! L'empereur n'a pas l'habitude de remettre des citations – même secrètement – à de simples fruits de l'imagination. Ils ne tombent peut-être pas d'accord sur ce qu'elle est, mais ils la savent présente. » Il inclina la tête et la scruta avec curiosité. « À propos, j'avais vaguement l'impression qu'elle... euh... se retirerait une fois sa mission accomplie. — Effectivement, déclara une voix sardonique dans la tête d'Alicia. — je le lui dis? — Tu peux aussi bien, petite. je préfère ne rien lui cacher... je ne suis d'ailleurs pas certaine qu'on y parviendrait! — Je crains fort qu'elle ne soit incapable de se "retirer" », expliqua Alicia à Ferhat. L'inspecteur arqua les sourcils et elle soupira. « Quelque chose s'est produit là-dedans à la fin. Je ne comprends pas exactement ce que c'est – je ne suis même pas sûre que Tisiphone elle-même le sache, d'ailleurs – mais nous sommes toutes les deux passées si près de... eh bien... » Elle s'interrompit pour s'éclaircir la voix et Ben Belkacem hocha la tête. « Elle m'a arrêtée, je ne sais pas comment, poursuivit Alicia à voix basse. Il y avait comme un... un trou en moi. Je ne suis pas sûre de pouvoir l'expliquer, mais... — je crois pouvoir le faire, petite. Avec ta permission? > D'étonnement, Alicia cligna des yeux puis opina et s'adossa pour écouter sa propre voix. « Au début, je n'ai pas compris ce qu'avait fait Alicia, inspecteur », déclara la Furie par sa bouche. Et il faut au moins reconnaître à ce dernier qu'il ne tiqua même pas. « J'avais hermétiquement fermé une partie de son esprit – erreur qui a bien failli l'anéantir, car elle n'est pas de celles qui se soumettent docilement aux transgressions. » Ben Belkacem hocha la tête et regarda, fasciné, Alicia piquer un fard. « Elle s'est attaquée à la barrière que j'avais érigée et y a ouvert une brèche, en même temps qu'elle accomplissait bien davantage. J'étais trois personnes en une, inspecteur. Il existait... des liens entre mes "personnalités", mais ils ont disparu avec mes sœurs. C'est du moins ce que je croyais car, en réalité, ils existent toujours. Sans même m'en rendre compte, j'en ai étendu un jusqu'à Mégère et nous avons ainsi pu réussir quelques prouesses, mais je contrôlais au moins cette connexion-là, même si je n'en étais que faiblement consciente. » Mais, quand Alicia a ouvert l'autre de force, je n'y étais pas préparée. Sir Arthur, comme vous le savez, a émis l'hypothèse que je pouvais être une personnalité secondaire créée par Alicia quand des talents psioniques en latence chez la première se sont éveillés en elle. Il se trompait, mais pas entièrement. Elle possédait effectivement ces aptitudes, en herbe mais déjà fortes, et je ne les ai pas distinguées. Vous l'aurez sans doute remarqué, j'ai une certaine tendance à l'arrogance. Je ne m'en excuse pas. C'est dans ma nature, mais, en raison de cette arrogance, j'ai toujours éprouvé du mépris pour l'esprit des mortels. » Ce n'est plus le cas aujourd'hui. » Alicia entendit sa voix adopter un ton désenchanté. « Alicia m'en a guérie. Ma présence a activé en elle la capacité de m'atteindre par ce lien inemployé et, par son truchement, elle a siphonné ma structure fondamentale. Le meilleur des esprits humains – et même celui d'Alicia – n'est pas à la hauteur. J'ai beaucoup appris d'elle, mais je suis restée la même, et c'est ce qui l'a rendue folle. » Il y eut un bref silence, puis Tisiphone reprit : « Mon seul moyen de la guérir et de lui restituer ce que je lui avais volé était de fermer cette connexion, mais elle était déjà devenue trop puissante. Si un infime noyau de son être n'avait pas tenu bon et lutté à mes côtés, j'aurais sans doute échoué et couru à ma perte. À nous deux, nous avons réussi à panser sa blessure et à la refermer, mais nos pouvoirs, nos essences, se sont inextricablement entremêlés lors de ce processus. Pour faire court, je suis désormais soudée à Alicia. Je ne peux plus la quitter, ni même continuer d'exister si je me sépare d'elle. — Essayez-vous de nous dire que vous êtes désormais mortelle ? s'enquit prudemment Ben Belkacem. — Je n'en sais rien, répondit calmement Tisiphone. Avec un peu de chance, je ne le saurai pas avant de nombreuses années, car j'ai l'intention de prendre très grand soin de ma sœur Alicia. — Mais... ça ne vous dérange pas ? — Une bien insolente question, Ferhat Ben Belkacem », fit observer Tisiphone. Alicia avait souri, en prononçant ces mots, à la vue de la tête que faisait l'inspecteur. « Et la réponse – comme tant d'autres, je le crains –, c'est que je n'en sais franchement rien. Mes "sœurs" ont disparu depuis longtemps. Sans Alicia et Mégère, je me retrouverais de nouveau seule, et la solitude est bien peu plaisante. Je vais donc rester avec mes amies et affronter ce qu'il adviendra en temps voulu. — Je vois. » Ben Belkacem secoua la tête puis se gratta la gorge. « Eh bien, voilà qui me paraît une excellente introduction à l'affaire qui m'amène ici. » Il posa sa mallette sur ses genoux, l'ouvrit et compulsa les vieux parchemins à l'ancienne mode qu'elle contenait. Voyons voir... Tout d'abord, Alicia, votre grâce officielle. » Il lui tendit le document avec un geste compassé. « Navré pour le délai. J'ai cru comprendre qu'il restait sur la Vieille Terre certaines personnes encore assez mortifiées... surtout depuis que vous avez gardé le Bengale; sans doute doivent-elles se dire que vous auriez au moins pu le restituer, lui. Mais, quand l'empereur décerne une seconde bannière de Terra pour services rendus, il serait pour le moins inconvenant d'en envoyer le récipiendaire en prison pour vol qualifié, si important que soit l'objet du délit. » En deuxième lieu, Alicia, un avis d'ordre juridique que, selon moi, vous serez toutes les trois heureuses d'entendre. (Il jeta un coup d'œil vers le haut-parleur mural.) En fait, ça vous concerne plus particulièrement, Mégère. Comme vous n'êtes pas sans le savoir, la loi impériale stipule que les intelligences artificielles ne sont pas des personnes au sens légal du terme, en raison du fait, aisément démontrable, que les IA, outre qu'elles sont artificielles et instables, n'ont tout bonnement pas véritablement conscience de leur individualité. Vous constituez toutefois un cas à part et les législateurs, sous la forte pression de l'empereur, ont statué dans ce sens : vous êtes bel et bien une personne juridique. En tant que telle, on ne saurait vous regarder comme un bien meuble ou immeuble sans enfreindre l'interdiction constitutionnelle de l'esclavage. — Tout ça m'a foutrement l'air d'un laïus d'avocat à la langue fourchue, déclara le haut-parleur d'une voix méfiante. Et quiconque me prendrait pour une esclave risquerait très sérieusement de se choper une spire d'Hauptman dans le baba! — Éventualité qui n'aura pas échappé aux législateurs, j'en suis sûr, répondit ironiquement Ben Belkacem. L'essentiel, Mégère, c'est que la Flotte est désormais contrainte de renoncer officiellement à toute prétention quant à votre propriété. Non sans un certain soulagement, j'imagine. Vous vous appartenez désormais, ma chère... et j'ai même apporté à votre intention, si vous le souhaitez, un formulaire d'inscription sur les listes électorales. » Il se fendit d'un sourire béat. « Je crains fort que la cour n'ait pas envisagé cet aspect du problème. — Hé, génial ! s'exclama Mégère, avant de marquer un temps. Wouah ! Ça veut dire que je devrai aussi payer des impôts ? — Vous jouirez de tous les droits – et de tous les devoirs –d'un citoyen normal, très chère Mégère, répondit-il suavement, tandis qu'un borborygme écœuré sortait du haut-parleur. — Tertio et peut-être plus crucial encore, poursuivit Ben Belkacem en piochant un petit portefeuille en cuir dans sa mallette, je suis chargé d'une invitation. — Une invitation ? » répéta Alicia; le visage de l'inspecteur se fit plus grave. « Oui. Je sais que l'affaire du colonel Watts vous a laissé un goût amer dans la bouche, Alicia, mais j'ose espérer qu'une partie au moins de cette amertume a fini par se dissiper. » Il soutint un instant son regard et elle hocha lentement la tête. Treadwell et Brinkman avaient déjà été condamnés à mort et un infatigable ministère de la Justice continuait de descendre en flammes une sidérante tripotée de multimillionnaires, voire de milliardaires. L'argent qui, au nom du profit, avait appuyé les ambitions de Treadwell n'était plus désormais une protection. « Parfait, car, en raison de ce que vous avez accompli toutes les trois sans aucune aide extérieure, je suis habilité à vous remettre ceci. » Il ouvrit le portefeuille et Alicia écarquilla les yeux en apercevant un écusson aussi scintillant qu'archaïque : c'était une plaque d'inspecteur... et d'inspecteur de l'O, s'il vous plaît, avec son nom gravé dessus. « En sa qualité de sujet libre et indépendant de l'Empire, reprit Ben Belkacem, Mégère a droit à un écusson à son nom – celui de sergent en l'occurrence – à condition qu'elle l'accepte, bien entendu. Compte tenu des circonstances, j'ai trouvé préférable de ne rien exiger pour Tisiphone. » Il tendit l'écusson à Alicia, qui s'apprêta à s'en emparer, soufflée, puis retira sa main comme s'il l'avait brûlée. « Vous n'êtes pas sérieux ! bredouilla-t-elle. Moi, travailler pour l’O ? Et mon commandement de réserviste du Cadre, alors ? — J'en ai débattu avec sir Arthur. Il ne voit aucun inconvénient à vous garder en service actif, pour une affectation de durée indéterminée à l'O. Nous avons travaillé la main dans la main, et excellemment, avec le Cadre par le passé. Aucune raison pour que ça ne se reproduise pas à l'avenir. — Mais... — Avant de repousser mon offre, laissez-moi au moins vous en exposer les avantages. Tout d'abord, il y a votre problème de logistique. Mégère est dorénavant une libre citoyenne, et le vaisseau Mégère est sa propriété, puisqu'on le considère comme son "corps". Mais assumer l'entretien et l'activité d'un synth alpha est coûteux – jusqu'à cinq millions de crédits par an, même sans combattre. Vous seriez très vite submergée si vous deviez couvrir de tels frais en vous contentant d'exploiter un vaisseau marchand, mais, en revanche, si vous rejoigniez l'0, le ministère s'en chargerait pour vous. » Alicia acquiesça d'un hochement de tête, mais elle dut baisser les yeux pour dissimuler leur pétillement d'hilarité : elle se demandait déjà comment les supérieurs hiérarchiques de Ben Belkacem réagiraient en apprenant l'existence de son compte bancaire de Thaarvlhd. Mégère s'était montrée très prudente dans son estimation, et les trois cent quarante millions de crédits à douze pour cent d'intérêts composés auraient fort gentiment couvert les frais en question. « Mais ce n'est là qu'une seule des raisons, reprit plus sérieusement Ben Belkacem en se penchant vers elle. Vous avez foi en la justice, Alicia, et vous avez amplement donné la preuve de ce dont vous étiez capable. » Elle le reluqua d'un œil méfiant et il haussa les épaules. « Réfléchissez-y. Nous avons besoin de vous. Dieu du ciel, que ne pourriez-vous accomplir toutes les trois avec le soutien de l'O ! Un synth alpha avec un pilote télépathe ? Alley, pour enrôler un tel tandem, mon directeur serait prêt à se peindre en violet et à danser tout nu à minuit sur la pelouse du palais impérial ! Il me permettrait même de choisir votre nom de code du ministère. » Alicia arqua un sourcil et il sourit de nouveau. « "Furie" me semble parfaitement convenir. » Alicia se radossa pour scruter son visage souriant. C'était tentant ! < Mégère? s'enquit-elle. — je suis partante, Alley. Tu sais pertinemment que la perfectionniste en toi ne tardera pas, de toute façon, à nous fourrer de nouveau dans la panade, et, quand ça se produira, ce serait plutôt sympa, pour changer, de laisser les gentils se charger de canarder à notre place. > Les lèvres d'Alicia tressautèrent et elle tourna son attention vers la Furie. < Tisiphone ? — j'appuie le vote de Mégère. Tu es ce que tu es, petite, tout comme moi. Ça me séduit déjà. Au bout de cinq millénaires, on éprouve quelques difficultés à voir le mal s'accomplir tout en sachant qu'il risque de s'en tirer impunément, mais j'ai appris à respecter cette idée de justice. Elle est nettement plus satisfaisante que la perspective de laisser à une divinité courroucée le soin d'exercer un châtiment sur un simple caprice. > Alicia hocha lentement la tête puis l'inclina pour jauger Ben Belkacem d'un regard appuyé. « Je suis très tentée, déclara-t-elle finalement. Nous le sommes toutes, mais un petit détail me gêne. Quand je commencerai à travailler avec d'autres, ils ne manqueront pas de se demander pourquoi je parle à quelqu'un qui leur reste invisible. Ne risquent-ils pas de me trouver légèrement cintrée ? — Bien sûr que si ! » Ben Belkacem la fixa d'un œil si manifestement stupéfait qu'elle cilla. « Vous n'avez tout de même pas cru que ça poserait un problème ? » Alicia se bornant à le scruter, il poursuivit : « Nous sommes tous cintrés dans l'0, Alley. Sinon nous n'en ferions pas partie ! » Il sourit et lui tendit de nouveau l'écusson. Cette fois-ci, elle le prit.